La capitaine

By H. Emile Chevalier

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Title: La capitaine

Author: Émile Chevalier

Release Date: June 8, 2006 [EBook #18535]

Language: French


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                           LA CAPITAINE



                                PAR



                         EMILE CHEVALIER




A M. JULES LECOMTE

Chroniqueur du _Monde illustré_.

Vous avez bien voulu, mon cher confrère, accepter la dédicace de ce
livre; je vous en remercie sincèrement, car il ne sera un moyen de payer
une partie de la dette de gratitude que j'ai contractée envers vous.
Mais soyez assuré que je ne me considère pas comme quitte, et que,
toujours, je conserverai, avec l'appréciation de vos éminentes qualités,
le souvenir de cette précieuse bienveillance que vous mettez si
généreusement au service de tous les artistes.

H.-EMILE CHEVALIER.

Châtillon-sur-Seine (Côte-d'Or), août 1862.




                           LA CAPITAINE



                        LE MASQUE DE SOIE


                             PROLOGUE

                             LA FUITE


Les deux époux restèrent seuls.

Durant ce dernier repas de chasse, où il devait dire adieu aux aimables
folies de la jeunesse, suivant son expression, M. de Grandfroy avait
fait des libations inaccoutumées.

Ses yeux étaient rouges, son teint animé, ses lèvres ardentes.

Il quitta son cigare, le jeta au feu, et, s'établissant sur le canapé où
Clotilde travaillait à une tapisserie:

--Palsembleu! ma chère, lui dit-il, vous êtes ravissante, ce soir.
Jamais je ne vous vis si belle; les lys et les roses de votre visage
effacent les fleurs les plus parfumées; je me sens rajeuni à cet
aspect adorable, et je voudrais n'avoir que vingt ans pour jouir de la
charmante perspective d'un demi-siècle à passer près de vous.

Avec ces paroles de goût équivoque, et ponctuées d'un regard dont la
signification n'était guère douteuse, M. de Grandfroy se pencha vers
Clotilde, et essaya de lui dérober un baiser.

Mais la jeune femme fit un mouvement dans le sens opposé, et le baron,
perdant son équilibre, roula du canapé vers le garde-feu.

Madame de Grandfroy dissimula un sourire méprisant derrière son ouvrage.

Son mari se releva bravement en s'écriant:

--Palsembleu! j'ai failli tomber! Ces diablesses de nouvelles
inventions--et du bout du pied il frappa le canapé--sont tellement
étroites et peu profondes, qu'on n'y peut tenir à l'aise. Parlez-moi
des sofas, des bons et spacieux fauteuils comme il y en avait jadis. Ah!
dans notre temps, en 17...

Mais il se reprit, comme si cette réminiscence lointaine lui paraissait
inopportune:

--C'est-à-dire, enfin, quand j'étais à mon printemps. Alors on se
disputait mon coeur; c'était la duchesse de L..., la marquise de B...,
la petite vicomtesse de R..., une délicieuse créature! Ah! oui;
elle vous ressemblait, ma chère. J'étais difficile, pourtant, oh!
très-difficile: on m'avait tant gâté! croiriez-vous que j'ai fait
attendre un an la princesse de P..., et que la présidente D... est morte
de chagrin parce que je lui tenais rigueur. Ce n'est pas qu'elle manquât
d'attraits, la présidente! Palsembleu! on se l'arrachait à la cour où
elle avait ses petites entrées. Grands yeux noirs assassins, nez à la
Roxelane, carnation qui faisait pâlir la palette de M. Boucher; fossette
au menton, et une bouche! Oh! ma toute belle, une bouche à la vôtre
seulement comparable!

Pour confirmer sans doute la justesse de la comparaison, le baron de
Grandfroy, qui s'était replacé près de Clotilde, lui passa sournoisement
un bras autour de la taille et l'attira à lui.

--Ah! monsieur, vous êtes inconvenant! dit la jeune femme en se
dégageant.

--Inconvenant! ma chère, moi, votre mari?

--Permettez que je me retire dans mon appartement.

--Un moment, un moment, ma diva. Causons un peu! Que diable, vous êtes
plus sauvage et plus prude qu'au sortir du couvent! Dirait-on jamais
qu'il y a un an que vous êtes mariée?

Et il lui prit la main.

--Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, je vous prie! dit Clotilde d'un
ton suppliant.

--Vous laisser! fit le baron en lui roulant des yeux qui voulaient
être tendres et n'étaient que lubriques; vous laisser! Mais si je vous
laissais, vous diriez que je suis le plus grand sot du monde, et vous
auriez mille fois raison. Allons, rasseyez-vous, mon ange, et faisons
la causette comme de bons époux. Eh! je ne suis ni aussi vieux, ni aussi
cassé que j'en ai l'air. Demandez à nos amis: à peine pouvaient-ils me
suivre à la chasse, aujourd'hui. Et soyez sûre que si je renonce à ce
plaisir, ce n'est point par impuissance: c'est afin de vous consacrer
désormais tous mes instants! Nous autres hommes nous n'avons point
d'âge, voyez-vous, et tant que nous possédons de la vigueur, ô
souveraine des Grâces...

Tout en parlant, M. de Grandfroy s'efforçait d'amener doucement la jeune
femme sur ses genoux. Clotilde se laissa d'abord rapprocher sans trop de
résistance; mais dès qu'elle découvrit le dessein du baron, elle recula
précipitamment.

Il la retint avec force.

--Vous me faites mal! vous me brisez les doigts! dit-elle.

--Oh! la petite folle, la petite folle, prononça-t-il en riant et en
allongeant son autre main pour la ressaisir par la ceinture.

--Je vous dis que vous me faites mal, et je vous ordonne de me lâcher ou
j'appelle vos gens, s'écria Clotilde irritée.

Ses sourcils s'étaient froncés et elle tendait le bras vers le cordon
d'une sonnette.

Le baron profita de ce qu'elle avait détourné la tête pour l'étreindre
brusquement, l'enlever du parquet et la placer sur ses genoux.

Avant qu'elle fût revenue de sa surprise, il avait imprimé un chaud
baiser sur l'épaule nue de la jeune femme.

Elle bondit sous ce baiser comme sous une brûlure, et se précipita au
milieu du salon.

--Ah! monsieur, vous êtes ignoble et lâche! proféra-t-elle avec un
accent d'horreur et de dédain intraduisible.

Mais, enflammé par la luxure, le baron se leva et courut après elle.

C'était un homme de soixante-cinq à soixante dix ans, petit, maigre,
bilieux, cacochyme; une figure de casse-noisettes, montée sur des
membres grêles, courts, dont toute la personne offrait le type de
l'ancien roué de la Régence, usé, perclus par les excès encore plus que
par l'âge, et réduit à l'état de satyre impotent.

--Vraiment, ma belle, balbutia-t-il entre des hoquets, en trébuchant;
vraiment, vos drôleries passent les bornes! Pour une péronnelle de votre
espèce, vous jouez trop à la reine.

Clotilde se retrancha derrière un guéridon, et, s'armant d'un sucrier,
elle s'écria:

--Je vous jure que si vous faites encore un pas, je vous brise cette
porcelaine sur la tête!

Déjà grande de taille, malgré ses seize ans à peine accomplis, bien
faite, les traits agréables, d'une régularité antique, quoique un peu
durs, notamment quand la passion l'excitait, Clotilde était magnifique à
voir dans cette attitude.

L'ivresse prêtait au vieux podagre une ardeur dont il n'était plus
coutumier depuis longtemps. Cependant, il n'osa point avancer.

--Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, laissez-moi m'en aller,
reprit la jeune femme en adoucissant le timbre de sa voix.

--Non, répondit-il sèchement, non, vous ne vous en irez pas ainsi.
Pendant une année, j'ai joué le rôle de niais; c'est assez. Il faut que
cela finisse. Imaginez-vous, madame, que je vous ai épousée par amour
platonique? que je vous ai constitué cinquante mille livres de rentes
pour passer ma vie à vous admirer comme on admire une peinture ou pour
faire généreusement cadeau de vos charmes à mes amis...

--Monsieur! exclama Clotilde blessée jusqu'au fond du coeur par ce
trait, vous êtes indigne...

--Ta, ta, ta, des grands mots!

--Oui, vous êtes indigne du titre de gentilhomme. Vous traitez votre
femme comme une courtisane, c'est infâme!

--Ma femme! mais est-ce que vous l'êtes, ma femme? ricana-t-il. Nous
sommes mariés, voilà tout.

--Eh! que m'avez-vous promis en nous mariant?

--Bah! des promesses qui n'en sont pas.

--Si vous oubliez, monsieur, moi je n'oublie pas. Vous m'avez épousée
contre mon gré; j'en aimais un autre...

--Madame!... tonna M. de Grandfroy.

--Je vous répète, dit-elle froidement, en scandant les syllabes, je vous
répète que j'en aimais un autre. Je vous le déclarai, espérant que vous
abandonneriez vos prétentions et m'aideriez à déjouer les projets de ma
belle-mère qui me sacrifiait à son avarice, à sa jalousie: car je vous
croyais noble, je vous croyais homme de coeur, M. le baron. Mais je me
trompais! ah! je me trompais terriblement, ajouta-t-elle avec un soupir;
oui, je me trompais. Loin de vous désister, vous vous êtes ligué avec
mes ennemis. Vous m'avez arraché mon consentement; que dis-je, vous
l'avez surpris... et vous m'aviez juré, juré devant Dieu, de me traiter
comme votre fille...

--Palsembleu, vous êtes plaisante, madame, on se marie pour avoir des
filles, et non pour posséder une femme-fille!

Il accompagna ce pitoyable jeu de mots d'un bruyant éclat de rire.

Clotilde haussa les épaules.

--Eh bien, dit-elle d'un ton provocateur, j'ai votre parole, monsieur,
et je vous obligerai à la tenir si vous ne le voulez pas.

--Il ferait beau voir! riposta-t-il, en marchant sur la jeune femme.

--N'allez pas plus loin, monsieur; ne me défiez pas! dit-elle en
brandissant le sucrier.

--A vaincre sans combat, on triomphe sans gloire! répliqua gaillardement
le baron, qui avait recouvré sa hardiesse.

Et il se jeta vers le guéridon.

Mais, par malheur, ses pieds heurtant un tabouret, il tomba étendu tout
de son long.

Clotilde saisit cette occasion pour quitter le salon, et gagna son
appartement.

--Je me passerai de vous. Maria, dit-elle à sa camériste qu'elle
rencontra dans le vestibule, et qui se disposait à l'accompagner pour
l'aider à faire sa toilette de nuit.

En entrant dans sa chambre à coucher, elle s'enferma, s'enfonça dans un
fauteuil devant la cheminée, où pétillait un bon feu de hêtre, et se mit
à réfléchir.

Bientôt on frappa à la porte.

--Ah! mon Dieu! dit-elle en fureur, il me poursuivra donc jusqu'ici!

--C'est moi, Clotilde, je ne vous tourmenterai pas, je veux seulement
vous souhaiter le bonsoir, dit la voix du baron à travers la serrure.

--Je ne puis; je suis couchée, répondit-elle.

Monsieur de Grandfroy insista.

Elle garda le silence; et, après quelques minutes de supplications et
de menaces, elle eut le plaisir de l'entendre partir en grommelant des
injures.

--Ah! cette situation n'est plus tenable; il la faut rompre! s'écria la
jeune femme en ensevelissant sa tête dans ses mains. Demain, j'aviserai,
et si ma belle-mère ne me veut point recevoir, eh bien, j'irai à Paris;
j'y travaillerai pour vivre. Mais rester davantage dans cet enfer, non,
mille fois non! Pourtant, il m'en coûtera de délaisser ces deux chers
petits enfants du baron. Ils sont si jeunes, si intéressants!
l'aîné surtout qui commence à parler... Ah! que leur mère a dû être
malheureuse! Morte, après trois ans de mariage! Pauvre femme, je
suis certaine gué c'est ce misérable qui l'a tuée par ses hideuses
brutalités. Ah! pourquoi une marâtre m'a-t-elle vendue à lui! Pourquoi
ai-je ajouté foi à leurs mensonges! Pourquoi, lasse de leurs obsessions,
ai-je prononcé ce oui fatal?... Mais comme il fait froid ici! Est-ce que
Maria aurait oublié de fermer la fenêtre? Je sens un courant d'air...

En murmurant ces paroles, Clotilde se leva et se dirigea vers la
croisée.

Aux premiers pas, son pied cria sur un corps friable..

--Tiens, dit-elle, on a cassé un carreau. Cette chambre est remplie de
verre. Comment se fait-il que Maria ne l'ait pas remarqué! On risque de
se blesser.

La jeune femme se baissa pour ramasser un fragment de vitre qui gisait
sur le parquet, et elle aperçut un objet blanc près des débris de verre.

Elle prit cet objet dans ses mains et l'examina.

C'était une feuille de papier roulée autour d'un petit caillou.

Clotilde développa le papier. Quelques lignes y étaient tracées au
crayon.

A peine la jeune femme eut-elle jeté les yeux sur ces lignes, qu'elle
tressaillit et changea de couleur.

--L'écriture de Maurice! fit-elle en serrant le papier dans sa main par
un mouvement involontaire, et en regardant, de côté et d'autre, comme si
elle avait peur que quelqu'un ne l'épiât.

La pièce était bien close; il n'y avait personne.

Néanmoins, madame de Grandfroy tira les rideaux des fenêtres et alla
s'assurer que la porte était verrouillée.

Puis, elle s'approcha d'une lampe, et, tremblante, elle lut le billet.

Il était conçu en ces termes:

«Je suis ici; j'attends dans le parc depuis la chute du jour;
j'attendrai toute la nuit, s'il est nécessaire; je veux vous voir,
vous parler... Un signe, j'escalade le balcon, je suis près de vous; un
refus, demain, vous apprendrez ma mort.»

--Maurice ici! Maurice de retour! dit Clotilde en joignant ses mains
avec autant de joie que d'effroi, après avoir lancé le papier au feu.
Que vais-je faire? Je ne puis le recevoir! Si on venait... si on le
surprenait dans ma chambre... Mais le laisser dans le parc... par cette
température glaciale... Et ce suicide... ce suicide dont il parle... Oh!
non, non, non... Mais je ne suis plus libre... je ne puis plus disposer
de mes actions... je suis mariée! Mariée!... le déshonneur!....
N'importe! Maurice est honnête... Je le reverrai cette fois... rien que
cette fois... une heure... pas davantage... et nous nous quitterons...
pour toujours...

Madame de Grandfroy avait déjà la main sur l'espagnolette de la fenêtre,
elle l'ouvrit en frémissant.

Un jeune homme, enveloppé dans un manteau couvert de neige, tomba à ses
pieds.

--Clotilde! s'écria-t-il en lui embrassant les genoux.

--Maurice! balbutia-t-elle.

--Ah! continua le jeune homme, je paierais volontiers de mes jours ce
moment d'ivresse. Un baiser, ma Clotilde! un baiser! Oh! donne-le moi!
que je respire le parfum de tes lèvres...

--Maurice, dit la jeune femme haletante, relevez-vous, de grâce! j'ai
été folle de vous ouvrir... Ne me faites pas regretter ma faiblesse...
Mais comme il a froid, mon Dieu!... Il grelotte... Quelle imprudence
aussi... Venir par cette nuit d'hiver... Voyons, mon bon Maurice,
laissez-moi fermer la fenêtre et asseyez-vous...

--Quoi! pas un baiser auparavant! dit-il en l'inondant de ses regards
magnétiques. Vaincue, subjuguée, elle s'inclina languissamment et lui
effleura le front.

La croisée fut refermée; et le jeune homme, entraînant madame de
Grandfroy à une causeuse, se coucha devant elle.

--Vous me pardonnez donc, lui dit Clotilde d'un ton bas en enroulant
son bras au cou de Maurice, dont le manteau dégrafé avait coulé de ses
épaules, et qui apparaissait maintenant en uniforme de lieutenant de
marine.

--Si je vous pardonne! si je te pardonne! dit-il avec des inflexions
caressantes, en renversant sa tête sur les genoux de sa maîtresse et lui
jetant aussi les bras autour du col dont il abaissa doucement la tête
vers la sienne; si je te pardonne! Eh! ne sais-je pas ta vie, ma pauvre
Clotilde? N'ai-je point appris qu'après t'avoir martyrisée on s'était
joué de toi! qu'on avait fait courir le bruit que j'étais mort, pour te
forcer à épouser ce...

--Maurice, ne prononcez pas son nom, je vous en conjure!

--Oui, j'ai appris tout cela, poursuivit le jeune homme. Il était trop
tard... tu étais mariée... J'ai souffert!... Mais à quoi bon parler des
souffrances passées, quand la félicité me verse sa coupe d'ambroisie...
Oh! qu'ils sont boas, qu'ils sont suaves, tes baisers! Encore, ma
bien-aimée, encore...

--Non, assez... assez... Maurice... épargnez-moi... Si vous m'aimez,
respectez-moi!

--Vous épargner! C'est vrai! dit le jeune homme en changeant de ton et
devenant brusque, c'est vrai, vous avez un mari!

--Maurice! Maurice! Oh! ne me dites pas cela! ne me rudoyez pas ainsi;
je ne le mérite pas. Je n'ai pas cessé de vous aimer, pas cessé de vous
être fidèle.

--Fidèle! répéta ironiquement le jeune homme.

--Je vous le jure devant Dieu, Maurice; je n'ai pas cessé un seul
instant de vous être fidèle! s'écria madame de Grandfroy avec un accent
qui émut profondément son amant. Jamais, ajouta-t-elle en se faisant
un voile de ses longues paupières pour cacher l'éclat qui animait ses
pupilles, jamais, depuis que je l'habite, le baron n'a mis le pied dans
cette chambre.

Maurice s'était retourné. Il se souleva sur les genoux, pressa la jeune
femme éplorée contre son coeur, et, la contemplant avec une tendresse
idolâtre:

--Pardonne, je t'aime! soupira-t-il.

--Oh! pourvu que vous m'aimiez, que vous m'aimiez toujours, Maurice!

--Toujours! dit-il en écho.

Et leurs haleines se confondirent


Le lendemain, madame de Grandfroy avait disparu du château de T..., dans
la Basse-Bourgogne, où elle résidait avec son mari.

On se perdit en conjectures sur cette disparition subite, qui ne laissa
aucune trace, et jamais dans le pays, l'on ne sut ce qu'était devenue la
baronne.




                          PREMIÈRE PARTIE

                      DANS LA NOUVELLE ÉCOSSE




                                  I

                           LA CATASTROPHE


Halifax, colonie anglaise, dans l'Amérique septentrionale, est une jolie
ville de vingt-cinq à trente mille âmes.

Les navires à vapeur, affectés au service trans-atlantique, y font
généralement escale, et s'y ravitaillent de charbon, eau, provisions
diverses.

Capitale de la Nouvelle-Écosse (péninsule à la pointe est du
Nouveau-Monde, et qui offre sur l'Océan un front de deux cent
quatre-vingts milles environ d'étendue), Halifax a été bâtie, en 1749,
au fond d'une baie, par trois mille huit cents émigrants anglo-saxons,
sur l'emplacement d'un poste français célèbre, sous le nom de
Chibouctou, dans l'histoire de nos guerres avec la Grande-Bretagne.

Son port est beau, spacieux, commode, mais l'entrée on est encore
difficile, quoiqu'on l'ait fort améliorée, dans ces derniers temps
surtout.

En 1811, à l'époque où commence notre récit, l'accès de ce port
présentait une foule d'écueils redoutés par les marins qui, dans leur
langage imagé, l'avaient baptisée l'_Avenue du Diable (Old Nick's
Avenue.)_

On y voyait des rochers énormes, à fleur d'eau, contre lesquels plus
d'un vaisseau s'était brisé, et que les légendes terribles rendaient
fameux dans tout le golfe de Saint-Laurent.

Construite en bois, à l'exception de la maison du Gouvernement, et
d'un très-petit nombre d'habitations particulières, appartenant à des
armateurs, la ville faisait déjà un commerce considérable, dont le
hareng, la morue et les huiles de poisson formaient les articles
principaux.

La pêche était donc l'occupation par excellence de ses habitants, qui y
consacraient la plus grande partie de leur temps.

La population, y compris la garnison, s'élevait à dix ou douze
mille individus. Elle se composait généralement d'Anglais; mais on y
remarquait quelques Canadiens,--descendants de ces malheureux Acadiens
qui furent si indignement persécutés par la Grande-Bretagne, à la fin du
XVIIe siècle,--et même quelques Français d'outre-mer.

Parmi ces derniers se trouvait une famille riche et très-considérée dans
le pays.

Son chef se nommait M. du Sault. Il était arrivé dans la
Nouvelle-Écosse, quelque vingt ans auparavant, avec sa femme et deux
enfants en bas âge.

Aujourd'hui, Bertrand, l'aîné de ces enfants, était âgé de vingt-deux
ans; Emmeline, sa soeur, en comptait vingt.

Ils vivaient chez leurs parents, dans une belle campagne sur les bords
de la mer, à un demi-mille environ d'Halifax.

Jamais frère et soeur ne s'aimèrent plus qu'eux; jamais natures
sensibles ne furent mieux faites pour s'entendre. Toujours ensemble,
toujours d'accord, ils n'avaient point de secrets l'un pour l'autre. Ils
chérissaient également M. et madame du Sault, qui leur rendaient cette
tendresse avec usure.

Cette famille paraissait aussi heureuse qu'on peut l'être en ce monde,
et chacun se la proposait pour modèle, chacun enviait sa félicité.

M. du Sault était pauvre en débarquant à Halifax, vers 1792. Ceux-ci
disaient qu'il avait fait naufrage, ceux-là qu'il avait été assailli
et dépouillé par des pirates; mais on ne savait à laquelle des deux
versions s'arrêter. Quant à lui, il était muet sur ce sujet, laissait
volontiers causer les gens, et savait éluder la question quand on
l'interrogeait directement.

Depuis lors, il avait fait fortune, une fortune princière, évaluée
à plusieurs millions. Prévoyant l'importance que les pêcheries ne
tarderaient pas à acquérir, il avait, un des premiers, organisé un
établissement sur une vaste échelle, et le succès était venu couronner
son entreprise. Plus tard, il acheta du gouvernement britannique
des terres à vil prix, les engraissa avec des bancs de poissons en
décomposition, que le flux avait jetés sur la côte, et obtint des
récoltes merveilleuses.

C'était un homme audacieux, mais éclairé, et sage autant que
progressiste.

Bertrand et Emmeline reçurent une éducation excellente et une
instruction aussi bonne qu'on se la pouvait alors procurer dans les
colonies de l'Amérique septentrionale.

On leur apprit l'anglais, le français, un peu de dessin, un peu de
musique, l'histoire et les mathématiques.

Bertrand témoignait du goût pour la marine. A quinze ans, on l'envoya à
l'école navale en Angleterre. Il revint, au bout de trois années, avec
le grade d'enseigne.

Monsieur du Sault demanda et obtînt qu'il fût placé sur un des navires
de la station d'Halifax.

De la sorte, le jeune _midshipman_ demeura près des siens, à la grande
joie d'Emmeline, que son absence avait plongée dans une mélancolie
profonde.

Le service n'est point pénible dans les colonies.

Riche et influent par son père, Bertrand était à peu près le maître
de ses actions. Il ne montait guère à bord que pour les revues
extraordinaires, et passait tout son temps avec sa soeur.

La journée, ils lisaient ou faisaient de longues promenades, soit à
cheval, soit en canot, soit même à pied; quelques visites et quelques
réceptions occupaient leurs soirées.

Ils voyaient peu de monde, mais des personnes choisies ou du moins qui
semblaient l'être.

Depuis quelques mois, le nombre de leurs amis s'était accru d'un jeune
homme étranger, fort élégant, fort brave, fort aimable, dont la présence
avait révolutionné Halifax et tourné la tête à la plus charmante moitié
de ses habitants.

Cavalier accompli, il parlait avec une facilité égale l'anglais et le
français. On ignorait son origine; mais à ses avantages personnels,
il joignait des revenus fabuleux, s'il en fallait juger par ses
prodigalités, et nul ne songeait à lui faire un crime du mystère dont il
enveloppait son existence.

N'avait-il pas, d'ailleurs, ses entrées à l'hôtel du Gouvernement?
n'était-il pas cousin du secrétaire particulier de sir George Prévost,
qui, lui-même, l'avait présenté à la haute société civile et militaire
de la Nouvelle-Écosse? Et sir George Prévost était gouverneur-général,
c'est-à-dire vice-roi de la colonie.

Ce mortel fortuné se faisait appeler le comte Arthur Lancelot, nom qui
pouvait être anglais, comme il pouvait être français.

Le comte Arthur Lancelot s'était donc lié avec la famille du Sault; et
si les jeunes misses à marier jalousaient furieusement Emmeline, les
jeunes dandys d'Halifax en voulaient sérieusement au comte Arthur de ses
préférences pour Bertrand, «après tout un maudit Français dénationalisé
_(a damn'd denationalized French-man)_,» disaient-ils.

Cependant, Arthur Lancelot n'avait pas à une résidence fixe. Il
voyageait beaucoup, paraissait et disparaissait subitement. On l'avait
épié; on avait cherché à savoir où il allait, d'où il venait. Peines
perdues. A bout de perquisitions, ses envieux assuraient, sous le
sceau du secret, que c'était un espion du gouvernement anglais, qu'il
surveillait les États-Unis, avec lesquels la Grande-Bretagne était alors
en hostilités, et qu'il avait établi provisoirement son quartier général
dans la capitale de la Nouvelle-Écosse.

Malgré ces rumeurs, et bien d'autres, que nous nous abstiendrons
de reproduire, aucun des colons ne pouvait se flatter d'avoir des
renseignements exacts sur le comte Arthur, quoique les plus notables
courtisassent avidement ses faveurs. Lorsqu'il habitait Halifax,
c'était à qui l'aurait à dîner, en soirée, à qui pourrait se vanter, le
lendemain, de l'avoir possédé pendant une heure. On copiait sa mise, sa
tournure, ses manières; on se disputait ses bons mots. Le journal de la
localité, la _Nova-Scotia_, lui consacrait régulièrement une colonne,
chaque semaine, dans ses _Weekly Reports_.

Enfin, il était, dans ce petit coin du Nouveau-Monde, ce que le beau
Brummel fut un peu plus tard à Londres.

Vers la fin de mai 1811, pendant une absence du comte Arthur, le
repos de la famille du Sault fut tout à coup troublé par une de ces
catastrophes épouvantables, toujours suspendues sur nos têtes, et qui
nous frappent sans pitié, alors que, pleins de quiétude pour le présent,
d'espérance pour l'avenir, nous nous abandonnons sans crainte, sans
appréhension, au bonheur de vivre en répandant le bien et la paix autour
de nous.

Bertrand tomba subitement malade.

Ce fut une maladie étrange, rapide, qui le paralysa dès sa première
atteinte, confondit la science entière des plus vieux chirurgiens de
marine, et mit au défi les soins empressés dont on entoura le jeune
homme.

Le lendemain, il ne pouvait plus parler, plus bouger; le jour suivant,
il était raide, insensible, glacé.

Les médecins déclarèrent à ses parents qu'il avait cessé d'exister.

Je n'essaierai point de peindre la douleur de ces derniers. Elle fut
immense. Emmeline fut prise d'une attaque de nerfs qui mit ses jours en
danger, et sa mère faillit devenir folle.

Avant l'ensevelissement, M. du Sault voulut que le corps fût soumis à
un nouvel examen. D'autres praticiens furent mandés. Leur rapport ne se
rapporta que trop, hélas! avec le premier.

Bertrand était mort: la vie était éteinte depuis plus de vingt-quatre
heures.

Le jeune homme avait conquis l'estime ou l'affection de tous ceux qui le
connaissaient; un concours immense de citoyens accompagna ses restes au
cimetière.

La plupart des assistants avaient le visage baigné de larmes. Seul de
sa famille à l'enterrement, car il n'est pas d'usage, parmi les Anglais,
que les femmes suivent les convois funèbres, M. du Sault ne pleurait
pas; mais ses yeux secs, rougis, ses traits altérés disaient assez la
violence du chagrin qui rongeait son coeur.

Bertrand fut inhumé, d'après les rites de l'église catholique, dans
laquelle il avait été élevé.

Sur la fosse, le prêtre dit l'office des trépassés; puis, tour à tour,
et lentement, les amis du jeune homme aspergèrent d'eau bénite son
cercueil, le jonchèrent de couronnes d'immortelles, et le fossoyeur
arriva avec sa bêche, innocent outil qui, dans ses mains, devient le
plus sinistre des instruments.

Déjà le cimetière se vidait; déjà ceux qui avaient pris part aux
obsèques perdaient leur air grave et recueilli, et s'entretenaient
complaisamment des qualités et des défauts du défunt.

Et, pelletée par pelletée, la terre, la froide terre, tombait,
s'entassait avec un bruit sourd, caverneux, monotone, sur le corps du
malheureux Bertrand.

Un quart d'heure après, un petit tertre et une croix de bois noir
marquaient seuls la place où il gisait.

Le comte Arthur Lancelot arriva dans la soirée de ce jour à Halifax.

On lui apprit la lin prématurée du fils de M. du Sault.

Cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Il pâlit, chancela, et
serait tombé si on ne l'avait soutenu. Mais cette révolution passa,
en apparence, avec la rapidité de l'éclair. Le comte se remit de son
émotion, causa un moment de Bertrand, comme d'un ami sincère dont la
perte l'affligeait vivement, sans toutefois le désespérer, et il regagna
la maison qu'il occupait dans la ville.

Chez lui, sa douleur éclata encore; elle y éclata avec une véhémence
navrante. Il s'arracha les cheveux, se tordit les mains, se roula sur
le parquet, poussa des cris déchirants, jusqu'à ce que des larmes
abondantes vinssent le soulager. Calmé par cette rosée salutaire, Arthur
Lancelot sortit, il se fit conduire au cimetière, tomba à genoux sur la
tombe de Bertrand et pria longuement.

Le crépuscule étendait ses ombres sur Halifax, quand il se releva.

Il était en proie à une excitation fiévreuse.

--C'est décidé, murmura-t-il; il faut que je le voie... Cette nuit...
Oui, cette nuit...

Et il quitta le cimetière après avoir minutieusement observé les lieux
et s'être assuré qu'il pourrait les reconnaître, même au milieu des
ténèbres.

De retour à son logis, il sonna.

Un homme d'une corpulence énorme et le visage couturé de balafres, qui
le rendaient hideux, parut en faisant le salut militaire.

--Oui, maître, dit-il.

--Samson, lui commanda le comte, tu m'accompagneras cette nuit.

--Oui, maître.

--Tu te muniras d'une lanterne sourde.

--Oui, maître.

--De pelles et de pioches.

--Oui, maître.

--Est-ce tout?... Voyons... Non, nous aurons encore besoin de cordes.

--Oui, maître.

--C'est bien.

--Oui, maître.

--Va!

--Oui, maître, répondit le serviteur évoluant sur les talons avec la
précision d'un vieux troupier.

--Ah! se ravisa le comte, à minuit tu frapperas à ma porte.

--Oui, maître.

Ces deux mots, changés quelquefois en «non, maître,» étaient les seuls
qu'on eût jamais entendus sortir de la bouche de Samson. Aussi les
curieux, qui avaient tenté de le séduire, pour en tirer quelques
informations sur le comte, disaient-ils que c'était un automate
ambulant. Ses pas étaient, du reste, toujours comptés, toujours mesurés;
ses mouvements avaient la régularité d'une horloge; sa vois conservait
toujours la même inflexion. C'était une note brève et sèche, laquelle
fatiguait, irritait l'oreille par son uniformité.

Jamais on n'avait vu Samson en colère. Cependant, il ne laissait pas
facilement approcher du comte. Plus d'un indiscret, plus d'un importun
avaient été méthodiquement appréhendés au corps par l'Hercule et aussi
méthodiquement lancés à cinq, dix, quinze ou vingt pas, suivant le
degré d'ennui qu'ils avaient causé audit Samson. Les larmes lui étaient
étrangères; le rire lui était inconnu. D'émotion, il ne paraissait pas
susceptible. C'était une surface de bronze qui ne laissait rien percer
de ce qui s'agitait derrière.

Le comte n'avait pas d'autre domestique attitré. Quand il demeurait à
Halifax, il louait un laquais et un cocher pour sa voiture, un groom et
un valet d'écurie pour ses chevaux. Mais ces gens vivaient au dehors, et
il leur était défendu de se présenter à l'appartement du jeune homme.

Comment se nourrissait-il? on l'ignorait. Quand il rendait un dîner,
c'était à l'hôtel.

Samson le suivait partout, l'attendait à la porte des maisons où il
avait affaire, et rarement se trouvait-il à plus de cent pas de lui.

A minuit sonnant, il heurta trois coups à la porte du comte.

--C'est bien, j'y suis, répondit celui-ci.

Et il ouvrit.

--As-tu les instruments? dit-il.

--Oui, maître.

--Prends aussi des pistolets.

--Oui, maître.

Samson fit trois enjambées dans la chambre, ramena ses pieds en équerre,
et décrocha une paire de pistolets d'arçon pendus dans une panoplie à la
muraille.

--Es-tu prêt? dit Arthur Lancelot.

--Oui, maître.

Ils descendirent dans la rue.

Tout était noir, silencieux.

On n'entendait que les lointains gémissements de la mer sur les grèves
sablonneuses.

Les deux hommes furent bientôt au cimetière, situé aux portes de la
ville.

En approchant, ils perçurent des sons de voix, et distinguèrent une
faible lumière qui semblait voltiger au milieu des arbres dont les
tombeaux sont ombragés.

--On dirait un feu follet, murmura le comte qui n'avait pas desserré les
dents pendant tout le trajet.

--Oui, maître.

--Mais, vois-tu ces ombres qui remuent là-bas?

--Oui; maître!

--Ah! je parierais que ce sont quelques misérables étudiants on
médecine, qui pour avoir un cadavre profanent la sépulture... Qu'est-ce
que cela?

Un cri de frayeur s'était élevé du cimetière et un spectre se dressait
au milieu.

Trois ou quatre individus, fuyant à toutes jambes, passèrent presque
aussitôt près de Lancelot et de son domestique.

Le spectre avait l'air de marcher sur eux.

--C'est extraordinaire, dit Arthur. Mais tu n'as pas peur?

--Non, maître.

Ils entrèrent dans le lieu saint. L'apparition s'était évanouie, comme,
si elle était rentrée soudainement en terre.

Samson alluma sa lanterne et ils s'avancèrent vers la tombe de Bertrand.

La fosse était découverte; elle était vide!

--Mon Dieu! ces jeunes gens, ces résurrectionnistes[1] auraient-ils
emporté le cadavre, pour le disséquer! s'écria Lancelot avec une
expression d'angoisse.

--Non, maître.

Et Samson montra, avec sa lanterne, un corps enveloppé d'un suaire,
étendu dans des touffes de hautes herbes.


[Note 1: En Amérique on nomme ainsi les étudiants qui déterrent en
cachette les cadavres, pour les faire servir à leurs étude» médicales.]




                                  II

                            LE RESSUSCITÉ


L'habitation de M. du Sault se composait d'un gros pavillon carré, bâti
à la cime d'un cap énorme, que battaient incessamment les flots de la
mer.

Ce pavillon avait trois étages, couronnés par une terrasse, du haut de
laquelle se déroulaient des tableaux sublimes ou charmants. Ici, l'Océan
avec toutes ses grandeurs, ses abîmes, ses mystères, sa vie prodigieuse,
mais à peine soupçonnée, l'Océan avec ses infinis horizons; là, des
campagnes nouvellement ouvertes à l'industrie humaine, et déjà fécondées
par son travail ingénieux, égayées par ses maisons, ses troupeaux; plus
loin de sombres forêts vierges encore, que le pied de l'homme civilisé
ne foula jamais; à droite une côte découpée et tailladée comme de la
dentelle qui serpente, blanche ligne de démarcation, entre le bleu foncé
des eaux et le vert éblouissant des prairies salines; à gauche, la
ville d'Halifax, avec son port plein de mouvement, sa forêt de mâts,
les rochers pittoresques et les forts qui la défendent, les vastes
entrepôts, les chantiers, présages certains d'un florissant avenir,
les édifices publics dont elle s'enorgueillit déjà, les beaux massifs
d'arbres desquels on lui a fait une ceinture, et la gracieuse colline
qui l'abrite contre les froides haleines de la bise.

Où que vous vous tourniez, sur la terrasse de M. du Sault, le spectacle
enchantait.

La maison était construite, sur fondations en pierre de taille, avec des
briques rouges, striées de filets blancs, qui lui donnaient un air de
fête et conviaient le voyageur fatigué à s'y venir reposer.

On arrivait au premier étage par une double rangée d'escaliers formant
à leur sommet un perron, sur lequel quatre colonnes en marbre vert
servaient d'assises à un balcon, placé au deuxième étage.

Le reste de la façade était tout uni.

Devant cette façade se déployait une pelouse, arrosée par un jet d'eau
et entourée d'une haute grille en fer qui enveloppait aussi, dans son
corset, plusieurs bâtiments adjacents: une belle métairie, avec ses
écuries, ses granges, ses cour et basse-cour, son pigeonnier, tout
son matériel d'exploitation; puis l'établissement de pêcherie de M.
du Sault, consistant en une série de hangars et séchoirs en bois qui
n'avait pas moins d'un quart de mille de longueur.

La métairie et la pêcherie se trouvaient entre la villa et Halifax;
mais, de l'autre côté, s'étalait un parterre délicieux, suivi d'un parc
immense, longeant la mer où il baignait son pied.

Un ruisseau, dérivé de son cours naturel, l'arrosait par cent festons
capricieux et lui communiquait une fraîcheur avidement recherchée
pendant les ardeurs de l'été.

Quelques kiosques, tapissés de lierre, liserons, clématites et autres
plantes grimpantes, s'enchâssaient ça et là dans le parc, soit sur le
bord du ruisseau, soit sur une haute falaise, dominant l'Atlantique.

Dans ces kiosques, tantôt sous les ombrages, au concert de mille oiseaux
aimables, tantôt sur la roche nue, aride, au formidable solo de l'Océan
dont les fureurs rejaillissaient, en blanche écume, jusque sur eux, que
de douces et rapides heures Bertrand et Emmeline avaient coulées! que
de projets d'avenir, de bonheur ils avaient fait éclore et miroiter
au souffle de leur vive imagination, comme ces bulles de savon que les
écoliers lancent en jouant dans l'air!

Autant en emporte le vent, mais autant en retrouve notre esprit quand il
est jeune, enflammé par l'amour ou l'ambition.

En l'un de ces adorables réduits, devant une pièce d'eau où s'ébattaient
deux beaux cygnes, par une chaude après-midi du mois de juillet,
Emmeline et Bertrand causaient, tendrement enlacés l'un à l'autre.

L'endroit était ravissant. Aussi avait-il la prédilection des doux
jeunes gens.

Des arbres séculaires, reliés par des buissons de houx impénétrables,
et des acacias aux épines acérées, l'environnaient de mystère en le
protégeant contre les regards indiscrets. On y arrivait par un étroit
sentier dérobé, perdu dans un fouillis de végétations sauvages, épaisses
et repoussantes.

Avant d'aboutir à l'Oasis,--ainsi le frère et la soeur avaient-ils
dénommé leur Éden,--le sentier se tordait comme un écheveau de fil, et
fatiguait le non-initié par des méandres qui paraissaient inextricables.

Mais à l'extrémité de ce labyrinthe quel dédommagement!

Un vaste réservoir, dont les rives sont émaillées de fleurs chatoyantes
et odoriférantes; des ondes limpides, diaphanes ainsi que le cristal,
où se jouent, à travers les larges feuilles du nénuphar, aux corolles
blanches et jaunes, des poissons qui brillent comme le diamant, chaque
fois qu'un rayon de soleil effleure leurs écailles.

De la musique enchanteresse que font sous la feuillée les fauvettes,
les chardonnerets et le roi des ténors ailés, l'oiseau moqueur, pourquoi
parler? Mais, comme le gazouillement du ruisseau qui frétille là-bas,
sur une cascatelle, avant de tomber dans sa vasque d'émeraude, est
donc argentin! comme il charme l'oreille! endort la mélancolie! Que ces
gazons sont frais! Que ces centenaires de la forêt ont de séduction avec
leurs troncs noueux, habillés de lierre; leurs longs rameaux chargés de
gui, avec la pénombre qu'ils étendent mollement à leur pied! Que l'on
aime à suivre ces fleurs d'acacia, sveltes carènes détachées de la tige,
sillant le petit lac en tous sens au gré de la brise!

Le kiosque de l'Oasis s'élevait au sommet même de la cataracte en
miniature, sur une voûte formant grotte jetée en travers du ruisseau.
Il était rustique comme un chalet suisse, vêtu de mousse des pieds à la
tête, et n'avait qu'une pièce.

C'était une chambre octogone tendue de nattes de jonc et garnie de
banquettes en canne.

Une table, une bibliothèque composée avec goût, voilà pour le mobilier.
On s'était bien gardé d'y mettre une pendule, une horloge, ou quoique ce
soit qui rappelât la marche du temps.

--Oh! dit Emmeline en embrassant son frère, comme c'est bon de te sentir
près de moi!

--Et comme c'est bon d'être ici, petite soeur! dit Bertrand avec un
sourire.

--O mon Dieu, quand je songe aux tortures...

--Dis à l'agonie!

--Oui, à cette agonie de trois jours!

--C'est effroyable!

--Tu me fais peur, rien que d'y penser.

--Ah! dit Bertrand, il faut l'avoir éprouvée cette agonie cent fois pire
que la mort, pour en pouvoir parler. Et encore! Y a-t-il des capables
de traduire fidèlement toutes ces épouvantables émotions! Je me demande
comment on n'en meurt pas! comment la violence des chocs ne fait pas
éclater le cerveau, rompre les attaches du coeur!

--Pauvre frère! dit Emmeline en se jetant de nouveau à son cou; pauvre
frère, oh! comme je t'aime! N'est-ce pas que nous ne nous quitterons
plus... non, jamais... D'abord, je veux, _monsieur_, que vous
abandonniez ce vilain métier de marin!

--Nous verrons, nous verrons, petite folle, dit Bertrand, en lui rendant
prodigalement ses caresses.

Ils formaient un groupe exquis que l'art eût aimé à reproduire.

Grande, mince, élancée, Emmeline avait des proportions admirables, dont
un élégant déshabillé faisait merveilleusement ressortir les
beautés. Ses cheveux étaient blonds comme l'or, ses yeux--contraste
saisissant--noirs comme le jais.

Des traits corrects, un teint ordinairement rose, des extrémités fines,
nerveuses, une physionomie de race achevait d'en faire à l'extérieur une
femme entièrement séduisante.

Pour le caractère, elle était languissante, molle comme une créole;
mais impérieuse comme elle, à certains moments; comme elle aussi dure,
opiniâtre, inflexible.

Ce caractère n'avait pas, du reste, reçu tout son dessin. Il offrait
des lignes indécises, noyées, que le feu des passions n'avait pas encore
accentuées, mais qu'il ne tarderait pas à creuser, à mettre en relief.

Bertrand était tout l'opposé de sa soeur, au physique comme au moral.

Si elle avait les cheveux blonds, il les avait châtains foncés; si elle
avait les yeux noirs, il les avait d'un bleu d'azur. Quoique pâli par la
maladie, son visage était rond, plein; une de ces figures dont le peuple
dit: «C'est une figure de bon enfant.»

Sans manquer de distinction, il était loin de posséder le galbe et le
maintien aristocratiques d'Emmeline.

Elle semblait la fille d'une duchesse, en présentait la grâce, la fierté
innée; lui, le fils d'un parvenu, en montrait la tournure et le naturel
un peu vaniteux.

Ce gui ne l'empêchait pas de passer, à Halifax, et d'être en somme un
jeune homme de bon ton et de manières excellentes. Si j'étais commère,
j'ajouterais qu'avant l'arrivée d'Arthur Lancelot, il était le point de
mire des plus riches et des plus nobles héritières.

--Mais, reprit-il, comment se fait-il qu'on n'ait pas attendu davantage,
qu'on ne m'ait pas saigné avant de m'ensevelir?

--Que veux-tu? les médecins assuraient...

--Ah! je le sais bien, je ne le sais que trop ce qu'ils assuraient, les
imbéciles! Je les entendais assez, si je ne les voyais!

--Quoi! tu entendais! s'écria Emmeline surprise.

--Comme je t'entends, ma chère soeur.

--Et tu ne sentais pas?

--Non, rien!

--Se peut-il?

--Quand, en sanglotant, ma mère et toi, vous avez dit que vous vouliez
m'embrasser une dernière fois, je vous ai entendues: j'aurais voulu
crier, faire un mouvement, briser ces chaînes de plomb qui me tenaient
immobile; j'aurais voulu vous dire: mais je ne suis pas mort! Je vis,
consolez-vous, séchez vos larmes! Je suppliais Dieu de me rendre les
sens pour une minute, pour une seconde; je le conjurais de faire glisser
un souffle, un seul sur mes lèvres, d'animer mon coeur d'un battement,
mon sang d'une pulsation; mais je ne distinguais rien, ne recevais
d'impression que par l'ouïe: un corps inerte, de glace, accessible
seulement au son, emprisonnait mon esprit.

--Oh! c'est affreux!... affreux!...

--Oui, bien affreux! continua le jeune homme. Il ne peut y avoir de
supplice comparable; car cet esprit, il avait toute sa lucidité. Je
crois même que sa sensibilité avait décuplé pour la perception l'analyse
et la souffrance de douleurs qu'à l'état normal un homme ne saurait
supporter.

--Oh! tais-toi! tais-toi! tais-toi, Bertrand! dit Emmeline en cachant
son visage dans ses mains.

Mais le frère aimait à parler de lui. C'était son défaut. Il continua,
en s'animant:

--Et quand les chirurgiens eurent déposé que j'étais mort, quand vinrent
les ensevelisseuses, quand j'assistai à leur conversation lugubre,
quand sur ma tête retentit le marteau qui clouait mon cercueil! puis les
chants funèbres, le Requiem: cette voix solennelle du prêtre, ces répons
nasillards et comme ironiques des chantres et des enfants de choeur,
et les gémissements des assistants sur ma fosse, et le cri déchirant de
notre père,--lorsqu'on l'entraîna loin du lieu où je devais expirer,
en toute connaissance de moi-même et sans pouvoir protester contre
l'ignorance implacable qui me condamnait,--et la première pelletée
de terre qui m'annonça que c'en était fait, que tout était fini,
irrévocablement, entre ce monde et moi...

--Quelle destinée! quelle destinée! balbutia Emmeline frémissante.

--Jusque-là, poursuivit Bertrand, j'avais nourri quelque espoir. Je
me disais que le bon Dieu serait miséricordieux, qu'il se laisserait
fléchir à mes ardentes prières, que chauffée par les brûlants désirs
de mon esprit, ma chair s'amollirait, qu'elle reprendrait son
impressionnabilité; mais quand sur mon cercueil tombèrent ces cailloux
avec un bruit sépulcral, on! je n'eus plus que blasphème, rage et
désespoir dans tout ce qui agissait encore en moi! Je ne conçois point
que les derniers ressorts de l'existence ne se brisent pas en mille et
mille pièces dans un pareil instant, ne durât-il qu'une tierce.

--Tu perdis alors le sentiment?

--Oui, tout à fait, et fort heureusement...

--Pauvre bon frère!

--Je serais devenu fou! Que dis-je? sais-je ce que je serais devenu?
Fou! ne l'étais-je pas déjà?

--Mais ton retour?

--Ah! ce fut comme un réveil après un long et terrible cauchemar.

--Je le crois bien!

--J'étais accablé de fatigue, courbaturé dans tous mes membres. Des
images flottaient confuses devant mon cerveau. Je voulus me remuer, mes
mains rencontrèrent un corps dur; j'en eus peur, une peur atroce,
et restai quelques moments immobile. J'avais oublié le passé; je me
demandai, chose inouïe! si l'on ne m'avait pas enterré vif. Est-ce que
je rêve, ou suis-je éveillé, me disais-je? Cependant ma respiration
était pénible. J'avais sur la poitrine un poids qui l'étouffait, mes
oreilles bourdonnaient comme si elles avaient renfermé des essaims de
frelons...

--Que tout cela est étrange!

--Ah! bien étrange, petite soeur!

--Mais l'air te manquait?

--Quand j'aspirais, c'était comme si j'avais eu la bouche près d'une
fournaise.

--Il y avait de quoi mourir cette fois pour tout de bon, fit Emmeline,
en lui prenant la main et la serrant doucement dans les siennes.

--Je pensais m'évanouir et retombais dans une indicible torpeur, que ne
pouvaient dissiper des sons aigus au-dessus de moi, lorsqu'un courant
frais vint caresser mon visage.

--Ah! c'était le secours...

--Ce que c'était, pour moi, chère Emmeline, c'était la plus agréable,
sensation que j'eusse éprouvée jamais; je renaquis; la circulation de
mon sang se rétablit. Je fus inondé d'un bien inexprimable, dont je
jouissais voluptueusement sans vouloir me bouger, sans en avoir même
l'idée, tant j'étais heureux, tant je me complaisais au sein de ces
délices nouvelles.

--Égoïste! dit la jeune fille en souriant.

--Une brusque secousse, accompagnée de tortures dans tout le corps,
comme si on me l'eût broyé à coups de massue, m'arracha à ce paradis.

--C'était les résurrectionnistes qui t'enlevaient.

--Alors je ne songeais qu'à mon martyre. Mon cerveau était toujours en
feu, un véritable chaos incandescent. Mes yeux demeuraient fermés. Un
froid glacial m'enveloppa subitement. Je discernai des voix humaines
autour de moi. Une force indépendante de ma volonté m'obligea à me
lever. Je m'en souviens parfaitement, je fis quelques pas. Le vertige me
prit...

--Grâce à Dieu, il y avait là quelqu'un pour te venir en aide, mon
Bertrand; car ces poltrons d'étudiants s'étaient sauvés à qui plus vite,
en te voyant ressusciter!

--Ah! ne te moque pas d'eux, Emmeline. Je leur dois une reconnaissance
éternelle.

--C'est-à-dire, fit la jeune fille, en rougissant, que cette
reconnaissance tu la dois à M. Arthur.

--Qu'est-ce que M. Arthur aurait fait si...

--Mon cher frère, je vais te confier un secret; mais promets-moi de n'en
point parler à notre ami, car il ignore que je le sais.

--Quel est donc ce grand secret?

--Je l'ai appris ce matin même du gardien du cimetière, en allant
visiter sa femme, qui est malade.

--Je t'écoute.

--Tu jures de ne me pas trahir?

--Soit, petite soeur, je te le jure, répondit gaiement Bertrand.

--Eh bien, en s'enfuyant, les étudiants ont fait du bruit; attiré par ce
bruit, le gardien du cimetière est sorti et il a trouvé M. Arthur et son
domestique, qui te rapportaient à la maison.

--Tout cela n'est pas fort mystérieux.

--Attends! je n'ai point terminé. Le gardien a remarqué que Samson était
muni d'une pioche, d'une pelle et de cordes.

--Ah!

--Tu ne devines pas?

--Pas le moins du monde.

--Tu sais que M. Arthur a des connaissances médicales...

--Très-profondes.

--Alors? dit Emmeline en regardant son frère.

--Alors, je n'y suis pas.

--Ce n'est pourtant pas difficile à comprendre, s'écria la jeune fille
avec un geste d'impatience, M. Arthur t'aime au point que j'en suis
jalouse et que, s'il était femme, je le croirais amoureux de toi, car
parfois, il te dévore des yeux... Enfin! il aura appris que tu étais
mort subitement, et, soupçonnant la vérité, une léthargie, il aura voulu
t'examiner avant...

--Ah! j'y suis, j'y suis! exclama Bertrand avec la satisfaction d'un
homme qui vient de trouver enfin le fil d'une idée longtemps cherché.

--Et moi aussi, j'y suis! cria une voix joyeuse derrière eux.




                                III

                      LE COMTE ARTHUR LANCELOT


Emmeline poussa un petit cri d'effroi et devint rouge comme un
coquelicot.

--Oh! vous nous avez fait peur; c'est mal à vous de surprendre ainsi
vos amis, dit-elle en tendant la main au comte Arthur Lancelot, qui
paraissait sur le seuil du kiosque.

Il était de moyenne stature, mais il avait la taille d'une élégance
féminine, qui se dessinait avec grâce sous son gilet de piqué blanc à
boutons d'or ciselés.

Ses cheveux noirs, soyeux, bouclés, frisaient naturellement autour de
son col; quoiqu'il portât vingt-cinq à vingt-sept ans, son visage était
complètement imberbe. La couleur brune de son teint ne nuisait pas à
l'expression un peu sévère de sa physionomie: correctes et onduleuses,
les lignes de cette physionomie devenaient dures et tourmentées
lorsqu'une passion l'agitait. Alors ses grands yeux fauves s'animaient
d'un insoutenable éclat. Il avait les mains fines, nerveuses, délicates,
hâlées comme ses joues. Mais, un hasard découvrait-il son poignet, on
était surpris de la blancheur lactée de sa peau, que nuançait un réseau
d'azur.

Il était vêtu d'un paletot de soie grise et d'un pantalon en étoffe
semblable.

Une cravate bleue, négligemment nouée, flottait sur sa poitrine.

A la main droite il tenait un jonc, dans la gauche un chapeau de paille
à larges ailes.

En entrant, il jeta son chapeau et sa canne sur la banquette.

--Suis-je donc indiscret? dit-il, en déposant un baiser respectueux sur
la main de mademoiselle du Sault.

--Mais vous savez bien que telle n'est pas notre pensée! répondit-elle.

--Et comment va ce cher convalescent? demanda le comte en prenant la
main de Bertrand et la serrant avec quelque émotion.

--Oh! bien! bien! dit-il. Nous parlions de vous, mon cher ami.

--Vous parliez de moi?

Ces mots furent prononcés avec un léger tremblement dans la voix.

--Oui, monsieur, repartit vivement Emmeline; nous disions que vous étiez
un méchant...

--Moi! un méchant! fit Arthur en souriant.

--Oui, un grand méchant, riposta la jeune fille. Asseyez-vous entre
nous deux... là... comme cela... Et je vais vous gronder; oh! mais vous
gronder...

--Vous êtes vraiment trop bonne, mademoiselle! dit distraitement
Lancelot, dont toute l'attention semblait concentrée sur Bertrand.

Emmeline ne put retenir un geste d'humeur, qui échappa à ses deux
compagnons.

--Ma soeur a raison, dit le fils de M. du Sault. Vous ne vous donnez pas
assez à vos amis.

--Mes affaires!... balbutia-t-il.

--Oh! vos affaires! s'écria Emmeline. C'est le mot, l'excuse par
excellence des hommes, les affaires! Quand ils l'ont prononcé, ils
s'imaginent avoir tout dit, et que nous sommes dupes...

--Mais, mademoiselle...

--Il n'y a pas de mais qui tienne. Vous méritez une verte semonce et
vous l'aurez. Quoi! vous partez pour cinq ou six jours, nous dites-vous,
et vous en restez quinze absent! C'est une déloyauté...

--Un crime de lèse-galanterie, n'est-ce pas, Emmeline? ajouta Bertrand
en souriant.

--Oui, un crime de lèse-galanterie; l'expression est juste, je la
maintiens, dit la jeune fille.

Le comte saisit la main de mademoiselle du Sault et la baisa.

--Je m'incline devant la rigueur de votre arrêt, dit-il.

Ce baiser n'était que pure forme de courtoisie. Emmeline crut que la
tendresse l'avait inspiré; elle reprit sa bonne humeur.

On aime tant à s'illusionner, quand l'on aime!

--Pour votre punition, dit-elle gaiement, je vous enjoins, chevalier
perfide et félon, de me demander pardon à genoux.

Le comte se prêta de bonne grâce à ce caprice de la jeune fille, mais
ses yeux ne quittaient guère Bertrand.

--Allons, dit celui-ci, moi j'intercède en votre faveur; relevez-vous,
mon cher ami, et laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour...

Emmeline lança un regard suppliant à son frère.

--J'ai pourtant... commença Lancelot en se rasseyant.

La jeune fille l'interrompit brusquement.

--Rien! rien! je ne veux rien entendre avant que vous ne nous ayez dit
d'où vous venez.

Arthur essaya de répondre par un sourire.

--Oh! s'écria-t-elle, je ne me paierai pas de cette monnaie-là. Il faut
vous confesser, et ce que femme veut...

--Notre ami ne le veut pas, acheva Bertrand en riant aux éclats.

--C'est ce que nous verrons, dit Emmeline menaçant Lancelot du bout de
son doigt.

--Eh bien, mademoiselle, je vais vous satisfaire, répondit Arthur.

--Je suis tout oreilles, monsieur.

--Et moi je donne ma langue aux chiens, fit Bertrand d'un air malicieux.

--J'arrive du cap Breton.

--C'est tout? dit Emmeline, rien moins que satisfaite.

--Tout, mademoiselle.

--Bravo! clama Bertrand en frappant dans ses mains.

Il y eut va moment de silence.

--Je parie que ma soeur n'est pas contente, reprit le jeune du Sault.

--Contente, ma foi, non! riposta-t-elle.

--Que vous disais-je, mon cher ami, la curiosité des dames ressemble au
tonneau des Danaïdes...

--Joli compliment, murmura Emmeline.

--Si Mademoiselle désire savoir ce que je suis allé faire au cap Breton?
insinua poliment le comte.

--Oh! pas du tout! pas du tout, monsieur! répondit-elle en rougissant.

--Elle en brûle d'envie, intervint Bertrand.

--Taquin, va! fit sa soeur.

--Je suis, dit Arthur, allé au cap Breton pour régler des comptes avec
un capitaine de navire au long-cours, et je repartirai...

--Vous repartirez! répétèrent les enfants de M. du Sault d'une voix
émue..

--Oui, mes amis,... demain.

--Ce n'est pas possible, dit Bertrand; vous nous consacrerez au moins
quelques jours... une semaine!

--Je ne le puis, dit-il tristement.

Emmeline se détourna pour cacher une larme qui perlait sous ses longs
cils.

--Mais vous reviendrez bientôt? dit Bertrand d'un ton interrogateur.

--Bientôt... oui... je l'espère!

--Comme vous dites cela! bégaya la jeune fille, prête à fondre en
larmes.

--Que voulez-vous, mes bons amis, répliqua le comte avec un accent
sérieux et mélancolique, en opposition singulière avec son âge apparent
et l'amabilité souriante qui lui était habituelle; que voulez-vous,
l'avenir est incertain, toujours plus gros de nuages que brillant de
sérénité. Qui de nous peut répondre de la minute, de la seconde qui va
suivre!

Et il leva rêveusement ses yeux au ciel.

Cette réflexion avait assombri les fronts. Mais bientôt le comte,
sortant de sa préoccupation, dit en offrant son bras à mademoiselle du
Sault:

--Eh! j'oubliais l'invitation dont je suis chargé pour vous!

--Une invitation! quoi donc?

--Un impromptu que que offre Son Excellence.

--Sir George Prévost?

--Oui, à son cottage de Bellevue.

--Quel bonheur! s'écria la jeune fille.

--On dansera, ravissante Emmeline.

Arthur Lancelot n'était plus soucieux en prononçant ces mots. Il avait
recouvré son aisance, son affabilité, toutes les sémillantes qualités
qui lui avaient valu le titre de prince du dandysme halifaxien.

--Mais quand cette fête? s'enquit la jeune fille en effeuillant la
clochette d'un liseron qu'elle avait cueillie sur l'appui de la fenêtre.

--Quand? aujourd'hui même; dans deux heures. Vous n'avez que le temps de
vous habiller, et je suis assuré, chère miss, que vous serez l'étoile du
bal.

--Une nébuleuse! minauda Emmeline.

--Fi! s'écria Bertrand, tu en seras l'étoile polaire!

Et il se prit à rire.

--Pendant que vous ferez votre toilette, dit Arthur, j'aurai l'honneur
de présenter mes respects à madame et à M. du Sault.

--Et la vôtre? dit Bertrand en montrant du regard à Lancelot son costume
négligé.

--Oh! il y a pour les hommes liberté complète... en raison de la
canicule. Le gouverneur accepte la tenue de fantaisie.

--Béni soit-il! car il fait si chaud...

--Allons, mon frère, laisse-là tes remarques et partons, dit Emmeline en
s'appuyant avec complaisance au bras d'Arthur.

--Mais où est le rendez-vous? dit Bertrand.

--Au cottage même.

--Alors vous monterez dans notre voiture.

--J'ai mon cheval à la porte.

--Vous le renverrez.

--Et Samson, que dirait-il?

--Oh! si Samson est là, fit Emmeline, nous sommes sûrs qu'il ne vous
quittera pas. C'est un modèle que ce domestique!

--Un peu gênant parfois, glissa Bertrand.

A cette allusion, le comte ne répliqua point.

--Eh bien, reprit la jeune fille, il y a un moyen de tout arranger.
Notre jockey reconduira votre cheval, et le brave Samson suivra, s'il le
veut, la voiture.

--Vous avez réponse à tout; je me rends avec enthousiasme, dit Arthur en
pressant doucement le bras d'Emmeline.

Jamais il ne s'était permis cette familiarité. Le coeur de la jeune
fille en palpita d'allégresse.

Ils furent bientôt à la villa, d'où ils sortirent, une heure après, tous
trois dans une calèche découverte, traînée par deux magnifiques poneys.

--Samson les escortait en selle, à cent pas de distance.

_Bellevue-Cottage_ est situé à deux milles d'Halifax, au plus. Une belle
allée de sycomores y conduit.

Le temps était beau, la route superbe. En vingt minutes, mademoiselle
du Sault et ses cavaliers y arriveront, à travers une foule d'équipages
remplis de femmes élégantes et de militaires tout chamarrés d'or et de
broderies.

Frileusement accroupie au pied d'une colline qui l'abrite contre les
vents du nord, et entourée de jardins parfaitement entretenus, la maison
de plaisance du Gouverneur général passait, à bon droit, pour le coin de
terre le plus enviable de la Nouvelle-Écosse.

On ne la pouvait comparer qu'à Monkland, ancienne résidence d'été des
Gouverneurs du Canada, près de Montréal.

Sir George Prévost avait la réputation d'être un homme fort aimable, et
cette réputation était méritée: il excellait à faire les honneurs de sa
petite cour.

Le dîner, servi sous un quinconce d'érables, débuta joyeusement, et il
se serait sans doute terminé de même sans l'arrivée d'un courrier qui
remit une dépêche au Gouverneur.

En la parcourant, un nuage de contrariété couvrit le visage de sir
George Prévost.

--Mes chers hôtes, dit-il, en transmettant la dépêche à son secrétaire
intime, vous me voyez désolé. Mais il faut absolument que je vous
quitte. Les pirates du golfe viennent encore de faire des leurs, et
je suis forcé d'aller m'entendre sur-le-champ avec le vice-amiral pour
lancer quelques vaisseaux à leur poursuite.

Il se leva, adressa un salut gracieux à la compagnie, et se retira.

--De quels pirates a donc parlé Son Excellence? demanda une jeune femme
placée à côté de Bertrand, qui faisait face à sa soeur et au comte
Arthur.

--Des Requins de l'Atlantique, madame, répondit l'enseigne.

--_Les Requins de l'Atlantique_! qu'est-ce que cela?

--Oh! fit Lancelot, en souriant, des fantômes introuvables, qui ont, je
crois, pris naissance dans l'imagination des habitants de la colonie.

--Des fantômes, monsieur! dites des monstres à face humaine! s'écria un
officier d'infanterie, assis vis-à-vis du comte.

--Bah! riposta légèrement celui-ci, des illusions.

--Illusions qui nous coûtent cher, repartit l'officier, avec aigreur.
Depuis deux ans, elles nous ont volé plus de vingt navires, ces
illusions!

--Comment! comment! demandèrent plusieurs personnes.

--Oh! c'est simple, c'est-à-dire atroce, reprit l'officier. Les
requins de l'Atlantique, auxquels Monsieur--et il désigna ironiquement
Lancelot--affecte de ne pas croire, sont des brigands retranchés dans
les îles du golfe, et qui capturent les bâtiments du commerce que
la mauvaise chance pousse dans leurs parages. Ce sont des lâches qui
massacrent les équipages, violentent les femmes, égorgent les petits
enfants...

--Ne les mangent-ils pas aussi, capitaine Irving? dit le comte avec un
rire moqueur.

--Je n'en serais pas surpris, répondit naïvement l'officier.

Un cri d'horreur s'éleva dans l'assemblée.

--Vous les avez vus? continua Arthur, d'un ton moqueur.

--Comme je vous vois.

--Ah! c'est différent. Vous pouvez nous donner des détails, sans doute.

--Oui, monsieur.

On fit silence pour écouter M. Irving.

--Ils ont un chef, n'est-ce pas? poursuivit Lancelot.

--Un chef masqué.

--Masqué! répéta-t-on de toute part, avec étonnement.

--Masqué et toujours vêtu de noir. Ce chef commande deux frégates aussi
noires que lui, car j'oubliais de vous dire que son masque est de soie
noire...

--Un héros de roman! interrompit le comte de son air railleur.

--Oh! riez, riez, monsieur le sceptique! vos rires et votre dédain...

--Ah! messieurs, messieurs, intervint un colonel d'artillerie, point
d'injures, je vous rappelle à l'ordre. Il y a des dames, ici.

--Permettez-moi de vous faire observer, mon cher colonel, que votre
interruption est au moins intempestive, pour ce qui me concerne,
repartit Lancelot d'une voix douce et ferme, avec un sourire sur les
lèvres.

--Assurément, assurément, balbutia le vieux officier qui, connaissant
l'estime en laquelle sir George Prévost tenait le comte, n'eût pas voulu
pour beaucoup blesser ce dernier.

Quant à M. Irving, n'étant que capitaine, il n'osa, protester contre la
partialité de son supérieur; mais il lança à Arthur un regard qui fit
frémir Emmeline.

--Je vous en prie, murmura-t-elle tout bas à Lancelot, cessez cette
conversation, elle me fait mal!

--Je suis trop votre esclave pour ne point vous obéir, répondit-il d'un
ton qui ravit la jeune fille.

--Mais la suite de l'histoire des Requins? demanda la dame, cause
involontaire de cette petite altercation.

--Ce sera pour demain, dit le secrétaire intime de sir George, qui le
remplaçait en son absence. Maintenant, je propose un tour de promenade
avant le bal.

Tout le monde se leva de table.

La plupart des convives descendirent, deux à deux, dans les jardins.
Mais quelques-uns, parmi lesquels se trouvait Bertrand du Sault,
qui n'était pas encore assez bien rétabli pour s'exposer au serein,
restèrent dans les salons de jeu.

Ces salons ouvraient sur des bosquets illuminés avec des verres de
couleurs, somptuosité nouvelle dans la colonie.

Le bal devait avoir lieu sous les bosquets.

Vers dix heures, il commença au son de la musique militaire. Le comte
Arthur Lancelot dansa le premier quadrille avec Emmeline, et l'un
et l'autre dansaient dans la perfection. Aussi un cercle de curieux
s'était-il formé autour d'eux. Mais le jeune homme paraissait insensible
à leurs murmures admiratifs; ses regards étaient attachés sur Bertrand
qui faisait une partie de bluff avec le capitaine Irving.

--Vous trichez, dit tout à coup l'enseigne à son adversaire, qui venait
de glisser furtivement une carte dans le jeu.

--Vous en avez menti, répondit la capitaine d'une voix sifflante.

Bertrand lui jeta ses cartes à la face.

Cette scène avait été rapide. Personne n'y avait pris garde. Seul,
Arthur Lancelot l'avait vue.




                                 IV

                       AU COTTAGE DE BELLEVUE


Les deux antagonistes s'étaient lèves en échangeant ces mots:

--Vous m'en rendrez raison, monsieur!

--Demain toute la journée, je me tiendrai à votre disposition.

Puis ils s'étaient éloignés, chacun d'un côté.

Sans le vouloir, sans y penser, Arthur Lancelot serra la main de sa
partenaire, mais il faillit manquer la figure qu'il dansait.

--Vous êtes distrait, monsieur; soyez plus attentif, je vous prie,
on nous observe! lui dit tendrement Emmeline, qui s'attribuait bien
gratuitement la cause de cette distraction.

--Ah! ma chère... commença le comte.

Mais s'apercevant que son qualificatif était un peu bien familier, il
reprit, quoique la jeune fille, charmée, l'encourageât à continuer par
un regard souriant:

--Ah! mademoiselle... pourrais-je n'être pas distrait!... en votre
présence adorable, ajouta-t-il au bout d'un instant.

Emmeline ne tint pas compte de l'intervalle dont il avait séparé chaque
membre de phrase, surtout le dernier. Elle fut convaincue que le coeur
rebelle d'Arthur était enfin vaincu, subjugué, car jamais elle ne
l'avait vu si ému.

C'est qu'elle aimait Lancelot depuis la première fois qu'elle l'avait
rencontré à un bal, chez l'intendant maritime de la station, il y avait
plus de huit mois déjà! Et huit mois, comme c'est long pour une personne
qui n'a d'autre occupation que le travail fantaisiste d'une imagination
fougueuse.

Ce soir-là fixa son avenir. Le comte fit, il est vrai, peu attention à
elle; mais l'amour a du goût pour les oppositions. On sait qu'il trouve
à butiner son miel là où un indifférent ne voit que des épines ou du
sable, et que, comme certains êtres animés, il (je parle toujours de
l'amour) se nourrit au besoin de sa propre chair.

Éprise du comte, Emmeline déploya toutes ses éloquentes finesses de
femme pour l'attirer chez son père. Elle jouissait naturellement de
la grande et excellente liberté que les moeurs anglaises accordent aux
demoiselles; aussi pouvait-elle faire des invitations en son nom; et se
conduire dans le monde comme chez nous une jeune dame de bon ton.

Mais la réussite de son projet ne présentait pas autant de difficultés
qu'elle l'avait supposé, en entendant dire que le comte Lancelot
était hautain, d'une politesse exquise, mais froide, d'une humeur
épigrammatique, surtout avec les femmes; un dandy de haute saveur qui
affectait d'être blasé sur tous les plaisirs.

Certes, ces rumeurs n'avaient rien d'agréable pour Emmeline.
Cependant, elles irritèrent sa passion naissante plutôt qu'elles ne la
refroidirent, et elle fut enchantée de voir que, dans cette soirée même,
Arthur témoignait à son frère Bertrand une préférence marquée sur tous
les autres jeunes gens.

La liaison entre eux fut très-prompte; elle fut bientôt très-étroite.

Emmeline s'en applaudit, quoique, parfois, elle se sentit piquée de
la tiédeur que Lancelot avait pour elle, tandis qu'il manifestait pour
Bertrand l'empressement le plus chaleureux.

Cette tiédeur à son endroit, il n'était guère possible de la considérer
comme un fruit de la timidité, car avec un grand air de distinction
et une conversation toujours raffinée, le comte était souvent hardi,
provocant dans ses expressions. Mais l'amour est si ingénieux pour
s'abuser, qu'Emmeline portait au compte de ce sentiment la réserve
d'Arthur.

Myope et bavard, à son habitude, le public les disait enflammés l'un
pour l'autre, et les mariait obligeamment chaque semaine.

Par ces courtes explications, on comprendra combien étaient précieuses
à mademoiselle du Sault les plus légères prévenances du comte Arthur
Lancelot.

Aussi, comme un lis s'incline sous la rosée bienfaisante du matin,
courba-t-elle la tête, en rougissant, sous la caresse de sa dernière
réponse.

--Vous êtes un flatteur, monsieur Arthur, murmura Emmeline pour dire
quelque chose.

--On n'est pas flatteur avec ceux que l'on aime; mais toute flatterie
pâlirait devant vous, reprit Lancelot de sa voix harmonieuse, dont on ne
pouvait entendre le timbre musical sans en rêver.

Emmeline rougit de plus en plus fort; un pas encore et le comte lui
faisait une déclaration. Il fallait l'y pousser. Et, tout en tournant
dans la ronde, elle lui décocha cette réflexion d'une dangereuse
naïveté:

--Oh! mais c'est qu'il y a aimer et aimer!

--Oui, répliqua Lancelot, par un bond qui plaçait subitement un abîme
entre le coeur de la jeune fille et le sien, oui, on a de l'amitié pour
ses amis, de l'amour pour ses ennemis!

Ce trait était acéré. Emmeline en frissonna. Il se pouvait néanmoins
que ce fût une de ces flèches sans portée sérieuse, comme le comte
se plaisait à en lancer dans le monde, et qui lui avaient valu dans
certaines coteries la réputation d'homme cynique. Emmeline essaya donc
de prendre gaiement cette réplique, et elle repartit en souriant:

--Il ne s'agit plus que de savoir, monsieur, dans quelle catégorie vous
me rangez?

La question était directe. Une réponse maladroite engagerait le coeur du
jeune homme ou briserait celui de la jeune fille.

Mais Lancelot n'était pas un écolier. Il s'en tira par un mot à double
entente.

--Oh! dit-il, le sourire aux lèvres, je range assurément mademoiselle du
Sault parmi les personnes aimées. Mais voici le _rill_ terminé, daignez
m'excuser un instant, mademoiselle!

Il avait conduit Emmeline à un siège. Il la salua rapidement et rentra
dans les salons.

Ses regards cherchèrent Bertrand; ils ne rencontrèrent que le capitaine
Irving, qui se disposait à partir.

--Pardon, lui dit Arthur Lancelot en s'approchant.

--Que me voulez-vous? fit l'officier avec hauteur.

--Vous dire un mot.

--Parlez.

--Pas ici, dans les jardins. Ce que j'ai à vous dire est entre nous.

--Il me semble que nous sommes seuls, dit sèchement le militaire.

--Eh bien, soit! puisque vous le voulez, causons ici.

--On y est aussi bien qu'ailleurs! reprit l'autre d'un ton bref.

--Vous savez que nous avons un compte à régler?

--Quel compte?

--Mais, dit Arthur d'un air dédaigneux, vous vous êtes permis d'être
grossier...

L'officier devint cramoisi comme son uniforme.

--Grossier! répéta-t-il en grinçant des dents.

--Je vous ai fait l'honneur de vous le dire, capitaine, reprit
impertinemment Arthur.

--L'honneur! paltoquet! mâchonna Irving.

--Eh! oui, l'honneur! dit Lancelot sans s'émouvoir de l'irritation du
militaire; donc vous vous êtes permis d'être grossier à mon égard, et
j'espère que vous voudrez bien...

--Je vous tuerai comme un chien! hurla l'officier.

Plusieurs personnes, qui jouaient ou causaient à quelque distance,
levèrent la tête.

--Pas si haut! dit Arthur; vous parlez à un homme qui n'est ni sourd, ni
de mauvaise compagnie!

--Oh! oh! c'est trop fort! maugréa Irving, vous me donnerez
satisfaction...

--Je l'entends bien ainsi!

--Fat!

--Les injures sont superflues, capitaine. A demain!

--A demain, monsieur! dit l'officier.

--Votre heure?

--Le plus tôt possible.

--Cela m'arrange parfaitement. Quatre heures du matin donc!

--Plus tôt si vous voulez! j'ai hâte de vous faire la leçon, monsieur le
dandy!

Et le capitaine Irving appuya sur ces mots avec l'emphase méprisante
qu'un de nos troupiers, courroucé par un _civil_, mettrait à lui dire
_monsieur le pékin_!

--Vos armes? demanda Arthur.

--Les vôtres?

--Oh! cela m'est égal.

--Alors, dit l'officier, nous prendrons le sabre.

--Le sabre, c'est un peu brutal, dit Lancelot en souriant.

--Vous refusez, blanc-bec? fit l'autre avec un haussement d'épaules.

--Du tout, du tout, capitaine. Le sabre m'accommode parfaitement. C'est
une arme que j'affectionne. Et maintenant, convenons du lieu de la
rencontre, s'il vous plaît, car demain nous n'aurons pas le temps de
prendre ces petits arrangements.

--Au creux d'Enfer, il y a une pelouse...

--Va pour le creux d'Enfer.

--A quatre heures, monsieur; je vous engage à faire vos dispositions
testamentaires, car je dois vous dire que je suis de première force au
sabre, reprit le capitaine en tortillant ses longs favoris roux.

--A quatre heures j'y serai, répondit tranquillement le comte Lancelot.

Et, saluant le militaire, il sortit du salon pour retourner à la danse,
sans remarquer que mademoiselle du Sault quittait vivement une fenêtre
ouverte de ce salon, à laquelle elle s'était tenue appuyée, derrière
une treille, pendant la plus grande partie de l'entretien du comte et du
capitaine.

Quand Arthur la rejoignit, elle causait avec son frère.

--Mon cher ami, lui dit Bertrand, je pars... vous m'excuserez; je ne
suis pas encore très-solide... Mais restez avec Emmeline... je vous
renverrai la voiture.

--C'est cela, dit la jeune fille. Il vaut mieux que tu rentres, mon bon
frère... Monsieur le comte me ramènera... je l'espère.

Et son regard interrogateur demanda une réponse affirmative à Lancelot.

--Vous sentiriez-vous indisposé? dit celui-ci avec inquiétude.

--Nullement, nullement, mon cher.

--Mais le médecin lui a défendu les longues veillées, intervint
Emmeline.

--Oui, et bonsoir... Amusez-vous bien, dit Bertrand.

--Attendez encore un instant, fit Arthur.

--Oh! pour moi, je veux rester au bal jusqu'à la fin, s'écria la jeune
fille en prenant le bras de Lancelot.

Celui-ci toussa d'un ton très-naturel en apparence, et il dit:

--Eh bien, c'est cela... oui... je ramènerai mademoiselle du Sault
lorsqu'elle...

Il avait traîné et prolongé sa phrase à dessein.

On vit tout à coup paraître Samson, dont la tête énorme dominait de plus
d'un pied les spectateurs.

--Ah! mon domestique! il y a quelque chose d'extraordinaire, dit Arthur
avec un air de contrariété fort bien joué.

--Quelle figure de requin! s'écria Bertrand.

--Il mériterait certainement une place distinguée parmi les fameux
Requins de l'Atlantique, n'est-ce pas? reprit le comte en riant.

--Oui, maître, dit Samson, avec son salut militaire.

--Tu m'apportes une nouvelle?

--Oui, maître.

Et levant la main à la hauteur des yeux, il fit deux ou trois signes.

--Oh! mon Dieu, est-ce désolant! murmura le comte; voilà qu'une
affaire...

Et s'adressant à Samson:

--Est-ce pressé?

--Oui, maître.

--Allons, va devant!

--Oui, maître, répondit le serviteur impassible, en se retournant tout
d'une pièce, après avoir renouvelé son salut.

--Mademoiselle, dit alors Lancelot à Emmeline, je suis on ne peut plus
affligé du contretemps...

--C'est bon, c'est bon, dit Bertrand, un mystère de plus sur votre
bilan, mon cher. Nous vous en tiendrons compte, ma soeur et moi!

Puis à Emmeline, qui rayait avec dépit, du bout de son ombrelle, le
sable de l'allée où ils devisaient:

--Pardonne-lui encore, petite soeur, mais à une condition.

--Et laquelle? s'enquit Lancelot.

--C'est que vous nous sacrifierez toute votre journée de demain.

--Oh! avec joie, si mademoiselle...

--Pouvez-vous douter que j'en sois heureuse! dit Emmeline avec un accent
de reproche.

--Désirez-vous partir seul? demanda Bertrand.

--Non, non, mon cher; si vous ne le trouvez pas mauvais, je vous
ramènerai.

--Quel bonheur! s'écria étourdiment Emmeline.

--Alors, je vais faire atteler.

--Allez, nous vous suivons.

Bertrand s'élança vers les communs, où les voitures avaient été
remisées. Mais en courant, un papier tomba de sa poche.

Arthur aperçut ce papier, qui échappa à l'attention d'Emmeline, trop
absorbée par ses pensées pour regarder ce qui l'entourait.

Le comte l'entraîna du côté où était tombé l'objet se baissa comme pour
cueillir une fleur, le ramassa et le serra dans son gousset de montre.

--Quelle délicieuse soirée, et comme il m'eût été bon de la passer tout
entière avec vous, mademoiselle! disait-il, en même temps à Emmeline.
Vous offrirais-je cet oeillet?

La jeune fille prit la fleur et la fixa à son corsage.

--Où êtes-vous? cria bientôt la voix de Bertrand.

--Ici, derrière le massif de rosiers, répondit Lancelot.

En entendant son frère, Emmeline avait tressailli. Elle arrêta son
cavalier par un mouvement brusque et subit.

--Monsieur Arthur, lui dit-elle avec une vivacité fébrile, il faut que
je vous parle... cette nuit...en secret... dans deux heures... à la
petite porte du parc... elle sera ouverte!

Avant que le comte, extrêmement surpris de cette impérieuse déclaration
eût eu le temps d'y répondre, Bertrand arriva.

--La voiture est prête, dit-il.

--Nous sommes à vous, répondit Arthur.

Montant dans la calèche de M. du Sault, ils revinrent promptement à la
ville.

Le voyage fut assez triste, chacun d'eux étant diversement, mais
profondément préoccupé.

--Nous vous descendrons chez vous, dit Bertrand au comte, en traversant
la rue de la Douane.

--Oh! je vous accompagnerai...

--Inutile, mon cher!... Voici votre porte! Bonne nuit!

--Bonne nuit à tous deux! dit Arthur en sautant à terre, après avoir
pressé la main des jeunes gens.

La calèche reprit le grand trot. Et le comte siffla.

Samson, qui avait suivi par derrière, accourut au galop.

--Va seller Betzy et attends, lui dit Lancelot.

--Oui, maître.

--Seulement, fais en sorte qu'on ne te voie pas.

--Oui, maître.

--Dans une heure, tu conduiras Betzy sur le chemin de la villa du Sault,
en dehors de la ville.

--Oui, maître.

Le comte, alors, ouvrit la porte de la maison et monta à son appartement
privé.




                                  V

                        LES DEUX RENDEZ-VOUS


Le comte Arthur Lancelot occupait une maison entière, dans la rue de la
Douane _(Duane-Street)_.

Cette maison n'avait que deux étages et un sous-sol.

Elle était construite à l'anglaise. On y arrivait par un escalier de
cinq ou six marches, défendu, comme la façade de la maison, par une
grille en fer, à hauteur d'appui, distante de deux mètres environ du
mur, et derrière laquelle végétaient quelques arbrisseaux.

Le premier étage comprenait les salons de réception; le second,
l'appartement privé du comte.

Seul, Samson avait accès dans cet appartement.

On y comptait quatre pièces: une salle à manger un cabinet de travail,
un boudoir et une chambre à coucher, où jamais profane n'avait pénétré,
pas même le fidèle serviteur.

Toutes les fenêtres étaient munies de barreaux en fer et les volets
intérieurement doublés avec de fortes plaques de tôle.

L'habitation se trouvait ainsi à l'abri des voleurs et des curieux; elle
pouvait, ou besoin, soutenir un siège de quelques heures... En entrant,
Lancelot battit du briquet, alluma une bougie placée dans le vestibule
sur une console, et après avoir soigneusement refermé la porte
extérieure, monta à son appartement.

Il s'arrêta dans le cabinet de travail.

C'était une petite pièce, tendue en cuir de Cordoue et meublée avec
un goût sévère: le secrétaire, la bibliothèque, le fauteuil étaient en
ébène, sans sculpture.

Des armes du plus grand prix, recueillies dans toutes les parties du
monde, pendaient aux parois de la muraille et y tenaient lieu de
peintures.

Arthur ouvrit le secrétaire, déposa son bougeoir sur la tablette,
s'assit, et tira de sa poche l'objet qu'il avait ramassé dans le jardin
de Bellevue.

Cet objet, roulé, de la grosseur d'un tuyau de plume, n'était autre
chose qu'un papier.

Le jeune homme le déplia, d'une main frémissante. Une écriture fine et
tourmentée le couvrait tout entier.

Lancelot en lut et relut les lignes, avec une émotion profonde.

--Ah! mon Dieu, s'écria-t-il en renversant ensuite sa tête sur le
dossier du fauteuil, mon Dieu! Je ne l'aurais jamais cru! lui, amoureux!
lui aimé de madame Stevenson! Malheur! malheur sur moi qui n'ai pas
prévu cette liaison! Mais peut-être est-il temps encore; peut-être
puis-je mettre des entraves à leur passion! car il ne faut pas qu'ils
s'aiment... S'aimer, eux! j'en mourrais de jalousie!

Il parcourut une troisième fois le billet et le froissa dans ses doigts.

--Non, cela ne sera pas! s'écria-t-il en se frappant le front. Dussé-je
enlever cette femme, cela ne sera pas; je les séparerai!... Voyons...
leur rendez-vous est à minuit! Quelle heure est-il?

Il jeta un coup d'oeil sur sa montre.

--Onze heures trois quarts, dit-il; j'y puis être... Mon entrevue avec
Emmeline est fixée à une heure du matin... Ce n'est pas loin; Betzy va
comme le vent; pourvu que je parte à une heure moins cinq minutes,
je serai exact. Mais que me veut cette pauvre fille!... Chère et
malheureuse Emmeline, elle est amoureuse de moi...

Un sourire triste passa sur son visage, et il poursuivit, comme s'il
répondait à une réflexion intime:

--Si elle savait... Étrange destinée que la mienne! Jeune, je désirais
la lutte... la lutte grande, terrible, celle qui s'enivre à la coupe des
chaudes amours et se baigne les mains dans le sang... Ai-je été traité
en enfant gâté par le Hasard ou la Providence, qu'on l'appelle comme on
voudra! parbleu! il ne m'importe guère!... Mais, il faut se hâter.

En prononçant ces paroles, le comte Lancelot se leva, alla à une
panoplie, en décrocha deux petits pistolets, qu'il mit dans sa poche
après les avoir chargés, et, s'enveloppant dans un manteau de drap
foncé, il échangea son chapeau de paille contre un feutre noir, et
ressortit.

La nuit était assez claire, quoique la lune ne brillât point.

Arthur se glissa silencieusement le long des maisons, enfila plusieurs
rues qu'il longea ou traversa sans rencontrer personne, et arriva enfin
devant une habitation isolée, bâtie au milieu d'un jardin de quelque
étendue.

Une haie l'entourait.

Le jeune homme franchit cette haïe avec une agilité qui eût fait honneur
à un gymnasiarque consommé.

Des avenues ombreuses s'étendaient de tous côtés.

Lancelot en prit une, rangea les arbres d'aussi près qu'il put, et en
marchant sur la pointe du pied.

Un mouvement de voix ne tarda point à frapper son oreille.

Il redoubla de précautions, se plia en deux et continua d'avancer, mais
dans la direction du son.

Bientôt, le bruit d'un baiser arriva à lui. Il frémit, s'appuya contre
un arbre, mit sa main sur sa bouche et la mordit pour s'empêcher de
crier.

La maison n'était plus qu'à quelques pas de lui.

Au balcon d'une fenêtre inférieure, on apercevait deux silhouettes: la
silhouette d'une femme et celle d'un homme.

La femme se tenait dans la baie de la fenêtre, l'homme au dehors, penché
par-dessus la balustrade du balcon, et à demi caché par un bouquet de
lilas.

--Oh! Bertrand! Bertrand! murmura Arthur en se rapprochant davantage
encore du couple.

--Que vous êtes bonne et qu'il m'est doux de vous le répéter, Harriet!
disait le jeune homme, passant son bras autour de la taille de la jeune
femme et l'attirant à lui.

--Oui, répondit-elle, oui, je suis trop bonne! et vous un ingrat, car
vous n'imaginez pas combien je m'expose, en vous recevant ici à pareille
heure!

--Le temps m'a semblé bien long, allez, depuis le moment où vous m'avez
remis le billet...

--A propos, ce billet, rendez-le-moi, monsieur.

--Quoi! vous ne me le laisserez pas, câlina le jeune homme! Il y a tant
d'amour! tant de bonheur pour moi dans ces lignes!

--Que ne les gravez-vous dans votre coeur! dit-elle en souriant; mais,
mon bon ami, l'écriture laisse des traces. Je ne serai tranquille que
quand ce papier n'existera plus.

--Vraiment! vous me le refusez, dit Bertrand d'un ton chagrin en
fouillant dans sa poche.

--Vraiment oui! une imprudence est si vite commise! Si mon mari...

--Oh! ne parlez pas de lui! ne parlez pas de lui! s'écria-t-il.

--Ma lettre! ma lettre! monsieur!

--Je ne la trouve pas, je l'aurai oubliée...

Ces mots furent dits d'un ton inquiet.

--Voyez! déjà! Oh! l'on ne devrait jamais confier ses pensées au papier?
fit la jeune femme, mais vous me la rapporterez demain, n'est-ce pas?

--Je vous le jure, Harriet, ma chérie! ma douce colombe, dit Bertrand en
imprimant ses lèvres sur le cou de sa maîtresse.

Une douleur aiguë traversa le coeur d'Arthur Lancelot comme un fer
rouge.

--Mais, demanda la jeune femme, après un moment de silence, comment
avez-vous pu venir sitôt?

--Oh! dit-il, dès que j'eus déposé chez lui le comte...

--Un fat! je ne l'aime guère, observa Harriet.

--Fat! lui! ne dites pas cela; c'est un noble et excellent ami, repartit
vivement Bertrand.

--Continuez, je vous prie, reprit la jeune femme en étouffant un
bâillement.

--La coquette! l'indigne coquette! pensa Lancelot.

--Donc, poursuivit Bertrand, après l'avoir descendu à sa maison, j'ai
prétexté que j'avais oublié de lui faire une communication importante
pour quitter ma soeur...

--Et personne ne nous a vu?

--Personne! Mais, Harriet, ma bien-aimée, ne me permettez-vous pas...

--Non, monsieur, non, minauda la jeune femme.

--Vous doutez donc de mon amour?

--Les hommes sont si trompeurs!

--Pouvez-vous me tenir un pareil langage, à moi qui n'ai jamais aimé et
n'aimerai jamais que vous!

--Petit menteur! murmura-t-elle en approchant ses lèvres des siennes.

Des larmes brûlantes s'amassaient sous les paupières du comte.

Oh! laisse-moi, laisse-moi entrer dans ta chambre! supplia Bertrand.

--Mais si l'on venait? répondit-elle tendrement, en lui formant un
collier de ses bras.

Un souffle de la brise écarta le cachemire qui lui servait de peignoir
et découvrit sa gorge blanche et ferme comme du marbre.

Bertrand frissonna de la tête aux pieds en y collant ses lèvres.

--Finissez! finis...! bégayait-elle.

--J'entre, n'est-ce pas?

--Mais mon mari!

--Puisqu'il est à son bord.

--Mais si par hasard!...

--Harriet, ne me l'avez-vous pas promis? Est-ce que je ne vous aime pas?
est-ce que pour vous plaire...

Tout en articulant ces paroles d'une voix palpitante Bertrand enjambait
la balustrade, sans que la jeune femme lui opposât une résistance
sérieuse; mais, à ce moment, le sable grinça sous des pas précipités.

--Quelqu'un! sauvez-vous! s'écria Harriet. Et elle se précipita dans sa
chambre, dont elle referma la croisée, pendant que son amant s'enfuyait
à travers les jardins, et pendant qu'Arthur, auteur de leur épouvante,
sautait par dessus la haie et regagnait la ville, en se disant:

--Comme ils m'ont fait souffrir! je ne me croyais pas autant de
patience... Enfin, je les ai séparés! Il n'est pas probable qu'ils se
revoient cette nuit... ni de longtemps... car j'aviserai au moyen de
jeter entre eux un obstacle insurmontable!

Une heure sonna à l'église métropolitaine.

--Ah! mon Dieu, je serai en retard! vite, courons, pensa-t-il.

Sur la route de la villa du Sault, il trouva Samson, qui l'attendait
flegmatiquement, près de deux chevaux de selle.

Ils les enfourchèrent en un clin d'oeil.

Arthur lança le sien au galop et Samson prit la même allure, après avoir
laissé entre le comte et lui la distance d'une centaine de mètres.

Au bout de cinq minutes, Lancelot était à la petite porte du parc.

Il appela son domestique.

--Tu conduiras, lui dit-il, les chevaux dan» le bois, et tu tâcheras
qu'on ne vous découvre pas. Si j'ai besoin de toi, je sifflerai.

--Oui, maître, répondit Samson en portant la main à la visière de sa
casquette.

Lancelot poussa la porte, qui s'ouvrit aussitôt et il vit Emmeline
adossée au mur, sous un berceau de chèvre-feuille. Un gros chien de
terre-neuve était couché près d'elle.

L'animal se dressa sur ses pattes en grondant.

--La paix, Médor, la paix! dit-elle en faisant signe au chien de se
taire.

--Mademoiselle, dit Arthur, en s'avançant vers elle...

--Monsieur, l'interrompit-elle, je vous dois l'explication d'une
conduite qui sans doute vous parait étrange. Voulez-vous m'offrir votre
bras, car la matinée est fraîche et je sens que je grelotte!

Le comte s'empressa de lui obéir.

Emmeline reprit d'un ton décidé.

--Monsieur Lancelot, vous devez vous battre...

--Mademoiselle...

--N'essayez pas de nier, je sais tout. Du reste, je serai franche avec
vous; je sens que la franchise est la seule excuse de ma manière d'agir.
Je vous ai épié et j'ai surpris votre conversation avec le capitaine
Irving; si, à présent vous voulez savoir pourquoi je vous ai épié, je
vous dirai...

Sa voix s'attendrit; un déluge de larmes lui coupa la parole.

Ce qu'elle n'acheva point, le comte le devina, et avec un tact, dont
elle le remercia aussitôt par un regard, il lui dit:

--Je ne vous demande point, mademoiselle, pourquoi vous m'avez
surveillé. Quelles que soient vos raisons, elles sont d'un noble coeur
je voudrais... mais ne parlons plus de cela. J'imiterai votre franchise;
oui, je dois me battre, à la pointe du jour!

Emmeline se prit à trembler au bras du jeune homme.

--Rassurez-vous, cependant, reprit-il, en souriant. Le combat aura lieu
au sabre. C'est une arme qui m'est familière. Je puis dire, sans vanité,
que je n'y ai point encore trouvé mon égal, par conséquent...

--Mais un hasard, monsieur!

--Oh! dit-il gaiement, le hasard est une divinité à laquelle je rends
un culte trop absolu, pour qu'elle me fasse défaut à l'heure du péril.
Plaignez plutôt mon adversaire, chère Emmeline.

--J'avais espéré, balbutia-t-elle, que pour m'être agréable, pour
m'_obliger_,--et elle souligna le terme,--vous renonceriez à ce duel,
dont la pensée seule me glace d'épouvante. Je voulais vous en parler,
vous conjurer de m'accorder cette faveur... avant de rentrer à la
maison; je l'aurais fait sans mon frère; mais, craignant que votre
amour-propre ne fût froissé, si j'abordais ce sujet en sa présence... je
vous ai prié...

--Croyez, mademoiselle, que je n'ai pas suspecté un seul instant
la pureté de vos intentions, répliqua Lancelot avec une affectueuse
sincérité.

--Vous ne vous battrez point, dit Emmeline.

--Je ne puis vous le promettre.

--Oh! si! fit-elle d'un ton suppliant, enfournant sur lui ses beaux yeux
noyés de pleurs.

--Je voudrais...

--Vous pouvez tout ce que vous voulez, vous!

Cette affirmation enthousiaste amena un sourire sur le visage du comte.

--Il serait à souhaiter, mademoiselle, dit-il en prenant la main
d'Emmeline.

--Mais, dit celle-ci, il n'est donc personne qui vous soit chère?

Lancelot soupira.

--Bien des personnes me sont chères, répondit-il ensuite; vous la
première, ma bonne Emmeline.

--Oh! si cela était! prononça-t-elle avec un accent du coeur, en
pressant la main du jeune homme.

--Oui, vous m'êtes chère, bien chère, vous et votre frère... vous êtes
l'un et l'autre ce que j'aime le plus au monde.

A ces mots, Emmeline se serra contre lui, ralentit sa marche, et laissa
nonchalamment tomber sa tête sur le bras de Lancelot.

Ce mouvement avait été si spontané; il témoignait de tant de confiance,
d'une tendresse si dévouée; la pose d'Emmeline était si séduisante, que
le comte se pencha légèrement et lui effleura le front avec ses lèvres.

--Oh! vous m'aimez, n'est-ce pas, Arthur? dit la jeune fille d'une voix
mourante, en fléchissant sous la violence de son émotion.

--Eh bien! eh bien! qu'est-ce que je vois? cria-t-on tout à coup à
quelques pas d'eux.




                                  VI

                               LE DUEL


--Mon frère! fit Emmeline, avec plus de surprise que de frayeur.

--Oui, dit le comte, c'est la voix de Bertrand, mais, ajouta-t-il,
très-bas, au nom du ciel! ne lui dites rien; ne lui parlez pas de ce qui
fait le sujet de notre entretien.

--Tiens! tiens! criait le jeune du Sault; vous m'en contez de belles,
mes bons amis. L'un a une affaire urgente, il rentre chez lui; l'autre
se déclare fatiguée, oh! bien fatiguée, elle ira »e coucher aussitôt
à la maison, et voilà que je les trouve tous deux en promenade
sentimentale dans le parc, à une heure du matin. Mais savez-vous ce que
je ferais si j'étais un frère comme il y en a?

Il prit une pause tragique, en tirant de sa poche un canif dont il mit
la lame au vent.

--Et que ferais-tu? demanda Emmeline, en riant aux éclats, quoi qu'elle
lui en voulût d'être venu les trouver à un moment si intéressant.

--Ce que je ferais! Eh bien, je vous immolerais à ma vengeance, puis je
me suiciderais... sur vos cadavres sanglants!

--Tais-toi! lui dit la jeune fille, laisse-là tes cadavres, le mot seul
me fait peur.

--Mais, continua Bertrand, je suis un frère débonnaire, une bonne pâte
de frère, j'adore ma petite soeur, je ne déteste pas son cavalier, et
vraiment, il m'en coûterait de priver la création de deux êtres aussi
charmants.

--Est-il aimable un peu, ce soir? murmura Emmeline.

--Disons ce matin et nous serons plus juste, repartit l'enseigne. Mais,
mes enfants, vous devez geler. Quelle idée de se donner des rendez-vous
à pareille heure, quand vous avez toute la journée à vous! Eh! par Dieu!
si quelquefois je vous embarrasse, il faut le dire. Je ne suis ni un
Othello, ni un mal appris! J'aime assez ma soeur pour satisfaire avec
joie ses fantaisies; je connais assez la solidité de ses principes pour
approuver ce qu'elle approuve. Allons, donnez-moi la main, Arthur, et
toi un baiser, belle noctambule!

--Vous avez raison, mon cher Bertrand, de juger ainsi votre soeur, dit
Lancelot après cet échange de cordialités, car notre entrevue avait pour
objet une...

--Voulez-vous bien garder vos secrets pour vous? est-ce que je les veux
savoir vos secrets? dit gaiement le frère d'Emmeline.

--Cependant...

--Je n'écoute rien.

--Le drôle de corps! fit la jeune fille en riant.

--Je vous ai dérangés, ce n'est pas ma faute, mais je me sauve.

--Du tout, s'opposa le comte.

--Prétendez-vous me garder?

--Oui, oui, répliqua Arthur.

--Une question alors? interrogea facétieusement Bertrand.

--Fais, dit sa soeur.

--A quand la noce?

Emmeline se serra, palpitante, contre Lancelot. Et, remarquant que la
demande avait embarrassé celui-ci, elle dit à son frère:

--Une autre question, une question préalable, s'il vous plaît, monsieur
l'inquisiteur.

--Ce n'est pas répondre ça, dit Bertrand.

--Comment se fait-il, poursuivit Emmeline, que vous vous trouviez ici,
à pareille heure, vous, un malade, qui devrait être au lit depuis le
crépuscule?

--C'est juste, appuya Arthur avec une teinte d'ironie.

--Oh! balbutia Bertrand, une affaire...

--Des affaires! comme monsieur Lancelot, quand il nous veut quitter,
interrompit la jeune fille.

--Un ami qui m'a retenu!

--Mais, dit Arthur, je croyais que vous vous rendiez directement à la
villa, quand vous m'avez quitté?

--Tiens! dit Emmeline, il n'est donc pas allé chez vous?

--Bertrand! non, répondit le comte, prenant plaisir à taquiner son ami.

--Ah! fit ce dernier, j'ai rencontré une connaissance et nous sommes
montés au club.

--A minuit! dit Emmeline en secouant la tête d'un air incrédule.

--D'abord, il n'était qu'onze heures...

--Mais que me vouliez-vous donc? reprit Arthur.

Bertrand était fort mal à l'aise. Il s'agitait comme s'il eût eu des
épines sous les pieds.

--Bon, bon! dit sa soeur. Il nous cache quelque chose. Mais va, sois
tranquille, nous ne te tourmenterons pas davantage. Conserve pour toi ce
que tu ne veux pas nous dire. On sera aussi discret que vous, monsieur.
Seulement tu nous expliqueras comment il se fait que tu rentres par la
petite porte du parc qui devrait être fermée!

--Oh! rien de plus facile, répondit-il du ton d'un homme soulagé d'un
lourd fardeau. J'allais passer par la porte de la grille, quand Médor,
sortant d'ici, s'est jeté dans mes jambes. Surpris que la petite
porte fût ouverte, j'ai monté pour la fermer au verrou, et voilà!
Pardonnez-moi, je me retire.

--Non, non, dit Arthur; restez.

--A mon tour, je dirai non; j'ai encore un mot à vous dire en
particulier, monsieur Lancelot.

Et se tournant vers son frère:

--Va m'attendre au bout de l'allée.

--Ah! dit-il, c'est que moi aussi j'aurais un mot à dire en particulier
à maître Arthur.

--Eh bien! tu lui parleras après moi.

--C'est sans doute pour cette affaire que vous étiez retourné, dit le
comte.

--Exactement, mon cher ami, exactement. Une affaire très-importante.
Dans un moment...

Il s'éloigna en sifflant l'air de _Rule Britannia_.

--Monsieur Arthur, dit la jeune fille regardant Lancelot en face,
monsieur Arthur, pouvez-vous me faire le sacrifice de votre duel?

--Mademoiselle, il...

--Répondez-moi nettement, je vous prie, pas de détours, pas de
faux-fuyants, vous êtes trop noble pour user de semblables expédients.

--Je ne puis vous faire ce sacrifice, dit le comte.

--Pouvez-vous me dire l'heure de la rencontre, car je compterai les
minutes.

Lancelot discerna un piège sous cette phrase.

--Oh! dit-il négligemment, ce ne sera pas pour aujourd'hui, puisque nous
sommes à deux heures du matin; peut-être pour demain.

--Mais, reprit-elle, je croyais que vous aviez dit que vous partiez ce
soir?

Arthur se mordit la lèvre. Il n'avait pas prévu cette pointe. Néanmoins,
il répondit sans hésiter.

--C'était mon intention. J'ajournerai mon départ...

--Et si un accident...

--Mademoiselle, dit-il d'un ton convaincu qui persuada jusqu'à un
certain degré Emmeline, je n'ai à craindre et ne redoute aucun accident.

--Seriez-vous assez obligeant pour m'envoyer quelqu'un dès que ce sera
terminé?

--J'aurai le bonheur d'être ce quelqu'un, si vous le permettez.

--Je prierai Dieu pour vous! dit Emmeline, en lui serrant la main.

--Mais embrasse-le donc, petite soeur! va, je ne regarde pas, cria
Bertrand, du fond de l'allée.

Arthur tressaillit. Ses sourcils se contractèrent. La jeune fille ne vit
point ce signe d'humeur. Elle inclina son front, espérant que Lancelot y
déposerait un baiser.

Il n'en fut rien; et elle le quitta, le coeur brisé, les larmes aux
yeux.

--Je ne serai pas plus longtemps que toi, lui dit Bertrand en passant à
côté d'elle, pour rejoindre le comte qu'il entraîna un peu plus loin.

Par un geste familier, qu'autorisait leur intimité, celui-ci passa son
bras par-dessus l'épaule de du Sault, et approchant son visage du sien:

--Voyons, que puis-je faire pour vous, mon Bertrand? lui dit-il.

--Oh! un service d'ami, une niaiserie! Seulement je ne voudrais pas que
ma soeur le sût; elle est si facile à émouvoir.

--Vous m'intriguez, dit Arthur affectant une ignorance complète,
quoiqu'il devinât bien ce dont son interlocuteur allait l'entretenir.

--Il s'agit d'un duel.

--D'un duel! êtes-vous sérieux?

--Cela vous étonne; vous qui en avez eu cent... on le dit, du moins.

--Oh! moi c'est bien différent.

--Pourquoi cola?

--Pourquoi? pourquoi?... Mais avec qui, ce duel?

--Le capitaine Irving.

--Ah! je m'en doutais.

--C'est un drôle qui filoute au jeu.

--Et vous vous battez avec un filou!

--Le point d'honneur, que voulez-vous, mon cher?

--Si vous le dénonciez, cela ne vaudrait-il pas mieux?

--Et des preuves?

--Mais on en trouve! Votre parole...

--Ma parole ne suffirait pas, mon cher Arthur.

--Quel sot préjugé que le duel!

--D'ailleurs je lui ai jeté mes cartes à la figure.

--L'insulte est grave...

--Il me faut des témoins. J'ai compté sur vous.

--Et vous avez bien fait.

--Voyez, je vous prie, le major Cooper, et demain c'est-à-dire
aujourd'hui, soyez à dix heures chez le capitaine. Est-ce convenu?

--Sans doute, mon cher Bertrand, dit-il avec effusion.

--Oh! comme vous paraissez inquiet! Pour moi, je vous assure que ça
ne m'émeut guère. Ce sera ma cinquième rencontre, et, vraiment, je n'y
pense même pas, fit le frère d'Emmeline d'un ton légèrement fanfaron.

--C'est, répliqua tristement Lancelot, que le duel me paraît une chose
grave, car deux hommes y compromettent leur existence...

--Des sornettes!...

--Bertrand!

--A demain, à midi, je vous attendrai le major et vous, pour connaître
les dispositions... Merci, à charge de revanche... Au revoir!

--Au revoir! proféra le comte, en suivant des yeux le jeune du Sault qui
courait rejoindre Emmeline, à l'extrémité de l'allée.

--Est-il beau! est-il brave! est-il aveugle! ajouta-t-il un moment
après. Mais il ne se battra point. Non, non, je lui éviterai ce danger.

Et Arthur Lancelot, sortant du parc, siffla Samson.

Le jour commençait quand il rentra chez lui.

--Samson, dit-il à son domestique, le cutter est en rade, n'est-ce pas?

--Oui, maître.

--Tu iras à bord immédiatement.

--Oui, maître.

--Tu diras au patron de se rendre à terre, en tenue d'enseigne, avec son
second dans le même costume.

--Oui, maître.

--Tu lui indiqueras la maison du vice-amiral, sais-tu où elle est?

--Oui, maître

--Ils iront, demanderont à parler à sa femme, lui diront que son mari
désire qu'elle vienne le trouver sur-le-champ; et ils la conduiront
à bord du cutter, où je veux qu'elle soit traitée avec douceur, mais
soigneusement enfermée. Est-ce compris?

--Oui, maître.

--Cela devra être exécuté avant huit heures. A dix la chaloupe
m'attendra au bas du Marché au poisson. La maison sera fermée, et nous
reprendrons la mer, mon vieux camarade.

--Oui, maître.

--Va!

Quand il fut seul le comte écrivit deux lettres;--l'une à Emmeline,
l'autre à Bertrand.

Puis, il changea de toilette, prit un doigt de Xérès, avec un biscuit,
choisit parmi ses armes, deux sabres de cavalerie d'une trempe et d'une
finesse admirables, les cacha dans son manteau, et courut à la poste, où
il jeta ses lettres.

Trois heures du matin sonnaient.

Lancelot s'achemina vers l'Hôtel du Gouvernement, fit éveiller deux des
secrétaires de sir Charles Prévost, qui consentirent volontiers à lui
servir de témoins.

--Mais nous aurions besoin d'un chirurgien, dit l'un.

--Inutile, répondit Arthur. Le creux d'Enfer est tout près d'ici. On
rapportera le blessé.

--Ou le mort, ajouta l'autre.

--Comme vous voudrez, dit froidement Arthur.

--Ce diable d'Irving, il n'a pas de chance! reprit le secrétaire. S'il
vous connaissait...

--Chut! fit le comte en posant le doigt sur ses lèvres, et montrant
l'autre témoin qui achevait de s'habiller.

--Je suis prêt, dit celui-ci.

--Nous monterons dans une de vos voitures, messieurs, dit le comte.

--Soit!

A quatre heures précises, ils arrivèrent au creux d'Enfer, précipice
effroyable, situé dans le bois, à un quart de lieue au plus d'Halifax.

Une jolie pelouse, très-unie, borde l'abîme.

Le capitaine Irving était déjà sur le terrain avec deux officiers de son
régiment.

Les quatre personnages se saluèrent courtoisement.

Les armes furent tirées au sort; le capitaine eut l'avantage; il se
décida naturellement pour celles qu'il avait apportées et qui étaient
fort lourdes. Comme il était très-vigoureux, et comme la main fluette de
son adversaire ne paraissait pas douée d'une force bien grande, il avait
choisi, dans sa collection et celle de ses amis, les sabres les plus
pesants qu'il put trouver.

C'étaient des lames droites, dont on pouvait également se servir pour la
pointe et la contre-pointe.

--Est-ce au premier sang? demanda l'un des seconds.

--C'est à la mort? répliqua le capitaine en brandissant son espadon.

--Eh bien! prenez vos positions, dit un autre témoin.

--Avant de commencer, messieurs, permettez-moi de vous dire, prononça
le comte, que quelle que soit l'issue de la lutte, je quitterai Halifax
aussitôt après, si elle ne m'est pas fatale.

--Oh! soyez tranquille, s'écria Irving d'un ton féroce, vous avez
terminé votre dernier voyage terrestre, mon petit monsieur; et si vous
n'êtes pas préparé pour celui de l'autre monde...

--Point d'injures, capitaine, interrompit sévèrement un des officiers
qu'il avait amenés.

--Allez, messieurs! ordonna le principal témoin de Lancelot.

Sans faire parade de son habileté, celui-ci tomba élégamment en garde.

Le capitaine débuta, en matamore, par une série de moulinets qui
n'avaient d'autre but que d'intimider son antagoniste, en lui montrant
avec quelle prestesse il maniait un sabre. Mais Arthur ne sembla même
pas surpris de cette formidable mise en scène.

L'arme d'Irving roulait autour de sa tête avec une rapidité
vertigineuse. Aux rayons du soleil levant, elle jetait des lueurs
scintillantes.

Lancelot se contentait de maintenir sa garde.

--Parez-moi celle-là! vociféra Irving, en lui décochant soudain un coup
de taille, qui fut aussitôt relevé.

Des étincelles jaillirent des deux fers entrechoqués.

--Et celle-là! reprit le capitaine dégageant son sabre par un
demi-cercle et poussant de l'estoc.

Le comte lui opposa une tierce, redressa son arme, frappa brusquement
celle de son adversaire à quelques pouces de la poignée, et la fit voler
à dix pas de distance.

--C'est assez! c'est assez! l'honneur est satisfait, messieurs, dirent
les témoins.

--Non, non, je veux découdre le ventre de ce morveux, hurla Irving, qui
avait ramassé son sabre et revenait furieux sur Lancelot.

--Je vous croyais plus fort, dit tranquillement le jeune homme.

Ces mots poussèrent à son comble l'exaspération du capitaine.

Il se précipita comme un fou sur le comte, frappant à droite, à gauche,
en avant, sans règle ni mesure, et négligeant les feintes pour évoluer
autour d'Arthur et faire tourbillonner sa lame sur la tête du jeune
homme.

Mais partout il trouvait l'arme de Lancelot, au-devant de la sienne;
partout une défense froide, sûre, qui déjouait et fatiguait ses
attaques.

C'était un beau, un terrible spectacle.

Le capitaine haletant, le visage enflammé, la bras droit sans cesse en
mouvement, le corps s'agitant en tous sens, tournant avec une célérité
fiévreuse, et prenant son adversaire dans un cercle de fer éblouissant.

Arthur ferme, calme, l'oeil perçant toujours en éveil, ne bougeait pas
de place. Il pivotait sur ses pieds, il paraissait ne point vouloir
prendre de détermination agressive, quoiqu'il ne perdit pas une des
fautes d'Irving.

Sa grâce, la facilité de son jeu, la souplesse de ses phrases, et son
impassibilité, quand la plus légère inattention, un clignement des
yeux, lui pouvait être fatal, tranchaient d'autant mieux qu'Irving,
déjà épuisé, la respiration sifflante, le poignet appesanti commençait à
ferrailler lourdement en poussant des cris rauques.

Bientôt ses bottes devinrent plus lâches, moins fréquentes. La lassitude
le dominait. Désormais il était au pouvoir du comte. Se sentant faiblir,
il recueillit tout ce qui lui restait de force, pour une dernière passe.

Mais alors, Lancelot allongea le bras et lui porta un coup de manchette.

Le capitaine laissa échapper son sabre, avec un flot de sang. Il avait
le poignet de droite profondément entaillé!

--Ah! vous me donnerez ma revanche! proféra-t-il sourdement.

--Quand vous serez guéri, je le ferai avec plaisir, si cela peut vous
être agréable, répondit Arthur.

Et il ajouta intérieurement:

--Ce brutal en a au moins pour trois mois. Mon Bertrand ne se battra pas
avec lui.




                           DEUXIÈME PARTIE

                    LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE



                                  I

                      MADAME HARRIET STEVENSON


Nous avons dit qu'en entendant un bruit de pas dans l'allée, madame
Harriet Stevenson était rentrée dans sa chambre.

En une seconde, elle eut quitté son peignoir et se fut pelotonnée dans
son lit.

Vivement émue, elle prêta une oreille attentive. Mais les battements
désordonnés de son coeur neutralisaient tous les efforts qu'elle
faisait pour écouter. Peu à peu, cependant, le sang cessa de courir
précipitamment dans ses veines; elle se calma; sa frayeur se dissipa.
Elle se releva, promena autour d'elle un regard timide, et marcha sur la
pointe des pieds, vers la fenêtre.

La nuit était claire, sereine. Les yeux d'Harriet plongèrent dans les
avenues sans rien distinguer qui la pût inquiéter. Tout paraissait
tranquille au dehors; seuls les feuillages élevaient leurs voix
frémissantes doucement balancés par la brise du matin.

--C'est singulier, se dit madame Stevenson; je suis pourtant bien sûre
qu'on a marché dans le jardin... Ah! qu'est-ce que j'aperçois!... Non,
ce n'est rien, une erreur de mes sens, si j'osais, je sortirais...
maintenant, je ne pourrais dormir... Appelons Kate.

Elle agita une sonnette.

Au bout de cinq minutes, une jeune servante, à la mine effrontée, se
montra.

Elle tenait d'une main un fichu à moitié croisé sur sa poitrine, et de
l'autre un jupon, qu'elle n'avait pas eu le temps d'attacher.

--Qu'y a-t-il, madame? dit-elle en bâillant.

--Vous ne veillez donc pas, Kate! répondit madame Stevenson avec humeur.

--Ah! je me suis endormie; madame était si longue! répartit la soubrette
d'une voix insolente.

Sa maîtresse avait sans doute des raisons pour ne la point rudoyer, car
elle reprit moins haut:

--Et vous n'avez rien entendu?

--Entendu... quoi?

--Mais il y avait quelqu'un dans le jardin.

--Sans doute, il y avait le cavalier à madame, répliqua impertinemment
Kate.

Madame Stevenson fut blessée.

--Vous prenez un ton..., dit-elle.

--Ah! si madame n'est pas contente de mes services... fit la servante.

--Je ne dis pas cela, je ne dis pas cela.

--Ce n'est déjà pas si amusant ici! continua Kate.

--Que vous manque-t-il? ne suis-je pas généreuse?

--Il faut passer les nuits...

--Mais je vous paie.

--Ce serait du propre, si vous ne me payiez pas, riposta la domestique
avec un accent revêche.

--Voyons, voyons, ma bonne Kate, ne faites pas ainsi la méchante,
dit madame Stevenson, en prenant sur une crédence, une couronne en or
qu'elle glissa dans la main de sa camériste.

--Merci, dit avec une révérence, Kate, dont le visage chafouin prit
aussitôt un air soumis et respectueux.

--Alors, dit Harriet, vous n'avez rien entendu?

--Rien, madame, je m'étais endormie.

--Il n'est entré personne dans la maison?

--Oh! pour cela, non.

--Vous en êtes certaine!

--C'est moi-même qui ai verrouillé les portes, madame.

--Et celle du jardin?

--Je l'ai aussi fermée dès que monsieur...

--C'est bon, c'est bon, dit vivement madame Stevenson. Pourtant on nous
a épiés. Je n'en puis douter.

--Épiés, et qui ça pourrait-il être?

--Mon mari, répondit-elle d'un ton songeur.

--Lui! ah! Sainte-Vierge, il n'y pense guère, le pauvre cher homme!
s'écria Kate, en souriant. Je parie qu'il dort comme une pioche sur son
hamac. Sir Henry vous épier! on ne me fera jamais accroire cela, madame;
non, jamais de jamais?

--Alors, comme vous venez de le dire, qui cela pourrait-il être?

--Madame se sera trompée.

--Du tout! du tout! on a piétiné, et très-fort dans le jardin.

--Un chat qui courait après sa chatte, dit Kate on éclatant de rire.

Madame Stevenson rougit jusqu'au blanc des yeux. Si elle n'eût écouté
que sa colère elle eût battu cette fille impudente, qui la bravait aussi
hardiment. Mais elle avait, comme la plupart des femmes légères, eu le
tort de mettre une servante dans ses confidences, et celle-ci, comme
le font les gens de sa classe, se vengeait alors sur sa maîtresse des
humiliations de la domesticité.

--Non, ce n'était point un chat, dit Harriet, en refoulant encore une
fois son irritation.

--Peut-être le chien du jardinier. Il connaît monsieur du...

--Pas plus un chien qu'un chat; c'était un homme.

--Pas possible, madame!

--J'en ai la conviction.

--Mais où était-il?

--Pas loin de nous, malheureusement!

--Et il pouvait vous entendre? demanda Kate, sans chercher à déguiser
une joie maligne.

--Je le crains, ma chère enfant.

--Pourtant, reprit la soubrette, je ne vois pas comment il aurait pu
s'introduire...

--Les baies sont si peu élevées!

--Quatre pieds de haut, madame, quatre! et des épines longues de deux
doigts, pointues comme des lances!

--Si nous cherchions? dit Harriet.

--Si nous cherchions? répéta Kate surprise.

--Mais oui: dans le jardin. Il a dû laisser des traces!

--Quelles traces?

--Ses pieds ont sans doute fait des empreintes sur les plates-bandes.

--Et quand ils en auraient fait, à quoi cela nous avancerait-il?

--Oh! beaucoup. Nous saurions si c'est un homme du monde de...

--Et si c'était un voleur, madame!

--Vous avez peur?

--Dame! on ne vit pas deux fois!

--Je ne vous croyais pas poltronne. Mais c'est une idée. Allumez la
petite lanterne dont nous nous servons dans nos excursions, et nous
irons reconnaître la piste.

--Je n'oserai jamais, dit Kate.

--Avec moi! s'écria résolument Harriet

--Même avec vous, madame.

--Si nous découvrons quelque chose, je vous donne une autre couronne.

La perspective de cette libéralité dorée, dissipa les frayeurs de la
femme de chambre.

Elle acheva de fixer son jupon à sa ceinture, pendant que madame
Stevenson s'enveloppait frileusement dans une mante et chaussait des
mules oubliées au pied de son lit.

La lanterne fut allumée.

Pour ne point éveiller les soupçons des autres domestiques, elles
ouvrirent la fenêtre et toutes deux, Harriet la première, escaladant la
balustrade du balcon, se trouvèrent dans le jardin.

A peine eurent-elles fait cinq ou six pas, que Kate poussa une
exclamation.

--Qu'y a-t-il? interrogea madame Stevenson.

--Un mouchoir! un mouchoir au pied de cet arbre. Il est en soie! tenez,
voyez, madame.

Et la soubrette tendit à sa maîtresse un précieux foulard à coins
délicatement brodés.

--Ce n'est pas à vous, ça, madame, je connais tous vos mouchoirs aussi
bien que les miens, dit Kate, pendant que madame Stevenson considérait
curieusement le foulard.

--Un A, un L et une couronne de comte, murmura celle-ci qui venait de
découvrir le chiffre.

--Et voici des pas joliment légers, joliment menus; on dirait des pas
de femme, reprit la servante, mais il y a des talons. C'est un homme!
sainte Marie! a-t-il les pieds petits celui-là!...

--Suivons ces pas, dit Harriet en mettant le mouchoir dans sa poche.

--Oh! mais, objecta Kate, s'il était caché...

--Vous ne voulez donc pas gagner la couronne?

--Si, madame; cependant...

--Ah! vous êtes une poule mouillée. Donnez-moi la lanterne; j'irai
seule.

--Oh! je ne souffrirais pas...

--Eh bien, venez donc, peureuse!

Les traces des pas les conduisirent jusqu'à la haie. Là, on remarquait
deux pieds profondément imprimés, comme les produirait un homme en
sautant d'une certaine hauteur sur un sol mou.

--Ces pas ne sont assurément pas ceux de Bertrand, dit Harriet; outre
qu'il a le pied plus grand que celui-ci, la pointe en est dirigée vers
la maison. D'ailleurs, il ne s'est pas sauvé de ce côté. Mais qui ça
peut-il être? A. L. une couronne de comte! En y rêvant, j'éclaircirai
ce mystère. C'est assez, Kate, rentrons. Il fait un froid glacial, ce
matin?

--Êtes-vous contente de moi, madame?

--Oui, vous aurez la couronne et, de plus, mon vieux châle rouge qui
vous plaît tant.

--Comme madame est donc bonne! s'écria la camériste.

Et, à part, elle se dit:

--Oh! ce foulard, ce foulard, tu me le paieras plus cher que ça.

Revenue dans sa chambre, madame Stevenson fit remplacer sa veilleuse par
une lampe, congédia Kate, plaça la lampe sur un guéridon près d'elle, se
coucha et se mit à examiner de nouveau le mouchoir.

Beauté pâle, blonde, fluette diaphane, figure de Keepsake, vrai type
des vignettes anglaises, Harriet Stevenson, avec une imagination
horriblement déréglée, n'avait ni sens, ni sensibilité. Le marbre n'est
pas plus glacé que ne l'était son coeur, le bleu de l'Océan pas plus
froid que le bleu de ses yeux.

Née d'un père émigré français, nommé de Grandfroy, et d'une mère
anglaise, mariée fort jeune, à sir Henry Stevenson, vice-amiral,
commandant la station d'Halifax, elle avait, à vingt-cinq ans, noué cent
intrigues, dont plusieurs fort scandaleuses; elle s'était compromise de
cent manières; les femmes la fuyaient, les hommes s'attelaient en foule
à son char; on lui avait donné pour amants la plupart des officiers
et des jeunes dandys de la ville, mais il n'en était pas un qui pût se
flatter d'avoir franchi la grille de ce balcon, où nous l'avons vue en
conversation amoureuse avec Bertrand du Sault, pas un à qui elle se fût
entièrement livrée.

Marguerite de Bourgogne tuait ses amants après leur avoir livré les
charmes de son corps, Harriet Stevenson, désespérait les siens après les
avoir enivrés des perfides caresses de son esprit.

Laquelle l'emportait sur l'autre en monstruosité?

Le vice-amiral était-il un mari déshonoré qui fermait les yeux, ou
un incrédule, ou un sceptique, ou un frondeur qui, connaissant le
tempérament de sa femme, se moquait des victimes que faisait cette
détestable sirène.

Mais, si on lui parlait d'une des escapades d'Harriet il souriait
malicieusement et se frottait les mains.

Une nuit, il la surprit en tête-à-tête avec un jeune homme, dans une rue
écartée.

--Le galant se crut perdu. Il lâcha le bras de madame Stevenson et
détala à toutes jambes.

Le vice-amiral courut après lui, le rattrapa, l'arrêta au collet.

--Mille écubiers, mon ami, lui dit-il, est-ce ainsi qu'à minuit on
abandonne une femme au milieu de la chaussée! Allons, revenez bien vite
faire vos excuses à madame Stevenson, sinon, je prends votre place.

Et ce n'était pas le seul trait de même nature qu'on prêtât à ce commode
époux.

Certain officieux,--il y en a partout,--lui remit confidentiellement une
lettre fort passionnée qu'Harriet avait écrit à un sous-lieutenant. Tout
autre que sir Henry y eût découvert la preuve d'un commerce adultère.

--Ah! dit-il, d'un ton ravi, après avoir lu la lettre d'un bout à
l'autre, je ne savais pas que ma femme eût un style aussi poétique. Il
faudra que je lui en fasse compliment.

Le mariage n'était donc pas une chaîne pesante pour Harriet. Et l'on
a vu qu'elle usait largement de la liberté que lui laissait sir Henry.
Tombé dans les filets de cette affreuse coquette, Bertrand du Sault
était destiné au même sort que ses devanciers. Et, comme il devenait
trop exigeant, elle avait pris la détermination de lui donner son congé,
la nuit même où, après l'avoir montré, nous achevons sa présentation à
nos lecteurs.

--Un A, un L, une couronne de comte! qui ça peut-il être? répétait-elle,
en secouant la tête.

Elle réfléchit encore, et tout à coup:

--Ah! suis-je sotte, s'écria-t-elle, ce chiffre, c'est le chiffre
de monsieur le comte Arthur de Lancelot, ce faquin dont le rôle
ténébreux...

Oh! je le percerai à jour! Il a fait le dédaigneux avec moi, mais...!
monsieur Lancelot! monsieur Lancelot, comte interlope; vous
vous introduisez nuitamment... J'ai déjà sur votre personne des
renseignements... Oh! nous verrons... Mais, qu'est-il venu faire? Que
voulait-il... Est-ce que, par hasard, il m'aimerait?...

Le sommeil surprit la jeune femme au milieu de ce monologue.

Un violent coup de sonnette l'éveilla en sursaut.

--Madame, madame, cria Kate en entrant, tout effarée dans la chambre,
sir Henry vous fait demander?

--Sir Henry! quel conte...

--Il a envoyé deux officiers. Il veut vous parler sur-le-champ. Son
vaisseau appareille pour une expédition.

Harriet sauta à bas du lit.

--Donnez-moi une robe de chambre et habillez-moi lestement, dit-elle.

Sa toilette du matin terminée, madame Stevenson passa dans le parloir,
où elle trouva effectivement deux enseignes de la marine anglaise, qui
lui répétèrent que son mari désirait avoir un entretien avec elle, avant
de partir en croisière contre les pirates qui infestaient le golfe.

--Le vaisseau-amiral est à un mille du port seulement, dirent-ils.

Ce message n'avait rien d'extraordinaire. Plusieurs fois déjà, sir Henry
avait ainsi mandé sa femme. L'heure n'était même pas indue, puisque
probablement, on profitait d'un vent favorable pour mettre à la voile.
Madame Stevenson pria les enseignes d'attendre un moment. Elle
rentra dans sa chambre, se vêtit chaudement et commanda à Kate de
l'accompagner.

Cet ordre ne parut pas faire plaisir aux officiers; mais ils se
contentèrent d'exprimer leur contrariété par un regard d'intelligence
qui échappa aux deux femmes.

On se mit en route. Il était cinq heures du matin.

Dans le port, au pied du quai du Marché, se balançait une chaloupe,
conduite par six vigoureux rameurs, portant, comme les enseignes,
l'uniforme de la marine royale.

Le pavillon amiral flottait à bord de la chaloupe qui partit aussitôt
après avoir reçu ses passagers.

Ils traversèrent la rade en silence; mais dès qu'ils endurent sortis,
madame Stevenson s'aperçut que l'embarcation pointait dans une direction
contraire à celle où elle savait que l'escadrille anglaise se tenait en
observation.

Elle en fit la remarque à l'enseigne qui gouvernait.

--Madame, répondit-il froidement, ce n'est point le vaisseau-amiral que
nous allons rejoindre, mais le cutter des _Requins de l'Atlantique_.
tique.




                                  II

                             L'ENLÈVEMENT


--Oubliez-vous à qui vous parlez, monsieur? fit la jeune femme avec
hauteur.

--Nullement, madame.

--Savez-vous que je suis...?

--Madame Harriet Stevenson, femme du vice-amiral commandant la station
d'Halifax, je le sais parfaitement.

--Eh bien, monsieur, veuillez avoir pour la femme de votre supérieur
les égards qui lui sont dus. Dites-moi immédiatement où est le
vaisseau-amiral.

--Là, madame, répondit l'enseigne, en désignant l'est avec son doigt.

--Et, comment se fait-il que nous marchions au nord? reprit-elle avec
une surprise qui n'était pas exempte d'inquiétude.

--Parce que, madame, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, il y a un
instant, nous allons rallier _les Requins de l'Atlantique_.

--_Les Requins de l'Atlantique_! fit-elle en se levant très-émue, tandis
que Kate jetait partout des yeux effarés.

Mais Harriet se rassit aussitôt:

--Ah! dit-elle, comme si elle parlait à sa soubrette plutôt qu'aux
marins, c'est un petit tour que sir Henry aura chargé ces messieurs de
nous jouer.

Et, s'adressant à l'officier:

--Voyons, monsieur, cessez une comédie qui a perdu tout son sel,
puisque nous n'en sommes pas les dupes, et conduisez-moi directement au
vaisseau-amiral.

--Aborde, joue, bâbord! ordonna l'enseigne, sans répondre à madame
Stevenson.

Celle-ci se leva de nouveau; elle était effrayée.

A quelques brasses d'eux se balançait un cutter qui, sauf cette
particularité que, de la ligne de flottaison jusqu'aux cacatois, il
était noir comme l'ébène; coque, mâts, voiles, gréement, tout paraissait
être un yacht, appartenant à quelque riche habitant d'Halifax.

--Où me menez-vous, monsieur? je veux savoir où vous me menez? dit-elle
impérieusement.

--A cette embarcation, madame, répondit le pilote.

Et il indiqua le cutter, dont ils n'étaient plus éloignés que de
quelques brasses.

--Cette embarcation...

--Oui, madame, le _Wish-on-Wish_[2], ou si vous aimez mieux,
l'_Émerillon_.

[Note 2: Terme indien; les Américains ont nommé l'Émérillon
_Whippoor-Will_.]

--Qu'est-ce que cela?

--Rasseyez-vous d'abord, vous pourriez tomber.

Madame Stevenson obéit, en pâlissant. La vue du prétendu yacht de
plaisance et des gens qui le montaient,--mines hardies, sauvages,
vêtements, chemises, pantalons, vestes, chapeaux aussi noirs que leur
navire,--l'avait remplie de terreur.

Kate grelottait à côté d'elle.

--C'est, répondit l'enseigne, le cutter des _Requins de l'Atlantique_.

--Mais ce n'est pas possible! vous voulez nous mystifier, monsieur.

--Laisse arriver! commanda-t-il.

Quittant leurs rames, deux des matelots venaient de happer une corde
qu'on leur avait lancée du cutter.

La mer était belle, unie comme une glace, l'abordage eut lieu sans
secousse.

--Je ne monterai pas sur ce navire, monsieur, dit madame Stevenson, en
promenant autour d'elle un regard scrutateur, dans l'espoir de découvrir
un bateau qu'elle pourrait héler.

Mais, à l'exception de quelques voiles blanchissant à l'horizon, et des
flèches des bâtiments mouillés dans le port d'Halifax, à plus d'un
mille de distance, on n'apercevait rien que l'eau, le ciel et le sombre
cutter.

--Il me serait pénible, madame, repartit l'enseigne, d'avoir à employer
la force pour obtenir de vous ce que nous désirons, cependant je vous
déclare que, si vous faites la moindre résistance, nous n'hésiterons
pas.

--Ah! madame, madame, ils vont nous tuer! s'écria Kate en éclatant en
sanglots; quelle idée vous avez eue aussi de m'emmener avec vous?

--Sois tranquille, la poulette, on aura soin de toi, dit un des rameurs.

L'enseigne fronça les sourcils.

--Tom, dit-il au matelot, vous recevrez vingt-cinq coups de garcette
pour votre observation.

Ces mots furent dits d'un ton calme, mais derrière lequel on sentait une
décision inflexible.

Tom courba la tête, en homme qui reconnaît qu'il a commis une faute, et
continua d'amarrer la chaloupe au cutter.

--Enfin, monsieur, expliquez-moi ce que vous me voulez, dit madame
Stevenson.

--Vous le saurez bientôt. Veuillez seulement vous rendre à notre
invitation.

Et il lui présenta la main, pour l'aider à passer sur le cutter.

Mais elle le repoussa, avec un geste de mépris.

--Comme il vous plaira, madame, répliqua-t-il.

Harriet hésita une seconde; puis, revenant à sa supposition que c'était
une petite malice de son mari pour la railler, elle s'élança sur le
léger navire en disant:

--Allons, je vous suis, messieurs. Mais au moins vous ne pourrez dire à
sir Henry que vous m'avez causé une grande peur.

Kate monta après elle sur le _Wish-on-wish_.

--Quel charmant cutter! s'écria madame Stevenson admirant, en
connaisseuse, l'élégance des formes du frêle bâtiment.

--Daignez m'accompagner à l'intérieur, madame, reprit renseigne qui
semblait commander l'équipage.

--Mais, monsieur, il fait très-bon sur le pont. La matinée est superbe,
je me trouve parfaitement ici.

Et; s'adressant à sa femme de chambre:

--Kate, ma fille, étendez près du mât, mon sac de nuit. Je m'en ferai un
siège.

--Pardon, madame, j'ai ordre de vous faire descendre dans la cabine.

--Ah! madame, madame! le canot qui s'en va! s'écria Catherine[3],
désolée en remarquant que la chaloupe regagnait Halifax.

[Note 3: On sait que _Kate_ est l'abréviation de Catherine.]


--Voulez-vous bien ne pas larmoyer comme ça, dit sa maîtresse. On
donne sans doute une fête à surprise sur le vaisseau-amiral, et cette
embarcation retourne chercher les autres invités. Ce sera ravissant; les
excentricités de sir Henry sont fort aimables. Celle-ci m'enchante. Je
me serais ennuyée tout le jour...

--J'ai l'honneur, madame, de vous renouveler...

--Ah! monsieur l'enseigne, interrompit-elle vivement, mais sans aigreur,
je me soucie de vos ordres comme d'une robe hors de mode, je suis bien
ici et j'y reste. Si l'on vous met aux arrêts pour avoir manqué à la
consigne, je saurai bien les faire lever, ou adoucir votre captivité,
ajouta-t-elle avec un de ses sourires les plus fascinateurs.

Mais ni les paroles, ni le sourire ne firent impression sur l'officier.

--Vous ne voudriez pas que j'employasse la violence! dit-il.

--Eh bien, essayez! riposta-t-elle, en continuant ses mines.

--Je le regrette, dit-il froidement.

Il appela:

--Pierre!

Un des trois matelots occupés à laver le pont, leva la tête.

Du bout de l'index, l'enseigne lui montra madame Stevenson.

--C'est bien, patron, dit Pierre, laissant ses éponges et s'avançant
vers la jeune femme.

--Si vous avez le malheur de me toucher! dit-elle, avec un geste de
reine révoltée.

Mais, sans mot souffler, le matelot la prit dans ses bras robustes. Elle
cria, se débattit, menaça, injuria. Ce fut en vain. Pierre la transporta
silencieusement dans une étroite cabine, au pied du mât.

Kate, les joues baignées de larmes, l'y accompagna en gémissant.

Après avoir déposé madame Stevenson sur un sofa, Pierre se retira.

--Si vous avez besoin de nos services, pour quoi que ce soit, vous
sonnerez, madame, dit l'officier sur le seuil de la cabine. Mais il vous
est défendu de sortir d'ici. Ainsi je ferme cette porte.

Il recula, tira la porte de la cabine sur lui et la ferma à clef.

La surprise, l'indignation, la colère, avaient coupé la parole à madame
Stevenson.

--Ah! nous sommes perdues! nous sommes perdues! madame, madame, nous
sommes perdues! clamait Catherine en sanglotant sur le canapé.

--Taisez-vous! vous m'impatientez avec vos pleurnicheries! répondit
durement Harriet.

--Nous sommes perdues! ils nous assassineront, continua la femme de
chambre, trop absorbée par ses terreurs pour entendre les ordres de sa
maîtresse.

Harriet ne pouvait s'imaginer qu'on l'avait enlevée. Elle cherchait,
dans son esprit, mille raisons pour se convaincre que tout cela n'était
qu'un badinage, qui se terminerait par quelque merveilleux festival,
à bord de l'_Invincible_. Cependant, elle se promettait bien de faire
punir sévèrement cet enseigne mal appris, qui s'était comporté d'une
façon si grossière avec elle.

La cabine où on les avait emprisonnées était fort exiguë, mais richement
meublée et lambrissée en bois de santal.

Elle recevait le jour par le plafond, de sorte qu'il était impossible de
voir ce qui se passait autour du cutter.

A huit heures, on servit aux deux femmes un excellent déjeuner qui eut
l'avantage de rassurer Kate, et d'entretenir les douces illusions de
madame Stevenson.

--Cela ne fait rien, dit-elle, en trempant une mouillette dans un oeuf
à la coque, la farce a été poussée trop loin. Les originalités de sir
Henry manquent parfois de décence.

--Après tout, si ce sont les _Requins de l'Atlantique_, ils ne sont pas
si méchants pour des requins, dit la femme de chambre. Cet enseigne qui
vous parlait, madame, il a l'air très-bien.

--_Les Requins de l'Atlantique_! repartit Harriet en haussant les
épaules; vous êtes une sotte!

--Merci, madame! dit la soubrette en s'inclinant ironiquement.

--Comment, reprit sa maîtresse d'un ton moins aigre, comment voulez-vous
que ce soient ces pirates?

--Puisqu'ils l'ont dit!

--Pour vous épouvanter!

--Dame, je ne sais pas, moi; mais si les officiers sont gentils, les
matelots sont-ils vilains!

Quelles têtes d'ogres, hein, madame?

--Même le mousse qui nous a servies, dit Harriet en souriant.

--Même celui-là.

--Il m'avait pourtant semblé que vous ne le regardiez pas d'un air trop
mauvais, miss Kate.

--C'était afin de l'amadouer, madame. Après tout, il vaudrait mieux
avoir un peu de complaisance pour eux que de se faire égorger!

--Ainsi, dit madame Stevenson, en riant, vous ne feriez pas comme
Lucrèce, vous?

--Lucrèce! répéta la soubrette avec étonnement! Lucrèce! je ne la
connais pas, madame!

--Oh! c'est juste, ma bonne Kate. Eh bien, Lucrèce était une digne et
vertueuse femme du temps passé, qui...

--Qui? interrogea la camériste, voyant que sa maîtresse s'arrêtait.

--Qui, acheva bravement celle-ci, avait eu le malheur d'être prise de
force et se poignarda ensuite.

--Se poignarder! Et pourquoi, madame, se poignarda-t-elle, cette madame
Lucrèce?

--Parce qu'elle se jugeait déshonorée!

--Est-il possible, madame? Se poignarder parce qu'on a été prise de
force? Mais ce n'était pas un péché après tout, car messire le curé dit
qu'il n'y a pas de péché quand il n'y a pas d'intention.

--Et vous, vous ne vous seriez pas sans doute poignardée! reprit
Harriet, en riant jusqu'aux larmes.

--Moi! me poignarder! me poignarder pour cela, madame! Ah! bien, c'est
souvent que j'ai été, comme cela, prise de force, et s'il avait fallu me
poignarder toutes les fois...

--Taisez-vous! taisez-vous! je vous en prie, vous êtes désopilante! vous
me ferez mourir! balbutia madame Stevenson en se tordant sur son siège.

--Et vous, madame, est-ce que vous vous poignarderiez?... n'en
poursuivit pas moins la soubrette.

Harriet était trop en gaîté pour se fâcher de cette outrecuidance
nouvelle.

Si vous souffrez une simple familiarité à vos inférieurs, soyez assuré
qu'avant longtemps ils traiteront avec vous d'égal à égal, sans qu'il
vous soit possible de revenir, à moins d'un brisement, sur votre
tolérance.

--C'est assez, c'est assez, ma bonne Kate; touchez le timbre,
maintenant, pour qu'on débarrasse; puis nous ferons un somme, car je
n'ai presque pas fermé l'oeil de la nuit, et je sens que je dormirais
bien une heure ou deux. Peut-être qu'au réveil nous aurons l'explication
de cette féerie.

La femme de chambre sonna.

Un jeune garçon, qui avait mis le couvert et apporté le déjeuner, parut.

Il était habillé d'étoffe noire comme les autres marins.

--Dites donc, monsieur le mousse, est-ce qu'on pense nous tenir
longtemps confinées là-dedans? lui dit Catherine, en le prenant
effrontément par le menton.

Il ne répondit pas et se contenta de repousser doucement le bras de la
femme de chambre.

Madame Stevenson prit dans sa bourse une pièce d'or et la tendant à ce
garçon:

--Tenez, mon petit ami, lui dit-elle, voici pour vous, et dites-moi où
nous sommes, où nous allons?

Mais il demeura muet, il n'avança pas la main pour recevoir la
demi-couronne que lui offrait Harriet.

--Décidément, s'écria celle-ci, nous sommes au pouvoir de quelque
magicien sur un navire enchanté!

Le mousse enleva la nappe et sortit sans ouvrir la bouche, malgré toutes
les agaceries de Kate, et les tentatives de séduction auxquelles le
soumit madame Stevenson.

Quand il fut parti, la femme de chambre arrangea pour sa maîtresse un
lit sur une banquette, et Harriet s'endormit bientôt, bercée par des
images voluptueuses.

En dépit de son anxiété, miss Catherine ne tarda pas à imiter madame
Stevenson.

Un violent roulis les réveilla toutes deux en même temps.

Le soleil était à son méridien, car il tombait en flèches
perpendiculaires par la fenêtre de la cabine. On marchait, on s'agitait
sur le pont du cutter.

--Allons, qu'on hisse les focs de beaupré, et prenez le largue, le cap
au nord-est! dit une voix nettement accentuée, qui devait s'entendre
à une grande distance, quoique les notes en fussent d'une harmonie
irrésistible.

--J'ai déjà entendu cette voix-là quelque part, je la connais, dit
madame Stevenson en s'accoudant sur son oreiller.

--Et moi aussi! c'est la voix de M. Lancelot, ou je perds mon nom!
ajouta la soubrette.




                                  III

                     LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE


--Je m'en doutais répondit madame Stevenson; mais écoutons encore!

Elles tendirent l'oreille et la tendirent vainement; la voix ne se fit
plus entendre.

Après s'être penché deux ou trois fois sur ses flancs, le cutter avait
bondi avec un onduleux mouvement d'avant en arrière, et maintenant il
fondait la mer d'une course rapide.

Tout autour les ondes clapotaient et ruisselaient en bouillons
frémissants.

Alors, Harriet commença à partager les craintes de sa femme de chambre.

Elles passèrent la journée à élever des conjectures sur les causes
probables de leur enlèvement. Il n'était plus douteux quelles fussent au
pouvoir des pirates, de ces terribles _Requins de l'Atlantique_, dont le
nom seul semait l'effroi sur toute la côte de l'Océan, depuis le golfe
du Mexique jusqu'au détroit de Davis.

Madame Stevenson s'arrêtait volontiers à deux hypothèses, dont l'une,
la plus erronée, ne manquait pas d'un certain charme mystérieux pour sa
vanité.

--Lancelot était amoureux de moi, se disait-elle. C'est le chef de ces
brigands, je le soupçonnais avec raison. Désespérant de me séduire, il a
comploté un rapt. Ce qui le prouve, c'est que, la nuit dernière, il m'a
épiée. En me voyant avec un amant, il aura été pris de jalousie et se
sera déterminé à exécuter cette audacieuse entreprise. Mais peut-être
aussi, pensait-elle, il s'est emparé de moi comme d'un otage, car sir
Henry devait mettre prochainement à la voile, pour faire une rude guerre
à ces forbans qui désolent les colonies.

Le soir la trouva encore ballottée entre ces suppositions.

Nulle voix, nul pas humain n'avait, depuis midi, résonné sur le pont du
cutter.

On eût dit qu'il était abandonné.

Le même mousse, qui avait apporté le déjeuner, puis le dîner, servit le
thé, alluma une lampe accrochée au lambris, et se retira sans qu'il fût
possible de lui arracher une parole.

Exaltée par ses inquiétudes et irritée par ce mutisme provocant,
Catherine l'avait pourtant agonisé d'injures; elle était même allée
jusqu'à le frapper, après s'être épuisée en supplications pour le faire
parler; mais à tout cela, prières ou menaces, le jeune garçon avait
opposé une force d'inertie invincible.

Les deux femmes se couchèrent fort tristes, non sans s'être vivement
querellées.

Même traitement, même genre de vie, le lendemain et le surlendemain.

Madame Stevenson passait tour à tour de l'exaspération à l'abattement;
Kate était en proie à des révolutions semblables. Dans un de leur accès,
elles essayèrent de forcer la serrure de la cabine. Effort inutile. La
femme de chambre alors monta sur la table pour enfoncer la croisée; mais
cette croisée était défendue par un grillage à mailles étroites, et le
verre avait une épaisseur telle, que la pauvre fille usa ses ongles et
ses doigts, sans parvenir à briser une vitre.

Elle retomba désespérée sur la banquette.

--Pourvu qu'ils ne nous écorchent pas toutes vives, ma sainte patronne!
s'écria-t-elle.

Depuis le départ, elles n'avaient vu et entendu d'autres hommes que le
mousse. Qui pouvait manoeuvrer, gouverner le bâtiment?

--Le diable! il n'y avait que le diable, répondait la soubrette à cette
question cent fois réitérée.

Enfin, dans la matinée du troisième jour, elles sentirent que
l'embarcation ralentissait sa marche, et, comme le temps était toujours
serein, elles apprirent bientôt, par de longues oscillations du cutter,
des embardées successives, et par des mugissements de flots puissamment
refoulés, qu'elles approchaient de quelque gros vaisseau.

Une ombre s'étendit sur leur unique fenêtre. C'était la vergue d'un
navire de grande dimension.

Madame Stevenson ne s'y trompa point.

--Nous allons donc connaître notre sort, dit-elle en donnant un coup
d'oeil à sa toilette.

--Croyez-vous, madame? demanda Kate qui considérait un matelot établi
à califourchon à l'extrémité de la vergue où il s'occupait à fixer des
rabans. Mais, voyez donc, ajouta-t-elle, cet homme est aussi noir que
ceux qui sont ici.

--Oui, dit Harriet, nous accostons probablement un des vaisseaux des
pirates. Arrangez un peu mon chignon. Je ne veux point paraître, en
négligé, même devant ces coquins.

--Sainte Marie! avez-vous bien le coeur de pensera ces vanités, madame,
quand...

--Faites ce que je vous dis.

--Mais, madame, ils nous égorgeront, les monstres!

--Nous sommes trop belles pour qu'ils se conduisent ainsi avec nous,
repartit Harriet en souriant, car l'incertitude l'agitait plus que le
péril lui-même, et elle avait recouvré une partie de sa hardiesse.

Curieuse, du reste, comme la plupart des femmes, madame Stevenson
n'était pas fâchée d'examiner de près ces trop fameux corsaires, que les
rumeurs publiques posaient en héros de légende. Peut-être même, si elle
en eût ou le choix, eût-elle alors, à une délivrance immédiate, préféré
courir les risques de cette aventure romanesque.

Comme elle achevait de se coiffer, des voix retentirent.

--Laissez aller au vent.

--Carguez les focs.

--Bas la voile!

--Envoyez l'amarre.

Une salve d'artillerie ébranla l'air et l'eau. Le cutter en reçut des
ballottements si violents que madame Stevenson et sa femme de chambre
durent se cramponner aux banquettes pour n'être pas renversées de côté
et d'autre.

--Ah! madame, madame! quel vacarme! j'en deviendrai sourde pour le reste
de mes jours! s'écria Catherine.

Peu à peu, cependant, le _Wish-on-Wish_ reprit son équilibre, et la
pauvre suivante, qui n'avait jamais assisté à pareille danse, reprit
aussi son assiette ordinaire.

La porte de la cabine s'ouvrit, et l'enseigne qui les avait amenées sur
le cutter parut.

Mais il n'avait plus son uniforme de la marine royale; un costume de
drap noir avec un double galon d'argent sur les bras le remplaçait.

--Madame, dit-il en saluant poliment Harriet, veuillez, je vous prie, me
suivre avec votre domestique.

--Faut-il emporter mes effets? demanda-t-elle en indiquant le sac de
nuit.

--Comme il vous plaira

--Allons, Kate, prenez-le et venez, dit madame Stevenson.

Un spectacle étrange les attendait sur le pont.

Le cutter était amarré au flanc d'une frégate de guerre, dont les
sabords béants montraient la bouche de vingt canons du plus fort
calibre.

Comme le _Wish-on-Wish_, elle était entièrement noire, avec tous ses
cordages et tous ses agrès.

Une seule chose tranchait effroyablement sur cette masse d'ébène.

C'était à l'éperon une figure gigantesque, représentant un requin, la
gueule grande ouverte, peinte en rouge sanglant, et servant d'embrasure
à une caronade énorme.

Cette monstrueuse machine roulait sur un pivot, ce qui donnait la
faculté de lancer ses projectiles destructeurs soit en avant, soit à
gauche.

Des espèces de meurtrières, pour des couleuvrines avaient de plus été
percées tout le long du bastingage, dans les espaces laissés libres
entre les canons.

Ce bastingage était fort élevé. Il permettait de tirer à couvert, même
de la batterie supérieure ou barbette.

Des pointes en fer de deux pieds de long, sorte de chevaux de frise,
hérissaient le plat-bord et en rendaient l'accès fort difficile. Au
moyen d'un mécanisme ingénieux, on avançait, on faisait disparaître
en un clin d'oeil, soit en partie soit en totalité, ce rempart de
baïonnettes, que les hommes du bord appelaient le Porc-épic.

Aucun nom ne paraissait à la proue ou à la poupe de leur navire, mais
ils le nommaient le _Requin_.

Au point de vue de l'architecture navale, impossible de trouver un
bâtiment plus solide à la mer, plus docile au gouvernail, plus souple
à la voilure; impossible d'en trouver un qui unît autant d'élégance à
autant de force et d'ardeur.

Si, pourtant; il y avait son frère, son frère qu'on distinguait à un
demi-mille au plus, sillant dans ses eaux et qui avait été construit sur
un gabari exactement pareil, peint, disposé de même et lui ressemblait
en tout, si ce n'est qu'au lieu d'une affreuse tête de requin, il
présentait, sous son beaupré, une tête non moins affreuse de caïman.

D'où ce vaisseau avait été baptisé le _Caïman_.

Chacun d'eux portait un équipage nombreux dont tous les membres,
mousses, simples matelots, sous-officiers, officiers, étaient habillés
de noir.

Cet accoutrement, cet accoutrement lugubre, ajoutait encore à la hideur
de leurs traits, à la férocité de leurs regards, à l'expression brutale
de leur physionomie.

On se demandait quelle main d'acier pouvait dompter ces corps musculeux;
quel esprit puissant, inflexible pouvait dominer ces natures farouches,
ces appétits insatiables, contrôler leurs volonté, les soumettre à sa
loi.

Car une discipline sévère, admirablement entendue, régnait à bord. Au
premier aspect, on le remarquait. Et ce fut la première découverte que
fit madame Stevenson, muette de stupéfaction, après avoir, en femme de
marin, embrassé dans un regard jusqu'aux plus menus détails de la scène
qu'elle avait devant elle.

--Quel magnifique vaisseau! s'écria-t-elle avec enthousiasme. Comme tout
y est bien proportionné, bien arrimé, bien ordonné! Je croyais que rien
ne se pouvait comparer à un de nos bâtiments de guerre; mais en vérité,
je n'ai jamais admiré une frégate qui approchât de celle-ci!

--Ça n'empêche pas les matelots d'avoir l'oeil furieusement mauvais!
marmotta miss Catherine. Ma sainte patronne, quels yeux ils nous font!
Bien sûr qu'ils nous dévoreront!

Et la pauvre fille, tremblante, se signa dévotement.

--Voulez-vous vous donner la peine de monter, madame? dit l'enseigne à
Harriet.

Une échelle était fixée le long du navire.

La jeune femme et Kate la gravirent sans difficulté.

Au-dessus, entre le grand mât et le mât d'artimon, une étroite galerie
reliait, comme un pont, les deux préceintes supérieures.

Sur cette galerie se tenait, debout, un porte-voix à la main, un homme
distingué dans sa pose, mais le visage voilé par un masque de soie
noire.

Tout son vêtement, composé d'un pantalon et d'une sorte de blouse serrée
à la taille par une ceinture de cuir vernis, où pendaient un sabre
richement damasquiné et des pistolets ornés de ciselures sur or et de
pierreries, était aussi de soie noire.

Une toque, en velours noir, surmontée d'une plume de même couleur,
couvrait sa tête.

Comme si l'on n'eût attendu que l'arrivée des deux femmes, les tambours
battirent dès qu'elles parurent.

Mais ce n'était point pour les saluer, car ces tambours étaient ceints
d'un crêpe, et les notes lentes, solennelles que, comme un glas, ils
laissaient tomber dans l'espace, annonçaient une cérémonie funèbre.

Madame Stevenson eut le frisson. Catherine ne comprenait pas trop,
cependant elle tremblait.

--Attendez, dit leur guide en les arrêtant sur la passerelle.

Au son du tambour, une foule de matelots débouchèrent par les écoutilles
et se formèrent en ligne, sur deux rangs.

Peu après, on vit encore sortir de l'entrepont un homme conduit par
quatre marins.

Les épaules et la poitrine nues, les mains liées derrière le dos, les
chevilles attachées par une chaîne d'un pied et demi de long, il avait
le front caché sous un long bonnet de coton blanc.

--Ah! mon dieu! mon dieu! Que va-t-il se passer? murmura Kate en se
serrant timidement contre sa maîtresse.

Celle-ci examinait attentivement le personnage masqué.

Il demeurait immobile comme un marbre.

Un roulement de tambour se fit entendre.

Puis une voix mâle commanda en français.

--Matelots! à vos rangs!

Après un moment de confusion légère dans les deux files, la même voix
reprit:

--A droite, alignement... Fixe!

Il s'établit un silence complet, troublé seulement par le ronflement de
la brise dans les voiles et le ruissellement de la mer contre la carène
du vaisseau.

Le captif fut placé au bossoir de bâbord, à l'extrémité de la double
haie de marins.

Un officier subalterne, qu'à ses insignes Harriet jugea être le maître
d'équipage, s'élança sur la galerie.

Il avait à la main un papier qu'il présenta respectueusement à l'homme
masqué.

Celui-ci parcourut le papier, le rendit et glissa, à voix basse,
quelques mots au maître d'équipage, qui répondit:

--Oui, commandant.

Ensuite, il fit un signe auquel succéda un nouveau roulement de tambour.

Et le maître d'équipage lut d'un ton distinct.

           «A bord du _Requin_, ce jourd'hui, le vingt-trois

                 juillet mil huit cent onze.


  «A été condamné à être pendu à la grand'vergue
  du grand mât, jusqu'à ce que mort s'ensuive,
  Georges-Auguste Tridon, dit le Rapineux,
  accusé et convaincu d'avoir, dans la prise du
  quinze courant, volé un galon d'argent et huit
  boutons d'uniforme.

                      »Signé: LE REQUIN.»


--Tridon, confesses-tu ton crime? demande le maître d'équipage après
avoir terminé sa lecture.

--Oui, répondit froidement l'accusé.

--Reconnais-tu la justice de l'arrêt qui te condamne?

--Oui.

--Eh bien, en faveur de tes aveux, de ta bonne conduite habituelle, et
surtout du courage que tu as témoigné plus d'une fois, notre seigneur et
maître, la capitaine du _Requin_ et du _Caïman_, te fait grâce...

A ce mot, aucun murmure ne s'éleva; les matelots restèrent impassibles;
madame Stevenson crut que c'était une comédie, préparée à l'avance pour
l'effrayer.

Quant à sa femme de chambre, pâle, bouleversée, chancelante, plus
morte que vive, elle se soutenait à la rampe de la galerie, pour ne pas
tomber.

Mais le maître d'équipage continua, après une pause de quelques
secondes:

--... te fait grâce de la corde. Il veut bien permettre que tu sois
fusillé.

--Et je l'en remercie de tout mon coeur. Vive le commandant du _Requin_!
cria le condamné.

--Vive le commandant du _Requin_! répéta l'équipage dans un choeur
formidable.

Le masque conservait son attitude froide, imposante.

Madame Stevenson se sentait émue.

Les accents du tambour vibrèrent une troisième fois.

Le coupable recula de deux pas.

Trois hommes, armés de carabines, sortirent des rangs, se postèrent
vis-à-vis de lui, à quelques pieds de la dunette.

Le malheureux s'agenouilla.

--Feu! ordonna-t-il intrépidement.

Une triple détonation se fit entendre; et Auguste Tridon tomba la face
en avant.

Un officier s'approcha du corps, l'examina, le palpa; puis, se tournant
vers le masque:

--Les trois balles ont transpercé le coeur. Il est mort, dit-il.

--Quels sont les hommes qui ont tiré? demanda le mystérieux inconnu,
d'une voix qui causa un tressaillement à madame Stevenson.

--Eugène Lebrun, Paul Rouleau, Thomas Charron, répondit le maître
d'équipage.

--C'est bien; ce sont des braves, ils n'ont pas tremblé pour exécuter un
camarade fautif; que leurs noms soient portés à l'ordre du jour.

--Oui, capitaine.

--Faites jeter le corps à l'eau.

Deux boulets furent immédiatement attachés aux pieds du cadavre par
ceux-mêmes qui avaient été ses bourreaux; et on le lança à l'Océan...

Qui, pendant ce drame, eût scruté les visages de tous les hommes à bord
du _Requin_, n'y eût pas observé une seule contraction, un seul mouvement
des muscles.

C'étaient des statues, des bronzes.

--Horrible! oh! horrible! s'écriait madame Stevenson frémissante.

Kate s'était évanouis




                                 IV

                          A BORD DU REQUIN


--Ah! dit le masque d'un ton amer, presque menaçant; mieux vaut mille
fois mourir, tout d'un coup, avec trois balles dans la poitrine, que de
languir empoisonné d'amour par une femme sans coeur!

Il tourna le dos, descendit légèrement sur le pont et disparut sous
l'accastillage d'arrière.

--Rompez vos rangs! ordonna le maître d'équipage.

Tandis que les matelots se dispersaient par groupes dans les batteries,
avec un murmure semblable au bourdonnement d'une ruche d'abeilles,
mais sans ces éclats de voix, sans ce tumulte qu'on remarque, après une
revue, dans les vaisseaux de la marine régulière, l'officier qui avait
constaté la mort d'Auguste Tridon, monta sur la galerie.

Il salua très-civilement, s'agenouilla près de Kate, lui frotta
Les tempes d'une essence particulière, et, tout en la rappelant au
sentiment, il dit à Harriet avec l'aisance d'un homme du monde.

--Vous êtes, madame, à bord du _Requin_, un corsaire de fort bonne mine,
comme vous le voyez, quoique nos ennemis les Anglais l'appellent un
pirate. Mais le nom ne fait rien à la chose, _Nihil nomen_... Ah!
pardonnez-moi... un souvenir classique... Cette petite fille en
reviendra... La voici qui ouvre les yeux... J'avais l'honneur de vous
dire que vous naviguez sur le _Requin_... vous le saviez!... Vous y êtes
en sûreté! tout autant que sur le vaisseau-amiral de la station... Mais
votre femme de chambre se remet; _recuperat sensus_... Allons, ma bonne,
soulevez-vous, en vous appuyant sur moi; là... comme cela... encore un
petit peu de courage... Vous y êtes!... n'ayez pas peur... ma chère, je
ne suis pas un monstre, _horribile monstrum_.

--Ah! mon doux Jésus, comme j'ai vu des choses effrayantes! balbutia
Catherine, en roulant autour d'elle des yeux hagards.

--Une exécution! une pauvre petite exécution! on en voit tous les jours
à terre de semblables, ma mignonne, et chaque fois qu'il y en a une vous
y courez... Elles ne vous font pas le même effet, parce que les causes
ne sont pas les mêmes, _sublata causa, tollitur_...

L'officier s'était relevé avec Kate: il évolua prestement sur les talons
et, s'adressant de nouveau à madame Stevenson:

--Pardon encore une fois, madame, je suis chirurgien à bord du _Requin_.
On m'a chargé de vous en faire les honneurs et de vous communiquer
la consigne qui vous regarde: _primo_: vous aurez, vous et cette
intéressante enfant--il lança à Catherine un regard langoureux--toute
liberté d'agir, de vous promener quand vous voudrez, sauf pendant les
heures de combat; _secundo_: il vous est accordé un appartement dans
le gaillard d'arrière; _tertio_: votre table sera servie, comme vous
le désirerez: chaque matin, vous n'aurez qu'à dresser le menu et à le
remettre au maître d'hôtel, qui viendra prendre vos ordres (et, comme
j'aurai l'avantage extrême de m'asseoir à votre table, _mensam tuam
par_... je vous éviterai cette peine, avec votre bon plaisir); _quarto_:
si un homme de l'équipage s'oubliait devant vous, il serait puni de la
peine que vous requerriez contre lui; mais cela n'aura pas lieu, je
m'en fais le garant. Ni vous, ni cette charmante bachelette, n'aurez à
souffrir de nos matelots, _dociles sunt...; sexto_: il vous est défendu,
à vous et à mademoiselle, d'adresser la parole à qui que ce soit, sauf
à votre serviteur très-respectueux qui, seul, jouira de la faveur
inappréciable d'être un intermédiaire entre le monde ambiant et vous;
_septièmement_; c'est tout, _totum est_.

Ces paroles furent prononcées avec une volubilité extrême, qui ne
permit pas à Harriet d'y glisser un mot. Elle se contenta d'examiner son
interlocuteur.

Il était petit de taille, riche d'embonpoint, mafflé, lippu, rouge
de figure, comme une pomme d'api. Il avait les yeux à fleur de tête,
clignotant sans cesse à droite, à gauche, sous une paire de lunettes
à verres convexes; une apparence de bonhomie, de douceur qui jurait
affreusement avec sa profession de pirate. Malgré sa corpulence, tous
ses mouvements avaient une vivacité électrique. Jamais il n'était en
repos. Une circonstance l'obligeait-elle à rester debout, sans marcher,
il dansait alternativement sur une jambe ou sur l'autre. Ses bras
fonctionnaient sans cesse comme les ailes d'un télégraphe. On doutait
qu'il se tînt immobile même en dormant. Sa langue était dans une
agitation perpétuelle, qui le forçait à lire, à étudier, à penser tout
haut.

On l'appelait le major Guérin; mais les matelots du bord l'avaient
rebaptisé le docteur Vif-Argent.

Malgré ses brusqueries, ses gourmades, ils avaient pour lui une
affection dévouée; car il était habile, obligeant, et plus d'un lui
devait la conservation de ses jours.

Quoique assez pénétrante, madame Stevenson ne sut pas apprécier le major
Guérin. Elle le prit pour quelque fruit sec d'une école de médecine
qui, sans ressource et sans client, avait choisi la piraterie comme un
excellent moyen de bien vivre en travaillant le moins possible.

Les attentions--un peu équivoques, il est vrai,--qu'il eut, tout
d'abord pour sa domestique, achevèrent de le démonétiser dans l'esprit
d'Harriet.

Le jugement de la jeune femme eût pu se résumer ainsi.

--C'est un rustre, un idiot, un ivrogne, un libertin!

Quelle est la femme qui pardonne à un homme les égards qu'il a eus pour
une autre femme, en sa présence, surtout si cette dernière semble à la
première d'une condition inférieure à la sienne?

Aussi le major Guérin, ayant offert son bras à madame Stevenson,
pour descendre l'escalier qui conduisait sur le pont, elle le refusa
sèchement par cette épigramme:

--Merci, monsieur; adressez vos bons offices à ma servante! elle en a
plus besoin que moi.

--C'est juste, dit le docteur, très-juste, madame, cette pauvre petite
est encore faible; je vais l'aider.

Et il prit décidément le bras de Kate, qui en devint toute rouge.

Harriet les suivit d'un air dédaigneux.

Ils traversèrent la batterie d'entrepont et entrèrent dans un magnifique
salon, dont les fenêtres ouvraient sur une galerie, à la poupe du
navire.

Le luxe et l'élégance qui régnaient dans cette pièce, arrachèrent à
madame Stevenson une exclamation de surprise. Jamais, même dans les
appartements de l'Amirauté, à Londres, elle n'avait vu un ameublement
aussi somptueux et des décorations aussi splendides, quoique d'un goût
aussi parfait.

Les merveilles de la tapisserie orientale et de l'ébénisterie
occidentale avaient été mises contribution pour orner ce salon. Il était
tendu en cachemire de l'Inde bleu et or, dont les draperies, suspendues
à des colonnettes de jaspe flottaient, à larges plis, tout à l'entour.

Une peinture admirable, représentant les amours de Psyché avec Cupidon,
couvrait le plafond. Par la correction de son dessin, cette toile
semblait appartenir à l'école flamande, mais, par la suavité de son
coloris, l'école italienne la revendiquait hautement.

Un des plus merveilleux produits de la Turquie s'étalait sur le parquet.

Les fauteuils, les canapés, la table de centre étaient en citronnier
marqueté d'écaille.

Mais ce qui porta au comble l'émerveillement de madame Stevenson, ce
fut, dans le fond de la pièce, près des fenêtres, un piano et une harpe!

Un piano et une harpe sur un corsaire!

--Voici votre salon, madame, lui dit le docteur Guérin. De chaque côté,
vous trouverez une chambre à coucher, l'une pour vous, l'autre pour
mademoiselle. Nul ici ne vous dérangera, à moins... mais il sera
toujours temps de vous prévenir, si toutefois ma personne ne vous agrée
pas...

--Au contraire, monsieur! au contraire! répondit Harriet.

Le major lui déplaisait; mais comme il paraissait s'être laissé prendre
aux charmes de Catherine, il valait encore mieux le garder près de
soi qu'un autre officier. On lui tiendrait la dragée haute, et l'on en
tirerait tout ce qu'on voudrait.

Madame Stevenson s'était rapidement fait ce raisonnement.

--Je vous laisse, madame, car vous désirez sans doute vous reposer. Mais
si vous avez besoin de mes services, cette sonnette m'avertira.

Et il montra un cordon pendant le long d'une des colonnettes.

--Un moment, monsieur, dit Harriet en se jetant sur une berceuse, un
moment.

--Disposez de moi, madame.

--Pourriez-vous me dire ce qu'on prétend faire de nous?

--Je l'ignore, madame, _ignoro_.

--Ah! vous l'ignorez; je veux bien le croire, mais votre commandant ne
l'ignore pas, lui!

--Non, madame, il ne l'ignore pas, lui.

--C'est un homme masqué, que j'ai vu sur la galerie?

--C'est un homme masqué, que vous avez vu sur la galerie.

--Me serait-il possible de lui parler?

--Il ne vous serait pas possible de lui parler.

--Pourquoi cela?

Le major ne répondit pas.

--Mais pourquoi, monsieur? dites-moi pourquoi? reprit madame Stevenson
en frappant du pied avec impatience.

--Tenez, madame, lisez, fit le docteur.

Et il indiqua à Harriet une pancarte fixée à une colonne, près d'elle.

Un calligraphe émérite y avait tracé les lignes suivantes:

                    RÈGLEMENT DU REQUIN

                       ORGANISATION

    ARTICLE 1. Tous les hommes à bord du _Requin_, ont juré fidélité,
    obéissance passive à leur capitaine-commandant;

    ART. 2. Il a sur eux droit de vie et de mort;

    ART. 3. Il leur est défendu de lui adresser la parole, sans y
    être invité par lui;

    ART. 4. Ils se doivent entre eux aide et protection;

    ART. 5. Le capitaine-commandant est le seul juge à bord;

    ART. 6. Il délègue ses pouvoirs à qui bon lui semble;

    ART. 7. Il n'est tenu à aucun compte envers ses hommes;

    ART. 8. Tout homme qui a pris du service sur le _Requin_, s'est
    engagé pour la vie;

    ART. 9. Il est enjoint a tous de tuer un déserteur partout où
    ils le rencontreront;

    ART. 10. Celui qui, rencontrant un déserteur, ne le tuerait
    pas ou ne le ferait pas tuer, serait traité comme le déserteur
    lui-même;

    ART. 11. Les hommes gradés jouissent, hiérarchiquement, sur
    leurs subordonnés, des mêmes droits que le capitaine-commandant,
    mais le privilège de la décision suprême lui appartient en tout.

                              PUNITION

    ARTICLE UNIQUE. Chaque infraction à la discipline peut être
    punie de mort.

                            OBSERVATION

    Toute personne qui met le pied sur le _Requin_ est soumise aux
    mêmes lois que les hommes de l'équipage.

    Signé: LE REQUIN.

Le règlement était rédigé en français. Cette langue paraissait, du
reste, la seule qu'on pariât à bord du navire.

--Une chose m'étonne, dit madame Stevenson, après avoir pris
connaissance du terrible document, c'est qu'il se trouve des gens assez
niais pour accepter de pareilles conditions!

--Oh! dit le docteur, nous n'en manquons jamais, madame, _nunquam
deficiunt_.

--Alors, monsieur, je suis votre prisonnière?

--Vous êtes notre prisonnière, prononça le major Vif-Argent, en
reprenant le ton froid et la tournure discrète qu'il affectait chaque
fois qu'elle l'interrogeait.

--Mais cette captivité durera-t-elle longtemps?

Il ne fit pas de réponse.

--Puis-je au moins écrire à votre commandant?

--Vous pouvez lui écrire.

--Ah! s'écria-t-elle en souriant, c'est déjà quelque chose. Je pensais
bien que ce farouche monarque était vulnérable par un point. Je lui
écrirai donc.

--Comme il vous plaira.

--Mais, ajouta-t-elle, en se ravisant, qui lui portera la lettre?

--Moi, madame.

--Alors, monsieur, veuillez me donner ce qui est nécessaire...

--Vous trouverez tout cela dans votre chambre à coucher, madame.
Voulez-vous que je vous y introduise?

Volontiers, monsieur.

Et elle se leva, en disant à Kate en anglais:

--Viens.

Le docteur Guérin, les précédant, traversa la pièce, écarta la draperie
et ouvrit une porte cachée derrière. Une petite chambre à coucher, d'un
goût aussi luxueux que le salon, se montra à leurs regards.

Catherine se croyait dans un palais enchanté.

--Pendant que vous écrirez la lettre, je vous ferai apprêter une
collation, madame, dit le docteur, laissant retomber la tapisserie sur
madame Stevenson.

--Que c'est donc beau, madame! que c'est donc beau ici! s'exclamait
Kate. Ah! mon doux Jésus, il y a plus d'or que dans l'église de
Saint-Patrick, à Dublin! Et de la soie! on habillerait toutes les dames
d'Halifax, avec ce qu'il y en a ici. C'est pas pour dire, mais ces
pirates savent joliment faire les choses! Ça doit être un bon métier
qu'ils ont là! Oh! mais s'ils ne se tuaient pas comme ça, ça me serait
égal d'en épouser un...

--Le docteur qui vous a soignée, n'est-ce pas? dit Harriet en riant.

--Pourquoi pas, madame? il n'est pas mal, cet homme! Est-ce que vous
croyez...

--Qu'il voudrait de vous?

Catherine essaya de rougir.

--Il me conviendrait assez, murmura-t-elle.

--Eh bien, demandez-le en mariage! repartit Harriet donnant cours à un
bruyant accès d'hilarité. Mais asseyez-vous, madame la _doctoresse_. Je
vais préparer un poulet pour monsieur notre ravisseur.

Elle se mit à un pupitre en bois de rose, placé sur un guéridon, prit du
papier, une plume, et, d'une main assurée, elle écrivit:

«Au commandant du _Requin_,

»La soussignée, et sa femme de chambre, ont été attirées dans un piège
qui leur avait été dressé, par vos ordres, sans doute. Elles n'ont point
eu à se plaindre de vos gens; mais la soussignée veut savoir dans quel
but vous vous êtes emparé de sa personne.

»Un galant homme, fût-il un pirate, ne refuse jamais une explication à
une femme.

»HENRIETTE STEVENSON,

»Née de Grandfroy.

»A bord du _Requin_ ce 23 juillet 1811.»

Elle cacheta son billet et y mit l'adresse:

               «Au commandant du _Requin_.»

--Maintenant, Kate, dit-elle, vous allez m'aider à m'arranger un peu.
Par bonheur que j'ai en l'idée de prendre quelques effets avec moi.

--Mais, voyez donc, madame, s'écria la soubrette qui venait de soulever
un rideau près du lit.

L'enfoncement, masqué par ce rideau, formait une garde-robe, où se
montraient à profusion des habillements de femme, aussi variés que
fashionables.

--Ces bandits ne se refusent rien! dit madame Stevenson, en considérant
les objets avec l'oeil exercé d'une coquette. Tout cela est à la
dernière mode!

--Si vous mettiez cette jolie robe lilas! fit Kate qui palpait la soie
avec un ravissement inexprimable.

--Fi! s'écria Harriet.

--Pourquoi donc! elle vous irait à merveille, j'en suis sûre!

--Moi, mettre les loques d'une... de la maîtresse de ces brigands, y
songez-vous, Kate!

--Dame, on dirait qu'elles ont été accrochées là pour vous! Ma patronne!
comme il y en a! comme elles sont belles!

--Il se pourrait, pourtant, qu'on les eût placées là à mon intention, se
dit madame Stevenson.

Cependant, elle ne voulut point se parer de ces effets; et, après avoir
rafraîchi sa toilette, elle rentra dans le salon.

Le docteur attendait.

Il reçut l'épître de madame Stevenson, et promit de la déposer entre les
mains du commandant.

--Aurai-je une réponse, monsieur? demanda-t-elle.

--Madame, fit le major éludant la question, voici des fruits et des
pâtisseries!

Il indiqua un plateau de vermeil chargé de friandises, et quitta
brusquement le salon.

Harriet était gourmande; il serait superflu d'ajouter que miss Kate
partageait ce joli défaut.

Elles s'attablèrent amicalement, l'infortune ayant cela de bon qu'elle
efface les distances, et mangèrent d'excellent appétit.

--Ah! ah! voici la preuve de mes soupçons, s'écria tout à coup madame
Stevenson, montrant à Catherine le coin de sa serviette, en fine toile
de Hollande:

Comme le mouchoir, trouvé dans le jardin, elle était marquée d'un A et
d'un L, surmontés d'une couronne de comte.




                                  V

                       REQUINS CONTRE ANGLAIS


Pendant huit jours, madame Stevenson attendit la réponse à sa lettre;
cette réponse ne vint pas.

Elle s'accoutumait à sa prison, assez douce d'ailleurs, et passait son
temps à lire ou à faire de la musique. Souvent aussi le major Guérin lui
tenait compagnie. Quoiqu'elle ne lui pardonnât point les caresses dont
il comblait Catherine, et qui faisaient dire à celle-ci: «Qu'après tout,
le _Requin_ avait du bon,» la jeune femme recherchait volontiers, à
défaut d'autre, la société du docteur.

Elle tenta même sur lui le pouvoir de ses charmes. Repoussée avec perte,
Harriet essaya d'en obtenir quelques renseignements par sa femme
de chambre. Celle-ci ne fut pas plus heureuse. Le chirurgien était
impénétrable.

Le questionnait-on, il n'entendait pas, ou sautait habilement à un autre
sujet.

Insensiblement, Harriet s'était vue forcée, par la nécessité, de
recourir à la garde-robe mise à sa disposition. Elle avait commencé par
un châle pour s'abriter contre la fraîcheur du soir; puis, ç'avait été
un ruban, puis le linge dont elle manquait; enfin, les robes eurent leur
tour.

--Il n'y a point de femme à bord, j'en suis certaine, se disait-elle en
manière d'excuse, pourquoi me gênerais-je?

Et peu à peu, la toilette entière y avait passé.

Les matelots, les officiers, tout le monde témoignait à madame Stevenson
une déférence extrême. Mais personne ne lui parlait, à l'exception du
major Vif-Argent.

Elle pouvait se promener avec Kate sur toute l'étendue du pont;
la dunette et la galerie, du haut de laquelle elle avait assisté à
l'exécution, seules leur étaient interdites.

Plus d'une fois, Harriet y avait vu le comte Lancelot,--on l'a
reconnu,--toujours masqué et accompagné d'un homme également masqué, son
inséparable Samson.

Un matin, qu'il était ainsi sur le gaillard d'arrière, Harriet, s'armant
d'audace, s'élança sur l'escalier qui y conduisait, et voulut l'aborder;
mais Samson, qu'elle n'avait pas aperçu, caché qu'il était par une voile
d'artimon, se jeta entre elle et lui, enleva la jeune femme, et sans
souffler mot, la redescendit dans la cabine, où elle fut enfermée tout
le jour.

--Si vous recommencez, ma chère dame, lui dit le major, le pont vous
sera interdit, _tibi interdictum tabulatum erit_.

Elle se garda bien, dès lors, de s'exposer à être privée de cette
distraction.

En dépit de son horreur pour les forbans, elle ne pouvait s'empêcher
d'admirer l'ordre qui régnait parmi eux. Jamais une rixe, jamais une
querelle. Chose inouïe! on n'entendait ni ces jurons, ni ces blasphèmes
qui fatiguent, jour et nuit, les échos des navires ordinaires.

Quand ils n'étaient pas de service, les hommes causaient, contaient des
histoires, ou réparaient leur uniforme.

Les jeux de hasard étaient strictement prohibés.

Une discipline draconienne soumettait à la Volonté du commandant, tout
l'équipage, depuis le plus petit mousse, jusqu'à ses lieutenants.

Il en était de même à bord du _Caïman_, qui voyageait de conserve avec
le _Requin_ se tenant souvent à quelques brasses dans l'ouaiche du
second, et recevait de fréquentes visites du capitaine.

Le cutter _Wish-on-Wish_ suivait le _Requin_ à la remorque.

Durant les huit premiers jours qu'elle passa sur ce dernier, les pirates
firent diverses prises.

Quand ils s'étaient emparé d'un navire, tous ceux qui le montaient
étaient impitoyablement jetés à la mer, s'ils avaient fait l'ombre d'une
résistance. Se rendaient-ils complaisamment, on les entassait dans les
chaloupes de leur bâtiment et on les abandonnait aux caprices des flots.

Le butin était divisé en deux parts égales.

L'une appartenait, tout entière, au capitaine. Elle servait à
l'entretien de ses vaisseaux; l'autre était tirée au sort, par lots,
sans distinction d'âge ni de grade.

Un mousse ou un simple calfat pouvait ainsi gagner un lot aussi précieux
qu'un lieutenant.

La nourriture était la même pour tous.

Les officiers n'avaient d'autre avantage qu'un service moins pénible, et
l'exercice d'une portion du commandement, plus ou moins grande, suivant
leur rang.

Le respect de tous pour leur capitaine allait jusqu'à l'adoration.
Celui-ci, du reste, était un marin consommé, qui lisait dans le ciel
comme dans un livre, et ne se laissait jamais surprendre par un grain.
Quand il était à bord, il ne confiait à personne autre que lui le
gouvernement du navire. Il veillait à tout, devinait tout, pourvoyait à
tout.

Nets et précis, ses ordres étaient, exécutés avec une rapidité qui
tenait du prodige. Personne de son équipage ne l'avait vu démasqué.
Ses deux seconds, et le capitaine du _Caïman_ seuls étaient en rapports
directs avec lui; dans son intimité il n'admettait que Samson, surnommé
par les matelots le Balafré, et le docteur Guérin.

Seuls aussi, ils pouvaient pénétrer dans son appartement, situé à la
poupe, entre les deux batteries, et dont le salon et les deux cabines,
occupés par madame Stevenson, formaient habituellement une partie.

Parmi tant d'étrangetés, il en était une que la jeune femme ne
s'expliquait pas. Acharnés à la destruction des navires anglais, les
Requins de l'Atlantique, loin d'insulter les bâtiments français, leur
portaient fréquemment aide et secours.

Quoique les Français fussent alors en guerre avec la Grande-Bretagne,
ce fait n'expliquait pas complètement la rage des pirates contre les
Anglais. Ils les tuaient, les massacraient, les torturaient à plaisir.

Harriet en demanda un matin la cause au docteur Vif-Argent.

Ils venaient de déjeuner et prenaient le café.

A cette question, le major sourit amèrement.

--Ce serait une longue histoire, madame, dit-il, et vous n'auriez pas la
patience... _mulier patientiae non propensa_.

--Si vous me faites grâce de votre latin, je vous jure de vous écouter
sans ouvrir la bouche, répondit-elle.

--Il ne m'est pas défendu de la conter...

--Commencez, alors, mon cher docteur. Cela m'aidera à couler le temps;
mais pas de votre baragouinage latin, surtout!

--Eh bien, madame, je vais vous satisfaire.

«Vous savez, ou ne savez pas, que la plupart d'entre nous sont
Acadiens, descendants de braves Français, qui colonisèrent jadis la
Nouvelle-Écosse et les provinces limitrophes.»

--J'ignorais cela, dit Harriet en étouffant un léger bâillement.

Le major continua:

«Peuple simple et bon que ces Acadiens[4]; il n'aimait pas le sang,
l'agriculture était son occupation. On l'avait établi dans des terres
basses, et repoussant à force de digues la mer et les rivières dont ces
plaines étaient couvertes. Ces marais desséchés donnaient du froment, du
seigle, de l'orge, de l'avoine et du maïs. On y voyait encore une grande
abondance de pommes de terre, dont l'usage était devenu commun.

[Note 4: Voyez Raynal.]

D'immenses prairies étaient couvertes de troupeaux nombreux; on y compta
jusqu'à soixante mille bêtes à cornes. La plupart des familles avaient
plusieurs chevaux, quoique le labourage se fit avec des boeufs. Les
habitations, presque toutes construites de bois, étaient fort commodes
et meublées avec la propreté que l'on trouve parfois chez les laboureurs
d'Europe les plus aisés. On y élevait une grande quantité de volailles
de toutes les espèces. Elles servaient à varier la nourriture des
colons, qui était généralement saine et abondante. Le cidre et la bière
formaient leur boisson; ils y ajoutaient quelquefois de l'eau-de-vie de
sucre.

»C'était leur lin, leur chanvre, la toison de leurs brebis qui servaient
à leur habillement ordinaire. Ils en fabriquaient des toiles communes,
des draps grossiers. Si quelqu'un d'entre eux avait un peu de penchant
pour le luxe, il le tirait d'Annapolis ou de Louisbourg[5]. Ces deux
villes recevaient en retour du blé, des bestiaux, des pelleteries.

[Note 5: La première, alors la capitale de la Nouvelle-Écosse ou
Acadie, était bâtie sur la baie Française, aujourd'hui baie de Fundy;
la seconde, à cette époque, port très-commerçant de l'île Royale ou cap
Breton, était surnommée le Dunkerque et l'Amérique.]

»Les Français neutres[6] n'avaient pas autre chose à donner à leurs
voisins. Les échanges qu'ils faisaient entre eux étaient encore moins
considérables, parce que chaque famille avait l'habitude et la facilité
de pourvoir seule à tous ses besoins. Aussi ne connaissaient-ils pas
l'usage du papier-monnaie. Le peu d'argent qui s'était comme glissé dans
cette colonie, n'y donnait point l'activité qui en fait le véritable
prix.

[Note 6: Les Acadiens ne pouvant prendre part aux luttes entre la France
et l'Angleterre, furent ainsi qualifiés.]

»Leurs moeurs étaient extrêmement simples. Il n'y eut jamais de cause
civile ou criminelle assez importante pour être portée à la cour de
justice, établie à Annapolis. Les petits différends qui pouvaient
s'élever de loin en loin entre les colons, étaient toujours terminées
à l'amiable par les censeurs. C'étaient les pasteurs religieux qui
dressaient tous les actes, qui recevaient tous leurs testaments.
Pour ces fonctions profanes, pour celles de l'Église, on leur donnait
volontairement la vingt-septième partie des récoltes. Elles étaient
assez abondantes pour laisser plus de faculté que d'exercice à la
générosité. On ne connaissait pas la misère, et la bienfaisance
prévenait la mendicité. Les malheurs étaient, pour ainsi dire, réparés
avant d'être sentis. Les secours étaient offerts sans ostentation d'une
part; ils étaient acceptés sans humiliation de l'autre. C'était une
société de frères également prêts à donner ou à recevoir ce qu'ils
croyaient commun à tous les hommes.

»Cette précieuse harmonie s'étendait jusqu'à ces liaisons de galanterie
qui troublent si souvent la paix des familles...»

--Oh! je vous arrête-là, docteur, je vous arrête-là, s'écria madame
Stevenson en riant aux éclats. De la morale sur vos lèvres, mon cher
docteur!

Et ses regards malicieux se portèrent vers Kate, qui tendait l'oreille
sans rien comprendre, puisque le major Vif-Argent s'exprimait en
français.

--Il suffit, madame, il suffit, dit-il gaîment, vous savez le proverbe:
_Facite quod jubeo, sed_...

--Docteur! docteur! et votre promesse! fit Harriet en le menaçant du
doigt.

--C'est juste, reprit-il. Je poursuis mon récit:

«Au commencement du siècle dernier, ces excellentes gens, si dignes du
repos dont ils jouissaient, formaient une population de quinze à vingt
mille âmes. Mais, hélas! la guerre éclata entre l'Angleterre et la
France, et leur pays devint le théâtre de cette lutte affreuse. En 1774,
il n'en restait plus que sept mille environ; le reste avait émigré.
Maîtresse de leur territoire, la Grande-Bretagne voulut leur imposer le
serment d'allégeance. Ils s'y refusèrent. On les persécuta. Le moindre
agent du cabinet de Saint-James prétendait faire subir sa tyrannie aux
Acadiens, «Si vous ne fournissez pas de bois à mes troupes, disait un
capitaine Murray, je démolirai vos maisons pour en faire du feu.»--«Si
vous ne voulez pas prêter le serment de fidélité, ajoutait le gouverneur
Hopson, je vais faire pointer mes canons sur vos villages.»

»Les Acadiens n'étaient pas des sujets britanniques, puisqu'ils
n'avaient point prêté le serment de fidélité, et ils ne pouvaient être
conséquemment regardés comme des rebelles; ils ne devaient pas être non
plus considérés comme des prisonniers de guerre, ni renvoyés en France,
puisque depuis près d'un demi-siècle on leur laissait leurs possessions,
à la simple condition de demeurer neutres, et qu'ils n'avaient jamais
enfreint cette neutralité.

»Mais beaucoup d'intrigants et d'aventuriers jalousaient leurs
richesses, enviaient leur félicité. Quels beaux héritages! et par
conséquent quel appas! La cupidité et l'envie s'allièrent pour compléter
leur ruine. On décida de les expulser et de les disséminer dans les
colonies anglaises, après les avoir dépouillés.

»Pour exécuter ce monstrueux projet, cette perfidie, comme seule
l'Angleterre en sait imaginer et perpétrer, on ordonna aux Acadiens de
s'assembler en certains endroits, sous des peines très-rigoureuses, afin
d'entendre la lecture d'une décision royale. Quatre cent dix-huit chefs
de familles, se fiant à la foi britannique, se réunirent ainsi, le
5 septembre 1755, dans l'église du Grand-Pré. Un émissaire de
l'Angleterre, le colonel Winslow, s'y rendit en grande pompe, et leur
déclara qu'il avait ordre de les informer: «Que leurs terres et leurs
bestiaux de toute sorte étaient confisqués au profit de la Couronne avec
tous leurs autres effets, excepté leur argent et leur linge, et qu'ils
allaient être eux-mêmes déportés de la province[7].»

[Note 7: Garneau, Histoire du Canada.]

»En même temps une bande de soldats, de misérables se rua sur ces
infortunés et en égorgea un grand nombre. Les femmes, les enfants
ne furent pas plus épargnés; et ce fut le signal de boucheries, de
violences sans nom, qui durèrent plusieurs jours. Tout fut mis à feu et
à sang. La florissante colonie ne présenta bientôt plus qu'un monceau de
décombres fumants. La plupart de ceux qui échappèrent au carnage furent
plongés dans des navires infects et dispersés sur la côte américaine
depuis Boston jusqu'à la Caroline.

»Pendant de longs jours, après leur départ, on vit leurs bestiaux
s'attrouper autour des mines de leurs habitations, et les chiens passer
les nuits à pleurer par de lugubres hurlements l'absence de leurs
maîtres[8].»

[Note 8: Historique.]

--Oh! c'est affreux! interrompit madame Stevenson.

--«Le tableau est pâle, reprit le docteur. Si j'entrais dans les
détails, si je vous montrais ces femmes outragées, ces enfants arrachés
au sein de leurs mères et lancés, comme des volants à la pointe des
baïonnettes, vous frémiriez d'horreur. Eh bien, madame, croyez-vous que
les fils des malheureux qui furent si odieusement martyrisés, il n'y a
guère qu'un demi-siècle, puissent voir un Anglais sans éprouver aussitôt
le désir de se venger? Croyez-vous que quelques-uns ne songent pas jour
et nuit à user de représailles? qu'il n'en est pas, qui ont pris en main
la cause des assassinés, et qui, désespérant d'obtenir une réparation
tardive, en s'adressant au tribunal des nations, au nom du droit des
gens, se sont armés du glaive de la justice! Levez les yeux, madame,
regardez les _Requins de l'Atlantique_! Ce sont les fils et les
petits-fils des victimes du 5 septembre!»

En prononçant ces mots, le docteur Guérin s'était transfiguré! Il avait
le verbe éloquent, le geste pathétique; ses difformités corporelles
disparaissaient. Il enthousiasmait par la majestueuse beauté que donnent
les émotions puissantes aux physionomies les plus ingrates.

--Votre capitaine est donc un Acadien? demanda madame Stevenson.

Il est douteux que le major eût répondu à cette question. Mais alors un
bruit inusité se fit entendre sur le pont du navire; et le canon détonna
successivement deux fois dans le lointain.

--Vivat! s'écria le major Vif-Argent, cela annonce un combat. Ne bougez
pas, madame, je reviens dans une minute.

Il sortit et rentra bientôt.

--Il faut me suivre, dit-il brusquement aux deux femmes.

Et comme elles hésitaient:

--N'ayez pas peur, ajouta-t-il; je ne veux que vous mettre en sûreté,
car il va faire chaud, tout à l'heure, ici: le salon sera transformé en
batterie.

Madame Stevenson et Kate descendirent avec lui dans une cabine propre,
mais sans luxe aucun, placée en bas de la seconde batterie, au-dessous
de la ligne de flottaison.

Une lampe l'éclairait.

--Je dois vous emprisonner, mesdames, dit le docteur Guérin en les
quittant. Cependant, j'espère que ce ne sera pas pour longtemps.
Excusez-moi.

Ayant dit, il ferma la porte de la cabine à la clef et remonta sur le
pont.

Là, tout était en mouvement. Mais l'animation n'excluait pas le bon
ordre. Quoique les matelots s'agitassent, courussent de côté et d'autre,
les passages, les avenues, les écoutilles demeuraient libres. Chacun
travaillait activement sans gêner son voisin, sans nuire à l'harmonie
générale. C'étaient des artilleurs qui chargeaient leurs pièces;
des hommes qui disposaient des armes en faisceaux, des fusils, des
tremblons, des pistolets, des piques, des haches, des sabres, des
grappins d'abordage; d'autres qui dressaient le porc-épic du bastingage;
ceux-ci faisant déjà rougir des boulets à des forges portatives; ceux-là
entassant des bombes derrière les obusiers, et les mousses, allant d'un
canonnier à l'autre, distribuant des gargousses ou apportant des seaux
d'eau pour refroidir les canons.

Les vergues ployaient sous le poids des matelots prêts à obéir au
commandement du capitaine, qui arpentait la galerie médiane, une lunette
et un porte-voix à la main.

Il était costumé et masqué comme d'habitude, seulement sous sa blouse de
soie noire, il avait endossé une cotte de mailles en acier, très-fine, à
l'épreuve de l'arme blanche et de la balle.

Le major Vif-Argent se dirigea vers lui:

--Eh! bien, dit-il, nous allons donc enfin faire une petite causette
avec messieurs les _goddem, istos Britannus debellare_?

--Oui, mon digne docteur, répondit le comte; et nous aurons l'honneur de
lier la conversation avec le vice-amiral.

--Le mari de madame Stevenson?

--En personne. J'aurais déjà engagé la partie; mais ils sont trois,
comme vous voyez, et je vais tâcher de rallier le _Caïman_, qui ne doit
pas être bien loin, afin d'égaliser les chances.

Il emboucha son porte-voix.

--Range à hisser les bonnettes hautes et basses!

La manoeuvre fut exécutée en quelques minutes. Le _Requin_ donna deux
ou trois embardées, puis il se releva et repartit légèrement avec une
vitesse double.

Il était chaudement poursuivi par trois navires qu'on apercevait à deux
milles de distance.

Cependant, grâce à sa marche supérieure, il aurait réussi à leur
échapper, pour un temps au moins; mais la brise fraîchit, ronfla
dans les voiles avec un grondement de tonnerre, et tout à coup le mât
d'artimon, cassa en deux au chouquet de la grand'vergue.

Il s'abattit sur le pont, tua et blessa, quelques personnes.

--Allons, voici ma besogne qui commence, dit le docteur, en descendant
de la galerie.

Le _Requin_ s'était penché sur le côté et ses bouts-dehors avaient
plongé dans l'Océan.

Son allure se ralentit.

--A la mer le mât d'artimon! cria le capitaine.

Le bruit des haches résonna, l'arbre fut coupé au niveau de la batterie
et précipité dans les flots avec tout son gréement.

--Samson, à ton poste, mon camarade, ordonna Lancelot, et envoie ta
dragée à ce mendiant de vaisseau-amiral, qui nous gagne.

--Oui, maître, répondit le colosse.

Il s'avança près de la caronade, dont la bouche monstrueuse formait la
gueule du requin sculpté à la proue, pointa cette pièce et y mit le feu.

Un éclair, un nuage de fumée, une explosion formidable s'en suivirent.

--Touché! tu l'as touché dans les oeuvres vives! c'est bien, Samson, dit
le capitaine.

--Oui, maître, répliqua l'Hercule, en saluant militairement sans quitter
la caronade.

--Mes enfants, reprit le commandant, préparez-vous au combat. Ils sont
trois contre nous; vous savez votre devoir!

Lancelot ne pouvait plus échapper à la poursuite dont il était l'objet,
la rupture de son mât d'artimon ayant alourdi le navire. Il résolut
aussitôt d'affronter l'ennemi et de l'étonner par son audace. En
conséquence, il fit serrer une partie des voiles, virer de bord et
pousser droit aux agresseurs.

Le fracas de l'artillerie couvrit bientôt tous les autres bruits; et des
tourbillons de vapeur voilèrent les objets.

Durant une heure une pluie de fer et de feu répandit la mort et le
ravage sur les pirates et les troupes royales, car le _Requin_ avait été,
en effet, attaqué par trois bâtiments de la station d'Halifax, dont
l'un, une frégate, portait le vice-amiral, sir Henry Stevenson.

Les autres étaient des bricks.

C'est vers cette frégate, l'_Invincible_, que tendirent les efforts de
Lancelot. Il savait bien que s'il réussissait à s'en emparer ou à la
couler, les bricks ne tiendraient pas davantage.

Longtemps il échoua, pressé qu'il était par ces petits navires qui le
mitraillaient avec fureur.

Enfin, il parvint à mettre le feu à l'un. L'autre craignant d'être
envahi par l'incendie prit le large, et Lancelot profita de sa retraite
momentanée pour se jeter par bâbord sur le vaisseau-amiral au risque de
se briser lui-même.

Aussitôt des hommes adroits, robustes, debout sur le beaupré et les
vergues de misaine, lancèrent les lourdes griffes de fer destinées à
amarrer les deux navires l'un à l'autre. Puis, comme des vautours, ils
fondirent sur les Anglais la hache ou le sabre à la main, le poignard
entre les dents.

Mais le brick, qui avait rebroussé chemin, revint en ce moment, prit
position vis-à-vis du _Requin_, et lui lâcha une bordée à tribord.

Toujours sur sa galerie, les yeux étincelants sous son masque, Arthur
Lancelot faillit tomber à la renverse, tant fut violent le choc de cette
bordée.

La membrure du _Requin_ en fut ébranlée.

--Samson, dit le capitaine, allonge-moi vite un soufflet sur la joue de
ce braillard ou mal va nous arriver.

Le balafré fit pivoter sa caronade, ajusta le brick et lui lança, dans
la carène, sous l'éperon, un énorme boulet de quarante-huit.

--Bravo! bravo! dit Lancelot.

--Oui, maître, répliqua l'artilleur imperturbable.

Une grande consternation s'observait sur le brick.

--Trois pieds de bordage en dérive! venait de crier le maître-calfat.

La répercussion d'un nouveau coup de canon retentit.

--Le _Caïman_ qui parle! s'exclama Samson, en se dressant sur sa pièce,
pour regarder l'océan.

La seconde frégate des forbans accourait, en effet, toutes voiles
dehors.

--En avant sur le vaisseau-amiral! s'écria Arthur Lancelot, brandissant
son sabre au vent et passant, d'un bond, de sa galerie sur le pont de
_Invincible_.

Samson y fut aussitôt que lui.

A l'instant où il arrivait, un jeune enseigne, armé d'une épée nue,
attaqua l'intrépide capitaine, qui fut blessé au cou, avant d'avoir pu
se mettre en garde.

Il tomba, baigné dans son sang.

Samson se rua sur le jeune homme, lui arracha son épée, la brisa comme
un verre, et il allait étrangler l'enseigne, renversé, râlant sous son
genou.

Mais Lancelot lui dit, d'une voix éteinte:

--Non... ne le tue pas... ne lui fais pas de mal... protège-le... Je le
veux... Qu'il ne voie pas la femme!... Retournez à Anticosti...

Et le commandant des _Requins de l'Atlantique_ perdit connaissance.




                           TROISIÈME PARTIE

                               ANTICOSTI



                                   I

                           L'ILE D'ANTICOSTI


Est-il un voyageur européen, parcourant les grasses prairies du
nord-ouest américain; les immenses et fécondes vallées de la rivière
Rouge, la Saskatchaouane, l'Assiniboine, et cette terre promise nommée
la Colombie où la flore et la faune des parties de l'univers les plus
riches et les plus opposées ont formé un charmant hymen pour offrir à ce
coin de l'autre hémisphère, des produits merveilleux dont l'excellence
seule égale la beauté; est-il, dis-je, un voyageur qui ne déplore
l'ignorance ou l'apathie d'une portion de notre population, condamnée
par son insouciance à végéter sur un sol épuisé ou à languir, à
s'étioler au souffle empoisonné des grandes villes manufacturières?

Un voyage de quelques semaines, quelques années d'un travail assidu,
d'une sobriété salutaire, et ces malheureux se seraient procuré à eux, à
leurs enfants, à leurs pauvres enfants, une vie large et abondante,
une santé vigoureuse; ils verraient en perspective un avenir des plus
brillants[9].

[Note 9: J'ai développé cette idée dans _Une Famille de Naufragés_,
cinquième volume des _Légendes de la Mer_.]

Mais, sans aller aussi loin, sans mettre entre sa mère-patrie et sa
patrie adoptive plus de huit jours d'intervalle, on trouve, dans
le Nouveau-Monde, un emplacement magnifique, qui présenterait à des
entreprises agricoles ou commerciales, conduites sur une grande échelle,
des avantages inimaginables.

Terres fertiles, bois giboyeux, la côte la plus poissonneuse des deux
continents, voilà les ressources premières de ces lieux (capables de
nourrir aisément vingt mille individus et plus) situés aux portes de
l'Amérique septentrionale, supérieurement défendus par la nature, et
cependant à peu près inconnus à la civilisation.

C'est l'île d'Anticosti, dont l'exploration géologique officielle ne fut
entreprise qu'en 1856, par la Commission canadienne, sous la direction
de sir William Logan[10]. et encore M. Murray qui fit cette exploration,
ne pénétra-t-il qu'à dix ou douze milles à l'intérieur.

[Note 10: Voyez _Exploration géologique du Canada_, Rapport de progrès,
années 1853-4-5-6, traduit par M. H. Émile Chevalier, attaché à la
Commission, un volume grand in 4°, avec plans, cartes, atlas.]

Située à l'embouchure du golfe Saint-Laurent par le 49° de latitude nord
et le 65° de longitude, elle a une forme générale ovoïde, figurant un
couteau dont la pointe perce l'Océan et dont la poignée est enchâssée
dans le golfe Saint-Laurent.

De l'est à l'ouest, son étendue est de cent quarante milles; du nord
au sud, sa largeur extrême de trente-cinq environ; une distance de
trente-cinq milles la sépare du Labrador, au nord, et une distance de
quarante-deux la sépare du cap Rosier, dans le Canada, au sud-ouest.

Par route marine, elle se trouve à cinq cents milles environ d'Halifax,
la capitale de la Nouvelle-Écosse.

C'est la clef du Saint-Laurent: Si l'on est surpris qu'elle ne soit
pas colonisée, on l'est encore plus en remarquant que le gouvernement
anglais n'a point songé à la fortifier ou à y établir une garnison,
car Anticosti nous semble la sauvegarde de ses plus belles possessions
transatlantiques.

La plus grande partie de la côte est bordée par des récifs à sec, quand
la mer est basse, mais que le flux couvre ordinairement de dix ou douze
pieds d'eau.

Les bords de ces récifs s'étagent en précipices de cinq, dix et même
trente mètres, suivant Bayfield. Parfois ils sont inclinés, mais si
peu généralement que les navires qui en approchent peuvent facilement
apprécier le danger par des sondages.

Ils se projettent dans l'Océan, jusqu'à un quart et un mille et demi
du rivage, et se conforment aux ondulations de la côte. Des blocs
erratiques, quelques-uns d'une dimension énorme, en recouvrent un grand
nombre.

La partie méridionale de l'île est basse, entrecoupée de grèves
sablonneuses. Les points les plus élevés se montrent à l'embouchure
de la rivière Jupiter, où les falaises atteignent quatre-vingts et
cent-cinquante pieds de hauteur. Les autres ne dépassent guère dix ou
vingt pieds, au-dessus de la mer.

De la pointe sud-ouest, à l'extrémité ouest, les collines intérieures
sont plus escarpées qu'à l'est. Elles se dressent en général
graduellement jusqu'à cent-cinquante pieds, sur un intervalle de un à
trois milles. Cependant, on observe dans quelques localités du littoral,
des plaines ayant une superficie de cent à mille acres, composées de
tourbe sous-jacente, et qui nourrissent des herbes épaisses, ayant
quatre à cinq pieds de hauteur; d'autres sont marécageuses, plantées de
bouquets d'arbres et parsemées de petits lacs.

La partie septentrionale offre une succession de crêtes qui s'élancent
de deux à cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Des vallées
productives et des rivières les divisent.

Les caps les plus remarquables sont le cap Est à l'extrémité même de
l'île, la Tête à la Table; les caps Joseph, Henry, Robert, la Tête
d'Ours; le roc Observation; la pointe Charleston, le rocher Ouest, le
grand Cap; le cap Blanc, et la pointe Nord.

Le grand Cap domine tous les autres: il a cinq cents pieds.

Les baies abondent sur ce bord que regarde le Labrador: c'est la baie
du Naufrage, au-dessus du cap Est; la baie au Renard; de Prinsta, de la
rivière au Saumon; de l'Ours, etc.

A l'aide de quelques travaux peu dispendieux, ces baies pourraient être
converties en havres excellents.

La ceinture de récifs, d'un mille environ de large, qui ourle le rivage,
est formée de calcaire argilacé en strates presque horizontales, à sec
pendant les marées de printemps. Il ne serait pas difficile de pratiquer
des excavations dans ce calcaire à la profondeur nécessaire, et de se
servir des matériaux qu'on en tirerait, pour exhausser les flancs des
excavations de manière à y construire les jetées et les brise-mer.

Les cours d'eau, que l'on rencontre sur la côte septentrionale, sont
très-nombreux relativement à son étendue. On ne peut guère faire un
mille sans en découvrir un, plus ou moins volumineux. Et, de dix milles
en dix milles environ, il en existe qui sont assez considérables
pour mettre en mouvement un moulin. Les chutes voisines de la côte,
offriraient de grands avantages à l'industrie. L'eau des rivières est
toujours plus ou moins calcaire.

Sur la côte méridionale, les principales rivières sont: la Becscie, la
Loutre, le Jupiter, un vrai fleuve, le Pavillon et la Chaloupe.

Le grand Lac Salé, le petit Lac Salé, le lac Chaloupe et le lac Lacroix,
sur le côté sud, ainsi que le lac au Renard, sur le côté nord, sont en
réalité des lagunes d'eaux salées, soumises aux influences de la marée,
et mêlées de l'eau douce des rivières.

Dans la plupart des rivières et des lacs, fourmillent la truite de
ruisseau, la truite saumonée, l'esturgeon, le doré et le poisson blanc.
Le maquereau se presse en bancs épais autour de l'île. Les phoques dont
l'huile et la peau sont fort estimées, essaiment. Ils se foulent par
milliers dans les baies et les lieux abrites. Les Indiens des îles
Mingan et du Labrador leur font une chasse active.

Les baleines semblent avoir pris les battures occidentales pour leur
résidence favorite. Fréquemment on les voit s'ébattre ou se chauffer au
soleil; fréquemment on y entend leurs longs mugissements. A l'intérieur
d'Anticosti, la végétation est très-variée; mais en général, elle a
planté ses racines dans un sol d'alluvion, composé d'une argile
calcaire et de sable léger, gris ou brun. Ce sont là de bons éléments de
fécondité. Cependant, il faut avouer que ce sol n'est pas trop favorable
aux fortes essences de bois, mais on peut l'ameublir ou le drainer
aisément.

La pruche en est l'arbre le plus commun. Sa qualité et ses dimensions
sont bonnes. Quelques arbres mesurent vingt pouces de diamètre à la
base, quatre-vingts à quatre vingt-dix pieds de haut. On y rencontre
aussi des bouleaux blancs et jaunes; des balsamiers, des tamaracks et
des peupliers.

Parmi les arbres et arbustes à fruits dominent le sorbier des oiseaux;
la pembina (viburnum, opulus); le groseillier rouge et noir, et une
sorte de buisson donnant une baie violet-foncé très-savoureuse; le
cannebergier et quelques pommiers.

La plage est couverte de fraisiers; rarement y voit-on un framboisier.

Toutes les parties de l'île produisent en quantité une espèce de pois
très-mangeable, dont la tige et la feuille peuvent être employées à la
nourriture des bestiaux.

Les pommes de terre viennent parfaitement.

Le peu d'orge et de blé, qu'on y a jamais semé, a donné un rendement des
plus satisfaisants.

Anticosti renferme beaucoup d'animaux sauvages, entre autres: l'ours
noir; le renard rouge, noir, argenté et la marte.

«Les renards et les martes sont très-abondants, dit M. Murray dans
son Rapport. Souvent, pendant la nuit, on entendait les martes dans
le voisinage de notre camp, et plusieurs fois nous vîmes des renards.
Chaque hiver, les chasseurs ont tué de quatre à douze renards argentés,
animaux dont la fourrure se vend de _six cent cinquante à sept cent
cinquante francs pièce_.»

Les canards, les oies, les cygnes, toute la famille des palmipèdes, y a
élu son domicile.

De grenouilles, crapauds, serpents ou reptiles, point.

Les animaux sont si peu poursuivis par l'homme, que sa vue ne les
effraie pas.

M. Murray raconte, fort naïvement, l'anecdote suivante:

«On dit que les ours sont très-nombreux et les chasseurs rapportent les
avoir rencontrés quelquefois par douzaines. Mais, dans mon excursion,
je n'en ai aperçu qu'un à la baie Gamache, deux près de la pointe au
Cormoran, et un dans le voisinage du cap Observation. J'ai trouvé ce
dernier sur une étroite bande de la plage, au pied d'un rocher élevé et
presque vertical. De loin, je le pris pour un morceau de bois charbonné,
et ce ne fut qu'à cent cinquante pieds de lui, que je reconnus mon
erreur. Il paraissait trop occupé à déjeuner avec les restes d'un
phoque, pour faire attention à moi, car malgré les coups de marteau dont
je frappai un caillou, et malgré les autres bruits que je fis pour lui
donner l'alarme, il ne leva pas la tête, et continua de manger, jusqu'à
ce qu'il eût achevé sa carcasse, ce qui m'obligea, faute de fusil, à
demeurer une demi-heure, spectateur de son repas.

»Quand il ne resta plus du phoque que les os, maître Martin grimpa, tout
à loisir, à la surface du rocher nu, lequel est à peu de chose près,
perpendiculaire, et disparut au sommet, à cent pieds du niveau de la
mer au moins.»

Pour compléter cette esquisse d'Anticosti, je n'ai plus qu'à dire un
mot des matières économiques qu'elle contient, et dont l'exploitation
suffirait à enrichir toute une population.

Son sol renferme la pierre de taille, la pierre à aiguiser, le fer
oxidulé et peut-être même le fer limoneux. L'argile à briques, la
marne coquillière d'eau douce, la tourbe y apparaissent sur de vastes
superficies et des profondeurs incalculables. Dans les anses et les
places abritées, les algues marines ont pousse à profusion; et on en
pourrait tirer bon parti, soit pour fumer le sol, soit pour les exporter
comme engrais dans les pays voisins.

Enfin, le littoral d'Anticosti est hérissé d'une accumulation de bois
flottants telle, que M. Murray terminait ainsi son rapport de 1856[11]:

[Note 11: J'ai visité Anticosti, en 1853.]

«Suivant le calcul que j'ai fait, si tous ces bois étaient placés bout à
bout, ils formeraient une ligne égale à la longueur totale de l'île,
ou cent quarante milles, ce qui donnerait un million de pieds cubes.
Quelques-uns de ces morceaux de bois équarris peuvent provenir des
naufrages; mais le plus grand nombre, étant des billots qu'on n'embarque
pas comme cargaison, nous porte à croire que la flottaison en est la
source principale.»

Je partage entièrement l'opinion de M. Murray. On sait que le commerce
du bois est immense au Canada. Après avoir été coupés, les arbres sont
lancés sur les cours d'eau, assemblés en radeaux (cages)[12] et conduits
ainsi à un port d'embarquement. Mais souvent les radeaux se brisent et
les bois sont entraînés au loin.

[Note 12: Voir les _Derniers Iroquois_ (Collection des _Drames de
l'Amérique du Nord_).]

L'île d'Anticosti, émergeant au milieu même du Saint-Laurent, la grande
artère des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale, reçoit
la plupart de ces épaves.

Quoi qu'il en soit, cette île, dont le climat est tempéré, dont le sol
et les sites sont si favorables à la colonisation, demeure aujourd'hui
encore déserte, inculte, à peine habitée par deux ou trois garde-phares.
Cependant, elle devrait et doit, dans un avenir prochain, s'animer, se
défricher, se peupler au souffle fécondant de la civilisation moderne.




                                  II

                          LA BAIE AU RENARD


La baie au Renard est une vaste échancrure ouverte, comme nous l'avons
dit, à l'embouchure de la rivière de ce nom, sur la côte septentrionale
de l'île d'Anticosti.

Elle a un mille de profondeur sur une largeur égale.

Au sommet des rochers qui l'entourent, on voit, encore aujourd'hui, les
ruines d'un grand nombre d'habitations, enfouies sous l'herbe et les
pariétaires; silencieuses et mélancoliques, ces ruines furent, au
commencement du siècle, un foyer de vie, d'activité.

Alors, elles présentaient un village industrieux avec ses maisonnettes,
ses édifices publics, sa place ceinte de beaux peupliers, son port, ses
chantiers de construction, ses greniers d'abondance.

Des traces de culture disent aussi que le labour y était un honneur, et
tout rappelle la présence d'une population vigilante autant que policée.

Vers le milieu du mois de septembre 1811 cette population paraissait
fort affairée.

Réunis dans le chantier de marine, hommes, femmes et enfants
travaillaient aux réparations d'une frégate de guerre, fortement
avariée. Le marteau, la hache résonnaient bruyamment; le goudron
bouillait dans des chaudières énormes et saturait l'atmosphère de
senteurs pénétrantes. Ceux-ci traînaient des pièces de bois; ceux-là
chauffaient des ais au feu pour en faire des courbes; les uns
préparaient des étoupes, les autres, montés sur des échafauds,
calfeutraient les joints du navire: tous étaient occupés.

Mais nul chant, nulle exclamation joyeuse pour égayer leur tâche.

Une tristesse recueillie se peignait sur les visages. Plusieurs femmes
portaient des vêtements de deuil.

Ces gens, c'étaient les Requins de l'Atlantique. Ils radoubaient leur
principal vaisseau, qui avait été considérablement endommagé dans sa
lutte avec la flottille royale.

L'autre, le _Caïman_, n'avait point souffert. Il était embossé, à dix-huit
milles de là, dans la baie du Naufrage.

Le rivage était jonché de canons démontés, de mâts, vergues, espars,
voiles, instruments de charpentier, cordier, forgeron, calfat.

Dépouilles de leurs sombres uniformes, les matelots avaient plutôt
l'air de bons ouvriers, d'honnêtes pères de famille, que de pirates qui
semaient la désolation partout où ils passaient. Leurs femmes étaient
décemment vêtues. En général, elles paraissaient respectables.
Quelques-unes avaient une beauté remarquable; mais la plupart avaient
aussi les traits altérés par une empreinte de douleur profonde.

Le dernier combat leur avait coûté leur père, leur mari, leurs enfants,
ou leurs alliés.

--Ah! oui que ça été chaud! disait le maître d'équipage transformé
en scieur de long, et perché sur une longue poutre, dont il faisait du
tavillon, aidé par un matelot.

--Chaud! répliqua l'autre, chaud que nous avons failli y laisser notre
peau!

--Trente-cinq hommes tués, soixante blessés! Jamais nous n'avons été si
maltraités.

--Mais trois contre un, la belle malice!

--Ça n'empêche que sans le _Caïman_!...

--_Le Caïman_! ne m'en parlez pas, maître! Il arrive toujours quand
c'est fini, pour récolter les profits, lui!

--Tu crois?

--Si je crois? A l'affaire des Sept-Isles, ça été la même chose. Vous
vous souvenez? Ils étaient trois bricks sur nous, avec deux chaloupes
canonnières.

--C'est juste, Leroy.

--Eh bien, votre _Caïman_ nous a laissé mitrailler. Et il est venu
lorsqu'il n'y avait plus un coup de canon à lâcher. Je n'aime pas ces
manières-là, moi!

--Si le capitaine le veut ainsi! dit le maître d'équipage.

--Oh! si le capitaine le veut ainsi, je tire la balançoire.

--A propos, il l'a échappé!

--Notre commandant?

--On dit que sans le Balafré...

--Oui; j'étais là!

--Ah! tu y étais, Leroy?

--Comme j'ai l'honneur de vous le dire, maître.

--Conte-moi donc ça.

--Voilà la chose: Nous nous étions jetés un tas sur le vaisseau de ce
chien d'amiral anglais, sauf votre respect, maître, et, ma foi, nous
tapions, tapions, comme des beaux diables. Mais, plus il en tombait de
ces _english_; et plus il en sortait des écoutilles. C'était comme une
fourmilière.

--Ils étaient au moins trois cents, à bord de l'_Invincible_?

--L'_Invincible!_ Hein, que c'est bête d'appeler comme ça un sabot qui
se laisse prendre en deux heures!

--Continue, Leroy, continue.

--Vous pensez donc qu'ils n'étaient que trois cents?

--Mais, tout au plus.

--Eh bien, moi qui vous parle, j'en ai vu, sans vous démentir, maître,
des cents et des mille.

--Tu divagues, mon vieux. Nous ne sommes plus au sujet.

--Soyez tranquille, maître; je me remets à l'oeuvre.

--Alors, ne donne plus, comme ça, d'embardées à droite et à gauche.

--Non, maître, mais dites-moi où j'en étais, car c'est vous qui m'avez
poussé hors de mon sillage.

--Tu disais que tu avais vu le capitaine!

--Ah! oui, que je l'ai vu. Il a dit à Samson: Fais tousser le _Requin_.
Et quand le _Requin_ a eu toussé, qu'on aurait dit qu'il avait la
coqueluche, le capitaine a sauté sur votre... comment est-ce donc que
vous l'appelez, maître?

--L'_Invincible_.

--Il a donc sauté sur votre _Invincible_. Mais, en tombant, il a
rencontré l'épée d'un freluquet d'enseigne...

--Si j'avais été là! maugréa le maître d'équipage.

--Si vous aviez été là, maître, vous auriez fait comme les camarades.

--Ta! ta! ta!

--Il n'y a pas de ta, ta, ta, qui tienne! Le mirliflor en était
peut-être à son coup d'essai. Il avait son épée en l'air. Le capitaine
s'y est accroché en dégringolant du Requin.

--Mais il fallait le prendre, l'embrocher, et le faire manger à son
amiral...

--D'abord, sauf votre respect, maître, ça n'était pas possible. J'avais,
moi, Hippolyte Leroy, fait passer le goût du pain au milord.

--Ah! c'est toi qui lui as servi son bouillon de onze heures?

--Sauf votre respect, maître.

--Eh bien, le polisson qui a blessé notre commandant, je l'aurais
écorché vif, pour fabriquer un tambour avec sa peau.

--C'est une idée! Vous en avez des idées, vous!

--N'est-ce pas?

--Que oui, que vous en avez!

--Celle-là n'est pas tout à fait de moi, dit modestement le maître
d'équipage. Dans les vieux pays[13], ils ont déjà fait un tambour avec
un cuir d'homme, je ne me rappelle plus où. Ça ne fait rien; poursuis.

[Note 13: L'Europe est ainsi appelée par les Américains.]

--Où voulez-vous que je me retrouve? Ma corde est tout emmêlée.

--Tu en étais à la blessure.

--C'est ça; je m'en souviens. Dès que je distingue la chose, je fais
voile sur le particulier. Le Balafré le serrait déjà dans ses grappins.

--Ah! ah!

--Oui; mais il ne lui a pas fait plus de mal qu'il n'y en a sur ma main.
Seulement, le petit saignait comme un boeuf...

--Puisque Samson ne lui a pas fait de mal?

--C'est tout de même, il saignait, sans vous démentir.

--Il l'a jeté à l'eau!

--Non, maître, non, dit Leroy en baissant la voix. Ils l'ont pris à deux
ou trois, et l'ont transbordé sur le _Requin_, en même temps que notre
capitaine...

--Tu ne dis pas cela...

--Que je me meure, si ce n'est pas vrai, sauf votre respect!

--Mais on avait donné ordre de tout tuer, le capitaine lui-même; et sur
ces deux damnés vaisseaux, nous n'avons pas laissé un chat vivant... le
troisième a brûlé!

--Et qu'il flambait joliment! Quel feu de la Saint-Jean, maître!

--Ah! oui, c'était crânement beau! Mais ton enseigne...

--Impossible de vous en dire davantage, maître! la cale est vide.

--Tu t'es trompé, tu t'es trompé, mon brave. Qui est-ce qui aurait osé
épargner un gaillard qui s'était attaqué...

--Chut, maître!

--Qu'est-ce qu'il y a donc, mon brave?

--Le capitaine, répondit Leroy, en désignant du regard deux personnages
qui s'avançaient sur le rivage.

L'un, masqué, toujours vêtu de noir, était le comte Arthur Lancelot;
l'autre, le major Guérin.

Lancelot s'appuyait au bras du major.

--Alors, disait-il d'un ton ému, vous répondez de sa vie, mon cher
docteur?

--Comme de la mienne, commandant: _mortem medicalis ars vincit_.

--La nuit a donc été meilleure?

--Non pas; mais certains pronostics...

--Enfin, il est sauvé?

--Sauvé, commandant.

--Ah! si vous me le rendez, ma dette envers vous sera doublée, mon cher
docteur.

--Du tout, commandant; je n'entends pas de cette oreille-là. Point de
reconnaissance. Les obligés sont plus incommodes que les désobligés.
C'est un principe pour moi.

Lancelot lui serra la main.

--Mais, dit-il, le délire n'a pas disparu?

--Ah! pour cela, non. Cette diablesse de chute que lui a fait faire
Samson a déterminé une lésion qui me donne un mal horrible. Heureusement
qu'elle est à la tête; car les blessures de cette partie sont presque
toujours guérissables... quand elles ne déterminent pas la mort dans les
vingt-quatre heures, ajouta-t-il en souriant.

--Il ne me reconnaîtrait pas? interrogea le comte.

--Ne le craignez point, commandant, ne le craignez point, _noli timere_.

--Eh bien, j'irai le voir ce matin, et ce soir je partirai.

--Partir! une imprudence, je vous le répète.

--Mais il le faut, mon pauvre ami. Il faut absolument que je retourne à
Halifax!

Le major Vif-Argent branla la tête.

--C'est, dit-il, la plus grande imprudence que vous puissiez commettre.
A peine êtes-vous rétabli. Votre blessure n''est pas encore cicatrisée.
Hier, vous aviez la fièvre. Ce matin, vous avez peine à vous soutenir,
et vous voulez prendre la mer dans un pareil état. Commandant, il y
aurait de quoi tuer...

--Un homme! ajouta vivement le comte.

Ils échangèrent un coup d'oeil et partirent d'un éclat de rire.

Lancelot reprit un moment après.

--Je confie mon cher malade à votre amitié encore plus qu'à votre art,
docteur. Mon absence durera un mois ou six semaines...

--C'est donc décidé?

--Décidé.

--Alors faites votre testament, _testamentnm tuum conscribe_.

--Mon testament, dit Arthur, en riant, c'est que vous quittiez mon cher
protégé le moins possible; que vous l'amusiez__et vous êtes amusant
quand vous voulez, cher docteur__mais veillez à ce qu'il ne s'échappe
pas, n'ait de rapport avec personne autre que vous, et surtout que cette
femme...

--Madame Stevenson, aujourd'hui la veuve Stevenson?

--Qu'il ne la voie pas!

--A la distance où elle est!

--N'importe. Cette femme est capable de tout, s'écria aigrement
Lancelot.

--Mais sur l'autre bord de l'île!

--N'importe, vous dis-je! répliqua le capitaine avec impatience.

--Savez-vous, commandant, dit le major Vif-Argent, que je regrette la
gentille enfant, _formosam puellam_...

--Docteur, écoutez-moi bien et laissez cette fille. Que la femme de
l'amiral soit toujours gardée à vue et qu'elle ne puisse rencontrer
l'enseigne!

--Je vous en donne ma parole, commandant. Mais vous devriez différer
votre départ de quelques jours.

--Impossible. Lâchez-moi le bras. Je veux parler à nos gens.

Le docteur s'étant retiré derrière lui, Arthur Lancelot éleva la voix.

Aussitôt tous les bruits cessèrent. Un silence religieux succéda à
l'animation du travail.

--Mes enfants, dit le capitaine, hâtez-vous d'achever les réparations du
_Requin_. Dans un mois un convoi anglais chargé de vivres passera dans le
Saint-Laure. Ne souffrez pas que le _Caïman_ ait seul la gloire de s'en
emparer!

Je m'absenterai pendant quelques semaines. J'espère qu'à mon retour, il
sera terminé et que les Requins de l'Atlantique ne démentiront pas leur
vieille réputation.

Dans un an, si j'en crois mes espérances, ils auront reconquis le
territoire de leurs ancêtres et rebâti leurs demeures sur la belle terre
d'Acadie.

Vive la France!

--Vive la France! répondit unanimement la foule des ouvriers.

--Et vive le commandant du _Requin_! ajouta le maître d'équipage.

Cinquante échos redirent aussitôt avec enthousiasme:

--Vive le commandant du _Requin_!

Lancelot reprit le bras du chirurgien et s'avança vers une jolie
résidence entourée d'un jardin charmant, où croissaient mille fleurs
agréables à la vue et à l'odorat.

En arrivant devant la porte il siffla.

Samson, le balafré, accourut au pas gymnastique.

--Oui, maître, dit-il, on saluant militairement.

--Selle deux chevaux.

--Oui, maître.

--Puis tu enverras au cutter, à la baie de la Chaloupe. Il faut le faire
parer.

--Oui, maître.

--Tu manderas au lieutenant du _Caïman_ de mettre à la voile et d'aller
courir les bordées sur la côte, devant Halifax.

--Oui, maître.

--Dix minutes pour exécuter mes ordres.

--Oui, maître.

Samson vira méthodiquement sur les talons et disparut.

--Je vous recommande de nouveau le jeune homme, docteur, dit Lancelot au
major. Il pourra se promener en votre compagnie seulement. Mais point de
relation avec qui que ce soit. Qu'il ne vienne pas ici!

Le chirurgien sourit.

--Compris, dit-il.

--Et s'il vous parle de moi, continua le comte en rêvant, s'il vous
parle de moi... vous... vous lui...

--Soyez tranquille, capitaine. Je me charge de le catéchiser _secundum
artem_, capitaine, _secundum artem_.

--Quant à elle, je n'entends pas qu'on la rudoie; cependant si elle
tentait de s'évader... si elle cherchait à se rapprocher.

--Quelle idée puisqu'elle ignore...

--Je ne sais, mais un pressentiment... Ah! c'est absurde!--Voici Samson
avec les chevaux. Au revoir, docteur; n'oubliez pas mes instructions.

--Non, commandant! mais vous ayez tort d'entreprendre ce voyage; vous
ferez une rechute. _Cave ne cadas; cave ne cadas_!

Ils échangèrent une poignée de main et le comte essaya de se mettre en
selle. Sa faiblesse l'en empêcha. Il lui fallut recourir à l'assistance
de Samson.

--_Cave ne cadas; cave ne cadas_! répétait le docteur Vif-Argent en
rentrant dans la maison.

Arthur piqua son cheval qui partit, au galop. Samson prit sa distance
habituelle et suivit à la même allure.

A un mille du village, dans un vaste clairière entourée par une haie
d'aubépine et de clématite, on voyait se dresser plusieurs croix de bois
noir.

--Descends-moi, cria Lancelot en y arrivant.

Samson précipita la course de sa monture, mit pied à terre, saisit son
maître dans ses bras robustes, et le déposa près du cimetière.

Le jeune homme se découvrit et pénétra dans le champ des morts.

Parmi les croix, on en remarquait deux plus élevées que les autres.

Sur l'une se lisait cette inscription en lettres blanches:

                   LÉOPOLD LEBLANC

             Premier Commandant du _Requin_.

                        1793

Sur l'autre:

                  MAURICE LANCELOT

             Deuxième Commandant du _Requin_.

                        1804

Le capitaine s'approcha de cette croix, s'agenouilla, pria pendant un
quart d'heure, releva son masque et baisa la terre.

Il avait le visage baigné de larmes.

Puis il s'éloigna, se fit remonter à cheval et poursuivit son chemin sur
le bord de l'Océan.

Au bout d'une heure, il s'arrêtait à une cabane auprès de laquelle
causaient deux vieilles femmes.

--Comment va-t-il? demanda le comte.

--Mieux, beaucoup mieux, depuis la visite du docteur, répondirent-elles.

A ces mots, Arthur sauta de cheval sans le secours de son domestique.

Il entra en frémissant dans la cabane.

Bertrand était étendu sur un lit, pâle, les joues amaigries, la
respiration sifflante.

Mais il dormait.

--Restez dehors, cria Lancelot aux femmes.

Puis il arracha son masque.

Lui aussi était bien pâle, bien changé! Ses traits n'en paraissaient que
plus fins, plus délicats, ils avaient un air de féminéité.

Le comte se prosterna devant le lit, contempla longuement le malade,
avança, plusieurs fois ses bras et sa tête comme pour le caresser; les
retira de crainte sans doute de l'éveiller, se pencha enfin, avec un
frémissement indicible, coupa à l'aide de ciseaux une boucle des cheveux
de Bertrand, lui glissa ses lèvres sur le front, serra la boucle de
cheveux dans son sein, et comme si ce baiser eût été pour lui un cordial
réparateur, un viatique, il sortit vivement de la hutte, s'élança sans
assistance sur son cheval, en criant à Samson:

--Au _Wish-on-Wish_!




                                  III

                           BERTRAND DU SAULT


A quelques jours de là, cette fièvre ardente qui dévorait Bertrand du
Sault diminua; le délire auquel il était en proie, depuis plusieurs
semaines, cessa; un matin, il reprit connaissance.

Grande surprise pour lui de se trouver dans une chambre, qu'il n'avait
jamais vue, près de deux femmes étrangères.

Il se crut sous l'empire d'une illusion et ferma les yeux.

La conversation suivante s'était établie à son chevet.

--Tout de même qu'il peut se vanter d'avoir de la chance, ce jeune
homme, hein, madame Marthe? Avoir été si proche de la mort et en
réchapper! J'espère qu'il devra un gros cierge à son patron!

--Et à nous aussi, Josette, car pour ce qui est des soins, on ne les a
pas épargnés!

--Mais le major Vif-Argent donc! il en négligeait nos pauvres hommes!
Faut que le capitaine...

--Ne parlez pas du capitaine, Josette. C'est défendu, vous le savez!

--Faut tout de même qu'il l'aime bien, puisqu'il l'a tant recommandé!
Mon cousin Hyppolite m'a dit que, depuis quinze ans qu'il naviguait avec
lui, c'était le premier à qui il avait fait grâce.

--Mais aussi ce n'est pas un Anglais, notre malade. Vous vous souvenez
que, quand il divaguait comme un vaisseau démâté, il bredouillait
toujours en français.

--Peut-être bien que c'est un parent de notre commandant.

Marthe secoua la tête d'un air dubitatif.

--Non, non, dit-elle, il y a autre chose!

--Je le crois aussi, reprit Josette. Si vous voulez me garder le secret,
je vous dirai...

--Qu'est-ce que vous me direz? fit vivement son interlocutrice.

--Un jour, répondit celle-ci, le capitaine était avec lui. J'ai regardé
par le trou de la serrure; il l'embrassait, ma chère... d'une façon...
oh! mais d'une façon...

--C'est là tout votre secret! répartit Marthe avec un accent qui voulait
dire: j'en sais bien davantage, moi!

--N'est-ce pas assez?

--Eh bien, moi qui vous parle, je l'ai entendu qui lui causait comme un
cavalier cause à une créature!

--Pas possible!

--Tout comme je vous le dis, Josette.

--Ce n'est pas une femme pourtant que ce jeune homme! nous le savons,
nous qui le soignons, depuis tout à l'heure un mois, hein, madame
Marthe?

--Pour ça, non, ce n'est pas une femme! appuya-t-elle d'un ton
convaincu.

--Le capitaine a ses idées, poursuivit Josette d'un air capable. Je me
souviens que, quand il était second à bord du _Requin_, il ne quittait
jamais le commandant Maurice. On aurait dit les deux frères, quoique ce
n'étaient que des cousins.

--Vous n'y êtes pas, Josette! ils ne se ressemblaient pas du tout.

--Vous les avez donc vus! s'écria-t-elle avidement...

--Si je les ai vus...

La dame Marthe s'arrêta, regarda avec inquiétude autour d'elle; et,
sûre qu'il n'y avait dans la pièce personne autre que le patient, elle
continua:

--Oui, je les ai surpris, un jour, dans le petit bois.

--Oh! vraiment?

--Le commandant Maurice avait une barbe forte et noire!

--Et celui-ci?

--Pas plus que sur la paume de votre main, ma chère.

--Oh!

--Et ils s'embrassaient... à bouche que veux-tu!

--C'est drôle, dit Josette songeuse. L'a-t-il pleuré le capitaine
Maurice, lorsqu'il fut tué par ces damnés Anglais dans la baie
Française! On pensait quasiment qu'il en mourrait!

--C'est certain qu'il l'a pleuré et le pleure encore! Il ne passe jamais
devant le cimetière, sans y entrer faire ses dévotions.

--Ils étaient venus ensemble, n'est-ce pas?

--Oui, ils étaient venus ensemble; le commandant Leblanc, qui avait armé
le _Requin_, les prit au service tous les deux à la fois. Il les aimait
fièrement aussi, le capitaine Leblanc! C'était en 1794 ou 15... Ah! un
bon temps que celui-là. Nous n'avions pas encore le _Caïman_. C'est le
capitaine Maurice qui l'a fait faire, en 1802, deux ans juste avant sa
mort; j'étais au baptême. Je me le rappelle comme d'hier...

--Dites donc, madame Marthe, vous savez encore une histoire? interrompit
Josette, que ces réminiscences intéressaient médiocrement.

--Et laquelle?

--C'est Hippolyte qui me l'a contée cette histoire. Mais il m'a défendu
de la répéter, vous comprenez, madame Marthe?

--Que oui, que je comprends, Josette; que oui!

--Il y a du nouveau! du grand nouveau! Notre capitaine va se marier!

--Se marier! lui, qui ne lève jamais les yeux sur une créature!

--Vous allez juger, madame Marthe. Avant que de partir d'Halifax, il a
fait enlever une belle dame...

--Une belle dame!

--Il paraît que c'était la femme de l'amiral anglais qui a été tué par
Hippolyte dans le dernier combat...

--Oui-da!

--C'est le patron du _Wish-on-Wish_ qui a fait le coup avec un
autre...On l'a traitée à bord comme une duchesse, madame Marthe, comme
une duchesse! Il l'a fait mettre dans sa cabine!

--Dans sa cabine!

--Dans sa propre cabine! Sur le _Requin_, ça été la même chose!

--Quel miracle! une femme dans sa cabine!

--Après ça, c'était peut-être bien pour le major Vif-Argent, car il les
aime, les créatures, celui-là! Quel coureur! Et il paraît qu'il était
toujours avec cette dame et sa servante.

--Mais qu'est-elle devenue?

--Je n'en sais plus rien, madame Marthe... Pour ce qui est d'être sur
l'île, j'en suis certaine... certaine.

A cet instant le malade s'agita sur sa couche. Ses deux gardes cessèrent
leur entretien. L'une prit une potion et lui en fit avaler quelques
cuillerées.

Bertrand avait écouté leur conversation en se demandant s'il rêvait;
trop faible pour croire à la réalité, trop intrigué pour ne pas être
attentif, de même que l'homme qui s'est éveillé au milieu d'un songe
intéressant, aime à se rendormir, afin d'en poursuivre les péripéties
imaginaires.

Mais, après avoir bu, le sommeil captiva sérieusement ses sens. Aussi
en sortant de ce sommeil, avait-il à peu près oublié les commérages
des deux bonnes dames, et toutes ses facultés mentales étaient-elles
excitées par d'autres objets.

Son esprit s'éclaircissait; la mémoire lui revenait; avec elle, l'ordre,
le classement dans les idées.

Sans bouger, il promena autour de lui un regard timide. La chambre
dans laquelle il se trouvait était fort simple, mais fort propre. Elle
souriait gaiement à un rayon de soleil, qui, à travers les branches
touffues d'un gros érable, masquant à demi une fenêtre, s'éparpillait en
pluie d'or sur le plancher, aussi blanc que l'ivoire.

Le lit était garni de rideaux en indienne, d'un bleu clair, comme ceux
des croisées; une étoffe semblable recouvrait les sièges; mais pour
commune qu'elle fut, elle n'en avait pas moins un air de gaieté tout
réjouissant.

Bertrand remarqua avec étonnement que les meubles de la cabine qu'il
occupait sur vaisseau-amiral, avaient été apportés dans cette pièce. Il
y avait jusqu'à sa petite table et ses boîtes de mathématiques, et, dans
une cage, deux oiseaux moqueurs, que le jeune homme aimait tellement,
qu'il les avait pris avec lui en s'embarquant.

Ce spectacle fit naturellement retourner sa pensée vers le passé.

Il se rappela qu'il avait reçu l'ordre de rejoindre l'_Invincible_, où
il servait comme enseigne; sa soeur, la bonne Emmeline, pleurait bien
fort. Elle ne le voulait pas laisser partir. Mais il lui promit que ce
serait sa dernière expédition, et, sur cette promesse elle donna, bien
malgré elle toutefois, son consentement.

On avait aussitôt mis à la voile.

L'expédition avait pour but de purger le golfe Saint-Laurent des pirates
qui l'infestaient.

La flottille royale se composait de trois navires, la frégate
l'_Invincible_, et deux bricks, le _Triton_ et l'_Hercule_.

Les pirates avaient été rejoints. Quels terribles hommes! Quel lugubre
bâtiment que leur _Requin_!

Attaqués par les trois anglais, ils s'étaient battus avec une énergie
sauvage, et avaient hardiment lancé sur le vaisseau-amiral leurs
grappins d'abordage.

Débouchant d'une écoutille pour les repousser, Bertrand s'était trouvé
tout à coup en présence d'un homme noir comme la nuit.

Il avait lancé son épée contre cet homme. Un cri affreux avait déchiré
ses oreilles à travers le fracas de la bataille; un nuage sanglant
avait glissé sur ses yeux; et plus rien... le fil de ses souvenirs était
rompu.

Ce fil, il cherchait à le renouer, quand le major Guérin entra dans la
chambre.

Il s'approcha du malade, lui tâta le pouls.

--Ah! ah! fit-il, nous allons mieux, _febris se remittit; febris se
remittit_!

Prenant une chaise, il s'assit sans façon à côté du jeune homme.

Le major Guérin portait, ce jour-là, un costume de chirurgien de marine,
mais sans désignation de corps. Une ancre seulement était brodée à sa
casquette, ciselée sur les boutons de son uniforme.

En l'entendant parler français Bertrand s'imagina que c'était un
officier français.

Cette supposition le rassura.

--Pourriez-vous me dire où je suis, monsieur? demanda-t-il.

--Je ne puis, mon jeune ami, _non possum_.

--Mais vous êtes Français, monsieur.

--Français, oui, _Gallus sum_.

--Et chirurgien-major?

--On me donne ce titre, quoique, à parler franchement, il me manque
quelques diplômes. Mais cela ne fait rien, mon ami. Ayez confiance en
moi. Pour tailler dans le vif, l'emmancher, _caput reparare_, mon ami,
je crois sans vanité...

--Suis-je prisonnier de guerre, monsieur?

--A cela je répondrai: Vous êtes prisonnier de guerre!

--Chez les Français?

--Chez des Français. Mais il ne faut pas vous fatiguer, car vous avez eu
avec la mort une fière querelle; je ne vous engage pas à recommencer.
La camarade pourrait vous damer le pion! Allons, reposez-vous. Avant
une semaine, vous serez sur pied. Les blessures de la tête, _capitis
vulnera_, sont les plus saines quand elles ne tuent pas sur le coup;
rappelez-vous cela, jeune homme, rappelez-vous-le, _meminisse jubeo_!

--Un mot, docteur, rien qu'un! fit Bertrand. M'est-il permis d'écrire?

--Écrire, hum! répliqua le major Vif-Argent en sautillant dans la
chambre; hum! nous verrons. En tous cas, il faut attendre... quand la
guérison sera plus avancée, mon ami. Aujourd'hui ne songez qu'à vous
rétablir, c'est le principal. Les soins ne vous manquent pas. Votre
société ne sera pas nombreuse, il est vrai. Mais je suis un compagnon
assez joyeux, _jocosus comes_, et si vous avez du goût pour la table, la
chasse ou la pêche, n'ayez pas d'inquiétude, vous trouverez ici de quoi
vous satisfaire à souhait.

--J'aurais voulu envoyer de mes nouvelles...

--A votre soeur! mon ami, rassurez-vous, c'est fait.

--Comment, monsieur! fit le blessé, surpris.

--C'est fait, vous dis-je, répliqua le docteur en souriant. Mademoiselle
Emmeline sait que vous êtes entre bonnes mains.

--Elle sait que je suis ici!

--Je n'ai pas dit cela. Mais encore une fois, je vous défends de parler
davantage. N'interrogez pas vos gardes, elles ont ordre de ne point vous
répondre. Au revoir! Si vous observez mes prescriptions, dans quinze
jours, au plus, nous courrons les bois ensemble. Me promettez-vous
d'être sage?

--Oui, monsieur, répondit Bertrand avec un sourire.

--Madame Marthe! appela le docteur.

Une des gardes parut à la porte d'une pièce contiguë.

--Madame Marthe, lui dit-il, notre patient est en bonne voie. Il voudra
sans doute jaser avec vous, j'espère que vous ne l'écouterez pas.

--Pas plus que si j'étais sourde-muette de naissance, mon major, dit la
vieille femme.

Se tournant alors vers Bertrand:

--Vous voyez, mon ami, que je ne vous prends pas en traître, lui dit-il
gaîment.

Il partit sur ces mots, et le blessé ne tarda guère à retomber dans un
assoupissement qui dura jusqu'au lendemain.

Son rétablissement fit des progrès rapides. Bientôt il put se promener
devant la maisonnette.

L'automne avait rougi la chevelure des arbres. Mais on était au milieu
de cette délicieuse saison que les Américains appellent l'été indien,
_indian summer_; le soleil était chaud encore; le ciel, d'un bleu
limpide, et la nature, au milieu des fruits savoureux dont elle avait
chargé ses plantes, étalait toujours mille fleurs charmantes.

Construite sur la baie Prinsta, la maison habitée par Bertrand jouissait
d'une vue splendide, qui embrassait un horizon immense, fermé par les
côtes vaporeuses du Labrador.

L'enseigne ne savait point sur quelle partie du globe on l'avait
transporté. Il essaya naturellement de s'orienter, dès que ses facultés
furent rentrées dans leur état normal.

Mais, si par une attention délicate, dont la cause lui échappait, on
avait mis dans sa chambre sa petite bibliothèque, ses meubles, ses
boîtes de marine, les boussoles, les octants et les instruments qui
pouvaient l'aider à reconnaître sa position en avaient été retirés.

Fidèle à sa parole, le docteur Guérin tenait à Bertrand bonne compagnie.
Chaque jour, il passait plusieurs heures avec lui, et faisait de son
mieux pour le distraire. En toute autre occasion, l'enseigne eût été
enchanté d'avoir fait la connaissance du docteur. Mais, à mesure que
ses forces augmentaient, il sentait l'ennui le gagner. Ni les parties de
chasse dans les environs, ni les parties de pêche dans la baie, ni
les délicatesses d'une nourriture exquise ne le pouvaient contenter.
L'incertitude de sa situation l'accablait. Questionné à cent reprises
sur ce sujet, le major avait répondu nettement qu'il ne dirait rien.

Depuis qu'il se levait, les infirmières de Bertrand avaient été
remplacées par deux hommes qui l'accompagnaient partout, même quand il
sortait avec le chirurgien.

Les tentatives du jeune homme pour obtenir quelques renseignements de
ces gens n'eurent pas plus de succès.

Il était désespéré.

Encore s'il avait eu un canot à sa disposition! car ayant gravi trois
ou quatre fois les roches de la table à la Tête, masse de calcaire
schisteuse, qui, tour géante, commande l'Océan par une élévation
perpendiculaire de plus de cent cinquante pieds, il avait aperçu, noyée
dans la brume, une terre vers laquelle tendaient tous ses voeux.

Mais aucune embarcation n'était laissée à sa disposition.

Cependant, bien qu'on lui cachât avec soin l'occupation de ceux qui
le tenaient prisonnier, il soupçonnait que c'étaient les Requins de
l'Atlantique.

Ce soupçon aiguisa son désir de recouvrer la liberté.

L'hiver approchait. Il fallait se hâter; car les nuits devenaient déjà
froides, et des brouillards épais voilaient fréquemment les rayons du
soleil.

Un soir, Bertrand, fouillant une malle gui avait été transportée de
l'_Invincible_ dans sa chambre, mit la main sur une lettre de madame
Stevenson.

L'écriture de cette lettre causa au jeune homme une révolution
spontanée.

Tout un monde d'images brilla devant son cerveau.

Et, par une de ces réactions intellectuelles inexpliquées, quoique
assez communes, il se rappela mot pour mot le dialogue de ses deux
gardes-malades, alors que le délire l'avait quitté.

--Je suis sur une île, s'écria-t-il, je m'en doutais, et Harriet est
ici; peut-être à quelques pas de moi!

La lumière avait été aussi vive que soudaine, aussi éclatante que
profonde.

Désormais Bertrand était convaincu, comme s'il en avait reçu
l'affirmation un moment auparavant, que madame Stevenson, prisonnière
des Requins de l'Atlantique, habitait quelque retraite cachée à peu de
distance.

En fallait-il plus pour le déterminer à presser son évasion et à essayer
d'arracher son Harriet chérie à leurs odieuses persécutions?

En croupe sur sa passion nouvellement réveillée, l'imagination de
Bertrand fit dans les champs de la fantaisie des courses folles, à
travers lesquelles passèrent sous ses yeux les scènes les plus héroïques
des romans de chevalerie qu'il avait lus.

Il s'endormit bercé par des rêves insensés.




                                  IV

             MADAME STEVENSON ET LE COMTE ARTHUR LANCELOT


Revenons à madame Stevenson, que nous avons laissée avec sa femme de
chambre, dans une cabine inférieure du _Requin_.

Grandes furent leurs appréhensions quand, autour d'elles, vibrèrent les
assourdissantes clameurs du combat.

Chez les âmes faibles, l'effroi est une des causes les plus fécondes de
la prière. Les thaumaturges de tous les cultes l'ont si bien compris,
que c'est par ce sentiment, surtout qu'ils entreprennent d'en imposer à
leurs créatures.

Élevées dans la foi catholique, Harriet et Catherine tombèrent à genoux
et se mirent en oraisons.

Mais les violentes secousses que recevait le navire et qui le courbaient
à chaque instant de bâbord à tribord, ne leur permirent pas de rester
longtemps dans cette position.

Elles se levèrent, s'assirent sur un cadre, et se tinrent cramponnées au
châlit.

A peine la lampe projetait-elle une clarté suffisante pour éclairer
l'étroit réduit. La pénombre ajoutait encore à l'horreur de leur
situation.

Les détonations successives de l'artillerie, le crépitement de la
fusillade, le ruissellement, des flots aux flancs du bâtiment, les
craquements de sa membrure, et les cris sauvages que redisaient des
échos trop fidèles, avaient rendu la pauvre Kate presque folle.

Elle appelait à son aide tous les saints du calendrier, et ses doigts
égrenaient, avec une vivacité fiévreuse, un long chapelet, chaque fois
que le vaisseau reprenait, pour un moment, son équilibre.

Il cessa de rouler et de tanguer aussi brusquement à l'heure de
l'abordage: elles se crurent sauvées.

--Ah! s'écria madame Stevenson, Dieu soit loué! les brigands ont été
vaincus. On ne les entend plus hurler, comme des démons, au-dessus de
nos têtes. Mon mari les aura battus, car c'est lui qui les poursuit,
j'en suis sûre; il devait mettre à la voile le lendemain de notre
enlèvement.

--Vous pensez, madame? dit la soubrette d'une voix mal assurée.

--Je l'espère.

--Est-ce que sir Henry... O mon doux Jésus!

Cette exclamation lui fut arrachée par le retentissement formidable de
la caronade que venait de tirer Samson.

--Ce n'est rien, dit Harriet; un coup de canon de plus.

--Oh! il m'a donné là, fit Kate en frappant sur son coeur.

--N'ayez donc plus peur comme cela. Le danger est loin...

--Je voudrais bien le croire, madame...

--Si au moins nous pouvions voir ce qui se passe là haut!

--Voir! Ah! madame, qu'est-ce que vous dites? J'aimerais mieux mourir,
oui, mourir, que d'assister à de pareilles choses. Tenez, voilà que
ça recommence! Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres
pécheurs...

--On vient, dit madame Stevenson.

--On vient! je me sauve! Cachez-vous aussi, madame; là, sous ce lit!

En prononçant ces mots, la camériste s'était jetée à terre et
s'efforçait de se fourrer sous le cadre. Mais l'espace entre le plancher
et le bois de la couchette n'étant pas assez large, elle se meurtrissait
inutilement la tête.

Harriet ne put s'empêcher de sourire.

--Voyons! ayez un peu de courage, au moins, lui dit-elle.

--Du courage! c'est bien facile à dire...

--Relevez-vous, Kate.

--Mais madame!...

--On heurte! Relevez-vous, vous dis-je.

--Ouvrez! cria-t-on du dehors.

--Ouvrir! répondit Harriet, étonnée d'entendre une vois autre que celle
du docteur; ouvrir! nous ne le pouvons, nous n'avons pas la clef.

--Si vous n'ouvrez pas!... reprit la voix furieuse.

--Mais, puisque nous n'avons pas la clef.

--Ah! madame! madame! sanglotait Kate en se blottissant dans le cadre.

Des coups de hache résonnèrent contre le frêle panneau de sapin. Bientôt
il vola en éclats.

Un matelot, les mains dégouttantes de sang, la figure rougeaude,
horrible, apparut derrière la porte enfoncée.

Ses yeux pétillaient de désirs; un sourire lubrique distendait sa
bouche.

Madame Stevenson prévit une scène terrible. Oubliant ses craintes, elle
s'arma, de vaillance pour tenir tête à l'orage.

--Ah! mes poulettes, mes petites chattes, vous vous enfermez comme ça!
dit le matelot.

--Sortez! retirez-vous, ou j'appelle! s'écria Harriet en marchant
résolument vers l'homme.

--Appelle, mon ange, appelle! appelle jusqu'à demain. Nous allons jouer
un petit peu ensemble, n'est-ce pas?... C'est qu'elle est gentille, tout
de même! Allons, mon ange, ne fais pas la méchante: je te veux plus de
bien que de mal. Mais où diable est l'autre cocotte?... je ne la vois
pas... Ça ne fait rien, ma petite rate: tu me suffiras...

Il lança sa hache derrière lui, et saisit madame Stevenson entre ses
bras.

--A l'aide! à l'aide! cria-t-elle en se débattant.

--Pourquoi faire ta mijaurée? disait le matelot en cherchant à
l'embrasser. On en a vu d'autres, et d'aussi faraudes que toi...

Avec ses ongles, Harriet lui labourait le visage, et toujours elle
criait:

--A l'aide! à l'aide! Help! help!

--Si tu continues comme ça, la belle, je me fâche, dit l'agresseur, qui
réussit à la renverser sur le bord du cadre.

Mais alors, Kate déboucha de sa cachette, se précipita sur le marin,
l'étreignit par derrière, et le mordit si cruellement au cou, qu'il
poussa un rugissement de rage.

--Help! help! répétait madame Stevenson, sans cesser d'opposer à ce
misérable une résistance opiniâtre.

Déjà, entre les deux femmes, dont l'une menaçait de lui crever les yeux,
après lui avoir mis toute la face en sang, et l'autre s'était maintenant
prise à l'étrangler au moyen de sa cravate, il courait risque de payer
chèrement son exécrable tentative, quand le major Vif-Argent arriva dans
la cabine.

Sans articuler une syllabe, il plaça un pistolet sur l'oreille du
matelot et lui fit sauter la cervelle.

Harriet et Kate furent inondées de débris et de sang.

--Vous me pardonnerez mon procédé, madame, dit le major, en repoussant
du pied le cadavre, qui avait roulé sur le parquet; mais avec nos gens,
il n'y a pas deux manières d'agir. Parfaitement traités quand ils se
comportent bien, nous les tuons quand ils commettent une faute: c'est
notre règle. Veuillez accepter mon bras. Je vous conduirai dans une
autre pièce, où vous pourrez changer de toilette.

Sans pouvoir répondre, tant elle était troublée, madame Stevenson prit
silencieusement le bras du chirurgien, et ils montèrent dans la première
batterie.

Le docteur Guérin avait trop de tact pour la mener sur le pont, où se
déroulait un spectacle hideux.

La vue de la seconde batterie, avec ses parois noires de poudre, ses
mares de sang, ses sabords, ses affûts brisés, le désordre qui régnait
dans ses dispositions, si parfaites deux heures auparavant, n'était déjà
que trop propre à impressionner douloureusement les pauvres femmes.

--Je vous mène à la cabine, où j'ai fait déposer vos effets, dit-il à
madame Stevenson.

--Merci de cette attention, monsieur, balbutia-t-elle, ébranlée par ces
émotions diverses.

--Voici ma chambre, continua-t-il en ouvrant une porte. Veuillez vous
habiller promptement, car je vous préviens que vous allez nous quitter.

Les yeux d'Harriet interrogèrent le major.

--Hélas! oui, dit-il, en adressant un regard tendre à Kate, j'ai le
malheur de vous perdre, _calamitas est_.

--Nous partons! s'écria la soubrette; nous sommes libres, hein? quel
bonheur! En débarquant à Halifax, je ferai dire une messe à ma sainte
patronne.

--Pouvez-vous nous dire où nous irons, monsieur? demanda madame
Stevenson.

--Vous remonterez à bord du _Wish-on-Wish_.

--Le cutter!

--Oui, madame. Mais faites votre toilette! il faut que je m'occupe de
mes blessés. Dans une demi-heure, j'aurai le chagrin de vous présenter
mes adieux.

--Et pour moi, ce n'en sera pas un de me sauver de cette abominable
cassine! répliqua sèchement Kate.

--Ne riez pas! ne riez pas! _Risum tene, puella, sed non virgo_, dit-il
en se retirant.

A peine était-il parti, que madame Stevenson sentit, par un tremblement
sous ses pieds, que le navire était en mouvement.

--Où peuvent-ils vouloir nous mener à présent? pensait-elle.

Machinalement, elle prit une robe et s'habilla.

Kate était incapable de lui prêter ses services. Elle tournait dans la
cabine comme une insensée.

Le docteur rentra.

--Vous êtes prête, madame! dit-il.

Harriet répondit par un signe de tête affirmatif.

Elle tendit son bras au major, et, comme ils traversaient la batterie,
un éclair immense déchira l'obscurité de la nuit, qui commençait à
tomber.

Une explosion foudroyante accompagna l'éclair.

--Ah! ciel, qu'est-ce encore que cela? murmura la jeune femme
bouleversée.

La frégate ennemie qui saute, dit froidement le chirurgien.

--La frégate... C'était donc le vaisseau-amiral?

Le major Guérin ne répondit pas.

--Dites-moi, monsieur, oh! dites-moi, s'écria Harriet, si mon mari...

Sa gorge se serra; ses yeux se voilèrent.

L'officier lui fit respirer un flacon de sels; puis, sans mot dire, il
l'entraîna vers un sabord ouvert.

Deux matelots s'emparèrent d'elle et la descendirent, à moitié évanouie,
sur le _Wish-on-Wish_.

Kate, aussi éperdue que sa maîtresse, fut descendue de même.

--Au revoir! leur dit le major, avec un geste de la main.

--Larguez l'amarre! cria le patron du cutter.

Un coup de hache trancha la corde qui retenait l'embarcation au _Requin_,
et le _Wish-on-Wish_ s'en éloigna à toutes voiles.

Le surlendemain, il jetait l'ancre dans la baie de la Chaloupe, sur la
côte méridionale d'Anticosti, à quarante milles environ de la pointe
Est, et à trente de la baie de Prinsta, où Bertrand fut transporté
presqu'à la même époque.

Madame Stevenson était souffrante.

On la déposa avec Kate dans une maison en bois au bord de la mer.

Leurs effets, et divers objets indiquant qu'elles étaient destinées à
demeurer longtemps dans cet endroit, furent aussi débarqués.

La cabane était dans un mauvais état.

Les marins du Wish-on-Wish se hâtèrent de la réparer pour la rendre
habitable.

Elle renfermait trois pièces, l'une fut affectée à la cuisine, une autre
à la salle commune, la troisième servit de chambre à coucher à Harriet.

Kate se dressa un lit dans la cuisine.

Le bateau fut solidement amarré à un auray; et les matelots s'occupèrent
à la chasse ou à la pêche.

Madame Stevenson renouvela ses tentatives, pour savoir où elle était, ce
qu'on voulait d'elle, ce gui s'était passé pendant le combat.

Elle n'apprit rien, sinon que les pirates, assaillis par trois navires
de la marine royale, avaient couru grand risque d'être capturés, mais
que le _Wish-on-Wish_, dépêché à la recherche du _Caïman_, ayant ramené
ce vaisseau, la fortune s'était retournée du côté des Requins de
l'Atlantique.

Ils avaient coulé un des bâtiments anglais, fait sauter l'autre,
incendié le troisième.

Qui les commandait? Quels étaient leurs officiers? D'où venaient-ils?
Ces questions demeuraient sans réponse.

Privée des galanteries du major Vif-Argent, et après avoir dépensé
infructueusement, un nombre incalculable d'oeillades incendiaires,
en faveur du patron du cutter, Catherine devint morose, revêche,
insupportable à sa maîtresse et à elle-même.

Pour comble d'infortune, les beaux jours s'éclipsaient dans les brumes
de l'Océan, et madame Stevenson envisageait avec horreur la perspective
d'un long hiver dans cette contrée sauvage, lorsqu'un matin, elle fut
réveillée par le petit canon du Wish-on-Wish.

--Le commandant arrive!

La nouvelle, portée de bouche en bouche, arriva bientôt à son oreille.

--Je le verrai cette fois, je veux le voir, lui parler! s'écria la jeune
femme, en sautant hors de son lit.

Malgré son abattement moral, elle avait toujours mis un soin minutieux à
sa toilette.

Ce jour-là, elle s'habilla avec toute la coquetterie possible. Et,
vraiment, elle put se dire, sans vanité, en interrogeant son miroir,
qu'il serait aveugle ou idiot l'homme qui ne l'admirerait pas.

Kate avouait ingénument que jamais elle ne l'avait vue si belle et que
le roi d'Angleterre lui-même ne manquerait pas de la demander en mariage
s'il la rencontrait!

--Eh bien, dit Harriet, maintenant, je vais le trouver. Il est à bord du
cutter, n'est-ce pas?

--Oui, madame. Il y est monté, tout en descendant de cheval, avec son
grand diable de domestique.

--Suivez-moi!

--Moi! aller avec vous, madame! je n'oserais...

--Venez toujours.

Elles sortirent et aperçurent le capitaine qui s'avançait vers elles.

Malgré sa détermination, Harriet se sentit frémir, à l'aspect de cet
homme noir, auquel tant de mystères, de sombres mystères faisaient une
escorte redoutable.

Catherine s'effaça, en tremblant, derrière sa maîtresse.

Le capitaine aborda madame Stevenson et la salua froidement.

--Madame, lui dit-il, vous passerez l'hiver ici. Il sera pourvu à ce que
vous y soyez aussi bien que possible.

Ce début ranima la hardiesse de la jeune femme. Elle s'était promis de
jouer le tout pour le tout. Elle lança intrépidement son enjeu.

--M. le comte Arthur Lancelot, répondit-elle avec une ironie mordante,
pourriez-vous me dire depuis quand un galant homme enlève brutalement
une femme, la traîne dans un navire, à la merci d'une canaille éhontée,
et se permet de disposer d'elle comme d'une chose...

--Madame, interrompit le capitaine avec plus d'aigreur qu'il n'en aurait
voulu montrer, les récriminations sont superflues. Le comte Arthur
Lancelot, puisque vous savez mon nom, agit comme il lui plaît. Il ne
rend raison de ses actes à personne. Sa volonté fait la loi. Vous êtes
restée assez longtemps près de lui pour l'apprendre. Mais si vous avez
besoin d'une confirmation plus positive recevez-la par sa bouche.

--Oh! vous ne tiendrez pas toujours ce langage, misérable forban!
s'écria-t-elle avec rage.

--Madame! madame! supplia Kate en la tirant par sa robe pour l'engager à
ne point irriter celui qui disposait de leur sort.

--A quoi bon des menaces ou des injures! fit-il en haussant les épaules.
N'ai-je pas votre vie entre mes mains?

--Eh bien, prenez-la donc! prends-la, monstre! dit-elle, en se jetant
sur lui, pour lui arracher son masque.

Le bras de Samson, masqué comme le capitaine, l'écarta rudement.

--Ne lui fais point de mal, dit Lancelot.

--Non, maître.

Le balafré se contenta d'enlever madame Stevenson de terre et de la
porter dans la maisonnette.

Ensuite il partit.

Arthur était retourné sur le _Wish-on-Wish_.

Harriet s'enferma dans sa chambre, dont la fenêtre donnait sur le
cutter. Toute la journée, elle réfléchit et surveilla le petit bâtiment.

Le comte ne le quitta point.

Dans la soirée, sous prétexte qu'elle avait la migraine, Harriet
congédia Kate de bonne heure, feignit de se coucher, et éteignit sa
lampe.

Mais elle se releva aussitôt, revint à la fenêtre et continua de guetter
le Wish-on-Wish.

Une lumière brillait par le vitrage de la cabine, vitrage placé sur le
pont, on s'en souvient. Depuis plusieurs heures, la nuit drapait de
son linceul la terre et l'onde; madame Stevenson ouvrit sa fenêtre, la
franchit, descendit, sans bruit sur la grève, monta, en retenant son
haleine, sur le cutter, et écouta.

On n'entendait que le clapotis monotone de la mer contre les battures,
et, dans le lointain, les glapissements de quelques bêtes fauves.

Harriet se pencha sur le vitrage: elle regarda, regarda avidement; elle
regarda jusqu'à ce que la lumière disparût.

Alors, elle revint chez elle, ferma la fenêtre, se jeta sur son lit,
et, comme si elle cédait à un besoin impérieux, trop longtemps comprimé,
elle se roula, en proie à un accès de rire épileptique.




                           QUATRIÈME PARTIE

                        LANCELOT ET GRANDFROY




                                  I

                      LE SECRÉTAIRE PARTICULIER


La nuit était froide, tempêteuse; il tombait une pluie glaciale; le vent
soufflait avec des beuglements sinistres; et à ses longs cris de colère,
l'Atlantique répondait par des vois plus terribles encore.

Et il faisait noir! noir, qu'on n'apercevait rien que la blanche crête
des vagues, qui s'entrechoquaient sur les côtes d'Halifax.

Quoique ancré dans une anse étroite, protégé contre les souffles de
l'air par des falaises inaccessibles, le _Wish-on-Wish_, dansait comme
s'il eût été en pleine mer.

--Je crois qu'il faudrait gagner le large, dit un matelot au patron.

--De vrai, si ça continue, nous pourrons bien nous jeter sur un de ces
chicots.

--Non, dit le capitaine Lancelot, qui malgré les oscillations
effrayantes du cutter, se promenait sur le pont avec autant d'aisance
que s'il eût été sur la terre ferme par un temps calme; non, dans une
heure ce sera fini.

Ses deux subordonnés se turent: bien que vieux marins expérimentés
l'un et l'autre, et bien que l'ouragan leur eût paru devoir persister
plusieurs jours, ils avaient dans le commandant une confiance si
absolue, qu'ils acceptèrent sa parole comme une certitude.

--Envoie une amarre! ordonna celui-ci.

L'amarre fut lancée à un canot qui approchait péniblement quoique dirigé
par six hommes vigoureux.

--Tu as vu la personne! dit-il à l'un.

--Oui, capitaine.

--Elle attend?

--Oui, capitaine.

--Au Creux-d'Enfer.

--Oui, capitaine.

--C'est bien; amène!

Ce dialogue, échangé entre Lancelot et un des bateliers, avait eu lieu
pendant que les autres cherchaient à accoster le cutter, sans se briser
contre son flanc.

L'opération, qui eût été difficile dans le jour, devenait excessivement
périlleuse au milieu de cette nuit sombre.

--Samson! cria le comte.

--Oui, maître, répondit le balafré, derrière lui.

--Fais comme moi.

--Oui, maître.

Lancelot, profitant d'un moment où le canot apparaissait à une brasse
environ du Wish-on-Wish, sauta légèrement dedans.

Samson en voulut faire autant, un instant après. Mais soit qu'il eût mal
calculé la distance, soit qu'une vague eût alors élargi l'intervalle qui
séparait les deux embarcations, il manqua son but et tomba à l'eau.

--Des bouées! des bouées! cria le comte aux gens du cutter; répandez des
bouées dans la baie; allumez des torches; cinq cents louis à qui sauvera
mon pauvre Samson!

Et, s'adressant au pilote du canot:

--Au Creux-d'Enfer, dit-il.

Il fallait vraiment que la foi des Requins de l'Atlantique en leur chef
dépassât toutes les bornes, pour obéir sans murmurer à cet ordre, car
la mer était si mauvaise que, quelques minutes auparavant, le pilote du
canot disait:

--Le bon Dieu doit nous aimer diantrement pour nous laisser revenir
par une tourmente semblable. Mais s'exposer à recommencer le voyage, ce
serait tenter la mort qui n'a point voulu de nous, cette fois!

De fait, aucun des marins ordinaires de la Nouvelle-Écosse ne se
fût hasardé à longer la côte d'Halifax à cette heure où les éléments
déchaînés se livraient sur l'Océan à une épouvantable scène de fureur.

Sans être accompagnés de leur commandant, les pirates eux-mêmes eussent
hésité à l'entreprendre; lui avec eux, rien n'était impossible, rien
n'était périlleux; ils ne doutaient que du doute.

Les matelots s'appuyèrent donc hardiment sur leurs rames, et le pilote
céda au capitaine sa place à la barre.

Celui-ci dirigea le canot aussi facilement que si on avait été en
plein soleil. Il voyait venir les lames, les évitait lestement ou les
franchissait avec la plus grande légèreté, sans embarquer une seule
goutte d'eau.

C'eût été merveille de contempler le frêle esquif bravant la rage des
flots, alors que des navires de fortes dimensions eussent refusé, à tout
prix, de sortir de leur mouillage.

Cependant, le comte était inquiet, vivement inquiet.

Des attaches de plus d'un genre le liaient à Samson. C'était un des
seuls êtres au monde qui connussent tous ses secrets, et c'était le plus
dévoué de ses serviteurs.

--Ah! puisse-t-il n'être pas perdu, pensait-il! J'ai promis cinq cents
louis; mais j'en donnerais vingt fois, mille fois autant pour que cet
accident ne fût pas arrivé! Je ne suis pas superstitieux, pourtant je le
considère comme un triste présage.

Ils naviguaient depuis une demi-heure. Le suaire qui cachait le ciel se
déchirait en pièces; les rafales perdaient de leur violence; les vagues
diminuaient de volume; tous les symptômes d'une embellie apparaissaient,
quand une ombre, d'un noir profond, s'estompa entre deux caps énormes.

Un sourd et long mugissement, comme celui d'une cataracte, s'élevait,
augmentant à mesure que le canot avançait.

--Avez-vous les lanternes? demanda le capitaine au pilote.

--Oui, commandant; elles sont sous le banc de l'avant.

--Allume!

Le pilote battit du briquet et alluma deux lanternes, qu'il fixa à la
proue de l'embarcation.

Un fort courant l'entraînait dans un goulot entre les caps, où l'on
distinguait parfaitement alors l'orifice d'une caverne.

L'onde s'y précipitait en tournoyant avec un bruit infernal.

--Sciez le courant, sciez le courant, dit Lancelot en pointant l'entrée
de cette caverne.

Les matelots se mirent à ramer en arrière, afin de n'être point emportés
par l'impétuosité du tourbillon.

Ainsi, le canot descendit lentement et s'engagea dans un souterrain
tortueux.

A la voûte humide, suintante, pendaient des stalactites qui reflétaient
leurs formes bizarres et projetaient, aux lueurs des lanternes, mille
réverbérations éblouissantes comme des pierreries.

Les nocturnes mariniers firent un mille environ dans ce passage, et ils
abordèrent enfin à une sorte de précipice semi-circulaire, dans lequel
on apercevait les ouvertures de plusieurs autres galeries.

Un air frais et piquant indiquait que ce précipice était largement
découvert à sa partie supérieure.

C'était le Creux-d'Enfer, situé, nous l'avons dit, à une courte distance
d'Halifax, et qui communiquait avec l'Atlantique par divers couloirs.

--Donne-moi une lanterne, dit Lancelot au pilote.

Celui-ci s'empressa d'obéir.

--Il faudra, continua le capitaine, en prenant la lanterne, il faudra
vous tenir sous la voûte, afin qu'on ne puisse distinguer votre lumière;
tu me comprends?

--Oui, capitaine.

--Si j'ai besoin d vous, je sifflerai.

--Oui, capitaine.

--S'il était nécessaire de se presser, je tirerais un coup de pistolet,
suivant l'habitude.

--Oui, capitaine.

--Si, par hasard, vous entendiez du bruit au-dessus de l'abîme, il
faudrait me prévenir. Je serai dans la salle ronde.

--Oui, capitaine.

--S'il y avait urgence, un coup de pistolet, je le répète.

--Oui, capitaine.

Arthur Lancelot sauta à terre, ramena sur lui les plis d'un ample
manteau et s'enfonça dans l'un des couloirs.

Au bout de cent pas, ce couloir débouchait dans une salle, faiblement
éclairée par une lanterne semblable à celle que le comte tenait à la
main.

Un homme, couvert d'un manteau, et masqué comme lui, s'y promenait.

--Je suis en retard, dit Arthur en lui tendant la main; mais le temps
était si affreux...

--Je m'étonne seulement, dit l'autre, que vous ayez eu la hardiesse
d'affronter la mer. Sur terre j'avais peine à garder mon équilibre en
venant ici.

--Voyons à nos affaires! Que dit-on en ville?

--Oh! il y a du nouveau. Je ne vous engage pas à vous montrer.

--Bien au contraire.

--Si vous le faites, vous êtes perdu!

--Quoi! vous seriez devenu poltron, Charles? Est-ce que la diplomatie
vous aurait amolli le coeur? Je vous ai vu si audacieux quand ce pauvre
Maurice...

La voix du comte s'était attendrie. Son interlocuteur l'interrompit
vivement.

--Je me suis si peu amolli, que j'ai décidé de reprendre la mer. Le
métier de scribe ne me va pas. Maintenant j'ai tous les secrets du
gouverneur-général; je sais à fond la politique anglaise. Assez du
secrétariat! Je laisserai la plume pour le sabre. N'avez-vous pas
objection à me charger encore du commandement du _Caïman_?

--Non, dit Lancelot, et je ferai mieux: je vous abandonnerai le
commandement des deux navires.

--Oh! pour cela, non; je n'y consentirai point. Vous avez sur nos
gens une autorité à laquelle je ne puis prétendre; vos talents,
votre bravoure sont inappréciables. Les Requins de l'Atlantique ne
reconnaissent et ne reconnaîtront jamais, tant que vous vivrez, d'autre
maître que vous. Au reste, mon frère, en mourant, vous a délégué ses
pouvoirs...

--Pauvre, pauvre Maurice! murmura Lancelot d'un ton mouillé.

--C'est donc convenu? reprit l'autre.

--Oui, dit le comte, il est convenu que vous serez chef des Requins.

--Mais vous?

--Moi, je me retire.

Il y eut un moment de silence.

--Vous vous retirez! répéta ensuite Charles.

--J'y suis déterminé.

--Quoi! le dégoût?

--Non, non, ce n'est pas le dégoût. Au contraire, elle me plaît, cette
vie d'aventures. Mais... j'ai un motif... une raison majeure... Plus
tard, je vous communiquerai... D'ailleurs, vous êtes décidé à vous
allier aux Américains...

--Oui; et c'est pour cela, vous le savez, que j'ai travaillé durant deux
mortelles années dans l'ombre, afin d'obtenir l'emploi de secrétaire
intime du gouverneur. Maintenant j'ai entre les mains les rouages de la
politique coloniale. J'espère qu'avec l'aide des Yankees, et le
concours de la France, nous reprendrons aux Anglais toutes nos anciennes
possessions transatlantiques. Que voulez-vous, nous avons été pendant
deux siècles marins de père en fils; par conséquent les ennemis jurés
de l'empire britannique; mais je conçois peu que vous qui, depuis vingt
ans, partagez si noblement, si utilement nos travaux, nos haines et nos
amitiés, vous si longtemps la compa...

--Assez, Charles! assez! ne rappelez point des souvenirs si chers et si
douloureux.

--Mais pourquoi vouloir vous retirer à la veille d'une bataille
décisive? Les cabinets de Washington et de Saint-James sont brouillés;
la guerre éclate...

--Eh! que me fait la guerre! s'écria Lancelot avec impatience.

--Vous avez pourtant juré sur la tombe de mon frère, de ce frère dont
vous portez le nom...

--Vous me faites souffrir, Charles! dit amèrement le comte.

--Vous faire souffrir, moi! oh! Dieu m'en préserve! répliqua-t-il avec
chaleur.

Arthur lui tendit affectueusement la main.

--C'est résolu, dit-il; vous me succéderez au commandement des deux
navires. Ne m'interrompez pas. Je le veux. Mais demeurez chez le
gouverneur jusqu'à ce que je vous prévienne. Le cutter est en rade. Nous
partirons ensemble dès que j'aurai terminé à Halifax...

--Mais n'allez pas à Halifax! s'écria le secrétaire.

--J'irai.

--Malheureux, vous y serez pris!

--Je ne crains rien.

--Vous ne savez donc pas que vous êtes à demi découvert!

--Vous plaisantez!

--Je plaisante, dites-vous. Il serait à souhaiter! Moi-même, on me
soupçonne. Votre duel a fait sensation. Furieux d'avoir été blessé, ce
misérable capitaine a répandu, sur votre compte, mille bruits absurdes.
Il n'a trouvé que trop d'envieux et d'oisifs pour l'écouter. Votre
départ subit, après le duel, a été diversement interprété. Le
gouverneur lui-même s'en est ému. Il m'a mandé dans son cabinet, et m'a
sérieusement questionné sur votre compte. J'ai répondu, comme toujours,
que vous étiez fort riche, fantasque, passionné pour l'imprévu. Peu
satisfait de cette réponse, il parlait de faire fouiller la maison de
la rue de la Douane; car on répétait, à qui voulait l'entendre, que
vous étiez un espion du gouvernement américain. Mais, par bonheur, je
me rappelais la disparition subite de la femme du vice-amiral. Supposant
que c'était vous qui l'aviez enlevée...

--Vous supposiez juste, Charles.

--Supposant, dis-je, que vous l'aviez enlevée pour en faire un otage,
je dis à Son Excellence que, si elle daignait me promettre le secret, je
lui ferais une confidence...

--Ah! répliqua Arthur gaiement, et vous lui dites sans doute qu'amoureux
de madame Stevenson, nous avions ensemble tiré une bordée, suivant
l'expression de nos matelots.

--C'est cela même, mon cher. Son Excellence trouva le tour ravissant.
Elle demanda même si sir Henry l'accepterait aussi bénévolement que les
autres escapades de madame son épouse. Je me félicitais de l'avoir mis
hors de la voie, quand arriva la nouvelle du désastre de la flottille
dépêchée d'Halifax contre les Requins, et de la mort du vice-amiral.

--Que dit-on alors?

--Quelques hommes échappés au naufrage rapportèrent que les trois
navires avaient été détruits. Les habitants d'Halifax furent consternés.
Le capitaine Irving vous avait-il deviné ou ne voulait-il que vous
perdre dans l'opinion publique? Mais il prononça votre nom dans un club,
en ajoutant que vous pouviez bien faire partie...

--Des Requins de l'Atlantique! dit Arthur en riant.

--Il raconta qu'à un dîner chez Son Excellence, au cottage de Bellevue,
vous aviez pris leur défense.

--Pouvais-je faire autrement? repartit Lancelot en riant de plus en
plus fort. Mais le drôle a exagéré, car je me suis contenté de nier
l'existence de nos personnes.

--Quoiqu'il en soit, poursuivit le secrétaire, depuis lors beaucoup de
gens vous suspectent. Moi-même, je suis l'objet d'une surveillance fort
gênante, et je sens qu'il est temps de quitter la place.

--Pouvez-vous tenir encore une semaine?

--Oh! avec des précautions, un mois...

--Bon, bon, cela suffit. Je reparaîtrai demain à Halifax. Je ferai ma
visite habituelle à Son Excellence, et saurai bien, soyez-en sûr, fermer
la bouche aux braillards. N'y a-t-il plus rien autre?

--Non; seulement M. du Sault est fort malade. On dit sa fille souffrante
aussi. La perte de leur fils...

--Il n'est point mort. Je vous en parlerai dans quelques jours... A
demain, chez le gouverneur... Il va sans dire que nous ne nous sommes
pas encore vus.

Ils sortirent du couloir; le secrétaire enfila un étroit sentier qui
serpentait jusqu'à la crête du précipice; et, quand il eut disparu,
Arthur Lancelot appela ses bateliers, remonta dans le canot et se
replongea dans le souterrain.




                                  II

                           MONSIEUR DU SAULT


Le capitaine revint, sans encombre, à son cutter.

Il avait hâte d'être rassuré sur le compte de Samson. Celui-ci était
excellent nageur; Lancelot espérait que, malgré la fureur de la tempête
au moment où il était tombé à la mer, il avait réussi à échapper à
l'abîme.

On lui apprit, hélas! que ses espérances étaient illusoires. Deux ou
trois fois, on avait vu Samson remonter sur l'eau et lutter contre
l'impétuosité des flots, mais il n'avait pu atteindre une seule des
cordes ou des bouées qu'on lui avait jetées.

On supposait qu'il s'était noyé ou brisé sur les rochers.

Le comte rentra dans sa cabine et pleura.

Il avait perdu le meilleur, le plus fidèle de ses serviteurs: la fortune
se tournait contre lui.

En vain essaya-t-il de fermer les yeux. La nuit se passa lentement, pour
Lancelot, dans une cruelle insomnie.

Le lendemain il fit une toilette sévère, soignée, et donna ordre qu'on
le conduisît à Halifax.

Vers midi, il débarqua au quai du Roi. Aussitôt, il se rendit à la
Maison du Gouvernement.

Une foule de solliciteurs se pressaient dans les antichambres de sir
George Prévost.

L'huissier lui demanda qui il devait annoncer.

Annoncez le comte Arthur Lancelot, répondit le pirate d'un ton ferme.

A ce nom, plusieurs personnes se retournèrent. Quelques-unes étaient
liées avec Lancelot; mais elles feignirent de ne pas le reconnaître;
d'autres affectèrent de s'éloigner de lui.

Outre ces signes non équivoques de froideur, des murmures et des
regards sournois ne lui confirmèrent que trop la vérité des paroles du
secrétaire de Son Excellence.

Mais il n'était pas d'un caractère à se déconcerter aisément, et il
eut l'air de ne point remarquer l'attention désobligeante dont il était
l'objet.

Le capitaine Irving, qui se promenait dans l'antichambre avec un autre
officier, l'aperçut.

Il pâlit et rougit tour à tour: ses traits se contractèrent.

Quittant son compagnon, il s'avança vers Lancelot.

--Vous m'avez promis ma revanche? lui dit-il.

--C'est possible.

--Cette fois, continua le capitaine en faisant des efforts pour se
modérer, cette fois ce ne sera plus au sabre, mais au pistolet.

--Vous voulez donc que je vous tue! dit froidement le comte.

--Je veux donner une leçon à un misérable...

--Capitaine, l'heure et le lieu sont mal choisis pour une altercation...

--Je vous dis que vous êtes un...

--Encore un mot, et je vous soufflette! dit Arthur.

L'autre bouillait de fureur.

--Je veux satisfaction...

--Vous ne l'aurez pas. C'est assez d'une. D'ailleurs, je vous tuerais.
Vous êtes estropié, je le vois; cela suffit.

--Eh bien! fit Irving en se jetant sur Lancelot, les poings fermés...

Mais on l'arrêta.

--Filou! cet officier est indigne de l'épaulette qu'il porte. Il triche
au jeu! dit Lancelot, que la colère commençait à gagner.

--Oh! s'écria le capitaine en se débattant entre les mains de ceux qui
le retenaient.

--Silence, messieurs! vous faites un tapage qui trouble Son Excellence,
dit l'huissier, sortant du cabinet de sir George Prévost.

Et il ajouta:

--M. le comte Arthur Lancelot est attendu.

Le commandant du _Requin_ fut introduit dans les appartements du
gouverneur. Il y resta plus d'une heure, et, quand il ressortit, les
postulants remarquèrent, avec stupéfaction, que sir George Prévost
l'accompagnait, en causant et en riant familièrement avec lui.

Le capitaine Irving l'attendait, pour le provoquer de nouveau. S'il fut
surpris et contrarié de la faveur dont paraissait jouir Lancelot, il le
fut bien davantage, quand le gouverneur lui dit sévèrement, après avoir
reconduit son adversaire:

--Monsieur, votre inconvenante manière d'agir mérite une punition
exemplaire; je vous condamne à un mois d'arrêts forcés. Remerciez M. le
comte Lancelot de ce qu'il a intercédé pour vous, car j'étais résolu
à vous casser. S'il vous arrive jamais de vous oublier ici, je ne vous
oublierai pas, moi!

Et il passa, laissant l'officier confondu, mais non calmé.

--Ah! murmura celui-ci, je me vengerai, je me vengerai...

Cependant, Lancelot se rendait à sa maison de la rue de la Douane.

D'un coup d'oeil, il s'assura qu'on n'y avait commis aucune effraction.

Il ouvrit la porte, monta à son boudoir et se laissa tomber sur un
siège.

--Le gouverneur a encore été pris au piège, se dit-il; c'est un
excellent homme, un peu naïf, que sir George Prévost. Sans la mort de
sir Henri, il eût trouvé de bonne plaisanterie que je fusse avec sa
femme à la Bermude. Du reste, il n'a pas trop mal pris la chose. Mais
il faut être sur ses gardes. Il y a de l'orage dans l'air. La nuée
ne tardera pas à crever. Mon meilleur plan est de partir le plus
tôt possible. N'était cette visite que je dois faire à la famille de
Bertrand, je manderais à Charles de se préparer à lever l'ancre, dès
cette nuit...

Il en était là de ses réflexions, lorsqu'on frappa rudement à sa porte.

--Qui cela peut-il être? murmura-t-il, en s'approchant d'une fenêtre
donnant sur la rue. Ah! le capitaine Irving. Il n'est pas satisfait.
Tant pis. Je ne me battrai plus avec lui. C'est décidé.

Les coups redoublèrent en bas.

--Lui ouvrirai-je? continua Lancelot. Oui, cela vaut mieux. En somme, je
saurai bien le tenir en respect.

Il décrocha un pistolet, le mit dans sa poche et descendit l'escalier.

Le marteau retentissait toujours avec violence.

Lancelot ouvrit tranquillement.

--Vous faites beaucoup de bruit, monsieur, dit-il au brutal visiteur.

--Vous êtes un insolent, répondit celui-ci, en allongeant la main pour
le souffleter.

Lancelot esquiva le soufflet, mais il fut obligé de lâcher la porte, et
le capitaine Irving pénétra dans le vestibule.

--Sortez d'ici! lui dit Arthur.

L'officier ricana.

--Vous croyez, riposta-t-il, que je sortirai comme ça, mon jeune
mirliflor. Détrompez-vous, je ne quitterai pas la place que vous ne
m'ayez donné raison...

--Si vous ne voulez pas sortir de bon gré, je vous jette dehors!
répartit le pirate.

--Oh! pour cela, c'est une autre question. Nous la viderons, quand vous
voudrez; à l'instant même...

Et le capitaine se campa dans la position d'un boxeur exercé.

--Ça y est-il?

Lancelot haussa les épaules avec un dégoût évident.

Cette scène avait attroupé quelques individus dans la rue. La majorité
prenait parti pour l'officier contre le dandy. On lui adressait des
encouragements, des excitations; et l'on se moquait hautement d'Arthur.

--Ça y est-il? répéta Irving, enivré par les marques d'approbation de la
canaille.

Le comte comprit qu'il fallait en finir, malgré la répugnance qu'il
avait à se colleter avec ce malotru.

--Je suis prêt, répondit-il.

Et, avant que le capitaine eût fait un seul mouvement, il lui asséna,
sur la face, un coup de poing qui fit jaillir l'oeil de son orbite, en
même temps que, d'un coup de pied dans le ventre, il l'envoyait rouler
au bas des marches, contre la grille.

La foule battit des mains pour le vainqueur, et, de ses huées, elle
accabla l'officier anglais, qu'elle poursuivit jusqu'à sa caserne. Car
partout la foule est ainsi,--disposée à favoriser les actes de violence,
mais encore plus disposée à applaudir le succès, sous quelque forme
qu'il se présente.

Lancelot referma la porte, fit une toilette nouvelle, et, un quart
d'heure après, il entrait à la villa du Sault.

Tout, à l'extérieur, y avait un aspect morne, qui donnait à pressentir
que de grandes douleurs s'agitaient au dedans.

Madame et mademoiselle du Sault étaient dans le parloir quand le comte
parut.

Se levant éplorée, Emmeline se jeta dans ses bras.

--Ah! dit sa mère comme pour excuser ce mouvement, vous ne savez pas,
monsieur, tous les malheurs qui nous ont assaillis depuis votre départ.
Mon fils, mon pauvre Bertrand a été...

Les sanglots lui coupèrent la voix.

Arthur avait affectueusement conduit Emmeline à un canapé, et lui tenait
les mains pressées dans les siennes: il semblait attendre l'explication
de cette scène.

La jeune fille était trop émue pour parler.

--Bertrand a été pris par les pirates! reprit madame du Sault.

--Pris par les pirates! fit Lancelot avec une surprise bien jouée.

--Oui, murmura Emmeline, vous vous rappelez qu'on projetait une
expédition contre eux; malgré mes instances, il a voulu en être...

--Et il est tombé en leur pouvoir! ajouta sa mère.

--Comment? dit Lancelot.

--On nous a écrit, nous ne savons d'où, pour nous rassurer sur son
compte, reprit Emmeline.

--C'est fort étrange! dit Arthur d'un ton soucieux.

--Ah! oui, fort étrange! répartit madame du Sault. Mais, une autre
affliction... mon mari...

--Il est malade, je l'ai appris, dit le comte. Ce n'est pas dangereux,
sans doute?

--Hélas! répondit Emmeline, les médecins...

Mais, voudriez-vous le voir, car vous êtes médecin, vous aussi!

--Oh! monsieur, venez, venez, je vous en prie, appuya madame du Sault.

--Mesdames, dit Lancelot, je suis tout disposé à vous être agréable;
malheureusement, mes connaissances...

--Venez! répéta Emmeline en s'emparant de son bras.

Ils montèrent tous trois à l'étage supérieur, dans une chambre duquel M,
du Sault était couché.

Au premier coup d'oeil, le comte jugea qu'il

était atteint d'une pulmonie à son dernier période.

--Voici monsieur Lancelot, mon ami, monsieur Lancelot que vous demandez
souvent, dit sa femme en s'approchant du lit.

Le moribond se tourna sur sa couche, un éclair de joie traversa ses
yeux à demi éteints, et il tendit sa main décharnée au jeune homme, en
disant:

--Qu'on fasse retirer les gardes.

Deux femmes qui le soignaient quittèrent la pièce.

--Vous êtes venu à temps, monsieur, dit M. du Sault au comte.
Avancez-vous davantage. J'ai à vous parler. Asseyez-vous.

Lancelot lui obéit silencieusement. Son coeur battait d'une émotion
qu'il ne s'expliquait point.

--Emmeline, ajouta le père, donne-moi de ce cordial qui est sur le
guéridon, et assieds-toi aussi, de l'autre côté du lit, vis-à-vis de
monsieur.

Il but une gorgée d'une potion qu'elle porta à ses lèvres, et reprit:

--Monsieur Lancelot, j'ai perdu mon fils... mon fils pour lequel j'avais
entrevu un avenir... Je suis très-riche, vous le savez... Il ne me reste
plus que ma fille... Bertrand, je ne crois pas qu'il vive, quoique...

Arthur protesta par un geste.

--Laissez-moi, laissez-moi parler; fit le malade, mes heures sont
comptées... Écoutez, mon ami... Vous l'êtes, n'est-ce pas, notre ami?

--Soyez sûr, monsieur! s'écria le capitaine...

--Oui, j'en suis sûr... j'ai besoin d'en être sûr... je mourrai
content... Ma fille aura un protecteur; vous lui servirez de
protecteur... monsieur Lancelot?...

Emmeline baissa les yeux. M. du Sault continuait avec effort:

--Mais je dois vous confier un secret, monsieur Lancelot... Vous
aimez ma fille, et elle vous aime... Ce secret ne peut nuire à votre
tendresse... Emmeline, ma fille chérie... eh bien, elle n'est point ma
fille...

Arthur tressaillit.

--Bertrand non plus n'était point mon fils... mais que cela ne vous
effraie pas, monsieur Lancelot... Vous pouvez épouser Emmeline sans
vous mésallier... Elle est de bonne maison... Elle et son frère sont des
Grandfroy...

--Grandfroy! exclama le comte en pâlissant.

--Oui... connaîtriez-vous?...

--Non... non, monsieur, s'écria vivement Lancelot d'un air qui démentait
la réponse, mais qui passa inaperçu.

--Je faiblis... je faiblis, murmura le malade; mon Dieu! donnez-moi la
force d'achever... Ce sont des Grandfroy de T***, en Bourgogne. En
1793, lors de la Terreur... j'émigrai avec ma femme... Sur le navire se
trouvait un M. de Grandfroy, émigrant comme nous... Il allait, avec ses
deux enfants, rejoindre un frère qu'il avait dans la Nouvelle-Écosse...
le père de madame Stevenson...

--La femme du vice-amiral? demanda le comte en frémissant.

--Sa femme... Mais, plus un mot... Je m'en vais... Emmeline... une
cuillerée...

La jeune fille lui offrit ce qu'il demandait; elle eut peine à on
introduire quelques gouttes entre ses lèvres déjà glacées par le froid
de la mort.

Cependant il se ranima encore:

--Vos mains, mes enfants, dit-il, vos mains... je m'en vas...

Machinalement, Arthur étendit sa main sur le lit.

M. du Sault la prit et la plaça dans celle d'Emmeline, pâle comme un
spectre, et accablée par les sensations diverses auxquelles son âme
était en proie.

Le mourant continua au milieu d'un silence sépulcral, troublé seulement
par les sanglots que sa femme tâchait vainement de retenir.

--Le navire fut attaqué par des pirates... ceux qu'on appelle
les Requins de l'Atlantique... qui m'ont volé mon Bertrand... Ils
massacrèrent tout à bord... tout, à l'exception... de ma femme et
moi, cachés avec ces enfants... dans une barrique... Leur père...
combattait... Nous fûmes recueillis... le lendemain, par un bâtiment...
Il allait à... Halifax... Lancelot... protégez-la... soyez... un bon...
Oui... elle vous aime... Emmeline... Ma femme... Ah!...

Un son inarticulé s'échappa de son gosier; une convulsion agita son
corps, des gouttelettes de sueur parurent sur son visage; il se dressa
tout à coup, comme par une impulsion électrique, sur son séant, et il
retomba lourdement.

M. du Sault avait cessé de vivre!

Le comte Lancelot se trouva mal. On attribua sa défaillance à la douleur
que lui causait la perte du père de celle que l'on regardait comme sa
fiancée.




                                 III

                             LES FIANCÉS


Le capitaine des Requins de l'Atlantique s'était promis de repartir le
lendemain ou le surlendemain, au plus tard, pour Anticosti.

Quinze jours après, il était encore à Halifax.

Nous le trouverons dans son cabinet de travail où il a fait dresser un
lit.

Des émotions terribles ont vaincu cette constitution nerveuse que des
muscles d'acier semblaient mouvoir.

Pâle, les yeux bistrés, il grelotte la fièvre, comme disent les bonnes
gens d'Halifax.

Madame du Sault l'a prié et supplié de s'établir chez elle; Emmeline a
joint ses instances à celles de sa mère: le comte a refusé. Chaque jour,
ces dames viennent le visiter et passer quelques heures avec lui.

Le patron du cutter a remplacé Samson dans son service auprès du
commandant, mais il ne jouit pas des mêmes prérogatives que l'ancien
domestique: la chambre à coucher du maître lui est formellement
interdite.

On n'a pu le décider à mander un médecin: il se soigne lui-même.

Cependant, Emmeline l'a pressé de voir le docteur de sa famille; car
l'amour de la jeune fille a pris, au souffle des chagrins, l'ardeur
d'une flamme dévorante qui l'embrase tout entière. Ce n'est pas
assez, pour elle, de demeurer deux ou trois heures avec l'objet de son
adoration, elle voudrait ne le pas quitter d'une minute et maudit les
convenances sociales.

Néanmoins, après une crise des plus violentes, Arthur s'est remis; il va
mieux; il se lève, se promène dans ses appartements, quoiqu'il ne sorte
pas encore.

Comme Emmeline attend avec impatience l'heure où il pourra faire sa
première sortie, tendrement penché à son bras!

Le mois de novembre a débarqué sur la côte américaine, avec sa cour
voilée de brumes et de frimas.

Une après-midi, le comte Lancelot, enfoncé dans une bergère, le
coude appuyé sur un des bras, la tête dans la main, réfléchissait
profondément.

Sombres, cuisantes pensées que les siennes!

Depuis son départ, il n'avait reçu de Rapports ni d'Anticosti, ni
du _Caïman_, qui devait, suivant son ordre, croiser à peu de distance
d'Halifax.

Son domestique lui remit une lettre.

--Ah! s'écria-t-il, en la décachetant vivement, du docteur Guérin; je
ne suis visible pour personne. Nicolas, si l'on me demande, tu feras
attendre dans le parloir et tu me préviendras.

Et il lut:

                               « Novembre 1811

         »Honoré commandant,

  »Beaucoup de nouvelles; pas bonnes nouvelles.

  »Je commence par  le plus important. Le
  _Caïman_, assailli par une tempête, en sortant de
  la baie, a été jeté à la côte. Nous avons pu sauver
  une partie de l'équipage, le reste a péri, et
  le magnifique navire, une des gloires de l'architecture
  navale, n'est plus. _Sic transit gloria mundi_.


  »Ce n'est pas tout, mais je ne sais comment
  vous raconter l'autre événement. Car, après ce
  que vous avez fait pour moi, vous; et jadis votre
  digne compagnon, le capitaine Maurice; après
  m'avoir arraché à une mort certaine, puisque
  j'étais condamné à être pendu pour avoir souffleté
  un major insolent, sur ce vaisseau anglais
  dont vous fîtes la capture, et où je servais comme
  aide depuis  que  les  événements  politiques
  m'avaient forcé à émigrer, après toutes vos bontés
  pour moi, je sais que je suis un grand coupable,
  et que je ne mérite pas même votre indulgence.
  Mais quel que soit le châtiment qu'il
  vous plaira de m'infliger, je le subirai avec courage
  et je montrerai à nos compagnons que l'obéissance
  aux chefs est la première des conditions
  nécessaires à ceux qui veulent faire triompher
  une cause.

  »Honoré commandant, votre protégé, Bertrand
  du Sault, s'était rétabli. Il était alerte, ingambe,
  mangeait d'assez bon appétit, mais il
  riait peu, et mes efforts pour le distraire n'aboutissaient
  pas. J'en étais surpris, car comme dit un
  proverbe: _mens sana_ ou _jocosa in corpore sano_.
  Il devait  dissimuler quelque  projet  secret. Ma
  surveillance redoubla. Au lieu de deux gardes,
  j'en mis quatre.

  »Mais, la semaine dernière, malgré toute ma
  sollicitude à son endroit, il  disparut  tout  à
  coup...»

Le comte eut le frisson; ses yeux papillotèrent, il secoua la tête pour
écarter les nuages qui les obscurcissaient.

La lettre tremblait dans sa main comme une feuille de bouleau agitée par
la bise.

Cependant il continua:

  «... Sur le bord de l'eau, nous retrouvâmes sa casquette d'enseigne et
  une canne dont il se servait habituellement. Nous crûmes que la marée
  les y avait poussés, et que le malheureux s'était noyé en tombant à la
  Mais il n'en était rien...»

--Oh! quel bonheur! s'écria le capitaine, avec une expression de joie
indicible.

  «.... C'était une ruse pour nous mettre en défaut. Elle réussit
  d'abord; car au lieu de lancer immédiatement quelques hommes à la
  poursuite du fugitif, je fis sonder la baie en tous sens. N'ayant rien
  trouvé, je commençai à avoir des soupçons de la vérité. Mais ce ne fut
  que le surlendemain de l'accident! Et c'est là, commandant, une faute
  capitale que je ne me pardonnerai jamais...»

--Brave major! je te la pardonnerai, moi! murmura Lancelot.

  «.... Alors, j'envoyai des hommes à cheval pour fouiller l'île; et,
  naturellement, j'en jetai quelques-uns sur le chemin que vous avez
  fait ouvrir dans le bois, de la baie Prinsta à la baie à la Chaloupe.
  Je ne prévoyais que trop que si le jeune homme s'était enfui, il avait
  du prendre ce chemin, attiré par les émanations féminines, _muliebres
  emanationes_.»

--Oh! il a vu cette femme! exclama Arthur en froissant la lettre en ses
doigts crispés.

  «... Je ne m'étais pas trompé. Je les surpris ensemble. Ils faisaient
  leurs préparatifs pour une évasion, ne sachant où ils se trouvaient.
  Heureusement que c'est moi, moi seul, qui mis la main sur les amoureux
  au moment où ils s'y attendaient le moins. Je crus que cette coquine
  de miss Kate m'arracherait les yeux! Il paraît, d'après ce que j'ai
  entendu de leur conversation, car c'est à l'ombre d'un buisson de
  cannebergier qu'ils cultivaient leur tendresse, il paraît, dis-je, que
  le jeune homme était arrivé la veille, en l'absence des femmes
  chargées de garder madame*** et sa jolie suivante. Je doute qu'il ait
  passé la nuit dans le bois. Leur dialogue était enivrant au possible,
  et la fenêtre de la jeune dame qui ouvre sur la baie, est bien basse!

  «Enfin, commandant, il sait _tout_, TOUT. Elle lui a tout appris. Je
  croyais qu'elle ignorait ce que vous savez. Point. Elle en faisait des
  gorges chaudes avec lui...»

Le comte suspendit sa lecture. Des sensations poignantes lui torturaient
le coeur et le cerveau. Tant de colère, de haine, de jalousie, s'étaient
amassées sur son visage, qu'il eût effrayé qui l'aurait contemplé à ce
moment.

Et son corps frémissait, ses dents crissaient.

Au bout de quelques minutes, il put achever.

  «... Lui, cependant, riait peu. Il était pensif, mélancolique. Je
  doute qu'il l'aime beaucoup. Qu'ajouterai-je? Ils ont été pris, les
  deux tourtereaux. On les a remis en cage: elle, dans sa maison; lui,
  dans la sienne. Dès hommes sûrs ont sans cesse l'oeil sur eux. Et, en
  attendant vos ordres, ils ne sortent que trois heures par jour, entre
  leurs gardiens. Deux femmes couchent dans la même chambre que
  madame***, et moi-même je me suis installé dans la maison de notre
  fugitif. Sa santé est parfaite. Mais, je ne vous cacherai pas qu'il
  est sombre, et qu'une prompte décision à son égard me semble
  indispensable, si nous ne voulons pas qu'il attente à ses jours.

  »Voilà, commandant: j'ai été coupable de négligence, j'attends ma
  punition.

  »Les réparations du _Requin_ avancent, bientôt il pourra reprendre la
  mer.

  »En général, les hommes se portent bien. Les blessés de septembre sont
  guéris pour la plupart.

  »Je suis, honoré commandant, votre tout dévoué et repentant serviteur,

  »E. GUÉRIN.»


Ayant fini, Arthur Lancelot tomba dans une profonde rêverie. Son coeur
battait avec force; son visage blêmissait ou devenait rouge comme le
feu, et ses yeux étaient ou atones, ou hagards, ou embrasés par des
éclairs fulgurants.

De ses lèvres jaillirent souvent les noms de Bertrand et de madame
Stevenson.

--C'en est fait! s'écria-t-il enfin; je renonce à cette carrière de
crimes. Je partirai dès demain. Charles prendra, s'il le veut, le
commandement des Requins... Assez d'aventures! Maintenant, je veux le
repos, le bonheur... Je suis riche, immensément riche. Nous fréterons
un bâtiment, et nous irons cacher notre félicité dans quelque coin de la
terre... loin du reste des hommes!

Il prit une feuille de papier et écrivit, en chiffres, un billet au
secrétaire particulier de sir George Prévost.

La nuit était venue. Il pleuvait à torrents.

--Commandant, dit le domestique, après avoir porté le billet, il y a
toujours au coin de la rue ce capitaine Irving, qui guette. Si vous
vouliez, je vous en débarrasserais...

--Non; laisse-le guetter.

Le domestique sortit, mais peu après il rentra dans le cabinet:

--Mademoiselle du Sault est en bas, dit-il.

--Mademoiselle du Sault, à cette heure, par un temps...

--Elle est seule, dit le patron du _Wish-on-Wish_.

--Fais-la monter.

Emmeline arriva fort essoufflée et mouillée.

Elle s'élança vers Lancelot qui l'embrassa affectueusement.

--Comment se fait-il?

--Oh! s'écria la jeune fille. Partez, partez bien vite, mon ami. Arthur,
sauvez-vous! On va venir vous prendre... Vous ne savez? Ils disent que
vous faites partie de la bande des pirates... ils l'assurent... Ils
ont obtenu un mandat d'amener... Demain matin, ils doivent le mettre à
exécution... C'est un ami de la maison qui nous a prévenues... Partez,
Arthur, ne différez pas d'un instant... Soyez un pirate, si vous
voulez... Je vous aime... je vous adore... Je n'aurai jamais d'autre
mari que vous... Non, jamais... Je le jure sur la mémoire de mon père
qui nous a fiancés... Partez, Arthur, vous m'emmènerez...

Dis que tu m'emmèneras?... Dis-le, mon bon Arthur?

Elle avait glissé aux genoux du comte, et ses beaux yeux, noyés de
larmes, mendiaient une réponse affirmative.

La tête penchée sur la poitrine, sa main indifféremment abandonnée
dans la main droite, chaude et frémissante de la jeune fille, Lancelot
réfléchissait.

--Mais qu'avez-vous donc? Vous ne me répondez pas, Arthur? reprit-elle,
étonnée de son silence glacial.

Et, craignant que la découverte qu'elle avait faite ne l'eût indisposé
contre elle, elle continua d'un ton passionné:

--Puisque je vous dis, Arthur, que je vous aime, quoi que vous soyez
et quoi que vous décidiez pour moi! puisque je vous fais le serment
de n'être jamais à un autre qu'à vous; puisque je serai heureuse de
partager votre bonne ou mauvaise fortune, et que, quand même vous
seriez un de ces Requins de l'Atlantique,--sa voix devint profonde,
caverneuse,--qui ont fait périr mon pauvre Bertrand...

--Arrêtez! arrêtez! Emmeline, interrompit le comte; Bertrand n'est pas
mort! En voici la preuve!

Et il lui montra les passages de la lettre du major Guérin, où il était
question de la santé de son frère.

Puis, comme les regards de la jeune fille, regards mêlés d'étonnement
et d'effroi, lui demandaient: «Mais qui êtes-vous donc?» il se leva, la
prit par le bras, et, ouvrant la porte de sa chambre à coucher:

--Vous allez le savoir, lui dit-il.

La surprise de la jeune fille redoubla en mettant le pied dans cette
chambre, où chaque chose protestait contre le séjour ordinaire d'un
capitaine de forbans.

Meublée avec une luxueuse élégance et tendue en soie rose, semée de
petits bouquets de myosotis, elle avait cette grâce, ce parfum, ce je ne
sais quoi qui se trahit dans toutes les choses de la femme. Du reste,
on y remarquait un piano, une guitare, une petite table à ouvrage et
un métier à tapisserie. Contre un chevalet, une peinture ébauchée
représentait une scène champêtre. La cheminée était couverte de bijoux;
une broderie commencée traînait sur un fauteuil. Sur le lit, fort
étroit,--lit de pensionnaire pour les proportions,--mais richement
garni, un peignoir en fine batiste avait été jeté avec négligence. Ce
n'était assurément point la chambre à coucher d'un homme.

Quand ils furent entrés, Lancelot ferma la porte.

Ce qu'il dit à Emmeline nul ne le sut; mais en sortant, au bout d'une
heure, la jeune fille, défigurée, avait l'aspect d'un cadavre.

Elle pouvait à peine se soutenir.

--Vous nous rendrez Bertrand, balbutia-t-elle, et je prierai Dieu de
vous absoudre... Ah! vous nous avez fait bien du mal...

--Vous avez ma parole, répondit le capitaine.

Il descendit avec elle, pour la conduire à la villa du Sault.

--Je vais faire atteler, dit-il, en entendant la pluie qui tombait
toujours à torrents.

--Non, non, s'opposa Emmeline. Donnez-moi votre bras, j'ai besoin de
marcher... Prenez seulement un parapluie...

Lancelot ouvrit la porte extérieure. Emmeline passa la première, en
déployant son parapluie.

--Il vaudrait mieux monter en voiture, dit-il à haute voix, en
remarquant combien la nuit était sombre.

--Ah! enfin, je vous tiens! cria à cet instant une voix furibonde sur
l'escalier.

--Au secours! au secours! Je me meurs! proféra Emmeline!

Et elle tomba sur les marches.

Lancelot distingua la silhouette d'un homme qui fuyait à toutes jambes
vers l'autre extrémité de la rue.

--Le capitaine Irving! murmura-t-il; le misérable s'est trompé. Il a
pris cette malheureuse enfant pour moi!

Il releva Emmeline, la porta dans le vestibule, qui fut aussitôt inondé
de sang.

Un coup de couteau lui avait traversé le coeur; déjà elle était morte.

Lancelot dit au patron du _Wish-on-Wish_:

--Ensevelis ce corps dans une malle, et tu le porteras à la villa du
Sault. Tu le déposeras devant la grille.

--Oui, capitaine, répondit le marin.

Le comte remonta dans son cabinet et écrivit:

              « Madame,

  »Votre fille Emmeline a été tuée, ce soir, par
  le capitaine Irving, en sortant de chez moi. Elle
  était venue m'avertir qu'on devait m'arrêter.
  En la frappant le capitaine Irving croyait me
  frapper.

                     » ARTHUR LANCELOT,

  »Commandant des Requins de l'Atlantique.»

Et il mit sur l'adresse:

                                Madame

     Madame veuve du Sault,

                                  En ville.

Cette lettre fut jetée à la poste. Le domestique du _Wish-on-Wish_
accomplit sa funèbre mission.

--Maintenant, Nicolas, lui dit le comte, place dans toutes les chambres,
sauf celle où je serai, un des barils d'essence et de vitriol qui sont
dans la cave, et va prévenir le secrétaire du gouverneur qu'il faut se
rendre au quai du Roi, à l'instant.--La chaloupe y est-elle?

--Oui, capitaine; elle y est chaque nuit depuis votre arrivée.

--C'est bien. Va! tu me rejoindras au quai.

Le comte Arthur Lancelot rentra dans sa chambre à coucher; l'embrassa
d'un regard douloureux, mais sec, brûlant.

Il ne pouvait pleurer!

--Tout est fini! bien fini! s'écria-t-il après une longue méditation. Ma
détermination est irrévocable. Mais le contempler encore une fois,
rien qu'une! Une seule fois l'avoir dans mes bras, palpiter sous ses
caresses, et puis, mourir après!... oui, mourir après! répéta-t-il à
voix basse en passant dans le cabinet.

Un Baril était posé au milieu. Il décrocha une hache, enfonça ce baril,
d'où s'échappèrent des flots de liquide. De même fit-il dans chacune
des chambres; ensuite il ouvrit un placard du premier étage, le placard
était rempli de matières inflammables. Il prit une boîte de poudre, la
répandit dans la pièce de manière à ce que la traînée communiquât, d'un
côté, avec le placard, de l'autre à une mèche. Il mit le feu à cette
mèche.

Ensuite, il sortit de la maison en fermant la porte à double tour.

Aux clartés lugubres d'un effroyable incendie, qui dévora toute la rue
de la Douane, Arthur Lancelot, commandant des Requins de l'Atlantique,
et Charles Lancelot, son prétendu cousin, le perfide secrétaire du
gouverneur de la Nouvelle-Écosse, quittèrent Halifax sur la cutter
_Wish-on-Wish_.




                                 IV

                        CLOTILDE DE GRANDFROY


Dans la matinée du 5 décembre de la même année, par un temps clair et
froid, le _Wish-on-Wish_ partit de la baie au Renard en se dirigeant
vers la baie Prinsta. Il y arriva de bonne heure. Le commandant des
Requins de l'Atlantique en sortit. Il n'était point masqué, et portait
un costume de femme qui lui seyait à ravir.

Il s'avança péniblement vers la maison où Bertrand du Sault était
prisonnier.

Il entra en tremblant. A la vue du capitaine, les gardiens du captif se
retirèrent.

Bertrand avait tressailli, mais sans paraître surpris.

Le commandant se jeta à ses genoux, et étendit vers lui des mains
suppliantes:

--Oh! dit-il, Bertrand, Bertrand, pardonnez-moi, je vous aimais, je vous
aime tant! Ne me détestez pas, et si vous le voulez j'abandonnerai cet
exécrable métier...

--Relevez-vous, madame, répondit froidement le jeune homme; je ne vous
fais pas l'honneur de vous détester... je vous méprise!

Ces paroles furent prononcées avec un geste et un accent de dédain
si profond que la jeune femme y lut immédiatement sa condamnation
irrévocable!

--Promettez-moi au moins de ne pas épouser madame Stevenson, reprit-elle
d'une voix brisée.

--Il haussa les épaules et lui tourna le dos.

--Bertrand, continua la malheureuse, vous êtes libre! allez! allez
rejoindre votre maîtresse. Elle est à bord du cutter. Il vous déposera
sur les côtes de la Nouvelle Écosse! allez, mon ami!

Et ouvrant la porte, elle fit signe à des matelots qui attendaient sur
le rivage.

Ils empaquetèrent tout le mobilier et prièrent Bertrand de les
accompagner.

Le commandant des Requins de l'Atlantique avait disparu.

Bertrand monta sans hésiter sur le _Wish-on-Wish_, où il trouva madame
Stevenson et Catherine. L'embarcation se mit à la voile et prit le
large.

En passant sous la Tête à la Table, dont la masse énorme allongeait ses
ombres au loin dans l'océan, l'enseigne qui se tenait sur le pont avec
Harriet, distingua, sur le bord du précipice la silhouette d'une femme.

Ah! disait cette femme, regardant avec une amertume indicible le couple
amoureux; ah! la destinée est juste! Il y a aujourd'hui dix-huit ans,
que m'enfuyant de la maison de mon mari, le baron de Grandfroy, je
jurais à Maurice Lancelot de n'avoir jamais d'autre amant que lui; ce
serment, je le lui renouvelai volontairement à son lit de mort, quand il
me confia le commandement de ses hommes, et j'ai voulu le violer... Oui,
la destinée est juste!

Un coup de feu retentit et le cadavre de Clotilde de Grandfroy tomba
dans la mer.

--Pauvre femme! elle t'aimait pourtant! mais il faut convenir qu'elle
était bien romanesque! minauda madame Stevenson à l'oreille de Bertrand.

Celui-ci ignora toujours que cette femme, c'était sa belle-mère.


                                FIN



                   TABLE



   Dédicace.
   Prologue.
              PREMIÈRE PARTIE

             DANS LA  NOUVELLE-ÉCOSSE

      I.--La Catastrophe.
     II.--Le Ressuscité.
    III.--Le Comte Arthur Lancelot.
     IV.--Au cottage de Bellevue.
      V.--Les Deux rendez-vous.
     VI.--Le Duel.

              DEUXIÈME PARTIE

           LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE

      I.--Madame Harriet Stevenson.
     II.--L'Enlèvement.
    III.--Les Requins de l'Atlantique.
     IV.--A bord du _Requin_.
      V.--Requins contre Anglais.

               TROISIÈME PARTIE

            ANTICOSTI


      I.--L'Ile d'Anticosti.
     II.--La Baie au renard.
    III.--Bertrand du Sault.
     IV.--Madame Stevenson et le comte Arthur Lancelot.

               QUATRIÈME PARTIE

            LANCELOT ET GRANDFROY

      I.--Le Secrétaire particulier.
     II.--Monsieur du Sault.
    III.--Les Fiancés.
     IV.--Clotilde de Grandfroy.




  _________________________________
  ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY





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1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
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posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
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request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***