Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 18

By Guy de Maupassant

The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes de Guy de
Maupassant, by Guy de Maupassant

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Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant

Author: Guy de Maupassant

Release Date: January 13, 2022 [eBook #67158]

Language: French

Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading
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MAUPASSANT ***





  Au lecteur


  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale.
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  corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte.
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  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT




  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION
  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: Le Horla
  _Paris, Paul Ollendorff, 1887,
  moins_ Sauvée _déjà publiée dans la_ Petite Roque
  _avec addition de_:
  Le Voyage du Horla--Un Fou (_inédits_).
  Le Horla (_version première inédite_).




  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT


  LE HORLA


  LE VOYAGE DU HORLA
  UN FOU?
  LE HORLA (VERSION PREMIÈRE)

  [Illustration]

  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCIX

  _Tous droits réservés._




LE HORLA.


........................................................................
_8 mai._--Quelle journée admirable! J'ai passé toute la matinée étendu
sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre,
l'abrite et l'ombrage tout entière. J'aime ce pays, et j'aime y vivre
parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui
attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux
nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux
odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même.

J'aime ma maison où j'ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui
coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la
grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux
qui passent.

A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple
pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges,
dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches
qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées, jetant jusqu'à moi
leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que
la brise m'apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant
qu'elle s'éveille ou s'assoupit.

Comme il faisait bon ce matin!

Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur
gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée
épaisse, défila devant ma grille.

Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le
ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement
propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me
fit plaisir à voir.

_11 mai._--J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours; je me sens
souffrant, ou plutôt je me sens triste.

D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement
notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l'air,
l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous
subissons les voisinages mystérieux. Je m'éveille plein de gaieté, avec
des envies de chanter dans la gorge.--Pourquoi?--Je descends le long
de l'eau; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé,
comme si quelque malheur m'attendait chez moi.--Pourquoi?--Est-ce un
frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri
mon âme? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur
des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma
pensée? Sait-on? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons
sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce
que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le
distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur
notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.

Comme il est profond, ce mystère de l'Invisible! Nous ne le pouvons
sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir
ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin,
ni les habitants d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau...
avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les
vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce
miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose
donnent naissance à la musique, qui rend chantante l'agitation muette
de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien...
avec notre goût, qui peut à peine discerner l'âge d'un vin!

Ah! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur
d'autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour
de nous!

_16 mai._--Je suis malade, décidément! Je me portais si bien le mois
dernier! J'ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement
fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J'ai sans
cesse cette sensation affreuse d'un danger menaçant, cette appréhension
d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui
est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang
et dans la chair.

_18 mai._--Je viens d'aller consulter mon médecin, car je ne pouvais
plus dormir. Il m'a trouvé le pouls rapide, l'œil dilaté, les nerfs
vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux
douches et boire du bromure de potassium.

_25 mai._--Aucun changement! mon état, vraiment, est bizarre. A mesure
qu'approche le soir, une inquiétude incompréhensible m'envahit, comme
si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis
j'essaye de lire; mais je ne comprends pas les mots; je distingue à
peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large,
sous l'oppression d'une crainte confuse et irrésistible, la crainte du
sommeil et la crainte du lit.

Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux
tours de clef, et je pousse les verrous; j'ai peur... de quoi?... Je
ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous
mon lit; j'écoute... j'écoute... quoi?... Est-ce étrange qu'un simple
malaise, un trouble de la circulation peut-être, l'irritation d'un
filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans
le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine vivante,
puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron
du plus brave? Puis je me couche, et j'attends le sommeil comme on
attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'épouvante de sa venue; et
mon cœur bat, et mes jambes frémissent; et tout mon corps tressaille
dans la chaleur des draps, jusqu'au moment où je tombe tout à coup
dans le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre
d'eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil
perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par la
tête, me fermer les yeux, m'anéantir.

Je dors--longtemps--deux ou trois heures--puis un rêve--non--un
cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors,...
je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche
de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma
poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute
sa force pour m'étrangler.

Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse
dans les songes; je veux crier,--je ne peux pas;--je veux remuer,--je
ne peux pas;--j'essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me
tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe,--je ne peux
pas!

Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une
bougie. Je suis seul.

Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin,
avec calme, jusqu'à l'aurore.

_2 juin._--Mon état s'est encore aggravé. Qu'ai-je donc? Le bromure n'y
fait rien; les douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps,
si las pourtant, j'allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je
crus d'abord que l'air frais, léger et doux, plein d'odeur d'herbes et
de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au cœur une énergie
nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers la
Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d'arbres démesurément
hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir, entre le ciel et
moi.

Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un
étrange frisson d'angoisse.

Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans ce bois, apeuré sans raison,
stupidement par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que
j'étais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout près, tout près, à
me toucher.

Je me retournai brusquement. J'étais seul. Je ne vis derrière moi que
la droite et large allée, vide, haute, redoutablement vide; et de
l'autre côté elle s'étendait aussi à perte de vue, toute pareille,
effrayante.

Je fermai les yeux. Pourquoi? Et je me mis à tourner sur un talon,
très vite, comme une toupie. Je faillis tomber; je rouvris les yeux;
les arbres dansaient; la terre flottait; je dus m'asseoir. Puis, ah!
je ne savais plus par où j'étais venu! Bizarre idée! Bizarre! Bizarre
idée! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se trouvait
à ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amené au milieu de
la forêt.

_3 juin._--La nuit a été horrible. Je vais m'absenter pendant quelques
semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.

_2 juillet._--Je rentre. Je suis guéri. J'ai fait d'ailleurs une
excursion charmante. J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne
connaissais pas.

Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du
jour! La ville est sur une colline; et on me conduisit dans le jardin
public, au bout de la cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une baie
démesurée s'étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes
écartées se perdant au loin dans les brumes; et au milieu de cette
immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre
et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de
disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil
de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique
monument.

Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au
soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais
d'elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche,
j'atteignis l'énorme bloc de pierres qui porte la petite cité dominée
par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j'entrai
dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la
terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous
des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes.
J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une
dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des
escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le
ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de
diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l'un
à l'autre par de fines arches ouvragées.

Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait: «Mon
père, comme vous devez être bien ici!»

Il répondit: «Il y a beaucoup de vent, monsieur»; et nous nous mîmes
à causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le
couvrait d'une cuirasse d'acier.

Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce
lieu, des légendes, toujours des légendes.

Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont,
prétendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on
entend bêler deux chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec
une voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des
oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des
plaintes humaines; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré,
rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville
jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la
tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux,
un bouc à figure d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux
avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans
une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute
leur force.

Je dis au moine: «Y croyez-vous?»

Il murmura: «Je ne sais pas.»

Je repris: «S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous, comment
ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps; comment ne les
auriez-vous pas vus, vous? comment ne les aurais-je pas vus, moi?»

Il répondit: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce
qui existe? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de
la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises, et
jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui
gémit, qui mugit,--l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe,
pourtant.»

Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou
peut-être un sot. Je ne l'aurais pu affirmer au juste; mais je me tus.
Ce qu'il disait là, je l'avais pensé souvent.

_3 juillet._--J'ai mal dormi; certes, il y a ici une influence
fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant
hier, j'avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai:

--Qu'est-ce que vous avez, Jean?

--J'ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui
mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un
sort.

Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand'peur
d'être repris, moi.

_4 juillet._--Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens
reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et
qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui,
il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il
s'est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri,
brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore
quelques jours, je repartirai certainement.

_5 juillet._--Ai-je perdu la raison? Ce qui s'est passé, ce que j'ai vu
la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y
songe!

Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef;
puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par
hasard que ma carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal.

Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils
épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une
secousse plus affreuse encore.

Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille
avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, et qui
ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voilà.

Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau; j'allumai
une bougie et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la
soulevai en la penchant sur mon verre; rien ne coula.--Elle était vide!
Elle était vide complètement! D'abord, je n'y compris rien; puis, tout
à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m'asseoir, ou
plutôt, que je tombai sur une chaise! puis, je me redressai d'un saut
pour regarder autour de moi! puis je me rassis, éperdu d'étonnement
et de peur, devant le cristal transparent! Je le contemplais avec des
yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient! On avait donc
bu cette eau? Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pouvait être que moi?
Alors, j'étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double
vie mystérieuse qui fait douter s'il y a deux êtres en nous, ou si un
être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand
notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre,
comme à nous-mêmes, plus qu'à nous-mêmes.

Ah! qui comprendra mon angoisse abominable? Qui comprendra l'émotion
d'un homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde
épouvanté, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue
pendant qu'il a dormi! Et je restai là jusqu'au jour, sans oser
regagner mon lit.

_6 juillet._--Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette
nuit;--ou plutôt, je l'ai bue!

Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui serait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je
deviens fou? Qui me sauvera?

_10 juillet._--Je viens de faire des épreuves surprenantes.

Décidément, je suis fou! Et pourtant!

Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du
lait, de l'eau, du pain et des fraises.

On a bu--j'ai bu--toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au
vin, ni au pain, ni aux fraises.

Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même
résultat.

Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien.

Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement,
en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline
blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma
barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.

L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je
n'avais point remué; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je
m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient
demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On
avait bu toute l'eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!...

Je vais partir tout à l'heure pour Paris.

_12 juillet._--Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers!
J'ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne
sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences
constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En
tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures
de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb.

Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer
dans l'âme de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au
Théâtre-Français. On y jouait une pièce d'Alexandre Dumas fils; et cet
esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude
est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut,
autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous
sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.

Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement
de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes
suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un
être invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et
s'effare, et s'égare vite, dès qu'un petit fait incompréhensible nous
frappe!

Au lieu de conclure par ces simples mots: «Je ne comprends pas
parce que la cause m'échappe», nous imaginons aussitôt des mystères
effrayants et des puissances surnaturelles.

_14 juillet._--Fête de la République. Je me suis promené par les rues.
Les pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant
fort bête d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le
peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt
férocement révolté. On lui dit: «Amuse-toi.» Il s'amuse. On lui dit:
«Va te battre avec le voisin.» Il va se battre. On lui dit: «Vote pour
l'Empereur.» Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit: «Vote pour la
République.» Et il vote pour la République.

Ceux qui le dirigent sont aussi sots; mais au lieu d'obéir à des
hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que
niais, stériles et faux, par cela même qu'ils sont des principes,
c'est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où
l'on n'est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le
bruit est une illusion.

_16 juillet._--J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troublé.

Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e
chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes,
dont l'une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe
beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires
auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l'hypnotisme
et la suggestion.

Il nous raconta longuement les résultats prodigieux obtenus par des
savants anglais et par les médecins de l'école de Nancy.

Les faits qu'il avança me parurent tellement bizarres, que je me
déclarai tout à fait incrédule.

«Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus
importants secrets de la nature, je veux dire un de ses plus
importants secrets sur cette terre; car elle en a certes d'autrement
importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l'homme pense,
depuis qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un
mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il
tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance
de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état
rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes
banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au
surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des
revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de
l'ouvrier-créateur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont
bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus
inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus
vrai que cette parole de Voltaire: «Dieu a fait l'homme à son image,
mais l'homme le lui a bien rendu.»

«Mais, depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque
chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie
inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans
surtout, à des résultats surprenants.»

Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui
dit:--Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, madame?

--Oui, je veux bien.

Elle s'assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement
en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le cœur
battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir,
sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.

Au bout de dix minutes, elle dormait.

--Mettez-vous derrière elle, dit le médecin.

Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de
visite en lui disant: «Ceci est un miroir; que voyez-vous dedans?»

Elle répondit:

--Je vois mon cousin.

--Que fait-il?

--Il se tord la moustache.

--Et maintenant?

--Il tire de sa poche une photographie.

--Quelle est cette photographie?

--La sienne.

C'était vrai! Et cette photographie venait de m'être livrée, le soir
même, à l'hôtel.

--Comment est-il sur ce portrait?

--Il se tient debout avec son chapeau à la main.

Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût
vu dans une glace.

Les jeunes femmes, épouvantées, disaient: «Assez! Assez! Assez!»

Mais le docteur ordonna: «Vous vous lèverez demain à huit heures; puis
vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de
vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il vous
réclamera à son prochain voyage.»

Puis il la réveilla.

En rentrant à l'hôtel, je songeais à cette curieuse séance et des
doutes m'assaillirent non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable
bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une sœur,
depuis l'enfance, mais sur une supercherie possible du docteur.
Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu'il montrait à la
jeune femme endormie, en même temps que sa carte de visite? Les
prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulières.

Je rentrai donc et je me couchai.

Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet
de chambre, qui me dit:

--C'est Mme Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite.

Je m'habillai à la hâte et je la reçus.

Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile,
elle me dit:

--Mon cher cousin, j'ai un gros service à vous demander.

--Lequel, ma cousine?

--Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J'ai
besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.

--Allons donc, vous?

--Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver.

J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me
demandais si vraiment elle ne s'était pas moquée de moi avec le docteur
Parent, si ce n'était pas là une simple farce préparée d'avance et fort
bien jouée.

Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent.
Elle tremblait d'angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse,
et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots.

Je la savais fort riche et je repris:

--Comment! votre mari n'a pas cinq mille francs à sa disposition!
Voyons, réfléchissez. Êtes-vous sûre qu'il vous a chargée de me les
demander?

Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort
pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit:

--Oui..., oui... j'en suis sûre.

--Il vous a écrit?

Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de
sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait
m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.

--Oui, il m'a écrit.

--Quand donc? Vous ne m'avez parlé de rien, hier.

--J'ai reçu sa lettre ce matin.

--Pouvez-vous me la montrer?

--Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop
personnelles... je l'ai... je l'ai brûlée.

--Alors, c'est que votre mari fait des dettes.

Elle hésita encore, puis murmura:

--Je ne sais pas.

Je déclarai brusquement:

--C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma
chère cousine.

Elle poussa une sorte de cri de souffrance.

--Oh! oh! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les...

Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eût prié!
j'entendais sa voix changer de ton; elle pleurait et bégayait,
harcelée, dominée par l'ordre irrésistible qu'elle avait reçu.

--Oh! oh! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il
me les faut aujourd'hui.

J'eus pitié d'elle.

--Vous les aurez tantôt, je vous le jure.

Elle s'écria:

--Oh! merci! merci! Que vous êtes bon.

Je repris:

--Vous rappelez-vous ce qui s'est passé hier soir chez vous?

--Oui.

--Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie?

--Oui.

--Eh bien, il vous a ordonné de venir m'emprunter ce matin cinq mille
francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion.

Elle réfléchit quelques secondes et répondit:

--Puisque c'est mon mari qui les demande.

Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus parvenir.

Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir; et
il m'écouta en souriant. Puis il dit:

--Croyez-vous maintenant?

--Oui, il le faut bien.

--Allons chez votre parente.

Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le
médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée
vers ses yeux qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable de
cette puissance magnétique.

Quand elle fut endormie:

--Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs! Vous allez donc
oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s'il
vous parle de cela, vous ne comprendrez pas.

Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille:

--Voici, ma chère cousine, ce que vous m'avez demandé ce matin.

Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai
cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je
me moquais d'elle, et faillit, à la fin, se fâcher.

........................................................................
Voilà! je viens de rentrer; et je n'ai pu déjeuner, tant cette expérience
m'a bouleversé.

_19 juillet._--Beaucoup de personnes à qui j'ai raconté cette aventure
se sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit:
Peut-être?

_21 juillet._--J'ai été dîner à Bougival, puis j'ai passé la soirée au
bal des canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux.
Croire au surnaturel dans l'île de la Grenouillère, serait le comble
de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel?... mais dans
les Indes? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous
entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.

_30 juillet._--Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.

_2 août._--Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes
journées à regarder couler la Seine.

_4 août._--Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse
les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la
cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est
le coupable? Bien fin qui le dirait?

_6 août._--Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai
vu!... Je ne puis plus douter... j'ai vu!... J'ai encore froid jusque
dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai
vu!...

Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de
rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir.

Comme je m'arrêtais à regarder un _géant des batailles_, qui portait
trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de
moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible
l'eût tordue, puis se casser comme si cette main l'eût cueillie!
Puis la fleur s'éleva, suivant la courbe qu'aurait décrite un bras
en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air
transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas
de mes yeux.

Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle
avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même;
car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de
pareilles hallucinations.

Mais était-ce bien une hallucination? Je me retournai pour chercher
la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement
brisée, entre les deux autres roses demeurées à la branche.

Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée; car je suis certain,
maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il
existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau,
qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué
par conséquent d'une nature matérielle, bien qu'imperceptible pour nos
sens, et qui habite comme moi, sous mon toit...

_7 août._--J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a
point troublé mon sommeil.

Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil,
le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non
point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes
précis, absolus. J'ai vu des fous; j'en ai connu qui restaient
intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de
la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec
souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant l'écueil
de leur folie, s'y déchirait en pièces, s'éparpillait et sombrait
dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de
brouillards, de bourrasques, qu'on nomme «la démence».

Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'étais conscient,
si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en
l'analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme,
qu'un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans
mon cerveau, un de ces troubles qu'essayent de noter et de préciser
aujourd'hui les physiologistes; et ce trouble aurait déterminé dans
mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idées, une crevasse
profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous
promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans
que nous en soyons surpris, parce que l'appareil vérificateur, parce
que le sens du contrôle est endormi; tandis que la faculté imaginative
veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles
touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi? Des hommes,
à la suite d'accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des
verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de
toutes les parcelles de la pensée sont aujourd'hui prouvées. Or, quoi
d'étonnant à ce que ma faculté de contrôler l'irréalité de certaines
hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment!

Je songeais à tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait
de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon
regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilité est
une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le frémissement
est un bonheur de mes oreilles.

Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une
force, me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrêtait,
m'empêchait d'aller plus loin, me rappelait en arrière. J'éprouvais
ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé
au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d'une
aggravation de son mal.

Donc, je revins malgré moi, sûr que j'allais trouver, dans ma maison,
une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n'y avait rien; et
je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de nouveau
quelque vision fantastique.

_8 août._--J'ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste
plus, mais je le sens près de moi, m'épiant, me regardant, me
pénétrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que
s'il signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et
constante.

J'ai dormi, pourtant.

_9 août._--Rien, mais j'ai peur.

_10 août._--Rien; qu'arrivera-t-il demain?

_11 août._--Toujours rien; je ne puis plus rester chez moi avec cette
crainte et cette pensée entrées en mon âme; je vais partir.

_12 août_, 10 heures du soir.--Tout le jour j'ai voulu m'en aller; je
n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si
simple,--sortir--monter dans ma voiture pour gagner Rouen--je n'ai pas
pu. Pourquoi?

_13 août._--Quand on est atteint par certaines maladies, tous les
ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies
anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la
chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être
moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force,
aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre
en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu'un veut
pour moi; et j'obéis.

_14 août._--Je suis perdu! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne!
quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave
et terrifié de toutes les choses que j'accomplis. Je désire sortir.
Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans
le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me
soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas! Je
suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte
qu'aucune force ne nous soulèverait.

Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond
de mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je
cueille des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu!
Est-il un Dieu? S'il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi!
Pardon! Pitié! Grâce! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle
torture! quelle horreur!

_15 août._--Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre
cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle
subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme
une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir?

Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet
inconnaissable, ce rôdeur d'une race surnaturelle?

Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l'origine du monde
ne se sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le
font pour moi? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est
passé dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en
aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas.

_16 août._--J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme
un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot.
J'ai senti que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai
ordonné d'atteler bien vite et j'ai gagné Rouen. Oh! quelle joie de
pouvoir dire à un homme qui obéit: «Allez à Rouen!»

Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me
prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants
inconnus du monde antique et moderne.

Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire: «A la
gare!» et j'ai crié,--je n'ai pas dit, j'ai crié--d'une voix si forte
que les passants se sont retournés: «A la maison», et je suis tombé,
affolé d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouvé et
repris.

_17 août._--Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pourtant il me semble que
je devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu! Hermann
Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire
et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de
l'homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine,
leur puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui me hante.
On dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redouté un
être nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que,
le sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a
créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes,
fantômes vagues nés de la peur.

Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite
auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au
vent calme de l'obscurité.

Il faisait bon, il faisait tiède! Comme j'aurais aimé cette nuit-là
autrefois!

Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des
scintillements frémissants. Qui habite ces mondes? Quelles formes,
quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas? Ceux
qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que
nous? Que peuvent-ils plus que nous? Que voient-ils que nous ne
connaissons point? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace,
n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les
Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus
faibles?

Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous
autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau.

Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.

Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans
faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une
page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule.
Aucun souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et
j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui,
je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la
précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était
vide, semblait vide; mais je compris qu'il était là, lui, assis à ma
place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bête révoltée,
qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir,
pour l'étreindre, pour le tuer!... Mais mon siège, avant que je l'eusse
atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table
oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si
un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines
mains les battants.

Donc, il s'était sauvé; il avait eu peur, peur de moi, lui!

Alors,... alors... demain... ou après,... ou un jour quelconque,...
je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol!
Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent
pas leurs maîtres?

_18 août._--J'ai songé toute la journée. Oh! oui, je vais lui obéir,
suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble,
soumis, lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...

_19 août._--Je sais... je sais... je sais tout! Je viens de lire
ceci dans la _Revue du Monde Scientifique_: «Une nouvelle assez
curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de
folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les
peuples d'Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de
San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent
leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis,
possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles
bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur
vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait
sans paraître toucher à aucun autre aliment.

«M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants
médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d'étudier sur
place les origines et les manifestations de cette surprenante folie,
et de proposer à l'Empereur les mesures qui lui paraîtront les plus
propres à rappeler à la raison ces populations en délire.»

Ah! Ah! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui
passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier! Je
le trouvai si joli, si blanc, si gai! L'Être était dessus, venant de
là-bas, où sa race est née! Et il m'a vu! Il a vu ma demeure blanche
aussi; et il a sauté du navire sur la rive. Oh! mon Dieu!

A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini.

Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples
naïfs, Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers
évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à
qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes
les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des
génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de
l'épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus
clairement. Mesmer l'avait deviné, et les médecins, depuis dix ans
déjà, ont découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance
avant qu'il l'eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du
Seigneur nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme
humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme,
suggestion... que sais-je? Je les ai vus s'amuser comme des enfants
imprudents avec cette horrible puissance! Malheur à nous! Malheur à
l'homme! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me
semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il
le crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai
entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu!...

Ah! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton; le lion
a dévoré le buffle aux cornes aiguës; l'homme a tué le lion avec la
flèche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de
l'homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf: sa chose, son
serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté.
Malheur à nous!

Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a
dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître,
le toucher, le voir! Les savants disent que l'œil de la bête, différent
du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon œil à moi ne peut
distinguer le nouveau venu qui m'opprime.

Pourquoi? Oh! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont
Saint-Michel: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui
existe? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature,
qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres,
soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises et jette aux
brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit,
qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir? Il existe pourtant!»

Et je songeais encore: mon œil est si faible, si imparfait, qu'il ne
distingue même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le
verre!... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus
comme l'oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres.
Mille choses en outre le trompent et l'égarent. Quoi d'étonnant, alors,
à ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumière
traverse.

Un être nouveau! pourquoi pas? Il devait venir assurément! pourquoi
serions-nous les derniers? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous
les autres créés avant nous? C'est que sa nature est plus parfaite, son
corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si
maladroitement conçu, encombré d'organes toujours fatigués, toujours
forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit
comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement
d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies,
aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et
bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche
d'être qui pourrait devenir intelligent et superbe.

Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huître jusqu'à
l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui
sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses?

Pourquoi pas un de plus? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs
immenses, éclatantes et parfumant des régions entières? Pourquoi pas
d'autres éléments que le feu, l'air, la terre et l'eau?--Ils sont
quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres! Quelle
pitié! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille!
Comme tout est pauvre, mesquin, misérable! avarement donné, sèchement
inventé, lourdement fait! Ah! l'éléphant, l'hippopotame, que de grâce!
Le chameau que d'élégance!

Mais, direz-vous, le papillon! une fleur qui vole! J'en rêve un qui
serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même
exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le
vois... il va d'étoile en étoile, les rafraîchissant et les embaumant
au souffle harmonieux et léger de sa course!... Et les peuples de
là-haut le regardent passer, extasiés et ravis!...

........................................................................
Qu'ai-je donc? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait
penser ces folies! Il est en moi, il devient mon âme; je le tuerai!

_19 août._--Je le tuerai. Je l'ai vu! je me suis assis, hier soir, à
ma table; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je
savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près
que je pourrais peut-être le toucher, le saisir? Et alors!... alors,
j'aurais la force des désespérés; j'aurais mes mains, mes genoux, ma
poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre,
le déchirer.

Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.

J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée,
comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.

En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes; à droite, ma
cheminée; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir laissée
longtemps ouverte, afin de l'attirer; derrière moi, une très haute
armoire à glace, qui me servait chaque jour, pour me raser, pour
m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds,
chaque fois que je passais devant.

Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait
lui aussi; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait
par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.

Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis
tomber. Eh bien?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis
pas dans ma glace!... Elle était vide, claire, profonde, pleine de
lumière! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi! Je
voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela
avec des yeux affolés; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus
faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il
m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon
reflet.

Comme j'eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à
m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à
travers une nappe d'eau; et il me semblait que cette eau glissait de
gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde
en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne
paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte
de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu.

Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque
jour en me regardant.

Je l'avais vu! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore
frissonner.

_20 août._--Le tuer, comment? puisque je ne peux l'atteindre?
Le poison? mais il me verrait le mêler à l'eau; et nos poisons,
d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible? Non...
non... sans aucun doute... Alors?... alors?...

_21 août._--J'ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commandé
pour ma chambre des persiennes en fer, comme en ont, à Paris, certains
hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me
fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron,
mais je m'en moque!...

........................................................................
_10 septembre._--Rouen, hôtel continental. C'est fait... c'est fait...
mais est-il mort? J'ai l'âme bouleversée de ce que j'ai vu.

Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer,
j'ai laissé tout ouvert jusqu'à minuit, bien qu'il commençât à faire
froid.

Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et une joie, une joie folle m'a
saisi. Je me suis levé lentement, et j'ai marché à droite, à gauche,
longtemps, pour qu'il ne devinât rien; puis j'ai ôté mes bottines et
mis mes savates avec négligence; puis j'ai fermé ma persienne de fer,
et revenant à pas tranquilles vers la porte, j'ai fermé la porte aussi
à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un
cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.

Tout à coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur
à son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder; je ne
cédai pas, mais m'adossant à la porte, je l'entre-bâillai, tout juste
assez pour passer, moi, à reculons; et comme je suis très grand ma
tête touchait au linteau. J'étais sûr qu'il n'avait pu s'échapper et
je l'enfermai, tout seul, tout seul! Quelle joie! Je le tenais! Alors,
je descendis, en courant; je pris dans mon salon, sous ma chambre,
mes deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les
meubles, partout; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, après avoir
bien refermé, à double tour, la grande porte d'entrée.

Et j'allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de
lauriers. Comme ce fut long! comme ce fut long! Tout était noir, muet,
immobile; pas un souffle d'air, pas une étoile, des montagnes de nuages
qu'on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si
lourds.

Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long! Je croyais
déjà que le feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait éteint, Lui,
quand une des fenêtres d'en bas creva sous la poussée de l'incendie,
et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle,
caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une
lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et
un frisson, un frisson de peur aussi! Les oiseaux se réveillaient; un
chien se mit à hurler; il me sembla que le jour se levait! Deux autres
fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma demeure
n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible,
suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux
mansardes s'ouvrirent! J'avais oublié mes domestiques! Je vis leurs
faces affolées, et leurs bras qui s'agitaient!...

Alors, éperdu d'horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant:
«Au secours! au secours! au feu! au feu!» Je rencontrai des gens qui
s'en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir!

La maison, maintenant, n'était plus qu'un bûcher horrible et
magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher
où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon
prisonnier, l'Être nouveau, le nouveau maître, le Horla!

Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs, et un volcan de
flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la
fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il était là, dans
ce four, mort...

--Mort? Peut-être?... Son corps? son corps que le jour traversait
n'était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres?

S'il n'était pas mort?... seul peut-être le temps a prise sur l'Être
Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps
inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les
maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée?

La destruction prématurée? toute l'épouvante humaine vient d'elle!
Après l'homme, le Horla.--Après celui qui peut mourir tous les jours,
à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est
venu celui qui ne doit mourir qu'à son jour, à son heure, à sa minute,
parce qu'il a touché la limite de son existence!

Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas
mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi!...
........................................................................


  _Nous prions le lecteur de bien vouloir se reporter à l'Appendice, où
  il trouvera la version première du_ Horla.


NOTE.

Le manuscrit du _Horla_ comprend 35 pages grand in-8º. Il est écrit
presque sans rature et d'une main très assurée. Il ne faut pas oublier
que la première version ayant paru dans _le Gil-Blas_ (voir Appendice),
Maupassant possédait un sujet qu'il n'eut qu'à développer.

La publication de ce volume causa une surprise très vive parmi les
nombreux lecteurs de Maupassant, habitués à des sujets moins obscurs.
_Le Horla_ donna lieu aux commentaires les plus divers. Quelques jours
après sa publication, Maupassant, de passage à Rouen, racontait en
riant à son ami Pinchon, l'émotion que produisait sa nouvelle.

Notons que dans le cours des années 1885, 1886, 1887, parurent plus
de soixante ouvrages sur la névrose, l'obsession, l'hypnotisme et la
suggestion.


VARIANTES
D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.

Page 4, ligne 27. 12 mai.

Page 5, ligne 15. choses, si _changeantes_, qui...

Page 9, ligne 25. droite et _longue_ allée...

Page 11, ligne 10. j'entrai, _éperdu de surprise dans ce prodigieux
palais gothique_, la plus admirable...

Page 11, ligne 29. courait _en rampant_, sur...

Page 12, ligne 21. femme _parlant et se querellant dans une langue
inconnue et parfois aussi cessant_ de crier...

Page 14, ligne 8. gorge, _comme un enfant qui tète un sein_. Puis...

Page 19, ligne 5. illusion, _puisque la couleur est une illusion_,
puisque...

Page 30, ligne 15. contrôler _la réalité se trouve un peu malade en ce
moment comme notre faculté de contrôler la vraisemblance désordonnée du
songe se trouve engourdie à l'état de sommeil_. Je songeais...

Page 31, ligne 25. pu. _J'ai voulu dire à mon valet de chambre de faire
mes malles, je n'ai pas pu._ J'ai voulu...

Page 33, ligne 16. race _étrangère_.

Page 46, ligne 19. levait! _le jour de ma délivrance, l'aurore de ma
liberté._ Deux autres...




AMOUR.

TROIS PAGES DU _LIVRE D'UN CHASSEUR_.


JE viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion.
Il l'a tuée, puis il s'est tué, donc il l'aimait. Qu'importent Il et
Elle? Leur amour seul m'importe; et il ne m'intéresse point parce qu'il
m'attendrit ou parce qu'il m'étonne, ou parce qu'il m'émeut ou parce
qu'il me fait songer, mais parce qu'il me rappelle un souvenir de ma
jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m'est apparu l'Amour comme
apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel.

Je suis né avec tous les instincts et les sens de l'homme primitif,
tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J'aime la
chasse avec passion; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le
sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir.

Cette année-là, vers la fin de l'automne, les froids arrivèrent
brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville,
pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour.

Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu,
gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d'un caractère gai, doué
de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une
sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière.
Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois
seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l'on trouvait
les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France.
On y tuait des aigles quelquefois; et les oiseaux de passage, ceux
qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s'arrêtaient
presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s'ils
eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps
demeuré là pour leur servir d'abri en leur courte étape nocturne.

Dans la vallée, c'étaient de grands herbages arrosés par des rigoles
et séparés par des haies; puis, plus loin, la rivière, canalisée
jusque-là, s'épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable
région de chasse que j'aie jamais vue, était tout le souci de mon
cousin qui l'entretenait comme un parc. A travers l'immense peuple
de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux,
on avait tracé d'étroites avenues où les barques plates, conduites
et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l'eau morte,
frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les
herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue
disparaissait brusquement.

J'aime l'eau d'une passion désordonnée: la mer, bien que trop grande,
trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies, mais
qui passent, qui fuient, qui s'en vont, et les marais surtout où
palpite toute l'existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais,
c'est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie
propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses
voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n'est plus troublant,
plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu'un marécage. Pourquoi
cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d'eau? Sont-ce
les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence
profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien les brumes
bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, ou
bien encore l'imperceptible clapotement, si léger, si doux, et plus
terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du
ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays
redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux.

Non. Autre chose s'en dégage, un autre mystère, plus profond, plus
grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la
création peut-être! Car n'est-ce pas dans l'eau stagnante et fangeuse,
dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil,
que remua, que vibra, que s'ouvrit au jour le premier germe de vie?


J'arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres.

Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le
plafond étaient couverts d'oiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou
perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons,
hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin
pareil lui-même à un étrange animal des pays froids, vêtu d'une
jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu'il avait
prises pour cette nuit même.

Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin d'arriver
vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait
construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous
abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent
chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme
des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des
tenailles, et la brûle comme du feu.

Mon cousin se frottait les mains: «Je n'ai jamais vu une gelée
pareille, disait-il, nous avions déjà douze degrés sous zéro à six
heures du soir.»

J'allai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je m'endormis
à la lueur d'une grande flamme flambant dans ma cheminée.

A trois heures sonnantes on me réveilla. J'endossai, à mon tour, une
peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d'une fourrure
d'ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de
deux verres de Fine Champagne, nous partîmes accompagnés d'un garde et
de nos chiens: Plongeon et Pierrot.

Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu'aux os. C'était
une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L'air gelé devient
résistant, palpable tant il fait mal; aucun souffle ne l'agite; il
est figé, immobile; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, les
plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des
branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous
l'étreinte du froid.

La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle,
paraissait défaillante au milieu de l'espace, et si faible qu'elle
ne pouvait plus s'en aller, qu'elle restait là-haut, saisie aussi,
paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et
triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu'elle nous
jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.

Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans
nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de
laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne
faisaient aucun bruit; et je regardais la fumée blanche que faisait
l'haleine de nos chiens.

Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une
des allées de roseaux secs qui s'avançait à travers cette forêt basse.

Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière
nous un léger bruit; et je me sentis saisi, comme je ne l'avais jamais
été, par l'émotion puissante et singulière que font naître en moi
les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous
marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés.

Tout à coup, au détour d'une des allées, j'aperçus la hutte de glace
qu'on avait construite pour nous mettre à l'abri. J'y entrai, et comme
nous avions encore près d'une heure à attendre le réveil des oiseaux
errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer.

Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui
avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de
cette maison polaire.

Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé
du firmament me pénétra bientôt d'une façon si terrible, que je me mis
à tousser.

Mon cousin Karl fut pris d'inquiétude: «Tant pis si nous ne tuons pas
grand'chose aujourd'hui, dit-il, je ne veux pas que tu t'enrhumes;
nous allons faire du feu.» Et il donna l'ordre au garde de couper des
roseaux.

On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour
laisser échapper la fumée; et lorsque la flamme rouge monta le long
des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, doucement, à
peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, resté dehors,
me cria: «Viens donc voir!» Je sortis et je restai éperdu d'étonnement.
Notre cabane, en forme de cône, avait l'air d'un monstrueux diamant
au cœur de feu poussé soudain sur l'eau gelée du marais. Et dedans,
on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se
chauffaient.

Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes.
La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages.

Rien ne m'émeut comme cette première clameur de vie qu'on ne voit point
et qui court dans l'air sombre, si vite, si loin, avant qu'apparaisse
à l'horizon la première clarté des jours d'hiver. Il me semble à cette
heure glaciale de l'aube, que ce cri fuyant emporté par les plumes
d'une bête est un soupir de l'âme du monde!

Karl disait: «Éteignez le feu. Voici l'aurore.»

Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards
traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament.

Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer; et les deux chiens
s'élancèrent.

Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions
vivement dès qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une
tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous
rapportaient des bêtes sanglantes dont l'œil quelquefois nous regardait
encore.

Le jour s'était levé, un jour clair et bleu; le soleil apparaissait au
fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le
col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes.
Je tirai. Un d'eux tomba presque à mes pieds. C'était une sarcelle au
ventre d'argent. Alors, dans l'espace au-dessus de moi, une voix, une
voix d'oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante; et
la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel
au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre
mes mains.

Karl, à genoux, le fusil à l'épaule, l'œil ardent, la guettait,
attendant qu'elle fût assez proche.

--Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s'en ira pas.

Certes, il ne s'en allait point; il tournoyait toujours et pleurait
autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur
comme l'appel désolé, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal
perdu dans l'espace.

Parfois, il s'enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol; il
semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais
ne s'y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle.

--Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à l'heure.

Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de
bête, pour l'autre bête que j'avais tuée.

Karl tira; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu
l'oiseau. Je vis une chose noire qui tombait; j'entendis dans les
roseaux le bruit d'une chute. Et Pierrot me le rapporta.

Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce
jour-là, pour Paris.
........................................................................


  _Amour_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 7 décembre 1886.




LE TROU.


_COUPS et blessures, ayant occasionné la mort._ Tel était le chef
d'accusation qui faisait comparaître en cour d'assises le sieur Léopold
Renard, tapissier.

Autour de lui les principaux témoins, la dame Flamèche, veuve de la
victime, les nommés Louis Ladureau, ouvrier ébéniste, et Jean Durdent,
plombier.

Près du criminel, sa femme en noir, petite, laide, l'air d'une guenon
habillée en dame.

Et voici comment Renard (Léopold) raconte le drame:

--Mon Dieu, c'est un malheur dont je fus tout le temps la première
victime, et dont ma volonté n'est pour rien. Les faits se commentent
d'eux-mêmes, m'sieu l' président. Je suis un honnête homme, homme de
travail, tapissier dans la même rue depuis seize ans, connu, aimé,
respecté, considéré de tous, comme en ont attesté les voisins, même
la concierge qui n'est pas folâtre tous les jours. J'aime le travail,
j'aime l'épargne, j'aime les honnêtes gens et les plaisirs honnêtes.
Voilà ce qui m'a perdu, tant pis pour moi; ma volonté n'y étant pas, je
continue à me respecter.

Donc, tous les dimanches, mon épouse que voilà et moi, depuis cinq
ans, nous allons passer la journée à Poissy. Ça nous fait prendre
l'air, sans compter que nous aimons la pêche à la ligne, oh! mais là,
nous l'aimons comme des petits oignons. C'est Mélie qui m'a donné
cette passion-là, la rosse, et qu'elle y est plus emportée que moi, la
teigne, vu que tout le mal vient d'elle en c't'affaire-là, comme vous
l'allez voir par la suite.

Moi, je suis fort et doux, pas méchant pour deux sous. Mais elle! oh!
là! là! ça n'a l'air de rien, c'est petit, c'est maigre; eh bien! c'est
plus malfaisant qu'une fouine. Je ne nie pas qu'elle ait des qualités;
elle en a, et d'importantes pour un commerçant. Mais son caractère!
Parlez-en aux alentours, et même à la concierge qui m'a déchargé tout à
l'heure... elle vous en dira des nouvelles.

Tous les jours elle me reprochait ma douceur: «C'est moi qui ne me
laisserais pas faire ci! C'est moi qui ne me laisserais pas faire ça.»
En l'écoutant, m'sieu l' président, j'aurais eu au moins trois duels au
pugilat par mois...

Mme Renard l'interrompit: «Cause toujours; rira bien qui rira l'
dernier.»

Il se tourna vers elle avec candeur:

--Eh bien, j' peux t' charger puisque t'es pas en cause, toi...

Puis, faisant de nouveau face au président:

--Lors je continue. Donc nous allions à Poissy tous les samedis soir
pour y pêcher dès l'aurore du lendemain. C'est une habitude pour nous
qu'est devenue une seconde nature, comme on dit. J'avais découvert,
voilà trois ans cet été, une place! mais une place! Oh! là! là! à
l'ombre, huit pieds d'eau, au moins, p'têtre dix, un trou, quoi, avec
des retrous sous la berge, une vraie niche à poisson, un paradis pour
le pêcheur. Ce trou-là, m'sieu l' président, je pouvais le considérer
comme à moi, vu que j'en étais le Christophe Colomb. Tout le monde
le savait dans le pays, tout le monde sans opposition. On disait:
«Ça, c'est la place à Renard;» et personne n'y serait venu, pas même
M. Plumeau, qu'est connu, soit dit sans l'offenser, pour chiper les
places des autres.

Donc, sûr de mon endroit, j'y revenais comme un propriétaire. A peine
arrivé, le samedi, je montais dans _Dalila_, avec mon épouse.--_Dalila_
c'est ma norvégienne, un bateau que j'ai fait construire chez
Fournaise, quéque chose de léger et de sûr.--Je dis que nous montons
dans _Dalila_, et nous allons amorcer. Pour amorcer, il n'y a que moi,
et ils le savent bien, les camaraux.--Vous me demanderez avec quoi
j'amorce? Je n' peux pas répondre. Ça ne touche point à l'accident;
je ne peux pas répondre, c'est mon secret.--Ils sont plus de deux
cents qui me l'ont demandé. On m'en a offert des petits verres, et des
fritures, et des matelotes pour me faire causer!! Mais va voir s'ils
viennent, les chevesnes. Ah! oui, on m'a tapé sur le ventre pour la
connaître, ma recette... Il n'y a que ma femme qui la sait... et elle
ne la dira pas plus que moi!... Pas vrai, Mélie?...

Le président l'interrompit.

--Arrivez au fait le plus tôt possible.

Le prévenu reprit:

--J'y viens, j'y viens. Donc le samedi 8 juillet, parti par le train
de cinq heures vingt-cinq, nous allâmes, dès avant dîner, amorcer
comme tous les samedis. Le temps s'annonçait bien. Je disais à Mélie:
«Chouette, chouette pour demain!» Et elle répondait: «Ça promet.» Nous
ne causons jamais plus que ça ensemble.

Et puis, nous revenons dîner. J'étais content, j'avais soif. C'est
cause de tout, m'sieu l' président. Je dis à Mélie: «Tiens, Mélie, il
fait beau, si je buvais une bouteille de _casque à mèche_». C'est un
petit vin blanc que nous avons baptisé comme ça, parce que, si on en
boit trop, il vous empêche de dormir et il remplace le casque à mèche.
Vous comprenez.

Elle me répond: «Tu peux faire à ton idée, mais tu s'ras encore malade;
et tu ne pourras pas te lever demain.»--Ça, c'était vrai, c'était sage,
c'était prudent, c'était perspicace, je le confesse. Néanmoins, je ne
sus pas me contenir; et je la bus, ma bouteille. Tout vint de là.

Donc, je ne pus pas dormir. Cristi! je l'ai eu jusqu'à deux heures du
matin, ce casque à mèche en jus de raisin. Et puis pouf, je m'endors,
mais là je dors à n' pas entendre gueuler l'ange du jugement dernier.

Bref, ma femme me réveille à six heures. Je saute du lit, j' passe
vite et vite ma culotte et ma vareuse; un coup d'eau sur le museau et
nous sautons dans _Dalila_. Trop tard. Quand j'arrive à mon trou,
il était pris! Jamais ça n'était arrivé, m'sieu l' président, jamais
depuis trois ans! Ça m'a fait un effet comme si on me dévalisait sous
mes yeux. Je dis: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom!» Et v'là ma femme
qui commence à me harceler. «Hein, ton casque à mèche! Va donc, soûlot!
Es-tu content, grande bête.»

Je ne disais rien; c'était vrai, tout ça.

Je débarque tout de même près de l'endroit pour tâcher de profiter des
restes. Et peut-être qu'il ne prendrait rien c't'homme? et qu'il s'en
irait.

C'était un petit maigre, en coutil blanc, avec un grand chapeau
de paille. Il avait aussi sa femme, une grosse qui faisait de la
tapisserie derrière lui.

Quand elle nous vit nous installer près du lieu, v'là qu'elle murmure:

--Il n'y a donc pas d'autre place sur la rivière?

Et la mienne, qui rageait, de répondre:

--Les gens qu'ont du savoir-vivre s'informent des habitudes d'un pays
avant d'occuper les endroits réservés.

Comme je ne voulais pas d'histoires, je lui dis:

--Tais-toi, Mélie. Laisse faire, laisse faire, nous verrons bien.

Donc, nous avions mis _Dalila_ sous les saules, nous étions descendus,
et nous pêchions, coude à coude, Mélie et moi, juste à côté des deux
autres.

Ici, m'sieu l' président, il faut que j'entre dans le détail.

Y avait pas cinq minutes que nous étions là quand la ligne du voisin s'
met à plonger deux fois, trois fois; et puis voilà qu'il en amène un,
de chevesne, gros comme ma cuisse, un peu moins p't-être, mais presque!
Moi, le cœur me bat; j'ai une sueur aux tempes, et Mélie qui me dit:
«Hein, pochard, l'as-tu vu, celui-là!»

Sur ces entrefaites, M. Bru, l'épicier de Poissy, un amateur de goujon,
lui, passe en barque et me crie: «On vous a pris votre endroit,
monsieur Renard?» Je lui réponds: «Oui, monsieur Bru, il y a dans ce
monde des gens pas délicats qui ne savent pas les usages.»

Le petit coutil d'à côté avait l'air de ne pas entendre, sa femme non
plus, sa grosse femme, un veau quoi!

Le président interrompit une seconde fois: «Prenez-garde! Vous insultez
Mme veuve Flamèche, ici présente!»

Renard s'excusa: «Pardon, pardon, c'est la passion qui m'emporte.»

Donc, il ne s'était pas écoulé un quart d'heure que le petit coutil en
prit encore un, de chevesne--et un autre presque par-dessus, et encore
un cinq minutes plus tard.

Moi, j'en avais les larmes aux yeux. Et puis je sentais Mme Renard en
ébullition; elle me lancicotait sans cesse: «Ah! misère! crois-tu qu'il
te le vole, ton poisson? Crois-tu? Tu ne prendras rien, toi, pas une
grenouille, rien de rien, rien. Tiens, j'ai du feu dans la main, rien
que d'y penser.»

Moi, je me disais:--Attendons midi. Il ira déjeuner, ce braconnier-là,
et je la reprendrai, ma place. Vu que moi, m'sieu l' président, je
déjeune sur les lieux tous les dimanches. Nous apportons les provisions
dans _Dalila_.

Ah! ouiche. Midi sonne! Il avait un poulet dans un journal, le
malfaiteur, et pendant qu'il mange, v'là qu'il en prend encore un, de
chevesne!

Mélie et moi nous cassions une croûte aussi, comme ça, sur le pouce,
presque rien, le cœur n'y était pas.

Alors, pour faire digestion, je prends mon journal. Tous les dimanches,
comme ça, je lis le _Gil-Blas_, à l'ombre, au bord de l'eau. C'est le
jour de Colombine, vous savez bien, Colombine qu'écrit des articles
dans le _Gil-Blas_. J'avais coutume de faire enrager Mme Renard en
prétendant la connaître, c'te Colombine. C'est pas vrai, je la connais
pas, je ne l'ai jamais vue, n'importe, elle écrit bien; et puis elle
dit des choses rudement d'aplomb pour une femme. Moi, elle me va, y en
a pas beaucoup dans son genre.

Voilà donc que je commence à asticoter mon épouse, mais elle se fâche
tout de suite, et raide, encore. Donc je me tais.

C'est à ce moment qu'arrivent de l'autre côté de la rivière nos deux
témoins que voilà, M. Ladureau et M. Durdent. Nous nous connaissions de
vue.

Le petit s'était remis à pêcher. Il en prenait que j'en tremblais,
moi. Et sa femme se met à dire: «La place est rudement bonne, nous y
reviendrons toujours, Désiré!»

Moi, je me sens un froid dans le dos. Et Mme Renard répétait: «T'es pas
un homme, t'es pas un homme. T'as du sang de poulet dans les veines.»

Je lui dis soudain: «Tiens, j'aime mieux m'en aller, je ferais quelque
bêtise.»

Et elle me souffle, comme si elle m'eût mis un fer rouge sous le nez:
«T'es pas un homme. V'là qu' tu fuis, maintenant, que tu rends la
place! Va donc, Bazaine!»

Là, je me suis senti touché. Cependant je ne bronche pas.

Mais l'autre, il lève une brème, oh! jamais je n'en ai vu telle. Jamais!

Et r'voilà ma femme qui se met à parler haut, comme si elle pensait.
Vous voyez d'ici la malice. Elle disait: «C'est ça qu'on peut appeler
du poisson volé, vu que nous avons amorcé la place nous-mêmes. Il
faudrait rendre au moins l'argent dépensé pour l'amorce.»

Alors, la grosse au petit coutil se mit à dire à son tour: «C'est à
nous que vous en avez, madame?»

--J'en ai aux voleurs de poisson qui profitent de l'argent dépensé par
les autres.

--C'est nous que vous appelez des voleurs de poisson?

Et voilà qu'elles s'expliquent, et puis qu'elles en viennent aux mots.
Cristi, elles en savent, les gueuses, et de tapés. Elles gueulaient si
fort que nos deux témoins, qui étaient sur l'autre berge, s' mettent à
crier pour rigoler: «Eh! là-bas, un peu de silence. Vous allez empêcher
vos époux de pêcher.»

Le fait est que le petit coutil et moi, nous ne bougions pas plus
que deux souches. Nous restions là, le nez sur l'eau, comme si nous
n'avions pas entendu.

Cristi de cristi, nous entendions bien pourtant: «Vous n'êtes
qu'une menteuse.--Vous n'êtes qu'une traînée.--Vous n'êtes qu'une
roulure.--Vous n'êtes qu'une rouchie.» Et va donc, et va donc. Un
matelot n'en sait pas plus.

Soudain, j'entends un bruit derrière moi. Je me r'tourne. C'était
l'autre, la grosse, qui tombait sur ma femme à coups d'ombrelle. Pan!
pan! Mélie en r'çoit deux. Mais elle rage, Mélie, et puis elle tape,
quand elle rage. Elle vous attrape la grosse par les cheveux, et puis
v'lan, v'lan, v'lan, les gifles qui pleuvaient comme des prunes.

Moi, je les aurais laissé faire. Les femmes entre elles, les hommes
entre eux. Il ne faut pas mêler les coups. Mais le petit coutil se lève
comme un diable et puis il veut sauter sur ma femme. Ah! mais non! ah!
mais non! pas de ça, camarade. Moi je le reçois sur le bout de mon
poing, cet oiseau-là. Et gnon, et gnon. Un dans le nez, l'autre dans le
ventre. Il lève les bras, il lève la jambe et il tombe sur le dos, en
pleine rivière, juste dans l' trou.

Je l'aurais repêché pour sûr, m'sieu l' président, si j'avais eu le
temps tout de suite. Mais, pour comble, la grosse prenait le dessus,
et elle vous tripotait Mélie de la belle façon. Je sais bien que
j'aurais pas dû la secourir pendant que l'autre buvait son coup. Mais
je ne pensais pas qu'il se serait noyé. Je me disais: «Bah! ça le
rafraîchira!»

Je cours donc aux femmes pour les séparer. Et j'en reçois des gnons,
des coups d'ongles et des coups de dents. Cristi, quelles rosses!

Bref, il me fallut bien cinq minutes, peut-être dix, pour séparer ces
deux crampons-là.

J' me r'tourne. Pu rien. L'eau calme comme un lac. Et les autres là-bas
qui criaient: «Repêchez-le, repêchez-le.»

C'est bon à dire, ça, mais je ne sais pas nager, moi, et plonger encore
moins, pour sûr!

Enfin le barragiste est venu et deux messieurs avec des gaffes, ça
avait bien duré un grand quart d'heure. On l'a retrouvé au fond du
trou, sous huit pieds d'eau, comme j'avais dit, mais il y était, le
petit coutil!

Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l'honneur.


Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté.


  _Le Trou_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 9 novembre 1886.




CLOCHETTE.


SONT-ILS étranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu'on
puisse se défaire d'eux!

Celui-là est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment
il est resté si vif et si tenace dans mon esprit. J'ai vu depuis,
tant de choses sinistres, émouvantes ou terribles, que je m'étonne
de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la
mère Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus,
autrefois, voilà si longtemps, quand j'avais dix ou douze ans.

C'était une vieille couturière qui venait une fois par semaine,
tous les mardis, raccommoder le linge chez mes parents. Mes parents
habitaient une de ces demeures de campagne appelées châteaux, et qui
sont simplement d'antiques maisons à toit aigu, dont dépendent quatre
ou cinq fermes groupées autour.

Le village, un gros village, un bourg, apparaissait à quelques
centaines de mètres, serré autour de l'église, une église de briques
rouges devenues noires avec le temps.

Donc, tous les mardis, la mère Clochette arrivait entre six heures et
demie et sept heures du matin et montait aussitôt dans la lingerie se
mettre au travail.

C'était une haute femme maigre, barbue, ou plutôt poilue, car elle
avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante,
inattendue, poussée par bouquets invraisemblables, par touffes frisées
qui semblaient semées par un fou à travers ce grand visage de gendarme
en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour du nez, sur
le menton, sur les joues; et ses sourcils d'une épaisseur et d'une
longueur extravagantes, tout gris, touffus, hérissés, avaient tout à
fait l'air d'une paire de moustaches placées là par erreur.

Elle boitait, non pas comme boitent les estropiés ordinaires, mais
comme un navire à l'ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son
grand corps osseux et dévié, elle semblait prendre son élan pour monter
sur une vague monstrueuse, puis, tout à coup, elle plongeait comme pour
disparaître dans un abîme, elle s'enfonçait dans le sol. Sa marche
éveillait bien l'idée d'une tempête, tant elle se balançait en même
temps; et sa tête toujours coiffée d'un énorme bonnet blanc, dont les
rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l'horizon, du
nord au sud et du sud au nord, à chacun de ses mouvements.

J'adorais cette mère Clochette. Aussitôt levé je montais dans la
lingerie où je la trouvais installée à coudre, une chaufferette
sous les pieds. Dès que j'arrivais, elle me forçait à prendre cette
chaufferette et à m'asseoir dessus pour ne pas m'enrhumer dans cette
vaste pièce froide, placée sous le toit.

--Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle.

Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec
ses longs doigts crochus, qui étaient vifs; ses yeux derrière ses
lunettes aux verres grossissants, car l'âge avait affaibli sa vue, me
paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles.

Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu'elle me disait
et dont mon cœur d'enfant était remué, une âme magnanime de pauvre
femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements
du bourg, l'histoire d'une vache qui s'était sauvée de l'étable et
qu'on avait retrouvée, un matin, devant le moulin de Prosper Malet,
regardant tourner les ailes de bois, ou l'histoire d'un œuf de poule
découvert dans le clocher de l'église sans qu'on eût jamais compris
quelle bête était venue le pondre là, ou l'histoire du chien de
Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre à dix lieues du village la
culotte de son maître volée par un passant tandis qu'elle séchait
devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces
naïves aventures de telle façon qu'elles prenaient en mon esprit des
proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux;
et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma
mère, le soir, n'avaient point cette saveur, cette ampleur, cette
puissance des récits de la paysanne.


Or, un mardi, comme j'avais passé toute la matinée à écouter la mère
Clochette, je voulus remonter près d'elle, dans la journée, après avoir
été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets,
derrière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement
que les choses d'hier.

Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j'aperçus la vieille couturière
étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras
allongés, tenant encore son aiguille d'une main, et de l'autre, une
de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande sans
doute, s'allongeait sous sa chaise; et les lunettes brillaient au pied
de la muraille, ayant roulé loin d'elle.

Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut; et j'appris au
bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte.

Je ne saurais dire l'émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa
mon cœur d'enfant. Je descendis à petits pas dans le salon et j'allai
me cacher dans un coin sombre, au fond d'une immense et antique bergère
où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute,
car la nuit vint.

Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et
j'entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus
la voix.

On l'avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de
l'accident. Je n'y compris rien d'ailleurs. Puis il s'assit, et accepta
un verre de liqueur avec un biscuit.

Il parlait toujours; et ce qu'il dit alors me reste et me restera
gravé dans l'âme jusqu'à ma mort! Je crois que je puis reproduire même
presque absolument les termes dont il se servit.

--Ah! disait-il, la pauvre femme! ce fut ici ma première cliente. Elle
se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n'avais pas eu le temps
de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me
quérir en toute hâte, car c'était grave, très grave.

Elle avait dix-sept ans, et c'était une très belle fille, très belle,
très belle! L'aurait-on cru? Quant à son histoire, je ne l'ai jamais
dite, et personne hors moi et un autre qui n'est plus dans le pays
ne l'a jamais sue. Maintenant qu'elle est morte, je puis être moins
discret.

A cette époque-là venait de s'installer, dans le bourg, un jeune
aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de
sous-officier. Toutes les filles lui couraient après, et il faisait
le dédaigneux, ayant grand'peur d'ailleurs du maître d'école, son
supérieur, le père Grabu, qui n'était pas bien levé tous les jours.

Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui
vient de mourir chez vous et qu'on baptisa plus tard Clochette, après
son accident. L'aide instituteur distingua cette belle fillette,
qui fut sans doute flattée d'être choisie par cet imprenable
conquérant; toujours est-il qu'elle l'aima, et qu'il obtint un premier
rendez-vous, dans le grenier de l'école, à la fin d'un jour de
couture, la nuit venue.

Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre
l'escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se
cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l'y rejoignit
bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce
grenier s'ouvrit de nouveau et le maître d'école parut et demanda:

--Qu'est-ce que vous faites là-haut, Sigisbert?

Sentant qu'il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit
stupidement:

--J'étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu.

Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir; et Sigisbert
poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant: «Allez
là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous!»

Le maître d'école entendant murmurer, reprit: «Vous n'êtes donc pas
seul ici?

--Mais oui, monsieur Grabu!

--Mais non, puisque vous parlez.

--Je vous jure que oui, monsieur Grabu.

--C'est ce que je vais savoir, reprit le vieux; et fermant la porte à
double tour, il descendit chercher une chandelle.

Alors le jeune homme, un lâche comme on en trouve souvent, perdit la
tête et il répétait, paraît-il, devenu furieux tout à coup: «Mais
cachez-vous, qu'il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain
pour toute ma vie. Vous allez briser ma carrière... Cachez-vous donc!»

On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure.

Hortense courut à la lucarne qui donnait sur la rue, l'ouvrit
brusquement, puis d'une voix basse et résolue:

--Vous viendrez me ramasser quand il sera parti, dit-elle.

Et elle sauta.

Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris.

Un quart d'heure plus tard, M. Sigisbert entrait chez moi et me contait
son aventure. La jeune fille était restée au pied du mur incapable de
se lever, étant tombée de deux étages. J'allai la chercher avec lui.
Il pleuvait à verse, et j'apportai chez moi cette malheureuse dont la
jambe droite était brisée à trois places, et dont les os avaient crevé
les chairs. Elle ne se plaignait pas et disait seulement avec une
admirable résignation. «Je suis punie, bien punie!»

Je fis venir du secours et les parents de l'ouvrière, à qui je contai
la fable d'une voiture emportée qui l'avait renversée et estropiée
devant ma porte.

On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois,
l'auteur de cet accident.

Voilà! Et je dis que cette femme fut une héroïne, de la race de celles
qui accomplissent les plus belles actions historiques.

Ce fut là son seul amour. Elle est morte vierge. C'est une martyre, une
grande âme, une Dévouée sublime! Et si je ne l'admirais pas absolument
je ne vous aurais pas conté cette histoire, que je n'ai jamais voulu
dire à personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi.

Le médecin s'était tu. Maman pleurait. Papa prononça quelques mots que
je ne saisis pas bien; puis ils s'en allèrent.

Et je restai à genoux sur ma bergère, sanglotant, pendant que
j'entendais un bruit étrange de pas lourds et de heurts dans l'escalier.

On emportait le corps de Clochette.


  _Clochette_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 21 décembre 1886.




LE
MARQUIS DE FUMEROL.


ROGER DE TOURNEVILLE, au milieu du cercle de ses amis, parlait, à
cheval sur une chaise; il tenait un cigare à la main, et, de temps en
temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumée.

... Nous étions à table quand on apporta une lettre. Papa l'ouvrit.
Vous connaissez bien papa qui croit faire l'intérim du Roy, en France.
Moi, je l'appelle don Quichotte parce qu'il s'est battu pendant douze
ans contre le moulin à vent de la République sans bien savoir si
c'était au nom des Bourbons ou bien au nom des Orléans. Aujourd'hui il
tient la lance au nom des Orléans seuls, parce qu'il n'y a plus qu'eux.
Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France,
le plus connu, le plus influent, le chef du parti; et comme il est
sénateur inamovible il considère les Rois des environs comme ayant des
trônes peu sûrs.

Quant à maman, c'est l'âme de papa, c'est l'âme de la royauté et de la
religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau des mal-pensants.

Donc on apporta une lettre pendant que nous étions à table. Papa
l'ouvrit, la lut, puis il regarda maman et lui dit: «Ton frère est à
l'article de la mort.» Maman pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon
oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais
seulement par la voix publique qu'il avait mené et menait encore une
vie de polichinelle. Ayant mangé sa fortune avec un nombre incalculable
de femmes, il n'avait conservé que deux maîtresses, avec lesquelles il
vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs.

Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait,
disait-on, ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de la vie future, il
avait abusé, de toutes les façons, de la vie présente; et il était
devenu la plaie vive du cœur de maman.

Elle dit: «Donnez-moi cette lettre, Paul.»

Quand elle eut fini de la lire, je la demandai à mon tour. La voici:

  «Monsieur le comte, je croi devoir vou faire asavoir que votre
  bôfrère le marqui de Fumerol va mourir. Peut etre voudré vous prendre
  des disposition, et ne pas oublié que je vous ai prévenu.

  «Votre servante,

  «MÉLANI.»

Papa murmura: «Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur
les derniers moments de votre frère.»

Maman reprit: «Je vais faire chercher l'abbé Poivron et lui demander
conseil. Puis j'irai trouver mon frère avec l'abbé et Roger. Vous,
Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut
faire et doit faire ces choses-là. Mais pour un homme politique dans
votre position, c'est autre chose. Un adversaire aurait beau jeu à se
servir contre vous de la plus louable de vos actions.

--Vous avez raison, dit mon père. Faites suivant votre inspiration, ma
chère amie.»

Un quart d'heure plus tard, l'abbé Poivron entrait dans le salon, et la
situation fut exposée, analysée, discutée sous toutes ses faces.

Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans
les secours de la religion, le coup assurément serait terrible pour
la noblesse en général et pour le comte de Tourneville en particulier.
Les libres penseurs triompheraient. Les mauvais journaux chanteraient
victoire pendant six mois; le nom de ma mère serait traîné dans la
boue et dans la prose des feuilles socialistes; celui de mon père
éclaboussé. Il était impossible qu'une pareille chose arrivât.

Donc une croisade fut immédiatement décidée, qui serait conduite par
l'abbé Poivron, petit prêtre gras et propre, vaguement parfumé, un vrai
vicaire de grande église dans un quartier noble et riche.

Un landau fut attelé et nous voici partis tous trois, maman, le curé et
moi, pour administrer mon oncle.


Il avait été décidé qu'on verrait d'abord Mme Mélanie, auteur de la
lettre et qui devait être la concierge ou la servante de mon oncle.

Je descendis en éclaireur devant une maison à sept étages et j'entrai
dans un couloir sombre où j'eus beaucoup de mal à découvrir le trou
obscur du portier. Cet homme me toisa avec méfiance.

Je demandai: «Madame Mélanie, s'il vous plaît?

--Connais pas!

--Mais, j'ai reçu une lettre d'elle.

--C'est possible, mais connais pas. C'est quelque entretenue que vous
demandez?

--Non, une bonne, probablement. Elle m'a écrit pour une place.

--Une bonne?... Une bonne?... P't'être la celle au marquis. Allez voir,
cintième à gauche.»

Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il était devenu plus
aimable et il vint jusqu'au couloir. C'était un grand maigre avec des
favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux.

Je grimpai en courant un long limaçon poisseux d'escalier dont je
n'osais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets à la porte
de gauche du cinquième étage.

Elle s'ouvrit aussitôt; et une femme malpropre, énorme, se trouva
devant moi barrant l'entrée de ses bras ouverts qui s'appuyaient aux
deux portants.

Elle grogna: «Qu'est-ce que vous demandez?

--Vous êtes madame Mélanie?

--Oui.

--Je suis le vicomte de Tourneville.

--Ah bon! Entrez.

--C'est que... maman est en bas avec un prêtre.

--Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier.»

Je descendis et je remontai avec maman que suivait l'abbé. Il me sembla
que j'entendais d'autres pas derrière nous.

Dès que nous fûmes dans la cuisine, Mélanie nous offrit des chaises et
nous nous assîmes tous les quatre pour délibérer.

--Il est bien bas? demanda maman.

--Ah oui, madame, il n'en a pas pour longtemps.

--Est-ce qu'il semble disposé à recevoir la visite d'un prêtre?

--Oh!... je ne crois pas.

--Puis-je le voir?

--Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles
sont auprès de lui.

--Quelles demoiselles?

--Mais... mais... ses bonnes amies donc.

--Ah!

Maman était devenue toute rouge.

L'abbé Poivron avait baissé les yeux.

Cela commençait à m'amuser et je dis:

--Si j'entrais le premier? Je verrai comment il me recevra et je
pourrai peut-être préparer son cœur.

Maman, qui n'y entendait pas malice, répondit:

--Oui, mon enfant.

Mais une porte s'ouvrit quelque part et une voix, une voix de femme
cria:

--Mélanie!

La grosse bonne s'élança, répondit:

--Qu'est-ce qu'il faut, mamzelle Claire?

--L'omelette, bien vite.

--Dans une minute, mamzelle.

Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel:

--C'est une omelette au fromage qu'elles m'ont commandée pour deux
heures comme collation.

Et tout de suite elle cassa les œufs dans un saladier et se mit à les
battre avec ardeur.

Moi, je sortis sur l'escalier et je tirai la sonnette afin d'annoncer
mon arrivée officielle.

Mélanie m'ouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire à mon
oncle que j'étais là, puis revint me prier d'entrer.

L'abbé se cacha derrière la porte pour paraître au premier signe.

Assurément, je fus surpris en voyant mon oncle. Il était très beau,
très solennel, très chic, ce vieux viveur.

Assis, presque couché dans un grand fauteuil, les jambes enveloppées
d'une couverture, les mains, de longues mains pâles, pendantes sur
les bras du siège, il attendait la mort avec une dignité biblique.
Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs
aussi, la rejoignaient sur les joues.

Debout, derrière son fauteuil, comme pour le défendre contre moi,
deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec
des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des
cheveux noirs à la diable sur la nuque, chaussées de savates orientales
à broderies d'or qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles
avaient l'air, auprès de ce moribond, des figures immorales d'une
peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table
portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et
deux couteaux, attendait l'omelette au fromage commandée tout à l'heure
à Mélanie.

Mon oncle dit d'une voix faible, essoufflée, mais nette:

--Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre
connaissance ne sera pas longue.

Je balbutiai: «Mon oncle, ce n'est pas ma faute...»

Il répondit: «Non. Je le sais. C'est la faute de ton père et de ta mère
plus que la tienne... Comment vont-ils?

--Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous étiez
malade, ils m'ont envoyé prendre de vos nouvelles.

--Ah! Pourquoi ne sont-ils pas venus eux-mêmes?»

Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement: «Ce n'est
pas de leur faute s'ils n'ont pu venir, mon oncle. Mais il serait
difficile pour mon père, et impossible pour ma mère d'entrer ici...»

Le vieillard ne répondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je
pris cette main pâle et froide et je la gardai.

La porte s'ouvrit: Mélanie entra avec l'omelette et la posa sur la
table. Les deux femmes aussitôt s'assirent devant leurs assiettes et se
mirent à manger sans détourner les yeux de moi.

Je dis: «Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mère de vous
embrasser.»

Il murmura: «Moi aussi... je voudrais...» Il se tut. Je ne trouvais
rien à lui proposer, et on n'entendait plus que le bruit des
fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui
mâchent.

Or l'abbé, qui écoutait derrière la porte, voyant notre embarras et
croyant la partie gagnée, jugea le moment venu d'intervenir, et il se
montra.

Mon oncle fut tellement stupéfait de cette apparition qu'il demeura
d'abord immobile; puis il ouvrit la bouche comme s'il voulait avaler le
prêtre; puis il cria d'une voix forte, profonde, furieuse:

--Que venez-vous faire ici?

L'abbé, accoutumé aux situations difficiles, avançait toujours,
murmurant:

--Je viens au nom de votre sœur, monsieur le marquis; c'est elle qui
m'envoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis...

Mais le marquis n'écoutait pas. Levant une main il indiquait la porte
d'un geste tragique et superbe, et il disait exaspéré, haletant:

--Sortez d'ici..., sortez d'ici... voleurs d'âmes... Sortez d'ici,
violeurs de consciences... Sortez d'ici, crocheteurs de portes des
moribonds!

Et l'abbé reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant
en retraite avec mon clergé; et, vengées, les deux petites femmes
s'étaient levées, laissant leur omelette à demi mangée, et elles
s'étaient placées des deux côtés du fauteuil de mon oncle, posant
leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le protéger contre les
entreprises criminelles de la Famille et de la Religion.

L'abbé et moi nous rejoignîmes maman dans la cuisine. Et Mélanie de
nouveau nous offrit des chaises.

--Je savais bien que ça n'irait pas tout seul, disait-elle. Il faut
trouver autre chose, autrement il nous échappera.

Et on recommença à délibérer. Maman avait un avis; l'abbé en soutenait
un autre. J'en apportais un troisième.

Nous discutions à voix basse depuis une demi-heure peut-être quand un
grand bruit de meubles remués et des cris poussés par mon oncle, plus
véhéments et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous
dresser tous les quatre.

Nous entendions à travers les portes et les cloisons: «Dehors...
dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors...»

Mélanie se précipita, puis revint aussitôt m'appeler à l'aide.
J'accourus. En face de mon oncle soulevé par la colère, presque debout
et vociférant, deux hommes, l'un derrière l'autre, semblaient attendre
qu'il fût mort de fureur.

A sa longue redingote ridicule, à ses longs souliers anglais, à son
air d'instituteur sans place, à son col droit et à sa cravate blanche,
à ses cheveux plats, à sa figure humble de faux prêtre d'une religion
bâtarde, je reconnus aussitôt le premier pour un pasteur protestant.

Le second était le concierge de la maison qui, appartenant au culte
réformé, nous avait suivis, avait vu notre défaite, et avait couru
chercher son prêtre à lui, dans l'espoir d'un meilleur sort.

Mon oncle semblait fou de rage! Si la vue du prêtre catholique, du
prêtre de ses ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol devenu libre
penseur, l'aspect du ministre de son portier le mettait tout à fait
hors de lui.

Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si
brusquement qu'ils s'embrassèrent avec violence deux fois de suite, au
passage des deux portes qui conduisaient à l'escalier.

Puis je disparus à mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre
quartier général, afin de prendre conseil de ma mère et de l'abbé.

Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant. «Il meurt... il meurt...
venez vite... il meurt...»

Ma mère s'élança. Mon oncle était tombé par terre, tout au long sur le
parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien qu'il était déjà mort.

Maman fut superbe à cet instant-là. Elle marcha droit sur les deux
filles agenouillées auprès du corps et qui cherchaient à le soulever.
Et leur montrant la porte avec une autorité, une dignité, une majesté
irrésistibles, elle prononça:

--C'est à vous de sortir, maintenant.

Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter
que je me disposais à les expulser avec la même vivacité que le pasteur
et le concierge.

Alors l'abbé Poivron administra mon oncle avec toutes les prières
d'usage et lui remit ses péchés.

Maman sanglotait, prosternée près de son frère.

Tout à coup elle s'écria:

--Il m'a reconnue. Il m'a serré la main. Je suis sûre qu'il m'a
reconnue!!!... et qu'il m'a remerciée! oh, mon Dieu! quelle joie!

Pauvre maman! Si elle avait compris ou deviné à qui et à quoi ce
remerciement-là devait s'adresser!

On coucha l'oncle sur son lit. Il était bien mort cette fois.

--Madame, dit Mélanie, nous n'avons pas de draps pour l'ensevelir. Tout
le linge appartient à ces demoiselles.

Moi je regardais l'omelette qu'elles n'avaient point fini de manger, et
j'avais, en même temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de drôles
d'instants et de drôles de sensations, parfois, dans la vie!


Or, nous avons fait à mon oncle des funérailles magnifiques, avec cinq
discours sur la tombe. Le sénateur baron de Croisselles a prouvé, en
termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les âmes
de race un instant égarées. Tous les membres du parti royaliste et
catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs,
en parlant de cette belle mort après cette vie un peu troublée.


Le vicomte Roger s'était tu. On riait autour de lui. Quelqu'un dit:
«Bah! c'est là l'histoire de toutes les conversions _in extremis_.»


  _Le Marquis de Fumerol_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 5 octobre
  1886.




LE SIGNE.


LA petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close
et parfumée, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de
batiste légère, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser;
elle dormait seule, tranquille, de l'heureux et profond sommeil des
divorcées.

Des voix la réveillèrent qui parlaient vivement dans le petit salon
bleu. Elle reconnut son amie chère, la petite baronne de Grangerie, se
disputant pour entrer avec la femme de chambre qui défendait la porte
de sa maîtresse.

Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure,
souleva la portière et montra sa tête, rien que sa tête blonde, cachée
sous un nuage de cheveux.

--Qu'est-ce que tu as, dit-elle, à venir si tôt? Il n'est pas encore
neuf heures.

La petite baronne, très pâle, nerveuse, fiévreuse, répondit:

--Il faut que je te parle. Il m'arrive une chose horrible.

--Entre, ma chérie.

Elle entra, elles s'embrassèrent; et la petite marquise se recoucha
pendant que la femme de chambre ouvrait les fenêtres, donnait de l'air
et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, Mme de Rennedon
reprit: «Allons, raconte.»

Mme de Grangerie se mit à pleurer, versant ces jolies larmes claires
qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait sans
s'essuyer les yeux pour ne point les rougir: «Oh! ma chère, c'est
abominable, abominable, ce qui m'arrive. Je n'ai pas dormi de la nuit,
mais pas une minute; tu entends, pas une minute. Tiens, tâte mon cœur,
comme il bat.»

Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur
cette ronde et ferme enveloppe du cœur des femmes, qui suffit souvent
aux hommes et les empêche de rien chercher dessous. Son cœur battait
fort, en effet.

Elle continua:

--Ça m'est arrivé hier dans la journée... vers quatre heures... ou
quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien
mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens
toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier; et que j'ai la
manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C'est
si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j'aime
ça! Donc hier, j'étais assise sur la chaise basse que je me suis fait
installer dans l'embrasure de ma fenêtre; elle était ouverte, cette
fenêtre, et je ne pensais à rien; je respirais l'air bleu. Tu te
rappelles comme il faisait beau, hier!

Tout à coup je remarque que, de l'autre côté de la rue, il y a aussi
une femme à la fenêtre, une femme en rouge; moi j'étais en mauve, tu
sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme,
une nouvelle locataire, installée depuis un mois; et comme il pleut
depuis un mois, je ne l'avais point vue encore. Mais je m'aperçus tout
de suite que c'était une vilaine fille. D'abord je fus très dégoûtée et
très choquée qu'elle fût à la fenêtre comme moi; et puis, peu à peu,
ça m'amusa de l'examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les
hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On
aurait dit qu'ils étaient prévenus par quelque chose en approchant de
la maison, qu'ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier,
car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard
avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait: «Voulez-vous?»

Le leur répondait: «Pas le temps», ou bien: «Une autre fois», ou bien:
«Pas le sou», ou bien: «Veux-tu te cacher, misérable!» C'étaient les
yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase.

Tu ne te figures pas comme c'était drôle de la voir faire son manège ou
plutôt son métier.

Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un
monsieur tourner sous la porte. Elle l'avait pris, celui-là, comme un
pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma
montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment,
elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n'était pas
laide, cette fille.

Je me demandais: Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si
vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un
mouvement de main?

Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé.
Oh! il était bien simple: un coup d'œil d'abord, puis un sourire, puis
un tout petit geste de tête qui voulait dire «Montez-vous?» Mais si
léger, si vague, si discret, qu'il fallait vraiment beaucoup de chic
pour le réussir comme elle.

Et je me demandais: Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce
petit coup de bas en haut, hardi et gentil; car il était très gentil,
son geste.

Et j'allai l'essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux
qu'elle, beaucoup mieux! J'étais enchantée; et je revins me mettre à la
fenêtre.

Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus
personne. Vraiment elle n'avait pas de chance. Comme ça doit être
terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et
amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces
hommes qu'on rencontre dans la rue.

Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur
le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les
autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des
blancs.

J'en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux
que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée.
Maintenant tu peux choisir.

Je me disais: Si je leur faisais le signe, est-ce qu'ils me
comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme? Et voilà que je
suis prise d'une envie folle de le leur faire ce signe, mais d'une
envie, d'une envie de femme grosse... d'une envie épouvantable, tu
sais, de ces envies... auxquelles on ne peut pas résister! J'en ai
quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête, dis, ces choses-là! Je crois
que nous avons des âmes de singes, nous autres femmes. On m'a affirmé
du reste (c'est un médecin qui m'a dit ça) que le cerveau du singe
ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut toujours que nous imitions
quelqu'un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le
premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos
confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons leurs manières de penser,
leurs manières de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C'est stupide.

Enfin, moi quand je suis trop tentée de faire une chose, je la fais
toujours.

Je me dis donc: Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir.
Qu'est-ce qui peut m'arriver? Rien! Nous échangerons un sourire, et
voilà tout, et je ne le reverrai jamais; et si je le vois il ne me
reconnaîtra pas; et s'il me reconnaît je nierai, parbleu.

Je commence donc à choisir. J'en voulais un qui fût bien, très bien.
Tout à coup je vois venir un grand blond, très joli garçon. J'aime les
blonds, tu sais.

Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit; je fais le geste;
oh! à peine, à peine; il répond «oui» de la tête et le voilà qui entre,
ma chérie! Il entre par la grande porte de la maison.

Tu ne te figures pas ce qui s'est passé en moi à ce moment-là! J'ai cru
que j'allais devenir folle. Oh! quelle peur! Songe, il allait parler
aux domestiques! A Joseph qui est tout dévoué à mon mari! Joseph aurait
cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps.

Que faire? dis? Que faire? Et il allait sonner tout à l'heure, dans une
seconde. Que faire, dis? J'ai pensé que le mieux était de courir à sa
rencontre, de lui dire qu'il se trompait, de le supplier de s'en aller.
Il aurait pitié d'une femme, d'une pauvre femme! Je me précipite donc
à la porte et je l'ouvre juste au moment où il posait la main sur le
timbre.

Je balbutiai, tout à fait folle: «Allez-vous-en, monsieur,
allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnête femme, une femme
mariée. C'est une erreur, une affreuse erreur; je vous ai pris pour
un de mes amis à qui vous ressemblez beaucoup. Ayez pitié de moi,
monsieur.»

Et voilà qu'il se met à rire, ma chère, et il répond: «Bonjour, ma
chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariée, c'est deux
louis au lieu d'un. Tu les auras. Allons, montre-moi la route.»

Et il me pousse; il referme la porte, et comme je demeurais,
épouvantée, en face de lui, il m'embrasse, me prend par la taille et me
fait rentrer dans le salon qui était resté ouvert.

Et puis, il se met à regarder tout comme un commissaire-priseur, et il
reprend: «Bigre, c'est gentil, chez toi, c'est très chic. Faut que tu
sois rudement dans la dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre!»

Alors, moi, je recommence à le supplier: «Oh! monsieur, allez-vous-en!
allez-vous-en! Mon mari va rentrer! Il va rentrer dans un instant,
c'est son heure! Je vous jure que vous vous trompez!»

Et il me répond tranquillement: «Allons, ma belle, assez de manières
comme ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller
prendre quelque chose en face.»

Comme il aperçoit sur la cheminée la photographie de Raoul, il me
demande:

--C'est ça, ton... ton mari?

--Oui, c'est lui.

--Il a l'air d'un joli mufle. Et ça, qu'est-ce que c'est? Une de tes
amies?

C'était ta photographie, ma chère, tu sais celle en toilette de bal. Je
ne savais plus ce que je disais, je balbutiai:

--Oui, c'est une de mes amies.

--Elle est très gentille. Tu me la feras connaître.

Et voilà la pendule qui se met à sonner cinq heures; et Raoul rentre
tous les jours à cinq heures et demie! S'il revenait avant que l'autre
fût parti, songe donc! Alors... alors... j'ai perdu la tête... tout à
fait... j'ai pensé... j'ai pensé... que... que le mieux... était de...
de... de... me débarrasser de cet homme le... le plus vite possible...
Plus tôt ce serait fini... tu comprends... et... et voilà... voilà...
puisqu'il le fallait... et il le fallait, ma chère... il ne serait pas
parti sans ça... Donc j'ai... j'ai... j'ai mis le verrou à la porte du
salon... Voilà.


La petite marquise de Rennedon s'était mise à rire, mais à rire
follement, la tête dans l'oreiller, secouant son lit tout entier.

Quand elle se fut un peu calmée, elle demanda:

--Et... et... il était joli garçon...

--Mais oui.

--Et tu te plains?

--Mais... mais... vois-tu, ma chère, c'est que... il a dit... qu'il
reviendrait demain... à la même heure... et j'ai... j'ai une peur
atroce... Tu n'as pas idée comme il est tenace... et volontaire... Que
faire... dis... que faire?

La petite marquise s'assit dans son lit pour réfléchir; puis elle
déclara brusquement:

--Fais-le arrêter.

La petite baronne fut stupéfaite. Elle balbutia:

--Comment? Tu dis? A quoi penses-tu? Le faire arrêter? Sous quel
prétexte?

--Oh! c'est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire; tu lui diras
qu'un monsieur te suit depuis trois mois; qu'il a eu l'insolence de
monter chez toi hier; qu'il t'a menacée d'une nouvelle visite pour
demain, et que tu demandes protection à la loi. On te donnera deux
agents qui l'arrêteront.

--Mais, ma chère, s'il raconte...

--Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrangé
ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du
monde irréprochable.

--Oh! je n'oserai jamais.

--Il faut oser, ma chère, ou bien tu es perdue.

--Songe qu'il va... qu'il va m'insulter... quand on l'arrêtera.

--Eh bien, tu auras des témoins et tu le feras condamner.

--Condamner à quoi?

--A des dommages. Dans ce cas, il faut être impitoyable!

--Ah! à propos de dommages..., il y a une chose qui me gêne
beaucoup..., mais beaucoup... Il m'a laissé... deux louis... sur la
cheminée.

--Deux louis?

--Oui.

--Pas plus?

--Non.

--C'est peu. Ça m'aurait humiliée, moi. Eh bien?

--Eh bien! qu'est-ce qu'il faut faire de cet argent?

La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d'une voix
sérieuse:

--Ma chère... Il faut faire... il faut faire... un petit cadeau à ton
mari... ça n'est que justice.


  _Le Signe_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 17 avril 1886.




LE DIABLE.


LE paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la
mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux
hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se révoltait
pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.

Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à
flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux
et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs
des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des
herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les
sauterelles s'égosillaient, emplissaient la campagne d'un crépitement
clair, pareil au bruit des criquets de bois qu'on vend aux enfants
dans les foires.

Le médecin, élevant la voix, disait:

--Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet
état-là. Elle passera d'un moment à l'autre!

Et le paysan, désolé, répétait:

--Faut pourtant que j' rentre mon blé; v'là trop longtemps qu'il est à
terre. L' temps est bon, justement. Qué qu' t'en dis, ma mé?

Et la vieille mourante, tenaillée encore par l'avarice normande,
faisait «oui» de l'œil et du front, engageait son fils à rentrer son
blé et à la laisser mourir toute seule.

Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied:

--Vous n'êtes qu'une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas
de faire ça, entendez-vous! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre
blé aujourd'hui même, allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui
garder votre mère. Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m'obéissez
pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à
votre tour, entendez-vous?

Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torturé par l'indécision,
par la peur du médecin et par l'amour féroce de l'épargne, hésitait,
calculait, balbutiait:

--Comben qu'é prend, la Rapet, pour une garde?

Le médecin criait:

--Est-ce que je sais, moi? Ça dépend du temps que vous lui demanderez.
Arrangez-vous avec elle, morbleu! Mais je veux qu'elle soit ici dans
une heure, entendez-vous?

L'homme se décida:

--J'y vas, j'y vas; vous fâchez point, m'sieu l' médecin.

Et le docteur s'en alla, en appelant:

--Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je
me fâche, moi!

Dès qu'il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d'une voix
résignée:

--J' vas quéri la Rapet, pisqu'il veut, c't homme. T'éluge point tant
qu' je r'vienne.

Et il sortit à son tour.


La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de
la commune et des environs. Puis, dès qu'elle avait cousu ses clients
dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre
son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme
de l'autre année, méchante, jalouse, avare d'une avarice tenant du
phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par
l'éternel mouvement du fer promené sur les toiles, on eût dit qu'elle
avait pour l'agonie une sorte d'amour monstrueux et cynique. Elle ne
parlait jamais que des gens qu'elle avait vus mourir, de toutes les
variétés de trépas auxquelles elle avait assisté; et elle les racontait
avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un chasseur
raconte ses coups de fusil.

Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l'eau
bleue pour les collerettes des villageoises.

Il dit:

--Allons, bonsoir; ça va-t-il comme vous voulez, la mé Rapet?

Elle tourna vers lui la tête:

--Tout d' même, tout d' même. Et d' vot' part?

--Oh! d' ma part, ça va-t-à volonté, mais c'est ma mé qui n' va point.

--Vot' mé?

--Oui, ma mé!

--Qué qu'alle a votre mé?

--All' a qu'a va tourner d' l'œil!

La vieille femme retira ses mains de l'eau, dont les gouttes, bleuâtres
et transparentes, lui glissaient jusqu'au bout des doigts, pour
retomber dans le baquet.

Elle demanda, avec une sympathie subite:

--All' est si bas qu' ça?

--L' médecin dit qu'all' n' passera point la r'levée.

--Pour sûr qu'all est bas alors!

Honoré hésita. Il lui fallait quelques préambules pour la proposition
qu'il préparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout
d'un coup:

--Comben qu' vous m' prendrez pour la garder jusqu'au bout? Vô
savez que j' sommes point riche. J' peux seulement point m' payer
eune servante. C'est ben ça qui l'a mise là, ma pauv' mé, trop
d'élugement, trop d' fatigue! A travaillait comme dix, nonobstant ses
quatre-vingt-douze. On n'en fait pu de c'te graine-là!...

La Rapet répliqua gravement:

--Y a deux prix: quarante sous l' jour, et trois francs la nuit pour
les riches. Vingt sous l' jour et quarante la nuit pour l' zautres. Vô
m' donnerez vingt et quarante.

Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait bien, sa mère. Il
savait comme elle était tenace, vigoureuse, résistante. Ça pouvait
durer huit jours, malgré l'avis du médecin.

Il dit résolument:

--Non. J'aime ben qu' vô me fassiez un prix, là, un prix pour jusqu'au
bout. J' courrons la chance d' part et d'autre. L' médecin dit qu'alle
passera tantôt. Si ça s' fait tant mieux pour vous, tant pis pour mé.
Ma si all' tient jusqu'à demain ou pu longtemps tant mieux pour mé,
tant pis pour vous!

La garde, surprise, regardait l'homme. Elle n'avait jamais traité un
trépas à forfait. Elle hésitait, tentée par l'idée d'une chance à
courir. Puis elle soupçonna qu'on voulait la jouer.

--J' peux rien dire tant qu' j'aurai point vu vot' mé, répondit-elle.

--V'nez-y, la vé.

Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt.

En route, ils ne parlèrent point. Elle allait d'un pied pressé, tandis
qu'il allongeait ses grandes jambes comme s'il devait, à chaque pas,
traverser un ruisseau.

Les vaches couchées dans les champs, accablées par la chaleur, levaient
lourdement la tête et poussaient un faible meuglement vers ces deux
gens qui passaient, pour leur demander de l'herbe fraîche.

En approchant de sa maison, Honoré Bontemps murmura:

--Si c'était fini, tout d' même?

Et le désir inconscient qu'il en avait se manifesta dans le son de sa
voix.

Mais la vieille n'était point morte. Elle demeurait sur le dos, en son
grabat, les mains sur la couverture d'indienne violette, des mains
affreusement maigres, nouées, pareilles à des bêtes étranges, à des
crabes, et fermées par les rhumatismes, les fatigues, les besognes
presque séculaires qu'elles avaient accomplies.

La Rapet s'approcha du lit et considéra la mourante. Elle lui tâta le
pouls, lui palpa la poitrine, l'écouta respirer, la questionna pour
l'entendre parler; puis l'ayant encore longtemps contemplée, elle
sortit suivie d'Honoré. Son opinion était assise. La vieille n'irait
pas à la nuit. Il demanda:

--Hé ben.

La garde répondit:

--Hé ben, ça durera deux jours, p'têt' trois. Vous me donnerez six
francs, tout compris.

Il s'écria:

--Six francs! six francs! Avez-vous perdu le sens? Mé, je vous dis
qu'elle en a pour cinq ou six heures, pas plus!

Et ils discutèrent longtemps, acharnés tous deux. Comme la garde allait
se retirer, comme le temps passait, comme son blé ne se rentrerait pas
tout seul, à la fin, il consentit:

--Eh ben, c'est dit, six francs, tout compris, jusqu'à la l'vée du
corps.

--C'est dit, six francs.

Et il s'en alla, à longs pas, vers son blé couché sur le sol, sous le
lourd soleil qui mûrit les moissons.

La garde rentra dans la maison.

Elle avait apporté de l'ouvrage, car auprès des mourants et des morts
elle travaillait sans relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la famille
qui l'employait à cette double besogne moyennant un supplément de
salaire.

Tout à coup, elle demanda:

--Vous a-t-on administrée au moins, la mé Bontemps?

La paysanne fit «non» de la tête; et la Rapet, qui était dévote, se
leva avec vivacité.

--Seigneur Dieu, c'est-il possible? J' vas quérir m'sieur l' curé.

Et elle se précipita vers le presbytère, si vite, que les gamins, sur
la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrivé.


Le prêtre s'en vint aussitôt, en surplis, précédé de l'enfant de chœur
qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la
campagne brûlante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin,
ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant
que le blanc vêtement eût disparu derrière une ferme; les femmes qui
ramassaient les gerbes se redressaient pour faire le signe de la
croix, des poules noires, effrayées, fuyaient le long des fossés en
se balançant sur leurs pattes jusqu'au trou, bien connu d'elles, où
elles disparaissaient brusquement; un poulain, attaché dans un pré,
prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner en rond, au bout de
sa corde, en lançant des ruades. L'enfant de chœur, en jupe rouge,
allait vite; et le prêtre, la tête inclinée sur une épaule et coiffé de
sa barrette carrée, le suivait en murmurant des prières; et la Rapet
venait derrière, toute penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner
en marchant, et les mains jointes, comme à l'église.

Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda:

--Ousqu'i va, not' curé?

Son valet, plus subtil, répondit:

--I porte l' bon Dieu à ta mé, pardi!

Le paysan ne s'étonna pas:

--Ça s' peut ben, tout d' même!

Et il se remit au travail.

La mère Bontemps se confessa, reçut l'absolution, communia; et le
prêtre s'en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumière
étouffante.

Alors la Rapet commença à considérer la mourante, en se demandant si
cela durerait longtemps.

Le jour baissait; l'air plus frais entrait par souffles plus vifs,
faisait voltiger contre le mur une image d'Épinal tenue par deux
épingles; les petits rideaux de la fenêtre, jadis blancs, jaunes
maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l'air de s'envoler,
de se débattre, de vouloir partir, comme l'âme de la vieille.

Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifférence
la mort si proche qui tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait
un peu dans sa gorge serrée. Elle s'arrêterait tout à l'heure, et il y
aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait.

A la nuit tombante, Honoré rentra. S'étant approché du lit, il vit que
sa mère vivait encore, et il demanda:

--Ça va-t-il?

Comme il faisait autrefois quand elle était indisposée.

Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant:

--D'main, cinq heures, sans faute.

Elle répondit:

--D'main, cinq heures.

Elle arriva, en effet, au jour levant.

Honoré, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu'il avait
faite lui-même.

La garde demanda:

--Eh ben, vot' mé a-t-all' passé?

Il répondit, avec un pli malin au coin des yeux:

--All' va plutôt mieux.

Et il s'en alla.

La Rapet, saisie d'inquiétude, s'approcha de l'agonisante, qui
demeurait dans le même état, oppressée et impassible, l'œil ouvert et
les mains crispées sur sa couverture.

Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours,
huit jours ainsi; et une épouvante étreignit son cœur d'avare, tandis
qu'une colère furieuse la soulevait contre ce finaud qui l'avait jouée
et contre cette femme qui ne mourait pas.

Elle se mit au travail néanmoins et attendit, le regard fixé sur la
face ridée de la mère Bontemps.

Honoré revint pour déjeuner; il semblait content, presque goguenard;
puis il repartit. Il rentrait son blé, décidément, dans des conditions
excellentes.


La Rapet s'exaspérait; chaque minute écoulée lui semblait, maintenant,
du temps volé, de l'argent volé. Elle avait envie, une envie folle de
prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue, cette
vieille obstinée, et d'arrêter, en serrant un peu, ce petit souffle
rapide qui lui volait son temps et son argent.

Puis elle réfléchit au danger; et, d'autres idées lui passant par la
tête, elle se rapprocha du lit.

Elle demanda:

--Vos avez-t-il déjà vu l' Diable?

La mère Bontemps murmura:

--Non.

Alors la garde se mit à causer, à lui conter des histoires pour
terroriser son âme débile de mourante.

Quelques minutes avant qu'on expirât, le Diable apparaissait,
disait-elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la main, une
marmite sur la tête, et il poussait de grands cris. Quand on l'avait
vu, c'était fini, on n'en avait plus que pour peu d'instants. Et elle
énumérait tous ceux à qui le Diable était apparu devant elle, cette
année-là: Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Séraphine
Grospied.

La mère Bontemps, émue enfin, s'agitait, remuait les mains, essayait de
tourner la tête pour regarder au fond de la chambre.

Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l'armoire, elle prit un
drap et s'enveloppa dedans; elle se coiffa de la marmite, dont les
trois pieds courts et courbés se dressaient ainsi que trois cornes;
elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau
de fer-blanc, qu'elle jeta brusquement en l'air pour qu'il retombât
avec bruit.

Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable; alors, grimpée sur
une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et
elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du pot
de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son balai, comme un
diable de guignol, la vieille paysanne à bout de vie.

Éperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se
soulever et s'enfuir; elle sortit même de sa couche ses épaules et sa
poitrine; puis elle retomba avec un grand soupir. C'était fini.

Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai
au coin de l'armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le
seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes
professionnels, elle ferma les yeux énormes de la morte, posa sur le
lit une assiette, versa dedans l'eau du bénitier, y trempa le buis
cloué sur la commode et, s'agenouillant, se mit à réciter avec ferveur
les prières des trépassés qu'elle savait par cœur, par métier.

Et quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il
calcula tout de suite qu'elle gagnait encore vingt sous sur lui, car
elle n'avait passé que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout
cinq francs, au lieu de six qu'il lui devait.


  _Le Diable_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 5 août 1886.




LES ROIS.


AH! dit le capitaine comte de Garens, je crois bien que je me le
rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre!

J'étais alors maréchal des logis de hussards, et depuis quinze jours
rôdant en éclaireur en face d'une avant-garde allemande. La veille,
nous avions sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont ce pauvre
petit Raudeville. Vous vous rappelez bien, Joseph de Raudeville.

Or, ce jour-là, mon capitaine m'ordonna de prendre dix cavaliers et
d'aller occuper et de garder toute la nuit le village de Porterin, où
l'on s'était battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas vingt
maisons debout ni douze habitants dans ce guêpier.

Je pris donc dix cavaliers et je partis vers quatre heures. A cinq
heures, en pleine nuit, nous atteignîmes les premiers murs de Porterin.
Je fis halte et j'ordonnai à Marchas, vous savez bien, Pierre de
Marchas qui a épousé depuis la petite Martel-Auvelin, la fille du
marquis de Martel-Auvelin, d'entrer tout seul dans le village et de
m'apporter des nouvelles.

Je n'avais choisi que des volontaires, tous de bonne famille. Ça fait
plaisir, dans le service, de ne pas tutoyer des mufles. Ce Marchas
était dégourdi comme pas un, fin comme un renard et souple comme un
serpent. Il savait éventer des Prussiens ainsi qu'un chien évente un
lièvre, trouver des vivres là où nous serions morts de faim sans lui,
et il obtenait des renseignements de tout le monde, des renseignements
toujours sûrs, avec une adresse inimaginable.

Il revint au bout de dix minutes:

--Ça va bien, dit-il; aucun Prussien n'a passé par ici depuis trois
jours. Il est sinistre, ce village. J'ai causé avec une bonne sœur qui
garde quatre ou cinq malades dans un couvent abandonné.

J'ordonnai d'aller de l'avant, et nous pénétrâmes dans la rue
principale. On apercevait vaguement à droite, à gauche, des murs sans
toit, à peine visibles dans la nuit profonde. De place en place,
une lumière brillait derrière une vitre: une famille était restée
pour garder sa demeure à peu près debout, une famille de braves ou
de pauvres. La pluie commençait à tomber, une pluie menue, glacée,
qui nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu'en touchant les
manteaux. Les chevaux trébuchaient sur des pierres, sur des poutres,
sur des meubles. Marchas nous guidait, à pied, devant nous, et traînant
sa bête par la bride.

--Où nous mènes-tu? lui demandai-je.

Il répondit:

--J'ai un gîte, un bon.

Et il s'arrêta bientôt devant une petite maison bourgeoise demeurée
entière, bien close, bâtie sur la rue, avec un jardin derrière.

Au moyen d'un gros caillou ramassé près de la grille, Marchas fit
sauter la serrure, puis il gravit le perron, défonça la porte d'entrée
à coups de pied et à coups d'épaule, alluma un bout de bougie qu'il
avait toujours en poche, et nous précéda dans un bon et confortable
logis de particulier riche, en nous guidant avec assurance, avec une
assurance admirable, comme s'il avait vécu dans cette maison qu'il
voyait pour la première fois.

Deux hommes restés dehors gardaient nos chevaux.

Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait:

--Les écuries doivent être à gauche; j'ai vu ça en entrant; va donc y
loger les bêtes, dont nous n'avons pas besoin.

Puis, se tournant vers moi:

--Donne des ordres, sacrebleu!

Il m'étonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis en riant:

--Je vais placer mes sentinelles aux abords du pays. Je te retrouverai
ici.

Il demanda:

--Combien prends-tu d'hommes?

--Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du soir.

--Bon. Tu m'en laisses quatre pour faire les provisions, la cuisine, et
mettre la table. Moi, je trouverai la cachette au vin.

Et je m'en allai reconnaître les rues désertes jusqu'à la sortie sur la
plaine, pour y placer mes factionnaires.

Une demi-heure plus tard, j'étais de retour. Je trouvai Marchas étendu
dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la housse, par amour
du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant un
cigare excellent dont le parfum emplissait la pièce. Il était seul,
les coudes sur les bras du siège, la tête entre les épaules, les joues
roses, l'œil brillant, l'air enchanté.

Dans la pièce voisine, j'entendais un bruit de vaisselle. Marchas me
dit en souriant d'une façon béate:

--Ça va, j'ai trouvé le bordeaux dans le poulailler, le champagne sous
les marches du perron, l'eau-de-vie,--cinquante bouteilles de vraie
fine--dans le potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne m'a
pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux poules, une oie, un
canard, trois pigeons et un merle cueilli dans une cage, rien que de la
plume, comme tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est excellent.

Je m'étais assis en face de lui. La flamme de la cheminée me grillait
le nez et les joues:

--Où as-tu trouvé ce bois-là? demandai-je.

Il murmura:

--Bois magnifique, voiture de maître, coupé. C'est la peinture qui
donne cette flambée, un punch d'essence et de vernis. Bonne maison!

Je riais, tant je le trouvais drôle, l'animal. Il reprit:

--Dire que c'est jour des Rois! J'ai fait mettre une fève dans l'oie;
mais pas de reine; c'est embêtant, ça!

Je répétai, comme un écho:

--C'est embêtant; mais que veux-tu que j'y fasse, moi?

--Que tu en trouves, parbleu!

--De quoi?

--Des femmes.

--Des femmes?... Tu es fou!

--J'ai bien trouvé l'eau-de-vie sous un poirier, moi, et le
champagne sous les marches du perron; et rien ne pouvait me guider
encore.--Tandis que, pour toi, une jupe c'est un indice certain.
Cherche, mon vieux.

Il avait l'air si grave, si sérieux, si convaincu que je ne savais plus
s'il plaisantait.

Je répondis:

--Voyons, Marchas, tu blagues?

--Je ne blague jamais dans le service.

--Mais où diable veux-tu que j'en trouve, des femmes?

--Où tu voudras. Il doit en rester deux ou trois dans le pays. Déniche
et apporte.

Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu. Marchas reprit:

--Veux-tu une idée?

--Oui.

--Va trouver le curé.

--Le curé? Pourquoi faire?

--Invite-le à souper et prie-le d'amener une femme.

--Le curé! Une femme! Ah! ah! ah!

Marchas reprit avec une extraordinaire gravité:

--Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui notre situation.
Il doit s'embêter affreusement, il viendra. Mais dis-lui qu'il nous
faut une femme au minimum, une femme comme il faut, bien entendu,
puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il doit connaître ses
paroissiennes sur le bout du doigt. S'il y en a une possible pour nous,
et si tu t'y prends bien, il te l'indiquera.

--Voyons, Marchas? A quoi penses-tu?

--Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien. Ce serait même très
drôle. Nous savons vivre, parbleu, et nous serons d'une distinction
parfaite, d'un chic extrême. Nomme-nous à l'abbé, fais-le rire,
attendris-le, séduis-le et décide-le!

--Non, c'est impossible.

Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait mes côtés faibles,
le gredin reprit:

--Songe donc comme ce serait crâne à faire et amusant à raconter. On en
parlerait dans toute l'armée. Ça te ferait une rude réputation.

J'hésitais, tenté par l'aventure. Il insista:

--Allons, mon petit Garens. Tu es chef de détachement, toi seul peux
aller trouver le chef de l'Église en ce pays. Je t'en prie, vas-y. Je
raconterai la chose en vers, dans la _Revue des Deux-Mondes_, après la
guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à tes hommes. Tu les fais
assez marcher depuis un mois.

Je me levai en demandant:

--Où est le presbytère?

--Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu trouveras une avenue;
et, au bout de l'avenue, l'église. Le presbytère est à côté.

Je sortais; il me cria:

--Dis-lui le menu pour lui donner faim!


Je découvris sans peine la petite maison de l'ecclésiastique, à côté
d'une grande vilaine église de briques. Je frappai à coups de poing
dans la porte, qui n'avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte
demanda de l'intérieur:

--Qui va là?

Je répondis:

--Maréchal des logis de hussards.

J'entendis un bruit de verrous et de clef tournée, et je me trouvai en
face d'un grand prêtre à gros ventre, avec une poitrine de lutteur,
des mains formidables sortant de manches retroussées, un teint rouge et
un air brave homme.

Je fis le salut militaire.

--Bonjour, monsieur le curé.

Il avait craint une surprise, une embûche de rôdeurs, et il sourit en
répondant:

--Bonjour, mon ami; entrez.

Je le suivis dans une petite chambre à pavés rouges, où brûlait un
maigre feu, bien différent du brasier de Marchas.

Il me montra une chaise, et puis me dit:

--Qu'y a-t-il pour votre service?

--Monsieur l'abbé, permettez-moi d'abord de me présenter.

Et je lui tendis ma carte.

Il la reçut et lut à mi-voix:

«Le comte de Garens.»

Je repris:

--Nous sommes ici onze, monsieur l'abbé, cinq en grand'garde et six
installés chez un habitant inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici
présent, Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron d'Étreillis,
Karl Massouligny, le fils du peintre, et Joseph Herbon, un jeune
musicien. Je viens, en leur nom et au mien, vous prier de nous faire
l'honneur de souper avec nous. C'est un souper des Rois, monsieur le
curé, et nous voudrions le rendre un peu gai.

Le prêtre souriait. Il murmura:

--Il me semble que ce n'est guère l'occasion de s'amuser.

Je répondis:

--Nous nous battons tous les jours, monsieur. Quatorze de nos camarades
sont morts depuis un mois, et trois sont restés par terre, hier encore.
C'est la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant, n'avons-nous pas
le droit de la jouer gaiement? Nous sommes Français, nous aimons rire,
nous savons rire partout. Nos pères riaient bien sur l'échafaud! Ce
soir, nous voudrions nous dégourdir un peu, en gens comme il faut, et
non pas en soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort?

Il répondit vivement:

--Vous avez raison, mon ami, et j'accepte avec grand plaisir votre
invitation.

Il cria:

--Hermance!

Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible, apparut et demanda:

--Qué qui a?

--Je ne dîne pas ici, ma fille.

--Où que vous dînez donc?

--Avec MM. les hussards.

J'eus envie de dire: «Amenez votre bonne, pour voir la tête de
Marchas», mais je n'osai point.

Je repris:

--Parmi vos paroissiens restés dans le village, en voyez-vous quelqu'un
ou quelqu'une que je puisse inviter aussi?

Il hésita, chercha et déclara:

--Non, personne!

J'insistai:

--Personne!... Voyons, monsieur le curé, cherchez. Ce serait très
galant d'avoir des dames. Je m'entends, des ménages! Est-ce que je
sais, moi? Le boulanger avec sa femme, l'épicier, le... le... le...
l'horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien avec la
pharmacienne... Nous avons un bon repas, du vin, et serions enchantés
de laisser un bon souvenir aux gens d'ici.

Le curé médita longtemps encore, puis prononça avec résolution:

--Non, personne.

Je me mis à rire:

--Sacristi! monsieur le curé, c'est ennuyeux de n'avoir pas une reine,
car nous avons une fève. Voyons, cherchez. Il n'y a pas un maire
marié, un adjoint marié, un conseiller municipal marié, un instituteur
marié?...

--Non, toutes les dames sont parties.

--Quoi, il n'y a pas dans tout le pays une brave bourgeoise avec son
bourgeois de mari, à qui nous pourrions faire ce plaisir, car ce serait
un plaisir pour eux, un grand, dans les circonstances présentes?

Mais tout à coup le curé se mit à rire, d'un rire violent qui le
secouait tout entier, et il criait:

--Ah! ah! ah! j'ai votre affaire, Jésus, Marie, j'ai votre affaire!
Ah! ah! ah! nous allons rire, mes enfants, nous allons rire. Et elles
seront bien contentes, allez, bien contentes, ah! ah!... Où gîtez-vous?

J'expliquai la maison en la décrivant. Il comprit:

--Très bien. C'est la propriété de M. Bertin-Lavaille. J'y serai dans
une demi-heure avec quatre dames!!! Ah! ah! ah! quatre dames!!!...

Il sortit avec moi, riant toujours, et me quitta, en répétant:

--Ça va; dans une demi-heure, maison Bertin-Lavaille.

Je rentrai vite, très étonné, très intrigué.

--Combien de couverts? demanda Marchas en m'apercevant.

--Onze. Nous sommes six hussards plus M. le curé et quatre dames.

Il fut stupéfait. Je triomphais.

Il répétait:

--Quatre dames! Tu dis: quatre dames?

--Je dis: quatre dames.

--De vraies femmes?

--De vraies femmes.

--Bigre! Mes compliments!

--Je les accepte. Je les mérite.

Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j'aperçus une belle nappe
blanche jetée sur une longue table autour de laquelle trois hussards en
tablier bleu disposaient des assiettes et des verres.

--Il y aura des femmes! cria Marchas.

Et les trois hommes se mirent à danser en applaudissant de toute leur
force.

Tout était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes près d'une heure. Une
odeur délicieuse de volailles rôties flottait dans toute la maison.

Un coup frappé contre le volet nous souleva tous en même temps. Le gros
Ponderel courut ouvrir, et, au bout d'une minute à peine, une petite
bonne Sœur apparut dans l'encadrement de la porte. Elle était maigre,
ridée, timide, et saluait coup sur coup les quatre hussards effarés
qui la regardaient entrer. Derrière elle, un bruit de bâtons martelait
le pavé du vestibule, et dès qu'elle eut pénétré dans le salon,
j'aperçus, l'une suivant l'autre, trois vieilles têtes en bonnet blanc,
qui s'en venaient en se balançant avec des mouvements différents, l'une
chavirant à droite, tandis que l'autre chavirait à gauche. Et, trois
bonnes femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe, estropiées
par les maladies et déformées par la vieillesse, trois infirmes hors de
service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de
l'établissement hospitalier que dirigeait la Sœur Saint-Benoît.

Elle s'était retournée vers ses invalides, pleine de sollicitude pour
elles; puis, voyant mes galons de maréchal des logis, elle me dit:

--Je vous remercie bien, monsieur l'officier, d'avoir pensé à ces
pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c'est
pour elles en même temps un grand bonheur et un grand honneur que vous
leur faites.

J'aperçus le curé, resté dans l'ombre du couloir et qui riait de tout
son cœur. A mon tour, je me mis à rire, en regardant surtout la tête de
Marchas. Puis montrant des sièges à la religieuse:

--Asseyez-vous, ma Sœur; nous sommes très fiers et très heureux que
vous ayez accepté notre modeste invitation.

Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y
conduisit ses trois bonnes femmes, les plaça dessus, leur ôta leurs
cannes et leurs châles qu'elle alla déposer dans un coin; puis,
désignant la première, une maigre à ventre énorme, une hydropique
assurément:

--Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s'est tué en tombant d'un
toit et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans.

Puis elle désigna la seconde, une grande dont la tête tremblait sans
cesse:

--Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de soixante-sept ans. Elle n'y
voit plus guère, ayant eu la figure flambée dans un incendie et la
jambe droite brûlée à moitié.

Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce de naine, avec des
yeux saillants, qui roulaient de tous les côtés, ronds et stupides.

--C'est la Putois, une innocente. Elle est âgée de quarante-quatre ans
seulement.

J'avais salué les trois femmes comme si on m'eût présenté à des
Altesses Royales, et, me tournant vers le curé:

--Vous êtes, monsieur l'abbé, un homme précieux, à qui nous devrons
tous ici de la reconnaissance.

Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui semblait furieux.

--Notre Sœur Saint-Benoît est servie! cria tout à coup Karl Massouligny.

Je la fis passer devant avec le curé, puis je soulevai la mère
Paumelle, dont je pris le bras et que je traînai dans la pièce voisine,
non sans peine, car son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer.

Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui gémissait pour avoir sa
béquille; et le petit Joseph Herbon dirigea l'idiote, la Putois, vers
la salle à manger, pleine d'odeur de viandes.

Dès que nous fûmes en face de nos assiettes, la Sœur tapa trois coups
dans ses mains, et les femmes firent, avec la précision de soldats qui
présentent les armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre
prononça, lentement, les paroles latines du _Benedicite_.

On s'assit, et les deux poules parurent, apportées par Marchas, qui
voulait servir pour ne point assister en convive à ce repas ridicule.

Mais je criai: «Vite le champagne!» Un bouchon sauta avec un bruit de
pistolet qu'on décharge, et, malgré la résistance du curé et de la
bonne Sœur, les trois hussards assis à côté des trois infirmes leur
versèrent de force dans la bouche leurs trois verres pleins.

Massouligny, qui avait la faculté d'être chez lui partout et à l'aise
avec tout le monde, faisait la cour à la mère Paumelle de la façon
la plus drôle. L'hydropique, dont l'humeur était restée gaie, malgré
ses malheurs, lui répondait en badinant avec une voix de fausset qui
semblait factice, et elle riait si fort des plaisanteries de son voisin
que son gros ventre semblait prêt à monter et à rouler sur la table.
Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de griser l'idiote, et le
baron d'Etreillis, qui n'avait pas l'esprit alerte, interrogeait la
Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le règlement de l'hospice.

La religieuse, effarée, criait à Massouligny:

--Oh! oh! vous allez la rendre malade; ne la faites pas rire comme ça,
je vous en prie, monsieur. Oh! monsieur...

Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui arracher des mains
un verre plein qu'il vidait prestement, entre les lèvres de la Putois.

Et le curé riait à se tordre, répétait à la Sœur:

--Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas de mal. Laissez
donc.

Après les deux poules, on avait mangé le canard, flanqué des trois
pigeons et du merle; et l'oie parut, fumante, dorée, répandant une
odeur chaude de viande rissolée et grasse.

La Paumelle, qui s'animait, battit des mains; la Jean-Jean cessa de
répondre aux questions nombreuses du baron, et la Putois poussa des
grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs, comme font les
petits enfants à qui on montre des bonbons.

--Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de cet animal. Je
m'entends comme personne à ces opérations-là.

--Mais certainement, monsieur l'abbé.

Et la Sœur dit:

--Si on ouvrait un peu la fenêtre? Elles ont trop chaud. Je suis sûre
qu'elles seront malades.

Je me tournai vers Marchas:

--Ouvre la fenêtre une minute.

Il l'ouvrit, et l'air froid du dehors entra, fit vaciller les flammes
des bougies et tournoyer la fumée de l'oie, dont le prêtre, une
serviette au cou, soulevait les ailes avec science.

Nous le regardions faire, sans parler maintenant, intéressés par le
travail alléchant de ses mains, saisis d'un renouveau d'appétit à la
vue de cette grosse bête dorée, dont les membres tombaient l'un après
l'autre dans la sauce brune, au fond du plat.

Et tout à coup, au milieu de ce silence gourmand qui nous tenait
attentifs, entra, par la fenêtre ouverte, le bruit lointain d'un coup
de feu.


Je fus debout si vite, que ma chaise roula derrière moi; et je criai:

--Tout le monde à cheval! Toi, Marchas, tu vas prendre deux hommes et
aller aux nouvelles. Je t'attends ici dans cinq minutes.

Et pendant que les trois cavaliers s'éloignaient au galop dans la nuit,
je me mis en selle avec mes deux autres hussards, devant le perron
de la villa, tandis que le curé, la Sœur et les trois bonnes femmes
montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.

On n'entendait plus rien, qu'un aboiement de chien dans la campagne.
La pluie avait cessé; il faisait froid, très froid. Et bientôt, je
distinguai de nouveau le galop d'un cheval, d'un seul cheval qui
revenait.

C'était Marchas. Je lui criai:

--Eh bien?

Il répondit:

--Rien du tout, François a blessé un vieux paysan, qui refusait de
répondre au: «Qui vive?» et qui continuait d'avancer, malgré l'ordre
de passer au large. On l'apporte, d'ailleurs. Nous verrons ce que c'est.

J'ordonnai de remettre les chevaux à l'écurie et j'envoyai mes deux
soldats au-devant des autres, puis je rentrai dans la maison.

Alors le curé, Marchas et moi, nous descendîmes un matelas dans le
salon pour y déposer le blessé; la Sœur, déchirant une serviette,
se mit à faire de la charpie, tandis que les trois femmes éperdues
restaient assises dans un coin.

Bientôt, je distinguai un bruit de sabres traînés sur la route; je pris
une bougie pour éclairer les hommes qui revenaient; et ils parurent,
portant cette chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient un
corps humain quand la vie ne le soutient plus.


On déposa le blessé sur le matelas préparé pour lui; et je vis du
premier coup d'œil que c'était un moribond.

Il râlait et crachait du sang qui coulait des coins de ses lèvres,
chassé de sa bouche à chacun de ses hoquets. L'homme en était couvert!
Ses joues, sa barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements, semblaient en
avoir été frottés, avoir été baignés dans une cuve rouge. Et ce sang
s'était figé sur lui, était devenu terne, mêlé de boue, horrible à voir.

Le vieillard, enveloppé dans une grande limousine de berger,
entr'ouvrait par moments ses yeux, mornes, éteints, sans pensée,
qui paraissaient stupides d'étonnement, comme ceux des bêtes que le
chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds, aux trois quarts
mortes déjà, abruties par la surprise et par l'épouvante.

Le curé s'écria:

--Ah! c'est le père Placide, le vieux pasteur des Moulins. Il est
sourd, le pauvre, et n'a rien entendu. Ah! mon Dieu! vous avez tué ce
malheureux!

La Sœur avait écarté la blouse et la chemise, et regardait au milieu de
la poitrine un petit trou violet qui ne saignait plus.

--Il n'y a rien à faire, dit-elle.

Le berger, haletant affreusement, crachait toujours du sang avec chacun
de ses derniers souffles, et on entendait dans sa gorge, jusqu'au fond
de ses poumons, un gargouillement sinistre et continu.

Le curé, debout au-dessus de lui, leva sa main droite, décrivit le
signe de la croix et prononça, d'une voix lente et solennelle, les
paroles latines qui lavent les âmes.

Avant qu'il les eût achevées, le vieillard fut agité d'une courte
secousse, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Il ne
respirait plus. Il était mort.

M'étant retourné, je vis un spectacle plus effrayant que l'agonie de ce
misérable: les trois vieilles, debout, serrées l'une contre l'autre,
hideuses, grimaçaient d'angoisse et d'horreur.

Je m'approchai d'elles, et elles se mirent à pousser des cris aigus, en
essayant de se sauver, comme si j'allais les tuer aussi.

La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus, tomba tout de son
long par terre.

La Sœur Saint-Benoît, abandonnant le mort, courut vers ses infirmes,
et sans un mot pour moi, sans un regard, les couvrit de leurs châles,
leur donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit sortir et
disparut avec elles dans la nuit profonde, si noire.

Je compris que je ne pouvais même les faire accompagner par un hussard,
car le seul bruit du sabre les eût affolées.

Le curé regardait toujours le mort.

S'étant enfin retourné vers moi:

--Ah! quelle vilaine chose, dit-il.


  _Les Rois_ ont paru dans _le Gaulois_ du 23 janvier 1887.




AU BOIS.


LE maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que
le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.

Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre,
le père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de
bourgeois mûrs.

L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait
accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde,
très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un œil de défi l'agent de
l'autorité qui les avait captivés.

Le maire demanda:

--Qu'est-ce que c'est, père Hochedur?

Le garde champêtre fit sa déposition.

Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée
du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il
n'avait rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait
beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui
binait sa vigne, avait crié:

--Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis,
vous y trouverez une couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à
eux deux.

Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le
fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent
supposer un flagrant délit de mauvaises mœurs.

Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre
un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il
s'abandonnait à son instinct.

Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien
soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.

Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait
d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.

--Votre nom.

--Nicolas Beaurain.

--Votre profession.

--Mercier, rue des Martyrs, à Paris.

--Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois?

Le mercier demeura muet, les yeux baissés sur son gros ventre, les
mains à plat sur ses cuisses.

Le maire reprit:

--Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale?

--Non, monsieur.

--Alors, vous avouez?

--Oui, monsieur.

--Qu'avez-vous à dire pour votre défense?

--Rien, monsieur.

--Où avez-vous rencontré votre complice?

--C'est ma femme, monsieur.

--Votre femme?

--Oui, monsieur.

--Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?

--Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!

--Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur,
de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.

Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:

--C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais bien que c'était stupide.
Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle
ne l'a pas ailleurs.

Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua:

--Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne
seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête.

Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:

--Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et
nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat
aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et
changer de quartier! Y sommes-nous?

Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua sans
embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.

--Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules.
Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux
comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer
chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.

Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M.
Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un
magasin de mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de
confections. Je me rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les
dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec
qui j'habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est
lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m'annonça, en riant, qu'il
amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait,
mais je répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur.

Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer monsieur
Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais
décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus.

Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces
temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi
bien maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand
je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui
chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si
vite, l'odeur de l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me
rend folle! C'est comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude!

Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait
dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant.
Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque
chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux,
sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se
dire. Il avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir
embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais
comme dans un bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son
ami me plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez
bien que je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils
recommencent à s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions
pas là; et puis ils se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés
et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle
sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que je voyais pour
la première fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir
ainsi que ça me donna du courage; et je me suis mise à parler. Je lui
demandai ce qu'il faisait; il était commis de mercerie, comme je vous
l'ai appris tout à l'heure. Nous causâmes donc quelques instants; ça
l'enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais je le remis à
sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?»

M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.

Elle reprit:

--Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il s'est mis à me
faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu
tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, monsieur. Et moi
aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était un beau garçon,
autrefois.

Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des
Martyrs.

Ce fut dur pendant des années, monsieur. Les affaires n'allaient pas;
et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis,
nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête; on pense à
la caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions,
peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent
plus guère à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas
que ça vous manque.

Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes
rassurés sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui
s'est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas!

Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire.
La vue des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait
les larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil,
derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais
et je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du
ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a
l'air d'une rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se
tortillant; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est
bête comme tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, monsieur,
quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit
qu'on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui,
on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller
cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres
femmes. Je songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en
aimant quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je
rêvais de clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer.

Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je
savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon
fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait
plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais
bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!

Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays
où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici
arrivés, ce matin, vers les neuf heures.

Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça
ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon
mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le
jure, monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser;
il en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me
répétait: «Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu'est-ce qui
te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que mon cœur.
Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la vérité,
monsieur le maire, toute la vérité.»

Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en
paix, madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»


  _Au Bois_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 juin 1886.




UNE FAMILLE.


J'ALLAIS revoir mon ami Simon Radevin que je n'avais point aperçu
depuis quinze ans.

Autrefois c'était mon meilleur ami, l'ami de ma pensée, celui avec qui
on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit
les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement,
des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie
même qui excite l'esprit et le met à l'aise.

Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions
vécu, voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d'un même
amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des
mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes êtres que nous nous
comprenions complètement, rien qu'en échangeant un coup d'œil.

Puis il s'était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de
province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite
blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à
la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à marier,
avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin? Peut-on comprendre
ces choses-là? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur
simple, doux et long entre les bras d'une femme bonne, tendre et
fidèle; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de
cette gamine aux cheveux pâles.

Il n'avait pas songé que l'homme actif, vivant et vibrant, se fatigue
de tout dès qu'il a saisi la stupide réalité, à moins qu'il ne
s'abrutisse au point de ne plus rien comprendre.

Comment allais-je le retrouver? Toujours vif, spirituel, rieur et
enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale? Un homme peut
changer en quinze ans!


Le train s'arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon,
un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s'élança
vers moi, les bras ouverts, en criant: «Georges.» Je l'embrassai, mais
je ne l'avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait: «Cristi, tu n'as
pas maigri.» Il répondit en riant: «Que veux-tu? La bonne vie! la bonne
table! les bonnes nuits! Manger et dormir, voilà mon existence!»

Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés.
L'œil seul n'avait point changé; mais je ne retrouvais plus le regard
et je me disais: «S'il est vrai que le regard est le reflet de la
pensée, la pensée de cette tête-là n'est plus celle d'autrefois, celle
que je connaissais si bien.»

L'œil brillait pourtant, plein de joie et d'amitié; mais il n'avait
plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la
valeur d'un esprit.

Tout à coup, Simon me dit:

--Tiens, voici mes deux aînés.

Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize
ans, vêtu en collégien, s'avancèrent d'un air timide et gauche.

Je murmurai: «C'est à toi?»

Il répondit en riant: «Mais, oui.

--Combien en as-tu donc?

--Cinq! Encore trois restés à la maison!»

Il avait répondu cela d'un air fier, content, presque triomphant; et
moi je me sentais saisi d'une pitié profonde, mêlée d'un vague mépris,
pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire
des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un
lapin dans une cage.

Je montai dans une voiture qu'il conduisait lui-même et nous voici
partis à travers la ville, triste ville, somnolente et terne où rien ne
remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De
temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait son chapeau; Simon
rendait le salut et nommait l'homme pour me prouver sans doute qu'il
connaissait tous les habitants par leur nom. La pensée me vint qu'il
songeait à la députation, ce rêve de tous les enterrés de province.

On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans un jardin qui
avait des prétentions de parc, puis s'arrêta devant une maison à
tourelles qui cherchait à passer pour château.

--Voilà mon trou, disait Simon, pour obtenir un compliment.

Je répondis:

--C'est délicieux.

Sur le perron, une dame apparut, parée pour la visite, coiffée pour
la visite, avec des phrases prêtes pour la visite. Ce n'était plus la
fillette blonde et fade que j'avais vue à l'église quinze ans plus tôt,
mais une grosse dame à falbalas et à frisons, une de ces dames sans
âge, sans caractère, sans élégance, sans esprit, sans rien de ce qui
constitue une femme. C'était une mère, enfin, une grosse mère banale,
la pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair qui procrée
sans autre préoccupation dans l'âme que ses enfants et son livre de
cuisine.

Elle me souhaita la bienvenue et j'entrai dans le vestibule où trois
mioches alignés par rang de taille semblaient placés là pour une revue
comme des pompiers devant un maire.

Je dis:

--Ah! ah! voici les autres?

Simon, radieux, les nomma «Jean, Sophie et Gontran».

La porte du salon était ouverte. J'y pénétrai et j'aperçus au fond
d'un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme
paralysé.

Madame Radevin s'avança:

--C'est mon grand-père, monsieur. Il a quatre-vingt-sept ans.

Puis elle cria dans l'oreille du vieillard trépidant: «C'est un ami
de Simon, papa.» L'ancêtre fit un effort pour me dire bonjour et il
vagit: «Oua, oua, oua» en agitant sa main. Je répondis: «Vous êtes trop
aimable, monsieur», et je tombai sur un siège.

Simon venait d'entrer; il riait:

--Ah! ah! tu as fait la connaissance de bon papa. Il est impayable, ce
vieux; c'est la distraction des enfants. Il est gourmand, mon cher,
à se faire mourir à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu'il
mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait
de l'œil aux plats sucrés comme si c'étaient des demoiselles. Tu n'as
jamais rien rencontré de plus drôle, tu verras tout à l'heure.

Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car
l'heure du dîner approchait. J'entendais dans l'escalier un grand
piétinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en
procession, derrière leur père, sans doute pour me faire honneur.

Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un
océan d'herbes, de blés et d'avoine, sans un bouquet d'arbres ni un
coteau, image saisissante et triste de la vie qu'on devait mener dans
cette maison.

Une cloche sonna. C'était pour le dîner. Je descendis.

Mme Radevin prit mon bras d'un air cérémonieux et on passa dans la
salle à manger. Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à peine
placé devant son assiette, promena sur le dessert un regard avide
et curieux en tournant avec peine, d'un plat vers l'autre, sa tête
branlante.

Alors Simon se frotta les mains: «Tu vas t'amuser,» me dit-il. Et
tous les enfants, comprenant qu'on allait me donner le spectacle de
grand-papa gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis que leur
mère souriait seulement en haussant les épaules.

Radevin se mit à hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses
mains:

--Nous avons ce soir de la crème au riz sucré.

La face ridée de l'aïeul s'illumina et il trembla plus fort de haut en
bas, pour indiquer qu'il avait compris et qu'il était content.

Et on commença à dîner.

«Regarde,» murmura Simon. Le grand-père n'aimait pas la soupe et
refusait d'en manger. On l'y forçait, pour sa santé; et le domestique
lui enfonçait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu'il
soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon rejeté ainsi en
jet d'eau sur la table et sur ses voisins.

Les petits enfants se tordaient de joie tandis que leur père, très
content, répétait: «Est-il drôle, ce vieux?»

Et tout le long du repas on ne s'occupa que de lui. Il dévorait du
regard les plats posés sur la table; et de sa main follement agitée
essayait de les saisir et de les attirer à lui. On les posait presque
à portée pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant vers eux,
l'appel désolé de tout son être, de son œil, de sa bouche, de son nez
qui les flairait. Et il bavait d'envie sur sa serviette en poussant
des grognements inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce
supplice odieux et grotesque.

Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu'il
mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre
chose.

Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait
de désir.

Gontran lui cria: «Vous avez trop mangé, vous n'en aurez pas.» Et on
fit semblant de ne lui en point donner.

Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis
que tous les enfants riaient.

On lui apporta enfin sa part, une toute petite part; et il fit, en
mangeant la première bouchée de l'entremets, un bruit de gorge comique
et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui
avalent un morceau trop gros.

Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore.

Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et
ridicule, j'implorai pour lui: «Voyons, donne-lui encore un peu de riz?»

Simon répondit: «Oh! non, mon cher, s'il mangeait trop, à son âge, ça
pourrait lui faire mal.»

Je me tus, rêvant sur cette parole. O morale, ô logique, ô sagesse!
A son âge! Donc, on le privait du seul plaisir qu'il pouvait encore
goûter, par souci de sa santé! Sa santé! qu'en ferait-il, ce débris
inerte et tremblotant? On ménageait ses jours, comme on dit? Ses
jours? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent? Pourquoi? Pour
lui? ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa
gourmandise impuissante?

Il n'avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui
restait, une seule joie; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette
joie dernière, la lui donner jusqu'à ce qu'il en mourût.

Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour
me coucher: j'étais triste, triste, triste!

Et je me mis à ma fenêtre. On n'entendait rien au dehors qu'un très
léger, très doux, très joli gazouillement d'oiseau dans un arbre,
quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la
nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses œufs.

Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler
maintenant aux côtés de sa vilaine femme.


  _Une Famille_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 3 août 1886.




JOSEPH.


ELLES étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de
Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.

Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans le salon vitré qui regardait la
mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d'un soir d'été entrait,
tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d'océan. Les deux
jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant
de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes,
et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que
seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.

Leurs maris étaient retournés à Paris dans l'après-midi, les laissant
seules sur cette petite plage déserte qu'ils avaient choisie pour
éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours
sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur
l'herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît
dans le désœuvrement des villes d'eaux. Dieppe, Étretat, Trouville
leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et
abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp,
et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l'été.

Elles étaient grises. Ne sachant qu'inventer pour se distraire, la
petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin,
au champagne. Elles s'étaient d'abord beaucoup amusées à cuisiner
elles-mêmes ce dîner; puis elles l'avaient mangé avec gaieté en buvant
ferme pour calmer la soif qu'avait éveillée dans leur gorge la chaleur
des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à
l'unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec
la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu'elles
disaient.

La comtesse, les jambes en l'air sur le dossier d'une chaise, était
plus partie encore que son amie.

--Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait
des amoureux. Si j'avais prévu ça tantôt, j'en aurais fait venir deux
de Paris et je t'en aurais cédé un...

--Moi, reprit l'autre, j'en trouve toujours; même ce soir, si j'en
voulais un, je l'aurais.

--Allons donc! A Roqueville, ma chère? un paysan, alors.

--Non, pas tout à fait.

--Alors, raconte-moi.

--Qu'est-ce que tu veux que je te raconte?

--Ton amoureux?

--Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n'étais pas
aimée, je me croirais morte.

--Moi aussi.

--N'est-ce pas?

--Oui. Les hommes ne comprennent pas ça! nos maris surtout!

--Non, pas du tout. Comment veux-tu qu'il en soit autrement? L'amour
qu'il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries.
C'est la nourriture de notre cœur, ça. C'est indispensable à notre vie,
indispensable, indispensable...

--Indispensable.

--Il faut que je sente que quelqu'un pense à moi, toujours, partout.
Quand je m'endors, quand je m'éveille, il faut que je sache qu'on
m'aime quelque part, qu'on rêve de moi, qu'on me désire. Sans cela je
serais malheureuse, malheureuse. Oh! mais malheureuse à pleurer tout le
temps.

--Moi aussi.

--Songe donc que c'est impossible autrement. Quand un mari a été
gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément
une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se
montre tel qu'il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes
les notes. On ne peut pas aimer quelqu'un avec qui on vit toujours.

--Ça, c'est bien vrai.

--N'est-ce pas?... Où donc en étais-je? Je ne me rappelle plus du tout.

--Tu disais que tous les maris sont des brutes!

--Oui, des brutes... tous.

--C'est vrai.

--Et après?...

--Quoi, après?

--Qu'est-ce que je disais après?

--Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l'as pas dit?

--J'avais pourtant quelque chose à te raconter.

--Oui, c'est vrai, attends?...

--Ah! j'y suis...

--Je t'écoute.

--Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux.

--Comment fais-tu?

--Voilà. Suis-moi bien. Quand j'arrive dans un pays nouveau, je prends
des notes et je fais mon choix.

--Tu fais ton choix?

--Oui, parbleu. Je prends des notes d'abord. Je m'informe. Il faut
avant tout qu'un homme soit discret, riche et généreux, n'est-ce pas?

--C'est vrai.

--Et puis, il faut qu'il me plaise comme homme.

--Nécessairement.

--Alors je l'amorce.

--Tu l'amorces?

--Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n'as jamais pêché à la
ligne?

--Non, jamais.

--Tu as eu tort. C'est très amusant. Et puis c'est instructif. Donc, je
l'amorce...

--Comment fais-tu?

--Bête, va. Est-ce qu'on ne prend pas les hommes qu'on veut prendre,
comme s'ils avaient le choix! Et ils croient choisir encore... ces
imbéciles... mais c'est nous qui choisissons... toujours... Songe
donc, quand on n'est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les
hommes sont des prétendants, tous sans exception. Nous, nous les
passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous
l'amorçons...

--Ça ne me dit pas comment tu fais?

--Comment je fais?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder,
voilà tout.

--Tu te laisses regarder?...

--Mais oui. Ça suffit. Quand on s'est laissé regarder plusieurs fois
de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus
séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la
cour. Moi je lui laisse comprendre qu'il n'est pas mal, sans rien dire
bien entendu; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça
dure plus ou moins, selon ses qualités.

--Tu prends comme ça tous ceux que tu veux?

--Presque tous.

--Alors, il y en a qui résistent?

--Quelquefois.

--Pourquoi?

--Oh! pourquoi? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu'on est très
amoureux d'une autre. Parce qu'on est d'une timidité excessive et parce
qu'on est... comment dirai-je?... incapable de mener jusqu'au bout la
conquête d'une femme...

--Oh! ma chère!... Tu crois?...

--Oui... oui... J'en suis sûre..., il y en a beaucoup de cette dernière
espèce, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus qu'on ne croit. Oh! ils
ont l'air de tout le monde... ils sont habillés comme les autres...
ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne
pourraient pas se déployer.

--Oh! ma chère...

--Quant aux timides, ils sont quelquefois d'une sottise imprenable. Ce
sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se
coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec
ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de
main. C'est même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni
par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier
moyen.... ils vous soignent... Et pour peu qu'on tarde à reprendre ses
sens... ils vont chercher du secours.

Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je
les enlève d'assaut, à... à... à... à la bayonnette, ma chère!

--C'est bon, tout ça, mais quand il n'y a pas d'hommes, comme ici, par
exemple.

--J'en trouve.

--Tu en trouves. Où ça?

--Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.

Voilà deux ans, cette année, que mon mari m'a fait passer l'été dans
sa terre de Bougrolles. Là, rien... mais tu entends, rien de rien,
de rien, de rien! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds
dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux
sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par
là-dessus, et qu'il serait impossible de corriger, parce qu'ils ont des
principes d'existence malpropres.

Devine ce que j'ai fait?

--Je ne devine pas!

--Ah! ah! ah! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour
l'exaltation de l'homme du peuple, des romans où les ouvriers sont
sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que
j'avais vu _Ruy-Blas_ l'hiver précédent et que ça m'avait beaucoup
frappée. Eh bien! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de
vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le
séminaire par dégoût. Eh bien, je l'ai pris comme domestique!

--Oh!... Et après!...

--Après... après, ma chère, je l'ai traité de très haut, en lui
montrant beaucoup de ma personne. Je ne l'ai pas amorcé, celui-là, ce
rustre, je l'ai allumé!...

--Oh! Andrée!

--Oui, ça m'amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne
compte pas! Eh bien, il ne comptait point. Je le sonnais pour les
ordres chaque matin quand ma femme de chambre m'habillait, et aussi
chaque soir quand elle me déshabillait.

--Oh! Andrée!

--Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table,
pendant les repas, je n'ai plus parlé que de propreté, de soins du
corps, de douches, de bains. Si bien qu'au bout de quinze jours il se
trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner
le château. J'ai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui
disant, d'un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer
que de l'eau de Cologne.

--Oh! Andrée!

--Alors, j'ai eu l'idée d'organiser une bibliothèque de campagne.
J'ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais
à tous nos paysans et à mes domestiques. Il s'était glissé dans ma
collection quelques livres... quelques livres... poétiques... de ceux
qui troublent les âmes... des pensionnaires et des collégiens... Je les
ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une drôle
de vie.

--Oh... Andrée!

--Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le
tutoyer. Je l'avais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état...
dans un état effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq...
et il roulait des yeux de fou. Moi je m'amusais énormément. C'est un de
mes meilleurs étés...

--Et après?...

--Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai
dit d'atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très
chaud, très chaud... Voilà!

--Oh! Andrée, dis-moi tout... Ça m'amuse tant.

--Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je finirais le carafon
toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route.

--Comment ça?

--Que tu es bête. Je lui ai dit que j'allais me trouver mal et qu'il
fallait me porter sur l'herbe. Et puis, quand j'ai été sur l'herbe,
j'ai suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand j'ai été
délacée, j'ai perdu connaissance.

--Tout à fait.

--Oh non, pas du tout.

--Eh bien?

--Eh bien! j'ai été obligée de rester près d'une heure sans
connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais j'ai été patiente, et
je n'ai rouvert les yeux qu'après sa chute.

--Oh! Andrée!... Et qu'est-ce que tu lui as dit?

--Moi rien! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j'étais sans
connaissance? Je l'ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en
voiture; et il m'a ramenée au château. Mais il a failli verser en
tournant la barrière!

--Oh! Andrée! Et c'est tout?...

--C'est tout...

--Tu n'as perdu connaissance qu'une fois?

--Rien qu'une fois, parbleu! Je ne voulais pas faire mon amant de ce
goujat.

--L'as-tu gardé longtemps après ça?

--Mais oui. Je l'ai encore. Pourquoi est-ce que je l'aurais renvoyé. Je
n'avais pas à m'en plaindre.

--Oh! Andrée! Et il t'aime toujours?

--Parbleu.

--Où est-il?

La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre
électrique. La porte s'ouvrit presque aussitôt, et un grand valet entra
qui répandait autour de lui une forte senteur d'eau de Cologne.

La baronne lui dit: «Joseph, mon garçon, j'ai peur de me trouver mal,
va me chercher ma femme de chambre.»

L'homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et
fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit: «Mais va donc
vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd'hui, et
Rosalie me soignera mieux que toi.»

Il tourna sur ses talons et sortit.

La petite comtesse, effarée, demanda:

--Et qu'est-ce que tu diras à ta femme de chambre?

--Je lui dirai que c'est passé! Non, je me ferai tout de même délacer.
Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis
grise... ma chère... mais grise à tomber si je me levais.


  _Joseph_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 21 juillet 1885.




L'AUBERGE.


PAREILLE à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les
Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus
qui coupent les sommets blancs des montagnes, l'auberge de Schwarenbach
sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi.

Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la famille de Jean
Hauser; puis, dès que les neiges s'amoncellent, emplissant le vallon et
rendant impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le père et les
trois fils s'en vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide
Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de
montagne.

Les deux hommes et la bête demeurent jusqu'au printemps dans cette
prison de neige, n'ayant devant les yeux que la pente immense et
blanche du Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants, enfermés,
bloqués, ensevelis sous la neige qui monte autour d'eux, enveloppe,
étreint, écrase la petite maison, s'amoncelle sur le toit, atteint les
fenêtres et mure la porte.

C'était le jour où la famille Hauser allait retourner à Loëche, l'hiver
approchant et la descente devenant périlleuse.

Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes et de bagages et
conduits par les trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser, et sa fille
Louise montèrent sur un quatrième mulet, et se mirent en route à leur
tour.

Le père les suivait accompagné des deux gardiens qui devaient escorter
la famille jusqu'au sommet de la descente.

Ils contournèrent d'abord le petit lac, gelé maintenant au fond du
grand trou de rochers qui s'étend devant l'auberge, puis ils suivirent
le vallon clair comme un drap et dominé de tous côtés par des sommets
de neige.

Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé,
l'allumait d'une flamme aveuglante et froide; aucune vie n'apparaissait
dans cet océan des monts; aucun mouvement dans cette solitude
démesurée; aucun bruit n'en troublait le profond silence.

Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand suisse aux longues
jambes, laissa derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard Hari,
pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes.

La plus jeune le regardait venir, semblait l'appeler d'un œil triste.
C'était une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les
cheveux pâles paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu
des glaces.

Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la main sur
la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser se mit à lui parler,
énumérant avec des détails infinis toutes les recommandations de
l'hivernage. C'était la première fois qu'il restait là-haut, tandis
que le vieux Hari avait déjà passé quatorze hivers sous la neige dans
l'auberge de Schwarenbach.

Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l'air de comprendre, et regardait
sans cesse la jeune fille. De temps en temps il répondait: «Oui, madame
Hauser.» Mais sa pensée semblait loin et sa figure calme demeurait
impassible.

Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée
s'étendait, toute plate, au fond du val. A droite, le Daubenhorn
montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du
glacier de Lœmmern que dominait le Wildstrubel.

Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où commence la descente sur
Loëche, ils découvrirent tout à coup l'immense horizon des Alpes du
Valais dont les séparait la profonde et large vallée du Rhône.

C'était, au loin, un peuple de sommets blancs, inégaux, écrasés ou
pointus et luisants sous le soleil: le Mischabel avec ses deux cornes,
le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et
redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d'hommes, et la Dent-Blanche,
cette monstrueuse coquette.

Puis, au-dessous d'eux, dans un trou démesuré, au fond d'un abîme
effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des
grains de sable jetés dans cette crevasse énorme que finit et que ferme
la Gemmi, et qui s'ouvre, là-bas, sur le Rhône.

Le mulet s'arrêta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans
cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne
droite, jusqu'à ce petit village presque invisible, à son pied. Les
femmes sautèrent dans la neige.

Les deux vieux les avaient rejoints.

--Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage, à l'an prochain,
les amis.

Le père Hari répéta: «A l'an prochain.»

Ils s'embrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour, tendit ses joues; et
la jeune fille en fit autant. Quand ce fut le tour d'Ulrich Kunsi, il
murmura dans l'oreille de Louise: «N'oubliez point ceux d'en haut.»
Elle répondit «non», si bas qu'il devina sans l'entendre.

--Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne santé.

Et, passant devant les femmes, il commença à descendre.

Ils disparurent bientôt tous les trois au premier détour du chemin.

Et les deux hommes s'en retournèrent vers l'auberge de Schwarenbach.

Ils allaient lentement, côte à côte, sans parler. C'était fini, ils
resteraient seuls face à face, quatre ou cinq mois.

Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de l'autre hiver. Il était
demeuré avec Michel Canol, trop âgé maintenant pour recommencer; car un
accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne s'étaient
pas ennuyés, d'ailleurs; le tout était d'en prendre son parti dès le
premier jour; et on finissait par se créer des distractions, des jeux,
beaucoup de passe-temps.

Ulrich Kunsi l'écoutait, les yeux baissés, suivant en pensée ceux qui
descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi.

Bientôt ils aperçurent l'auberge, à peine visible, si petite, un point
noir au pied de la monstrueuse vague de neige.

Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour
d'eux.

--Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n'avons plus de femme
maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de
terre.

Et tous deux, s'asseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à
tremper la soupe.

La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari
fumait et crachait dans l'âtre, tandis que le jeune homme regardait par
la fenêtre l'éclatante montagne en face de la maison.

Il sortit dans l'après-midi, et refaisant le trajet de la veille, il
cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porté les
deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le
ventre au bord de l'abîme, et regarda Loëche.

Le village dans son puits de rocher n'était pas encore noyé sous
la neige, bien qu'elle vînt tout près de lui, arrêtée net par les
forêts de sapins qui protégeaient ses environs. Ses maisons basses
ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie.

La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises.
Dans laquelle? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer
séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu'il le pouvait
encore!

Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel;
et le jeune homme rentra. Le père Hari fumait. En voyant revenir son
compagnon, il lui proposa une partie de cartes; et ils s'assirent en
face l'un de l'autre des deux côtés de la table.

Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu'on nomme la brisque, puis,
ayant soupé, ils se couchèrent.

Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids,
sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter
les aigles et les rares oiseaux qui s'aventurent sur ces sommets
glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au col de la Gemmi
pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux
dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur
partie.

Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage
mouvant, profond et léger, d'écume blanche s'abattait sur eux, autour
d'eux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et sourd
matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il fallut
dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler des
marches pour s'élever sur cette poudre de glace que douze heures de
gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines.

Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne s'aventurant plus
guère en dehors de leur demeure. Ils s'étaient partagé les besognes
qu'ils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des
nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de
propreté. C'était lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard
Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages,
réguliers et monotones, étaient interrompus par de longues parties de
cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes
et placides. Jamais même ils n'avaient d'impatiences, de mauvaise
humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de
résignation pour cet hivernage sur les sommets.

Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s'en allait à la
recherche des chamois; il en tuait de temps en temps. C'était alors
fête dans l'auberge de Schwarenbach et grand festin de chair fraîche.

Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit
au-dessous de glace. Le soleil n'étant pas encore levé, le chasseur
espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.

Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu'à dix heures. Il était d'un
naturel dormeur; mais il n'eût point osé s'abandonner ainsi à son
penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal.

Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits
à dormir devant le feu; puis il se sentit triste, effrayé même de la
solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne,
comme on l'est par le désir d'une habitude invincible.

Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait
rentrer à quatre heures.

La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses,
effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers, ne faisant plus, entre
les sommets immenses, qu'une immense cuve blanche régulière, aveuglante
et glacée.

Depuis trois semaines, Ulrich n'était plus revenu au bord de l'abîme
d'où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir
les pentes qui conduisaient à Wildstrubel. Loëche maintenant était
aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère,
ensevelies sous ce manteau pâle.

Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Lœmmern. Il allait de
son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige
aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit
point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée.

Quand il fut au bord du glacier, il s'arrêta, se demandant si le vieux
avait bien pris ce chemin; puis il se mit à longer les moraines d'un
pas plus rapide et plus inquiet.

Le jour baissait; les neiges devenaient roses; un vent sec et gelé
courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich
poussa un cri d'appel aigu, vibrant, prolongé. La voix s'envola dans
le silence de mort où dormaient les montagnes; elle courut au loin,
sur les vagues immobiles et profondes d'écume glaciale, comme un cri
d'oiseau sur les vagues de la mer; puis elle s'éteignit et rien ne lui
répondit.

Il se remit à marcher. Le soleil s'était enfoncé, là-bas, derrière
les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore; mais les
profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur
tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la solitude,
la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et
geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et
glacé. Et il se mit à courir, s'enfuyant vers sa demeure. Le vieux,
pensait-il, était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre
chemin; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds.

Bientôt il aperçut l'auberge. Aucune fumée n'en sortait. Ulrich courut
plus vite, ouvrit la porte. Sam s'élança pour le fêter, mais Gaspard
Hari n'était point revenu.

Effaré, Kunzi tournait sur lui-même, comme s'il se fût attendu à
découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et
fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard.

De temps en temps, il sortait pour regarder s'il n'apparaissait pas.
La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la
nuit livide qu'éclairait, au bord de l'horizon, un croissant jaune et
fin prêt à tomber derrière les sommets.

Puis le jeune homme rentrait, s'asseyait, se chauffait les pieds et les
mains en rêvant aux accidents possibles.

Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un
faux pas qui lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu dans
la neige, saisi, raidi par le froid, l'âme en détresse, criant, perdu,
criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa gorge
dans le silence de la nuit.

Mais où? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux
environs, surtout en cette saison, qu'il aurait fallu être dix ou vingt
guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un
homme en cette immensité.

Ulrich Kunzi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari
n'était point revenu entre minuit et une heure du matin.

Et il fit ses préparatifs.

Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons d'acier,
roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, vérifia
l'état de son bâton ferré et de la hachette qui sert à tailler des
degrés dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la
cheminée; le gros chien ronflait sous la clarté de la flamme; l'horloge
battait comme un cœur ses coups réguliers dans sa gaine de bois sonore.

Il attendait, l'oreille éveillée aux bruits lointains, frissonnant
quand le vent léger frôlait le toit et les murs.

Minuit sonna; il tressaillit. Puis, comme il se sentait frémissant et
apeuré, il posa de l'eau sur le feu, afin de boire du café bien chaud
avant de se mettre en route.

Quand l'horloge fit tinter une heure, il se dressa, réveilla Sam,
ouvrit la porte et s'en alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant
cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons,
taillant la glace, avançant toujours et parfois hâlant, au bout de sa
corde, le chien resté en bas d'un escarpement trop rapide. Il était six
heures environ, quand il atteignit un des sommets où le vieux Gaspard
venait souvent à la recherche des chamois.

Et il attendit que le jour se levât.

Le ciel pâlissait sur sa tête; et soudain une lueur bizarre, née on
ne sait d'où, éclaira brusquement l'immense océan des cimes pâles qui
s'étendaient à cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté
vague sortait de la neige elle-même pour se répandre dans l'espace.
Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d'un
rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les
lourds géants des Alpes bernoises.

Ulrich Kunzi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbé,
épiant des traces, disant au chien: «Cherche, mon gros, cherche.»

Il redescendait la montagne à présent, fouillant de l'œil les
gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite
dans l'immensité muette. Alors, il collait à terre l'oreille, pour
écouter; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait
de nouveau, n'entendait plus rien et s'asseyait épuisé, désespéré. Vers
midi, il déjeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il
recommença ses recherches.

Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante
kilomètres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison
pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il
creusa un trou dans la neige et s'y blottit avec son chien, sous une
couverture qu'il avait apportée. Et ils se couchèrent l'un contre
l'autre, l'homme et la bête, chauffant leurs corps l'un à l'autre et
gelés jusqu'aux moelles cependant.

Ulrich ne dormit guère, l'esprit hanté de visions, les membres secoués
de frissons.

Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides
comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier d'angoisse,
son cœur palpitant à le laisser choir d'émotion dès qu'il croyait
entendre un bruit quelconque.

Il pensa soudain qu'il allait aussi mourir de froid dans cette
solitude, et l'épouvante de cette mort, fouettant son énergie,
réveilla sa vigueur.

Il descendait maintenant vers l'auberge, tombant, se relevant, suivi de
loin par Sam, qui boitait sur trois pattes.

Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de
l'après-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea
et s'endormit, tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.

Il dormit longtemps, très longtemps, d'un sommeil invincible. Mais
soudain, une voix, un cri, un nom: «Ulrich», secoua son engourdissement
profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé? Était-ce un de ces
appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes? Non, il
l'entendait encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté
dans sa chair jusqu'au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait
crié; on avait appelé: «Ulrich!» Quelqu'un était là, près de la maison.
Il n'en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla: «C'est toi,
Gaspard!» de toute la puissance de sa gorge.

Rien ne répondit; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il
faisait nuit. La neige était blême.

Le vent s'était levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse
rien de vivant sur ces hauteurs abandonnées. Il passait par souffles
brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu du désert.
Ulrich, de nouveau, cria: «Gaspard!--Gaspard!--Gaspard!»

Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne! Alors une
épouvante le secoua jusqu'aux os. D'un bond il rentra dans l'auberge,
ferma la porte et poussa les verrous; puis il tomba grelottant sur une
chaise, certain qu'il venait d'être appelé par son camarade au moment
où il rendait l'esprit.

De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain.
Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits
quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immaculés
dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains.
Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de
mourir tout à l'heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine
libre, s'était envolée vers l'auberge où dormait Ulrich, et elle
l'avait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible qu'ont les âmes
des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans voix,
dans l'âme accablée du dormeur; elle avait crié son adieu dernier, ou
son reproche, ou sa malédiction sur l'homme qui n'avait point assez
cherché.

Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur, derrière la porte
qu'il venait de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau de nuit qui
frôle de ses plumes une fenêtre éclairée; et le jeune homme éperdu
était prêt à hurler d'horreur. Il voulait s'enfuir et n'osait point
sortir; il n'osait point et n'oserait plus désormais, car le fantôme
resterait là, jour et nuit, autour de l'auberge, tant que le corps du
vieux guide n'aurait pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite
d'un cimetière.

Le jour vint et Kunzi reprit un peu d'assurance au retour brillant
du soleil. Il prépara son repas, fit la soupe de son chien, puis il
demeura sur une chaise, immobile, le cœur torturé, pensant au vieux
couché sur la neige.

Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles
l'assaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, éclairée
à peine par la flamme d'une chandelle, il marchait d'un bout à l'autre
de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant si le cri effrayant de
l'autre nuit n'allait pas encore traverser le silence morne du dehors.
Et il se sentait seul, le misérable, comme aucun homme n'avait jamais
été seul! Il était seul dans cet immense désert de neige, seul à deux
mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons
humaines, au-dessus de la vie qui s'agite, bruit et palpite, seul dans
le ciel glacé! Une envie folle le tenaillait de se sauver n'importe où,
n'importe comment, de descendre à Loëche en se jetant dans l'abîme;
mais il n'osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que l'autre, le
mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non plus là-haut.

Vers minuit, las de marcher, accablé d'angoisse et de peur, il
s'assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on
redoute un lieu hanté.

Et soudain le cri strident de l'autre soir lui déchira les oreilles, si
suraigu qu'Ulrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il
tomba sur le dos avec son siège.

Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens
effrayés, et il tournait autour du logis cherchant d'où venait le
danger. Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et
reniflant avec force, le poil hérissé, la queue droite et grognant.

Kunzi, éperdu, s'était levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria:
«N'entre pas, n'entre pas, n'entre pas ou je te tue.» Et le chien,
excité par cette menace, aboyait avec fureur contre l'invisible ennemi
que défiait la voix de son maître.

Sam, peu à peu, se calma et revint s'étendre auprès du foyer, mais il
demeura inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre
ses crocs.

Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir
de terreur, il alla chercher une bouteille d'eau-de-vie dans le buffet,
et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient
vagues; son courage s'affermissait; une fièvre de feu glissait dans ses
veines.

Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de l'alcool. Et
pendant plusieurs jours de suite il vécut, saoul comme une brute. Dès
que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire
jusqu'à l'instant où il tombait sur le sol, abattu par l'ivresse. Et
il restait là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant,
le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant
et brûlant, que le cri toujours le même «Ulrich!» le réveillait comme
une balle qui lui aurait percé le crâne; et il se dressait chancelant
encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son
secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se
précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de
ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé,
la tête en l'air, avalait à pleines gorgées, comme de l'eau fraîche
après une course, l'eau-de-vie qui tout à l'heure endormirait de
nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue.

En trois semaines, il absorba toute sa provision d'alcool. Mais cette
saoulerie continue ne faisait qu'assoupir son épouvante qui se réveilla
plus furieuse dès qu'il lui fut impossible de la calmer. L'idée fixe
alors, exaspérée par un mois d'ivresse, et grandissant sans cesse dans
l'absolue solitude, s'enfonçait en lui à la façon d'une vrille. Il
marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu'une bête en cage, collant
son oreille à la porte pour écouter si l'autre était là, et le défiant,
à travers le mur.

Puis, dès qu'il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la
voix qui le faisait bondir sur ses pieds.

Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur
la porte et l'ouvrit pour voir celui qui l'appelait et pour le forcer à
se taire.

Il reçut en plein visage un souffle d'air froid qui le glaça jusqu'aux
os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que
Sam s'était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu,
et s'assit devant pour se chauffer; mais soudain il tressaillit,
quelqu'un grattait le mur en pleurant.

Il cria éperdu: «Va-t'en.» Une plainte lui répondit, longue et
douloureuse.

Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il
répétait «Va-t'en» en tournant sur lui-même pour trouver un coin où
se cacher. L'autre, pleurant toujours, passait le long de la maison
en se frottant contre le mur. Ulrich s'élança vers le buffet de chêne
plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force
surhumaine, il le traîna jusqu'à la porte, pour s'appuyer d'une
barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait
de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la
fenêtre comme on fait lorsqu'un ennemi vous assiège.

Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements
lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements
pareils.

Et des jours et des nuits se passèrent sans qu'ils cessassent de hurler
l'un et l'autre. L'un tournait sans cesse autour de la maison et
fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu'il semblait
vouloir la démolir; l'autre, au dedans, suivait tous ses mouvements,
courbé, l'oreille collée contre la pierre, et il répondait à tous ses
appels par d'épouvantables cris.

Un soir, Ulrich n'entendit plus rien, et il s'assit, tellement brisé de
fatigue qu'il s'endormit aussitôt.

Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa
tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.
........................................................................

L'hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable; et la
famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge.

Dès qu'elles eurent atteint le haut de la montée les femmes grimpèrent
sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu'elles allaient
retrouver tout à l'heure.

Elles s'étonnaient que l'un d'eux ne fût pas descendu quelques jours
plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des
nouvelles de leur long hivernage.

On aperçut enfin l'auberge encore couverte et capitonnée de neige. La
porte et la fenêtre étaient closes; un peu de fumée sortait du toit,
ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le
seuil, un squelette d'animal dépecé par les aigles, un grand squelette
couché sur le flanc.

Tous l'examinèrent: «Ça doit être Sam», dit la mère. Et elle appela:
«Hé, Gaspard.» Un cri répondit à l'intérieur, un cri aigu, qu'on eût
dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta: «Hé, Gaspard.» Un autre
cri pareil au premier se fit entendre.

Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d'ouvrir
la porte. Elle résista. Ils prirent dans l'étable vide une longue
poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria,
céda, les planches volèrent en morceaux; puis un grand bruit ébranla
la maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet écroulé, un
homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe
qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux
d'étoffe sur le corps.

Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s'écria: «C'est
Ulrich, maman.» Et la mère constata que c'était Ulrich, bien que ses
cheveux fussent blancs.

Il les laissa venir; il se laissa toucher; mais il ne répondit point
aux questions qu'on lui posa; et il fallut le conduire à Loëche où les
médecins constatèrent qu'il était fou.

Et personne ne sut jamais ce qu'était devenu son compagnon.

La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d'une maladie de langueur
qu'on attribua au froid de la montagne.


  _L'Auberge_ a paru dans _Les Lettres et les Arts_ du 1er septembre 1886.




LE VAGABOND.


DEPUIS quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail.
Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que
l'ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon
sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa
famille, lui, fils aîné, n'ayant plus qu'à croiser ses bras vigoureux,
dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison; les deux
sœurs allaient en journée, mais gagnaient peu; et lui, Jacques Randel,
le plus fort, ne faisait rien parce qu'il n'avait rien à faire, et
mangeait la soupe des autres.

Alors, il s'était informé à la mairie; et le secrétaire avait répondu
qu'on trouvait à s'occuper dans le Centre.

Il était donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept
francs dans sa poche et portant sur l'épaule, dans un mouchoir bleu
attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une
culotte et une chemise.

Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les
interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver
jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l'ouvrage.

Il s'entêta d'abord à cette idée qu'il ne devait travailler qu'à la
charpente, puisqu'il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers
où il se présenta, on répondit qu'on venait de congédier des hommes,
faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources,
à accomplir toutes les besognes qu'il rencontrerait sur son chemin.

Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d'écurie, scieur de pierres;
il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du
mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela
moyennant quelques sous, car il n'obtenait, de temps en temps, deux
ou trois jours de travail qu'en se proposant à vil prix, pour tenter
l'avarice des patrons et des paysans.

Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait plus rien, il
n'avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des
femmes qu'il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des
routes.

Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le
ventre vide, l'âme en détresse, marchait nu-pieds sur l'herbe au bord
du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l'autre
n'existant plus depuis longtemps déjà. C'était un samedi, vers la
fin de l'automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et
rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On
sentait qu'il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette
tombée de jour, la veille d'un dimanche. De place en place, dans les
champs, s'élevaient, pareilles à des champignons jaunes, monstrueux,
des meules de paille égrenées; et les terres semblaient nues, étant
ensemencées déjà pour l'autre année.

Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les
loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire
moins de pas, et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les
yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec
l'envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu'il
rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe.

Il regardait les bords de la route avec l'image, dans les yeux, de
pommes de terre défouies, restées sur le sol retourné. S'il en avait
trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu
dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond,
qu'il eût tenu d'abord, brûlant, dans ses mains froides.

Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une
betterave crue, arrachée dans un sillon.

Depuis deux jours il parlait haut en allongeant le pas sous l'obsession
de ses idées. Il n'avait guère pensé, jusque-là, appliquant tout son
esprit, toutes ses simples facultés, à sa besogne professionnelle.
Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée d'un travail
introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l'herbe,
le jeûne, le mépris qu'il sentait chez les sédentaires pour le
vagabond, cette question posée chaque jour: «Pourquoi ne restez-vous
pas chez vous?» le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants
qu'il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeurés à la
maison et qui n'avaient guère de sous, non plus, l'emplissaient peu
à peu d'une colère lente, amassée chaque jour, chaque heure, chaque
minute, et qui s'échappait de sa bouche, malgré lui, en phrases courtes
et grondantes.

Tout en trébuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il
grognait: «Misère... misère... tas de cochons... laisser crever de faim
un homme... un charpentier... tas de cochons... pas quatre sous... pas
quatre sous... v'là qu'il pleut... tas de cochons!...»

Il s'indignait de l'injustice du sort et s'en prenait aux hommes, à
tous les hommes, de ce que la nature, la grande mère aveugle, est
inéquitable, féroce et perfide.

Il répétait, les dents serrées: «Tas de cochons!» en regardant la
mince fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du dîner. Et,
sans réfléchir à cette autre injustice, humaine celle-là, qui se nomme
violence et vol, il avait envie d'entrer dans une de ces demeures,
d'assommer les habitants et de se mettre à table, à leur place.

Il disait: «J'ai pas le droit de vivre, maintenant... puisqu'on me
laisse crever de faim... je ne demande qu'à travailler, pourtant...
tas de cochons!» Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son
ventre, la souffrance de son cœur lui montaient à la tête comme une
ivresse redoutable, et faisaient naître, en son cerveau, cette idée
simple: «J'ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l'air est
à tout le monde. Alors, donc, on n'a pas le droit de me laisser sans
pain!»

La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s'arrêta et murmura:
«Misère... encore un mois de route avant de rentrer à la maison...»
Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu'il trouverait
plutôt à s'occuper dans sa ville natale, où il était connu, en faisant
n'importe quoi, que sur les grands chemins où tout le monde le
suspectait.

Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait manœuvre, gâcheur
de plâtre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que
vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger.

Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin
d'empêcher l'eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine.
Mais il sentit bientôt qu'elle traversait déjà la mince toile de ses
vêtements et il jeta autour de lui un regard d'angoisse, d'être perdu
qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n'a pas
un abri par le monde.

La nuit venait, couvrant d'ombre les champs. Il aperçut, au loin, dans
un pré, une tache sombre sur l'herbe, une vache. Il enjamba le fossé
de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait.

Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa:
«Si seulement j'avais un pot, je pourrais boire un peu de lait.»

Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui
lançant dans le flanc un grand coup de pied: «Debout!» dit-il.

La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde
mamelle; alors l'homme se coucha sur le dos, entre les pattes de
l'animal, et il but, longtemps, longtemps, pressant de ses deux mains
le pis gonflé, chaud, et qui sentait l'étable. Il but tant qu'il resta
du lait dans cette source vivante.

Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue
sans lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumière
qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d'une maison.

La vache s'était recouchée, lourdement. Il s'assit à côté d'elle, en
lui flattant la tête, reconnaissant d'avoir été nourri. Le souffle
épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de
vapeur dans l'air du soir, passait sur la face de l'ouvrier qui se mit
à dire: «Tu n'as pas froid là dedans, toi.»

Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail, sous les pattes,
pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle de se
coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha
donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre la
mamelle puissante qui l'avait abreuvé tout à l'heure. Puis, comme il
était brisé de fatigue, il s'endormit tout à coup.

Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon
qu'il appliquait l'un ou l'autre sur le flanc de l'animal; alors il se
retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était
restée à l'air de la nuit; et il se rendormit bientôt de son sommeil
accablé.

Un coq chantant le mit debout. L'aube allait paraître; il ne pleuvait
plus; le ciel était pur.

La vache se reposait, le mufle sur le sol; il se baissa en s'appuyant
sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il
dit: «Adieu, ma belle... à une autre fois... t'es une bonne bête...
Adieu...»

Puis il mit ses souliers, et s'en alla.

Pendant deux heures, il marcha devant lui, suivant toujours la même
route; puis une lassitude l'envahit si grande, qu'il s'assit dans
l'herbe.

Le jour était venu; les cloches des églises sonnaient, des hommes en
blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés
en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux
villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents.

Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons
inquiets et bêlants qu'un chien rapide maintenait en troupeau.

Randel se leva, salua: «Vous n'auriez pas du travail pour un ouvrier
qui meurt de faim?» dit-il.

L'autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant:

--Je n'ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les
routes.

Et le charpentier retourna s'asseoir sur le fossé.

Il attendit longtemps; regardant défiler devant lui les campagnards, et
cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa
prière.

Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d'or
ornait le ventre.

--Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien; et
je n'ai plus un sou dans ma poche.

Le demi-monsieur répliqua: «Vous auriez dû lire l'avis affiché à
l'entrée du pays.--La mendicité est interdite sur le territoire de la
commune.--Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien
vite, je vais vous faire ramasser.»

Randel, que la colère gagnait, murmura: «Faites-moi ramasser si vous
voulez, j'aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins.»

Et il retourna s'asseoir sur son fossé.

Au bout d'un quart d'heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la
route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au
soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs
boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en
fuite de loin, de très loin.

Le charpentier comprit bien qu'ils venaient pour lui; mais il ne remua
pas, saisi soudain d'une envie sourde de les braver, d'être pris par
eux, et de se venger, plus tard.

Ils approchaient sans paraître l'avoir vu, allant de leur pas
militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup,
en passant devant lui, ils eurent l'air de le découvrir, s'arrêtèrent
et se mirent à le dévisager d'un œil menaçant et furieux.

Et le brigadier s'avança en demandant:

--Qu'est-ce que vous faites ici?

L'homme répliqua tranquillement:

--Je me repose.

--D'où venez-vous?

--S'il fallait vous dire tous les pays où j'ai passé, j'en aurais pour
plus d'une heure.

--Où allez-vous?

--A Ville-Avaray.

--Où c'est-il ça?

--Dans la Manche.

--C'est votre pays?

--C'est mon pays.

--Pourquoi en êtes-vous parti?

--Pour chercher du travail.

Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d'un
homme que la même supercherie finit par exaspérer:

--Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi.

Puis il reprit:

--Vous avez des papiers?

--Oui, j'en ai.

--Donnez-les.

Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres
papiers usés et sales qui s'en allaient en morceaux, et les tendit au
soldat.

L'autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu'ils étaient en
règle, il les rendit avec l'air mécontent d'un homme qu'un plus malin
vient de jouer.

Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau:

--Vous avez de l'argent sur vous?

--Non.

--Rien?

--Rien.

--Pas un sou seulement?

--Pas un sou seulement!

--De quoi vivez-vous, alors?

--De ce qu'on me donne.

--Vous mendiez, alors?

Randel répondit résolument:

--Oui, quand je peux.

Mais le gendarme déclara: «Je vous prends en flagrant délit de
vagabondage et de mendicité, sans ressource et sans profession, sur la
route, et je vous enjoins de me suivre.»

Le charpentier se leva.

--Ousque vous voudrez, dit-il.

Et se plaçant entre les deux militaires avant même d'en recevoir
l'ordre, il ajouta:

--Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut.

Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à
travers les arbres dépouillés de feuilles, à un quart de lieue de
distance.

C'était l'heure de la messe, quand ils traversèrent le pays. La place
était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour voir
passer le malfaiteur qu'une troupe d'enfants excités suivait. Paysans
et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux gendarmes,
avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de lui jeter des
pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l'écraser sous
leurs pieds. On se demandait s'il avait volé et s'il avait tué. Le
boucher, ancien spahi, affirma: «C'est un déserteur.» Le débitant de
tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait passé une pièce
fausse de cinquante centimes, le matin même, et le quincaillier vit en
lui indubitablement l'introuvable assassin de la veuve Malet que la
police cherchait depuis six mois.

Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer,
Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et
flanqué de l'instituteur.

--Ah! ah! s'écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous
avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier,
qu'est-ce que c'est?

Le brigadier répondit: «Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le
maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu'il affirme,
arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats
et de papiers bien en règle.»

--Montrez-moi ces papiers, dit le maire. Il les prit, les lut, les
relut, les rendit, puis ordonna: «Fouillez-le.» On fouilla Randel; on
ne trouva rien.

Le maire semblait perplexe. Il demanda à l'ouvrier:

--Que faisiez-vous, ce matin, sur la route?

--Je cherchais de l'ouvrage.

--De l'ouvrage?... Sur la grand'route?

--Comment voulez-vous que j'en trouve, si je me cache dans les bois?

Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant
à des races ennemies. Le magistrat reprit: «Je vais vous faire mettre
en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas!»

Le charpentier répondit: «J'aime mieux que vous me gardiez. J'en ai
assez de courir les chemins.»

Le maire prit un air sévère:

--Taisez-vous.

Puis il ordonna aux gendarmes:

--Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le
laisserez continuer son chemin.

L'ouvrier dit: «Faites-moi donner à manger, au moins.»

L'autre fut indigné: «Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah!
ah! ah! elle est forte celle-là!»

Mais Randel reprit avec fermeté: «Si vous me laissez encore crever de
faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous
autres, les gros.»

Le maire s'était levé, et il répéta:

--Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher.

Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et
l'entraînèrent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva
sur la route; et les hommes l'ayant conduit à deux cents mètres de la
borne kilométrique, le brigadier déclara:

--Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien
vous aurez de mes nouvelles.

Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il
allait. Il marcha devant lui un quart d'heure ou vingt minutes,
tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.

Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était
entr'ouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et
l'arrêta net, devant ce logis.

Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le
souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette
demeure.

Il dit, tout haut, d'une voix grondante: «Nom de Dieu! faut qu'on m'en
donne, cette fois.» Et il se mit à heurter la porte à grands coups de
son bâton. Personne ne répondit; il frappa plus fort, criant: «Hé! hé!
hé! là dedans, les gens! hé! ouvrez!»

Rien ne remua; alors, s'approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa
main, et l'air enfermé de la cuisine, l'air tiède plein de senteurs de
bouillon chaud, de viande cuite et de choux s'échappa vers l'air froid
du dehors.

D'un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis
sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient
laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe
grasse aux légumes.

Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui
semblaient pleines.

Randel d'abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence
que s'il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement,
par grandes bouchées vite avalées. Mais l'odeur de la viande, presque
aussitôt, l'attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du
pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de bœuf,
lié d'une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des
oignons, jusqu'à ce que son assiette fût pleine, et, l'ayant posée sur
la table, il s'assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna
comme s'il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque
entier, plus une quantité de légumes, il s'aperçut qu'il avait soif et
il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée.

A peine vit-il le liquide en son verre qu'il reconnut de l'eau-de-vie.
Tant pis, c'était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce
serait bon, après avoir eu si froid; et il but.

Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l'habitude; il s'en
versa de nouveau un plein verre, qu'il avala en deux gorgées. Et,
presque aussitôt, il se sentit gai, réjoui par l'alcool comme si un
grand bonheur lui avait coulé dans le ventre.

Il continuait à manger, moins vite, en mâchant lentement et trempant
son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps était devenue
brûlante, le front surtout où le sang battait.

Mais, soudain, une cloche tinta au loin. C'était la messe qui
finissait; et un instinct plutôt qu'une peur, l'instinct de prudence
qui guide et rend perspicaces tous les êtres en danger, fit se dresser
le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l'autre
la bouteille d'eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et
regarda la route.

Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au
lieu de suivre le grand chemin, il fuit à travers champs vers un bois
qu'il apercevait.

Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu'il avait fait et
tellement souple qu'il sautait les clôtures des champs, à pieds joints,
d'un seul bond.

Dès qu'il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa
poche, et se remit à boire, par grandes lampées, tout en marchant.
Alors ses idées se brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses
jambes élastiques comme des ressorts.

Il chantait la vieille chanson populaire:

  Ah! qu'il fait donc bon
  Qu'il fait donc bon
  Cueillir la fraise.

Il marchait maintenant sur une mousse épaisse, humide et fraîche, et
ce tapis doux sous les pieds lui donna des envies folles de faire la
culbute, comme un enfant.

Il prit son élan, cabriola, se releva, recommença. Et, entre chaque
pirouette, il se remettait à chanter:

  Ah! qu'il fait donc bon
  Qu'il fait donc bon
  Cueillir la fraise.

Tout à coup, il se trouva au bord d'un chemin creux et il aperçut,
dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village,
portant aux mains deux seaux de lait, écartés d'elle par un cercle de
barrique.

Il la guettait, penché, les yeux allumés comme ceux d'un chien qui voit
une caille.

Elle le découvrit, leva la tête, se mit à rire et lui cria:

--C'est-il vous qui chantiez comme ça?

Il ne répondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fût haut
de six pieds au moins.

Elle dit, le voyant soudain debout devant elle: «Cristi, vous m'avez
fait peur!»

Mais il ne l'entendait pas, il était ivre, il était fou, soulevé par
une autre rage plus dévorante que la faim, enfiévré par l'alcool, par
l'irrésistible furie d'un homme qui manque de tout, depuis deux mois,
et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous les appétits
que la nature a semés dans la chair vigoureuse des mâles.

La fille reculait devant lui, effrayée de son visage, de ses yeux, de
sa bouche entr'ouverte, de ses mains tendues.

Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le
chemin.

Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent à grand bruit en répandant
leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait
d'appeler dans ce désert, et voyant bien à présent qu'il n'en voulait
pas à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas très fâchée, car il
était fort, le gars, mais par trop brutal vraiment.

Quand elle se fut relevée, l'idée de ses seaux répandus l'emplit tout
à coup de fureur, et, ôtant son sabot d'un pied, elle se jeta, à son
tour, sur l'homme, pour lui casser la tête s'il ne payait pas son lait.

Mais lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu dégrisé,
éperdu, épouvanté de ce qu'il avait fait, se sauva de toute la
vitesse de ses jarrets, tandis qu'elle lui jetait des pierres, dont
quelques-unes l'atteignirent dans le dos.

Il courut longtemps, longtemps, puis il se sentit las comme il ne
l'avait jamais été. Ses jambes devenaient molles à ne le plus porter;
toutes ses idées étaient brouillées, il perdait souvenir de tout, ne
pouvait plus réfléchir à rien.

Et il s'assit au pied d'un arbre.

Au bout de cinq minutes il dormait.

Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il aperçut
deux tricornes de cuir verni penchés sur lui, et les deux gendarmes du
matin qui lui tenaient et lui liaient les bras.

--Je savais bien que je te repincerais, dit le brigadier goguenard.

Randel se leva sans répondre un mot. Les hommes le secouaient, prêts à
le rudoyer, s'il faisait un geste, car il était leur proie à présent,
il était devenu du gibier de prison, capturé par ces chasseurs de
criminels qui ne le lâcheraient plus.

--En route! commanda le gendarme.

Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre un crépuscule
d'automne, lourd et sinistre.

Au bout d'une demi-heure, ils atteignirent le village.

Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les événements.
Paysans et paysannes, soulevés de colère, comme si chacun eût été
volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le
misérable pour lui jeter des injures.

Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la
mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond.

Dès qu'il l'aperçut, il cria de loin:

--Ah! mon gaillard! nous y sommes.

Et il se frottait les mains, content comme il l'était rarement.

Il reprit: «Je l'avais dit, je l'avais dit, rien qu'en le voyant sur la
route.»

Puis, avec un redoublement de joie:

--Ah! gredin, ah! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard!


  _Le Vagabond_ a paru dans _la Nouvelle Revue_ du 1er janvier 1887.




LE
VOYAGE DU HORLA.


J'AVAIS reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici:
«Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du
matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des
manœuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l'usine à partir
de cinq heures. Jovis.»

A cinq heures précises, j'entrais à l'usine à gaz de la Villette. On
dirait les ruines colossales d'une ville de cyclopes. D'énormes et
sombres avenues s'ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l'un
derrière l'autre, pareilles à des colonnes monstrueuses, tronquées,
inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque
effrayant édifice de fer.

Dans la cour d'entrée gît le ballon, une grande galette de toile
jaune, aplatie à terre sous un filet. On appelle cela la mise en
épervier; et il a l'air en effet d'un vaste poisson pris et mort.

Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien
examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine
qui porte sur son flanc, en lettres d'or, dans une plaque d'acajou: _Le
Horla._

On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par
un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite
comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent
tous les yeux et tous les esprits. C'est ainsi que la nature elle-même
nourrit les êtres jusqu'à leur naissance. La bête qui s'envolera tout
à l'heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à
mesure que _le Horla_ grossit, étendent et mettent en place le filet
qui le couvre de façon à ce que la pression soit bien régulière et
également répartie sur tous les points.

Cette opération est fort délicate et fort importante; car la résistance
de la toile de coton, si mince, dont est fait l'aérostat, est calculée
non en raison de l'étendue du contact de cette toile avec le filet,
mais aux mailles serrées qui portera la nacelle.

_Le Horla_, d'ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses
yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M. Jovis, par le
personnel actif de la société, et rien au dehors.

Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu'à
la soupape, ces deux choses essentielles de l'aérostation. Il doit
rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d'un navire sont
impénétrables à l'eau. Les anciens vernis à base d'huile de lin avaient
le double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu
de temps, se déchirait comme du papier.

Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement
dès qu'elles avaient été ouvertes et qu'était brisé l'enduit, dit
cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine
mer et en pleine nuit, a prouvé, l'autre semaine, l'imperfection du
vieux système.

On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du
vernis principalement, sont d'une valeur inestimable pour l'aérostation.

On en parle d'ailleurs dans la foule, et des hommes qui semblent être
des spécialistes affirment avec autorité que nous serons retombés avant
les fortifications. Beaucoup d'autres choses encore sont blâmées dans
ce ballon d'un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant de
bonheur et de succès.

Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures
faites pendant le transport; et on les bouche, selon l'usage, avec des
morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé
d'obstruction inquiète et émeut le public.


Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s'occupent des derniers
détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l'usine à gaz, selon
la coutume établie.

Quand nous ressortons, l'aérostat se balance, énorme et transparent,
prodigieux fruit d'or, poire fantastique que mûrissent encore, en la
couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.

Voici qu'on attache la nacelle, qu'on apporte les baromètres, la sirène
que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi,
et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que
peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.

Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs
reprises l'en éloigner pour éviter un accident au départ.

Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.

Le lieutenant Mallet grimpe d'abord dans le filet aérien entre la
nacelle et l'aérostat, d'où il surveillera, durant toute la nuit, la
marche du _Horla_ à travers le ciel, comme l'officier de quart, debout
sur la passerelle, surveille la marche du navire.

M. Étienne Beer monte ensuite, puis M. Paul Bessand, puis M. Patrice
Eyriès, et puis moi.

Mais l'aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous
devons entreprendre, et M. Eyriès doit, non sans grand regret, quitter
sa place.

M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort
galants, les dames de s'écarter un peu, car il craint, en s'élevant, de
jeter du sable sur leurs chapeaux, puis il commande: «Lâchez tout!» et
tranchant d'un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous
le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au _Horla_ sa
liberté.

En une seconde, nous sommes partis. On ne sent rien; on flotte, on
monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne
les entendons presque plus; nous ne les voyons qu'à peine. Nous sommes
déjà si loin! si haut! Quoi! nous venons de quitter ces gens là-bas?
Est-ce possible? Sous nous maintenant, Paris s'étale, une plaque
sombre, bleuâtre, hachée par les rues, et d'où s'élancent de place en
place, des dômes, des tours, des flèches, puis tout autour, la plaine,
la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu
des champs verts, d'un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs.

La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on
n'aperçoit ni la tête ni la queue; elle vient de là-bas, elle s'en va
là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l'air d'une immense
cuvette de prés et de forêts qu'enferme à l'horizon une montagne basse,
lointaine et circulaire.

Le soleil qu'on n'apercevait plus d'en bas reparaît pour nous, comme
s'il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s'allume dans
cette clarté; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent.
M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de
papier à cigarettes et dit tranquillement: «Nous montons, nous montons
toujours», tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte
les mains en répétant: «Hein? ce vernis, hein? ce vernis.»

On ne peut en effet apprécier les montées et les descentes qu'en jetant
de temps en temps une feuille de papier à cigarettes. Si ce papier,
qui demeure, en réalité, suspendu dans l'air, semble tomber comme une
pierre, c'est que le ballon monte; s'il semble au contraire s'envoler
au ciel, c'est que le ballon descend.

Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous
regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous
quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l'air
d'une carte de géographie peinte, d'un plan démesuré de province.
Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement
reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes,
le claquement des fouets, le «hue» des charretiers, le roulement et le
sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent
sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont
des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec
le plus d'acuité.

Des hommes nous appellent; des locomotives sifflent; nous répondons
avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux,
suraigus, vraie voix d'être fantastique errant autour du monde.


Des lumières s'allument de place en place, feux isolés dans les
fermes, chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le
nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d'Enghien. Une
rivière apparaît: c'est l'Oise. Alors nous discutons pour savoir où
nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise?
Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de
la Seine et de l'Oise; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche,
n'est-ce pas le haut fourneau de Montataire?

Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant;
sur la terre il fait nuit, et nous sommes encore dans la lumière, à dix
heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs,
le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et
les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le
voient et donnent l'alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer
contre nous et gémir, comme ils gémissent à la lune. Les bœufs aussi
semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent; toutes les
bêtes effrayées s'émeuvent devant ce monstre aérien qui passe.

Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins,
des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l'air, un air
léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n'avais
respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m'envahit,
bien-être du corps et de l'esprit, fait de nonchalance, de repos
infini, d'oubli, d'indifférence à tout et de cette sensation nouvelle
de traverser l'espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le
mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations.

Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le
lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d'araignée, dit au capitaine
Jovis: «Nous descendons, jetez une demi-poignée.» Et le capitaine, qui
cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce
sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.


Rien n'est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la
manœuvre d'un ballon. C'est un énorme joujou, libre et docile, qui
obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant
tout, l'esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.

Une pincée de sable, la moitié d'un journal, quelques gouttes d'eau,
les os du poulet qu'on vient de manger, jetés au dehors, le font monter
brusquement.

Le fleuve ou le bois qu'on traverse, nous soufflant un air humide et
froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il se
maintient, et sur les villes il s'élève.

La terre dort maintenant, ou plutôt l'homme dort sur la terre, car les
bêtes réveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps
le roulement d'un train nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur
les lieux habités nous faisons mugir la sirène: et les paysans affolés
dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c'est l'ange du
jugement dernier qui passe.

Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe: nous avons
rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant
son sang invisible par le tuyau d'échappement, qu'on nomme appendice et
qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.

Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l'écho de nos trompes;
nous avons déjà passé six cents mètres. On n'y voit pas assez pour
consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier
de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons
toujours, toujours. On ne distingue plus la terre; des brumes légères
nous en séparent; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.

Mais une lueur naît devant nous, une lueur d'argent qui fait pâlir le
ciel; et soudain, comme si elle s'élevait des profondeurs inconnues
de l'horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d'un nuage. Elle
semble venue d'en bas, tandis que nous la regardons de très haut,
accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se
dégage luisante et ronde des nuées qui l'enveloppaient, et elle monte
au ciel avec lenteur.

La terre n'est plus, la terre est noyée sous des vapeurs laiteuses
qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la
lune, dans l'immensité, et la lune a l'air d'un ballon qui voyage
en face de nous; et notre ballon qui reluit a l'air d'une lune plus
grosse que l'autre, d'un monde errant au milieu du ciel, au milieu des
astres, dans l'étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons
plus, nous ne vivons plus; nous allons, délicieusement inertes, à
travers l'espace. L'air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui
ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée
prodigieuse, étrangement alertes, bien qu'immobiles. On ne sent plus la
chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on est
devenu quelque chose d'inexprimable, des oiseaux qui n'ont pas même la
peine de battre de l'aile.

Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées,
nous n'avons plus de regrets, de projets, ni d'espérances. Nous
regardons, nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage
fantastique; rien que la lune et nous dans le ciel! Nous sommes un
monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes; et
ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre
et l'ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein
jour; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n'avons
à regarder que nous et quelques nuages d'argent qui flottent plus
bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis
quatorze, puis quinze cents; et les feuilles de papier de riz tombent
toujours autour de nous.

Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s'emballer
les aérostats et que le voyage en haut va continuer.

Nous sommes maintenant à deux mille mètres; nous montons encore à deux
mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s'arrête.

Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu'on ne nous réponde point
des étoiles.

A présent nous descendons, très vite, sans nous en douter. M. Mallet
crie sans cesse: «Jetez du lest, jetez du lest!» Et le lest qu'on
précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la
figure, comme s'il remontait, lancé d'en bas vers les astres, tant est
rapide notre chute.

Voici la terre!

Où sommes-nous? Cette pointe en l'air a duré plus de deux heures. Il
est minuit passé et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé,
plein de routes, très peuplé.

Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus
loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante,
féerique, s'allume et s'éteint, puis elle reparaît, s'efface de
nouveau. Jovis, que grise l'espace, s'écrie: «Regardez, regardez ce
phénomène de la lune dans l'eau. On ne peut rien voir de plus beau la
nuit.»

Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut
donner l'idée de l'éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui
ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent
brusquement ici ou là et s'éteignent tout aussitôt.

Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en
même temps à chaque détour du cours d'eau; mais comme le ballon passe
aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.


Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer
s'écrie: «Regardez donc! qu'est-ce qui court là-bas dans ce champ?
N'est-ce pas un chien?» Quelque chose court en effet sur le sol avec
une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les
fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne
comprenons pas. Le capitaine riait: «C'est l'ombre de notre ballon,
dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons.»

J'entends distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et
comme nous n'avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur
l'étoile polaire, que j'ai si souvent regardée et consultée du pont de
mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers
la Belgique.

Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques
cris nous répondent, cri de charretier qui s'arrête, cri de buveur
attardé. Nous hurlons: «Où sommes-nous?» Mais le ballon va si vite que
jamais l'homme effaré n'a le temps de nous répondre. L'ombre grossie
du _Horla_, large comme une balle d'enfant, fuit devant nous, sur les
champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous
précédant d'un demi-kilomètre; et j'écoute à présent, penché hors de la
nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.

Je dis au capitaine Jovis: «Comme ça souffle!»

Il me répond: «Non, ce sont des chutes d'eau sans doute.» J'insiste,
sûr de mon oreille qui le connaît bien, le vent, pour l'avoir entendu
si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude;
il a peur d'émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait
bien qu'un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond:
«Nord.»

Un autre nous jette le même mot.

Et soudain une ville considérable, d'après l'étendue de son gaz, se
montre juste devant nous. C'est Lille, peut-être. Comme nous approchons
d'elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de
feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des
pierres précieuses pour les géants.

C'est une briqueterie, paraît-il. En voici d'autres, deux, trois.
Les matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats
bleus, rouges, jaunes, verts, des reflets de diamants monstrueux, de
rubis, d'émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de
là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des
rugissements de lions apocalyptiques; les hautes cheminées jettent au
vent leurs panaches de flammes, et l'on entend des bruits de métal qui
roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.

--Où sommes-nous?

Une voix, voix de farceur ou d'affolé, nous répond:

--Dans un ballon.

--Où sommes-nous?

--Lille.

Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et
voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers,
de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes,
gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s'amassent derrière nous,
couvrent la lune, tandis qu'à l'Est le ciel s'éclaircit, devient d'un
bleu clair avec des reflets rouges. C'est l'aube. Elle grandit vite,
nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les
trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous
nous avec une prodigieuse vitesse; on n'a pas le temps de regarder, à
peine le temps de voir que d'autres prés, d'autres champs, d'autres
maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des canards
domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, tant ils
font de bruit.

Les paysans matineux agitent les bras, nous criant: «Laissez-vous
tomber.» Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penchés
au bord de la nacelle et regardant couler l'univers sous nos pieds.

Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par
des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d'en haut. On discute.
Est-ce Courtrai? Est-ce Gand?

Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu'elle est entourée d'eau,
traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord.
Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre
guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher,
le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et
rapides, doux et clairs, semblent jaillir pour nous de ce mince toit de
pierre frôlé dans notre course errante. C'est un bonjour charmant, un
bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène
dont l'horrible voix résonne par les rues.

C'était Bruges; mais à peine l'avions-nous perdue de vue, que mon
voisin Paul Bessand me demande: «Ne voyez-vous rien sur la droite et
devant vous? On dirait un fleuve.»

Devant nous, en effet, s'étend au loin une ligne lumineuse, sous la
clarté de l'aube. Oui, cela a l'air d'un fleuve, d'un immense fleuve,
avec des îles dedans.


«Préparons la descente», dit le capitaine. Il fait rentrer dans la
nacelle M. Mallet toujours perché dans son filet; puis on serre les
baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les
secousses.

M. Bessand s'écrie: «Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous
sommes à la mer.»

Des brumes nous l'avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à
gauche et en face, tandis qu'à notre droite l'Escaut, joint à la Meuse,
étendait jusqu'à la mer ses bouches plus vastes qu'un lac.

Il fallait descendre en une minute ou deux.

La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de
toile blanche et placée bien en vue afin qu'elle ne soit touchée par
personne, fut déroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le
capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.

Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivait notre
course folle.

--Tirez! cria Jovis.

Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s'inclina.
Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.

Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant
ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de
boulet, sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards
effarés s'envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats
et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.

Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette; et le _Horla_
légèrement s'envole par-dessus le toit.

«La soupape!» crie de nouveau le capitaine.

M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme tombe une
flèche.

D'un coup de couteau, l'amarre qui retient l'ancre est coupée, nous la
traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.

Voici des arbres.

--Attention! Cramponnez-vous! Gare aux têtes!

Nous passons encore dessus; puis une forte secousse nous bouscule.
L'ancre a mordu.

--Attention! Tenez-vous bien! Soulevez-vous à la force des poignets.
Nous allons toucher.

La nacelle touche en effet. Et puis s'envole de nouveau. Elle retombe
encore, rebondit et enfin se pose à terre, tandis que le ballon se
débat follement, avec des efforts d'agonisant.


Des paysans accouraient, mais n'osaient point approcher. Ils furent
longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut
mettre pied à terre sans que l'aérostat soit presque complètement
dégonflé.

Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient
d'étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui
paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon
d'un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux
soufflants.

Avec l'aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous
avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter
à la gare de Heyst, où nous reprenions à 8 h. 20 le train pour Paris.

La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin,
ne précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et les
éclairs aveuglants de l'orage qui nous chassait devant lui.

Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul
Ginisty m'avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont
tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton,
nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le
coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour, et aller
de Paris aux bouches de l'Escaut à travers les airs.


  _Le Voyage du Horla_ a paru dans _le Figaro_ du samedi 16 juillet
  1887, sous le titre: _De Paris à Heyst_.




UN FOU?


QUAND on me dit: «Vous savez que Jacques Parent est mort fou dans
une maison de santé», un frisson douloureux, un frisson de peur et
d'angoisse me courut le long des os; et je le revis brusquement,
ce grand garçon étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque
inquiétant, effrayant même.

C'était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec
des yeux d'halluciné, des yeux noirs, si noirs qu'on ne distinguait
pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être
singulier, troublant qui apportait, qui jetait un malaise autour de
lui, un malaise vague, de l'âme, du corps, un de ces énervements
incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles.

Il avait un tic gênant: la manie de cacher ses mains. Presque jamais
il ne les laissait errer, comme nous faisons tous sur les objets, sur
les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec ce geste
familier qu'ont presque tous les hommes. Jamais il ne les laissait
nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles.

Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses aisselles en
croisant les bras. On eût dit qu'il avait peur qu'elles ne fissent,
malgré lui, quelque besogne défendue, qu'elles n'accomplissent quelque
action honteuse ou ridicule s'il les laissait libres et maîtresses de
leurs mouvements.

Quand il était obligé de s'en servir pour tous les usages ordinaires
de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides
du bras comme s'il n'eût pas voulu leur laisser le temps d'agir par
elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d'exécuter autre chose.
A table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si
vivement qu'on n'avait jamais le temps de prévoir ce qu'il voulait
faire avant qu'il ne l'eût accompli.

Or, j'eus un soir l'explication de la surprenante maladie de son âme.

Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la
campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité!

Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée
d'atroce chaleur. Aucun souffle d'air ne remuait les feuilles. Une
vapeur chaude de four passait sur les visages, faisait haleter les
poitrines. Je me sentais mal à l'aise, agité, et je voulus gagner mon
lit.

Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras
d'un geste effaré.

--Oh! non, reste encore un peu, me dit-il.

Je le regardai avec surprise en murmurant:

--C'est que cet orage me secoue les nerfs.

Il gémit, ou plutôt il cria:

--Et moi donc! Oh! reste, je te prie; je ne voudrais pas demeurer seul.

Il avait l'air affolé.

Je prononçai:

--Qu'est-ce que tu as? Perds-tu la tête?

Et il balbutia:

--Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs
d'électricité... j'ai... j'ai... j'ai peur... j'ai peur de moi... tu ne
me comprends pas? C'est que je suis doué d'un pouvoir... non... d'une
puissance... non... d'une force... Enfin je ne sais pas dire ce que
c'est, mais j'ai en moi une action magnétique si extraordinaire que
j'ai peur, oui, j'ai peur de moi, comme je te le disais tout à l'heure!

Et il cachait, avec des frissons éperdus, ses mains vibrantes sous les
revers de sa jaquette. Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant
d'une crainte confuse, puissante, horrible. J'avais envie de partir, de
me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son œil errant passer
sur moi, puis s'enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque
coin sombre de la pièce pour s'y fixer, comme s'il eût voulu cacher
aussi son regard redoutable.

Je balbutiai:

--Tu ne m'avais jamais dit ça!

Il reprit:

--Est-ce que j'en parle à personne? Tiens, écoute, ce soir je ne puis
me taire. Et j'aime mieux que tu saches tout; d'ailleurs, tu pourras me
secourir.

Le magnétisme! Sais-tu ce que c'est? Non. Personne ne sait. On
le constate pourtant. On le reconnaît, les médecins eux-mêmes le
pratiquent; un des plus illustres, M. Charcot, le professe; donc, pas
de doute, cela existe.

Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible,
d'endormir, par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant
qu'il dort, de lui voler sa pensée comme on volerait une bourse. Il
lui vole sa pensée, c'est-à-dire son âme, l'âme, ce sanctuaire, ce
secret du Moi, l'âme, ce fond de l'homme qu'on croyait impénétrable,
l'âme, cet asile des inavouables idées, de tout ce qu'on cache, de
tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on veut céder à tous les humains, il
l'ouvre, la viole, l'étale, la jette au public! N'est-ce pas atroce,
criminel, infâme?

Pourquoi, comment cela se fait-il? Le sait-on? Mais que sait-on?

Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos
misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu'ils ont à peine la
puissance de constater ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à
la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l'âme, l'emporte, la
grise, l'affole, qu'est-ce donc? Rien.

Tu ne me comprends pas? Écoute. Deux corps se heurtent. L'air vibre.
Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides,
plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or nous avons dans
l'oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l'air et les
transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu'un verre d'eau se
change en vin dans ta bouche. Le tympan accomplit cette incroyable
métamorphose, ce surprenant miracle de changer le mouvement en son.
Voilà.

La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l'algèbre
et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise,
ne vient donc que de la propriété étrange d'une petite peau. Elle
n'existerait point, cette peau, que le son non plus n'existerait
pas, puisque par lui-même il n'est qu'une vibration. Sans l'oreille,
devinerait-on la musique? Non. Eh bien! nous sommes entourés de choses
que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent
qui nous les révéleraient.

Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que
pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des
esprits, qu'entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous
n'avons point en nous l'instrument révélateur.

Quant à moi... Quant à moi, je suis doué d'une puissance affreuse. On
dirait un autre être enfermé en moi, qui veut sans cesse s'échapper,
agir malgré moi, qui s'agite, me ronge, m'épuise. Quel est-il? Je ne
sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c'est lui,
l'autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir.

Je n'ai qu'à regarder les gens pour les engourdir comme si je leur
avais versé de l'opium. Je n'ai qu'à étendre les mains pour produire
des choses... des choses... terribles. Si tu savais? Oui. Si tu savais?
Mon pouvoir ne s'étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les
animaux et même... sur les objets...

Cela me torture et m'épouvante. J'ai eu envie souvent de me crever les
yeux et de me couper les poignets.

Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens. Je vais te montrer
cela... non pas sur des créatures humaines, c'est ce qu'on fait
partout, mais sur... sur... des bêtes.

Appelle Mirza.

Il marchait à grands pas avec des airs d'halluciné, et il sortit ses
mains cachées dans sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme
s'il eût mis à nu deux épées.

Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré
d'une sorte de désir impétueux de voir. J'ouvris la porte et je sifflai
ma chienne qui couchait dans le vestibule. J'entendis aussitôt le bruit
précipité de ses ongles sur les marches de l'escalier, et elle apparut,
joyeuse, remuant la queue.

Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil; elle y sauta, et
Jacques se mit à la caresser en la regardant.

D'abord, elle sembla inquiète; elle frissonnait, tournait la tête
pour éviter l'œil fixe de l'homme, semblait agitée d'une crainte
grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent
les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle
voulut s'enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l'animal qui
poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu'on entend, la
nuit, dans la campagne.

Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu'on l'est lorsqu'on
monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs.
Je balbutiai: «Assez, Jacques, assez.» Mais il ne m'écoutait plus, il
regardait Mirza d'une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux
maintenant et laissait tomber sa tête comme on fait en s'endormant. Il
se tourna vers moi.

--C'est fait, dit-il, vois maintenant.

Et jetant son mouchoir de l'autre côté de l'appartement, il cria:
«Apporte!».

La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût
été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs
jambes, elle s'en alla vers le linge qui faisait une tache blanche
contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule,
mais elle mordait à côté comme si elle ne l'eût pas vu. Elle le saisit
enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.

C'était une chose terrifiante à voir. Il commanda: «Couche-toi». Elle
se coucha. Alors, lui touchant le front, il dit: «Un lièvre, pille,
pille.» Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s'agita
comme font les chiens qui rêvent, et poussa, sans ouvrir la gueule, des
petits aboiements étranges, des aboiements de ventriloque.

Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria:
«Mords-le, mords ton maître.» Elle eut deux ou trois soubresauts
terribles. On eût juré qu'elle résistait, qu'elle luttait. Il répéta:
«Mords-le.» Alors, se levant, ma chienne s'en vint vers moi, et moi je
reculais vers la muraille, frémissant d'épouvante, le pied levé pour la
frapper, pour la repousser.

Mais Jacques ordonna: «Ici, tout de suite.» Elle se retourna vers lui.
Alors, de ses deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme
s'il l'eût débarrassée de liens invisibles.

Mirza rouvrit les yeux: «C'est fini», dit-il.

Je n'osais point la toucher et je poussai la porte pour qu'elle s'en
allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j'entendis de
nouveau ses griffes frapper les marches.

Mais Jacques revint vers moi: «Ce n'est pas tout. Ce qui m'effraie le
plus, c'est ceci, tiens. Les objets m'obéissent.»

Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me
servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers
lui. Elle semblait ramper, s'approchait lentement; et tout d'un coup je
vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis
il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui
l'attendait, et il vint se placer sous ses doigts.

Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même,
mais le son aigu de ma voix me calma soudain.

Jacques reprit:

--Tous les objets viennent ainsi vers moi. C'est pour cela que je cache
mes mains. Qu'est cela? Du magnétisme, de l'électricité, de l'aimant?
Je ne sais pas, mais c'est horrible.

Et comprends-tu pourquoi c'est horrible? Quand je suis seul, aussitôt
que je suis seul, je ne puis m'empêcher d'attirer tout ce qui m'entoure.

Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me
lassant jamais d'essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s'il
ne m'a pas quitté.

Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans
la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les
arbres.

C'était la pluie qui commençait à tomber.

Je murmurai: «C'est effrayant!»

Il répéta: «C'est horrible.»

Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C'était
l'averse, l'ondée épaisse, torrentielle.

Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa
poitrine.

--Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à
présent.


  _Un Fou?_ a paru dans _le Figaro_ du 1er septembre 1884.




APPENDICE.

LE HORLA.


LE docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des
aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants,
s'occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui,
dans la maison de santé qu'il dirigeait, pour leur montrer un de ses
malades.

Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit: «Je vais vous
soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j'aie
jamais rencontré. D'ailleurs je n'ai rien à vous dire de mon client.
Il parlera lui-même.» Le docteur alors sonna. Un domestique fit entrer
un homme. Il était fort maigre, d'une maigreur de cadavre, comme sont
maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore
la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie.

Ayant salué et s'étant assis, il dit:

--Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis ici et je suis prêt
à vous raconter mon histoire, comme m'en a prié mon ami le docteur
Marrande. Pendant longtemps il m'a cru fou. Aujourd'hui il doute. Dans
quelque temps, vous saurez tous que j'ai l'esprit aussi sain, aussi
lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et
pour vous, et pour l'humanité tout entière.

Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout
simples. Les voici:

J'ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante
pour vivre avec un certain luxe. Donc j'habitais une propriété sur les
bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J'aime la chasse et
la pêche. Or j'avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui
dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de
Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde.

Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l'extérieur, jolie, ancienne,
au milieu d'un grand jardin planté d'arbres magnifiques et qui monte
jusqu'à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous
parlais tout à l'heure.

Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d'un cocher, un
jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui
était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde
habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait
ma demeure, le pays, tout l'entourage de ma vie. C'étaient de bons et
tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire.

J'ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu'à
Rouen, comme vous le savez sans doute; et que je voyais passer chaque
jour de grands navires soit à voiles, soit à vapeur, venant de tous les
coins du monde.

Donc, il y a eu un an l'automne dernier, je fus pris tout à coup
de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d'abord une sorte
d'inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une
telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon
humeur s'aigrit. J'avais des colères subites inexplicables. J'appelai
un médecin qui m'ordonna du bromure de potassium et des douches.

Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure.
Bientôt, en effet, je recommençais à dormir, mais d'un sommeil
plus affreux que l'insomnie. A peine couché, je fermais les yeux
et je m'anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant
absolu, dans une mort de l'être entier dont j'étais tiré brusquement,
horriblement par l'épouvantable sensation d'un poids écrasant sur ma
poitrine, et d'une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh! ces
secousses-là! je ne sais rien de plus épouvantable.

Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille
avec un couteau dans la gorge; et qui râle couvert de sang, et qui ne
peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voilà!

Je maigrissais d'une façon inquiétante, continue; et je m'aperçus
soudain que mon cocher, qui était fort gros, commençait à maigrir
comme moi.

Je lui demandai enfin:

--Qu'avez-vous donc, Jean? Vous êtes malade.

Il répondit:

--Je crois bien que j'ai gagné la même maladie que monsieur. C'est mes
nuits qui perdent mes jours.

Je pensai donc qu'il y avait dans la maison une influence fiévreuse due
au voisinage du fleuve et j'allais m'en aller pour deux ou trois mois,
bien que nous fussions en pleine saison de chasse, quand un petit fait
très bizarre, observé par hasard, amena pour moi une telle suite de
découvertes invraisemblables, fantastiques, effrayantes, que je restai.

Ayant soif un soir, je bus un demi-verre d'eau et je remarquai que ma
carafe, posée sur la commode en face de mon lit, était pleine jusqu'au
bouchon de cristal.

J'eus, pendant la nuit, un de ces sommeils affreux dont je viens de
vous parler. J'allumai ma bougie, en proie à une épouvantable angoisse,
et, comme je voulus boire de nouveau, je m'aperçus avec stupeur que ma
carafe était vide. Je n'en pouvais croire mes yeux. Ou bien on était
entré dans ma chambre, ou bien j'étais somnambule.

Le soir suivant, je voulus faire la même épreuve. Je fermai donc ma
porte à clef pour être certain que personne ne pourrait pénétrer chez
moi. Je m'endormis et je me réveillai comme chaque nuit. _On_ avait bu
toute l'eau que j'avais vue deux heures plus tôt.

_Qui_ avait bu cette eau? Moi, sans doute, et pourtant je me croyais
sûr, absolument sûr, de n'avoir pas fait un mouvement dans mon sommeil
profond et douloureux.

Alors j'eus recours à des ruses pour me convaincre que je
n'accomplissais point ces actes inconscients. Je plaçai un soir, à côté
de la carafe, une bouteille de vieux bordeaux, une tasse de lait dont
j'ai horreur, et des gâteaux au chocolat que j'adore.

Le vin et les gâteaux demeurèrent intacts. Le lait et l'eau
disparurent. Alors, chaque jour, je changeai les boissons et les
nourritures. Jamais _on_ ne toucha aux choses solides, compactes, et on
ne but, en fait de liquide, que du laitage frais et de l'eau surtout.

Mais ce doute poignant restait dans mon âme. N'était-ce pas moi qui
me levais sans en avoir conscience, et qui buvais même les choses
détestées, car mes sens engourdis par le sommeil somnambulique
pouvaient être modifiés, avoir perdu leurs répugnances ordinaires et
acquis des goûts différents.

Je me servis alors d'une ruse nouvelle contre moi-même. J'enveloppai
tous les objets auxquels il fallait infailliblement toucher avec des
bandelettes de mousseline blanche et je les recouvris encore avec une
serviette de batiste.

Puis, au moment de me mettre au lit, je me barbouillai les mains, les
lèvres et les moustaches avec de la mine de plomb.

A mon réveil, tous les objets étaient demeurés immaculés, bien qu'on y
eût touché, car la serviette n'était point posée comme je l'avais mise;
et, de plus, on avait bu de l'eau et du lait. Or ma porte fermée avec
une clef de sûreté et mes volets cadenassés par prudence n'avaient pu
laisser pénétrer personne.

Alors, je me posai cette redoutable question. Qui donc était là, toutes
les nuits, près de moi?

Je sens, messieurs, que je vous raconte cela trop vite. Vous souriez,
votre opinion est déjà faite: «C'est un fou.» J'aurais dû vous décrire
longuement cette émotion d'un homme qui, enfermé chez lui, l'esprit
sain, regarde, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue
pendant qu'il a dormi. J'aurais dû vous faire comprendre cette torture
renouvelée chaque soir et chaque matin, et cet invincible sommeil, et
ces réveils plus épouvantables encore.

Mais je continue.

Tout à coup, le miracle cessa. _On_ ne touchait plus à rien dans
ma chambre. C'était fini. J'allais mieux, d'ailleurs. La gaieté me
revenait, quand j'appris qu'un de mes voisins, M. Legite, se trouvait
exactement dans l'état où j'avais été moi-même. Je crus de nouveau à
une influence fiévreuse dans le pays. Mon cocher m'avait quitté depuis
un mois, fort malade.

L'hiver était passé, le printemps commençait. Or, un matin, comme
je me promenais près de mon parterre de rosiers, je vis, je vis
distinctement, tout près de moi, la tige d'une des plus belles roses se
casser comme si une main invisible l'eût cueillie; puis la fleur suivit
la courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche,
et resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile,
effrayante, à trois pas de mes yeux.

Saisi d'une épouvante folle, je me jetai sur elle pour la saisir. Je
ne trouvai rien. Elle avait disparu. Alors, je fus pris d'une colère
furieuse contre moi-même. Il n'est pas permis à un homme raisonnable et
sérieux d'avoir de pareilles hallucinations!

Mais était-ce bien une hallucination? Je cherchai la tige. Je la
retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement cassée, entre deux
autres roses demeurées sur la branche; car elles étaient trois que
j'avais vues parfaitement.

Alors je rentrai chez moi, l'âme bouleversée. Messieurs, écoutez-moi,
je suis calme; je ne croyais pas au surnaturel, je n'y crois pas même
aujourd'hui; mais, à partir de ce moment-là, je fus certain, certain
comme du jour et de la nuit, qu'il existait près de moi un être
invisible qui m'avait hanté, puis m'avait quitté, et qui revenait.

Un peu plus tard, j'en eus la preuve.

Entre mes domestiques d'abord éclataient tous les jours des querelles
furieuses pour mille causes futiles en apparence, mais pleines de sens
pour moi désormais.

Un verre, un beau verre de Venise se brisa tout seul, sur le dressoir
de ma salle à manger, en plein jour.

Le valet de chambre accusa la cuisinière, qui accusa la lingère, qui
accusa je ne sais qui.

Des portes fermées le soir étaient ouvertes le matin. On volait du
lait, chaque nuit, dans l'office.--Ah!

Quel était-il? De quelle nature? Une curiosité énervée, mêlée de colère
et d'épouvante, me tenait jour et nuit dans un état d'extrême agitation.

Mais la maison redevint calme encore une fois; et je croyais de nouveau
à des rêves quand se passa la chose suivante:

C'était le 20 juillet, à neuf heures du soir. Il faisait très chaud;
j'avais laissé ma fenêtre toute grande ouverte, ma lampe allumée sur ma
table, éclairant un volume de Musset ouvert à la _Nuit de Mai_; et je
m'étais étendu dans un grand fauteuil où je m'endormis.

Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux, sans
faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis tout à coup il me sembla qu'une
page du livre venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air
n'était entré par la fenêtre. Je fus surpris; et j'attendis. Au bout
de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis, messieurs, de
mes yeux, une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente
comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil semblait vide, mais je
compris qu'il était là, lui! Je traversai ma chambre d'un bond pour le
prendre, pour le toucher, pour le saisir, si cela se pouvait... Mais
mon siège, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on eût
fui devant moi; ma lampe aussi tomba et s'éteignit, le verre brisé; et
ma fenêtre brusquement poussée comme si un malfaiteur l'eût saisie en
se sauvant alla frapper sur son arrêt... Ah!...

Je me jetai sur la sonnette et j'appelai. Quand mon valet de chambre
parut, je lui dis:

«J'ai tout renversé et tout brisé. Donnez-moi de la lumière.»

Je ne dormis plus cette nuit-là. Et cependant, j'avais pu encore
être le jouet d'une illusion. Au réveil les sens demeurent troubles.
N'était-ce pas moi qui avais jeté bas mon fauteuil et ma lumière en me
précipitant comme un fou?

Non, ce n'était pas moi! Je le savais à n'en point douter une seconde.
Et cependant je le voulais croire.

Attendez. L'Être! Comment le nommerai-je? L'Invisible. Non, cela ne
suffit pas. Je l'ai baptisé le Horla. Pourquoi? Je ne sais point.
Donc le Horla ne me quittait plus guère. J'avais jour et nuit la
sensation, la certitude de la présence de cet insaisissable voisin, et
la certitude aussi qu'il prenait ma vie, heure par heure, minute par
minute.

L'impossibilité de le voir m'exaspérait et j'allumais toutes les
lumières de mon appartement, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le
découvrir.

Je le vis, enfin.

Vous ne me croyez pas. Je l'ai vu cependant.

J'étais assis devant un livre quelconque, ne lisant pas, mais guettant,
avec tous mes organes surexcités, guettant celui que je sentais près de
moi. Certes, il était là. Mais où? Que faisait-il? Comment l'atteindre?

En face de moi mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite ma
cheminée. A gauche ma porte que j'avais fermée avec soin. Derrière moi
une très grande armoire à glace qui me servait chaque jour, pour me
raser, pour m'habiller, où j'avais coutume de me regarder de la tête
aux pieds chaque fois que je passais devant.

Donc je faisais semblant de lire, pour le tromper, car il m'épiait lui
aussi; et soudain je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon
épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.

Je me dressai, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh
bien!... On y voyait comme en plein jour... et je ne me vis pas dans ma
glace! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Mon image n'était
pas dedans... Et j'étais en face... Je voyais le grand verre, limpide
du haut en bas! Et je regardais cela avec des yeux affolés, et je
n'osais plus avancer, sentant bien qu'il se trouvait entre nous, lui,
et qu'il m'échapperait encore, mais que son corps imperceptible avait
absorbé mon reflet.

Comme j'eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à
m'apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à
travers une nappe d'eau; et il me semblait que cette eau glissait de
gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image de seconde
en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne
paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte
de transparence opaque s'éclaircissant peu à peu.

Je pus enfin me distinguer complètement ainsi que je fais chaque jour
en me regardant.

Je l'avais vu. L'épouvante m'en est restée qui me fait encore
frissonner.

Le lendemain j'étais ici, où je priai qu'on me gardât.

Maintenant, messieurs, je conclus.

Le docteur Marrande, après avoir longtemps douté, se décida à faire,
seul, un voyage dans mon pays.

Trois de mes voisins, à présent, sont atteints comme je l'étais. Est-ce
vrai?

Le médecin répondit:--C'est vrai!

--Vous leur avez conseillé de laisser de l'eau et du lait chaque nuit
dans leur chambre pour voir si ces liquides disparaîtraient. Ils l'ont
fait. Ces liquides ont-ils disparu comme chez moi?

Le médecin répondit avec une gravité solennelle:--Ils ont disparu.

--Donc, messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se
multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient
d'apparaître sur la terre.

Ah! vous souriez! Pourquoi? parce que cet Être demeure invisible. Mais
notre œil, messieurs, est un organe tellement élémentaire qu'il peut
distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce qui
est trop petit lui échappe, ce qui est trop grand lui échappe, ce qui
est trop loin lui échappe. Il ignore les milliards de petites bêtes qui
vivent dans une goutte d'eau. Il ignore les habitants, les plantes et
le sol des étoiles voisines; il ne voit pas même le transparent.

Placez devant lui une glace sans tain parfaite, il ne la distinguera
pas et nous jettera dessus comme l'oiseau pris dans une maison qui se
casse la tête aux vitres. Donc, il ne voit pas les corps solides et
transparents qui existent pourtant; il ne voit pas l'air dont nous
nous nourrissons, ne voit pas le vent qui est la plus grande force de
la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
arbres, soulève la mer en montagnes d'eau qui font crouler les falaises
de granit.

Quoi d'étonnant à ce qu'il ne voie pas un corps nouveau, à qui manque
sans doute la seule propriété d'arrêter les rayons lumineux.

Apercevez-vous l'électricité? Et cependant elle existe!

Cet être, que j'ai nommé le Horla, existe aussi.

Qui est-ce? messieurs, c'est celui que la terre attend, après l'homme!
Celui qui vient nous détrôner, nous asservir, nous dompter, et se
nourrir de nous peut-être, comme nous nous nourrissons des bœufs et des
sangliers.

Depuis des siècles, on le pressent, on le redoute et on l'annonce! La
peur de l'Invisible a toujours hanté nos pères.

Il est venu.

Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l'air
insaisissables et malfaisants, c'était de lui qu'elles parlaient, de
lui pressenti par l'homme inquiet et tremblant déjà.

Et tout ce que vous faites vous-mêmes, messieurs, depuis quelques ans,
ce que vous appelez l'hypnotisme, la suggestion, le magnétisme--c'est
lui que vous annoncez, que vous prophétisez!

Je vous dis qu'il est venu. Il rôde inquiet lui-même comme les premiers
hommes, ignorant encore sa force et sa puissance qu'il connaîtra
bientôt, trop tôt.

Et voici, messieurs, pour finir, un fragment de journal qui m'est
tombé sous la main et qui vient de Rio de Janeiro. Je lis: «Une sorte
d'épidémie de folie semble sévir depuis quelque temps dans la province
de San-Paulo. Les habitants de plusieurs villages se sont sauvés
abandonnant leurs terres et leurs maisons et se prétendent poursuivis
et mangés par des vampires invisibles qui se nourrissent de leur
souffle pendant leur sommeil et qui ne boiraient, en outre, que de
l'eau, et quelquefois du lait!»

J'ajoute: «Quelques jours avant la première atteinte du mal dont j'ai
failli mourir, je me rappelle parfaitement avoir vu passer un grand
trois-mâts brésilien avec son pavillon déployé... Je vous ai dit que ma
maison est au bord de l'eau... Toute blanche... Il était caché sur ce
bateau sans doute...»

Je n'ai plus rien à ajouter, messieurs.

Le docteur Marrande se leva et murmura:

--Moi non plus. Je ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes
tous les deux... ou si... si notre successeur est réellement arrivé.


  _Le Horla_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 octobre 1886.




TABLE DES MATIÈRES.


                                            Pages.

  Le Horla.                                      1

  Amour.                                        51

  Le Trou.                                      63

  Clochette.                                    77

  Le Marquis de Fumerol.                        89

  Le Signe.                                    105

  Le Diable.                                   119

  Les Rois.                                    135

  Au Bois.                                     159

  Une Famille.                                 171

  Joseph.                                      183

  L'Auberge.                                   197

  Le Vagabond.                                 223

  Le Voyage du Horla (_inédit_).               247

  Un Fou? (_inédit_).                          271


  APPENDICE.

  Le Horla (_version première inédite_).       285


                   *       *       *       *       *


  Liste des modifications:


  Page  57: «fine champagne» remplacé par «Fine Champagne» (suivies de
              deux verres de Fine Champagne)
  Page  79: «racommoder» par «raccommoder» (tous les mardis,
              raccommoder le linge)
  Page 164: «a» par «as» (Vois-tu où tu nous as menés)

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paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
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1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
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States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
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1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
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  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
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contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
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warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This website includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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