Une vie

By Guy de Maupassant

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Title: Une vie

Author: Guy de Maupassant

Release Date: January 4, 2006 [EBook #17457]

Language: French


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Guy de Maupassant

UNE VIE

(1883)




-- I --


Jeanne, ayant fini ses malles, s'approcha de la fenêtre, mais la
pluie ne cessait pas.

L'averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux et les
toits. Le ciel, bas et chargé d'eau, semblait crevé, se vidant sur
la terre, la délayant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des
rafales passaient, pleines d'une chaleur lourde. Le ronflement des
ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les maisons,
comme des éponges, buvaient l'humidité qui pénétrait au-dedans et
faisait suer les murs de la cave au grenier.

Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours,
prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis
si longtemps, craignait que son père hésitât à partir si le temps
ne s'éclaircissait pas, et pour la centième fois depuis le matin
elle interrogeait l'horizon.

Puis, elle s'aperçut qu'elle avait oublié de mettre son calendrier
dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton
divisé par mois, et portant au milieu d'un dessin la date de
l'année courante, 1819, en chiffres d'or. Puis, elle biffa à coups
de crayon les quatre premières colonnes, rayant chaque nom de
saint jusqu'au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.

Une voix, derrière la porte, appela:

-- Jeannette!

Jeanne répondit:

-- Entre, papa.

Et son père parut.

Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était un gentilhomme
de l'autre siècle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J.
Rousseau, il avait des tendresses d'amant pour la nature, les
champs, les bois, les bêtes.

Aristocrate de naissance, il haïssait par instinct quatre-vingt-
treize; mais, philosophe par tempérament et libéral par éducation,
il exécrait la tyrannie d'une haine inoffensive et déclamatoire.

Sa grande force et sa grande faiblesse, c'était la bonté, une
bonté qui n'avait pas assez de bras pour caresser, pour donner,
pour étreindre, une bonté de créateur, éparse, sans résistance,
comme l'engourdissement d'un nerf de la volonté, une lacune dans
l'énergie, presque un vice.

Homme de théorie, il méditait tout un plan d'éducation pour sa
fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre.

Elle était demeurée jusqu'à douze ans dans la maison, puis, malgré
les pleurs de la mère, elle fut mise au Sacré-Coeur.

Il l'avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée et
ignorante des choses humaines. Il voulait qu'on la lui rendît
chaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dans une sorte de
bain de poésie raisonnable; et, par les champs, au milieu de la
terre fécondée, ouvrir son âme, dégourdir son ignorance à l'aspect
de l'amour naïf, des tendresses simples des animaux, des lois
sereines de la vie.

Elle sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine de sèves et
d'appétits de bonheur, prête à toutes les joies, à tous les
hasards charmants que, dans le désoeuvrement des jours, la
longueur des nuits, la solitude des espérances, son esprit avait
déjà parcourus.

Elle semblait un portrait de Véronèse avec ses cheveux d'un blond
luisant qu'on aurait dit avoir déteint sur sa chair, une chair
d'aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d'un léger duvet,
d'une sorte de velours pâle qu'on apercevait un peu quand le
soleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque
qu'ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande.

Elle avait, sur l'aile gauche de la narine, un petit grain de
beauté, un autre à droite, sur le menton, où frisaient quelques
poils si semblables à sa peau qu'on les distinguait à peine. Elle
était grande, mûre de poitrine, ondoyante de la taille. Sa voix
nette semblait parfois trop aiguë; mais son rire franc jetait de
la joie autour d'elle. Souvent, d'un geste familier, elle portait
ses deux mains à ses tempes comme pour lisser sa chevelure.

Elle courut à son père et l'embrassa, en l'étreignant:

-- Eh bien, partons-nous? dit-elle.

Il sourit, secoua ses cheveux déjà blancs et qu'il portait assez
longs, et, tendant la main vers la fenêtre:

-- Comment veux-tu voyager par un temps pareil?

Mais elle le priait, câline et tendre:

-- Oh! papa, partons, je t'en supplie. Il fera beau dans l'après-
midi.

-- Mais ta mère n'y consentira jamais.

-- Si, je te le promets, je m'en charge.

-- Si tu parviens à décider ta mère, je veux bien, moi.

Et elle se précipita vers la chambre de la baronne. Car elle avait
attendu ce jour du départ avec une impatience grandissante.

Depuis son entrée au Sacré-Coeur elle n'avait pas quitté Rouen,
son père ne permettant aucune distraction avant l'âge qu'il avait
fixé. Deux fois seulement on l'avait emmenée quinze jours à Paris,
mais c'était une ville encore, et elle ne rêvait que la campagne.

Elle allait maintenant passer l'été dans leur propriété des
Peuples, vieux château de famille planté sur la falaise près
d'Yport; et elle se promettait une joie infinie de cette vie libre
au bord des flots. Puis, il était entendu qu'on lui faisait don de
ce manoir, qu'elle habiterait toujours lorsqu'elle serait mariée.

Et la pluie, tombant sans répit depuis la veille au soir, était le
premier gros chagrin de son existence.

Mais, au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la
chambre de sa mère, criant par toute la maison:

-- Papa, papa! maman veut bien; fais atteler.

Le déluge ne s'apaisait point; on eût dit même qu'il redoublait
quand la calèche s'avança devant la porte.

Jeanne était prête à monter en voiture lorsque la baronne
descendit l'escalier, soutenue d'un côté par son mari, et, de
l'autre, par une grande fille de chambre forte et bien découplée
comme un gars. C'était une Normande du pays de Caux, qui
paraissait au moins vingt ans, bien qu'elle en eût au plus dix-
huit. On la traitait dans la famille un peu comme une seconde
fille, car elle avait été la soeur de lait de Jeanne. Elle
s'appelait Rosalie.

Sa principale fonction consistait d'ailleurs à guider les pas de
sa maîtresse devenue énorme depuis quelques années par suite d'une
hypertrophie du coeur dont elle se plaignait sans cesse.

La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil
hôtel, regarda la cour où l'eau ruisselait et murmura:

-- Ce n'est vraiment pas raisonnable.

Son mari, toujours souriant, répondit:

-- C'est vous qui l'avez voulu, madame Adélaïde.

Comme elle portait ce nom pompeux d'Adélaïde, il le faisait
toujours précéder de «madame» avec un certain air de respect un
peu moqueur.

Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture
dont tous les ressorts plièrent. Le baron s'assit à son côté,
Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons.

La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu'on
disposa sur les genoux, plus deux paniers qu'on dissimula sous les
jambes; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon, et
s'enveloppa d'une grande couverture qui la coiffait entièrement.
Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portière;
ils reçurent les dernières recommandations pour les malles qui
devaient suivre dans une charrette; et on partit.

Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la
pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. La
bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée.

La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur
le quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, les
vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel
ruisselant, comme des arbres dépouillés; puis elle s'engagea sur
le long boulevard du mont Riboudet.

Bientôt, on traversa les prairies; et, de temps en temps, un saule
noyé, les branches tombantes, avec un abandonnement de cadavre, se
dessinait gravement à travers un brouillard d'eau. Les fers des
chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de
boue.

On se taisait; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la
terre. Petite mère, se renversant, appuya sa tête et ferma les
paupières. Le baron considérait d'un oeil morne les campagnes
monotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait
de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce
ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante
enfermée qu'on vient de remettre à l'air; et l'épaisseur de sa
joie, comme un feuillage, abritait son coeur de la tristesse. Bien
qu'elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-
dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait; et elle
jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir la
désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de
cette inondation.

Et, sous la pluie acharnée, les croupes luisantes des deux bêtes
exhalaient une buée d'eau bouillante.

La baronne, peu à peu, s'endormait. Sa figure, qu'encadraient six
boudins réguliers de cheveux pendillants, s'affaissa peu à peu,
mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou, dont
les dernières ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa
poitrine. Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombait
ensuite; les joues s'enflaient, tandis que, entre ses lèvres
entrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur
elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l'ampleur de
son ventre, un petit portefeuille en cuir.

Ce toucher la réveilla; et elle considéra l'objet d'un regard
noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le
portefeuille tomba, s'ouvrit. De l'or et des billets de banque
s'éparpillèrent dans la calèche. Elle s'éveilla tout à fait; et la
gaieté de sa fille partit en une fusée de rires.

Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux:

-- Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Életot.
Je l'ai vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiterons
souvent désormais.

Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit
tranquillement dans sa poche.

C'était la neuvième ferme vendue ainsi, sur trente et une que
leurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore
environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien
administrées, auraient facilement rendu trente mille francs par
an.

Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y
avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la
bonté. Elle tarissait l'argent dans leurs mains comme le soleil
tarit l'eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparaissait.
Comment? Personne n'en savait rien. À tout moment l'un d'eux
disait:

-- Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai dépensé cent francs
aujourd'hui sans rien acheter de gros.

Cette facilité de donner était, du reste, un des grands bonheurs
de leur vie; et ils s'entendaient sur ce point d'une façon superbe
et touchante.

Jeanne demanda:

-- Est-ce beau, maintenant, mon château?

Le baron répondit gaiement:

-- Tu verras, fillette.

Mais peu à peu, la violence de l'averse diminuait; puis ce ne fut
plus qu'une sorte de brume, une très fine poussière de pluie
voltigeant. La voûte des nuées semblait s'élever, blanchir; et
soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un long rayon de
soleil oblique descendit sur les prairies.

Et, les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmament parut;
puis la déchirure s'agrandit, comme un voile qui se déchire; et un
beau ciel pur, d'un azur net et profond, se développa sur le
monde.

Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la
terre; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait
parfois le chant alerte d'un oiseau qui séchait ses plumes.

Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture,
excepté Jeanne. Deux fois on s'arrêta dans des auberges pour
laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d'avoine avec
de l'eau.

Le soleil s'était couché; des cloches sonnaient au loin. Dans un
petit village on alluma les lanternes; et le ciel aussi s'illumina
d'un fourmillement d'étoiles. Des maisons éclairées apparaissaient
de place en place, traversant les ténèbres d'un point de feu; et
tout d'un coup, derrière une côte, à travers des branches de
sapins, la lune, rouge, énorme, et comme engourdie de sommeil,
surgit.

Il faisait si doux que les vitres demeuraient baissées. Jeanne,
épuisée de rêve, rassasiée de visions heureuses, se reposait
maintenant. Parfois l'engourdissement d'une position prolongée lui
faisait rouvrir les yeux; alors elle regardait au-dehors, voyait
dans la nuit lumineuse passer les arbres d'une ferme, ou bien
quelques vaches çà et là couchées en un champ, et qui relevaient
la tête. Puis elle cherchait une posture nouvelle, essayait de
ressaisir un songe ébauché; mais le roulement continu de la
voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa pensée et elle
refermait les yeux, se sentant l'esprit courbaturé comme le corps.

Cependant on s'arrêta. Des hommes et des femmes se tenaient debout
devant les portières avec des lanternes à la main. On arrivait.
Jeanne, subitement réveillée, sauta bien vite. Père et Rosalie,
éclairés par un fermier, portèrent presque la baronne tout à fait
exténuée, geignant de détresse, et répétant sans cesse d'une
petite voix expirante:

-- Ah! mon Dieu! mes pauvres enfants!

Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitôt
dormit.

Jeanne et le baron soupèrent en tête-à-tête.

Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains à travers
la table; et, saisis tous deux d'une joie enfantine, ils se mirent
à visiter le manoir réparé.

C'était une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de
la ferme et du château, bâties en pierres blanches devenues
grises, et spacieuses à loger une race.

Un immense vestibule séparait en deux la maison et la traversait
de part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un
double escalier semblait enjamber cette entrée, laissant vide le
centre, et joignant au premier ses deux montées à la façon d'un
pont.

Au rez-de-chaussée, à droite, on entrait dans le salon démesuré,
tendu de tapisseries à feuillages où se promenaient des oiseaux.
Tout le meuble, en tapisserie au petit point, n'était que
l'illustration des Fables de La Fontaine; et Jeanne eut un
tressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu'elle avait
aimée, étant tout enfant, et qui représentait l'histoire du Renard
et de la Cigogne.

À côté du salon s'ouvraient la bibliothèque, pleine de livres
anciens, et deux autres pièces inutilisées; à gauche, la salle à
manger en boiseries neuves, la lingerie, l'office, la cuisine et
un petit appartement contenant une baignoire.

Un corridor coupait en long tout le premier étage. Les dix portes
des dix chambres s'alignaient sur cette allée. Tout au fond, à
droite, était l'appartement de Jeanne. Ils y entrèrent. Le baron
venait de le faire remettre à neuf, ayant employé simplement des
tentures et des meubles restés sans usage dans les greniers.

Des tapisseries d'origine flamande, et très vieilles, peuplaient
ce lieu de personnages singuliers.

Mais, en apercevant son lit, la jeune fille poussa des cris de
joie. Aux quatre coins, quatre grands oiseaux de chêne, tout noirs
et luisants de cire, portaient la couche et paraissaient en être
les gardiens. Les côtés représentaient deux larges guirlandes de
fleurs et de fruits sculptés; et quatre colonnes finement
cannelées, que terminaient des chapiteaux corinthiens, soulevaient
une corniche de roses et d'Amours enroulés.

Il se dressait, monumental, et tout gracieux cependant malgré la
sévérité du bois bruni par le temps.

Le couvre-pied et la tenture du ciel de lit scintillaient comme
deux firmaments. Ils étaient faits d'une soie antique d'un bleu
foncé qu'étoilaient, par places, de grandes fleurs de lis brodées
d'or.

Quand elle l'eut bien admiré, Jeanne, élevant sa lumière, examina
les tapisseries pour en comprendre le sujet.

Un jeune seigneur et une jeune dame habillés en vert, en rouge et
en jaune, de la façon la plus étrange, causaient sous un arbre
bleu où mûrissaient des fruits blancs. Un gros lapin de même
couleur broutait un peu d'herbe grise.

Juste au-dessus des personnages, dans un lointain de convention,
on apercevait cinq petites maisons rondes, aux toits aigus; et là-
haut, presque dans le ciel, un moulin à vent tout rouge.

De grands ramages, figurant des fleurs, circulaient dans tout
cela.

Les deux autres panneaux ressemblaient beaucoup au premier, sauf
qu'on voyait sortir des maisons quatre petits bonshommes vêtus à
la façon des Flamands et qui levaient les bras au ciel en signe
d'étonnement et de colère extrêmes.

Mais la dernière tenture représentait un drame. Près du lapin qui
broutait toujours, le jeune homme étendu semblait mort. La jeune
dame, le regardant, se perçait le sein d'une épée, et les fruits
de l'arbre étaient devenus noirs.

Jeanne renonçait à comprendre quand elle découvrit dans un coin
une bestiole microscopique, que le lapin, s'il eût vécu, aurait pu
manger comme un brin d'herbe. Et cependant c'était un lion.

Alors elle reconnut les malheurs de Pyrame et de Thysbé; et,
quoiqu'elle sourît de la simplicité des dessins, elle se sentit
heureuse d'être enfermée dans cette aventure d'amour qui parlerait
sans cesse à sa pensée des espoirs chéris, et ferait planer chaque
nuit, sur son sommeil, cette tendresse antique et légendaire.

Tout le reste du mobilier unissait les styles les plus divers.
C'étaient ces meubles que chaque génération laisse dans la famille
et qui font des anciennes maisons des sortes de musées où tout se
mêle. Une commode Louis XIV superbe, cuirassée de cuivres
éclatants, était flanquée de deux fauteuils Louis XV encore vêtus
de leur soie à bouquets. Un secrétaire en bois de rose faisait
face à la cheminée qui présentait, sous un globe rond, une pendule
de l'Empire.

C'était une ruche de bronze, suspendue par quatre colonnes de
marbre au-dessus d'un jardin de fleurs dorées. Un mince balancier
sortant de la ruche, par une fente allongée, promenait
éternellement sur ce parterre une petite abeille aux ailes
d'émail.

Le cadran était en faïence peinte et encadré dans le flanc de la
ruche.

Elle se mit à sonner onze heures. Le baron embrassa sa fille, et
se retira chez lui.

Alors, Jeanne, avec regret, se coucha.

D'un dernier regard elle parcourut sa chambre, et puis éteignit sa
bougie. Mais le lit, dont la tête seule s'appuyait à la muraille,
avait une fenêtre sur sa gauche, par où entrait un flot de lune
qui répandait à terre une flaque de clarté.

Des reflets rejaillissaient aux murs, des reflets pâles caressant
faiblement les amours immobiles de Pyrame et de Thysbé.

Par l'autre fenêtre, en face de ses pieds, Jeanne apercevait un
grand arbre tout baigné de lumière douce. Elle se tourna sur le
côté, ferma les yeux, puis, au bout de quelque temps, les rouvrit.

Elle croyait se sentir encore secouée par les cahots de la voiture
dont le roulement continuait dans sa tête. Elle resta d'abord
immobile, espérant que ce repos la ferait enfin s'endormir; mais
l'impatience de son esprit envahit bientôt tout son corps.

Elle avait des crispations dans les jambes, une fièvre qui
grandissait. Alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec sa
longue chemise qui lui donnait l'aspect d'un fantôme, elle
traversa la mare de lumière répandue sur son plancher, ouvrit sa
fenêtre et regarda.

La nuit était si claire qu'on y voyait comme en plein jour; et la
jeune fille reconnaissait tout ce pays, aimé jadis dans sa
première enfance.

C'était d'abord, en face d'elle, un large gazon, jaune comme du
beurre sous la lumière nocturne. Deux arbres géants se dressaient
aux pointes, devant le château, un platane au nord, un tilleul au
sud.

Tout au bout de la grande étendue d'herbe, un petit bois en
bosquet terminait ce domaine, garanti des ouragans du large par
cinq rangs d'ormes antiques, tordus, rasés, rongés, taillés en
pente comme un toit par le vent de mer toujours déchaîné.

Cette espèce de parc était borné, à droite et à gauche, par deux
longues avenues de peupliers démesurés, appelés peuples en
Normandie, qui séparaient la résidence des maîtres des deux fermes
y attenant, occupées, l'une par la famille Couillard, l'autre par
la famille Martin.

Ces peuples avaient donné leur nom au château. Au-delà de cet
enclos, s'étendait une vaste plaine inculte, semée d'ajoncs, où la
brise sifflait et galopait jour et nuit. Puis, soudain, la côte
s'abattait en une falaise de cent mètres, droite et blanche,
baignant son pied dans les vagues.

Jeanne regardait au loin la longue surface moirée des flots qui
semblaient dormir sous les étoiles.

Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la
terre se répandaient. Un jasmin, grimpé autour des fenêtres d'en
bas, exhalait continuellement son haleine pénétrante qui se mêlait
à l'odeur, plus légère, des feuilles naissantes. De lentes rafales
passaient, apportant les saveurs fortes de l'air salin et de la
sueur visqueuse des varechs.

La jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer; et le repos de
la campagne la calma comme un bain frais.

Toutes les bêtes qui s'éveillent quand vient le soir et cachent
leur existence obscure dans la tranquillité des nuits,
emplissaient les demi-ténèbres d'une agitation silencieuse. De
grands oiseaux, qui ne criaient point, fuyaient dans l'air comme
des taches, comme des ombres; des bourdonnements d'insectes
invisibles effleuraient l'oreille; des courses muettes
traversaient l'herbe pleine de rosée ou le sable des chemins
déserts.

Seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la lune leur
note courte et monotone.

Il semblait à Jeanne que son coeur s'élargissait, plein de
murmures comme cette soirée claire, fourmillant soudain de mille
désirs rôdeurs, pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement
l'entourait. Une affinité l'unissait à cette poésie vivante; et
dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des
frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque
chose comme un souffle de bonheur.

Et elle se mit à rêver d'amour.

L'amour! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété
croissante de son approche. Maintenant elle était libre d'aimer;
elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui!

Comment serait-il? Elle ne le savait pas au juste et ne se le
demandait même pas. Il serait lui, voilà tout.

Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son âme et
qu'il la chérirait de toute sa force. Ils se promèneraient par les
soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des
étoiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serrés l'un contre
l'autre, entendant battre leurs coeurs, sentant la chaleur de
leurs épaules, mêlant leur amour à la simplicité suave des nuits
d'été, tellement unis qu'ils pénétreraient aisément, par la seule
puissance de leur tendresse, jusqu'à leurs plus secrètes pensées.

Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une
affection indescriptible.

Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait là, contre elle; et
brusquement un vague frisson de sensualité lui courut des pieds à
la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement
inconscient, comme pour étreindre son rêve; et, sur sa lèvre
tendue vers l'inconnu, quelque chose passa qui la fit presque
défaillir, comme si l'haleine du printemps lui eût donné un baiser
d'amour.

Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route, elle
entendit marcher dans la nuit. Et dans un élan de son âme affolée,
dans un transport de foi à l'impossible, aux hasards
providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques
combinaisons du sort, elle pensa: «Si c'était lui?» Elle écoutait
anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu'il allait
s'arrêter à la grille pour demander l'hospitalité.

Lorsqu'il fut passé, elle se sentit triste comme après une
déception. Mais elle comprit l'exaltation de son espoir et sourit
à sa démence.

Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant
d'une rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l'avenir,
échafaudant son existence.

Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la
mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une
fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l'herbe, entre le
platane et le tilleul, tandis que le père et la mère les
suivraient d'un oeil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes
des regards pleins de passion.

Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis que
la lune, achevant son voyage à travers le ciel, allait disparaître
dans la mer.

L'air devenait plus frais. Vers l'orient, l'horizon pâlissait. Un
coq chanta dans la ferme de droite; d'autres répondirent dans la
ferme de gauche. Leurs voix enrouées semblaient venir de très loin
à travers la cloison des poulaillers; et dans l'immense voûte du
ciel, blanchie insensiblement, les étoiles disparaissaient.

Un petit cri d'oiseau s'éveilla quelque part. Des gazouillements,
timides d'abord, sortirent des feuilles; puis ils s'enhardirent,
devinrent vibrants, joyeux, gagnant de branche en branche, d'arbre
en arbre.

Jeanne, soudain, se sentit dans une clarté; et, levant la tête
qu'elle avait cachée en ses mains, elle ferma les yeux, éblouie
par le resplendissement de l'aurore.

Une montagne de nuages empourprés, cachés en partie derrière une
grande allée de peuples, jetait des lueurs de sang sur la terre
réveillée.

Et lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant de feu les
arbres, les plaines, l'océan, tout l'horizon, l'immense globe
flamboyant parut.

Et Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. Une joie délirante,
un attendrissement infini devant la splendeur des choses noya son
coeur qui défaillait. C'était son soleil! son aurore! le
commencement de sa vie! le lever de ses espérances! Elle tendit
les bras vers l'espace rayonnant, avec une envie d'embrasser le
soleil; elle voulait parler, crier quelque chose de divin comme
cette éclosion du jour; mais elle demeurait paralysée dans un
enthousiasme impuissant. Alors, posant son front dans ses mains,
elle sentit ses yeux pleins de larmes; et elle pleura
délicieusement.

Lorsqu'elle releva la tête, le décor superbe du jour naissant
avait déjà disparu. Elle se sentit elle-même apaisée, un peu
lasse, comme refroidie. Sans fermer sa fenêtre, elle alla
s'étendre sur son lit, rêva encore quelques minutes et s'endormit
si profondément qu'à huit heures elle n'entendit point les appels
de son père et se réveilla seulement lorsqu'il entra dans sa
chambre.

Il voulait lui montrer l'embellissement du château, de son
château.

La façade qui donnait sur l'intérieur des terres était séparée du
chemin par une vaste cour plantée de pommiers. Ce chemin, dit
vicinal, courant entre les enclos des paysans, joignait, une demi-
lieue plus loin, la grande route du Havre à Fécamp.

Une allée droite venait de la barrière de bois jusqu'au perron.
Les communs, petits bâtiments en caillou de mer, coiffés de
chaume, s'alignaient des deux côtés de la cour, le long des fossés
des deux fermes.

Les couvertures étaient refaites à neuf; toute la menuiserie avait
été restaurée, les murs réparés, les chambres retapissées, tout
l'intérieur repeint. Et le vieux manoir terni portait, comme des
taches, ses contrevents frais, d'un blanc d'argent, et ses
replâtrages récents sur sa grande façade grisâtre.

L'autre façade, celle où s'ouvrait une des fenêtres de Jeanne,
regardait au loin la mer, par-dessus le bosquet et la muraille
d'ormes rongés du vent.

Jeanne et le baron, bras dessus, bras dessous, visitèrent tout,
sans omettre un coin; puis ils se promenèrent lentement dans les
longues avenues de peupliers, qui enfermaient ce qu'on appelait le
parc. L'herbe avait poussé sous les arbres, étalant son tapis
vert. Le bosquet, tout au bout, était charmant, mêlait ses petits
chemins tortueux, séparés par des cloisons de feuilles. Un lièvre
partit brusquement, qui fit peur à la jeune fille, puis il sauta
le talus et détala dans les joncs marins vers la falaise.

Après le déjeuner, comme Mme Adélaïde, encore exténuée, déclarait
qu'elle allait se reposer, le baron proposa de descendre jusqu'à
Yport.

Ils partirent, traversant d'abord le hameau d'Étouvent, où se
trouvaient les Peuples. Trois paysans les saluèrent comme s'ils
les eussent connus de tout temps.

Ils entrèrent dans les bois en pente qui s'abaissent jusqu'à la
mer en suivant une vallée tournante.

Bientôt apparut le village d'Yport. Des femmes qui raccommodaient
des hardes, assises sur le seuil de leurs demeures, les
regardaient passer. La rue inclinée, avec un ruisseau dans le
milieu et des tas de débris traînant devant les portes, exhalait
une odeur forte de saumure. Les filets bruns, où restaient, de
place en place, des écailles luisantes pareilles à des piécettes
d'argent, séchaient entre les portes des taudis d'où sortaient les
senteurs des familles nombreuses grouillant dans une seule pièce.

Quelques pigeons se promenaient au bord du ruisseau, cherchant
leur vie.

Jeanne regardait tout cela qui lui semblait curieux et nouveau
comme un décor de théâtre.

Mais, brusquement, en tournant un mur, elle aperçut la mer, d'un
bleu opaque et lisse, s'étendant à perte de vue.

Ils s'arrêtèrent, en face de la plage, à regarder. Des voiles,
blanches comme des ailes d'oiseaux, passaient au large. À droite
comme à gauche, la falaise énorme se dressait. Une sorte de cap
arrêtait le regard d'un côté, tandis que, de l'autre, la ligne des
côtes se prolongeait indéfiniment jusqu'à n'être plus qu'un trait
insaisissable.

Un port et des maisons apparaissaient dans une de ces déchirures
prochaines; et de tous petits flots, qui faisaient à la mer une
frange d'écume, roulaient sur le galet avec un bruit léger.

Les barques du pays, halées sur la pente de cailloux ronds,
reposaient sur le flanc, tendant au soleil leurs joues rondes
vernies de goudron. Quelques pêcheurs les préparaient pour la
marée du soir.

Un matelot s'approcha pour offrir du poisson, et Jeanne acheta une
barbue qu'elle voulait rapporter elle-même aux Peuples.

Alors l'homme proposa ses services pour des promenades en mer,
répétant son nom coup sur coup afin de le faire bien entrer dans
les mémoires: «Lastique, Joséphin Lastique.»

Le baron promit de ne pas l'oublier.

Ils reprirent le chemin du château.

Comme le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passa dans les
ouïes la canne de son père, dont chacun d'eux prit un bout; et ils
allaient gaiement en remontant la côte, bavardant comme deux
enfants, le front au vent et les yeux brillants, tandis que la
barbue, qui lassait peu à peu leurs bras, balayait l'herbe de sa
queue grasse.




-- II --


Une vie charmante et libre commença pour Jeanne. Elle lisait,
rêvait et vagabondait, toute seule, aux environs. Elle errait à
pas lents le long des routes, l'esprit parti dans les rêves; ou
bien, elle descendait, en gambadant, les petites vallées
tortueuses, dont les deux croupes portaient, comme une chape d'or,
une toison de fleurs d'ajoncs. Leur odeur forte et douce,
exaspérée par la chaleur, la grisait à la façon d'un vin parfumé;
et, au bruit lointain des vagues roulant sur une plage, une houle
berçait son esprit.

Une mollesse, parfois, la faisait s'étendre sur l'herbe drue d'une
pente; et parfois, lorsqu'elle apercevait tout à coup, au détour
du val, dans un entonnoir de gazon, un triangle de mer bleue
étincelante au soleil, avec une voile à l'horizon, il lui venait
des joies désordonnées, comme à l'approche mystérieuse de bonheurs
planant sur elle.

Un amour de la solitude l'envahissait dans la douceur de ce frais
pays et dans le calme des horizons arrondis, et elle restait si
longtemps assise sur le sommet des collines que des petits lapins
sauvages passaient en bondissant à ses pieds.

Elle se mettait souvent à courir sur la falaise, fouettée par
l'air léger des côtes, toute vibrante d'une jouissance exquise à
se mouvoir sans fatigue, comme les poissons dans l'eau ou les
hirondelles dans l'air.

Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines en
terre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu'à la mort.
Il lui semblait qu'elle jetait un peu de son coeur à tous les plis
de ces vallons.

Elle se mit à prendre des bains avec passion. Elle nageait à perte
de vue, étant forte et hardie, et sans conscience du danger. Elle
se sentait bien dans cette eau froide, limpide et bleue, qui la
portait en la balançant. Lorsqu'elle était loin du rivage, elle se
mettait sur le dos, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux
perdus dans l'azur profond du ciel que traversait vite un vol
d'hirondelle, ou la silhouette blanche d'un oiseau de mer. On
n'entendait plus aucun bruit que le murmure éloigné du flot contre
le galet et une vague rumeur de la terre glissant encore sur les
ondulations des vagues, mais confuse, presque insaisissable. Et
puis, Jeanne se redressait et, dans un affolement de joie,
poussait des cris aigus en battant l'eau de ses deux mains.

Quelquefois, quand elle s'aventurait trop loin, une barque venait
la chercher.

Elle rentrait au château, pâle de faim, mais légère, alerte, du
sourire à la lèvre et du bonheur plein les yeux.

Le baron, de son côté, méditait de grandes entreprises agricoles;
il voulait faire des essais, organiser le progrès, expérimenter
des instruments nouveaux, acclimater des races étrangères; et il
passait une partie de ses journées en conversation avec les
paysans qui hochaient la tête, incrédules à ses tentatives.

Souvent aussi, il allait en mer avec les matelots d'Yport. Quand
il eut visité les grottes, les fontaines et les aiguilles des
environs, il voulut pêcher comme un simple marin.

Dans les jours de brise, lorsque la voile pleine de vent fait
courir sur le dos des vagues la coque joufflue des barques, et
que, par chaque bord, traîne jusqu'au fond de la mer la grande
ligne fuyante que poursuivent les hordes de maquereaux, il tenait
dans sa main tremblante d'anxiété la petite corde qu'on sent
vibrer sitôt qu'un poisson pris se débat.

Il partait au clair de lune pour lever les filets posés la veille.
Il aimait à entendre craquer le mât, à respirer les rafales
sifflantes et fraîches de la nuit; et, après avoir longtemps
louvoyé pour retrouver les bouées en se guidant sur une crête de
roche, le toit d'un clocher et le phare de Fécamp, il jouissait à
demeurer immobile sous les premiers feux du soleil levant qui
faisait reluire, sur le pont du bateau, le dos gluant des larges
raies en éventail et le ventre gras des turbots.

À chaque repas, il racontait avec enthousiasme ses promenades; et
petite mère, à son tour, lui disait combien de fois elle avait
parcouru la grande allée de peuples, celle de droite, contre la
ferme des Couillard, l'autre n'ayant pas assez de soleil.

Comme on lui avait recommandé de «prendre du mouvement», elle
s'acharnait à marcher. Dès que la fraîcheur de la nuit s'était
dissipée, elle descendait, appuyée sur le bras de Rosalie,
enveloppée d'une mante et de deux châles, et la tête étouffée
d'une capeline noire que recouvrait encore un tricot rouge.

Alors, traînant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avait
déjà tracé, dans toute la longueur du chemin, l'un à l'aller,
l'autre au retour, deux sillons poudreux où l'herbe était morte,
elle recommençait sans fin un interminable voyage en ligne droite,
depuis l'encoignure du château jusqu'aux premiers arbustes du
bosquet. Elle avait fait placer un banc à chaque extrémité de
cette piste; et toutes les cinq minutes elle s'arrêtait, disant à
la pauvre bonne patiente qui la soutenait:

-- Asseyons-nous, ma fille, je suis un peu lasse.

Et, à chaque arrêt, elle laissait sur un des bancs tantôt le
tricot qui lui couvrait la tête, tantôt un châle, et puis l'autre,
puis la capeline, puis la mante; et tout cela faisait, aux deux
bouts de l'allée, deux gros paquets de vêtements que Rosalie
rapportait sur son bras libre quand on rentrait pour déjeuner.

Et dans l'après-midi, la baronne recommençait, d'une allure plus
molle, avec des repos plus allongés, sommeillant même une heure de
temps en temps sur une chaise longue qu'on lui roulait dehors.

Elle appelait cela faire «son exercice», comme elle disait «mon
hypertrophie».

Un médecin consulté dix ans auparavant, parce qu'elle éprouvait
des étouffements, avait parlé d'hypertrophie. Depuis lors ce mot,
dont elle ne comprenait guère la signification, s'était établi
dans sa tête. Elle faisait tâter obstinément au baron, à Jeanne ou
à Rosalie son coeur que personne ne sentait plus, tant il était
enseveli sous la bouffissure de sa poitrine; mais elle refusait
avec énergie de se laisser examiner par aucun nouveau médecin, de
peur qu'on lui découvrît d'autres maladies; et elle parlait de
«son» hypertrophie à tout propos, et si souvent qu'il semblait que
cette affection lui fût spéciale, lui appartînt comme une chose
unique sur laquelle les autres n'avaient aucun droit.

Le baron disait «l'hypertrophie de ma femme», et Jeanne
«l'hypertrophie de maman», comme ils auraient dit «la robe, le
chapeau, ou le parapluie».

Elle avait été fort jolie dans sa jeunesse et plus mince qu'un
roseau. Après avoir valsé dans les bras de tous les uniformes de
l'Empire, elle avait lu _Corinne_ qui l'avait fait pleurer; et
elle était demeurée depuis comme marquée de ce roman.

À mesure que sa taille s'était épaissie, son âme avait pris des
élans plus poétiques; et quand l'obésité l'eut clouée sur un
fauteuil, sa pensée vagabonda à travers des aventures tendres dont
elle se croyait l'héroïne. Elle en avait des préférées qu'elle
faisait toujours revenir dans ses rêves, comme une boîte à musique
dont on remonte la manivelle répète interminablement le même air.
Toutes les romances langoureuses, où l'on parle de captives et
d'hirondelles, lui mouillaient infailliblement les paupières; et
elle aimait même certaines chansons grivoises de Béranger, à cause
des regrets qu'elles expriment.

Elle demeurait souvent pendant des heures, immobile, éloignée dans
ses songeries; et son habitation des Peuples lui plaisait
infiniment parce qu'elle prêtait un décor aux romans de son âme,
lui rappelant et par les bois d'alentour, et par la lande déserte,
et par le voisinage de la mer, les livres de Walter Scott qu'elle
lisait depuis quelques mois.

Dans les jours de pluie, elle restait enfermée en sa chambre à
visiter ce qu'elle appelait ses «reliques». C'étaient toutes ses
anciennes lettres, les lettres de son père et de sa mère, les
lettres du baron quand elle était sa fiancée, et d'autres encore.


Elle les avait enfermées dans un secrétaire d'acajou portant à ses
angles des sphinx de cuivre; et elle disait d'une voix
particulière:

-- Rosalie, ma fille, apporte-moi le tiroir aux souvenirs.

La petite bonne ouvrait le meuble, prenait le tiroir, le posait
sur une chaise à côté de sa maîtresse qui se mettait à lire
lentement, une à une, ces lettres, en laissant tomber une larme
dessus de temps en temps.

Jeanne, parfois, remplaçait Rosalie et promenait petite mère qui
lui racontait des souvenirs d'enfance. La jeune fille se
retrouvait dans ces histoires d'autrefois, s'étonnant de la
similitude de leurs pensées, de la parenté de leurs désirs; car
chaque coeur s'imagine ainsi avoir tressailli avant tout autre
sous une foule de sensations qui ont fait battre ceux des
premières créatures et feront palpiter encore ceux des derniers
hommes et des dernières femmes.

Leur marche lente suivait la lenteur du récit que des oppressions,
parfois, interrompaient quelques secondes; et la pensée de Jeanne
alors, bondissant par-dessus les aventures commencées, s'élançait
vers l'avenir peuplé de joies, se roulait dans les espérances.

Un après-midi, comme elles se reposaient sur le banc du fond,
elles aperçurent tout à coup, au bout de l'allée, un gros prêtre
qui s'en venait vers elles.

Il salua de loin, prit un air souriant, salua de nouveau quand il
fut à trois pas et s'écria:

-- Eh bien, madame la baronne, comment allons-nous?

C'était le curé du pays.

Petite mère, née dans le siècle des philosophes, élevée par un
père peu croyant, aux jours de la Révolution, ne fréquentait guère
l'église, bien qu'elle aimât les prêtres par une sorte d'instinct
religieux de femme.

Elle avait totalement oublié l'abbé Picot, son curé, et rougit en
le voyant. Elle s'excusa de n'avoir point prévenu sa démarche.
Mais le bonhomme n'en semblait point froissé; il regarda Jeanne,
la complimenta sur sa bonne mine, s'assit, mit son tricorne sur
ses genoux et s'épongea le front. Il était fort gros, fort rouge,
et suait à flots. Il tirait de sa poche, à tout instant, un énorme
mouchoir à carreaux imbibé de transpiration, et se le passait sur
le visage et le cou; mais, à peine le linge humide était-il rentré
dans les profondeurs de sa robe que de nouvelles gouttes
poussaient sur sa peau, et, tombant sur la soutane rebondie au
ventre, fixaient en petites taches rondes la poussière volante des
chemins.

Il était gai, vrai prêtre campagnard, tolérant, bavard et brave
homme. Il raconta des histoires, parla des gens du pays, ne sembla
pas s'être aperçu que ses deux paroissiennes n'étaient pas encore
venues aux offices, la baronne accordant son indolence avec sa foi
confuse, et Jeanne trop heureuse d'être délivrée du couvent où
elle avait été repue de cérémonies pieuses.

Le baron parut. Sa religion panthéiste le laissait indifférent aux
dogmes. Il fut aimable pour l'abbé qu'il connaissait de loin, et
le retint à dîner.

Le prêtre sut plaire, grâce à cette astuce inconsciente que le
maniement des âmes donne aux hommes les plus médiocres appelés par
le hasard des événements, à exercer un pouvoir sur leurs
semblables.

La baronne le choya, attirée peut-être par une de ces affinités
qui rapprochent les natures semblables, la figure sanguine et
l'haleine courte du gros homme plaisant à son obésité soufflante.

Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, ce laisser-
aller familier des fins de repas joyeuses.

Et, tout à coup, il s'écria comme si une idée heureuse lui eût
traversé l'esprit:

-- Mais j'ai un nouveau paroissien qu'il faut que je vous
présente, M. le vicomte de Lamare!

La baronne, qui connaissait sur le bout du doigt tout l'armorial
de la province, demanda:

-- Est-il de la famille de Lamare de l'Eure?

Le prêtre s'inclina:

-- Oui, madame, c'est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l'an
dernier.

Alors, Mme Adélaïde, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa
une foule de questions, et apprit que, les dettes du père payées,
le jeune homme, ayant vendu son château de famille, s'était
organisé un petit pied-à-terre dans une des trois fermes qu'il
possédait dans la commune d'Étouvent. Ces biens représentaient en
tout cinq à six mille livres de rente; mais le vicomte était
d'humeur économe et sage, et comptait vivre simplement, pendant
deux ou trois ans, dans ce modeste pavillon, afin d'amasser de
quoi faire bonne figure dans le monde, pour se marier avec
avantage sans contracter de dettes ou hypothéquer ses fermes.

Le curé ajouta:

-- C'est un bien charmant garçon; et si rangé, si paisible. Mais
il ne s'amuse guère dans le pays.

Le baron dit:

-- Amenez-le chez nous, monsieur l'abbé, cela pourra le distraire
de temps en temps.

Et on parla d'autre chose.

Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, le prêtre
demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant
l'habitude d'un peu d'exercice après ses repas. Le baron
l'accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de la
façade blanche du château pour revenir ensuite sur leurs pas.
Leurs ombres, l'une maigre, l'autre ronde et coiffée d'un
champignon, allaient et venaient tantôt devant eux, tantôt
derrière eux, selon qu'ils marchaient vers la lune ou qu'ils lui
tournaient le dos. Le curé mâchonnait une sorte de cigarette qu'il
avait tirée de sa poche. Il en expliqua l'utilité avec le franc-
parler des hommes de campagne:

-- C'est pour favoriser les renvois, parce que j'ai les digestions
un peu lourdes.

Puis, soudain, regardant le ciel où voyageait l'astre clair, il
prononça:

-- On ne se lasse jamais de ce spectacle-là.

Et il rentra prendre congé des dames.




-- III --


Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à la messe,
poussées par un délicat sentiment de déférence pour leur curé.

Elles l'attendirent après l'office, afin de l'inviter à déjeuner
pour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune homme
élégant qui lui donnait le bras familièrement. Dès qu'il aperçut
les deux femmes, il fit un geste de joyeuse surprise et s'écria:

-- Comme ça tombe! Permettez-moi, madame la baronne et
mademoiselle Jeanne, de vous présenter votre voisin, M. le vicomte
de Lamare.

Le vicomte s'inclina, dit son désir, ancien déjà, de faire la
connaissance de ces dames, et se mit à causer avec aisance, en
homme comme il faut, ayant vécu. Il possédait une de ces figures
heureuses dont rêvent les femmes et qui sont désagréables à tous
les hommes. Ses cheveux, noirs et frisés, ombraient son front
lisse et bruni; et deux grands sourcils, réguliers comme s'ils
eussent été artificiels, rendaient profonds et tendres ses yeux
sombres dont le blanc semblait un peu teinté de bleu.

Ses cils, serrés et longs, prêtaient à son regard cette éloquence
passionnée qui trouble, dans les salons, la belle dame hautaine,
et fait se retourner la fille en bonnet qui porte un panier par
les rues.

Le charme langoureux de cet oeil faisait croire à la profondeur de
la pensée et donnait de l'importance aux moindres paroles.

La barbe drue, luisante et fine, cachait une mâchoire un peu trop
forte.

On se sépara après beaucoup de compliments.

M. de Lamare, deux jours après, fit sa première visite.

Il arriva comme on essayait un banc rustique, posé le matin même
sous le grand platane en face des fenêtres du salon. Le baron
voulait qu'on en plaçât un autre, pour faire pendant, sous le
tilleul; petite mère, ennemie de la symétrie, ne voulait pas. Le
vicomte, consulté, fut de l'avis de la baronne.

Puis il parla du pays, qu'il déclarait très «pittoresque», ayant
trouvé, dans ses promenades solitaires, beaucoup de «sites»
ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard,
rencontraient ceux de Jeanne; et elle éprouvait une sensation
singulière de ce regard brusque, vite détourné, où apparaissaient
une admiration caressante et une sympathie éveillée.

M. de Lamare, le père, mort l'année précédente, avait justement
connu un ami de M. des Cultaux dont petite mère était fille; et la
découverte de cette connaissance enfanta une conversation
d'alliances, de dates, de parentés interminable. La baronne
faisait des tours de force de mémoire, rétablissant les
ascendances et les descendances d'autres familles, circulant, sans
jamais se perdre, dans le labyrinthe compliqué des généalogies.

-- Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy de
Varfleur? le fils aîné, Gontran, avait épousé une demoiselle de
Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mes cousines,
Mlle de la Roche-Aubert qui était alliée aux Crisange. Or,
M. de Crisange était l'ami intime de mon père et a dû connaître
aussi le vôtre.

-- Oui, madame. N'est-ce pas ce M. de Crisange qui émigra et dont
le fils s'est ruiné?

-- Lui-même. Il avait demandé en mariage ma tante, après la mort
de son mari, le comte d'Eretry; mais elle ne voulut pas de lui
parce qu'il prisait. Savez-vous, à ce propos, ce que sont devenus
les Viloise? Ils ont quitté la Touraine vers 1813, à la suite de
revers de fortune, pour se fixer en Auvergne, et je n'en ai plus
entendu parler.

-- Je crois, madame, que le vieux marquis est mort d'une chute de
cheval, laissant une fille mariée avec un Anglais, et l'autre avec
un certain Bassolle, un commerçant, riche, dit-on, et qui l'avait
séduite.

Et des noms, appris et retenus dès l'enfance dans les
conversations des vieux parents, revenaient. Et les mariages de
ces familles égales prenaient, dans leurs esprits l'importance des
grands événements publics. Ils parlaient de gens qu'ils n'avaient
jamais vus comme s'ils les connaissaient beaucoup; et ces gens-là,
dans d'autres contrées, parlaient d'eux de la même façon; et ils
se sentaient familiers de loin, presque amis, presque alliés, par
le seul fait d'appartenir à la même caste, et d'être d'un sang
équivalent.

Le baron, d'une nature assez sauvage et d'une éducation qui ne
s'accordait point avec les croyances et les préjugés des gens de
son monde, ne connaissait guère les familles des environs; il
interrogea sur elles le vicomte.

M. de Lamare répondit: «Oh! il n'y a pas beaucoup de noblesse dans
l'arrondissement», du même ton dont il aurait déclaré qu'il y
avait peu de lapins sur les côtes; et il donna des détails. Trois
familles seulement se trouvaient dans un rayon assez rapproché: le
marquis de Coutelier, une sorte de chef de l'aristocratie
normande; le vicomte et la vicomtesse de Briseville, des gens
d'excellente race, mais se tenant assez isolés; enfin le comte de
Fourville, sorte de croque-mitaine, qui passait pour faire mourir
sa femme de chagrin et qui vivait en chasseur dans son château de
la Vrillette, bâti sur un étang.

Quelques parvenus, qui frayaient entre eux, avaient acheté des
domaines par-ci, par-là. Le vicomte ne les connaissait point.

Il prit congé; et son dernier regard fut pour Jeanne, comme s'il
lui eût adressé un adieu particulier, plus cordial et plus doux.

La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut. Petit
père répondit:

-- Oui, certes, c'est un garçon très bien élevé.

On l'invita à dîner la semaine suivante. Il vint alors
régulièrement.

Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l'après-midi,
rejoignait petite mère dans «son allée» et lui offrait le bras
pour faire «son exercice». Quand Jeanne n'était point sortie, elle
soutenait la baronne de l'autre côté, et tous trois marchaient
lentement d'un bout à l'autre du grand chemin tout droit, allant
et revenant sans cesse. Il ne parlait guère à la jeune fille. Mais
son oeil, qui semblait en velours noir, rencontrait souvent l'oeil
de Jeanne, qu'on aurait dit en agate bleue.

Plusieurs fois ils descendirent tous les deux à Yport avec le
baron.

Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le père Lastique
les aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l'absence aurait étonné
peut-être davantage que la disparition de son nez, il prononça:

-- Avec ce vent-là m'sieu l'baron, y aurait d'quoi aller d'main
jusqu'Étretat, et r'venir sans s'donner d'peine.

Jeanne joignit les mains:

-- Oh! papa, si tu voulais?

Le baron se tourna vers M. de Lamare:

-- En êtes-vous, vicomte? Nous irions déjeuner là-bas.

Et la partie fut tout de suite décidée.

Dès l'aurore, Jeanne était debout. Elle attendit son père, plus
lent à s'habiller, et ils se mirent à marcher dans la rosée,
traversant d'abord la plaine, puis le bois tout vibrant de chants
d'oiseaux. Le vicomte et le père Lastique étaient assis sur un
cabestan.

Deux autres marins aidèrent au départ. Les hommes, appuyant leurs
épaules aux bordages, poussaient de toute leur force. On avançait
avec peine sur la plate-forme de galet. Lastique glissait sous la
quille des rouleaux de bois graissés, puis, reprenant sa place,
modulait d'une voix traînante son interminable «Ohée hop!» qui
devait régler l'effort commun.

Mais, lorsqu'on parvint à la pente, le canot tout d'un coup
partit, dévala sur les cailloux ronds avec un grand bruit de toile
déchirée. Il s'arrêta net à l'écume des petites vagues, et tout le
monde prit place sur les bancs; puis, les deux matelots restés à
terre le mirent à flot.

Une brise légère et continue, venant du large, effleurait et
ridait la surface de l'eau. La voile fut hissée, s'arrondit un
peu, et la barque s'en alla paisiblement, à peine bercée par la
mer.

On s'éloigna d'abord. Vers l'horizon, le ciel se baissant se
mêlait à l'océan. Vers la terre, la haute falaise droite faisait
une grande ombre à son pied, et des pentes de gazon, pleines de
soleil, l'échancraient par endroits. Là-bas, en arrière, des
voiles brunes sortaient de la jetée blanche de Fécamp, et là-bas,
en avant, une roche d'une forme étrange, arrondie et percée à
jour, avait à peu près la figure d'un éléphant énorme enfonçant sa
trompe dans les flots. C'était la petite porte d'Étretat.

Jeanne, tenant le bordage d'une main, un peu étourdie par le
bercement des vagues, regardait au loin; et il lui semblait que
trois seules choses étaient vraiment belles dans la création: la
lumière, l'espace et l'eau.

Personne ne parlait. Le père Lastique, qui tenait la barre et
l'écoute, buvait un coup de temps en temps, à même une bouteille
cachée sous son banc; et il fumait, sans repos, son moignon de
pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mince
filet de fumée bleue, tandis qu'un autre, tout pareil, s'échappait
du coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer
le fourneau de terre plus noir que l'ébène, ou le remplir de
tabac. Quelquefois il le prenait d'une main, l'ôtait de ses lèvres
et, du même coin d'où sortait la fumée, lançait à la mer un long
jet de salive brune.

Le baron, assis à l'avant, surveillait la voile, tenant la place
d'un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient côte à côte, un peu
troublés tous les deux. Une force inconnue faisait se rencontrer
leurs yeux, qu'ils levaient au même moment, comme si une affinité
les eût avertis; car entre eux flottait déjà cette subtile et
vague tendresse qui naît si vite entre deux jeunes gens, lorsque
le garçon n'est pas laid et que la jeune fille est jolie. Ils se
sentaient heureux l'un près de l'autre, peut-être parce qu'ils
pensaient l'un à l'autre.

Le soleil montait, comme pour considérer de plus haut la vaste mer
étendue sous lui; mais elle eut comme une coquetterie et
s'enveloppa d'une brume légère qui la voilait à ses rayons.
C'était un brouillard transparent, très bas, doré, qui ne cachait
rien, mais rendait les lointains plus doux. L'astre dardait ses
flammes, faisait fondre cette nuée brillante; et lorsqu'il fut
dans toute sa force, la buée s'évapora, disparut; et la mer, lisse
comme une glace, se mit à miroiter dans la lumière.

Jeanne, tout émue, murmura:

-- Comme c'est beau!

Le vicomte répondit:

-- Oh! oui, c'est beau!

La clarté sereine de cette matinée faisait s'éveiller comme un
écho dans leurs coeurs.

Et soudain on découvrit les grandes arcades d'Étretat, pareilles à
deux jambes de la falaise marchant dans la mer, hautes à servir
d'arche à des navires; tandis qu'une aiguille de roche, blanche et
pointue, se dressait devant la première.

On aborda, et pendant que le baron, descendu le premier, retenait
la barque au rivage en tirant sur une corde, le vicomte prit dans
ses bras Jeanne pour la déposer à terre sans qu'elle se mouillât
les pieds; puis ils montèrent la dure banque de galet, côte à
côte, émus tous deux de ce rapide enlacement, et ils entendirent
tout à coup le père Lastique disant au baron:

-- M'est avis que ça ferait un joli couple tout de même.

Dans une petite auberge, près de la plage, le déjeuner fut
charmant. L'océan, engourdissant la voix et la pensée, les avait
rendus silencieux; la table les fit bavards, et bavards comme des
écoliers en vacances.

Les choses les plus simples leur donnaient d'interminables
gaietés.

Le père Lastique, en se mettant à table, cacha soigneusement dans
son béret sa pipe qui fumait encore; et l'on rit. Une mouche,
attirée sans doute par son nez rouge, s'en vint à plusieurs
reprises se poser dessus; et lorsqu'il l'avait chassée d'un coup
de main trop lent pour la saisir, elle allait se poster sur un
rideau de mousseline, que beaucoup de ses soeurs avaient déjà
maculé, et elle semblait guetter avidement le pif enluminé du
matelot, car elle reprenait aussitôt son vol pour revenir s'y
installer.

À chaque voyage de l'insecte un rire fou jaillissait, et, lorsque
le vieux, ennuyé par ce chatouillement, murmura: «Elle est
bougrement obstinée», Jeanne et le vicomte se mirent à pleurer de
gaieté, se tordant, étouffant, la serviette sur la bouche pour ne
pas crier.

Lorsqu'on eut pris le café:

-- Si nous allions nous promener, dit Jeanne.

Le vicomte se leva; mais le baron préférait faire son lézard au
soleil sur le galet:

-- Allez-vous-en, mes enfants, vous me retrouverez ici dans une
heure.

Ils traversèrent en ligne droite les quelques chaumières du pays;
et, après avoir dépassé un petit château qui ressemblait à une
grande ferme, ils se trouvèrent dans une vallée découverte
allongée devant eux.

Le mouvement de la mer les avait alanguis, troublant leur
équilibre ordinaire, le grand air salin les avait affamés, puis le
déjeuner les avait étourdis et la gaieté les avait énervés. Ils se
sentaient maintenant un peu fous, avec des envies de courir
éperdument dans les champs. Jeanne entendait bourdonner ses
oreilles, toute remuée par des sensations nouvelles et rapides.

Un soleil dévorant tombait sur eux. Des deux côtés de la route les
récoltes mûres se penchaient, pliées sous la chaleur. Les
sauterelles s'égosillaient, nombreuses comme les brins d'herbe,
jetant partout, dans les blés, dans les seigles, dans les joncs
marins des côtes, leur cri maigre et assourdissant.

Aucune autre voix ne montait sous le ciel torride, d'un bleu
miroitant et jauni comme s'il allait tout d'un coup devenir rouge,
à la façon des métaux trop rapprochés d'un brasier.

Ayant aperçu un petit bois, plus loin, à droite, ils y allèrent.

Encaissée entre deux talus, une allée étroite s'avançait sous de
grands arbres impénétrables au soleil. Une espèce de fraîcheur
moisie les saisit en entrant, cette humidité qui fait frissonner
la peau et pénètre dans les poumons. L'herbe avait disparu, faute
de jour et d'air libre; mais une mousse cachait le sol.

Ils avançaient:

-- Tiens, là-bas, nous pourrons nous asseoir un peu, dit-elle.

Deux vieux arbres étaient morts et, profitant du trou fait dans la
verdure, une averse de lumière tombait là, chauffait la terre,
avait réveillé des germes de gazon, de pissenlits et de lianes,
fait éclore des petites fleurs blanches, fines comme un
brouillard, et des digitales pareilles à des fusées. Des
papillons, des abeilles, des frelons trapus, des cousins démesurés
qui ressemblaient à des squelettes de mouches, mille insectes
volants, des bêtes à bon Dieu roses et tachetées, des bêtes
d'enfer aux reflets verdâtres, d'autres noires avec des cornes,
peuplaient ce puits lumineux et chaud, creusé dans l'ombre glacée
des lourds feuillages.

Ils s'assirent, la tête à l'abri et les pieds dans la chaleur. Ils
regardaient toute cette vie grouillante et petite qu'un rayon fait
apparaître; et Jeanne attendrie répétait:

-- Comme on est bien! que c'est bon la campagne! Il y a des
moments où je voudrais être mouche ou papillon pour me cacher dans
les fleurs.

Ils parlèrent d'eux, de leurs habitudes, de leurs goûts, sur ce
ton plus bas, intime, dont on fait les confidences. Il se disait
déjà dégoûté du monde, las de sa vie futile; c'était toujours la
même chose; on n'y rencontrait rien de vrai, rien de sincère.


Le monde! elle aurait bien voulu le connaître; mais elle était
convaincue d'avance qu'il ne valait pas la campagne.

Et plus leurs coeurs se rapprochaient, plus ils s'appelaient avec
cérémonie «Monsieur et Mademoiselle», plus aussi leurs regards se
souriaient, se mêlaient; et il leur semblait qu'une bonté nouvelle
entrait en eux, une affection plus épandue, un intérêt à mille
choses dont ils ne s'étaient jamais souciés.

Ils revinrent; mais le baron était parti à pied jusqu'à la
Chambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans une crête de
falaise; et ils l'attendirent à l'auberge.

Il ne reparut qu'à cinq heures du soir, après une longue promenade
sur les côtes.

On remonta dans la barque. Elle s'en allait mollement, vent
arrière, sans secousse aucune, sans avoir l'air d'avancer. La
brise arrivait par souffles lents et tièdes qui tendaient la voile
une seconde, puis la laissaient retomber, flasque, le long du mât.
L'onde opaque semblait morte; et le soleil épuisé d'ardeurs,
suivant sa route arrondie, s'approchait d'elle tout doucement.

L'engourdissement de la mer faisait de nouveau taire tout le
monde.

Jeanne dit enfin:

-- Comme j'aimerais voyager!

Le vicomte reprit:

-- Oui, mais c'est triste de voyager seul, il faut être au moins
deux pour se communiquer ses impressions...

Elle réfléchit:

-- C'est vrai..., j'aime à me promener seule cependant...; comme
on est bien quand on rêve toute seule...

Il la regarda longuement:

-- On peut aussi rêver à deux.

Elle baissa les yeux. Était-ce une allusion? Peut-être. Elle
considéra l'horizon comme pour découvrir encore plus loin; puis,
d'une voix lente:

-- Je voudrais aller en Italie...; et en Grèce... ah! oui, en
Grèce... et en Corse! ce doit être si sauvage et si beau!

Il préférait la Suisse à cause des chalets et des lacs.

Elle disait:

-- Non, j'aimerais les pays tout neufs comme la Corse, ou les pays
très vieux et pleins de souvenirs, comme la Grèce. Ce doit être si
doux de retrouver les traces de ces peuples dont nous savons
l'histoire depuis notre enfance, de voir les lieux où se sont
accomplies les grandes choses.

Le vicomte, moins exalté, déclara:

-- Moi, l'Angleterre m'attire beaucoup; c'est une région fort
instructive.

Alors, ils parcoururent l'univers, discutant les agréments de
chaque pays, depuis les pôles jusqu'à l'équateur, s'extasiant sur
des paysages imaginaires et les moeurs invraisemblables de
certains peuples comme les Chinois et les Lapons; mais ils en
arrivèrent à conclure que le plus beau pays du monde, c'était la
France avec son climat tempéré, frais l'été et doux l'hiver, ses
riches campagnes, ses vertes forêts, ses grands fleuves calmes et
ce culte des beaux-arts qui n'avait existé nulle part ailleurs,
depuis les grands siècles d'Athènes.

Puis ils se turent.

Le soleil, plus bas, semblait saigner; et une large traînée
lumineuse, une route éblouissante courait sur l'eau depuis la
limite de l'océan jusqu'au sillage de la barque.

Les derniers souffles de vent tombèrent; toute ride s'aplanit; et
la voile immobile était rouge. Une accalmie illimitée semblait
engourdir l'espace, faire le silence autour de cette rencontre
d'éléments; tandis que, cambrant sous le ciel son ventre luisant
et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l'amant de feu
qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme
par le désir de leur embrasement. Il la joignit; et, peu à peu,
elle le dévora.

Alors, de l'horizon, une fraîcheur accourut; un frisson plissa le
sein mouvant de l'eau, comme si l'astre englouti eût jeté sur le
monde un soupir d'apaisement.

Le crépuscule fut court; la nuit se déploya, criblée d'astres. Le
père Lastique prit les rames; et on s'aperçut que la mer était
phosphorescente. Jeanne et le vicomte, côte à côte, regardaient
ces lueurs mouvantes que la barque laissait derrière elle. Ils ne
songeaient presque plus, contemplant vaguement, aspirant le soir
dans un bien-être délicieux; et comme Jeanne avait une main
appuyée sur le banc, un doigt de son voisin se posa, comme par
hasard, contre sa peau; elle ne remua point, surprise, heureuse,
et confuse de ce contact si léger.

Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle se sentit
étrangement remuée, et tellement attendrie que tout lui donnait
envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite
abeille battait à la façon d'un coeur, d'un coeur ami; qu'elle
serait le témoin de toute sa vie, qu'elle accompagnerait ses joies
et ses chagrins de ce tic-tac vif et régulier; et elle arrêta la
mouche dorée pour mettre un baiser sur ses ailes. Elle aurait
embrassé n'importe quoi. Elle se souvint d'avoir caché dans le
fond d'un tiroir une vieille poupée d'autrefois; elle la
rechercha, la revit avec la joie qu'on a en retrouvant des amies
adorées; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla de baisers
ardents les joues peintes et la filasse frisée du joujou.

Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea.

Était-ce bien LUI l'époux promis par mille voix secrètes, qu'une
Providence souverainement bonne avait ainsi jeté sur sa route?
Était-ce bien l'être créé pour elle, à qui elle dévouerait son
existence? Étaient-ils ces deux prédestinés dont les tendresses,
se joignant, devaient s'étreindre, se mêler indissolublement,
engendrer L'AMOUR?

Elle n'avait point encore ces élans tumultueux de tout son être,
ces ravissements fous, ces soulèvements profonds qu'elle croyait
être la passion; il lui semblait cependant qu'elle commençait à
l'aimer; car elle se sentait parfois toute défaillante en pensant
à lui; et elle y pensait sans cesse. Sa présence lui remuait le
coeur; elle rougissait et pâlissait en rencontrant son regard, et
frissonnait en entendant sa voix.

Elle dormit bien peu cette nuit-là.

Alors, de jour en jour, le troublant désir d'aimer l'envahit
davantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussi les
marguerites, les nuages, des pièces de monnaie jetées en l'air.

Or, un soir, son père lui dit:

-- Fais-toi belle, demain matin.

Elle demanda:

-- Pourquoi, papa?

Il reprit:

-- C'est un secret.

Et quand elle descendit, le lendemain, toute fraîche dans une
toilette claire, elle trouva la table du salon couverte de boîtes
de bonbons; et, sur une chaise, un énorme bouquet.

Une voiture entra dans la cour. On lisait dessus: «Lerat,
pâtissier à Fécamp. Repas de noces»; et Ludivine, aidée d'un
marmiton, tirait d'une trappe ouvrant derrière la carriole,
beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon.

Le vicomte de Lamare parut. Son pantalon était tendu et retenu
sous de mignonnes bottes vernies qui faisaient voir la petitesse
de son pied. Sa longue redingote, serrée à la taille, laissait
sortir, par l'échancrure sur la poitrine, la dentelle de son
jabot; et une cravate fine, à plusieurs tours, le forçait à porter
haut sa belle tête brune empreinte d'une distinction grave. Il
avait un autre air que de coutume, cet aspect particulier que la
toilette donne subitement aux visages les mieux connus. Jeanne,
stupéfaite, le regardait comme si elle ne l'avait point encore vu;
elle le trouvait souverainement gentilhomme, grand seigneur de la
tête aux pieds.

Il s'inclina, en souriant:

-- Eh bien, ma commère, êtes-vous prête?

Elle balbutia:

-- Mais quoi? Qu'y a-t-il donc?

-- Tu le sauras tout à l'heure, dit le baron.

La calèche attelée s'avança, Mme Adélaïde descendit de sa chambre,
en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellement émue par
l'élégance de M. de Lamare que petit père murmura:

-- Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve à son
goût.

Il rougit jusqu'aux oreilles, fit semblant de n'avoir pas entendu,
et, s'emparant du gros bouquet, le présenta à Jeanne. Elle le prit
plus étonnée encore. Tous les quatre montèrent en voiture; et la
cuisinière Ludivine, qui apportait à la baronne un bouillon froid
pour la soutenir, déclara:

-- Vrai, madame, on dirait une noce.

On mit pied à terre en entrant dans Yport et, à mesure qu'on
avançait à travers le village, les matelots, dans leurs hardes
neuves dont les plis se voyaient, sortaient de leurs maisons,
saluaient, serraient la main du baron et se mettaient à suivre,
comme derrière une procession.

Le vicomte avait offert son bras à Jeanne et marchait en tête avec
elle.

Lorsqu'on arriva devant l'église, on s'arrêta; et la grande croix
d'argent parut, tenue droite par un enfant de choeur précédant un
autre gamin rouge et blanc, qui portait l'urne d'eau bénite où
trempait le goupillon.

Puis passèrent trois vieux chantres dont l'un boitait, puis le
serpent, puis le curé soulevant de son ventre pointu l'étole
dorée, croisée dessus. Il dit bonjour d'un sourire et d'un signe
de tête; puis, les yeux mi-clos, les lèvres remuées d'une prière,
la barrette enfoncée jusqu'au nez, il suivit son état-major en
surplis en se dirigeant vers la mer.

Sur la plage, une foule attendait autour d'une barque neuve
enguirlandée. Son mât, sa voile, ses cordages étaient couverts de
longs rubans qui voltigeaient dans la brise, et son nom _JEANNE_
apparaissait en lettres d'or, à l'arrière.

Le père Lastique, patron de ce bateau construit avec l'argent du
baron, s'avança au-devant du cortège. Tous les hommes, d'un même
mouvement, ôtèrent ensemble leurs coiffures; et une rangée de
dévotes, encapuchonnées sous de vastes mantes noires à grands plis
tombant des épaules, s'agenouillèrent en cercle à l'aspect de la
croix.

Le curé, entre les deux enfants de choeur, s'en vint à l'un des
bouts de l'embarcation, tandis qu'à l'autre, les trois vieux
chantres, crasseux dans leur blanche vêture, le menton poileux,
l'air grave, l'oeil sur le livre de plain-chant, détonnaient à
pleine gueule dans la claire matinée.

Chaque fois qu'ils reprenaient haleine, le serpent tout seul
continuait son mugissement; et, dans l'enflure de ses joues
pleines de vent, ses petits yeux gris disparaissaient. La peau du
front même, et celle du cou, semblaient décollées de la chair tant
il se gonflait en soufflant.

La mer, immobile et transparente, semblait assister, recueillie,
au baptême de sa nacelle, roulant à peine, avec un tout petit
bruit de râteau grattant le galet, des vaguettes hautes comme le
doigt. Et les grandes mouettes blanches aux ailes déployées
passaient en décrivant des courbes dans le ciel bleu,
s'éloignaient, revenaient d'un vol arrondi au-dessus de la foule
agenouillée, comme pour voir aussi ce qu'on faisait là.

Mais le chant s'arrêta après un amen hurlé cinq minutes; et le
prêtre, d'une voix empâtée, gloussa quelques mots latins dont on
ne distinguait que les terminaisons sonores.

Il fit ensuite le tour de la barque en l'aspergeant d'eau bénite,
puis il commença à murmurer des _oremus_ en se tenant à présent le
long d'un bordage en face du parrain et de la marraine qui
demeuraient immobiles, la main dans la main.

Le jeune homme gardait sa figure grave de beau garçon, mais la
jeune fille, étranglée par une émotion soudaine, défaillante, se
mit à trembler tellement, que ses dents s'entrechoquaient. Le rêve
qui la hantait depuis quelque temps venait de prendre tout à coup,
dans une espèce d'hallucination, l'apparence d'une réalité. On
avait parlé de noce, un prêtre était là, bénissant, des hommes en
surplis psalmodiaient des prières; n'était-ce pas elle qu'on
mariait?

Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l'obsession de son
coeur avait-elle couru le long de ses veines jusqu'au coeur de son
voisin? Comprit-il, devina-t-il, fut-il, comme elle, envahi par
une sorte d'ivresse d'amour? ou bien, savait-il seulement, par
expérience, qu'aucune femme ne lui résistait? Elle s'aperçut
soudain qu'il pressait sa main, doucement d'abord, puis plus fort,
plus fort, à la briser. Et, sans que sa figure remuât, sans que
personne s'en aperçût, il dit, oui certes, il dit très
distinctement:

-- Oh! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nos fiançailles.

Elle baissa la tête d'un mouvement très lent qui peut-être voulait
dire «oui». Et le prêtre qui jetait encore de l'eau bénite leur en
envoya quelques gouttes sur les doigts.

C'était fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut une
débandade. La croix, entre les mains de l'enfant de choeur, avait
perdu sa dignité; elle filait vite, oscillant de droite à gauche,
ou bien penchée en avant, prête à tomber sur le nez. Le curé, qui
ne priait plus, galopait derrière; les chantres et le serpent
avaient disparu par une ruelle pour être plus tôt déshabillés, et
les matelots, par groupes, se hâtaient. Une même pensée, qui
mettait en leur tête comme une odeur de cuisine, allongeait les
jambes, mouillait les bouches de salive, descendait jusqu'au fond
des ventres où elle faisait chanter les boyaux.

Un bon déjeuner les attendait aux Peuples.

La grande table était mise dans la cour sous les pommiers.
Soixante personnes y prirent place: marins et paysans. La baronne,
au centre, avait à ses côtés les deux curés, celui d'Yport et
celui des Peuples. Le baron, en face, était flanqué du maire et de
sa femme, maigre campagnarde déjà vieille, qui adressait de tous
les côtés une multitude de petits saluts. Elle avait une figure
étroite serrée dans son grand bonnet normand, une vraie tête de
poule à huppe blanche, avec un oeil tout rond et toujours étonné;
et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picoté
son assiette avec son nez.

Jeanne, à côté du parrain, voyageait dans le bonheur. Elle ne
voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la tête
brouillée de joie.

Elle lui demanda:

-- Quel est donc votre petit nom?

Il dit:

-- Julien. Vous ne saviez pas?

Mais elle ne répondit point, pensant:

-- Comme je le répéterai souvent, ce nom-là!

Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots et on
passa de l'autre côté du château. La baronne se mit à faire son
exercice, appuyée sur le baron, escortée de ses deux prêtres.
Jeanne et Julien allèrent jusqu'au bosquet, entrèrent dans les
petits chemins touffus; et tout à coup il lui saisit les mains:

-- Dites, voulez-vous être ma femme?

Elle baissa encore la tête; et comme il balbutiait: «Répondez, je
vous en supplie!» elle releva ses yeux vers lui, tout doucement;
et il lut la réponse dans son regard.




-- IV --


Le baron, un matin, entra dans la chambre de Jeanne avant qu'elle
fût levée, et s'asseyant sur les pieds du lit:

-- M. le vicomte de Lamare nous a demandé ta main.

Elle eut envie de cacher sa figure sous les draps.

Son père reprit:

-- Nous avons remis notre réponse à tantôt.

Elle haletait, étranglée par l'émotion. Au bout d'une minute le
baron, qui souriait, ajouta:

-- Nous n'avons rien voulu faire sans t'en parler. Ta mère et moi
ne sommes pas opposés à ce mariage, sans prétendre cependant t'y
engager. Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s'agit
du bonheur d'une vie, on ne doit pas se préoccuper de l'argent. Il
n'a plus aucun parent; si tu l'épousais donc ce serait un fils qui
entrerait dans notre famille, tandis qu'avec un autre, c'est toi,
notre fille, qui irait chez des étrangers. Le garçon nous plaît.
Te plairait-il... à toi?

Elle balbutia, rouge jusqu'aux cheveux:

-- Je veux bien, papa.

Et petit père, en la regardant au fond des yeux, et riant
toujours, murmura:

-- Je m'en doutais un peu, mademoiselle.

Elle vécut jusqu'au soir comme si elle était grise, sans savoir ce
qu'elle faisait, prenant machinalement des objets pour d'autres,
et les jambes toutes molles de fatigue sans qu'elle eût marché.

Vers six heures, comme elle était assise avec petite mère sous le
platane, le vicomte parut.

Le coeur de Jeanne se mit à battre follement. Le jeune homme
s'avançait sans paraître ému. Lorsqu'il fut tout près, il prit les
doigts de la baronne et les baisa puis, soulevant à son tour la
main frémissante de la jeune fille, il y déposa de toutes ses
lèvres un long baiser tendre et reconnaissant.

Et la radieuse saison des fiançailles commença. Ils causaient
seuls dans les coins du salon, ou bien assis sur le talus au fond
du bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaient
dans l'allée de petite mère, lui, parlant d'avenir, elle, les yeux
baissés sur la trace poudreuse du pied de la baronne.

Une fois la chose décidée, on voulut hâter le dénouement; il fut
donc convenu que la cérémonie aurait lieu dans six semaines, au 15
août; et que les jeunes mariés partiraient immédiatement pour leur
voyage de noces. Jeanne, consultée sur le pays qu'elle voulait
visiter, se décida pour la Corse où l'on devait être plus seuls
que dans les villes d'Italie.

Ils attendaient le moment fixé pour leur union sans impatience
trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse,
savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts
pressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent se
mêler; et vaguement tourmentés par le désir indécis des grandes
étreintes.

On résolut de n'inviter personne au mariage, à l'exception de
tante Lison, la soeur de la baronne, qui vivait comme dame
pensionnaire dans un couvent de Versailles.

Après la mort de leur père, la baronne avait voulu garder sa soeur
avec elle; mais la vieille fille, poursuivie par l'idée qu'elle
gênait tout le monde, qu'elle était inutile et importune, se
retira dans une de ces maisons religieuses qui louent des
appartements aux gens tristes et isolés dans l'existence.

Elle venait, de temps en temps, passer un mois ou deux dans sa
famille.

C'était une petite femme qui parlait peu, s'effaçait toujours,
apparaissait seulement aux heures des repas, et remontait ensuite
dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse.

Elle avait un air bon et vieillot, bien qu'elle fût âgée seulement
de quarante-deux ans, un oeil doux et triste; elle n'avait jamais
compté pour rien dans sa famille. Toute petite, comme elle n'était
point jolie ni turbulente, on ne l'embrassait guère; et elle
restait tranquille et douce dans les coins. Depuis elle demeura
toujours sacrifiée. Jeune fille, personne ne s'occupa d'elle.

C'était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un
meuble vivant qu'on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont on
ne s'inquiète jamais.

Sa soeur, par habitude prise dans la maison paternelle, la
considérait comme un être manqué, tout à fait insignifiant. On la
traitait avec une familiarité sans gêne qui cachait une sorte de
bonté méprisante. Elle s'appelait Lise et semblait gênée par ce
nom pimpant et jeune. Quand on avait vu qu'elle ne se mariait pas,
qu'elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait
Lison. Depuis la naissance de Jeanne, elle était devenue «tante
Lison», une humble parente, proprette, affreusement timide, même
avec sa soeur et son beau-frère qui l'aimaient pourtant, mais
d'une affection vague participant d'une tendresse indifférente,
d'une compassion inconsciente et d'une bienveillance naturelle.

Quelquefois, quand la baronne parlait des choses lointaines de sa
jeunesse, elle prononçait, pour fixer une date:

-- C'était à l'époque du coup de tête de Lison.

On n'en disait jamais plus; et «ce coup de tête» restait comme
enveloppé de brouillard.

Un soir Lise, âgée alors de vingt ans, s'était jetée à l'eau sans
qu'on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, ne
pouvait faire pressentir cette folie. On l'avait repêchée à moitié
morte; et ses parents, levant des bras indignés, au lieu de
chercher la cause mystérieuse de cette action, s'étaient contentés
de parler du «coup de tête», comme ils parlaient de l'accident du
cheval «Coco», qui s'était cassé la jambe un peu auparavant dans
une ornière et qu'on avait été obligé d'abattre.

Depuis lors, Lise, bientôt Lison, fut considérée comme un esprit
très faible. Le doux mépris qu'elle avait inspiré à ses proches
s'infiltra lentement dans le coeur de tous les gens qui
l'entouraient. La petite Jeanne elle-même, avec cette divination
naturelle des enfants, ne s'occupait point d'elle, ne montait
jamais l'embrasser dans son lit, ne pénétrait jamais dans sa
chambre. La bonne Rosalie, qui donnait à cette chambre les
quelques soins nécessaires, semblait seule savoir où elle était
située.

Quand tante Lison entrait dans la salle à manger pour le déjeuner,
la «Petite» allait, par habitude, lui tendre son front; et voilà
tout.

Si quelqu'un voulait lui parler, on envoyait un domestique la
quérir; et, quand elle n'était pas là, on ne s'occupait jamais
d'elle, on ne songeait jamais à elle, on n'aurait jamais eu la
pensée de s'inquiéter, de demander:

-- Tiens, mais je n'ai pas vu Lison, ce matin.

Elle ne tenait point de place; c'était un de ces êtres qui
demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont
la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres
qui ne savent entrer ni dans l'existence, ni dans les habitudes,
ni dans l'amour de ceux qui vivent à côté d'eux.

Quand on prononçait «tante Lison», ces deux mots n'éveillaient
pour ainsi dire aucune affection en l'esprit de personne. C'est
comme si on avait dit «la cafetière ou le sucrier».

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets; ne faisait
jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux
objets la propriété de ne rendre aucun son. Ses mains paraissaient
faites d'une espèce d'ouate, tant elle maniait légèrement et
délicatement ce qu'elle touchait.

Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversée par l'idée de ce
mariage. Elle apportait une foule de cadeaux qui, venant d'elle,
demeurèrent presque inaperçus.

Dès le lendemain de sa venue on ne remarqua plus qu'elle était là.

Mais en elle fermentait une émotion extraordinaire, et ses yeux ne
quittaient point les fiancés. Elle s'occupa du trousseau avec une
énergie singulière, une activité fiévreuse, travaillant comme une
simple couturière dans sa chambre où personne ne la venait voir.

À tout moment elle présentait à la baronne des mouchoirs qu'elle
avait ourlés elle-même, des serviettes dont elle avait brodé les
chiffres, en demandant:

-- Est-ce bien comme ça, Adélaïde?

Et petite mère, tout en examinant nonchalamment l'objet,
répondait:

-- Ne te donne donc pas tant de mal, ma pauvre Lison.

Un soir, vers la fin du mois, après une journée de lourde chaleur,
la lune se leva dans une de ces nuits claires et tièdes, qui
troublent, attendrissent, font s'exalter, semblent éveiller toutes
les poésies secrètes de l'âme. Les souffles doux des champs
entraient dans le salon tranquille. La baronne et son mari
jouaient mollement une partie de cartes dans la clarté ronde que
l'abat-jour de la lampe dessinait sur la table; tante Lison,
assise entre eux, tricotait; et les jeunes gens, accoudés à la
fenêtre ouverte, regardaient le jardin plein de clarté.

Le tilleul et le platane semaient leur ombre sur le grand gazon
qui s'étendait ensuite, pâle et luisant, jusqu'au bosquet tout
noir.

Attirée invinciblement par le charme tendre de cette nuit, par cet
éclairement vaporeux des arbres et des massifs, Jeanne se tourna
vers ses parents:

-- Petit père, nous allons faire un tour là, sur l'herbe, devant
le château.

Le baron dit, sans quitter son jeu: «Allez, mes enfants», et se
remit à sa partie.

Ils sortirent et commencèrent à marcher lentement sur la grande
pelouse blanche jusqu'au petit bois du fond.

L'heure avançait sans qu'ils songeassent à rentrer. La baronne,
fatiguée, voulut monter à sa chambre:

-- Il faut rappeler les amoureux, dit-elle.

Le baron, d'un coup d'oeil, parcourut le vaste jardin lumineux, où
les deux ombres erraient doucement.

-- Laisse-les donc, reprit-il, il fait si bon dehors! Lison va les
attendre; n'est-ce pas, Lison?

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix
timide:

-- Certainement, je les attendrai.

Petit père souleva la baronne, et, lassé lui-même par la chaleur
du jour:

-- Je vais me coucher aussi, dit-il.

Et il partit avec sa femme.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le bras du
fauteuil l'ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle
vint s'accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.

Les deux fiancés allaient sans fin, à travers le gazon, du bosquet
jusqu'au perron, du perron jusqu'au bosquet. Ils se serraient les
doigts et ne parlaient plus, comme sortis d'eux-mêmes, tout mêlés
à la poésie visible qui s'exhalait de la terre.

Jeanne, tout à coup, aperçut dans le cadre de la fenêtre la
silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la
lampe.

-- Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde.

Le vicomte releva la tête, et, de cette voix indifférente qui
parle sans pensée:

-- Oui, tante Lison nous regarde.

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s'aimer.

Mais la rosée couvrait l'herbe, ils eurent un petit frisson de
fraîcheur.

-- Rentrons maintenant, dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s'était remise à
tricoter; elle avait le front penché sur son travail; et ses
doigts maigres tremblaient un peu, comme s'ils eussent été très
fatigués.

Jeanne s'approcha:

-- Tante, on va dormir, à présent.

La vieille fille tourna les yeux; ils étaient rouges comme si elle
eût pleuré. Les amoureux n'y prirent point garde; mais le jeune
homme aperçut soudain les fins souliers de la jeune fille tout
couverts d'eau. Il fut saisi d'inquiétude et demanda tendrement:

-- N'avez-vous point froid à vos chers petits pieds?

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d'un
tremblement si fort que son ouvrage s'en échappa; la pelote de
laine roula au loin sur le parquet; et, cachant brusquement sa
figure dans ses mains, elle se mit à pleurer par grands sanglots
convulsifs.

Les deux fiancés la regardaient stupéfaits, immobiles. Jeanne
brusquement se mit à ses genoux, écarta ses bras, bouleversée,
répétant:

-- Mais qu'as-tu, mais qu'as-tu, tante Lison?

Alors la pauvre femme, balbutiant, avec la voix toute mouillée de
larmes, et le corps crispé de chagrin, répondit:

-- C'est quand il t'a demandé... N'avez-vous pas froid à... à... à
vos chers petits pieds?... on ne m'a jamais dit de ces choses-
là... à moi... jamais... jamais...

Jeanne, surprise, apitoyée, eut cependant envie de rire à la
pensée d'un amoureux débitant des tendresses à Lison; et le
vicomte s'était retourné pour cacher sa gaieté.

Mais la tante se leva soudain, laissa sa laine à terre et son
tricot sur le fauteuil, et elle se sauva sans lumière dans
l'escalier sombre, cherchant sa chambre à tâtons.

Restés seuls, les deux jeunes gens se regardèrent, égayés et
attendris. Jeanne murmura:

-- Cette pauvre tante!...

Julien reprit:

-- Elle doit être un peu folle, ce soir.

Ils se tenaient les mains sans se décider à se séparer, et
doucement, tout doucement, ils échangèrent leur premier baiser
devant le siège vide que venait de quitter tante Lison.

Ils ne pensaient plus guère, le lendemain, aux larmes de la
vieille fille.

Les deux semaines qui précédèrent le mariage laissèrent Jeanne
assez calme et tranquille comme si elle eût été fatiguée
d'émotions douces.

Elle n'eut pas non plus le temps de réfléchir durant la matinée du
jour décisif. Elle éprouvait seulement une grande sensation de
vide en tout son corps, comme si sa chair, son sang, ses os se
fussent fondus sous la peau; et elle s'apercevait, en touchant les
objets, que ses doigts tremblaient beaucoup.

Elle ne reprit possession d'elle que dans le choeur de l'église
pendant l'office.

Mariée! Ainsi elle était mariée! La succession de choses, de
mouvements, d'événements accomplis depuis l'aube lui paraissait un
rêve, un vrai rêve. Il est de ces moments où tout semble changé
autour de nous; les gestes même ont une signification nouvelle;
jusqu'aux heures qui ne semblent plus à leur place ordinaire.

Elle se sentait étourdie, étonnée surtout. La veille encore rien
n'était modifié dans son existence; l'espoir constant de sa vie
devenait seulement plus proche, presque palpable. Elle s'était
endormie jeune fille; elle était femme maintenant.

Donc elle avait franchi cette barrière qui semble cacher l'avenir
avec toutes ses joies, ses bonheurs rêvés. Elle sentait comme une
porte ouverte devant elle; elle allait entrer dans l'Attendu.

La cérémonie finissait. On passa dans la sacristie presque vide;
car on n'avait invité personne; puis on ressortit.

Quand ils apparurent sur la porte de l'église, un fracas
formidable fit faire un bond à la mariée et pousser un grand cri à
la baronne: c'était une salve de coups de fusil tirée par les
paysans; et jusqu'aux Peuples les détonations ne cessèrent plus.

Une collation était servie pour la famille, le curé des châtelains
et celui d'Yport, le marié et les témoins choisis parmi les gros
cultivateurs des environs.

Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le dîner. Le
baron, la baronne, tante Lison, le maire et l'abbé Picot se mirent
à parcourir l'allée de petite mère; tandis que, dans l'allée en
face, l'autre prêtre lisait son bréviaire en marchant à grands
pas.

On entendait, de l'autre côté du château, la gaieté bruyante des
paysans qui buvaient du cidre sous les pommiers. Tout le pays,
endimanché, emplissait la cour. Les gars et les filles se
poursuivaient.

Jeanne et Julien traversèrent le bosquet, puis montèrent sur le
talus, et, muets tous deux, se mirent à regarder la mer. Il
faisait un peu frais, bien qu'on fût au milieu d'août; le vent du
nord soufflait, et le grand soleil luisait durement dans le ciel
tout bleu.

Les jeunes gens, pour trouver de l'abri, traversèrent la lande en
tournant à droite, voulant gagner la vallée ondulante et boisée
qui descend vers Yport. Dès qu'ils eurent atteint les taillis,
aucun souffle ne les effleura plus, et ils quittèrent le chemin
pour prendre un étroit sentier s'enfonçant sous les feuilles. Ils
pouvaient à peine marcher de front; alors elle sentit un bras qui
se glissait lentement autour de sa taille.

Elle ne disait rien, haletante, le coeur précipité, la respiration
coupée. Des branches basses leur caressaient les cheveux; ils se
courbaient souvent pour passer. Elle cueillit une feuille; deux
bêtes à bon Dieu, pareilles à deux frêles coquillages rouges,
étaient blotties dessous.

Alors elle dit, innocente et rassurée un peu:

-- Tiens, un ménage.

Julien effleura son oreille de sa bouche:

-- Ce soir vous serez ma femme.

Quoiqu'elle eût appris bien des choses dans son séjour aux champs,
elle ne songeait encore qu'à la poésie de l'amour, et fut
surprise. Sa femme? ne l'était-elle pas déjà?

Alors il se mit à l'embrasser à petits baisers rapides sur la
tempe et sur le cou, là où frisaient les premiers cheveux. Saisie
à chaque fois par ces baisers d'homme auxquels elle n'était point
habituée, elle penchait instinctivement la tête de l'autre côté
pour éviter cette caresse qui la ravissait cependant.

Mais ils se trouvèrent soudain sur la lisière du bois. Elle
s'arrêta, confuse d'être si loin. Qu'allait-on penser?

-- Retournons, dit-elle.

Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournant
tous deux, ils se trouvèrent face à face, si près qu'ils sentirent
leurs haleines sur leurs visages; et ils se regardèrent. Ils se
regardèrent d'un de ces regards fixes, aigus, pénétrants, où deux
âmes croient se mêler. Ils se cherchèrent dans leurs yeux,
derrière leurs yeux, dans cet inconnu impénétrable de l'être, ils
se sondèrent dans une muette et obstinée interrogation. Que
seraient-ils l'un pour l'autre? Que serait cette vie qu'ils
commençaient ensemble? Que se réservaient-ils l'un à l'autre de
joies, de bonheurs ou de désillusions en ce long tête-à-tête
indissoluble du mariage? Et il leur sembla, à tous les deux,
qu'ils ne s'étaient pas encore vus.

Et tout à coup, Julien, posant ses deux mains sur les épaules de
sa femme, lui jeta à pleine bouche un baiser profond comme elle
n'en avait jamais reçu. Il descendit, ce baiser, il pénétra dans
ses veines et dans ses moelles; et elle en eut une telle secousse
mystérieuse qu'elle repoussa éperdument Julien de ses deux bras,
et faillit tomber sur le dos.

-- Allons-nous-en. Allons-nous-en, balbutia-t-elle.

Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu'il garda dans
les siennes.

Ils n'échangèrent plus un mot jusqu'à la maison. Le reste de
l'après-midi sembla long.

On se mit à table à la nuit tombante.

Le dîner fut simple et assez court, contrairement aux usages
normands. Une sorte de gêne paralysait les convives. Seuls les
deux prêtres, le maire et les quatre fermiers invités montrèrent
un peu de cette grosse gaieté qui doit accompagner les noces.

Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il était neuf
heures environ; on allait prendre le café. Au-dehors, sous les
pommiers de la première cour, le bal champêtre commençait. Par la
fenêtre ouverte on apercevait toute la fête. Des lumignons pendus
aux branches donnaient aux feuilles des nuances de vert-de-gris.
Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse
sauvage qu'accompagnaient faiblement deux violons et une
clarinette juchés sur une grande table de cuisine en estrade. Le
chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la
chanson des instruments; et la frêle musique déchirée par les voix
déchaînées semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits
fragments de quelques notes éparpillées.

Deux grandes barriques entourées de torches flambantes versaient à
boire à la foule. Deux servantes étaient occupées à rincer
incessamment les verres et les bols dans un baquet, pour les
tendre, encore ruisselants d'eau, sous les robinets d'où coulait
le filet rouge du vin ou le filet d'or du cidre pur. Et les
danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se
pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase
quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en
renversant la tête, le liquide qu'ils préféraient.

Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des
saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps en temps, et, sous
le plafond de feuilles illuminées, cette fête saine et violente
donnait aux convives mornes de la salle l'envie de danser aussi,
de boire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une
tranche de pain avec du beurre et un oignon cru.

Le maire qui battait la mesure avec son couteau s'écria:

-- Sacristi! ça va bien, c'est comme qui dirait les noces de
Ganache.

Un frisson de rire étouffé courut. Mais l'abbé Picot, ennemi
naturel de l'autorité civile, répliqua:

-- Vous voulez dire de Cana.

L'autre n'accepta pas la leçon.

-- Non, monsieur le curé, je m'entends; quand je dis Ganache,
c'est Ganache.

On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mêler un peu
au populaire en goguette. Puis les invités se retirèrent.

Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte de querelle.
Mme Adélaïde, plus essoufflée que jamais, semblait refuser ce que
demandait son mari; enfin elle dit, presque haut:

-- Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m'y
prendre.

Petit père alors, la quittant brusquement, s'approcha de Jeanne.

-- Veux-tu faire un tour avec moi, fillette?

Tout émue, elle répondit:

-- Comme tu voudras, papa.

Ils sortirent.

Dès qu'ils furent devant la porte, du côté de la mer, un petit
vent sec les saisit. Un de ces vents froids d'été, qui sentent
déjà l'automne.

Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puis redécouvrant les
étoiles.

Le baron serrait contre lui le bras de sa fille en lui pressant
tendrement la main. Ils marchèrent quelques minutes. Il semblait
indécis, troublé. Enfin il se décida.

-- Mignonne, je vais remplir un rôle difficile qui devrait revenir
à ta mère; mais comme elle s'y refuse, il faut bien que je prenne
sa place. J'ignore ce que tu sais des choses de l'existence. Il
est des mystères qu'on cache soigneusement aux enfants, aux filles
surtout, aux filles qui doivent rester pures d'esprit,
irréprochablement pures jusqu'à l'heure où nous les remettons
entre les bras de l'homme qui prendra soin de leur bonheur. C'est
à lui qu'il appartient de lever ce voile jeté sur le doux secret
de la vie. Mais elles, si aucun soupçon ne les a encore
effleurées, se révoltent souvent devant la réalité un peu brutale
cachée derrière les rêves. Blessées en leur âme, blessées même en
leur corps, elles refusent à l'époux ce que la loi, la loi humaine
et la loi naturelle lui accordent comme un droit absolu. Je ne
puis t'en dire davantage, ma chérie; mais n'oublie point ceci, que
tu appartiens tout entière à ton mari.

Que savait-elle au juste? que devinait-elle? Elle s'était mise à
trembler, oppressée d'une mélancolie accablante et douloureuse
comme un pressentiment.

Ils rentrèrent. Une surprise les arrêta sur la porte du salon.
Mme Adélaïde sanglotait sur le coeur de Julien. Ses pleurs, des
pleurs bruyants poussés comme par un soufflet de forge, semblaient
lui sortir en même temps du nez, de la bouche et des yeux; et le
jeune homme interdit, gauche, soutenait la grosse femme abattue en
ses bras pour lui recommander sa chérie, sa mignonne, son adorée
fillette.

Le baron se précipita: «Oh! pas de scène; pas d'attendrissement,
je vous prie», et, prenant sa femme, il l'assit dans un fauteuil
pendant qu'elle s'essuyait le visage. Il se tourna ensuite vers
Jeanne:

-- Allons, petite, embrasse ta mère bien vite et va te coucher.

Prête à pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapidement et
s'enfuit.

Tante Lison s'était déjà retirée en sa chambre. Le baron et sa
femme restèrent seuls avec Julien. Et ils demeuraient si gênés
tous les trois qu'aucune parole ne leur venait, les deux hommes en
tenue de soirée, debout, les yeux perdus, Mme Adélaïde abattue sur
son siège avec des restes de sanglots dans la gorge. Leur embarras
devenait intolérable, le baron se mit à parler du voyage que les
jeunes gens devaient entreprendre dans quelques jours.

Jeanne, dans sa chambre, se laissait déshabiller par Rosalie qui
pleurait comme une source. Les mains errant au hasard, elle ne
trouvait plus ni les cordons ni les épingles et elle semblait
assurément plus émue encore que sa maîtresse. Mais Jeanne ne
songeait guère aux larmes de sa bonne; il lui semblait qu'elle
était entrée dans un autre monde, partie sur une autre terre,
séparée de tout ce qu'elle avait connu, de tout ce qu'elle avait
chéri. Tout lui semblait bouleversé dans sa vie et dans sa pensée;
même cette idée étrange lui vint: «Aimait-elle son mari?» Voilà
qu'il lui apparaissait tout à coup comme un étranger qu'elle
connaissait à peine. Trois mois auparavant elle ne savait point
qu'il existait, et maintenant elle était sa femme. Pourquoi cela?
Pourquoi tomber si vite dans le mariage comme dans un trou ouvert
sous vos pas?

Quand elle fut en toilette de nuit, elle se glissa dans son lit;
et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau,
augmentèrent cette sensation de froid, de solitude, de tristesse
qui lui pesait sur l'âme depuis deux heures.

Rosalie s'enfuit, toujours sanglotant; et Jeanne attendit. Elle
attendit anxieuse, le coeur crispé, ce je ne sais quoi deviné, et
annoncé en termes confus par son père, cette révélation
mystérieuse de ce qui est le grand secret de l'amour.

Sans qu'elle eût entendu monter l'escalier, on frappa trois coups
légers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et ne
répondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinça. Elle
se cacha la tête sous ses couvertures, comme si un voleur eût
pénétré chez elle. Des bottines craquèrent doucement sur le
parquet; et soudain on toucha son lit.

Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri; et, dégageant
sa tête, elle vit Julien debout devant elle, qui souriait en la
regardant.

-- Oh! que vous m'avez fait peur! dit-elle.

Il reprit:

-- Vous ne m'attendiez donc point?

Elle ne répondit pas. Il était en grande toilette, avec sa figure
grave de beau garçon; et elle se sentit affreusement honteuse
d'être couchée ainsi devant cet homme si correct.

Ils ne savaient que dire, que faire, n'osant même pas se regarder
à cette heure sérieuse et décisive d'où dépend l'intime bonheur de
toute la vie.

Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cette bataille,
et quelle souple possession de soi, quelle rusée tendresse il faut
pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies
délicatesses d'une âme virginale et nourrie de rêves.

Alors, doucement, il lui prit la main qu'il baisa, et,
s'agenouillant auprès du lit comme devant un autel, il murmura
d'une voix aussi légère qu'un souffle:

-- Voudrez-vous m'aimer?

Elle, rassurée tout à coup, souleva sur l'oreiller sa tête
ennuagée de dentelles, et elle sourit:

-- Je vous aime déjà, mon ami.

Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et la voix
changée par ce bâillon de chair:

-- Voulez-vous me prouver que vous m'aimez?

Elle répondit, troublée de nouveau, sans bien comprendre ce
qu'elle disait, sous le souvenir des paroles de son père:

-- Je suis à vous, mon ami.

Il couvrit son poignet de baisers mouillés, et, se redressant
lentement, il approchait de son visage qu'elle recommençait à
cacher.

Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaça sa
femme à travers les draps, tandis que, glissant son autre bras
sous l'oreiller, il le soulevait avec la tête: et, tout bas, tout
bas il demanda:

-- Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place à côté
de vous?

Elle eut peur, une peur d'instinct, et balbutia:

-- Oh! pas encore, je vous prie.

Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d'un ton
toujours suppliant, mais plus brusque:

-- Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par là?

Elle lui en voulut de ce mot; mais soumise et résignée, elle
répéta pour la deuxième fois:

-- Je suis à vous, mon ami.

Alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette; et elle
entendait distinctement ses mouvements avec des froissements
d'habits défaits, un bruit d'argent dans la poche, la chute
successive des bottines.

Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversa vivement
la chambre pour aller déposer sa montre sur la cheminée. Puis il
retourna, en courant, dans la petite pièce voisine, remua quelque
temps encore et Jeanne se retourna rapidement de l'autre côté en
fermant les yeux, quand elle sentit qu'il arrivait.

Elle fit un soubresaut, comme pour se jeter à terre lorsque glissa
vivement contre sa jambe une autre jambe froide et velue; et, la
figure dans ses mains, éperdue, prête à crier de peur et
d'effarement, elle se blottit tout au fond du lit.

Aussitôt, il la prit en ses bras, bien qu'elle lui tournât le dos,
et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes de sa
coiffure de nuit et le col brodé de sa chemise.

Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété, sentant une
main forte qui cherchait sa poitrine cachée entre ses coudes. Elle
haletait, bouleversée sous cet attouchement brutal; et elle avait
surtout envie de se sauver, de courir par la maison, de s'enfermer
quelque part, loin de cet homme.

Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos. Alors
son effroi s'apaisa encore et elle pensa brusquement qu'elle
n'aurait qu'à se retourner pour l'embrasser.

À la fin, il parut s'impatienter, et d'une voix attristée:

-- Vous ne voulez donc point être ma petite femme?

Elle murmura à travers ses doigts:

-- Est-ce que je ne la suis pas?

Il répondit avec une nuance de mauvaise humeur:

-- Mais non, ma chère, voyons, ne vous moquez pas de moi.

Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent de sa voix; et
elle se tourna tout à coup vers lui pour lui demander pardon.

Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d'elle; et
il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers
fous, toute sa face et le haut de sa gorge, l'étourdissant de
caresses. Elle avait ouvert les mains et restait inerte sous ses
efforts, ne sachant plus ce qu'elle faisait, ce qu'il faisait,
dans un trouble de pensée qui ne lui laissait rien comprendre.
Mais une souffrance aiguë la déchira soudain; et elle se mit à
gémir, tordue dans ses bras, pendant qu'il la possédait
violemment.

Que se passa-t-il ensuite? Elle n'en eut guère le souvenir, car
elle avait perdu la tête; il lui sembla seulement qu'il lui jetait
sur les lèvres une grêle de petits baisers reconnaissants.

Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fit
d'autres tentatives qu'elle repoussa avec épouvante; et comme elle
se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil épais qu'elle
avait déjà senti sur sa jambe, et elle se recula de saisissement.

Las enfin de la solliciter sans succès, il demeura immobile sur le
dos.

Alors elle songea; elle se dit, désespérée jusqu'au fond de son
âme, dans la désillusion d'une ivresse rêvée si différente, d'une
chère attente détruite, d'une félicité crevée: «Voilà donc ce
qu'il appelle être sa femme; c'est cela! c'est cela!»

Et elle resta longtemps ainsi, désolée, l'oeil errant sur les
tapisseries du mur, sur la vieille légende d'amour qui enveloppait
sa chambre.

Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tourna
lentement son regard vers lui, et elle s'aperçut qu'il dormait! Il
dormait, la bouche entrouverte, le visage calme! Il dormait!

Elle ne le pouvait croire, se sentant indignée, plus outragée par
ce sommeil que par sa brutalité, traitée comme la première venue.
Pouvait-il dormir une nuit pareille? Ce qui s'était passé entre
eux n'avait donc pour lui rien de surprenant? Oh! elle eût mieux
aimé être frappée, violentée encore, meurtrie de caresses odieuses
jusqu'à perdre connaissance.

Elle resta immobile, appuyée sur un coude, penchée vers lui,
écoutant entre ses lèvres passer un léger souffle qui, parfois,
prenait une apparence de ronflement.

Le jour parut, terne d'abord, puis clair, puis rose, puis
éclatant. Julien ouvrit les yeux, bâilla, étendit ses bras,
regarda sa femme, sourit, et demanda:

-- As-tu bien dormi, ma chérie?

Elle s'aperçut qu'il lui disait «tu» maintenant et elle répondit,
stupéfaite:

-- Mais oui. Et vous?

Il dit:

-- Oh! moi, fort bien.

Et, se tournant vers elle, il l'embrassa, puis se mit à causer
tranquillement. Il lui développait des projets de vie, avec des
idées d'économie; et ce mot revenu plusieurs fois étonnait Jeanne.
Elle l'écoutait sans bien saisir le sens des paroles, le
regardait, songeait à mille choses rapides qui passaient,
effleurant à peine son esprit.

Huit heures sonnèrent. «Allons, il faut nous lever, dit-il, nous
serions ridicules en restant tard au lit», et il descendit le
premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femme
en tous les menus détails de la sienne, ne permettant pas qu'on
appelât Rosalie.

Au moment de sortir, il l'arrêta.

-- Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant, mais
devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera tout
naturel en revenant de notre voyage de noces.

Elle ne se montra qu'à l'heure du déjeuner. Et la journée s'écoula
ainsi qu'à l'ordinaire comme si rien de nouveau n'était survenu.
Il n'y avait qu'un homme de plus dans la maison.




-- V --


Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter à
Marseille.

Après l'angoisse du premier soir, Jeanne s'était habituée déjà au
contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bien que
sa répugnance n'eût pas diminué pour leurs rapports plus intimes.

Elle le trouvait beau, elle l'aimait; elle se sentait de nouveau
heureuse et gaie.

Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seule
semblait émue; et elle mit, au moment où la voiture allait partir,
une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de sa fille:

-- C'est pour tes petites dépenses de jeune femme, dit-elle.

Jeanne la jeta dans sa poche; et les chevaux détalèrent.

Vers le soir, Julien lui dit:

-- Combien ta mère t'a-t-elle donné dans cette bourse?

Elle n'y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flot
d'or se répandit: deux mille francs. Elle battit des mains: «Je
ferai des folies», et elle resserra l'argent.

Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ils
arrivèrent à Marseille.

Et le lendemain le _Roi-Louis_, un petit paquebot qui allait à
Naples en passant par Ajaccio, les emportait vers la Corse.

La Corse! les maquis! les bandits! les montagnes! la patrie de
Napoléon! Il semblait à Jeanne qu'elle sortait de la réalité pour
entrer, tout éveillée, dans un rêve.

Côte à côte sur le pont du navire, ils regardaient courir les
falaises de la Provence. La mer immobile, d'un azur puissant,
comme figée, comme durcie dans la lumière ardente qui tombait du
soleil, s'étalait sous le ciel infini, d'un bleu presque exagéré.

Elle dit:

-- Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du père
Lastique?

Au lieu de répondre, il lui jeta rapidement un baiser dans
l'oreille.

Les roues du vapeur battaient l'eau, troublant son épais sommeil;
et par-derrière une longue trace écumeuse, une grande traînée pâle
où l'onde remuée moussait comme du champagne, allongeait jusqu'à
perte de vue le sillage tout droit du bâtiment.

Soudain, vers l'avant, à quelques brasses seulement, un énorme
poisson, un dauphin, bondit hors de l'eau, puis y replongea la
tête la première et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa
un cri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit à
rire de sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bête n'allait pas
reparaître. Au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveau
comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit
encore; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui
semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leur
frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles
passaient à gauche, revenaient à droite du navire, et tantôt
ensemble, tantôt l'une après l'autre, comme dans un jeu, dans une
poursuite gaie, elles s'élançaient en l'air par un grand saut qui
décrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leu leu.

Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, à chaque apparition
des énormes et souples nageurs. Son coeur bondissait comme eux
dans une joie folle et enfantine.

Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore une fois, très
loin, vers la pleine mer; puis on ne les vit plus, et Jeanne
ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leur départ.

Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarté, de paix
heureuse. Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau; et ce repos
illimité de la mer et du ciel s'étendait aux âmes engourdies où
pas un frisson non plus ne passait.

Le grand soleil s'enfonçait doucement là-bas, vers l'Afrique
invisible, l'Afrique, la terre brûlante dont on croyait déjà
sentir les ardeurs; mais une sorte de caresse fraîche, qui n'était
cependant pas même une apparence de brise, effleura les visages
lorsque l'astre eut disparu.

Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l'on sentait
toutes les horribles odeurs des paquebots; et ils s'étendirent
tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulés dans leurs
manteaux. Julien s'endormit tout de suite; mais Jeanne restait les
yeux ouverts, agitée par l'inconnu du voyage. Le bruit monotone
des roues la berçait; et elle regardait au-dessus d'elle ces
légions d'étoiles si claires, d'une lumière aiguë, scintillante et
comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.

Vers le matin, cependant, elle s'assoupit. Des bruits, des voix la
réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilette du
navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ils se
levèrent.

Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui lui
pénétrait jusqu'au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, vers
l'avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l'aube
naissante, une sorte d'accumulation de nuages singuliers, pointus,
déchiquetés, semblait posée sur les flots.

Puis cela apparut plus distinct; les formes se marquèrent
davantage sur le ciel éclairci; une grande ligne de montagnes
cornues et bizarres surgit: la Corse, enveloppée dans une sorte de
voile léger.

Et le soleil se leva derrière, dessinant toutes les saillies des
crêtes en ombres noires; puis tous les sommets s'allumèrent tandis
que le reste de l'île demeurait embrumé de vapeur.

Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci,
racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont,
et, d'une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par
les cris poussés dans les bourrasques, il dit à Jeanne:

-- La sentez-vous, cette gueuse-là?

Elle sentait en effet une forte et singulière odeur de plantes,
d'arômes sauvages.

Le capitaine reprit:

-- C'est la Corse qui fleure comme ça, madame; c'est son odeur de
jolie femme, à elle. Après vingt ans d'absence, je la
reconnaîtrais à cinq milles au large. J'en suis. Lui, là-bas, à
Sainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, de l'odeur de son
pays. Il est de ma famille.

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua là-bas,
à travers l'océan, le grand empereur prisonnier qui était de sa
famille.

Jeanne fut tellement émue qu'elle faillit pleurer.

Puis le marin tendit le bras vers l'horizon:

-- Les Sanguinaires! dit-il.

Julien, debout près de sa femme, la tenait par la taille, et tous
deux regardaient au loin pour découvrir le point indiqué.

Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, que
le navire contourna bientôt pour entrer dans un golfe immense et
tranquille, entouré d'un peuple de hauts sommets dont les pentes
basses semblaient couvertes de mousses.

Le capitaine indiqua cette verdure: «Le maquis.»

À mesure qu'on avançait, le cercle des monts semblait se refermer
derrière le bâtiment qui nageait avec lenteur dans un lac d'azur
si transparent qu'on en voyait parfois le fond.

Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, au
bord des flots, au pied des montagnes.

Quelques petits bateaux italiens étaient à l'ancre dans le port.
Quatre ou cinq barques s'en vinrent rôder autour du _Roi-Louis_
pour chercher ses passagers.

Julien, qui réunissait les bagages, demanda tout bas à sa femme:

-- C'est assez, n'est-ce pas, de donner vingt sous à l'homme de
service?

Depuis huit jours il posait à tout moment la même question, dont
elle souffrait chaque fois. Elle répondit avec un peu
d'impatience:

-- Quand on n'est pas sûr de donner assez, on donne trop.

Sans cesse, il discutait avec les maîtres et les garçons d'hôtel,
avec les voituriers, avec les vendeurs de n'importe quoi, et quand
il avait, à force d'arguties, obtenu un rabais quelconque, il
disait à Jeanne, en se frottant les mains:

-- Je n'aime pas être volé.

Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d'avance des
observations qu'il allait faire sur chaque article, humiliée par
ces marchandages, rougissant jusqu'aux cheveux sous le regard
méprisant des domestiques qui suivaient son mari de l'oeil en
gardant au fond de la main son insuffisant pourboire.

Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit à terre.

Le premier arbre qu'elle vit fut un palmier!

Ils descendirent dans un grand hôtel vide, à l'encoignure d'une
vaste place, et se firent servir à déjeuner.

Lorsqu'ils eurent fini le dessert, au moment où Jeanne se levait
pour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans ses
bras, lui murmura tendrement à l'oreille:

-- Si nous nous couchions un peu, ma chatte?

Elle resta surprise:

-- Nous coucher? Mais je ne me sens pas fatiguée.

Il l'enlaça.

-- J'ai envie de toi. Tu comprends? Depuis deux jours!...

Elle s'empourpra, honteuse, balbutiant:

-- Oh! maintenant! Mais que dirait-on? Comment oserais-tu demander
une chambre en plein jour? Oh! Julien, je t'en supplie.

Mais il l'interrompit:

-- Je m'en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gens
d'hôtel. Tu vas voir comme ça me gêne.

Et il sonna.

Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujours dans
son âme et dans sa chair, devant ce désir incessant de l'époux,
n'obéissant qu'avec dégoût, résignée, mais humiliée, voyant là
quelque chose de bestial, de dégradant, une saleté enfin.

Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenant
comme si elle eût partagé ses ardeurs.

Quand le garçon fut arrivé, Julien lui demanda de les conduire à
leur chambre. L'homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, ne
comprenait pas, affirmait que l'appartement serait préparé pour la
nuit.

Julien impatienté s'expliqua:

-- Non, tout de suite. Nous sommes fatigués du voyage, nous
voulons nous reposer.

Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eut envie
de se sauver.

Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n'osait plus
passer devant les gens qu'elle rencontrait, persuadée qu'ils
allaient rire et chuchoter derrière son dos. Elle en voulait en
son coeur à Julien de ne pas comprendre cela, de n'avoir point ces
fines pudeurs, ces délicatesses d'instinct; et elle sentait entre
elle et lui comme un voile, un obstacle, s'apercevant pour la
première fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu'à
l'âme, jusqu'au fond des pensées, qu'elles marchent côte à côte,
enlacées parfois, mais non mêlées, et que l'être moral de chacun
de nous reste éternellement seul par la vie.

Ils demeurèrent trois jours dans cette petite ville cachée au fond
de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derrière son
rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent souffler jusqu'à
elle.

Puis un itinéraire fut arrêté pour leur voyage, et, afin de ne
reculer devant aucun passage difficile, ils décidèrent de louer
des chevaux. Ils prirent donc deux petits étalons corses à l'oeil
furieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin
au lever du jour. Un guide monté sur une mule les accompagnait et
portait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce pays
sauvage.

La route suivait d'abord le golfe pour s'enfoncer dans une vallée
peu profonde allant vers les grands monts. Souvent, on traversait
des torrents presque secs; une apparence de ruisseau remuait
encore sous les pierres, comme une bête cachée, faisait un
glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Les flancs des
côtes étaient couverts de hautes herbes, jaunes en cette saison
brûlante. Parfois on rencontrait un montagnard soit à pied, soit
sur son petit cheval, soit à califourchon sur son âne gros comme
un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargé, vieilles
armes rouillées, redoutables en leurs mains.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l'île est couverte
semblait épaissir l'air; et la route allait s'élevant lentement au
milieu des longs replis des monts.

Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysage des
tons de féerie; et, sur les pentes plus basses, des forêts de
châtaigniers immenses avaient l'air de buissons verts tant les
vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays.

Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteurs escarpées,
disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaient rien,
puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à un amas de
pierres tombées du sommet. C'était un village, un petit hameau de
granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d'oiseau, presque
invisible sur l'immense montagne.

Ce long voyage au pas énervait Jeanne.

-- Courons un peu, dit-elle.

Et elle lança son cheval. Puis comme elle n'entendait pas son mari
galoper près d'elle, elle se retourna et se mit à rire d'un rire
fou en le voyant accourir, pâle, tenant la crinière de la bête et
bondissant étrangement. Sa beauté même, sa figure de beau cavalier
rendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.

Ils se mirent alors à trotter doucement. La route, maintenant,
s'étendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute
la côte, comme un manteau.

C'était le maquis, l'impénétrable maquis, formé de chênes verts,
de genévriers, d'arbousiers, de lentisques, d'alaternes, de
bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaient
entre eux, les mêlant comme des chevelures, des clématites
enlaçantes, des fougères monstrueuses, des chèvrefeuilles, des
cystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dos
des monts une inextricable toison.

Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprès
d'une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les pays
escarpés, fil mince et rond d'eau glacée qui sort d'un petit trou
dans la roche et coule au bout d'une feuille de châtaignier
disposée par un passant pour amener le courant menu jusqu'à la
bouche.

Jeanne se sentait tellement heureuse qu'elle avait grand-peine à
ne point jeter des cris d'allégresse.

Ils repartirent et commencèrent à descendre, en contournant le
golfe de Sagone.

Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondé là,
jadis, par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De
grandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à
la taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe
auprès d'une fontaine. Julien leur ayant crié «Bonsoir», elles
répondirent d'une voix chantante dans la langue harmonieuse du
pays abandonné.

En arrivant à Piana, il fallut demander l'hospitalité comme dans
les temps anciens et dans les contrées perdues. Jeanne frissonnait
de joie en attendant que s'ouvrît la porte où Julien avait frappé.
Oh! c'était bien un voyage, cela! avec tout l'imprévu des routes
inexplorées.

Ils s'adressaient justement à un jeune ménage. On les reçut comme
les patriarches devaient recevoir l'hôte envoyé de Dieu, et ils
dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maison
vermoulue dont toute la charpente piquée des vers, parcourue par
les longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre et
soupirer.

Ils partirent au soleil levant et bientôt ils s'arrêtèrent en face
d'une forêt, d'une vraie forêt de granit pourpré. C'étaient des
pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantes
modelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer.

Hauts jusqu'à trois cents mètres, minces, ronds, tortus, crochus,
difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rochers
semblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, des
hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux
démesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemar
pétrifiée par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le coeur serré, et elle prit la main de
Julien qu'elle étreignit, envahie d'un besoin d'aimer devant cette
beauté des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveau golfe
ceint tout entier d'une muraille sanglante de granit rouge. Et
dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia: «Oh! Julien!» sans trouver d'autres mots,
attendrie d'admiration, la gorge étranglée; et deux larmes
coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait, demandant:

-- Qu'as-tu, ma chatte?

Elle essuya ses joues, sourit et, d'une voix un peu tremblante:

-- Ce n'est rien... c'est nerveux... Je ne sais pas... J'ai été
saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le
coeur.

Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses de
ces êtres vibrants affolés d'un rien, qu'un enthousiasme remue
comme une catastrophe, qu'une sensation insaisissable
révolutionne, affole de joie ou désespère.

Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à la
préoccupation du mauvais chemin:

-- Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval.

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce
golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre val d'Ota.

Mais le sentier s'annonçait horrible. Julien proposa:

-- Si nous montions à pied?

Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d'être seule avec
lui après l'émotion de tout à l'heure.

Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils
allèrent à petits pas.

La montagne, fendue du haut en bas, s'entrouvrait. Le sentier
s'enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux
prodigieuses murailles; et un gros torrent parcourt cette
crevasse. L'air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut,
ce qu'on voit du ciel bleu étonne et engourdit.

Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux; un
énorme oiseau s'envolait d'un trou: c'était un aigle. Ses ailes
ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits, et il monta
jusqu'à l'azur où il disparut.

Plus loin, la fêlure du mont se dédouble; le sentier grimpe entre
les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légère et folle,
allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds,
intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peu
essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.

Tout à coup le soleil les inonda; ils crurent sortir de l'enfer.
Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos
de pierres, jusqu'à une source toute petite, canalisée dans un
bâton creux pour l'usage des chevriers. Un tapis de mousse
couvrait le sol alentour. Jeanne s'agenouilla pour boire; et
Julien en fit autant.

Et, comme elle savourait la fraîcheur de l'eau, il lui prit la
taille et tâcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois.
Elle résista; leurs lèvres se battaient, se rencontraient, se
repoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour
à tour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne point
lâcher. Et le filet d'eau froide, repris et quitté sans cesse, se
brisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, les
habits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perles
luisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans le
courant.

Soudain, Jeanne eut une inspiration d'amour. Elle emplit sa bouche
du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres, fit
comprendre à Julien que, lèvre à lèvre, elle voulait le
désaltérer.

Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les bras
ouverts; et il but d'un trait à cette source de chair vive qui lui
versa dans les entrailles un désir enflammé.

Jeanne s'appuyait sur lui avec une tendresse inusitée; son coeur
palpitait; ses reins se soulevaient; ses yeux semblaient amollis,
trempés d'eau. Elle murmura tout bas: «Julien... je t'aime!» et,
l'attirant à son tour, elle se renversa et cacha dans ses mains
son visage empourpré de honte.

Il s'abattit sur elle, l'étreignant avec emportement. Elle
haletait dans une attente énervée; et tout à coup elle poussa un
cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu'elle
appelait.

Ils furent longtemps à gagner le sommet de la montée, tant elle
demeurait palpitante et courbaturée, et ils n'arrivèrent à Évisa
que le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.

C'était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l'air morne
d'un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, une triste
chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, où toute élégance
reste ignorée; et il exprimait en son langage, patois corse,
bouillie de français et d'italien, son plaisir à les recevoir,
quand une voix claire l'interrompit; et une petite femme brune,
avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille
étroite, des dents toujours dehors dans un rire continu, s'élança,
embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en répétant:

-- Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ça va bien?

Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec un seul
bras, car elle portait l'autre en écharpe, puis elle fit sortir
tout le monde, en disant à son mari:

-- Va les promener jusqu'au dîner.

M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les deux jeunes gens
et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et ses paroles,
toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte:

-- C'est l'air du Val qui est fraîche, qui m'est tombée sur la
poitrine.

Il les guida, par un sentier perdu, sous des châtaigniers
démesurés. Soudain, il s'arrêta, et, de son accent monotone:

-- C'est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori.
Tenez, j'étais tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de
nous. «Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce; n'y va pas Jean,
ou je te tue, je te le dis.» Je pris le bras de Jean: «N'y va pas,
Jean, il le ferait.» C'était pour une fille qu'ils suivaient tous
deux, Paulina Sinacoupi. Mais Jean se mit à crier: «J'irai,
Mathieu; ce n'est pas toi qui m'empêcheras.» Alors Mathieu abaissa
son fusil, avant que j'aie pu ajuster le mien, et il tira. Jean
fit un grand saut des deux pieds comme un enfant qui danse à la
corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si
bien que mon fusil en échappa et roula jusqu'au gros châtaignier
là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit plus
un mot, il était mort.

Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin de
ce crime. Jeanne demanda:

-- Et l'assassin?

Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit:

-- Il a gagné la montagne. C'est mon frère qui l'a tué, l'an
suivant. Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti, le
bandit.

Jeanne frissonna:

-- Votre frère? un bandit?

Le Corse placide eut un éclair de fierté dans l'oeil.

-- Oui, madame, c'était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas six
gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu'ils ont été
cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu'ils allaient
périr de faim.

Puis il ajouta, d'un air résigné: «C'est le pays qui veut ça», du
même ton qu'il prenait pour dire: «C'est l'air du Val qui est
fraîche.»

Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita comme si
elle les eût connus depuis vingt ans.

Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elle encore,
entre les bras de Julien cette étrange et véhémente secousse des
sens qu'elle avait ressentie sur la mousse de la fontaine?

Lorsqu'ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait de rester
encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassura bien
vite; et ce fut sa première nuit d'amour.

Et, le lendemain, à l'heure de partir, elle ne se décidait plus à
quitter cette humble maison où il lui semblait qu'un bonheur
nouveau avait commencé pour elle.

Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hôte et, tout
en établissant bien qu'elle ne voulait point lui faire de cadeau,
elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès son
retour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idée
presque superstitieuse.

La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin
elle consentit:

-- Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit pistolet, un tout
petit.

Jeanne ouvrit de grands yeux. L'autre ajouta tout bas, près de
l'oreille, comme on confie un doux et intime secret:

-- C'est pour tuer mon beau-frère.

Et, souriant, elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient
sa chair ronde et blanche, traversée de part en part d'un coup de
stylet presque cicatrisé:

-- Si je n'avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il
m'aurait tuée. Mon mari n'est pas jaloux, lui, il me connaît; et
puis il est malade, vous savez; et cela lui calme le sang.
D'ailleurs, je suis une honnête femme, moi, madame; mais mon beau-
frère croit tout ce qu'on lui dit. Il est jaloux pour mon mari; et
il recommencera certainement. Alors, j'aurais un petit pistolet,
je serais tranquille, et sûre de me venger.

Jeanne promit d'envoyer l'arme, embrassa tendrement sa nouvelle
amie, et continua sa route.

Le reste de son voyage ne fut plus qu'un songe, un enlacement sans
fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni les paysages,
ni les gens, ni les lieux où elle s'arrêtait. Elle ne regardait
plus que Julien.

Alors commença l'intimité enfantine et charmante des niaiseries
d'amour, des petits mots bêtes et délicieux, le baptême avec des
noms mignards de tous les détours et contours et replis de leurs
corps où se plaisaient leurs bouches.

Comme Jeanne dormait sur le côté droit, son téton du côté gauche
était souvent à l'air au réveil. Julien, l'ayant remarqué,
appelait celui-là: «monsieur de Couche-dehors» et l'autre
«monsieur Lamoureux», parce que la fleur rosée du sommet semblait
plus sensible aux baisers.

La route profonde entre les deux devint «l'allée de petite mère»
parce qu'il s'y promenait sans cesse; et une autre route plus
secrète fut dénommée le «chemin de Damas» en souvenir du val
d'Ota.

En arrivant à Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilla
dans ses poches. Ne trouvant point ce qu'il lui fallait, il dit à
Jeanne:

-- Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mère,
donne-les-moi donc à porter. Ils seront plus en sûreté dans ma
ceinture, et cela m'évitera de faire de la monnaie.

Et elle lui tendit sa bourse.

Ils gagnèrent Livourne, visitèrent Florence, Gênes, toute la
Corniche.

Par un matin de mistral, ils se retrouvèrent à Marseille.

Deux mois s'étaient écoulés depuis leur départ des Peuples. On
était au 15 octobre.

Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir de là-
bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien, depuis
quelque temps, semblait changé, fatigué, indifférent; et elle
avait peur sans savoir de quoi.

Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentrée, ne
pouvant se décider à quitter ce bon pays du soleil. Il lui
semblait qu'elle venait d'accomplir le tour du bonheur.

Ils s'en allèrent enfin.

Ils devaient faire à Paris tous leurs achats pour leur
installation définitive aux Peuples; et Jeanne se réjouissait de
rapporter des merveilles, grâce au cadeau de petite mère; mais la
première chose à laquelle elle songea fut le pistolet promis à la
jeune Corse d'Évisa.

Le lendemain de leur arrivée, elle dit à Julien:

-- Mon chéri, veux-tu me rendre l'argent de maman parce que je
vais faire mes emplettes?

Il se tourna vers elle avec un visage mécontent.

-- Combien te faut-il?

Elle fut surprise et balbutia:

-- Mais... ce que tu voudras.

Il reprit:

-- Je vais te donner cent francs; surtout ne les gaspille pas.

Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse.

Enfin elle prononça en hésitant:

-- Mais... je... t'avais remis cet argent pour...

Il ne la laissa pas achever.

-- Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans la mienne,
qu'importe, du moment que nous avons la même bourse. Je ne t'en
refuse point, n'est-ce pas, puisque je te donne cent francs.

Elle prit les cinq pièces d'or, sans ajouter un mot, mais elle
n'osa plus en demander d'autres et n'acheta rien que le pistolet.

Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer aux
Peuples.




-- VI --


Devant la barrière blanche aux piliers de brique, la famille et
les domestiques attendaient. La chaise de poste s'arrêta, et les
embrassades furent longues. Petite mère pleurait; Jeanne,
attendrie, essuya deux larmes; père, nerveux, allait et venait.

Puis, pendant qu'on déchargeait les bagages, le voyage fut raconté
devant le feu du salon. Les paroles abondantes coulaient des
lèvres de Jeanne; et tout fut dit, tout, en une demi-heure, sauf
peut-être quelques petits détails oubliés dans ce récit rapide.

Puis la jeune femme alla défaire ses paquets. Rosalie, tout émue
aussi, l'aidait. Quand ce fut fini, quand le linge, les robes, les
objets de toilette eurent été mis en place, la petite bonne quitta
sa maîtresse; et Jeanne, un peu lasse, s'assit.

Elle se demanda ce qu'elle allait faire maintenant, cherchant une
occupation pour son esprit, une besogne pour ses mains. Elle
n'avait point envie de redescendre au salon auprès de sa mère qui
sommeillait; et elle songeait à une promenade, mais la campagne
semblait si triste qu'elle sentait en son coeur, rien qu'à la
regarder par la fenêtre, une pesanteur de mélancolie.

Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire, plus
jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été
préoccupée de l'avenir, affairée de songeries. La continuelle
agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures
sans qu'elle les sentît passer. Puis, à peine sortie des murs
austères où ses illusions étaient écloses, son attente d'amour se
trouvait tout de suite accomplie. L'homme espéré, rencontré, aimé,
épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques
déterminations, l'emportait dans ses bras sans la laisser
réfléchir à rien.

Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir
la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis,
aux charmantes inquiétudes de l'inconnu. Oui, c'était fini
d'attendre.

Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni demain, ni jamais. Elle
sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un
affaissement de ses rêves.

Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis,
après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages
sombres, elle se décida à sortir.

Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu'au
mois de mai? Qu'étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des
feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les
pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les
marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles,
les fantasques papillons jaunes? Et cette griserie de l'air chargé
de vie, d'arômes, d'atomes fécondants n'existait plus.

Les avenues, détrempées par les continuelles averses d'automne,
s'allongeaient, couvertes d'un épais tapis de feuilles mortes,
sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les
branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque
feuillage prêt à s'égrener dans l'espace. Et sans cesse, tout le
long du jour, comme une pluie incessante et triste à faire
pleurer, ces dernières feuilles, toutes jaunes maintenant,
pareilles à de larges sous d'or, se détachaient, tournoyaient,
voltigeaient et tombaient.

Elle alla jusqu'au bosquet. Il était lamentable comme la chambre
d'un mourant. La muraille verte, qui séparait et faisait secrètes
les gentilles allées sinueuses, s'était éparpillée. Les arbustes
emmêlés, comme une dentelle de bois fin, heurtaient les unes aux
autres leurs maigres branches; et le murmure des feuilles tombées
et sèches que la brise poussait, remuait, amoncelait en tas par
endroits, semblait un douloureux soupir d'agonie.

De tout petits oiseaux sautaient de place en place avec un léger
cri frileux, cherchant un abri.

Garantis cependant par l'épais rideau des ormes jetés en avant-
garde contre le vent de mer, le tilleul et le platane encore
couverts de leur parure d'été semblaient vêtus l'un de velours
rouge, l'autre de soie orange, teints aussi par les premiers
froids selon la nature de leur sève.

Jeanne allait et venait à pas lents dans l'avenue de petite mère,
le long de la ferme des Couillard. Quelque chose l'appesantissait
comme le pressentiment des longs ennuis de la vie monotone qui
commençait.

Puis elle s'assit sur le talus où Julien, pour la première fois,
lui avait parlé d'amour; et elle resta là, rêvassant, presque sans
songer, alanguie jusqu'au coeur, avec une envie de se coucher, de
dormir pour échapper à la tristesse de ce jour.

Tout à coup, elle aperçut une mouette qui traversait le ciel,
emportée dans une rafale; et elle se rappela cet aigle qu'elle
avait vu, là-bas, en Corse, dans le sombre val d'Ota. Elle reçut
au coeur la vive secousse que donne le souvenir d'une chose bonne
et finie; et elle revit brusquement l'île radieuse avec son parfum
sauvage, son soleil qui mûrit les oranges et les cédrats, ses
montagnes aux sommets roses, ses golfes d'azur, et ses ravins où
roulent des torrents.

Alors l'humide et dur paysage qui l'entourait, avec la chute
lugubre des feuilles, et les nuages gris entraînés par le vent,
l'enveloppa d'une telle épaisseur de désolation qu'elle rentra
pour ne point sangloter.

Petite mère, engourdie devant la cheminée, sommeillait, accoutumée
à la mélancolie des journées, ne la sentant plus. Père et Julien
étaient partis se promener en causant de leurs affaires. Et la
nuit vint, semant de l'ombre morne dans le vaste salon,
qu'éclairaient par éclats les reflets du feu.

Au-dehors, par les fenêtres, un reste de jour laissait distinguer
encore cette nature sale de fin d'année et le ciel grisâtre, comme
frotté de boue lui-même.

Le baron bientôt parut, suivi de Julien; dès qu'il eut pénétré
dans la pièce enténébrée, il sonna, criant:

-- Vite, vite, de la lumière! il fait triste ici.

Et il s'assit devant la cheminée. Pendant que ses pieds mouillés
fumaient près de la flamme et que la crotte de ses semelles
tombait, séchée par la chaleur, il se frottait gaiement les mains:

-- Je crois bien, dit-il, qu'il va geler; le ciel s'éclaircit au
nord; c'est pleine lune ce soir; ça piquera ferme cette nuit.

Puis, se tournant vers sa fille:

-- Eh bien, petite, es-tu contente d'être revenue dans ton pays,
dans ta maison, auprès des vieux?

Cette simple question bouleversa Jeanne. Elle se jeta dans les
bras de son père, les yeux pleins de larmes, et l'embrassa
nerveusement, comme pour se faire pardonner; car, malgré ses
efforts de coeur pour être gaie, elle se sentait triste à
défaillir. Elle songeait pourtant à la joie qu'elle s'était
promise en retrouvant ses parents; et elle s'étonnait de cette
froideur qui paralysait sa tendresse, comme si, lorsqu'on a
beaucoup pensé de loin aux gens qu'on aime, et perdu l'habitude de
les voir à toute heure, on éprouvait, en les retrouvant, une sorte
d'arrêt d'affection jusqu'à ce que les liens de la vie commune
fussent renoués.

Le dîner fut long; on ne parla guère. Julien semblait avoir oublié
sa femme.

Au salon, ensuite, elle se laissa engourdir par le feu, en face de
petite mère qui dormait tout à fait; et, un moment réveillée par
la voix des deux hommes qui discutaient, elle se demanda, en
essayant de secouer son esprit, si elle allait aussi être saisie
par cette léthargie morne des habitudes que rien n'interrompt.

La flamme de la cheminée, molle et rougeâtre pendant le jour,
devenait vive, claire, crépitante. Elle jetait de grandes lueurs
subites sur les tapisseries ternies des fauteuils, sur le renard
et la cigogne, sur le héron mélancolique, sur la cigale et la
fourmi.

Le baron se rapprocha, souriant et tendant ses doigts ouverts aux
tisons vifs:

-- Ah ah! ça flambe bien, ce soir. Il gèle, mes enfants, il gèle.

Puis il posa sa main sur l'épaule de Jeanne, et, montrant le feu:

-- Vois-tu, fillette, voilà ce qu'il y a de meilleur au monde: le
foyer, le foyer avec les siens autour. Rien ne vaut ça. Mais si on
allait se coucher. Vous devez être exténués, les enfants?

Remontée en sa chambre, la jeune femme se demandait comment deux
retours aux mêmes lieux qu'elle croyait aimer pouvaient être si
différents. Pourquoi se sentait-elle comme meurtrie, pourquoi
cette maison, ce pays cher, tout ce qui, jusque-là, faisait frémir
son coeur, lui semblaient-ils aujourd'hui si navrants?

Mais son oeil soudain tomba sur sa pendule. La petite abeille
voltigeait toujours de gauche à droite, et de droite à gauche, du
même mouvement rapide et continu, au-dessus des fleurs de vermeil.
Alors, brusquement, Jeanne fut traversée par un élan d'affection,
remuée jusqu'aux larmes devant cette petite mécanique qui semblait
vivante, qui lui chantait l'heure et palpitait comme une poitrine.

Certes, elle n'avait pas été aussi émue en embrassant père et
mère. Le coeur a des mystères qu'aucun raisonnement ne pénètre.

Pour la première fois depuis son mariage, elle était seule en son
lit, Julien, sous prétexte de fatigue, ayant pris une autre
chambre. Il était convenu d'ailleurs que chacun aurait la sienne.

Elle fut longtemps à s'endormir, étonnée de ne plus sentir un
corps contre le sien, déshabituée du sommeil solitaire, et
troublée par le vent hargneux du nord qui s'acharnait contre le
toit.

Elle fut réveillée au matin par une grande lueur qui teignait son
lit de sang; et ses carreaux, tout barbouillés de givre, étaient
rouges comme si l'horizon entier brûlait.

S'enveloppant d'un grand peignoir, elle courut à sa fenêtre et
l'ouvrit.

Une brise glacée, saine et piquante, s'engouffra dans sa chambre,
lui cinglant la peau d'un froid aigu qui fit pleurer ses yeux; et
au milieu d'un ciel empourpré, un gros soleil, rutilant et bouffi
comme une figure d'ivrogne, apparaissait derrière les arbres. La
terre, couverte de gelée blanche, dure et sèche à présent, sonnait
sous les pieds des gens de ferme. En cette seule nuit toutes les
branches encore garnies des peupliers s'étaient dépouillées; et
derrière la lande apparaissait la grande ligne verdâtre des flots
tout parsemés de traînées blanches.

Le platane et le tilleul se dévêtaient rapidement sous les
rafales. À chaque passage de la brise glacée des tourbillons de
feuilles détachées par la brusque gelée s'éparpillaient dans le
vent, comme un envolement d'oiseaux. Jeanne s'habilla, sortit, et,
pour faire quelque chose, alla voir les fermiers.

Les Martin levèrent les bras, et la maîtresse l'embrassa sur les
joues; puis on la contraignit à boire un petit verre de noyau. Et
elle se rendit à l'autre ferme. Les Couillard levèrent les bras;
la maîtresse la bécota sur les oreilles, et il fallut avaler un
petit verre de cassis.

Après quoi elle rentra déjeuner.

Et la journée s'écoula comme celle de la veille, froide, au lieu
d'être humide. Et les autres jours de la semaine ressemblèrent à
ces deux-là; et toutes les semaines du mois ressemblèrent à la
première.

Peu à peu, cependant, son regret des contrées lointaines
s'affaiblit. L'habitude mettait sur sa vie une couche de
résignation pareille au revêtement de calcaire que certaines eaux
déposent sur les objets. Et une sorte d'intérêt pour les mille
choses insignifiantes de l'existence quotidienne, un souci des
simples et médiocres occupations régulières renaquit en son coeur.
En elle se développait une espèce de mélancolie méditante, un
vague désenchantement de vivre. Que lui eût-il fallu? Que
désirait-elle? Elle ne le savait pas. Aucun besoin mondain ne la
possédait; aucune soif de plaisir, aucun élan même vers les joies
possibles; lesquelles, d'ailleurs? Ainsi que les vieux fauteuils
du salon ternis par le temps, tout se décolorait doucement à ses
yeux, tout s'effaçait, prenait une nuance pâle et morne.

Ses relations avec Julien avaient changé complètement. Il semblait
tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, comme un
acteur qui a fini son rôle et reprend sa figure ordinaire. C'est à
peine s'il s'occupait d'elle, s'il lui parlait même; toute trace
d'amour avait subitement disparu; et les nuits étaient rares où il
pénétrait dans sa chambre.

Il avait pris la direction de la fortune et de la maison, révisait
les baux, harcelait les paysans, diminuait les dépenses et, ayant
revêtu lui-même des allures de fermier gentilhomme, il avait perdu
son vernis et son élégance de fiancé.

Il ne quittait plus, bien qu'il fût tigré de taches, un vieil
habit de chasse en velours, garni de boutons de cuivre, retrouvé
dans sa garde-robe de jeune homme, et, envahi par la négligence
des gens qui n'ont plus besoin de plaire, il avait cessé de se
raser, de sorte que sa barbe longue, mal coupée, l'enlaidissait
incroyablement. Ses mains n'étaient plus soignées; et il buvait,
après chaque repas, quatre ou cinq petits verres de cognac.

Jeanne ayant essayé de lui faire quelques tendres reproches, il
avait répondu si brusquement: «Tu vas me laisser tranquille,
n'est-ce pas?»  qu'elle ne se hasarda plus à lui donner des
conseils.

Elle avait pris son parti de ces changements d'une façon qui
l'étonnait elle-même. Il était devenu un étranger pour elle, un
étranger dont l'âme et le coeur lui restaient fermés. Elle y
songeait souvent, se demandant d'où venait qu'après s'être
rencontrés ainsi, aimés, épousés dans un élan de tendresse, ils se
retrouvaient tout à coup presque aussi inconnus l'un à l'autre que
s'ils n'avaient pas dormi côte à côte.

Et comment ne souffrait-elle pas davantage de son abandon? Était-
ce ainsi, la vie? S'étaient-ils trompés? N'y avait-il plus rien
pour elle dans l'avenir?

Si Julien était demeuré beau, soigné, élégant, séduisant, peut-
être eût-elle beaucoup souffert?

Il était convenu qu'après le jour de l'an les nouveaux mariés
resteraient seuls; et que père et petite mère retourneraient
passer quelques mois dans leur maison de Rouen. Les jeunes gens,
cet hiver-là, ne devaient point quitter les Peuples, pour achever
de s'installer, de s'habituer et de se plaire aux lieux où allait
s'écouler toute leur vie. Ils avaient quelques voisins d'ailleurs,
à qui Julien présenterait sa femme. C'étaient les Briseville, les
Coutelier et les Fourville.

Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leurs visites,
parce qu'il avait été impossible jusque-là de faire venir le
peintre pour changer les armoiries de la calèche.

La vieille voiture de famille avait été cédée, en effet, à son
gendre par le baron; et Julien, pour rien au monde, n'aurait
consenti à se présenter dans les châteaux voisins si l'écusson des
de Lamare n'avait été écartelé avec celui des Le Perthuis des
Vauds.

Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité des
ornements héraldiques, c'était un peintre de Bolbec, nommé
Bataille, appelé tour à tour dans tous les castels normands pour
fixer les précieux ornements sur les portières des véhicules.

Enfin, un matin de décembre, vers la fin du déjeuner, on vit un
individu ouvrir la barrière et s'avancer dans le chemin droit. Il
portait une boîte sur son dos. C'était Bataille.

On le fit entrer dans la salle et on lui servit à manger comme
s'il eût été un monsieur, car sa spécialité, ses rapports
incessants avec toute l'aristocratie du département, sa
connaissance des armoiries, des termes consacrés, des emblèmes, en
avaient fait une sorte d'homme-blason à qui les gentilshommes
serraient la main.

On fit apporter aussitôt un crayon et du papier et, pendant qu'il
mangeait, le baron et Julien esquissèrent leurs écussons
écartelés. La baronne, toute secouée dès qu'il s'agissait de ces
choses, donnait son avis; et Jeanne elle-même prenait part à la
discussion comme si quelque mystérieux intérêt se fût soudain
éveillé en elle.

Bataille, tout en déjeunant, indiquait son opinion, prenait
parfois le crayon, traçait un projet, citait des exemples,
décrivait toutes les voitures seigneuriales de la contrée,
semblait apporter avec lui, dans son esprit, dans sa voix même,
une sorte d'atmosphère de noblesse.

C'était un petit homme à cheveux gris et ras, aux mains souillées
de couleurs, et qui sentait l'essence. Il avait eu autrefois,
disait-on, une vilaine affaire de moeurs; mais la considération
générale de toutes les familles titrées avait depuis longtemps
effacé cette tache.

Dès qu'il eut fini son café, on le conduisit sous la remise et on
enleva la toile cirée qui recouvrait la voiture. Bataille
l'examina, puis il se prononça gravement sur les dimensions qu'il
croyait nécessaires de donner à son dessin; et, après un nouvel
échange d'idées, il se mit à la besogne.

Malgré le froid, la baronne fit apporter un siège afin de le
regarder travailler; puis elle demanda une chaufferette pour ses
pieds qui se glaçaient: et elle se mit tranquillement à causer
avec le peintre, l'interrogeant sur des alliances qu'elle
ignorait, sur les morts et les naissances nouvelles, complétant
par ses renseignements l'arbre des généalogies qu'elle portait en
sa mémoire.

Julien était demeuré près de sa belle-mère, à cheval sur une
chaise. Il fumait sa pipe, crachait par terre, écoutait, et
suivait de l'oeil la mise en couleur de sa noblesse.

Bientôt, le père Simon, qui se rendait au potager avec sa bêche
sur l'épaule, s'arrêta lui-même pour considérer le travail; et
l'arrivée de Bataille ayant pénétré dans les deux fermes, les deux
fermières ne tardèrent point à se présenter. Elles s'extasiaient,
debout aux deux côtés de la baronne, répétant:

-- Faut d'l'adresse tout d'même pour fignoler ces machines-là.

Les écussons des deux portières ne purent être terminés que le
lendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitôt fut présent;
et on tira la calèche dehors pour mieux juger.

C'était parfait. On complimenta Bataille qui repartit avec sa
boîte accrochée au dos. Et le baron, sa femme, Jeanne et Julien
tombèrent d'accord sur ce point que le peintre était un garçon de
grands moyens qui, si les circonstances l'avaient permis, serait
devenu, sans aucun doute, un artiste.

Mais, par mesure d'économie, Julien avait accompli des réformes,
qui nécessitaient des modifications nouvelles.

Le vieux cocher était devenu jardinier, le vicomte se chargeant de
conduire lui-même et ayant vendu les carrossiers pour n'avoir plus
à payer leur nourriture.

Puis, comme il fallait quelqu'un pour tenir les bêtes quand les
maîtres seraient descendus, il avait fait un petit domestique d'un
jeune vacher nommé Marius.

Enfin, pour se procurer des chevaux, il introduisit dans le bail
des Couillard et des Martin une clause spéciale contraignant les
deux fermiers à fournir chacun un cheval, un jour chaque mois, à
la date fixée par lui, moyennant quoi ils demeuraient dispensés
des redevances de volailles.

Donc les Couillard ayant amené une grande rosse à poil jaune, et
les Martin un petit animal blanc à poil long, les deux bêtes
furent attelées côte à côte; et Marius, noyé dans une ancienne
livrée du père Simon, amena devant le perron du château cet
équipage.

Julien, nettoyé, la taille cambrée, avait retrouvé un peu de son
élégance passée; mais sa barbe longue lui donnait, malgré tout, un
aspect commun.

Il considéra l'attelage, la voiture et le petit domestique, et les
jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seules pour lui
de l'importance.

La baronne, descendue de sa chambre au bras de son mari, monta
avec peine et s'assit, le dos soutenu par des coussins. Jeanne à
son tour parut. Elle rit d'abord de l'accouplement des chevaux, le
blanc, disait-elle, était le petit-fils du jaune; puis, quand elle
aperçut Marius, la face ensevelie dans son chapeau à cocarde, dont
son nez seul limitait la descente, et les mains disparues dans la
profondeur des manches, et les deux jambes enjuponnées dans les
basques de sa livrée, dont ses pieds, chaussés de souliers
énormes, sortaient étrangement par le bas; et quand elle le vit
renverser la tête en arrière pour regarder, lever le genou pour
faire un pas, comme s'il allait enjamber un fleuve, et s'agiter
comme un aveugle pour obéir aux ordres, perdu tout entier, disparu
dans l'ampleur de ses vêtements, elle fut saisie d'un rire
invincible, d'un rire sans fin.

Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi, et,
cédant aussitôt à la contagion, il éclata, appelant sa femme, ne
pouvant plus parler.

-- Re-regarde Ma-Ma-Marius! Est-il drôle! Mon Dieu, est-il drôle.

Alors la baronne, s'étant penchée par la portière et l'ayant
considéré, fut secouée d'une telle crise de gaieté que toute la
calèche dansait sur ses ressorts, comme soulevée par des cahots.

Mais Julien, la face pâle, demanda:

-- Qu'est-ce que vous avez à rire comme ça? il faut que vous soyez
fous!

Jeanne, malade, convulsée, impuissante à se calmer, s'assit sur
une marche du perron. Le baron en fit autant; et, dans la calèche,
des éternuements convulsifs, une sorte de gloussement continu,
disaient que la baronne étouffait. Et soudain la redingote de
Marius se mit à palpiter. Il avait compris sans doute, car il
riait lui-même de toute sa force au fond de sa coiffure.

Alors Julien, exaspéré, s'élança. D'une gifle il sépara la tête du
gamin et le chapeau géant qui s'envola sur le gazon; puis, s'étant
retourné vers son beau-père, il balbutia d'une voix tremblante de
colère:

-- Il me semble que ce n'est pas à vous de rire. Nous n'en serions
pas là si vous n'aviez gaspillé votre fortune et mangé votre
avoir. À qui la faute si vous êtes ruiné?

Toute la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit un mot.
Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruit près de sa
mère. Le baron, surpris et muet, s'assit en face des deux femmes;
et Julien s'installa sur le siège, après avoir hissé près de lui
l'enfant larmoyant et dont la joue enflait.

La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on se
taisait. Mornes et gênés tous trois, ils ne voulaient point
s'avouer ce qui préoccupait leurs coeurs. Ils sentaient bien
qu'ils n'auraient pu parler d'autre chose, tant cette pensée
douloureuse les obsédait, et ils aimaient mieux se taire
tristement que de toucher à ce sujet pénible.

Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours des
fermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées qui
plongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois
suivie d'un chien-loup hurlant qui regagnait ensuite sa maison, le
poil hérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture.
Un gars en sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui
allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par
le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l'équipage et
retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats
collés au crâne.

Et, entre chaque ferme, les plaines recommençaient avec d'autres
fermes, au loin, de place en place.

Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant à
la route. Les ornières, boueuses et profondes, faisaient se
pencher la calèche et pousser des cris à petite mère. Au bout de
l'avenue, une barrière blanche était fermée; Marius courut
l'ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un
chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste bâtiment dont les
volets étaient clos.

La porte du milieu soudain s'ouvrit; et un vieux domestique
paralysé, vêtu d'un gilet rouge rayé de noir que recouvrait en
partie son tablier de service, descendit à petits pas obliques les
marches du perron. Il prit le nom des visiteurs et les introduisit
dans un spacieux salon dont il ouvrit péniblement les persiennes
toujours fermées. Les meubles étaient voilés de housses, la
pendule et les candélabres enveloppés de linge blanc; et un air
moisi, un air d'autrefois, glacé, humide, semblait imprégner les
poumons, le coeur et la peau de tristesse.

Tout le monde s'assit et on attendit. Quelques pas entendus dans
le corridor au-dessus annonçaient un empressement inaccoutumé. Les
châtelains, surpris, s'habillaient au plus vite. Ce fut long. Une
sonnette tinta plusieurs fois. D'autres pas descendirent un
escalier, puis remontèrent.

La baronne, saisie par le froid pénétrant, éternuait coup sur
coup. Julien marchait de long en large. Jeanne, morne, restait
assise auprès de sa mère. Et le baron, adossé au marbre de la
cheminée, demeurait le front bas.

Enfin, une des hautes portes tourna, découvrant le vicomte et la
vicomtesse de Briseville. Ils étaient tous les deux petits,
maigrelets, sautillants, sans âge appréciable, cérémonieux et
embarrassés. La femme en robe de soie ramagée, coiffée d'un petit
bonnet douairière à rubans, parlait vite de sa voix aigrelette.

Le mari, serré dans une redingote pompeuse, saluait avec un
ploiement des genoux. Son nez, ses yeux, ses dents déchaussées,
ses cheveux qu'on aurait dits enduits de cire et son beau vêtement
d'apparat luisaient comme luisent les choses dont on prend grand
soin.

Après les premiers compliments de bienvenue et les politesses de
voisinage, personne ne trouva plus rien à dire. Alors on se
félicita de part et d'autre sans raison. On continuerait,
espérait-on des deux côtés, ces excellentes relations. C'était une
ressource de se voir quand on habitait toute l'année la campagne.

Et l'atmosphère glaciale du salon pénétrait les os, enrouait les
gorges. La baronne toussait maintenant sans avoir cessé tout à
fait d'éternuer. Alors le baron donna le signal du départ. Les
Briseville insistèrent.

-- Comment? si vite? Restez donc encore un peu.

Mais Jeanne s'était levée malgré les signes de Julien qui trouvait
trop courte la visite.

On voulut sonner le domestique pour faire avancer la voiture. La
sonnette ne marchait plus. Le maître du logis se précipita, puis
vint annoncer qu'on avait mis les chevaux à l'écurie.

Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot à dire. On
parla de l'hiver pluvieux. Jeanne, avec d'involontaires frissons
d'angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hôtes, tous deux
seuls, toute l'année. Mais les Briseville s'étonnèrent de la
question, car ils s'occupaient sans cesse, écrivant beaucoup à
leurs parents nobles semés par toute la France, passant leurs
journées en des occupations microscopiques, cérémonieux l'un vis-
à-vis de l'autre comme en face des étrangers, et causant
majestueusement des affaires les plus insignifiantes.

Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, tout
empaqueté en des linges, l'homme et la femme si petits, si
propres, si corrects, semblaient à Jeanne des conserves de
noblesse.

Enfin la voiture passa devant les fenêtres avec ses deux bidets
inégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu'au
soir, il était sans doute parti faire un tour dans la campagne.

Julien, furieux, pria qu'on le renvoyât à pied; et, après beaucoup
de saluts de part et d'autre, on reprit le chemin des Peuples.

Dès qu'ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père,
malgré l'obsession pesante qui leur restait de la brutalité de
Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les
intonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeanne
faisait la femme, mais la baronne, un peu froissée dans ses
respects, leur dit:

-- Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens très
comme il faut, appartenant à d'excellentes familles.

On se tut pour ne point contrarier petite mère, mais de temps en
temps, malgré tout, père et Jeanne recommençaient en se regardant.
Il saluait avec cérémonie et, d'un ton solennel:

-- Votre château des Peuples doit être bien froid, madame, avec ce
grand vent de mer qui le visite tout le jour?

Elle prenait un air pincé et, minaudant avec un petit frétillement
de la tête pareil à celui d'un canard qui se baigne:

-- Oh! ici, monsieur, j'ai de quoi m'occuper toute l'année. Puis
nous possédons tant de parents à qui écrire. Et M. de Briseville
se décharge de tout sur moi. Il s'occupe de recherches savantes
avec l'abbé Pelle. Ils font ensemble l'histoire religieuse de la
Normandie.

La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante, et
répétait:

-- Ce n'est pas bien de se moquer ainsi des gens de notre classe.

Mais soudain la voiture s'arrêta, et Julien criait appelant
quelqu'un par-derrière. Alors Jeanne et le baron, s'étant penchés
aux portières, aperçurent un être singulier qui semblait rouler
vers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de sa
livrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant
ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges
flaques d'eau qu'il traversait éperdument, trébuchant contre
toutes les pierres de la route, se trémoussant, bondissant et
couvert de boue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de
ses pieds.

Dès qu'il l'eut rattrapée, Julien, se penchant, l'empoigna par le
collet, l'amena près de lui et, lâchant les rênes, se mit à
cribler de coups de poing le chapeau qui s'enfonça jusqu'aux
épaules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlait là-
dedans, essayait de fuir, de sauter du siège, tandis que son
maître, le maintenant d'une main, frappait toujours avec l'autre.

Jeanne, éperdue, balbutiait: «Père... Oh! père!» et la baronne,
soulevée d'indignation, serrait le bras de son mari.

-- Mais empêchez-le donc, Jacques.

Alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant et,
attrapant la manche de son gendre, lui jeta d'une voix
frémissante:

-- Avez-vous bientôt fini de frapper cet enfant?

Julien, stupéfait, se retourna:

-- Vous ne voyez donc pas dans quel état le bougre a mis sa
livrée?

Mais le baron, la tête sortie entre les deux:

-- Eh, que m'importe! on n'est pas brutal à ce point.

Julien se fâchait de nouveau: «Laissez-moi tranquille, s'il vous
plaît, cela ne vous regarde pas!» et il levait encore la main;
mais son beau-père la saisit brusquement et l'abaissa avec tant de
force qu'il la heurta contre le bois du siège, et il cria si
violemment: «Si vous ne cessez pas, je descends et je saurai bien
vous arrêter, moi!» que le vicomte se calma soudain, et, haussant
les épaules sans répondre, il fouetta les bêtes qui partirent au
grand trot.

Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait
distinctement les coups pesants du coeur de la baronne.

Au dîner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne
s'était passé. Jeanne, son père et Mme Adélaïde, qui oubliaient
vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable,
se laissaient aller à la gaieté avec la sensation de bien-être des
convalescents; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari
lui-même plaisanta, mais il ajouta bien vite:

-- C'est égal, ils ont grand air.

On ne fit point d'autres visites, chacun craignant de raviver la
question Marius. Il fut seulement décidé qu'on enverrait aux
voisins des cartes au jour de l'an, et qu'on attendrait, pour
aller les voir, les premiers jours tièdes du printemps prochain.

La Noël vint. On eut à dîner le curé, le maire et sa femme. On les
invita de nouveau pour le jour de l'an. Ce furent les seules
distractions qui rompirent le monotone enchaînement des jours.

Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9 janvier;
Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y prêtait guère, et
le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir
de Rouen une chaise de poste.

La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme il
faisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à
descendre jusqu'à Yport où ils n'avaient point été depuis le
retour de Corse.

Ils traversèrent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son
mariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours la
compagne, le bois où elle avait reçu sa première caresse,
tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu'elle
ne devait connaître enfin que dans le vallon sauvage d'Ota, auprès
de la source où ils avaient bu, mêlant leurs baisers à l'eau.

Plus de feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit des
branches, et cette rumeur sèche qu'ont en hiver les taillis
dépouillés.

Ils entrèrent dans le petit village. Les rues vides, silencieuses,
gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson. Les vastes
filets tannés séchaient toujours, accrochés devant les portes ou
bien étendus sur le galet. La mer, grise et froide, avec son
éternelle et grondante écume, commençait à descendre, découvrant
vers Fécamp les rochers verdâtres au pied des falaises. Et, le
long de la plage, les grosses barques échouées sur le flanc
semblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et les
pêcheurs s'en venaient par groupes au Perret, marchant lourdement,
avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, un
litre d'eau-de-vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre.
Longtemps ils tournèrent autour des embarcations inclinées; ils
mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs
bouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille
de trois-six. Puis ils poussaient vers l'eau la barque redressée
qui dévalait à grand bruit sur le galet, fendait l'écume, montait
sur la vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes
brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du
mât.

Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses
saillaient sous les robes minces, restées jusqu'au départ du
dernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de
leurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires.

Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l'éloignement dans
l'ombre de ces hommes qui s'en allaient ainsi, chaque nuit,
risquer la mort pour ne point crever de faim, et si misérables
cependant qu'ils ne mangeaient jamais de viande.

Le baron, s'exaltant devant l'océan, murmura:

-- C'est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent les
ténèbres, sur qui tant d'existences sont en péril, c'est superbe!
n'est-ce pas, Jeannette?

Elle répondit avec un sourire gelé:

-- Ça ne vaut point la Méditerranée.

Mais son père, s'indignant:

-- La Méditerranée! de l'huile, de l'eau sucrée, l'eau bleue d'un
baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle est effrayante
avec ses crêtes d'écume! Et songe à tous ces hommes, partis là-
dessus, et qu'on ne voit déjà plus.

Jeanne, avec un soupir, consentit:

-- Oui, si tu veux.

Mais ce mot qui lui était venu aux lèvres, «la Méditerranée»,
l'avait de nouveau pincée au coeur, rejetant toute sa pensée vers
ces contrées lointaines où gisaient ses rêves.

Le père et la fille alors, au lieu de revenir par les bois,
gagnèrent la route et montèrent la côte à pas ralentis. Ils ne
parlaient guère, tristes de la séparation prochaine.

Parfois, en longeant les fossés des fermes, une odeur de pommes
pilées, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cette
saison sur toute la campagne normande, les frappait au visage, ou
bien un gras parfum d'étable, cette bonne et chaude puanteur qui
s'exhale du fumier de vaches. Une petite fenêtre éclairée
indiquait, au fond de la cour, la maison d'habitation.

Et il semblait à Jeanne que son âme s'élargissait, comprenait des
choses invisibles; et ces petites lueurs éparses dans les champs
lui donnèrent soudain la sensation vive de l'isolement de tous les
êtres que tout désunit, que tout sépare, que tout entraîne loin de
ce qu'ils aimeraient.

Alors, d'une voix résignée, elle dit:

-- Ça n'est pas toujours gai, la vie.

Le baron soupira:

-- Que veux-tu, fillette, nous n'y pouvons rien.

Et le lendemain, père et petite mère étant partis, Jeanne et
Julien restèrent seuls.




-- VII --


Les cartes entrèrent alors dans la vie des jeunes gens. Chaque
jour, après le déjeuner, Julien, tout en fumant sa pipe et se
gargarisant avec du cognac dont il buvait peu à peu six à huit
verres, faisait plusieurs parties de bésigue avec sa femme. Elle
montait ensuite en sa chambre, s'asseyait près de la fenêtre et,
pendant que la pluie battait les vitres ou que le vent les
secouait, elle brodait obstinément une garniture de jupon.
Parfois, fatiguée, elle levait les yeux et contemplait au loin la
mer sombre qui moutonnait. Puis, après quelques minutes de ce
regard vague, elle reprenait son ouvrage.

Elle n'avait d'ailleurs rien autre chose à faire, Julien ayant
repris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinement
ses besoins d'autorité et ses démangeaisons d'économie. Il se
montrait d'une parcimonie féroce, ne donnait jamais de pourboires,
réduisait la nourriture au strict nécessaire; et comme Jeanne,
depuis qu'elle était venue aux Peuples, se faisait faire chaque
matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima
cette dépense et la condamna au pain grillé.

Elle ne disait rien, afin d'éviter les explications, les
discussions et les querelles, mais elle souffrait comme de coups
d'aiguille à chaque nouvelle manifestation d'avarice de son mari.
Cela lui semblait bas et odieux à elle, élevée dans une famille où
l'argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendu
dire à petite mère:

-- Mais c'est fait pour être dépensé, l'argent.

Julien, maintenant, répétait:

-- Tu ne pourras donc jamais t'habituer à ne pas jeter l'argent
par les fenêtres?

Et chaque fois qu'il avait rogné quelques sous sur un salaire ou
sur une note, il prononçait, avec un sourire, en glissant la
monnaie dans sa poche:

-- Les petits ruisseaux font les grandes rivières.

En certains jours cependant, Jeanne se reprenait à rêver. Elle
s'arrêtait doucement de travailler et, les mains molles, le regard
éteint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie en
des aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien qui
donnait un ordre au père Simon l'arrachait à ce bercement de
songerie; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant:
«C'est fini, tout ça»; et une larme tombait sur ses doigts qui
poussaient l'aiguille.

Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, était
changée. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernis rouge et,
presque creuses maintenant, semblaient parfois frottées de terre.

Souvent Jeanne lui demandait:

-- Es-tu malade, ma fille?

La petite bonne répondait toujours:

-- Non, madame.

Un peu de sang lui montait aux pommettes et elle se sauvait bien
vite.

Au lieu de courir comme autrefois, elle traînait ses pieds avec
peine et ne paraissait même plus coquette, n'achetait plus rien
aux marchands voyageurs qui lui montraient en vain leurs rubans de
soie et leurs corsets et leurs parfumeries variées.

Et la grande maison avait l'air de sonner le creux, toute morne,
avec sa face que les pluies maculaient de longues traînées grises.

À la fin de janvier les neiges arrivèrent. On voyait de loin les
gros nuages du nord au-dessus de la mer sombre; et la blanche
descente des flocons commença. En une nuit toute la plaine fut
ensevelie, et les arbres apparurent au matin drapés dans cette
écume de glace.

Julien, chaussé de hautes bottes, l'air hirsute, passait son temps
au fond du bosquet, embusqué derrière le fossé donnant sur la
lande, à guetter les oiseaux émigrants. De temps en temps un coup
de fusil crevait le silence gelé des champs; et des bandes de
corbeaux noirs effrayés s'envolaient des grands arbres en
tournoyant.

Jeanne, succombant à l'ennui, descendait parfois sur le perron.
Des bruits de vie venaient de fort loin répercutés sur la
tranquillité dormante de cette nappe livide et morne.

Puis elle n'entendait plus rien qu'une sorte de ronflement des
flots éloignés et le glissement vague et continu de cette
poussière d'eau gelée tombant toujours.

Et la couche de neige s'élevait sans cesse sous la chute infinie
de cette mousse épaisse et légère.

Par une de ces pâles matinées, Jeanne, immobile, chauffait ses
pieds au feu de sa chambre, pendant que Rosalie, plus changée de
jour en jour, faisait lentement le lit. Soudain elle entendit
derrière elle un douloureux soupir. Sans tourner la tête, elle
demanda:

-- Qu'est-ce que tu as donc?

La bonne, comme toujours, répondit: «Rien, madame», mais sa voix
semblait brisée, expirante.

Jeanne, déjà, songeait à autre chose quand elle remarqua qu'elle
n'entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela:

-- Rosalie!

Rien ne bougea. Alors, la croyant sortie sans bruit, elle cria
plus fort: «Rosalie!» et elle allait allonger le bras pour sonner
quand un profond gémissement, poussé tout près d'elle, la fit se
dresser avec un frisson d'angoisse.

La petite servante, livide, les yeux hagards, était assise par
terre, les jambes allongées, le dos appuyé contre le bois du lit.

Jeanne s'élança:

-- Qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu as?

L'autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste; elle fixait sur sa
maîtresse un regard fou et haletait, comme déchirée par une
effroyable douleur. Puis, soudain, tendant tout son corps, elle
glissa sur le dos, étouffant entre ses dents serrées un cri de
détresse.

Alors sous sa robe collée à ses cuisses ouvertes quelque chose
remua. Et de là partit aussitôt un bruit singulier, un
clapotement, un souffle de gorge étranglée qui suffoque; puis
soudain ce fut un long miaulement de chat, une plainte frêle et
déjà douloureuse, le premier appel de souffrance de l'enfant
entrant dans la vie.

Jeanne brusquement comprit, et, la tête égarée, courut à
l'escalier criant:

-- Julien, Julien!

Il répondit d'en bas:

-- Qu'est-ce que tu veux?

Elle eut grand-peine à prononcer:

-- C'est... c'est Rosalie qui...

Julien s'élança, gravit les marches deux par deux, et, entrant
brusquement dans la chambre, il releva d'un seul coup les
vêtements de la fillette et découvrit un affreux petit morceau de
chair, plissé, geignant, crispé et tout gluant, qui s'agitait
entre deux jambes nues.

Il se redressa, la face méchante, et poussant dehors sa femme
éperdue:

-- Ça ne te regarde pas. Va-t'en. Envoie-moi Ludivine et le père
Simon.

Jeanne, toute tremblante, descendit à la cuisine, puis, n'osant
plus remonter, elle entra dans le salon qui restait sans feu
depuis le départ de ses parents, et elle attendit anxieusement des
nouvelles.

Elle vit bientôt le domestique qui sortait en courant. Cinq
minutes après il rentrait avec la veuve Dentu, la sage-femme du
pays.

Alors ce fut dans l'escalier un grand remuement comme si on
portait un blessé; et Julien vint dire à Jeanne qu'elle pouvait
remonter chez elle.

Elle tremblait comme si elle venait d'assister à quelque sinistre
accident. Elle s'assit de nouveau devant son feu, puis demanda:

-- Comment va-t-elle?

Julien, préoccupé, nerveux, marchait à travers l'appartement; et
une colère semblait le soulever. Il ne répondit point d'abord;
puis, au bout de quelques secondes, s'arrêtant:

-- Qu'est-ce que tu comptes faire de cette fille?

Elle ne comprenait pas et regardait son mari:

-- Comment? Que veux-tu dire? Je ne sais pas, moi.

Et soudain il cria comme s'il s'emportait:

-- Nous ne pouvons pourtant pas garder un bâtard dans la maison!

Alors Jeanne demeura très perplexe; puis, au bout d'un long
silence:

-- Mais, mon ami, peut-être pourrait-on le mettre en nourrice?

Il ne la laissa pas achever:

-- Et qui est-ce qui paiera? Toi sans doute?

Elle réfléchit encore longtemps, cherchant une solution; enfin
elle dit:

-- Mais le père s'en chargera de cet enfant; et, s'il épouse
Rosalie, il n'y a plus de difficultés.

Julien, comme à bout de patience, et furieux, reprit:

-- Le père!... le père!... le connais-tu... le père?... Non,
n'est-ce pas? Eh bien, alors?...

Jeanne, émue, s'animait:

-- Mais il ne laissera pas certainement cette fille ainsi. Ce
serait un lâche! nous demanderons son nom et nous irons le
trouver, lui, et il faudra bien qu'il s'explique.

Julien s'était calmé et remis à marcher:

-- Ma chère, elle ne veut pas le dire, le nom de l'homme; elle ne
te l'avouera pas plus qu'à moi... et s'il ne veut pas d'elle,
lui?... Nous ne pouvons pourtant pas garder sous notre toit une
fille mère avec son bâtard, comprends-tu?

Jeanne, obstinée, répétait:

-- Alors c'est un misérable, cet homme; mais il faudra bien que
nous le connaissions: et alors, il aura affaire à nous.

Julien, devenu fort rouge, s'irritait encore:

-- Mais... en attendant?

Elle ne savait que décider et lui demanda:

-- Qu'est-ce que tu proposes, toi?

Aussitôt, il dit son avis:

-- Oh! moi, c'est bien simple. Je lui donnerais quelque argent et
je l'enverrais au diable avec son mioche.

Mais la jeune femme, indignée, se révolta.

-- Quant à cela, jamais. C'est ma soeur de lait, cette fille; nous
avons grandi ensemble. Elle a fait une faute, tant pis; mais je ne
la jetterai pas dehors pour cela; et, s'il le faut, je l'élèverai,
cet enfant.

Alors Julien éclata:

-- Et nous aurons une propre réputation, nous autres, avec notre
nom et nos relations! Et on dira partout que nous protégeons le
vice, que nous abritons des gueuses; et les gens honorables ne
voudront plus mettre les pieds chez nous. Mais à quoi penses-tu,
vraiment? Tu es folle!

Elle était demeurée calme.

-- Je ne laisserai jamais jeter dehors Rosalie; et si tu ne veux
pas la garder, ma mère la reprendra et il faudra bien que nous
finissions par connaître le nom du père de son enfant.

Alors il sortit exaspéré, tapant la porte, et criant:

-- Les femmes sont stupides avec leurs idées!

Jeanne, dans l'après-midi, monta chez l'accouchée. La petite
bonne, veillée par la veuve Dentu, restait immobile dans son lit,
les yeux ouverts, tandis que la garde berçait en ses bras l'enfant
nouveau-né.

Dès qu'elle aperçut sa maîtresse, Rosalie se mit à sangloter,
cachant sa figure dans ses draps, toute secouée de désespoir.
Jeanne la voulut embrasser, mais elle résistait, se voilant. Alors
la garde intervint, lui découvrit le visage; et elle se laissa
faire, pleurant encore, mais doucement.

Un maigre feu brûlait dans la cheminée; il faisait froid; l'enfant
pleurait. Jeanne n'osait point parler du petit de crainte d'amener
une autre crise; et avait pris la main de sa bonne, en répétant
d'un ton machinal:

-- Ça ne sera rien, ça ne sera rien.

La pauvre fille regardait à la dérobée vers la garde, tressaillait
aux cris du marmot; et un reste de chagrin l'étranglant
jaillissait encore par moments en un sanglot convulsif, tandis que
des larmes rentrées faisaient un bruit d'eau dans sa gorge.

Jeanne, encore une fois, l'embrassa, et, tout bas, lui murmura
dans l'oreille:

-- Nous en aurons bien soin, va, ma fille.

Puis, comme un nouvel accès de pleurs commençait, elle se sauva
bien vite.

Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalie éclatait
en sanglots en apercevant sa maîtresse.

L'enfant fut mis en nourrice chez une voisine.

Julien cependant parlait à peine à sa femme, comme s'il eût gardé
contre elle une grosse colère depuis qu'elle avait refusé de
renvoyer la bonne. Un jour, il revint sur ce sujet, mais Jeanne
tira de sa poche une lettre de la baronne demandant qu'on lui
envoyât immédiatement cette fille si on ne la gardait pas aux
Peuples. Julien, furieux, cria:

-- Ta mère est aussi folle que toi.

Mais il n'insista plus.

Quinze jours après, l'accouchée pouvait déjà se lever et reprendre
son service.

Alors, Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et, la
traversant de son regard:

-- Voyons, ma fille, dis-moi tout.

Rosalie se mit à trembler, et balbutia:

-- Quoi, madame?

-- À qui est-il, cet enfant?

Alors la petite bonne fut reprise d'un désespoir épouvantable; et
elle cherchait éperdument à dégager ses mains pour s'en cacher la
figure.

Mais Jeanne l'embrassait malgré elle, la consolait:

-- C'est un malheur, que veux-tu, ma fille? Tu as été faible; mais
ça arrive à bien d'autres. Si le père t'épouse, on n'y pensera
plus; et nous pourrons le prendre à notre service avec toi.

Rosalie gémissait comme si on l'eût martyrisée, et de temps en
temps donnait une secousse pour se dégager et s'enfuir. Jeanne
reprit:

-- Je comprends bien que tu aies honte, mais tu vois que je ne me
fâche pas, que je te parle doucement. Si je te demande le nom de
l'homme, c'est pour ton bien, parce que je sens à ton chagrin
qu'il t'abandonne, et que je veux empêcher cela. Julien ira le
trouver, vois-tu, et nous le forcerons à t'épouser; et comme nous
vous garderons tous les deux, nous le forcerons bien aussi à te
rendre heureuse.

Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu'elle arracha ses
mains de celles de sa maîtresse, et se sauva comme une folle.

Le soir, en dînant, Jeanne dit à Julien:

-- J'ai voulu décider Rosalie à me révéler le nom de son
séducteur. Je n'ai pu y réussir. Essaie donc de ton côté pour que
nous contraignions ce misérable à l'épouser.

Mais Julien tout de suite se fâcha:

-- Ah! tu sais, je ne veux pas entendre parler de cette histoire-
là, moi. Tu as voulu garder cette fille, garde-la, mais ne
m'embête plus à son sujet.

Il semblait, depuis l'accouchement, d'une humeur plus irritable
encore; et il avait pris cette habitude de ne plus parler à sa
femme sans crier comme s'il eût été toujours furieux, tandis qu'au
contraire elle baissait la voix, se faisait douce, conciliante,
pour éviter toute discussion; et souvent elle pleurait, la nuit,
dans son lit.

Malgré sa constante irritation, son mari avait repris des
habitudes d'amour oubliées depuis leur retour, et il était rare
qu'il passât trois soirs de suite sans franchir la porte
conjugale.

Rosalie fut bientôt guérie entièrement et devint moins triste,
quoiqu'elle restât comme effarée, poursuivie par une crainte
inconnue.

Et elle se sauva deux fois encore, alors que Jeanne essayait de
l'interroger de nouveau.

Julien, tout à coup, parut aussi plus aimable; et la jeune femme
se rattachait à de vagues espoirs, retrouvait des gaietés, bien
qu'elle se sentît parfois souffrante de malaises singuliers dont
elle ne parlait point. Le dégel n'était pas venu et depuis bientôt
cinq semaines un ciel clair comme un cristal bleu le jour, et, la
nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre, tant le
vaste espace était rigoureux, s'étendait sur la nappe unie, dure
et luisante des neiges.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs
rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient endormies
en leur chemise blanche. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus;
seules les cheminées des chaumières révélaient la vie cachée, par
les minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort,
tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les
arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous leur
écorce; et parfois une grosse branche se détachait et tombait,
l'invincible gelée pétrifiant la sève et rompant les fibres.

Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tièdes,
attribuant à la rigueur terrible du temps toutes les souffrances
vagues qui la traversaient.

Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dégoût devant
toute nourriture; tantôt son pouls battait follement; tantôt ses
faibles repas lui donnaient des écoeurements d'indigestion; et ses
nerfs tendus, vibrant sans cesse, la faisaient vivre en une
agitation constante et intolérable.

Un soir le thermomètre descendit encore et Julien, tout
frissonnant au sortir de table (car jamais la salle n'était
chauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frotta les
mains en murmurant:

-- Il fera bon coucher deux cette nuit, n'est-ce pas, ma chatte?

Il riait de son rire bon enfant d'autrefois, et Jeanne lui sauta
au cou; mais elle se sentait justement si mal à l'aise, ce soir-
là, si endolorie, si étrangement nerveuse qu'elle le pria, tout
bas, en lui baisant les lèvres, de la laisser dormir seule. Elle
lui dit, en quelques mots, son mal:

-- Je t'en prie, mon chéri; je t'assure que je ne suis pas bien.
Ça ira mieux demain, sans doute.

Il n'insista pas:

-- Comme il te plaira, ma chère; si tu es malade, il faut te
soigner.

Et on parla d'autre chose.

Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fit
allumer du feu dans sa chambre particulière.

Quand on lui annonça que «ça flambait bien», il baisa sa femme au
front et s'en alla.

La maison entière semblait travaillée par le froid; les murs
pénétrés avaient des bruits légers comme des frissons; et Jeanne
en son lit grelottait.

Deux fois elle se releva pour mettre des bûches au foyer, et
chercher des robes, des jupes, des vieux vêtements qu'elle
amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait réchauffer, ses pieds
s'engourdissaient, tandis qu'en ses mollets et jusqu'en ses
cuisses des vibrations couraient qui la faisaient se retourner
sans cesse, s'agiter, s'énerver à l'excès.

Bientôt ses dents claquèrent; ses mains tremblèrent; sa poitrine
se serrait; son coeur lent battait de grands coups sourds et
semblait parfois s'arrêter; et sa gorge haletait comme si l'air
n'y pouvait plus entrer.

Une effroyable angoisse saisit son âme en même temps que
l'invincible froid l'envahissait jusqu'aux moelles. Jamais elle
n'avait éprouvé cela, elle ne s'était sentie abandonnée ainsi par
la vie, prête à exhaler son dernier souffle.

Elle pensa: «Je vais mourir... Je meurs...»

Et, frappée d'épouvante, elle sauta hors du lit, sonna Rosalie,
attendit, sonna de nouveau, attendit encore, frémissante et
glacée.

La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de ce dur
premier sommeil que rien ne brise; et Jeanne, perdant l'esprit,
s'élança pieds nus dans l'escalier.

Elle monta sans bruit, à tâtons, trouva la porte, l'ouvrit, appela
«Rosalie!» avança toujours, heurta le lit, promena ses mains
dessus et reconnut qu'il était vide. Il était vide et tout froid
comme si personne n'y eût couché.

Surprise, elle se dit:

-- Comment! elle est encore partie courir par un pareil temps!

Mais comme son coeur, devenu tout à coup tumultueux, bondissait,
l'étouffait, elle redescendit, les jambes fléchissantes, afin de
réveiller Julien.

Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cette conviction
qu'elle allait mourir et par le désir de le voir avant de perdre
connaissance.

À la lueur du feu agonisant, elle aperçut, à côté de la tête de
son mari, la tête de Rosalie sur l'oreiller.

Au cri qu'elle poussa, ils se dressèrent tous les deux. Elle
demeura une seconde immobile dans l'effarement de cette
découverte. Puis elle s'enfuit, rentra dans sa chambre; et comme
Julien, éperdu, avait appelé «Jeanne!», une peur atroce la saisit
de le voir, d'entendre sa voix, de l'écouter s'expliquer, mentir,
de rencontrer son regard face à face; et elle se précipita de
nouveau dans l'escalier qu'elle descendit.

Elle courait maintenant dans l'obscurité au risque de rouler le
long des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elle
allait devant elle, poussée par un impérieux besoin de fuir, de ne
plus apprendre rien, de ne plus voir personne.

Quand elle fut en bas, elle s'assit sur une marche, toujours en
chemise et nu-pieds; et elle demeurait là, l'esprit perdu.

Julien avait sauté du lit, s'habillait à la hâte. Elle se redressa
pour se sauver de lui. Déjà il descendait aussi l'escalier, et il
criait:

-- Écoute, Jeanne!

Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher du bout des
doigts; et elle se jeta dans la salle à manger courant comme
devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un
coin noir, un moyen de l'éviter. Elle se blottit sous la table.
Mais déjà il ouvrait la porte, sa lumière à la main, répétant
toujours: «Jeanne!» et elle repartit comme un lièvre, s'élança
dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d'une bête
acculée; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit
brusquement la porte du jardin et s'élança dans la campagne.

Le contact glacé de la neige, où ses jambes nues entraient parfois
jusqu'aux genoux, lui donna soudain une énergie désespérée. Elle
n'avait pas froid, bien que toute découverte; elle ne sentait plus
rien tant la convulsion de son âme avait engourdi son corps, et
elle courait, blanche comme la terre.

Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit le
fossé et partit à travers la lande.

Pas de lune; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans
le noir du ciel; mais la plaine était claire cependant, d'une
blancheur terne, d'une immobilité figée, d'un silence infini.

Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir à
rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle
s'arrêta net, par instinct, et s'accroupit, vidée de toute pensée
et de toute volonté.

Dans le trou sombre devant elle la mer, invisible et muette,
exhalait l'odeur salée de ses varechs à marée basse.

Elle demeura là longtemps, inerte d'esprit comme de corps; puis,
tout à coup, elle se mit à trembler, mais à trembler follement
comme une voile qu'agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds
secoués par une force invincible palpitaient, vibraient de
sursauts précipités; et la connaissance lui revint brusquement,
claire et poignante.

Puis des visions anciennes passèrent devant ses yeux; cette
promenade avec lui dans le bateau du père Lastique, leur causerie,
son amour naissant, le baptême de la barque; puis elle remonta
plus loin jusqu'à cette nuit bercée de rêves à son arrivée aux
Peuples. Et maintenant! maintenant! Oh! sa vie était cassée, toute
joie finie, toute attente impossible; et l'épouvantable avenir
plein de tortures, de trahisons et de désespoirs lui apparut.
Autant mourir, ce serait fini tout de suite.

Mais une voix criait au loin:

-- C'est ici, voilà ses pas; vite, vite, par ici!

C'était Julien qui la cherchait.

Oh! elle ne voulait pas le revoir. Dans l'abîme, là, devant elle,
elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de
la mer sur les roches.

Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s'élancer et, jetant à la
vie l'adieu des désespérés, elle gémit le dernier mot des
mourants, le dernier mot des jeunes soldats éventrés dans les
batailles:

-- Maman!

Soudain, la pensée de petite mère la traversa; elle la vit
sanglotant; elle vit son père à genoux devant son cadavre noyé,
elle eut en une seconde toute la souffrance de leur désespoir.

Alors elle retomba mollement dans la neige; et elle ne se sauva
plus quand Julien et le père Simon, suivis de Marius qui tenait
une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en
arrière, tant elle était près du bord.

Ils firent d'elle ce qu'ils voulurent, car elle ne pouvait plus
remuer. Elle sentit qu'on l'emportait, puis qu'on la mettait dans
un lit, puis qu'on la frictionnait avec des linges brûlants; puis
tout s'effaça, toute connaissance disparut.

Puis un cauchemar -- était-ce un cauchemar? -- l'obséda. Elle
était couchée dans sa chambre. Il faisait jour, mais elle ne
pouvait pas se lever. Pourquoi? Elle n'en savait rien. Alors elle
entendit un petit bruit sur le plancher, une sorte de grattement,
de frôlement, et soudain une souris, une petite souris grise
passait vivement sur son drap. Une autre aussitôt la suivait, puis
une troisième qui s'avançait vers la poitrine, de son trot vif et
menu. Jeanne n'avait pas peur; mais elle voulut prendre la bête et
lança sa main, sans y parvenir.

Alors d'autres souris, dix, vingt, des centaines, des milliers
surgirent de tous les côtés. Elles grimpaient aux colonnes,
filaient sur les tapisseries, couvraient la couche tout entière.
Et bientôt elles pénétrèrent sous les couvertures; Jeanne les
sentait glisser sur sa peau, chatouiller ses jambes, descendre et
monter le long de son corps. Elle les voyait venir du pied du lit
pour pénétrer dedans contre sa gorge; et elle se débattait, jetait
ses mains en avant pour en saisir une et les refermait toujours
vides.

Elle s'exaspérait, voulait fuir, criait, et il lui semblait qu'on
la tenait immobile, que des bras vigoureux l'enlaçaient et la
paralysaient; mais elle ne voyait personne.

Elle n'avait point la notion du temps. Cela dut être long, très
long.

Puis elle eut un réveil las, meurtri, doux cependant. Elle se
sentait faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s'étonna pas de voir
petite mère assise dans sa chambre avec un gros homme qu'elle ne
connaissait point.

Quel âge avait-elle? elle n'en savait rien et se croyait toute
petite fille. Elle n'avait, non plus, aucun souvenir.

Le gros homme dit:

-- Tenez, la connaissance revient.

Et petite mère se mit à pleurer. Alors le gros homme reprit:

-- Voyons, soyez calme, madame la baronne, je vous dis que j'en
réponds maintenant. Mais ne lui parlez de rien, de rien. Qu'elle
dorme.

Et il sembla à Jeanne qu'elle vivait encore très longtemps
assoupie, reprise par un pesant sommeil dès qu'elle essayait de
penser; et elle n'essayait pas non plus de se rappeler quoi que ce
soit, comme si, vaguement, elle avait eu peur de la réalité
reparue en sa tête.

Or, une fois, comme elle s'éveillait, elle aperçut Julien, seul
près d'elle; et brusquement, tout lui revint, comme si un rideau
se fût levé qui cachait sa vie passée.

Elle eut au coeur une douleur horrible et voulut fuir encore. Elle
rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, ses jambes ne la
pouvant plus porter.

Julien s'élança vers elle; et elle se mit à hurler pour qu'il ne
la touchât point. Elle se tordait, se roulait. La porte s'ouvrit.
Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puis le baron, puis
enfin petite mère arriva soufflant, éperdue.

On la recoucha; et aussitôt elle ferma les yeux sournoisement pour
ne point parler et pour réfléchir à son aise.

Sa mère et sa tante la soignaient, s'empressaient,
l'interrogeaient:

-- Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma petite Jeanne?

Elle faisait la sourde, ne répondait pas; et elle s'aperçut très
bien de la journée finie. La nuit vint. La garde s'installa près
d'elle, et la faisait boire de temps en temps.

Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus; elle
raisonnait péniblement, cherchant des choses qui lui échappaient,
comme si elle avait eu des trous dans sa mémoire, de grandes
places blanches et vides où les événements ne s'étaient point
marqués.

Peu à peu, après de longs efforts, elle retrouva tous les faits.

Et elle y réfléchit avec une obstination fixe.

Petite mère, tante Lison et le baron étaient venus, donc elle
avait été très malade. Mais Julien? Qu'avait-il dit? Ses parents
savaient-ils? Et Rosalie? où était-elle? Et puis que faire? Une
idée l'illumina -- retourner avec père et petite mère, à Rouen,
comme autrefois. Elle serait veuve; voilà tout.

Alors elle attendit, écoutant ce qu'on disait autour d'elle,
comprenant fort bien sans le laisser voir, jouissant de ce retour
de raison, patiente et rusée.

Le soir, enfin, elle se trouva seule avec la baronne et elle
appela, tout bas:

-- Petite mère!

Sa propre voix l'étonna, lui parut changée. La baronne lui saisit
les mains:

-- Ma fille, ma Jeanne chérie! ma fille, tu me reconnais?

-- Oui, petite mère, mais il ne faut point pleurer; nous avons à
causer longtemps. Julien t'a-t-il dit pourquoi je me suis sauvée
dans la neige?

-- Oui, ma mignonne, tu as eu une fièvre très dangereuse.

-- Ce n'est pas ça, maman. J'ai eu la fièvre après; mais t'a-t-il
dit qui me l'a donnée, cette fièvre, et pourquoi je me suis
sauvée?

-- Non, ma chérie.

-- C'est parce que j'ai trouvé Rosalie dans son lit.

La baronne crut qu'elle délirait encore, la caressa.

-- Dors, ma mignonne, calme-toi, essaie de dormir.

Mais Jeanne, obstinée, reprit:

-- J'ai toute ma raison maintenant, petite maman, je ne dis pas de
folies comme j'ai dû en dire les jours derniers. Je me sentais
malade une nuit, alors j'ai été chercher Julien. Rosalie était
couchée avec lui. J'ai perdu la tête de chagrin et je me suis
sauvée dans la neige pour me jeter à la falaise.

Mais la baronne répétait:

-- Oui, ma mignonne, tu as été bien malade.

-- Ce n'est pas ça, maman, j'ai trouvé Rosalie dans le lit de
Julien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m'emmèneras à
Rouen, comme autrefois.

La baronne, à qui le médecin avait recommandé de ne contrarier
Jeanne en rien, répondit:

-- Oui, ma mignonne.

Mais la malade s'impatienta:

-- Je vois bien que tu ne me crois pas. Va chercher petit père,
lui, il finira bien par me comprendre.

Et petite mère se leva difficilement, prit ses deux cannes, sortit
en traînant ses pieds, puis revint après quelques minutes avec le
baron qui la soutenait.

Ils s'assirent devant le lit et Jeanne aussitôt commença. Elle dit
tout, doucement, d'une voix faible, avec clarté: le caractère
bizarre de Julien, ses duretés, son avarice, et enfin son
infidélité.

Quand elle eut fini, le baron vit bien qu'elle ne divaguait pas,
mais il ne savait que penser, que résoudre et que répondre.

Il lui prit la main, d'une façon tendre, comme autrefois quand il
l'endormait avec des histoires.

-- Écoute, ma chérie, il faut agir avec prudence. Ne brusquons
rien; tâche de supporter ton mari jusqu'au moment où nous aurons
pris une résolution... Tu me le promets?

Elle murmura:

-- Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quand je serai
guérie.

Puis, tout bas, elle ajouta:

-- Où est Rosalie maintenant?

Le baron reprit:

-- Tu ne la verras plus.

Mais elle s'obstinait.

-- Où est-elle? je veux savoir.

Alors il avoua qu'elle n'avait point quitté la maison; mais il
affirma qu'elle allait partir.

En sortant de chez la malade, le baron tout chauffé par la colère,
blessé dans son coeur de père, alla trouver Julien, et,
brusquement:

-- Monsieur, je viens vous demander compte de votre conduite vis-
à-vis de ma fille. Vous l'avez trompée avec votre servante; cela
est doublement indigne.

Mais Julien joua l'innocent, nia avec passion, jura, prit Dieu à
témoin. Quelle preuve avait-on d'ailleurs? Est-ce que Jeanne
n'était pas folle? ne venait-elle pas d'avoir une fièvre
cérébrale? ne s'était-elle pas sauvée par la neige, une nuit, dans
un accès de délire, au début de sa maladie? Et c'est justement au
milieu de cet accès, alors qu'elle courait presque nue par la
maison, qu'elle prétendait avoir vu sa bonne dans le lit de son
mari.

Et il s'emportait; il menaça d'un procès; il s'indignait avec
véhémence. Et le baron, confus, fit des excuses, demanda pardon,
et tendit sa main loyale que Julien refusa de prendre.

Quand Jeanne connut la réponse de son mari, elle ne se fâcha point
et répondit:

-- Il ment, papa, mais nous finirons par le convaincre.

Et pendant deux jours elle fut taciturne, recueillie, méditant.

Puis, le troisième matin, elle voulut voir Rosalie. Le baron
refusa de faire monter la bonne, déclara qu'elle était partie.
Jeanne ne céda point, répétant:

-- Alors qu'on aille la chercher chez elle.

Et déjà elle s'irritait quand le docteur entra. On lui dit tout
pour qu'il jugeât. Mais Jeanne soudain se mit à pleurer, énervée
outre mesure, criant presque:

-- Je veux voir Rosalie: je veux la voir!

Alors le médecin lui prit la main, et, à voix basse:

-- Calmez-vous, madame; toute émotion pourrait devenir grave; car
vous êtes enceinte.

Elle demeura saisie, comme frappée d'un coup, et il lui sembla
tout de suite que quelque chose remuait en elle. Puis elle resta
silencieuse, n'écoutant pas même ce qu'on disait, s'enfonçant en
sa pensée. Elle ne put dormir de la nuit, tenue en éveil par cette
idée nouvelle et singulière qu'un enfant vivait là, dans son
ventre; et triste, peinée qu'il fût le fils de Julien; inquiète,
craignant qu'il ne ressemblât à son père. Au jour venu, elle fit
appeler le baron.

-- Petit père, ma résolution est bien prise; je veux tout savoir,
surtout maintenant; tu entends, je veux; et tu sais qu'il ne faut
pas me contrarier dans la situation où je suis. Écoute bien. Tu
vas aller chercher M. le curé. J'ai besoin de lui pour empêcher
Rosalie de mentir; puis, dès qu'il sera venu, tu la feras monter
et tu resteras là avec petite mère. Surtout veille à ce que Julien
n'ait pas de soupçons.

Une heure plus tard, le prêtre entrait, engraissé encore,
soufflant autant que petite mère. Il s'assit près d'elle dans un
fauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes; et il
commença par plaisanter, en passant par habitude son mouchoir à
carreaux sur son front:

-- Eh bien, madame la baronne, je crois que nous ne maigrissons
pas; m'est avis que nous faisons la paire.

Puis, se tournant vers le lit de la malade:

-- Hé! hé! qu'est-ce qu'on m'a dit, ma jeune dame, que nous
aurions bientôt un nouveau baptême? Ah! ah! ah! pas d'une barque
cette fois.

Et il ajouta d'un ton grave: «Ce sera un défenseur pour la
patrie», puis, après une courte réflexion: «À moins que ce ne soit
une bonne mère de famille»; et, saluant la baronne, «comme vous,
madame».

Mais la porte du fond s'ouvrit. Rosalie, éperdue, larmoyant,
refusait d'entrer, cramponnée à l'encadrement, et poussée par le
baron. Impatienté, il la jeta d'une secousse dans la chambre.
Alors elle se couvrit la face de ses mains et resta debout,
sanglotant.

Jeanne, dès qu'elle l'aperçut, se dressa brusquement, s'assit,
plus pâle que ses draps; et son coeur affolé soulevait de ses
battements la mince chemise collée à sa peau. Elle ne pouvait
parler, respirant à peine, suffoquée. Enfin, elle prononça d'une
voix coupée par l'émotion:

-- Je... je... n'aurais pas... pas besoin... de t'interroger.
Il... il me suffit de te voir ainsi... de... de voir ta... ta
honte devant moi.

Après une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit:

-- Mais je veux tout savoir, tout... tout. J'ai fait venir M. le
curé pour que ce soit comme une confession, tu entends.

Immobile, Rosalie poussait presque des cris entre ses mains
crispées.

Le baron, que la colère gagnait, lui saisit les bras, les écarta
violemment, et, la jetant à genoux près du lit:

-- Parle donc... Réponds.

Elle resta par terre, dans la posture qu'on prête aux Madeleines,
le bonnet de travers, le tablier sur le parquet, le visage voilé
de nouveau de ses mains redevenues libres.

Alors le curé lui parla:

-- Allons, ma fille, écoute ce qu'on te dit, et réponds. Nous ne
voulons pas te faire de mal; mais on veut savoir ce qui s'est
passé.

Jeanne, penchée au bord de sa couche, la regardait. Elle dit:

-- C'est bien vrai que tu étais dans le lit de Julien quand je
vous ai surpris.

Rosalie, à travers ses mains, gémit:

-- Oui, madame.

Alors, brusquement, la baronne se mit à pleurer aussi avec un gros
bruit de suffocation; et ses sanglots convulsifs accompagnaient
ceux de Rosalie.

Jeanne, les yeux droit sur la bonne, demanda:

-- Depuis quand cela durait-il?

Rosalie balbutia:

-- Depuis qu'il est v'nu.

Jeanne ne comprenait pas.

-- Depuis qu'il est venu... Alors... depuis... depuis le
printemps?

-- Oui, madame.

-- Depuis qu'il est entré dans cette maison?

-- Oui, madame.

Et Jeanne, comme oppressée de questions, interrogea d'une voix
précipitée:

-- Mais comment cela s'est-il fait? Comment te l'a-t-il demandé?
Comment t'a-t-il prise? Qu'est-ce qu'il t'a dit? À quel moment,
comment as-tu cédé? comment as-tu pu te donner à lui?

Et Rosalie, écartant ses mains cette fois, saisie aussi d'une
fièvre de parler, d'un besoin de répondre:

-- J'sais ti mé? C'est le jour qu'il a dîné ici la première fois,
qu'il est v'nu m'trouver dans ma chambre. Il s'était caché dans
l'grenier. J'ai pas osé crier pour pas faire d'histoire. Il s'est
couché avec mé; j'savais pu c'que j'faisais à çu moment-là; il a
fait c'qu'il a voulu. J'ai rien dit parce que je le trouvais
gentil!...

Alors Jeanne, poussant un cri:

-- Mais... ton... ton enfant... c'est à lui?...

Rosalie sanglota.

-- Oui, madame.

Puis toutes deux se turent.

On n'entendait plus que le bruit des larmes de Rosalie et de la
baronne.

Jeanne, accablée, sentit à son tour ses yeux ruisselants; et les
gouttes sans bruit coulèrent sur ses joues.

L'enfant de sa bonne avait le même père que le sien! Sa colère
était tombée. Elle se sentait maintenant toute pénétrée d'un
désespoir morne, lent, profond, infini.

Elle reprit enfin d'une voix changée, mouillée, d'une voix de
femme qui pleure:

-- Quand nous sommes revenus de... là-bas... du voyage... quand
est-ce qu'il a recommencé?

La petite bonne, tout à fait écroulée par terre, balbutia;

-- Le... le premier soir, il est v'nu.

Chaque parole tordait le coeur de Jeanne. Ainsi, le premier soir,
le soir du retour aux Peuples, il l'avait quittée pour cette
fille. Voilà pourquoi il la laissait dormir seule!

Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rien
apprendre; elle cria:

-- Va-t'en, va-t'en!

Et comme Rosalie ne bougeait point, anéantie, Jeanne appela son
père:

-- Emmène-la, emporte-la.

Mais le curé, qui n'avait encore rien dit, jugea le moment venu de
placer un petit sermon.

-- C'est très mal, ce que tu as fait là, ma fille, très mal; et le
bon Dieu ne te pardonnera pas de sitôt. Pense à l'enfer qui
t'attend si tu ne gardes pas désormais une bonne conduite.
Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges. Mme la
baronne fera sans doute quelque chose pour toi, et nous te
trouverons un mari...

Il aurait longtemps parlé, mais le baron, ayant de nouveau saisi
Rosalie par les épaules, la souleva, la traîna jusqu'à la porte,
et la jeta, comme un paquet, dans le couloir.

Dès qu'il fut revenu, plus pâle que sa fille, le curé reprit la
parole:

-- Que voulez-vous? elles sont toutes comme ça dans le pays. C'est
une désolation, mais on n'y peut rien, et il faut bien un peu
d'indulgence pour les faiblesses de la nature. Elles ne se marient
jamais sans être enceintes, jamais, madame.

Et il ajouta souriant:

-- On dirait une coutume locale.

Puis, d'un ton indigné:

Jusqu'aux enfants qui s'en mêlent! N'ai-je pas trouvé l'an
dernier, dans le cimetière, deux petits du catéchisme, le garçon
et la fille! J'ai prévenu les parents! Savez-vous ce qu'ils m'ont
répondu? «Qu'voulez-vous, monsieur l'curé, c'est pas nous qui leur
avons appris ces saletés-là, j'y pouvons rien.» Voilà, monsieur,
votre bonne a fait comme les autres.

Mais le baron, qui tremblait d'énervement, l'interrompit:

-- Elle? que m'importe! mais c'est Julien qui m'indigne. C'est
infâme ce qu'il a fait là, et je vais emmener ma fille.

Et il marchait, s'animant toujours, exaspéré:

-- C'est infâme d'avoir ainsi trahi ma fille, infâme! C'est un
gueux, cet homme, une canaille, un misérable; et je le lui dirai,
je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne!

Mais le prêtre, qui absorbait lentement une prise de tabac à côté
de la baronne en larmes, et qui cherchait à accomplir son
ministère d'apaisement, reprit:

-- Voyons, monsieur le baron, entre nous, il a fait comme tout le
monde. En connaissez-vous beaucoup, des maris qui soient fidèles?

Et il ajouta avec une bonhomie malicieuse:

-- Tenez, je parie que vous-même, vous avez fait vos farces.
Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai?

Le baron s'était arrêté, saisi, en face du prêtre qui continua:

-- Eh! oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait même si vous
n'avez jamais tâté d'une petite bobonne comme celle-là. Je vous
dis que tout le monde en fait autant. Votre femme n'en a pas été
moins heureuse ni moins aimée, n'est-ce pas?

Le baron ne remuait plus, bouleversé.

C'était vrai, parbleu, qu'il en avait fait autant, et souvent
encore, toutes les fois qu'il avait pu; et il n'avait pas respecté
non plus le toit conjugal; et, quand elles étaient jolies, il
n'avait jamais hésité devant les servantes de sa femme! Était-il
pour cela un misérable? Pourquoi jugeait-il si sévèrement la
conduite de Julien alors qu'il n'avait jamais même songé que la
sienne pût être coupable?

Et la baronne, tout essoufflée encore de sanglots, eut sur les
lèvres une ombre de sourire au souvenir des fredaines de son mari,
car elle était de cette race sentimentale, vite attendrie, et
bienveillante, pour qui les aventures d'amour font partie de
l'existence.

Jeanne, affaissée, les yeux ouverts devant elle, allongée sur le
dos et les bras inertes, songeait douloureusement. Une parole de
Rosalie lui était revenue qui lui blessait l'âme, et pénétrait
comme une vrille en son coeur: «Moi, j'ai rien dit parce que je le
trouvais gentil.»

Elle aussi l'avait trouvé gentil; et c'est uniquement pour cela
qu'elle s'était donnée, liée pour la vie, qu'elle avait renoncé à
toute autre espérance, à tous les projets entrevus, à tout
l'inconnu de demain. Elle était tombée dans ce mariage, dans ce
trou sans bords pour remonter dans cette misère, dans cette
tristesse, dans ce désespoir, parce que, comme Rosalie, elle
l'avait trouvé gentil!

La porte s'ouvrit d'une poussée furieuse. Julien parut, l'air
féroce. Il avait aperçu, dans l'escalier, Rosalie gémissant et il
venait savoir, comprenant qu'on tramait quelque chose, que la
bonne avait parlé sans doute. La vue du prêtre le cloua sur place.

Il demanda d'une voix tremblante, mais calme:

-- Quoi? qu'y a-t-il?

Le baron, si violent tout à l'heure, n'osait rien dire, craignant
l'argument du curé et son propre exemple invoqué par son gendre.
Petite mère larmoyait plus fort; mais Jeanne s'était soulevée sur
ses mains, et elle regardait, haletante, celui qui la faisait si
cruellement souffrir. Elle balbutia:

-- Il y a que nous n'ignorons plus rien, que nous savons toutes
vos infamies depuis... depuis le jour où vous êtes entré dans
cette maison... il y a que l'enfant de cette bonne est à vous
comme... comme... le mien... ils seront frères...

Et, une surabondance de douleur lui étant venue à cette pensée,
elle s'affaissa dans ses draps et pleura frénétiquement.

Il restait béant, ne sachant que dire ni que faire. Le curé
intervint encore.

-- Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ça, ma jeune
dame, soyez raisonnable.

Il se leva, s'approcha du lit et posa sa main tiède sur le front
de cette désespérée. Ce simple contact l'amollit étrangement; elle
se sentit aussitôt alanguie, comme si cette forte main de rustre,
habituée aux gestes qui absolvent, aux caresses réconfortantes,
lui eût apporté dans son toucher un apaisement mystérieux.

Le bonhomme, demeuré debout, reprit:

-- Madame, il faut toujours pardonner. Voilà un grand malheur qui
vous arrive; mais Dieu, dans sa miséricorde, l'a compensé par un
grand bonheur, puisque vous allez être mère. Cet enfant sera votre
consolation. C'est en son nom que je vous implore, que je vous
adjure de pardonner l'erreur de M. Julien. Ce sera un lien nouveau
entre vous, un gage de sa fidélité future. Pouvez-vous rester
séparée de coeur de celui dont vous portez l'oeuvre dans votre
flanc?

Elle ne répondait point, broyée, endolorie, épuisée maintenant,
sans force même pour la colère et la rancune. Ses nerfs lui
semblaient lâchés, coupés doucement, elle ne vivait plus qu'à
peine.

La baronne, pour qui tout ressentiment semblait impossible, et
dont l'âme était incapable d'un effort prolongé, murmura:

-- Voyons, Jeanne.

Alors le prêtre prit la main du jeune homme et, l'attirant près du
lit, la posa dans la main de sa femme. Il appliqua dessus une
petite tape comme pour les unir d'une façon définitive; et,
quittant son ton prêcheur et professionnel, il dit, d'un air
content:

-- Allons, c'est fait: croyez-moi, ça vaut mieux.

Puis, les deux mains rapprochées un moment se séparèrent aussitôt.
Julien, n'osant embrasser Jeanne, baisa sa belle-mère au front,
pivota sur ses talons, prit le bras du baron qui se laissa faire,
heureux au fond que la chose se fût arrangée ainsi; et ils
sortirent ensemble pour fumer un cigare.

Alors la malade, anéantie, s'assoupit pendant que le prêtre et
petite mère causaient doucement à voix basse.

L'abbé parlait, expliquant, développant ses idées; et la baronne
consentait toujours d'un signe de tête. Il dit enfin, pour
conclure:

-- Donc, c'est entendu, vous donnez à cette fille la ferme de
Barville, et je me charge de lui trouver un mari, un brave garçon
rangé. Oh! avec un bien de vingt mille francs, nous ne manquerons
pas d'amateurs. Nous n'aurons que l'embarras du choix.

Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec deux larmes
restées en route sur ses joues, mais dont la traînée humide était
déjà séchée.

Elle insistait:

-- C'est entendu, Barville vaut, au bas mot, vingt mille francs;
mais on placera le bien sur la tête de l'enfant; les parents en
auront la jouissance pendant leur vie.

Et le curé se leva, serra la main de petite mère:

-- Ne vous dérangez point, madame la baronne, ne vous dérangez
point; je sais ce que vaut un pas.

Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voir sa
malade. Elle ne s'aperçut de rien; on ne lui dit rien et elle ne
sut rien, comme toujours.




-- VIII --


Rosalie avait quitté la maison et Jeanne accomplissait la période
de sa grossesse douloureuse. Elle ne se sentait au coeur aucun
plaisir à se savoir mère, trop de chagrins l'avaient accablée.
Elle attendait son enfant sans curiosité, courbée encore sous des
appréhensions de malheurs indéfinis.

Le printemps était venu tout doucement. Les arbres nus
frémissaient sous la brise encore fraîche, mais dans l'herbe
humide des fossés, où pourrissaient les feuilles de l'automne, les
primevères jaunes commençaient à se montrer. De toute la plaine,
des cours de ferme, des champs détrempés, s'élevait une senteur
d'humidité, comme un goût de fermentation. Et une foule de petites
pointes vertes sortaient de la terre brune et luisaient aux rayons
du soleil.

Une grosse femme, bâtie en forteresse, remplaçait Rosalie et
soutenait la baronne dans ses promenades monotones tout le long de
son allée, où la trace de son pied plus lourd restait sans cesse
humide et boueuse.

Petit père donnait le bras à Jeanne, alourdie maintenant et
toujours souffrante; et tante Lison, inquiète, affairée de
l'événement prochain, lui tenait la main de l'autre côté, toute
troublée de ce mystère qu'elle ne devait jamais connaître.

Ils allaient tous ainsi sans guère parler, pendant des heures,
tandis que Julien parcourait le pays à cheval, ce goût nouveau
l'ayant envahi subitement.

Rien ne vint plus troubler leur vie morne. Le baron, sa femme et
le vicomte firent une visite aux Fourville que Julien semblait
déjà connaître beaucoup, sans qu'on s'expliquât au juste comment.
Une autre visite de cérémonie fut échangée avec les Briseville,
toujours cachés en leur manoir dormant.

Un après-midi, vers quatre heures, comme deux cavaliers, l'homme
et la femme, entraient au trot dans la cour précédant le château,
Julien, très animé, pénétra dans la chambre de Jeanne.

-- Vite, vite, descends. Voici les Fourville. Ils viennent en
voisins, tout simplement, sachant ton état. Dis que je suis sorti,
mais que je vais rentrer. Je fais un bout de toilette.

Jeanne, étonnée, descendit. Une jeune femme pâle, jolie, avec une
figure douloureuse, des yeux exaltés, et des cheveux d'un blond
mat comme s'ils n'avaient jamais été caressés d'un rayon de
soleil, présenta tranquillement son mari, une sorte de géant, de
croque-mitaine à grandes moustaches rousses. Puis elle ajouta:

-- Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer
M. de Lamare. Nous savons par lui combien vous êtes souffrante; et
nous n'avons pas voulu tarder davantage à venir vous voir en
voisins, sans cérémonie du tout. Vous le voyez, d'ailleurs, nous
sommes à cheval. J'ai eu, en outre, l'autre jour, le plaisir de
recevoir la visite de Mme votre mère et du baron.

Elle parlait avec une aisance infinie, familière et distinguée.
Jeanne fut séduite et l'adora tout de suite. «Voici une amie»,
pensa-t-elle.

Le comte de Fourville, au contraire, semblait un ours entré dans
un salon. Quand il fut assis, il posa son chapeau sur la chaise
voisine, hésita quelque temps sur ce qu'il ferait de ses mains,
les appuya sur ses genoux, sur les bras de son fauteuil, puis
enfin croisa les doigts comme pour une prière.

Tout à coup, Julien entra. Jeanne stupéfaite ne le reconnaissait
plus. Il s'était rasé. Il était beau, élégant et séduisant comme
aux jours de leurs fiançailles. Il serra la patte velue du comte
qui sembla réveillé par sa venue, et baisa la main de la comtesse
dont la joue d'ivoire rosit un peu, et dont les paupières eurent
un tressaillement.

Il parla. Il fut aimable comme autrefois. Ses larges yeux, miroirs
d'amour, étaient redevenus caressants; et ses cheveux, tout à
l'heure ternes et durs, avaient repris soudain, sous la brosse et
l'huile parfumée, leurs molles et luisantes ondulations.

Au moment où les Fourville repartaient, la comtesse se tourna vers
lui:

-- Voulez-vous, mon cher vicomte, faire jeudi une promenade à
cheval?

Puis, pendant qu'il s'inclinait en murmurant: «Mais certainement,
madame», elle prit la main de Jeanne et, d'une voix tendre et
pénétrante, avec un sourire affectueux:

-- Oh! quand vous serez guérie, nous galoperons tous les trois par
le pays. Ce sera délicieux; voulez-vous?

D'un geste aisé elle releva la queue de son amazone; puis elle fut
en selle avec une légèreté d'oiseau, tandis que son mari, après
avoir gauchement salué, enfourchait sa grande bête normande,
d'aplomb là-dessus comme un centaure.

Quand ils eurent disparu au tournant de la barrière, Julien, qui
semblait enchanté, s'écria:

-- Quelles charmantes gens! Voilà une connaissance qui nous sera
utile.

Jeanne, contente aussi sans savoir pourquoi, répondit:

-- La petite comtesse est ravissante, je sens que je l'aimerai;
mais le mari a l'air d'une brute. Où les as-tu donc connus?

Il se frottait gaiement les mains:

-- Je les ai rencontrés par hasard chez les Briseville. Le mari
semble un peu rude. C'est un chasseur enragé, mais un vrai noble,
celui-là.

Et le dîner fut presque joyeux, comme si un bonheur caché était
entré dans la maison.

Et rien de nouveau n'arriva plus jusqu'aux derniers jours de
juillet.

Un mardi soir, comme ils étaient assis sous le platane, autour
d'une table de bois qui portait deux petits verres et un carafon
d'eau-de-vie, Jeanne soudain poussa une sorte de cri, et, devenant
très pâle, porta les deux mains à son flanc. Une douleur rapide,
aiguë, l'avait brusquement parcourue, puis s'était éteinte
aussitôt.

Mais, au bout de dix minutes, une autre douleur la traversa qui
fut plus longue, bien que moins vive. Elle eut grand-peine à
rentrer, presque portée par son père et son mari. Le court trajet
du platane à sa chambre lui parut interminable; et elle geignait
involontairement, demandant à s'asseoir, à s'arrêter, accablée par
une sensation intolérable de pesanteur dans le ventre.

Elle n'était pas à terme, l'enfantement n'étant prévu que pour
septembre; mais, comme on craignait un accident, une carriole fut
attelée, et le père Simon partit au galop pour chercher le
médecin.

Il arriva vers minuit et, du premier coup d'oeil, reconnut les
symptômes d'un accouchement prématuré.

Dans le lit les souffrances s'étaient un peu apaisées, mais une
angoisse affreuse étreignait Jeanne, une défaillance désespérée de
tout son être, quelque chose comme le pressentiment, le toucher
mystérieux de la mort. Il est de ces moments où elle nous effleure
de si près que son souffle nous glace le coeur.

La chambre était pleine de monde. Petite mère suffoquait,
affaissée dans un fauteuil. Le baron, dont les mains tremblaient,
courait de tous côtés, apportait des objets, consultait le
médecin, perdait la tête. Julien marchait de long en large, la
mine affairée, mais l'esprit calme; et la veuve Dentu se tenait
debout aux pieds du lit avec un visage de circonstance, un visage
de femme d'expérience que rien n'étonne. Garde-malade, sage-femme
et veilleuse des morts, recevant ceux qui viennent, recueillant
leur premier cri, lavant de la première eau leur chair nouvelle,
la roulant dans le premier linge, puis écoutant avec la même
quiétude la dernière parole, le dernier râle, le dernier frisson
de ceux qui partent, faisant aussi leur dernière toilette,
épongeant avec du vinaigre leur corps usé, l'enveloppant du
dernier drap, elle s'était fait une indifférence inébranlable à
tous les accidents de la naissance ou de la mort.

La cuisinière, Ludivine, et tante Lison restaient discrètement
cachées contre la porte du vestibule.

Et la malade, de temps en temps, poussait une faible plainte.

Pendant deux heures, on put croire que l'événement se ferait
longtemps attendre; mais vers le point du jour, les douleurs
reprirent tout à coup, avec violence, et devinrent bientôt
épouvantables.

Et Jeanne, dont les cris involontaires jaillissaient entre ses
dents serrées, pensait sans cesse à Rosalie qui n'avait point
souffert, qui n'avait presque pas gémi, dont l'enfant, l'enfant
bâtard, était sorti sans peine et sans tortures.

Dans son âme misérable et troublée, elle faisait entre elles une
comparaison incessante; et elle maudissait Dieu, qu'elle avait cru
juste autrefois; elle s'indignait des préférences coupables du
destin, et des criminels mensonges de ceux qui prêchent la
droiture et le bien.

Parfois, la crise devenait tellement violente que toute idée
s'éteignait en elle. Elle n'avait plus de force, de vie, de
connaissance que pour souffrir.

Dans les minutes d'apaisement, elle ne pouvait détacher son oeil
de Julien; et une autre douleur, une douleur de l'âme l'étreignait
en se rappelant ce jour où sa bonne était tombée aux pieds de ce
même lit avec son enfant entre les jambes, le frère du petit être
qui lui déchirait si cruellement les entrailles. Elle retrouvait
avec une mémoire sans ombres les gestes, les regards, les paroles
de son mari, devant cette fille étendue; et maintenant elle lisait
en lui, comme si ses pensées eussent été écrites dans ses
mouvements, elle lisait le même ennui, la même indifférence que
pour l'autre, le même insouci d'homme égoïste, que la paternité
irrite.

Mais une convulsion effroyable la saisit, un spasme si cruel
qu'elle se dit: «Je vais mourir, je meurs!» Alors une révolte
furieuse, un besoin de maudire emplit son âme, et une haine
exaspérée contre cet homme qui l'avait perdue, et contre l'enfant
inconnu qui la tuait.

Elle se tendit dans un effort suprême pour rejeter d'elle ce
fardeau. Il lui sembla soudain que tout son ventre se vidait
brusquement; et sa souffrance s'apaisa.

La garde et le médecin étaient penchés sur elle, la maniaient. Ils
enlevèrent quelque chose; et bientôt ce bruit étouffé qu'elle
avait entendu déjà la fit tressaillir; puis ce petit cri
douloureux, ce miaulement frêle d'enfant nouveau-né lui entra dans
l'âme, dans le coeur, dans tout son pauvre corps épuisé; et elle
voulut, d'un geste inconscient, tendre les bras.

Ce fut en elle une traversée de joie, un élan vers un bonheur
nouveau, qui venait d'éclore. Elle se trouvait, en une seconde,
délivrée, apaisée, heureuse, heureuse comme elle ne l'avait jamais
été. Son coeur et sa chair se ranimaient, elle se sentait mère!

Elle voulut connaître son enfant! Il n'avait pas de cheveux, pas
d'ongles, étant venu trop tôt, mais lorsqu'elle vit remuer cette
larve, qu'elle la vit ouvrir la bouche, pousser des vagissements,
qu'elle toucha cet avorton, fripé, grimaçant, vivant, elle fut
inondée d'une joie irrésistible, elle comprit qu'elle était
sauvée, garantie contre tout désespoir, qu'elle tenait là de quoi
aimer à ne savoir plus faire autre chose.

Dès lors elle n'eut plus qu'une pensée: son enfant. Elle devint
subitement une mère fanatique, d'autant plus exaltée qu'elle avait
été plus déçue dans son amour, plus trompée dans ses espérances.
Il lui fallait toujours le berceau près de son lit, puis, quand
elle put se lever, elle resta des journées entières assise contre
la fenêtre, auprès de la couche légère qu'elle balançait.

Elle fut jalouse de la nourrice, et quand le petit être assoiffé
tendait les bras vers le gros sein aux veines bleuâtres, et
prenait entre ses lèvres goulues le bouton de chair brune et
plissée, elle regardait, pâlie, tremblante, la forte et calme
paysanne, avec un désir de lui arracher son fils, et de frapper,
de déchirer de l'ongle cette poitrine qu'il buvait avidement.

Puis elle voulut broder elle-même, pour le parer, des toilettes
fines, d'une élégance compliquée. Il fut enveloppé dans une brume
de dentelles, et coiffé de bonnets magnifiques. Elle ne parlait
plus que de cela, coupait les conversations, pour faire admirer un
lange, une bavette ou quelque ruban supérieurement ouvragé, et,
n'écoutant rien de ce qui se disait autour d'elle, elle
s'extasiait sur des bouts de linge qu'elle tournait longtemps et
retournait dans sa main levée pour mieux voir; puis soudain elle
demandait:

-- Croyez-vous qu'il sera beau avec ça?

Le baron et petite mère souriaient de cette tendresse frénétique,
mais Julien, troublé dans ses habitudes, diminué dans son
importance dominatrice par la venue de ce tyran braillard et tout-
puissant, jaloux inconsciemment de ce morceau d'homme qui lui
volait sa place dans la maison, répétait sans cesse, impatient et
colère:

-- Est-elle assommante avec son mioche!

Elle fut bientôt tellement obsédée par cet amour qu'elle passait
les nuits assise auprès du berceau à regarder dormir le petit.
Comme elle s'épuisait dans cette contemplation passionnée et
maladive, qu'elle ne prenait plus aucun repos, qu'elle
s'affaiblissait, maigrissait et toussait, le médecin ordonna de la
séparer de son fils.

Elle se fâcha, pleura, implora; mais on resta sourd à ses prières.
Il fut placé chaque soir auprès de sa nourrice; et chaque nuit la
mère se levait, nu-pieds, et allait coller son oreille au trou de
la serrure pour écouter s'il dormait paisiblement, s'il ne se
réveillait pas, s'il n'avait besoin de rien.

Elle fut trouvée là, une fois, par Julien qui rentrait tard, ayant
dîné chez les Fourville; et on l'enferma désormais à clef dans sa
chambre pour la contraindre à se mettre au lit.

Le baptême eut lieu vers la fin d'août. Le baron fut parrain, et
tante Lison marraine. L'enfant reçut les noms de Pierre-Simon-
Paul; Paul pour les appellations courantes.

Dans les premiers jours de septembre, tante Lison repartit sans
bruit; et son absence demeura aussi inaperçue que sa présence.

Un soir, après le dîner, le curé parut. Il semblait embarrassé,
comme s'il eût porté un mystère en lui, et, après une suite de
propos inutiles, il pria la baronne et son mari de lui accorder
quelques instants d'entretien particulier.

Ils partirent tous trois, d'un pas lent, jusqu'au bout de la
grande allée, causant avec vivacité, tandis que Julien, resté seul
avec Jeanne, s'étonnait, s'inquiétait, s'irritait de ce secret.

Il voulut accompagner le prêtre qui prenait congé et ils
disparurent ensemble, allant vers l'église qui sonnait l'angélus.

Il faisait frais, presque froid, on rentra bientôt dans le salon.
Tout le monde sommeillait un peu quand Julien revint brusquement,
rouge, avec un air indigné.

De la porte, sans songer que Jeanne était là, il cria vers ses
beaux-parents:

-- Vous êtes donc fous, nom de Dieu! d'aller flanquer vingt mille
francs à cette fille!

Personne ne répondit tant la surprise fut grande. Il reprit,
beuglant de colère:

-- On n'est pas bête à ce point-là; vous voulez donc ne pas nous
laisser un sou!

Alors le baron, qui reprenait contenance, tenta de l'arrêter:

-- Taisez-vous! Songez que vous parlez devant votre femme.

Mais il trépignait d'exaspération:

-- Je m'en fiche un peu, par exemple; elle sait bien ce qu'il en
est d'ailleurs. C'est un vol à son préjudice.

Jeanne, saisie, regardait sans comprendre. Elle balbutia:

-- Qu'est-ce qu'il y a donc?

Alors Julien se tourna vers elle, la prit à témoin, comme une
associée frustrée aussi dans un bénéfice espéré. Il lui raconta
brusquement le complot pour marier Rosalie, le don de la terre de
Barville qui valait au moins vingt mille francs. Il répétait:

-- Mais tes parents sont fous, ma chère, fous à lier! vingt mille
francs! vingt mille francs! mais ils ont perdu ta tête! vingt
mille francs pour un bâtard!

Jeanne écoutait, sans émotion et sans colère, s'étonnant elle-même
de son calme, indifférente maintenant à tout ce qui n'était pas
son enfant.

Le baron suffoquait, ne trouvait rien à répondre. Il finit par
éclater, tapant du pied, criant:

-- Songez à ce que vous dites, c'est révoltant à la fin. À qui la
faute s'il a fallu doter cette fille mère? À qui cet enfant? vous
auriez voulu l'abandonner maintenant!

Julien, étonné de la violence du baron, le considérait fixement.
Il reprit d'un ton plus posé:

-- Mais quinze cents francs suffisaient bien. Elles en ont toutes,
des enfants, avant de se marier. Que ce soit à l'un ou à l'autre,
ça n'y change rien, par exemple. Au lieu qu'en donnant une de vos
fermes d'une valeur de vingt mille francs, outre le préjudice que
vous nous portez, c'est dire à tout le monde ce qui est arrivé;
vous auriez dû, au moins, songer à notre nom et à notre situation.

Et il parlait d'une voix sévère, en homme fort de son droit et de
la logique de son raisonnement. Le baron, troublé par cette
argumentation inattendue, restait béant devant lui. Alors Julien,
sentant son avantage, posa ses conclusions:

-- Heureusement que rien n'est fait encore; je connais le garçon
qui la prend en mariage, c'est un brave homme, et avec lui tout
pourra s'arranger. Je m'en charge.

Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute de continuer la
discussion, heureux du silence de tous, qu'il prenait pour un
acquiescement.

Dès qu'il eut disparu, le baron s'écria, outré de surprise et
frémissant:

-- Oh! c'est trop fort, c'est trop fort!

Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effarée de son père, se
mit brusquement à rire, de son rire clair d'autrefois, quand elle
assistait à quelque drôlerie.

Elle répétait:

-- Père, père, as-tu entendu comme il prononçait: vingt mille
francs?

Et petite mère, chez qui la gaieté était aussi prompte que les
larmes, au souvenir de la tête furieuse de son gendre, et de ses
exclamations indignées, et de son refus véhément de laisser donner
à la fille, séduite par lui, de l'argent qui n'était pas à lui,
heureuse aussi de la bonne humeur de Jeanne, fut secouée par son
rire poussif, qui lui emplissait les yeux de pleurs. Alors, le
baron partit à son tour, gagné par la contagion; et tous trois,
comme aux bons jours passés, s'amusaient à s'en rendre malades.

Quand ils furent un peu calmés, Jeanne s'étonna:

-- C'est curieux, ça ne me fait plus rien. Je le regarde comme un
étranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme.
Vous voyez, je m'amuse de ses... de ses... de ses indélicatesses.

Et, sans bien savoir pourquoi, ils s'embrassèrent, encore
souriants et attendris.

Mais deux jours plus tard, après le déjeuner, alors que Julien
partait à cheval, un grand gars de vingt-deux à vingt-cinq ans,
vêtu d'une blouse bleue toute neuve, aux plis raides, aux manches
ballonnées, boutonnées aux poignets, franchit sournoisement la
barrière, comme s'il eût été embusqué là depuis le matin, se
glissa le long du fossé des Couillard, contourna le château et
s'approcha, à pas suspects, du baron et des deux femmes, assis
toujours sous le platane.

Il avait ôté sa casquette en les apercevant, et il s'avançait en
saluant, avec des mines embarrassées.

Dès qu'il fut assez près pour se faire entendre, il bredouilla:

-- Votre serviteur, monsieur le baron, madame et la compagnie.

Puis, comme on ne lui parlait pas, il annonça:

-- C'est moi que je suis Désiré Lecoq.

Ce nom ne révélant rien, le baron demanda:

-- Que voulez-vous?

Alors le gars se troubla tout à fait devant la nécessité
d'expliquer son cas. Il balbutia en baissant et en relevant les
yeux coup sur coup, de sa casquette qu'il tenait aux mains au
sommet du toit du château: «C'est m'sieu l'curé qui m'a touché
deux mots au sujet de c't'affaire...» puis il se tut, par crainte
d'en trop lâcher et de compromettre ses intérêts.

Le baron, sans comprendre, reprit:

-- Quelle affaire? Je ne sais pas, moi.

L'autre alors, baissant la voix, se décida:

-- C't'affaire de vot'bonne... la Rosalie...

Jeanne, ayant deviné, se leva et s'éloigna avec son enfant dans
les bras. Et le baron prononça: «Approchez-vous», puis il montra
la chaise que sa fille venait de quitter.

Le paysan s'assit aussitôt en murmurant:

-- Vous êtes bien honnête.

Puis il attendit comme s'il n'avait plus rien à dire. Au bout d'un
assez long silence il se décida enfin, et, levant son regard vers
le ciel bleu:

-- En v'là du biau temps pour la saison. C'est la terre, qui n'en
profite pour c' qu'y'a déjà d'semé.

Et il se tut de nouveau.

Le baron s'impatientait; il attaqua brusquement la question, d'un
ton sec:

-- Alors, c'est vous qui épousez Rosalie?

L'homme aussitôt devint inquiet, troublé dans ses habitudes de
cautèle normande. Il répliqua d'une voix plus vive, mis en
défiance:

-- C'est selon, p't'être que oui, p't'être que non, c'est selon.

Mais le baron s'irritait de ces tergiversations:

-- Sacrebleu! répondez franchement: est-ce pour ça que vous venez,
oui ou non? La prenez-vous, oui ou non?

L'homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds:

-- Si c'est c'que dit m'sieu l'curé, j'la prends; mais si c'est
c'que dit m'sieu Julien, j'la prends point.

-- Qu'est-ce que vous a dit M. Julien?

-- M'sieu Julien, i m'a dit qu'j'aurais quinze cents francs; et
m'sieu l'curé i m'a dit que j'n'aurais vingt mille; j'veux ben
pour vingt mille, mais j'veux point pour quinze cents.

Alors la baronne, qui restait enfoncée en son fauteuil, devant
l'attitude anxieuse du rustre, se mit à rire par petites
secousses. Le paysan la regarda de coin, d'un oeil mécontent, ne
comprenant pas cette gaieté, et il attendit.

Le baron, que ce marchandage gênait, y coupa court.

-- J'ai dit à M. le curé que vous auriez la ferme de Barville,
votre vie durant, pour revenir ensuite à l'enfant. Elle vaut vingt
mille francs. Je n'ai qu'une parole. Est-ce fait, oui ou non?

L'homme sourit d'un air humble et satisfait, et devenu soudain
loquace:

-- Oh! pour lors, je n'dis pas non. N'y avait qu'ça qui
m'opposait. Quand m'sieu l'curé m'na parlé, j'voulais ben tout
d'suite, pardi, et pi j'étais ben aise d'satisfaire m'sieu
l'baron, qui me r'vaudra ça, je m'le disais. C'est-i pas vrai,
quand on s'oblige, entre gens, on se r'trouve toujours plus tard;
et on se r'vaut ça. Mais m'sieu Julien m'a v'nu trouver; et
c'n'était pu qu'quinze cents. J'mai dit: «Faut savoir», et j'suis
v'nu. C'est pas pour dire, j'avais confiance, mais j'voulais
savoir. I n'est qu'les bons comptes qui font les bons amis, pas
vrai, m'sieu l'baron...

Il fallut l'arrêter; le baron demanda:

-- Quand voulez-vous conclure le mariage?

Alors l'homme redevint brusquement timide, plein d'embarras. Il
finit par dire, en hésitant:

-- J'frons-ti point d'abord un p'tit papier?

Le baron, cette fois, se fâcha:

-- Mais nom d'un chien! puisque vous aurez le contrat de mariage.
C'est là le meilleur des papiers.

Le paysan s'obstinait:

-- En attendant, j'pourrions ben en faire un bout tout d'même, ça
nuit toujours pas.

Le baron se leva pour en finir:

-- Répondez oui ou non, et tout de suite. Si vous ne voulez plus,
dites-le, j'ai un autre prétendant.

Alors la peur du concurrent affola le Normand rusé. Il se décida,
tendit la main comme après l'achat d'une vache:

-- Topez-là, m'sieu l'baron, c'est fait. Couillon qui s'en dédit.

Le baron topa, puis cria:

-- Ludivine!

La cuisinière montra la tête à la fenêtre:

-- Apportez une bouteille de vin.

On trinqua pour arroser l'affaire conclue. Et le gars partit d'un
pied plus allègre.

On ne dit rien de cette visite à Julien. Le contrat fut préparé en
grand secret, puis, une fois les bans publiés, la noce eut lieu un
lundi matin.

Une voisine portait le mioche à l'église, derrière les nouveaux
époux, comme une sûre promesse de fortune. Et personne, dans le
pays, ne s'étonna; on enviait Désiré Lecoq. Il était né coiffé,
disait-on avec un sourire malin où n'entrait point d'indignation.

Julien fit une scène terrible, qui abrégea le séjour de ses beaux-
parents aux Peuples. Jeanne les vit repartir sans une tristesse
trop profonde, Paul étant devenu pour elle une source inépuisable
de bonheur.




-- IX --


Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut à
aller rendre leur visite aux Fourville et à se présenter aussi
chez le marquis de Coutelier.

Julien venait d'acheter, dans une vente publique, une nouvelle
voiture, un phaéton ne demandant qu'un cheval, afin de pouvoir
sortir deux fois par mois.

Elle fut attelée par un jour clair de décembre et, après deux
heures de route à travers les plaines normandes, on commença à
descendre en un petit vallon dont les flancs étaient boisés, et le
fond mis en culture.

Puis, les terres ensemencées furent bientôt remplacées par des
prairies, et les prairies par un marécage plein de grands roseaux,
secs en cette saison, et dont les longues feuilles bruissaient,
pareilles à des rubans jaunes.

Tout à coup, après un brusque détour du val, le château de la
Vrillette se montra, adossé d'un côté à la pente boisée et, de
l'autre, trempant toute sa muraille dans un grand étang que
terminait, en face, un bois de hauts sapins escaladant l'autre
versant de la vallée.

Il fallut passer par un antique pont-levis et franchir un vaste
portail Louis XIII pour pénétrer dans la cour d'honneur, devant un
élégant manoir de la même époque à encadrements de briques,
flanqué de tourelles coiffées d'ardoises.

Julien expliquait à Jeanne toutes les parties du bâtiment, en
habitué qui le connaît à fond. Il en faisait les honneurs,
s'extasiant sur sa beauté:

-- Regarde-moi ce portail! Est-ce grandiose une habitation comme
ça, hein? Toute l'autre façade est dans l'étang, avec un perron
royal qui descend jusqu'à l'eau; et quatre barques sont amarrées
au bas des marches, deux pour le comte et deux pour la comtesse.
Là-bas à droite, là où tu vois le rideau de peupliers, c'est la
fin de l'étang; c'est là que commence la rivière qui va jusqu'à
Fécamp. C'est plein de sauvagine ce pays. Le comte adore chasser
là-dedans. Voilà une vraie résidence seigneuriale.

La porte d'entrée s'était ouverte et la pâle comtesse apparut,
venant au-devant de ses visiteurs, souriante, vêtue d'une robe
traînante comme une châtelaine d'autrefois. Elle semblait la belle
dame du lac, née pour ce manoir de conte.

Le salon, à huit fenêtres, en avait quatre ouvrant sur la pièce
d'eau et sur le sombre bois de pins qui remontait le coteau juste
en face.

La verdure à tons noirs rendait profond, austère et lugubre
l'étang; et, quand le vent soufflait, les gémissements des arbres
semblaient la voix du marais.

La comtesse prit les deux mains de Jeanne comme si elle eût été
une amie d'enfance, puis elle la fit asseoir et se mit près
d'elle, sur une chaise basse, tandis que Julien, en qui toutes les
élégances oubliées renaissaient depuis cinq mois, causait,
souriait, doux et familier.

La comtesse et lui parlèrent de leurs promenades à cheval. Elle
riait un peu de sa manière de monter, l'appelant «le chevalier
Trébuche», et il riait aussi, l'ayant baptisée «la reine Amazone».
Un coup de fusil parti sous les fenêtres fit pousser à Jeanne un
petit cri. C'était le comte qui tuait une sarcelle.

Sa femme aussitôt l'appela. On entendit un bruit d'avirons, le
choc d'un bateau contre la pierre, et il parut, énorme et botté,
suivi de deux chiens trempés, rougeâtres comme lui, et qui se
couchèrent sur le tapis devant la porte.

Il semblait plus à son aise, en sa demeure, et ravi de voir des
visiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin de
Madère et des biscuits; et soudain il s'écria:

-- Mais vous allez dîner avec nous, c'est entendu.

Jeanne, que ne quittait jamais la pensée de son enfant, refusait;
il insista, et, comme elle s'obstinait à ne pas vouloir, Julien
fit un geste brusque d'impatience. Alors elle eut peur de
réveiller son humeur méchante et querelleuse; et, bien que
torturée à l'idée de ne plus revoir Paul avant le lendemain, elle
accepta.

L'après-midi fut charmant. On alla visiter les sources, d'abord.
Elles jaillissaient au pied d'une roche moussue dans un clair
bassin toujours remué comme de l'eau bouillante; puis on fit un
tour en barque à travers de vrais chemins taillés dans une forêt
de roseaux secs. Le comte, assis entre ses deux chiens qui
flairaient, le nez au vent, ramait; et chaque secousse de ses
avirons soulevait la grande barque et la lançait en avant. Jeanne,
parfois, laissait tremper sa main dans l'eau froide, et elle
jouissait de la fraîcheur glacée qui lui courait des doigts au
coeur. Tout à l'arrière du bateau, Julien et la comtesse,
enveloppée de châles, souriaient de ce sourire continu des gens
heureux à qui le bonheur ne laisse rien à dire.

Le soir venait avec de longs frissons gelés, des souffles du nord
qui passaient dans les joncs flétris. Le soleil avait plongé
derrière les sapins; et le ciel rouge, criblé de petits nuages
écarlates et bizarres, donnait froid rien qu'à le regarder.

On rentra dans le vaste salon où flambait un feu gigantesque. Une
sensation de chaleur et de plaisir rendait joyeux dès la porte.
Alors le comte, mis en gaieté, saisit sa femme dans ses bras
d'athlète, et, l'élevant comme un enfant jusqu'à sa bouche, il lui
colla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait.

Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu'on disait un ogre
au seul aspect de ses moustaches; et elle pensait:

-- Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde.

Ayant alors, presque involontairement, reporté les yeux sur
Julien, elle le vit debout dans l'embrasure de la porte,
horriblement pâle, et l'oeil fixé sur le comte. Inquiète, elle
s'approcha de son mari, et, à voix basse:

-- Es-tu malade? Qu'as-tu donc?

Il répondit d'un ton courroucé:

-- Rien, laisse-moi tranquille. J'ai eu froid.

Quand on passa dans la salle à manger, le comte demanda la
permission de laisser entrer ses chiens; et ils vinrent aussitôt
se planter sur leur derrière, à droite et à gauche de leur maître.
Il leur donnait à tout moment quelque morceau et caressait leurs
longues oreilles soyeuses. Les bêtes tendaient la tête, remuaient
la queue, frémissaient de contentement.

Après le dîner, comme Jeanne et Julien se disposaient à partir,
M. de Fourville les retint encore pour leur montrer une pêche au
flambeau.

Il les posta, ainsi que la comtesse, sur le perron qui descendait
à l'étang; et il monta dans sa barque avec un valet portant un
épervier et une torche allumée. La nuit était claire et piquante
sous un ciel semé d'or.

La torche faisait ramper sur l'eau des traînées de feu étranges et
mouvantes, jetait des lueurs dansantes sur les roseaux, illuminait
le grand rideau de sapins. Et soudain, la barque ayant tourné, une
ombre colossale, fantastique, une ombre d'homme se dressa sur
cette lisière éclairée du bois. La tête dépassait les arbres, se
perdait dans le ciel, et les pieds plongeaient dans l'étang. Puis
l'être démesuré éleva les bras comme pour prendre les étoiles. Ils
se dressèrent brusquement, ces bras immenses, puis retombèrent; et
on entendit aussitôt un petit bruit d'eau fouettée.

La barque alors ayant encore viré doucement, le prodigieux fantôme
sembla courir le long du bois, qu'éclairait, en tournant, la
lumière; puis il s'enfonça dans l'invisible horizon, puis soudain
il reparut, moins grand mais plus net, avec ses mouvements
singuliers, sur la façade du château.

Et la grosse voix du comte cria:

-- Gilberte, j'en ai huit!

Et les avirons battirent l'onde. L'ombre énorme restait maintenant
debout immobile sur la muraille, mais diminuant peu à peu de
taille et d'ampleur; sa tête paraissait descendre, son corps
maigrir; et quand M. de Fourville remonta les marches du perron,
toujours suivi de son valet portant le feu, elle était réduite aux
proportions de sa personne, et répétait tous ses gestes.

Il avait dans un filet huit gros poissons qui frétillaient.

Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppés en des
manteaux et des couvertures qu'on leur avait prêtés, Jeanne dit,
presque involontairement:

-- Quel brave homme que ce géant!

Et Julien, qui conduisait, répliqua:

-- Oui, mais il ne se tient pas toujours assez devant le monde.

Huit jours après ils se rendirent chez les Coutelier, qui
passaient pour la première famille noble de la province. Leur
domaine de Reminil touchait au gros bourg de Cany. Le château neuf
bâti sous Louis XIV était caché dans le parc magnifique entouré de
murs. On voyait, sur une hauteur, les ruines de l'ancien château.
Des valets en tenue firent entrer les visiteurs dans une grande
pièce imposante. Tout au milieu, une espèce de colonne supportait
une coupe immense de la manufacture de Sèvres, et, dans le socle,
une lettre autographe du roi, défendue par une plaque de cristal,
invitait le marquis Léopold-Hervé-Joseph-Germer de Varneville, de
Rollebosc de Coutelier, à recevoir ce don du souverain.

Jeanne et Julien considéraient ce présent royal quand entrèrent le
marquis et la marquise. La femme était poudrée, aimable par
fonction, et maniérée par désir de sembler condescendante.
L'homme, gros personnage à cheveux blancs relevés droit sur la
tête, mettait en ses gestes, en sa voix, en toute son attitude,
une hauteur qui disait son importance.

C'étaient de ces gens à étiquette dont l'esprit, les sentiments et
les paroles semblent toujours sur des échasses.

Ils parlaient seuls, sans attendre les réponses, souriant d'un air
indifférent, semblaient toujours accomplir la fonction, imposée
par leur naissance, de recevoir avec politesse les petits nobles
des environs.

Jeanne et Julien, perclus, s'efforçaient de plaire, gênés de
rester davantage, inhabiles à se retirer; mais la marquise termina
elle-même la visite, naturellement, simplement, en arrêtant à
point la conversation comme une reine polie qui donne congé.

En revenant, Julien dit:

-- Si tu veux, nous bornerons là nos visites; moi, les Fourville
me suffisent.

Et Jeanne fut de son avis.

Décembre s'écoulait lentement, ce mois noir, trou sombre au fond
de l'année. La vie enfermée recommençait comme l'an passé. Jeanne
ne s'ennuyait point cependant, toujours préoccupée de Paul que
Julien regardait de côté, d'un oeil inquiet et mécontent.

Souvent, quand la mère le tenait en ses bras, le caressait avec
ces frénésies de tendresse qu'ont les femmes pour leurs enfants,
elle le présentait au père, en lui disant:

-- Mais embrasse-le donc; on dirait que tu ne l'aimes pas.

Il effleurait du bout des lèvres, d'un air dégoûté, le front
glabre du marmot en décrivant un cercle de tout son corps, comme
pour ne point rencontrer les petites mains remuantes et crispées.
Puis il s'en allait brusquement; on eût dit qu'une répugnance le
chassait.

Le maire, le docteur et le curé venaient dîner de temps en temps;
de temps en temps c'étaient les Fourville, avec qui on se liait de
plus en plus.

Le comte paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genoux
pendant toute la durée des visites, ou même pendant des après-midi
tout entiers. Il le maniait d'une façon délicate dans ses grosses
mains de colosse, lui chatouillait le bout du nez avec la pointe
de ses longues moustaches, puis l'embrassait par élans passionnés,
à la façon des mères. Il souffrait continuellement de ce que son
mariage demeurât stérile.

Mars fut clair, sec et presque doux. La comtesse Gilberte reparla
de promenades à cheval que tous les quatre feraient ensemble.
Jeanne, lasse un peu des longs soirs, des longues nuits, des longs
jours pareils et monotones, consentit, toute heureuse de ces
projets; et pendant une semaine elle s'amusa à confectionner son
amazone.

Puis ils commencèrent les excursions. Ils allaient toujours deux
par deux, la comtesse et Julien devant, le comte et Jeanne cent
pas derrière. Ceux-ci causaient tranquillement, comme deux amis,
car ils étaient devenus amis par le contact de leurs âmes droites,
de leurs coeurs simples; ceux-là parlaient bas souvent, riaient
parfois par éclats violents, se regardaient soudain comme si leurs
yeux avaient à se dire des choses que ne prononçaient pas leurs
bouches; et ils partaient brusquement au galop, poussés par un
désir de fuir, d'aller plus loin, très loin.

Puis, Gilberte parut devenir irritable. Sa voix vive, apportée par
des souffles de brise, arrivait parfois aux oreilles des deux
cavaliers attardés. Le comte alors souriait, disait à Jeanne:

-- Elle n'est pas tous les jours bien levée, ma femme.

Un soir, en rentrant, comme la comtesse excitait sa jument, la
piquant, puis la retenant par secousses brusques, on entendit
plusieurs fois Julien lui répéter:

-- Prenez garde, prenez donc garde, vous allez être emportée.

Elle répliqua: «Tant pis; ce n'est pas votre affaire», d'un ton si
clair et si dur que les paroles nettes sonnèrent par la campagne
comme si elles restaient suspendues dans l'air.

L'animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le comte, inquiet,
cria de ses forts poumons:

-- Fais donc attention, Gilberte!

Alors, comme par défi, dans un de ces énervements de femme que
rien n'arrête, elle frappa brutalement de sa cravache, entre les
deux oreilles, la bête qui se dressa, furieuse, battit l'air de
ses jambes de devant, et, retombant, s'élança d'un bond formidable
et détala par la plaine, de toute la vigueur de ses jarrets.

Elle franchit d'abord une prairie, puis, se précipitant à travers
les labourés, elle soulevait en poussière la terre humide et
grasse, et filait si vite qu'on distinguait à peine la monture et
l'amazone.

Julien, stupéfait, restait en place, appelant désespérément:

-- Madame, Madame!

Mais le comte eut une sorte de grognement et, se courbant sur
l'encolure de son pesant cheval, il le jeta en avant d'une poussée
de tout son corps: et il le lança d'une telle allure, l'excitant,
l'entraînant, l'affolant avec la voix, le geste et l'éperon, que
l'énorme cavalier semblait porter la lourde bête entre ses cuisses
et l'enlever comme pour s'envoler. Ils allaient d'une inconcevable
vitesse, se ruant droit devant eux; et Jeanne voyait là-bas les
deux silhouettes de la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer,
s'effacer, disparaître, comme on voit deux oiseaux se poursuivant,
se perdre et s'évanouir à l'horizon.

Alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurant d'un air
furieux:

-- Je crois qu'elle est folle, aujourd'hui.

Et tous deux partirent derrière leurs amis, enfoncés maintenant
dans une ondulation de plaine.

Au bout d'un quart d'heure ils les aperçurent qui revenaient; et
bientôt ils les joignirent.

Le comte, rouge, en sueur, riant, content, triomphant, tenait de
sa poigne irrésistible le cheval frémissant de sa femme. Elle
était pâle, avec un visage douloureux et crispé; et elle se
soutenait d'une main sur l'épaule de son mari comme si elle allait
défaillir.

Jeanne, ce jour-là, comprit que le comte aimait éperdument.

Puis la comtesse, pendant le mois qui suivit, se montra joyeuse
comme elle ne l'avait jamais été. Elle venait plus souvent aux
Peuples, riait sans cesse, embrassait Jeanne avec des élans de
tendresse. On eût dit qu'un mystérieux ravissement était descendu
sur sa vie. Son mari, tout heureux lui-même, ne la quittait point
des yeux, et tâchait à tout instant de toucher sa main, sa robe,
dans un redoublement de passion.

Il disait, un soir, à Jeanne:

-- Nous sommes dans le bonheur, en ce moment. Jamais Gilberte
n'avait été gentille comme ça. Elle n'a plus de mauvaise humeur,
plus de colère. Je sens qu'elle m'aime. Jusqu'à présent je n'en
étais pas sûr.

Julien aussi semblait changé, plus gai, sans impatiences, comme si
l'amitié des deux familles avait apporté la paix et la joie dans
chacune d'elles.

Le printemps fut singulièrement précoce et chaud.

Depuis les douces matinées jusqu'aux calmes et tièdes soirées, le
soleil faisait germer toute la surface de la terre. C'était une
brusque et puissante éclosion de tous les germes en même temps,
une de ces irrésistibles poussées de sève, une de ces ardeurs à
renaître que la nature montre quelquefois, en des années
privilégiées qui feraient croire à des rajeunissements du monde.

Jeanne se sentait vaguement troublée par cette fermentation de
vie. Elle avait des alanguissements subits en face d'une petite
fleur dans l'herbe, des mélancolies délicieuses, des heures de
mollesse rêvassante.

Puis, elle se sentit envahie par des souvenirs attendris des
premiers temps de son amour; non qu'il lui revînt au coeur un
renouveau d'affection pour Julien, c'était fini, cela, bien fini
pour toujours; mais toute sa chair caressée des brises, pénétrée
des odeurs du printemps, se troublait, comme sollicitée par
quelque invisible et tendre appel.

Elle se plaisait à être seule, à s'abandonner sous la chaleur du
soleil, toute parcourue de sensations, de jouissances vagues et
sereines qui n'éveillaient point d'idées.

Un matin, comme elle somnolait ainsi, une vision la traversa, une
vision rapide de ce trou ensoleillé au milieu des sombres
feuillages, dans le petit bois près d'Étretat. C'est là que, pour
la première fois, elle avait senti frémir son corps auprès de ce
jeune homme qui l'aimait alors; c'est là qu'il avait balbutié,
pour la première fois, le timide désir de son coeur; c'est aussi
là qu'elle avait cru toucher tout à coup l'avenir radieux de ses
espérances.

Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte de pèlerinage
sentimental et superstitieux, comme si un retour à ce lieu devait
changer quelque chose à la marche de sa vie.

Julien était parti dès l'aube, elle ne savait où. Elle fit donc
seller le petit cheval blanc des Martin, qu'elle montait
quelquefois maintenant; et elle partit.

C'était par une de ces journées si tranquilles que rien ne remue
nulle part, pas une herbe, pas une feuille; tout semble immobile
pour jusqu'à la fin des temps, comme si le vent était mort. On
dirait disparus les insectes eux-mêmes.

Un calme brûlant et souverain descendait du soleil,
insensiblement, en buée d'or; et Jeanne allait au pas de son
bidet, bercée, heureuse. De temps en temps elle levait les yeux
pour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincée de
coton, un flocon de vapeur suspendu, oublié, resté là-haut, tout
seul, au milieu du ciel bleu.

Elle descendit dans la vallée qui va se jeter à la mer, entre ces
grandes arches de la falaise qu'on nomme les portes d'Étretat, et
tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumière à
travers la verdure encore grêle. Elle cherchait l'endroit sans le
retrouver, errant par les petits chemins.

Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçut tout au
bout deux chevaux de selle attachés contre un arbre, et elle les
reconnut aussitôt; c'étaient ceux de Gilberte et de Julien. La
solitude commençait à lui peser; elle fut heureuse de cette
rencontre imprévue; et elle mit au trot sa monture.

Quand elle eut atteint les deux bêtes patientes, comme accoutumées
à ces longues stations, elle appela. On ne lui répondit pas.

Un gant de femme et les deux cravaches gisaient sur le gazon
foulé. Donc ils s'étaient assis là, puis éloignés laissant leurs
chevaux.

Elle attendit un quart d'heure, vingt minutes, surprise, sans
comprendre ce qu'ils pouvaient faire. Comme elle avait mis pied à
terre, et ne remuait plus, appuyée contre un tronc d'arbre, deux
petits oiseaux, sans la voir, s'abattirent dans l'herbe tout près
d'elle. L'un d'eux s'agitait, sautillait autour de l'autre, les
ailes soulevées et vibrantes, saluant de la tête et pépiant; tout
à coup ils s'accouplèrent.

Jeanne fut surprise comme si elle eût ignoré cette chose; puis
elle se dit: «C'est vrai, c'est le printemps»; puis une autre
pensée lui vint, un soupçon. Elle regarda de nouveau le gant, les
cravaches, les deux chevaux abandonnés; et elle se remit
brusquement en selle avec une irrésistible envie de fuir.

Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Sa tête
travaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait les
circonstances. Comment n'avait-elle pas deviné plus tôt? Comment
n'avait-elle rien vu? Comment n'avait-elle pas compris les
absences de Julien, le recommencement de ses élégances passées,
puis l'apaisement de son humeur? Elle se rappelait aussi les
brusqueries nerveuses de Gilberte, ses câlineries exagérées, et,
depuis quelque temps, cette espèce de béatitude où elle vivait, et
dont le comte était heureux.

Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravement
réfléchir, et l'allure vive troublait ses idées.

Après la première émotion passée, son coeur était redevenu presque
calme, sans jalousie et sans haine, mais soulevé de mépris. Elle
ne songeait guère à Julien; rien ne l'étonnait plus de lui; mais
la double trahison de la comtesse, de son amie, la révoltait. Tout
le monde était donc perfide, menteur et faux. Et des larmes lui
vinrent aux yeux. On pleure parfois des illusions avec autant de
tristesse que les morts.

Elle se résolut pourtant à feindre de ne rien savoir, à fermer son
âme aux affections courantes, à n'aimer plus que Paul et ses
parents; et à supporter les autres avec un visage tranquille.

Sitôt rentrée, elle se jeta sur son fils, l'emporta dans sa
chambre et l'embrassa éperdument, pendant une heure sans
s'arrêter.

Julien revint pour dîner, charmant et souriant, plein d'intentions
aimables. Il demanda:

-- Père et petite mère ne viennent donc pas cette année?

Elle lui sut tant de gré de cette gentillesse qu'elle lui pardonna
presque la découverte du bois; et un violent désir l'envahissant
tout à coup de revoir bien vite les deux êtres qu'elle aimait le
plus après Paul, elle passa toute sa soirée à leur écrire, pour
hâter leur arrivée.

Ils annoncèrent leur retour pour le 20 mai. On était alors au 7 de
ce mois.

Elle les attendit avec une impatience grandissante, comme si elle
eût éprouvé, en dehors même de son affection filiale, un besoin
nouveau de frotter son coeur à des coeurs honnêtes, de causer,
l'âme ouverte, avec des gens purs, sains de toute infamie, dont la
vie, et toutes les actions, et toutes les pensées, et tous les
désirs avaient toujours été droits.

Ce qu'elle sentait maintenant, c'était une sorte d'isolement de sa
conscience juste au milieu de toutes ces consciences défaillantes;
et bien qu'elle eût appris soudain à dissimuler, bien qu'elle
accueillît la comtesse, la main tendue et la lèvre souriante,
cette sensation de vide, de mépris pour les hommes, elle la
sentait grandir, l'envelopper; et chaque jour les petites
nouvelles du pays lui jetaient à l'âme un dégoût plus grand, une
plus haute mésestime des êtres.

La fille des Couillard venait d'avoir un enfant et le mariage
allait avoir lieu. La servante des Martin, une orpheline, était
grosse; une petite voisine âgée de quinze ans était grosse; une
veuve, une pauvre femme boiteuse et sordide, qu'on appelait la
Crotte tant sa saleté paraissait horrible, était grosse.

À tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, ou bien quelque
fredaine d'une fille, d'une paysanne mariée et mère de famille ou
de quelque riche fermier respecté.

Ce printemps ardent semblait remuer les sèves chez les hommes
comme chez les plantes.

Et Jeanne, dont les sens éteints ne s'agitaient plus, dont le
coeur meurtri, l'âme sentimentale semblaient seuls remués par les
souffles tièdes et féconds, qui rêvait, exaltée sans désirs,
passionnée pour des songes et morte aux besoins charnels,
s'étonnait, pleine d'une répugnance qui devenait haineuse, de
cette sale bestialité.

L'accouplement des êtres l'indignait à présent comme une chose
contre nature; et, si elle en voulait à Gilberte, ce n'était point
de lui avoir pris son mari, mais du fait même d'être tombée aussi
dans cette fange universelle.

Elle n'était point, celle-là, de la race des rustres chez qui les
bas instincts dominent. Comment avait-elle pu s'abandonner de la
même façon que ces brutes?

Le jour même où devaient arriver ses parents, Julien raviva ses
répulsions en lui racontant gaiement, comme une chose toute
naturelle et drôle, que le boulanger ayant entendu quelque bruit
dans son four, la veille, qui n'était pas jour de cuisson, avait
cru y surprendre un chat rôdeur et avait trouvé sa femme «qui
n'enfournait pas du pain».

Et il ajoutait:

-- Le boulanger a bouché l'ouverture; ils ont failli étouffer là-
dedans; c'est le petit garçon de la boulangère qui a prévenu les
voisins; car il avait vu entrer sa mère avec le forgeron.

Et Julien riait, répétant:

-- Ils nous font manger du pain d'amour, ces facteurs-là. C'est un
vrai conte de La Fontaine.

Jeanne n'osait plus toucher au pain.

Lorsque la chaise de poste s'arrêta devant le perron et que la
figure heureuse du baron parut à la vitre, ce fut dans l'âme et
dans la poitrine de la jeune femme une émotion profonde, un
tumultueux élan d'affection comme elle n'en avait jamais ressenti.

Mais elle demeura saisie, et presque défaillante, quand elle
aperçut petite mère. La baronne, en ces six mois d'hiver, avait
vieilli de dix ans. Ses joues énormes, flasques, tombantes,
s'étaient empourprées, comme gonflées de sang; son oeil semblait
éteint; et elle ne remuait plus que soulevée sous les deux bras;
sa respiration pénible était devenue sifflante, et si difficile
qu'on éprouvait près d'elle une sensation de gêne douloureuse.

Le baron, l'ayant vue chaque jour, n'avait point remarqué cette
décadence; et, quand elle se plaignait de ses étouffements
continus, de son alourdissement grandissant, il répondait:

-- Mais non, ma chère, je vous ai toujours connue comme ça.

Jeanne, après les avoir accompagnés en leur chambre, se retira
dans la sienne pour pleurer, bouleversée, éperdue. Puis, elle alla
retrouver son père, et, se jetant sur son coeur, les yeux pleins
de larmes:

-- Oh! comme mère est changée! Qu'est-ce qu'elle a, dis-moi,
qu'est-ce qu'elle a?

Il fut très surpris, et répondit:

-- Tu crois? quelle idée? mais non. Moi qui ne l'ai point quittée,
je t'assure que je ne la trouve pas mal, elle est comme toujours.

Le soir Julien dit à sa femme:

-- Ta mère file un mauvais coton. Je la crois touchée.

Et, comme Jeanne éclatait en sanglots, il s'impatienta.

-- Allons, bon, je ne te dis pas qu'elle soit perdue. Tu es
toujours follement exagérée. Elle est changée, voilà tout, c'est
de son âge.

Au bout de huit jours elle n'y songeait plus, accoutumée à la
physionomie nouvelle de sa mère, et refoulant peut-être ses
craintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par une
sorte d'instinct égoïste, de besoin naturel de tranquillité d'âme,
les appréhensions, les soucis menaçants.

La baronne, impuissante à marcher, ne sortait plus qu'une demi-
heure chaque jour. Quand elle avait accompli une seule fois le
parcours de «son» allée, elle ne pouvait se mouvoir davantage et
demandait à s'asseoir sur «son» banc. Et, quand elle se sentait
incapable même de mener jusqu'au bout sa promenade, elle disait:

-- Arrêtons-nous; mon hypertrophie me casse les jambes
aujourd'hui.

Elle ne riait plus guère, souriait seulement aux choses qui
l'auraient secouée tout entière l'année précédente. Mais comme ses
yeux étaient demeurés excellents, elle passait des jours à relire
Corinne ou Les Méditations de Lamartine; puis elle demandait qu'on
lui apportât le tiroir «aux souvenirs». Alors, ayant vidé sur ses
genoux les vieilles lettres douces à son coeur, elle posait le
tiroir sur une chaise à côté d'elle et remettait dedans, une à
une, ses «reliques», après avoir lentement revu chacune. Et, quand
elle était seule, bien seule, elle en baisait certaines, comme on
baise secrètement les cheveux des morts qu'on aime.

Quelquefois, Jeanne, entrant brusquement, la trouvait pleurant,
pleurant des larmes tristes. Elle s'écriait:

-- Qu'as-tu, petite mère?

Et la baronne, après un long soupir, répondait:

-- Ce sont mes reliques qui m'ont fait ça. On remue des choses qui
ont été si bonnes et qui sont finies! Et puis il y a des personnes
auxquelles on ne pensait plus guère et qu'on retrouve tout d'un
coup. On croit les voir et les entendre, et ça vous produit un
effet épouvantable. Tu connaîtras ça, plus tard.

Quand le baron survenait en ces instants de mélancolie, il
murmurait:

-- Jeanne, ma chérie, si tu m'en crois, brûle tes lettres, toutes
tes lettres, celles de ta mère, les miennes, toutes. Il n'y a rien
de plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez dans
sa jeunesse.

Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, préparait sa «boîte
aux reliques», obéissant, bien qu'elle différât en tout de sa
mère, à une sorte d'instinct héréditaire de sentimentalité
rêveuse.

Le baron, après quelques jours, eut à s'absenter pour une affaire
et il partit.

La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantes
d'astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins aux
jours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petite
mère se trouva bientôt mieux portante; et Jeanne, oubliant les
amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presque
complètement heureuse. Toute la campagne resplendissait du matin
au soir, sous le soleil.

Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s'en alla par les
champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l'herbe criblée de
fleurs le long de la route, s'attendrissant dans une félicité sans
bornes. De minute en minute elle baisait l'enfant, le serrait
passionnément contre elle; puis, frôlée par quelque savoureuse
odeur de campagne, elle se sentait défaillante, anéantie dans un
bien-être infini. Puis elle rêva d'avenir pour lui. Que serait-il?
Tantôt elle le voulait grand homme, renommé, puissant. Tantôt elle
le préférait humble et restant près d'elle, dévoué, tendre, les
bras toujours ouverts pour maman. Quand elle l'aimait avec son
coeur égoïste de mère, elle désirait qu'il restât son fils, rien
que son fils; mais, quand elle l'aimait avec sa raison passionnée,
elle ambitionnait qu'il devînt quelqu'un par le monde.

Elle s'assit au bord d'un fossé et se mit à le regarder. Il lui
semblait qu'elle ne l'avait jamais vu. Et elle s'étonna
brusquement à la pensée que ce petit être serait grand, qu'il
marcherait d'un pas ferme, qu'il aurait de la barbe aux joues et
parlerait d'une voix sonore.

Au loin quelqu'un l'appelait. Elle leva la tête. C'était Marius
accourant. Elle pensa qu'une visite l'attendait, et elle se
dressa, mécontente d'être troublée. Mais le gamin arrivait à
toutes jambes, et, quand il fut assez près, il cria:

-- Madame, c'est madame la Baronne qu'est bien mal.

Elle sentit comme une goutte d'eau froide qui lui descendait le
long du dos; et elle repartit à grands pas, la tête égarée.

Elle aperçut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elle
s'élança et, le groupe s'étant ouvert, elle vit sa mère étendue
par terre, la tête soutenue par deux oreillers. La figure était
toute noire, les yeux fermés, et sa poitrine, qui depuis vingt ans
haletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l'enfant dans les
bras de la jeune femme, et l'emporta.

Jeanne, hagarde, demandait:

-- Qu'est-il arrivé? Comment est-elle tombée? Qu'on aille chercher
le médecin.

Et, comme elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu on ne
sait comment. Il offrit ses soins, s'empressa en relevant les
manches de sa soutane. Mais le vinaigre, l'eau de Cologne, les
frictions demeurèrent inefficaces.

-- Il faudrait la dévêtir et la coucher, dit le prêtre.

Le fermier Joseph Couillard se trouvait là ainsi que le père Simon
et Ludivine. Aidés de l'abbé Picot, ils voulurent emporter la
baronne; mais, quand ils la soulevèrent, la tête s'abattit en
arrière, et la robe qu'ils avaient saisie se déchirait, tant sa
grosse personne était pesante et difficile à remuer. Alors Jeanne
se mit à crier d'horreur. On reposa par terre le corps énorme et
mou.

Il fallut prendre un fauteuil du salon; et, quand on l'eut assise
dedans, on put enfin l'enlever. Pas à pas ils gravirent le perron,
puis l'escalier; et, parvenus dans la chambre, la déposèrent sur
le lit.

Comme la cuisinière n'en finissait pas d'enlever ses vêtements, la
veuve Dentu se trouva là juste à point, venue soudain, ainsi que
le prêtre, comme s'ils avaient «senti la mort», selon le mot des
domestiques.

Joseph Couillard partit à franc étrier pour prévenir le docteur;
et comme le prêtre se disposait à aller chercher les saintes
huiles, la garde lui souffla dans l'oreille:

-- Ne vous dérangez point, monsieur le Curé, je m'y connais, elle
a passé.

Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter, quel
remède employer. Le curé, à tout hasard, prononça l'absolution.

Pendant deux heures on attendit auprès du corps violet et sans
vie. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait, dévorée
d'angoisse et de douleur.

Lorsque la porte s'ouvrit et que le médecin parut il lui sembla
voir entrer le salut, la consolation, l'espérance; et elle
s'élança vers lui, balbutiant tout ce qu'elle savait de
l'accident:

-- Elle se promenait comme tous les jours... elle allait bien...
très bien même... elle avait mangé un bouillon et deux oeufs au
déjeuner... elle est tombée tout d'un coup... elle est devenue
noire comme vous la voyez... et elle n'a plus remué... nous avons
essayé de tout pour la ranimer... de tout...

Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au médecin
pour signifier que c'était fini, bien fini. Alors, se refusant à
comprendre, elle interrogea anxieusement, répétant:

-- Est-ce grave? croyez-vous que ce soit grave?

Il dit enfin:

-- J'ai bien peur que ce soit... que ce soit... fini. Ayez du
courage, un grand courage.

Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mère.

Julien rentrait. Il demeura stupéfait, visiblement contrarié, sans
cri de douleur ni désespoir apparent, pris à l'improviste trop
brusquement pour se faire d'un seul coup le visage et la
contenance qu'il fallait. Il murmura:

-- Je m'y attendais, je sentais bien que c'était la fin.

Puis il tira son mouchoir, s'essuya les yeux, s'agenouilla, se
signa, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussi
relever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavre et le
baisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu'on l'emportât. Elle
semblait folle.

Au bout d'une heure on la laissa revenir. Aucun espoir ne
subsistait. L'appartement était arrangé maintenant en chambre
mortuaire. Julien et le prêtre parlaient bas près d'une fenêtre.
La veuve Dentu, assise dans un fauteuil, d'une façon confortable,
en femme habituée aux veilles et qui se sent chez elle dans une
maison dès que la mort vient d'y entrer, paraissait assoupie déjà.

La nuit tombait. Le curé s'avança vers Jeanne, lui prit les mains,
l'encouragea, déversant, sur ce coeur inconsolable, l'onde
onctueuse des consolations ecclésiastiques. Il parla de la
trépassée, la célébra en termes sacerdotaux, et, triste de cette
fausse tristesse de prêtre pour qui les cadavres sont
bienfaisants, il s'offrit à passer la nuit en prières auprès du
corps.

Mais Jeanne, à travers ses larmes convulsives, refusa. Elle
voulait être seule, toute seule en cette nuit d'adieux. Julien
s'avança:

-- Mais ce n'est pas possible, nous resterons tous les deux.

Elle faisait «non» de la tête, incapable de parler davantage. Elle
put dire enfin:

-- C'est ma mère, ma mère. Je veux être seule à la veiller.

Le médecin murmura:

-- Laissez-la faire à sa guise, la garde pourra rester dans la
chambre à côté.

Le prêtre et Julien consentirent, songeant à leur lit. Puis l'abbé
Picot s'agenouilla à son tour, pria, se releva et sortit en
prononçant: «C'était une sainte», sur le ton dont il disait:
_Dominus vobiscum_.

Alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda:

-- Vas-tu prendre quelque chose?

Jeanne ne répondit point, ignorant qu'il s'adressait à elle. Il
reprit:

-- Tu ferais peut-être bien de manger un peu pour te soutenir.

Elle répliqua d'un air égaré:

-- Envoie tout de suite chercher papa.

Et il sortit pour expédier un cavalier à Rouen.

Elle demeura abîmée dans une sorte de douleur immobile, comme si
elle eût attendu, pour s'abandonner au flot montant des regrets
désespérés, l'heure du dernier tête-à-tête.

Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte de
ténèbres. La veuve Dentu se mit à rôder, de son pas léger,
cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvements
silencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu'elle
posa doucement sur la table de nuit couverte d'une serviette
blanche à la tête du lit.

Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elle
attendait d'être seule. Julien rentra; il avait dîné; et, de
nouveau, il demanda:

-- Tu ne veux rien prendre?

Sa femme fit «non» de la tête.

Il s'assit, d'un air résigné plutôt que triste, et demeura sans
parler.

Ils restaient tous trois, éloignés l'un de l'autre, sans un
mouvement, sur leurs sièges.

Par moments, la garde s'endormant ronflait un peu, puis se
réveillait brusquement.

Julien à la fin se leva, et, s'approchant de Jeanne:

-- Veux-tu rester seule maintenant?

Elle lui prit la main, dans un élan involontaire:

-- Oh oui, laissez-moi.

Il l'embrassa sur le front, en murmurant:

-- Je viendrai te voir de temps en temps.

Et il sortit avec la veuve Dentu qui roula son fauteuil dans la
chambre voisine.

Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deux
fenêtres. Elle reçut en pleine figure la tiède caresse d'un soir
de fenaison. Les foins de la pelouse, fauchés la veille, étaient
couchés sous le clair de lune.

Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme une ironie.

Elle revint auprès du lit, prit une des mains inertes et froides
et se mit à considérer sa mère.

Elle n'était plus enflée comme au moment de l'attaque; elle
semblait dormir à présent, plus paisiblement qu'elle n'avait
jamais fait; et la flamme pâle des bougies, qu'agitaient des
souffles, déplaçait, à tout moment, les ombres de son visage, la
faisait vivante comme si elle eût remué.

Jeanne la regardait avidement; et, du fond des lointains de sa
petite jeunesse, une foule de souvenirs accourait.

Elle se rappelait les visites de petite mère au parloir du
couvent, la façon dont elle lui tendait le sac de papier plein de
gâteaux, une multitude de petits détails, de petits faits, de
petites tendresses, des paroles, des intonations, des gestes
familiers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupir
essoufflé quand elle venait de s'asseoir.

Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorte
d'hébétement: «Elle est morte»; et toute l'horreur de ce mot lui
apparut.

Celle couchée là -- maman -- petite mère -- madame Adélaïde, était
morte? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne rirait plus,
ne dînerait plus jamais en face de petit père; elle ne dirait
plus: «Bonjour Jeannette.» Elle était morte!

On allait la clouer dans une caisse et l'enfouir, et ce serait
fini. On ne la verrait plus. Était-ce possible? Comment? Elle
n'aurait plus sa mère? Cette chère figure si familière, vue dès
qu'on a ouvert les yeux, aimée dès qu'on a ouvert les bras, ce
grand déversoir d'affection, cet être unique, la mère, plus
important pour le coeur que tout le reste des êtres, était
disparu. Elle n'avait plus que quelques heures à regarder son
visage, ce visage immobile et sans pensée; et puis rien, plus
rien, un souvenir.

Et elle s'abattit sur les genoux dans une crise horrible de
désespoir; et, les mains crispées sur la toile qu'elle tordait, la
bouche collée sur le lit, elle cria d'une voix déchirante,
étouffée dans les draps et les couvertures:

-- Oh! maman, ma pauvre maman, maman!

Puis, comme elle se sentait folle, folle ainsi qu'elle avait été
dans cette nuit de fuite à travers la neige, elle se releva et
courut à la fenêtre pour se rafraîchir, boire de l'air nouveau qui
n'était point l'air de cette couche, l'air de cette morte.

Les gazons coupés, les arbres, la lande, la mer là-bas, se
reposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charme
tendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra Jeanne
et elle se mit à pleurer lentement.

Puis elle revint auprès du lit et s'assit en reprenant dans sa
main la main de petite mère, comme si elle l'eût veillée malade.

Un gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battait
les murs comme une balle, allait d'un bout à l'autre de la
chambre. Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux
pour le voir; mais elle n'apercevait jamais que son ombre errante
sur le blanc du plafond.

Puis elle ne l'entendit plus. Alors elle remarqua le tic-tac léger
de la pendule et un autre petit bruit, ou, plutôt, un bruissement
presque imperceptible. C'était la montre de petite mère qui
continuait à marcher, oubliée dans la robe jetée sur une chaise
aux pieds du lit. Et soudain un vague rapprochement entre cette
morte et cette mécanique qui ne s'était point arrêtée raviva la
douleur aiguë au coeur de Jeanne.

Elle regarda l'heure. Il était à peine dix heures et demie; et
elle fut prise d'une peur horrible de cette nuit entière à passer
là.

D'autres souvenirs lui revenaient: ceux de sa propre vie --
Rosalie, Gilberte -- les amères désillusions de son coeur. Tout
n'était donc que misère, chagrin, malheur et mort. Tout trompait,
tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. Où trouver un peu
de repos et de joie? Dans une autre existence sans doute! Quand
l'âme était délivrée de l'épreuve de la terre. L'âme! Elle se mit
à rêver sur cet insondable mystère, se jetant brusquement en des
convictions poétiques que d'autres hypothèses, non moins vagues,
renversaient immédiatement. Où donc était, maintenant, l'âme de sa
mère? l'âme de ce corps immobile et glacé? Très loin, peut-être.
Quelque part dans l'espace? Mais où? Évaporée comme le parfum
d'une fleur sèche? ou errante comme un invisible oiseau échappé de
sa cage?

Rappelée à Dieu? ou éparpillée au hasard des créations nouvelles,
mêlée aux germes près d'éclore?

Très proche peut-être? Dans cette chambre, autour de cette chair
inanimée qu'elle avait quittée! Et brusquement Jeanne crut sentir
un souffle l'effleurer, comme le contact d'un esprit. Elle eut
peur, une peur atroce, si violente qu'elle n'osait plus remuer, ni
respirer, ni se retourner pour regarder derrière elle. Son coeur
battait comme dans les épouvantes.

Et soudain l'invisible insecte reprit son vol et se remit à
heurter les murs en tournoyant. Elle frissonna des pieds à la
tête, puis, rassurée tout à coup quand elle eut reconnu le
ronflement de la bête ailée, elle se leva, et se retourna. Ses
yeux tombèrent sur le secrétaire aux têtes de sphinx, le meuble
aux reliques.

Et une idée tendre et singulière l'envahit; c'était de lire, en
cette dernière veillée, comme elle aurait fait d'un livre pieux,
les vieilles lettres chères à la morte. Il lui sembla qu'elle
allait remplir un devoir délicat et sacré, quelque chose de
vraiment filial, qui ferait plaisir, dans l'autre monde, à petite
mère.

C'était l'ancienne correspondance de son grand'père et de sa
grand'mère, qu'elle n'avait point connus. Elle voulait leur tendre
les bras par-dessus le corps de leur fille, aller vers eux en
cette nuit funèbre comme s'ils eussent souffert aussi, former une
sorte de chaîne mystérieuse de tendresse entre ceux-là morts
autrefois, celle qui venait de disparaître à son tour, et elle-
même restée encore sur la terre.

Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans le
tiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes,
ficelés avec ordre, et rangés côte à côte.

Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne, par
une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit à lire.

C'étaient ces vieilles épîtres qu'on retrouve dans les antiques
secrétaires de famille, ces épîtres qui sentent un autre siècle.

La première commençait par «Ma chérie». Une autre par «Ma belle
petite-fille», puis c'étaient «Ma chère petite» -- «Ma mignonne» -
- «Ma fille adorée» puis «Ma chère enfant» -- «Ma chère Adélaïde»
-- «Ma chère fille», selon qu'elles s'adressaient à la fillette, à
la jeune fille et, plus tard, à la jeune femme.

Et tout cela était plein de tendresses passionnées et puériles, de
mille petites choses intimes, de ces grands et simples événements
du foyer, si mesquins pour les indifférents: «Père a la grippe; la
bonne Hortense s'est brûlée au doigt; le chat Croquerat est mort;
on a abattu le sapin à droite de la barrière; mère a perdu son
livre de messe en revenant de l'église, elle pense qu'on le lui a
volé.»

On y parlait aussi de gens inconnus à Jeanne, mais dont elle se
rappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois,
dans son enfance.

Elle s'attendrissait à ces détails qui lui semblaient des
révélations; comme si elle fût entrée tout à coup dans toute la
vie passée, secrète, la vie du coeur de petite mère. Elle
regardait le corps gisant; et, brusquement, elle se mit à lire
tout haut, à lire pour la morte, comme pour la distraire, la
consoler.

Et le cadavre immobile semblait heureux.

Une à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit; et elle
pensa qu'il faudrait les mettre dans le cercueil, comme on y
dépose des fleurs.

Elle délia un autre paquet. C'était une écriture nouvelle. Elle
commença: «Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t'aime à
devenir fou.»

Rien de plus; pas de nom.

Elle retourna le papier sans comprendre. L'adresse portait bien
«Madame la baronne Le Perthuis des Vauds».

Alors elle ouvrit la suivante: «Viens ce soir, dès qu'il sera
sorti. Nous aurons une heure. Je t'adore.»

Dans une autre: «J'ai passé une nuit de délire à te désirer
vainement. J'avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous mes
lèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages à
me jeter par la fenêtre en songeant qu'à cette heure-là tu dormais
à son côté, qu'il te possédait à son gré...»

Jeanne, interdite, ne comprenait pas.

Qu'était-ce que cela? À qui, pour qui, de qui ces paroles d'amour?

Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues, des
rendez-vous avec des recommandations de prudence, puis toujours, à
la fin, ces quatre mots: «Surtout brûle cette lettre.»

Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation à dîner,
mais de la même écriture et signée: «Paul d'Ennemare», celui que
le baron appelait, quand il parlait encore de lui: «Mon pauvre
vieux Paul», et dont la femme avait été la meilleure amie de la
baronne.

Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d'un doute qui devint
tout de suite une certitude. Sa mère l'avait eu pour amant.

Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d'une secousse ces
papiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeuse
montée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit à
pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui
déchiraient la gorge; puis, tout son être se brisant, elle
s'affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pour
qu'on n'entendît point ses gémissements, elle sanglota, abîmée
dans un désespoir insondable.

Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit; mais un bruit de
pas dans la pièce voisine la fit se redresser d'un bond. C'était
son père, peut-être? Et toutes les lettres gisaient sur le lit et
sur le plancher. Il lui suffirait d'en ouvrir une? Et il saurait
cela! lui!

Elle s'élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiers
jaunes, ceux des grands-parents et ceux de l'amant, et ceux
qu'elle n'avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore
ficelés dans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas
dans la cheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur
la table de nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande
flamme jaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre
d'une lueur vive et dansante, dessinant en noir sur le rideau
blanc du fond du lit le profil tremblotant du visage rigide et les
lignes du corps énorme sous le drap.

Quand il n'y eut plus qu'un amas de cendres au fond du foyer, elle
retourna s'asseoir auprès de la fenêtre ouverte comme si elle
n'eût plus osé rester auprès de la morte, et elle se remit à
pleurer, la figure dans ses mains, et gémissant d'un ton navré,
d'un ton de plainte désolée:

-- Oh! ma pauvre maman, oh! ma pauvre maman!

Et une atroce réflexion lui vint: si petite mère n'était pas
morte, par hasard, si elle n'était qu'endormie d'un sommeil
léthargique, si elle allait soudain se lever, parler? La
connaissance de l'affreux secret n'amoindrirait-elle pas son amour
filial? L'embrasserait-elle des mêmes lèvres pieuses? La
chérirait-elle de la même affection sacrée? Non. Ce n'était pas
possible! et cette pensée lui déchira le coeur.

La nuit s'effaçait; les étoiles pâlissaient; c'était l'heure
fraîche qui précède le jour. La lune descendue allait s'enfoncer
dans la mer qu'elle nacrait sur toute sa surface.

Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passée à la fenêtre
lors de son arrivée aux Peuples. Comme c'était loin, comme tout
était changé, comme l'avenir lui semblait différent.

Et voilà que le ciel devint rose, d'un rose joyeux, amoureux,
charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant un
phénomène, cette radieuse éclosion du jour, se demandant s'il
était possible que, sur cette terre où se levaient de pareilles
aurores, il n'y eût ni joie ni bonheur.

Un bruit de porte la fit tressaillir. C'était Julien. Il demanda:

-- Eh bien? tu n'es pas trop fatiguée?

Elle balbutia «Non», heureuse de n'être plus seule.

-- À présent, va te reposer, dit-il.

Elle embrassa lentement sa mère d'un baiser lent, douloureux et
navré; puis elle rentra dans sa chambre.

La journée s'écoula dans ces tristes occupations que réclame un
mort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.

L'enterrement eut lieu le lendemain.

Après qu'elle eut, pour la dernière fois, appuyé ses lèvres sur le
front glacé, qu'elle eut fait la dernière toilette, et vu couler
le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaient
venir.

Gilberte arriva la première et se jeta, en sanglotant, sur le
coeur de son amie.

On voyait par la fenêtre les voitures tourner à la grille, s'en
venant au trot. Et des voix résonnaient dans le grand vestibule.
Des femmes en noir entraient peu à peu dans la chambre, des femmes
que Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et la
vicomtesse de Briseville l'embrassèrent.

Elle s'aperçut tout à coup que tante Lison se glissait derrière
elle. Et elle l'étreignit avec tendresse, ce qui fit presque
défaillir la vieille fille.

Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait de cette
affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseil qu'il
demandait. Il ajouta d'un ton confidentiel:

-- Toute la noblesse est venue, ce sera très bien.

Et il repartit en saluant gravement les dames.

Tante Lison et la comtesse Gilberte restèrent seules auprès de
Jeanne pendant que s'accomplissait la cérémonie funèbre. La
comtesse l'embrassait sans cesse en répétant:

-- Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie!

Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, il pleurait
lui-même comme s'il avait perdu sa propre mère.




-- X --


Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornes dans
une maison qui semble vide par l'absence de l'être familier
disparu pour toujours, ces jours criblés de souffrance à chaque
rencontre de tout objet que maniait incessamment la morte.
D'instant en instant, un souvenir vous tombe sur le coeur et le
meurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restée dans le
vestibule, son verre que la bonne n'a point serré! Et dans toutes
les chambres on retrouve des choses traînant: ses ciseaux, un
gant, le volume dont les feuillets sont usés par ses doigts
alourdis, et mille riens qui prennent une signification
douloureuse parce qu'ils rappellent mille petits faits.

Et sa voix vous poursuit; on croit l'entendre; on voudrait fuir
n'importe où, échapper à la hantise de cette maison. Il faut
rester parce que d'autres sont là qui restent et souffrent aussi.

Et puis Jeanne demeurait écrasée sous le souvenir de ce qu'elle
avait découvert. Cette pensée pesait sur elle; son coeur broyé ne
se guérissait pas. Sa solitude d'à présent s'augmentait de ce
secret horrible; sa dernière confiance était tombée avec sa
dernière croyance.

Père, au bout de quelque temps, s'en alla, ayant besoin de remuer,
de changer d'air, de sortir du noir chagrin où il s'enfonçait de
plus en plus.

Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en temps
disparaître un de ses maîtres, reprit sa vie calme et régulière.

Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, resta douze
jours sans dormir, presque sans manger.

Il guérit; mais elle demeura épouvantée par cette idée qu'il
pouvait mourir. Alors que ferait-elle? que deviendrait-elle? Et
tout doucement se glissa dans son coeur le vague besoin d'avoir un
autre enfant. Bientôt elle en rêva, reprise tout entière par son
ancien désir de voir autour d'elle deux petits êtres, un garçon et
une fille. Et ce fut une obsession.

Mais, depuis l'affaire de Rosalie, elle vivait séparée de Julien.
Un rapprochement semblait même impossible dans les situations où
ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs; elle le savait; et la
seule pensée de subir de nouveau ses caresses la faisait frémir de
répugnance.

Elle s'y serait pourtant résignée, tant l'envie d'être encore mère
la harcelait; mais elle se demandait comment pourraient
recommencer leurs baisers? Elle serait morte d'humiliation plutôt
que de laisser deviner ses intentions; et il ne paraissait plus
songer à elle.

Elle y eût renoncé peut-être; mais voilà que, chaque nuit, elle se
mit à rêver d'une fille; et elle la voyait jouant avec Paul sous
le platane; et parfois elle sentait une sorte de démangeaison de
se lever, et d'aller, sans prononcer un mot, trouver son mari dans
sa chambre. Deux fois même elle se glissa jusqu'à sa porte; puis
elle revint vivement, le coeur battant de honte.

Le baron était parti; petite mère était morte; Jeanne maintenant
n'avait plus personne qu'elle pût consulter, à qui elle pût
confier ses intimes secrets.

Alors elle se résolut à aller trouver l'abbé Picot, et à lui dire,
sous le sceau de la confession, les difficiles projets qu'elle
avait.

Elle arriva comme il lisait son bréviaire dans son petit jardin
planté d'arbres fruitiers.

Après avoir causé quelques minutes de choses et d'autres, elle
balbutia, en rougissant:

-- Je voudrais me confesser, monsieur l'abbé.

Il demeura stupéfait et releva ses lunettes pour la bien
considérer; puis il se mit à rire.

-- Vous ne devez pourtant pas avoir de gros péchés sur la
conscience.

Elle se troubla tout à fait, et reprit:

-- Non, mais j'ai un conseil à vous demander, un conseil si...
si... si pénible que je n'ose pas vous en parler comme ça.

Il quitta instantanément son aspect bonhomme et prit son air
sacerdotal:

-- Eh bien, mon enfant, je vous écouterai dans le confessionnal,
allons.

Mais elle le retint, hésitante, arrêtée tout à coup par une sorte
de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans le
recueillement d'une église vide.

-- Ou bien, non..., monsieur le curé... je puis... je puis... si
vous le voulez... vous dire ici ce qui m'amène. Tenez, nous allons
nous asseoir là-bas sous votre petite tonnelle.

Ils y allèrent à pas lents. Elle cherchait comment s'exprimer,
comment débuter. Ils s'assirent.

Alors, comme si elle se fût confessée, elle commença: «Mon
père...» puis elle hésita, répéta de nouveau: «Mon père...» et se
tut, tout à fait troublée.

Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant son
embarras, il l'encouragea:

-- Eh bien, ma fille, on dirait que vous n'osez pas; voyons,
prenez courage.

Elle se décida, comme un poltron qui se jette au danger:

-- Mon père, je voudrais un autre enfant.

Il ne répondit rien, ne comprenant pas. Alors elle s'expliqua,
perdant les mots, effarée.

-- Je suis seule dans la vie maintenant; mon père et mon mari ne
s'entendent guère; ma mère est morte; et... et...

Elle prononça tout bas en frissonnant...:

-- L'autre jour j'ai failli perdre mon fils! Que serais-je devenue
alors?...

Elle se tut. Le prêtre, dérouté, la regardait.

-- Voyons, arrivez au fait.

Elle répéta:

-- Je voudrais un autre enfant.

Alors il sourit, habitué aux grosses plaisanteries des paysans qui
ne se gênaient guère devant lui, et il répondit avec un hochement
de tête malin:

-- Eh bien, il me semble qu'il ne tient qu'à vous.

Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, bégayant de confusion:

-- Mais... mais... vous comprenez que depuis ce... ce que... ce
que vous savez de... de cette bonne... mon mari et moi nous
vivons... nous vivons tout à fait séparés.

Accoutumé aux promiscuités et aux moeurs sans dignité des
campagnes, il fut étonné de cette révélation; puis, tout à coup,
il crut deviner le désir véritable de la jeune femme. Il la
regarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sa
détresse:

-- Oui, je saisis parfaitement. Je comprends que votre... votre
veuvage vous pèse. Vous êtes jeune, bien portante. Enfin, c'est
naturel, trop naturel.

Il se remettait à sourire, emporté par sa nature grivoise de
prêtre campagnard; et il tapotait doucement la main de Jeanne:

-- Ça vous est permis, bien permis même par les commandements. --
L'oeuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement. -- Vous
êtes mariée, n'est-ce pas? Ce n'est point pour piquer des raves.

À son tour elle n'avait pas compris d'abord ses sous-entendus;
mais, sitôt qu'elle les pénétra, elle s'empourpra, toute saisie,
avec des larmes aux yeux.

-- Oh! monsieur le curé, que dites-vous? que pensez-vous? Je vous
jure... Je vous jure...

Et les sanglots l'étouffèrent.

Il fut surpris; et il la consolait:

-- Allons, je n'ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantais
un peu; ça n'est pas défendu quand on est honnête. Mais comptez
sur moi; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M. Julien.

Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refuser
cette intervention qu'elle craignait maladroite et dangereuse,
mais elle n'osait point; et elle se sauva après avoir balbutié:

-- Je vous remercie, monsieur le curé.

Huit jours se passèrent. Elle vivait dans une angoisse
d'inquiétude.

Un soir, au dîner, Julien la regarda d'une façon singulière avec
un certain pli souriant des lèvres qu'elle lui connaissait en ses
heures de gouaillerie. Il eut même à son égard une sorte de
galanterie imperceptiblement ironique; et comme ils se promenaient
ensuite dans la grande avenue de petite mère, il lui dit tout bas
dans l'oreille:

-- Il paraît que nous sommes raccommodés.

Elle ne répondit rien. Elle regardait par terre une sorte de ligne
droite presque invisible à présent, l'herbe ayant repoussé.
C'était la trace du pied de la baronne qui s'effaçait, comme
s'efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le coeur crispé, noyé
de tristesse; elle se sentait perdue dans la vie, si loin de tout
le monde.

Julien reprit:

-- Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te déplaire.

Le soleil se couchait, l'air était doux. Une envie de pleurer
oppressait Jeanne, un de ces besoins d'expansion vers un coeur
ami, un besoin d'étreindre, en murmurant ses peines. Un sanglot
lui montait à la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le coeur
de Julien.

Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, ne
pouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensa qu'elle
l'aimait encore et déposa sur son chignon un baiser condescendant.

Puis ils rentrèrent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambre
et passa la nuit avec elle.

Et leurs rapports anciens recommencèrent. Il les accomplissait
comme un devoir qui cependant ne lui déplaisait pas; elle les
subissait comme une nécessité écoeurante et pénible, avec la
résolution de les arrêter pour toujours dès qu'elle se sentirait
enceinte de nouveau.

Mais elle remarqua bientôt que les caresses de son mari semblaient
différentes de jadis. Elles étaient plus raffinées peut-être, mais
moins complètes. Il la traitait comme un amant discret, et non
plus comme un époux tranquille.

Elle s'étonna, observa, et s'aperçut bientôt que toutes ses
étreintes s'arrêtaient avant qu'elle pût être fécondée.

Alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura:

-- Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier comme
autrefois?

Il se mit à ricaner:

-- Parbleu, pour ne pas t'engrosser.

Elle tressaillit:

-- Pourquoi donc ne veux-tu plus d'enfants?

Il demeura perclus de surprise:

-- Hein? tu dis? mais tu es folle? Un autre enfant? Ah! mais non,
par exemple! C'est déjà trop d'un pour piailler, occuper tout le
monde et coûter de l'argent. Un autre enfant: merci!

Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l'enveloppa d'amour, et,
tout bas:

-- Oh! je t'en supplie, rends-moi mère encore une fois.

Mais il se fâcha comme si elle l'eût blessé: «Ça vraiment, tu
perds la tête. Fais-moi grâce de tes bêtises, je te prie.»

Elle se tut et se promit de le forcer par ruse à lui donner le
bonheur qu'elle rêvait.

Alors elle essaya de prolonger ses baisers, jouant la comédie
d'une ardeur délirante, le liant à elle de ses deux bras crispés
en des transports qu'elle simulait. Elle usa de tous les
subterfuges; mais il resta maître de lui; et pas une fois il ne
s'oublia.

Alors, travaillée de plus en plus par son désir acharné, poussée à
bout, prête à tout braver, à tout oser, elle retourna chez l'abbé
Picot.

Il achevait son déjeuner; il était fort rouge, ayant toujours des
palpitations après ses repas. Dès qu'il la vit entrer, il s'écria:
«Eh bien?» désireux de savoir le résultat de ses négociations.

Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle répondit
immédiatement:

-- Mon mari ne veut plus d'enfants.

L'abbé se retourna vers elle, intéressé tout à fait, prêt à
fouiller avec une curiosité de prêtre dans ces mystères du lit qui
lui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda:

-- Comment ça?

Alors, malgré sa détermination, elle se troubla pour expliquer:

-- Mais il... il... il refuse de me rendre mère.

L'abbé comprit, il connaissait ces choses; et il se mit à
interroger avec des détails précis et minutieux, une gourmandise
d'homme qui jeûne.

Puis il réfléchit quelques instants et, d'une voix tranquille,
comme s'il lui eût parlé de la récolte qui venait bien, il lui
traça un plan de conduite habile, réglant tous les points:

-- Vous n'avez qu'un moyen, ma chère enfant, c'est de lui faire
accroire que vous êtes grosse. Il ne s'observera plus; et vous le
deviendrez pour de vrai.

Elle rougit jusqu'aux yeux; mais, déterminée à tout, elle insista.

-- Et... et s'il ne me croit pas?

Le curé savait bien les ressources pour conduire et tenir les
hommes:

-- Annoncez votre grossesse à tout le monde, dites-la partout; il
finira par y croire lui-même.

Puis il ajouta, comme pour s'absoudre de ce stratagème:

-- C'est votre droit, l'Église ne tolère les rapports entre homme
et femme que dans le but de la procréation.

Elle suivit le conseil rusé et, quinze jours plus tard, elle
annonçait à Julien qu'elle se croyait grosse. Il eut un sursaut.

-- Pas possible! ce n'est pas vrai.

Elle indiqua aussitôt la raison de ses soupçons. Mais il se
rassura.

-- Bah! attends un peu. Tu verras.

Alors chaque matin, il demanda:

-- Eh bien?

Et toujours elle répondait:

-- Non, pas encore. Je serais bien trompée si je n'étais pas
enceinte.

Il s'inquiétait à son tour, furieux et désolé, autant que surpris.
Il répétait:

-- Je n'y comprends rien, mais rien. Si je sais comment cela s'est
fait! je veux bien être pendu.

Au bout d'un mois elle annonçait de tous les côtés la nouvelle
sauf à la comtesse Gilberte, par une sorte de pudeur compliquée et
délicate.

Depuis sa première inquiétude, Julien ne l'approchait plus; puis
il prit, en rageant, son parti, et déclara:

-- En voilà un qui n'était pas demandé.

Et il recommença à pénétrer dans la chambre de sa femme.

Ce qu'avait prévu le prêtre se réalisa complètement. Elle était
grosse.

Alors, inondée d'une joie délirante, elle ferma sa porte chaque
soir, se vouant, dans un élan de reconnaissance vers la vague
divinité qu'elle adorait, à une chasteté éternelle.

Elle se sentait de nouveau presque heureuse, s'étonnant de la
promptitude avec laquelle s'était adoucie sa douleur après la mort
de sa mère. Elle s'était crue inconsolable; et voilà qu'en deux
mois à peine cette plaie vive se fermait. Il ne lui restait plus
qu'une mélancolie attendrie, comme un voile de chagrin jeté sur sa
vie. Aucun événement ne lui paraissait plus possible. Ses enfants
grandiraient, l'aimeraient; elle vieillirait tranquille, contente,
sans s'occuper de son mari.

Vers la fin du mois de septembre, l'abbé Picot vint faire une
visite de cérémonie avec une soutane neuve qui ne portait encore
que huit jours de taches; et il présenta son successeur, l'abbé
Tolbiac. C'était un tout jeune prêtre maigre, fort petit, à la
parole emphatique, et dont les yeux, cerclés de noir et caves,
indiquaient une âme violente. Le vieux curé était nommé doyen de
Goderville.

Jeanne ressentit une vraie tristesse de ce départ. La figure du
bonhomme était liée à tous ses souvenirs de jeune femme. Il
l'avait mariée, il avait baptisé Paul, et enterré la baronne. Elle
ne se figurait pas Étouvent sans la bedaine de l'abbé Picot
passant le long des cours des fermes; et elle l'aimait parce qu'il
était joyeux et naturel.

Malgré son avancement il ne semblait pas gai. Il disait:

-- Ça me coûte, ça me coûte, madame la comtesse. Voilà dix-huit
ans que je suis ici. Oh! la commune rapporte peu et ne vaut point
grand-chose. Les hommes n'ont pas plus de religion qu'il ne faut,
et les femmes, les femmes, voyez-vous, n'ont guère de conduite.
Les filles ne passent à l'église pour le mariage qu'après avoir
fait un pèlerinage à Notre- Dame du Gros-Ventre, et la fleur
d'oranger ne vaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l'aimais,
moi.

Le nouveau curé faisait des gestes d'impatience, et devenait
rouge. Il dit brusquement:

-- Avec moi, il faudra que tout cela change.

Il avait l'air d'un enfant rageur, tout frêle et tout maigre dans
sa soutane usée déjà, mais propre.

L'abbé Picot le regarda de biais, comme il faisait en ses moments
de gaieté, et il reprit:

-- Voyez-vous, l'abbé, pour empêcher ces choses-là, il faudrait
enchaîner vos paroissiens, et encore ça ne servirait à rien.

Le petit prêtre répondit d'un ton cassant:

-- Nous verrons bien.

Et le vieux curé sourit en humant sa prise:

-- L'âge vous calmera, l'abbé, et l'expérience aussi; vous
éloignerez de l'église vos derniers fidèles; et voilà tout. Dans
ce pays-ci, on est croyant, mais tête de chien: prenez garde. Ma
foi, quand je vois entrer au prône une fille qui me paraît un peu
grasse, je me dis: «C'est un paroissien de plus qu'elle m'amène»
et je tâche de la marier. Vous ne les empêcherez pas de fauter,
voyez-vous; mais vous pouvez aller trouver le garçon et l'empêcher
d'abandonner la mère. Mariez-les, l'abbé, mariez-les, ne vous
occupez pas d'autre chose.

Le nouveau curé répondit avec rudesse:

-- Nous pensons différemment; il est inutile d'insister.

Et l'abbé Picot se remit à regretter son village, la mer qu'il
voyait des fenêtres du presbytère, les petites vallées en
entonnoir où il allait réciter son bréviaire, en regardant au loin
passer les bateaux.

Et les deux prêtres prirent congé. Le vieux embrassa Jeanne, qui
faillit pleurer.

Huit jours plus tard, l'abbé Tolbiac revint. Il parla des réformes
qu'il accomplissait comme aurait pu le faire un prince prenant
possession de son royaume. Puis il pria la comtesse de ne point
manquer l'office du dimanche, et de communier à toutes les fêtes.

-- Vous et moi, disait-il, nous sommes la tête du pays; nous
devons le gouverner et nous montrer toujours comme un exemple à
suivre. Il faut que nous soyons unis pour être puissants et
respectés. L'église et le château se donnant la main, la chaumière
nous craindra et nous obéira.

La religion de Jeanne était toute de sentiment; elle avait cette
foi rêveuse que garde toujours une femme; et, si elle
accomplissait à peu près ses devoirs, c'était surtout par habitude
gardée du couvent, la philosophie frondeuse du baron ayant depuis
longtemps jeté bas ses convictions.

L'abbé Picot se contentait du peu qu'elle pouvait lui donner et ne
la gourmandait jamais. Mais son successeur, ne l'ayant point vue à
l'office du précédent dimanche, était accouru inquiet et sévère.

Elle ne voulut point rompre avec le presbytère et promit, se
réservant de ne se montrer assidue que par complaisance dans les
premières semaines.

Mais, peu à peu, elle prit l'habitude de l'église et subit
l'influence de ce frêle abbé intègre et dominateur. Mystique, il
lui plaisait par ses exaltations et ses ardeurs. Il faisait vibrer
en elle la corde de poésie religieuse que toutes les femmes ont
dans l'âme. Son austérité intraitable, son mépris du monde et des
sensualités, son dégoût des préoccupations humaines, son amour de
Dieu, son inexpérience juvénile et sauvage, sa parole dure, sa
volonté inflexible donnaient à Jeanne l'impression de ce que
devaient être les martyrs; et elle se laissait séduire, elle,
cette souffrante déjà désabusée, par le fanatisme rigide de cet
enfant, ministre du Ciel.

Il la menait au Christ consolateur, lui montrant comment les joies
pieuses de la religion apaiseraient toutes ses souffrances; et
elle s'agenouillait au confessionnal, s'humiliant, se sentant
petite et faible devant ce prêtre qui semblait avoir quinze ans.

Mais il fut bientôt détesté par toute la campagne.

D'une inflexible sévérité pour lui-même, il se montrait pour les
autres d'une implacable intolérance. Une chose surtout le
soulevait de colère et d'indignation, l'amour. Il en parlait dans
ses prêches avec emportement, en termes crus, selon l'usage
ecclésiastique, jetant sur cet auditoire de rustres des périodes
tonnantes contre la concupiscence; et il tremblait de fureur,
trépignait, l'esprit hanté des images qu'il évoquait dans ses
fureurs.

Les grands gars et les filles se coulaient des regards sournois à
travers l'église; et les vieux paysans, qui aiment toujours à
plaisanter sur ces choses-là, désapprouvaient l'intolérance du
petit curé en retournant à la ferme après l'office, à côté du fils
en blouse bleue et de la fermière en mante noire. Et toute la
contrée était en émoi.

On se racontait tout bas ses sévérités au confessionnal, les
pénitences sévères qu'il infligeait; et, comme il s'obstinait à
refuser l'absolution aux filles dont la chasteté avait subi des
atteintes, la moquerie s'en mêla. On riait, aux grand-messes des
fêtes, quand on voyait des jeunesses rester à leurs bancs au lieu
d'aller communier avec les autres.

Bientôt il épia les amoureux pour empêcher leurs rencontres, comme
fait un garde poursuivant les braconniers. Il les chassait le long
des fossés, derrière les granges, par les soirs de lune, et dans
les touffes de joncs marins sur le versant des petites côtes.

Une fois il en découvrit deux qui ne se désunirent pas devant lui;
ils se tenaient par la taille, et marchaient en s'embrassant dans
un ravin rempli de pierres.

L'abbé cria:

-- Voulez-vous bien finir, manants que vous êtes!

Et le gars, s'étant retourné, lui répondit:

-- Mêlez-vous d'vos affaires, m'sieu l'curé, celles-là n'vous
r'gardent pas.

Alors l'abbé ramassa des cailloux et les leur jeta comme on fait
aux chiens.

Ils s'enfuirent en riant tous deux; et le dimanche suivant, il les
dénonça par leurs noms en pleine église.

Tous les garçons du pays cessèrent d'aller aux offices.

Le curé dînait au château tous les jeudis, et venait souvent en
semaine causer avec sa pénitente. Elle s'exaltait comme lui,
discutait sur les choses immatérielles, maniait tout l'arsenal
antique et compliqué des controverses religieuses.

Ils se promenaient tous deux le long de la grande allée de la
baronne en parlant du Christ et des Apôtres, et de la Vierge et
des Pères de l'Église, comme s'ils les eussent connus. Ils
s'arrêtaient parfois pour se poser des questions profondes qui les
faisaient divaguer mystiquement, elle, se perdant en des
raisonnements poétiques qui montaient au ciel comme des fusées,
lui plus précis, arguant comme un avoué monomane qui démontrerait
mathématiquement la quadrature du cercle.

Julien traitait le nouveau curé avec un grand respect, répétant
sans cesse:

-- Il me va, ce prêtre-là, il ne pactise pas.

Et il se confessait et communiait à volonté, donnant l'exemple
prodigalement.

Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville,
chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer de lui, et
montant à cheval avec la comtesse, malgré les pluies et les gros
temps. Le comte disait:

-- Ils sont enragés avec leur cheval, mais cela fait du bien à ma
femme.

Le baron revint vers la mi-novembre. Il était changé, vieilli,
éteint, baigné dans une tristesse noire qui avait pénétré son
esprit. Et tout de suite l'amour qui le liait à sa fille sembla
accru comme si ces quelques mois de morne solitude eussent
exaspéré son besoin d'affection, de confiance et de tendresse.

Jeanne ne lui confia point ses idées nouvelles, son intimité avec
l'abbé Tolbiac, et son ardeur religieuse; mais, la première fois
qu'il vit le prêtre, il sentit s'éveiller contre lui une inimitié
véhémente.

Et quand la jeune femme lui demanda, le soir: «Comment le trouves-
tu?» il répondit:

-- Cet homme-là, c'est un inquisiteur! Il doit être très
dangereux.

Puis quand il eut appris par les paysans dont il était l'ami, les
sévérités du jeune prêtre, ses violences, cette espèce de
persécution qu'il exerçait contre les lois et les instincts innés,
ce fut une haine qui éclata dans son coeur.

Il était, lui, de la race des vieux philosophes adorateurs de la
nature, attendri dès qu'il voyait deux animaux s'unir, à genoux
devant une espèce de Dieu panthéiste et hérissé devant la
conception catholique d'un Dieu à intentions bourgeoises, à
colères jésuitiques et à vengeances de tyran, un Dieu qui lui
rapetissait la création entrevue, fatale, sans limites, toute-
puissante, la création vie, lumière, terre, pensée, plante, roche,
homme, air, bête, étoile, Dieu, insecte en même temps, créant
parce qu'elle est création, plus forte qu'une volonté, plus vaste
qu'un raisonnement, produisant sans but, sans raison et sans fin
dans tous les sens et dans toutes les formes à travers l'espace
infini, suivant les nécessités du hasard et le voisinage des
soleils chauffant les mondes.

La création contenait tous les germes, la pensée et la vie se
développant en elle comme des fleurs et des fruits sur les arbres.

Pour lui donc, la reproduction était la grande loi générale,
l'acte sacré, respectable, divin, qui accomplit l'obscure et
constante volonté de l'Être Universel. Et il commença, de ferme en
ferme, une campagne ardente contre le prêtre intolérant,
persécuteur de la vie.

Jeanne, désolée, priait le Seigneur, implorait son père; mais il
répondait toujours:

-- Il faut combattre ces hommes-là, c'est notre droit et notre
devoir. Ils ne sont pas humains.

Il répétait, en secouant ses longs cheveux blancs:

-- Ils ne sont pas humains; ils ne comprennent rien, rien, rien.
Ils agissent dans un rêve fatal; ils sont anti-physiques.

Et il criait «Anti-physiques!» comme s'il eût jeté une
malédiction.

Le prêtre sentait bien l'ennemi, mais, comme il tenait à rester
maître du château et de la jeune femme, il temporisait, sûr de la
victoire finale.

Puis une idée fixe le hantait; il avait découvert par hasard les
amours de Julien et de Gilberte, et il les voulait interrompre à
tout prix.

Il s'en vint un jour trouver Jeanne et, après un long entretien
mystique, il lui demanda de s'unir à lui pour combattre, pour tuer
le mal dans sa propre famille, pour sauver deux âmes en danger.

Elle ne comprit pas et voulut savoir. Il répondit:

-- L'heure n'est pas venue, je vous reverrai bientôt.

Et il partit brusquement.

L'hiver alors touchait à sa fin, un hiver pourri, comme on dit aux
champs, humide et tiède.

L'abbé revint quelques jours plus tard et parla en termes obscurs
d'une de ces liaisons indignes entre gens qui devraient être
irréprochables. Il appartenait, disait-il, à ceux qui avaient
connaissance de ces faits, de les arrêter par tous les moyens.
Puis il entra en des considérations élevées, puis, prenant la main
de Jeanne, il l'adjura d'ouvrir les yeux, de comprendre et de
l'aider.

Elle avait compris, cette fois, mais elle se taisait, épouvantée à
la pensée de tout ce qui pouvait survenir de pénible dans sa
maison tranquille à présent, et elle feignit de ne pas savoir ce
que l'abbé voulait dire. Alors il n'hésita plus et parla
clairement.

-- C'est un devoir pénible que je vais accomplir, madame la
comtesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministère que je
remplis m'ordonne de ne pas vous laisser ignorer ce que vous
pouvez empêcher. Sachez donc que votre mari entretient une amitié
criminelle avec Mme de Fourville.

Elle baissa la tête, résignée et sans force.

Le prêtre reprit:

-- Que comptez-vous faire, maintenant?

Alors elle balbutia:

-- Que voulez-vous que je fasse, monsieur l'abbé?

Il répondit violemment:

-- Vous jeter en travers de cette passion coupable.

Elle se mit à pleurer; et d'une voix navrée:

-- Mais il m'a déjà trompée avec une bonne; mais il ne m'écoute
pas; il ne m'aime plus; il me maltraite sitôt que je manifeste un
désir qui ne lui convient pas. Que puis-je?

Le curé, sans répondre directement, s'écria:

-- Alors, vous vous inclinez! Vous vous résignez! Vous consentez!
L'adultère est sous votre toit; et vous le tolérez! Le crime
s'accomplit sous vos yeux, et vous détournez le regard? Êtes-vous
une épouse? une chrétienne? une mère?

Elle sanglotait:

-- Que voulez-vous que je fasse?

Il répliqua:

-- Tout plutôt que de permettre cette infamie. Tout, vous dis-je.
Quittez-le. Fuyez cette maison souillée.

Elle dit:

-- Mais je n'ai pas d'argent, monsieur l'abbé; et puis je suis
sans courage, maintenant; et puis comment partir sans preuves? Je
n'en ai même pas le droit.

Le prêtre se leva, frémissant:

-- C'est la lâcheté qui vous conseille, madame, je vous croyais
autre. Vous êtes indigne de la miséricorde de Dieu!

Elle tomba à ses genoux:

-- Oh! je vous en prie, ne m'abandonnez pas, conseillez-moi!

Il prononça d'une voix brève:

-- Ouvrez les yeux de M. de Fourville. C'est à lui qu'il
appartient de rompre cette liaison.

À cette pensée une épouvante la saisit:

-- Mais il les tuerait, monsieur l'abbé! Et je commettrais une
dénonciation! Oh! pas cela, jamais!

Alors, il leva la main comme pour la maudire, tout soulevé de
colère:

-- Restez dans votre honte et dans votre crime; car vous êtes plus
coupable qu'eux. Vous êtes l'épouse complaisante! Je n'ai plus
rien à faire ici.

Et il s'en alla, si furieux que tout son corps tremblait.

Elle le suivit éperdue, prête à céder, commençant à promettre.
Mais il demeurait vibrant d'indignation, marchant à pas rapides en
secouant de rage son grand parapluie bleu presque aussi haut que
lui.

Il aperçut Julien debout près de la barrière, dirigeant des
travaux d'ébranchage; alors il tourna à gauche pour traverser la
ferme des Couillard; et il répétait:

-- Laissez-moi, madame, je n'ai plus rien à vous dire.

Juste sur son chemin, au milieu de la cour, un tas d'enfants, ceux
de la maison et ceux des voisins attroupés autour de la loge de la
chienne Mirza, contemplaient curieusement quelque chose, avec une
attention concentrée et muette. Au milieu d'eux le baron, les
mains derrière le dos, regardait aussi avec curiosité. On eût dit
un maître d'école. Mais, quand il vit de loin le prêtre, il s'en
alla pour éviter de le rencontrer, de le saluer, de lui parler.

Jeanne disait, suppliante:

-- Laissez-moi quelques jours, monsieur l'abbé, et revenez au
château. Je vous raconterai ce que j'aurai pu faire, et ce que
j'aurai préparé; et nous aviserons.

Ils arrivaient alors auprès du groupe des enfants; et le curé
s'approcha pour voir ce qui les intéressait ainsi. C'était la
chienne qui mettait bas. Devant sa niche cinq petits grouillaient
déjà autour de la mère qui les léchait avec tendresse, étendue sur
le flanc, tout endolorie. Au moment où le prêtre se penchait, la
bête crispée s'allongea et un sixième petit toutou parut. Tous les
galopins alors, saisis de joie, se mirent à crier en battant des
mains:

-- En v'là encore un, en v'là encore un!

C'était un jeu pour eux, un jeu naturel où rien d'impur n'entrait.
Ils contemplaient cette naissance comme ils auraient regardé
tomber des pommes.

L'abbé Tolbiac demeura d'abord stupéfait, puis, saisi d'une fureur
irrésistible, il leva son grand parapluie et se mit à frapper dans
le tas des enfants sur les têtes, de toute sa force. Les galopins
effarés s'enfuirent à toutes jambes; et il se trouva subitement en
face de la chienne en gésine qui s'efforçait de se lever. Mais il
ne la laissa pas même se dresser sur ses pattes, et, la tête
perdue, il commença à l'assommer à tour de bras. Enchaînée, elle
ne pouvait s'enfuir, et gémissait affreusement en se débattant
sous les coups. Il cassa son parapluie. Alors, les mains vides, il
monta dessus, la piétinant avec frénésie, la pilant, l'écrasant.
Il lui fit mettre au monde un dernier petit qui jaillit sous la
pression; et il acheva, d'un talon forcené, le corps saignant qui
remuait encore au milieu des nouveau-nés piaulants, aveugles et
lourds, cherchant déjà les mamelles.

Jeanne s'était sauvée; mais le prêtre soudain se sentit pris au
cou, un soufflet fit sauter son tricorne; et le baron, exaspéré,
l'emporta jusqu'à la barrière et le jeta sur la route.

Quand M. Le Perthuis se retourna, il aperçut sa fille à genoux,
sanglotant au milieu des petits chiens et les recueillant dans sa
jupe. Il revint vers elle à grands pas, en gesticulant, et il
criait:

-- Le voilà, le voilà, l'homme en soutane! L'as-tu vu, maintenant?

Les fermiers étaient accourus, tout le monde regardait la bête
éventrée; et la mère Couillard déclara:

-- C'est-il possible d'être sauvage comme ça!

Mais Jeanne avait ramassé les sept petits et prétendait les
élever.

On essaya de leur donner du lait: trois moururent le lendemain.
Alors le père Simon courut le pays pour découvrir une chienne
allaitant. Il n'en trouva pas, mais il rapporta une chatte en
affirmant qu'elle ferait l'affaire. On tua donc trois autres
petits et on confia le dernier à cette nourrice d'une autre race.
Elle l'adopta immédiatement, et lui tendit sa mamelle en se
couchant sur le côté.

Pour qu'il n'épuisât point sa mère adoptive, on sevra le chien
quinze jours après, et Jeanne se chargea de le nourrir elle-même
au biberon. Elle l'avait nommé Toto. Le baron changea son nom
d'autorité, et le baptisa «Massacre».

Le prêtre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lança du
haut de la chaire des imprécations, des malédictions et des
menaces contre le château, disant qu'il faut porter le fer rouge
dans les plaies, anathématisant le baron qui s'en amusa, et
marquant d'une allusion voilée, encore timide, les nouvelles
amours de Julien. Le vicomte fut exaspéré, mais la crainte d'un
scandale affreux éteignit sa colère.

Alors, de prône en prône, le prêtre continua l'annonce de sa
vengeance, prédisant que l'heure de Dieu approchait, que tous ses
ennemis seraient frappés.

Julien écrivit à l'archevêque une lettre respectueuse mais
énergique. L'abbé Tolbiac fut menacé d'une disgrâce. Il se tut.

On le rencontrait maintenant faisant de longues courses
solitaires, à pas allongés, avec un air exalté. Gilberte et Julien
dans leurs promenades à cheval l'apercevaient à tout moment,
parfois au loin comme un point noir au bout d'une plaine ou sur le
bord de la falaise, parfois lisant son bréviaire dans quelque
étroit vallon où ils allaient entrer. Ils tournaient bride alors
pour ne point passer près de lui.

Le printemps était venu, ravivant leur amour, les jetant chaque
jour aux bras l'un de l'autre, tantôt ici, tantôt là, sous tout
abri où les portaient leurs courses.

Comme les feuilles des arbres étaient encore claires, et l'herbe
humide, et qu'ils ne pouvaient, ainsi qu'au coeur de l'été,
s'enfoncer dans les taillis des bois, ils avaient adopté le plus
souvent, pour cacher leurs étreintes, la cabane ambulante d'un
berger, abandonnée depuis l'automne au sommet de la côte de
Vaucotte.

Elle restait là toute seule, haute sur ses roues, à cinq cents
mètres de la falaise, juste au point où commençait la descente
rapide du vallon. Ils ne pouvaient être surpris dedans, car ils
dominaient la plaine; et les chevaux attachés aux brancards
attendaient qu'ils fussent las de baisers.

Mais voilà qu'un jour, au moment où ils quittaient ce refuge, ils
aperçurent l'abbé Tolbiac assis presque caché dans les joncs
marins de la côte.

-- Il faudra laisser nos chevaux dans le ravin, dit Julien, ils
pourraient nous dénoncer de loin.

Et ils prirent l'habitude d'attacher les bêtes dans un repli du
val plein de broussailles.

Puis un soir, comme ils rentraient tous deux à la Vrillette où ils
devaient dîner avec le comte, ils rencontrèrent le curé d'Étouvent
qui sortait du château. Il se rangea pour les laisser passer; et
salua sans qu'ils rencontrassent ses yeux.

Une inquiétude les saisit qui se dissipa bientôt.

Or Jeanne, un après-midi, lisait auprès du feu par un grand coup
de vent (c'était au commencement de mai), quand elle aperçut
soudain le comte de Fourville qui s'en venait à pied et si vite
qu'elle crut un malheur arrivé.

Elle descendit vivement pour le recevoir et, quand elle fut en
face de lui, elle le pensa devenu fou. Il était coiffé d'une
grosse casquette fourrée qu'il ne portait que chez lui, vêtu de sa
blouse de chasse, et si pâle que sa moustache rousse, qui ne
tranchait point d'ordinaire sur son teint coloré, semblait une
flamme. Et ses yeux étaient hagards, roulaient, comme vides de
pensée.

Il balbutia:

-- Ma femme est ici, n'est-ce pas?

Jeanne, perdant la tête, répondit:

-- Mais non, je ne l'ai point vue aujourd'hui.

Alors il s'assit, comme si ses jambes se fussent brisées, il ôta
sa coiffure et s'essuya le front avec son mouchoir, plusieurs
fois, par un geste machinal; puis se relevant d'une secousse, il
s'avança vers la jeune femme, les deux mains tendues, la bouche
ouverte, prêt à parler, à lui confier quelque affreuse douleur;
puis il s'arrêta, la regarda fixement, prononça dans une sorte de
délire:

-- Mais c'est votre mari... vous aussi...

Et il s'enfuit du côté de la mer.

Jeanne courut pour l'arrêter, l'appelant, l'implorant, le coeur
crispé de terreur, pensant: «Il sait tout! que va-t-il faire? Oh!
pourvu qu'il ne les trouve point!»

Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l'écoutait pas. Il
allait devant lui sans hésiter, sûr de son but. Il franchit le
fossé, puis enjambant les joncs marins à pas de géant, il gagna la
falaise.

Jeanne, debout sur le talus planté d'arbres, le suivit longtemps
des yeux; puis, le perdant de vue, elle rentra, torturée
d'angoisse.

Il avait tourné vers la droite, et s'était mis à courir. La mer
houleuse roulait ses vagues; les gros nuages tout noirs arrivaient
d'une vitesse folle, passaient, suivis par d'autres; et chacun
d'eux criblait la côte d'une averse furieuse. Le vent sifflait,
geignait, rasait l'herbe, couchait les jeunes récoltes, emportait,
pareils à des flocons d'écume, de grands oiseaux blancs qu'il
entraînait au loin dans les terres.

Les grains, qui se succédaient, fouettaient le visage du comte,
trempaient ses joues et ses moustaches où l'eau glissait,
emplissaient de bruit ses oreilles et son coeur de tumulte.

Là-bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorge profonde.
Rien jusque-là qu'une hutte de berger auprès d'un parc à moutons
vide. Deux chevaux étaient attachés aux brancards de la maison
roulante. Que pouvait-on craindre par cette tempête?

Dès qu'il les eut aperçus, le comte se coucha contre terre, puis
il se traîna sur les mains et sur les genoux, semblable à une
sorte de monstre avec son grand corps souillé de boue et sa
coiffure en poil de bête. Il rampa jusqu'à la cabane solitaire et
se cacha dessous pour n'être point découvert par les fentes des
planches.

Les chevaux, l'ayant vu, s'agitaient. Il coupa lentement leurs
brides avec son couteau qu'il tenait ouvert à la main et, une
bourrasque étant survenue, les animaux s'enfuirent, harcelés par
la grêle qui cinglait le toit penché de la maison de bois, la
faisant trembler sur ses roues.

Le comte alors, redressé sur les genoux, colla son oeil au bas de
la porte, en regardant dedans.

Il ne bougeait plus; il semblait attendre. Un temps assez long
s'écoula; et tout à coup il se releva, fangeux de la tête aux
pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou qui fermait
l'auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mit à
secouer cette niche comme s'il eût voulu la briser en pièces. Puis
soudain, il s'attela, pliant sa haute taille dans un effort
désespéré, tirant comme un boeuf, et haletant; et il entraîna,
vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu'elle
enfermait.

Ils criaient là-dedans, heurtant la cloison du poing, ne
comprenant pas ce qui leur arrivait.

Lorsqu'il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeure
qui se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours
plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de
ses brancards.

Un vieux mendiant, blotti dans un fossé, la vit passer d'un élan
sur sa tête; et il entendit des cris affreux poussés dans le
coffre de bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d'un heurt, s'abattit
sur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme une
maison déracinée dégringolerait du sommet d'un mont. Puis,
arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une
courbe, et, tombant au fond, s'y creva comme un oeuf.

Dès qu'elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieux mendiant,
qui l'avait vue passer, descendit à petits pas à travers les
ronces; et, mû par une prudence de paysan, n'osant approcher du
coffre éventré, il alla jusqu'à la ferme voisine annoncer
l'accident.

On accourut; on souleva les débris; on aperçut deux corps. Ils
étaient meurtris, broyés, saignants. L'homme avait le front ouvert
et toute la face écrasée. La mâchoire de la femme pendait,
détachée dans un choc; et leurs membres cassés étaient mous comme
s'il n'y avait plus d'os sous la chair.

On les reconnut cependant; et on se mit à raisonner longuement sur
les causes de ce malheur.

-- Qué qui faisaient dans c'té cahute? dit une femme.

Alors, le vieux pauvre raconta qu'ils s'étaient apparemment
réfugiés là-dedans pour se mettre à l'abri d'une bourrasque, et
que le vent furieux avait dû chavirer et précipiter la cabane. Et
il expliquait que lui-même allait s'y cacher quand il avait vu les
chevaux attachés aux brancards, et compris par là que la place
était occupée.

Il ajouta d'un air satisfait:

-- Sans ça, c'est moi qu'j'y passais.

Une voix dit:

-- Ça aurait-il pas mieux valu?

Alors, le bonhomme se mit dans une colère terrible:

-- Pourquoi qu'ça aurait mieux valu? Parce qu'je sieus pauvre et
qu'i sont riches! Guettez-les, à c't'heure...

Et, tremblant, déguenillé, ruisselant d'eau, sordide avec sa barbe
mêlée et ses longs cheveux coulant du chapeau défoncé, il montrait
les deux cadavres du bout de son bâton crochu; et il déclara:

-- J'sommes tous égaux, là-devant.

Mais d'autres paysans étaient venus, et regardaient de coin, d'un
oeil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche. Puis on
délibéra sur ce qu'on ferait; et il fut décidé, dans l'espoir
d'une récompense, que les corps seraient reportés aux châteaux. On
attela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulté surgit.
Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond des
voitures; les autres étaient d'avis d'y placer des matelas par
convenance.

La femme qui avait déjà parlé cria:

-- Mais y s'ront pleins d'sang, ces matelas, qu'y faudra les
r'laver à l'ieau de javelle.

Alors, un gros fermier à face réjouie répondit:

-- Y les paieront donc. Plus qu'ça vaudra, plus qu'ça sera cher.

L'argument fut décisif.

Et les deux carrioles, haut perchées sur des roues sans ressorts,
partirent au trot, l'une à droite, l'autre à gauche, secouant et
ballottant à chaque cahot des grandes ornières ces restes d'êtres
qui s'étaient étreints et qui ne se rencontreraient plus.

Le comte, dès qu'il avait vu rouler la cabane sur la dure
descente, s'était enfui de toute la vitesse de ses jambes à
travers la pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendant
plusieurs heures, coupant les routes, sautant les talus, crevant
les haies; et il était rentré chez lui à la tombée du jour, sans
savoir comment.

Les domestiques effarés l'attendaient et lui annoncèrent que les
deux chevaux venaient de revenir sans cavaliers, celui de Julien
ayant suivi l'autre.

Alors M. de Fourville chancela; et d'une voix entrecoupée:

-- Il leur sera arrivé quelque accident par ce temps affreux. Que
tout le monde se mette à leur recherche.

Il repartit lui-même; mais, dès qu'il fut hors de vue, il se cacha
sous une ronce, guettant la route par où allait revenir morte, ou
mourante, ou peut-être estropiée, défigurée à jamais, celle qu'il
aimait encore d'une passion sauvage.

Et bientôt, une carriole passa devant lui, qui portait quelque
chose d'étrange.

Elle s'arrêta devant le château, puis entra. C'était cela, oui,
c'était Elle; mais une angoisse effroyable le cloua sur place, une
peur horrible de savoir, une épouvante de la vérité; et il ne
remuait plus, blotti comme un lièvre, tressaillant au moindre
bruit.

Il attendit une heure, deux heures peut-être. La carriole ne
sortait pas. Il se dit que sa femme expirait; et la pensée de la
voir, de rencontrer son regard, l'emplit d'une telle horreur qu'il
craignit soudain d'être découvert dans sa cachette et forcé de
rentrer pour assister à cette agonie, et qu'il s'enfuit encore
jusqu'au milieu des bois. Alors, tout à coup, il réfléchit qu'elle
avait peut-être besoin de secours, que personne sans doute ne
pouvait la soigner; et il revint en courant éperdument.

Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria:

-- Eh bien?

L'homme n'osait pas répondre. Alors, M. de Fourville hurlant
presque:

-- Est-elle morte?

Et le serviteur balbutia:

-- Oui, monsieur le comte.

Il ressentit un soulagement immense. Un calme brusque entra dans
son sang et dans ses muscles vibrants; et il monta d'un pas ferme
les marches de son grand perron.

L'autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne, de loin,
l'aperçut, vit le matelas, devina qu'un corps gisait dessus, et
comprit tout. Son émotion fut si vive qu'elle s'affaissa sans
connaissance.

Quand elle reprit ses sens, son père lui tenait la tête et lui
mouillait les tempes de vinaigre. Il demanda en hésitant:

-- Tu sais?...

Elle murmura:

-- Oui, père.

Mais, quand elle voulut se lever, elle ne le put tant elle
souffrait.

Le soir même elle accoucha d'un enfant mort: d'une fille.

Elle ne vit rien de l'enterrement de Julien; elle n'en sut rien.
Elle s'aperçut seulement au bout d'un jour ou deux que tante Lison
était revenue; et, dans les cauchemars fiévreux qui la hantaient,
elle cherchait obstinément à se rappeler depuis quand la vieille
fille était repartie des Peuples, à quelle époque, dans quelles
circonstances. Elle n'y pouvait parvenir, même en ses heures de
lucidité, sûre seulement qu'elle l'avait vue après la mort de
petite mère.




-- XI --


Elle demeura trois mois dans sa chambre, devenue si faible et si
pâle qu'on la croyait et qu'on la disait perdue. Puis peu à peu
elle se ranima. Petit père et tante Lison ne la quittaient pas,
installés tous deux aux Peuples. Elle avait gardé de cette
secousse une maladie nerveuse; le moindre bruit la faisait
défaillir, et elle tombait en de longues syncopes provoquées par
les causes les plus insignifiantes.

Jamais elle n'avait demandé de détails sur la mort de Julien. Que
lui importait? N'en savait-elle pas assez? Tout le monde croyait à
un accident, mais elle ne s'y trompait pas; et elle gardait en son
coeur ce secret qui la torturait: la connaissance de l'adultère,
et la vision de cette brusque et terrible visite du comte, le jour
de la catastrophe.

Voilà que maintenant son âme était pénétrée par des souvenirs
attendris, doux et mélancoliques, des courtes joies d'amour que
lui avait autrefois données son mari. Elle tressaillait à tout
moment à des réveils inattendus de sa mémoire; et elle le revoyait
tel qu'il avait été en ces jours de fiançailles, et tel aussi
qu'elle l'avait chéri en ses seules heures de passion écloses sous
le grand soleil de la Corse. Tous les défauts diminuaient, toutes
les duretés disparaissaient, les infidélités elles-mêmes
s'atténuaient maintenant dans l'éloignement grandissant du tombeau
fermé. Et Jeanne, envahie par une sorte de vague gratitude
posthume pour cet homme qui l'avait tenue en ses bras, pardonnait
les souffrances passées pour ne songer qu'aux moments heureux.
Puis, le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois
poudrèrent d'oubli, comme d'une poussière accumulée, toutes ses
réminiscences et ses douleurs; et elle se donna tout entière à son
fils.

Il devint l'idole, l'unique pensée des trois êtres réunis autour
de lui; et il régnait en despote. Une sorte de jalousie se déclara
même entre ces trois esclaves qu'il avait, Jeanne regardant
nerveusement les grands baisers donnés au baron après les séances
de cheval sur un genou. Et tante Lison, négligée par lui comme
elle l'avait toujours été par tout le monde, traitée parfois en
bonne par ce maître qui ne parlait guère encore, s'en allait
pleurer dans sa chambre en comparant les insignifiantes caresses
mendiées par elle et obtenues à peine aux étreintes qu'il gardait
pour sa mère et pour son grand-père.

Deux années tranquilles, sans aucun événement, passèrent dans la
préoccupation incessante de l'enfant. Au commencement du troisième
hiver, on décida qu'on irait habiter Rouen jusqu'au printemps; et
toute la famille émigra. Mais, en arrivant dans l'ancienne maison
abandonnée et humide, Paul eut une bronchite si grave qu'on
craignit une pleurésie; et les trois parents éperdus déclarèrent
qu'il ne pouvait se passer de l'air des Peuples. On l'y ramena dès
qu'il fut guéri.

Alors commença une série d'années monotones et douces.

Toujours ensemble autour du petit, tantôt dans sa chambre, tantôt
dans le grand salon, tantôt dans le jardin, ils s'extasiaient sur
ses bégaiements, sur ses expressions drôles, sur ses gestes.

Sa mère l'appelait Paulet par câlinerie, il ne pouvait articuler
ce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait des rires
interminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le désignait
plus autrement.

Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations des
trois parents que le baron appelait «ses trois mères» était de
mesurer sa taille.

On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon une série
de petits traits au canif indiquant, de mois en mois, sa
croissance. Cette échelle, baptisée «échelle de Poulet», tenait
une place considérable dans l'existence de tout le monde.

Puis un nouvel individu vint jouer un rôle important dans la
famille, le chien «Massacre», négligé par Jeanne préoccupée
uniquement de son fils. Nourri par Ludivine et logé dans un vieux
baril devant l'écurie, il vivait solitaire, toujours à la chaîne.

Paul, un matin, le remarqua, et se mit à crier pour aller
l'embrasser. On l'y conduisit avec des craintes infinies. Le chien
fit fête à l'enfant qui beugla quand on voulut les séparer. Alors
Massacre fut lâché et installé dans la maison. Il devint
l'inséparable de Paul, l'ami de tous les instants. Ils se
roulaient ensemble, dormaient côte à côte sur le tapis. Puis
bientôt Massacre coucha dans le lit de son camarade qui ne
consentait plus à le quitter. Jeanne se désolait parfois à cause
des puces; et tante Lison en voulait au chien de prendre une si
grosse part de l'affection du petit, de l'affection volée par
cette bête, lui semblait-il, de l'affection qu'elle aurait tant
désirée.

De rares visites étaient échangées avec les Briseville et les
Coutelier. Le maire et le médecin troublaient seuls la solitude du
vieux château. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et les
soupçons que lui avait inspirés le prêtre lors de la mort horrible
de la comtesse et de Julien, n'entrait plus à l'église, irritée
contre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres.

L'abbé Tolbiac, de temps à autre, anathématisait en des allusions
directes le château hanté par l'Esprit du Mal, l'Esprit
d'Éternelle Révolte, l'Esprit d'Erreur et de Mensonge, l'Esprit
d'Iniquité, l'Esprit de Corruption et d'Impureté. Il désignait
ainsi le baron.

Son église d'ailleurs était désertée; et, quand il allait le long
des champs où les laboureurs poussaient leur charrue, les paysans
ne s'arrêtaient pas pour lui parler, ne se détournaient point pour
le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu'il avait
chassé le démon d'une femme possédée. Il connaissait, disait-on,
des paroles mystérieuses pour écarter les sorts, qui n'étaient,
selon lui, que des espèces de farces de Satan. Il imposait les
mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient la
queue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisait
retrouver les objets perdus.

Son esprit étroit et fanatique s'adonnait avec passion à l'étude
des livres religieux contenant l'histoire des apparitions du
Diable sur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir,
ses influences occultes et variées, toutes les ressources qu'il
avait, et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se
croyait appelé particulièrement à combattre cette Puissance
mystérieuse et fatale, il avait appris toutes les formules
d'exorcisme indiquées dans les manuels ecclésiastiques.

Il croyait sans cesse sentir errer dans l'ombre le Malin Esprit;
et la phrase latine revenait à tout moment sur ses lèvres: _Sicut
leo rugiens circuit quaerens quem devoret_.

Alors une crainte se répandit, une terreur de sa force cachée. Ses
confrères eux-mêmes, prêtres ignorants des campagnes, pour qui
Belzébuth est article de foi, qui, troublés par les prescriptions
minutieuses des rites en cas de manifestation de cette puissance
du mal, en arrivent à confondre la religion avec la magie,
considéraient l'abbé Tolbiac comme un peu sorcier; et ils le
respectaient autant pour le pouvoir obscur qu'ils lui supposaient
que pour l'inattaquable austérité de sa vie.

Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.

Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui ne
comprenait point, en son âme craintive de vieille fille, qu'on
n'allât pas à l'église. Elle était pieuse sans doute, sans doute
elle se confessait et communiait; mais personne ne le savait, ne
cherchait à le savoir.

Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle lui
parlait, tout bas, du bon Dieu. Il l'écoutait à peu près quand
elle lui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps
du monde; mais, quand elle lui disait qu'il faut aimer, beaucoup,
beaucoup le bon Dieu, il répondait parfois:

-- Où qu'il est, tante?

Alors elle montrait le ciel avec son doigt:

-- Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire.

Elle avait peur du baron. Mais un jour Poulet lui déclara:

-- Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dans l'église.

Il avait parlé à son grand-père des révélations mystérieuses de
tante.

L'enfant prenait dix ans; sa mère semblait en avoir quarante. Il
était fort, turbulent, hardi pour grimper dans les arbres, mais il
ne savait pas grand-chose. Les leçons l'ennuyant, il les
interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baron le
retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitôt
arrivait, disant:

-- Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il
est si jeune.

Pour elle, il avait toujours six mois ou un an. C'est à peine si
elle se rendait compte qu'il marchait, courait, parlait comme un
petit homme; et elle vivait dans une peur constante qu'il ne
tombât, qu'il n'eût froid, qu'il n'eût chaud en s'agitant, qu'il
ne mangeât trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance.

Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit; celle de la
première communion.

Lise, un matin, vint trouver Jeanne et lui représenta qu'on ne
pouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction
religieuse et sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de
toutes les façons, invoquant mille raisons, et, avant tout,
l'opinion des gens qu'ils voyaient. La mère, troublée, indécise,
hésitait, affirmant qu'on pouvait attendre encore.

Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite à la
vicomtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard:

-- C'est cette année sans doute que votre Paul va faire sa
première communion.

Et Jeanne, prise au dépourvu, répondit:

-- Oui, madame.

Ce simple mot la décida, et, sans en rien confier à son père, elle
pria Lise de conduire l'enfant au catéchisme.

Pendant un mois tout alla bien; mais Poulet revint un soir avec la
gorge enrouée. Et le lendemain il toussait. Sa mère affolée
l'interrogea, et elle apprit que le curé l'avait envoyé attendre
la fin de la leçon à la porte de l'église dans le courant d'air du
porche, parce qu'il s'était mal tenu.

Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-même cet
alphabet de la religion. Mais l'abbé Tolbiac, malgré les
supplications de Lison, refusa de l'admettre parmi les
communiants, comme étant insuffisamment instruit.

Il en fut de même l'an suivant. Alors le baron, exaspéré, jura que
l'enfant n'avait pas besoin de croire à cette niaiserie, à ce
symbole puéril de la transsubstantiation, pour être un honnête
homme; et il fut décidé qu'il serait élevé en chrétien, mais non
pas en catholique pratiquant, et qu'à sa majorité il demeurerait
libre de devenir ce qu'il lui plairait.

Et Jeanne, quelque temps après, ayant fait une visite aux
Briseville, n'en reçut point en retour. Elle s'étonna, connaissant
la méticuleuse politesse de ses voisins; mais la marquise de
Coutelier lui révéla, avec hauteur, la raison de cette abstention.

Se regardant, par la situation de son mari, et par son titre bien
authentique, et par sa fortune considérable, comme une sorte de
reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraie
reine, parlait en liberté, se montrait gracieuse ou cassante,
selon les occasions, admonestait, redressait, félicitait à tout
propos. Jeanne, donc, s'étant présentée chez elle, cette dame,
après quelques paroles glaciales, prononça d'un ton sec:

-- La société se divise en deux classes: les gens qui croient en
Dieu et ceux qui n'y croient pas. Les uns, même les plus humbles,
sont nos amis, nos égaux; les autres ne sont rien pour nous.

Jeanne, sentant l'attaque, répliqua:

-- Mais ne peut-on croire en Dieu sans fréquenter les églises?

La marquise répondit:

-- Non, madame; les fidèles vont prier Dieu dans son église comme
on va trouver les hommes en leurs demeures.

Jeanne, blessée, reprit:

-- Dieu est partout, madame. Quant à moi qui crois, du fond du
coeur, à sa bonté, je ne le sens plus présent quand certains
prêtres se trouvent entre lui et moi.

La marquise se leva:

-- Le prêtre porte le drapeau de l'Église, madame; quiconque ne
suit pas le drapeau est contre lui, et contre nous.

Jeanne s'était levée à son tour, frémissante:

-- Vous croyez, madame, au Dieu d'un parti. Moi, je crois au Dieu
des honnêtes gens.

Elle salua et sortit.

Les paysans aussi la blâmaient entre eux de n'avoir point fait
faire à Poulet sa première communion. Ils n'allaient point aux
offices, n'approchaient point des sacrements, ou bien ne les
recevaient qu'à Pâques selon les prescriptions formelles de
l'Église; mais pour les mioches, c'était autre chose; et tous
auraient reculé devant l'audace d'élever un enfant hors de cette
loi commune, parce que la Religion, c'est la Religion.

Elle vit bien cette réprobation, et s'indigna en son âme de toutes
ces pactisations, de ces arrangements de conscience, de cette
universelle peur de tout, de la grande lâcheté gîtée au fond de
tous les coeurs, et parée, quand elle se montre, de tant de
masques respectables.

Le baron prit la direction des études de Paul, et le mit au latin.
La mère n'avait plus qu'une recommandation: «Surtout ne le fatigue
pas», et elle rôdait, inquiète, près de la chambre aux leçons,
petit père lui en ayant interdit l'entrée parce qu'elle
interrompait à tout instant l'enseignement pour demander: «Tu n'as
pas froid aux pieds, Poulet?» Ou bien: «Tu n'as pas mal à la tête,
Poulet?» Ou bien pour arrêter le maître: «Ne le fais pas tant
parler, tu vas lui fatiguer la gorge.»

Dès que le petit était libre, il descendait jardiner avec mère et
tante. Ils avaient maintenant un grand amour pour la culture de la
terre; et tous trois plantaient des jeunes arbres au printemps,
semaient des graines dont l'éclosion et la poussée les
passionnaient, taillaient des branches, coupaient des fleurs pour
faire des bouquets.

Le plus grand souci du jeune homme était la production des
salades. Il dirigeait quatre grands carrés du potager où il
élevait avec un soin extrême, Laitues, Romaines, Chicorées,
Barbes-de-capucin, Royales, toutes les espèces connues de ces
feuilles comestibles. Il bêchait, arrosait, sarclait, repiquait,
aidé de ses deux mères qu'il faisait travailler comme des femmes
de journée. On les voyait, pendant des heures entières, à genoux
dans les plates-bandes, maculant leurs robes et leurs mains
occupées à introduire la racine des jeunes plantes en des trous
qu'elles creusaient d'un seul doigt piqué d'aplomb dans la terre.

Poulet devenait grand, il atteignait quinze ans; et l'échelle du
salon marquait un mètre cinquante-huit. Mais il restait enfant
d'esprit, ignorant, niais, étouffé par ces deux jupes et ce vieil
homme aimable qui n'était plus du siècle.

Un soir, enfin, le baron parla du collège; et Jeanne aussitôt se
mit à sangloter. Tante Lison, effarée, se tenait dans un coin
sombre.

La mère répondait:

-- Qu'a-t-il besoin de tant savoir. Nous en ferons un homme des
champs, un gentilhomme campagnard. Il cultivera des terres comme
font beaucoup de nobles. Il vivra et vieillira heureux dans cette
maison où nous aurons vécu avant lui, où nous mourrons. Que peut-
on demander de plus?

Mais le baron hochait la tête.

-- Que répondras-tu s'il vient te dire, lorsqu'il aura vingt-cinq
ans: Je ne suis rien, je ne sais rien par ta faute, par la faute
de ton égoïsme maternel. Je me sens incapable de travailler, de
devenir quelqu'un, et pourtant je n'étais pas fait pour la vie
obscure, humble, et triste à mourir, à laquelle ta tendresse
imprévoyante m'a condamné.

Elle pleurait toujours, implorant son fils.

-- Dis, Poulet, tu ne me reprocheras jamais de t'avoir trop aimé,
n'est-ce pas?

Et le grand enfant, surpris, promettait:

-- Non, maman.

-- Tu me le jures?

-- Oui, maman.

-- Tu veux rester ici, n'est-ce pas?

-- Oui, maman.

Alors le baron parla ferme et haut:

-- Jeanne, tu n'as pas le droit de disposer de cette vie. Ce que
tu fais là est lâche et presque criminel; tu sacrifies ton enfant
à ton bonheur particulier.

Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant des sanglots
précipités, et elle balbutiait dans ses larmes:

-- J'ai été si malheureuse... si malheureuse! Maintenant que je
suis tranquille avec lui, on me l'enlève... Qu'est- ce que je
deviendrai... toute seule... à présent?...

Son père se leva, vint s'asseoir auprès d'elle, la prit dans ses
bras.

-- Et moi, Jeanne?

Elle le saisit brusquement par le cou, l'embrassa avec violence,
puis, toute suffoquée encore, elle articula au milieu
d'étranglements:

-- Oui. Tu as raison... peut-être... petit père. J'étais folle,
mais j'ai tant souffert. Je veux bien qu'il aille au collège.

Et, sans trop comprendre ce qu'on allait faire de lui, Poulet, à
son tour, se mit à larmoyer.

Alors ses trois mères, l'embrassant, le câlinant, l'encouragèrent.
Et lorsqu'on monta se coucher, tous avaient le coeur serré et tous
pleurèrent dans leurs lits, même le baron qui s'était contenu.

Il fut décidé qu'à la rentrée on mettrait le jeune homme au
collège du Havre; et il eut, pendant tout l'été, plus de gâteries
que jamais.

Sa mère gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elle
prépara son trousseau comme s'il allait entreprendre un voyage de
dix ans; puis, un matin d'octobre, après une nuit sans sommeil,
les deux femmes et le baron montèrent avec lui dans la calèche qui
partit au trot des deux chevaux.

On avait déjà choisi, dans un autre voyage, sa place au dortoir et
sa place en classe. Jeanne, aidée de tante Lison, passa tout le
jour à ranger les hardes dans la petite commode. Comme le meuble
ne contenait pas le quart de ce qu'on avait apporté, elle alla
trouver le proviseur pour en obtenir un second. L'économe fut
appelé; il représenta que tant de linges et d'effets ne feraient
que gêner sans servir jamais; et il refusa, au nom du règlement,
de céder une autre commode. La mère, désolée, se résolut alors à
louer une chambre dans un petit hôtel voisin, en recommandant à
l'hôtelier d'aller lui-même porter à Poulet tout ce dont il aurait
besoin, au premier appel de l'enfant.

Puis on fit un tour sur la jetée pour regarder sortir et entrer
les navires.

Le triste soir tomba sur la ville qui s'illuminait peu à peu. On
entra pour dîner dans un restaurant. Aucun d'eux n'avait faim; et
ils se regardaient d'un oeil humide pendant que les plats
défilaient devant eux et s'en retournaient presque pleins.

Puis on se mit en marche lentement vers le collège. Des enfants de
toutes les tailles arrivaient de tous les côtés, conduits par
leurs familles ou par des domestiques. Beaucoup pleuraient. On
entendait un bruit de larmes dans la grande cour à peine éclairée.

Jeanne et Poulet s'étreignirent longtemps. Tante Lison restait
derrière, oubliée tout à fait et la figure dans son mouchoir. Mais
le baron, qui s'attendrissait, abrégea les adieux en entraînant sa
fille. La calèche attendait devant la porte; ils montèrent dedans
tous trois et s'en retournèrent dans la nuit vers les Peuples.

Parfois un gros sanglot passait dans l'ombre.

Le lendemain Jeanne pleura jusqu'au soir. Le jour suivant elle fit
atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir
déjà pris son parti de la séparation. Pour la première fois de sa
vie il avait des camarades; et le désir de jouer le faisait frémir
sur sa chaise au parloir.

Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour les
sorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre les
récréations, elle demeurait assise au parloir, n'ayant ni la force
ni le courage de s'éloigner du collège. Le proviseur la fit prier
de monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Elle
ne tint pas compte de cette recommandation.

Il la prévint alors que, si elle continuait à empêcher son fils de
jouer pendant les heures d'ébats, et de travailler en le troublant
sans cesse, on se verrait forcé de le lui rendre; et le baron fut
prévenu par un mot. Elle demeura donc gardée à vue aux Peuples,
comme une prisonnière.

Elle attendait chaque vacance avec plus d'anxiété que son enfant.

Et une inquiétude incessante agitait son âme. Elle se mit à rôder
par le pays, se promenant seule avec le chien Massacre pendant des
jours entiers, en rêvassant dans le vide. Parfois, elle restait
assise durant tout un après-midi à regarder la mer du haut de la
falaise; parfois, elle descendait jusqu'à Yport à travers le bois,
refaisant des promenades anciennes dont le souvenir la
poursuivait. Comme c'était loin, comme c'était loin le temps où
elle parcourait ce même pays, jeune fille, et grise de rêves.

Chaque fois qu'elle revoyait son fils, il lui semblait qu'ils
avaient été séparés pendant dix ans. Il devenait homme de mois en
mois; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Son père
paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissait point,
restée fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l'air d'une
soeur aînée.

Poulet ne travaillait guère; il doubla sa quatrième. La troisième
alla tant bien que mal; mais il fallut recommencer la seconde; et
il se trouva en rhétorique alors qu'il atteignait vingt ans.

Il était devenu un grand garçon blond, avec des favoris déjà
touffus et une apparence de moustaches. C'était lui maintenant qui
venait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuis
longtemps des leçons d'équitation, il louait simplement un cheval
et faisait la route en deux heures.

Dès le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et le
baron qui se courbait peu à peu et marchait ainsi qu'un petit
vieux, les mains rejointes derrière son dos comme pour s'empêcher
de tomber sur le nez.

Ils allaient tout doucement le long de la route, s'asseyant
parfois sur le fossé, et regardant au loin si on n'apercevait pas
encore le cavalier. Dès qu'il apparaissait comme un point noir sur
la ligne blanche, les trois parents agitaient leurs mouchoirs; et
il mettait son cheval au galop pour arriver comme un ouragan, ce
qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lison et s'exalter le
grand-père qui criait «Bravo» dans un enthousiasme d'impotent.

Bien que Paul eût la tête de plus que sa mère, elle le traitait
toujours comme un marmot, lui demandant encore: «Tu n'as pas froid
aux pieds, Poulet?» et, quand il se promenait devant le perron,
après déjeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait la fenêtre
pour lui crier:

-- Ne sors pas nu-tête, je t'en prie, tu vas attraper un rhume de
cerveau.

Et elle frémissait d'inquiétude quand il repartait à cheval dans
la nuit:

-- Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent,
pense à ta pauvre mère qui serait désespérée s'il t'arrivait
quelque chose.

Mais voilà qu'un samedi matin elle reçut une lettre de Paul
annonçant qu'il ne viendrait pas le lendemain parce que des amis
avaient organisé une partie de plaisir à laquelle il était invité.

Elle fut torturée d'angoisse pendant toute la journée du dimanche
comme sous la menace d'un malheur puis, le jeudi, n'y tenant plus,
elle partit pour Le Havre.

Il lui parut changé sans qu'elle se rendît compte en quoi. Il
semblait animé, parlait d'une voix plus mâle. Et soudain il lui
dit, comme une chose toute naturelle:

-- Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd'hui, je n'irai pas
aux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommençons notre
fête.

Elle resta toute saisie, suffoquée comme s'il eût annoncé qu'il
partait pour le Nouveau Monde; puis, quand elle put enfin parler:

-- Oh! Poulet, qu'as-tu? dis-moi, que se passe-t-il?

Il se mit à rire et l'embrassa:

-- Mais rien de rien, maman. Je vais m'amuser avec des amis, c'est
de mon âge.

Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle fut toute
seule dans la voiture, des idées singulières l'assaillirent. Elle
ne l'avait plus reconnu son Poulet, son petit Poulet de jadis.
Pour la première fois elle s'apercevait qu'il était grand, qu'il
n'était plus à elle, qu'il allait vivre de son côté sans s'occuper
des vieux. Il lui semblait qu'en un jour il s'était transformé.
Quoi! c'était son fils, son pauvre petit enfant qui lui faisait
autrefois repiquer des salades, ce fort garçon barbu dont la
volonté s'affirmait!

Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de temps
en temps, toujours hanté d'un désir évident de repartir au plus
vite, cherchant chaque soir à gagner une heure. Jeanne
s'effrayait, et le baron sans cesse la consolait répétant:

-- Laisse-le faire; il a vingt ans, ce garçon.

Mais, un matin, un vieil homme assez mal vêtu demanda en français
d'Allemagne:

-- Matame la vicomtesse.

Et, après beaucoup de saluts cérémonieux, il tira de sa poche un
portefeuille sordide en déclarant: «Ché un bétit bapier bour
fous», et il tendit, en le dépliant, un morceau de papier
graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et
demanda:

-- Qu'est-ce que cela veut dire?

L'homme, obséquieux, expliqua:

-- Ché fé fous tire. Votre fils il afé pesoin d'un peu d'archent,
et comme ché safais que fous êtes une ponne mère, che lui prêté
quelque betite chose bour son pesoin.

Elle tremblait.

-- Mais pourquoi ne m'en a-t-il pas demandé à moi?

Le Juif expliqua longuement qu'il s'agissait d'une dette de jeu
devant être payée le lendemain avant midi, que Paul n'étant pas
encore majeur, personne ne lui aurait rien prêté et que son
«honneur été gombromise» sans le «bétit service obligeant» qu'il
avait rendu à ce jeune homme.

Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se lever
tant l'émotion la paralysait. Enfin elle dit à l'usurier:

-- Voulez-vous avoir la complaisance de sonner?

Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia:

-- Si che fous chêne, che refiendrai.

Elle remua la tête pour dire non. Elle sonna; et ils attendirent,
muets, l'un en face de l'autre.

Quand le baron fut arrivé, il comprit tout de suite la situation.
Le billet était de quinze cents francs. Il en paya mille en disant
à l'homme entre les yeux:

-- Surtout ne revenez pas.

L'autre remercia, salua, et disparut.

Le grand-père et la mère partirent aussitôt pour Le Havre; mais en
arrivant au collège, ils apprirent que depuis un mois Paul n'y
était point venu. Le principal avait reçu quatre lettres signées
de Jeanne pour annoncer un malaise de son élève, et ensuite pour
donner des nouvelles. Chaque lettre était accompagnée d'un
certificat de médecin; le tout faux, naturellement. Ils furent
atterrés, et ils restaient là, se regardant.

Le principal, désolé, les conduisit chez le commissaire de police.
Les deux parents couchèrent à l'hôtel.

Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une fille entretenue
de la ville. Son grand-père et sa mère l'emmenèrent aux Peuples
sans qu'un mot fût échangé entre eux tout le long de la route.
Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardait la
campagne d'un air indifférent.

En huit jours on découvrit que, pendant les trois derniers mois,
il avait fait quinze mille francs de dettes. Les créanciers ne
s'étaient point montrés d'abord, sachant qu'il serait bientôt
majeur.

Aucune explication n'eut lieu. On voulait le reconquérir par la
douceur. On lui faisait manger des mets délicats, on le choyait,
on le gâtait. C'était au printemps; on lui loua un bateau à Yport,
malgré les terreurs de Jeanne, pour qu'il pût faire des promenades
en mer.

On ne lui laissait point de cheval de crainte qu'il n'allât au
Havre.

Il demeurait désoeuvré, irritable, parfois brutal. Le baron
s'inquiétait de ses études incomplètes. Jeanne, affolée à la
pensée d'une séparation, se demandait cependant ce qu'on allait
faire de lui.

Un soir il ne rentra pas. On apprit qu'il était sorti en barque
avec deux matelots. Sa mère, éperdue, descendit nu-tête jusqu'à
Yport, dans la nuit.

Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée de
l'embarcation.

Un petit feu apparut au large; il approchait en se balançant. Paul
ne se trouvait plus à bord. Il s'était fait conduire au Havre.

La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. La
fille qui l'avait caché une première fois avait aussi disparu,
sans laisser de traces, son mobilier vendu, et son terme payé.
Dans la chambre de Paul, aux Peuples, on découvrit deux lettres de
cette créature qui paraissait folle d'amour pour lui. Elle parlait
d'un voyage en Angleterre, ayant trouvé les fonds nécessaires,
disait-elle.

Et les trois habitants du château vécurent, silencieux et sombres,
dans l'enfer morne des tortures morales. Les cheveux de Jeanne,
gris déjà, étaient devenus blancs. Elle se demandait naïvement
pourquoi la destinée la frappait ainsi.

Elle reçut une lettre de l'abbé Tolbiac: «Madame, la main de Dieu
s'est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusé votre enfant; Il
vous l'a pris à son tour pour le jeter à une prostituée.
N'ouvrirez-vous pas les yeux à cet enseignement du Ciel? La
miséricorde du Seigneur est infinie. Peut-être vous pardonnera-t-
il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Je suis son humble
serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeure quand vous y
viendrez frapper.»

Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C'était
vrai, peut-être, ce que disait ce prêtre. Et toutes les
incertitudes religieuses se mirent à déchirer sa conscience. Dieu
pouvait-il être vindicatif et jaloux comme les hommes? mais s'il
ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personne ne
l'adorerait plus. Pour se faire mieux connaître à nous, sans
doute, il se manifestait aux humains avec leurs propres
sentiments. Et le doute lâche, qui pousse aux églises les
hésitants, les troublés, entrant en elle, elle courut furtivement,
un soir, à la nuit tombante, jusqu'au presbytère, et,
s'agenouillant aux pieds du maigre abbé, sollicita l'absolution.

Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant déverser toutes ses
grâces sur un toit qui recouvrait un homme comme le baron: «Vous
sentirez bientôt, affirma-t-il, les effets de la Divine
Mansuétude.»

Elle reçut, en effet, deux jours plus tard, une lettre de son fils
et elle la considéra, dans l'affolement de sa peine, comme le
début des soulagements promis par l'abbé.

«Ma chère maman, n'aie pas d'inquiétude. Je suis à Londres, en
bonne santé, mais j'ai grand besoin d'argent. Nous n'avons plus un
sou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui
m'accompagne, et que j'aime de toute mon âme a dépensé tout ce
qu'elle avait pour ne pas me quitter: cinq mille francs; et tu
comprends que je suis engagé d'honneur à lui rendre cette somme
d'abord. Tu serais donc bien aimable de m'avancer une quinzaine de
mille francs sur l'héritage de papa, puisque je vais être bientôt
majeur; tu me tireras d'un grand embarras.

«Adieu, ma chère maman, je t'embrasse de tout mon coeur, ainsi que
grand-père et tante Lison. J'espère te revoir bientôt.

«Ton fils, Vicomte Paul de LAMARE.»

Il lui avait écrit! Donc il ne l'oubliait pas. Elle ne songea
point qu'il demandait de l'argent. On lui en enverrait puisqu'il
n'en avait plus. Qu'importait l'argent! Il lui avait écrit!

Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. Tante
Lison fut appelée; et on relut, mot à mot, ce papier qui parlait
de lui. On en discuta chaque terme.

Jeanne, sautant de la complète désespérance à une sorte
d'enivrement d'espoir, défendait Paul:

-- Il reviendra, il va revenir puisqu'il écrit.

Le baron, plus calme, prononça:

-- C'est égal, il nous a quittés pour cette créature. Il l'aime
donc mieux que nous, puisqu'il n'a pas hésité.

Une douleur subite et épouvantable traversa le coeur de Jeanne; et
tout de suite une haine s'alluma en elle contre cette maîtresse
qui lui volait son fils, une haine inapaisable, sauvage, une haine
de mère jalouse. Jusqu'alors toute sa pensée avait été pour Paul.
À peine songeait-elle qu'une drôlesse était la cause de ses
égarements. Mais soudain cette réflexion du baron avait évoqué
cette rivale, lui avait révélé sa puissance fatale; et elle sentit
qu'entre cette femme et elle une lutte commençait, acharnée, et
elle sentait aussi qu'elle aimerait mieux perdre son fils que de
le partager avec l'autre.

Ils envoyèrent les quinze mille francs et ne reçurent plus de
nouvelles pendant cinq mois. Puis, un homme d'affaires se présenta
pour régler les détails de la succession de Julien. Jeanne et le
baron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant même
l'usufruit qui revenait à la mère. Et, rentré à Paris, Paul toucha
cent vingt mille francs. Il écrivit alors quatre lettres en six
mois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par de
froides protestations de tendresse: «Je travaille, affirmait-il;
j'ai trouvé une position à la Bourse. J'espère aller vous
embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents.»

Il ne disait pas un mot de sa maîtresse; et ce silence signifiait
plus que s'il eût parlé d'elle durant quatre pages. Jeanne, dans
ces lettres glacées, sentait cette femme, embusquée, implacable,
l'ennemie éternelle des mères, la fille.

Les trois solitaires discutaient sur ce qu'on pouvait faire pour
sauver Paul; et ils ne trouvaient rien. Un voyage à Paris? À quoi
bon?

Le baron disait:

-- Il faut laisser s'user sa passion. Il nous reviendra tout seul.

Et leur vie était lamentable.

Jeanne et Lison allaient ensemble à l'église en se cachant du
baron.

Un temps assez long s'écoula sans nouvelles, puis, un matin, une
lettre désespérée les terrifia.

«Ma pauvre maman, je suis perdu, je n'ai plus qu'à me brûler la
cervelle si tu ne viens pas à mon secours. Une spéculation qui
présentait pour moi toutes les chances de succès vient d'échouer;
et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C'est le déshonneur si
je ne paie pas, la ruine, l'impossibilité de rien faire désormais.
Je suis perdu. Je te le répète, je me brûlerai la cervelle plutôt
que de survivre à cette honte. Je l'aurais peut-être fait déjà
sans les encouragements d'une femme dont je ne parle jamais et qui
est ma Providence.

«Je t'embrasse du fond du coeur, ma chère maman; c'est peut-être
pour toujours. Adieu.

«Paul.»

Des liasses de papiers d'affaires joints à cette lettre donnaient
des explications détaillées sur le désastre.

Le baron répondit poste pour poste qu'on allait aviser. Puis il
partit pour Le Havre afin de se renseigner; et il hypothéqua des
terres pour se procurer de l'argent qui fut envoyé à Paul.

Le jeune homme répondit trois lettres de remerciements
enthousiastes et de tendresses passionnées, annonçant sa venue
immédiate pour embrasser ses chers parents.

Il ne vint pas.

Une année entière s'écoula.

Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin de le trouver
et de tenter un dernier effort quand on apprit par un mot qu'il
était à Londres de nouveau, montant une entreprise de paquebots à
vapeur, sous la raison sociale «PAUL DELAMARE ET Cie». Il
écrivait: «C'est la fortune assurée pour moi, peut-être la
richesse. Et je ne risque rien. Vous voyez d'ici tous les
avantages. Quand je vous reverrai, j'aurai une belle position dans
le monde. Il n'y a que les affaires pour se tirer d'embarras
aujourd'hui.»

Trois mois plus tard, la compagnie de paquebots était mise en
faillite et le directeur poursuivi pour irrégularités dans les
écritures commerciales. Jeanne eut une crise de nerfs qui dura
plusieurs heures; puis elle prit le lit.

Le baron repartit au Havre, s'informa, vit des avocats, des hommes
d'affaires, des avoués, des huissiers, constata que le déficit de
la société Delamare était de deux cent trente-cinq mille francs,
et il hypothéqua de nouveau ses biens. Le château des Peuples et
les deux fermes furent grevés pour une grosse somme.

Un soir, comme il réglait les dernières formalités dans le cabinet
d'un homme d'affaires, il roula sur le parquet, frappé d'une
attaque d'apoplexie.

Jeanne fut prévenue par un cavalier. Quand elle arriva, il était
mort.

Elle le ramena aux Peuples, tellement anéantie que sa douleur
était plutôt de l'engourdissement que du désespoir.

L'abbé Tolbiac refusa au corps l'entrée de l'église, malgré les
supplications éperdues des deux femmes. Le baron fut enterré à la
nuit tombante, sans cérémonie aucune.

Paul connut l'événement par un des agents liquidateurs de sa
faillite. Il était encore caché en Angleterre. Il écrivit pour
s'excuser de n'être point venu, ayant appris trop tard le malheur.
«D'ailleurs, maintenant que tu m'as tiré d'affaire, ma chère
maman, je rentre en France, et je t'embrasserai bientôt.»

Jeanne vivait dans un tel affaissement d'esprit qu'elle semblait
ne plus rien comprendre.

Et vers la fin de l'hiver tante Lison, âgée alors de soixante-huit
ans, eut une bronchite qui dégénéra en fluxion de poitrine; et
elle expira doucement en balbutiant:

-- Ma pauvre petite Jeanne, je vais demander au bon Dieu qu'il ait
pitié de toi.

Jeanne la suivit au cimetière, vit tomber la terre sur le
cercueil, et, comme elle s'affaissait avec l'envie au coeur de
mourir aussi, de ne plus souffrir, de ne plus penser, une forte
paysanne la saisit dans ses bras et l'emporta comme elle eût fait
d'un petit enfant.

En rentrant au château, Jeanne, qui venait de passer cinq nuits au
chevet de la vieille fille, se laissa mettre au lit sans
résistance par cette campagnarde inconnue qui la maniait avec
douceur et autorité; et elle tomba dans un sommeil d'épuisement,
accablée de fatigue et de souffrance.

Elle s'éveilla vers le milieu de la nuit. Une veilleuse brûlait
sur la cheminée. Une femme dormait dans un fauteuil. Qui était
cette femme? Elle ne la reconnaissait pas, et elle cherchait,
s'étant penchée au bord de sa couche, pour bien distinguer ses
traits sous la lueur tremblotante de la mèche flottant sur l'huile
dans un verre de cuisine.

Il lui semblait pourtant qu'elle avait vu cette figure. Mais
quand? Mais où? La femme dormait paisiblement, la tête inclinée
sur l'épaule, le bonnet tombé par terre. Elle pouvait avoir
quarante ou quarante-cinq ans. Elle était forte, colorée, carrée,
puissante. Ses larges mains pendaient des deux côtés du siège. Ses
cheveux grisonnaient. Jeanne la regardait obstinément dans ce
trouble d'esprit du réveil après le sommeil fiévreux qui suit les
grands malheurs.

Certes elle avait vu ce visage! Était-ce autrefois? Était-ce
récemment? Elle n'en savait rien, et cette obsession l'agitait,
l'énervait. Elle se leva doucement pour regarder de plus près la
dormeuse, et elle s'approcha sur la pointe des pieds. C'était la
femme qui l'avait relevée au cimetière, puis couchée. Elle se
rappelait cela confusément.

Mais l'avait-elle rencontrée ailleurs, à une autre époque de sa
vie? Ou bien la croyait-elle reconnaître seulement dans le
souvenir obscur de la dernière journée? Et puis comment était-elle
là, dans sa chambre? Pourquoi?

La femme souleva sa paupière, aperçut Jeanne et se dressa
brusquement. Elles se trouvaient face à face, si près que leurs
poitrines se frôlaient. L'inconnue grommela:

-- Comment! vous v'là d'bout! Vous allez attraper du mal à
c't'heure. Voulez-vous bien vous r'coucher!

Jeanne demanda:

-- Qui êtes-vous?

Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l'enleva de nouveau,
et la reporta sur son lit avec la force d'un homme. Et comme elle
la reposait doucement sur ses draps, penchée, presque couchée sur
Jeanne, elle se mit à pleurer en l'embrassant éperdument sur les
joues, dans les cheveux, sur les yeux, lui trempant la figure de
ses larmes, et balbutiant:

-- Ma pauvre maîtresse, mam'zelle Jeanne, ma pauvre maîtresse,
vous ne me reconnaissez donc point?

Et Jeanne s'écria:

-- Rosalie, ma fille.

Et, lui jetant les deux bras au cou, elle l'étreignit en la
baisant; et elles sanglotaient toutes les deux, enlacées
étroitement, mêlant leurs pleurs, ne pouvant plus desserrer leurs
bras.

Rosalie se calma la première:

-- Allons, faut être sage, dit-elle, et ne pas attraper froid.

Et elle ramassa les couvertures, reborda le lit, replaça
l'oreiller sous la tête de son ancienne maîtresse qui continuait à
suffoquer, toute vibrante de vieux souvenirs surgis en son âme.

Elle finit par demander:

-- Comment es-tu revenue, ma pauvre fille?

Rosalie répondit:

-- Pardi, est-ce que j'allais vous laisser comme ça, toute seule,
maintenant!

Jeanne reprit:

-- Allume donc une bougie que je te voie.

Et, quand la lumière fut apportée sur la table de nuit, elles se
considérèrent longtemps sans dire un mot. Puis Jeanne, tendant la
main à sa vieille bonne, murmura:

-- Je ne t'aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changée,
sais-tu, mais pas tant que moi, encore.

Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs, maigre et
fanée, qu'elle avait quittée jeune, belle et fraîche, répondit:

-- Ça c'est vrai que vous êtes changée, madame Jeanne, et plus que
de raison. Mais songez aussi que v'là vingt-quatre ans que nous
nous sommes pas vues.

Elles se turent, réfléchissant de nouveau. Jeanne, enfin,
balbutia:

-- As-tu été heureuse au moins?

Et Rosalie, hésitant dans la crainte de réveiller quelque souvenir
trop douloureux, bégayait:

-- Mais... oui..., oui..., madame. J'ai pas trop à me plaindre,
j'ai été plus heureuse que vous... pour sûr. Il n'y a qu'une chose
qui m'a toujours gâté le coeur, c'est de ne pas être restée ici...

Puis elle se tut brusquement, saisie d'avoir touché à cela sans y
songer. Mais Jeanne reprit avec douceur:

-- Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu'on veut.
Tu es veuve aussi, n'est-ce pas?

Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua:

-- As-tu d'autres... d'autres enfants?

-- Non, madame.

-- Et, lui, ton... ton fils, qu'est-ce qu'il est devenu? En es-tu
satisfaite?

-- Oui, madame, c'est un bon gars qui travaille d'attaque. Il
s'est marié v'là six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me
v'là revenue avec vous.

Jeanne, tremblant d'émotion, murmura:

-- Alors, tu ne me quitteras plus, ma fille?

Et Rosalie, d'un ton brusque:

-- Pour sûr, madame, que j'ai pris mes dispositions pour ça.

Puis elles ne parlèrent pas de quelque temps. Jeanne, malgré elle,
se remettait à comparer leurs existences, mais sans amertume au
coeur, résignée maintenant aux cruautés injustes du sort. Elle
dit:

-- Ton mari, comment a-t-il été pour toi?

-- Oh! c'était un brave homme, madame, et pas feignant, qui a su
amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine.»

Alors Jeanne, s'asseyant sur son lit, envahie d'un besoin de
savoir:

-- Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me fera
du bien, aujourd'hui.

Et Rosalie, approchant une chaise, s'assit et se mit à parler
d'elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus détails
chers aux gens de campagne, décrivant sa cour, riant parfois de
choses anciennes déjà qui lui rappelaient de bons moments passés,
haussant le ton peu à peu, en fermière habituée à commander. Elle
finit par déclarer:

-- Oh! j'ai du bien au soleil, aujourd'hui. Je ne crains rien.

Puis elle se troubla encore et reprit plus bas:

-- C'est à vous que je dois ça tout de même: aussi vous savez que
je n'veux pas de gages. Ah! mais non. Ah! mais non! Et puis, si
vous n' voulez point, je m'en vas.

Jeanne reprit:

-- Tu ne prétends pourtant pas me servir pour rien?

-- Ah! mais que oui, madame. De l'argent! Vous me donneriez de
l'argent! Mais j'en ai quasiment autant que vous. Savez-vous
seulement c'qui vous reste avec tous vos gribouillis d'hypothèques
et d'empruntages, et d'intérêts qui n'sont pas payés et qui
s'augmentent à chaque terme? Savez-vous? non, n'est-ce pas? Eh
bien, je vous promets que vous n'avez seulement plus dix mille
livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous
régler tout ça, et vite encore.

Elle s'était remise à parler haut, s'emportant, s'indignant de ces
intérêts négligés, de cette ruine menaçante. Et comme un vague
sourire attendri passait sur la figure de sa maîtresse, elle
s'écria, révoltée:

-- Il ne faut pas rire de ça, madame, parce que sans argent, il
n'y a plus que des manants.

Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes; puis
elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée qui
l'obsédait:

-- Oh! moi, je n'ai pas eu de chance. Tout a mal tourné pour moi.
La fatalité s'est acharnée sur ma vie.

Mais Rosalie hocha la tête:

-- Faut pas dire ça, madame, faut pas dire ça. Vous avez mal été
mariée, v'là tout. On n'se marie pas comme ça aussi, sans
seulement connaître son prétendu.

Et elles continuèrent à parler d'elles ainsi qu'auraient fait deux
vieilles amies.

Le soleil se leva comme elles causaient encore.




-- XII --


Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu des choses
et des gens du château. Jeanne, résignée, obéissait passivement.
Faible et traînant les jambes comme jadis petite mère, elle
sortait au bras de sa servante qui la promenait à pas lents, la
sermonnait, la réconfortait avec des paroles brusques et tendres,
la traitant comme une enfant malade.

Elles causaient toujours d'autrefois, Jeanne avec des larmes dans
la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysans impassibles.
La vieille bonne revint plusieurs fois sur les questions
d'intérêts en souffrance, puis elle exigea qu'on lui livrât les
papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, lui cachait par
honte pour son fils.

Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage à
Fécamp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu'elle
connaissait.

Puis un soir, après avoir mis au lit sa maîtresse, elle s'assit à
son chevet, et brusquement:

-- Maintenant que vous v'là couchée, madame, nous allons causer.

Et elle exposa la situation.

Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huit mille
francs de rentes. Rien de plus.

Jeanne répondit:

-- Que veux-tu, ma fille? Je sens bien que je ne ferai pas de
vieux os; j'en aurai toujours assez.

Mais Rosalie se fâcha:

-- Vous, madame, c'est possible; mais M. Paul, vous ne lui
laisserez rien alors?

Jeanne frissonna.

-- Je t'en prie, ne me parle jamais de lui. Je souffre trop quand
j'y pense.

-- Je veux vous en parler au contraire, parce que vous n'êtes pas
brave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait des bêtises; eh bien, il
n'en fera pas toujours: et puis il se mariera, il aura des
enfants. Il faudra de l'argent pour les élever. Écoutez-moi bien:
Vous allez vendre les Peuples!...

Jeanne, d'un sursaut, s'assit dans son lit:

-- Vendre les Peuples! Y penses-tu? Oh! jamais, par exemple!

Mais Rosalie ne se troubla pas.

-- Je vous dis que vous les vendrez, moi, madame, parce qu'il le
faut.

Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements.

Une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues à un
amateur qu'elle avait trouvé, on garderait quatre fermes situées à
Saint-Léonard, et qui, dégrevées de toute hypothèque,
constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. On
mettrait de côté treize cents francs par an pour les réparations
et l'entretien des biens; il resterait donc sept mille francs sur
lesquels on prendrait cinq mille pour les dépenses de l'année; et
on en réserverait deux mille pour former une caisse de prévoyance.


Elle ajouta:

-- Tout le reste est mangé, c'est fini. Et puis c'est moi qui
garderai la clef, vous entendez; et quant à M. Paul, il n'aura
plus rien, mais rien; il vous prendrait jusqu'au dernier sou.

Jeanne, qui pleurait en silence, murmura:

-- Mais s'il n'a pas de quoi manger?

-- Il viendra manger chez nous, donc, s'il a faim. Il y aura
toujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu'il aurait
fait toutes ces bêtises-là si vous ne lui aviez pas donné un sou
du commencement?

-- Mais il avait des dettes, il aurait été déshonoré.

-- Quand vous n'aurez plus rien, ça l'empêchera-t-il d'en faire?
Vous avez payé, c'est bien; mais vous ne paierez plus, c'est moi
qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, madame.

Et elle s'en alla.

Jeanne ne dormit point, bouleversée à la pensée de vendre les
Peuples, de s'en aller, de quitter cette maison où toute sa vie
était attachée.

Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain, elle
lui dit:

-- Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me décider à m'éloigner
d'ici.

Mais la bonne se fâcha:

-- Faut que ça soit comme ça pourtant, madame. Le notaire va venir
tantôt avec celui qui a envie du château. Sans ça, dans quatre
ans, vous n'auriez plus un radis.

Jeanne restait anéantie, répétant:

-- Je ne pourrai pas; je ne pourrai jamais.

Une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul qui
demandait encore dix mille francs. Que faire? Éperdue, elle
consulta Rosalie qui leva les bras:

-- Qu'est-ce que je vous disais, madame? Ah! vous auriez été
propres tous les deux si je n'étais pas revenue!

Et Jeanne, pliant sous la volonté de sa bonne, répondit au jeune
homme:

«Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m'as ruinée; je
me vois même forcée de vendre les Peuples. Mais n'oublie point que
j'aurai toujours un abri quand tu voudras te réfugier auprès de ta
vieille mère que tu as bien fait souffrir.

«JEANNE.»

Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineur de
sucre, elle les reçut elle-même et les invita à tout visiter en
détail.

Un mois plus tard, elle signait le contrat de vente, et achetait
en même temps une petite maison bourgeoise sise auprès de
Goderville, sur la grand-route de Montivilliers, dans le hameau de
Batteville.

Puis, jusqu'au soir elle se promena toute seule dans l'allée de
petite mère, le coeur déchiré et l'esprit en détresse, adressant à
l'horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, à toutes
ces choses si connues qu'elles semblaient entrées dans ses yeux et
dans son âme, au bosquet, au talus devant la lande où elle s'était
si souvent assise, d'où elle avait vu courir vers la mer le comte
de Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, à un vieil
orme sans tête contre lequel elle s'appuyait souvent, à tout ce
jardin familier, des adieux désespérés et sanglotants.

Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer à rentrer.

Un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Il la
salua d'un ton amical comme s'il la connaissait de longtemps.

-- Bonjour, madame Jeanne, ça va bien? La mère m'a dit de venir
pour le déménagement. Je voudrais savoir c'que vous emporterez, vu
que je ferai ça de temps en temps pour ne pas nuire aux travaux de
la terre.

C'était le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frère de Paul.

Il lui sembla que son coeur s'arrêtait; et pourtant elle aurait
voulu embrasser ce garçon.

Elle le regardait, cherchant s'il ressemblait à son mari, s'il
ressemblait à son fils. Il était rouge, vigoureux, avec les
cheveux blonds et les yeux bleus de sa mère. Et pourtant il
ressemblait à Julien. En quoi? Par quoi? Elle ne le savait pas
trop; mais il avait quelque chose de lui dans l'ensemble de la
physionomie.

Le gars reprit:

-- Si vous pouviez me montrer ça tout de suite, ça m'obligerait.

Mais elle ne savait pas encore ce qu'elle se déciderait à enlever,
sa nouvelle maison étant fort petite, et elle le pria de revenir
au bout de la semaine.

Alors son déménagement la préoccupa, apportant une distraction
triste dans sa vie morne et sans attentes.

Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui
rappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie de
notre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse et
auxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses,
des dates de notre histoire, qui ont été les compagnons muets de
nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à
côté de nous, dont l'étoffe est crevée par places et la doublure
déchirée, dont les articulations branlent, dont la couleur s'est
effacée.

Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée comme
avant de prendre des déterminations capitales, revenant à tout
instant sur sa décision, balançant les mérites de deux fauteuils
ou de quelque vieux secrétaire comparé à une ancienne table à
ouvrage.

Elle ouvrait les tiroirs, cherchait à se rappeler des faits; puis,
quand elle s'était bien dit: «Oui, je prendrai ceci», on
descendait l'objet dans la salle à manger.

Elle voulut garder tout le mobilier de sa chambre, son lit, ses
tapisseries, sa pendule, tout.

Elle prit quelques sièges du salon, ceux dont elle avait aimé les
dessins dès sa petite enfance: le renard et la cigogne, le renard
et le corbeau, la cigale et la fourmi, et le héron mélancolique.

Puis, en rôdant par tous les coins de cette demeure qu'elle allait
abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier.

Elle demeura saisie d'étonnement; c'était un fouillis d'objets de
toute nature, les uns brisés, les autres salis seulement, les
autres montés là on ne sait pourquoi, parce qu'ils ne plaisaient
plus, parce qu'ils avaient été remplacés. Elle apercevait mille
bibelots connus jadis, et disparus tout à coup sans qu'elle y eût
songé, des riens qu'elle avait maniés, ces vieux petits objets
insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côté d'elle, qu'elle
avait vus chaque jour sans les remarquer, et qui, tout à coup,
retrouvés là, dans ce grenier, à côté d'autres plus anciens dont
elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de
son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoins oubliés,
d'amis retrouvés. Ils lui faisaient l'effet de ces gens qu'on a
fréquentés longtemps sans qu'ils se soient jamais révélés et qui
soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans
fin, à raconter toute leur âme qu'on ne soupçonnait pas.

Elle allait de l'un à l'autre avec des secousses au coeur, se
disant: «Tiens, c'est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, un
soir, quelques jours avant mon mariage. Ah! voici la petite
lanterne de mère et la canne que petit père a cassée en voulant
ouvrir la barrière dont le bois était gonflé par la pluie.»

Il y avait aussi là-dedans beaucoup de choses qu'elle ne
connaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de ses
grands-parents, ou de ses arrière-grands-parents, de ces choses
poudreuses qui ont l'air exilées dans un temps qui n'est plus le
leur, et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne ne
sait l'histoire, les aventures, personne n'ayant vu ceux qui les
ont choisies, achetées, possédées, aimées, personne n'ayant connu
les mains qui les maniaient familièrement et les yeux qui les
regardaient avec plaisir.

Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans la
poussière accumulée; et elle demeurait là au milieu de ces
vieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petits
carreaux de verre encastrés dans la toiture.

Elle examinait minutieusement des chaises à trois pieds, cherchant
si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire en cuivre, une
chaufferette défoncée qu'elle croyait reconnaître et un tas
d'ustensiles de ménage hors de service.

Puis elle fit un lot de ce qu'elle voulait emporter, et,
redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne, indignée,
refusait de descendre «ces saletés». Mais Jeanne, qui n'avait
cependant plus aucune volonté, tint bon cette fois; et il fallut
obéir.

Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq, s'en vint
avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosalie
l'accompagna afin de veiller au déchargement et de déposer les
meubles aux places qu'ils devaient occuper.

Restée seule, Jeanne se mit à errer par les chambres du château,
saisie d'une crise affreuse de désespoir, embrassant, en des élans
d'amour exalté, tout ce qu'elle ne pouvait prendre avec elle, les
grands oiseaux blancs des tapisseries du salon, des vieux
flambeaux, tout ce qu'elle rencontrait. Elle allait d'une pièce à
l'autre, affolée, les yeux ruisselants de larmes; puis elle sortit
pour «dire adieu» à la mer.

C'était vers la fin de septembre, un ciel bas et gris semblait
peser sur le monde; les flots tristes et jaunâtres s'étendaient à
perte de vue. Elle resta longtemps debout sur la falaise, roulant
en sa tête des pensées torturantes. Puis, comme la nuit tombait,
elle rentra, ayant souffert en ce jour autant qu'en ses plus
grands chagrins.

Rosalie était revenue et l'attendait, enchantée de la nouvelle
maison, la déclarant bien plus gaie que ce grand coffre de
bâtiment qui n'était seulement pas au bord d'une route.

Jeanne pleura toute la soirée.

Depuis qu'ils savaient le château vendu, les fermiers n'avaient
pour elle que bien juste les égards qu'ils lui devaient,
l'appelant entre eux «la Folle», sans trop savoir pourquoi, sans
doute parce qu'ils devinaient, avec leur instinct de brutes, sa
sentimentalité maladive et grandissante, ses rêvasseries exaltées,
tout le désordre de sa pauvre âme secouée par le malheur.

La veille de son départ, elle entra, par hasard, dans l'écurie. Un
grognement la fit tressaillir. C'était Massacre auquel elle
n'avait plus songé depuis des mois. Aveugle et paralytique,
parvenu à un âge que ces animaux n'atteignent guère, il vivait
encore sur un lit de paille, soigné par Lucienne qui ne l'oubliait
pas. Elle le prit dans ses bras, l'embrassa, et l'emporta dans la
maison. Gros comme une tonne, il se traînait à peine sur ses
pattes écartées et raides, et il aboyait à la façon des chiens de
bois qu'on donne aux enfants.

Le dernier jour enfin se leva. Jeanne avait couché dans l'ancienne
chambre de Julien, la sienne étant démeublée.

Elle sortit de son lit, exténuée et haletante, comme si elle eût
fait une grande course. La voiture contenant les malles et le
reste du mobilier était déjà chargée dans la cour. Une autre
carriole à deux roues était attelée derrière, qui devait emporter
la maîtresse et la bonne.

Le père Simon et Ludivine resteraient seuls jusqu'à l'arrivée du
nouveau propriétaire; puis ils se retireraient chez des parents,
Jeanne leur ayant constitué une petite rente. Ils avaient des
économies d'ailleurs. C'étaient maintenant de très vieux
serviteurs, inutiles et bavards. Marius, ayant pris femme, avait
depuis longtemps quitté la maison.

Vers huit heures, la pluie se mit à tomber, une pluie fine et
glacée que chassait une légère brise de mer. Il fallut tendre des
couvertures sur la charrette. Les feuilles s'envolaient déjà des
arbres.

Sur la table de la cuisine, des tasses de café au lait fumaient.
Jeanne s'assit devant la sienne et la but à petites gorgées, puis,
se levant:

-- Allons! dit-elle.

Elle mit son chapeau, son châle, et, pendant que Rosalie la
chaussait de caoutchoucs, elle prononça, la gorge serrée:

-- Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous sommes
parties de Rouen pour venir ici...

Elle eut une sorte de spasme, porta ses deux mains sur sa poitrine
et s'abattit sur le dos, sans connaissance.

Pendant plus d'une heure, elle demeura comme morte; puis elle
rouvrit les yeux, et des convulsions la saisirent accompagnées
d'un débordement de larmes.

Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si faible qu'elle
ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d'autres
crises si on retardait le départ, alla chercher son fils. Ils la
prirent, l'enlevèrent, l'emportèrent, la déposèrent dans la
carriole, sur le banc de bois garni de cuir ciré; et la vieille
bonne, montée à côté de Jeanne, enveloppa ses jambes, lui couvrit
les épaules d'un gros manteau, puis, tenant ouvert un parapluie
au-dessus de sa tête, elle s'écria:

-- Vite, Denis, allons-nous-en.

Le jeune homme grimpa près de sa mère et, s'asseyant sur une seule
cuisse, faute de place, il lança au grand trot son cheval dont
l'allure saccadée faisait sauter les deux femmes.

Quand on tourna au coin du village, on aperçut quelqu'un marchant
de long en large sur la route, c'était l'abbé Tolbiac qui semblait
guetter ce départ.

Il s'arrêta pour laisser passer la voiture. Il tenait d'une main
sa soutane relevée par crainte de l'eau du chemin, et ses jambes
maigres, vêtues de bas noirs, finissaient en d'énormes souliers
fangeux.

Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard; et
Rosalie, qui n'ignorait rien, devint furieuse. Elle murmurait:
«Manant, manant!» puis, saisissant la main de son fils:

-- Fiches-y donc un coup de fouet.

Mais le jeune homme, au moment où il passait contre le prêtre, fit
tomber brusquement dans l'ornière la roue de sa guimbarde lancée à
toute vitesse, et un flot de boue, jaillissant, couvrit
l'ecclésiastique des pieds à la tête.

Et Rosalie, radieuse, se retourna pour lui montrer le poing,
pendant que le prêtre s'essuyait avec son grand mouchoir.

Ils allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s'écria:

-- Massacre que nous avons oublié!

Il fallut s'arrêter, et Denis, descendant, courut chercher le
chien, tandis que Rosalie tenait les guides.

Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras la grosse bête
informe et pelée qu'il déposa entre les jupes des deux femmes.




-- XIII --


La voiture s'arrêta deux heures plus tard devant une petite maison
de briques bâtie au milieu d'un verger planté de poiriers en
quenouilles, sur le bord de la grand-route.

Quatre tonnelles en treillage habillées de chèvrefeuilles et de
clématites formaient les quatre coins de ce jardin disposé par
petits carrés à légumes que séparaient d'étroits chemins bordés
d'arbres fruitiers.

Une haie vive très élevée entourait de partout cette propriété,
qu'un champ séparait de la ferme voisine. Une forge la précédait
de cent pas sur la route. Les autres habitations les plus proches
se trouvaient distantes d'un kilomètre.

La vue alentour s'étendait sur la plaine du pays de Caux, toute
parsemée de fermes qu'enveloppaient les quatre doubles lignes de
grands arbres enfermant la cour à pommiers.

Jeanne, aussitôt arrivée, voulait se reposer, mais Rosalie ne le
lui permit pas, craignant qu'elle ne se remît à rêvasser.

Le menuisier de Goderville était là, venu pour l'installation; et
on commença tout de suite l'emménagement des meubles apportés
déjà, en attendant la dernière voiture.

Ce fut un travail considérable, exigeant de longues réflexions et
de grands raisonnements.

Puis la charrette, au bout d'une heure, apparut à la barrière, et
il fallut la décharger sous la pluie.

La maison, quand le soir tomba, était dans un complet désordre,
pleine d'objets empilés au hasard; et Jeanne, harassée, s'endormit
aussitôt qu'elle fut au lit.

Les jours suivants elle n'eut pas le temps de s'attendrir tant
elle se trouva accablée de besogne. Elle prit même un certain
plaisir à faire jolie sa nouvelle demeure, la pensée que son fils
y reviendrait la poursuivant sans cesse. Les tapisseries de son
ancienne chambre furent tendues dans la salle à manger, qui
servait en même temps de salon; et elle organisa avec un soin
particulier une des deux pièces du premier qui prit en sa pensée
le nom «d'appartement de Poulet».

Elle se réserva la seconde, Rosalie habitant au-dessus, à côté du
grenier.

La petite maison, arrangée avec soin, était gentille, et Jeanne
s'y plut dans les premiers temps, bien que quelque chose lui
manquât dont elle ne se rendait pas bien compte.

Un matin, le clerc de notaire de Fécamp lui apporta trois mille
six cents francs, prix des meubles laissés aux Peuples et estimés
par un tapissier. Elle ressentit, en recevant cet argent, un
frémissement de plaisir; et, dès que l'homme fut parti, elle
s'empressa de mettre son chapeau, voulant gagner Goderville au
plus vite pour faire tenir à Paul cette somme inespérée.

Mais, comme elle se hâtait sur la grand-route, elle rencontra
Rosalie qui revenait du marché. La bonne eut un soupçon sans
deviner tout de suite la vérité, puis, quand elle l'eut
découverte, car Jeanne ne lui savait plus rien cacher, elle posa
son panier par terre pour se fâcher tout à son aise.

Et elle cria, les poings sur les hanches; puis elle prit sa
maîtresse du bras droit, son panier du bras gauche, et, toujours
furieuse, elle se remit en marche vers la maison.

Dès qu'elles furent rentrées, la bonne exigea la remise de
l'argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs; mais sa
ruse fut vite percée par la servante mise en défiance; et elle dut
livrer le tout.

Rosalie consentit cependant à ce que ce reliquat fût envoyé au
jeune homme.

Il remercia au bout de quelques jours.»Tu m'as rendu un grand
service, ma chère maman, car nous étions dans une profonde
misère.»

Jeanne, cependant, ne s'accoutumait guère à Batteville; il lui
semblait sans cesse qu'elle ne respirait plus comme autrefois,
qu'elle était plus seule encore, plus abandonnée, plus perdue.
Elle sortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil,
revenait par les Trois-Mares puis, une fois rentrée, se relevait,
prise d'une envie de ressortir comme si elle eût oublié d'aller là
justement où elle devait se rendre, où elle avait envie de se
promener.

Et cela, tous les jours, recommençait sans qu'elle comprît la
raison de cet étrange besoin. Mais, un soir, une phrase lui vint
inconsciemment qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elle
dit, en s'asseyant, pour dîner:

-- Oh! comme j'ai envie de voir la mer!

Ce qui lui manquait si fort, c'était la mer, sa grande voisine
depuis vingt-cinq ans, la mer avec son air salé, ses colères, sa
voix grondeuse, ses souffles puissants, la mer que, chaque matin,
elle voyait de sa fenêtre des Peuples, qu'elle respirait jour et
nuit, qu'elle sentait près d'elle, qu'elle s'était mise à aimer
comme une personne sans s'en douter.

Massacre vivait également dans une extrême agitation. Il s'était
installé, dès le soir de son arrivée, dans le bas du buffet de la
cuisine, sans qu'il fût possible de l'en déloger. Il restait là
tout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps
en temps avec un grognement sourd.

Mais, aussitôt que venait la nuit, il se levait et se traînait
vers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quand il
avait passé dehors les quelques minutes qu'il lui fallait, il
rentrait, s'asseyait sur son derrière devant le fourneau encore
chaud, et, dès que ses deux maîtresses étaient parties se coucher,
il se mettait à hurler.

Il hurlait ainsi toute la nuit, d'une voix plaintive et
lamentable, s'arrêtant parfois une heure pour reprendre sur un ton
plus déchirant encore. On l'attacha devant la maison dans un
baril. Il hurla sous les fenêtres. Puis, comme il était infirme et
bien près de mourir, on le remit à la cuisine.

Le sommeil devenait impossible pour Jeanne qui entendait le vieil
animal gémir et gratter sans cesse, cherchant à se reconnaître
dans cette maison nouvelle, comprenant bien qu'il n'était plus
chez lui.

Rien ne le pouvait calmer. Assoupi le long du jour, comme si ses
yeux éteints, la conscience de son infirmité, l'eussent empêché de
se mouvoir, alors que tous les êtres vivent et s'agitent, il se
mettait à rôder sans repos dès que tombait le soir, comme s'il
n'eût plus osé vivre et remuer que dans les ténèbres, qui font
tous les êtres aveugles.

On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement.

L'hiver s'avançait; et Jeanne se sentait envahie par une
invincible désespérance. Ce n'était pas une de ces douleurs aiguës
qui semblent tordre l'âme, mais une morne et lugubre tristesse.

Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s'occupait
d'elle. La grand-route devant sa porte se déroulait à droite et à
gauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passait
au trot, conduit par un homme à figure rouge dont la blouse,
gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballon bleu;
parfois c'était une charrette lente, ou bien on voyait venir de
loin deux paysans, l'homme et la femme, tout petits à l'horizon,
puis grandissant, puis, quand ils avaient dépassé la maison,
rediminuant, devenant gros comme deux insectes, là-bas, tout au
bout de la ligne blanche qui s'allongeait à perte de vue, montant
et descendant selon les molles ondulations du sol.

Quand l'herbe se remit à pousser, une fillette en jupe courte
passait tous les matins devant la barrière, conduisant deux vaches
maigres qui broutaient le long des fossés de la route. Elle
revenait le soir, de la même allure endormie, faisant un pas
toutes les dix minutes derrière ses bêtes.

Jeanne, chaque nuit, rêvait qu'elle habitait encore les Peuples.

Elle s'y retrouvait comme autrefois avec père et petite mère, et
parfois même avec tante Lison. Elle refaisait des choses oubliées
et finies, s'imaginait soutenir Mme Adélaïde voyageant dans son
allée. Et chaque réveil était suivi de larmes.

Elle pensait toujours à Paul, se demandant: «Que fait-il? Comment
est-il maintenant? Songe-t-il à moi quelquefois?» En se promenant
lentement dans les chemins creux entre les fermes, elle roulait
dans sa tête toutes ces idées qui la martyrisaient; mais elle
souffrait surtout d'une jalousie inapaisable contre cette femme
inconnue qui lui avait ravi son fils. Cette haine seule la
retenait, l'empêchait d'agir, d'aller le chercher, de pénétrer
chez lui. Il lui semblait voir la maîtresse debout sur la porte et
demandant:

-- Que voulez-vous ici, madame?

Sa fierté de mère se révoltait de la possibilité de cette
rencontre; et son orgueil hautain de femme toujours pure, sans
défaillances et sans tache, l'exaspérait de plus en plus contre
toutes ces lâchetés de l'homme asservi par les sales pratiques de
l'amour charnel qui rend lâches les coeurs eux-mêmes. L'humanité
lui semblait immonde quand elle songeait à tous les secrets
malpropres des sens, aux caresses qui avilissent, à tous les
mystères devinés des accouplements indissolubles.

Le printemps et l'été passèrent encore.

Mais quand l'automne revint avec les longues pluies, le ciel
grisâtre, les nuages sombres, une telle lassitude de vivre ainsi
la saisit, qu'elle se résolut à tenter un grand effort pour
reprendre son Poulet.

La passion du jeune homme devait être usée à présent.

Elle lui écrivit une lettre éplorée.

«Mon cher enfant, je viens te supplier de revenir auprès de moi.
Songe donc que je suis vieille et malade, toute seule, toute
l'année, avec une bonne. J'habite maintenant une petite maison
auprès de la route. C'est bien triste. Mais si tu étais là tout
changerait pour moi. Je n'ai que toi au monde et je ne t'ai pas vu
depuis sept ans! Tu ne sauras jamais comme j'ai été malheureuse et
combien j'avais reposé mon coeur sur toi. Tu étais ma vie, mon
rêve, mon seul espoir, mon seul amour, et tu me manques, et tu
m'as abandonnée.

«Oh! reviens, mon petit Poulet, reviens m'embrasser, reviens
auprès de ta vieille mère qui te tend des bras désespérés.

«JEANNE.»

Il répondit quelques jours plus tard.

«Ma chère maman, je ne demanderais pas mieux que d'aller te voir,
mais je n'ai pas le sou. Envoie-moi quelque argent et je viendrai.
J'avais du reste l'intention d'aller te trouver pour te parler
d'un projet qui me permettrait de faire ce que tu me demandes.

«Le désintéressement et l'affection de celle qui a été ma compagne
dans les vilains jours que je traverse, demeurent sans limites à
mon égard. Il n'est pas possible que je reste plus longtemps sans
reconnaître publiquement son amour et son dévouement si fidèles.
Elle a du reste de très bonnes manières que tu pourras apprécier.
Et elle est très instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tu ne te
fais pas l'idée de ce qu'elle a toujours été pour moi. Je serais
une brute, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance. Je viens
donc te demander l'autorisation de l'épouser. Tu me pardonnerais
mes escapades et nous habiterions tous ensemble dans ta nouvelle
maison.

«Si tu la connaissais, tu m'accorderais tout de suite ton
consentement. Je t'assure qu'elle est parfaite, et très
distinguée. Tu l'aimerais, j'en suis certain. Quant à moi, je ne
pourrais pas vivre sans elle.

«J'attends ta réponse avec impatience, ma chère maman, et nous
t'embrassons de tout coeur.

«Ton fils.

«Vicomte PAUL DE LAMARE.»

Jeanne fut atterrée. Elle demeurait immobile, la lettre sur les
genoux, devinant la ruse de cette fille qui avait sans cesse
retenu son fils, qui ne l'avait pas laissé venir une seule fois,
attendant son heure, l'heure où la vieille mère désespérée, ne
pouvant plus résister au désir d'étreindre son enfant, faiblirait,
accorderait tout.

Et la grosse douleur de cette préférence obstinée de Paul pour
cette créature déchirait son coeur. Elle répétait:

-- Il ne m'aime pas. Il ne m'aime pas.

Rosalie entra. Jeanne balbutia:

-- Il veut l'épouser maintenant.

La bonne eut un sursaut:

-- Oh! madame, vous ne permettrez pas ça. M. Paul ne va pas
ramasser cette traînée.

Et Jeanne accablée, mais révoltée, répondit:

-- Ça, jamais, ma fille. Et, puisqu'il ne veut pas venir, je vais
aller le trouver, moi, et nous verrons laquelle de nous deux
l'emportera.

Et elle écrivit tout de suite à Paul pour annoncer son arrivée, et
pour le voir autre part que dans le logis habité par cette gueuse.

Puis, en attendant une réponse, elle fit ses préparatifs. Rosalie
commença à empiler dans une vieille malle le linge et les effets
de sa maîtresse. Mais comme elle pliait une robe, une ancienne
robe de campagne, elle s'écria:

-- Vous n'avez seulement rien à vous mettre sur le dos. Je ne vous
permettrai pas d'aller comme ça. Vous feriez honte à tout le
monde; et les dames de Paris vous regarderaient comme une
servante.

Jeanne la laissa faire. Et les deux femmes se rendirent ensemble à
Goderville pour choisir une étoffe à carreaux verts qui fut
confiée à la couturière du bourg. Puis elles entrèrent chez le
notaire, maître Roussel, qui faisait chaque année un voyage d'une
quinzaine dans la capitale, afin d'obtenir de lui des
renseignements. Car Jeanne depuis vingt-huit ans n'avait pas revu
Paris.

Il fit des recommandations nombreuses sur la manière d'éviter les
voitures, sur les procédés pour n'être pas volé, conseillant de
coudre l'argent dans la doublure des vêtements et de ne garder
dans la poche que l'indispensable; il parla longuement des
restaurants à prix moyens dont il désigna deux ou trois fréquentés
par des femmes; et il indiqua l'hôtel de Normandie où il
descendait lui-même, auprès de la gare du chemin de fer. On
pouvait s'y présenter de sa part.

Depuis six ans, ces chemins de fer, dont on parlait partout,
fonctionnaient entre Paris et Le Havre. Mais Jeanne, obsédée de
chagrin, n'avait pas encore vu ces voitures à vapeur qui
révolutionnaient tout le pays.

Cependant, Paul ne répondait pas.

Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaque matin
sur la route au-devant du facteur qu'elle abordait en frémissant:

-- Vous n'avez rien pour moi, père Malandain?

Et l'homme répondait toujours de sa voix enrouée par les
intempéries des saisons:

-- Encore rien c'te fois, ma bonne dame.

C'était cette femme, assurément, qui empêchait Paul de répondre!

Jeanne alors résolut de partir tout de suite. Elle voulait prendre
Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pour ne pas
augmenter les frais de voyage.

Elle ne permit pas d'ailleurs à sa maîtresse d'emporter plus de
trois cents francs:

-- S'il vous en faut d'autres, vous m'écrirez donc, et j'irai chez
le notaire pour qu'il vous fasse parvenir ça. Si je vous en donne
plus, c'est M. Paul qui l'empochera.

Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole de
Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare,
Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.

Elles prirent d'abord des renseignements sur le prix des billets,
puis, quand tout fut réglé et la malle enregistrée, elles
attendirent devant ces lignes de fer, cherchant à comprendre
comment manoeuvrait cette chose, si préoccupées de ce mystère
qu'elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage.

Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tête, et elles
aperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec un
bruit terrible, passa devant elles en traînant une longue chaîne
de petites maisons roulantes; et un employé ayant ouvert une
porte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de
ces cases.

Rosalie, émue, criait:

-- Au revoir, madame; bon voyage, à bientôt!

-- Au revoir, ma fille.

Un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet de voitures
se remit à rouler doucement d'abord, puis plus vite, puis avec une
rapidité effrayante.

Dans le compartiment où se trouvait Jeanne, deux messieurs
dormaient adossés à deux coins.

Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, les
villages, effarée de cette vitesse, se sentant prise dans une vie
nouvelle, emportée dans un monde nouveau qui n'était plus le sien,
celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone.

Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris.

Un commissionnaire prit la malle de Jeanne; et elle le suivit
effarée, bousculée, inhabile à passer dans la foule remuante,
courant presque derrière l'homme dans la crainte de le perdre de
vue.

Quand elle fut dans le bureau de l'hôtel, elle s'empressa
d'annoncer:

-- Je vous suis recommandée par M. Roussel.

La patronne, une énorme femme sérieuse, assise à son bureau,
demanda:

-- Qui ça, M. Roussel?

Jeanne interdite reprit:

-- Mais le notaire de Goderville, qui descend chez vous tous les
ans.

La grosse dame déclara:

-- C'est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez une chambre?

-- Oui, madame.

Et un garçon, prenant son bagage, monta l'escalier devant elle.

Elle se sentait le coeur serré. Elle s'assit devant une petite
table et demanda qu'on lui montât un bouillon avec une aile de
poulet. Elle n'avait rien pris depuis l'aurore.

Elle mangea tristement à la lueur d'une bougie, songeant à mille
choses, se rappelant son passage en cette même ville au retour de
son voyage de noces, les premiers signes du caractère de Julien,
apparus lors de ce séjour à Paris. Mais elle était jeune alors, et
confiante et vaillante. Maintenant, elle se sentait vieille,
embarrassée, craintive même, faible et troublée pour un rien.
Quand elle eut fini son repas, elle se mit à la fenêtre et regarda
la rue pleine de monde. Elle avait envie de sortir et n'osait
point. Elle allait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle
se coucha; et souffla sa lumière.

Mais le bruit, cette sensation d'une ville inconnue et le trouble
du voyage la tenaient éveillée. Les heures s'écoulaient. Les
rumeurs du dehors s'apaisaient peu à peu sans qu'elle pût dormir,
énervée par ce demi-repos des grandes villes. Elle était habituée
à ce calme et profond sommeil des champs, qui engourdit tout, les
hommes, les bêtes et les plantes; et elle sentait maintenant,
autour d'elle, toute une agitation mystérieuse. Des voix presque
insaisissables lui parvenaient comme si elles eussent glissé dans
les murs de l'hôtel. Parfois un plancher craquait, une porte se
fermait, une sonnette tintait.

Tout à coup, vers deux heures du matin, alors qu'elle commençait à
s'assoupir, une femme poussa des cris dans une chambre voisine;
Jeanne s'assit brusquement dans son lit; puis elle crut entendre
un rire d'homme.

Alors, à mesure qu'approchait le jour, la pensée de Paul
l'envahit; et elle s'habilla dès que le crépuscule parut.

Il habitait rue du Sauvage, dans la Cité. Elle voulut s'y rendre à
pied pour obéir aux recommandations d'économie de Rosalie. Il
faisait beau; l'air froid piquait la chair; des gens pressés
couraient sur les trottoirs. Elle allait le plus vite possible,
suivant une rue indiquée au bout de laquelle elle devait tourner à
droite, puis à gauche; puis arrivée sur une place, il lui faudrait
s'informer à nouveau. Elle ne trouva pas la place et se renseigna
auprès d'un boulanger qui lui donna des indications différentes.
Elle repartit, s'égara, erra, suivit d'autres conseils, se perdit
tout à fait.

Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard. Elle allait
se décider à appeler un cocher quand elle aperçut la Seine. Alors
elle longea les quais.

Au bout d'une heure environ, elle entrait dans la rue du Sauvage,
une sorte de ruelle toute noire. Elle s'arrêta devant la porte,
tellement émue qu'elle ne pouvait plus faire un pas.

Il était là, dans cette maison, Poulet.

Elle sentait trembler ses genoux et ses mains; enfin, elle entra,
suivit un couloir, vit la case du portier, et demanda en tendant
une pièce d'argent:

-- Pourriez-vous monter dire à M. Paul de Lamare qu'une vieille
dame, une amie de sa mère, l'attend en bas?

Le portier répondit:

-- Il n'habite plus ici, madame.

Un grand frisson la parcourut. Elle balbutia:

-- Ah! où... où demeure-t-il maintenant?

-- Je ne sais pas.

Elle se sentit étourdie comme si elle allait tomber et elle
demeura quelque temps sans pouvoir parler.

Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et murmura:

-- Depuis quand est-il parti?

L'homme la renseigna abondamment.

-- Voilà quinze jours. Ils sont partis comme ça, un soir, et pas
revenus. Ils devaient partout dans le quartier; aussi vous
comprenez bien qu'ils n'ont pas laissé leur adresse.

Jeanne voyait des lueurs, des grands jets de flamme, comme si on
lui eût tiré des coups de fusil devant les yeux. Mais une idée
fixe la soutenait, la faisait demeurer debout, calme en apparence,
et réfléchie. Elle voulait savoir et retrouver Poulet.

-- Alors il n'a rien dit, en s'en allant?

-- Oh! rien du tout, ils se sont sauvés pour ne pas payer, voilà.

-- Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu'un.

-- Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n'en recevaient
pas dix par an. Je leur en ai monté une pourtant deux jours avant
qu'ils s'en aillent.

C'était sa lettre sans doute. Elle dit précipitamment:

-- Écoutez, je suis sa mère, à lui, et je suis venue pour le
chercher. Voilà dix francs pour vous. Si vous savez quelque
nouvelle ou quelque renseignement sur lui, apportez-les-moi à
l'hôtel de Normandie, rue du Havre, et je vous paierai bien.

Et elle se sauva.

Elle se remit à marcher sans s'inquiéter où elle allait. Elle se
hâtait comme pressée par une course importante; elle filait le
long des murs, heurtée par des gens à paquets; elle traversait les
rues sans regarder les voitures venir, injuriée par les cochers;
elle trébuchait aux marches des trottoirs auxquelles elle ne
prenait point garde; elle courait devant elle, l'âme perdue.

Tout à coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentit si
fatiguée qu'elle s'assit sur un banc. Elle y demeura fort
longtemps apparemment, pleurant sans s'en apercevoir, car des
passants s'arrêtaient pour la regarder. Puis elle sentit qu'elle
avait très froid; et elle se leva pour repartir; ses jambes la
portaient à peine tant elle était accablée et faible.

Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant, mais
elle n'osait pas pénétrer dans ces établissements, prise d'une
espèce de honte, d'une peur, d'une sorte de pudeur de son chagrin
qu'elle sentait visible. Elle s'arrêtait une seconde devant la
porte, regardait au-dedans, voyait tous ces gens attablés et
mangeant, et s'enfuyait intimidée, se disant: «J'entrerai dans le
prochain.» Et elle ne pénétrait pas davantage dans le suivant.

À la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain en forme de
lune, et elle se mit à le croquer tout en marchant. Elle avait
grand-soif, mais elle ne savait où aller boire et elle s'en passa.

Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardin entouré
d'arcades. Elle reconnut alors le Palais-Royal.

Comme le soleil et la marche l'avaient un peu réchauffée, elle
s'assit encore une heure ou deux.

Une foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait,
saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et les
hommes riches, qui ne vit que pour la parure et les joies.

Jeanne, effarée d'être au milieu de cette cohue brillante, se leva
pour s'enfuir; mais, soudain, la pensée lui vint qu'elle pourrait
rencontrer Paul en ce lieu; et elle se mit à errer en épiant les
visages, allant et venant sans cesse, d'un bout à l'autre du
Jardin, de son pas humble et rapide.

Des gens se retournaient pour la regarder, d'autres riaient et se
la montraient. Elle s'en aperçut et se sauva, pensant que, sans
doute, on s'amusait de sa tournure et de sa robe à carreaux verts
choisie par Rosalie et exécutée sur ses indications par la
couturière de Goderville.

Elle n'osait même plus demander sa route aux passants. Elle s'y
hasarda pourtant et finit par retrouver son hôtel.

Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds de son lit,
sans remuer. Puis elle dîna, comme la veille, d'un potage et d'un
peu de viande. Puis elle se coucha, accomplissant chaque acte
machinalement par habitude.

Le lendemain elle se rendit à la préfecture de police pour qu'on
lui retrouvât son enfant. On ne put rien lui promettre; on s'en
occuperait cependant.

Alors elle vagabonda par les rues, espérant toujours le
rencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette foule agitée,
plus perdue, plus misérable qu'au milieu des champs déserts.

Quand elle rentra, le soir, à l'hôtel, on lui dit qu'un homme
l'avait demandée de la part de M. Paul et qu'il reviendrait le
lendemain. Un flot de sang lui jaillit au coeur et elle ne ferma
pas l'oeil de la nuit. Si c'était lui? Oui, c'était lui
assurément, bien qu'elle ne l'eût pas reconnu aux détails qu'on
lui avait donnés.

Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria: «Entrez!»
prête à s'élancer, les bras ouverts. Un inconnu se présenta. Et,
pendant qu'il s'excusait de l'avoir dérangée et qu'il expliquait
son affaire, une dette de Paul qu'il venait réclamer, elle se
sentait pleurer sans vouloir le laisser paraître, enlevant les
larmes du bout du doigt, à mesure qu'elles glissaient au coin des
yeux.

Il avait appris sa venue par le concierge de la rue du Sauvage,
et, comme il ne pouvait retrouver le jeune homme, il s'adressait à
la mère. Et il tendait un papier qu'elle prit sans songer à rien.
Elle lut un chiffre: 90 francs, tira son argent et paya.

Elle ne sortit pas ce jour-là.

Le lendemain d'autres créanciers se présentèrent. Elle donna tout
ce qui lui restait, ne réservant qu'une vingtaine de francs; et
elle écrivit à Rosalie pour lui dire sa situation.

Elle passait ses jours à errer, attendant la réponse de sa bonne,
ne sachant que faire, où tuer les heures lugubres, les heures
interminables, n'ayant personne à qui dire un mot tendre, personne
qui connût sa misère. Elle allait au hasard, harcelée à présent
par un besoin de partir, de retourner là-bas, dans sa petite
maison sur le bord de la route solitaire.

Elle n'y pouvait plus vivre, quelques jours auparavant, tant la
tristesse l'accablait, et maintenant elle sentait bien qu'elle ne
saurait plus, au contraire, vivre que là, où ses mornes habitudes
s'étaient enracinées.

Enfin, un soir, elle trouva une lettre et deux cents francs.
Rosalie disait:

«Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vous enverrai plus
rien. Quant à M. Paul, c'est moi qu'irai le chercher quand nous
aurons de ses nouvelles.

«Je vous salue. Votre servante.

«ROSALIE.»

Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu'il neigeait, et
qu'il faisait grand froid.




-- XIV --


Alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levait
chaque matin à la même heure, regardait le temps par sa fenêtre,
puis descendait s'asseoir devant le feu dans la salle.

Elle restait là des jours entiers, immobile, les yeux plantés sur
la flamme, laissant aller à l'aventure ses lamentables pensées et
suivant le triste défilé de ses misères. Les ténèbres, peu à peu,
envahissaient la petite pièce sans qu'elle eût fait d'autre
mouvement que pour remettre du bois au feu. Rosalie alors
apportait la lampe et s'écriait:

-- Allons, madame Jeanne, il faut vous secouer ou bien vous
n'aurez pas encore faim ce soir.

Elle était souvent poursuivie d'idées fixes qui l'obsédaient et
torturée par des préoccupations insignifiantes, les moindres
choses, dans sa tête malade, prenant une importance extrême.

Elle revivait surtout dans le passé, dans le vieux passé, hantée
par les premiers temps de sa vie et par son voyage de noces, là-
bas en Corse. Des paysages de cette île, oubliés depuis longtemps,
surgissaient soudain devant elle dans les tisons de sa cheminée;
et elle se rappelait tous les détails, tous les petits faits,
toutes les figures rencontrées là-bas; la tête du guide Jean
Ravoli la poursuivait; et elle croyait parfois entendre sa voix.

Puis elle songeait aux douces années de l'enfance de Paul, alors
qu'il lui faisait repiquer des salades, et qu'elle s'agenouillait
dans la terre grasse à côté de tante Lison, rivalisant de soins
toutes les deux pour plaire à l'enfant, luttant à celle qui ferait
reprendre les jeunes plantes avec le plus d'adresse et obtiendrait
le plus d'élèves.

Et, tout bas, ses lèvres murmuraient: «Poulet, mon petit Poulet»,
comme si elle lui eût parlé; et, sa rêverie s'arrêtant sur ce mot,
elle essayait parfois pendant des heures d'écrire dans le vide, de
son doigt tendu, les lettres qui le composaient. Elle les traçait
lentement, devant le feu, s'imaginant les voir, puis, croyant
s'être trompée, elle recommençait le P d'un bras tremblant de
fatigue, s'efforçant de dessiner le nom jusqu'au bout; puis, quand
elle avait fini, elle recommençait.

À la fin elle ne pouvait plus, mêlait tout, modelait d'autres
mots, s'énervant jusqu'à la folie.

Toutes les manies des solitaires la possédaient. La moindre chose
changée de place l'irritait.

Rosalie souvent la forçait à marcher, l'emmenait sur la route;
mais Jeanne, au bout de vingt minutes, déclarait: «Je n'en puis
plus, ma fille», et elle s'asseyait au bord du fossé.

Bientôt tout mouvement lui fut odieux, et elle restait au lit le
plus tard possible.

Depuis son enfance, une seule habitude lui était demeurée
invariablement tenace, celle de se lever tout d'un coup aussitôt
après avoir bu son café au lait. Elle tenait d'ailleurs à ce
mélange d'une façon exagérée; et la privation lui en aurait été
plus sensible que celle de n'importe quoi. Elle attendait, chaque
matin, l'arrivée de Rosalie avec une impatience un peu sensuelle;
et, dès que la tasse pleine était posée sur la table de nuit, elle
se mettait sur son séant et la vidait vivement d'une manière un
peu goulue. Puis, rejetant ses draps, elle commençait à se vêtir.

Mais, peu à peu, elle s'habitua à rêvasser quelques secondes après
avoir reposé le bol dans son assiette, puis elle s'étendit de
nouveau dans le lit; puis elle prolongea, de jour en jour, cette
paresse jusqu'au moment où Rosalie revenait, furieuse, et
l'habillait presque de force.

Elle n'avait plus, d'ailleurs, une apparence de volonté et, chaque
fois que sa servante lui demandait un conseil, lui posait une
question, s'informait de son avis, elle répondait:

-- Fais comme tu voudras, ma fille.

Elle se croyait si directement poursuivie par une malchance
obstinée contre elle qu'elle devenait fataliste comme un Oriental;
et l'habitude de voir s'évanouir ses rêves et s'écrouler ses
espoirs faisait qu'elle n'osait plus rien entreprendre, et qu'elle
hésitait des journées entières avant d'accomplir la chose la plus
simple, persuadée qu'elle s'engageait toujours dans la mauvaise
voie et que cela tournerait mal.

Elle répétait à tout moment:

-- C'est moi qui n'ai pas eu de chance dans la vie.

Alors Rosalie s'écriait:

-- Qu'est-ce que vous diriez donc s'il vous fallait travailler
pour avoir du pain, si vous étiez obligée de vous lever tous les
jours à six heures du matin pour aller en journée! Il y en a bien
qui sont obligées de faire ça, pourtant, et, quand elles
deviennent trop vieilles, elles meurent de misère.

Jeanne répondait:

-- Songe donc que je suis toute seule, que mon fils m'a
abandonnée.

Et Rosalie alors se fâchait furieusement:

-- En voilà une affaire! Eh bien! et les enfants qui sont au
service militaire! et ceux qui vont s'établir en Amérique.

L'Amérique représentait pour elle un pays vague, où l'on va faire
fortune et dont on ne revient jamais.

Elle continuait:

-- Il y a toujours un moment où il faut se séparer, parce que les
vieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble.

Et elle concluait d'un ton féroce:

-- Eh bien, qu'est-ce que vous diriez s'il était mort?

Et Jeanne, alors, ne répondait plus rien.

Un peu de force lui revint quand l'air s'amollit aux premiers
jours du printemps, mais elle n'employait ce retour d'activité
qu'à se jeter de plus en plus dans ses pensées sombres.

Comme elle était montée au grenier, un matin, pour chercher
quelque objet, elle ouvrit par hasard une caisse pleine de vieux
calendriers; on les avait conservés selon la coutume de certaines
gens de campagne.

Il lui sembla qu'elle retrouvait les années elles-mêmes de son
passé, et elle demeura saisie d'une étrange et confuse émotion
devant ce tas de cartons carrés.

Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y en avait
de toutes les tailles, des grands et des petits. Et elle se mit à
les ranger par années sur la table. Soudain elle retrouva le
premier, celui qu'elle avait apporté aux Peuples.

Elle le contempla longtemps, avec les jours biffés par elle le
matin de son départ de Rouen, le lendemain de sa sortie du
couvent. Et elle pleura. Elle pleura des larmes mornes et lentes,
de pauvres larmes de vieille en face de sa vie misérable, étalée
devant elle sur cette table.

Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession terrible,
incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour
ce qu'elle avait fait.

Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l'un après l'autre,
ces cartons jaunis, et elle passait des heures, en face de l'un ou
de l'autre, se demandant: «Que m'est-il arrivé, ce mois-là?»

Elle avait marqué de traits les dates mémorables de son histoire,
et elle parvenait parfois à retrouver un mois entier,
reconstituant un à un, groupant, rattachant l'un à l'autre tous
les petits faits qui avaient précédé ou suivi un événement
important.

Elle réussit, à force d'attention obstinée, d'efforts de mémoire,
de volonté concentrée, à rétablir presque entièrement ses deux
premières années aux Peuples, les souvenirs lointains de sa vie
lui revenant avec une facilité singulière et une sorte de relief.

Mais les années suivantes lui semblaient se perdre dans un
brouillard, se mêler, enjamber, l'une sur l'autre; et elle
demeurait parfois un temps infini, la tête penchée vers un
calendrier, l'esprit tendu sur l'Autrefois, sans parvenir même à
se rappeler si c'était dans ce carton-là que tel souvenir pouvait
être retrouvé.

Elle allait de l'un à l'autre autour de la salle qu'entouraient,
comme les gravures d'un chemin de la croix, ces tableaux des jours
finis. Brusquement elle arrêtait sa chaise devant l'un d'eux, et
restait jusqu'à la nuit immobile à le regarder, enfoncée en ses
recherches.

Puis tout à coup, quand toutes les sèves se réveillèrent sous la
chaleur du soleil, quand les récoltes se mirent à pousser par les
champs, les arbres à verdir, quand les pommiers dans les cours
s'épanouirent comme des boules roses et parfumèrent la plaine, une
grande agitation la saisit.

Elle ne tenait plus en place; elle allait et venait, sortait et
rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loin le
long des fermes, s'exaltant dans une sorte de fièvre de regret.

La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe, d'un
rayon de soleil glissant entre les feuilles, d'une flaque d'eau
dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuait,
l'attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations
lointaines, comme l'écho de ses émotions de jeune fille, quand
elle rêvait par la campagne.

Elle avait frémi des mêmes secousses, savouré cette douceur et
cette griserie troublante des jours tièdes, quand elle attendait
l'avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l'avenir était
clos. Elle en jouissait encore dans son coeur; mais elle en
souffrait en même temps, comme si la joie éternelle du monde
réveillé en pénétrant sa peau séchée, son sang refroidi, son âme
accablée, n'y pouvait plus jeter qu'un charme affaibli et
douloureux.

Il lui semblait aussi que quelque chose était un peu changé
partout autour d'elle. Le soleil devait être un peu moins chaud
que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l'herbe un peu
moins verte; et les fleurs, plus pâles et moins odorantes,
n'enivraient plus tout à fait autant.

Dans certains jours, cependant, un tel bien-être de vie la
pénétrait, qu'elle se reprenait à rêvasser, à espérer, à attendre;
car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort, ne pas espérer
toujours, quand il fait beau?

Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des
heures, comme fouettée par l'excitation de son âme. Et parfois
elle s'arrêtait tout à coup, et s'asseyait au bord de la route
pour réfléchir à des choses tristes. Pourquoi n'avait-elle pas été
aimée comme d'autres? Pourquoi n'avait-elle pas même connu les
simples bonheurs d'une existence calme?

Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle était vieille,
qu'il n'y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres
et solitaires, que toute sa route était parcourue; et elle
bâtissait, comme jadis, à seize ans, des projets doux à son coeur;
elle combinait des bouts d'avenir charmants. Puis la dure
sensation du réel tombait sur elle; elle se relevait courbaturée
comme sous la chute d'un poids qui lui aurait cassé les reins; et
elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en
murmurant:

-- Oh! vieille folle! vieille folle!

Rosalie maintenant lui répétait à tout moment:

-- Mais restez donc tranquille, madame, qu'est-ce que vous avez à
vous émouver comme ça?

Et Jeanne répondait tristement:

-- Que veux-tu, je suis comme «Massacre» aux derniers jours.

La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, et déposant
sur sa table de nuit le bol de café au lait:

-- Allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend.
Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire là-bas.

Jeanne crut qu'elle allait s'évanouir tant elle se sentit émue; et
elle s'habilla en tremblant d'émotion, effarée et défaillante à la
pensée de revoir sa chère maison.

Un ciel radieux s'étalait sur le monde; et le bidet, pris de
gaietés, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dans la
commune d'Étouvent, Jeanne sentit qu'elle respirait avec peine
tant sa poitrine palpitait; et quand elle aperçut les piliers de
brique de la barrière, elle dit à voix basse deux ou trois fois,
et malgré elle: «Oh! oh! oh!» comme devant les choses qui
révolutionnent le coeur.

On détela la carriole chez les Couillard; puis, pendant que
Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers
offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant
absents, et on lui donna les clefs.

Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut devant le vieux manoir du
côté de la mer, elle s'arrêta pour le regarder. Rien n'était
changé au-dehors. Le vaste bâtiment grisâtre avait ce jour-là, sur
ses murs ternis, des sourires de soleil. Tous les contrevents
étaient clos.

Un petit morceau d'une branche morte tomba sur sa robe, elle leva
les yeux; il venait du platane. Elle s'approcha du gros arbre à la
peau lisse et pâle, et le caressa de la main comme une bête. Son
pied heurta, dans l'herbe, un morceau de bois pourri; c'était le
dernier fragment du banc où elle s'était assise si souvent avec
tous les siens, du banc qu'on avait posé le jour même de la
première visite de Julien.

Alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grand-peine à
l'ouvrir, la lourde clef rouillée refusant de tourner. La serrure,
enfin, céda avec un dur grincement des ressorts; et le battant, un
peu résistant lui-même, s'enfonça sous une poussée.

Jeanne tout de suite, et presque courant, monta jusqu'à sa
chambre. Elle ne la reconnut pas, tapissée d'un papier clair;
mais, ayant ouvert une fenêtre, elle demeura remuée jusqu'au fond
de sa chair devant tout cet horizon tant aimé, le bosquet, les
ormes, la lande, et la mer semée de voiles brunes qui semblaient
immobiles au loin.

Alors elle se mit à rôder par la grande demeure vide. Elle
regardait, sur les murailles, des taches familières à ses yeux.
Elle s'arrêta devant un petit trou creusé dans le plâtre par le
baron qui s'amusait souvent, en souvenir de son jeune temps, à
faire des armes avec sa canne contre la cloison quand il passait
devant cet endroit.

Dans la chambre de petite mère elle retrouva, piquée derrière une
porte, dans un coin sombre auprès du lit, une fine épingle à tête
d'or qu'elle avait enfoncée là autrefois (elle se le rappelait
maintenant), et qu'elle avait, depuis, cherchée pendant des
années. Personne ne l'avait trouvée. Elle la prit comme une
inappréciable relique et la baisa.

Elle allait partout, cherchait, reconnaissait des traces presque
invisibles dans les tentures des chambres qu'on n'avait point
changées, revoyait ces figures bizarres que l'imagination prête
souvent aux dessins des étoffes, des marbres, aux ombres des
plafonds salis par le temps.

Elle marchait à pas muets, toute seule dans l'immense château
silencieux, comme à travers un cimetière. Toute sa vie gisait là-
dedans.

Elle descendit au salon. Il était sombre derrière ses volets
fermés et elle fut quelque temps avant d'y rien distinguer; puis,
son regard s'habituant à l'obscurité, elle reconnut peu à peu les
hautes tapisseries où se promenaient des oiseaux. Deux fauteuils
étaient restés devant la cheminée comme si on venait de les
quitter; et l'odeur même de la pièce, une odeur qu'elle avait
toujours gardée, comme les êtres ont la leur, une odeur vague,
bien reconnaissable cependant, douce senteur indécise des vieux
appartements, pénétrait Jeanne, l'enveloppait de souvenirs,
grisait sa mémoire. Elle restait haletante, aspirant cette haleine
du passé, et les yeux fixés sur les deux sièges. Et soudain, dans
une brusque hallucination qu'enfanta son idée fixe, elle crut
voir, elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son père et
sa mère chauffant leurs pieds au feu.

Elle recula, épouvantée, heurta du dos le bord de la porte, s'y
soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur les
fauteuils.

La vision avait disparu.

Elle demeura éperdue pendant quelques minutes; puis elle reprit
lentement la possession d'elle-même et voulut s'enfuir, ayant peur
d'être folle. Son regard tomba par hasard sur le lambris auquel
elle s'appuyait; et elle aperçut l'échelle de Poulet.

Toutes les légères marques grimpaient sur la peinture à des
intervalles inégaux; et des chiffres tracés au canif indiquaient
les âges, les mois, et la croissance de son fils. Tantôt c'était
l'écriture du baron, plus grande, tantôt la sienne, plus petite,
tantôt celle de tante Lison, un peu tremblée. Et il lui sembla que
l'enfant d'autrefois était là, devant elle, avec ses cheveux
blonds, collant son petit front contre le mur pour qu'on mesurât
sa taille.

Le baron criait:

-- Jeanne, il a grandi d'un centimètre depuis six semaines.

Elle se mit à baiser le lambris, avec une frénésie d'amour.

Mais on l'appelait au-dehors. C'était la voix de Rosalie:

-- Madame Jeanne, madame Jeanne, on vous attend pour déjeuner.

Elle sortit, perdant la tête. Et elle ne comprenait plus rien de
ce qu'on lui disait. Elle mangea des choses qu'on lui servit,
écouta parler sans savoir de quoi, causa sans doute avec les
fermiers qui s'informaient de sa santé, se laissa embrasser,
embrassa elle-même des joues qu'on lui tendait, et elle remonta
dans la voiture.

Quand elle perdit de vue, à travers les arbres, la haute toiture
du château, elle eut dans la poitrine un déchirement horrible.
Elle sentait en son coeur qu'elle venait de dire adieu pour
toujours à sa maison.

On s'en revint à Batteville.

Au moment où elle allait rentrer dans sa nouvelle demeure, elle
aperçut quelque chose de blanc sous la porte; c'était une lettre
que le facteur avait glissée là en son absence. Elle reconnut
aussitôt qu'elle venait de Paul, et l'ouvrit, tremblant
d'angoisse. Il disait:

«Ma chère maman, je ne t'ai pas écrit plus tôt parce que je ne
voulais pas te faire faire à Paris un voyage inutile, devant moi-
même aller te voir incessamment. Je suis, à l'heure présente, sous
le coup d'un grand malheur et dans une grande difficulté. Ma femme
est mourante après avoir accouché d'une petite fille, voici trois
jours; et je n'ai pas le sou. Je ne sais que faire de l'enfant que
ma concierge élève au biberon comme elle peut, mais j'ai peur de
la perdre. Ne pourrais-tu t'en charger? Je ne sais absolument que
faire et je n'ai pas d'argent pour la mettre en nourrice. Réponds
poste pour poste.

«Ton fils qui t'aime,

«PAUL.»

Jeanne s'affaissa sur une chaise, ayant à peine la force d'appeler
Rosalie. Quand la bonne fut là, elles relurent la lettre ensemble,
puis demeurèrent silencieuses, l'une en face de l'autre,
longtemps.

Rosalie, enfin, parla:

-- J'vas aller chercher la petite moi, madame. On ne peut pas la
laisser comme ça.

Jeanne répondit:

-- Va, ma fille.

Elles se turent encore, puis la bonne reprit:

-- Mettez votre chapeau, madame, et puis allons à Goderville chez
le notaire. Si l'autre va mourir, faut que M. Paul l'épouse, pour
la petite, plus tard.

Et Jeanne, sans répondre un mot, mit son chapeau. Une joie
profonde et inavouable inondait son coeur, une joie perfide
qu'elle voulait cacher à tout prix, une de ces joies abominables
dont on rougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret
mystérieux de l'âme: la maîtresse de son fils allait mourir.

Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu'elle se
fit répéter plusieurs fois; puis, sûre de ne pas commettre
d'erreur, elle déclara:

-- Ne craignez rien, je m'en charge maintenant.

Elle partit pour Paris la nuit même.

Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendait
incapable de réfléchir à rien. Le troisième matin elle reçut un
seul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir.
Rien de plus.

Vers trois heures elle fit atteler la carriole d'un voisin qui la
conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.

Elle restait debout sur le quai, l'oeil tendu sur la ligne droite
des rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, au bout de
l'horizon. De temps en temps elle regardait l'horloge. Encore dix
minutes. Encore cinq minutes. Encore deux minutes. Voici l'heure.
Rien n'apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout à coup, elle
aperçut une tache blanche, une fumée, puis au-dessous un point
noir qui grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machine
enfin, ralentissant sa marche, passa, en ronflant, devant Jeanne
qui guettait avidement les portières. Plusieurs s'ouvrirent; des
gens descendaient, des paysans en blouse, des fermières avec des
paniers, des petits-bourgeois en chapeau mou. Enfin elle aperçut
Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.

Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant
ses jambes étaient devenues molles. Sa bonne, l'ayant vue, la
rejoignit avec son air calme ordinaire; et elle dit:

-- Bonjour, madame; me v'là revenue, c'est pas sans peine.

Jeanne balbutia:

-- Eh bien?

Rosalie répondit:

-- Eh bien, elle est morte, c'te nuit. Ils sont mariés, v'là la
petite.

Et elle tendit l'enfant qu'on ne voyait point dans ses linges.

Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare, puis
montèrent dans la voiture.

Rosalie reprit:

-- M. Paul viendra dès l'enterrement fini. Demain à la même heure,
faut croire.

Jeanne murmura «Paul...» et n'ajouta rien.

Le soleil baissait vers l'horizon, inondant de clarté les plaines
verdoyantes, tachées de place en place par l'or des colzas en
fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinie
planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La
carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour
exciter son cheval.

Et Jeanne regardait droit devant elle en l'air, dans le ciel que
coupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Et
soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses
robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair; c'était la chaleur du
petit être qui dormait sur ses genoux.

Alors une émotion infinie l'envahit. Elle découvrit brusquement la
figure de l'enfant qu'elle n'avait pas encore vue: la fille de son
fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive,
ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à
l'embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant
de baisers.

Mais Rosalie, contente et bourrue, l'arrêta.

-- Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez; vous allez la faire
crier.

Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée:

-- La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on
croit.










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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***