Boule de Suif

By Guy de Maupassant

The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Boule de Suif

Author: Guy de Maupassant

Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF ***




Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG
Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously
made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
http://gallica.bnf.fr.





[Illustration: Boule de Suif]




LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 PARIS_

_Collection des Grands Romans_

A 1 FRANC

GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._

GEORGES OHNET _Le Maître de Forges. Serge Panine. La Grande Marnière._

ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._

ANDRÉ THEURIET _Sauvageonne._

RENÉ MAIZEROY _Petite Reine._

GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._

MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._

JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._

PIERRE MAEL _Un roman de Femme._

JULES CASE _La Fille à Blanchard._

RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._

MATHILDE SERAO _Adieu Amour._

MAURICE MONTÉGUT _Un nom sur une Tombe._

MAURICE LEBLANC _Une Femme._


Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume.




Boule de Suif




OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT


ÉDITION DE LUXE

(_Voir Catalogue à la fin du volume_.)




GUY DE MAUPASSANT

BOULE DE SUIF


L'ÉPAVE--DÉCOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN
MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNÉTISME--DIVORCE--UNE SOIRÉE



PARIS 1907




BOULE DE SUIF


Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient
traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes
débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes
en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans
régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou
d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue
sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens
pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil;
des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à
l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu
d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une
grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins
divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui
suivait avec peine la marche plus légère des lignards.

Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: «les
Vengeurs de la Défaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la
Mort»--passaient à leur tour, avec des airs de bandits.

Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de
suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs
écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle
et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de
campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur
leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres
soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et
débauchés.

Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.

La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances
très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres
sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait
sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses
uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère
les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient
subitement disparu.

Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour
gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant après
tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques
disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué
à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en
allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance.

Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient
plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le
commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne
considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux
de cuisine.

La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient closes, la rue muette.
Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le
long des murs.

L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi.

Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises,
quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec
célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la
côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs
apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les
avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur
la place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armée
allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les
pavés sous leur pas dur et rythmé.

Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le
long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière
les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres
de la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les
habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que
donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la
terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car
la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est
renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient
les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une
brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous
les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les
paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux
toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant
les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au
son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute
croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne
en la protection du Ciel et en la raison de l'homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis
disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion.
Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les
vainqueurs.

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un
calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien
mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse,
plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette
guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait,
un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on
obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi
blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi serait moins
de la bravoure que de la témérité.--Et la témérité n'est plus un défaut
des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où
s'illustra leur cité.--On se disait enfin, raison suprême tirée de
l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son
intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le
soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la
maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps,
chaque soir, à se chauffer au foyer commun.

La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français
ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans
les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec
arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas
avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les
officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés.

Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil
et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur
répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les
places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression
d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants
payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant
normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute
parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.

Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de
la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les
pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand
gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête
écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont.
Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et
légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que
les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à
mourir pour une Idée.

Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur
inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la
renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale,
on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le coeur des
commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au
Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner
ce port en allant par terre à Dieppe où ils s'embarqueraient.

On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la
connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en
chef.

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce
voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on
résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout
rassemblement.

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi,
vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la
neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la
nuit.

A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la
cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture.

Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous
leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et l'entassement
des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à
des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se
reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent:--«J'emmène ma
femme,»--dit l'un.--«J'en fais autant.«--«Et moi aussi.»--Le premier
ajouta:--«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens
approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»--Tous avaient les
mêmes projets, étant de complexion semblable.

Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait
un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure
pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux
frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix
d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un
léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure
devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement
de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque
secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol.

La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés
s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis.

Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en
descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les choses
d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence
de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague,
innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que
bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir l'espace,
couvrir le monde.

L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval
triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon,
attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais,
car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumière.
Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs
immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit:--«Pourquoi ne montez-vous
pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.»

Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les
trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite;
puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les
dernières places sans échanger une parole.

Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les
dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un
charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à
voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses
qu'elles savaient déjà depuis longtemps.

Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre
à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda:--«Tout le
monde est-il monté?»--Une voix du dedans répondit:--«Oui.»--On partit.

La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les
roues s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des
craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; et le
fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les
côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant
brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort
plus violent.

Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un
voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne
tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs
et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où
apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt
une chaumière avec un capuchon de neige.

Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de
cette aurore.

Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de
l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue
Grand-Pont.

Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté
le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très
mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses
connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de
ruses et de jovialité.

Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la
préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant
et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu
somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot lui-même vola
à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait
fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses
plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui
sans ajouter immédiatement:--«Il est impayable, ce Loiseau.»

De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face
rougeaude entre deux favoris grisonnants.

Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision
rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il
animait par son activité joyeuse.

A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure,
M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire
de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil
général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition
bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement
à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre
expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari,
demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen
en garnison.

Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute
jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navré
l'intérieur lamentable de la voiture.

Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un
des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte,
vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les
artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV
qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse
une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et
gouverneur de province.

Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert
représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de
son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était toujours
demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait
mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils
de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon
demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille
galanterie, et dont l'entrée fût difficile.

La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on,
cinq cent mille livres de revenu.

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société
rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la
Religion et des Principes.

Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même
banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui
égrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_.
L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si
elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure.
L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine
de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les
illuminés.

En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les
regards de tous.

L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens
respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans
les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les
frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien
confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin
la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre
Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet,
mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau,
demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui
le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et
serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la
défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous
les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les
routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il
s'était vivement replié vers la ville.

Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de
nouveaux retranchements allaient être nécessaires.

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son
embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif.
Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis,
étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses;
avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa
robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur
faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de
pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux
noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre
dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser,
meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les
femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent
chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses
voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence
aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de
Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la
présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes.
Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs
dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour
légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à
l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour
les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait
subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et
des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix
fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M.
Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin
d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif
qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé
pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui
restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable
qu'il comptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien
que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de
la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de
l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.

La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas
fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des
côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à
Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun
guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence
sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la
dégager.

L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun
marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage
des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du
chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant
cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui,
n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils
découvraient.

Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se
sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui
depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours,
avait tué les conversations.

De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt
l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son
savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou
modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait
une vapeur.

Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait
quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses
voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et
crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau.
Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle
souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne
comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le fait est que je
ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter
des provisions?»--Chacun se faisait le même reproche.

Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on
refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il
rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, ça réchauffe, et
ça trompe l'appétit.»--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de
faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras
des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens
bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux
bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains
enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles,
baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance
qu'il leur envoyait.

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine
interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant
vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une
serviette blanche.

Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale
en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers,
tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et l'on apercevait encore
dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des
fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de
trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre
goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle
prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de
ces petits pains qu'on appelle «Régence» en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit,
élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante
avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le
mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de
la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa
timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: «A la bonne
heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui
savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête vers lui: «Si vous en
désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin.» Il salua: «Ma
foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme
à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard circulaire, il
ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver
des gens qui vous obligent.»--Il avait un journal qu'il étendit pour ne
point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé
dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des
dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans
la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes
soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux
instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite
après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus
les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte
de table en développant des journaux sur les genoux.

Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient,
mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin,
travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter.
Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les
entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda
à leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir un petit
morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, monsieur,»
avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché la première bouteille
de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir
essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la
place humide encore des lèvres de sa voisine.

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des
nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme
Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de
Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir
qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige
du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu
connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde.
Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant
la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de
Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua,
ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se
sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus,
la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et
elle ajouta:--«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule de Suif,
rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs
restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces
dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole:
«Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit
s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable!
Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit?
Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain
midi.»--On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du
«oui».

Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille
intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: «Nous
acceptons avec reconnaissance, madame.»

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna
carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie
gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de
Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et une tasse pleine
de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les
femmes, adorant les crudités.

On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc
on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on
s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un
grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse
surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames
qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme
Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et
mangeant beaucoup.

On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits
horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et tous
ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les
histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta,
avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les
filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait
quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle.
J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir
quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai
vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné le sang
de colère; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh! si j'étais un
homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur
casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur
jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi;
alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles
à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, celui-là, si l'on ne
m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin,
quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.»

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses
compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; et Cornudet, en
l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de
même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue
barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont
celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec
l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour
aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait
magistralement cette «crapule de Badinguet».

Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle
devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: «J'aurais
bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre,
ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à
quitter la France si l'on était gouverné par des polissons comme vous!»
Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais
on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa
et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec
autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables.
Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme la
haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette
instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les
gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles,
attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments
ressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant
qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un
peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger.

La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid,
plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif,
malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette
dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et
l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes
Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.

Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive
un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des
deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet
mobile des lumières.

On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup un
mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont
l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter
vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.

Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes.
On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos
laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler,
faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce
on s'arrêta.

La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les
voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol.
Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose.

Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si
l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur
apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement
jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont
les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et
d'épouvante.

A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un
grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme
comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate
et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa
moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment
de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en
apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et,
tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton
raide:--«Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?»

Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de
saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la
comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis
de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant
pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour monsieur», par un sentiment de
prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens
tout-puissants, le regarda sans répondre.

Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent
les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille
tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main
tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient
garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun
représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse
de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses
voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait
l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance
commencée au défoncement des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait
présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où
étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque
voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux
renseignements écrits.

Puis il dit brusquement:--«C'est pien», et il disparut.

Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une
demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux
servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres.
Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte
vitrée marquée d'un numéro parlant.

Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge
parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme
asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des
chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de
Follenvie.

Il demanda:

--Mademoiselle Élisabeth Rousset?

Boule de Suif tressaillit, se retourna:

--C'est moi.

--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement.

--A moi?

--Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément:

--C'est possible, mais je n'irai pas.

Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause
de cet ordre. Le comte s'approcha:

--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés
considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos
compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts.
Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans
doute pour quelque formalité oubliée.

Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la
sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les
complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin:

--C'est pour vous que je le fais, bien sûr!

La comtesse lui prit la main:

--Et nous vous remercions.

Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table.

Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille
violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le
cas où on l'appellerait à son tour.

Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à
suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la canaille! la canaille!»

Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le
comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: «Non, cela ne
vous regarde pas, je ne peux pas parler.»

Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de
choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le
ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres
demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon
particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de
le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe
et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande
barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait
tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre
de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour
laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un
rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui
occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il
ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.

M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant
comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour
pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle
raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils
faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui
coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à
l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec
une dame de qualité.

Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari,
de temps en temps, l'interrompait:

--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait
aucun compte, et continuait:

--Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et
du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas
croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le
respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant
des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en
avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.--S'ils
cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans
leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable à
personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre
rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation,
c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à
piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font
tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent
tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination
de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien
Polonais, ou bien Français?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a
fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine
nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on
donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous,
je ne comprendrai jamais ça!

Cornudet éleva la voix:

--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est
un devoir sacré quand on défend la patrie.

La vieille femme baissa la tête:

--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait
pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir?

L'oeil de Cornudet s'enflamma:

--Bravo, citoyenne! dit-il.

M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique
des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait
songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras
inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient
improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il
faudra des siècles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste.
Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de
joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes
de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.

Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son
épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la
serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: «les mystères du
corridor». Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement,
regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète
encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches.
Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro
tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entr'ouvrit, et,
quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles,
la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif
semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau,
malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils
élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait
avec vivacité. Il disait:

--Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait?

Elle avait l'air indigné et répondit:

--Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et
puis, ici, ce serait une honte.

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle
s'emporta, élevant encore le ton:

--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens
dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être?

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point
caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa dignité
défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte
à pas de loup.

Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa
chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure
carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant:
«M'aimes-tu, chérie?»

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque
part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi
bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un
bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous
pression. M. Follenvie dormait.

Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout
le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bâche avait
un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans
chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les
écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se
résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la
place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses
où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent
épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique
du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui
pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser; et les
grosses paysannes dont les hommes étaient à «l'armée de la guerre»,
indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il
fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café;
un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le
vieux rat d'église lui répondit: «Oh! ceux-là ne sont pas méchants;
c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne
sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au
pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure
bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère
chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour
le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme
s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres
gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre.»

Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et
les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut
un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon eut un mot grave:
«Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le
découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec
l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella:

--Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures?

--Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.

--Lequel?

--De ne pas atteler du tout.

--Qui vous a donné cet ordre?

--Ma foi! le commandant prussien.

--Pourquoi?

--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je
n'attelle pas.--Voilà.

--C'est lui-même qui vous a dit cela?

--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part.

--Quand ça?

--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrèrent fort
inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause
de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même
formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas
d'incendie.

On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien
qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui
parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes
remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.

Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un
grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une
canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une
considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi
la patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en écume
admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais
parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa
physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme
du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois
qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres
dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée
d'écume.

Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin
aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer
politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux
d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait
quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être?
ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial n'était pas si
jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des
destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien
vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante,
ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur Follenvie, vous
défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux
pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit.»

Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M.
Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit
répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait
déjeuné, c'est-à-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude.
Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.

On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entraîner
Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara
fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les
Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.
Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle
chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil,
les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et
enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans
la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne
se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait
un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire
victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin:

--Qu'est-ce que fous foulez?

Le comte prit la parole:

--Nous désirons partir, Monsieur.

--Non.

--Oserai-je vous demander la cause de ce refus?

--Parce que che ne feux pas.

--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général
en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe; et
je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.

--Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre.

S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent.

L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice
d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient les têtes.
Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin,
imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder
comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou,
plutôt, leur demander une rançon considérable? A cette pensée, une
panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se
voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs
pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient
la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs
richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa
chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta
les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux
heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un.
Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint
sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un
d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui
hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau
s'entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix
graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait demander à Mlle
Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.»

Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant subitement
cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait
plus parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette crapule, à ce
saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous
entendez bien, jamais, jamais, jamais.»

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée,
sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle
résista d'abord; mais l'exaspération domina bientôt: «Ce qu'il veut?...
ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne ne se
choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en
la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation
contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous
pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du
sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là
se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout
témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante.
Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la
tête et ne disaient rien.

On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée; mais on parla
peu: on songeait.

Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant,
organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait
l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour
vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses
cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il répétait sans
cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention était si tendue qu'il
en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue
dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de
l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements
aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint
le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était «du matin»,
toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était «du soir»,
toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: «Tu placeras
mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. Quand on vit
bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en
aller, et chacun gagna son lit.

On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir
indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, une terreur du jour à
passer dans cette horrible petite auberge.

Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le cocher demeurait invisible.
On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture.

Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit comme un
refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte
conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à
cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement
le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses
compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle aurait
pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle prenait en
pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d'importance!

Mais personne n'avouait encore ces pensées.

Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, le comte proposa de
faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec
soin et la petite société partit, à l'exception de Cornudet, qui
préférait rester près du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs
journées dans l'église ou chez le curé.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et
les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était
une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut
si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le
monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur serré.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu
derrière.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette
«garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un pareil
endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une
femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir d'elle-même. M.
Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était
question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir
lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.--«Si
l'on se sauvait à pied,»--dit Loiseau. Le comte haussa les épaules:--
«Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous
serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés
prisonniers à la merci des soldats.»--C'était vrai; on se tut.

Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les
désunir.

Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui
fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme,
et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier
aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes
soigneusement cirées.

Il s'inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les
hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien
que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.

Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois
femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi
rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait
si cavalièrement traitée.

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon,
qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur,
trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas
Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes
assurément raffoleraient.

Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent
même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux,
dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le
temps.

On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des coeurs
exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif.

Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse fille avait un
enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois
l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait
baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le
sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.

Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha
les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque
chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer à
l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir
les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il
redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la nature
humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde
tant que son désir ne serait pas satisfait.

Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata:--«Nous n'allons
pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, à cette
gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le
droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, ça a
pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des cochers! oui, madame,
le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la
maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait
la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit très
bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps; et nous
étions là trois qu'il aurait sans doute préférées. Mais non, il se
contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées.
Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: «Je veux», et il
pouvait nous prendre de force avec ses soldats.»

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme
Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se
sentait déjà prise de force par l'officier.

Les hommes, qui discutaient à l'écart, se rapprochèrent. Loiseau,
furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et poings liés, à
l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d'ambassadeurs, et
doué d'un physique de diplomate, était partisan de l'habileté: «Il
faudrait la décider»,--dit-il.

Alors on conspira.

Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion
devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du
reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures,
des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus
scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les précautions du
langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont
est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles
s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement
au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l'amour avec la
sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre.

La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur semblait drôle à
la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien
dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques
grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensée
brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: «Puisque
c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus
qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa
place elle refuserait celui-là moins qu'un autre.

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie.
Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il
s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan
des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l'assaut, pour
forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place.

Cornudet cependant restait à l'écart, complètement étranger à cette
affaire.

Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point
rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: «Chut!» qui
fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et
un certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus
assouplie que les autres aux duplicités des salons, l'interrogea:
«Etait-ce amusant, ce baptême?»

La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les
attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: «C'est si bon de
prier quelquefois.»

Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se contentèrent d'être aimables
avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une
conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens:
Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus,
Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et
les réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire
fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants,
où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs
bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires.
On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur
corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont
vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et
sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui
s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la
transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite,
à l'heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela s'était raconté d'une façon convenable et modérée, où
parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas,
était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux
caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point
entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait
rien.

Pendant tout l'après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu
de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on lui disait
simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien pourquoi, comme
si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle
avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.

Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa
phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à Mlle Elisabeth
Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.»

Boule de Suif répondit sèchement: «Non, monsieur.» Mais au dîner la
coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se
battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait
rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un
vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée
des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or,
beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux;
mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis
pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument
puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes
tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un
habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence
heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la
conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra
hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les
tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer;
sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules.

Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait
immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'En Haut; et rien,
à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était
louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice
inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome
de morale: «La fin justifie les moyens.»

Elle l'interrogeait.

--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et
pardonne le fait quand le motif est pur?

--Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi devient
souvent méritoire par la pensée qui l'inspire.

Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant
ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le
regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la
sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de
la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux
chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure,
d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur Saint-Nicéphore.
On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des
centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit,
ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient
arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de
Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être! C'était sa
spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée,
en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout
à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent
faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des
batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards
indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure
ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des
dévastations de la guerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent.

Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour
ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée.

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le
temps de germer et de pousser ses fruits.

La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; alors le
comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura
derrière les autres, avec elle.

Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les
hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma chère enfant»,
la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité
indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question:

--Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes
les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt
que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si
souvent en votre vie?

Boule de Suif ne répondit rien.

Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il
sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant quand il le
fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle
leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant
gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d'avoir goûté
d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays.»

Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société. Aussitôt rentrée,
elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude était extrême.
Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras!

L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant
alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait
se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha
de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?--Oui.» Par convenance, il ne
dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de
la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes
les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria:
«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans
l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron
revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement
communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les coeurs.
Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le
manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut
vive, enjouée, pleine de traits.

Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla:
«Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il
tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva les yeux
vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle:
«Rassurez-vous, tout va bien.»

On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa.

Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, la renouvela
souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à
l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans
son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour
soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre ses dents d'un air
rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au moment où l'on n'y
songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:«Assez!
assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: «Pourvu que nous la
revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable!»

Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient
et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le
reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était
chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et
discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui
conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva
une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie
des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud.

Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la main: «Je bois à
notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux
bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à
tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais
goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse,
mais que c'était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer
un quadrille.

Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait même
plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste
furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin,
vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui
tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous n'êtes pas
farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet releva
brusquement la tête, et, parcourant la société d'un regard luisant et
terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie!»
Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois: «Une infamie!» et
disparut.

Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait bête; mais il
reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant: «Ils sont
trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne comprenait pas,
il raconta les «mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de
gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et
M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.

--Comment! vous êtes sûr? Il voulait....

--Je vous dis que je l'ai vu.

--Et, elle a refusé....

--Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.

--Pas possible?

--Je vous le jure.

Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre à deux mains.
Loiseau continuait:

--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du
tout.

Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés.

On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des
orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que
«cette chipie» de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée:
«Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l'uniforme, qu'il soit
Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n'est
pas une pitié, Seigneur Dieu!»

Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent comme des
frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des
souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements.
Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière
glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là;
il trouble, dit-on, le sommeil.

Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La
diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée
de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un oeil
rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre
les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin
fumant qu'ils éparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le
siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des
provisions pour le reste du voyage.

On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.

Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement
vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent
comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras
de sa femme et l'éloigna de ce contact impur.

La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant tout son courage,
elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, madame» humblement
murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle
accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait
affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une
infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle
arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait
occupée pendant la première partie de la route.

On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme Loiseau,
la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari:
«Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle.»

La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point
d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en
même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé,
souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait
hypocritement jetée.

Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce
pénible silence.

--Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles?

--Oui, c'est une de mes amies.

--Quelle charmante femme!

--Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et
artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la
perfection.

Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des
vitres un mot parfois jaillissait: «Coupon--échéance--prime--à terme.»

Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé
par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un
bésigue avec sa femme.

Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait,
firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se
mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur
vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en
temps elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis
recommençaient leur marmottement rapide et continu.

Cornudet songeait, immobile.

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: «Il fait
faim», dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un
morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et
fermes, et tous deux se mirent à manger.

--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle
déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un
de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence,
pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie
succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune
du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de
gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: «faits divers» sur sa
pâte onctueuse.

Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait
l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les
vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et
de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses
pieds dans la paille et se mit à mordre à même les oeufs, faisant tomber
sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là
dedans, des étoiles.

Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu
songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous
ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa
d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot
d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler
tant l'exaspération l'étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée
dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord,
rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea
à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment
dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses
poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant
soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à
pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots
comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de
ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux,
roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides,
coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant
régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait
droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la
verrait pas.

Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa
les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute.»
Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure sa
honte.»

Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans
un papier le reste de leur saucisson.

Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses longues jambes sous
la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un
homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la
_Marseillaise_.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne
plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient
l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de
barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait
les paroles:

  Amour sacré de la patrie,
  Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
  Liberté, liberté chérie,
  Combats avec tes défenseurs!

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et jusqu'à Dieppe,
pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du
chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de la
voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement
vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre
le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu'ils
appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle
n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.




L'Épave


C'était hier, 31 décembre.

Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique
lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.

Georges me dit:

--Tu permets?

--Certainement.

Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée
dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention
sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le
coeur.

Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:

«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée,
une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut un
singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans ...
puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!...

«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige
aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er janvier,
puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand je
reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immédiatement
pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de Saint-Nazaire,
assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. J'arrivai à la
Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir
même, je prenais l'express, qui me déposait à La Rochelle le lendemain
31 décembre.

«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Ré, le
_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre
et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées comme un
labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des
galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces
galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui semblent construites
et demeurées comme un décor de conspirateurs, le décor antique et
saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion héroïques et
sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, discrète, sans
art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si
magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie sévère, un peu
sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, où doivent éclore les
fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et où naquit le
complot des quatre sergents.

«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur
un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à l'île
de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les deux
tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue
construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les pierres
énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua
vers la droite.

«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée,
compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute énergie; un
jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie,
froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d'égout.

«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu
profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride,
sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau
stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par
habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière
quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient
bientôt.

«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans
pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais
quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand
trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait échoué, par
une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré.

«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il
avait été impossible de le renflouer et qu'on avait dû enlever au plus
vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater
la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le
naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre
à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite
contradictoirement, si besoin était, dans le procès.

«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il
jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.

«Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant
été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.

«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_
poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au
hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le
capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui
changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de
la marée basse.

«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre
l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'oeil voyait au
loin. Nous suivions une terre. Je demandai:

«--C'est l'île de Ré?

«--Oui, monsieur.

«Et tout à coup le capitaine, étendant la main droite devant nous, me
montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:

«--Tenez, voilà votre navire!

«--Le _Marie-Joseph_?...

«--Mais, oui.

«--J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais
pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins des
côtes.

«Je repris:

«--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que
vous me désignez?

«Il se mit à rire.

«--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...

«C'était un Bordelais. Il continua:

«--Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en
par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du
_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois heures
au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous aurez une
heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas plusse, par
exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle
revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! Remettez-vous
en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez à sept
heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose ce soir même sur
le quai de La Rochelle.

«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur,
pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions
rapidement.

«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales
à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un gros
village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de
poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de
moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très
peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur.

«Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la
mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une
sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas.

«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair,
et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là;
maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne
distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je croyais
assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique était
devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, comme
font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu
d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée demeuraient
en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et
bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je
regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que j'avançais et
ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.

«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate
et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une
heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant,
comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné,
percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par toutes
les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait plus. Elle
paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré profondément
dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, relevé,
semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, ces deux
mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_.

«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu
sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les
trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement
ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies.
Il n'y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol à ce
souterrain de planches.

«Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis
sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente
par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un
singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de
moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit
vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages
de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la
mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du
taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les
vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore.

«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis
un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une
seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux
noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas
longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et j'aperçus
debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles,
ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. Assurément, ils eurent
encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide sur le
trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux
autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, il avait ouvert
la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion.

«Puis, après quelques secondes, il parla:

«--Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?

«--Oui, monsieur.

«--Est-ce que je pôvé la visiter?

«--Oui, monsieur.

«Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai
seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois.

«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur
et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois
fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une
blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si
mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits
de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable et que
ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec leur
fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles rosés et aux
perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs
inconnues des océans.

«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous servit
d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails,
que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute
la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent
pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent
des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois
filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs
grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre
croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.

«Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les
quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes
noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_.

«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui
continuais à inspecter le squelette du navire.

«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus
tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils
n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples
et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre le
monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs,
vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine
entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits
échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et gentilles
toutes trois, mais surtout la grande.

«Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, de
comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger,
des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner,
de se remettre au travail et de dire «yes» ou «nô», que je serais
demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la regarder.

«Tout à coup, elle murmura:

«--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau.

«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit,
singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la
fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle
allait nous entourer!

«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous
cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. Non,
cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une
tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le sable;
mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible
flot.

«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite était impossible, à
cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et où
nous tomberions au retour.

«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la
petite Anglaise se mit à sourire et murmura:

«--Ce été nous les naufragés!

«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse,
basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions
m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers
qui?

«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui
regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée autour de nous.

«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde,
humide, glacée:

«Je dis:

«--Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau.

«L'Anglais répondit:

«--Oh! yes!

«Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en
vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune
qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur
l'immense grève reconquise.

«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre,
pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous
effleurait et nous piquait la peau.

«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes
alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait un
peu.

«Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés
les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais
trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les
dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce
de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse
comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles,
muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan.
Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et
grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du
froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse à
passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne fillette.

«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de
joie qui me pénétrait.

«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite
Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je
me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer pour
elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que la
présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa
grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et de la jeunesse
qui nous grise comme ferait le vin?

«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux
amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance
dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre
d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille la
terre pour y faire pousser des fleurs!

«Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel,
car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement léger,
infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone
clapotement du courant contre le bateau.

«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises
pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler
dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la
rassurait et qu'elle avait toujours peur.

«Je demandai à ma voisine;

«--Vous n'avez pas trop froid, miss?

«--Oh! si. J'avé froid beaucoup.

«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté;
je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa
main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.

«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau
plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle
me passa sur le visage. Le vent s'élevait!

«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:

«--C'était mauvaise pour nous, cette ...

«Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même
de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement
brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en
bouillie.

«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales
de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais
dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, des
lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du
_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait
jusqu'au coeur.

«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais
une envie folle de la saisir dans mes bras.

«Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares
brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants,
pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient,
nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un
d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes pour
se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, celui-là, avec sa paupière
sans cesse baissée sur son regard de feu.

«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder
l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me
dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité:

«--Mosieu, je vous souhaite bon année.

«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça
une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter
le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et
s'évapora à travers l'espace.

«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion
puissante et bizarre.

«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés,
de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de
plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri
te salutant!_

«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule
une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier
nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune
s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car
les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et
voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues.

«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais
plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque
avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit
tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en
effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce
navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans
les flots?...

«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le
_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant
tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans
savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais
à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait
plus; nous autres aussi ne bougions point.

«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un
mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le
bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle.

«L'Anglais reprit:

«--Une petite bascule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves.

«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord!

«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer,
tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous
cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence.

«Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau,
et on nous ramena à Saint-Martin.

«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:

«--Bonne souper! bonne souper!

«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_.

«Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de
promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que
je ne les suivisse.

«J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes,
si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien
l'homme, parfois, est faible et incompréhensible!

«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je reçus
une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis
lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte
sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son
mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du
_Marie-Joseph_ ... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée
... non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... sait-on?... Les
événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ...
Elle doit être vieille, à présent ... je ne la reconnaîtrais pas ... Ah!
celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle créature ... divine!
Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ça m'a
fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne
n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...»




DÉCOUVERTE




Découverte


Le bateau était couvert de monde. La traversée s'annonçant fort belle,
les Havraises allaient faire un tour à Trouville.

On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ,
et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis
qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée.

Les roues tournèrent quelques secondes, s'arrêtèrent, repartirent
doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié
par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En
route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité.

Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le
bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amérique,
et les amis restés à terre répondaient de la même façon.

Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les
toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à peine remué par
des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une
courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à
travers la brume matinale.

A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt
kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs
de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du
fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, dessinaient de grands
rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer.

J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de
long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais
rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des
voyageurs.

Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un de mes vieux amis,
Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant
de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais
tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux
lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.

Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage:

--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens!

C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient
l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les
Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!»

Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs
avaient l'air des drapeaux de leur suffisance.

Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les
constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores
leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux
paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps,
portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, derrière
leurs crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des
couleuvres lofées.

Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur
mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes
et démesurées.

On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau
dentifrice.

Sidoine répéta, avec une colère grandissante:

--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France?

Je demandai en souriant:

--Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement
indifférents.

Il prononça:

--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une Anglaise. Voilà.

Je m'arrêtai pour lui rire au nez.

--Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux?

Il haussa les épaules:

--Non, pas précisément.

--Alors ... elle te ... elle te ... trompe?

--Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j'en serais
débarrassé.

--Alors je ne comprends pas!

--Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, elle a tout
simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute:

Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l'été
à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux.
On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris
sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.

Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l'herbe,
autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil
qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui
ramasse des fleurs le long d'un chemin.

Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au même hôtel
que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à
toutes les Anglaises.

Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au
soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes;
puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à
conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine
avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les
gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces
yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute
l'espérance, tout le bonheur du monde!

Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme
comme ceux-là! Comme ça répond bien à l'attente éternelle et confuse de
notre coeur!

Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les
étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une
Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons
amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme,
drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons
tort, cependant.

Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c'est
leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle mal notre
langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par
mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout à fait
inintelligible, elle devient irrésistible.

Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une mignonne
bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.»

Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y
comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots
inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et
gai.

Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres
un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino,
de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.

Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les
vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de femme.
Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:

  Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares,
  Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
  Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
  J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur.

Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça été de donner à ma femme
un professeur de français.

Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je
l'ai chérie.

Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante
de son être, l'élégance incomparable de son geste; elles me la
montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite
pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu'elle aimait, pousser
parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon coquette,
a force d'être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des
sensations peu compliquées.

Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en
prononçant--Baâba--et Baâmban.

Aurais-je pu croire que ...

Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... très mal.... Elle fait
tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends
... je sais ... je la connais....

J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut
causer, mon cher!

Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories
d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher,
et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire
de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes.

Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui
renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai déchirée. J'ai
voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j'ai des
haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes.

J'ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait
enseigné le français: comprends-tu?

       *       *       *       *       *

Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de
monde.

Je dis:

--Où est ta femme?

Il prononça:

--Je l'ai ramenée à Étretat.

--Et toi, où vas-tu?

--Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, après un silence, il
ajouta:

--Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.




UN PARRICIDE




Un Parricide


L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime
étrange?

On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux
cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches,
plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme
n'étant veuve que depuis trois ans.

On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés.
Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les
avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer.

L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne
savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier
d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se
constituer prisonnier.

A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci:

--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils
venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis
habile dans le métier.

Et quand on lui demandait:

--Pourquoi les avez-vous tués?

Il répondait obstinément:

--Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer.

On n'en put tirer autre chose.

Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice
dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges
Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent,
avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses
camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne l'appelait plus
autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de
menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur
bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes
et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, électeur
influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de
paysans.

       *       *       *       *       *

L'avocat avait plaidé la folie.

Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses
meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les connaissait),
qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs
de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se
présentait: la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux
bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à
ce surnom de «_le bourgeois_», donné par le pays à cet abandonné; il
s'écriait:

--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce
malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est un ardent républicain.
Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la République
fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras
ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un
moyen tout simple.

Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques,
ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même,
oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy;
son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de bourgeois!

Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune!

Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était
gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne résista pas.

Alors le président posa au prévenu la question d'usage:

--Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense?

L'homme se leva.

Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes
et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon
et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était
faite de lui.

Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres
paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle:

--Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et
que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire.

J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient mes parents.

Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.

Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice.
Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être
innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une
naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on l'abandonna,
puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait,
comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir
de délaissement!

La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, plus mère
que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut
mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues,
comme on jette une ordure aux bornes.

Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les
autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». Ils ne savaient pas ce
que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je
l'ignorais aussi, mais je le sentis.

J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais
été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si
mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.

Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux
furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils
devaient m'aimer: ils m'ont rejeté.

Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un présent? La mienne,
en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je leur
devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus
inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir
contre un être.

Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son bien par la force.
Un homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme souffleté tue; un
homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté
moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère.

Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur
vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée.

Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces gens pour
qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour
qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de honte? Ils
cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont
supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.

Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer.

Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez
moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux
meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès
du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.

Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même
il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection
pour lui.

Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle
entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie
nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit
rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que
oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui
posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.

Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d'elle. Ils
restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une
grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais
un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de
mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, étaient des misérables
qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba
sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma mère!» mais je me
gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.

Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils
n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant
devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils
s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune
preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord,
espéré détruire ensuite.

J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce
jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment
de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous m'avez
l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous penserez sans doute
à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir librement la
femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon coeur une
fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans
enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.»

Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.

Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma mère?»

Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me
voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria:
«Mais vous êtes fou!»

Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne
me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous
en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.»

Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait
à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et
je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère.»

Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le
scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; que leur situation,
leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait:
«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc
du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, secourez-les!»

Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup: «Allons-nous-en,
allons-nous-en!»

Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si vous ne m'ouvrez
pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et
violence!»

J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer
dans l'ombre.

Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être fait orphelin,
d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée
de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais comme un soulèvement
de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de
l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre
le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de
Chatou.

--Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à
pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma
mère pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. Pourquoi
avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre position. On
aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne
pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses?»

Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai: «Vous voyez
bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me
repousserez-vous encore?»

Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur
l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le
saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.

J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je
l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu.

Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à l'assassin!» en
m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je
sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là?

Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetés à la
Seine, sans réfléchir.

Voilà.--Maintenant, jugez-moi.

       *       *       *       *       *

L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée
à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que
ferions-nous de ce parricide?




LE RENDEZ-VOUS




Le Rendez-vous


Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le
nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle
serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son
ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre,
ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi,
pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très
mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de
Martelet, son amant!

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre
à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les
fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets
baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une
vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet
de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la
mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit,
songeant: «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit,
prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au
plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue,
à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le
printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir
par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire
fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades,
l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser
de sève comme un bois qui verdit.

Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme
toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur
de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en
certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle
prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément
attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité.
Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de
nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la
foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la
fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever,
et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de
rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par
les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si
peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes
pour s'arrêter.

Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira
si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage
à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des
nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une
chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune
dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.

Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en
entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus
un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes
encore de flânerie,--une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y
resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.

Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant
chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de
tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans,
et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait
d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux,
douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si
ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une
opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très
lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant
partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore
celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de
suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt.
Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris
l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux
Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle
commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était
possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien,
recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup
d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois
mois--temps normal, lutte honorable, résistance suffisante--puis elle
avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur
horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres,
dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur?
Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise,
en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar?
Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un
fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans
plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle
était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres,
ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux
stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui
montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.

Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne
ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses
ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à
la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont
terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils
reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont
conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une
gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a
d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils
affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et
déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!»
n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune
femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu
de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage
de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par
semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle
dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais
et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait
le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne
pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de
Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous
les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait
et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil
de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son
nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les
plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter,
lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs
en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit
mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle
avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'être rappelée, s'il ne
comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier?
D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y
avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme
la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se
sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière
elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce
concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un
descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et
passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait,
montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand
tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle
redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître
l'entresol!

Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie,
très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien
changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!

Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos
mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où
volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute,
il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air
d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce
mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la
cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait
changer ses effets.

Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne
changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais
banal!...

Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre!
Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait
odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une
pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se
rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant
à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air
gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi
était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts
pour le savoir.

C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en
grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait
tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester
un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à
se rhabiller sans femme de chambre?

Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui,
aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de
Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous
aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà!
C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé
et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la
terre, celui-là!...

L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le
cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle
partit d'une marche plus vive, et sortit du square.

Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à
nez avec un monsieur qui la salua profondément.

--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de
penser à lui.

--Oui, madame.

Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il
reprit:

--Vous savez que vous êtes la seule--vous permettez que je dise de
mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes
collections japonaises.

--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon!

--Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une
collection rare!

--En tout cas, elle ne peut y aller seule.

--Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules,
rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que
je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut être discret
même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant
d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que
lorsqu'on y va pour une cause inavouable!

--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là.

--Alors vous venez voir ma collection.

--Quand?

--Mais tout de suite.

--Impossible, je suis pressée.

--Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.

--Vous m'espionniez?

--Je vous regardais.

--Vrai, je suis pressée.

--Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée.

Mme Haggan se mit à rire, et avoua:

--Non ... non ... pas ... très....

Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la
voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:

--Montez, madame.

--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.

--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous
regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous
enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!

Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en
disant au cocher: «rue de Provence».

Mais soudain elle s'écria:

--Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me
conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?

Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au
baron:

--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis
à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié
complètement.

Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au
crayon:


«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me
tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me
fasse pardonner.

«JEANNE.»


Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de
Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron:

--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la
boîte aux télégrammes.




BOMBARD




Bombard


Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une
incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour
ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout
mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses
forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il
devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même
d'une attention.

Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce,
comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.

Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la
fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent.

Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le
teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il
s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait,
criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec
une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite
uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre
un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence
hébétée, étant même incapable de tristesse.

Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une
phrase devenue célèbre dans son entourage:

--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.

Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait
ça «faire sa saison».

Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du
jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches
qui longent la grande plage de sable.

Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos,
toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes,
le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche.

Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard
prêt à se _flanquer une tripotée_, et cherchant ... cherchant ... car il
cherchait.

Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il
s'était dit:

--Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par
trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de
chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en
l'apercevant, celle qui le ferait riche.

Ce fut un lundi matin qu'il murmura:

--Tiens--tiens--tiens.

Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de
juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte
de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes;
et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau
bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand
soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois,
les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer,
comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour
gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on
apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son
sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.

Il s'était dit:

--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en
sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et
hardie, qui s'offre.

Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi
en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre,
l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une
espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue
simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles
se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes
saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.

Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la
rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup
d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait:

--Me voilà.

Mais comment lui parler?

Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver
en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.

Il s'élança, la ramassa, et, la présentant:

--Permettez, madame ...

Elle répondit:

--Aôh, vos êtes fort gracious.

Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.

Alors, s'enhardissant, il prononça:

--En voilà un beau temps.

Elle murmura:

--Aôh, délicious!

Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne
songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut
l'audace de demander.

--Vos été pour longtemps dans cette pays.

Il répondit en souriant:

--Oh! oui, tant que je voudrai!

Puis, brusquement, il proposa:

--Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là!

Elle dit simplement:

--Je volé bien.

Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite,
lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.

Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un
matin, une grande lettre blanche qui disait:

_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du
mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate
Robertson._

Et, sur l'autre page:

_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son
mariage avec Monsieur Simon Bombard._

Ils s'installèrent à Paris.

La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien
claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette
personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il
le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait.

Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus
jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle
avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les
lui refuser.

Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô
allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien
à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour
comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances.

Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait
jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé.
Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui
n'admettait point de réplique.

Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux
et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder.

Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux,
et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en
paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions.

Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça
un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans
l'avenir.

L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui
n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il
avait au coeur.

Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux
que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et
les diverses amorces qui tentent les divers poissons.

Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres
visions hantaient son esprit.

Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine
de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce,
mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de
carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à
deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée.

Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre
à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille,
une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui
n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses
projets.

Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami
complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et
Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait.

Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des
difficultés incroyables.

Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts
instants, par-ci par-là, sans tranquillité.

Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui
réussit parfaitement.

Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard
qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf
heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le
couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité.

Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise;
mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et
il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main
de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.

Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le
barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette:

--Fichue dedans, la patronne.

Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui,
à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages.

       *       *       *       *       *

Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les
marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et
il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.

Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il
sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba
sur une chaise, torturé d'angoisse.

Elle apparut, un bougeoir à la main.

Il demanda, tremblant:

--Tu étais sortie?

Elle répondit tranquillement:

--Je été dans la cuisine boire un verre d'eau.

Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle
semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.

Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour
déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.

Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait
délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et
sérieux:

--Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir.
Je vô les rendé.

Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air
stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux
énormes.




LE PAIN MAUDIT




Le Pain maudit

I


Le père Taille avait trois filles. Anna, l'aînée, dont on ne parlait
guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit
ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son
quinzième printemps.

Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître mécanicien dans la
fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, très
considéré, très droit, très sobre, une sorte d'ouvrier modèle. Il
habitait rue d'Angoulême, au Havre.

Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux
était entré dans une colère épouvantable; il avait menacé de tuer
le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de
nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la
petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, qu'elle ne
courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge au tribunal de
commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé.

Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements
sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir; et
quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait
un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur
les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire
content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait,
lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'était
pas bête, après tout!

Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au
bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur
du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés; il
avait décidément de la chance dans ses filles.

La noce fut décidée; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle
aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela
coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas
coutume.

Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au
moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit
brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des
bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeur avec
tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire
«ouf», puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs,
puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour
manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri
jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises: «C'est
bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien.» Alors, elle dit tout de
suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à
Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait
chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses
dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé; elle se chargeait
de tout, voilà!

Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, c'est bien». Mais un scrupule
lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, surprise,
demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en
charge, je vais en parler à Philippe, moi».

Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même; et Philippe
déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard
furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils
disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur Dubois roule sur
l'or».

Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence,
la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout.

Le mariage était fixé au dernier mardi du mois.


II


Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se
dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté,
un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques,
cérémonieux et compassé, dont on attendait l'héritage, et une vieille
tante, Mme Lamondois.

M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les
avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et
les plus distinguées de la société.

Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immédiatement son
cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous montrer le
chemin.»

Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invités
suivait plus lentement.

Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser
passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands yeux et en
tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux.

La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée
trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les
carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait
d'une fenêtre.

Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour se débarrasser de
leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur
la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux
hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très
digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son
enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son
chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la façon d'un
sacristain dans une église.

Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas.

Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée,
en criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze invités se
précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un
guéridon.

Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient déjà dans
les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans
doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même
vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par
métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à tous les mâles.

Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un
bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait
à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et
de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les
assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine
intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service
paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne
rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans
une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui
aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait au
dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose.»
Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du
Havre.

Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur,
par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de
circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec
le sérieux du dîner.

Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous
les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.

Le chanteur annonça «Le pain maudit», et arrondissant le bras droit, ce
qui fit remonter son habit dans son cou, il commença:

  Il est un pain béni qu'à la terre économe
  Il nous faut arracher d'un bras victorieux.
  C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme,
  Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.
  Mais il en est un autre, à mine tentatrice,
  Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_
  Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice!
  Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! _(bis.)_

Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: «Ça,
c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton
qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: «Très
bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les yeux avec sa serviette.

Le marié annonça: «Deuxième couplet» et le lança avec une énergie
croissante:

  Respect au malheureux qui, tout brisé par l'âge,
  Nous implore en passant sur le bord du chemin,
  Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage,
  Alerte et bien portant, ose tendre la main.
  Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse.
  C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_
  Honte à celui qui vit du pain de la paresse,
  Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là _(bis.)_

Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent
en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient
détonner les voix grasses des hommes.

La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait
avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait
un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie
laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait
toujours.

M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale: «Voilà des
choses saines, bien différentes des gaudrioles.»

Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur et lui montrait
d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter.

Le jeune homme, grisé par le succès, reprit:

  Dans ton simple réduit, ouvrière gentille,
  Tu sembles écouter la voix du tentateur!
  Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille.
  Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur.
  Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes
  Lorsque, te maudissant, ton père expirera? _(bis)_
  Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.
  Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, _(bis.)_

Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna,
toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour
de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait
soudain lâché son croûton comme s'il était devenu empoisonné.

M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: «Le dernier
couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait
des regards féroces autour de lui.

Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une
voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez le champagne.»

Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux.
Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien
compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le
montrant aux convives:

  Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là,

toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées
d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre:

  Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là.




LES SABOTS




Les Sabots


Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus
des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des
paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe
étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour
de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de
troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois
un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le
portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait
le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de
la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait
la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour
communiquer familièrement avec tout son monde.

Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien
malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.»

Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un
bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que
les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière,
ou bien je préviendrai le garde-champêtre.--M. Césaire Omont voudrait
bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit
encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est
la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit.»

Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.

       *       *       *       *       *

Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du
hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux
petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme
décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet
les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p't'être bon, c'te
place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas,
qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y envoyer
Adélaïde.»

La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
odeur de choux, elle réfléchit.

L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être
dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»

La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se
tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux
jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria:
«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme
servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»

La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois
commencèrent à manger.

Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et
tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire....»

Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de
conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête
d'un vieux veuf mal avec sa famille.

La mère avait cessé de manger pour écouter et elle demeurait, la
fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à
tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.

Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.

Dès que le repas fut terminé la mère lui fit mettre son bonnet, et elles
partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il
habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments
d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du
faire-valoir, pour vivre de ses rentes.

Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et bourru
comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait
du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour
chaud, malgré son âge.

Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos,
enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée
du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui
aime ça, mais qui ne se la foule plus.

On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est pas bien levé tous
les jours.»

Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se
renversant, il demanda:

--Qu'est-ce que vous désirez?

La mère prit la parole:

--C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu
c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.

Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement:

--Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là?

--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.

--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
d'main, pour faire ma soupe du matin.

Et il congédia les deux femmes.

Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur,
sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.

Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
monsieur Omont la héla.

--Adélaïde!

Elle accourut.

--Me v'là, not' maître.

Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil
troublé, il déclara:

--Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma
servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point nos
sabots.

--Oui, not' maître.

--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.

Et elle alla reprendre sa besogne.

A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier
peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M.
Omont.

--C'est servi, not' maître.

Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita
une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:

--Adélaïde!

Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer.

--Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place?

--Mais ... not'maître ...

Il hurlait:

«--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' là ou bien
foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre.»

Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant:

--Me v'là, not' maître.

Et elle s'assit en face de lui.

Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.

De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
des assiettes.

En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui, alors,
repris de colère, il grogna:

--Eh bien, et pour té?

--J'n'en prends point, not' maître.

--Pourquoi que tu n'en prends point?

--Parce que je l'aime point.

Alors il éclata de nouveau:

--J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas
t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va
chercher une tasse et plus vite que ça.

Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la
grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis
il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second
du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.

Et M. Omont la congédia.

--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille.

Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos,
puis il l'envoya se mettre au lit.

--Va te coucher, je monterai tout à l'heure.

Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière,
se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit,
effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison:

--Adélaïde?

Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:

--Me v'là, not' maître.

--Ousque t'es?

--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.

Alors il vociféra:

--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom
de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ...

Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:

--Me v'là, not' maître!

Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de
l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit
par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites
chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa
dans sa chambre en grognant:

--Plus vite que ça, donc, nom de D ...!

Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:

--Me v'là, me v'là, not' maître.

       *       *       *       *       *

Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
père l'examina curieusement, puis demanda:

--T'es-ti point grosse?

Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant:

--Mais non, je n'crois point.

Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:

--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots?

--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's autres.

--Mais t'es pleine, grande futaille.

Elle se mit à sangloter, balbutiant:

--J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?

Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il
demanda:

--Quéque tu ne savais point?

Elle prononça, à travers ses pleurs:

--J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça d's'éfants!

Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère:

--La v'là grosse, à c't'heure.

Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule
sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée».

Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour
causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara:

--All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
point c'qu'all' faisait, c'te niente.

Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M.
Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.




LA BUCHE




La Bûche


Le salon était petit, tout enveloppé de teintures épaisses, et
discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait;
tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une
lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux
personnes qui causaient.

Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une
de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin
papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la chair
vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps,
l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur
légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre une boîte de poudre
d'iris florentine.

Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un ami de toutes les
semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus
d'ailleurs.

Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux
regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces silences
amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire
l'un près de l'autre.

Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées,
croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon,
roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d'elle.

La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis
que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée l'énorme charbon
et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues
autour.

Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit; et
l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: «Et
voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi
je ne me suis jamais marié.»

Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil curieux des femmes qui
veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où
la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse; et elle
demanda: «Comment ça?»

Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine
histoire.

Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à
coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom,
Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux
inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque
étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre éloignement.

Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions
jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait
pu la briser.

Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage.

Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait volé ou trahi.
Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une
femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère
point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de
coeur et de confiance qui existe entre deux hommes.

Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un à l'autre,
l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, d'intelligence; ils
restent deux belligérants; ils sont d'une race différente; il faut qu'il
y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave; tantôt
l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s'étreignent
les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent
jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui
semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère
et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de
procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les
abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec
lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre deux
hommes.

Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante,
une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer.

D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse,
me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer,
m'appeler sans cesse, et m'aimer.

Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune;
et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi la nuit, je
songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à
présent ma maison vide.

Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien
m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va falloir que
je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de
retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je rentrerai.
J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.»

La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idée de vous
envoyer chercher», reprit-elle.

Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme tout.» Et je sentis sur
mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se
mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait.

Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit
brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais
trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le
tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord
de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les
silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi,
de l'autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un
pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation.
Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est étonnant comme il
est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je
sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne
sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous
prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d'une autre
personne à votre égard.

Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: «Mettez
donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'éteindre.»
J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une
bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres
morceaux aux trois quarts consumés.

Et le silence recommença.

Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu'elle
nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux,
des yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, maintenant,
dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et nous voilà partis sur
le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: «Qu'est-ce que
vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?»

Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas n'est pas prévu, et puis,
ça dépendrait de la femme.»

Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces
rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta:

«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.»

Elle se tut, puis reprit:

«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul?»

Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux.

«Racontez-moi ça,» dit-elle.

Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait attentivement,
avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; et soudain:
«Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il
me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et ravageât la
tête; il faudrait qu'il fût--comment dirai-je?--dangereux, terrible
même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût une sorte de
trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés,
des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile,
sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?»

Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette
exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà bien!

Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche;
et, appuyée sur les coussins, elle s'était allongée, couchée, la tête
contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie
rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants.

Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je protestai. Elle
s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: «Si je
vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant que
j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient
attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes. Ah!
ma chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper
Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée,
effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait
plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul
attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela
ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle fort sot et, de
plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette
fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. Oh! que celui
qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prête à
se donner, me jette la première pierre ...

... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une
minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... pardon, c'est lui
qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, quand voilà qu'un bruit
terrible nous fit bondir.

La bûche, oui, la bûche, madame, s'élançait dans le salon, renversant la
pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant
le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement
flamber.

Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la
cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout
joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire est finie deux
heures plus tôt!»

Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en flagrant délit. Et vous
apercevez d'ici les conséquences!

Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation pareille,
jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, comme on
dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu à peu il m'éloigna
de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis point
marié. Cela ne doit plus vous étonner.




MAGNÉTISME




Magnétisme


C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables
cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et
l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes
après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées.

On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences
du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables,
indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges,
des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant
brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à
ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce mystère du
magnétisme, le défendant au nom de la science.

Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et
chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s'était ancrée si
fortement qu'il n'admettait même point la discussion.

Il répétait en ricanant: «Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne
discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de
tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable savant, il me
fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent
par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie. Il a
constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables,
il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant
toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être
des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais
l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez.»

Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme
s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines.

Un de ces messieurs s'écria:

--Il y a eu pourtant des miracles autrefois.

Mais l'autre répondit:

--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus?

Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des
communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences
secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits
indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait: «Des blagues! des
blagues! des blagues!»

A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: «Eh
bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous
les expliquerai. Les voici:

»Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque
année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant
d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son «pé était
mort à la mé». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant
que son «pé était neyé». Un mois après on apprenait en effet la mort du
père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils
de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on rapprocha les
dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu
près; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même
heure. Et voilà un mystère du magnétisme.»

Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda:--Et
vous expliquez ça, vous?

--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris
et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par
principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par
douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute
communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est
suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force
d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre
qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des
enfants rêvât et annonçât à son réveil que le «pé était mort à la mé».
La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent
toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions
coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au
miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres
présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans
confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les
auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si
l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement
réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns,
du magnétisme selon les autres.

Un des fumeurs déclara:

--C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde
histoire?

--Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à
moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre
appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la
voici:

«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne
songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement,
jamais remarquée, comme on dit.

«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide;
enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux
quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces êtres sur
qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter,
sur qui le désir ne s'abat point.

«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me
mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de
cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste
quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit
souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du coeur, et
immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique,
j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la
tête, et sans voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé
plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la
tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais
point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle éveilla
chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite
d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je
m'endormis. Et je rêvai.

«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce pas, qui
vous rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes
infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables?

«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu,
étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire,
celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous remarqué quelles
surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! En quelles
ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous
secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles
vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en
cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité.

«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme
fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait
aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de
ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux
oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme
ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil
exquis et décevant.

«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.

«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les
sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à
elle.

«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir.
Dans son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur battait, un désir
véhément m'envahissait des pieds aux cheveux.

«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et
soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis.

«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je
ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle,
la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si
facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé ... Elle
fut pendant deux ans ma maîtresse ...»

--Qu'en concluez-vous? dit une voix.

Le conteur semblait hésiter.

--J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! Et puis, qui
sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et
qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients
rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses négligées par
notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence!

--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez
pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat mon cher monsieur!




DIVORCE




Divorce


Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans
plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis,
ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le
nouveau client.

C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua:

--Prenez un siège, dit l'avocat

Le client s'assit et après avoir toussé:

--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire
de divorce.

--Parlez, monsieur, je vous écoute.

--Monsieur, je suis un ancien notaire.

--Déjà!

--Oui, déjà. J'ai trente-sept ans.

--Continuez.

--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux.

--Vous n'êtes pas le seul.

--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait
spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière.
Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très
bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses?

--Qu'entendez-vous par là?

--Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains
esprits que le poison pour le corps?

--Mais, oui, peut-être.

--Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous
tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C'est
une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser
une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons
pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran,
qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans
cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe
toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes
perdus.

Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit,
j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret,
mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de
limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge.

Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes
pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances,
etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire
faire à quelques clients des mariages avantageux.

Un jour je tombe sur ceci:

«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme
honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien
nets. Rien des agences.»

Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un
filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les
mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux
millions cinq cent mille francs.

Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là?»

L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces
conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers
moi:

«--Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en
enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs.»

Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose.

Une heure plus tard je rentre chez moi.

Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une vieille
maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des
champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier,
un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre
pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson
m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine,
m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je murmurai,
saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les deux
millions cinq cent mille!»

Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une
bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre!
un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas
de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à
chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces
endroits-là:

  Deux millions,
  Deux millions
  Sont bons
  Avec cinq cent mille
  Et femme gentille.

Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à
coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus
longtemps à m'endormir.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je
devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante.
Il fallait me lever à six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les
deux millions cinq cent mille!

Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur
de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure
avancés--rien ne pue comme ça--et une odeur de clercs--bottes,
redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout chauffée à
dix-huit degrés.

Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un
morceau de fromage. Puis je me remis au travail.

C'est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux
millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi
ne pas savoir?

Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta,
m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont
je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m'en
apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille, et
chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la
demoiselle aux deux millions cinq cent mille.

Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose,
monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère.

Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille,
dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des
journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable
et malheureuse.

D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne
m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous
autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions
de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le
chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien
que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous
font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent
vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité
inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous
disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs
comme très possible, très morale.

Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de
chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup
la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque
homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort
usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare originelle.

Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres,
notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu,
monsieur.

Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis.

Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en
train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça:

--Mlle Chantefrise.

--Faites entrer.

Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air
embarrassée.

--Asseyez-vous, mademoiselle.

Elle s'assit et murmura:

--C'est moi, monsieur.

--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.

--La personne à qui vous avez écrit.

--Pour un mariage?

--Oui, monsieur.

--Ah! très bien!

--Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en personne.

--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier?

--Oui, monsieur.

--Vous avez de la famille?

Elle hésita, baissa les yeux et balbutia:

--Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont morts.

Je tressaillis.--Donc j'avais deviné juste,--et une vive sympathie
s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je
n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris:

--Votre fortune est bien nette?

Elle répondit, cette fois, sans hésiter:

--Oh! oui, monsieur.

Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me
déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé.
C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et
l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de
devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je
me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce
client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu
malade.

Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants.

--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou
quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre.

--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle.

--Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous?

--Pas du tout.

--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps.

--Vous êtes trop aimable, monsieur.

--Vous êtes descendue à l'hôtel?

Elle nomma le premier hôtel de Rouen.

--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur ... notaire
de vous offrir à dîner, ce soir.

Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida:

--Oui, monsieur.

--Je vous prendrai chez vous à sept heures.

--Oui, monsieur.

--Alors, à ce soir, mademoiselle?

--Oui, monsieur.

Et je la reconduisis jusqu'à ma porte.

       *       *       *       *       *

A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette
pour moi et me reçut d'une façon très coquette.

Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai
un menu troublant.

Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son
histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait
été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de
grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais
les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la
supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je
l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique,
sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts
et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une
grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant;
mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle.

Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en bus,
ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j'allais
devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur
qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me
calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir
d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires.

Elle répondit avec gaieté:--Oh! je sais. J'ai apporté toutes les
preuves.

--Ici, à Rouen?

--Oui, à Rouen.

--Vous les avez à l'hôtel?

--Mais oui.

--Pouvez-vous me les montrer?

--Mais oui.

--Ce soir.

--Mais oui.

Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous voici
rentrant chez elle.

Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je
les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie
au coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser.
Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je
l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ...
le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... elle
succomba.

Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...--et elle donc! Elle
pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne
pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans
un état d'esprit épouvantable.

Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais
eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le client,
le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation!
Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable,
sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après
l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard!

Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi!

Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de
craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison
s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme onze
heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait.

En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux.

Je lui dis:

--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer nos
torts. Je vous demande votre main.

Elle balbutia:

--Je vous la donne.

Je l'épousai.

       *       *       *       *       *

Tout alla bien pendant six mois.

J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas
un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme.

Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, elle faisait
de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi,
l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis.

C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue
de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais
archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le pont
de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiète,
se retournant souvent, épiant tous les passants.

Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas.

Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus,
son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq.

Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un
flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras
une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et
l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une autre
enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une autre
campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va,
escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre
et déserte promenade du Cours-la-Reine.

Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant
pas, n'osant point deviner.

Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant:

--Quels sont ces enfants?

--Quels enfants?

--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?

Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle
me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui,
monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi,
deux garçons.

Et c'était là--quelle honte!--c'était là l'origine de sa fortune.--Les
quatre pères!... Elle avait amassé sa dot.

Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?

L'avocat répondit avec gravité:

--Reconnaître vos enfants, monsieur.




UNE SOIRÉE




Une Soirée


Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour
les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison
à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa
famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine
de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite
femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin
d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les
Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés.

Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des
affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait
guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des
finances, qui venait d'être nommé receveur des contributions à Vannes.

Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la
maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de
discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa
chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, murmura:
«Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et
recommença sa discussion.

Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne
comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres
parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait
comprendre personne.

Ce fut long, très long. Varajou considérait son beau-frère en songeant:
«Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était
grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui
faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de
velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il
faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou
se répétait: «Quel crétin!»

Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de
plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces
deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant,
plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du
haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle
fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût
capable son esprit.

Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda:

--Vous allez bien?

--Pas mal, comme vous voyez. Et vous?

--Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à venir nous voir.

--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le métier
militaire, on n'a pas grande liberté.

--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable.

--Et Joséphine va bien?

--Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure.

--Où est-elle donc?

--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici;
c'est une ville très comme il faut.

--Je m'en doute.

Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère
sans empressement, lui tendit la joue et demanda:

--Il y a longtemps que tu es ici?

--Non, à peine une demi-heure.

--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le
salon.

Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à
ses contribuables.

Dès qu'ils furent seuls:

--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.

--Quoi donc?

--Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que
tu fais des dettes.

Il eut l'air très étonné.

--Moi! Jamais de la vie.

--Oh! ne nie pas, je le sais.

Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une
semonce si violente qu'il dut se taire.

Puis elle reprit:

--Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te
tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire.

Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à
tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il
se décida pour la rue.

Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les
mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte
au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait
les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et
il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!»

Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et
désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour
sommeiller jusqu'au dîner.

La bonne le réveilla en frappant à sa porte.

--C'est servi, monsieur.

Il descendit.

Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une
soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi
trois assiettes mélancoliques.

M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. On s'assit, puis
la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de
leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse.
C'était jour de pot-au-feu.

Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui
tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec
dégoût, avec fatigue, avec rage.

Mme Padoie disait à son mari:

--Tu vas ce soir chez M. le premier président?

--Oui, ma chère.

--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es
pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.

Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où
les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments
religieux.

Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de
charcuterie, en l'honneur du nouveau venu.

Puis du fromage. C'était fini. Pas de café.

Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en tête-à-tête avec
sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même
un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser
les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce
supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire
régulariser quelque chose sur sa permission.

Et il se sauva, dès sept heures.

A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui
sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle
corvée!»

Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il
le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur,
cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et
causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux
joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les
billes en se heurtant.

On entendait leur voix compter: «Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de
chance.--Oh! joli coup! bien joué!--Onze.--Il fallait prendre par la
rouge.--Vingt.--Bille en tête, bille en tête.--Douze. Hein! j'avais
raison?»

Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la
meilleure.»

Puis il s'assit, attendant sa consommation.

Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades,
dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme
l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord; puis son carafon
d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire
maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un.

Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et
l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser. Il appela
le garçon.

--Hé, l'employé!

--Voilà, m'sieu.

--Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici?

L'homme resta stupide à cette question.

--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici!

--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi?

--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin.

--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais?

--Les demoiselles! ah! ah!

--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici?

--Des demoiselles?

--Mais, oui, des demoiselles!

Le garçon se rapprocha, baissa la voix:

--Vous demandez ousqu'est la maison?

--Mais oui, parbleu!

--Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à
droite.--C'est au 15.

--Merci, ma vieille. V'là pour toi.

--Merci, m'sieu.

Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite,
15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à
gauche,--oui,--Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à
gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.»

Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première
à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez belle
apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres
éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte, et
une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:

--C'est bien ici.

Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:

-Ohé! Ohé!

Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat.
Il lui dit:

--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?

--Oui, monsieur.

--Au salon?

--Oui monsieur.

--Je n'ai qu'à monter?

--Oui, monsieur.

--La porte en face?

--Oui, monsieur.

Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée
par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames
décolletées qui semblaient attendre quelqu'un.

Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un
peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième,
âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase;
elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait
passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras énormes
et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le sous-officier
salua:

--Bonjour, mesdames.

La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina:

--Bonjour, monsieur.

Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il
songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et
cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un, nous
verrons bien.» Et il demanda:

--Alors, ça va bien?

La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit:

--Très bien! merci.

Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.

Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire
gêné:

--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ...

Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et
Padoie, en habit noir, apparut.

Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il
sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout
autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là Padoie ... V'là Padoie
...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la
figure:

--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi,... Ah!
Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!...

Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à
l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le
canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait.

Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent,
tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à
défaillir.

Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se
précipita vers eux:

--Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... On nous
l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou....

Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il
avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant
vers son beau-frère:

--Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il.

Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia:

--Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux ... misérable ...
infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier président!...
chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain ... de
... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!...
canaille!...




TABLE

  Boule de Suif
  L'Épave
  Découverte
  Un Parricide
  Le Rendez-vous
  Bombard
  Le Pain Maudit
  Les Sabots
  La Bûche
  Magnétisme
  Divorce
  Une Soirée





End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF ***

***** This file should be named 10746-8.txt or 10746-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/

Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG
Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously
made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
http://gallica.bnf.fr.


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
new filenames and etext numbers.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
are filed in directories based on their release date.  If you want to
download any of these eBooks directly, rather than using the regular
search system you may utilize the following addresses and just
download by the etext year.

     https://www.gutenberg.org/etext06

    (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
     98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)

EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
filed in a different way.  The year of a release date is no longer part
of the directory path.  The path is based on the etext number (which is
identical to the filename).  The path to the file is made up of single
digits corresponding to all but the last digit in the filename.  For
example an eBook of filename 10234 would be found at:

     https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234

or filename 24689 would be found at:
     https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689

An alternative method of locating eBooks:
     https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL