Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 25

By Guy de Maupassant

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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 25

Author: Guy de Maupassant

Release date: May 15, 2024 [eBook #73633]

Language: French

Original publication: Paris: Louis Conard, 1908

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - VOLUME 25 ***





  Au lecteur

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  originale.

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  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
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  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT




  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.

  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION

  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE

  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.

  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: Notre Cœur.
  _Paris, Paul Ollendorff. 1890._




  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT

  NOTRE CŒUR

  [Illustration]

  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCIX

  _Tous droits réservés._




NOTRE CŒUR.




PREMIÈRE PARTIE.

I


Un jour Massival, le musicien, le célèbre auteur de _Rebecca_, celui
que, depuis quinze ans déjà, on appelait «le jeune et illustre maître»,
dit à André Mariolle, son ami:

--Pourquoi ne t'es-tu jamais fait présenter à Mme Michèle de Burne? Je
t'assure que c'est une des femmes les plus intéressantes du nouveau
Paris.

--Parce que je ne me sens pas du tout mis au monde pour son milieu.

--Mon cher, tu as tort. C'est là un salon original, bien neuf, très
vivant et très artiste. On y fait d'excellente musique, on y cause
aussi bien que dans les meilleures potinières du dernier siècle.
Tu y serais fort apprécié, d'abord parce que tu joues du violon en
perfection, ensuite parce qu'on a dit beaucoup de bien de toi dans la
maison, enfin parce que tu passes pour n'être point banal et point
prodigue de tes visites.

Flatté mais résistant encore, supposant d'ailleurs que cette démarche
pressante n'était point ignorée de la jeune femme, Mariolle fit un
«Peuh! je n'y tiens guère» où le dédain voulu se mêlait au consentement
acquis déjà.

Massival reprit:

--Veux-tu que je te présente un de ces jours? Tu la connais d'ailleurs
par nous tous qui sommes de son intimité, car nous parlons d'elle
assez souvent. C'est une fort jolie femme de vingt-huit ans, pleine
d'intelligence, qui ne veut pas se remarier, car elle a été fort
malheureuse une première fois. Elle a fait de son logis un rendez-vous
d'hommes agréables. On n'y trouve pas trop de messieurs de cercle ou du
monde. Il y en a juste ce qu'il faut pour l'effet. Elle sera enchantée
que je t'amène à elle.

Vaincu, Mariolle répondit:

--Soit! un de ces jours.

Dès le début de la semaine suivante, le musicien entrait chez lui, et
demandait:

--Es-tu libre demain?

--Mais... oui.

--Bien. Je t'emmène dîner chez Mme de Burne. Elle m'a chargé de
t'inviter. Voici un mot d'elle, d'ailleurs.

Après avoir réfléchi quelques secondes encore, pour la forme, Mariolle
répondit:

--C'est entendu!

Âgé d'environ trente-sept ans, André Mariolle, célibataire et sans
profession, assez riche pour vivre à sa guise, voyager et s'offrir
même une jolie collection de tableaux modernes et de bibelots anciens,
passait pour un garçon d'esprit, un peu fantasque, un peu sauvage, un
peu capricieux, un peu dédaigneux, qui posait au solitaire plutôt par
orgueil que par timidité. Très bien doué, très fin, mais indolent,
apte à tout comprendre et peut-être à faire bien beaucoup de choses,
il s'était contenté de jouir de l'existence en spectateur, ou plutôt
en amateur. Pauvre, il fût devenu sans doute un homme remarquable ou
célèbre; né bien renté, il s'adressait l'éternel reproche de n'avoir
pas su être quelqu'un. Il avait fait, il est vrai, des tentatives
diverses, mais trop molles, dans les arts: une vers la littérature,
en publiant des récits de voyage agréables, mouvementés et de style
soigné; une vers la musique en pratiquant le violon, où il avait
acquis, même parmi les exécutants de profession, un renom respecté
d'amateur, et une enfin vers la sculpture, cet art où l'adresse
originale, où le don d'ébaucher des figures hardies et trompeuses
remplacent pour les yeux ignorants le savoir et l'étude. Sa statuette
en terre «Masseur tunisien» avait même obtenu quelque succès au salon
de l'année précédente.

Remarquable cavalier, c'était aussi, disait-on, un excellent escrimeur,
bien qu'il ne tirât jamais en public, obéissant en cela peut-être à la
même inquiétude qui le faisait se dérober aux milieux mondains où des
rivalités sérieuses étaient à craindre.

Mais ses amis l'appréciaient et le vantaient avec ensemble, peut-être
parce qu'il leur portait peu d'ombrage. On le disait en tous cas sûr,
dévoué, agréable de rapports et très sympathique de sa personne.

De taille plutôt grande, portant la barbe noire courte sur les joues
et finement allongée en pointe sur le menton, des cheveux un peu
grisonnants mais joliment crépus, il regardait bien en face, avec des
yeux bruns, clairs, vifs, méfiants et un peu durs.

Parmi ses intimes il avait surtout des artistes, le romancier Gaston
de Lamarthe, le musicien Massival, les peintres Jobin, Rivollet,
de Maudol, qui semblaient priser beaucoup sa raison, son amitié,
son esprit et même son jugement, bien qu'au fond, avec la vanité
inséparable du succès acquis, ils le tinssent pour un très aimable et
très intelligent raté.

Sa réserve hautaine semblait dire: «Je ne suis rien parce que je n'ai
rien voulu être». Il vivait donc dans un cercle étroit, dédaignant la
galanterie élégante et les grands salons en vue où d'autres auraient
brillé plus que lui, l'auraient rejeté dans l'armée des figurants
mondains. Il ne voulait aller que dans les maisons où on apprécierait
sûrement ses qualités sérieuses et voilées; et, s'il avait consenti
si vite à se laisser conduire chez Mme Michèle de Burne, c'est que
ses meilleurs amis, ceux qui proclamaient partout ses mérites cachés,
étaient les familiers de cette jeune femme.

Elle habitait un joli entresol, rue du Général-Foy, derrière
Saint-Augustin. Deux pièces donnaient sur la rue: la salle à manger
et un salon, celui où on recevait tout le monde; deux autres sur un
beau jardin dont jouissait le propriétaire de l'immeuble. C'était
d'abord un second salon, très grand, plus long que large, ouvrant trois
fenêtres sur les arbres, dont les feuilles frôlaient les auvents, et
garni d'objets et de meubles exceptionnellement rares et simples, d'un
goût pur et sobre et d'une grande valeur. Les sièges, les tables, les
mignonnes armoires ou étagères, les tableaux, les éventails et les
figurines de porcelaine sous une vitrine, les vases, les statuettes, le
cartel énorme au milieu d'un panneau, tout le décor de cet appartement
de jeune femme attirait ou retenait l'œil par sa forme, sa date ou
son élégance. Pour se créer cet intérieur, dont elle était presque
aussi fière que d'elle-même, elle avait mis à contribution le savoir,
l'amitié, la complaisance et l'instinct fureteur de tous les artistes
qu'elle connaissait. Ils avaient trouvé pour elle, qui était riche et
payait bien, toutes choses animées de ce caractère original que ne
distingue point l'amateur vulgaire, et elle s'était fait, par eux,
un logis célèbre, difficilement ouvert, où elle s'imaginait qu'on se
plaisait mieux et qu'on revenait plus volontiers que dans l'appartement
banal de toutes les femmes du monde.

C'était même une de ses théories favorites de prétendre que la nuance
des tentures, des étoffes, l'hospitalité des sièges, l'agrément des
formes, la grâce des ensembles, caressent, captivent et acclimatent le
regard autant que les jolis sourires. Les appartements sympathiques ou
antipathiques, disait-elle, riches ou pauvres, attirent, retiennent
ou repoussent comme les êtres qui les habitent. Ils éveillent ou
engourdissent le cœur, échauffent ou glacent l'esprit, font parler ou
se taire, rendent triste ou gai, donnent enfin à chaque visiteur une
envie irraisonnée de rester ou de partir.

Vers le milieu de cette galerie un peu sombre, un grand piano à queue,
entre deux jardinières fleuries, avait une place d'honneur et une
allure de maître. Plus loin, une haute porte à deux battants faisait
communiquer cette pièce avec la chambre à coucher, qui s'ouvrait encore
sur le cabinet de toilette, fort grand et élégant aussi, tendu en
toiles de Perse comme un salon d'été, et où Mme de Burne, quand elle
était seule, avait coutume de se tenir.

Mariée avec un vaurien de belles manières, un de ces tyrans domestiques
devant qui tout doit céder et plier, elle avait été d'abord fort
malheureuse. Pendant cinq ans, elle avait dû subir les exigences, les
duretés, les jalousies, même les violences de ce maître intolérable,
et, terrifiée, éperdue de surprise, elle était demeurée sans révolte
devant cette révélation de la vie conjugale, écrasée sous la volonté
despotique et suppliciante du mâle brutal dont elle était la proie.

Il mourut, un soir, en revenant chez lui, de la rupture d'un anévrisme,
et, quand elle vit entrer le corps de ce mari enveloppé dans une
couverture, elle le regarda, ne pouvant croire à la réalité de cette
délivrance, avec un sentiment profond de joie comprimée et une peur
affreuse de le laisser voir.

D'une nature indépendante, gaie, même exubérante, très souple et
séduisante, avec des saillies d'esprit libre, semées on ne sait comment
dans les intelligences de certaines petites fillettes de Paris qui
semblent avoir respiré dès l'enfance le souffle poivré des boulevards,
où se mêlent chaque soir, par les portes ouvertes des théâtres, les
courants d'air des pièces applaudies ou sifflées, elle garda cependant
de son esclavage de cinq années une timidité singulière mêlée à ses
hardiesses anciennes, une peur grande de trop dire, de trop faire, avec
une envie ardente d'émancipation et une énergique résolution de ne plus
jamais compromettre sa liberté.

Son mari, homme du monde, l'avait dressée à recevoir, comme une esclave
muette, élégante, polie et parée. Parmi les amis de ce despote étaient
beaucoup d'artistes qu'elle avait accueillis avec curiosité, écoutés
avec plaisir, sans jamais oser leur laisser voir comment elle les
comprenait et les appréciait.

Son deuil fini, elle en invita quelques-uns à dîner, un soir. Deux
s'excusèrent, trois acceptèrent et trouvèrent avec étonnement une jeune
femme d'âme ouverte et d'allures charmantes, qui les mit à l'aise et
leur dit avec grâce le plaisir qu'ils lui avaient fait en venant chez
elle autrefois.

Elle fit ainsi, peu à peu, parmi ses connaissances anciennes qui
l'avaient ignorée ou méconnue, un choix suivant ses goûts, et se mit à
recevoir, en veuve, en femme affranchie, mais qui veut rester honnête,
tous ceux qu'elle put réunir des hommes les plus recherchés de Paris,
avec quelques femmes seulement.

Les premiers admis devinrent des intimes, formèrent un fond, en
attirèrent d'autres, donnèrent à la maison l'allure d'une petite cour
où tout habitué apportait soit une valeur, soit un nom, car quelques
titres bien triés étaient confondus avec la roture intelligente.

Son père, M. de Pradon, qui occupait l'appartement au-dessus, lui
servait de chaperon et de porte-respect. Vieux galantin, très élégant,
spirituel, empressé près d'elle, qu'il traitait plutôt en dame qu'en
fille, il présidait les dîners du jeudi, bientôt connus, bientôt
cités dans Paris et fort recherchés. Les demandes de présentation
et d'invitation affluèrent, furent discutées, et souvent repoussées
après une sorte de vote du cercle intime. Des mots d'esprit sortirent
de ce cercle, coururent la ville. Des débuts d'acteurs, d'artistes
et de jeunes poètes, y eurent lieu, devinrent une sorte de baptême
de renommée. Des inspirés chevelus amenés par Gaston de Lamarthe y
remplacèrent près du piano des violonistes hongrois présentés par
Massival; et des danseuses exotiques y esquissèrent leurs poses agitées
avant de paraître devant le public de l'Eden ou des Folies-Bergère.

Mme de Burne, d'ailleurs jalousement gardée par ses amis et qui
conservait de son passage dans le monde sous l'autorité maritale
un souvenir répulsif, avait la sagesse de ne point trop augmenter
ses connaissances. Satisfaite et effrayée en même temps de ce qu'on
pourrait dire et penser d'elle, elle s'abandonnait à ses penchants un
peu bohêmes avec une grande prudence bourgeoise. Elle tenait à son
renom, redoutait les témérités, demeurait correcte dans ses fantaisies,
modérée dans ses audaces, et avait soin qu'on ne pût la soupçonner
d'aucune liaison, d'aucune amourette, d'aucune intrigue.

Tous avaient essayé de la séduire; aucun, disait-on, n'avait réussi.
Ils le confessaient, se l'avouaient entre eux avec surprise, car les
hommes n'admettent guère, peut-être avec raison, la vertu des femmes
indépendantes. Une légende courait sur elle. On disait que son mari
avait apporté dans le début de leurs relations conjugales une brutalité
si révoltante et des exigences si inattendues qu'elle avait été guérie
pour toujours de l'amour des hommes. Et les intimes discutaient
souvent sur ce cas. Ils arrivaient infailliblement à cette conclusion
qu'une jeune fille élevée dans le rêve des tendresses futures et dans
l'attente d'un mystère inquiétant, deviné indécent et gentiment impur,
mais distingué, devait demeurer bouleversée quand la révélation des
exigences du mariage lui était faite par un rustre.

Le philosophe mondain Georges de Maltry ricanait doucement, et
ajoutait: «Son heure viendra. Elle vient toujours pour ces femmes-là.
Plus elle est tardive, plus elle sonne fort. Avec les goûts artistes
de notre amie, elle sera sur le tard amoureuse d'un chanteur ou d'un
pianiste.»

Gaston de Lamarthe avait d'autres idées. En sa qualité de romancier,
observateur et psychologue, voué à l'étude des gens du monde, dont
il faisait d'ailleurs des portraits ironiques et ressemblants, il
prétendait connaître et analyser les femmes avec une pénétration
infaillible et unique. Il classait Mme de Burne parmi les détraquées
contemporaines dont il avait tracé le type dans son intéressant roman
«Une d'Elles». Le premier, il avait décrit cette race nouvelle de
femmes agitées par des nerfs d'hystériques raisonnables, sollicitées
par mille envies contradictoires qui n'arrivent même pas à être des
désirs, désillusionnées de tout sans avoir goûté à rien par la faute
des événements, de l'époque, du temps actuel, du roman moderne, et
qui, sans ardeur, sans entraînements, semblent combiner des caprices
d'enfants gâtés avec des sécheresses de vieux sceptiques.

Il avait échoué, comme les autres, dans ses tentatives de séduction.

Car tous les fidèles du groupe étaient devenus à tour de rôle amoureux
de Mme de Burne, et, après la crise, demeuraient encore attendris et
émus à des degrés différents. Ils avaient formé peu à peu une sorte de
petite église. Elle en était la madone, dont ils parlaient sans cesse
entre eux, tenus sous le charme, même loin d'elle. Ils la célébraient,
la vantaient, la critiquaient et la dépréciaient suivant les jours, les
rancunes, les irritations ou les préférences qu'elle avait montrées.
Ils se jalousaient continuellement, s'espionnaient un peu, et tenaient
surtout les rangs serrés autour d'elle pour ne pas laisser approcher
quelque concurrent redoutable. Ils étaient sept assidus: Massival,
Gaston de Lamarthe, le gros Fresnel, le jeune philosophe homme du
monde fort à la mode M. Georges de Maltry, célèbre par ses paradoxes,
son érudition compliquée, éloquente, toujours de la dernière heure,
incompréhensible pour ses admiratrices même les plus passionnées, et
encore par ses toilettes aussi recherchées que ses théories. Elle
avait joint à ces hommes de choix quelques simples mondains réputés
spirituels, le comte de Marantin, le baron de Gravil et deux ou trois
autres.

Les deux privilégiés de ce bataillon d'élite paraissaient être Massival
et Lamarthe, qui avaient, semblait-il, le don de toujours distraire
la jeune femme amusée par leur sans-gêne artiste, leur blague, leur
adresse à se moquer de tout le monde, et même un peu d'elle quand elle
le tolérait. Mais le soin naturel ou voulu, qu'elle apportait à ne
jamais montrer à l'un de ses admirateurs une prédilection prolongée
et marquante, l'air espiègle et dégagé de sa coquetterie et l'équité
réelle de sa faveur maintenaient entre eux une amitié pimentée
d'hostilité et une ardeur d'esprit qui les rendaient amusants.

Un d'eux par moments, pour faire une niche aux autres, présentait
un ami. Mais, comme cet ami n'était jamais un homme très éminent ou
très intéressant, les autres, ligués contre lui, ne tardaient guère à
l'exclure.

C'est ainsi que Massival amena dans la maison son camarade André
Mariolle.

Un domestique en habit noir jeta ces noms:

--Monsieur Massival!

--Monsieur Mariolle!

Sous un grand nuage fripé de soie rose, abat-jour démesuré qui rejetait
sur une table carrée en marbre antique la lumière éclatante d'une
lampe-phare portée par une haute colonne de bronze doré, une tête de
femme et trois têtes d'hommes étaient penchées sur un album que venait
d'apporter Lamarthe. Debout entre elles, le romancier tournait les
feuillets en donnant des explications.

Une des têtes se retourna, et Mariolle, qui s'avançait, aperçut une
figure claire, blonde, un peu rousse, dont les cheveux follets sur
les tempes semblaient brûler comme des flambées de broussailles. Le
nez fin et retroussé faisait sourire ce visage; la bouche nettement
dessinée par les lèvres, les fossettes profondes des joues, le menton
un peu saillant et fendu, lui donnaient un air moqueur, tandis que les
yeux, par un contraste bizarre, le voilaient de mélancolie. Ils étaient
bleus, d'un bleu déteint, comme si on l'eût lavé, frotté, usé, et les
pupilles noires luisaient au milieu, rondes et dilatées. Ce regard
brillant et singulier paraissait raconter déjà des rêves de morphine,
ou peut-être plus simplement l'artifice coquet de la belladone.

Mme de Burne, debout, tendait la main, souhaitait la bienvenue,
remerciait.--«J'avais demandé depuis longtemps à nos amis de vous
amener chez moi, disait-elle à Mariolle, mais il faut que je répète
toujours plusieurs fois ces choses-là pour qu'on les fasse.»

Elle était grande, élégante, un peu lente en ses gestes, sobrement
décolletée, montrant à peine le sommet de ses belles épaules de rousse
que la lumière rendait incomparables. Ses cheveux cependant n'étaient
point rouges, mais de la couleur intraduisible de certaines feuilles
mortes brûlées par l'automne.

Puis elle présenta M. Mariolle à son père, qui salua et tendit la main.

Les hommes, en trois groupes, causaient entre eux, familièrement,
semblaient chez eux, dans une sorte de cercle habituel où la présence
d'une femme mettait des airs galants.

Le gros Fresnel causait avec le comte de Marantin. L'assiduité
constante de Fresnel en cette maison et la prédilection que lui
témoignait Mme de Burne choquaient et fâchaient souvent ses amis.
Encore jeune, mais gros comme un bonhomme de baudruche, soufflé,
soufflant, presque sans barbe, la tête ennuagée d'une vague chevelure
de poils clairs et follets, commun, ennuyeux, il n'avait assurément
pour la jeune femme qu'un mérite, désagréable aux autres, mais
essentiel à ses yeux, celui de l'aimer aveuglément, plus et mieux que
tout le monde. On l'avait baptisé «le phoque». Marié, il n'avait jamais
parlé de présenter dans la maison sa femme, qui, disait-on, était, de
loin, fort jalouse. Lamarthe et Massival surtout s'indignaient de la
sympathie évidente de leur amie pour ce souffleur, et, quand ils ne
pouvaient s'abstenir de lui reprocher ce goût condamnable, ce goût
égoïste et vulgaire, elle leur répondait en souriant:

--Je l'aime comme un bon toutou fidèle.

Georges de Maltry s'entretenait avec Gaston de Lamarthe de la
découverte la plus récente, incertaine encore, des microbiologistes.

M. de Maltry développait sa thèse avec des considérations infinies et
subtiles, et le romancier Lamarthe l'acceptait avec enthousiasme, avec
cette facilité dont les hommes de lettres accueillent sans contrôle
tout ce qui leur paraît original et neuf.

Le philosophe du high-life, blond, d'un blond de lin, mince et haut,
était encorseté dans un habit très serré sur les hanches. Sa tête fine,
au-dessus, sortait du col blanc, pâle sous des cheveux plats et blonds
qui paraissaient collés dessus.

Quant à Lamarthe, Gaston de Lamarthe, à qui sa particule avait inoculé
quelques prétentions de gentilhomme et de mondain, c'était avant tout
un homme de lettres, un impitoyable et terrible homme de lettres.
Armé d'un œil qui cueillait les images, les attitudes, les gestes,
avec une rapidité et une précision d'appareil photographique, et doué
d'une pénétration, d'un sens de romancier naturel comme un flair de
chien de chasse, il emmagasinait du matin au soir des renseignements
professionnels. Avec ces deux sens très simples, une vision nette
des formes et une intuition instinctive des dessous, il donnait à
ses livres, où n'apparaissait aucune des intentions ordinaires des
écrivains psychologues, mais qui avaient l'air de morceaux d'existence
humaine arrachés à la réalité, la couleur, le ton, l'aspect, le
mouvement de la vie même.

L'apparition de chacun de ses romans soulevait par la société des
agitations, des suppositions, des gaietés et des colères, car on
croyait toujours y reconnaître des gens en vue à peine couverts d'un
masque déchiré; et son passage par les salons laissait un sillage
d'inquiétudes. Il avait publié d'ailleurs un volume de souvenirs
intimes où beaucoup d'hommes et de femmes de sa connaissance avaient
été portraiturés, sans intentions nettement malveillantes, mais avec
une exactitude et une sévérité telles, qu'ils s'étaient sentis ulcérés.
Quelqu'un l'avait surnommé: «Gare aux amis».

Ame énigmatique et cœur fermé, il passait pour avoir aimé violemment,
autrefois, une femme qui l'avait fait souffrir, et pour s'être ensuite
vengé sur les autres.

Massival et lui s'entendaient fort bien, quoique le musicien fût d'une
nature très différente, plus ouverte, plus expansive, moins tourmentée
peut-être, mais plus visiblement sensible. Après deux grands succès,
une pièce jouée à Bruxelles et venue ensuite à Paris où elle avait été
acclamée à l'Opéra-Comique, puis une seconde œuvre reçue et interprétée
du premier coup au Grand-Opéra, et accueillie comme l'annonce d'un
superbe talent, il avait subi cette espèce d'arrêt qui semble frapper
la plupart des artistes contemporains comme une paralysie précoce. Ils
ne vieillissent pas dans la gloire et le succès ainsi que leurs pères,
mais paraissent menacés d'impuissance, à la fleur de l'âge. Lamarthe
disait: «Aujourd'hui il n'y a plus en France que des grands hommes
avortés.»

Massival à ce moment semblait fort épris de Mme de Burne, et le cercle
en jasait un peu: aussi tous les yeux se tournèrent-ils vers lui quand
il lui baisa la main avec un air d'adoration.

Il demanda:

--Sommes-nous en retard?

Elle répondit:

--Non, j'attends encore le baron de Gravil et la marquise de Bratiane.

--Ah! quelle chance, la marquise! Alors nous allons faire de la musique
ce soir.

--Je l'espère.

Les deux attardés entraient. La marquise, une femme, un peu trop petite
peut-être, parce qu'elle était assez dodue, d'origine italienne, vive,
avec des yeux noirs, des cils noirs, des sourcils noirs et des cheveux
noirs aussi, tellement drus et envahissants qu'ils mangeaient le front
et menaçaient les yeux, passait pour avoir la plus remarquable voix
connue parmi les femmes du monde.

Le baron, homme comme il faut, à poitrine creuse et à grosse tête,
n'était vraiment complet qu'avec son violoncelle aux mains. Mélomane
passionné, il n'allait que dans les maisons où la musique était en
honneur.

Le dîner fut annoncé, et Mme de Burne, prenant le bras d'André
Mariolle, laissa passer ses convives. Puis, comme ils étaient demeurés
tous deux les derniers au salon, au moment de se mettre en route
elle jeta sur lui, obliquement, un regard rapide de son œil pâle à
lentille noire, où il crut sentir une pensée de femme plus complexe
et un intérêt plus chercheur que ne se donnent la peine d'en avoir
ordinairement les jolies dames recevant à leur table un monsieur
quelconque pour la première fois.

Le dîner fut un peu triste et monotone. Lamarthe, nerveux, semblait
hostile à tout le monde, non point hostile ouvertement, car il tenait à
paraître bien élevé, mais armé de cette presque imperceptible mauvaise
humeur qui glace l'entrain des causeries. Massival, concentré,
préoccupé, mangeait peu et regardait en dessous, de temps en temps, la
maîtresse de la maison, qui paraissait être en un tout autre endroit
que chez elle. Inattentive, souriante pour répondre, puis figée tout
de suite, elle devait songer à quelque chose qui ne la préoccupait pas
beaucoup, mais qui l'intéressait encore davantage, ce soir-là, que ses
amis. Elle fit des frais cependant, les frais nécessaires, et très
amplement, pour la marquise et pour Mariolle; mais elle les faisait par
devoir, par habitude, visiblement absente d'elle-même et de sa demeure.
Fresnel et M. de Maltry se querellèrent sur la poésie contemporaine.
Fresnel possédait sur la poésie les opinions courantes des hommes du
monde, et M. de Maltry les perceptions impénétrables pour le vulgaire
des plus compliqués faiseurs de vers.

Plusieurs fois pendant ce dîner, Mariolle avait encore rencontré le
regard fouilleur de la jeune femme, mais plus vague, moins fixé, moins
curieux. Seuls, la marquise de Bratiane, le comte de Marantin et le
baron de Gravil causèrent sans discontinuer et se dirent des masses de
choses.

Puis, dans la soirée, Massival, de plus en plus mélancolique, s'assit
au piano et fit sonner quelques notes. Mme de Burne parut renaître, et
elle organisa bien vite un petit concert composé des morceaux qu'elle
aimait le plus.

La marquise était en voix, et, surexcitée par la présence de Massival,
elle chanta comme une vraie artiste. Le maître l'accompagnait avec ce
visage mélancolique qu'il prenait en se mettant à jouer. Ses cheveux,
qu'il portait longs, frôlaient le col de son habit, se mêlaient à sa
barbe frisée, entière, luisante et fine. Beaucoup de femmes l'avaient
aimé, le poursuivaient encore, disait-on. Mme de Burne, assise près
du piano, écoutant de toute sa pensée, semblait en même temps le
contempler et ne pas le voir, et Mariolle fut un peu jaloux. Il ne fut
pas jaloux particulièrement à cause d'elle et de lui; mais, devant
ce regard de femme fixé sur un Illustre, il se sentit humilié dans
sa vanité masculine par le sentiment du classement qu'Elles font de
nous, selon la renommée que nous avons conquise. Souvent déjà il
avait secrètement souffert de ce contact avec les hommes connus qu'il
fréquentait devant celles dont la faveur est pour beaucoup la suprême
récompense du succès.

Vers dix heures arrivèrent coup sur coup la baronne de Frémines et
deux Juives de la haute banque. On causa d'un mariage annoncé et d'un
divorce prévu.

Mariolle regardait Mme de Burne assise à présent sous une colonne qui
portait une énorme lampe.

Son nez fin, au bout retroussé, les fossettes de ses joues et le
pli mignon de chair qui fendait son menton lui faisaient une figure
espiègle d'enfant, bien qu'elle approchât de la trentième année et bien
que son regard de fleur passée animât ce visage d'une sorte de mystère
inquiétant. Sa peau, sous la clarté qui l'inondait, prenait des nuances
de velours blond, tandis que ses cheveux s'éclairaient de lueurs fauves
quand elle remuait la tête.

Elle sentit ce regard d'homme qui venait à elle de l'autre bout de son
salon, et, se levant bientôt, elle alla vers lui, souriante, comme on
répond à un appel.

--Vous devez vous ennuyer un peu, monsieur, dit-elle. Quand on n'est
pas acclimaté dans une maison, on s'y ennuie toujours.

Il protesta.

Elle prit une chaise et s'assit près de lui.

Et tout de suite ils causèrent. Ce fut instantané chez l'un et chez
l'autre, comme un feu qui prend bien dès qu'une allumette l'a touché.
Il semblait qu'ils se fussent communiqué d'avance leurs opinions,
leurs sensations, qu'une même nature, qu'une même éducation, les mêmes
penchants, les mêmes goûts, les eussent prédisposés à se comprendre et
destinés à se rencontrer.

Peut-être y avait-il là quelque adresse de la part de la jeune femme;
mais la joie qu'on éprouve à trouver quelqu'un qui vous écoute, qui
vous devine, qui vous répond, qui vous fournit des réparties par ses
répliques, animait Mariolle d'un bel entrain. Flatté d'ailleurs par la
façon dont elle l'avait reçu, conquis par la grâce provocante qu'elle
déployait pour lui et par le charme dont elle savait envelopper les
hommes, il s'efforçait de lui montrer cette couleur d'esprit un peu
voilée, mais personnelle et délicate, qui lui attirait, quand on le
connaissait bien, de rares et vives sympathies.

Tout à coup elle lui déclara:

--C'est vraiment fort agréable de causer avec vous, monsieur. On
m'avait prévenue d'ailleurs.

Il se sentit rougir, et hardiment:

--Et moi on m'avait annoncé, madame, que vous étiez...

Elle l'interrompit:

--Dites une coquette. Je le suis beaucoup avec les gens qui me
plaisent. Tout le monde le sait, je ne m'en cache pas, mais vous verrez
que ma coquetterie est fort impartiale, ce qui me permet de garder...
ou de reprendre mes amis sans jamais les perdre, et de les retenir tous
autour de moi.

Elle avait un air sournois qui signifiait: «Soyez calme et pas trop
fat; ne vous y trompez point, car vous n'aurez rien de plus que les
autres».

Il répondit:

--Cela s'appelle prévenir son monde de tous les dangers qu'on court
ici. Merci, madame; j'aime beaucoup cette manière d'agir.

Elle lui avait ouvert la voie pour parler d'elle; il en usa. Il lui
fit d'abord des compliments et constata qu'elle les aimait; puis il
éveilla sa curiosité de femme en lui racontant ce qu'on disait d'elle
dans les différents milieux qu'il fréquentait. Un peu inquiète, elle
ne put cacher son désir de savoir, bien qu'elle affectât une grande
indifférence sur ce qu'on pouvait penser de son existence et de ses
goûts.

Il faisait un portrait flatteur de femme indépendante, intelligente,
supérieure et séduisante, qui s'était entourée d'hommes éminents, et
restait cependant une mondaine accomplie.

Elle protestait avec des sourires, avec des petits «non» d'égoïsme
content, s'amusant beaucoup de tous les détails qu'il donnait, et, sur
un ton badin, elle en demandait sans cesse davantage, en l'interrogeant
finement avec un sensuel appétit de flatteries.

Il pensa, en la regardant: «Au fond, ce n'est qu'une enfant, comme
toutes les autres». Et il acheva une jolie phrase où il vantait son
amour réel pour les arts, si rare chez une femme.

Alors elle prit un air tout imprévu de moquerie, de cette gouaillerie
française qui semble la moelle de notre race.

Mariolle avait forcé l'éloge. Elle lui montra qu'elle n'était pas sotte.

--Mon Dieu, dit-elle, je vous avouerai que je ne sais pas au juste si
j'aime les arts ou les artistes.

Il répliqua:

--Comment pourrait-on aimer les artistes sans aimer les arts?

--Parce qu'ils sont quelquefois plus drôles que les hommes du monde.

--Oui, mais ils ont des défauts plus gênants.

--C'est vrai.

--Alors vous n'aimez pas la musique?

Elle redevint subitement sérieuse.

--Pardon! j'adore la musique. Je crois que je l'aime plus que tout.
Massival cependant est convaincu que je n'y entends rien.

--Il vous l'a dit?

--Non, il le pense.

--Comment le savez-vous?

--Oh! nous autres, nous devinons presque tout ce que nous ne savons pas.

--Alors Massival pense que vous n'entendez rien à la musique?

--J'en suis sûre. Je vois cela rien qu'à la façon dont il me
l'explique, dont il souligne les nuances tout en ayant l'air de
ruminer: «Ça ne sert à rien; je fais cela parce que vous êtes bien
gentille».

--Il m'a pourtant annoncé qu'on entendait chez vous de meilleure
musique que dans n'importe quelle maison de Paris.

--Oui, grâce à lui.

--Et la littérature, vous ne l'aimez pas?

--Je l'aime beaucoup, et j'ai même la prétention de la sentir fort
bien, malgré l'avis de Lamarthe.

--Qui juge aussi que vous n'y comprenez rien?

--Naturellement.

--Mais qui ne vous l'a pas dit non plus.

--Pardon! il me l'a dit, celui-là. Il prétend que certaines femmes
peuvent avoir une perception délicate et juste des sentiments
exprimés, de la vérité des personnages, de la psychologie en général,
mais qu'elles sont totalement incapables de discerner ce qu'il y a de
supérieur dans sa profession, l'art. Quand il a prononcé ce mot, l'art,
il n'y a plus qu'à le mettre à la porte.

Mariolle demanda en souriant:

--Et vous, qu'en pensez-vous, madame?

Elle réfléchit quelques secondes, puis le regarda bien en face pour
voir s'il était tout disposé à l'écouter et à la comprendre.

--Moi, j'ai des idées là-dessus. Je crois que le sentiment, vous
entendez bien--le sentiment--peut faire tout entrer dans l'esprit d'une
femme; seulement ça n'y reste pas souvent. Y êtes-vous?

--Non, pas tout à fait, madame.

--J'entends par là que pour nous rendre compréhensives au même degré
que vous, il faut toujours faire un appel à notre nature de femme avant
de s'adresser à notre intelligence. Nous ne nous intéressons guère à ce
qu'un homme ne nous rend pas d'abord sympathique, car nous regardons
tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers l'amour--non--à
travers le sentiment, qui a toutes sortes de formes, de manifestations,
de nuances. Le sentiment est quelque chose qui nous appartient, que
vous ne comprenez pas bien, vous autres, car il vous obscurcit, tandis
qu'il nous éclaire. Oh! je sens que cela est bien vague pour vous,
tant pis! Enfin, si un homme nous aime et nous est agréable, car il
est indispensable que nous nous sentions aimées pour devenir capables
de cet effort-là, et, si cet homme est un être supérieur, il peut, en
s'en donnant la peine, nous faire tout sentir, tout entrevoir, tout
pénétrer, mais tout, et nous communiquer par moments, et par morceaux,
toute son intelligence. Oh! cela s'efface souvent ensuite, disparaît,
s'éteint, car nous oublions, oh! nous oublions, comme l'air oublie les
paroles. Nous sommes intuitives et illuminables, mais changeantes,
impressionnables, modifiables par ce qui nous entoure. Si vous saviez
combien je traverse d'états d'esprit qui font de moi des femmes si
différentes, selon le temps, ma santé, ce que j'ai lu, ce qu'on m'a
dit. Il y a vraiment des jours où j'ai l'âme d'une excellente mère
de famille, sans enfants, et d'autres où j'ai presque celle d'une
cocote... sans amants.

Il demanda, charmé:

--Croyez-vous que presque toutes les femmes intelligentes soient
capables de cette activité de pensée?

--Oui, dit-elle. Seulement elles s'endorment, et puis elles ont une
existence déterminée qui les entraîne d'un côté ou d'un autre.

Il demanda encore:

--Alors, au fond, c'est la musique que vous préférez à tout?

--Oui. Mais ce que je vous disais tout à l'heure est si vrai!
Certainement je ne l'aurais pas goûtée comme je la goûte, adorée comme
je l'adore, sans cet ange de Massival. Toutes les œuvres des grands,
que j'aimais déjà passionnément, eh bien! il a mis leur âme dedans en
me les faisant jouer. Quel dommage qu'il soit marié!

Elle dit ces derniers mots avec un air enjoué, mais de si profond
regret qu'ils primaient tout, ses théories sur les femmes et son
admiration pour les arts.

Massival, en effet, était marié. Il avait contracté, avant le succès,
une de ces unions d'artistes qu'on traîne ensuite jusqu'à sa mort, à
travers la gloire.

Il ne parlait jamais de sa femme, d'ailleurs, ne la présentait point
dans le monde, où il allait beaucoup, et, bien qu'il eût trois enfants,
on le savait à peine.

Mariolle se mit à rire. Décidément, elle était gentille, cette femme,
imprévue, d'un type rare, et fort jolie. Il regardait, sans pouvoir
s'en lasser, avec une insistance dont elle ne semblait point gênée, ce
visage grave et gai, un peu mutin, au nez hardi, et d'une carnation
si sensuelle, d'un blond chaud et doux, flambé par le plein été d'une
maturité si juste, si tendre, si savoureuse, qu'elle semblait arrivée
à l'année même, au mois, à la minute de son complet épanouissement. Il
se demandait: «Est-elle teinte?» et il cherchait à distinguer la petite
ligne plus pâle ou plus sombre à la racine des cheveux, sans pouvoir la
découvrir.

Des pas sourds, derrière lui, sur les tapis, le firent tressaillir et
tourner la tête. Deux domestiques apportaient la table à thé. La petite
lampe à flamme bleue faisait doucement murmurer l'eau dans un grand
appareil argenté, luisant et compliqué comme un instrument de chimiste.

--Vous prendrez une tasse de thé? demanda-t-elle.

Quand il eut accepté, elle se leva, et alla, d'une démarche droite,
sans balancements, distinguée par sa raideur même, vers la table où la
vapeur bouillante chantait dans le ventre de cette machine, au milieu
d'un parterre de gâteaux, de petits fours, de fruits confits et de
bonbons.

Alors, son profil se dessinant nettement sur la tenture du salon,
Mariolle remarqua la finesse de la taille et la minceur des hanches,
sous les épaules larges et la gorge pleine qu'il avait admirées tout
à l'heure. Comme la robe claire traînait enroulée derrière elle et
semblait allonger sur le tapis un corps sans fin, il pensa crûment:
«Tiens! une sirène. Elle n'a que ce qui promet.»

Elle allait maintenant de l'un à l'autre, offrant ses rafraîchissements
avec une grâce de gestes exquise.

Mariolle la suivait des yeux, mais Lamarthe, qui se promenait, sa tasse
à la main, l'aborda et lui dit:

--Partons-nous ensemble?

--Mais oui.

--Tout de suite, n'est-ce pas? Je suis fatigué.

--Tout de suite. Allons.

Ils sortirent.

Dans la rue, le romancier demanda:

--Vous allez chez vous ou au cercle?

--Je vais passer une heure au cercle.

--Aux Tambourins?

--Oui.

--Je vous conduis à la porte. Moi, ces endroits-là m'ennuient. Je n'y
entre jamais. J'en suis uniquement pour avoir des voitures.

Ils se prirent le bras et descendirent vers Saint-Augustin.

Ils firent quelques pas; puis Mariolle demanda:

--Quelle bizarre femme! Qu'en pensez-vous?

Lamarthe se mit à rire tout à fait.

--C'est la crise qui commence, dit-il. Vous allez y passer comme nous
tous: moi je suis guéri, mais j'ai eu cette maladie-là. Mon cher ami,
la crise consiste pour ses amis à ne parler que d'elle quand ils sont
ensemble, quand ils se rencontrent, partout où ils se trouvent.

--Dans tous les cas, pour moi, c'est la première fois, et c'est bien
naturel, puisque je la connais à peine.

--Soit. Parlons d'elle. Eh bien vous allez en devenir amoureux. C'est
fatal, tout le monde y passe.

--Elle est donc bien séduisante?

--Oui et non. Ceux qui aiment les femmes d'autrefois, les femmes à
âme, les femmes à cœur, les femmes à sensibilité, les femmes des
romans passés, la prennent en grippe, et l'exècrent à tel point qu'ils
finissent par dire sur elle des infamies. Les autres, nous, qui goûtons
le charme moderne, nous sommes forcés d'avouer qu'elle est délicieuse,
pourvu qu'on ne s'attache pas à elle. Et c'est justement ce que tout le
monde fait. On n'en meurt pas du reste, on n'en souffre même pas trop;
mais on rage qu'elle ne soit pas différente. Vous y passerez si elle le
veut; d'ailleurs, elle vous gobe déjà.

Mariolle s'écria, écho de sa secrète pensée:

--Oh! moi, je suis pour elle le premier venu, et je crois qu'elle tient
aux titres de toute nature.

--Oui, elle y tient, parbleu! mais en même temps elle s'en moque.
L'homme le plus célèbre, le plus recherché et même le plus distingué
ne retournera pas dix fois chez elle s'il ne lui plaît point; et
elle s'est attachée d'une façon stupide à cet idiot de Fresnel et à
ce poisseux de Maltry. Elle s'acoquine avec des crétins sans excuse,
on ne sait pourquoi, peut-être parce qu'ils l'amusent plus que nous,
peut-être parce qu'au fond ils l'aiment davantage, et que toutes les
femmes sont plus sensibles à cela qu'à n'importe quoi.

Et Lamarthe parla d'elle, analysant, discutant, se reprenant pour se
contredire, interrogé par Mariolle, répondant avec une ardeur sincère,
en homme intéressé, entraîné par son sujet, un peu dérouté aussi, ayant
l'esprit plein d'observations vraies et de déductions fausses.

Il disait: «Elle n'est pas seule d'ailleurs: elles sont cinquante
aujourd'hui, sinon plus, qui lui ressemblent. Tenez, la petite Frémines
qui entrait chez elle tout à l'heure est toute pareille, mais plus
hardie d'allure, et mariée avec un étrange monsieur, ce qui fait de sa
maison un des asiles de déments les plus intéressants de Paris. Je vais
beaucoup aussi dans cette boîte-là.»

Ils avaient suivi, sans y songer, le boulevard Malesherbes, la rue
Royale, l'avenue des Champs-Élysées, et ils arrivaient à l'Arc de
Triomphe, quand Lamarthe brusquement tira sa montre.

--Mon cher, dit-il, voilà une heure dix minutes que nous parlons
d'elle; ça suffit pour aujourd'hui. Je vous conduirai une autre fois à
votre cercle. Allez vous coucher, et j'en fais autant.




II


C'était une grande pièce bien éclairée et tendue, murs et plafonds,
d'admirables toiles de Perse rapportées par un diplomate ami. Elles
étaient à fond jaune, comme si on les eût trempées en de la crème
dorée, et les dessins de toutes nuances, où dominait le vert persan,
représentaient des constructions bizarres, aux toits retroussés, autour
desquelles couraient des lions à perruques, des antilopes à cornes
démesurées, et volaient des oiseaux paradisiaques.

Peu de meubles. Trois longues tables couvertes de plaques en marbre
vert portaient tout ce qui sert à la toilette d'une femme. Sur l'une,
celle du milieu, les grandes cuvettes en cristal épais. La seconde
présentait une armée de flacons, de boîtes et de vases de toutes
tailles, coiffés d'argent au chiffre couronné. Sur la troisième,
s'étalaient tous les outils et instruments de la coquetterie moderne,
innombrables, aux usages compliqués, mystérieux et délicats. Dans
ce cabinet, rien que deux chaises longues et quelques sièges bas,
capitonnés et moelleux, faits pour le repos des membres las et du
corps dévêtu. Puis, tenant un mur entier, une glace immense s'ouvrait
comme un horizon clair. Elle était formée de trois panneaux dont les
deux côtés latéraux, articulés sur des charnières, permettaient à la
jeune femme de se voir en même temps de face, de profil et de dos,
de s'enfermer dans son image. A droite, dans une niche que voilait
ordinairement une draperie, la baignoire, ou plutôt une vasque
profonde, également en marbre vert, où l'on descendait par deux
marches. Un amour de bronze, élégante figurine du sculpteur Prédolé,
assis sur le bord, y versait l'eau chaude et l'eau froide par des
coquilles avec lesquelles il jouait. Au fond de ce réduit, une glace
de Venise à pans brisés, faite de miroirs inclinés, montait en voûte
arrondie, abritait, enfermait et reflétait, en chacun de ses morceaux,
la baignoire et la baigneuse.

Un peu plus loin, le bureau épistolaire, simple et beau meuble anglais
moderne, couvert de papiers traînants, lettres pliées, petites
enveloppes déchirées, où brillaient des initiales dorées. Car c'était
là qu'elle écrivait et qu'elle vivait quand elle était seule.

Étendue sur sa chaise longue, dans une robe de chambre en foulard de
Chine, les bras nus, de beaux bras souples et fermes sortant hardiment
des grands plis de l'étoffe, les cheveux relevés et pesant sur la tête
de leur masse blonde et tordue, Mme de Burne rêvassait, après le bain.

La femme de chambre frappa, puis entra, apportant une lettre.

Elle la prit, regarda l'écriture, déchira le papier, lut les premières
lignes, puis dit tranquillement à sa domestique: «Je vous sonnerai dans
une heure».

Restée seule, elle sourit avec une joie victorieuse. Les premiers mots
lui avaient suffi pour comprendre que c'était là, enfin, la déclaration
d'amour de Mariolle. Il avait résisté bien plus qu'elle n'aurait cru,
car depuis trois mois elle le captait avec un grand déploiement de
grâce, des attentions et des frais de charme qu'elle n'avait jamais
faits pour personne. Il semblait méfiant, prévenu, en garde contre
elle, contre l'appât toujours tendu de son insatiable coquetterie. Il
avait fallu bien des causeries intimes, où elle avait donné toute la
séduction physique de son être, tout l'effort captivant de son esprit,
et aussi bien des soirées de musique, où, devant le piano vibrant
encore, devant les pages des partitions pleines de l'âme chantante
des maîtres, ils avaient tressailli de la même émotion, pour qu'elle
aperçût enfin dans son œil cet aveu de l'homme vaincu, la supplication
mendiante de la tendresse qui défaille. Elle connaissait si bien cela,
la rouée! Elle avait fait naître si souvent, avec une adresse féline
et une curiosité inépuisable, ce mal secret et torturant dans les
yeux de tous les hommes qu'elle avait pu séduire! Cela l'amusait tant
de les sentir envahis peu à peu, conquis, dominés par sa puissance
invincible de femme, de devenir pour eux l'Unique, l'Idole capricieuse
et souveraine! Cela avait poussé en elle tout doucement, comme un
instinct caché qui se développe, l'instinct de la guerre et de la
conquête. Pendant ses années de mariage, un besoin de représailles
avait peut-être germé dans son cœur, un besoin obscur de rendre aux
hommes ce qu'elle avait reçu de l'un d'eux, d'être la plus forte à
son tour, de ployer les volontés, de fouailler les résistances et de
faire souffrir aussi. Mais surtout elle était née coquette; et, dès
qu'elle se sentit libre dans l'existence, elle se mit à poursuivre
et à dompter les amoureux, comme le chasseur poursuit le gibier,
rien que pour les voir tomber. Son cœur cependant n'était point avide
d'émotions comme celui des femmes tendres et sentimentales; elle
ne recherchait point l'amour unique d'un homme ni le bonheur dans
une passion. Il lui fallait seulement autour d'elle l'admiration de
tous, des hommages, des agenouillements, un encensement de tendresse.
Quiconque devenait l'habitué de sa maison devait être aussi l'esclave
de sa beauté, et aucun intérêt d'esprit ne pouvait l'attacher longtemps
à ceux qui résistaient à ses coquetteries, dédaigneux des soucis
d'amour ou peut-être engagés ailleurs. Il fallait qu'on l'aimât pour
rester son ami; mais, alors, elle avait des prévenances inimaginables,
des attentions délicieuses, des gentillesses infinies, pour conserver
autour d'elle tous ceux qu'elle avait captivés. Une fois enrégimenté
dans son troupeau d'adorateurs, il semblait qu'on lui appartînt de par
le droit de conquête. Elle les gouvernait avec une adresse savante,
suivant leurs défauts et leurs qualités et la nature de leur jalousie.
Ceux qui demandaient trop, elle les expulsait au jour voulu, les
reprenait ensuite, assagis, en leur posant des conditions sévères; et
elle s'amusait tellement, en gamine perverse, à ce jeu de séduction,
qu'elle trouvait aussi charmant d'affoler les vieux messieurs que de
tourner la tête aux jeunes.

On eût dit même qu'elle réglait son affection sur le degré d'ardeur
qu'elle avait inspiré; et le gros Fresnel, inutile et lourd comparse,
demeurait un de ses favoris grâce à la passion frénétique dont elle le
sentait possédé.

Elle n'était pas non plus tout à fait indifférente aux qualités des
hommes; et elle avait subi des commencements d'entraînement connus
d'elle seule, arrêtés au moment où ils auraient pu devenir dangereux.

Chaque débutant apportant la note nouvelle de sa chanson galante et
l'inconnu de sa nature, les artistes surtout, en qui elle pressentait
des raffinements, des nuances, des délicatesses d'émotion plus aiguës
et plus fines, l'avaient plusieurs fois troublée, avaient éveillé
en elle le rêve intermittent des grandes amours et des longues
liaisons. Mais, en proie aux craintes prudentes, indécise, tourmentée,
ombrageuse, elle s'était gardée toujours jusqu'au moment où le dernier
amoureux avait cessé de l'émouvoir. Et puis elle possédait des yeux
sceptiques de fille moderne qui déshabillaient en quelques semaines les
plus grands hommes de leur prestige. Dès qu'ils étaient épris d'elle,
et qu'ils abandonnaient, dans le désarroi de leur cœur, leurs poses
de représentation et leurs habitudes de parade, elle les voyait tous
pareils, pauvres êtres qu'elle dominait de son pouvoir séducteur.

Enfin, pour s'attacher à un homme, une femme comme elle, si parfaite,
il aurait fallu qu'il possédât tant de mérites inestimables!

Pourtant elle s'ennuyait beaucoup. Sans amour pour le monde, où elle
allait par préjugé, dont elle subissait les longues soirées avec des
bâillements retenus dans la gorge et du sommeil dans les paupières,
amusée seulement par les marivaudages, par ses caprices agressifs,
par des curiosités changeantes pour certaines choses ou certains
êtres, s'attachant juste assez pour ne se point dégoûter trop vite
de ce qu'elle avait apprécié ou admiré, et pas assez pour découvrir
un plaisir vrai dans une affection ou dans un goût, tourmentée par
ses nerfs et non par ses désirs, privée de toutes les préoccupations
absorbantes des âmes simples ou ardentes, elle vivait dans un
ennui gai, sans la foi commune au bonheur, en quête seulement de
distractions, et déjà courbaturée de lassitude, bien qu'elle s'estimât
satisfaite.

Elle s'estimait satisfaite parce qu'elle se jugeait la plus séduisante
et la mieux partagée des femmes. Fière de son charme, dont elle
expérimentait souvent le pouvoir, amoureuse de sa beauté irrégulière,
bizarre et captivante, sûre de la finesse de sa pensée, qui lui
faisait deviner, pressentir, comprendre mille choses que les autres
ne voyaient point, orgueilleuse de son esprit, que tant d'hommes
supérieurs appréciaient, et ignorante des barrières qui fermaient son
intelligence, elle se croyait un être presque unique, une perle rare,
éclose en ce monde médiocre, qui lui paraissait un peu vide et monotone
parce qu'elle valait trop pour lui.

Jamais elle ne se serait soupçonnée d'être elle-même la cause
inconsciente de cet ennui continu dont elle souffrait, mais elle en
accusait les autres et les rendait responsables de ses mélancolies.
S'ils ne savaient pas la distraire assez, l'amuser et même la
passionner, c'est qu'ils manquaient d'agréments et de véritables
qualités. «Tout le monde, disait-elle en riant, est assommant. Il n'y a
de tolérable que les gens qui me plaisent, uniquement parce qu'ils me
plaisent.»

Et on lui plaisait surtout en la trouvant incomparable. Sachant fort
bien qu'on ne réussit pas sans peine, elle mettait tous ses soins à
séduire, et ne trouvait rien de plus agréable que savourer l'hommage du
regard qui s'attendrit et du cœur, ce muscle violent, qu'on fait battre
par un mot.

Elle s'était étonnée beaucoup de la peine qu'elle avait eue à conquérir
André Mariolle, car elle avait bien senti, dès le premier jour, qu'elle
lui plaisait. Puis, peu à peu, elle avait deviné sa nature ombrageuse,
secrètement envieuse, très subtile et concentrée, et elle lui avait
montré, pour vaincre son faible, tant d'égards, de préférences et de
naturelle sympathie, qu'il avait fini par se rendre.

Depuis un mois surtout, elle le sentait pris, inquiet devant elle,
taciturne et enfiévré, mais il résistait à l'aveu. Oh! les aveux! Au
fond, elle ne les aimait pas beaucoup, car, lorsqu'ils étaient trop
directs, trop expressifs, elle se voyait forcée de sévir. Elle avait
même dû se fâcher deux fois et interdire sa porte. Ce qu'elle adorait,
c'étaient les manifestations délicates, les demi-confidences, les
allusions discrètes, l'agenouillement moral; et elle déployait vraiment
un tact et une adresse exceptionnels pour obtenir de ses admirateurs
cette réserve dans l'expression.

Depuis un mois, elle attendait et guettait sur les lèvres de Mariolle
la phrase claire ou voilée, selon la nature de l'homme, où se soulage
le cœur oppressé.

Il n'avait rien dit, mais il écrivait. C'était une longue lettre:
quatre pages! Elle la tenait en ses mains, frémissante de
contentement. Elle s'étendit sur sa chaise longue pour être plus à
l'aise, et laissa choir sur le tapis les petites mules de ses pieds,
puis elle lut. Elle fut surprise. Il lui disait, en termes sérieux,
qu'il ne voulait pas souffrir par elle, et qu'il la connaissait déjà
trop pour consentir à être sa victime. Avec des phrases très polies,
chargées de compliments, où transperçait partout de l'amour retenu, il
ne lui laissait pas ignorer qu'il savait sa manière d'agir envers les
hommes, qu'il était pris aussi, mais qu'il s'affranchissait de ce début
de servitude en s'en allant. Il recommençait tout simplement sa vie
vagabonde d'autrefois. Il partait.

C'était un adieu, éloquent et résolu.

Certes elle fut surprise en lisant, en relisant, en recommençant encore
ces quatre pages de prose tendrement irritée et passionnée. Elle se
leva, reprit ses mules, se mit à marcher, les bras nus hors des manches
rejetées en arrière, les mains entrées à moitié aux petites poches de
sa robe de chambre, et tenant dans l'une la lettre froissée.

Elle pensait, étourdie de cette déclaration imprévue: «C'est qu'il
écrit fort bien, ce garçon, c'est sincère, ému, touchant. Il écrit
mieux que Lamarthe: ça ne sent pas le roman.»

Elle eut envie de fumer, s'approcha de la table aux parfums, et, dans
une boîte en porcelaine de Saxe, prit une cigarette; puis l'ayant
allumée, elle alla vers la glace, où elle voyait venir trois jeunes
femmes, dans les trois panneaux diversement orientés. Quand elle fut
tout près, elle s'arrêta, se fit un petit salut, un petit sourire,
un petit coup de tête ami qui disait: «Très jolie, très jolie». Elle
inspecta ses yeux, se montra ses dents, leva ses bras, posa ses mains
sur ses hanches et se tourna de profil pour se bien apercevoir tout
entière dans les trois miroirs, en inclinant un peu la tête.

Alors elle resta debout, amoureusement, en face d'elle-même, enveloppée
par le triple reflet de son être, qu'elle trouvait charmant, ravie de
se voir, saisie d'un plaisir égoïste et physique devant sa beauté, et
la savourant avec une satisfaction de tendresse presque aussi sensuelle
que celle des hommes.

Tous les jours elle se contemplait ainsi; et sa femme de chambre, qui
l'avait souvent surprise, disait avec malice: «Madame se regarde tant
qu'elle finira par user toutes les glaces de la maison.»

Mais cet amour d'elle-même, c'était le secret de son charme et de son
pouvoir sur les hommes. A force de s'admirer, de chérir les finesses
de sa figure et les élégances de sa personne, et de chercher, et de
trouver tout ce qui pouvait les faire valoir davantage, de découvrir
les nuances imperceptibles qui rendaient sa grâce plus active et ses
yeux plus étranges, à force de poursuivre tous les artifices qui la
paraient pour elle-même, elle avait découvert naturellement tout ce qui
pouvait le mieux plaire aux autres.

Plus belle et plus indifférente à sa beauté, elle n'aurait point
possédé cette séduction précipitant vers l'amour presque tous ceux qui
n'étaient point d'abord rebelles à la nature de sa puissance.

Un peu fatiguée bientôt de rester ainsi debout, elle dit à son image
qui lui souriait toujours (et son image, dans la triple glace, remua
les lèvres pour répéter):--«Nous allons bien voir, monsieur». Puis,
traversant le cabinet, elle alla s'asseoir à son bureau.

Voici ce qu'elle écrivit:

  «Cher Monsieur Mariolle, venez me voir demain, à quatre heures.
  Je serai seule, et j'espère que je vous rassurerai sur le danger
  imaginaire qui vous effraye.

  «Je me dis votre amie, et je vous prouverai que je le suis.

  «MICHÈLE DE BURNE.»

Quelle toilette simple elle avait pour recevoir, le lendemain, la
visite d'André Mariolle! Une petite robe grise, d'un gris léger un peu
lilas, mélancolique comme un crépuscule et tout unie, avec un col qui
serrait le cou, des manches qui serraient les bras, un corsage qui
serrait la gorge et la taille, une jupe qui serrait les hanches et les
jambes.

Quand il entra, avec un visage un peu grave, elle vint à lui, tendant
les deux mains. Il les baisa, puis ils s'assirent; et elle laissa le
silence durer quelques instants, pour s'assurer de son embarras.

Il ne savait que dire, et attendait qu'elle parlât.

Elle s'y décida.

--Eh bien! arrivons tout de suite à la grosse question. Que se
passe-t-il? Vous m'avez écrit, savez-vous, une lettre fort insolente?

Il répondit:

--Je le sais bien, et je vous fais toutes mes excuses. Je suis, j'ai
toujours été avec tout le monde d'une franchise excessive, brutale.
J'aurais pu m'en aller sans les explications déplacées et blessantes
que je vous ai adressées. J'ai jugé plus loyal d'agir selon ma nature
et de compter sur votre esprit, que je connais.

Elle reprit, avec un ton de pitié contente:

--Voyons! voyons! Qu'est-ce que c'est que cette folie-là?...

Il l'interrompit:

--J'aime mieux n'en pas parler.

Elle répliqua vivement à son tour, sans le laisser continuer:

--Moi, je vous ai fait venir pour en parler; et nous en parlerons
jusqu'à ce que vous soyez bien convaincu que vous ne courez aucun
danger.

Elle se mit à rire comme une petite fille, et sa robe de pensionnaire
donnait à ce rire une jeunesse enfantine.

Il balbutia:

--Je vous ai écrit la vérité, la vérité sincère, la redoutable vérité
dont j'ai peur.

Redevenant sérieuse, elle reprit:

--Soit, je le sais; tous mes amis passent par là. Vous m'avez écrit
aussi que je suis une affreuse coquette: je l'avoue, mais personne n'en
meurt; je crois même que personne n'en souffre. Il y a bien ce que
Lamarthe appelle: la crise. Vous y êtes, mais ça passe, et on tombe
dans... comment dire ça?... dans l'amour chronique, qui ne fait plus
mal et que j'entretiens à petit feu, chez tous mes amis, afin qu'ils me
soient très dévoués, très attachés, très fidèles. Hein? suis-je sincère
aussi, moi, et franche, et crâne? En avez-vous vu beaucoup, de femmes
qui oseraient dire à un homme ce que je viens de vous dire?

Elle avait un air si drôle et si décidé, si simple et si provocant en
même temps, qu'il ne put s'empêcher de sourire à son tour.

--Tous vos amis, dit-il, sont des hommes qui ont été souvent brûlés à
ce feu-là, même avant de l'être par vous. Flambés et grillés déjà, ils
supportent facilement le four où vous les tenez; mais moi, madame, je
n'ai jamais passé par là. Et je sens, depuis quelque temps, que ce sera
terrible si je me laisse aller au sentiment qui grandit dans mon cœur.

Elle devint familière subitement, et, se penchant un peu vers lui, les
mains croisées sur les genoux:

--Ecoutez-moi: je suis sérieuse. Cela m'ennuie de perdre un ami pour
une crainte que je crois chimérique. Vous m'aimerez, soit; mais les
hommes d'à présent n'aiment pas les femmes d'aujourd'hui jusqu'à s'en
faire vraiment du mal. Croyez-moi, je connais les uns et les autres.

Elle se tut, puis ajouta avec un sourire singulier de femme qui dit une
vérité en croyant mentir:

--Allez, je n'ai pas ce qu'il faut pour qu'on m'adore éperdument. Je
suis trop moderne. Voyons, je serai une amie, une jolie amie, pour
qui vous aurez vraiment de l'affection, mais rien de plus, car j'y
veillerai.

D'un ton plus sérieux elle ajouta:

--En tous cas, je vous préviens que, moi, je suis incapable de
m'éprendre vraiment de n'importe qui, que je vous traiterai comme les
autres, comme les bien traités, mais jamais mieux. J'ai horreur des
despotes et des jaloux. D'un mari j'ai dû tout supporter; mais d'un
ami, d'un simple ami, je ne veux accepter aucune de ces tyrannies
d'affection qui sont les calamités des relations cordiales. Vous voyez
que je suis gentille comme tout, que je vous parle en camarade, que je
ne vous cache rien. Acceptez-vous de faire l'essai loyal que je vous
propose? Si ça ne va pas, il sera toujours temps de vous en aller,
quelle que soit la gravité de votre cas. Amoureux parti, amoureux guéri.

Il la regardait, déjà vaincu par sa voix, par son geste, par toute la
griserie de sa personne, et il murmura, tout résigné et tout vibrant de
la sentir si près:

--J'accepte, madame; et, si j'ai mal, tant pis! Vous valez bien qu'on
souffre pour vous.

Elle l'arrêta.

--Maintenant, n'en parlons plus, dit-elle, n'en parlons plus jamais.

Et elle entraîna la causerie vers des sujets qui ne l'inquiétaient
point.

Il sortit au bout d'une heure, torturé, car il l'aimait, et joyeux, car
elle lui avait demandé et il lui avait promis de ne point s'en aller.




III


Il était torturé, car il l'aimait. Différent des amoureux vulgaires,
pour qui la femme élue par leur cœur apparaît dans une auréole de
perfections, il s'était attaché à elle en la regardant avec des yeux
clairvoyants de mâle soupçonneux et défiant qui n'a jamais été tout
à fait capturé. Son esprit inquiet, pénétrant et paresseux, toujours
sur la défensive dans la vie, l'avait préservé des passions. Quelques
intrigues, deux courtes liaisons mortes dans l'ennui, et des amours
payées rompues par dégoût, rien de plus dans l'histoire de son âme. Il
considérait les femmes comme un objet d'utilité pour ceux qui veulent
une maison bien tenue et des enfants, comme un objet d'agrément relatif
pour ceux qui cherchent des passe-temps d'amour.

En entrant chez Mme de Burne il avait été prévenu contre elle par
toutes les confidences de ses amis. Ce qu'il en savait l'intéressait,
l'intriguait, lui plaisait, mais lui répugnait un peu. Il n'aimait pas,
en principe, ces joueurs qui ne payent jamais. Après les premières
entrevues, il l'avait jugée fort amusante et animée d'un charme spécial
et contagieux. La beauté naturelle et savante de cette svelte, fine et
blonde personne qui semblait en même temps grasse et fluette, armée
de beaux bras faits pour attirer, pour enlacer, pour étreindre, et
de jambes devinées longues et minces, faites pour fuir, comme celles
des gazelles, avec des pieds si petits qu'ils ne devaient pas laisser
de traces, lui paraissait être une espèce de symbole des vaines
espérances. De plus, il avait goûté dans ses entretiens avec elle un
plaisir qu'il croyait introuvable dans une conversation de mondaine.
Douée d'un esprit plein de verve familière, imprévue et gouailleuse,
et d'une caressante ironie, elle se laissait aller pourtant à être
séduite quelquefois par des influences sentimentales, intellectuelles
ou plastiques, comme si, au fond de sa gaieté moqueuse, traînait encore
l'ombre séculaire de la tendresse poétique des aïeules. Et cela la
rendait exquise.

Elle le choyait, désireuse de le conquérir comme les autres; et il
venait chez elle aussi souvent qu'il y pouvait venir, attiré par le
grandissant besoin de la voir de plus en plus. C'était comme une force
émanée d'elle qui le prenait, une force de charme, de regard, de
sourire, de parole, irrésistible, bien qu'il sortît souvent de chez
elle irrité de ce qu'elle avait fait ou de ce qu'elle avait dit.

Plus il se sentait envahi par cet inexprimable fluide dont une femme
nous pénètre et nous asservit, plus il la devinait, la comprenait et
souffrait de sa nature, qu'il désirait ardemment différente.

Mais ce qu'il réprouvait en elle l'avait assurément séduit et dompté,
malgré lui, en dépit de sa raison, plus peut-être que ses vraies
qualités.

Sa coquetterie, dont elle jouait ouvertement comme d'un éventail,
qu'elle déployait ou repliait à la face de tous, suivant les hommes
qui lui plaisaient et lui parlaient; sa façon de ne rien prendre au
sérieux, qu'il trouvait drôle dans les premiers temps et menaçante
à présent; son désir constant de distraction, de renouveau, qu'elle
portait insatiable dans son cœur toujours lassé, tout cela le
laissait parfois tellement exaspéré, qu'il prenait, en rentrant chez
lui, la résolution de distancer ses visites jusqu'au jour où il les
supprimerait.

Le lendemain, il cherchait un prétexte pour se présenter chez elle.
Ce qu'il sentait surtout s'accentuer, à mesure qu'il s'éprenait
davantage, c'était l'insécurité de cet amour et la certitude de la
souffrance.

Oh! il n'était pas aveugle; il s'enfonçait peu à peu dans ce sentiment
comme un homme se noie par fatigue, parce que sa barque a sombré
et qu'il est trop loin des côtes. Il la connaissait autant qu'on
pouvait la connaître, la prescience de la passion ayant surexcité
sa clairvoyance, et il ne pouvait plus s'empêcher de penser à
elle indéfiniment. Avec une obstination infatigable, il cherchait
toujours à l'analyser, à éclairer ce fond obscur d'âme féminine, cet
incompréhensible mélange d'intelligence gaie et de désenchantement, de
raison et d'enfantillage, d'affectueuse apparence et de mobilité, tous
ces contradictoires penchants réunis et coordonnés pour former un être
anormal, séducteur et déroutant.

Mais pourquoi le séduisait-elle ainsi? Il se le demandait indéfiniment
et le comprenait mal, car, avec sa nature réfléchie, observatrice et
fièrement modeste, il eût dû rechercher logiquement dans une femme les
antiques et tranquilles qualités de charme tendre et d'attachement
constant qui semblent devoir assurer le bonheur d'un homme.

Mais il rencontrait en celle-là quelque chose d'inattendu, une sorte
de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, une de ces
créatures qui sont le commencement d'une génération, qui ne ressemblent
pas à ce qu'on a connu, et qui répandent autour d'elles, même par leurs
imperfections, l'attrait redoutable d'un éveil.

Après les rêveuses passionnées et romanesques de la Restauration,
étaient venues les joyeuses de l'époque impériale, convaincues de la
réalité du plaisir; puis voilà qu'apparaissait une transformation
nouvelle de cet éternel féminin, un être raffiné, de sensibilité
indécise, d'âme inquiète, agitée, irrésolue, qui semblait avoir passé
déjà par tous les narcotiques dont on apaise et dont on affole les
nerfs, par le chloroforme qui assomme, par l'éther et par la morphine
qui fouaillent le rêve, éteignent les sens et endorment les émotions.

Il goûtait en elle la saveur d'une créature factice, façonnée et
entraînée pour charmer. C'était un objet de luxe rare, attrayant,
exquis et délicat, sur qui s'arrêtaient les yeux, devant qui battait
le cœur et s'agitait le désir, ainsi que vient l'appétit devant les
nourritures fines dont une vitre vous sépare, préparées et montrées
pour exciter la faim.

Quand il fut bien convaincu qu'il descendait la pente d'un abîme, il
se mit à réfléchir avec terreur aux dangers de son entraînement.
Qu'adviendrait-il de lui? Que ferait-elle? Elle ferait assurément ce
qu'elle avait dû faire avec tout le monde: elle l'amènerait à cet
état où on suit les caprices d'une femme comme un chien suit les pas
d'un maître, et elle le classerait dans sa collection de favoris plus
ou moins illustres. Mais avait-elle, en effet, joué ce jeu avec tous
les autres? Ne s'en trouvait-il pas un, pas un seul qu'elle eût aimé,
vraiment aimé, un mois, un jour, une heure, dans un de ces élans
aussitôt comprimés où se jetait son cœur?

Il parla d'elle avec eux interminablement, en sortant des dîners où ils
s'étaient chauffés à son contact. Il les sentit tous encore troublés,
mécontents, énervés, en hommes qu'aucune réalité n'a satisfaits.

Non, elle n'avait aimé personne parmi ces paradeurs de la curiosité
publique; mais lui, qui n'était rien près d'eux, qui ne faisait pas
se tourner les têtes et se fixer les yeux quand son nom passait dans
une foule ou dans un salon, que serait-il pour elle? Rien, rien, un
comparse, un monsieur, celui qui, pour ces femmes recherchées, devient
le familier vulgaire, utile et sans bouquet comme le vin qu'on boit
avec l'eau.

S'il avait été un homme connu, il aurait encore accepté ce rôle, que
sa célébrité eût rendu moins humiliant. Ignoré, il n'en voulait pas. Et
il écrivit pour lui dire adieu.

Quand il reçut la courte réponse, il en fut ému comme d'un bonheur
tombé sur lui, et quand elle lui eut fait promettre qu'il ne partirait
point, il fut joyeux comme d'une délivrance.

Quelques jours passèrent sans amener rien entre eux; mais, lorsque
fut calmé l'apaisement qui suit les crises, il sentit regrandir et le
brûler son désir d'elle. Il avait pris la résolution de ne plus jamais
lui parler de rien, mais il n'avait point promis de ne pas écrire; et,
un soir, comme il ne pouvait dormir, comme elle le possédait dans la
veille agitée de l'insomnie d'amour, il s'assit, presque malgré lui,
devant sa table et se mit à exprimer sur du papier blanc ce qu'il
sentait. Ce n'était point une lettre, c'étaient des notes, des phrases,
des pensées, des frissons de souffrance qui se changeaient en mots.

Cela l'apaisa; il lui semblait qu'il se soulageait d'un peu de son
angoisse, et, s'étant couché, il put dormir enfin.

Dès son réveil le lendemain, il relut ces quelques pages, les jugea
bien frémissantes, les mit sous enveloppe, écrivit l'adresse, les garda
jusqu'au soir, et les fit porter à la poste fort tard, pour qu'elle
les reçût à son lever.

Il pensait bien qu'elle ne s'effaroucherait point de ces feuilles de
papier. Les plus timorées des femmes ont pour la lettre qui parle
d'amour avec sincérité des indulgences infinies. Et ces lettres, quand
elles sont écrites par des mains qui tremblent, avec des yeux qu'emplit
et qu'affole un visage, ont à leur tour sur les cœurs une invincible
puissance.

Vers la fin du jour, il alla chez elle, afin de voir comment elle le
recevrait et ce qu'elle pourrait lui dire. Il y trouva M. de Pradon
qui fumait des cigarettes en causant avec sa fille. Il passait ainsi
souvent des heures entières auprès d'elle, car il semblait la traiter
plutôt en homme qu'en père. Elle avait mis dans leurs rapports et dans
leur affection une nuance de l'hommage d'amour qu'elle se rendait à
elle-même et qu'elle exigeait de tous.

Quand elle vit arriver Mariolle, sa figure eut un éclair de plaisir;
sa main fut tendue avec vivacité; son sourire disait: «Vous me plaisez
beaucoup.»

Mariolle espérait que le père s'en irait bientôt. Mais M. de Pradon
ne s'en alla point. Bien qu'il connût sa fille et qu'il eût depuis
longtemps perdu tout soupçon sur elle, tant il la croyait insexuelle,
il la surveillait toujours avec une attention curieuse, inquiète, un
peu maritale. Il voulait apprendre ce que ce nouvel ami pouvait bien
avoir de chances de succès durable, ce qu'il était, ce qu'il valait.
Serait-il un simple passant comme tant d'autres, ou bien un membre du
cercle ordinaire?

Donc il s'installa, et Mariolle comprit aussitôt qu'on ne le pourrait
point déloger. Il en prit son parti, et se décida même à le séduire,
s'il le pouvait, estimant qu'une bienveillance, ou du moins une
neutralité, vaudrait toujours mieux qu'une hostilité. Il fit des frais,
fut gai, amusa, sans aucune pose de soupirant.

Elle songeait, contente: «Il n'est pas bête et joue bien la comédie.»

Et M. de Pradon pensait: «Voilà un aimable homme, à qui ma fille ne
paraît pas tourner la tête comme à tous les autres imbéciles.»

Quand Mariolle jugea le moment venu de s'en aller, il les laissa tous
deux charmés par lui.

Mais il sortait de cette maison avec de la détresse dans l'esprit.
Auprès de cette femme, il souffrait déjà de l'emprisonnement où elle le
tenait, sentant qu'il frapperait en vain sur ce cœur, comme un homme
enfermé frappe du poing une porte de fer.

Possédé, il en était sûr, et ne cherchait plus à se délivrer d'elle;
alors, ne pouvant fuir cette fatalité, il se résolut à être rusé,
patient, tenace, dissimulé, à la conquérir par l'adresse, par l'hommage
dont elle était avide, par l'adoration qui la grisait, par la servitude
volontaire à laquelle il se laisserait réduire.

Sa lettre avait plu. Il écrirait. Il écrivit. Presque chaque nuit,
en rentrant, à l'heure où l'esprit, animé par toutes les agitations
du jour, regarde ce qui l'intéresse ou l'émeut dans une sorte de
grossissement d'hallucination, il s'asseyait à sa table, sous sa
lampe, et s'exaltait en pensant à elle. Le germe poétique que laissent
mourir en eux, par paresse, tant d'hommes indolents grandit dans cet
entraînement. A force d'écrire les mêmes choses, la même chose, son
amour, sous des formes que renouvelait le renouveau quotidien de
son désir, il enfiévra son ardeur dans cette besogne de tendresse
littéraire. Il cherchait tout le long des jours, et trouvait pour elle
des expressions irrésistibles que l'émotion surexcitée fait jaillir
du cerveau comme des étincelles. Il soufflait ainsi sur le feu de son
propre cœur et l'allumait en incendie, car les lettres d'amour vraiment
passionnées sont souvent plus dangereuses pour celui qui les écrit que
pour celle qui les reçoit.

A force de s'entretenir lui-même dans cet état d'effervescence, de
chauffer son sang avec des mots et de faire habiter son âme avec une
pensée unique, il perdit peu à peu la notion de la réalité sur cette
femme. Cessant de la juger telle qu'il l'avait vue d'abord, il ne
l'apercevait plus à présent qu'à travers le lyrisme de ses phrases; et
tout ce qu'il lui écrivait chaque nuit devenait dans son cœur autant
de vérités. Ce travail quotidien d'idéalisation la lui montrait à peu
près telle qu'il l'aurait rêvée. Ses anciennes résistances tombaient
d'ailleurs devant l'indéniable affection que lui témoignait Mme de
Burne. Certes, en ce moment, bien qu'ils ne se fussent rien dit, elle
le préférait à tous, et le lui montrait ouvertement. Il pensait donc
avec une espèce de folie d'espérance qu'elle finirait peut-être par
l'aimer.

Elle subissait, en effet, avec une joie compliquée et naïve la
séduction de ces lettres. Jamais personne ne l'avait adulée et chérie
de cette manière, avec cette réserve silencieuse. Jamais personne
n'avait eu cette idée charmante de faire apporter sur son lit, à
chaque réveil, dans le petit plateau d'argent que présentait la femme
de chambre, ce déjeuner de sentiment sous une enveloppe de papier. Et
ce qu'il y avait de précieux à cela, c'est qu'il n'en parlait jamais,
qu'il semblait l'ignorer lui-même, qu'il demeurait, dans son salon, le
plus froid de ses amis, qu'il ne faisait pas une allusion à toute cette
pluie de tendresse dont il la couvrait en secret.

Certes elle avait reçu déjà des lettres d'amour, mais d'un autre ton,
moins réservées, plus pressantes, plus semblables à des sommations.
Pendant trois mois, ses trois mois de crise, Lamarthe lui avait
consacré une jolie correspondance de romancier fort séduit qui
marivaude littérairement. Elle avait en son secrétaire, dans un tiroir
spécial, ces très fines et très séduisantes épîtres à une femme, d'un
écrivain vraiment ému qui l'avait caressée de sa plume jusqu'au jour où
il perdit l'espoir du succès.

Les lettres de Mariolle étaient tout autres, d'une concentration de
désir si énergique, d'une sincérité d'expression si juste, d'une
soumission si complète, d'un dévouement qui promettait d'être si
durable, qu'elle les recevait, les ouvrait et les goûtait avec un
plaisir qu'aucune écriture ne lui avait encore donné.

Son amitié pour l'homme s'en ressentait, et elle l'invitait à venir
la voir d'autant plus souvent qu'il apportait dans ses relations
cette discrétion absolue, et semblait ignorer, en lui parlant, qu'il
eût jamais pris une feuille de papier pour lui dire son adoration.
Elle jugeait d'ailleurs la situation originale, digne d'un livre, et
trouvait, dans sa satisfaction profonde à sentir près d'elle cet être
qui l'aimait ainsi, une sorte de ferment actif de sympathie qui le lui
faisait juger d'une façon particulière.

Jusqu'ici, dans tous les cœurs troublés par elle, elle avait pressenti,
malgré la vanité de sa coquetterie, des préoccupations étrangères;
elle n'y régnait pas seule; elle y trouvait, elle y voyait des soucis
puissants qui ne la touchaient point. Jalouse de la musique avec
Massival, de la littérature avec Lamarthe, et toujours de quelque
chose, mécontente des demi-succès qu'elle obtenait, impuissante à tout
chasser devant elle dans ces âmes d'hommes ambitieux, d'hommes en renom
ou d'artistes pour qui la profession est une maîtresse dont rien ni
personne ne peut les détacher, elle en rencontrait un pour la première
fois à qui elle était tout. Il le lui jurait au moins. Seul, le gros
Fresnel l'aimait autant, assurément. Mais c'était le gros Fresnel. Elle
devinait que jamais personne n'avait été possédé par elle de cette
façon; et sa reconnaissance égoïste pour le garçon qui lui donnait ce
triomphe prenait des allures de tendresse. Elle avait besoin de lui
maintenant, besoin de sa présence, besoin de son regard, besoin de son
asservissement, besoin de cette domesticité d'amour. S'il flattait
moins que les autres sa vanité, il flattait davantage ces souveraines
exigences qui gouvernent l'âme et la chair des coquettes, son orgueil
et son instinct de domination, son instinct féroce de calme femelle.

Comme un pays dont on s'empare, elle accapara sa vie peu à peu par
une succession de petits envahissements plus nombreux chaque jour.
Elle organisait des fêtes, des parties au théâtre, des dîners au
restaurant, pour qu'il en fût; elle le traînait derrière elle avec une
satisfaction de conquérante, ne pouvait plus se passer de lui ou plutôt
de l'esclavage auquel il était réduit.

Il la suivait, heureux de se sentir ainsi choyé, caressé par ses yeux,
par sa voix, par tous ses caprices; et il ne vivait plus que dans un
transport de désir et d'amour, affolant et brûlant comme une fièvre
chaude.




DEUXIÈME PARTIE.




I


Mariolle venait d'arriver chez elle. Il l'attendait, car elle n'était
pas rentrée, bien qu'elle lui eût donné rendez-vous par une dépêche
bleue, le matin.

Dans ce salon, où il aimait tant se sentir, où tout lui plaisait,
il éprouvait cependant, chaque fois qu'il s'y trouvait seul, une
oppression du cœur, un peu d'essoufflement, d'énervement, qui
l'empêchaient d'y rester assis tant qu'elle n'avait point paru. Il
marchait, dans une attente heureuse, avec la crainte que quelque
obstacle imprévu ne l'empêchât de revenir et ne remît au lendemain leur
rencontre.

Quand il entendit s'arrêter une voiture devant la porte de la rue,
il eut un tressaillement d'espoir, et lorsque sonna le timbre de
l'appartement, il ne douta plus.

Elle entra, son chapeau sur la tête, ce qu'elle ne faisait jamais, avec
un air pressé et content.

--J'ai une nouvelle pour vous, dit-elle.

--Laquelle donc, madame?

Elle se mit à rire en le regardant.

--Eh bien! je vais passer quelque temps à la campagne.

Un chagrin le saisit, subit et fort, que son visage refléta.

--Oh! Et vous m'annoncez cela avec une figure satisfaite!

--Oui. Asseyez-vous, je vais vous conter tout. Vous savez ou vous ne
savez pas que M. Valsaci, le frère de ma pauvre mère, l'ingénieur en
chef des ponts, a une propriété à Avranches où il passe une partie
de sa vie avec sa femme et ses enfants, car il exerce là-bas sa
profession. Or nous allons les voir tous les étés. Cette année, je
ne voulais pas; mais il s'est fâché et il a fait à papa une scène
pénible. A ce propos, je vous confierai que papa est jaloux de vous,
et m'en fait aussi, des scènes, en prétendant que je me compromets.
Il faudra que vous veniez moins souvent. Mais ne vous troublez point,
j'arrangerai les choses. Donc papa m'a réprimandée et m'a fait
promettre d'aller passer dix jours, peut-être douze, à Avranches. Nous
partons mardi matin. Qu'en dites-vous?

--Je dis que vous me navrez.

--C'est tout?

--Que voulez-vous? je ne peux vous en empêcher!

--Vous ne voyez rien à faire?

--Mais... mais non... je ne sais pas moi! Et vous?

--Moi j'ai une idée, que voici: Avranches est tout près du Mont
Saint-Michel. Connaissez-vous le Mont Saint-Michel?

--Non, madame.

--Eh bien! vous aurez vendredi prochain, l'inspiration d'aller voir
cette merveille. Vous vous arrêterez à Avranches, vous vous promènerez,
samedi soir, par exemple, au coucher du soleil dans le Jardin public,
d'où l'on domine la baie. Nous nous y rencontrerons par hasard. Papa
fera une tête, mais je m'en moque. J'organiserai une partie pour aller
tous ensemble avec la famille, le lendemain, à l'abbaye. Montrez de
l'enthousiasme, et soyez charmant, comme vous savez l'être quand vous
voulez. Faites la conquête de ma tante et invitez-nous tous à dîner à
l'auberge où nous descendrons. On y couchera et nous ne nous quitterons
ainsi que le lendemain. Vous reviendrez par Saint-Malo, et huit jours
plus tard je serai de retour à Paris. Est-ce bien imaginé? Suis-je
gentille?

Il murmura dans un élan de reconnaissance:

--Vous êtes tout ce que j'aime au monde.

--Chut! fit-elle.

Et pendant quelques instants ils se regardèrent. Elle souriait, lui
envoyant dans ce sourire toute sa reconnaissance, le remerciement de
son cœur, et sa sympathie aussi, très sincère, très vive, devenue
tendre. Il la contemplait, lui, avec des yeux qui la dévoraient. Il
avait envie de tomber à ses pieds, de s'y rouler, de mordre sa robe, de
crier quelque chose, et surtout de lui faire voir ce qu'il ne savait
pas dire, ce qui était en lui des talons à la tête, dans son corps
comme dans son âme, inexprimablement douloureux parce qu'il ne le
pouvait montrer, son amour, son terrible et délicieux amour.

Mais elle le comprenait sans qu'il s'exprimât, comme un tireur devine
que sa balle a fait un trou juste à la place de la mouche noire du
carton. Il n'y avait plus rien dans cet homme, rien qu'Elle. Il était
à elle plus qu'elle-même. Et elle était contente, et elle le trouvait
charmant.

Elle lui dit, avec bonne humeur:

--Alors c'est entendu, nous faisons cette partie.

Il balbutia, la voix coupée par l'émotion:

--Mais oui, madame, c'est entendu.

Puis après un nouveau silence, elle reprit, sans autre excuse:

--Je ne peux vous garder plus longtemps aujourd'hui. Je suis rentrée
uniquement pour vous dire cela, puisque je pars après-demain! Toute ma
journée de demain est prise, et j'ai encore quatre ou cinq courses à
faire avant le dîner.

Il se leva tout de suite, saisi de peine, lui qui n'avait d'autre désir
que de ne la plus quitter; et, lui ayant baisé les mains, il s'en alla,
le cœur un peu meurtri, mais plein d'espoir.

Ce furent quatre jours bien longs qu'il eut à passer. Il les traîna
dans Paris, sans voir personne, préférant le silence aux voix et la
solitude aux amis.

Il prit donc, le vendredi matin, le train express de huit heures. Il
n'avait guère dormi, enfiévré par l'attente de ce voyage. Sa chambre
noire, silencieuse, où passaient seulement les roulements des fiacres
attardés, évocateurs des désirs de départ, l'avait, durant toute la
nuit, oppressé comme une prison.

Dès qu'une lueur apparut entre les rideaux fermés, la lueur grise
et triste du tout premier matin, il sauta du lit, ouvrit sa fenêtre
et regarda le ciel. La peur du mauvais temps le hantait. Il faisait
beau. Une brume légère flottait, présage de chaleur. Il s'habilla plus
vite qu'il ne fallait, fut prêt deux heures trop tôt, le cœur rongé
par l'impatience de quitter la maison, d'être en route enfin; et son
domestique dut aller chercher un fiacre, à peine sa toilette finie, par
crainte de n'en point trouver.

Les premiers cahots de la voiture furent pour lui des secousses de
bonheur; mais quand il pénétra dans la gare Montparnasse, un énervement
le saisit en reconnaissant que cinquante minutes le séparaient encore
du départ du train.

Un coupé se trouvait libre; il le loua afin d'être seul et de pouvoir
rêver à son aise. Lorsqu'il se sentit en marche, glissant vers elle,
emporté dans le roulement doux et rapide de l'express, son ardeur, au
lieu de se calmer, grandit, et il avait envie, une envie bête d'enfant,
de pousser à deux mains, de toute sa force, la cloison capitonnée pour
accélérer la vitesse.

Pendant longtemps, jusqu'au milieu du jour, il demeura muré dans son
attente et perclus d'espérance; puis peu à peu, Argentan passé, ses
yeux furent attirés vers les portières par toute la verdure normande.

Le convoi traversait un long pays onduleux, coupé de vallons, où les
domaines des paysans, herbages et prairies à pommiers, étaient entourés
de grands arbres dont les têtes touffues semblaient luisantes sous les
rayons du soleil. On touchait à la fin de juillet; c'était la saison
vigoureuse où cette terre, nourrice puissante, fait épanouir sa sève
et sa vie. Dans tous les enclos, séparés et reliés par ces hautes
murailles de feuilles, les gros bœufs blonds, les vaches aux flancs
tachetés de vagues dessins bizarres, les taureaux roux au front large,
au jabot de chair poilue, à l'air provocateur et fier, debout auprès
des clôtures ou couchés dans les pâturages qui ballonnaient leurs
ventres, se succédaient indéfiniment à travers la fraîche contrée, dont
le sol semblait suer du cidre et de la chair.

Partout de minces rivières glissaient au pied des peupliers, sous des
voiles légers de saules; des ruisseaux brillaient dans l'herbe une
seconde, disparaissaient pour reparaître plus loin, baignaient toute la
campagne d'une fraîcheur féconde.

Et Mariolle promenait, ravi, et distrayait son amour dans le rapide et
continu défilé de ce beau parc à pommiers habité par des troupeaux.

Mais, quand il eut changé de train à la station de Folligny,
l'impatience d'arriver l'agita de nouveau, et, pendant les dernières
quarante minutes, il tira vingt fois sa montre de sa poche. A tout
moment il se penchait à la portière, et il aperçut enfin, sur une
colline assez élevée, la ville où Elle l'attendait. Le train avait eu
du retard, et une heure seulement le séparait de l'instant où il devait
la retrouver, par hasard, à la promenade publique.

Un omnibus d'hôtel l'ayant recueilli, seul voyageur, se mit à gravir,
au pas lent des chevaux, la route escarpée d'Avranches, à qui ses
maisons, couronnant la hauteur, donnaient de loin un aspect fortifié.
De près, c'était une jolie et vieille cité normande, aux petites
demeures régulières et presque pareilles, tassées les unes contre les
autres, avec un air de fierté ancienne et d'aisance modeste, un air
moyen âge et paysan.

Dès que Mariolle eut jeté sa valise dans une chambre, il se fit
indiquer la rue par où l'on parvient au Jardin botanique, et il s'en
alla à grands pas, bien qu'il fût en avance, mais espérant qu'elle
aurait peut-être aussi devancé l'heure.

En arrivant à la grille, il reconnut d'un coup d'œil qu'il était
vide ou presque vide. Trois vieux hommes seulement s'y promenaient,
bourgeois indigènes qui devaient récréer là quotidiennement leurs
derniers loisirs; et une famille de jeunes Anglais, filles et garçons,
aux jambes sèches, jouait autour d'une institutrice blonde dont le
regard distrait semblait rêver.

Mariolle, le cœur battant, marchait devant lui, scrutant les chemins.
Il atteignit une grande allée d'ormes d'un vert puissant qui coupait en
deux le jardin par le travers, allongeant au milieu une voûte épaisse
de feuillage; puis il passa outre, et soudain, en approchant d'une
terrasse dominant l'horizon, il fut distrait brusquement de celle qui
le faisait venir en ce lieu.

Du pied de la côte sur laquelle il était debout partait une
inimaginable plaine de sable qui se mêlait au loin avec la mer et le
firmament. Une rivière y promenait son cours, et, sous l'azur flambant
de soleil, des mares d'eau la tachetaient de plaques lumineuses qui
semblaient des trous ouverts sur un autre ciel intérieur.

Au milieu de ce désert jaune, encore trempé par la marée en fuite,
surgissait, à douze ou quinze kilomètres du rivage, un monumental
profil de rocher pointu, fantastique pyramide coiffée d'une cathédrale.

Elle n'avait pour voisin, dans ces dunes immenses, qu'un écueil à sec,
au dos rond, accroupi sur les vases mouvantes: Tombelaine.

Plus loin, dans la ligne bleuâtre des flots aperçus, d'autres roches
noyées montraient leurs crêtes brunes; et l'œil, continuant le tour
de l'horizon vers la droite, découvrait à côté de cette solitude
sablonneuse la vaste étendue verte du pays normand, si couvert d'arbres
qu'il avait l'air d'un bois illimité. C'était toute la nature s'offrant
d'un seul coup, en un seul lieu, dans sa grandeur, dans sa puissance,
dans sa fraîcheur et dans sa grâce; et le regard allait de cette vision
de forêts à cette apparition du mont de granit, solitaire habitant des
sables, qui dressait sur la grève démesurée son étrange figure gothique.

Le plaisir bizarre, dont Mariolle jadis avait souvent tressailli devant
les surprises que les terres inconnues gardent aux yeux des voyageurs,
l'envahit si brusquement qu'il demeura immobile, l'esprit ému et
attendri, oubliant son cœur garrotté. Mais, un son de cloche ayant
vibré, il se retourna, ressaisi tout à coup par l'espérance ardente de
leur rencontre. Le jardin était toujours presque vide. Les enfants
anglais avaient disparu. Seuls les trois vieillards faisaient encore
leur promenade monotone. Il se mit à marcher comme eux.

Elle allait venir tout à l'heure, dans un instant. Il la verrait au
bout des chemins qui aboutissaient à cette merveilleuse terrasse. Il
reconnaîtrait sa taille, sa démarche, puis sa figure et son sourire,
et il entendrait sa voix. Quel bonheur! quel bonheur! Il la sentait
proche, quelque part, introuvable, invisible encore, mais pensant à
lui, sachant aussi qu'elle allait le revoir.

Il faillit pousser un cri léger. Une ombrelle bleue, rien qu'un dôme
d'ombrelle, glissait là-bas au-dessus d'un massif. C'était elle sans
aucun doute. Un petit garçon apparut, poussant un cerceau devant lui;
puis deux dames,--il la reconnut,--puis deux hommes: son père et un
autre monsieur. Elle était tout en bleu, comme un ciel de printemps.
Ah! oui! il la reconnaissait sans distinguer encore ses traits; mais il
n'osait point aller vers elle, sentant qu'il allait balbutier, rougir,
qu'il ne saurait expliquer ce hasard sous l'œil soupçonneux de M. de
Pradon.

Il marchait cependant à leur rencontre, sa jumelle sans cesse levée,
tout occupé, semblait-il, à contempler l'horizon. Ce fut elle qui
l'appela, sans même prendre la peine de jouer la surprise.

--Bonjour, Monsieur Mariolle, dit-elle. C'est superbe, n'est-ce pas?

Interdit par cet accueil, il ne savait sur quel ton répondre et
balbutiait:

--Ah! vous, madame, quelle chance de vous rencontrer! J'ai voulu
connaître ce délicieux pays.

Elle reprit en souriant:

--Et vous avez choisi le moment où j'y suis. C'est tout à fait aimable
de votre part.

Puis elle présenta:

--Un de mes meilleurs amis, M. Mariolle; ma tante, Mme Valsaci; mon
oncle qui fait des ponts.

Après les saluts échangés, M. de Pradon et le jeune homme se donnèrent
une froide poignée de main, et on continua la promenade.

Elle l'avait placé entre elle et sa tante, en lui jetant un très rapide
regard, un de ces regards qui ont l'air d'une défaillance. Elle reprit:

--Qu'est-ce que vous pensez de ce pays?

--Moi, dit-il, je crois que je n'ai jamais rien vu de plus beau.

Alors elle:

--Ah! si vous y aviez passé quelques jours comme je viens de le
faire, vous sentiriez comme il vous pénètre. Il est d'une impression
inexprimable. Ces allées et venues de la mer sur les sables, ce grand
mouvement qui ne cesse jamais, qui baigne tout ça deux fois par jour,
et si vite, qu'un cheval au galop ne pourrait pas fuir devant lui, ce
spectacle extraordinaire que le ciel nous donne pour rien, je vous jure
que ça me met hors de moi. Je ne me reconnais plus. N'est-ce pas, ma
tante?

Mme Valsaci, une femme déjà vieille, à cheveux gris, distinguée dame
de province, épouse estimée d'ingénieur en chef, hautain fonctionnaire
impurifiable de la morgue de l'École, avoua que jamais elle n'avait
vu sa nièce dans cet état d'enthousiasme. Puis elle ajouta, après
réflexion:

--Ça n'est pas étonnant d'ailleurs quand on n'a guère regardé et
admiré, comme elle, que des décors de théâtre.

--Mais je vais à Dieppe et à Trouville presque tous les ans.

La vieille dame se mit à rire.

--A Dieppe et à Trouville on n'y va jamais que pour retrouver des amis.
La mer n'est là que pour baigner des rendez-vous.

Ce fut dit très simplement, peut-être sans malice.

On retournait vers la terrasse, qui attirait irrésistiblement les
pieds. Ils y venaient malgré eux, de tous les points du jardin, comme
des boules roulent sur une pente. Le soleil baissant semblait étendre
un drap d'or fin, transparent et léger, derrière la haute silhouette de
l'Abbaye, qui s'assombrissait de plus en plus, pareille à une châsse
gigantesque sur un voile éclatant. Mais Mariolle ne regardait plus que
l'adorée figure blonde qui passait à son côté, enveloppée dans un nuage
bleu. Jamais il ne l'avait vue si délicieuse. Elle lui semblait changée
sans qu'il sût en quoi, fraîche d'une fraîcheur imprévue répandue sur
sa chair, dans ses yeux, sur ses cheveux et entrée aussi dans son âme,
d'une fraîcheur venue de ce pays, de ce ciel, de cette clarté, de cette
verdure. Jamais il ne l'avait connue et aimée ainsi.

Il marchait à côté d'elle, sans trouver rien à lui dire; et le
frôlement de sa robe, le coudoiement, parfois, de son bras,
la rencontre, si parlante, de leurs regards, l'anéantissaient
complètement, comme s'ils eussent tué en lui sa personnalité d'homme.
Il se sentait soudain détruit par le contact de cette femme, absorbé
par elle jusqu'à n'être plus rien, rien qu'un désir, rien qu'un appel,
rien qu'une adoration. Elle avait supprimé tout son être ancien comme
on flambe une lettre.

Elle vit bien, elle comprit cette absolue victoire, et vibrante, et
touchée, plus vivante aussi dans cet air de campagne et de mer plein de
rayons et de sève, elle lui dit, en ne le regardant point:

--Je suis si contente de vous voir!

Tout de suite elle ajouta:

--Combien restez-vous de temps ici?

Il répondit:

--Deux jours, si aujourd'hui peut compter pour un jour.

Puis, se tournant vers la tante:

--Est-ce que Mme Valsaci consentirait à me faire l'honneur de venir
passer la journée de demain au Mont Saint-Michel avec son mari?

Mme de Burne répondit pour sa parente:

--Je ne lui permettrai pas de refuser, puisque nous avons la chance de
vous rencontrer ici.

La femme de l'ingénieur ajouta:

--Oui, Monsieur, j'y consens bien volontiers, à la condition que vous
dînerez chez moi ce soir.

Il salua en acceptant.

Soudain ce fut en lui une joie délirante, une de ces joies qui vous
saisissent quand on reçoit la nouvelle de ce qu'on a le plus espéré.
Qu'avait-il obtenu? qu'était-il arrivé de nouveau dans sa vie? Rien;
et pourtant il se sentait soulevé par l'ivresse d'un indéfinissable
pressentiment.

Ils se promenèrent longtemps sur cette terrasse, attendant que le
soleil disparût, pour voir jusqu'à la fin se dessiner sur l'horizon de
feu l'ombre noire et dentelée du Mont.

Ils causaient à présent de choses simples, répétant tout ce qu'on peut
dire devant une étrangère et se regardant par moments.

Puis on rentra dans la villa, bâtie, à la sortie d'Avranches, au milieu
d'un beau jardin dominant la baie.

Voulant être discret, un peu troublé d'ailleurs par l'attitude froide
et presque hostile de M. de Pradon, Mariolle s'en alla de bonne heure.
Quand il prit, pour les porter à sa bouche, les doigts de Mme de Burne,
elle lui dit deux fois de suite, avec un accent bizarre: «A demain, à
demain.»

Dès qu'il fut parti, M. et Mme Valsaci, qui avaient depuis longtemps
des habitudes provinciales, proposèrent de se coucher.

--Allez, dit Mme de Burne, moi je fais un tour dans le jardin.

Son père ajouta:

--Et moi aussi.

Elle sortit, enveloppée d'un châle, et ils se mirent à marcher côte à
côte sur le sable blanc des allées que la pleine lune éclairait, comme
de petites rivières sinueuses à travers les gazons et les massifs.

Après un silence assez long, M. de Pradon dit presque à voix basse:

--Ma chère enfant, tu me rendras cette justice que je ne t'ai jamais
donné de conseils?

Elle le sentait venir, et, prête à cette attaque:

--Je vous demande pardon, papa, vous m'en avez donné au moins un.

--Moi?

--Oui, oui.

--Un conseil relatif à... ton existence?

--Oui, et même un très mauvais. Aussi je suis bien décidée, si vous
m'en donnez d'autres, à ne pas les suivre.

--Quel conseil t'ai-je donné?

--Celui d'épouser M. de Burne. Ce qui prouve que vous manquez de
jugement, de clairvoyance, de la connaissance des hommes en général et
de la connaissance de votre fille en particulier.

Il se tut quelques instants, un peu surpris et embarrassé, puis
lentement:

--Oui, je me suis trompé ce jour-là. Mais je suis sûr de ne pas me
tromper dans l'avis très paternel que je te dois aujourd'hui.

--Dites toujours. J'en prendrai ce qu'il faudra.

--Tu es sur le point de te compromettre.

Elle se mit à rire, d'un rire trop vif, et complétant sa pensée.

--Avec M. Mariolle sans doute.

--Avec M. Mariolle.

--Vous oubliez, reprit-elle, que je me suis compromise déjà avec M.
Georges de Maltry, avec M. Massival, avec M. Gaston de Lamarthe, avec
dix autres, dont vous avez été jaloux, car je ne peux pas trouver un
homme gentil et dévoué sans que toute ma troupe se mette en fureur,
vous le premier, vous que la nature m'a donné comme père noble et
régisseur général.

Il répondit vivement:

--Non, non, tu ne t'es jamais compromise avec personne. Tu apportes, au
contraire, dans tes relations avec tes amis beaucoup de tact.

Elle reprit crânement:

--Mon cher papa, je ne suis plus une petite fille, et je vous promets
que je ne me compromettrai pas davantage avec M. Mariolle qu'avec les
autres; ne craignez rien. J'avoue cependant que c'est moi qui l'ai prié
de venir ici. Je le trouve charmant, aussi intelligent et bien moins
égoïste que les anciens. C'était également votre avis jusqu'au jour où
vous avez cru découvrir que je le préférais un peu. Oh! vous n'êtes pas
si malin que ça! Je vous connais aussi, et je vous en raconterais long,
si je voulais. Donc, M. Mariolle me plaisant, je me suis dit qu'il
serait fort agréable de faire par hasard avec lui une belle excursion,
qu'il est stupide de se priver, quand on ne court aucun danger, de tout
ce qui peut nous amuser. Et je ne cours aucun danger de me compromettre
puisque vous êtes là.

Elle riait franchement, à présent, sachant bien que chaque parole
portait, qu'elle le tenait entravé par ce soupçon jeté de jalousie un
peu suspecte flairée en lui depuis longtemps, et elle s'amusait de
cette découverte avec une coquetterie secrète, inavouable et hardie.

Il se taisait gêné, mécontent, irrité, sentant aussi qu'elle devinait,
au fond de sa paternelle sollicitude, une mystérieuse rancune dont il
ne voulait pas lui-même connaître l'origine.

Elle ajouta:

--Ne craignez rien. Il est tout naturel de faire en cette saison une
promenade au Mont Saint-Michel avec mon oncle, ma tante, vous, mon
père, et un ami. On ne le saura pas d'ailleurs. Et si on le sait
personne n'y peut trouver rien à redire. Quand nous serons de retour à
Paris, je ferai rentrer cet ami dans les rangs avec les autres.

--Soit, reprit-il; mettons que je n'ai pas parlé.

Ils firent encore quelques pas. M. de Pradon demanda:

--Revenons-nous à la maison? Je suis fatigué, je vais me coucher.

--Non, moi je me promène encore un peu. La nuit est si belle.

Il murmura, avec des intentions:

--Ne t'éloigne pas. On ne sait jamais quelles gens on peut rencontrer.

--Oh! je reste sous les fenêtres.

--Alors adieu, ma chère enfant.

Il la baisa rapidement sur le front, et rentra.

Elle alla s'asseoir plus loin sur un petit banc rustique planté en
terre au pied d'un chêne. La nuit était chaude, pleine d'exhalaisons
des champs, d'effluves de la mer et de clarté brumeuse, car, sous la
lune épanouie en plein ciel, la baie s'était voilée de vapeurs.

Elles rampaient comme de blanches fumées et cachaient la dune, que la
marée montante devait à présent couvrir.

Michèle de Burne, les mains croisées sur ses genoux, les yeux au loin,
cherchait à voir dans son âme, à travers un brouillard impénétrable et
pâle comme celui des sables.

Combien de fois déjà, dans son cabinet de toilette à Paris, assise
ainsi devant sa glace, elle s'était demandé: Qu'est-ce que j'aime?
qu'est-ce que je désire? qu'est-ce que j'espère? qu'est-ce que je veux?
qu'est-ce que je suis?

A côté du plaisir d'être elle et du besoin profond de plaire, dont
elle jouissait vraiment beaucoup, elle ne s'était jamais senti au cœur
autre chose que des curiosités vite éteintes. Elle ne s'ignorait point
d'ailleurs, ayant trop l'habitude de regarder et d'étudier son visage
et toute sa personne pour ne pas observer aussi son âme. Jusqu'alors
elle avait pris son parti de ce vague intérêt pour tout ce qui émeut
les autres, impuissant à la passionner, capable au plus de la distraire.

Et cependant, chaque fois qu'elle avait senti naître en elle le souci
intime de quelqu'un, chaque fois qu'une rivale, lui disputant un homme
auquel elle tenait et surexcitant ses instincts de femme, avait fait
brûler en ses veines un peu de fièvre d'attachement, elle avait trouvé
à ces faux départs de l'amour une émotion bien plus ardente que le
seul plaisir du succès. Mais cela ne durait jamais. Pourquoi? Elle se
fatiguait, elle se dégoûtait, elle voyait trop clair peut-être. Tout ce
qui lui avait plu d'abord dans un homme, tout ce qui l'avait animée,
agitée, émue, séduite, lui paraissait bientôt connu, défloré, banal.
Tous ils se ressemblaient trop sans être jamais pareils; et aucun
d'eux encore ne lui avait paru doué de la nature et des qualités qu'il
fallait pour la tenir longtemps en éveil et lancer son cœur dans un
amour.

Pourquoi cela? Était-ce leur faute à eux, ou bien sa faute à elle?
Manquaient-ils de ce qu'elle attendait, ou bien manquait-elle de ce qui
fait qu'on aime? Aime-t-on parce qu'on rencontre une fois un être qu'on
croit vraiment créé pour soi, ou bien aime-t-on simplement parce qu'on
est né avec la faculté d'aimer? Il lui semblait par moments que le cœur
de tout le monde doit avoir des bras comme le corps, des bras tendres
et tendus qui attirent, étreignent et enlacent, et que le sien était
manchot. Il avait seulement des yeux, son cœur.

On voyait souvent des hommes, des hommes supérieurs devenir éperdument
amoureux de filles indignes d'eux, sans esprit, sans valeur, parfois
même sans beauté. Pourquoi? Comment? Quel mystère? Ce n'était donc
pas seulement à une rencontre providentielle qu'était due cette
crise des êtres, mais à une sorte de germe qu'on porte en soi et
qui se développe tout à coup. Elle avait écouté des confidences,
elle avait surpris des secrets, elle avait même vu, de ses yeux, la
transfiguration subite venue de cette ivresse éclatant dans une âme, et
elle y avait songé beaucoup.

Dans le monde, dans le train-train courant des visites, des potins,
de toutes les petites bêtises dont on s'amuse, dont on occupe les
riches désœuvrements, elle avait découvert parfois, avec une surprise
envieuse, jalouse et presque incrédule, des êtres, des femmes, des
hommes en qui quelque chose d'extraordinaire sans aucun doute s'était
produit. Cela ne se voyait point d'une façon manifeste, éclatante;
mais, avec son flair inquiet, elle le sentait et le devinait. Sur leur
visage, dans leur sourire, dans leurs yeux surtout, quelque chose
d'inexprimable, de ravi, de délicieusement heureux apparaissait, une
joie de l'âme répandue dans tout le corps lui-même, illuminant la chair
et le regard.

Sans savoir pourquoi, elle leur en voulait. Les amoureux l'avaient
toujours fâchée, et elle qualifiait en elle-même de dédain cette
irritation sourde et profonde que lui inspiraient les gens dont le cœur
battait de passion. Elle les reconnaissait, croyait-elle, avec une
promptitude et une sûreté de pénétration exceptionnelles. Souvent,
en effet, elle avait flairé et dévoilé des liaisons avant que dans la
société on les eût encore soupçonnées.

Quand elle songeait à cela, à cette folie tendre où pouvait nous jeter
l'existence voisine d'un autre être, sa vue, sa parole, sa pensée, le
je ne sais quoi de l'intime personne dont notre cœur devient éperdument
troublé, elle s'en jugeait incapable. Et cependant, que de fois, lasse
de tout et rêvant à d'inexprimables désirs, tourmentée par cette
harcelante envie de changement et d'inconnu qui n'était peut-être que
l'agitation obscure d'une indéfinie recherche d'affection, elle avait
souhaité, avec une honte secrète née dans son orgueil, de rencontrer un
homme qui la jetterait, ne fût-ce que pendant quelque temps, quelques
mois, dans cette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de
tout le corps; car la vie, en ces périodes d'émotion, devait prendre un
étrange attrait d'extase et d'ivresse.

Non seulement elle avait souhaité cette rencontre, mais elle l'avait
même un peu cherchée, rien qu'un peu, avec cette activité indolente qui
ne s'arrêtait longtemps à rien.

En tous ses commencements d'entraînement vers les hommes qualifiés
supérieurs qui l'avaient éblouie durant quelques semaines, c'était
toujours en des déceptions irrémédiables que sa courte effervescence de
cœur était morte. Elle attendait trop de leur valeur, de leur nature,
de leur caractère, de leur délicatesse, de leurs qualités. Avec chacun
d'eux elle en avait été toujours réduite à constater que les défauts
des hommes éminents sont souvent plus saillants que leurs mérites, que
le talent est un don spécial, comme une bonne vue et un bon estomac, un
don de cabinet de travail, un don isolé, sans rapports avec l'ensemble
des agréments personnels qui rendent cordiales ou attrayantes les
relations.

Mais, depuis qu'elle avait rencontré Mariolle, autre chose l'attachait
à lui. L'aimait-elle cependant, l'aimait-elle d'amour? Sans prestige,
sans notoriété, il l'avait conquise par son affection, par sa
tendresse, par son intelligence, par toutes les véritables et simples
attractions de sa personne. Il l'avait conquise, car elle pensait à
lui sans cesse; sans cesse elle désirait sa présence; aucun être au
monde ne lui était plus agréable, plus sympathique, plus indispensable.
Était-ce de l'amour cela?

Elle ne se sentait point à l'âme cette flamme dont tout le monde
parle, mais elle s'y sentait pour la première fois une envie sincère
d'être pour cet homme quelque chose de plus qu'une amie séduisante.
L'aimait-elle? Pour aimer, faut-il qu'un être apparaisse rempli
d'exceptionnelles attirances, différent et au-dessus de tous, dans
l'auréole que le cœur allume autour de ses préférés, ou suffit-il qu'il
vous plaise beaucoup, qu'il vous plaise à ne pouvoir presque plus se
passer de lui?

En ce cas, elle l'aimait, ou, du moins, elle était bien près de
l'aimer. Après y avoir réfléchi profondément, avec une attention aiguë,
elle se répondit enfin: «Oui, je l'aime, mais je manque d'élan: c'est
la faute de ma nature.»

De l'élan, elle s'en était pourtant senti un peu tout à l'heure en le
voyant venir à elle sur cette terrasse du jardin d'Avranches. Pour la
première fois, elle avait senti ce quelque chose d'inexprimable qui
nous porte, qui nous pousse, qui nous jette vers quelqu'un; elle avait
éprouvé un grand plaisir à marcher près de lui, à l'avoir près d'elle,
brûlé d'amour pour elle, en regardant descendre le soleil derrière
l'ombre du Mont Saint-Michel pareille à une vision de légende. L'amour
lui-même n'était-il pas une espèce de légende des âmes, à laquelle
les uns croient par instinct, à laquelle les autres, à force d'y
songer, finissent par croire aussi quelquefois? Allait-elle finir par
y croire? Elle avait éprouvé une envie molle et bizarre d'appuyer sa
tête sur l'épaule de cet homme, d'être plus près de lui, de chercher
ce «tout près» qu'on ne trouve jamais, de lui donner ce qu'on offre en
vain et ce qu'on garde toujours: la secrète intimité de soi.

Oui, elle avait eu de l'élan vers lui, et elle en avait encore, en ce
moment, au fond du cœur. Il lui suffirait d'y céder, peut-être, pour
que cela devînt de l'entraînement. Elle résistait trop, elle raisonnait
trop, elle combattait trop le charme des gens. Ne serait-il pas doux,
en un soir semblable à celui-ci, de se promener avec lui le long des
saules de la rivière, et, pour payer toute sa passion, de lui offrir,
de temps en temps, ses lèvres?

Une fenêtre de la villa s'ouvrit. Elle tourna la tête. C'était son
père, qui cherchait sans doute à la voir.

Elle lui cria:

--Vous ne dormez donc pas?

Il répondit:

--Si tu ne rentres point, tu vas prendre froid.

Alors elle se leva et revint vers la maison. Puis, quand elle fut dans
sa chambre, elle souleva encore ses rideaux pour regarder les vapeurs
de la baie de plus en plus blanches sous la lune, et dans son cœur
aussi il lui semblait que les brumes venaient de s'éclairer sous un
lever de tendresse.

Elle dormit bien cependant, et ce fut la femme de chambre qui la
réveilla, car on devait partir tôt pour déjeuner au Mont.

Un grand break vint les prendre. En l'entendant rouler sur le sable,
devant le perron, elle se pencha à sa fenêtre, et elle rencontra tout
de suite les yeux d'André Mariolle, qui la cherchaient. Son cœur se mit
à battre un peu. Elle constata, surprise et oppressée, l'impression
étrange et nouvelle de ce muscle qui palpite et qui fait courir le sang
parce qu'on aperçoit quelqu'un. Comme la veille, avant de s'endormir,
elle se répéta: «Je vais donc l'aimer?»

Puis, quand elle fut en face de lui, elle le devina tellement épris,
tellement malade d'amour, qu'elle eut vraiment envie d'ouvrir ses bras
et de lui donner sa bouche.

Ils échangèrent seulement un regard qui le fit pâlir de bonheur.

La voiture se mit en marche. C'était un clair matin d'été, plein de
chants d'oiseaux et de jeunesse épandue. On descendit la côte, on passa
la rivière, on traversa des villages par une petite route caillouteuse
qui faisait sauter les voyageurs sur les banquettes du break. Après un
long silence, Mme de Burne se mit à plaisanter son oncle sur l'état
de ce chemin; cela suffit à rompre la glace; et la gaieté qui flottait
dans l'air sembla pénétrer les esprits.

Tout à coup, au sortir d'un hameau, la baie réapparut, non plus jaune
comme la veille au soir, mais luisante d'eau claire qui couvrait tout,
les sables, les prés salés, et, au dire du cocher, la route elle-même,
un peu plus loin.

Alors, pendant une heure, on alla au pas pour laisser à cette
inondation le temps de retourner vers le large.

Les ceintures d'ormes ou de chênes des fermes au milieu desquelles on
passait cachaient aux yeux, à tout moment, le profil grandissant de
l'Abbaye dressée sur son rocher, en pleine mer maintenant. Puis, entre
deux cours, elle se remontrait soudain, de plus en plus proche, de plus
en plus surprenante. Le soleil éclairait de tons roux l'église dentelée
de granit assise sur son pied de roche.

Michèle de Burne et André Mariolle la contemplaient, puis se
regardaient, mêlant l'un et l'autre au trouble naissant ou suraigu de
leurs cœurs la poésie de cette apparition dans cette matinée rose de
juillet.

On causait avec une aisance amicale. Mme Valsaci contait des histoires
tragiques d'enlisements, les drames nocturnes du sable mou qui
dévore les hommes. M. Valsaci défendait la digue, attaquée par les
artistes, ou vantait ses avantages au point de vue des communications
ininterrompues avec le Mont, et des dunes gagnées, pour les pâturages
d'abord, pour la culture plus tard.

Soudain le break s'arrêta. La mer noyait la route. Ce n'était presque
rien, une pelure liquide sur la voie pierreuse; mais on pressentait
que par places il devait y avoir des fondrières, des trous dont on ne
sortirait pas. Il fallut attendre.

«Oh! cela descend vite!» affirma M. Valsaci, et du doigt il montrait le
chemin dont la mince surface d'eau fuyait, semblait bue par la terre,
ou tirée au loin par une force puissante et mystérieuse.

Ils descendirent pour regarder de plus près ce départ étrange, rapide
et muet de la mer, et, pas à pas, ils le suivaient. Déjà apparaissaient
des taches vertes dans les herbages submergés, légèrement soulevés par
endroits; et ces taches grandissaient, s'arrondissaient, devenaient
des îles. Ces îles bientôt prirent des aspects de continents séparés
par des océans minuscules; et puis ce fut enfin par toute l'étendue du
golfe une course de déroute de la marée retournant au loin. On eût dit
un long voile argenté qu'on retirait de sur la terre, un voile immense
troué, déchiqueté, plein de déchirures, qui s'en allait, laissant à nu
de grandes prairies à l'herbe rase, sans découvrir encore les sables
blonds qui les suivaient.

On était remonté dans la voiture, et tout le monde se tenait debout
pour mieux voir. La route séchant devant eux, les chevaux remarchaient,
mais toujours au pas; et, comme les cahots faisaient parfois perdre
l'équilibre, André Mariolle sentit soudain l'épaule de Mme de Burne
appuyée contre la sienne. Il crut d'abord que le hasard d'une secousse
avait amené ce contact; mais elle y resta, et chaque soubresaut des
roues martelait la place où elle s'était posée d'une trépidation qui
secouait son corps et affolait son cœur. Il n'osait plus regarder la
jeune femme, paralysé de bonheur par cette familiarité inespérée, et il
pensait, dans un désordre d'idées pareil à celui des ivresses: «Est-ce
possible? Serait-ce possible? Est-ce que nous perdons la tête tous les
deux?»

La voiture se remettant à trotter, il fallut s'asseoir. Alors Mariolle
éprouva le besoin subit, impérieux, mystérieux, d'être aimable pour
M. de Pradon, et il s'occupa de lui avec des attentions flatteuses.
Sensible aux compliments presque autant que sa fille, le père se
laissa séduire et reprit bientôt sa figure souriante.

On avait enfin atteint la digue, et on courait vers le Mont dressé au
bout de cette route droite, élevée au milieu des sables. La rivière
de Pontorson en baignait le talus de gauche; à droite, les pâturages
couverts de petit gazon, que le cocher appelait de la Criste marine,
avaient fait place aux dunes encore suantes, imprégnées de mer.

Et le haut monument grandissait sur le ciel bleu, où il profilait,
très nette à présent en tous ses détails, sa tête à clochetons et
à tourelles, sa tête d'abbaye hérissée de gargouilles grimaçantes,
chevelures de monstres, dont la foi épouvantée de nos pères a coiffé
leurs sanctuaires gothiques.

Il était près d'une heure quand on arriva dans l'hôtel, où le déjeuner
était commandé. La patronne, par prudence, n'était point prête; il
fallut attendre encore. On se mit donc à table fort tard; on avait
grand faim. Le champagne tout de suite égaya les âmes.

Tout le monde se sentait content, et deux cœurs se sentaient tout près
d'être heureux. Vers le dessert, quand l'animation des vins bus et le
plaisir des causeries eurent développé dans les corps ce bonheur de
vivre qui nous anime parfois à la fin des bons repas et nous dispose à
tout approuver, à tout accepter, Mariolle demanda:

--Voulez-vous que nous restions ici jusqu'à demain? Ce serait si beau
de voir cela au clair de lune et si agréable de dîner encore ensemble
ce soir!

Mme de Burne accepta tout de suite; les deux hommes consentirent.
Seule, Mme Valsaci hésitait, à cause de son petit garçon resté chez
elle, mais son mari la rassura, lui rappela que souvent elle s'était
absentée ainsi. Il écrivit même, séance tenante, une dépêche pour la
gouvernante. Il trouvait charmant André Mariolle, qui avait approuvé
la digue, par flatterie, et l'avait jugée beaucoup moins nuisible à
l'effet du Mont qu'on ne le disait en général.

En quittant la table, ils allèrent visiter le monument. On prit le
chemin des remparts. La ville, un tas de maisons du moyen âge étagées
les unes au-dessus des autres sur le bloc énorme de granit qui porte
à son sommet l'abbaye, est séparée des sables par une haute muraille
crénelée. Cette muraille monte, en contournant la vieille cité,
avec des coudes, des angles, des plates-formes, des tours de guet,
autant d'étonnements pour l'œil qui découvre, à chaque circuit, une
nouvelle étendue de l'immense horizon. On se taisait, soufflant
un peu après ce long déjeuner, et surpris toujours de voir et de
revoir cet étonnant édifice. Au-dessus d'eux, c'était, dans le ciel,
un emmêlement prodigieux de flèches, de fleurs de granit, d'arches
jetées d'une tour à l'autre, une invraisemblable, énorme et légère
dentelle d'architecture, brodée à jour sur l'azur, et d'où jaillissait,
d'où semblait s'élancer, comme pour s'envoler, l'armée menaçante
et fantastique des gargouilles à faces de bêtes. Entre la mer et
l'abbaye, sur le flanc nord du Mont, une pente sauvage et presque
à pic, qu'on appelle la Forêt, parce qu'elle est couverte de vieux
arbres, commençait à la fin des maisons, étalant une sombre tache verte
sur le jaune illimité des sables. Mme de Burne et André Mariolle, qui
marchaient les premiers, s'arrêtèrent pour regarder. Elle s'appuyait à
son bras engourdie dans un ravissement qu'elle n'avait jamais senti.
Elle montait, légère, prête à monter toujours, avec lui vers ce
monument de rêve et vers autre chose encore. Elle aurait voulu que ce
chemin escarpé ne finît jamais, car elle s'y sentait presque pleinement
satisfaite pour la première fois de sa vie.

Elle murmura:

--Dieu! est-ce beau!

Il répondit, en la regardant:

--Je ne puis penser qu'à vous.

Avec un sourire, elle reprit:

--Je ne suis pourtant pas très poétique, mais je trouve cela si beau,
que je me sens vraiment très émue.

Il balbutia:

--Moi, je vous aime comme un fou.

Il sentit son bras légèrement pressé, et ils se remirent en route.

Un gardien les attendait à la porte de l'abbaye, et ils entrèrent par
cet escalier superbe, entre deux tours énormes, qui les conduisit à la
salle des gardes. Puis ils allèrent de salle en salle, de cour en cour,
de cachot en cachot, écoutant, s'étonnant, enchantés de tout, admirant
tout, la crypte des gros piliers, d'une beauté si robuste, qui soutient
sur ses énormes colonnes le chœur entier de l'église supérieure,
et toute la Merveille, construction formidable de trois étages de
monuments gothiques élevés les uns au-dessus des autres, le plus
extraordinaire chef-d'œuvre de l'architecture monastique et militaire
du moyen âge.

Puis ils arrivèrent au cloître. Leur surprise fut telle, qu'ils
s'arrêtèrent devant ce grand préau carré qu'enferme la plus légère, la
plus gracieuse, la plus charmante des colonnades de tous les cloîtres
du monde. Sur deux rangs, les minces petits fûts coiffés de chapiteaux
délicieux portent, tout le long des quatre galeries, une guirlande
ininterrompue d'ornements et de fleurs gothiques d'une variété infinie,
d'une invention toujours nouvelle, fantaisie élégante et simple des
vieux artistes naïfs, dont le rêve et la pensée creusaient la pierre
avec leur marteau.

Michèle de Burne et André Mariolle en firent le tour, à tout petits
pas, le bras sur le bras, tandis que les autres, un peu fatigués,
admiraient de loin, debout près de la porte d'entrée.

--Dieu que j'aime ceci! dit-elle, en s'arrêtant.

Il répondit:

--Moi je ne sais plus où je suis, ni où je vis, ni ce que je vois. Je
sens que vous êtes près de moi, voilà tout.

Alors elle le regarda bien en face, souriante, et murmura:

--André!

Il comprit qu'elle se donnait. Ils ne parlèrent plus et se remirent à
marcher.

On continua la visite du monument, mais à peine regardaient-ils.

L'escalier de dentelle cependant les put distraire une minute,
emprisonné dans une arche jetée en plein ciel entre deux clochetons,
pour escalader, semble-t-il les nues; et ils furent encore saisis
d'étonnement en arrivant au chemin des Fous, vertigineux sentier de
granit qui circule sans parapet presque au faîte de la dernière tour.

--Peut-on passer? demanda-t-elle.

--C'est défendu, reprit le guide.

Elle montra vingt francs. L'homme hésita. Toute la famille, étourdie
déjà devant l'abîme et l'immensité de l'étendue, s'opposait à cette
imprudence.

Elle interrogea Mariolle:

--Vous irez bien là, vous?

Il se mit à rire:

--J'ai franchi des passages plus difficiles.

Et, sans plus s'occuper des autres, ils partirent.

Il marchait le premier sur l'étroite corniche, tout au bord du gouffre,
et elle le suivait, glissant contre le mur, les yeux baissés, pour ne
pas voir le trou béant sous eux, émue à présent, presque défaillante
de peur, cramponnée à la main qu'il tendait vers elle; mais elle le
sentait fort, sans défaillance, sûr de sa tête et de son pied, et elle
pensait, ravie malgré sa frayeur: «Vraiment, c'est un homme.» Ils
étaient seuls dans l'espace, aussi haut que planent les oiseaux de mer,
dominant le même horizon que les bêtes aux ailes blanches parcourent
sans cesse de leur vol en l'explorant de leurs petits yeux jaunes.

La sentant trembler, Mariolle demanda:

--Vous avez le vertige?

Elle répondit à voix basse:

--Un peu, mais avec vous je ne crains rien.

Alors, se rapprochant d'elle, il l'enlaça d'un bras pour la soutenir,
et elle se sentit tellement rassurée par ce rude secours qu'elle leva
la tête pour regarder au loin.

Il la portait presque, et elle se laissait aller, jouissant de cette
protection robuste qui lui faisait traverser le ciel, et elle lui
savait gré, un gré romanesque de femme, de ne pas gâter de baisers
cette promenade de goélands.

Lorsqu'ils eurent rejoint ceux qui les attendaient tourmentés
d'inquiétude, M. de Pradon, exaspéré, dit à sa fille:

--Dieu, est-ce niais ce que tu viens de faire!

Elle répondit avec conviction:

--Non, puisque ça a réussi. Rien n'est bête de ce qui réussit, papa.

Il haussa les épaules, et on redescendit. On s'arrêta encore chez le
portier pour acheter des photographies, et lorsqu'on revint à l'hôtel,
il était presque l'heure du dîner. La patronne conseilla une courte
promenade sur les sables, vers le large, afin d'admirer le Mont du côté
de la pleine mer, d'où il présentait, disait-elle, son plus magnifique
aspect.

Bien que fatiguée la troupe entière repartit et contourna les remparts
en s'éloignant un peu dans la dune inquiétante, molle avec des aspects
de solidité, où le pied posé sur le beau tapis jaune tendu sous lui,
et qui semblait dur, s'enfonçait soudain jusqu'au mollet en des vases
trompeuses et dorées.

De là, l'Abbaye, perdant tout à coup l'aspect de cathédrale marine dont
elle étonnait de loin la terre ferme, prenait, pour menacer l'Océan,
un air belliqueux de manoir féodal, avec sa grande muraille crénelée
percée de meurtrières pittoresques et soutenue par des contreforts
géants qui venaient souder leurs maçonneries de cyclopes dans le
pied de l'étrange montagne. Mais Mme de Burne et André Mariolle ne
s'occupaient plus guère de tout cela. Ils ne songeaient qu'à eux-mêmes,
enlacés dans le filet qu'ils s'étaient tendu l'un à l'autre, enfermés
dans cette prison où l'on ne sait plus rien du monde, où l'on ne voit
plus rien qu'un être.

Lorsqu'ils se retrouvèrent assis devant leurs assiettes pleines,
sous la gaie lumière des lampes, ils semblèrent se réveiller, et ils
s'aperçurent tout de même qu'ils avaient faim.

On resta longtemps à table, et, lorsque le dîner fut fini, on oublia
le clair de lune dans le bien-être de la causerie. Personne d'ailleurs
n'avait plus envie de sortir, et personne n'en parla. La grande
lune pouvait moirer de lueurs poétiques le mince petit flot de la
marée montante glissant déjà sur les sables avec son bruit d'eau qui
court presque imperceptible et terrifiant; elle pouvait éclairer les
remparts serpentant autour du Mont, et, dans le décor unique de la baie
illimitée, luisante du frisson des clartés rampantes sur les dunes,
illuminer l'ombre romantique de tous les clochetons de l'Abbaye,--on
n'avait plus envie de rien voir.

Il n'était même pas dix heures quand Mme Valsaci, accablée de sommeil,
parla de s'aller coucher. Et cette proposition fut acceptée sans la
moindre résistance. Après des adieux pleins de cordialité, chacun
rentra dans sa chambre.

André Mariolle savait bien qu'il ne dormirait point; il alluma ses deux
bougies sur sa cheminée, ouvrit sa fenêtre et regarda la nuit.

Tout son corps défaillait sous la torture d'une inutile espérance. Il
la savait là, tout près, séparée de lui par deux portes, et il était
presque aussi impossible de la rejoindre que d'arrêter ce flot de la
mer qui noyait tout le pays. Il avait dans la gorge un besoin de crier,
et dans les nerfs un tel supplice d'attente inapaisable et vaine,
qu'il se demandait ce qu'il allait faire, ne pouvant plus supporter la
solitude de cette soirée de stérile bonheur.

Tous les bruits peu à peu étaient morts dans l'hôtel et dans la rue
unique et tortueuse de la ville. Mariolle restait toujours accoudé à
sa fenêtre, sachant seulement que le temps passait, regardant la nappe
d'argent de la marée haute, et retardant sans cesse l'heure du lit,
comme s'il eût subi le pressentiment d'on ne sait quelle providentielle
fortune.

Il lui sembla tout à coup qu'une main touchait sa serrure. Il se
retourna d'une secousse. Sa porte lentement s'ouvrait. Une femme entra,
la tête voilée d'une dentelle blanche et tout le corps enveloppé d'un
de ces grands manteaux de chambre qui semblent faits de soie, de duvet
et de neige. Elle referma avec soin la porte derrière elle; puis, comme
si elle ne l'eût pas vu, debout et foudroyé de joie dans le cadre clair
de sa fenêtre, elle marcha droit à la cheminée et souffla les deux
bougies.




II


Ils allaient se retrouver, pour se dire adieu, le lendemain matin,
devant la porte de l'hôtel. Descendu le premier, André Mariolle
attendait qu'elle parût, avec un poignant sentiment d'inquiétude et de
bonheur. Que ferait-elle? Que serait-elle? Qu'adviendrait-il d'elle et
de lui? En quelle aventure bienheureuse ou terrible venait-il d'entrer?
Elle pouvait faire de lui ce qu'elle voudrait, un halluciné pareil aux
fumeurs d'opium ou un martyr, à son gré. Il marchait à côté des deux
voitures, car ils se séparaient, lui achevant son voyage par Saint-Malo
pour continuer son mensonge, eux retournant à Avranches.

Quand la retrouverait-il? Allait-elle abréger sa visite à sa famille ou
retarder son retour? Il avait une peur affreuse de son premier regard
et de ses premières paroles, car il ne l'avait point vue, et ils ne
s'étaient presque rien dit pendant leur courte étreinte de la nuit.
Elle s'était offerte résolument, mais avec une réserve pudique, sans
s'attarder, sans se complaire à ses caresses; puis elle était partie de
son pas léger, en murmurant: «A demain, mon ami!»

Il restait à André Mariolle de cette rapide, de cette bizarre entrevue,
l'imperceptible déception de l'homme qui n'a pu cueillir toute la
moisson d'amour qu'il croyait mûre et, en même temps, l'enivrement du
triomphe, donc l'espérance presque assurée de conquérir bientôt ses
derniers abandons.

Il entendit sa voix et tressaillit. Elle parlait haut, irritée
assurément contre un désir de son père, et, quand il l'aperçut sur les
dernières marches de l'escalier, elle avait aux lèvres le petit pli
colère révélateur de ses impatiences.

Mariolle fit deux pas; elle le vit, et se mit à sourire. Dans ses yeux
calmés soudain, quelque chose de bienveillant passa qui se répandit
sur tout le visage. Puis dans sa main subitement et tendrement tendue,
il y eut la confirmation, sans contrainte et sans repentir, du cadeau
d'elle-même qu'elle avait fait.

--Alors nous allons nous séparer? lui dit-elle.

--Hélas! madame, j'en souffre plus que je ne le saurais montrer.

Elle murmura:

--Ce ne sera pas pour longtemps.

Comme M. de Pradon les rejoignait, elle ajouta tout bas:

--Annoncez que vous allez faire un tour en Bretagne d'une dizaine de
jours, mais ne le faites pas.

Mme Valsaci très émue accourait.

--Qu'est-ce que me dit ton père? que tu veux partir après-demain? Mais
tu devais rester au moins jusqu'à l'autre lundi.

Mme de Burne, un peu assombrie, répliqua:

--Papa n'est qu'un maladroit qui ne sait pas se taire. La mer me donne,
comme tous les ans, des névralgies très désagréables, et j'ai en effet
parlé de m'en aller pour n'avoir pas à me soigner pendant un mois. Mais
ce n'est guère le moment de nous occuper de cela.

Le cocher de Mariolle le pressait de monter en voiture, afin de ne pas
manquer le train de Pontorson.

Mme de Burne demanda:

--Et vous, quand rentrez-vous à Paris?

Il eut l'air d'hésiter.

--Mais je ne sais pas trop, je veux voir Saint-Malo, Brest, Douarnenez,
la baie des Trépassés, la pointe du Raz, Audierne, Penmarch, le
Morbihan, enfin toute cette pointe célèbre du pays breton. Cela me
prendra bien...

Après un silence plein de calculs fictifs, il exagéra.

--Quinze ou vingt jours.

--C'est beaucoup, reprit-elle en riant... Moi, si j'ai encore mal aux
nerfs comme cette nuit, j'y retournerai avant deux jours.

Suffoqué par l'émotion, il eut envie de crier: «Merci!» Il se contenta
de baiser, d'un baiser d'amant, la main qu'elle lui tendait pour la
dernière fois.

Et, après mille compliments, remerciements et affirmations de sympathie
échangés avec les Valsaci et M. de Pradon un peu rassuré par l'annonce
de ce voyage, il monta dans sa voiture, et s'éloigna, la tête tournée
vers elle.

Il rentra à Paris sans s'arrêter, et ne vit rien sur sa route. Durant
toute la nuit, encoigné dans son wagon, les yeux mi-clos, les bras
croisés, l'âme plongée dans un souvenir, il n'eut d'autre pensée que
celle de son rêve réalisé. Dès qu'il fut chez lui, dès sa première
minute d'arrêt, dans le silence de la bibliothèque où il se tenait
d'ordinaire, où il travaillait, où il écrivait, où il se sentait
presque toujours calme dans le voisinage amical de ses livres, de
son piano et de son violon, commença en lui ce supplice continu
de l'impatience qui agite comme une fièvre les cœurs insatiables.
Surpris de ne pouvoir s'attacher à rien, s'occuper à rien, de juger
insuffisantes, non seulement à absorber sa pensée, mais même à
immobiliser son corps, les habitudes ordinaires dont il distrayait sa
vie intime, la lecture et la musique, il se demanda ce qu'il allait
faire pour apaiser ce trouble nouveau. Un besoin de sortir, de marcher,
de remuer semblait entré en lui, physique et inexplicable, cette crise
d'agitation inoculée au corps par la pensée, et qui est simplement une
instinctive et inapaisable envie de chercher et de retrouver quelqu'un.

Il mit son pardessus, prit son chapeau, ouvrit sa porte, et, en
descendant l'escalier, il se demandait: «Où vais-je?» Alors une
idée à laquelle il ne s'était point encore arrêté le saisit.--Il lui
fallait, pour abriter leurs rencontres, un logis secret, discret et
joli.

Il chercha, il marcha, parcourut des avenues après des rues, des
boulevards après les avenues, examina avec inquiétude les concierges à
sourires complaisants, les loueuses à mines suspectes, les appartements
à étoffes douteuses, et il rentra le soir, découragé. Dès neuf heures
le lendemain, il se remettait en quête, et il finit par découvrir, à
la nuit tombante, dans une ruelle d'Auteuil, au fond d'un jardin ayant
trois issues, un pavillon solitaire qu'un tapissier du voisinage promit
de garnir en deux jours. Il choisit les étoffes, voulut des meubles
très simples, en bois de pin verni, et des tapis fort épais. Ce jardin
était sous la garde d'un boulanger qui habitait près d'une des portes.
Un arrangement fut conclu avec la femme de ce commerçant pour tous les
soins à donner au logis. Un horticulteur du quartier s'engagea aussi à
emplir de fleurs les plates-bandes.

Toutes les dispositions à prendre le retinrent jusqu'à huit heures, et,
quand il rentra chez lui, harassé de fatigue, il vit, avec un battement
de cœur, une dépêche sur son bureau. L'ayant ouverte:

  «Je serai chez moi demain soir, disait-elle. Recevrez instructions.

  «MICHE.»

Il ne lui avait pas encore écrit, par crainte que sa lettre s'égarât,
puisqu'elle devait quitter Avranches. Aussitôt qu'il eut dîné, il
s'assit à sa table pour lui exprimer ce qu'il sentait en son âme. Ce
fut long et difficile, car toutes les expressions, les phrases et les
idées elles-mêmes lui semblaient faibles, médiocres, ridicules, pour
préciser une si délicate et si passionnée action de grâces.

La lettre qu'il reçut d'elle à son réveil lui confirmait le retour pour
le soir même, et le priait de ne se montrer à personne avant quelques
jours, afin qu'on crût bien à son voyage. Elle l'invitait aussi à se
promener le lendemain, vers dix heures du matin, sur la terrasse du
jardin des Tuileries qui domine la Seine.

Il y fut une heure trop tôt, et il erra dans le grand jardin, que
traversaient seulement des passants matineux, des bureaucrates en
retard allant aux ministères de la rive gauche, des employés, des
laborieux de toute race. Il savourait un plaisir réfléchi à regarder
ces gens au pas hâtif que la nécessité du pain quotidien entraînait
à des besognes abrutissantes, et, se comparant à eux, en cette heure
où il attendait sa maîtresse, une des reines du monde, il se sentait
un être tellement fortuné, privilégié, hors de lutte, qu'il eut envie
de remercier le ciel bleu, car la Providence n'était pour lui que des
alternances d'azur et de pluie dues au Hasard, maître sournois des
jours et des hommes.

Quelques minutes avant dix heures, il monta sur la terrasse et épia son
arrivée.

«Elle sera en retard!» pensait-il. Il venait à peine d'entendre
tinter les dix coups à une horloge de monument voisin, quand il crut
l'apercevoir de très loin, traversant aussi le jardin d'un pas rapide,
comme une ouvrière pressée qui se rend à son magasin. Il hésitait.
«Est-ce bien elle?» Il reconnaissait sa démarche, mais s'étonnait de
son allure changée, si modeste dans une petite toilette sombre. Elle
venait cependant vers l'escalier qui monte à la terrasse, en ligne
droite, comme si elle l'eût pratiqué depuis longtemps.

«Tiens! se dit-il, elle doit aimer cet endroit et s'y promener
quelquefois.» Il la regarda soulever sa robe pour mettre le pied sur la
première marche de pierre, puis gravir les autres avec célérité, et,
comme il s'avançait vivement pour la rencontrer plus vite, elle lui dit
en l'abordant, avec un sourire affable où germait une inquiétude:

--Vous êtes très imprudent. Il ne faut pas vous montrer comme ça! Je
vous vois presque depuis la rue de Rivoli. Venez, nous allons nous
asseoir sur un banc, là-bas, derrière l'orangerie. C'est là qu'il
faudra m'attendre une autre fois.

Il ne put s'abstenir de demander:

--Vous venez donc souvent ici?

--Oui, j'aime beaucoup cet endroit; et, comme je suis une promeneuse
matinale, j'y viens prendre de l'exercice en regardant le paysage, qui
est fort joli. Et puis on n'y rencontre jamais personne, tandis que le
Bois est impossible. Mais ne révélez pas ce secret.

Il rit:

--Je m'en garderai bien!

Lui prenant une main, discrètement, une petite main cachée et pendante
dans les plis de son vêtement, il soupira.

--Comme je vous aime! Je suis malade de vous attendre. Avez-vous reçu
ma lettre?

--Oui, merci, j'en ai été fort touchée.

--Et alors vous n'êtes pas encore fâchée contre moi?

--Mais non. Pourquoi le serais-je? Vous êtes tout à fait gentil.

Il cherchait des paroles ardentes, vibrantes de reconnaissance et
d'émotion. N'en trouvant pas, et trop ému pour conserver la liberté du
choix des mots, il répéta:

--Comme je vous aime!

Elle lui dit:

--Je vous ai fait venir ici parce qu'il y a aussi de l'eau et des
bateaux. Ça ne ressemble point à là-bas, cependant ça n'est pas laid.

Ils s'étaient assis sur un banc, près de la balustrade de pierre
qui règne le long du fleuve, presque seuls, invisibles de partout.
Deux jardiniers et trois bonnes d'enfants étaient, à cette heure, les
uniques vivants de la longue terrasse.

Des voitures roulaient sur le quai à leurs pieds, sans qu'ils les
vissent. Des pas sonnaient sur le trottoir tout proche, contre le mur
qui portait la promenade, et, ne trouvant pas encore ce qu'ils allaient
se dire, ils regardaient ensemble ce beau paysage parisien qui va de
l'île Saint-Louis et des tours de Notre-Dame, aux coteaux de Meudon.
Elle répéta:

--C'est très joli tout de même, ceci.

Mais lui fut tout à coup saisi par le souvenir exaltant de leur voyage
dans le ciel, au sommet de la tour de l'Abbaye, et, dévoré du regret de
l'émotion enfuie:

--Oh! madame, lui dit-il. Vous rappelez-vous notre envolée du chemin
des Fous?

--Oui. Mais j'ai un peu peur, à présent que j'y pense de loin. Dieu!
Comme j'aurais le vertige s'il me fallait recommencer! J'étais tout
à fait grisée par le grand air, le soleil et la mer. Regardez, mon
ami, comme c'est superbe aussi ce que nous avons devant nous. J'aime
beaucoup Paris, moi.

Il fut surpris, ayant le confus pressentiment que quelque chose apparu
en elle, là-bas, n'y était plus. Il murmura:

--Qu'importe le pays pourvu que je sois près de vous!

Sans répondre, elle serra sa main. Alors, plus pénétré de bonheur par
cette légère pression qu'il ne l'eût été peut-être par une tendre
parole, le cœur allégé de la gêne qui l'avait oppressé jusqu'ici, il
put enfin parler.

Il lui dit lentement, avec des mots presque solennels, qu'il lui avait
donné sa vie pour toujours, afin qu'elle en fît ce qu'il lui plairait.

Reconnaissante, mais fille des doutes modernes, captive indélivrable
des ironies rongeuses, elle sourit en lui répondant:

--Ne vous engagez pas tant que ça!

Il se tourna vers elle tout à fait, et, en la regardant au fond des
yeux, de ce regard pénétrant qui ressemble à un toucher, il répéta
ce qu'il venait de lui dire, plus longuement, plus ardemment, plus
poétiquement. Tout ce qu'il lui avait écrit en tant de lettres
exaltées, il l'exprima avec une telle ferveur de conviction qu'elle
l'écoutait comme dans un nuage d'encens. Elle se sentait caressée, en
toutes ses fibres de femme, par cette bouche adoratrice, plus et mieux
qu'elle ne l'avait jamais été.

Quand il se tut, elle lui répondit simplement:

--Moi aussi, je vous aime bien!

Ils se tenaient la main ainsi que les adolescents qui s'en vont côte à
côte par les routes de campagne, et ils regardaient maintenant, d'un
œil vague, glisser sur la rivière les mouches à vapeur. Ils étaient
seuls dans Paris, dans la rumeur confuse, immense, rapprochée et
lointaine qui flottait sur eux, dans cette ville pleine de toute la
vie du monde, plus qu'ils n'avaient été seuls au sommet de la tour
aérienne; et pendant quelques secondes ils oublièrent vraiment tout à
fait qu'il existait sur la terre autre chose qu'eux.

Ce fut elle qui retrouva la première le sentiment de la réalité, et
celle de l'heure qui marchait.

--Voulez-vous nous revoir ici demain? dit-elle.

Il réfléchit quelques secondes, et, troublé par ce qu'il allait
demander:

--Oui... oui... certainement... Mais... ne nous verrons-nous jamais
ailleurs?... Cet endroit est solitaire... Cependant... tout le monde
peut y venir.

Elle hésitait.

--C'est juste... Il faut pourtant aussi que vous ne vous montriez à
personne pendant quinze jours au moins, pour faire croire à votre
voyage. Ce sera très gentil et très mystère de nous rencontrer sans
qu'on vous sache à Paris. Mais je ne puis vous recevoir en ce moment.
Alors... je ne vois pas...

Il se sentait rougir, et reprit:

--Je ne peux pas non plus vous prier d'entrer chez moi. N'y aurait-il
pas d'autres moyens, d'autres endroits?...

Elle ne fut ni surprise ni choquée, étant une femme de raison pratique,
de logique élevée et sans fausse pudeur.

--Mais oui, dit-elle. Seulement il faut le temps d'y songer.

--J'y ai songé.

--Déjà?

--Oui, madame.

--Eh bien?

--Connaissez-vous la rue des Vieux-Champs, à Auteuil?

--Non.

--Elle donne dans la rue Tournemine et dans la rue Jean-de-Saulge.

--Après!

--Dans cette rue, ou plutôt dans cette ruelle, existe un jardin; dans
ce jardin, un pavillon ayant sortie également par les deux autres voies
que je viens de citer.

--Après!

--Ce pavillon vous attend.

Elle se mit à réfléchir, puis, toujours sans embarras, elle posa deux
ou trois questions de prudence féminine. Il donna des explications,
satisfaisantes paraît-il, car elle murmura, en se levant:

--Eh bien! j'irai demain.

--Quelle heure?

--Trois heures.

--Je vous attendrai derrière la porte, au numéro 7. N'oubliez pas.
Frappez seulement en passant.

--Oui, adieu, mon ami, à demain.

--A demain. Adieu. Merci. Je vous adore!

Ils étaient debout.

--Ne m'accompagnez pas, dit-elle; restez ici pendant dix minutes, puis
allez-vous-en par le quai.

--Adieu.

--Adieu.

Elle partit très vite, avec un air si discret, si modeste, si pressé,
qu'elle ressemblait vraiment tout à fait à une de ces fines et
laborieuses filles de Paris, qui trottent au matin par les rues, en
allant à des besognes honnêtes.

Il se fit conduire à Auteuil, tourmenté par la crainte que le logis ne
fût pas prêt le lendemain.

Mais il le trouva plein d'ouvriers. Les murs étaient couverts
d'étoffes, les tapis posés sur les parquets. On frappait, on clouait,
on lavait partout. Dans le jardin, assez vaste et coquet, débris d'un
ancien parc, contenant quelques grands et vieux arbres, des bosquets
épais simulant un bois, deux salles vertes, deux gazons et des chemins
tournant à travers les massifs, l'horticulteur du voisinage avait déjà
planté des rosiers, des œillets, des géraniums, du réséda, vingt autres
sortes de ces plantes dont on hâte ou dont on retarde l'épanouissement
avec des soins attentifs, afin de pouvoir faire en un seul jour un
parterre fleuri d'un champ inculte.

Mariolle fut joyeux comme s'il venait de remporter un nouveau succès
auprès d'elle, et, ayant obtenu le serment du tapissier que tous les
meubles seraient en place le lendemain avant midi, il s'en alla, par
divers magasins, acheter des bibelots pour fleurir aussi le dedans de
cette demeure. Il choisit pour les murs ces admirables photographies
qu'on fait aujourd'hui des tableaux célèbres, pour les cheminées et les
tables des faïences de Deck et quelques-uns de ces objets familiers que
les femmes toujours aiment à trouver sous leur main.

Il dépensa dans sa journée deux mois de son revenu, et il le fit avec
un plaisir profond en songeant que depuis dix ans il avait sans cesse
économisé, non par amour de l'épargne, mais par absence de besoins, ce
qui lui permettait maintenant de se conduire en grand seigneur.

Dès le matin, le jour suivant, il revint à ce pavillon, présida à
l'arrivée des meubles, à leur placement, suspendit lui-même les cadres,
monta sur des échelles, brûla des parfums, en vaporisa sur les étoffes,
en répandit sur le tapis. Dans sa fièvre, dans le ravissement excité
de tout son être, il avait l'impression de faire la chose la plus
amusante, la plus délicieuse qu'il eût jamais faite. A chaque minute,
il regardait l'heure, calculait combien de temps le séparait encore du
moment où elle entrerait, et il pressait les ouvriers, s'agitait pour
trouver mieux, pour arranger et disposer les objets dans leur ordre le
plus heureux.

Par prudence, avant deux heures il congédia tout le monde, et alors,
pendant la marche lente des aiguilles parcourant le dernier tour du
cadran, dans le silence de cette maison où il attendait le plus grand
bonheur qu'il eût espéré, il savoura, seul avec son rêve, en allant et
venant de la chambre au salon, parlant haut, imaginant, déraisonnant,
la plus folle jouissance d'amour qu'il devait jamais goûter.

Puis il sortit au jardin. Les rayons de soleil tombaient sur l'herbe
à travers les feuilles, éclairaient surtout d'une façon charmante
une corbeille de roses. Le ciel se prêtait donc aussi à parer ce
rendez-vous. Puis il s'embusqua contre la porte, qu'il entr'ouvrait par
instants, par crainte qu'elle ne se trompât.

Trois heures sonnèrent, répétées aussitôt par dix horloges de couvents
ou d'usines. Il attendait maintenant, sa montre à la main, et il
tressaillit d'étonnement quand deux petits coups furent frappés contre
le bois où il tenait collée son oreille, car il n'avait entendu aucun
bruit de pas dans la ruelle.

Il ouvrit: c'était elle. Elle regardait, surprise. Elle inspecta
d'abord, d'un coup d'œil inquiet, les maisons les plus voisines, et
elle se rassura, car elle ne connaissait certainement personne parmi
les bourgeois modestes qui devaient habiter là; ensuite elle examina
le jardin avec une curiosité satisfaite; enfin elle posa le dos de ses
deux mains, qu'elle venait de déganter, sur la bouche de son amant,
puis elle prit son bras.

Elle répétait à chaque pas:

--Dieu! que c'est joli! que c'est inattendu! que c'est séduisant!

Apercevant la plate-bande de roses que le soleil, dans une trouée de
branches, illuminait, elle s'écria:

--Mais c'est de la féerie, mon cher ami!

Elle en cueillit une, la baisa et la mit à son corsage. Alors ils
entrèrent dans le pavillon; et elle paraissait si contente qu'il avait
envie de se mettre à genoux devant elle, bien qu'au fond du cœur il
eût senti qu'elle aurait dû peut-être s'occuper plus de lui et moins
du lieu. Elle regardait autour d'elle, agitée d'un plaisir de petite
fille qui trouve et manie un jouet nouveau, et, sans trouble dans ce
joli tombeau de sa vertu de femme, elle en appréciait l'élégance avec
une satisfaction de connaisseur dont on a flatté les goûts. Elle avait
craint, en venant, le logis banal, aux étoffes ternies, souillé par
d'autres rendez-vous. Tout cela, au contraire, était neuf, imprévu,
coquet, fait pour elle, et avait dû coûter fort cher. Il était vraiment
parfait, cet homme.

Se tournant vers lui, elle souleva ses deux bras, par un ravissant
geste d'appel, et ils s'étreignirent dans un de ces baisers aux yeux
clos qui donnent l'étrange et double sensation du bonheur et du néant.

Ils eurent, dans l'impénétrable silence de cette retraite, trois heures
de face à face, de corps à corps, de bouche à bouche, qui mêlèrent
enfin pour André Mariolle l'ivresse des sens à l'ivresse de l'âme.

Avant de se quitter, ils firent un tour dans le jardin, et s'assirent
en une des salles vertes où on ne pouvait les apercevoir de nulle part.
André, plein d'exubérance, lui parlait comme à une idole qui venait de
descendre pour lui de son piédestal sacré, et elle l'écoutait, alanguie
par une de ces fatigues dont il avait vu souvent se refléter l'ennui
dans ses yeux, après les visites trop longues de gens qui l'avaient
lassée. Elle demeurait affectueuse pourtant, la figure éclairée d'un
sourire tendre, un peu contraint, et, tenant sa main, elle la serrait
d'une étreinte continue, plus irréfléchie peut-être que volontaire.

Elle ne devait point l'entendre, car elle l'interrompit au milieu d'une
phrase pour lui dire:

--Il faut absolument que je m'en aille. Je dois être à six heures chez
la marquise de Bratiane, et je vais y arriver fort en retard.

Il la conduisit tout doucement à la porte qu'il lui avait ouverte à son
entrée. Ils s'embrassèrent, et, après un coup d'œil furtif dans la rue,
elle partit en rasant le mur.

Dès qu'il fut seul, qu'il sentit ce vide subit laissé en nous, après
les étreintes, par la femme disparue, et la bizarre petite déchirure
faite au cœur par la fuite des pas qui s'éloignent, il lui sembla qu'il
était abandonné et solitaire, comme s'il n'avait rien pris d'elle;
et il se mit à marcher par les chemins sablés, en songeant à cette
contradiction éternelle de l'espérance et de la réalité.

Il resta là jusqu'à la nuit, se rassérénant peu à peu, et se donnant à
elle, de loin, plus assurément qu'elle ne s'était livrée à lui entre
ses bras; puis il rentra en son appartement, dîna sans remarquer ce
qu'il mangeait, et se mit à lui écrire.

La journée du lendemain lui parut longue, la soirée interminable. Il
lui écrivit encore. Comment ne lui avait-elle rien répondu, rien fait
dire? Il reçut un court télégramme, le matin du second jour, lui fixant
pour le jour suivant un nouveau rendez-vous à la même heure. Ce petit
papier bleu le délivra soudain de ce mal d'attendre dont il commençait
à souffrir.

Elle vint, comme la première fois, exacte, affectueuse et souriante; et
leur rencontre dans la petite maison d'Auteuil fut toute pareille à la
première. André Mariolle, surpris d'abord et vaguement ému de ne pas
sentir éclore entre eux l'extasiante passion dont il avait pressenti
l'approche, mais plus sensuellement épris, oubliait doucement le
songe de la possession attendue dans le bonheur un peu différent de
la possession obtenue. Il s'attachait à elle par la caresse, lien
redoutable, le plus fort de tous, le seul dont on ne se délivre jamais
quand il a bien enlacé et quand il serre jusqu'au sang la chair d'un
homme.

Vingt jours passèrent, si doux, si légers! Il lui semblait que cela ne
devait pas finir, qu'il resterait toujours ainsi, disparu pour tous
et vivant pour elle seule, et, dans sa pensée entraînable d'artiste
infécond, toujours rongé d'attentes, naissait un impossible espoir de
vie discrète, heureuse et cachée.

Elle venait, de trois jours en trois jours, sans résistances, attirée,
semblait-il, autant par l'amusement de ce rendez-vous, par le charme de
la petite maison devenue une serre de fleurs rares, et par la nouveauté
de cette vie d'amour, à peine dangereuse, puisque personne n'avait le
droit de la suivre, mais pleine de mystère cependant, que séduite par
la tendresse prosternée et grandissante de son amant.

Puis un jour, elle lui dit:

--Maintenant, mon cher ami, il faut reparaître. Vous viendrez passer
l'après-midi chez moi demain. J'ai annoncé que vous étiez revenu.

Il fut navré:

--Oh! pourquoi sitôt? dit-il.

--Parce que, si on apprenait, par hasard, que vous êtes à Paris, votre
présence ici serait trop inexplicable pour ne pas faire naître des
suppositions.

Il reconnut qu'elle avait raison et promit de venir chez elle le
lendemain. Il lui demanda ensuite:

--Vous recevez donc demain?

--Oui, dit-elle. Il y a même chez moi une petite solennité.

Cette nouvelle lui fut désagréable.

--Quel genre de solennité?

Elle riait, enchantée.

--J'ai obtenu de Massival, au prix des plus grandes flagorneries, qu'il
jouât chez moi sa _Didon_, que personne encore ne connaît. C'est le
poème de l'amour antique. Mme de Bratiane, qui se considérait comme
l'unique propriétaire de Massival, est exaspérée.

Elle sera là d'ailleurs, car elle chante. Suis-je forte?

--Vous aurez beaucoup de monde?

--Oh! non, quelques intimes seulement. Vous les connaissez presque tous.

--Ne puis-je me dispenser de cette fête? Je suis si heureux dans ma
solitude.

--Oh! non, mon ami. Comprenez donc que je tiens à vous avant tout.

Il eut un battement de cœur.

--Merci, dit-il, je viendrai.




III


Bonjour, cher monsieur.

Mariolle remarqua que ce n'était plus le «cher ami» d'Auteuil, et la
poignée de main fut courte, une pression hâtive de femme occupée,
agitée, en pleines fonctions mondaines. Il entra dans le salon pendant
que Mme de Burne s'avançait vers la toute belle Mme Le Prieur que ses
décolletages hardis et ses prétentions aux formes sculpturales avaient
fait surnommer un peu ironiquement «la Déesse». Elle était femme d'un
membre de l'Institut, section des Inscriptions et Belles-Lettres.

--Ah, Mariolle, s'écria Lamarthe, d'où sortez-vous donc, mon cher? On
vous croyait mort.

--Je viens de faire un voyage dans le Finistère.

Il racontait ses impressions, quand le romancier l'interrompit.

--Est-ce que vous connaissez la baronne de Frémines?

--Non, de vue seulement; mais on m'a beaucoup parlé d'elle. On la dit
fort curieuse.

--L'archiduchesse des détraquées, mais avec une saveur, un bouquet de
modernité exquis. Venez que je vous présente.

Le prenant par le bras, il l'entraîna vers une jeune femme qu'on
comparait toujours à une poupée, une pâle et ravissante petite poupée
blonde, inventée et créée par le diable lui-même pour la damnation des
grands enfants à barbe! Elle avait des yeux longs, minces, fendus, un
peu retroussés, semblait-il, vers les tempes, comme ceux de la race
chinoise; leur regard d'émail bleu glissait entre les paupières qui
s'ouvraient rarement tout à fait, de lentes paupières, faites pour
voiler, pour retomber sans cesse sur le mystère de cette créature.

Les cheveux, très clairs, luisaient de reflets argentés de soie,
et la bouche fine, aux lèvres étroites, semblait dessinée par un
miniaturiste, puis creusée par la main légère d'un ciseleur. La voix
qui sortait de là avait des vibrations de cristal, et les idées
imprévues, mordantes, d'un tour particulier, méchant et drôle,
d'un charme destructeur, la séduction corruptrice et froide, la
complication tranquille de cette gamine névrosée, troublaient son
entourage de passions et d'agitations violentes. Elle était connue de
tout Paris comme la plus extravagante des mondaines du vrai monde, la
plus spirituelle aussi; mais personne ne savait au juste ce qu'elle
était, ce qu'elle faisait. Elle dominait en général les hommes avec
une puissance irrésistible. Son mari également demeurait une énigme.
Affable et grand seigneur, il semblait ne rien voir. Était-il aveugle,
indifférent ou complaisant? Peut-être n'avait-il vraiment autre chose
à voir que des excentricités qui, sans doute, l'amusaient lui-même.
Toutes les opinions d'ailleurs se donnaient cours sur lui. Des bruits
très méchants couraient. On allait jusqu'à insinuer qu'il profitait des
vices secrets de sa femme.

Entre Mme de Burne et elle, il y avait des attirances de nature
et des jalousies féroces, des périodes d'intimité suivies par des
crises d'inimitié furieuse. Elles se plaisaient, se redoutaient et se
recherchaient, comme deux duellistes de profession qui s'apprécient et
désirent se tuer.

La baronne de Frémines, en ce moment, triomphait. Elle venait de
remporter une victoire, une grande victoire: elle avait conquis
Lamarthe; elle l'avait pris à sa rivale, détaché et cueilli pour le
domestiquer ostensiblement parmi ses suivants attitrés. Le romancier
semblait épris, intrigué, charmé et stupéfait de tout ce qu'il avait
découvert dans cette créature invraisemblable, et il ne pouvait
s'empêcher de parler d'elle à tout le monde, ce dont on jasait déjà.

Au moment où il présentait Mariolle, le regard de Mme de Burne tomba
sur lui de l'autre bout du salon, et il sourit, en murmurant à
l'oreille de son ami:

--Regardez donc la Souveraine d'ici qui n'est pas contente.

André leva les yeux; mais Mme de Burne se retournait vers Massival,
apparu sous la portière soulevée.

Il fut suivi presque immédiatement par la marquise de Bratiane; ce qui
fit dire à Lamarthe:

--Tiens! nous n'aurons qu'une seconde audition de _Didon_; la première
a dû avoir lieu dans le coupé de la marquise.

Mme de Frémines ajouta:

--La collection de notre amie de Burne perd vraiment ses plus beaux
joyaux.

Une colère, une sorte de haine contre cette femme, s'éveilla
brusquement au cœur de Mariolle, et une irritation subite contre tout
ce monde, contre la vie de ces gens, leurs idées, leurs goûts, leurs
penchants futiles, leurs amusements de pantins. Alors, profitant de ce
que Lamarthe s'était penché pour parler bas à la jeune femme, il tourna
le dos et s'éloigna.

La belle Mme Le Prieur se trouvait seule, à quelques pas devant lui. Il
alla la saluer. D'après Lamarthe, celle-là représentait l'ancien jeu
dans ce milieu d'avant-garde. Jeune, grande, jolie, avec des traits
fort réguliers, avec des cheveux châtains où couraient des nuances de
feu, affable, captivante par son charme tranquille et bienveillant,
par une coquetterie calme et savante aussi, par un grand désir de
plaire dissimulé sous des dehors de sincère et simple affection, elle
avait des partisans déterminés, qu'elle se gardait bien d'exposer à
des rivalités dangereuses. Sa maison passait pour un cercle d'étroite
intimité, où tous les habitués d'ailleurs vantaient avec ensemble les
mérites du mari.

Elle et Mariolle se mirent à causer. Elle appréciait beaucoup cet homme
intelligent et réservé, dont on parlait peu et qui valait peut-être
mieux que les autres.

Les derniers invités entraient. Le gros Fresnel, essoufflé, essuyant
encore d'un dernier effleurement de mouchoir son front toujours tiède
et luisant, le philosophe mondain Georges de Maltry, puis, ensemble le
baron de Gravil et le comte de Marantin. M. de Pradon faisait avec sa
fille les honneurs de cette matinée. Il fut plein d'attentions pour
Mariolle. Mais Mariolle, le cœur serré, la regardait aller, venir,
s'occuper de tout ce monde plus que de lui. Deux fois, il est vrai,
elle lui avait jeté de loin des regards rapides qui semblaient dire:
«Je pense à vous», mais si courts qu'il s'était peut-être mépris sur
leur sens. Et puis il ne pouvait plus ne pas voir que l'assiduité
agressive de Lamarthe pour Mme de Frémines irritait Mme de Burne.
«Ce n'est là, pensait-il, que du dépit de coquette, de la jalousie
de salonnière à qui on a volé un bibelot rare.» Il en souffrait déjà
pourtant; il souffrait surtout de constater qu'elle les regardait sans
cesse d'une façon furtive et dissimulée, et qu'elle ne s'inquiétait
nullement de le voir, lui, assis près de Mme Le Prieur. C'est qu'elle
le tenait, elle en était sûre, tandis que l'autre lui échappait. Alors
qu'était donc pour elle déjà cet amour, leur amour né d'hier, et qui ne
laissait survivre en lui aucune autre idée?

M. de Pradon demandait le silence, et Massival ouvrait le piano, dont
Mme de Bratiane s'approchait en ôtant ses gants, car elle allait
chanter les transports de Didon, quand la porte s'ouvrit encore une
fois, et un jeune homme parut qui fixa tous les yeux. Il était grand,
svelte, avec des favoris frisés, des cheveux blonds, courts et bouclés,
un air absolument aristocrate. Mme Le Prieur elle-même semblait émue.

--Qui est-ce? lui demanda Mariolle.

--Comment! vous ne le connaissez pas?

--Mais non.

--Le comte Rodolphe de Bernhaus.

--Ah! celui qui s'est battu avec Sigismond Fabre.

--Oui.

L'histoire avait fait grand bruit. Le comte de Bernhaus, conseiller de
l'ambassade d'Autriche, diplomate du plus grand avenir, un Bismarck
élégant, disait-on, ayant entendu, dans une réception officielle, un
mot mal sonnant sur sa souveraine, se battit le surlendemain avec celui
qui l'avait prononcé, escrimeur célèbre, et le tua. Après ce duel
par qui l'opinion publique avait été ravagée, le comte de Bernhaus
acquit du jour au lendemain une célébrité à la Sarah Bernhardt,
avec cette différence que son nom apparaissait dans une auréole de
poésie chevaleresque. Il était, en outre, charmant, agréable causeur,
excellemment distingué. Lamarthe disait de lui: «C'est le dompteur de
nos belles féroces.»

Il s'assit auprès de Mme de Burne avec un air très galant, et Massival
prit place devant le clavier, où ses doigts coururent quelques instants.

Presque tous les auditeurs changèrent de sièges, se rapprochèrent,
de façon à bien entendre et à bien voir en même temps la chanteuse.
Lamarthe se retrouva près de Mariolle épaule contre épaule.

Il y eut un grand silence plein d'attente, d'attention et de respect;
puis le musicien commença par une lente, une très lente succession de
notes qui avaient l'air d'un récit musical. Il y avait des pauses, des
reprises légères, des séries de petites phrases, tantôt languissantes,
tantôt nerveuses, inquiètes semblait-il, mais d'une originalité
imprévue. Mariolle rêvait. Il voyait une femme, la reine de Carthage,
dans la force de sa jeunesse mûre et de sa beauté pleinement éclose,
marchant à petits pas sur une côte baignée par la mer. Il devinait
qu'elle souffrait, qu'elle avait dans l'âme un grand malheur; et il
examinait Mme de Bratiane.

Immobile, pâle sous ses pesants cheveux noirs, qui semblaient avoir
été trempés dans de la nuit, l'Italienne, le regard fixe devant elle,
attendait. Il y avait dans son visage énergique, un peu dur, que ses
yeux et ses sourcils marquaient comme des taches, dans tout son être
brun, puissant et passionné, quelque chose de saisissant, une de ces
menaces d'orage qu'on devine dans les ciels sombres.

Massival continuait, en balançant un peu sa tête aux longs cheveux,
l'histoire poignante qu'il contait sur les sonores touches d'ivoire.

Soudain un frisson parcourut la chanteuse; elle entr'ouvrit la bouche,
et il en sortit une plainte d'angoisse interminable et déchirante.
Ce n'était point une de ces clameurs de désespoir tragique que les
chanteurs exhalent sur la scène avec des gestes dramatiques, ce
n'était pas non plus un de ces beaux gémissements d'amour trompé qui
font éclater une salle en bravos, mais un inexprimable cri, sorti de
la chair et non de l'âme, poussé comme un hurlement de bête écrasée,
le cri de l'animal féminin trahi. Puis elle se tut; et Massival
recommença, vibrante, plus animée, plus tourmentée, l'histoire de cette
misérable reine qu'un homme aimé avait abandonnée.

Alors, de nouveau, la voix de la femme s'éleva. Elle parlait
maintenant, elle disait l'intolérable torture de la solitude,
l'inapaisable soif des caresses enfuies et le supplice de savoir qu'il
est parti pour toujours.

Sa voix chaude et vibrante faisait tressaillir les cœurs. Elle
semblait souffrir tout ce qu'elle disait, aimer ou du moins être
capable d'aimer d'une ardeur furieuse, cette sombre Italienne avec sa
chevelure de ténèbres. Quand elle se tut, elle avait les yeux pleins de
larmes, et elle les essuya lentement. Lamarthe, penché vers Mariolle,
et tout frémissant d'exaltation artiste, lui dit:

--Dieu! qu'elle est belle en ce moment, mon cher: c'est une femme, la
seule qui soit ici.

Puis, après une courte réflexion, il ajouta:

--Au fait, qui sait? Il n'y a peut-être là qu'un mirage de la musique,
car rien n'existe que l'illusion! Mais quel art pour en donner des
illusions, celui-là, et toutes les illusions!

Il y eut alors un repos entre la première et la deuxième partie
du poème musical, et on félicita chaudement le compositeur de son
interprète. Lamarthe surtout fut très ardent dans ses compliments, et
il était vraiment sincère, en homme doué pour sentir, pour comprendre,
et que touchent également toutes les formes exprimées de la beauté.
La façon dont il dit à Mme de Bratiane ce qu'il avait éprouvé en
l'écoutant fut flatteur à la faire un peu rougir; et les autres femmes
qui l'entendirent en conçurent quelque dépit. Il n'était peut-être
pas inconscient de l'effet qu'il avait produit. Quand il se retourna
pour reprendre sa place, il aperçut le comte Rodolphe de Bernhaus qui
s'asseyait auprès de Mme de Frémines. Elle eut l'air tout de suite de
lui faire des confidences, et ils souriaient l'un et l'autre comme si
cette causerie intime les eût enchantés et ravis. Mariolle, de plus
en plus morne, était debout contre une porte. Le romancier alla le
rejoindre. Le gros Fresnel, Georges de Maltry, le baron de Gravil et
le comte de Marantin entouraient Mme de Burne, qui, debout, offrait du
thé. Elle semblait enfermée dans une couronne d'adorateurs. Lamarthe le
fit remarquer ironiquement à son ami, et il ajouta:

--Une couronne sans joyau d'ailleurs, et je suis certain qu'elle
donnerait tous ces cailloux du Rhin pour le brillant qui lui manque.

--Quel brillant? demanda Mariolle.

--Mais Bernhaus, le beau, l'irrésistible, l'incomparable Bernhaus,
celui pour qui cette fête est donnée, pour qui on a fait ce miracle de
décider Massival à faire chanter ici sa _Didon_ florentine.

André, bien qu'incrédule, se sentit étreint par un poignant chagrin.

--Y a-t-il longtemps qu'elle le connaît? dit-il.

--Oh! non, dix jours tout au plus. Mais elle en a fait des efforts
pendant cette courte campagne, et de la tactique de conquérante. Si
vous aviez été ici, vous auriez bien ri.

--Ah! pourquoi donc?

--Elle l'a rencontré pour la première fois chez Mme de Frémines. J'y
dînais ce soir-là. Bernhaus est très bien dans cette maison, comme
vous pouvez voir; il suffit de le regarder en ce moment; et voilà, à
la minute même qui suivit leur double salut, notre belle amie de Burne
partie en guerre à la conquête de l'unique Autrichien. Et elle réussit,
elle réussira, bien que la petite Frémines lui soit bien supérieure en
rosserie, en indifférence réelle et en perversité peut-être. Mais notre
amie de Burne est plus savante en coquetterie, plus femme, j'entends
femme moderne, c'est-à-dire irrésistible par l'artifice de séduction
qui remplace chez elles l'ancien charme naturel. Et ce n'est pas encore
l'artifice qu'il faudrait dire, mais l'esthétique, le sens profond
de l'esthétique féminin. Toute sa puissance est là. Elle se connaît
admirablement, parce qu'elle se plaît à elle-même plus que tout, et
elle ne se trompe jamais sur le meilleur moyen de conquérir un homme et
de se mettre en valeur pour nous capter.

Mariolle protesta.

--Je crois que vous exagérez; avec moi elle a été toujours fort simple!

--Parce que la simplicité est le truc qui vous convient. D'ailleurs, je
n'en veux pas dire de mal; je la trouve supérieure à presque toutes ses
semblables. Mais ce ne sont pas des femmes.

Quelques accords de Massival les firent taire, et Mme de Bratiane
chanta la seconde partie du poème, où elle fut vraiment une Didon
superbe de passion physique et de désespoir sensuel.

Mais Lamarthe ne quittait pas des yeux le tête-à-tête de Mme de
Frémines et du comte de Bernhaus.

Dès que la dernière vibration du piano se fut perdue dans les
applaudissements, il reprit, irrité comme s'il eût continué une
discussion, comme s'il eût répondu à quelque adversaire:

--Non, ce ne sont pas des femmes. Les plus honnêtes d'entre elles sont
des rosses inconscientes. Plus je les connais, moins je trouve en elles
cette sensation d'ivresse douce qu'une vraie femme doit nous donner.
Elles grisent aussi, mais en exaspérant les nerfs, car elles sont
frelatées. Oh, c'est très bon à déguster, mais ça ne vaut pas le vrai
vin d'autrefois. Voyez-vous, mon cher, la femme n'est créée et venue
en ce monde que pour deux choses, qui seules peuvent faire épanouir ses
vraies, ses grandes, ses excellentes qualités: l'amour et l'enfant.
Je parle comme M. Prudhomme. Or celles-ci sont incapables d'amour, et
elles ne veulent pas d'enfants; quand elles en ont, par maladresse,
c'est un malheur, puis un fardeau. En vérité, ce sont des monstres.

Étonné du ton violent qu'avait pris l'écrivain et du regard de colère
qui brillait dans ses yeux, Mariolle lui demanda:

--Alors pourquoi passez-vous la moitié de votre vie dans leurs jupes?

Lamarthe répondit avec vivacité:

--Pourquoi? Pourquoi? Mais parce que ça m'intéresse, parbleu! Et
puis... et puis... allez-vous défendre aux médecins d'entrer dans les
hôpitaux regarder les maladies? C'est ma clinique à moi, ces femmes-là.

Cette réflexion parut l'avoir calmé. Il ajouta:

--Puis, je les adore parce qu'elles sont bien d'aujourd'hui. Au fond
je ne suis guère plus un homme qu'elles ne sont des femmes. Quand je
me suis à peu près attaché à l'une d'elles, je m'amuse à découvrir et
à examiner tout ce qui m'en détache avec une curiosité de chimiste qui
s'empoisonne pour expérimenter des venins.

Après un silence il reprit encore:

--De cette façon je ne serai jamais vraiment pincé par elles. Je joue
leur jeu, aussi bien qu'elles, mieux qu'elles peut-être, et ça me
sert pour mes livres, tandis que ça ne leur sert à rien, à elles, ce
qu'elles font. Sont-elles bêtes! Toutes des ratées, de délicieuses
ratées qui n'arrivent, quand elles sont sensibles à leur manière, qu'à
crever de chagrin en vieillissant.

En l'écoutant, Mariolle sentait tomber sur lui une de ces tristesses
pareilles aux humides mélancolies dont les pluies continues
assombrissent la terre. Il savait bien qu'en général l'homme de lettres
n'avait pas tort, mais il ne pouvait admettre qu'il eût tout à fait
raison.

Alors, un peu irrité, il discuta, non pas tant pour défendre les femmes
que pour découvrir les causes de leur mobilité désenchantée dans la
littérature contemporaine.

--Au temps où les romanciers et les poètes les exaltaient et les
faisaient rêver, disait-il, elles cherchaient et croyaient trouver
dans la vie l'équivalent de ce que leur cœur avait pressenti dans
leurs lectures. Aujourd'hui, vous vous obstinez à supprimer toutes les
apparences poétiques et séduisantes, pour ne montrer que les réalités
désillusionnantes. Or, mon cher, plus d'amour dans les livres, plus
d'amour dans la vie. Vous étiez des inventeurs d'idéal, elles croyaient
à vos inventions. Vous n'êtes maintenant que des évocateurs de réalités
précises, et derrière vous elles se sont mises à croire à la vulgarité
de tout.

Lamarthe, qu'amusaient toujours les discussions littéraires, commençait
une dissertation quand Mme de Burne s'approcha d'eux.

Elle était vraiment dans un de ses beaux jours, habillée à ravir les
yeux, avec cet air hardi et provocant que lui donnait la sensation de
la lutte. Elle s'assit:

--Voilà ce que j'aime, dit-elle: surprendre deux hommes qui causent,
sans qu'ils parlent pour moi. Vous êtes d'ailleurs les deux seuls
intéressants à entendre ici. Sur quoi discutez-vous?

Lamarthe, sans embarras et d'un ton de gouaillerie galante, lui révéla
la question soulevée. Puis il reprit ses arguments avec une verve
accentuée par le désir de parade qui excite devant les femmes tous les
buveurs de gloire.

Elle s'amusa tout de suite du motif de cette querelle, et, excitée
elle-même par ce sujet, y prit part, en défendant les femmes modernes
avec beaucoup d'esprit, de finesse et d'à-propos. Quelques phrases,
incompréhensibles pour le romancier, sur la fidélité et l'attachement
dont les plus suspectes pouvaient être capables, firent battre le cœur
de Mariolle, et, quand elle fut partie pour aller s'asseoir à côté de
Mme de Frémines, qui avait gardé près d'elle obstinément le comte de
Bernhaus, Lamarthe et Mariolle, séduits par tout ce qu'elle leur avait
montré de science féminine et de grâce, se déclarèrent l'un à l'autre
qu'elle était incontestablement exquise.

--Et regardez-là! dit l'écrivain.

C'était le grand duel. De quoi parlaient-ils, à présent, l'Autrichien
et les deux femmes? Mme de Burne était arrivée juste au moment où
le tête-à-tête trop prolongé de deux personnes, même quand elles se
plaisent, devient monotone; et elle le rompait en racontant d'un air
indigné tout ce qu'elle venait d'entendre dans la bouche de Lamarthe.
Tout cela certes pouvait s'appliquer à Mme de Frémines, tout cela
venait de sa plus récente conquête, tout cela était répété devant un
homme très fin qui savait tout comprendre. Le feu de nouveau prit à
cette question éternelle de l'amour; et la maîtresse de la maison fit
signe à Lamarthe et à Mariolle de les rejoindre. Puis, comme les voix
s'élevaient, elle appela tout le monde.

Une discussion générale suivit, gaie et passionnée, où chacun dit son
mot, et où Mme de Burne trouva le moyen d'être la plus fine et la plus
amusante, en laissant traîner du sentiment, peut-être factice, en de
drolatiques opinions, car elle était vraiment dans un jour de succès,
plus animée, intelligente et jolie qu'elle n'avait jamais été.




IV


Dès qu'André Mariolle eut quitté Mme de Burne, le charme mordant de sa
présence s'évanouissant, il sentit en lui et autour de lui, dans sa
chair, dans son âme, dans l'air et dans le monde entier une espèce de
disparition de ce bonheur de vivre qui le soutenait et l'animait depuis
quelque temps.

Que s'était-il passé? Rien, presque rien. Elle avait été charmante pour
lui à la fin de cette réunion, lui disant, par un ou deux regards: «Il
n'y a que vous ici pour moi». Et pourtant il sentait qu'elle venait de
lui faire des révélations qu'il aurait voulu toujours ignorer. Cela
aussi n'était rien, presque rien; et il demeurait cependant stupéfait
comme un homme qui découvre de sa mère ou de son père une action
suspecte, en apprenant que, depuis ces vingt jours, pendant ces vingt
jours qu'il avait cru donnés entièrement, voués par elle, comme par
lui, minute par minute au sentiment si neuf et si vif de leur tendresse
éclose, elle avait repris son existence ancienne, fait tant de visites,
de démarches, de projets, recommencé ces odieuses luttes de galanterie,
combattu ses rivales, pourchassé des hommes, reçu avec plaisir des
compliments, et déployé toutes ses grâces pour d'autres que pour lui.

Déjà! Elle avait fait tout cela, déjà! Oh, plus tard, il n'aurait pas
été surpris. Il connaissait le monde, les femmes, les sentiments, il
n'aurait jamais eu, étant assez intelligent pour tout comprendre, des
exigences excessives, ni des inquiétudes ombrageuses. Elle était belle,
née, faite pour plaire, pour recevoir des hommages, et entendre des
fadeurs. Parmi tous elle l'avait choisi, s'était donnée hardiment,
royalement. Il serait demeuré, il demeurerait quand même le serviteur
reconnaissant de ses caprices et le spectateur résigné de sa vie de
jolie femme. Mais quelque chose souffrait en lui, dans cette espèce
de caverne obscure du fond de l'âme où sont blotties les sensibilités
délicates.

Il avait tort sans doute, et il avait toujours eu tort ainsi depuis
qu'il se connaissait. Il passait dans le monde avec trop de prudence
sentimentale. La peau de son âme était trop tendre. De là l'espèce
d'isolement dans lequel il avait vécu, par crainte des contacts et des
froissements. Il avait tort, car ces froissements viennent presque
toujours de ce qu'on n'admet pas, de ce qu'on ne tolère point chez les
autres une nature très différente de la nôtre. Il le savait, l'ayant
souvent observé; mais il ne pouvait non plus modifier la vibration
spéciale de son être.

Certes il n'avait rien à reprocher à Mme de Burne; car, si elle l'avait
tenu éloigné de son salon et caché pendant ces jours de bonheur donné
par elle, c'était pour égarer les regards, tromper les surveillances,
être à lui plus sûrement ensuite. Pourquoi donc cette peine entrée en
son cœur? Ah! pourquoi? C'est qu'il l'avait crue à lui tout entière, et
il venait de reconnaître, de deviner qu'il ne pourrait jamais saisir et
posséder la si grande surface de cette femme qui appartenait à tout le
monde.

Il savait d'ailleurs fort bien que toute la vie est faite d'à peu près,
et il s'y était jusqu'ici résigné, cachant son mécontentement des
satisfactions insuffisantes sous une sauvagerie volontaire. Mais il
avait pensé cette fois qu'il allait obtenir enfin le «tout à fait» sans
cesse espéré, sans cesse attendu. Le «tout à fait» n'est point de ce
monde.

Sa soirée fut mélancolique, et il se consolait par des raisonnements de
l'impression pénible qu'il avait éprouvée.

Quand il fut au lit, cette impression, au lieu de diminuer, s'accrut,
et, comme il ne laissait en lui rien d'inexploré, il chercha les
moindres origines des malaises nouveaux de son cœur. Ils passaient,
s'en allaient, revenaient comme de petits souffles de vent glacé,
éveillant en son amour une souffrance encore faible, lointaine, mais
inquiétante à la façon de ces vagues névralgies que fait naître un
courant d'air, menaces du mal aux horribles crises.

Il comprit d'abord qu'il était jaloux, non plus seulement comme
un amoureux exalté, mais comme un mâle qui possède. Tant qu'il ne
l'avait pas revue au milieu des hommes, de ses hommes, il avait ignoré
cette sensation, tout en la prévoyant un peu, mais en la supposant
différente, très différente de ce qu'elle allait devenir. En retrouvant
la maîtresse qu'il supposait occupée de lui seul pendant ces jours de
rendez-vous secrets et fréquents, pendant cette période des premières
étreintes qui aurait dû être toute d'isolement et d'émotion ardente,
en la retrouvant, autant et plus même qu'avant de se donner, amusée
et passionnée par toutes ses anciennes et futiles coquetteries, par
ce gaspillage de sa personne à tout venant, qui ne devait pas laisser
grand'chose d'elle-même au préféré, il se sentit jaloux encore plus par
la chair que par l'âme, non pas d'une façon vague, comme d'une fièvre
qui couve, mais d'une façon précise, car il douta d'elle.

Il douta d'abord par l'instinct, par une sensation de méfiance glissée
en ses veines plus qu'en sa pensée, par ce mécontentement presque
physique de l'homme qui n'est pas sûr de sa compagne. Après avoir douté
ainsi, il soupçonna.

Qu'était-il pour elle, après tout? Un premier amant, ou le dixième? Le
successeur direct du mari, M. de Burne, ou le successeur de Lamarthe,
de Massival, de Georges de Maltry, et le prédécesseur du comte de
Bernhaus, peut-être? Que savait-il d'elle? Qu'elle était jolie à ravir,
élégante plus qu'aucune autre, intelligente, fine, spirituelle, mais
changeante, vite lassée, fatiguée, dégoûtée, éprise d'elle-même avant
tout et insatiablement coquette. Avait-elle eu un amant--ou des amants
avant lui? Si elle n'en avait pas eu, se serait-elle donnée avec cette
crânerie? Où aurait-elle pris l'audace d'ouvrir la porte de sa chambre,
la nuit, dans une auberge? Serait-elle venue ensuite avec cette
facilité dans la maison d'Auteuil? Avant de s'y rendre, elle avait
posé seulement quelques questions de femme expérimentée et prudente.
Il avait répondu en homme circonspect, accoutumé à ces rencontres;
et aussitôt elle avait dit «oui», confiante, rassurée, renseignée
probablement par des aventures précédentes.

Comme elle avait frappé avec une autorité discrète, à cette petite
porte derrière laquelle il attendait, lui, défaillant, le cœur battant!
Comme elle était entrée sans émotion visible, préoccupée uniquement de
constater si on ne pouvait pas la reconnaître des maisons voisines!
Comme elle s'était sentie chez elle, tout de suite, en ce logis
suspect, loué et meublé pour ses abandons! Une femme, même hardie,
supérieure aux morales, dédaigneuse des préjugés, aurait-elle gardé
cette tranquillité en pénétrant, novice, dans tout l'inconnu du premier
rendez-vous?

Le trouble mental, les hésitations physiques, la crainte instinctive
des pieds qui ne savent pas où ils vont, n'aurait-elle pas senti tout
cela si elle n'était point un peu experte en ces excursions d'amour, et
si la pratique de ces choses n'avait usé déjà sa native pudeur?

Enfiévré de cette fièvre irritante, intolérable, que les peines de
l'âme éveillent dans la chaleur du lit, Mariolle s'agitait, entraîné
comme un homme qui glisse sur une pente par l'enchaînement de ses
suppositions. Parfois il essayait d'en arrêter la marche et d'en briser
la suite; il cherchait, il trouvait, il savourait des réflexions justes
et rassurantes; mais un germe de peur était en lui dont il ne pouvait
entraver l'accroît.

Pourtant qu'avait-il à lui reprocher? Rien autre chose que de n'être
pas toute pareille à lui, de ne pas comprendre la vie comme lui, et
de n'avoir pas dans le cœur un instrument de sensibilité tout à fait
d'accord avec le sien.

Dès son réveil le lendemain, le désir de la revoir, de fortifier
près d'elle sa confiance en elle grandit en lui comme une faim, et
il attendit le moment convenable pour lui faire sa première visite
officielle.

En le voyant entrer dans le salon des intimes, où, seule, elle écrivait
quelques lettres, elle vint à lui les deux mains tendues:

--Ah! bonjour, cher ami, dit-elle, avec un air de joie si vive et si
sincère que tout ce qu'il avait pensé d'odieux, dont l'ombre flottait
encore en son esprit, s'évapora sous cet accueil.

Il s'assit près d'elle, et il lui parla tout de suite de la façon dont
il l'aimait, car ce n'était plus la même chose qu'avant. Il lui fit
comprendre avec tendresse qu'il y a sur la terre deux races d'amoureux:
ceux qui désirent comme des fous et dont l'ardeur s'affaiblit au
lendemain du triomphe, et ceux que la possession asservit et capture,
en qui l'amour sensuel, se mêlant aux immatériels et inexprimables
appels que le cœur de l'homme jette parfois vers une femme, fait éclore
la grande servitude de l'amour complet et torturant.

Torturant, certes, et toujours, quelque heureux qu'il soit, car rien ne
rassasie, même aux heures les plus intimes, le besoin d'Elle que nous
portons en nous.

Mme de Burne l'écoutait charmée, reconnaissante, et s'exaltant
à l'entendre, s'exaltant comme au théâtre lorsqu'un acteur joue
puissamment son rôle, et que ce rôle nous émeut par l'éveil d'un
écho dans notre propre vie. C'était bien un écho, l'écho troublant
d'une passion sincère; mais ce n'était pas en elle que criait cette
passion. Pourtant elle se sentait si contente d'avoir fait naître
ce sentiment-là, si contente que ce fût dans un homme capable de
l'exprimer ainsi, dans un homme qui lui plaisait décidément beaucoup, à
qui elle s'attachait vraiment, dont elle avait de plus en plus besoin,
non pour son corps, non pour sa chair, mais pour son mystérieux
être féminin si avide de tendresse, d'hommages, d'asservissement, si
contente, qu'elle avait envie de l'embrasser, de lui donner sa bouche,
de se donner toute, pour qu'il continuât à l'adorer ainsi.

Elle lui répondit sans feinte et sans pruderie, avec l'adresse profonde
dont certaines femmes sont douées, en lui montrant qu'il avait fait
aussi, en son cœur à elle, de grands progrès. Et, dans le salon,
où par hasard, ce jour-là, personne ne vint jusqu'au crépuscule,
ils demeurèrent en tête-à-tête à se parler de la même chose, en se
caressant avec des mots qui n'avaient pas le même sens pour leurs âmes.

On avait apporté les lampes quand Mme de Bratiane parut. Mariolle se
retira, et, comme Mme de Burne l'accompagnait dans le premier salon, il
lui demanda:

--Quand vous verrai-je là-bas?

--Voulez-vous vendredi?

--Mais oui. Quelle heure?

--La même. Trois heures.

--A vendredi. Adieu. Je vous adore!

Pendant les deux jours d'attente qui le séparaient de ce rendez-vous,
il découvrit, il sentit l'impression du vide qu'il n'avait jamais
éprouvée ainsi. Une femme lui manquait, et rien qu'elle n'existait
plus. Et, comme cette femme n'était pas loin, était trouvable, que
de simples conventions sociales l'empêchaient de la rejoindre à tout
instant, même de vivre près d'elle, il s'exaspérait dans sa solitude,
dans l'interminable écoulement des moments qui passent parfois si
lentement, de cette impossibilité absolue d'une chose si facile.

Il arriva au rendez-vous le vendredi, trois heures trop tôt; mais
attendre là où elle viendrait lui plaisait, soulageait son énervement,
après avoir tant souffert déjà de l'attendre mentalement en des lieux
où elle ne viendrait point.

Il s'installa près de la porte longtemps avant qu'eussent tinté les
trois coups tant désirés, et, lorsqu'il les eut entendus, il commença
à frémir d'impatience. Le quart sonna. Il regarda dans la ruelle,
prudemment, en glissant sa tête entre le battant et le portant. Elle
était déserte d'un bout à l'autre. Les minutes devenaient pour lui
d'une lenteur torturante. Il tirait sans répit sa montre, et, lorsque
l'aiguille eut atteint la demie, il avait dans l'âme l'impression
d'être debout à cette place depuis un temps incalculable. Il perçut
soudain un bruit léger sur les pavés, et les petits coups frappés par
le doigt ganté sur le bois, lui faisant oublier son angoisse, l'émurent
de reconnaissance pour elle.

Un peu essoufflée, elle demanda:

--Je suis bien en retard?

--Non, pas trop.

--Figurez-vous que j'ai failli ne pas pouvoir venir. Ma maison était
pleine, et je ne savais comment m'y prendre pour mettre tout ce monde à
la porte. Dites-moi, êtes-vous sous votre nom ici?

--Non. Pourquoi cette question?

--Afin de pouvoir vous envoyer une dépêche si j'avais un empêchement
invincible.

--Je m'appelle M. Nicolle.

--Très bien. Je ne l'oublierai pas. Dieu! qu'il fait bon dans ce jardin!

Les fleurs, entretenues, renouvelées, multipliées par le jardinier qui
voyait son client payer très cher sans résistance, bariolaient le gazon
de cinq grandes taches parfumées.

S'arrêtant devant un banc, contre une corbeille d'héliotropes:

--Asseyons-nous un peu ici, dit-elle; je vais vous raconter une
histoire très drôle.

Et elle raconta un potin tout chaud dont elle était encore émue. On
disait que Mme Massival, l'ancienne maîtresse épousée par l'artiste,
exaspérée de jalousie, avait pénétré chez Mme de Bratiane au milieu
d'une soirée, pendant que la marquise chantait, accompagnée par le
compositeur, et avait fait une scène épouvantable: d'où fureur de
l'Italienne, surprise et joie des invités.

Massival, affolé, essaya d'emmener, d'entraîner sa femme qui le
frappait au visage, lui arrachait la barbe et les cheveux, le mordait
et déchirait ses vêtements. Cramponnée à lui, elle l'immobilisait,
tandis que Lamarthe et deux domestiques survenus au bruit s'efforçaient
de l'arracher aux griffes et aux dents de cette furie.

Le calme ne se rétablit qu'après le départ du ménage. Depuis ce moment,
le musicien était demeuré invisible, tandis que le romancier témoin de
cette scène la racontait partout avec une fantaisie très spirituelle et
amusante.

Mme de Burne en était fort agitée, tellement préoccupée que rien ne
l'en pouvait distraire. Les noms de Massival et de Lamarthe, revenus
sans cesse sur ses lèvres, agaçaient Mariolle.

--C'est tout à l'heure que vous avez appris cela? dit-il.

--Mais oui, il y a une heure à peine.

Il pensa avec amertume: «Et voilà pourquoi elle est en retard.»

Puis il demanda:

--Entrons-nous?

Docile et distraite, elle murmura encore:

--Mais oui.

Quand elle l'eut quitté, une heure plus tard, car elle était fort
pressée, il retourna seul dans la petite maison solitaire et s'assit
sur une chaise basse, dans leur chambre. En tout son être, en toute
son âme, l'impression de ne l'avoir pas plus possédée que si elle
n'était point venue laissait une sorte de trou noir au fond duquel il
regardait. Il n'y voyait rien: il ne comprenait pas; il ne comprenait
plus. Si elle n'avait point échappé à son baiser, elle venait du moins
d'échapper à l'embrassement de sa tendresse par une absence mystérieuse
de la volonté d'être à lui. Elle ne s'était pas refusée, elle ne
s'était pas dérobée. Mais il semblait que son cœur ne fût point entré
avec elle. Il était resté quelque part, très loin, flânant, distrait
par de petites choses.

Il s'aperçut alors clairement qu'il l'aimait déjà avec ses sens
autant qu'avec son âme, plus peut-être. La déception de ses caresses
inutiles l'agitait d'une frénétique envie de courir derrière elle, de
la ramener, de la reprendre. Mais pourquoi? à quoi bon? puisque le
souci de cette mobile pensée était ailleurs ce jour-là? Il devrait
donc attendre les jours et les heures où viendrait à cette fuyante
maîtresse, ainsi que ses autres caprices, le caprice d'être amoureuse.

Il rentra chez lui lentement, très las, à pas pesants, les yeux sur le
trottoir, fatigué de vivre. Et il songea qu'ils n'avaient pris aucun
rendez-vous prochain, ni chez elle, ni ailleurs.




V


Jusqu'au commencement de l'hiver elle fut à peu près fidèle aux
rendez-vous. Fidèle, non pas exacte.

Pendant les trois premiers mois, elle y vint avec des retards variant
entre trois quarts d'heure et deux heures. Comme les averses d'automne
forçaient Mariolle à attendre sous un parapluie, derrière la porte
du jardin, les pieds dans la boue, en grelottant, il fit édifier
une sorte de petit kiosque de bois, de vestibule couvert et fermé,
derrière cette porte, afin de ne point s'enrhumer à chacune de leurs
rencontres. Les arbres ne portaient plus de verdure. A la place des
roses et de toutes les autres plantes, s'étalaient, maintenant, de
hautes et larges plates-bandes de chrysanthèmes blancs, roses, violets,
pourpres, jaunes, qui répandaient dans l'air humide, chargé de l'odeur
mélancolique de la pluie sur les feuilles mortes, leur senteur un
peu âcre et balsamique, un peu triste aussi, de grandes fleurs nobles
d'arrière-saison. Devant la porte du petit logis, les espèces rares,
aux nuances combinées, hypertrophiées par l'Art, formaient une grande
croix de Malte aux tons délicats et changeants, invention du jardinier,
et Mariolle ne pouvait plus passer devant cette plate-bande, où
s'épanouissaient de nouvelles et surprenantes variétés, sans avoir le
cœur étreint par la pensée que cette croix fleurie semblait indiquer
une tombe.

Il les connaissait à présent les longs séjours dans le petit kiosque,
derrière la porte. La pluie tombait sur le chaume dont il l'avait fait
couvrir, puis s'égouttait le long de la cloison de planches; et, à
chaque station dans cette chapelle de l'Attente, il refaisait les mêmes
réflexions, recommençait les mêmes raisonnements, repassait par les
mêmes espérances, les mêmes inquiétudes et les mêmes découragements.

C'était pour lui une lutte imprévue, incessante, une lutte morale,
acharnée, épuisante, avec une chose insaisissable, avec une chose qui
peut-être n'existait pas: la tendresse de cœur de cette femme. Comme
ils étaient bizarres, leurs rendez-vous!

Tantôt elle arrivait rieuse, animée d'envie de causer, et s'asseyait
sans ôter son chapeau, sans ôter ses gants, sans lever son voile,
sans même l'embrasser. Elle n'y pensait pas souvent, ces jours-là, à
l'embrasser. Elle avait en tête un tas de préoccupations captivantes,
plus captivantes que le désir de tendre ses lèvres au baiser d'un
amoureux que rongeait une ardeur désespérée. Il s'asseyait à côté
d'elle, le cœur et la bouche pleins de paroles brûlantes qui ne
sortaient point; il l'écoutait, il répondait, et, tout en paraissant
s'intéresser beaucoup à ce qu'elle lui racontait, il essayait parfois
de lui prendre une main, qu'elle abandonnait sans y songer, amicale et
le sang calme.

Tantôt elle paraissait plus tendre, plus à lui; mais lui, qui la
regardait avec des yeux inquiets, avec des yeux perspicaces, avec
des yeux d'amant impuissant à la conquérir tout entière, comprenait,
devinait que cette affectuosité relative tenait à ce que sa pensée
n'avait été agitée et détournée par personne et par rien, ces jours-là.

Ses constants retards d'ailleurs prouvaient à Mariolle combien peu
d'empressement la poussait à ces rencontres. On se hâte vers ce qu'on
aime, vers ce qui plaît, vers ce qui attire; mais on arrive toujours
trop tôt à ce qui ne séduit guère, et tout sert de prétexte alors
pour ralentir et interrompre la marche, retarder l'heure vaguement
pénible. Une singulière comparaison avec lui-même lui revenait sans
cesse. Pendant l'été, le désir de l'eau froide lui faisait accélérer sa
toilette quotidienne et sa sortie matinale vers la douche, tandis que,
pendant les grandes gelées, il trouvait tant de petites choses à faire
chez lui avant de partir, qu'il arrivait toujours à l'établissement une
heure plus tard que d'habitude. Les rendez-vous d'Auteuil ressemblaient
pour elle à des douches d'hiver.

Depuis quelque temps d'ailleurs elle espaçait souvent ces rendez-vous,
les remettait au lendemain, envoyait des dépêches de la dernière
heure, semblait à la recherche de prétextes d'impossibilité, qu'elle
découvrait toujours acceptables, mais qui le jetaient en des agitations
morales et dans un énervement physique intolérables.

Si elle avait laissé apparaître quelque refroidissement, quelque ennui
de cette passion qu'elle voyait, qu'elle sentait toujours s'accroître,
il se serait peut-être irrité, puis froissé, puis découragé, puis
apaisé. Mais elle se montrait au contraire plus attachée à lui que
jamais, plus flattée de son amour, plus désireuse de le conserver, sans
y répondre autrement que par des préférences amicales qui commençaient
à rendre jaloux tous ses autres admirateurs.

Chez elle, elle ne le voyait jamais assez, et le même télégramme qui
annonçait à André un empêchement pour Auteuil le priait toujours avec
instance de venir dîner ou passer une heure dans la soirée. Il avait
pris d'abord ces invitations-là pour des dédommagements, puis il avait
dû comprendre qu'elle aimait beaucoup le voir, plus que tous les
autres, qu'elle avait vraiment besoin de lui, de sa parole adoratrice,
de son regard amoureux, de son affection enveloppante et proche, de la
caresse discrète de sa présence. Elle en avait besoin, comme une idole,
pour devenir vrai dieu, a besoin de prière et de foi. Dans la chapelle
vide, elle n'est qu'un bois sculpté. Mais si seulement un croyant entre
dans le sanctuaire, adore, implore, prosterné, et gémit de ferveur,
ivre de sa religion, elle devient l'égale de Brahma, d'Allah ou de
Jésus, car tout être aimé est une espèce de dieu.

Plus qu'aucune Mme de Burne se sentait née pour le rôle de fétiche,
pour cette mission donnée aux femmes par la nature d'être adorées et
poursuivies, de triompher des hommes par la beauté, la grâce, le charme
et la coquetterie.

Elle était bien cette sorte de déesse humaine, délicate, dédaigneuse,
exigeante et hautaine, que le culte amoureux des mâles enorgueillit et
divinise comme un encens.

Cependant son affection pour Mariolle et sa vive prédilection, elle les
lui témoignait presque ouvertement, sans souci du qu'en dira-t-on, et
peut-être avec le secret désir d'exaspérer et d'enflammer les autres.
On ne pouvait plus guère venir chez elle sans l'y trouver, installé
presque toujours dans un grand fauteuil que Lamarthe appelait «la
stalle du desservant»; et elle ressentait un sincère plaisir à demeurer
seule avec lui pendant des soirées entières, causant et l'écoutant
parler.

Elle prenait goût à cette vie intime qu'il lui révélait, à ce contact
incessant avec un esprit agréable, éclairé, instruit, et qui lui
appartenait, dont elle était aussi bien la maîtresse que des petits
bibelots qui traînaient sur sa table. Elle lui abandonnait également
peu à peu beaucoup d'elle-même, de sa pensée, de sa secrète personne,
en ces confidences affectueuses qui sont aussi douces à faire qu'à
recevoir. Elle se sentait avec lui plus libre, plus sincère, plus
découverte, plus familière qu'avec les autres, et l'en aimait
davantage. Elle éprouvait aussi cette impression chère aux femmes
de donner vraiment quelque chose, de confier à quelqu'un tout le
disponible d'elle, ce qu'elle n'avait jamais fait.

Pour elle c'était beaucoup, mais pour lui c'était peu. Il attendait, il
espérait toujours la grande débâcle définitive de l'être qui livre son
âme dans ses caresses.

Les caresses, elle semblait les considérer comme inutiles, gênantes,
plutôt pénibles. Elle s'y soumettait, non pas insensible, mais vite
lassée; et cette lassitude sans doute éveillait en elle de l'ennui.

Les plus légères, les plus insignifiantes, semblaient même la fatiguer
et l'énerver. Quand, tout en causant, il s'emparait d'une de ses mains
pour baiser ses doigts, qu'il gardait un peu, l'un après l'autre, entre
ses lèvres, les attirant, par une petite aspiration, comme des bonbons,
elle semblait toujours désireuse de les ôter de là, et dans tout son
bras il sentait un effort secret de retraite.

Quand, à la fin de ses visites, il déposait sur son cou, entre le
col de la robe et les cheveux d'or de la nuque, un long baiser qui
cherchait l'arome de son corps sous les plis des étoffes adhérentes à
la chair, elle avait toujours un léger mouvement en arrière, puis une
imperceptible fuite de sa peau sous cette bouche étrangère.

Il percevait cela comme des coups de couteau, et il s'en allait avec
des plaies qui saignaient sans cesse dans la solitude de sa tendresse.
Comment n'avait-elle pas eu au moins cette période d'entraînement
qui succède chez presque toutes les femmes à l'abandon volontaire et
désintéressé de leur corps? Elle est courte souvent, suivie par la
fatigue et puis par le dégoût. Mais il est si rare qu'elle n'existe pas
du tout, pas une heure, pas un jour! Cette maîtresse avait fait de lui
non pas un amant, mais une sorte d'associé intelligent de sa vie.

De quoi se plaignait-il? Celles qui se donnent tout entières ne donnent
pas tant peut-être?

Il ne se plaignait pas: il avait peur. Il avait peur de l'autre, de
celui qui viendrait tout à coup, rencontré demain ou après-demain,
quelconque, artiste, mondain, officier, cabotin, n'importe qui, né pour
plaire à ses yeux de femme, et qui plairait sans autre raison, parce
qu'il était _celui-là_, celui qui ferait pénétrer pour la première fois
en elle l'impérieuse envie d'ouvrir les bras.

Il était déjà jaloux de l'avenir, comme il avait été, par moments,
jaloux du passé inconnu; et tous les intimes de la jeune femme
commençaient à devenir jaloux de lui. Ils en jasaient entre eux, et
faisaient même devant elle de très discrètes et obscures allusions.
Pour les uns, il était son amant. Les autres, suivant l'opinion de
Lamarthe, prétendaient qu'elle s'amusait, comme toujours, à l'affoler,
lui, pour les énerver et les exaspérer, eux, et rien de plus. Son père
s'émut, et lui fit des observations qu'elle reçut avec hauteur; et
plus elle voyait la rumeur croître autour d'elle, plus elle s'obstina
à témoigner ouvertement ses préférences à Mariolle, par une bizarre
contradiction avec toute la prudence de sa vie.

Mais lui s'inquiétait un peu de ces murmures de suspicion. Il lui en
parla.

--Que m'importe! dit-elle.

--Au moins si vous m'aimiez d'amour!

--Est-ce que je ne vous aime pas, mon ami?

--Oui, et non. Vous m'aimez bien chez vous, et mal ailleurs. Je
préférerais le contraire pour moi, et même aussi pour vous.

Elle se mit à rire, en murmurant:

--On fait ce qu'on peut.

Il reprit:

--Si vous saviez dans quelle agitation me jettent les efforts que je
tente pour vous animer. J'ai l'impression tantôt de vouloir enlacer
de l'insaisissable, tantôt d'étreindre de la glace, qui me gèle en
fondant dans mes bras.

Elle ne répondit point, n'aimant guère ce sujet, et elle prit cet air
distrait qu'elle avait souvent à Auteuil.

Il n'osa pas insister. Il la regardait comme on regarde les objets
précieux des musées qui tentent si fort les amateurs et qu'on ne peut
pas emporter chez soi.

Ses jours, ses nuits, n'avaient plus pour lui que des heures de
souffrance, car il vivait avec cette idée fixe, encore plus avec le
sentiment qu'avec l'idée qu'elle était à lui sans être à lui, conquise
et libre, prise et imprenable. Il vivait autour d'elle, tout près
d'elle, sans arriver jusqu'à elle, et il l'aimait avec toutes les
convoitises non rassasiées de son âme et de son corps. Comme il avait
fait au début de leur liaison, il se remit à lui écrire. Une fois il
avait vaincu avec de l'encre la première défense de sa vertu; avec de
l'encre il pourrait peut-être emporter encore cette dernière intime et
secrète résistance. Espaçant un peu ses visites, il lui répéta en des
lettres presque quotidiennes l'inanité de son effort d'amour. De temps
en temps, quand il avait été fort éloquent, passionné, douloureux, elle
lui répondait. Ses lettres à elle, datées, par chic, de minuit, une
heure, deux heures ou trois heures du matin, étaient claires, nettes,
bien pensées, dévouées, encourageantes et désolantes. Elle y raisonnait
fort bien, y mettait de l'esprit, même de la fantaisie. Mais il avait
beau les relire, il avait beau les trouver justes, intelligentes, bien
tournées, gracieuses, satisfaisantes pour sa vanité d'homme, elles ne
contentaient pas son cœur. Elles ne le contentaient pas plus que les
baisers donnés dans la maison d'Auteuil.

Il cherchait pourquoi. Et, à force de les apprendre par cœur, il
finit par les si bien connaître qu'il en trouva la raison, car c'est
par l'écriture toujours qu'on pénètre le mieux les gens. La parole
éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on
la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et que les yeux
séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute
nue.

L'homme, par des artifices de rhétorique, par des habiletés
professionnelles, par l'habitude d'employer la plume pour traiter
toutes les affaires de la vie, parvient souvent à déguiser sa nature
propre dans sa prose impersonnelle, utilitaire ou littéraire. Mais la
femme n'écrit guère que pour parler d'elle, et elle met un peu d'elle
en chaque mot. Elle ne sait point les ruses du style, et elle se
livre tout entière dans l'innocence des expressions. Il se rappela les
correspondances et les mémoires des femmes célèbres qu'il avait lus.
Comme elles apparaissaient nettement, les précieuses, les spirituelles,
et les sensibles! Ce qui le frappait le plus dans les lettres de Mme
de Burne, c'est qu'aucune sensibilité ne s'y révélait jamais. Cette
femme pensait et ne sentait pas. Il se rappela d'autres lettres. Il
en avait reçu beaucoup. Une petite bourgeoise rencontrée en voyage,
et qui l'aima trois mois, lui avait écrit des billets délicieux et
vibrants, pleins de trouvailles et d'imprévu. Il s'était même étonné de
la souplesse, de l'élégance colorée et de la variété de sa phrase. D'où
lui venait ce don? De ce qu'elle était très sensible, pas autre chose.
La femme ne travaille point ses termes: c'est l'émotion directe qui les
jette à son esprit; elle ne fouille pas les dictionnaires. Quand elle
sent très fort, elle exprime très juste, sans peine et sans recherche,
dans la sincérité mobile de sa nature.

C'est la sincérité de la nature de sa maîtresse qu'il s'efforçait de
pénétrer à travers les lignes qu'elle lui écrivait. C'était aimable et
fin. Mais comment ne trouvait-elle pas autre chose pour lui? Ah! il en
avait trouvé pour elle, des mots vrais et brûlants comme des charbons,
lui!

Quand son valet de chambre apportait son courrier, il cherchait d'un
coup d'œil l'écriture désirée sur une enveloppe, et, lorsqu'il l'avait
reconnue, une involontaire émotion surgissait en lui, suivie par un
battement de cœur. Il avançait la main et prenait le papier. De nouveau
il regardait l'adresse, puis déchirait. Qu'allait-elle lui dire? Le
mot «aimer» y serait-il? Jamais elle ne l'avait écrit, jamais elle ne
l'avait prononcé sans le faire suivre du mot «bien».--«Je vous aime
bien».--«Je vous aime beaucoup».--«Est-ce que je ne vous aime pas?»
Il les connaissait, ces formules qui ne disent rien par ce qu'elles
ajoutent. Peut-il exister des proportions quand on subit l'amour?
Peut-on juger si on aime bien ou mal? Aimer beaucoup, comme c'est aimer
peu! On aime, rien de plus, rien de moins. On ne peut pas compléter
cela. On ne peut rien imaginer, on ne peut rien dire au delà de ce mot.
Il est court, il est tout. Il devient le corps, l'âme, la vie, l'être
entier. On le sent comme la chaleur du sang, on le respire comme l'air,
on le porte en soi comme la Pensée, car il se fait l'unique Pensée.
Rien n'existe plus que lui. Ce n'est pas un mot, c'est un inexprimable
état, figuré par quelques lettres. Quoi qu'on fasse, on ne fait rien,
on ne voit rien, on n'éprouve rien, on ne goûte rien, on ne souffre de
rien comme avant. Mariolle était devenu la proie de ce petit verbe;
et son œil courait sur les lignes, y cherchant la révélation d'une
tendresse pareille à la sienne. Il y trouvait en effet de quoi se
dire: «Elle m'aime bien», jamais de quoi s'écrier: «Elle m'aime!» Elle
continuait dans sa correspondance le joli et poétique roman commencé au
Mont Saint-Michel. C'était de la littérature d'amour, pas de l'amour.

Quand il avait fini de lire et de relire, il enfermait dans un tiroir
ces papiers chéris et désespérants, et il s'asseyait dans son fauteuil.
Il y avait déjà passé des heures bien dures.

Au bout de quelque temps elle répondit moins, un peu fatiguée sans
doute de faire des phrases et de redire les mêmes choses. Elle
traversait d'ailleurs une période d'agitation mondaine, qu'André avait
sentie venir avec ce surcroît de souffrance qu'apportent aux cœurs en
peine les plus petits incidents désagréables.

C'était un hiver à fêtes. Une griserie de plaisir avait envahi Paris,
secouait la ville, où les fiacres et les coupés roulaient tout le
long des nuits, voiturant à travers les rues, derrière leurs glaces
relevées, des apparitions blanches de femmes en toilette. On s'amusait;
on ne parlait que de comédies et de bals, de matinées et de soirées.
La contagion, comme une épidémie de divertissements, avait gagné
subitement toutes les classes de la société et Mme de Burne aussi en
fut atteinte.

Cela commença par un succès de beauté qu'elle obtint au ballet dansé à
l'ambassade d'Autriche. Le comte de Bernhaus avait établi des relations
entre elle et l'ambassadrice, la princesse de Malten, que Mme de
Burne séduisit tout à coup et tout à fait. Elle devint donc en peu
de temps une amie intime de la princesse, et par là elle étendit ses
relations avec une grande rapidité dans le monde diplomatique et dans
l'aristocratie la plus choisie. Sa grâce, sa séduction, son élégance,
son intelligence, son esprit rare la firent triompher bien vite, la
mirent à la mode, au premier rang, et les femmes les plus titrées de
France se firent présenter chez elle.

Tous les lundis une file de coupés armoriés stationna le long des
trottoirs de la rue du Général-Foy, et les domestiques perdaient la
tête, confondaient les duchesses avec les marquises, les comtesses avec
les baronnes, en jetant les grands noms sonores à la porte des salons.

Elle en fut enivrée. Les compliments, les invitations, les hommages,
le sentiment d'être devenue une de ces préférées, une de ces élues
que Paris acclame, adule, adore tant que dure son entraînement, la
joie d'être ainsi choyée, admirée, d'être appelée, attirée, recherchée
partout, firent éclater dans son âme une crise aiguë de snobisme.

Son clan artiste essaya de lutter; et cette révolution amena une
alliance intime entre ses anciens amis. Fresnel lui-même fut accepté
par eux, enrégimenté, devint une force dans cette ligue, et Mariolle en
fut la tête, car on n'ignorait pas son ascendant sur elle et l'amitié
qu'elle avait pour lui.

Mais lui la regardait s'envoler dans cette popularité flatteuse et
mondaine, comme un enfant regarde disparaître son ballon rouge dont il
a lâché le fil.

Il lui semblait qu'elle fuyait au milieu d'une foule élégante,
bariolée, dansante, loin, bien loin de ce puissant bonheur secret
qu'il avait tant espéré, et il fut jaloux de tout le monde et de tout,
des hommes, des femmes et des choses. Il détesta toute la vie qu'elle
menait, tous les gens qu'elle voyait, toutes les fêtes où elle allait,
les bals, la musique, les théâtres, car tout cela la prenait par
parcelles, absorbait ses jours et ses soirs; et leur intimité n'avait
plus que de rares heures de liberté. A force de souffrir de cette
féroce rancune, il faillit tomber malade, et il apportait chez elle une
figure si ravagée qu'elle lui demanda:

--Qu'avez-vous donc? Vous changez et vous maigrissez beaucoup en ce
moment.

--J'ai que je vous aime trop, dit-il.

Elle lui jeta un regard reconnaissant:

--On n'aime jamais trop, mon ami.

--C'est vous qui dites cela?

--Mais oui.

--Et vous ne comprenez pas que je meurs de vous aimer vainement?

--D'abord vous ne m'aimez pas vainement. Et puis on ne meurt pas de ça.
Enfin tous nos amis sont jaloux de vous, ce qui prouve que je ne vous
traite pas trop mal en somme.

Il prit sa main:

--Vous ne me comprenez pas!

--Si, je vous comprends très bien.

--Vous entendez l'appel désespéré que je jette incessamment à votre
cœur?

--Oui, je l'entends.

--Et?...

--Et... cela me fait beaucoup de peine, parce que je vous aime
énormément.

--Alors?

--Alors vous me criez: «Soyez pareille à moi; pensez, sentez et
exprimez comme moi.» Mais je ne peux pas, mon pauvre ami. Je suis ce
que je suis. Il faut m'accepter telle que Dieu m'a faite, puisque je me
suis donnée ainsi à vous, que je ne le regrette pas, que je n'ai pas
envie de me reprendre, que vous m'êtes le plus cher de tous les êtres
que je connais.

--Vous ne m'aimez pas.

--Je vous aime avec toute la force d'aimer qui se trouve en moi. Si
elle n'est pas différente ou plus grande, est-ce ma faute?

--Si j'étais sûr de cela, je m'en contenterais peut-être.

--Qu'entendez-vous par ces mots?

--J'entends que je vous crois capable d'aimer autrement, mais que je ne
me crois plus capable, moi, de vous inspirer un véritable amour.

--Non, mon ami, vous vous trompez. Vous êtes pour moi plus que personne
n'a jamais été et plus que personne ne sera jamais, je le pense du
moins absolument. J'ai avec vous ce grand mérite de ne pas mentir, de
ne pas simuler ce que vous désirez, alors que bien des femmes agiraient
d'autre façon. Sachez-m'en gré, ne vous agitez pas, ne vous énervez
point, ayez confiance en mon affection, qui vous est acquise entière et
sincère.

Il murmura, comprenant combien ils étaient loin l'un de l'autre:

--Ah! quelle bizarre manière de comprendre l'amour et d'en parler! Je
suis pour vous quelqu'un que vous désirez, en effet, avoir souvent, sur
une chaise, à votre côté. Mais pour moi vous emplissez le monde; je n'y
connais que vous, je n'y sens que vous, je n'y ai besoin que de vous.

Elle eut un sourire bienveillant, et répondit:

--Je le sais, je le devine, je le comprends. J'en suis ravie, et vous
dis: Aimez-moi toujours autant, si c'est possible, car cela m'est un
vrai bonheur; mais ne me forcez pas à vous jouer une comédie qui me
ferait de la peine, qui ne serait pas digne de nous. Depuis quelque
temps je sentais venir cette crise; elle m'est très cruelle parce que
je vous suis profondément attachée, mais je ne puis plier ma nature
jusqu'à la rendre semblable à la vôtre. Prenez-moi comme je suis.

Il demanda tout à coup:

--Avez-vous pensé, avez-vous cru, rien qu'un jour, rien qu'une heure,
soit avant, soit après, que vous pourriez m'aimer autrement?

Elle fut embarrassée pour répondre et réfléchit quelques instants.

Il attendait avec angoisse, et reprit:

--Vous voyez bien, vous voyez bien que vous avez aussi rêvé autre chose.

Elle murmura lentement:

--J'ai pu me tromper un instant sur moi-même.

Il s'écria:

--Oh! que de finesse et de psychologie! On ne raisonne pas ainsi les
élans du cœur.

Elle songeait encore, intéressée par sa propre pensée, par cette
recherche, par ce retour sur elle, et elle ajouta:

--Avant de vous aimer comme je vous aime, j'ai pu croire un moment,
en effet, que j'aurais pour vous plus de... plus de... plus
d'emballement... mais alors j'aurais été certainement moins simple,
moins franche... peut-être moins sincère, plus tard.

--Pourquoi moins sincère, plus tard?

--Parce que vous enfermez l'amour dans cette formule: «Tout ou rien»,
et ce «tout ou rien» signifie, à mon sens: «Tout d'abord, puis Rien
ensuite». C'est quand le rien commence que la femme se met à mentir.

Il répliqua, très énervé:

--Mais vous ne comprenez pas ma misère et la torture de penser que vous
auriez pu m'aimer autrement? Vous l'avez senti; donc c'est un autre que
vous aimerez ainsi.

Elle répondit sans hésiter:

--Je ne crois pas.

--Et pourquoi? oui pourquoi? Du moment que vous avez eu le
pressentiment de l'amour, que vous avez été effleurée par le soupçon
de cet irréalisable et torturant espoir de mêler sa vie, son âme
et sa chair avec celles d'un autre être, de disparaître en lui et
de le prendre en soi, que vous avez senti la possibilité de cette
inexprimable émotion, vous subirez cela un jour ou l'autre.

--Non. C'est mon imagination qui m'a trompée, et qui s'est trompée sur
moi. Je vous donne tout ce que je peux donner. J'y ai beaucoup réfléchi
depuis que je suis votre maîtresse. Remarquez que je n'ai peur de rien,
pas même des mots. Vraiment je suis tout à fait convaincue que je ne
peux pas aimer davantage ni mieux que je ne le fais en ce moment. Vous
voyez que je vous parle comme je me parle à moi-même. Je fais cela
parce que vous êtes très intelligent, que vous comprenez tout, que
vous pénétrez tout, et que ne vous rien cacher est le meilleur, le
seul moyen de nous lier étroitement et pour longtemps. Voilà ce que
j'espère, mon ami.

Il l'écoutait comme on boit quand on meurt de soif, et il tomba à
genoux, le front sur sa robe. Il tenait les deux petites mains sous sa
bouche, en répétant: «Merci! merci!»--Quand il eut relevé la tête pour
la contempler, elle avait deux larmes dans les yeux; puis, croisant
à son tour ses bras sur le cou d'André, elle l'attira doucement, se
pencha, et le baisa sur les paupières.

--Asseyez-vous, dit-elle; ça n'est pas très prudent de vous agenouiller
ici devant moi.

Il s'assit, et, après un silence de quelques instants pendant lequel
ils se regardèrent, elle lui demanda s'il voulait la conduire un jour
ou l'autre à l'exposition du sculpteur Prédolé, dont on parlait avec
enthousiasme. Elle avait de lui, dans son cabinet de toilette, un Amour
de bronze, figurine charmante qui versait l'eau dans la baignoire, et
elle désirait voir, assemblée dans la galerie Varin, l'œuvre complète
de ce délicieux artiste, qui depuis huit jours passionnait Paris.

Ils prirent date, puis Mariolle se leva pour se retirer.

--Voulez-vous venir demain à Auteuil? dit-elle tout bas.

--Oh! je crois bien!

Et il s'en alla étourdi de joie, enivré de ce--«peut-être»--qui ne
meurt jamais dans les cœurs épris.




VI


Le coupé de Mme de Burne roulait au grand trot des deux chevaux sur le
pavé de la rue de Grenelle. La grêle d'une dernière giboulée, car on
était aux premiers jours d'avril, battait avec bruit la vitre de la
voiture et rebondissait sur la chaussée déjà sablée de grains blancs.
Les passants, sous leurs parapluies, se hâtaient, la nuque cachée dans
le col relevé des pardessus. Après deux semaines de beau temps un
odieux froid de fin d'hiver glaçait de nouveau et gerçait la peau.

Les pieds sur une boule d'eau brûlante, le corps enveloppé en une
fourrure dont la caresse velue et fine, immobile et douce, la
réchauffait à travers sa robe, et plaisait délicieusement à sa peau
craintive des contacts, la jeune femme songeait péniblement que, dans
une heure au plus, il lui faudrait prendre un fiacre pour rejoindre
Mariolle à Auteuil.

Un vif désir d'envoyer un télégramme l'obsédait, mais elle s'était
promis depuis plus de deux mois déjà d'agir ainsi avec lui le plus
rarement possible, car elle venait de faire un grand effort pour
l'aimer de la même façon qu'elle était aimée.

En le voyant souffrir tant, elle s'était apitoyée, et, après
la conversation où elle lui baisa les yeux dans un élan vrai
d'attendrissement, sa sincère affection pour lui devint en effet
pendant quelque temps plus chaude et plus expansive.

Elle s'était demandé, surprise de sa froideur involontaire, pourquoi
elle ne l'aimerait pas à la fin comme tant de femmes aiment leurs
amants, puisqu'elle se sentait profondément attachée à lui, puisqu'il
lui plaisait plus que tous les autres hommes.

Cette nonchalance de sa tendresse ne pouvait provenir que d'une paresse
de cœur, qu'on pouvait peut-être dompter, comme toutes les paresses.

Elle essaya. Elle tenta de s'exalter en pensant à lui, de s'émouvoir
aux jours de rendez-vous. Elle y parvint en vérité quelquefois, comme
on se fait peur, la nuit, en songeant aux voleurs et aux apparitions.

Elle s'efforça même, s'animant un peu à ce jeu de la passion, d'être
plus caressante, plus enlaçante. Elle y réussit d'abord assez bien, et
l'affola d'ivresse.

Alors elle crut à l'éclosion en elle d'une fièvre un peu semblable
à celle dont elle le sentait brûlé. Son ancien espoir intermittent
d'amour, entrevu réalisable le soir où elle s'était décidée à se
donner, en rêvant sous les brumes laiteuses de la nuit devant la baie
du Mont Saint-Michel, renaquit, moins séduisant, moins enveloppé de
nuées poétiques et d'idéal, mais plus précis, plus humain, dégagé
d'illusions après l'épreuve de la liaison.

Elle avait appelé alors et épié en vain ces grands élans de l'être
entier vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corps entraînés par
l'émotion des âmes se sont unis. Ces élans n'étaient point venus.

Elle s'obstina cependant à simuler de l'entraînement, à multiplier les
rendez-vous, à lui dire: «Je sens que je vous aime de plus en plus».
Mais une fatigue l'envahissait, et une impuissance de se tromper et
de le tromper plus longtemps. Elle constatait avec étonnement que les
baisers reçus de lui l'importunaient à la longue, bien qu'elle n'y
fût point tout à fait insensible. Elle constatait cela par la vague
lassitude répandue en elle dès le matin des jours où elle devait le
rejoindre. Pourquoi donc, ces matins-là, ne sentait-elle pas au
contraire, comme tant d'autres femmes, sa chair émue par l'attente
troublante et désirée des étreintes? Elle les subissait, les acceptait
tendrement résignée, puis vaincue, brutalement conquise, et vibrante
malgré elle, mais jamais entraînée. Est-ce que sa chair si fine, si
délicate, si exceptionnellement aristocrate et raffinée, gardait des
pudeurs inconnues, des pudeurs d'animal supérieur et sacré, ignorées
encore de son âme si moderne?

Mariolle comprit peu à peu. Il vit décroître cette ardeur factice. Il
devina cette tentative dévouée, et un mortel, un inconsolable chagrin
se glissa dans son âme.

Elle savait maintenant, comme lui, que l'épreuve était faite, et tout
espoir perdu. Voilà même qu'aujourd'hui, chaudement serrée en sa
fourrure, les pieds sur la bouillotte, frissonnante de bien-être en
regardant la grêle fouetter les vitres du coupé, elle ne trouvait plus
en elle le courage de sortir de cette tiédeur et de monter dans un
fiacre glacé pour aller rejoindre le pauvre garçon.

Certes l'idée de se reprendre, de rompre, de se dérober aux caresses,
ne l'effleura pas un moment. Elle savait bien que, pour captiver
entièrement un homme épris et le garder pour soi seule, au milieu des
rivalités féminines, il faut se donner à lui, il faut le tenir par
cette chaîne que le corps attache au corps. Elle savait cela, car cela
est fatal, logique, indiscutable. Il est même loyal d'agir ainsi, et
elle voulait rester loyale avec lui en toute sa probité de maîtresse.
Donc elle se donnerait encore, elle se donnerait toujours; mais
pourquoi si souvent? Leurs rendez-vous mêmes ne prendraient-ils pas
pour lui un charme plus grand, un attrait de renouveau à être espacés
comme d'inappréciables et rares bonheurs offerts par elle et qu'il ne
fallait point prodiguer?

En chacune de ses courses à Auteuil, elle avait l'impression de lui
porter la plus précieuse des offrandes, un inestimable cadeau. Quand on
donne ainsi, la joie de donner est inséparable d'une certaine sensation
de sacrifice; ce n'est point l'ivresse d'être prise, c'est l'orgueil
d'être généreuse et le contentement de rendre heureux.

Elle calcula même que l'amour d'André avait plus de chances d'être
durable si elle se refusait un peu plus à lui, car toute faim augmente
par le jeûne, et le désir sensuel n'est qu'un appétit. Dès que cette
résolution fut prise, elle décida qu'elle irait à Auteuil le jour
même, mais simulerait un malaise. Ce voyage, qui lui semblait, une
minute plus tôt, si pénible par ce temps de giboulées, lui parut
aisé tout à coup; et elle comprit, souriant d'elle-même et de cette
évolution subite, pourquoi elle avait tant de peine à supporter une
chose pourtant si normale. Tout à l'heure, elle ne voulait point,
maintenant elle voulait bien. Elle ne voulait point tout à l'heure,
car elle passait à l'avance par les mille petits détails énervants du
rendez-vous! Elle se piquait les doigts aux épingles d'acier, qu'elle
maniait mal; elle ne retrouvait plus rien de ce qu'elle avait jeté à
travers la chambre en se dévêtant hâtivement, préoccupée déjà par cette
corvée odieuse de se rhabiller toute seule.

Elle s'arrêta sur cette pensée, la fouillant, la pénétrant bien pour la
première fois. N'était-ce pas un peu vulgaire, un peu répugnant tout de
même, cet amour à heure fixe, prévu la veille ou l'avant-veille, comme
un rendez-vous d'affaires ou une consultation de médecin. Après un long
tête-à-tête inattendu, libre et grisant, rien de plus naturel que le
baiser jailli des lèvres, unissant deux bouches qui se sont charmées,
qui se sont appelées, qui se sont séduites par de tendres et chaudes
paroles. Mais comme cela était différent du baiser sans surprise,
annoncé d'avance, qu'elle allait recevoir une fois par semaine, sa
montre à la main. C'était si vrai que, par moments, elle avait senti
s'éveiller en elle, aux jours où elle ne devait pas voir André, de
vagues envies de le rejoindre, tandis que ce désir n'apparaissait qu'à
peine quand elle allait à lui avec des ruses de voleur traqué, des
contremarches suspectes, des fiacres malpropres, le cœur distrait de
lui par toutes ces choses.

Ah! l'heure d'Auteuil! elle l'avait calculée sur toutes les pendules de
toutes ses amies; elle l'avait vue approcher, minute par minute, chez
Mme de Frémines, chez la marquise de Bratiane, chez la belle Mme Le
Prieur, quand elle usait ses après-midi d'attente à travers Paris, pour
ne pas rester chez elle, où une visite imprévue, un obstacle inattendu
aurait pu l'immobiliser.

Elle se dit tout à coup: «Aujourd'hui, jour de chômage, j'irai très
tard pour ne pas trop l'énerver». Alors elle ouvrit, sur le devant du
coupé, une sorte de petit placard invisible, caché sous la soie noire,
dont la voiture, vrai boudoir de jeune femme, était capitonnée. Dès que
les deux portes mignonnes de cette cachette se furent rabattues sur les
côtés, apparut une glace à charnières qu'elle fit glisser, en l'élevant
à la hauteur de son visage. Derrière cette glace s'alignaient en des
niches de satin quelques petits objets en argent: une boîte pour la
poudre de riz, un crayon pour les lèvres, deux flacons à parfums,
un encrier, un porte-plume, des ciseaux, un mignon couteau à papier
pour couper le livre, le dernier roman, qu'on lisait en route. Une
exquise pendule, grande et ronde comme une noix d'or, était fixée dans
l'étoffe: elle marquait quatre heures.

Mme de Burne pensa: «J'ai encore une heure au moins», et elle toucha un
ressort, qui fit prendre au valet de pied, assis à côté du cocher, le
tube acoustique pour recevoir l'ordre.

Elle attira l'autre bout, dissimulé dans la tenture, et, approchant ses
lèvres du petit porte-voix taillé dans un cristal de roche:

--A l'Ambassade d'Autriche, dit-elle.

Puis elle se regarda dans la glace. Elle se regarda, comme elle se
regardait toujours, avec ce contentement qu'on éprouve en rencontrant
la personne la plus aimée; puis elle entr'ouvrit sa fourrure pour juger
de nouveau le corsage de sa robe. C'était une toilette frileuse de fin
d'hiver. Le col était garni d'un cordon de très fines plumes blanches,
luisantes à force d'être claires. Elles s'étendaient un peu sur les
épaules, en passant au gris léger comme sur une aile. Toute la taille
aussi était enlacée par une bordure de ce duvet qui donnait à la jeune
femme un air bizarre d'oiseau sauvage. Sur son chapeau, une espèce de
toque, d'autres plumes se dressaient, aigrette hardie de couleurs plus
vives, et sa si jolie figure blonde semblait parée ainsi pour s'envoler
avec les sarcelles, par le ciel gris, sous la grêle.

Elle se contemplait encore quand la voiture tourna brusquement sous la
grande porte de l'Ambassade. Alors elle recroisa sa fourrure, abaissa
la glace, referma les petites portes du placard, et, quand le coupé se
fut arrêté, elle dit d'abord à son cocher:

--Retournez à la maison; je n'ai plus besoin de vous.

Puis elle demanda au valet de pied qui s'avançait sur les marches du
perron:

--La princesse est-elle chez elle?

--Oui, madame.

Elle entra, monta l'escalier, et pénétra dans un tout petit salon où la
princesse de Malten écrivait des lettres.

En apercevant son amie, l'ambassadrice se leva avec un air de grande
joie, les yeux rayonnants; et elles s'embrassèrent deux fois de suite,
sur les joues, au coin des lèvres.

Puis elles s'assirent près l'une de l'autre, sur deux petits sièges,
devant le feu. Elles s'aimaient beaucoup, se plaisaient infiniment, se
comprenaient sur tous les points, car elles étaient presque pareilles,
de la même race féminine, écloses dans la même atmosphère, douées des
mêmes sensations, bien que Mme de Malten fût une Suédoise épousée
par un Autrichien. Elles exerçaient l'une sur l'autre une attraction
mystérieuse et singulière, d'où naissait un vrai sentiment de bien-être
et de contentement profond quand elles se trouvaient ensemble. Leur
bavardage durait sans discontinuer pendant des demi-journées entières,
futile et intéressant pour toutes les deux, par le simple attrait des
mêmes goûts révélés.

--Vous voyez comme je vous aime! disait Mme de Burne. Vous dînez chez
moi ce soir, et je n'ai pu cependant m'abstenir de venir vous voir.
C'est une passion, ma chère.

--Je la partage, répondit en souriant la Suédoise.

Et, par habitude professionnelle, elles faisaient des frais l'une
pour l'autre, coquettes comme en face d'un homme, mais différemment
coquettes, livrées à une autre lutte, n'ayant plus devant elles
l'adversaire, mais la rivale.

Mme de Burne, tout en causant, regardait par moments la pendule. Cinq
heures allaient sonner. Il était là-bas depuis une heure. «C'est
assez», pensa-t-elle, en se levant.

--Déjà? dit la princesse.

L'autre répondit hardiment:

--Oui, je suis pressée, je suis attendue. J'aimerais beaucoup mieux
rester avec vous.

Elles s'embrassèrent de nouveau, et Mme de Burne, ayant prié qu'on fît
venir un fiacre, s'en alla.

Le cheval boitait, traînait avec une peine infinie la vieille voiture;
et cette boiterie, cette fatigue de l'animal, la jeune femme les
sentait aussi en elle. Comme la bête poussive, elle trouvait le trajet
long et dur. Puis le plaisir de voir André la consolait, puis le souci
de ce qu'elle allait faire l'affligeait.

Elle le trouva gelé derrière la porte. Les fortes giboulées
tournoyaient dans les arbres. La grêle sonnait sur leur parapluie
pendant qu'ils allaient vers le chalet. Leurs pieds enfonçaient dans la
boue.

Le jardin était triste, lamentable, mort, fangeux. Et André était pâle.
Il souffrait beaucoup.

Quand ils furent entrés:

--Dieu! qu'il fait froid! dit-elle.

Un grand feu pourtant flambait dans les deux pièces. Mais, allumé
seulement depuis midi, il n'avait pu sécher les murs imprégnés
d'humidité; et des frissons couraient sur la peau.

Elle ajouta:

--J'ai envie de ne pas quitter tout de suite ma fourrure.

Elle l'entr'ouvrit seulement, et elle apparut dessous, frileuse dans
son corsage garni de plumes, pareille aux oiseaux émigrants qui ne
restent jamais au même endroit.

Il s'assit à côté d'elle.

Elle reprit:

--Ce soir, chez moi, dîner charmant, dont je me réjouis d'avance.

--Qui avez-vous donc?

--Mais... vous d'abord; puis Prédolé, que j'ai tant envie de connaître.

--Ah! vous avez Prédolé?

--Oui, Lamarthe me l'amène.

--Mais ce n'est pas du tout un homme pour vous, Prédolé! Les
sculpteurs, en général, ne sont pas faits pour plaire aux jolies
femmes, et celui-là moins qu'aucun autre.

--Oh! mon cher, c'est impossible. Je l'admire tant.

Depuis deux mois, à la suite de son exposition de la galerie Varin, le
sculpteur Prédolé avait conquis et dompté Paris. On l'estimait déjà, on
l'appréciait; on disait de lui: «Il fait des figurines délicieuses».
Mais lorsque le public artiste et connaisseur fut appelé à juger
son œuvre entière réunie dans les salles de la rue Varin, ce fut une
explosion d'enthousiasme.

Il y avait là, semblait-il, la révélation d'un charme imprévu, un don
si particulier pour traduire l'élégance et la grâce, qu'on croyait
assister à la naissance d'une séduction nouvelle de la forme.

Il avait adopté la spécialité des statuettes un peu, très peu vêtues,
dont il exprimait les modelés délicats et voilés avec une perfection
inimaginable. Ses danseuses surtout, dont il avait fait de nombreuses
études, montraient en leurs gestes, en leurs poses, par l'harmonie des
attitudes et des mouvements, tout ce que le corps féminin recèle de
beauté souple et rare.

Depuis un mois Mme de Burne faisait des efforts incessants afin de
l'attirer chez elle. Mais l'artiste était sauvage, même un peu ours,
disait-on. Elle venait enfin de réussir, par l'intermédiaire de
Lamarthe, qui avait fait une réclame sincère et frénétique au sculpteur
reconnaissant.

Mariolle demanda:

--Qui avez-vous encore?

--La princesse de Malten.

Il fut ennuyé. Cette femme lui déplaisait.

--Et encore?

--Massival, Bernhaus et Georges de Maltry. C'est tout, rien que mon
élite. Vous connaissez Prédolé, vous?

--Oui, un peu.

--Comment le trouvez-vous?

--Délicieux, c'est l'homme le plus amoureux de son art que j'aie
rencontré et le plus intéressant quand il en parle.

Elle était ravie et répéta:

--Ce sera charmant.

Il avait pris sa main sous la fourrure. Il la serrait un peu, puis il
la baisa. Alors elle s'aperçut tout à coup qu'elle avait oublié de se
dire souffrante, et, cherchant soudain une autre raison, elle murmura:

--Dieu! qu'il fait froid!

--Vous trouvez?

--Je suis glacée jusqu'aux os.

Il se leva pour voir le thermomètre qui était assez bas en effet.

Alors il se rassit près d'elle.

Elle venait de dire: «Dieu! qu'il fait froid!» et il avait cru
comprendre. Depuis trois semaines il notait à chacune de leurs
rencontres l'invincible apaisement de sa tentative de tendresse. Il la
devinait lasse de ce simulacre à ne pas pouvoir le continuer, et il
était lui-même tellement exaspéré de son impuissance, tellement mordu
par un désir vain et enragé de cette femme, qu'il se disait en ses
heures de solitude désespérée: «J'aime mieux rompre que de continuer à
vivre ainsi».

Il lui demanda, pour bien pénétrer sa pensée:

--Vous ne quittez même pas votre fourrure aujourd'hui?

--Oh! non, dit-elle, je tousse un peu depuis ce matin. Ce temps affreux
m'a irrité la gorge. J'ai peur d'attraper du mal.

Après un silence, elle ajouta:

--Si je n'avais pas tenu absolument à vous voir, je ne serais pas venue.

Comme il ne répondait point, déchiré de chagrin et crispé de rage, elle
reprit:

--Après les si beaux jours des deux dernières semaines, ce retour de
froid est très dangereux.

Elle regardait le jardin, où les arbres étaient déjà presque verts sous
la poussière de neige fondue qui tournoyait dans les branches.

Lui, il la regardait, et il pensait: «Voilà donc l'amour qu'elle
a pour moi!» Pour la première fois, une espèce de haine de mâle
déçu le soulevait contre elle, contre ce visage, contre cette âme
insaisissable, contre ce corps de femme si fuyant et tant poursuivi.

«Elle prétend qu'elle a froid, se disait-il. Elle a froid seulement
parce que je suis là. S'il s'agissait d'une partie de plaisir, d'un de
ces imbéciles caprices qui agitent l'inutile existence de ces futiles
créatures, elle braverait tout, et risquerait sa vie. Est-ce que pour
montrer ses toilettes elle ne sort pas en voiture découverte par les
plus grands froids? Ah! c'est ainsi qu'elles sont toutes, à présent.»

Il la regardait, si calme en face de lui. Et il savait que dans ce
front, dans ce petit front adoré, il y avait une envie, l'envie de ne
pas prolonger ce tête-à-tête qui devenait trop pénible.

Était-il vrai qu'il eût existé, qu'il existait encore des femmes
passionnées, que l'émotion secoue, qui souffrent, pleurent, se donnent
avec transport, enlacent, étreignent et gémissent, qui aiment avec leur
chair autant qu'avec leur âme, avec la bouche qui parle et les yeux qui
regardent, avec le cœur qui palpite et la main qui caresse, des femmes
qui bravent tout parce qu'elles aiment, et vont, le jour ou la nuit,
surveillées et menacées, intrépides et palpitantes, vers celui qui les
prend en ses bras, folles de bonheur et défaillantes.

Oh! l'horrible amour celui auquel il est maintenant enchaîné: amour
sans issue, sans fin, sans joie et sans triomphe, qui énerve, exaspère
et ronge de souci; amour sans douceur et sans ivresses, faisant
seulement pressentir et regretter, souffrir et pleurer, et ne révélant
l'extase des caresses partagées, que par l'intolérable regret des
baisers impossibles à éveiller sur des lèvres froides, stériles et
sèches comme des arbres morts.

Il la regardait, emprisonnée et charmante en cette robe emplumée.
N'étaient-ce point les grandes ennemies qu'il fallait vaincre plus
encore que la femme, ses robes, gardiennes jalouses, barrières
coquettes et précieuses qui enfermaient et défendaient contre lui sa
maîtresse?

--Votre toilette est ravissante, dit-il, car il ne voulait point parler
de ce qui le torturait.

Elle répondit en souriant:

--Vous verrez celle que j'aurai ce soir.

Puis elle toussa plusieurs fois de suite et reprit:

--Je m'enrhume tout à fait. Laissez-moi partir, mon ami. Le soleil
reviendra bien vite, et je ferai comme lui.

Il n'insista pas, découragé, comprenant qu'aucun effort ne pourrait
vaincre à présent l'inertie de cet être sans élan, que c'était fini,
fini pour toujours d'espérer, d'attendre des mots balbutiés dans cette
bouche tranquille, un éclair dans ces yeux calmes. Et soudain il sentit
surgir en lui la résolution violente d'échapper à cette suppliciante
domination. Elle l'avait cloué sur une croix; il y saignait de tous ses
membres, et elle le regardait agoniser sans comprendre sa souffrance,
contente même d'avoir fait ça. Mais il s'arracherait de ce poteau
mortel, en y laissant des morceaux de son corps, des lambeaux de sa
chair et tout son cœur déchiqueté. Il se sauverait comme une bête que
des chasseurs ont presque tuée, il irait se cacher dans une solitude où
il finirait peut-être par cicatriser ses plaies et ne plus sentir que
les sourdes douleurs dont tressaillent jusqu'à leur mort les mutilés.

--Adieu donc, lui dit-il.

Elle fut saisie par la tristesse de sa voix et reprit:

--A ce soir, mon ami.

Il répéta:

--A ce soir... adieu.

Puis il la reconduisit à la porte du jardin, et revint s'asseoir, seul,
devant le foyer.

Seul! Qu'il faisait froid en effet! Et qu'il était triste! C'était
fini! Ah! quelle horrible pensée! Fini d'espérer, d'attendre, de rêver
d'elle avec cette brûlure au cœur qui nous fait vivre par moments, sur
cette sombre terre, à la façon des feux de joie allumés dans les soirs
obscurs. Adieu les nuits d'émotion solitaire où presque jusqu'au jour
il marchait à travers sa chambre en pensant à elle, et les réveils où
il se disait en ouvrant les yeux: «Je la verrai tantôt à notre petite
maison».

Comme il l'aimait! comme il l'aimait! comme ce serait dur et long
de se guérir d'elle! Elle était partie parce qu'il faisait froid!
Il la voyait, comme tout à l'heure, le regardant et l'ensorcelant,
l'ensorcelant pour mieux crever son cœur. Ah! comme elle l'avait bien
crevé! de part en part, d'un seul et dernier coup. Il sentait le trou:
une blessure ancienne déjà, entr'ouverte puis pansée par elle, et
qu'elle venait de rendre inguérissable en y plongeant comme un couteau
sa mortelle indifférence. Il sentait même que de ce cœur crevé quelque
chose coulait en lui qui emplissait son corps, montait à sa gorge et
l'étouffait. Alors, posant ses deux mains sur ses yeux, comme pour se
cacher à lui-même cette faiblesse, il se mit à pleurer. Elle était
partie parce qu'il faisait froid! Il aurait marché nu, dans la neige,
pour la rejoindre n'importe où. Il se serait jeté du haut d'un toit,
rien que pour tomber à ses pieds. Le souvenir d'une vieille histoire
lui vint, dont on a fait une légende: celle de la Côte des deux Amants,
qu'on voit en allant à Rouen. Une jeune fille, obéissant au caprice
cruel de son père, qui lui défendait d'épouser son amant si elle ne
parvenait à le porter elle-même au sommet de la rude montagne, l'y
traîna, marchant sur les mains et les genoux, et mourut en arrivant.
L'amour n'est donc plus qu'une légende, faite pour être chantée en vers
ou contée en des romans trompeurs.

Sa maîtresse ne lui avait-elle pas dit elle-même, dans une de leurs
premières entrevues, une phrase qu'il n'avait jamais oubliée: «Les
hommes d'à présent n'aiment pas les femmes d'aujourd'hui jusqu'à s'en
faire vraiment du mal. Croyez-moi, je connais les uns et les autres.»
Elle s'était trompée pour lui, mais non pour elle, car elle avait dit
encore: «En tous cas, je vous préviens que, moi, je suis incapable de
m'éprendre vraiment de n'importe qui...»

De n'importe qui? Était-ce bien sûr? De lui, non. Il en demeurait
certain maintenant, mais d'un autre?

De lui?... Elle ne pouvait pas l'aimer! Pourquoi?

Alors la sensation d'avoir tout manqué dans sa vie, sensation dont il
était depuis longtemps obsédé, s'abattit sur lui et l'anéantit. Il
n'avait rien fait, rien réussi, rien obtenu, rien vaincu. Les arts
l'ayant tenté, il ne trouva pas en lui le courage nécessaire pour se
donner tout à fait à l'un d'eux, ni l'obstination persévérante qu'il
faut pour y triompher. Aucun succès ne l'avait réjoui, aucun goût
exalté pour une belle chose ne l'avait anobli et grandi. Son seul
effort énergique pour conquérir un cœur de femme venait d'avorter comme
le reste. Il n'était au fond qu'un raté.

Il pleurait toujours sous ses mains appuyées sur ses yeux. Les larmes,
glissant contre la peau, mouillaient sa moustache et salaient ses
lèvres.

Leur amertume ainsi goûtée augmentait sa misère et sa désespérance.

Quand il releva la tête, il s'aperçut qu'il faisait nuit. Il n'avait
que le temps de rentrer chez lui et de s'habiller pour dîner chez elle.




VII


André Mariolle entra le premier chez Mme Michèle de Burne. Il s'assit,
et il contempla autour de lui ces murs, ces objets, ces tentures,
ces bibelots, ces meubles qu'il chérissait à cause d'elle, tout cet
appartement familier où il l'avait connue, trouvée et si souvent
retrouvée, où il avait appris à aimer, où il avait découvert en lui
et senti croître, de jour en jour, cette passion, jusqu'à l'heure de
l'inutile victoire. Avec quelle ardeur il l'avait attendue quelquefois
en ce lieu coquet, fait pour elle, cadre délicieux de cet être exquis!
Et comme il connaissait l'odeur de ce salon, de ces étoffes, une douce
odeur d'iris, aristocrate et simple! Là il avait tressailli de toutes
les attentes, tremblé à toutes les espérances, exploré toutes les
émotions, et, pour finir, toutes les détresses. Il serrait, comme les
mains d'un ami qu'on abandonne, les bras du large fauteuil où il avait
si souvent causé avec elle en la regardant sourire et parler. Il aurait
voulu qu'elle ne vînt pas, que personne ne vînt, et rester là, seul,
toute la nuit, rêvant à son amour, comme on veille près d'un mort. Puis
il serait parti, dès l'aurore, pour longtemps, peut-être pour toujours.

La porte de la chambre s'ouvrit. Elle parut et vint à lui, la main
tendue. Il se maîtrisa et ne laissa rien voir. Ce n'était pas une
femme, mais un bouquet vivant, un inimaginable bouquet.

Une ceinture d'œillets serrait sa taille et descendait autour d'elle
jusqu'à ses pieds, en cascades. Autour des bras nus et des épaules
courait une guirlande emmêlée de myosotis et de muguets, tandis que
trois orchidées féeriques semblaient sortir de sa gorge et caressaient
la chair pâle des seins de leur chair rose et rouge de fleurs
surnaturelles. Ses cheveux blonds étaient poudrés de violettes d'émail
où luisaient de minuscules diamants. D'autres brillants, tremblant
sur des épingles d'or, scintillaient comme de l'eau dans la garniture
embaumée du corsage.

--J'aurai la migraine, dit-elle, mais tant pis! ça me va bien.

Elle sentait bon, comme le printemps dans les jardins; elle était plus
fraîche que ses guirlandes. André la regardait, ébloui, et songeant
qu'il serait aussi brutalement barbare de la prendre en ses bras en ce
moment que de piétiner un parterre épanoui. Leur corps ainsi n'était
plus qu'un prétexte à parures, un objet à orner: ce n'était plus un
objet à aimer. Elles ressemblaient à des fleurs, elles ressemblaient à
des oiseaux, elles ressemblaient à mille autres choses autant qu'à des
femmes. Leurs mères, toutes celles des générations passées, employaient
l'art coquet pour aider la beauté, mais elles cherchaient d'abord
à plaire par la séduction directe de leur corps, par la puissance
naturelle de leur grâce, par l'irrésistible attrait que la forme
féminine exerce sur le cœur des mâles. Aujourd'hui, la coquetterie
était tout, l'artifice était devenu le grand moyen et aussi le but, car
elles s'en servaient plutôt même afin d'irriter les yeux des rivales et
de fouetter stérilement leur jalousie que pour la conquête des hommes.

A qui donc était destinée cette toilette, à lui l'amant, ou à humilier
la princesse de Malten?

La porte s'ouvrit: on l'annonça.

Mme de Burne eut un élan vers elle; et, tout en veillant aux orchidées,
elle l'embrassa, les lèvres entr'ouvertes, avec une petite moue de
tendresse. Ce fut un joli, un désirable baiser, donné et rendu à plein
cœur par les deux bouches.

Mariolle tressaillit d'angoisse. Pas une fois elle n'était accourue à
lui avec cette brusquerie heureuse; jamais elle ne l'avait embrassé
ainsi, et par un revirement subit de sa pensée: «Ces femmes-là ne sont
plus faites pour nous,» se dit-il avec fureur.

Massival parut, puis derrière lui M. de Pradon, le comte de Bernhaus,
puis Georges de Maltry, resplendissant de chic anglais.

On n'attendait plus que Lamarthe et Prédolé. On parla du sculpteur, et
toutes les voix formulèrent des éloges.

«Il avait ressuscité la grâce, retrouvé la tradition de la Renaissance
avec quelque chose de plus: la sincérité moderne; c'était, d'après
M. Georges de Maltry, l'exquis révélateur de la souplesse humaine.»
Ces phrases, depuis deux mois, couraient tous les salons, allaient de
toutes les bouches à toutes les oreilles.

Il parut enfin. On fut surpris. C'était un gros homme d'un âge
indéterminable, avec des épaules de paysan, une forte tête aux traits
accentués, couverte de cheveux et de barbe grisâtres, un nez puissant,
des lèvres charnues, l'air timide et embarrassé. Il portait ses bras
un peu loin du corps, avec une sorte de gaucherie, attribuable sans
doute aux énormes mains qui sortaient des manches. Elles étaient
larges, épaisses, avec des doigts velus et musculeux, des mains
d'hercule ou de boucher; et elles semblaient maladroites, lentes,
gênées d'être là, impossibles à cacher.

Mais la figure était éclairée par des yeux limpides, gris et perçants,
d'une vivacité extraordinaire. Eux seuls semblaient vivre en cet homme
pesant. Ils regardaient, scrutaient, fouillaient, jetaient partout leur
éclair aigu, rapide et mobile, et on sentait qu'une vive et grande
intelligence animait ce regard curieux.

Mme de Burne, un peu déçue, indiqua poliment un siège, où l'artiste
s'assit. Puis il resta là, confus, semblait-il, d'être venu dans cette
maison.

Lamarthe, introducteur adroit, voulant rompre cette glace, s'approcha
de son ami.

--Mon cher, dit-il, je vais vous montrer où vous êtes. Vous avez vu
d'abord notre divine hôtesse; regardez maintenant ce qui l'entoure.

Il montrait sur la cheminée un buste authentique de Houdon, puis, sur
un secrétaire de Boulle, deux femmes enlacées et dansant, par Clodion,
et enfin sur une étagère, quatre statuettes de Tanagra choisies parmi
les plus parfaites.

Alors la figure de Prédolé s'éclaira soudain, comme s'il eût retrouvé
ses enfants dans un désert. Il se leva, puis marcha vers les quatre
antiques petites figures de terre; et, quand il en saisit deux en
même temps dans ses formidables mains qui semblaient faites pour tuer
des bœufs, Mme de Burne eut peur pour elles. Mais, dès qu'il les eut
touchées, on eût dit qu'il les caressait, car il les maniait avec une
souplesse et une adresse surprenantes, en les faisant tourner dans ses
doigts épais, devenus agiles comme ceux d'un jongleur. A le voir ainsi
les contempler et les palper, on sentait qu'il avait dans l'âme et dans
les mains, ce gros homme, une tendresse unique, idéale et délicate pour
toutes les petites choses élégantes.

--Sont-elles jolies? demanda Lamarthe.

Alors le sculpteur les vanta comme s'il les eût félicitées, et il parla
des plus remarquables qu'il connût, en quelques mots, d'une voix un peu
voilée mais sûre, tranquille, au service d'une pensée claire qui savait
bien la valeur des termes.

Puis, conduit par l'écrivain, il inspecta les autres bibelots rares
que Mme de Burne avait réunis grâce aux conseils de ses amis. Il les
appréciait avec des étonnements et des joies en les découvrant en ce
lieu, et toujours il les prenait dans ses mains et les retournait
légèrement en tous sens, comme pour se mettre en tendre contact avec
eux. Une statuette de bronze était cachée dans un coin obscur, lourde
comme un boulet; il l'enleva d'un seul poignet, l'apporta près d'une
lampe, l'admira longuement, puis la remit en place sans effort visible.

Lamarthe dit:

--Est-il taillé pour lutter avec le marbre et la pierre, ce gaillard-là!

On le regardait avec sympathie.

Un domestique annonça:

--Madame est servie.

La maîtresse de la maison prit le bras du sculpteur pour passer dans la
salle à manger, et, lorsqu'elle l'eut fait asseoir à sa droite, elle
lui demanda par courtoisie, comme elle eût interrogé l'héritier d'une
grande famille sur l'origine exacte de son nom:

--Votre art, monsieur, a aussi ce mérite, n'est-ce pas, d'être l'aîné
de tous les autres?

Il répondit de sa voix tranquille:

--Mon Dieu! madame, les bergers bibliques jouaient de la flûte; la
musique semble donc plus ancienne, bien qu'à notre sens la véritable
musique ne date pas de loin. Mais la véritable sculpture date de très
loin.

Elle reprit:

--Vous aimez la musique?

Il répondit avec une conviction grave:

--J'aime tous les arts.

Elle demanda encore:

--Sait-on quel fut l'inventeur du vôtre?

Il réfléchit, et, avec une douceur d'accent, comme s'il eût conté une
histoire attendrissante:

--D'après la tradition hellénique, ce fut l'Athénien Dédale. Mais la
plus jolie légende est celle qui attribue cette découverte à un potier
de Sicyone nommé Dibutades. Sa fille Kora ayant dessiné, au moyen
d'un trait, l'ombre du profil de son fiancé, son père remplit cette
silhouette d'argile et la modela. Mon art venait de naître.

Lamarthe murmura: «Charmant». Puis, après un silence, il reprit:

--Ah! si vous vouliez, Prédolé!

S'adressant ensuite à Mme de Burne:

--Vous ne vous figurez pas, madame, comme cet homme est intéressant
quand il parle de ce qu'il aime, comme il sait l'exprimer, le montrer
et le faire adorer.

Mais le sculpteur ne semblait pas disposé à poser ni à pérorer.
Il avait introduit entre sa chemise et son cou un des coins de sa
serviette pour ne pas tacher son gilet, et il mangeait son potage avec
recueillement, avec cette espèce de respect que les paysans ont pour la
soupe.

Puis il but un verre de vin et se redressa, l'air plus à l'aise,
s'acclimatant.

De temps en temps, il essayait de se retourner, car il apercevait,
reflété dans une glace, un groupe tout moderne placé derrière lui, sur
la cheminée. Il ne le connaissait pas et cherchait à deviner l'auteur.

A la fin, n'y tenant plus, il demanda:

--C'est de Falguières, n'est-ce pas?

Mme de Burne se mit à rire.

--Oui, c'est de Falguières. Comment avez-vous reconnu cela dans une
glace?

Il sourit à son tour.

--Ah! madame, je reconnais n'importe comment, d'un seul coup d'œil,
la sculpture des gens qui font aussi de la peinture, et la peinture
des gens qui font aussi de la sculpture. Ça ne ressemble pas du tout à
l'œuvre d'un homme qui pratique exclusivement un seul art.

Lamarthe, voulant faire briller son ami, demanda des explications, et
Prédolé s'y prêta.

Il définit, raconta et caractérisa la peinture des sculpteurs et la
sculpture des peintres d'une façon si claire, originale et neuve, avec
sa parole lente et précise, que les regards l'écoutaient autant que
les oreilles. Faisant reculer sa démonstration à travers l'histoire
de l'art, et cueillant des exemples d'époque en époque, il remonta
jusqu'aux premiers maîtres italiens, peintres et sculpteurs en même
temps, Nicolas et Jean de Pise, Donatello, Lorenzo Ghiberti. Il indiqua
des opinions curieuses de Diderot sur le même sujet, et, pour conclure,
cita les portes du Baptistère de Saint-Jean de Florence, par Ghiberti,
bas-reliefs si vivants et dramatiques qu'ils ont plutôt l'air de toiles
peintes.

De ses lourdes mains agitées devant lui comme si elles eussent été
pleines de matière à modeler, et devenues dans leurs mouvements souples
et légères à ravir les yeux, il reconstituait avec tant de conviction
l'œuvre racontée qu'on suivait curieusement ses doigts, faisant surgir
au-dessus des verres et des assiettes toutes les images exprimées par
sa bouche.

Puis, comme on lui offrit des choses qu'il aimait, il se tut et se mit
à manger.

Jusqu'à la fin du dîner il ne parla plus beaucoup, suivant à peine
lui-même la conversation, qui allait d'un écho de théâtre à une rumeur
politique, d'un bal à un mariage, d'un article de la _Revue des
Deux-Mondes_ au concours hippique récemment ouvert. Il mangeait bien
et buvait sec, sans en paraître ému, ayant la pensée nette, saine,
difficile à troubler, à peine excitable par le bon vin.

Lorsqu'on fut revenu dans le salon, Lamarthe, qui n'avait pas obtenu du
sculpteur tout ce qu'il en attendait, l'attira près d'une vitrine pour
lui montrer un objet inestimable, un encrier d'argent, pièce cotée,
classée, historique, ciselée par Benvenuto Cellini.

Ce fut une espèce d'ivresse qui s'empara du sculpteur. Il contemplait
cela comme on regarde le visage d'une maîtresse, et, saisi
d'attendrissement, il énonça, sur l'œuvre de Cellini, des idées
gracieuses et fines comme l'art du divin ciseleur; puis, sentant qu'on
l'écoutait, il se livra tout entier, et, assis sur un grand fauteuil,
tenant et regardant sans cesse le bijou qu'on venait de lui présenter,
il raconta ses impressions sur toutes les merveilles d'art connues par
lui, mit à nu sa sensibilité, et rendit visible l'étrange griserie que
la grâce des formes faisait entrer par ses yeux dans son âme. Pendant
dix ans il avait parcouru le monde en ne regardant que du marbre, de
la pierre, du bronze et du bois sculptés par des mains géniales, ou
bien de l'or, de l'argent, de l'ivoire et du cuivre, vagues matières
métamorphosées en chefs-d'œuvre sous les doigts de fées des ciseleurs.

Et lui-même il sculptait en parlant, avec des reliefs surprenants et de
délicieux modelés obtenus par la justesse des mots.

Les hommes, debout autour de lui, l'écoutaient avec un intérêt extrême,
tandis que les deux femmes, assises près du feu, paraissaient s'ennuyer
un peu et causaient à voix basse, de temps en temps, déconcertées de ce
qu'on pût prendre tant de goût à de simples contours d'objets.

Quand Prédolé se tut, Lamarthe, emballé et ravi, lui serra la main, et
d'une voix amicale attendrie par l'émotion d'un amour commun:

--Vrai, j'ai envie de vous embrasser, dit-il. Vous êtes le seul
artiste, le seul passionné et le seul grand homme d'aujourd'hui, le
seul qui aimez vraiment ce que vous faites, qui y trouvez du bonheur,
qui n'en êtes jamais las ni dégoûté. Vous maniez l'art éternel dans
sa forme la plus pure, la plus simple, la plus haute et la plus
inaccessible. Vous enfantez le beau par la courbe d'une ligne, et vous
ne vous souciez pas d'autre chose. Je bois un verre d'eau-de-vie à
votre santé.

Puis la conversation redevint générale, mais languissante, étouffée
par les idées qui avaient passé dans l'air de ce joli salon meublé
d'objets précieux.

Prédolé s'en alla de bonne heure, en donnant pour raison qu'il était au
travail tous les matins au lever du jour.

Lorsqu'il fut parti, Lamarthe, enthousiasmé, demanda à Mme de Burne:

--Eh bien! comment le trouvez-vous?

Elle répondit, en hésitant, d'un air mécontent et peu séduit:

--Assez intéressant, mais raseur.

Le romancier sourit, et pensa: «Parbleu, il n'a pas admiré votre
toilette, et vous êtes le seul de vos bibelots qu'il ait à peine
regardé». Puis, après quelques phrases aimables, il alla s'asseoir
auprès de la princesse de Malten, afin de lui faire la cour. Le comte
de Bernhaus s'approcha de la maîtresse de la maison, et, prenant un
petit tabouret, parut s'affaisser à ses pieds. Mariolle, Massival,
Maltry et M. de Pradon continuaient à parler du sculpteur, qui avait
fait sur leurs esprits une forte impression. M. de Maltry le comparait
aux maîtres anciens, dont toute la vie fut embellie et illuminée
par l'amour exclusif et dévorant des manifestations de la Beauté;
et il philosophait là-dessus, avec des phrases subtiles, justes et
fatigantes.

Massival, las d'écouter parler d'un art qui n'était point le sien, se
rapprocha de Mme de Malten et s'assit auprès de Lamarthe, qui lui céda
bientôt la place pour aller rejoindre les hommes.

--Partons-nous? dit-il à Mariolle.

--Oui, bien volontiers.

Le romancier aimait parler, la nuit, sur les trottoirs, en reconduisant
quelqu'un. Sa voix brève, stridente, mordante, semblait s'accrocher et
grimper aux murs des maisons. Il se sentait éloquent et clairvoyant,
spirituel et imprévu en ces tête-à-tête nocturnes, où il monologuait
plutôt qu'il ne causait. Il y obtenait pour lui-même des succès
d'estime qui lui suffisaient, et il se préparait un bon sommeil par
cette légère fatigue des poumons et des jambes.

Mariolle, lui, était à bout de forces. Toute sa misère, tout
son malheur, tout son chagrin, toute son irrémédiable déception
bouillonnaient en son cœur depuis qu'il avait franchi cette porte.

Il n'en pouvait plus, il n'en voulait plus. Il allait partir pour ne
point revenir.

Quand il prit congé de Mme de Burne, elle lui dit adieu d'un air
distrait.

Les deux hommes se trouvèrent seuls dans la rue. Le vent ayant tourné,
le froid de la journée avait cessé. Il faisait chaud et doux, ainsi
qu'il fait doux deux heures après une giboulée, au printemps. Le ciel,
plein d'étoiles, vibrait, comme si, dans l'espace immense, un souffle
d'été eût avivé le scintillement des astres.

Les trottoirs étaient redevenus gris et secs, tandis que, sur les
chaussées, des flaques d'eau luisaient encore sous le gaz.

Lamarthe dit:

--Quel homme heureux, ce Prédolé!... Il n'aime qu'une chose, son art,
ne pense qu'à cela, ne vit que pour cela, et cela emplit, console,
égaye, fait heureuse et bonne existence. C'est vraiment un grand
artiste de la vieille race. Ah! il ne s'inquiète guère des femmes,
celui-là, de nos femmes à colifichets, à dentelles et à déguisements.
Avez-vous vu comme il a fait peu d'attention à nos deux belles dames,
qui étaient pourtant très séduisantes? Mais il lui faut de la pure
plastique, à lui, et non de l'artificiel. Il est vrai que notre divine
hôtesse l'a jugé insupportable et imbécile. Pour elle, un buste de
Houdon, des statuettes de Tanagra ou un encrier de Benvenuto ne sont
que les petites parures nécessaires à l'encadrement naturel et riche
d'un chef-d'œuvre qui est Elle: Elle et sa robe, car sa robe fait
partie d'Elle; c'est la note nouvelle qu'elle donne chaque jour à sa
beauté. Comme c'est futile et personnel, une femme!

Il s'arrêta, en frappant le trottoir d'un coup de canne si sec que le
bruit courut quelque temps dans la rue. Puis il continua:

--Elles connaissent, comprennent et savourent ce qui les fait valoir:
la toilette et le bijou qui changent de mode tous les dix ans; mais
elles ignorent ce qui est d'une sélection rare et constante, ce qui
exige une grande et délicate pénétration artiste, et un exercice
désintéressé, purement esthétique de leurs sens. Elles ont d'ailleurs
des sens très rudimentaires, des sens de femelles, peu perfectibles,
inaccessibles à ce qui ne touche pas directement l'égotisme féminin
qui absorbe tout en elles. Leur finesse est de sauvage, d'indien, de
guerre, de piège. Elles sont même presque impuissantes à goûter les
jouissances matérielles d'ordre inférieur qui exigent une éducation
physique et une attention raffinée d'un organe, comme la gourmandise.
Quand elles arrivent, par exception, à respecter la bonne cuisine,
elles demeurent toujours incapables de comprendre les grands vins, qui
parlent seulement au palais des hommes, car le vin parle.

Il donna sur le pavé un nouveau coup de canne, qui scanda ce dernier
mot, et mit un point à sa phrase.

Puis il reprit:

--Il ne faut pas leur demander tant d'ailleurs. Mais cette absence de
goût et de compréhension qui obscurcit leur vue intellectuelle quand
il s'agit de choses élevées, les aveugle souvent bien davantage encore
quand il s'agit de nous. Il est inutile, pour les séduire, d'avoir
de l'âme, du cœur, de l'intelligence, des qualités et des mérites
exceptionnels, comme autrefois, où on s'éprenait d'un homme pour sa
valeur et son courage. Celles d'aujourd'hui sont des cabotines, les
cabotines de l'amour, répétant de chic une pièce qu'elles jouent
par tradition et à laquelle elles ne croient plus. Il leur faut des
cabotins pour leur donner la réplique et mentir leur rôle comme elles.
J'entends par cabotins les pîtres du monde ou d'ailleurs.

Ils marchèrent quelques moments en silence, l'un à côté de l'autre.
Mariolle l'avait écouté avec attention, répétant mentalement ses
phrases, l'approuvant de toute sa douleur. Il savait, d'ailleurs,
qu'une sorte d'aventurier italien venu pour donner des assauts à Paris,
le prince Epilati, gentilhomme de salles d'armes, dont on parlait
partout et dont on vantait beaucoup l'élégance et la souple vigueur,
exhibées au high-life et à la cocoterie d'élite sous des maillots
collants de soie noire, accaparait en ce moment l'attention et la
coquetterie de la petite baronne de Frémines.

Comme Lamarthe continuait à se taire, il lui dit:

--C'est notre faute; nous choisissons mal, il y a d'autres femmes que
celles-là!

Le romancier répliqua:

--Les seules encore capables d'attachement sont les demoiselles de
magasin ou les petites bourgeoises sentimentales, pauvres et mal
mariées. J'ai porté quelquefois secours à une de ces âmes en détresse.
Elles sont débordantes de sentiment, mais de sentiment si vulgaire que
le troquer contre le nôtre c'est faire l'aumône. Or je dis que dans
notre jeune société riche, où les femmes n'ont envie et besoin de rien
et n'ont d'autre désir que d'être un peu distraites, sans dangers à
courir, où les hommes ont réglementé le plaisir comme le travail, je
dis que l'antique, charmant et puissant attrait naturel qui poussait
jadis les sexes l'un vers l'autre a disparu.

Mariolle murmura:

--C'est vrai.

Son envie de fuir s'accrut, de fuir loin de ces gens, de ces fantoches
qui mimaient, par désœuvrement, la vie passionnée, belle et tendre
d'autrefois, et ne goûtaient plus rien de sa saveur perdue.

--Bonsoir! dit-il, je vais me coucher.

Il rentra chez lui, s'assit à sa table, et écrivit:

  «Adieu, madame. Vous rappelez-vous ma première lettre? Je vous
  disais adieu aussi; mais je ne suis pas parti. Comme j'ai eu tort!
  J'aurai quitté Paris quand vous recevrez celle-ci. Ai-je besoin de
  vous expliquer pourquoi? Les hommes comme moi ne devraient jamais
  rencontrer les femmes comme vous. Si j'étais un artiste et si mes
  émotions pouvaient être exprimées de manière à m'en soulager, vous
  m'auriez peut-être donné du talent; mais je ne suis rien qu'un
  pauvre garçon en qui est entré, avec mon amour pour vous, une
  atroce et intolérable détresse. Quand je vous ai rencontrée, je ne
  me serais pas cru capable de sentir et de souffrir de cette façon.
  Une autre, à votre place, aurait versé en mon cœur une allégresse
  divine en le faisant vivre. Mais vous n'avez pu que le torturer.
  C'est malgré vous, je le sais; je ne vous reproche rien, et je ne
  vous en veux pas. Je n'ai même pas le droit de vous écrire ces
  lignes. Pardonnez-moi. Vous êtes ainsi faite que vous ne pouvez pas
  sentir comme je sens, que vous ne pouvez pas seulement deviner ce
  qui se passe en moi quand j'entre chez vous, quand vous me parlez
  et quand je vous regarde. Oui, vous consentez, vous m'acceptez,
  et vous m'offrez même un paisible et raisonnable bonheur dont je
  devrais vous remercier à genoux toute ma vie. Mais je n'en veux pas.
  Ah! quel amour, horrible et torturant, celui qui demande sans cesse
  l'aumône d'une chaude parole ou d'une caresse émue, et qui ne la
  reçoit jamais! Mon cœur est vide comme le ventre d'un mendiant qui
  courut longtemps, la main tendue, derrière vous. Vous lui avez jeté
  de belles choses, mais pas de pain. C'est du pain, c'est de l'amour
  qu'il me fallait. Je m'en vais misérable et pauvre, pauvre de votre
  tendresse, dont quelques miettes m'auraient sauvé. Je n'ai plus rien
  au monde qu'une pensée cruelle attachée à moi et qu'il faut tuer.
  C'est ce que je vais essayer de faire.

  «Adieu, madame. Pardon, merci, pardon. Ce soir encore, je vous aime
  de toute mon âme. Adieu, madame.

  «ANDRÉ MARIOLLE.»




TROISIÈME PARTIE.

I


Un matin radieux éclairait la ville. Mariolle monta dans la voiture
qui l'attendait devant sa porte, avec un sac de voyage et deux malles
dans la galerie. Il avait fait préparer, la nuit même, par son valet de
chambre, le linge et les objets nécessaires pour une longue absence,
et il s'en allait en donnant pour adresse provisoire: «Fontainebleau,
poste restante». Il n'emmenait personne, ne voulant pas voir une figure
qui lui rappelât Paris, ne voulant plus entendre une voix entendue déjà
pendant qu'il songeait à certaines choses.

Il cria au cocher: «Gare de Lyon!» Le fiacre se mit en marche. Alors
il pensa à cet autre départ pour le Mont Saint-Michel, au printemps
passé. Il y aurait un an dans trois mois. Puis, pour oublier cela, il
regarda la rue.

La voiture déboucha dans l'avenue des Champs-Élysées, que baignait
une ondée de soleil printanier. Les feuilles vertes, désemprisonnées
déjà par les premières chaleurs des autres semaines, à peine arrêtées
par les deux derniers jours de grêle et de froid, semblaient épandre,
tant elles s'ouvraient vite, par cette matinée lumineuse, une odeur de
verdure fraîche et de sève évaporée dans la délivrance des branches
futures.

C'était un de ces matins d'éclosion où on sent que, dans les jardins
publics et tout le long des avenues, les marronniers ronds vont fleurir
en un jour à travers Paris, comme des lustres qui s'allument. La vie de
la terre naissait pour un été, et la rue elle-même, aux trottoirs de
bitume, frémissait sourdement, rongée par des racines.

Il pensait, secoué par les cahots du fiacre: «Enfin, je vais goûter un
peu de calme. Je vais regarder naître le printemps dans la forêt encore
déserte.»

Le trajet lui parut long. Il était courbaturé après ces quelques
heures d'insomnie à pleurer sur lui, comme s'il eût passé dix nuits
près d'un mourant. En arrivant dans la ville de Fontainebleau, il se
rendit chez un notaire pour savoir s'il n'y avait point quelque chalet
à louer meublé aux abords de la forêt. On lui en indiqua plusieurs.
Celui dont la photographie le séduisit le plus venait d'être quitté
par deux jeunes gens, homme et femme, qui étaient restés presque tout
l'hiver dans le village de Montigny-sur-Loing. Le notaire, homme grave
pourtant, souriait. Il devait flairer là une histoire d'amour. Il
demanda:

--Vous êtes seul, monsieur?

--Je suis seul.

--Même sans domestiques?

--Même sans domestiques. J'ai laissé les miens à Paris. Je veux prendre
des gens du pays. Je viens ici pour travailler dans un isolement absolu.

--Oh! vous l'aurez, à cette époque de l'année.

Quelques minutes plus tard, un landau découvert emportait Mariolle et
ses malles vers Montigny.

La forêt s'éveillait. Au pied des grands arbres, dont les têtes se
couvraient d'une ombre légère de feuillage, les taillis étaient plus
touffus. Les bouleaux hâtifs, aux membres d'argent, semblaient seuls
habillés déjà pour l'été, tandis que les chênes immenses montraient
seulement, au bout de leurs branchages, de légères taches vertes
tremblotantes. Les hêtres, ouvrant plus vite leurs bourgeons pointus,
laissaient tomber leurs dernières feuilles mortes de l'autre année.

Le long de la route, l'herbe, que ne couvrait point encore l'ombre
impénétrable des cimes, était drue, luisante, vernie de sève nouvelle;
et cette odeur de pousses naissantes, déjà perçue par Mariolle dans
l'avenue des Champs-Élysées, l'enveloppait maintenant, le noyait dans
un immense bain de vie végétale germant sous le premier soleil. Il
respirait par grandes haleines, comme un libéré qui sort de prison,
et, avec la sensation d'un homme dont on vient de rompre les liens, il
étendit mollement ses deux bras sur les deux côtés du landau, laissant
pendre ses mains au-dessus des deux roues.

C'était bon d'aspirer ce grand air libre et pur; mais comme il en
devrait boire, et boire encore, longtemps, longtemps, de cet air, pour
en être imprégné jusqu'à souffrir un peu moins, pour qu'à travers ses
poumons il sentît enfin ce souffle frais glisser aussi sur la plaie
vive de son cœur, et la calmer!

Il traversa Marlotte, où le cocher lui montra l'hôtel Corot, qu'on
venait d'ouvrir et dont on vantait l'originalité. Puis suivit une
route entre la forêt à gauche et, à droite, une grande plaine avec des
arbres par places et des coteaux à l'horizon. Puis on pénétra dans une
longue rue de village, une rue blanche, aveuglante, entre deux lignes
interminables de petites maisons couvertes en tuiles. Par places, un
énorme lilas fleuri jaillissait au-dessus d'un mur.

Cette rue suivait un étroit vallon qui descendait au petit cours d'eau.
Quand Mariolle l'aperçut, il eut un ravissement. C'était un fleuve
mince, rapide, agité et tournoyant, qui lavait sur une de ses rives le
pied même des maisons et les murs des jardins, tandis que, sur l'autre,
il baignait des prairies, où des arbres légers égrenaient leurs frêles
feuillages à peine ouverts.

Mariolle trouva tout de suite la demeure indiquée, et en fut charmé.
C'était une vieille maison restaurée par un peintre qui passa là cinq
ans, puis s'en lassa, et la mit à louer. Elle était tout au bord de
l'eau, séparée seulement du courant par un joli jardin que terminait
une terrasse à tilleuls. Le Loing, qui venait de tomber d'un barrage
par une chute haute d'un pied ou deux, filait le long de cette
terrasse, en déroulant de grands remous. Par les fenêtres de la façade
on apercevait, de l'autre côté, les prés.

--Je me guérirai ici, pensa Mariolle.

Tout avait été convenu avec le notaire pour le cas où cette maison lui
plairait. Le cocher porta la réponse. Il fallut alors s'occuper de
l'installation, qui fut rapide, le secrétaire de la mairie ayant fourni
deux femmes, l'une pour la nourriture, l'autre pour faire la chambre et
prendre soin du linge.

Il y avait en bas un salon, une salle à manger, la cuisine et deux
petites pièces; au premier, une belle chambre et une sorte de grand
cabinet que l'artiste propriétaire avait disposé en atelier. Tout cela
installé avec amour, comme on installe quand on s'éprend d'un pays et
d'un logis. C'était maintenant un peu défraîchi, un peu dérangé, avec
l'air veuf et délaissé des demeures dont le maître est parti.

On sentait pourtant que cette petite maison venait d'être habitée. Une
douce odeur de verveine y flottait encore. Mariolle pensa: «Tiens, de
la verveine, parfum simple. La femme d'avant moi ne devait pas être une
compliquée... Heureux homme!»

Le soir venait, toutes ces affaires ayant fait glisser la journée. Il
s'assit près d'une fenêtre ouverte, buvant la fraîcheur humide et douce
des herbages mouillés et regardant le soleil couchant faire de grandes
ombres sur les prés.

Les deux servantes parlaient en préparant le dîner, et leurs voix
paysannes montaient sourdement par l'escalier, tandis que, par la
fenêtre, entraient des meuglements de vache, des aboiements de chien,
des appels d'homme ramenant des bêtes ou causant avec un camarade à
travers la rivière.

Cela était vraiment calme et reposant.

Mariolle se demandait pour la millième fois depuis le matin:
«Qu'a-t-elle pensé en recevant ma lettre?... Que va-t-elle faire?...»

Puis il se dit: «Que fait-elle en ce moment?»

Il regarda l'heure à sa montre:--six heures et demie.--«Elle est
rentrée, elle reçoit.»

Il eut la vision du salon et de la jeune femme causant avec la
princesse de Malten, Mme de Frémines, Massival et le comte de Bernhaus.

Son âme soudain tressaillit d'une espèce de colère. Il aurait voulu
être là-bas. C'était l'heure où presque chaque jour il entrait chez
elle. Et il sentait en lui un malaise, non pas un regret, car sa
volonté était ferme, mais une sorte de souffrance physique pareille
à celle d'un malade à qui on refuse la piqûre de morphine au moment
accoutumé.

Il ne voyait plus les prairies, ni le soleil disparaissant derrière
les collines de l'horizon. Il ne voyait qu'elle, au milieu d'amis, elle
en proie à ces soucis mondains qui la lui avaient volée: «N'y pensons
plus!» se dit-il.

Il se leva, descendit au jardin, marcha jusqu'à la terrasse. La
fraîcheur de l'eau secouée par le barrage montait en brumes de la
rivière; et cette froide sensation, glaçant son cœur déjà si triste,
le fit revenir sur ses pas. Son couvert était mis dans la salle à
manger. Il dîna vite; puis, n'ayant rien à faire, sentant grandir dans
son corps et grandir dans son âme ce malaise dont il avait subi tout à
l'heure l'atteinte, il se coucha, et ferma les yeux pour dormir: ce fut
en vain. Sa pensée voyait, sa pensée souffrait, sa pensée ne quittait
point cette femme.

A qui serait-elle, à présent? Au comte de Bernhaus sans doute! C'était
bien l'homme qu'il fallait à cette créature d'apparat, l'homme en vue,
élégant, recherché. Il lui plaisait, car, pour le conquérir, elle avait
employé toutes ses armes, bien qu'étant la maîtresse d'un autre.

Sous l'obsession de ces idées rongeuses, son âme pourtant
s'engourdissait, s'égarait en des divagations somnolentes où sans
cesse ils reparaissaient, cet homme et elle. Le vrai sommeil ne vint
point; et toute la nuit il les vit errer autour de lui, le bravant et
l'irritant, disparaissant comme pour lui permettre de s'endormir enfin,
et, dès que l'oubli l'avait enveloppé, reparaissant et le réveillant
par un spasme aigu de jalousie au cœur.

Il sortit de son lit aux premières lueurs de l'aube et s'en alla dans
la forêt une canne à la main, une forte canne oubliée dans sa nouvelle
maison par le dernier habitant.

Le soleil levé tombait à travers les cimes presque chauves encore des
chênes, sur le sol tapissé par places d'herbe verdoyante, plus loin
d'un tapis de feuilles mortes, plus loin de bruyères roussies par
l'hiver; et des papillons jaunes voltigeaient le long de la route,
comme de petites flammes dansantes.

Un coteau, presque un mont, couvert de pins et de rocs bleuâtres,
apparut à droite du chemin. Mariolle le gravit lentement, et, quand
il fut au sommet, s'assit sur une grosse pierre, car il était déjà
haletant. Ses jambes ne le soutenaient plus, défaillantes de faiblesse;
son cœur battait; tout son corps semblait meurtri par une inconcevable
courbature.

Cet accablement, il le savait, ne venait point de fatigue: il venait
d'Elle, de cet amour pesant sur lui comme un poids intolérable; et il
murmura: «Quelle misère! Pourquoi me tient-elle ainsi, moi qui n'ai
jamais pris de l'existence que ce qu'il en fallait prendre pour la
goûter sans en souffrir?»

Son attention, surexcitée, aiguisée par la peur de ce mal qui serait
peut-être si difficile à vaincre, se fixa sur lui-même et fouilla son
âme, descendit dans son être intime, cherchant à le mieux connaître, à
le mieux comprendre, à dévoiler à ses propres yeux le pourquoi de cette
inexplicable crise.

Il se disait: «Je n'avais jamais subi d'entraînement. Je ne suis
pas un exalté, je ne suis pas un passionné; j'ai plus de jugement
que d'instinct, de curiosités que d'appétits, de fantaisie que de
persévérance. Je ne suis au fond qu'un jouisseur délicat, intelligent
et difficile. J'ai aimé les choses de la vie sans m'y attacher jamais
beaucoup, avec des sens d'expert qui savoure et ne se grise point,
qui comprend trop pour perdre la tête. Je raisonne tout, et j'analyse
d'ordinaire trop bien mes goûts pour les subir aveuglément. C'est
même là mon grand défaut, la cause unique de ma faiblesse. Et voilà
que cette femme s'est imposée à moi, malgré moi, malgré ma peur et ma
connaissance d'elle; et elle me possède comme si elle avait cueilli
une à une toutes les aspirations diverses qui étaient en moi. C'est
cela peut-être. Je les éparpillais vers des choses inanimées, vers
la nature qui me séduit et m'attendrit, vers la musique, qui est une
espèce de caresse idéale, vers la pensée, qui est la gourmandise de
l'esprit, et vers tout ce qui est agréable et beau sur la terre.

«Puis, j'ai rencontré une créature qui a ramassé tous mes désirs un
peu hésitants et changeants, et, les tournant vers elle, en a fait de
l'amour. Élégante et jolie, elle a plu à mes yeux; fine, intelligente
et rusée, elle a plu à mon âme; et elle a plu à mon cœur par un
agrément mystérieux de son contact et de sa présence, par une secrète
et irrésistible émanation de sa personne qui m'ont conquis comme
engourdissent certaines fleurs.

«Elle a tout remplacé pour moi, car je n'aspire plus à rien, je n'ai
plus besoin, envie ni souci de rien.

«Autrefois, comme j'aurais tressailli et vibré dans cette forêt qui
renaît! Aujourd'hui je ne la vois pas, je ne la sens pas, je n'y suis
point; je suis toujours près de cette femme, que je ne veux plus aimer.

«Allons! Il faut que je tue mes idées par la fatigue; sans quoi je ne
me guérirai pas.»

Il se leva, descendit le coteau rocheux, et se remit en marche à grands
pas. Mais l'obsession l'écrasait comme s'il l'eût portée sur ses reins.

Il allait hâtant toujours sa marche, et rencontrant parfois, à la
vue du soleil plongeant dans les feuillages ou bien au passage d'un
souffle résineux tombé d'un bouquet de sapins, une courte sensation de
soulagement, pareille au pressentiment de la consolation lointaine.

Tout à coup il s'arrêta: «Je ne me promène plus, se dit-il: je fuis.»
Il fuyait, en effet, devant lui, n'importe où; il fuyait, poursuivi par
l'angoisse de cet amour rompu.

Puis il repartit à pas plus tranquilles. La forêt changeait d'aspect,
devenait plus épanouie et plus ombrée, car il entrait dans la partie
la plus chaude, dans l'admirable région des hêtres. Aucune sensation
de l'hiver ne restait plus. C'était un printemps extraordinaire, qui
semblait né dans la nuit même, tant il était frais et jeune.

Mariolle pénétra dans les fourrés, sous les arbres gigantesques qui
s'élevaient de plus en plus, et il alla devant lui longtemps, une
heure, deux heures, à travers les branches, à travers l'innombrable
multitude des petites feuilles luisantes, huilées et vernies de sève.
La voûte immense des cimes voilait tout le ciel, supportée par de
longues colonnes, droites ou penchées, parfois blanchâtres, parfois
sombres sous une mousse noire attachée à l'écorce. Elles montaient
indéfiniment, les unes derrière les autres, dominant les jeunes taillis
emmêlés et poussés à leur pied, et les couvrant d'un nuage épais que
traversaient cependant des cataractes de soleil. La pluie de feu
glissait, coulait dans tout ce feuillage épandu qui n'avait plus l'air
d'un bois, mais d'une éclatante vapeur de verdure illuminée de rayons
jaunes.

Mariolle s'arrêta, ému d'une inexprimable surprise. Où était-il? Dans
une forêt ou bien tombé au fond d'une mer, d'une mer toute en feuilles
et toute en lumière, d'un océan doré de clarté verte?

Il se sentit mieux, plus loin de son malheur, plus caché, plus calme,
et il se coucha par terre sur le tapis roux de feuillage mort que ces
arbres ne laissent tomber qu'au moment où ils se couvrent d'une vêture
nouvelle.

Jouissant du contact frais de la terre et de la pure douceur de l'air,
il fut bientôt envahi par une envie, vague d'abord, puis plus précise,
de n'être pas seul en ce lieu charmant, et il se dit: «Ah! si je
l'avais ici, avec moi!»

Il revit brusquement le Mont Saint-Michel, et, se rappelant combien
elle avait été différente, là-bas, de ce qu'elle était à Paris, en
cet éveil d'affection éclose au vent du large, en face des sables
blonds, il pensa que ce jour-là seulement elle l'avait aimé un peu,
pendant quelques heures. Certes, sur la route où fuyait le flot, dans
le cloître où, murmurant son prénom seul: «André», elle avait semblé
dire: «Je suis à vous», et sur le chemin des Fous où il l'avait presque
portée dans l'espace, elle avait eu pour lui une sorte d'entraînement,
jamais revenu depuis que son pied de coquette avait retrouvé le pavé
parisien.

Mais ici, avec lui, dans ce bain verdoyant, dans cette autre marée
faite de sève nouvelle, ne serait-elle pas rentrée en son cœur,
l'émotion fugace et douce rencontrée sur la côte normande?

Il demeurait allongé sur le dos, toujours meurtri par sa songerie,
le regard perdu dans l'onde ensoleillée des cimes; et, peu à peu, il
fermait les yeux, engourdi sous la grande tranquillité des arbres. A la
fin, il s'endormit, et, quand il se réveilla, il s'aperçut qu'il était
plus de deux heures de l'après-midi.

S'étant relevé, il se sentit un peu moins triste, un peu moins malade,
et se remit en route. Il sortit enfin de l'épaisseur du bois, et entra
dans un large carrefour où aboutissaient, comme les rayons d'une
couronne, six avenues incroyablement hautes, qui se perdaient en des
lointains feuillus et transparents, dans un air teinté d'émeraude.
Un poteau indiquait le nom de ce lieu: «Le Bouquet du Roi». C'était
vraiment la capitale du royal pays des hêtres.

Une voiture passa. Elle était vide et libre. Mariolle la prit et se fit
conduire à Marlotte, d'où il regagnerait à pied Montigny, après avoir
mangé à l'auberge, car il avait faim.

Il se rappelait avoir vu la veille cet établissement qu'on venait
d'ouvrir: l'hôtel Corot, guinguette artiste à décor moyen âge, sur le
modèle du cabaret du Chat Noir, à Paris. On l'y déposa, et il pénétra
par une porte ouverte dans une vaste salle où des tables d'un genre
ancien et des escabeaux incommodes semblaient attendre des buveurs d'un
autre siècle. Au fond de la pièce, une femme, une jeune bonne sans
doute, debout sur le sommet d'une petite échelle double, accrochait de
vieilles assiettes à des clous trop élevés pour elle. Tantôt dressée
sur la pointe des deux pieds, tantôt se haussant sur un seul, elle
s'allongeait, une main sur le mur, l'assiette dans l'autre, avec des
mouvements adroits et jolis, car sa taille était fine, et la ligne
ondulant de son poignet à sa cheville prenait des grâces changeantes
à chacun de ses efforts. Comme elle tournait le dos, elle n'entendit
point entrer Mariolle, qui s'arrêta pour la regarder. Le souvenir de
Prédolé lui vint: «Tiens, c'est gentil cela! se dit-il. Elle est très
souple, cette fillette.»

Il toussa. Elle faillit tomber de surprise; mais, dès qu'elle eut
retrouvé son équilibre, elle sauta sur le sol, du haut de l'échelle,
avec une légèreté de danseuse de corde, puis vint, souriante, vers le
client. Elle interrogea:

--Monsieur désire?

--Déjeuner, mademoiselle.

Elle osa dire:

--Ce serait plutôt dîner, car il est trois heures et demie.

Il reprit:

--Disons dîner si vous le voulez. Je me suis perdu dans la forêt.

Alors elle énonça les plats à la disposition des voyageurs. Il fit son
menu et s'assit.

Elle alla donner la commande, puis revint mettre le couvert.

Il la suivait du regard, la trouvant gentille, vive et propre. Vêtue
pour le travail, jupe retroussée, manches relevées, le cou au vent,
elle avait un petit air alerte et plaisant à voir; et son corset
moulait bien sa taille, dont elle devait être très fière.

La figure, un peu rouge, vermillonnée par le grand air, semblait trop
joufflue, empâtée encore, mais d'une fraîcheur de fleur qui s'ouvre,
avec de beaux yeux bruns luisants dans lesquels tout semblait briller,
une bouche largement ouverte, pleine de belles dents, et des cheveux
châtains dont l'abondance révélait l'énergie vivace de ce jeune corps
vigoureux.

Elle apportait des radis et du beurre, et il se mit à manger, cessant
de la voir. Voulant s'étourdir, il demanda une bouteille de champagne
et la but tout entière, puis deux verres de kummel après son café; et,
comme il était presque à jeun, n'ayant mangé avant de partir qu'un peu
de viande froide et du pain, il se sentit envahi, engourdi, soulagé par
un étourdissement puissant qu'il prenait pour de l'oubli. Ses idées,
son chagrin, ses angoisses semblaient délayées, noyées dans le vin
clair, qui avait fait, en si peu de temps, de son cœur torturé un cœur
presque inerte.

Il revint à Montigny à pas lents, rentra chez lui, et, très las, très
somnolent, il se coucha dès le soir tombé, et s'endormit tout de suite.

Mais il se réveilla en pleines ténèbres, mal à l'aise, tourmenté comme
si un cauchemar chassé pendant quelques heures avait reparu furtivement
pour interrompre son sommeil. Elle était là, elle, Mme de Burne,
revenue, rôdant encore autour de lui, toujours accompagnée de M. de
Bernhaus. «Tiens! se dit-il, je suis jaloux à présent; pourquoi donc?»

Pourquoi était-il jaloux? Il le comprit bien vite. Malgré ses craintes
et ses angoisses, tant qu'il avait été son amant, il la sentait
fidèle, fidèle sans élan, sans tendresse, mais avec une résolution
loyale. Or il venait de tout briser, il l'avait faite libre: c'était
fini. Resterait-elle maintenant sans liaison? Oui, pendant quelque
temps, sans doute... Et puis?... Cette fidélité même qu'elle lui avait
gardée jusqu'ici sans qu'il en pût douter, ne venait-elle pas du vague
pressentiment que, si elle le quittait, lui Mariolle, par lassitude,
il faudrait bien qu'un jour ou l'autre, après un repos plus ou moins
long, elle le remplaçât, non par entraînement, mais par fatigue de la
solitude, comme elle l'aurait rejeté par fatigue de son attachement.
N'y a-t-il pas des amants qu'on garde toujours avec résignation par
peur du suivant? Et puis, changer de bras n'eût pas paru propre à une
femme comme celle-là, trop intelligente pour subir le préjugé de la
faute et du déshonneur, mais douée d'une délicate pudeur morale qui
la préservait des vraies souillures. Mondaine philosophe et non prude
bourgeoise, elle ne s'effrayait pas d'une attache secrète, tandis que
sa chair indifférente eût tressailli de dégoût à la pensée d'une suite
d'amants.

Il l'avait faite libre... et maintenant?... Maintenant certainement
elle en prendrait un autre! Et ce serait le comte de Bernhaus. Il en
était sûr, et il en souffrait, à présent, d'une inimaginable façon.

Pourquoi avait-il rompu? Il l'avait quittée fidèle, amicale et
charmante! Pourquoi? Parce qu'il était une brute sensuelle qui ne
comprenait pas l'amour sans les entraînements physiques?

Etait-ce bien cela? Oui... Mais il y avait autre chose! Il y avait,
avant tout, la peur de souffrir. Il avait fui devant la douleur de
n'être pas aimé comme il aimait, devant le dissentiment cruel, né entre
eux, de leurs baisers inégalement tendres, devant le mal inguérissable
dont son cœur, durement atteint, ne devait peut-être jamais guérir. Il
avait eu peur de trop souffrir, d'endurer pendant des années l'angoisse
pressentie pendant quelques mois, subie seulement pendant quelques
semaines. Faible, comme toujours, il avait reculé devant cette douleur,
ainsi que, durant toute sa vie, il avait reculé devant les grands
efforts.

Il était donc incapable de faire une chose jusqu'au bout, de se jeter
dans la passion comme il aurait dû se jeter dans une science ou dans
un art, car il est peut-être impossible d'avoir beaucoup aimé sans
avoir beaucoup souffert.

Jusqu'à l'aurore, il remua ces mêmes idées qui le mordaient comme des
chiens; puis il se leva et descendit au bord de la rivière.

Un pêcheur jetait l'épervier près du petit barrage. L'eau tournoyait
sous la lumière, et, quand l'homme en retirait son grand filet rond
pour l'étaler sur le bout ponté du bateau, les minces poissons
frétillaient sous les mailles comme de l'argent vivant.

Mariolle se calmait dans la tiédeur de l'air matinal, dans la buée de
la chute d'eau où voltigeaient de légers arcs-en-ciel; et le courant
qui coulait à ses pieds lui paraissait emporter un peu de son chagrin
dans sa fuite incessante et rapide.

Il se dit: «Vraiment j'ai bien fait; j'aurais été trop malheureux!»

Retournant alors à la maison prendre un hamac aperçu dans le vestibule,
il l'accrocha entre deux tilleuls, et, s'étant couché dedans, il essaya
de ne songer à rien en regardant glisser l'onde.

Il gagna ainsi le déjeuner, dans une torpeur douce, dans un bien-être
du corps qui se répandait jusqu'à l'âme, et il fit durer le repas
le plus possible pour alentir la fuite du jour. Mais une attente
l'énervait: celle du courrier. Il avait télégraphié à Paris et écrit à
Fontainebleau pour qu'on lui renvoyât ses lettres. Il ne recevait rien,
et la sensation d'un grand abandon commençait à l'oppresser. Pourquoi?
Il ne pouvait rien espérer d'agréable, de consolant, de rassérénant
dans la petite boîte noire pendue au flanc du facteur, rien que des
invitations inutiles et des communications banales. Alors pourquoi
désirer ces papiers inconnus, comme si le salut de son cœur était
dedans?

Ne cachait-il pas au fond de lui le vaniteux espoir qu'elle lui
écrirait?

Il demanda à l'une de ses vieilles femmes:

--A quelle heure arrive la poste?

--A midi, monsieur.

C'était le moment juste. Il se mit à écouter les bruits du dehors avec
une grandissante inquiétude. Un coup frappé sur la porte extérieure
le souleva. Le piéton n'apportait en effet que des journaux et trois
lettres sans importance. Mariolle lut les feuilles publiques, les
relut, s'ennuya et sortit.

Que ferait-il? Il retourna vers le hamac, et s'y étendit de nouveau:
or au bout d'une demi-heure un impérieux besoin de changer de place le
saisit. La forêt? Oui, la forêt était délicieuse, mais la solitude y
semblait encore plus profonde qu'en sa maison, que dans le village, où
passaient parfois quelques bruits de vie. Et cette solitude silencieuse
des arbres et des feuilles l'imprégnait de mélancolie et de regrets, le
noyait dans sa misère. Il recommença dans sa pensée sa longue promenade
de la veille, et, quand il revit la petite bonne alerte de l'hôtel
Corot, il se dit: «Tiens! je vais aller jusque-là, et j'y dînerai!»
Cette idée lui fit du bien; c'était une occupation, un moyen de gagner
quelques heures; et il se mit en route tout de suite.

La longue rue du village s'allongeait toute droite dans le vallon,
entre ses deux rangées de maisons blanches, basses, couvertes en
tuiles, les unes alignées contre le chemin, les autres au fond d'une
petite cour où fleurissait un lilas, où rôdaient des poules sur le
fumier chaud, où des escaliers à rampes de bois grimpaient en plein air
à des portes dans le mur. Des paysans travaillaient lentement devant
leur logis à des besognes domestiques. Une vieille femme courbée, avec
des cheveux grisâtres et jaunes malgré son âge, car les ruraux n'ont
presque jamais les cheveux vraiment blancs, passa près de lui, la
taille dans un caraco déchiré, les jambes maigres et noueuses dessinées
sous une espèce de jupon de laine que soulevait la saillie de la
croupe. Elle regardait devant elle avec des yeux sans idées, des yeux
qui n'avaient jamais vu que les quelques simples objets utiles à sa
pauvre existence.

Une autre, plus jeune, étendait du linge devant sa porte. Le mouvement
des bras retroussant la jupe montrait en des bas bleus de grosses
chevilles et des os au-dessus, des os sans chair, tandis que la taille
et la gorge, plates et larges comme une poitrine d'homme, révélaient un
corps sans formes qui devait être horrible à voir.

Mariolle pensa: «Des femmes! Ce sont des femmes! Voilà des femmes!» La
silhouette de Mme de Burne se dessina devant ses yeux. Il l'aperçut
exquise d'élégance et de beauté, bijou de chair humaine, coquette et
parée pour des regards d'hommes; et il tressaillit de l'angoisse d'une
irréparable perte.

Alors il marcha plus vite pour secouer son cœur et sa pensée.

Quand il entra dans l'hôtel de Marlotte, la petite bonne le reconnut
aussitôt, et, presque familière, lui dit:

--Bonjour, monsieur.

--Bonjour, mademoiselle.

--Vous voulez boire quelque chose?

--Oui, pour commencer; puis je dînerai ici.

Ils discutèrent sur ce qu'il boirait d'abord, sur ce qu'il mangerait
ensuite. Il la consultait pour la faire parler, car elle s'exprimait
bien, avec l'accent bref de Paris et une aisance d'élocution aussi
facile que son aisance de mouvement.

Il pensait en l'écoutant: «Elle est fort agréable, cette fillette; ça
m'a l'air de graine de cocote.»

Il lui demanda:

--Vous êtes Parisienne?

--Oui, monsieur.

--Il y a longtemps que vous êtes ici?

--Quinze jours, monsieur.

--Vous vous y plaisez?

--Pas jusqu'à présent, mais c'est trop tôt pour savoir; et puis j'étais
fatiguée de l'air de Paris, et la campagne m'a rétablie; c'est ça
surtout qui m'a décidée à venir. Alors je vous apporte un vermuth,
monsieur?

--Oui, mademoiselle, et vous direz au chef ou à la cuisinière de bien
soigner mon dîner.

--Ne craignez rien, monsieur.

Elle sortit, le laissant seul.

Il gagna le jardin de l'hôtel et s'installa sous une tonnelle, où
son vermuth lui fut servi. Il y resta jusqu'à la fin de la journée,
écoutant siffler un merle dans une cage, et regardant passer la petite
bonne, qui coquetait et faisait des grâces pour le monsieur, ayant
compris qu'il la trouvait à son goût.

Il s'en alla comme la veille avec une bouteille de champagne dans
le cœur; mais, les ténèbres de la route et la fraîcheur de la nuit
dissipant vite son léger étourdissement, une invincible tristesse entra
de nouveau dans son âme. Il pensait: «Que vais-je faire? Resterai-je
ici? Serai-je condamné longtemps à traîner cette vie désolée?» Et il
s'endormit fort tard.

Le lendemain, il se balança de nouveau dans le hamac; et la présence
constante de l'homme jetant l'épervier lui donna l'idée de se mettre
à pêcher. Un épicier qui vendait des lignes le renseigna sur ce sport
tranquille, offrit même de guider ses premiers essais. La proposition
fut acceptée, et de neuf heures à midi, Mariolle, avec de grands
efforts et une attention toujours tendue, parvint à prendre trois
petits poissons.

Après le repas, il se rendit de nouveau à Marlotte. Pourquoi? Pour tuer
le temps.

La petite bonne de l'auberge se mit à rire en l'apercevant.

Il sourit aussi, amusé par cette reconnaissance, et il essaya de la
faire causer.

Plus familière que la veille, elle parla. Elle s'appelait Élisabeth
Ledru.

Sa mère, couturière en chambre, était morte l'année précédente; alors
le mari, employé comptable, toujours ivre et sans place, et qui vivait
du labeur de sa femme et de sa fille, disparut, car la fillette, restée
seule tout le jour à coudre dans sa mansarde, ne pouvait subvenir aux
besoins de deux personnes. Lasse à son tour de sa besogne solitaire,
elle entra comme bonne dans un bouillon, y resta près d'un an, et,
comme elle se sentait fatiguée, le fondateur de l'hôtel Corot, à
Marlotte, ayant été servi par elle, l'engagea pour l'été avec deux
autres jeunes personnes qui viendraient un peu plus tard. Ce patron
assurément savait attirer la clientèle.

Cette histoire plut à Mariolle, qui fit dire à la jeune fille, en
l'interrogeant avec adresse et en la traitant comme une demoiselle,
beaucoup de détails curieux sur ce sombre et pauvre intérieur ruiné par
un ivrogne. Elle, être perdu, errant, sans liens, gaie quand même parce
qu'elle était jeune, sentant réel l'intérêt de cet inconnu, et vive son
attention, parla avec confiance, avec l'expansion de son âme, qu'elle
ne pouvait guère plus contenir que l'agilité de ses membres.

Il lui demanda quand elle eut fini.

--Et... vous serez bonne toute votre vie?

--Je ne sais pas, moi, monsieur. Est-ce que je peux deviner ce qui
m'arrivera demain?

--Pourtant il faut penser à l'avenir.

Elle avait pris un air méditatif, vite effacé sur ses traits, puis elle
répondit:

--Je prendrai ce qui me tombera. Tant pis!

Ils se quittèrent bons amis.

Il revint quelques jours plus tard, puis une autre fois, puis souvent,
vaguement attiré par la causerie naïve de la fillette abandonnée, dont
le léger bavardage distrayait un peu son chagrin.

Mais quand il retournait à pied, le soir, à Montigny, il avait, en
pensant à Mme de Burne, des crises épouvantables de désespoir. Avec
l'aurore, son cœur s'égayait un peu. Avec la nuit retombaient sur
lui les déchirants regrets et la jalousie féroce. Il n'avait aucune
nouvelle. Il n'avait écrit à personne et personne ne lui avait écrit.
Il ne savait rien. Alors, seul, sur la route noire, il imaginait les
progrès de la liaison prochaine qu'il avait prévue entre sa maîtresse
d'hier et le comte de Bernhaus. Cette idée fixe entrait en lui plus
profondément chaque jour. Celui-là, pensait-il, donnera juste ce
qu'elle demande: un amant distingué, assidu, sans exigences, satisfait
et flatté d'être le préféré de cette délicieuse et fine coquette.

Il le comparait à lui-même. L'autre, certes, n'aurait pas ces
énervements, ces impatiences fatigantes, ce besoin acharné de tendresse
rendue, qui avaient détruit leur entente amoureuse. Il se contenterait
de peu en homme du monde très souple, avisé et discret, car il ne
semblait guère appartenir non plus à la race des passionnés.

Or, un jour, comme André Mariolle arrivait à Marlotte, il aperçut sous
l'autre tonnelle de l'hôtel Corot deux jeunes gens barbus, coiffés de
bérets, et qui fumaient des pipes.

Le patron, un gros homme à face épanouie, vint aussitôt le saluer, car
il éprouvait pour ce dîneur fidèle une sympathie intéressée, puis il
dit:

--J'ai deux nouveaux clients, deux peintres, depuis hier.

--Ces messieurs là-bas?

--Oui, ils sont déjà connus. Le plus petit a eu une seconde médaille,
l'an dernier.

Et, ayant raconté tout ce qu'il savait de ces artistes en éclosion, il
demanda:

--Que prenez-vous aujourd'hui, monsieur Mariolle?

--Envoyez-moi un vermuth, comme toujours.

Le patron s'éloigna.

Élisabeth parut portant le plateau, le verre, la carafe et la
bouteille. Et aussitôt un des peintres cria:

--Eh bien! petite, est-on toujours fâchée?

Elle ne répondit pas, et quand elle approcha de Mariolle il vit qu'elle
avait les yeux rouges.

--Vous avez pleuré? dit-il.

Elle répondit simplement:

--Oui, un peu.

--Que s'est-il passé?

--Ces deux messieurs là-bas se sont mal conduits avec moi.

--Qu'est-ce qu'ils ont fait?

--Ils m'ont prise pour une pas grand'chose.

--Vous vous êtes plainte au patron?

Elle eut un haussement d'épaules désolé.

--Oh! monsieur... le patron... le patron... je le connais...
maintenant, le patron!...

Mariolle, ému, un peu irrité, lui dit:

--Contez-moi tout ça?

Elle conta les tentatives immédiates et brutales de ces deux rapins
arrivés la veille. Puis elle se remit à pleurer, se demandant ce
qu'elle allait faire, perdue en ce pays, sans protection, sans appui,
sans argent, sans ressources.

Mariolle lui proposa soudain:

--Voulez-vous entrer à mon service? Vous serez bien traitée chez moi;
et, quand je retournerai à Paris, vous demeurerez libre de faire ce
qu'il vous plaira.

Elle le regardait en face, avec des yeux interrogateurs.

Puis tout à coup:

--Je veux bien, monsieur.

--Combien gagnez-vous ici?

--Soixante francs par mois.

Elle ajouta, prise d'inquiétude:

--Et j'ai ma petite part des pourboires en plus. Ça fait environ
soixante-dix.

--Je vous en donnerai cent.

Surprise, elle répéta:

--Cent francs par mois?

--Oui. Ça vous va?

--Je crois bien que ça me va!

--Vous aurez simplement à me servir, à prendre soin de mes effets,
linge et habits, et à faire ma chambre.

--C'est entendu, monsieur.

--Quand viendrez-vous?

--Demain, si vous voulez. Après ce qui s'est passé ici, j'irai trouver
le maire, et je m'en irai de force.

Mariolle tira deux louis de sa poche, et, les lui donnant:

--Voilà votre denier à Dieu.

Une joie éclaira son visage, et elle lui dit d'un ton décidé:

--Je serai chez vous demain, avant midi, monsieur.




II


Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d'un paysan qui
portait sa malle dans une brouette. Mariolle s'était débarrassé d'une
de ses vieilles en la dédommageant généreusement, et la nouvelle venue
prit possession d'une petite chambre, au second étage, à côté de la
cuisinière.

Quand elle se présenta devant son maître, elle lui parut un peu
différente de ce qu'elle était à Marlotte, moins expansive, plus
humble, devenue la domestique du monsieur dont elle était presque la
modeste amie sous la tonnelle de son auberge.

Il lui indiqua en quelques mots ce qu'elle aurait à faire. Elle écouta
avec grand soin, s'installa et prit son service.

Une semaine s'écoula sans apporter dans l'âme de Mariolle un
appréciable changement.

Il remarqua seulement qu'il quittait moins sa maison, car il n'avait
plus le prétexte des promenades à Marlotte, et qu'elle lui semblait
peut-être moins lugubre que dans les premiers jours. La grande ardeur
de son chagrin se calmait un peu, comme tout se calme; mais, à la place
de cette brûlure, naissait en lui une tristesse insurmontable, une de
ces mélancolies profondes pareilles aux maladies chroniques et lentes,
dont on finit quelquefois par mourir. Toute son activité passée, toute
la curiosité de son esprit, tout son intérêt pour les choses qui
l'avaient jusqu'ici occupé et amusé étaient morts en lui, remplacés par
un dégoût de tout et une nonchalance invincible qui ne lui laissait pas
même la force de se lever pour une sortie. Il ne quittait plus guère sa
maison, allant de son salon à son hamac, de son hamac à son salon. Ses
plus grandes distractions consistaient à regarder couler le Loing et le
pêcheur jeter son épervier.

Après ses premiers jours de réserve et de retenue, Élisabeth
s'enhardissait un peu, et, remarquant, avec son flair féminin,
l'abattement constant de son maître, elle lui demandait parfois, quand
l'autre bonne n'était pas là:

--Monsieur s'ennuie beaucoup?

Il répondait avec résignation:

--Oui, pas mal.

--Monsieur devrait se promener.

--Ça ne m'amuserait pas davantage.

Elle avait pour lui des attentions discrètes et dévouées. Chaque matin,
en entrant dans son salon, il le trouvait plein de fleurs et parfumé
comme une serre. Élisabeth assurément devait mettre à contribution les
courses des gamins qui lui rapportaient de la forêt des primevères, des
violettes, des genêts d'or, ainsi que les petits jardinets du village,
où les paysannes arrosaient, le soir, quelques plantes. Lui, dans son
abandon, dans sa détresse, dans sa torpeur, lui savait gré, un gré
attendri, de cette reconnaissance ingénieuse et du souci deviné sans
cesse en elle de lui être agréable dans les moindres choses.

Il lui semblait aussi qu'elle devenait plus jolie, plus soignée, que
sa figure était un peu pâlie et pour ainsi dire affinée. Il s'aperçut
même un jour, comme elle lui servait son thé, qu'elle n'avait plus des
mains de bonne, mais des mains de dame, avec des ongles bien taillés,
irréprochablement propres. Il remarqua, une autre fois, qu'elle portait
des chaussures presque élégantes. Puis, une après-midi, comme elle
était montée à sa chambre, elle en redescendit avec une charmante
petite robe grise, simple et d'un goût parfait. Il s'écria en la
voyant paraître:

--Tiens, comme vous devenez coquette, Élisabeth!

Elle rougit jusqu'aux yeux, et balbutia:

--Moi? mais non, monsieur. Je m'habille un peu mieux, parce que j'ai un
peu plus d'argent.

--Où avez-vous acheté cette robe-là?

--Je l'ai faite moi-même, monsieur.

--Vous l'avez faite? Quand donc? Je vous vois travailler toute la
journée dans la maison.

--Mais, le soir, monsieur.

--L'étoffe, où l'avez-vous eue? Et puis qui vous l'a coupée?

Elle raconta que le mercier de Montigny lui avait rapporté des
échantillons de Fontainebleau. Elle avait choisi, puis payé la
marchandise avec les deux louis donnés par Mariolle comme denier à
Dieu. Quant à la coupe et à la façon, ça ne l'embarrassait guère,
ayant travaillé pendant quatre ans, avec sa mère, pour un magasin de
confections.

Il ne put s'empêcher de lui dire:

--Ça vous va très bien. Vous êtes très gentille.

Et elle s'empourpra de nouveau jusqu'à la racine des cheveux.

Quand elle fut partie, il se demanda: «Est-ce qu'elle serait amoureuse
de moi, par hasard?» Il y réfléchit, hésita, douta, puis finit par
se convaincre que c'était possible, après tout. Il avait été bon,
compatissant, secourable, presque amical. Quoi d'étonnant à ce que
cette fillette se fût éprise de son maître après ce qu'il avait
fait pour elle. L'idée d'ailleurs ne lui semblait pas désagréable,
la petite personne étant vraiment bien, et n'ayant plus rien d'une
servante. Sa vanité d'homme, si froissée, si blessée, si meurtrie, si
écrasée par une autre femme, se trouvait flattée, soulagée, presque
réconfortée. C'était une compensation, très légère, imperceptible, mais
enfin c'était une compensation, car, lorsque l'amour vient à un être,
d'où qu'il vienne, c'est que cet être peut l'inspirer. Son égoïsme
inconscient en était aussi satisfait. Cela l'occuperait et lui ferait
peut-être un peu de bien de regarder ce petit cœur s'animer et battre
pour lui. La pensée ne l'effleura pas d'éloigner cette enfant, de la
préserver de ce danger dont il souffrait si cruellement lui-même,
d'avoir pitié d'elle plus qu'on n'avait eu pitié de lui, car aucune
compassion ne se mêle jamais aux victoires sentimentales.

Il l'observa donc, et reconnut bientôt qu'il ne s'était point trompé.
Chaque jour, de menus détails le lui révélaient davantage. Comme elle
le frôlait un matin en le servant à table, il flaira dans ses vêtements
une odeur de parfum, de parfum commun, fourni sans doute aussi par le
mercier ou par le pharmacien. Alors il lui fit cadeau d'une bouteille
d'eau de toilette au chypre qu'il avait adoptée depuis longtemps pour
ses lavages, et dont il emportait toujours une provision. Il lui offrit
encore des savons fins, de l'eau dentifrice, de la poudre de riz. Il
aidait subtilement à cette transformation, chaque jour plus apparente,
chaque jour plus complète, en la suivant d'un œil et curieux et flatté.

Tout en demeurant pour lui la fidèle et discrète domestique, elle
devenait une femme émue, éprise, chez qui tous les instincts coquets se
développaient naïvement.

Lui-même s'attachait à elle tout doucement. Il était amusé, touché et
reconnaissant. Il jouait avec cette tendresse naissante comme on joue,
aux heures tristes, avec tout ce qui peut distraire. Il n'éprouvait
pour elle aucune autre attraction que ce vague désir qui pousse tout
homme vers toute femme avenante, fût-elle une jolie servante ou une
paysanne faite en déesse, une sorte de Vénus rustique. Il était
surtout attiré vers elle par ce qu'il trouvait maintenant en elle de
la femme. Il avait besoin de cela, un besoin confus et irrésistible
venu de l'autre, de celle qu'il aimait, qui avait éveillé en lui ce
goût invincible et mystérieux de la nature, du voisinage, du contact
des femmes, de l'arome subtil, idéal ou sensuel que toute créature
séduisante, du peuple ou du monde, brute d'Orient aux grands yeux
noirs, ou fille du Nord au regard bleu et à l'âme rusée, dégage vers
les hommes en qui survit encore l'immémorial attrait de l'être féminin.

Cette attention tendre, incessante, caressante et secrète, plutôt
perceptible que visible, enveloppait sa blessure d'une sorte de ouate
isolante qui la rendait un peu moins sensible aux retours de ses
angoisses. Elles subsistaient pourtant, rôdant et voletant comme des
mouches autour d'une plaie. Il suffisait qu'une d'elles s'y posât
pour qu'il se remît à souffrir. Comme il avait interdit de donner son
adresse, ses amis respectaient sa fuite, et il était surtout tourmenté
par l'absence de nouvelles et de renseignements. De temps en temps il
lisait dans un journal le nom de Lamarthe ou celui de Massival dans
la liste des gens qui avaient pris part à un grand dîner ou assisté
à une grande fête. Un jour, il aperçut celui de Mme de Burne, citée
comme une des plus élégantes, des plus jolies et des mieux habillées
au bal de l'Ambassade d'Autriche. Un frisson le parcourut des pieds à
la tête. Le nom du comte de Bernhaus apparaissait quelques lignes plus
bas. Et jusqu'au soir la jalousie revenue déchira le cœur de Mariolle.
Cette liaison présumée était maintenant presque hors de doute pour lui!
C'était une de ces convictions imaginaires, plus harcelantes que le
fait certain, car on ne s'en débarrasse et on ne s'en guérit jamais.

Ne pouvant plus tolérer d'ailleurs cette ignorance de tout et cette
incertitude dans ses soupçons, il se décida à écrire à Lamarthe, qui,
le connaissant assez pour deviner la misère de son âme, répondrait
peut-être à ses suppositions, même sans être questionné.

Un soir donc, sous la lampe, il rédigea cette lettre, longue, habile,
vaguement triste, pleine d'interrogations dissimulées et de lyrisme sur
la beauté du printemps à la campagne.

Quatre jours après, en recevant son courrier, il reconnut du premier
coup d'œil l'écriture droite et ferme du romancier.

Lamarthe lui envoyait mille renseignements désolants, de grande
importance pour son angoisse. Il parlait d'un tas de gens également,
mais, sans donner plus de détails sur Mme de Burne et sur Bernhaus
que sur n'importe qui, il semblait les mettre en vedette par un de
ces artifices de style qui lui étaient familiers et qui conduisent
l'attention juste au point où il voulait l'attirer sans que rien
révélât son dessein.

Il résultait en somme de cette lettre que tous les soupçons de Mariolle
étaient au moins fondés. Sa crainte serait demain réalisée, si elle ne
l'avait pas été hier.

La vie de son ancienne maîtresse était toujours la même, agitée,
brillante et mondaine. On avait un peu parlé de lui après sa
disparition, comme on parle des disparus, avec une curiosité
indifférente. On le croyait très loin, parti par lassitude de Paris.

Après avoir reçu cette lettre, il demeura jusqu'au soir étendu dans son
hamac. Puis il ne put dîner; puis il ne put dormir; et il eut la fièvre
pendant la nuit. Le lendemain, il se sentit si fatigué, si découragé,
tellement dégoûté des jours monotones, entre cette forêt profonde et
silencieuse, noire de verdure à présent, et la petite rivière agaçante
fluant sous ses fenêtres, qu'il ne quitta pas son lit.

Lorsque Élisabeth entra, au premier coup de sonnette, et qu'elle le vit
encore couché, elle demeura surprise, debout dans la porte ouverte,
pâlie soudain, et elle demanda:

--Monsieur est malade?

--Oui, un peu.

--Faut-il faire venir le médecin?

--Non. Je suis sujet à ces malaises-là.

--Qu'est-ce qu'il faut faire pour monsieur?

Il commanda son bain quotidien, des œufs seulement pour son déjeuner,
et du thé le long du jour. Mais, vers une heure de l'après-midi, il fut
saisi par un ennui si violent qu'il eut envie de se lever. Élisabeth,
appelée sans cesse par une espèce de manie de faux malade, et qui
revenait inquiète, attristée, pleine d'envie de lui être utile et
secourable, de le soigner et de le guérir, le voyant agité et nerveux,
lui proposa, toute rouge de son audace, de lui faire la lecture.

Il demanda:

--Vous lisez bien?

--Oui, monsieur; dans les écoles de la ville j'ai eu tous les prix
de lecture, et j'ai lu à maman tant de romans que je n'en sais plus
seulement les titres.

Une curiosité lui vint, et il l'envoya chercher dans l'atelier, parmi
les livres qu'il s'était fait adresser, celui qu'il préférait à tous:
_Manon Lescaut_.

Puis elle l'aida à s'asseoir dans son lit, disposa derrière son dos
deux oreillers, prit une chaise, et commença. Elle lisait bien, en
effet, très bien même, douée d'une espèce de don spécial d'accentuation
juste et de prononciation intelligente. Elle prit intérêt, dès
le début, à ce récit, et elle avançait dans l'histoire avec tant
d'émotion, qu'il l'interrompait parfois pour l'interroger et causer un
peu avec elle.

Par la fenêtre ouverte, entraient, avec la brise tiède pleine de
senteurs de feuillages, des chants, des trilles, des roulades de
rossignols vocalisant autour de leurs femelles, dans tous les arbres du
pays, en cette saison des amours revenues.

André regardait cette jeune fille, troublée aussi, qui suivait avec ses
yeux luisants l'aventure déroulée de page en page.

Aux questions qu'il posait elle répondait avec un sens inné des
choses de la tendresse et de la passion, un sens juste, mais un peu
flottant dans son ignorance populaire. Et il pensait: «Elle deviendrait
intelligente et fine si elle était instruite, cette gamine-là».

Ce charme féminin déjà senti en elle lui faisait vraiment du bien dans
cette après-midi chaude et tranquille, et se mêlait étrangement en
son esprit au charme si mystérieux et si puissant de cette Manon qui
apporte à nos cœurs la plus étrange saveur de femme évoquée par l'art
humain.

Il était bercé par la voix, séduit par la fable tant connue et toujours
neuve, et il rêvait d'une maîtresse volage et séduisante comme celle
de des Grieux, infidèle et constante, humaine et tentante jusqu'en ses
infâmes défauts, créée pour faire sortir de l'homme tout ce qu'il a en
lui de tendresse et de colère, d'attachement et de haine passionnée, de
jalousie et de désir.

Ah! si celle qu'il venait de quitter avait eu seulement dans les veines
la perfidie énamourée et sensuelle de cette irritante courtisane,
peut-être ne serait-il jamais parti! Manon trompait, mais elle aimait;
elle mentait, mais elle se donnait!

Après cette journée de paresse, Mariolle s'assoupit, quand le soir
vint, dans une espèce de songerie où toutes ces femmes se confondaient.

N'ayant subi, depuis la veille, aucune fatigue, et n'ayant même fait
aucun mouvement, son sommeil était léger, et il fut troublé par un
bruit inaccoutumé entendu dans la maison.

Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguer des
pas et des mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, non point
au-dessous de lui, mais dans les petites pièces attenantes à la
cuisine: la lingerie et la salle de bains. Il n'y avait point pris
garde.

Mais ce soir-là, las d'être couché, incapable de se rendormir avant
longtemps, il prêta l'oreille et distingua des frôlements inexplicables
et une sorte de clapotement. Alors il se décida à aller voir, alluma sa
bougie, regarda l'heure: dix heures à peine. Il s'habilla, mit en sa
poche un revolver et descendit à pas de renard, avec des précautions
infinies.

En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que le fourneau
était allumé. On n'entendait plus rien, puis il crut percevoir un
mouvement dans la salle de bains, toute petite pièce peinte à la chaux,
contenant juste la baignoire.

Il s'approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et, poussant
brusquement la porte, il aperçut allongé dans l'eau, les bras flottants
et les seins frôlant la surface de leurs fleurs, le plus joli corps de
femme qu'il eût aperçu de sa vie.

Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.

Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant de ses
yeux ardents et la bouche tendue vers elle.

Elle comprit, et, levant soudain ses deux bras ruisselants, Élisabeth
les referma derrière la tête de son maître.




III


Lorsqu'elle parut devant lui le lendemain, apportant le thé, et que
leurs yeux se rencontrèrent, elle se mit à trembler si fort que la
tasse et le sucrier se heurtèrent plusieurs fois de suite.

Mariolle alla vers elle, prit entre ses mains le plateau, le posa sur
la table, et lui dit, comme elle baissait les paupières:

--Regarde-moi, petite.

Elle le regarda, les cils pleins de larmes.

Il reprit:

--Je ne veux pas que tu pleures.

Comme il la pressait contre lui, il la sentit frémir de la tête aux
pieds, et elle murmura: «Oh! mon Dieu!» Il comprit que ce n'était
pas de la peine, que ce n'était pas du regret, que ce n'était pas du
remords, qui lui faisaient balbutier ces trois mots, mais du bonheur,
du vrai bonheur. Ce fut en lui un contentement étrange, égoïste, plutôt
physique que moral, de sentir serrée contre sa poitrine cette petite
personne qui l'aimait enfin. Il l'en remerciait comme ferait, au
bord d'une route, un blessé secouru par une femme qui passe; il l'en
remerciait de tout son cœur meurtri, trahi dans ses inutiles élans,
affamé de tendresse par l'indifférence d'une autre; et il la plaignait
un peu, au fond de sa pensée. La regardant ainsi, pâlie et larmoyante,
avec ses yeux brûlés d'amour, il se dit tout à coup: «Mais elle est
belle! Comme une femme se transforme vite, devient ce qu'il faut
qu'elle soit, suivant les désirs de son âme ou les besoins de sa vie!»

--Assieds-toi, lui dit-il.

Elle s'assit. Il prit ses mains, ses pauvres mains de travailleuse,
devenues blanches, devenues fines pour lui, et, tout doucement, avec
des phrases adroites, il lui parla de l'attitude qu'ils devaient
garder l'un envers l'autre. Elle n'était plus sa domestique, mais en
conserverait un peu l'apparence, afin de ne pas apporter de scandale
dans le village. Elle vivrait près de lui comme une gouvernante, et
lui ferait souvent la lecture, ce qui servirait de prétexte à cette
situation nouvelle. Dans quelque temps même, lorsque ses fonctions de
lectrice seraient tout à fait établies, il la ferait manger à sa table.

Quand il eut fini de parler, elle lui répondit simplement:

--Non, monsieur: je suis et je resterai votre servante. Je ne veux pas
qu'on jase et qu'on apprenne ce qui s'est passé.

Elle ne céda point, bien qu'il insistât beaucoup; et, quand il eut
bu son thé, elle remporta son plateau, pendant qu'il la suivait d'un
regard attendri.

Quand elle fut partie, il songea: «C'est une femme. Toutes les femmes
sont égales quand elles nous plaisent. J'ai fait de ma bonne ma
maîtresse. Jolie, elle deviendra peut-être charmante! Elle est, en
tous les cas, plus jeune et plus fraîche que les mondaines et que
les cocotes. Qu'importe, après tout! Beaucoup d'actrices célèbres ne
sont-elles pas des filles de concierges? On les reçoit cependant comme
des dames, on les adore comme des héroïnes de roman, et des princes les
traitent comme des souveraines. Est-ce à cause de leur talent, souvent
douteux, ou de leur beauté, souvent contestable? Non. Mais une femme a
toujours, en vérité, la situation qu'elle impose par l'illusion qu'elle
sait produire.»

Il fit ce jour-là une longue promenade, et, bien qu'au fond de son
cœur il sentît toujours le même mal, et que ses jambes fussent pesantes
comme si le chagrin eût détendu tous les ressorts de son énergie,
quelque chose gazouillait en lui à la façon d'un petit chant d'oiseau.
Il était moins seul, moins perdu, moins abandonné. La forêt lui
paraissait moins déserte, moins silencieuse et moins vide. Et il rentra
avec l'envie de voir, souriante à son approche et le regard plein de
tendresse, Élisabeth venir vers lui.

Ce fut pendant près d'un mois une vraie idylle au bord de la petite
rivière. Mariolle fut aimé comme bien peu d'hommes peut-être l'ont
été, animalement et follement, comme un enfant par sa mère, comme un
chasseur par son chien.

Il était tout pour elle, le monde et le ciel, le plaisir et le bonheur.
Il répondait à toutes ses attentes ardentes et naïves de femme, lui
donnant dans un baiser tout ce qu'elle pouvait éprouver d'extase. Elle
n'avait plus que lui dans le regard, dans l'âme, dans le cœur et dans
la chair, enivrée à la façon d'un adolescent qui boit pour la première
fois. Il s'endormait dans ses bras, il se réveillait sous ses caresses,
et elle s'enlaçait à lui avec des abandons inimaginables. Il savourait,
surpris et séduit, cette offrande absolue, et il avait l'impression
que c'était là de l'amour bu à sa source même, aux lèvres de la nature.

Il demeurait toujours triste cependant, triste et désenchanté d'une
façon constante et profonde. Sa petite maîtresse lui plaisait; mais une
autre lui manquait. Et quand il se promenait dans les prairies, sur les
bords du Loing, se demandant: «Pourquoi ce souci qui ne s'en va pas?»
il se trouvait en lui, dès que le souvenir de Paris l'effleurait, un si
intolérable énervement, qu'il rentrait pour n'être plus seul.

Alors il se balançait dans le hamac, et Élisabeth, assise sur un
pliant, lisait. Tout en l'écoutant et en la regardant, il se rappelait
les causeries dans le salon de son amie, quand il passait, seul,
des soirées près d'elle. Alors d'abominables envies de pleurer lui
mouillaient les paupières; un si cuisant regret lui tiraillait le
cœur, qu'il éprouvait sans cesse des besoins intolérables de partir
sur-le-champ, de retourner à Paris, ou de s'en aller pour toujours.

Le voyant sombre et mélancolique, Élisabeth lui demandait:

--Est-ce que vous souffrez? Je sens que vous avez des larmes dans les
yeux.

Il répondait:

--Embrasse-moi, petite; tu ne comprendrais pas.

Elle l'embrassait, inquiète, pressentant quelque drame qu'elle ne
savait point. Mais lui, oubliant un peu sous les caresses, pensait:
«Ah! une femme qui serait ces deux-là, qui aurait l'amour de l'une et
le charme de l'autre! Pourquoi ne trouve-t-on jamais ce qu'on rêve, et
ne rencontre-t-on toujours que des à peu près?»

Il songeait indéfiniment, bercé par le bruit monotone de la voix
inécoutée, à tout ce qui l'avait séduit, conquis, vaincu, dans la
maîtresse abandonnée. Il se disait, sous l'obsession de son souvenir,
de sa présence imaginaire, dont il était hanté comme un visionnaire
d'un fantôme: «Est-ce que je suis un damné qui ne se délivrera plus
d'elle?»

Il se remit à faire de longues promenades, à rôder par les fourrés,
avec l'espoir obscur de la perdre quelque part, au fond d'un ravin,
derrière un rocher, dans quelque taillis, comme un homme, pour se
débarrasser d'une bête fidèle qu'il ne veut pas tuer, essaye de
l'égarer en une course lointaine.

Un jour, à la fin d'une de ces promenades, il revint au pays des
Hêtres. C'était maintenant une sombre forêt, presque noire, avec des
feuillages impénétrables. Il allait sous la voûte immense, humide et
profonde, regrettant la brume verdoyante, ensoleillée et légère des
petites feuilles à peine ouvertes; et, comme il suivait un étroit
sentier, il s'arrêta, saisi d'étonnement, devant deux arbres enlacés.

Aucune image de son amour plus violente et plus émouvante ne pouvait
frapper ses yeux et son âme: un hêtre vigoureux étreignait un chêne
élancé.

Comme un amoureux désespéré au corps puissant et tourmenté, le hêtre,
tordant ainsi que des bras deux branches formidables, enserrait
le tronc du chêne en les refermant sur lui. L'autre, tenu par cet
embrassement, allongeait dans le ciel, bien au-dessus du front de son
agresseur, sa taille droite, lisse et mince, qui semblait dédaigneuse.
Mais, malgré cette fuite vers l'espace, cette fuite hautaine d'être
outragé, il portait dans le flanc les deux entailles profondes et
depuis longtemps cicatrisées que les branches irrésistibles du hêtre
avaient creusées dans son écorce. Soudés à jamais par ces blessures
fermées, ils poussaient ensemble en mêlant leurs sèves, et dans les
veines de l'arbre violé coulait et montait jusqu'à sa cime le sang de
l'arbre vainqueur.

Mariolle s'assit pour les regarder plus longtemps. Ils devenaient, en
son âme malade, symboliques, effrayants et superbes, ces deux lutteurs
immobiles qui racontaient aux passants l'histoire éternelle de son
amour.

Puis il se remit en marche, plus triste encore, et soudain, comme il
allait, les yeux à terre et lentement, il aperçut, cachée sous l'herbe,
tachée de boue et de pluie anciennes, une vieille dépêche jetée ou
perdue par un promeneur. Il s'arrêta. Qu'avait apporté de doux ou de
pénible à quelque cœur ce papier bleu traînant là sous son pied?

Il ne put s'empêcher de le ramasser, et, avec des doigts curieux et
dégoûtés, il le déplia. On pouvait lire encore à peu près: «Venez...
moi... quatre heures». Les noms avaient été effacés par l'humidité du
chemin.

Des souvenirs l'assaillirent, cruels et délicieux, ceux de toutes les
dépêches qu'il avait reçues d'elle, tantôt pour lui fixer le moment
d'un rendez-vous, tantôt pour lui dire qu'elle ne viendrait pas.
Jamais rien n'avait fait entrer en lui plus d'émotion, ne l'avait fait
tressaillir plus violemment, n'avait arrêté plus net et fait rebondir
plus fort son pauvre cœur que la vue de ces messagères enfiévrantes ou
désespérantes.

Il demeurait presque perclus de désolation à la pensée que jamais plus
il n'en ouvrirait de pareilles.

De nouveau il se demandait ce qui s'était passé en elle depuis qu'il
l'avait quittée. Avait-elle souffert, regretté l'ami chassé par son
indifférence, ou avait-elle pris son parti de cet abandon, froissée
seulement dans sa vanité?

Et son désir de savoir devint si violent, si tenaillant, qu'une pensée
audacieuse et bizarre, encore hésitante, surgit en lui. Il prit la
route de Fontainebleau. Quand il eut gagné la ville, il se rendit au
télégraphe, l'âme agitée d'hésitation et vibrante d'inquiétude. Mais
une force semblait le pousser, une force irrésistible venue de son cœur.

Il souleva donc d'une main tremblante un imprimé sur la table, puis
écrivit, à la suite du nom et de l'adresse de Mme Michèle de Burne:

  «Je voudrais tant savoir ce que vous pensez de moi! Moi je ne peux
  rien oublier.

  «ANDRÉ MARIOLLE.

  «_Montigny._»

Il sortit ensuite, prit une voiture, et regagna Montigny, troublé et
tourmenté par ce qu'il avait fait, et le regrettant déjà.

Il avait calculé que, si elle daignait lui répondre, il recevrait
sa lettre deux jours plus tard; mais il ne quitta pas sa villa le
lendemain dans la crainte et dans l'espérance de recevoir une dépêche
d'elle.

Il se balançait sous les tilleuls de la terrasse, vers trois heures de
l'après-midi, quand Élisabeth vint le prévenir qu'une dame demandait à
lui parler.

Son saisissement fut si grand qu'il eut une courte suffocation, et il
s'en vint vers la maison avec des jambes brisées et un cœur palpitant.
Il n'espérait pas cependant que ce fût elle.

Quand il eut ouvert la porte du salon, Mme de Burne, assise sur un
canapé, se leva, et, souriante d'un sourire un peu réservé, avec une
légère contrainte dans le visage et dans l'attitude, elle lui tendit la
main en disant:

--Je viens prendre de vos nouvelles, le télégraphe ne m'en donnant pas
d'assez complètes.

Il était devenu si pâle devant elle, qu'elle eut dans les yeux une
lueur de joie; et il demeurait si oppressé d'émotion qu'il ne pouvait
encore parler et qu'il tenait seulement sur sa bouche la main qu'elle
lui avait offerte.

--Dieu! que vous êtes bonne! dit-il enfin.

--Non, mais je n'oublie pas mes amis, et je m'en inquiète.

Elle le regardait bien en face, profondément, de ce premier regard de
femme qui surprend tout, fouille les pensées jusqu'aux racines, et
dévoile toutes les feintes. Elle fut sans doute satisfaite, car sa
figure s'éclaira d'un sourire.

Elle reprit:

--C'est gentil votre ermitage. On est heureux là dedans?

--Non, madame.

--Est-ce possible? Dans ce joli pays, dans cette belle forêt, sur ce
petit ruisseau charmant? Mais vous devez être tranquille et tout à fait
content ici?

--Non, madame.

--Pourquoi donc?

--Parce qu'on n'y oublie pas.

--Et il vous est indispensable d'oublier quelque chose pour être
heureux?

--Oui, madame.

--Peut-on savoir quoi?

--Vous le savez.

--Et alors?...

--Alors je suis très misérable.

Elle dit avec une fatuité apitoyée:

--Je l'ai deviné en recevant votre télégramme, et c'est pour cela que
je suis venue, avec la résolution de m'en aller tout de suite si je
m'étais trompée.

Après un petit silence, elle ajouta:

--Puisque je ne m'en retourne pas immédiatement, peut-on visiter votre
propriété? Voilà une petite allée de tilleuls, là-bas, qui m'a l'air
ravissante. On y sera plus au frais que dans ce salon.

Ils sortirent. Elle portait une toilette mauve qui s'harmonisa tout
à coup si complètement avec la verdure des arbres et le ciel bleu,
qu'elle lui parut stupéfiante comme une apparition, séduisante et
jolie d'une façon inattendue et nouvelle. Sa longue taille si souple,
son visage si fin et si frais, la petite flambée blonde des cheveux
sous un grand chapeau mauve aussi, que nimbait légèrement une longue
plume d'autruche enroulée dessus, ses bras minces, dont les deux mains
portaient, en travers devant elle, son ombrelle fermée, et sa démarche
un peu droite, hautaine et fière, apportaient dans ce petit jardin
paysan quelque chose d'anormal, d'imprévu, d'exotique, la sensation
bizarre et savoureuse d'une figure de conte, de rêve, de gravure,
de tableau à la Watteau, sortie de l'imagination d'un poète ou d'un
peintre pour s'en venir à la campagne, par fantaisie, montrer combien
elle était belle.

Mariolle, en la regardant avec le frémissement profond de toute sa
passion revenue, se rappelait les deux femmes aperçues dans le chemin
de Montigny.

Elle lui dit:

--Qu'est-ce que c'est que cette petite personne qui m'a ouvert la porte?

--Ma domestique.

--Elle n'a pas l'air... d'une bonne.

--Non. Elle est en effet très gentille.

--Où l'avez-vous trouvée?

--Tout près d'ici, dans un hôtel de peintres où les clients menaçaient
sa vertu.

--Que vous avez sauvée?

Il rougit, et répondit:

--Que j'ai sauvée.

--A votre profit peut-être?

--A mon profit certainement, car j'aime mieux regarder circulant autour
de moi une jolie figure qu'une laide.

--C'est tout ce qu'elle vous inspire?

--Elle m'a inspiré peut-être encore l'irrésistible besoin de vous
revoir, car toute femme, quand elle attire mes yeux, même une seconde,
rejette ma pensée sur vous.

--C'est très habile ce que vous dites là! Aime-t-elle son sauveur?

Il rougit plus fort. Avec la rapidité d'un éclair qui passe, la
certitude que toute jalousie est bonne pour stimuler le cœur des femmes
le décida à ne mentir qu'à moitié.

Il répondit donc en hésitant:

--Je n'en sais rien. C'est possible. Elle a beaucoup de soins et de
sollicitude pour moi.

Un imperceptible dépit fit murmurer à Mme de Burne:

--Et vous?

Il fixa sur elle ses yeux enflammés d'amour et il dit:

--Rien ne pourrait me distraire de vous.

C'était encore très habile, mais elle ne le remarqua plus, tant cette
phrase lui parut l'expression d'une indiscutable vérité. Une femme
comme elle pouvait-elle douter de cela? Elle n'en douta point, en
effet, et, satisfaite, ne s'occupa plus d'Élisabeth.

Ils s'assirent sur deux chaises de toile, sous l'ombre des tilleuls,
au-dessus de l'eau qui coulait.

Alors il demanda:

--Qu'est-ce que vous avez pu penser de moi?

--Que vous étiez très malheureux.

--Par ma faute ou par la vôtre?

--Par notre faute.

--Et puis?

--Et puis, vous sentant très excité, très exalté, j'ai réfléchi que le
plus sage parti consistait à vous laisser d'abord vous calmer. Et j'ai
attendu.

--Qu'est-ce que vous attendiez?

--Un mot de vous. Je l'ai reçu, et me voici. Nous allons causer
maintenant comme des gens sérieux. Donc vous m'aimez toujours... je ne
vous demande pas ça en coquette... je vous demande ça en amie.

--Je vous aime toujours.

--Et quelles sont vos prétentions?

--Est-ce que je sais? Je suis entre vos mains.

--Oh! moi j'ai des idées très nettes, mais je ne vous les dirai pas
sans savoir les vôtres. Parlez-moi de vous, de ce qui s'est passé dans
votre cœur et dans votre esprit depuis que vous vous êtes sauvé.

--J'ai pensé à vous, je n'ai guère fait autre chose.

--Oui, mais comment? en quel sens? avec quelles conclusions?

Il raconta sa résolution de se guérir d'elle, sa fuite, son arrivée
dans ce grand bois où il n'avait trouvé qu'elle, ses jours poursuivis
par le souvenir, ses nuits rongées par la jalousie; il dit tout, avec
une bonne foi complète, sauf l'amour d'Élisabeth, dont il ne prononça
plus le nom.

Elle l'écoutait, sûre qu'il ne mentait point, convaincue par le
pressentiment de sa domination sur lui plus encore que par la sincérité
de sa voix, et ravie de triompher, de le reprendre, car elle l'aimait
bien, tout de même.

Puis il se désola de cette situation sans fin, et, s'exaltant à parler
de ce dont il avait tant souffert après y avoir tant songé, il lui
reprocha de nouveau, dans un lyrisme passionné, mais sans colère, sans
amertume, révolté et vaincu par la fatalité, cette impuissance d'aimer
dont elle était frappée.

Il répétait:

--D'autres n'ont pas le don de plaire; vous, vous n'avez pas le don
d'aimer...

Elle l'interrompit animée, pleine de raisons et de raisonnements:

--J'ai du moins celui d'être constante, dit-elle. Seriez-vous moins
malheureux si, après vous avoir adoré pendant dix mois, j'étais éprise
aujourd'hui d'un autre?

Il s'écria:

--Est-il donc impossible à une femme de n'aimer qu'un seul homme?

Mais elle, vivement:

--On ne peut pas aimer toujours; on peut seulement être fidèle.
Croyez-vous même que le délire exalté des sens doive durer plusieurs
années? Non, non. Quant à la plupart des femmes à passions, à caprices
violents, longs ou courts, elles mettent tout simplement leur vie en
romans. Les héros sont différents, les circonstances et les péripéties
imprévues et changeantes, le dénouement varié. C'est amusant et
distrayant pour elles, je le confesse, car les émotions du début, du
milieu et de la fin se renouvellent chaque fois. Mais quand c'est fini,
c'est fini... pour lui... Comprenez-vous?

--Oui, il y a du vrai. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir.

--A ceci: il n'y a point de passion qui persiste très longtemps, je
veux dire de passion brûlante, torturante, comme celle dont vous
souffrez encore. C'est une crise que je vous ai rendue pénible, très
pénible, je le sais et je le sens, par... l'aridité de ma tendresse et
ma paralysie d'expansion. Mais cette crise passera, car elle ne peut
durer éternellement.

Elle se tut. Anxieux, il interrogea:

--Et alors?

--Alors je considère que pour une femme raisonnable et calme comme
moi vous pouvez devenir un amant tout à fait agréable, car vous avez
beaucoup de tact. Vous seriez, par contre, un atroce mari. Mais il
n'existe pas, il ne peut pas exister de bons maris.

Il demanda, surpris, un peu froissé:

--Pourquoi garder un amant qu'on n'aime pas, ou qu'on n'aime plus?

Elle répliqua vivement:

--J'aime à ma façon, mon ami. J'aime sèchement, mais j'aime.

Il reprit, résigné:

--Vous avez surtout le besoin qu'on vous aime et qu'on le montre.

Elle répliqua:

--C'est vrai. J'adore ça. Mais mon cœur a besoin d'un compagnon caché.
Ce goût vaniteux des hommages publics ne m'empêche pas de pouvoir
être dévouée et fidèle, et de croire que je saurais donner à un homme
quelque chose d'intime qu'aucun autre n'aurait: mon affection loyale,
l'attachement sincère de mon cœur, la confiance absolue et secrète
de mon âme, et, en échange, recevoir de lui, avec toute sa tendresse
d'amant, la si rare et si douce impression de n'être pas tout à fait
seule. Ce n'est point de l'amour comme vous l'entendez; mais cela vaut
bien quelque chose aussi!

Il se pencha vers elle, tremblant d'émotion, et balbutiant:

--Voulez-vous que je sois cet homme-là?

--Oui, un peu plus tard, quand vous aurez moins mal. En attendant,
résignez-vous à souffrir un peu, par moi, de temps en temps. Ça
passera. Puisque vous souffrez de toute façon, il vaut mieux que ce
soit près de moi que loin de moi, n'est-ce pas?

De son sourire elle semblait lui dire: «Ayez donc un peu de confiance»;
et, comme elle le voyait palpitant de passion, elle sentait en tout
son corps une sorte de bien-être, de contentement, qui la faisait
heureuse à sa manière, comme est heureux un épervier dont le vol s'abat
sur une proie fascinée.

--Quand revenez-vous? demanda-t-elle.

Il répondit:

--Mais... demain.

--Demain, soit. Vous dînerez chez moi?

--Oui, madame.

--Et moi, il faut que je m'en aille bientôt, reprit-elle en regardant
la montre cachée dans la pomme de son ombrelle.

--Oh! pourquoi si vite?

--Parce que je prends le train de cinq heures. J'ai à dîner plusieurs
personnes, la princesse de Malten, Bernhaus, Lamarthe, Massival,
Maltry, et un nouveau, M. de Charlaine, l'explorateur qui revient du
haut Cambodge après un voyage admirable. On ne parle que de lui.

Mariolle eut un court serrement de cœur. Tous ces noms l'un après
l'autre lui firent mal, comme des piqûres de guêpe. Ils contenaient du
venin.

--Alors, dit-il, voulez-vous partir tout de suite, et nous ferons un
bout de route ensemble, dans la forêt?

--Très volontiers. Offrez-moi d'abord une tasse de thé et un peu de
pain grillé.

Quand il fallut servir le thé, Élisabeth fut introuvable.

--Elle est en course, dit la cuisinière.

Mme de Burne ne s'en étonna point. Quelle crainte, en effet, aurait pu
maintenant lui inspirer cette bonne?

Puis ils montèrent dans le landau arrêté devant la porte, et Mariolle
fit prendre au cocher un chemin un peu plus long, mais qui passait près
de la Gorge-aux-Loups.

Lorsqu'on fut sous les hauts feuillages qui répandaient leur ombre
calme, leur fraîcheur enveloppante et des chants de rossignol, elle
dit, saisie par l'inexprimable sensation dont la toute-puissante et
mystérieuse beauté du monde sait émouvoir la chair par les yeux:

--Dieu! qu'on est bien! Que c'est beau, bon, et reposant!

Elle respirait avec un bonheur et une émotion de pécheur qui communie,
pénétrée d'alanguissement, d'attendrissement. Et elle posa sa main sur
celle d'André.

Mais lui pensa: «Ah oui! la nature, c'est encore le Mont Saint-Michel»;
car devant ses yeux, dans une vision, passait un train s'en allant vers
Paris. Il la conduisit jusqu'à la gare.

En le quittant, elle lui dit:

--A demain, huit heures.

--A demain, huit heures, madame.

Elle le quitta, radieuse; et il revint chez lui dans le landau,
satisfait, bien heureux, mais tourmenté toujours, car ce n'était pas
fini.

Mais pourquoi lutter? Il ne le pouvait plus. Elle lui plaisait par
un charme qu'il ne comprenait pas, plus fort que tout. La fuir ne
le délivrait pas, ne le séparait pas d'elle, mais l'en privait
intolérablement, tandis que, s'il parvenait à se résigner un peu, il
aurait d'elle au moins tout ce qu'elle lui avait promis, car elle ne
mentait pas.

Les chevaux trottaient sous les arbres, et il songea que pendant toute
cette entrevue elle n'avait pas eu l'idée, pas eu l'impulsion de lui
tendre une fois ses lèvres. Elle était toujours la même. Rien ne
changerait jamais en elle, et toujours, peut-être, il souffrirait par
elle, de la même façon. Le souvenir des heures si dures qu'il avait
passées déjà, de ses attentes, avec l'intolérable certitude que jamais
il ne pourrait l'émouvoir, lui serrait de nouveau le cœur, lui faisait
pressentir et redouter les luttes à venir et de pareilles détresses
pour demain. Pourtant il était résigné à tout souffrir plutôt que de la
perdre encore, résigné à cet éternel désir devenu dans ses veines une
sorte d'appétit féroce jamais rassasié, et qui brûlait sa chair.

Ces rages si souvent subies en revenant tout seul d'Auteuil
recommençaient déjà, et faisaient vibrer son corps dans le landau qui
courait sous la fraîcheur des grands arbres, quand soudain la pensée
d'Élisabeth l'attendant, fraîche aussi et jeune et jolie, avec de
l'amour plein le cœur et des baisers plein la bouche, répandit en
lui un apaisement. Tout à l'heure il la tiendrait dans ses bras, et,
les yeux fermés, se trompant lui-même comme on trompe les autres,
confondant, dans l'ivresse de l'étreinte, celle qu'il aimait et celle
dont il était aimé, il les posséderait toutes les deux. Certes, même en
ce moment, il avait du goût pour elle, cet attachement reconnaissant
de la chair et de l'âme dont la sensation de la tendresse inspirée et
celle du plaisir partagé pénètrent toujours l'animal humain. Cette
enfant séduite ne serait-elle pas, pour son amour aride et desséchant,
la petite source trouvée à l'étape du soir, l'espoir d'eau fraîche qui
soutient l'énergie, quand on traverse le désert?

Mais, lorsqu'il rentra dans sa maison, la jeune fille n'ayant pas
reparu, il eut peur, fut inquiet, et dit à l'autre bonne:

--Vous êtes sûre qu'elle est sortie?

--Oui, monsieur.

Alors il sortit aussi, espérant qu'il la rencontrerait.

Quand il eut fait quelques pas, avant de tourner dans la rue qui monte
le long du vallon, il aperçut devant lui la vieille église large
et basse, coiffée d'un court clocher, accroupie sur un mamelon, et
couvant, comme une poule ses poussins, les maisons de son petit village.

Un soupçon, un pressentiment, le poussèrent. Sait-on les étranges
divinations qui peuvent naître dans un cœur de femme? Qu'avait-elle
pensé, qu'avait-elle compris? Où s'était-elle réfugiée, sinon là, si
l'ombre de la vérité avait passé devant ses yeux.

Le temple était très sombre, car le soir tombait. Seule la petite lampe
au bout de son fil révélait dans le tabernacle l'idéale présence du
Consolateur divin. Mariolle, à pas légers, passait le long des bancs.
Quand il arriva près du chœur, il aperçut une femme à genoux, la figure
dans ses mains. Il s'approcha, la reconnut, lui toucha l'épaule. Ils
étaient seuls.

Elle eut une grande secousse en retournant la tête. Elle pleurait.

Il dit:

--Qu'avez-vous?

Elle murmura:

--J'ai bien compris. Vous êtes ici parce qu'elle vous avait fait de la
peine. Elle est venue vous chercher.

Il balbutia, ému de la douleur qu'il faisait naître à son tour:

--Tu te trompes, petite. Je vais, en effet, retourner à Paris, mais je
t'emmène avec moi.

Elle répéta, incrédule:

--Ça n'est pas vrai, ça n'est pas vrai!

--Je te le jure.

--Quand ça?

--Demain.

Se remettant à sangloter, elle gémit: «Mon Dieu! mon Dieu!»

Alors il la prit par la taille, la souleva, l'entraîna, lui fit
descendre le coteau dans l'ombre épaissie de la nuit; et, lorsqu'ils
furent au bord de la rivière, il l'assit sur l'herbe et s'assit
près d'elle. Il entendait battre son cœur et haleter son souffle,
et, troublé de remords, la serrant contre lui, il lui parlait dans
l'oreille avec des mots très doux qu'il ne lui avait jamais dits.
Attendri de pitié et brûlant de désir, il mentait à peine et ne la
trompait point; et il se demandait, surpris lui-même de ce qu'il
exprimait et de ce qu'il sentait, comment, tout vibrant de la présence
de l'autre dont il serait à jamais l'esclave, il pouvait frémir ainsi
de convoitise et d'émotion en consolant cette peine d'amour.

Il promettait de l'aimer bien--il ne dit pas «aimer» tout court--et de
lui donner, tout près de lui, un joli logis de dame, avec des meubles
fort gentils et une bonne pour la servir.

Elle s'apaisait en l'écoutant, rassurée peu à peu, ne pouvant croire
qu'il l'abusât ainsi, comprenant d'ailleurs, à l'accent de sa voix,
qu'il était sincère. Convaincue enfin et éblouie par la vision d'être
une dame à son tour, par ce rêve de fillette née si pauvre, servante
d'auberge, devenue tout à coup la bonne amie d'un homme riche et si
bien, elle fut grisée de convoitises, de reconnaissance et d'orgueil,
qui se mêlaient à son attachement pour André.

Jetant ses bras sur son cou, elle balbutiait, en couvrant son visage de
baisers:

--Je vous aime tant! Je n'ai plus que vous en moi.

Il murmura, très attendri et rendant ses caresses:

--Chère, chère petite.

Elle oubliait déjà presque tout à fait l'apparition de cette étrangère
qui lui avait apporté tant de chagrin tantôt. Cependant un doute
inconscient flottait encore en elle, et elle demanda de sa voix câline:

--Bien vrai, vous m'aimerez comme ici?

Il répondit hardiment:

--Je t'aimerai comme ici.

FIN.




NOTE.


Le manuscrit de _Notre Cœur_ est composé de 271 feuillets de format
grand in-8º. Par la quantité de surcharges, de passages abandonnés ou
repris sous une autre forme, l'écriture semble en avoir été pénible. De
tous les manuscrits de Maupassant que nous possédons, aucun ne témoigne
plus d'hésitation dans la phrase définitive que celui-ci.

La première partie du manuscrit comprend quatre chapitres alors que
celle du volume n'en comprend que trois. Dans le manuscrit, quelques
jours après le dîner, Mariolle fait une visite de digestion (voir
variantes) à Mme de Burne, chez qui il rencontre entre autres Lamarthe,
avec qui il part, tandis que dans le volume cette visite n'existe
plus: le tête-à-tête entre Mariolle et Mme de Burne et le départ avec
Lamarthe ont lieu immédiatement après le dîner. Les chapitres I et II
du manuscrit ne font donc, après modifications, que le chapitre I du
livre.

Les pages les plus travaillées du manuscrit sont celles qui
correspondent aux pages 54, 55, 56, 73, 101, 167, 168, 242, 243 de la
présente édition.


_Notre Cœur_ a paru dans la _Revue des Deux-Mondes_ en mai-juin 1890.
Dans la _Revue_, le roman est coupé différemment, mais cette division
semble avoir été voulue par le périodique; le texte de la _Revue_ et
celui du livre sont semblables à part quelques variantes qui n'offrent
aucun intérêt à être signalées.

Maupassant écrivait à sa mère (22 mai 1890): «Il faut que je sois de
retour pour la mise en vente de mon livre, vers le 18 juin. Mon roman
s'annonce comme un succès dans la _Revue des Deux-Mondes_. Il étonne
par la nouveauté du genre et j'en augure bien.»

Il ajoutait (juillet 1890), au sujet de la publication de son livre
en revue: «... L'inconvénient est celui-ci: tout le bruit--et il a
été énorme--se fait au moment de l'apparition dans la _Revue des
Deux-Mondes_; et on a fini d'en parler quand le volume arrive. Malgré
tout, la vente marche, quoique ralentie et elle passera, je crois,
celle de _Fort comme la Mort_ qui est à trente-deux mille.»

Enfin, dans une lettre sans date, mais de peu postérieure à la
précédente, il écrivait: «La vente ne marche presque pas, malgré le
gros succès de ce livre. Cela tient à ce que la _Revue des Deux-Mondes_
m'a enlevé comme acheteurs tous les gens du monde à Paris, et en
province, dans toutes les villes, le monde officiel, le monde des
professeurs et des magistrats.»




VARIANTES

D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.


Page 2, ligne 9, _pas_ banal et ne _point_ prodiguer tes visites.

Page 4, ligne 15, cavalier, _il possédait deux chevaux de selle
célèbres et cités_, c'était...

Page 4, ligne 26, taille _moyenne_ plutôt...

Page 4, ligne 29, joliment _frisés sur les tempes_, il...

Page 6, ligne 16, était _plus_ fière...

Page 11, ligne 20, bouleversée _de dégoût, de honte et d'affolement_,
quand...

Page 11, ligne 29, d'un _violonneux_.»

Page 12, ligne 11, avait _aperçu_ et décrit...

Page 16, ligne 7, Marantin. La _présence_ constante...

Page 16, ligne 14, commun, _ridicule_, ennuyeux...

Page 17, ligne 3, microbiologistes. _Il croyait être sur le point de
pouvoir déclarer que le règne végétal n'existe pas, les graines n'ayant
pas la vie en elles-mêmes et par elles-mêmes étant obligées pour germer
et croître d'absorber, aussitôt confiées à la terre, le microbe unique
chargé de les féconder. Parmi les milliards de milliards d'invisibles
qui pullulent dans les faibles profondeurs du sol, celui que la nature
a destiné à vivifier chaque graine se précipite sur elle aussitôt
qu'elle est semée ou tombée. Il y pénètre aussitôt, s'y multiplie
infiniment, la fait grandir, pousser, se développer, verdir, fleurir,
devenir une plante ou un arbre. Il n'y aurait donc au monde que le
règne animal._ M. de Maltry...

Page 17, ligne 13, blanc, _comme une fleur chevelue de sa cosse, de la
cosse élégante et correcte d'une plante de salon._ Quant à...

Page 18, ligne 20, amis». _Après avoir affirmé pendant des années qu'il
ne ferait jamais partie de l'Académie française, il s'était présenté
et avait été élu. Depuis lors il ne pardonnait cette défaillance de
principe ni à lui-même ni à ses collègues de l'Institut. Il avait
baptisé cet endroit sa Ratière parce que c'était, disait-il, une cage
de Ratés, où on se laissait prendre au trébuchet, comme un Rat._ Ame...

Page 19, ligne 29, trop _replète_ peut-être.

Page 20, ligne 25, fois. D'après le manuscrit le chapitre I finit ici
et le chapitre II commence par:

_Le lundi suivant, André Mariolle fit sa visite de digestion à Mme
Michèle de Burne. C'était son jour, le jour où elle recevait tout le
monde; il y avait dans le salon, dans le premier salon, celui du public
ordinaire, plusieurs dames toutes connues dans la société qui brille et
fait du bruit.

Mariolle avait gardé de son premier dîner chez cette femme un souvenir
confus._

Lamarthe, nerveux, etc. Puis le chapitre III commence par: C'était une
grande pièce (chap. II du volume).

Page 22, ligne 10, cheveux _noirs_.

Page 22, ligne 28, Succès. _Jusqu'au moment de son départ, il demeura
sous cette impression qui le rendit muet et depuis ce jour il en avait
gardé une sorte de malaise atténuant son désir de rentrer dans cette
maison, où on semblait, avant tout, rechercher, cueillir et soigner les
célébrités.

Avant la semaine finie pourtant, il se décida, et tombant au milieu
d'une réception mondaine, il pensa: «Vraiment ce milieu n'est pas fait
pour moi.»

Une duchesse et deux princes de la haute banque occupaient Mme de
Burne, qui causait, comme causent toutes les femmes, avec un air
souriant, bienveillant, captivée par les choses banales qui étaient
dites.

Elle accueillit Mariolle d'un sourire gentil, le fit asseoir d'un
geste gracieux, puis reprit la conversation qui tournait autour d'un
mariage annoncé et d'un divorce prévu, quittant l'un pour revenir à
l'autre, elle se fixa enfin sur le divorce qui semblait présenter
plus d'intérêt. Les causes probables en furent supposées, chuchotées,
commentées. Mariolle regardait Mme de Burne, un peu différente au grand
jour, moins lumineuse, mais plus délicate peut-être._ Son nez fin...

Page 23, ligne 13, peau, _sous un reflet de la fenêtre_ prenaient des
nuances de velours blond, tandis que ses cheveux _semblaient vraiment
colorer le soleil d'automne, qui teinte et brûle les feuilles mortes.

Les deux israélites se levèrent ensemble pour s'en aller; la duchesse
presque aussitôt les suivit; dès que toutes les trois furent parties,
la jeune femme, qui les avait reconduites à sa porte, revint, épanouie,
comme un prisonnier libre.

«Enfin, dit-elle, nous pouvons peut-être faire connaissance. Mais
il ne faut pas venir le lundi. On ne me trouve presque jamais seule.
Essayez de me surprendre un jour quelconque, entre cinq et sept. Je
rentre souvent à cette heure-là. Maintenant allons du côté des amis»,
et elle passa dans le second salon, l'intime et vaste salon de la
musique et des causeries, mais avant de s'asseoir, elle s'arrêta
regardant autour d'elle avec l'air de méditer, puis soudain:

--Je me demande où je vais vous installer, car chacun a sa place ici.

_Sur le flanc droit du long piano à queue, dans la courbe creusée
en son corps d'érable, une jardinière ronde entourée de trois sièges
occupait un de ces bouts d'appartement inutilisés où il semble qu'on ne
s'arrête jamais._

--Tenez, reprit-elle, aidez-moi à tirer ce meuble jusque-là. Vous
voisinerez avec Lamarthe à qui appartient la fin du piano et le petit
canapé de velours.

Mariolle en riant aida à déplacer le fauteuil et les deux chaises et à
reculer la corbeille de fleurs, qui forma aussitôt le décor et le fond
d'un de ces coins à tête à tête, que les femmes du monde disposent avec
adresse de place en place dans leur grand salon.

--Maintenant vous êtes chez vous, dit-elle, asseyons-nous. Ils
s'assirent et se regardèrent. Ils se regardèrent en gens qui se voient
presque pour la première fois, mais qui se connaissent déjà beaucoup
par toutes les conversations de leurs amis._

Et tout de suite ils...

Page 28, ligne 13, là-dessus, _tout comme M. Herbert Spencer. Ne vous
effrayez pas de ce nom, j'ai commencé par vous intimider pour vous
ouvrir les oreilles._ Je crois...

Page 31, ligne 16, thé. _Ils la déposèrent entre les fenêtres et se
retirèrent sans bruit pareils à des automates, laissant dans le grand
salon, que le soir assombrissait peu à peu, le léger ronron de l'eau
commençant à chanter et la lueur tremblotante et bleue de la petite
flamme d'alcool qui la chauffait.

Mariolle soudain se sentit traversé par un frisson de satisfaction
profonde, par une de ces joies instantanées qui nous travaillent,
venues on ne sait d'où, pressentiments du bonheur introuvable ou simple
contentement de l'être physique satisfait de tout ce qui l'entoure.
«Tiens, se dit-il, je me plairai beaucoup dans cette maison.»

Comme il ouvrait la bouche pour se remettre à parler, un son
presque imperceptible, pareil à un tintement de cristal étouffé
sous des tentures, passa dans l'air et Mme de Burne eut aussitôt un
tressaillement visible d'ennui.

--Oh mon Dieu, dit-elle, voilà qu'on vient nous déranger.

Il fut atterré comme d'un accident, comme s'il comptait rester là
jusqu'au soir, seul avec elle, d'autant plus qu'elle paraissait
elle-même désolée de cette visite; mais dès que sur la porte du salon
apparut Lamarthe souriant, elle prit brusquement un air de contentement
extrême; toute sa figure fut illuminée, et la façon dont elle lui
tendit la main semblait dire: «Que je suis contente de vous voir, que
vous avez bien fait de venir.»

Mariolle se sentit le cœur un peu crispé. Toute naturelle que fût
cette mimique mondaine, elle irrita l'orgueil obscur dont il souffrait.
«Je ne serai jamais rien pour ces femmes-là», se dit-il. Mais comme
il esquissait un mouvement de départ, elle le retint avec tant
d'empressement et de démonstration d'intérêt qu'il se rassit, conquis
de nouveau._ Vous prendrez...

Page 31, ligne 25, table _où murmurait l'eau bouillante, près de la
haute fenêtre voilée de dentelles blanches_. Alors...

Page 32, ligne 9, qui promet.» _Quand elle les eut servis, elle
se rassit auprès d'eux, et ils se remirent à causer avec beaucoup
d'entrain, avec ce contentement de ce qu'on dit qui fait trouver
spirituel tout ce qu'on entend.

Le timbre, sonnant deux fois coup sur coup, les interrompit de nouveau
et une jeune femme, Mme de Frémines, entra, suivie de Massival.

Alors Mariolle et Lamarthe se retirèrent ensemble.

Dans la rue: «Où allez-vous? demanda le romancier.

--Chez moi, nulle part. Je rentrerai à l'heure du dîner.

--Voulez-vous venir visiter ensemble l'atelier du sculpteur Prédolé.
Il est plein de merveilles.

--Oui. Allons. A pied, n'est-ce pas.

--A pied. Il fait si beau.»_ Ils se prirent le bras...

Page 35, ligne 17, conduirai _à l'atelier de Prédolé, car je vous
jure qu'il en vaut la peine._ (Fin du chapitre II du manuscrit.)

Page 42, ligne 20, toutes _les sollicitudes des femmes ordinaires,
de l'envie d'être mère et du besoin d'aimer,_ de toutes les
préoccupations...

Page 44, ligne 14, expressifs _ou trop passionnés_ elle...

Page 47, ligne 13, puissance. _Ce fut une légère fatigue de courbature
dans son cou tendu un peu de côté qui la fit partir enfin, elle se dit
adieu par un dernier sourire et traversant le cabinet_, alla s'asseoir
à son bureau.

Page 52, fin du chapitre III du manuscrit.

Page 54, ligne 3, ces _joueuses_ qui...

Page 56, ligne 19, déroutant. _Il se demandait souvent: «Pourquoi
est-ce que je me mets à chérir ainsi cette femme», et quand il
cherchait au fond de lui les racines de cette tendresse, il y trouvait
d'abord une envie inexplicable de la voir sans cesse, mais une envie
qui ne s'apaisait ni jour ni nuit, qui le tiraillait, le harcelait,
était devenue un besoin physique irrésistible et lancinant de ses yeux,
de son cœur, de tout son corps. Il ne pouvait plus se passer d'elle.
Où qu'il fût, quoi qu'il fît, il sentait cette attirance, il entendait
cet appel et il cherchait des routes détournées pour la rejoindre sans
être dévoilé. Il devenait vraiment la proie secrète de ce joli être
et il croyait reconnaître à cet invincible désir de sa présence la
caractéristique du début d'un puissant amour._ Mais pourquoi...

Page 58, ligne 18, satisfaits. _Lamarthe, le plus raisonneur,
prétendait avec conviction qu'elle aurait eu pour Massival un faible
véritable, sans l'idée de cette femme, inconnue, vulgaire et légitimée,
qu'il rejoignait tous les soirs à la table conjugale, au lit commun et
qui avait porté dans son ventre trois enfants de lui.

Massival, visiblement, était rongé par un regret et disait de leur
«belle amie» plus de mal que les autres, bien qu'il en parlât moins,
symptôme d'un cœur plus atteint._ Non elle n'avait...

Page 60, ligne 12, Il y trouva _son père et le gros Fresnel. M. de
Pradon fumait des cigarettes, Fresnel, comme toujours, regardait la
jeune femme et ne trouvait pas grand'chose à lui dire._ Quand elle...

Page 60, ligne 23, plaisez beaucoup. _Fresnel, qui exécrait toujours
les derniers venus, comme un vieux toutou favori qui regarde entrer la
jeune bête achetée la veille par sa maîtresse, eut sur la langue, par
une méchanceté instinctive, et pressentant en ce rival nouveau la même
souffrance qu'en son cœur, devinant qu'il était aussi un jaloux, il
demanda:

--Vous n'écrivez donc plus, M. Mariolle? J'ai lu de vous de charmants
récits de voyage. Il est bien dommage que vous vous en teniez là.

Mariolle répondit modestement:

--Je n'ai écrit en effet que pour des voyageurs. Si je m'étais senti
du talent, j'aurais continué; malheureusement je n'en ai pas.

Madame de Burne protesta.

--Pardon, vous en avez.

--Mais non, madame.

--Mais si, monsieur, et du très fin.

Elle le regardait bien en face.

Il demanda l'interrogeant des yeux:

--Qu'est-ce qui peut bien vous plaire dans ce que j'écris?

Elle répondit hardiment:

--C'est qu'on vous y croit sincère.

Baissant la voix il murmura:

--Et je le suis.

Fresnel, comprenant qu'il avait fait fausse route, demanda s'il était
vrai que Massival eût consenti à donner des leçons ou plutôt des
conseils réguliers à Mme de Bratiane pour perfectionner sa voix.

Un peu irritée par ce détail qu'elle savait vrai, Mme de Burne eut
sur l'Italienne, sur son air commun, sur la lourdeur de sa taille, des
phrases perfides. Tous souriaient, même son père, très galant pour sa
fille et qui dit:

--Parbleu, elle n'est pas aussi jolie que toi, mais elle a des yeux,
des dents et des cheveux comme on n'en voit pas souvent, et une voix
vraiment d'exception.

--Papa taisez-vous, vous me faites douter de votre goût.

--N'en doute pas, puisque je te trouve mieux que toutes les femmes de
Paris.

Il avait l'air de le dire en père, et de le penser en homme, car
elle avait mis dans leur rapport et dans leur affection une nuance de
l'hommage d'amour qu'elle se rendait à elle-même, et qu'elle exigeait
de tous.

L'arrivée de Mariolle agaçait visiblement Fresnel, qui ne pouvait
s'habituer à la présence de quelqu'un chez elle qu'après des mois
d'irritation. Quand sa mauvaise humeur devenait trop forte, quand il
la voyait trop bien disposée pour l'un d'eux, il aimait mieux céder la
place, s'en aller et guetter les heures où il la rencontrerait seule.
Il les connaissait, les ayant épiées à la façon du braconnier, qui sait
les remises et les repos du gibier. Il sentit que Mariolle, ce jour-là,
plaisait, et se levant:

--Allons, dit-il, adieu Madame Miche, je m'en vais.

Son père et quelques amis l'appelaient parfois ainsi.

Elle se mit à rire, le devinant:

--Tiens, il n'est pas content, eh bien, allez bouder, vieux grognon.

Après le départ de Fresnel,_ Mariolle espérait que le père...

Page 104, ligne 27, redescendit. _Il était près de 6 heures la visite
ayant duré fort longtemps._ On...

Page 105, ligne 22, montagne, _de cette énorme veine de granit poussée
sur les sables, sous le flux des marées._ Mais...

Page 106, ligne 3, faim. _Ce fut elle qui l'annonça la première
avec un sourire plaisant. Son père reprit: Moi je suis à moitié mort,
et cela m'est fort agréable, je suis mort d'appétit que je vais
satisfaire. Ils avaient tous dans les yeux la saine bonne humeur des
gens affamés par l'air marin._ On resta longtemps...

Page 116, ligne 2, exercice, _ce qui me fait du bien,_ en...

Page 124, ligne 14, coups _légers_ furent...

Page 127, ligne 26, première. _D'autres suivirent celle-là à peu près
semblables, régulièrement espacées._ André Mariolle...

Page 138, ligne 5, instants _comme pour s'assurer que l'instrument
tournait bien toujours de la même façon._ Presque...

Page 138, ligne 19, femme _dans_ la force...

Page 139, ligne 4, menaces _de tonnerre_ qu'on devine dans les ciels
_d'orage_.

Page 143, ligne 23, connais, _plus je les approche, plus je les aime,_
moins...

Page 153, ligne 15, successeur de M. de Burne...

Page 155, ligne 18, moment _où elle allait sortir de table après
déjeuner_ pour...

Page 157, ligne 2, d'asservissements _et de soins galants_ si...

Page 192, ligne 24, robe. _Une robe qu'elle portait pour la première
fois._ C'était...

Page 194, ligne 25, coquettes, _sans lutte, cherchant à plaire et non
pas à vaincre,_ n'ayant...

Page 195, ligne 7, nouveau, _un peu plus longtemps qu'à l'arrivée,
plus charmées encore, en se retrouvant qu'en se quittant,_ et Mme de
Burne...

Page 199, ligne 28, visage _adoré_, contre...

Page 200, ligne 12, que dans _cette petite tête pour laquelle il se
serait fait tuer avec bonheur,_ il y...

Page 203, ligne 11, d'elle. _Oui, il y a des femmes qui se sauvent
nu-pieds ouvrant et fermant les portes comme des voleurs à côté du mari
qui dort, pour aller, durant quelques instants, étreindre un homme
sur leur cœur, et lui dire tout bas, dans l'oreille, avec des lèvres
passionnées, le petit mot qu'elle n'avait jamais prononcé pour lui._
Elle était partie...

Page 209, ligne 8, ainsi _toutes ces femmes-là, pensa-t-il avec fureur,
finiront par s'aimer entre elles,_ Massival...

Page 212, ligne 14, avec _stupeur_.

Page 217, ligne 16, amicale _d'homme séduit_ par...

Page 240, ligne 13, pas _revenue_ en...

Page 292, ligne 17, entrevue _il ne l'avait pas embrassée, il avait eu
peur à Montigny du regard des femmes, en revenant du regard du cocher,
mais elle... elle... assurément elle n'y avait même point pensé.
Sous la fraîcheur des arbres, il sentait en ses veines courir une
intolérable brûlure et l'idée qu'il allait retrouver chez lui la petite
Élisabeth lui fut agréable soudain, comme l'espoir d'un peu d'eau à
l'étape du soir quand on traverse un désert. Elle l'aimait, celle-là,
de tout son cœur, de toute son âme, de tout son corps. Ne pouvait-elle
lui donner ainsi que les sources rencontrées des apaisements passagers?
Et puis l'esprit de l'homme est rusé. Comme il sait tromper les
autres, il sait se tromper lui-même. Un affamé qui trouve par hasard
du pain blanc ne peut-il pas s'imaginer qu'il savoure la plus délicate
nourriture; quand on est repu, qu'importe ce qu'on a mangé puisqu'on a
rêvé. Mais lorsqu'il_ rentra dans sa maison...

Page 294, ligne 12, pressentiment, _le fit aller vers l'asile de Dieu.
Avait-elle deviné? oui peut-être._ Le temple...

Page 296, ligne 10, peu, _comprenant et flairant qu'il ne la trompait
pas, convaincue enfin, séduite, réjouie déjà, elle retenait ses
belles promesses, car l'idée de devenir une dame à son tour mêlait de
la reconnaissance et de l'orgueil à son attachement pour lui. Alors
oubliant presque l'apparition de cette étrangère qui lui avait apporté
tant de chagrin tantôt, devinant même obscurément dans son flair
parisien et sa confiance aveugle et jeune qu'elle devait peut-être à
cette visite la fortune nouvelle de sa vie, elle jeta ses bras sur le
cou d'André en demandant de sa voix caline:

--Et vous m'aimerez comme ici?_

Il répondit hardiment:

--Je t'aimerai comme ici. (Fin.)




OPINION DE LA PRESSE

SUR

_NOTRE CŒUR_.


_Journal des Débats_, dimanche 20 juillet 1890 (André Hallays).

«Je ne crois pas que M. de Maupassant ait jamais rien créé de plus
vivant et de plus humain que ces deux personnages (André Mariolle et
Michèle de Burne), ni qu'il ait jamais rien écrit de plus poignant que
le roman de leur lamentable aventure...

«Je ne connais point d'ouvrage de M. de Maupassant où se révèle, avec
plus d'éclat, la mâle et robuste franchise de son talent d'écrivain.
_Notre Cœur_ est écrit presque tout entier dans cette langue
vigoureuse, simple et claire que l'auteur d'_Une Vie_ a apprise à
l'école de Flaubert. Il semble même qu'il y a dans sa dernière œuvre
une finesse d'expression et une souplesse de style auxquelles M. de
Maupassant n'avait pas encore atteint.»


_Le Temps_, 22 juin 1890 (Anatole France).

«Oui, sans doute, M. de Maupassant a raison: les mœurs, les idées, les
croyances, les sentiments, tout change. Chaque génération apporte des
modes et des passions nouvelles... M. de Maupassant est perspicace
avec simplicité. Son nouveau roman veut nous montrer un homme et une
femme en 1890, nous peindre l'amour, l'antique amour, le premier né des
dieux, sous sa figure présente et dans sa dernière métamorphose... Le
roman est cruel et ce n'est point de ma faute. Il y a dans la pensée
contemporaine une étrange âcreté. Notre littérature ne croit plus à la
bonté des choses. L'art du XVIIe siècle croyait à la vertu..., l'art du
XVIIIe siècle croyait à la raison. L'art du XIXe siècle croyait d'abord
à la passion, maintenant, avec les naturalistes, il ne croit plus qu'à
l'instinct.

«M. de Maupassant, du moins, ne nous a jamais flattés... Et il s'y
est toujours pris avec tant de franchise, de droiture, et d'un cœur
si simple et si ferme, qu'on ne lui en a point trop gardé rancune.
Enfin, il a un talent si ferme, une telle sûreté de main, une si belle
franchise qu'il faut bien le laisser dire et le laisser faire.»


_Gil-Blas_, 28 juin 1890 (Paul Ginisty).

«_Notre Cœur_ est vraisemblablement l'étude psychologique la plus
subtile et la plus poussée qu'ait écrite M. Guy de Maupassant.
C'est toujours, dans l'ensemble, la même manière large, franche et
vigoureuse; mais, dans le détail, l'analyse arrive à des ténuités
singulières. C'est qu'il s'agit là de noter, pour ainsi dire jour par
jour, les phases d'une passion soudaine.»


_Revue Bleue_, 2 août 1890 (Augustin Filon).

«La femme porte des talons, n'en porte plus, en porte encore, change de
corset et de coiffure. Nous, nous changeons ses poses, mais son âme
ne change pas... Comédienne née, qu'est-elle au fond? Elle garde son
secret et peut-être que ce secret n'est pas grand'chose!

«M. de Maupassant ne s'est jamais montré plus grand écrivain que dans
_Notre Cœur_... Le talent ne peut pas aller plus loin, la parole
écrite ne peut pas fouiller plus subtilement les plus fines nervures
de la pensée, les mots ne peuvent faire plus pour le délice des
intelligences.»


                   *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page  15: «chose» remplacé par «choses» (plusieurs fois ces choses-là)
  Page  92: «qui qui» par «qui» (qui nous pousse)
  Page 210: «Boule» par «Boulle» (sur un secrétaire de Boulle)
  Page 276: «abominabales» par «abominables» (d'abominables envies
              de pleurer)






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - VOLUME 25 ***


    

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Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

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Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
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