Psychologie des temps nouveaux

By Gustave Le Bon

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Title: Psychologie des temps nouveaux

Author: Gustave Le Bon

Release date: March 14, 2025 [eBook #75615]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1920

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES TEMPS NOUVEAUX ***






  Bibliothèque de Philosophie scientifique

  Dr GUSTAVE LE BON

  Psychologie
  des
  temps nouveaux

  Les forces morales.
  Perturbations mentales créées par la guerre.
  Psychologie des batailles.
  Le maniement des armes psychologiques.
  La création des croyances.
  Les nouvelles aspirations populaires.
  La désorganisation de l’Europe.


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26
  
  Dixième mille




PRINCIPALES PUBLICATIONS DE GUSTAVE LE BON


1º VOYAGES, HISTOIRE ET PSYCHOLOGIE

Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
l’auteur (publié par la _Société géographique de Paris_.)

Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d’après les
photographies et dessins exécutés par l’auteur pendant son exploration
(publié par le _Tour du Monde_.)

L’Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier:
Développement physique et intellectuel de l’homme.--Tome II:
Développement des sociétés. (_Épuisé._)

Les premières Civilisations de l’Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.).
In-4º, illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies.
(_Épuisé._)

La Civilisation des Arabes. Grand in-4º, illustré de 366 gravures, 4
cartes et 11 planches en couleur, d’après les documents de l’auteur.
(_Épuisé._)

Les Civilisations de l’Inde. Grand in-4º, illustré de 352 photogravures
et 2 cartes, d’après les photographies exécutées par l’auteur.
(_Épuisé._)

Les Monuments de l’Inde. In-folio, illustré de 400 planches d’après les
documents, photographies, plans et dessins de l’auteur. (Firmin-Didot.)
(_Épuisé._)

Les Lois psychologiques de l’évolution des peuples. 15e édition.

Psychologie des foules. 25e édition.

Psychologie du Socialisme. 8e édition.

Psychologie de l’Éducation. 27e mille.

Psychologie politique. 16e mille.

Les Opinions et les Croyances. 14e mille.

La Révolution Française et la Psychologie des Révolutions. 15e mille.

Aphorismes du Temps présent. 9e mille.

La Vie des Vérités. 10e mille.

Enseignements Psychologiques de la Guerre Européenne. 36e mille.

Premières Conséquences de la Guerre. 29e mille.

Hier et Demain, Pensées brèves. 10e mille.


2º RECHERCHES SCIENTIFIQUES

La Fumée du Tabac.--Recherches Chimiques. (_Épuisé._)

Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du
volume du crâne. In-8º. (_Épuisé._)

La Méthode graphique et les appareils enregistreurs, contenant la
description des nouveaux instruments de l’auteur, avec 63 figures.
(_Épuisé._)

Les Levers photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
cartes et de plans employées par l’auteur pendant ses voyages. 2 vol.
in-18. (Gauthier-Villars.)

L’Équitation actuelle et ses principes.--Recherches expérimentales. 4e
édition. 1 vol. in-8º, avec 57 figures et un atlas de 178 photographies
instantanées. (Flammarion.)

Mémoires de physique. Lumière noire. Phosphorescence Invisible. Ondes
hertziennes. Dissociation de la matière, etc. (18 mémoires.)

L’Évolution de la matière, avec 63 figures. 37e mille.

L’Évolution des forces, avec 42 figures. 24e mille.

Il existe des traductions en Anglais, Allemand, Espagnol, Italien,
Portugais, Danois, Suédois, Russe, Arabe, Polonais, Tchèque, Turc,
Hindostani, Japonais, etc., de quelques-uns des précédents ouvrages.


A LA LIBRAIRIE FLAMMARION

L’œuvre de Gustave Le Bon, par le Baron HOTONO, ambassadeur du Japon,
in-8º avec portrait.




  Bibliothèque de Philosophie scientifique

  Dr GUSTAVE LE BON

  Psychologie
  des temps nouveaux


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26
  1920

  Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
  pour tous les pays.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1920.

by ERNEST FLAMMARION.




    A mon éminent ami,
    LOUIS BOUDENOOT
    Vice-Président du Sénat,
    Président de la Commission de l’Armée,

    En souvenir reconnaissant
    pour son précieux concours
    pendant la rédaction
    de mes livres sur la guerre.

    Gustave Le Bon.




INTRODUCTION

LES HEURES NOUVELLES


L’année 1918 a marqué une date lumineuse dans les fastes de notre
histoire. Après une série de succès semblant leur présager un définitif
triomphe, nos agresseurs sombraient brusquement dans un cataclysme qui
détruisit du même coup les plus vieilles monarchies de l’Europe.

Jamais événements aussi contradictoires et aussi imprévus ne s’étaient
succédés en un temps si court. A l’âge des miracles il eût semblé
certain que des puissances supérieures mystérieuses étaient intervenues
pour changer le cours du destin.

Les puissances capables, malgré toutes les prévisions, de subjuguer le
plus formidable empire que le monde ait connu, étaient bien supérieures
mais non mystérieuses. Elles appartenaient à ce domaine transcendant des
puissances psychologiques qui, tant de fois au cours des siècles,
réussirent à dominer les forces matérielles quelle qu’en fût la
grandeur.

A toutes les phases du formidable conflit, ces puissances morales
manifestèrent leur action. Dans des pays jadis sans matériel militaire
et sans soldats elles firent surgir avec d’innombrables légions des
navires et des canons.

Jour après jour des agents matériels visibles naquirent sous l’influence
des puissances invisibles jusqu’au moment où les premières devinrent
capables de surmonter des obstacles tenus pour invincibles.

Les forces psychologiques, dont les actions morales font partie, ne
règlent pas seulement le sort des batailles. Elles régissent aussi tous
les domaines de la vie des peuples et fixent leur destinée.

                   *       *       *       *       *

Conçu dans le même esprit que nos ouvrages antérieurs sur la guerre, ce
nouveau livre étudiera au point de vue psychologique quelques-uns des
problèmes que le grand conflit a fait naître. On y verra une fois encore
que la plupart des questions politiques, militaires, économiques ou
sociales sont du ressort de la psychologie.

Cette science, si incertaine jadis, quand elle se confinait dans le
domaine de la théorie pure, est devenue capable d’éclairer les plus
difficiles questions. Hommes d’État, généraux, industriels même
l’invoquent chaque jour.

Si tant de problèmes présents ou passés sont d’ordre psychologique,
c’est que la vie des peuples a pour mobiles, en dehors de leurs besoins
biologiques, les conceptions qu’ils se font des choses. Or ces
conceptions dérivent des sentiments et des passions qui furent toujours
les grands moteurs de l’humanité depuis les origines de son histoire.

Des civilisations nouvelles sont nées, les luttes de jadis sur terre et
sur mer se poursuivent maintenant sous la terre, sous la mer et dans les
airs, mais si l’intelligence a évolué au cours des âges, les sentiments
restent identiques à ceux qui animaient nos plus lointains ancêtres.

Bien que la nature des sentiments n’ait pas changé, les agrégats qu’ils
peuvent former et dont l’ensemble constitue le caractère, ont varié
d’une race à l’autre et c’est pourquoi les destinées des divers pays
furent si différentes.

Il fut toujours dangereux d’ignorer ces différences. Les Allemands
perdirent la guerre pour les avoir méconnues. Leurs erreurs de la
psychologie des peuples armèrent contre eux des nations ne demandant
qu’à rester neutres.

Les Alliés commirent aussi des erreurs du même ordre surtout depuis la
paix. Elles seront étudiées dans cet ouvrage.

                   *       *       *       *       *

Les forces morales qui régissent l’évolution des peuples sont créées par
de longues accumulations héréditaires. L’État présent d’un être résulte
de sa vie antérieure comme la plante dérive de la graine.

Il découle de cette essentielle loi que les sociétés ne peuvent, comme
le croient tant de rêveurs, se refaire au gré de leurs désirs.

Sans doute les vieilles sociétés comme la nôtre contiennent beaucoup
d’éléments usés, non adaptés aux nécessités modernes et qui par
conséquent doivent disparaître. Procédés industriels trop anciens,
méthodes d’administration d’une complication inutile, marine commerciale
inférieure aux besoins actuels, etc.

Mais tous ces changements matériels impliquent d’abord des changements
de mentalité. Ce ne sont pas les institutions qui font la valeur des
âmes, mais les qualités des âmes qui font celles des institutions.

Les peuples latins sont malheureusement victimes d’une illusion, qui
pèse de plus en plus sur leur histoire. A peine sortis d’une époque où
la volonté des Dieux et des rois constituait les grands régulateurs des
choses, ils restent inconsciemment persuadés que leurs gouvernants ont
hérité de cette puissance et doivent diriger toute la vie d’un pays.

Avec l’évolution industrielle moderne cette illusion devient chaque jour
plus néfaste. Dans la phase actuelle du monde aucune intervention
étatiste, si judicieuse qu’on la suppose, ne saurait remplacer
l’initiative individuelle, l’amour du travail, le jugement et la
compétence.

                   *       *       *       *       *

Mais alors comment modifier un peu la mentalité d’un peuple puisque les
plus impératifs décrets seraient impuissants à la transformer.

Les moyens d’agir sur l’âme des hommes sont peu nombreux. En dehors des
croyances religieuses qui d’ailleurs n’agissent qu’aux siècles de foi,
l’éducation constitue le seul moyen d’action. C’est avec elle que la
Prusse unifia complètement en un demi-siècle l’âme de germains divisés
par les aspirations, la race et les croyances.

La plus nécessaire des réformes actuelles serait de transformer
entièrement notre université. Tâche difficile. Bien peu de personnes en
France comprennent que l’éducation du caractère est beaucoup plus
importante que celle de l’intelligence et que la récitation de gros
manuels ne suffit pas à transformer l’âme d’une génération.

Le rôle capital de l’éducation doit être de créer ces habitudes qui sont
les guides de la vie journalière. Elles orientent la conduite et sont
aussi les plus sûrs soutiens de la morale.

Les peuples ayant compris comme les Américains que pour créer des
habitudes, et notamment celle de savoir vouloir, c’est sur le caractère
qu’il faut agir, resteront par ce seul fait très supérieurs à ceux dont
l’éducation purement livresque ne s’adresse qu’à l’intelligence.

                   *       *       *       *       *

On parle beaucoup aujourd’hui de temps nouveaux, d’esprit nouveau, sans
d’ailleurs préciser le sens de ces expressions.

L’esprit nouveau se révèle surtout comme un état de mécontentement
général accompagné d’un besoin de changements.

Cet état mental est la naturelle conséquence de l’effroyable
bouleversement dont le monde n’est pas encore sorti. Il a ébranlé des
conceptions dont les sociétés avaient vécu et qui s’étant montrées
inefficaces ont perdu leur prestige. Des idées d’apparence nouvelle sont
nées. Elles bouillonnent violemment et prétendent s’imposer par la
force.

L’esprit de révolte s’observe aujourd’hui chez tous les peuples, dans
toutes les classes.

Esprit de révolte des ouvriers qui après avoir obtenu avec de fabuleux
salaires une réduction considérable des heures de travail voudraient
s’emparer du pouvoir politique et devenir gouvernants à leur tour.

Esprit de révolte des anciennes classes moyennes dont la situation est
devenue si inférieure à celle des ouvriers et des commerçants qu’elles
se sentent menacées de disparaître.

Esprit de révolte aussi chez les terribles inadaptés de l’université.
Persuadés que des diplômes obtenus en apprenant par cœur des manuels
devraient leur faire attribuer les premières places, ils veulent
renverser un ordre social méconnaissant leurs mérites. La dictature du
prolétariat qu’ils réclament, c’est en réalité leur propre dictature.

                   *       *       *       *       *

Les causes du mécontentement actuel sont donc diverses. Une des plus
justifiées résulte de l’impuissance des chefs d’État à créer, comme ils
l’avaient solennellement promis, une paix durable alors qu’ils
détenaient un dictatorial pouvoir.

Réunis en conseil suprême les maîtres du monde avaient fait espérer aux
peuples dans leurs discours, avec la disparition du militarisme une paix
universelle et des relations internationales fondées sur la Justice et
la protection des faibles.

La réalité s’est montrée tout autre. Une fois encore il a fallu
constater qu’en politique les principes invoqués restent sans rapport
avec la conduite.

Loin de disparaître, le militarisme n’a fait que grandir et il s’impose
maintenant à des peuples qui ne l’avaient jamais connu. Des États
puissants comme l’Angleterre n’hésitent pas à s’annexer les pays trop
faibles pour leur résister. La situation des peuples faibles à l’égard
des peuples forts est devenue celle d’un gibier sans défense devant un
chasseur sans pitié.

Malgré les principes bruyamment proclamés le monde continue à se laisser
guider par le besoin de conquêtes et les appétits qui l’avaient conduit
jusqu’ici. Rien n’est changé et les foules doivent supporter la mort des
récentes espérances.

C’est sans doute pourquoi nous voyons les conceptions qui inconsciemment
dirigent leurs âmes diverger de plus en plus de celles des gouvernants.

Il en est résulté qu’au sein de chaque pays grandissent deux principes
opposés: l’Impérialisme et l’Internationalisme. Étant inconciliables,
ils sont fatalement destinés à entrer violemment en lutte et de nouveau
bouleverser le monde.

L’impérialisme continue à régir l’histoire. L’Angleterre a profité de la
guerre pour agrandir immensément son empire, imposer sa volonté aux
peuples faibles et substituer en Europe son hégémonie à celle de
l’Allemagne.

A l’autre extrémité du monde, aux États-Unis et au Japon, se forment
deux autres centres d’impérialisme destinés à se disputer la possession
de l’Asie et qui feront équilibre peut-être à l’hégémonie anglaise.

L’Internationalisme qui s’oppose à l’Impérialisme possède une base
économique assez sûre: l’interdépendance des peuples, résultant de
l’évolution industrielle moderne mais il n’est représenté actuellement
que par les aspirations incertaines de classes ouvrières rivales. Il est
donc fort douteux que son heure soit venue.

                   *       *       *       *       *

Les impérialismes qui se forment ne seront certainement pas très tendres
à l’égard des peuples n’ayant pas assez de force pour se défendre. Même
avec ses Alliés l’Angleterre depuis la paix n’a cessé d’imposer sa
volonté.

Elle s’est emparée de toutes les colonies allemandes et a déclaré son
protectorat sur l’Égypte, la Palestine, la Perse, la Mésopotamie, etc.,
sans parler de la domination indirecte de la mer Baltique et de la
Méditerranée par les garnisons anglaises installées à Dantzig et à
Constantinople. Mais lorsque la France voulut s’annexer quelques
kilomètres d’un bassin houiller destiné à remplacer ses mines détruites
par les Allemands, l’Angleterre s’y opposa avec énergie. Elle s’opposa
d’ailleurs à la plupart de ses demandes.

Si l’hégémonie d’un peuple se caractérise par la possibilité d’imposer
sa volonté aux nations moins fortes, il faut bien reconnaître que
l’hégémonie Anglaise est solidement constituée. Les historiens de
l’avenir s’étonneront peut-être que la France l’ait si facilement
acceptée.

                   *       *       *       *       *

L’Impérialisme permettant à une nation de s’attribuer le droit de
gouverner les pays conquis et l’Internationalisme prêchant l’égalité et
la solidarité entre les nations, représentent, comme je le disais plus
haut, des formes d’idéals nettement contraires. Ils appartiennent tous
deux au domaine des forces mystiques qui ne peuvent être jugées par la
raison mais seulement d’après leur action sur les âmes.

L’impérialisme qui domine l’heure présente comme il a dominé le cours de
l’histoire fut toujours un puissant générateur du sentiment patriotique
nécessaire à la prospérité des peuples. Sans sa puissante action
l’Allemagne nous eût définitivement asservis.

Le patriotisme dérivé de l’impérialisme fait partie de ces idéals
mystiques qui à toutes les époques furent nécessaires pour soutenir
l’âme des nations.

Elles peuvent changer d’idéals mais ne pourraient s’en passer. Que cet
idéal soit la puissance de Rome, la grandeur d’Allah ou l’hégémonie de
l’Angleterre, il agit d’une même façon et donne aux âmes dominées par
lui une force qu’aucun argument rationnel ne saurait remplacer.

                   *       *       *       *       *

Une des difficultés de l’âge actuel est justement que des idéals
mystiques contradictoires et irréductibles se trouvent en présence.

L’âme humaine, quel que soit son niveau, eut toujours besoin d’illusions
mystiques pour soutenir ses aspirations et orienter sa conduite. C’est
pourquoi malgré tous les progrès de la science, les influences mystiques
qui ont tant de fois bouleversé le monde continuent à l’agiter encore.

De nos jours les croyances politiques ont remplacé les croyances
religieuses, mais elles ne sont en réalité que des religions nouvelles.
Une foi aveugle est leur vrai guide bien qu’elles invoquent sans cesse
la raison.

Le monde est actuellement aussi agité par les croyances politiques qu’il
le fut pendant les grands mouvements religieux: Islamisme, Croisades,
Réforme, Guerres de religion et bien d’autres encore.

Le rôle des croyances a été si prépondérant dans l’histoire que la
naissance d’un idéal mystique nouveau provoque toujours l’éclosion d’une
civilisation nouvelle et l’écroulement de civilisations antérieures.
Quand le Christianisme triompha des dieux antiques, la civilisation
romaine fut, par ce seul fait, condamnée à disparaître. L’Asie se trouva
également transformée par les religions de Bouddha et de Mahomet. Et
lorsque de nos jours une croyance politique nouvelle à forme religieuse
vint asservir l’âme mobile de Russes, le plus gigantesque empire du
monde fut désagrégé en quelques mois.

                   *       *       *       *       *

Si le socialisme exerce aujourd’hui tant d’action sur les multitudes
c’est justement parce qu’il constitue une religion avec son évangile,
ses prêtres et aussi ses martyrs. L’Évangile de Karl Marx contient
autant d’illusions que tous les évangiles antérieurs, mais ses fidèles
ne les perçoivent pas. Un des plus merveilleux privilèges de la foi est
de ne pouvoir être influencée ni par l’expérience, ni par la raison.

Les adeptes de la foi nouvelle la propagent avec l’ardeur des premiers
Chrétiens pour lesquels les dieux qu’ils voulaient renverser n’étaient
que d’impurs démons fils maudits de la nuit.

L’histoire montrant à quel point la plupart des croyances nouvelles
furent destructives avant de devenir constructives, on peut envier les
peuples tels que les Anglo-Américains, qui, ayant su adapter leur
ancienne foi aux besoins des temps nouveaux, ont réussi à conserver
leurs Dieux.

La philosophie pragmatiste développée sur le sol des États-Unis enseigne
que c’est à leur degré d’utilité sociale et non de véracité que doivent
être appréciées les croyances.

Ce n’est donc pas aux seules lumières de la raison qu’il faut juger les
dieux et les forces mystiques dont ils dérivent. Le philosophe doit les
considérer comme faisant partie de la série des hypothèses nécessaires
et fécondes dont les sciences elles-mêmes ne purent jamais se passer.

Ces considérations sont d’ailleurs sans intérêt puisque la naissance et
la mort des Dieux est indépendante de nos volontés. Nous ignorons encore
leur genèse et savons seulement que, subissant une commune loi, ils
finissent par décliner et périr, mais que l’esprit mystique qui les fit
naître garde à travers les âges une indestructible force.

Plus d’une fois au cours de l’histoire la logique mystique est entrée en
conflit avec la logique rationnelle, mais elles appartiennent à des
cycles de l’esprit trop différents pour pouvoir s’influencer. Quand les
hommes d’une époque renoncent aux Dieux qu’ils adoraient c’est pour en
adopter d’autres.

                   *       *       *       *       *

Nous sommes à une de ces heures de transition où les peuples oscillent
entre des croyances anciennes et une foi nouvelle. L’heure présente est
difficile. L’Europe politique, l’Europe morale aussi, représentent
d’immenses édifices à demi détruits qu’il faudra rebâtir.

A cette œuvre gigantesque chacun doit apporter sa part, si modeste
qu’elle puisse être. La collaboration des savants et des penseurs ne
sera pas la moins importante.

Préoccupé surtout de suivre les caprices de l’opinion sans laquelle il
ne peut vivre, l’homme politique se borne aux cas particuliers de chaque
jour et se contente de ces solutions approximatives dont l’histoire a
tant de fois montré les dangers. Son destin, comme l’a justement marqué
Clémenceau, «est de laisser aux penseurs la gloire des hautes
initiatives de l’esprit, pour se confiner dans l’expression moyenne des
formules moyennes, où les sentiments moyens des foules moyennes peuvent
se rencontrer».

                   *       *       *       *       *

Jamais la réflexion ne fut aussi nécessaire qu’aujourd’hui. On nous
recommande sans cesse d’agir, mais que vaut l’action sans la pensée pour
guide? Réfléchir conduit à prévoir et prévoir c’est éviter les
catastrophes. Ils avaient longuement réfléchi, les trop rares écrivains
qui, voyant venir l’inévitable conflit, conseillaient sans cesse de s’y
préparer. Leur voix ne fut pas entendue. Les foules et leurs maîtres
préférèrent écouter les assurances d’une légion de pacifistes affirmant,
d’après les sûres lumières de leur raison, que les guerres étant
devenues impossibles, il était inutile de s’y préparer.

C’est à de tels théoriciens ne voyant le monde qu’à travers leurs rêves,
que la France est en partie redevable de ses ruines. S’ils étaient
encore écoutés, on devrait désespérer de l’avenir et se résigner à une
décadence sans espoir.

Un célèbre ministre anglais a dit avec raison devant son parlement que
l’avenir des peuples dépendra surtout du parti qu’ils sauront tirer des
enseignements de la guerre.

Après avoir contribué à dominer les canons, la pensée doit maintenant
orienter la conduite. Si les écrits influencent peu les générations
vieillies ils peuvent au moins agir sur les générations nouvelles dont
les idées ne sont pas cristallisées encore. La pensée représente ce
qu’il y a de plus vivant dans l’histoire d’un peuple. Elle façonne
lentement son âme.




Psychologie des temps nouveaux




LIVRE I

L’ÉVOLUTION MENTALE DES PEUPLES




CHAPITRE I

Rôle de la psychologie des peuples dans leur histoire.


Des éléments divers pouvant déterminer l’avenir des nations, les plus
puissants seront toujours les facteurs psychologiques. C’est surtout
avec les qualités des âmes que se tisse la destinée des peuples. De
grands progrès sociaux se trouveront réalisés le jour où tous les
citoyens seront convaincus que le triomphe de tel ou tel parti
politique, de telle ou telle croyance ne saurait déclencher magiquement
un définitif bonheur.

Bien des siècles ont passé depuis qu’Aristote et Platon dissertaient sur
la psychologie. Ils eurent des continuateurs, mais si l’on cherche dans
leurs livres les moyens de diagnostiquer le caractère des hommes et
d’influencer leur conduite on constate que les progrès réalisés pendant
deux mille ans d’études sont en vérité bien faibles. La lecture des plus
savants ouvrages ajoute peu de chose aux connaissances sommaires
enseignées par les nécessités de la vie.

Les événements modernes donneront forcément une impulsion nouvelle à une
science très incertaine encore.

La guerre mondiale constitua, en effet, un vaste laboratoire de
psychologie expérimentale. Elle fit comprendre l’importance des méthodes
psychologiques et l’insuffisance des indications fournies par
l’enseignement classique pour arriver à déterminer le caractère des
peuples et par conséquent leur conduite. Que savions-nous de l’âme des
Germains et de celle des Russes? Rien en réalité. Les Allemands ne
soupçonnaient également ni l’âme des Français ni celle des Anglais.

Les ignorances psychologiques de nos ennemis furent heureuses pour nous
puisqu’elles eurent pour résultat de déjouer leurs prévisions sur
l’orientation de plusieurs pays dont la neutralité semblait certaine.

Cette méconnaissance de la mentalité des peuples ne tient pas seulement
à la difficulté de les observer autrement qu’à travers nous-mêmes,
c’est-à-dire à travers des préjugés et des passions, mais aussi à ce que
les caractères nationaux en temps normal ne sont pas exactement ceux
manifestés pendant les grands événements.

En étudiant ailleurs les variations de la personnalité j’ai montré que
le «moi» de chaque être représentait un équilibre susceptible
d’importantes variations. La constance apparente du caractère résulte
seulement de la constance du milieu où nous vivons habituellement et
avec lequel nous sommes équilibrés.

Si donc une science psychologique beaucoup plus avancée que la nôtre
arrivait à déterminer avec la précision d’une analyse chimique le
caractère habituel d’un peuple et les moyens d’agir sur lui, cette
science serait incomplète encore. Elle n’approcherait de la perfection
qu’en montrant comment réagissent les caractères sous la pression des
événements nouveaux dont ils sont enveloppés.

                   *       *       *       *       *

Les découvertes de la psychologie moderne permettent déjà cependant des
diagnostics assez sûrs. Nous savons maintenant que la psychologie
individuelle et la psychologie collective sont soumises à des lois fort
différentes. C’est ainsi par exemple que si un individu isolé se montre
généralement très égoïste, cet égoïsme, par le fait seul que le même
individu est incorporé à une foule se transformera en un altruisme assez
complet pour l’amener à sacrifier sa vie au service de la cause adoptée
par la collectivité dont il fait partie.

Nous savons encore qu’à côté des éléments mobiles du caractère
individuel se trouvent des éléments ancestraux très stables fixés par le
passé. Assez forts pour limiter les oscillations de la personnalité, ils
créent immédiatement l’unité d’un peuple dans les circonstances
critiques de son existence.

Ce sont ces caractères spéciaux à chaque peuple qui déterminent sa
destinée. Si soixante mille Anglais maintiennent sous le joug trois
cents millions d’Hindous qui les égalent par l’intelligence c’est grâce
aux qualités de caractère des envahisseurs. Si les Espagnols n’ont pu
donner que l’anarchie aux provinces latines de l’Amérique c’est à cause
de leurs défauts de caractère.

Nous verrons également dans cet ouvrage que c’est uniquement à certaines
insuffisances de notre caractère national que sont dues nos infériorités
industrielles avant la guerre.

Les Allemands ont méconnu toutes ces notions fondamentales quand, au
début du récent conflit européen ils se crurent certains de la
neutralité de l’Angleterre en proie à des luttes politiques et au seuil
d’une guerre civile avec l’Irlande. Ils commirent la même erreur en
considérant la France alors profondément divisée par des luttes
religieuses et sociales, comme une proie facile. Les dirigeants
germaniques ne prévoyaient pas que l’âme ancestrale unifierait tous les
partis contre l’agresseur.

Nous donnerons au cours de cet ouvrage bien d’autres exemples des
applications de la psychologie.

                   *       *       *       *       *

Pour agir sur les peuples on peut, comme le firent les Allemands,
utiliser les menaces, la violence et la corruption. Ces moyens de forcer
la conduite sont parfois efficaces mais ils n’ont qu’une valeur
transitoire et incertaine.

La psychologie possède des procédés plus sûrs et n’impliquant aucune
violence. Nous les énumérerons dans un de nos chapitres.

Déterminer les caractères de chaque nation, les limites de leur
variabilité et les moyens d’agir sur elle devrait être un des plus
essentiels fondements de la politique. Cette détermination est
évidemment difficile puisque la psychologie des plus grands pays,
l’Angleterre, l’Allemagne et l’Amérique, notamment, était, avant la
guerre, très ignorée. Nous ne nous connaissions pas davantage nous-mêmes
et il ne faut pas trop s’en étonner, car se connaître fut toujours plus
malaisé que de connaître les autres. Il est même bien difficile de
prévoir avec certitude quelle conduite on tiendra dans une circonstance
donnée avant l’apparition de cette circonstance.

Quelques hommes d’État, d’ailleurs peu nombreux, ont réussi au cours de
l’histoire à déterminer avec justesse la psychologie des divers peuples
et ce fut une des principales causes de leurs succès. Du caractère d’une
nation, en effet, dépendent les institutions qu’elle peut accepter et
les moyens permettant de la diriger.

S’il est peu aisé de connaître la mentalité d’un peuple, c’est que les
œuvres littéraires, artistiques et scientifiques qui révèlent son
intelligence, ne traduisent nullement son caractère. Or, les hommes se
conduisent avec leur caractère, non avec leur intelligence et il
n’existe aucun parallélisme entre ces deux régions de la personnalité.

Si cette vérité n’était pas généralement oubliée on se serait moins
étonné, au début de la guerre, de voir un peuple possédant une
civilisation très haute commettre les actes de basse férocité qui ont
indigné le monde. On semblait surpris alors que l’âme d’un savant pût
recouvrir les instincts d’un barbare. Les psychologues connaissaient
cette possibilité depuis longtemps, ils savaient aussi que le vrai
caractère des hommes se lit seulement dans leurs actes et nullement dans
leurs discours.

Les actes à retenir comme éléments de diagnostic du caractère sont ceux
des grandes circonstances et non, je le répète, ceux de la vie
journalière où l’homme, étroitement encadré par son milieu, montre mal
sa personnalité.

Quels sont, en effet, les mobiles quotidiens de notre conduite? Par
quelles influences sommes-nous guidés? S’il fallait réfléchir et
raisonner avant chacun de nos actes l’existence serait tissée
d’incertitudes et d’hésitations.

Il n’en est pas ainsi parce que notre activité journalière se trouve
orientée d’après des nécessités diverses: éducation, groupe social,
profession, etc. Leur ensemble finit par créer une âme subconsciente
plus ou moins artificielle mais qui, dans les circonstances habituelles
de la vie, constitue notre vrai guide.

Les éléments fondamentaux du caractère ont une autre origine. Ils sont
engendrés par des influences ataviques et constituent notre armature
morale.

Ces éléments sont fixes mais à côté d’eux figurent les éléments mobiles,
modifiables par le milieu, les croyances, l’éducation et qui servent à
former ces âmes un peu artificielles de la vie journalière dont nous
parlions à l’instant.

                   *       *       *       *       *

Cette variabilité mentale enveloppant la stabilité résulte d’une loi
biologique très générale. On sait que chez toutes les espèces vivantes,
du végétal à l’homme, s’observent des caractères fondamentaux servant à
déterminer ces espèces et des éléments variables crées par les artifices
de l’éleveur. Les éléments variables se superposant aux caractères
invariables les dissimulent quelquefois, mais sans jamais les détruire.
C’est de semblables constatations que fut jadis déduite la loi de
l’invariabilité des espèces.

Vraie au point de vue anatomique--du moins pour la courte durée de nos
observations--cette loi est également exacte dans le domaine
psychologique. Les peuples ont acquis au cours de l’histoire, comme les
espèces animales et végétales au cours des temps géologiques, des
caractères fondamentaux permettant de les classer et à côté de ceux-ci
des caractères susceptibles de variations parce que l’hérédité ne les a
pas fixés encore.

Les caractères invariables, legs des ancêtres, constituent l’âme
collective d’un peuple. Dans les grandes circonstances, celle par
exemple où l’existence entière de la race est menacée, cette âme
collective prend la direction de nos efforts. Je ne crois pas m’être
trop avancé en soutenant jadis que la bataille de la Marne qui, en 1914,
sauva la France, fut gagnée par des morts.

                   *       *       *       *       *

Le poids de l’hérédité ne nous domine pas toujours. Sous des influences
diverses les éléments mobiles de notre personnalité deviennent parfois
prépondérants au point de nous transformer, du moins pour quelque temps.

Les éléments susceptibles de prendre ainsi un développement momentané
dominant peuvent avoir soit une origine biologique, tels la faim et
divers besoins; soit une origine affective, tels les sentiments et les
passions; soit une origine mystique, telles les croyances; soit enfin
une origine rationnelle. Cette dernière est généralement trop faible
pour dominer les autres influences.

L’histoire montre clairement en effet la faiblesse de la raison dans les
grands événements, tels que les croisades, les guerres de religion, la
fondation de l’islamisme et la dernière guerre.

Ce n’est pas à la raison évidemment qu’il faut attribuer la genèse de
tels événements. Le jour où elle guidera les peuples semble encore
lointain. Les découvertes scientifiques réalisées depuis un siècle ont
un peu illusionné sur son rôle social. Prépondérante dans les
laboratoires, la raison exerce une action très restreinte sur la
conduite parce que les éléments biologiques, affectifs et mystiques qui
nous mènent sont beaucoup plus puissants qu’elle.

L’apparition de la raison dans le monde étant récente, alors que les
besoins, les sentiments et les passions remontent à l’origine de la vie,
il est naturel que par leur accumulation héréditaire ils aient acquis un
poids contre lequel l’intelligence est rarement assez forte pour lutter.

                   *       *       *       *       *

Les grands événements historiques rappelés plus haut ne démontrent pas
seulement la domination exercée par certains éléments affectifs ou
mystiques sur la conduite. Ils justifient aussi la loi psychologique
suivante:

_Quand sous des influences diverses, un des éléments de la personnalité
prend une importance prépondérante, il annihile momentanément l’action
des autres et devient le régulateur exclusif de la conduite._

Cette loi se vérifia surtout aux époques de crises, comme celle de la
Révolution française. La tourmente passée, ses auteurs n’arrivaient plus
à comprendre leurs actes.

L’orientation de toutes les facultés dans un sens unique peut créer une
grande force, surtout quand cette orientation est collective. On le vit
notamment lorsque d’obscurs nomades de l’Arabie, hypnotisés par une foi
nouvelle, envahirent le monde et fondèrent un immense empire. Toutes
leurs facultés et leurs efforts étaient dominés par cette nécessité
mystique: imposer l’adoration d’Allah.

L’entreprise tentée par les pangermanistes rappelle, sous plus d’un
rapport, celle des disciples de Mahomet. Obéissant aux mêmes influences
psychologiques, ils prétendaient eux aussi asservir le monde au nom
d’une mission divine et d’une supériorité supposée de leur race.

                   *       *       *       *       *

Une guerre presque universelle comme celle dont nous avons vu se
dérouler le cours laissera nécessairement subsister certains changements
dans les éléments du caractère des peuples susceptibles de variations.
Quels seront ces changements?

Ils varieront suivant la mentalité des races. Je ne les prévois pas
profonds chez les Anglais, dont l’âme a été très stabilisée par le
passé. Si prolongée que fut la lutte et les perturbations qu’elle
entraîna, son influence ne pouvait contrebalancer celle, de ce passé.

Il est moins facile de se prononcer à l’égard de peuples tels que les
Américains dont le caractère national, avant l’entrée dans le conflit,
n’était pas très homogénéisé encore. La guerre aura été pour eux un
puissant agent d’unification.

On ne peut savoir encore cependant si ce pays, jadis fort pacifique, va
acquérir des instincts militaires et conquérants.

                   *       *       *       *       *

Les nations dont je viens de parler avaient plus ou moins acquis par
l’hérédité, le milieu, l’éducation, une armature mentale stable. Elles
possèdent ce que j’ai appelé jadis une discipline interne et, sachant se
gouverner elles-mêmes, n’ont pas besoin de subir la discipline externe
imposée par un maître.

Cette possession d’une discipline interne a toujours constitué une des
grandes supériorités du civilisé sur le barbare.

La discipline interne est la base de la morale inconsciente,
c’est-à-dire de la seule vraie morale. Les Romains dans les temps
anciens, les Anglais dans les temps modernes, sont des exemples de
peuples ayant acquis cette forme de discipline.

Ceux qui ne la possèdent pas ne peuvent être guidés dans la vie sociale
que par une discipline externe suffisamment énergique pour leur donner
l’orientation qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes. Tels furent, dans
l’antiquité, ces Asiatiques que la Grèce et Rome qualifiaient justement
de barbares. Tels, à l’époque moderne, les Mogols et les Russes. Ces
peuples ont connu des heures de prospérité, mais de prospérité éphémère
parce qu’elle dépendait uniquement de la valeur d’un chef assez fort
pour transformer momentanément en bloc solide une poussière d’âmes
incertaines. Le chef disparu, le bloc s’effondrait.

Le sinistre écroulement de la Russie montre clairement ce que deviennent
les nations sans passé, sans traditions, sans éducation, et par
conséquent sans discipline interne, soustraites brusquement à la tutelle
qui maintenait leur agrégation. C’est alors le chaos et l’anarchie avec
toutes ses violences. Les passions, qu’aucun frein ne contient plus, se
déchaînent. Chacun détruit ce qui le gêne. Les meurtres, les incendies
sont commis librement et un peuple qui s’élevait lentement vers la
civilisation retombe dans la barbarie.

Pour tontes ces nations sans armature morale, sans caractères bien
fixés, il est inutile d’essayer de déterminer les changements que la
lutte mondiale engendrera. Amorphes dans le passé, elles resteront
amorphes dans l’avenir. Leur sort dépendra des maîtres qui orienteront
leurs destinées.

                   *       *       *       *       *

La guerre ne se borne pas à développer divers éléments du caractère des
peuples. Elle met aussi en lumière leurs défauts et fait comprendre la
nécessité de s’en guérir.

S’il est presque impossible de transformer les éléments fondamentaux
d’une race, fixés depuis longtemps par l’hérédité, il est au moins
possible d’agir sur leur orientation.

Les moyens à employer ne sont pas nombreux. Ils se ramènent à
l’influence des croyances, du régime militaire et de l’éducation.

Si je ne fais pas figurer les institutions dans cette énumération c’est
qu’elles constituent des effets et non des causes. Les Républiques
latines de l’Amérique ont cru remédier à leur anarchie politique et
mentale en adoptant des constitutions voisines de celle des États-Unis.
Elles n’ont fait qu’accroître cette anarchie.

Nous sommes victimes d’ailleurs de la même illusion psychologique, quand
nous prétendons imposer nos institutions et nos codes aux Arabes,
Berbères, Malgaches et nègres de nos colonies.

Des trois éléments d’action que j’ai mentionnés les croyances--croyances
religieuses ou politiques--sont les plus influentes. Nous avons déjà
rappelé que le Coran transforma un peuple de nomades en armées assez
fortes pour subjuguer une partie de l’Europe et de l’Asie.

La puissance expansive de la Révolution française tint également à ce
qu’elle constituait pour ses propagateurs une croyance nouvelle dominant
leurs âmes.

La création de ces croyances étant inaccessible à l’action des
gouvernements il ne reste que deux moyens d’agir sur les caractères et
d’unifier les âmes: le régime militaire et l’éducation.

Ce furent justement les moyens employés par la Prusse, surtout après
avoir absorbé l’Allemagne. Le fouet à l’école, le bâton à la caserne,
représentent deux grands éléments de la formation mentale de l’Allemagne
moderne.

Elle y perdit son indépendance mais y gagna des qualités d’ordre, de
vigilante attention, de patience, de minutie, de discipline qui, par
suite de l’évolution industrielle du monde, constituent précisément les
qualités actuellement nécessaires à la prospérité des peuples.

Si les rudes moyens employés par la Prusse étaient indispensables pour
acquérir certaines qualités, la plupart des peuples renonceraient à les
acquérir, mais l’Amérique qui n’a jamais connu ni le bâton à la caserne,
ni le fouet à l’école, montre qu’il est possible d’atteindre un haut
degré de développement et de perfectionnement technique, simplement par
une éducation appropriée aux nécessités de l’âge moderne.

Il n’est pas exagéré de dire que la guerre nous a fait découvrir une
Amérique mentale à peine soupçonnée.

Je ne parle pas seulement des qualités héroïques d’armées improvisées,
tenant tête aux troupes les plus aguerries de l’univers, mais des
connaissances scientifiques et industrielles dont ces armées firent
preuve. Nous les vîmes écartant nos routinières méthodes et les entraves
d’une lourde bureaucratie, créer sur notre sol des villes, des chemins
de fer, des ports de mer, des usines, sans se laisser jamais arrêter par
les difficultés.

L’Amérique a ainsi montré ce que valait son éducation. C’est à elle
désormais qu’il faudra souvent demander les professeurs et les modèles
cherchés jadis en Allemagne[1].

  [1] Le rapide exposé qui précède montre le rôle capital des
    connaissances psychologiques dans le gouvernement des peuples. Si la
    psychologie classique est justement dédaignée, c’est qu’elle ne se
    compose guère que de spéculations théoriques sans application aux
    réalités de la vie. Les rares ouvrages de psychologie appliquée
    publiés jusqu’ici comptent au contraire beaucoup de lecteurs et,
    malgré leurs occupations, des hommes d’État éminents se chargent
    eux-mêmes de les traduire. Ma _Psychologie des foules_ a été
    traduite en arabe par Fathy-Pacha, ministre de la justice au Caire,
    et en japonais par M. Motono alors ambassadeur du Japon et plus tard
    ministre des affaires étrangères. Ma _Psychologie de l’éducation_ a
    été traduite en russe sous la direction du Grand Duc Constantin
    alors président de l’Académie des Sciences de Saint-Péterabourg. M.
    Roosevelt, ancien président des États-Unis, a bien voulu me dire que
    pendant sa présidence et durant ses voyages, mon petit volume, _Les
    lois psychologiques de l’évolution des peuples_, ne l’avait jamais
    quitté. Je cite ces faits pour engager nos jeunes professeurs dans
    une voie fort peu parcourue et où les découvertes sont faciles.




CHAPITRE II

Les forces morales dans la vie des peuples.


La guerre a montré une fois de plus le rôle des forces morales dans la
vie des peuples. Elle fit voir aussi à diverses reprises comment ces
forces peuvent se désagréger.

La défaillance russe a révélé une des formes de cette désagrégation. Le
mécontentement universel, résultant d’insuccès répétés dus à
l’incapacité et aux trahisons de chefs à l’âme vénale, constituait un
terrain de culture sur lequel germèrent aisément les doctrines
révolutionnaires propagées par les innombrables agents de l’Allemagne.
Le mouvement ainsi provoqué fut favorisé par les promesses de terres aux
paysans et d’usines aux ouvriers.

La révolution s’étendit rapidement par contagion mentale et les forces
morales de la Russie se trouvèrent dissociées au point de permettre à
l’Allemagne la facile conquête des provinces qu’elle convoitait.

Un empire de 170 millions d’âmes, ayant mis des siècles à se former, se
trouva anéanti en quelques mois par l’action, sur des âmes primitives,
de ces formules simplistes parfois plus destructives que les canons.

Cette prodigieuse aventure est pleine d’enseignements psychologiques et
politiques.

Les Allemands, qui avaient si bien réussi à désagréger la Russie par
leur propagande, supposèrent pouvoir obtenir les mêmes résultats en
France grâce aux menées de socialistes aveugles inaccessibles aux leçons
de l’expérience. Adoptant d’abord leur langage, ils parlèrent de
pacifisme, de désarmement, de fraternité universelle, etc.

L’Allemagne se crut bien près d’atteindre au but rêvé puisqu’un député
des plus influents n’hésita pas à dire devant le Reichstag «que le
bolchevisme était aussi répandu en France qu’en Russie». On aurait pu le
penser quand on vit certains socialistes français proposer de fêter le
centième anniversaire de Karl Marx, le plus haineux de nos ennemis.

Les Allemands s’étaient cependant trompés, une fois encore, en prenant
pour une agitation générale des mouvements superficiels. La France est
un pays tellement stabilisé par son passé que l’âme ancestrale s’y
maintient très forte. La nation fut souvent divisée et agitée, mais ses
divisions sont comparables aux vagues surgissant parfois à la surface de
l’Océan sans troubler la tranquillité de ses eaux profondes.

Devant l’insuccès de leur propagande, les diplomates allemands finirent
par renoncer à tout verbiage humanitaire et revinrent à leurs anciens
procédés d’intimidation. Nous n’eûmes pas à regretter cette maladresse
psychologique. Les plus endurcis des socialistes connurent alors les
véritables intentions de nos ennemis. L’exemple de la Russie leur avait
déjà montré ce qu’aurait été notre sort si leur influence avait réussi à
faire abandonner la lutte: misère, humiliation et servitude.

Quand un peuple est menacé d’une pareille destinée, il ne lui reste qu’à
lutter jusqu’à son dernier homme. Nous y étions résolus.

Si nous avons triomphé dans cette guerre, c’est que les forces morales
qui soutenaient nos armées n’ont jamais fléchi.

Leurs oscillations furent partielles et transitoires. L’endurance seule,
et non la défaillance, s’est montrée contagieuse.

Il ne fut jamais nécessaire d’ailleurs d’enseigner le courage à une race
aussi vaillante que la nôtre. Il suffisait de maintenir la continuité de
son effort en luttant contre les facteurs de dissociation entretenus par
les Allemands. Affaiblir notre énergie fut leur but inlassable.

                   *       *       *       *       *

L’incapacité des Germains à manier les forces morales, malgré leur
incontestable intelligence, représente une des raisons principales de
leur chute.

Ils ont cependant fini par soupçonner l’importance de ces forces puisque
Ludendorff et Hindenburg font appel à des causes morales pour expliquer
leur défaite. «Ce n’est pas, écrit Hindenburg dans ses mémoires,
l’intervention de l’Amérique qui détermina la victoire des alliés, la
victoire devait appartenir à celui qui, moralement, tiendrait le plus
longtemps.»

A la vérité les causes morales n’agirent pas seules dans la défaite
allemande. Intervinrent également des causes stratégiques: insuffisance
des réserves et manœuvres imprudentes; puis des causes biologiques:
lassitude causée par les pertes et les privations; enfin des causes
affectives: sentiment d’impuissance contre un ennemi dont les forces
grandissaient sans cesse, etc.

Le choc mental créé par la capitulation fut formidable. Toutes les
dynasties princières des États confédérés et leur chef, l’empereur,
s’écroulèrent le même jour et furent remplacés par des pouvoirs
révolutionnaires composés de conseils d’ouvriers et de soldats, à
l’image des Soviets russes. Plusieurs États se séparèrent de la Prusse
et l’Empire sembla devoir se disloquer en une série de petites
républiques indépendantes.

Mais ce premier mouvement passé, intervinrent d’autres forces morales
qui sauvèrent l’Allemagne d’une dissolution comparable à celle de la
Russie. Chez les peuples dont l’âme a été stabilisée par une longue
discipline et une forte éducation, les révolutions ne sont jamais
durables.

La suite des événements a bien montré la divergence de formes que
peuvent revêtir les mêmes principes révolutionnaires chez des nations de
mentalités différentes.

Dans la révolution russe, tout le pouvoir passa entre les mains de
conseils d’ouvriers et soldats, dirigés par un dictateur. Dans la
révolution allemande, les socialistes eux-mêmes, à l’exception de
quelques fanatiques, ne pouvaient avoir la foi mystique des apôtres
russes dans la capacité des conseils d’ouvriers, croyance qui constitue
le vrai fondement du bolchevisme. Ils se gardèrent donc bien de toucher
à l’ancienne armature administrative. Gouverneurs de provinces,
directeurs d’administration, fonctionnaires de tous grades furent
conservés. Les conseils d’ouvriers et de soldats n’eurent bientôt qu’un
pouvoir insignifiant.

Il est à remarquer, d’ailleurs, qu’alors que les révolutionnaires russes
favorisaient la séparation de la Russie en provinces distinctes,
plusieurs conseils d’ouvriers allemands envoyèrent spontanément un
manifeste à l’Assemblée nationale pour demander que l’ancien empire
redevînt une nation fortement centralisée.

                   *       *       *       *       *

L’Allemagne n’a pas encore repris son équilibre moral. Il est
intéressant de rechercher quelles perturbations sa mentalité a subies
depuis la défaite.

Son état psychologique au lendemain de cette défaite est bien marqué
dans les lignes suivantes de la _Deutsche Allgemeine Zeitung_:

  «L’ennemi sur le Rhin, l’armée démobilisée, la flotte allemande et la
  meilleure part de notre armement aux mains de l’ennemi, la faim, le
  chômage, le renchérissement de la vie, la guerre civile dans notre
  pays: telle est l’Allemagne après la révolution... Ce que les ennemis
  de l’Allemagne n’osaient pas espérer dans leurs rêves les plus
  audacieux est maintenant atteint.»

Les aveux des dirigeants allemands furent d’abord pleins d’humilité et
de résignation.

A l’Assemblée de Weimar, un ministre reconnut que la folie des grandeurs
et l’incapacité d’une diplomatie dirigée par des militaires avaient
perdu l’Allemagne. Un député ajoutait:

«Ce qui ruina le peuple allemand, ce fut le démon de l’orgueil.»

Habitués à diviniser la force, les Allemands s’inclinaient alors devant
ses décrets, et se tenaient prêts à tout supporter.

Les Alliés ne surent pas, malheureusement, profiter de cet affaissement
mental au moment où l’armistice fut accepté. En une heure de discussion,
on eût fait signer aux plénipotentiaires les points fondamentaux de la
paix et obtenu aisément ce qui ne fut obtenu partiellement ensuite
qu’avec les plus grandes difficultés. A cet instant décisif, notre
perspicacité se montra bien faible. Nous voyons actuellement que les
erreurs psychologiques alors commises seront fort coûteuses.

                   *       *       *       *       *

Les indécisions et les faiblesses de leurs adversaires, l’espoir d’une
future alliance avec la Russie, ont ranimé les forces morales des
Allemands. L’idée de revanche s’est éveillée dans leur âme et ils
utilisent contre nous les armes psychologiques dont cet ouvrage montrera
plus d’une fois la force.

L’Allemagne compte à la fois sur le concours des socialistes chez les
nations ennemies et sur les divergences d’intérêts qui divisent les
Alliés. L’Angleterre s’étant emparée de la flotte allemande et n’ayant
aucune invasion à craindre, s’est opposée à la plupart de nos
revendications. Préoccupée de légiférer pour l’avenir, le président des
États-Unis s’occupa peu des nécessités de l’heure présente.

«Les joutes oratoires du Congrès ont presque anéanti l’œuvre des
armées», écrivait un grand journal américain.

Un nuage épais d’idéalisme et d’illusions a isolé ce Congrès des
réalités qui menacent le monde.

Elles sont pourtant fort redoutables. Pendant que des orateurs subtils
échangeaient des objections, les hostilités reprenaient en Orient, de la
Baltique à la mer Noire. Sur le front esthonien, sur le front polonais,
sur le front ukrainien, sur le front roumain, la lutte reste ardente. Si
les armées rouges arrivaient à imposer définitivement à un pays
l’évangile socialiste avec ses destructions, ce serait le triomphe des
forces morales inférieures sur les forces morales supérieures, un retour
fatal à cet état de barbarie où l’empire romain tomba après les
invasions germaniques et où la Russie se trouve aujourd’hui.




CHAPITRE III

Perturbations intellectuelles et morales engendrées par la guerre.


La guerre a exercé une grande influence sur le caractère, la moralité et
l’intelligence. Elle a ressuscité les instincts de sauvagerie ancestrale
et fait dévier la justesse des jugements.

L’importance de ces transformations n’a pas échappé à quelques-uns des
hommes d’État chargés de la destinée des peuples. Dans un de ses
discours M. Lloyd Georges disait:

  «La guerre a troublé et désorganisé toutes choses d’une façon sans
  précédent dans aucune guerre antérieure, et le retour aux conditions
  normales sera une nouvelle source de perturbations. Il y aura de
  grands troubles sociaux et économiques. Mais ce qui nous intéresse
  surtout, c’est l’étendue des troubles moraux et spirituels causés par
  la guerre. Il y a là un facteur dont dépend tout l’avenir de la
  Grande-Bretagne.»

De la Grande-Bretagne et aussi des autres pays, car tous ont été plus ou
moins exposés aux mêmes facteurs de désagrégation.

                   *       *       *       *       *

Les altérations de l’intelligence sont la conséquence des illusions
engendrées par l’hypertrophie de certains sentiments. Il en est résulté
ces perversions profondes du jugement dont les publications allemandes,
le fameux manifeste des intellectuels notamment, fournissent
d’indiscutables preuves.

Tous les peuples et aussi leurs maîtres manquèrent souvent de jugement
pendant la guerre. Si les Allemands en manquèrent plus que tous les
autres, c’est que leur conception mystique d’hégémonie développa la
vanité populaire au point de provoquer des accès de mégalomanie
collective.

On se rend facilement compte de l’intensité des perturbations ainsi
créées, en parcourant le livre _Also sprach germania_, composé par le
professeur Ruplinger avec des extraits d’articles ou de livres émanant
d’écrivains célèbres de l’Allemagne.

Je vais en reproduire quelques fragments, renvoyant pour l’indication
des sources à l’ouvrage où ils ont été publiés.

A chaque page on y apprend que l’Allemand est désigné par Dieu pour
régénérer le monde. Les textes émanent, répétons-le, d’intellectuels
fort connus. Le premier est dû à un professeur réputé de l’Université de
Tubingue.

  «Nous sommes le peuple le plus élevé, nous avons à conduire l’humanité
  plus loin et tous les ménagements à l’égard de peuples inférieurs sont
  un péché contre notre tâche.»

  «L’Allemand doit se faire l’exécuteur de la volonté divine sur les
  autres peuples.»

  «Le peuple de Luther, le peuple de génies, de chefs et de héros
  incomparables a une haute mission mondiale.»

  «Nous Allemands, nous devons passer à travers le monde avec
  l’assurance d’être le peuple de Dieu. L’Allemand doit se sentir élevé
  au-dessus de tout le ramassis de peuples qui l’entoure et qu’il
  aperçoit à des profondeurs insondables au-dessous de lui.»

  «Notre Empereur se sait dans sa conscience lié à Dieu par une piété
  évangélique.»

  «Dieu juge notre peuple, capable de devenir le guide de l’humanité.»

De telles croyances conduisirent à des jugements comme le suivant:

  «La France sans l’ombre de raison a envahi notre pays. Nous ne
  pouvions pas agir autrement que de nous opposer à ce crime par tous
  les moyens imaginables, fussent-ils de la nature la plus affreuse, la
  plus épouvantable... Ainsi comme représailles, il est licite de
  fusiller des prisonniers de guerre tout à fait innocents.»

Un peuple si supérieur aux autres ne pouvait naturellement pas consentir
à rester en contact avec eux et c’est pourquoi plusieurs écrivains
réclamaient avec insistance l’expulsion de tous les habitants des
province conquises, l’Alsace notamment, afin de les remplacer par des
Allemands. D’autres allaient plus loin encore. Suivant eux:

  «il n’y aura de paix que quand les Français auront disparu du sol de
  l’Europe.»

Certains auteurs germaniques réclamaient un nouvel accroissement
d’armements après la paix, afin que:

  «dès le temps de paix, nos ennemis restent atterrés devant la
  puissance armée que nous sommes décidés à développer sur terre, sur
  mer et dans les airs, de telle sorte qu’en peu de jours nous nous
  trouvions en pays ennemi avec beaucoup plus de forces que dans la
  guerre actuelle.»

Toutes les nations en guerre se trouvèrent ainsi fixées sur le sort qui
les attendait si elles avaient accepté une paix douteuse avec un peuple
dont la mentalité était à ce point pervertie.

                   *       *       *       *       *

Arrivons maintenant aux altérations de moralité que créa la guerre.
Elles sont faciles à mettre en évidence.

Aucune société n’a jamais vécu sans règles maintenues par des
traditions, des institutions et des lois. Ces règles obligent tous les
citoyens à refréner les instincts nuisibles à la communauté, à consentir
certains sacrifices, etc.

De telles contraintes se supportent aisément quand elles ont été
stabilisées par un long passé. Leur ensemble constitue l’armature morale
d’un peuple. Plus cette armature est solide, plus le peuple est fort.
Chaque citoyen possède alors, en effet, sur le droit, le devoir et
l’honneur des notions fondamentales guidant inconsciemment sa conduite.
De sévères répressions atteignent le petit nombre de citoyens cherchant
à éluder leurs devoirs.

Or, que fait la guerre, surtout une guerre prolongée à laquelle se
trouve mêlée l’immense majorité des habitants d’un pays? Sans doute,
elle développe certaines qualités inutilisées pendant la paix: courage,
résistance au danger, dévouement total à l’intérêt collectif, etc. Mais
il est visible aussi qu’elle renverse absolument l’ancienne échelle des
valeurs. Tout ce qui était respecté cesse de l’être. Tuer et détruire
deviennent d’impérieuses nécessités et le soldat est d’autant plus
considéré qu’il tue et détruit davantage.

De telles nécessités ont pour résultat de faire revivre les instincts de
férocité des âges primitifs que les civilisations avaient eu tant de
peine à refréner. La vie d’autrui, respectée jadis, semble bientôt peu
de chose à l’homme obligé de tuer tous les jours pour ne pas l’être
lui-même.

Les guerres anciennes avaient des effets moins pernicieux que celles
d’aujourd’hui. Elles ne comprenaient en effet qu’un nombre restreint de
combattants et en raison de la difficulté des communications,
localisaient leurs ravages sur une partie minime des pays envahis. Le
reste de la nation n’en souffrait pas et souvent même les ignorait.

Ces guerres étaient, en outre, beaucoup moins meurtrières que nos luttes
modernes. Il arrivait assurément aux habitants d’une ville conquise
d’être passés au fil de l’épée, mais les enfants, les femmes, et aussi
les monuments, échappaient généralement depuis la fin de la barbarie, à
la destruction.

Dans les conflits actuels rien n’est épargné, ni l’enfant au berceau, ni
le vieillard au seuil de la tombe, ni d’antiques cathédrales que mille
années de luttes guerrières avaient respectées.

D’après les théories de leurs philosophes, les Germains se croyaient le
droit de tout détruire. Un de leurs plus célèbres savants, Hœckel,
déclara nettement que nos principes de fraternité, de liberté et
d’égalité devaient être remplacés par la loi qui régit le monde animal,
c’est-à-dire par une lutte sans pitié ne laissant la faculté de vivre
qu’aux plus forts.

Avec de telles doctrines, tout ce qui constituait jadis le bagage moral
de la civilisation: humanité, protection des faibles, respect de la
parole et des traités perd son prestige.

L’observation des lois de l’honneur devient évidemment une cause de
faiblesse en présence de peuples refusant systématiquement de tenir
leurs engagements dès qu’il est possible de s’y soustraire. Quelles
relations internationales peuvent subsister quand toute confiance dans
les traités a disparu?

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas seulement la moralité dans les relations entre peuples qui
a fléchi, mais aussi, comme je le disais plus haut, celle des citoyens
de chaque peuple. L’armature morale a été plus ou moins ébranlée
partout. Nous assistons, aujourd’hui, à une véritable régression de la
moralité.

C’est surtout en Allemagne que ce phénomène est frappant. Voici comment
s’exprimait, à cet égard, le correspondant d’un grand journal:

  C’est d’abord la négligence, le laisser aller dans les services
  publics. Dans ce pays, où tout marchait jadis avec la précision d’une
  machine bien montée: trains, postes, téléphones, tout paraît,
  maintenant, détraqué jusque dans les rouages les moins compliqués.
  Partout, il y a comme une maladie de la volonté empêchant le travail
  sérieux. Le peuple le plus laborieux de la terre est devenu le plus
  fainéant.

  L’immoralité a crû dans des proportions fantastiques; dans la nation
  entière, le vol, par exemple, entre en habitude. Dans les rues, dans
  les trains, personne n’est plus sûr de son portefeuille ou de ses
  bagages: dans chaque restaurant, des affiches avertissent les clients
  de surveiller leurs pardessus; à l’hôtel, placer ses souliers derrière
  la porte équivaut à leur disparition immédiate; en voyage, les
  moindres provisions que vous transportez s’évanouissent comme par
  enchantement. La poste allemande elle-même, qui passait jadis pour la
  plus intègre de la terre, vole également, et c’est tout dire. Avec cet
  affaissement lamentable des sentiments moraux, les crimes abondent;
  l’instinct brutal, exacerbé par la disette et mis en éveil par les
  dernières tueries, se donne libre cours, avec une tendance au sadisme
  nettement marquée. Car dans ce cataclysme toutes les perversités de la
  nature humaine s’étalent froidement, autorisées par l’incohérence de
  la légalité.»

Des faits du même ordre, quoique moins graves, sont également constatés
en France, et ils s’observent dans des classes sociales réputées
autrefois pour leur probité.

D’après les chiffres publiés par le ministère des Travaux publics, le
nombre des arrestations pour vols par les employés de chemins de fer,
dans les trois derniers mois de l’année 1919, s’élevait à 2.231. Pendant
la même année, la Compagnie d’Orléans a déboursé 14 millions
d’indemnités pour vols; le P.-L.-M., 29 millions. Les détournements dans
les Postes sont également importants, mais le chiffre n’en est pas
connu.

Un administrateur du P.-L.-M., M. Noblemaire, fit observer, à la Chambre
des députés, que, «dans les chemins de fer, une augmentation de plus du
tiers aboutit à une baisse totale du rendement moyen qui dépasse 40 p.
cent».

Dans le même discours, l’orateur parla également «des mauvais citoyens
qui organisent la sous-production systématique, parce qu’ils y voient le
prologue de la révolution».

L’abaissement général de la moralité est aussi frappant dans le monde
commercial. Il a fallu établir un tribunal spécial pour la répression de
mercantis prétendant réaliser des gains invraisemblables. Un journal a
publié le chiffre total des fraudeurs et des spéculateurs poursuivis et
punis pendant l’année 1919. Il s’élève à 3.336 pour la seule ville de
Paris.

Cet affaissement de la moralité suit généralement je le répète, les
grands bouleversements sociaux, les guerres, notamment, qui impliquent
un renversement des valeurs morales.

Mais d’autres causes de la démoralisation actuelle méritent d’être
signalées.

Parmi les plus actives, il faut citer surtout l’extravagante
augmentation des salaires à une époque où, le prix des choses étant peu
élevé en raison des taxations, rien ne la justifiait.

On sait qu’elle fut alors due à l’intervention d’un ministre socialiste
chargé de la direction des usines. Pour se rendre populaire, il doubla,
tripla puis quadrupla les salaires d’ouvriers dont la plupart ne
réclamaient rien, trop heureux d’être à l’abri alors que leurs camarades
se faisaient tuer sur le front.

Les répercussions de cette désastreuse mesure furent nombreuses et
durent encore.

Elles entraînèrent, tout d’abord, pour les usines, la nécessité de
vendre à l’État leurs produits beaucoup plus chers qu’auparavant et, par
suite, l’accroissement de notre déficit.

Grâce à ces énormes élévations de salaires, toutes les possibilités
d’achat se trouvèrent brusquement placées dans les mains de la classe
ouvrière. La quantité des marchandises étant limitée, il en résulta une
hausse considérable de leur prix, et, par voie de conséquence, une
diminution rapide du pouvoir d’achat de l’argent. Les autres classes se
trouvant, de ce fait, appauvries, assaillirent le gouvernement de
réclamations et il fallut augmenter tous les salaires et traitements.
D’après les chiffres publiés récemment par les Compagnies de chemins de
fer, le salaire des manœuvres, qui était de 1.300 francs avant la
guerre, fut porté à 6.000 francs, c’est-à-dire quadruplé. Les dépenses
pour le personnel passèrent ainsi de 750 millions à 3 milliards. Ce fut,
naturellement, la ruine des Compagnies, et par conséquent des
actionnaires, ruine d’autant plus difficilement réparable que la journée
de huit heures nécessita l’accroissement du personnel sans possibilité
de hausser indéfiniment le prix des transports sous peine d’augmenter
encore celui des choses nécessaires à la vie.

Pour faire face à de telles charges, l’État se trouva successivement
conduit à imprimer sept à huit fois plus de billets de banque qu’il n’en
existait auparavant. Cette inflation fiduciaire devait engendrer les
conséquences que nous voyons se dérouler aujourd’hui et dont la plus
grave est la diminution de valeur de notre billet de banque à l’étranger
qui nous oblige à payer les objets importés le triple de leur prix réel.

                   *       *       *       *       *

Mais ce ne sont là que des résultats purement matériels. Leurs
répercussions sur l’abaissement de la moralité apparaissent beaucoup
plus graves.

En même temps que s’accroissaient les salaires, le goût du luxe et le
dégoût du travail grandissaient dans d’immenses proportions.

Le nombre des consommateurs munis d’un excès d’argent augmentant
constamment alors que la quantité d’objets à consommer ne s’élevait pas,
le prix de ces derniers s’accrut chaque jour. Les marchands, voyant
autour d’eux des clients assez riches pour de payer sans compter
exigèrent des gains toujours plus considérables. Les grands magasins,
qui se contentaient jadis d’un bénéfice de 25 % réclamèrent
successivement 50, 100, 150 et 200 %.

Ce fut partout, des plus petits commerçants aux plus grands, une course
folle à la richesse, course d’autant plus dangereuse qu’à mesure que le
prix des choses s’élevait, les ouvriers exigeaient de nouvelles
augmentations de salaire, qui ne firent qu’accroître encore le prix des
marchandises et les bénéfices des intermédiaires.

A mesure que s’étendait le goût du luxe, le goût du travail se
ralentissait chaque jour. Il fallut réduire à huit heures le temps du
labeur et durant ces huit heures le rendement devint beaucoup moindre
qu’auparavant. J’ai rappelé plus haut que, dans les ateliers de chemins
de fer, le travail diminua de 40 % en même temps que les vols commis par
les agents se multipliaient considérablement.

Il est intéressant de constater qu’un abaissement analogue de la
moralité, sous l’influence d’un excès momentané de richesse, fut observé
lorsque, sous l’ancienne monarchie, le système de Law inonda Paris d’un
déluge de billets de banque. Comme le fait observer Duclos,
historiographe de cette époque, les particuliers qui, jadis,
n’espéraient baser leur fortune que sur le labeur et l’économie, ne
rêvèrent plus que spéculation et ne mirent plus de bornes à leurs
désirs. Le résultat fut une baisse générale de la moralité, et le désir
intense de faire fortune sans travail. Alors comme aujourd’hui, à chaque
nouvelle émission de billets de banque correspondait une nouvelle
diminution de travail et de nouveaux besoins de jouissance. Ce n’est pas
sans raison qu’un ingénieux moraliste écrivait récemment:
«l’établissement le plus immoral de Paris, c’est l’imprimerie d’où
sortent sans arrêt des billets de banque».

Les mêmes causes engendrèrent les mêmes faits sous la Révolution
française. Un journal a extrait des publications de Saint-Just les
passages suivants, tous applicables à l’heure présente:

  «Chacun possédant beaucoup de papier travailla d’autant moins, et les
  mœurs s’énervèrent par l’oisiveté. La main-d’œuvre augmenta avec la
  perte de travail. Il y eut en circulation d’autant plus de besoins et
  d’autant moins de choses, qu’on était riche et qu’on travaillait peu.

  «L’état où nous sommes est précaire; nous dépensons comme le prodigue
  insensé. Trois cents millions émis chaque mois par le Trésor publie
  n’y entrent plus et vont détruire l’amour du travail et du
  désintéressement sacré qui constitue la République.»

On sait comment se termina l’histoire des assignats. Leur valeur finit
par tomber à zéro, et ce fut une ruine générale. Elle n’empêcha pas, non
plus qu’aujourd’hui, la formation d’une classe de nouveaux riches, dont
le luxe et l’insolence contribuèrent beaucoup à la fâcheuse réputation
du Directoire et à la chute du régime.

De la paresse générale et des goûts de dépense actuels créés par
l’exagération des salaires résulte encore une insuffisance de
production, qui nous conduit à importer non seulement les matières
alimentaires dont nous manquons, mais encore une foule de produits de
luxe entièrement inutiles, tels que la parfumerie.

Cette situation a beaucoup choqué les Américains, qui finirent par nous
déclarer officiellement, en termes un peu secs, qu’ils ne nous feraient
plus aucune avance, aucun crédit.

L’Angleterre ne s’est pas servie du même langage, mais elle nous montra
par ses actes qu’il faut, désormais, compter uniquement sur nous. Elle
n’hésita pas d’ailleurs à nous faire payer le charbon trois fois plus
cher qu’à ses nationaux.

                   *       *       *       *       *

Les faits relatifs à l’abaissement trop visible de la moralité jettent
une vive lueur sur la genèse de la morale, sujet qui a tant exercé la
sagacité des philosophes.

Ces faits montrent à quel point la morale est fille non de la logique
rationnelle, mais d’habitudes lentement accumulées par l’hérédité et
l’éducation. La morale--les éducateurs livresques l’oublient
toujours--ne se trouve constituée qu’après être devenue inconsciente.

Nous voyons, aujourd’hui, comment l’agrégat qui la constitue se dissocie
quand sont brisées ces habitudes. Les plus simples règles de la vie
sociale, telles que le paiement de ses dettes, le respect de la
propriété d’autrui, l’honnêteté commerciale, etc., semblaient, en temps
normal, si naturelles qu’on les observait sans discussion.

Les divers moratoriums permettant de ne plus payer ses dettes, les
bénéfices exagérés et rapides, les salaires excessifs obtenus par un
travail de plus en plus restreint, les goûts de luxe, etc., ont
désagrégé l’antique armature sociale.

Les vieilles habitudes morales ayant perdu leur autorité sur l’âme des
foules la simple honnêteté est devenue une exceptionnelle vertu.

L’État seul conserve quelque prestige, parce qu’il a pour lui le
pouvoir; mais ce pouvoir est chaque jour plus ébranlé. Les forces
matérielles ne possédant pas d’éléments moraux pour soutiens ne durent
jamais bien longtemps.

Si le relâchement actuel de la morale continue à s’accentuer, on
découvrira vite ce que devient une société privée de ce support, régie
seulement par des appétits et ne tolérant plus de contraintes.

                   *       *       *       *       *

En dehors des perturbations mentales et morales qu’elle a provoquées, la
lutte mondiale a eu aussi pour résultat de rendre plus visibles ces
éléments psychologiques caractéristiques de chaque peuple, qu’on
retrouve dans toutes les manifestations de sa vie industrielle et
sociale.

A côté des qualités incontestables qui nous ont permis de résister à une
formidable invasion, il n’est pas douteux que nous sommes affligés de
certains défauts: nervosité, crainte du risque, peur des
responsabilités, absence d’initiative, routine, défaut de coordination
et d’autres encore dont nous aurons plus d’une fois, dans cet ouvrage,
occasion d’indiquer les effets.

La guerre a montré la possibilité d’en corriger quelques-uns.

  «Le peuple français, écrivait avant la fin de la lutte un grand
  journal neutre, avait été souvent considéré jadis comme nerveux et
  impatient entre tous. La guerre aura détruit une légende. Elle aura
  peut-être aussi mûri les âmes. Celles-ci apparaissent décidément comme
  assez trempées par les événements de ces quatre années, pour demeurer
  jusqu’au bout à la hauteur des circonstances. Du moral, de la capacité
  de conserver un équilibre parfait et d’attendre avec patience,
  dépendra pour beaucoup le résultat définitif de cette grande lutte. La
  patience est désormais à toute épreuve.»

Cette absence de nervosité était assez imprévue, car une
guerre atteignant tous les citoyens aurait pu, au contraire,
exagérer l’émotivité avec toutes ses manifestations énervement,
impressionnabilité, obsessions, états anxieux, etc.

Observée quelquefois au début, surtout chez les civils de l’arrière,
l’hyperémotivité fut peu connue sur le front. La répétition des mêmes
chocs affectifs y créa chez l’homme de guerre une véritable immunité
émotive. Il fut bientôt vacciné contre toutes les émotions et par
conséquent contre toutes les faiblesses.

Cette immunité ne s’est pas produite avec la même rapidité chez tous les
peuples. Elle se trouva formée presque instantanément chez les
Américains considérés jadis comme très pacifiques, mais auxquels
l’habitude atavique de l’effort avait donné une grande force de volonté.
Pour eux le vaccin produisant l’immunité émotive ne provient pas de la
répétition des mêmes dangers, mais simplement de la volonté et du goût
de l’effort. Tout est possible avec de la volonté. Dans ses récents
mémoires le maréchal Hindenburg assure que cette qualité est la plus
précieuse que puisse posséder l’homme. Je l’ai trop souvent répété dans
mes livres pour y revenir encore.

A mesure que nous avançons dans l’étude des problèmes créés par la
guerre, le rôle des influences psychologiques apparaît de plus en plus
important. Il faut s’y reporter toujours pour éclairer un peu l’immense
chaos d’incertitudes dont l’univers est enveloppé. Les forces
matérielles nous frappent par leur grandeur. Elles ne sont cependant que
les manifestations extérieures des puissances morales qui dirigent notre
destinée.




CHAPITRE IV

Causes psychologiques de l’infériorité industrielle de certains peuples.


Nous avons précédemment montré le rôle de la mentalité des peuples dans
leur évolution, mais il ne faut jamais oublier que les facultés ayant
déterminé la prospérité aux phases diverses de la civilisation ne sont
pas constamment les mêmes. Certaines, dont l’utilité est médiocre à une
époque, deviennent prépondérantes à une autre. Les nations pourvues des
qualités nécessaires à un stade nouveau de civilisation progressent
alors, pendant que déclinent celles qui ne les possèdent pas.

Bien des exemples justifient ces propositions fondamentales. Un des plus
frappants se trouve fourni par l’étude des causes de la stagnation, et
trop souvent de la décadence, de notre industrie avant la guerre.
Variées en apparence, ces causes dérivent en réalité d’un petit nombre
de défauts de caractère identiques dans toutes les entreprises.

Sur un sujet aussi capital, puisque l’avenir de notre pays en dépend,
les jugements personnels sont insuffisants. Une enquête longue et
minutieuse, faite par des spécialistes différents, était indispensable.

Cette enquête sur l’état de notre industrie d’avant guerre a été
entreprise par les soins de l’_Association nationale d’expansion
économique_ qui compte parmi ses membres plusieurs sommités
industrielles. Elle a chargé des spécialistes d’étudier à fond nos
grandes industries et de consigner les résultats dans des rapports.

Leur ensemble forme déjà soixante volumes et met en lumière deux points
fondamentaux. 1º Démonstration de la décadence de nos industries avant
la guerre. 2º Preuve manifeste qu’une telle décadence était surtout due
à des causes psychologiques.

Ces causes psychologiques ne sont pas d’ordre intellectuel et portent
presque exclusivement sur des défauts de caractère. Il s’en déduit
immédiatement que ce n’est pas avec des lois et des règlements, mais
seulement par la transformation de certaines habitudes mentales que la
situation d’avant-guerre pourrait changer.

L’état de notre industrie, mis en évidence par les divers rapporteurs de
la commission, n’était pas entièrement ignoré. Je l’avais moi-même
signalé depuis longtemps dans un de mes livres. Il m’avait surtout
frappé à la suite d’une enquête que je fis jadis sur certaines branches
de notre industrie, comme membre du jury d’admission pour les
instruments de physique à l’exposition de 1900.

Dès cette époque, nos industriels renonçaient à fabriquer beaucoup
d’articles et se bornaient à revendre avec bénéfice des appareils
fabriqués en Allemagne. La construction des thermomètres médicaux, par
exemple, et la préparation d’une foule de produits chimiques et
pharmaceutiques disparaissaient de France.

Toutes ces observations restèrent sans influence. La guerre seule révéla
l’étendue de l’invasion économique allemande. Sans la lutte militaire,
interrompant le commerce avec l’Allemagne, nous aurions bientôt assisté
à la ruine définitive de beaucoup de nos industries.

Ne pouvant résumer ici tous les rapports de l’enquête, je me bornerai à
examiner quelques-uns des résultats constatés dans de grandes
fabrications dont jadis nous étions les maîtres.


_Industrie du coton et des filatures._--L’industrie des filatures est
fort importante puisque, nous dit l’auteur du rapport, M. Guillet, elle
produisait du fil pour 520 millions de francs. L’argent ne lui manquait
pas, ni le matériel. Et cependant sa prospérité déclinait rapidement, à
cause surtout d’un défaut de solidarité des fabricants qui ne savaient
pas s’entendre pour associer leurs efforts.

Par suite de leur particularisme étroit, les filatures ne s’occupaient
que des intérêts individuels, sans souci des intérêts généraux. «Elles
se faisaient concurrence à l’intérieur, pratiquant parfois le _dumping_
en dehors de leur zone sur le marché national. Entre filateurs ne règne
aucune entente véritable; ils ignorent l’utilité du groupement
corporatif pour la défense de leurs intérêts.»

En ce qui concerne les tissus, le rapporteur fait remarquer que «la
plupart des pays qui s’approvisionnaient autrefois chez nous tendent
maintenant à se suffire à eux-mêmes».

Or, ce commerce ne peut vivre sans exportation, en raison de
l’insuffisance du marché intérieur, et, cependant, dit l’enquêteur,
«cette exportation est considérée comme un pis-aller. Nous expédions un
peu au hasard des produits chers, concurrencés par ceux des Allemands
mieux renseignés que nous des exigences de la clientèle».

De même que la plupart des rapporteurs, M. Guillet insiste sur le rôle
des banques allemandes qui, par leurs avances, facilitent beaucoup le
commerce à leurs compatriotes alors que les nôtres ne prêtent à nos
commerçants aucun concours.

Le même observateur note également l’incapacité de nos consuls, à
fournir des renseignements. Leur nullité à ce point de vue était
prodigieuse. Je n’en ai jamais rencontré aucun, dans mes nombreux
voyages, apte à me procurer un renseignement quelconque sur quoi que ce
fût. C’était toujours aux consuls anglais, admirablement documentés, que
je devais m’adresser.


_Industrie lainière._--Cette industrie occupe une part énorme dans notre
commerce extérieur puisque, en 1913, la France exportait pour 600
millions de francs de laine en masse ou en tissus.

Malheureusement, comme le fait remarquer M. Romier, auteur du rapport,
cette industrie avait, depuis quinze ans, diminué de près d’un tiers,
alors que les exportations de draperie anglaise et allemande ne
cessaient de progresser.

Les causes de cette décadence résident, dit l’enquêteur, dans la
défaillance des instruments et des organes généraux de notre commerce
extérieur et aussi dans l’impuissance des producteurs à s’associer.

Comme confirmation de ce dernier point, je citerai l’exemple d’un des
plus grands industriels de Lille me racontant les constants et vains
efforts qu’il fit pendant de nombreuses années pour amener quelques
fabricants à s’associer.

M. Romier dit encore: «l’exportation française est caractérisée par ce
fait que chaque maison livrée à elle-même, mal servie par l’État, plus
mal soutenue par les banques et jalousée par ses concurrents doit se
défendre exclusivement au moyen de ses propres ressources».

L’auteur fait remarquer aussi que dans toutes les industries, nos
exportateurs se heurtent à des concurrents pouvant, grâce à l’aide de
leurs banques, accorder de longs crédits. Il en résulte que «depuis de
nombreuses années les commissionnaires étaient à peu près les maîtres de
l’exportation française des tissus de laine. Or, c’est un fait bien
connu qu’une industrie qui se trouve à la merci des intermédiaires est
une industrie vouée à la décadence. On sait, du reste, que des liens
étroits existaient entre la commission parisienne d’une part, le
commerce et les banques allemandes d’autre part. Presque toutes nos
affaires avec l’Amérique du Sud se traitaient par l’Allemagne ou par
l’Angleterre, et à la longue, les fabricants français seraient devenus
de simples façonniers soumis au bon plaisir de l’étranger».


_Confection._--L’importance de cette industrie est également
considérable puisque la production annuelle des vêtements confectionnés
pour hommes, femmes et enfants atteignait 400 millions, somme à laquelle
viennent s’ajouter environ 200 millions que représente la lingerie
confectionnée.

L’auteur du rapport montre comment les confectionneurs «restent
obstinément divisés». Il insiste sur «l’organisation dispersée et
individualiste des industries françaises de transformation». Les
confectionneurs n’ont pas pu encore arriver à une collaboration
méthodique avec les fabricants de tissus. D’où le ralentissement de leur
commerce.


_Industries de luxe. Modes et Fleurs._--L’industrie de luxe parisienne,
fait remarquer M. Coquet dans son rapport, conservait son prestige, mais
elle aussi était très menacée par la concurrence étrangère. Là encore,
comme pour la plupart de nos entreprises commerciales, manque complet de
solidarité et de coordination dans l’effort.

«Pour se défendre utilement, l’industrie de la mode reconnaît qu’elle
devrait être mieux organisée en vue d’une action collective. Or, il est
très difficile de grouper les maisons de mode en syndicat ou plutôt, une
fois groupées, ces maisons n’agissent pas avec la méthode et l’unité
d’efforts nécessaires.»

Quant à l’industrie de la fleur, restée si longtemps française, elle
avait cessé de l’être et disparaissait rapidement devant la concurrence
germanique.

«Là encore, les Allemands ont essayé de nous vaincre sur le marché
mondial et sur notre propre marché en créant de puissantes usines qui
fabriquent en masse avec un nombreux personnel, alors que l’industrie
française de la fleur, à part un petit nombre de maisons, est restée
familiale, comme celle du jouet.»

Les Allemands, l’auteur le montre, ont poussé si loin la fabrication en
série qu’il existe de grandes usines germaniques ne fabriquant qu’une
seule espèce de fleurs artificielles, la violette ou le myosotis, par
exemple.


_Matériel électrique._--Pour toutes les fournitures électriques, les
Allemands nous avaient rapidement dépassé. «En 1907, écrit M. Schuller
dans son rapport, l’Allemagne nous envoyait 21.000 quintaux métriques de
matériel électrique et 502.000 en 1913.» L’auteur attribue en partie
notre infériorité à la timidité de nos fabricants et à la lenteur de
leurs livraisons. Les Allemands livraient, en effet, en moins de deux
mois les fournitures pour lesquelles les constructeurs français
demandaient une année.

Les Allemands possédaient d’immenses usines de matériel électrique
munies de laboratoires de recherches où ils fabriquaient les produits en
série par grandes quantités. Ces entreprises rapportaient plus de 10 p.
100 à leurs actionnaires.


_Bijouterie et Horlogerie._--La bijouterie, qui représenta longtemps un
de nos articles de luxe les plus réputés s’est laissé dépasser par
l’Allemagne aussi bien pour les qualités ordinaires que pour la riche
joaillerie. En peu d’années, les Allemands avaient quadruplé leur
exportation et nous envahissaient sur nos marchés mêmes. «En 1893, écrit
M. Berthoud, l’Allemagne nous envoyait 70 kilos de bijouterie et 4.000
en 1913.»

Les exportations allemandes à l’étranger étaient devenues dix fois plus
élevées que les nôtres.

L’auteur montre très bien les causes de nos insuccès. Une des premières
est l’idée, généralisée chez nous, qu’on peut, pour l’exportation,
livrer des produits inférieurs, alors que les Allemands accordent les
plus grands soins aux articles destinés à leur clientèle étrangère.

L’enquêteur signale ensuite le manque d’initiative de nos fabricants qui
ne savent pas renouveler les anciens modèles, et leur impuissance à
s’entendre. N’ayant jamais de représentants directs au dehors, ils se
trouvent forcés de recourir à des commissionnaires exportateurs qui, en
absorbant une partie des bénéfices, obligent à élever les prix.

Le rapporteur mentionne clairement les qualités psychologiques qui
firent le succès des Allemands: «énergie, ténacité, audace raisonnée,
bonne éducation pratique».


_Horlogerie._--Les constatations faites pour l’horlogerie ne sont pas
meilleures. L’enquête en déduit que la concurrence allemande tendait à
«annihiler notre fabrication nationale». C’est ainsi, par exemple, qu’un
centre important, Morez, qui fabriquait autrefois 120.000 mouvements par
an n’en produisait plus que 30.000 au moment de la guerre.

A la routine des fabricants, à leur refus de modifier les vieilles
méthodes de travail et à leur absence d’initiative sont dus ces
résultats.

Les Allemands ont inondé le monde d’instruments d’horlogerie, tels que
les pendules à carillons, inventées en France mais à la fabrication
desquelles nos industriels avaient fini par renoncer entièrement.

L’auteur du rapport recommande avec raison à nos fabricants de
s’associer pour créer des usines mieux outillées mais donne en même
temps des exemples montrant l’insuccès des associations déjà tentées.

Il fait remarquer encore que la qualité de notre production laissait
souvent à désirer.

La conquête du marché français de l’horlogerie par les Allemands fut
rapide. C’est seulement en 1902, en effet, qu’ils commencèrent à
concurrencer nos fabricants. «Appliquant toujours le même système de
grandes usines pourvues d’un outillage mécanique perfectionné, ils
produisirent par grandes série toutes sortes de mouvements.»

                   *       *       *       *       *

Inutile de pousser plus loin le résumé de ces enquêtes. Les résultats
constatés sont semblables dans presque toutes les industries et leurs
causes psychologiques identiques. Même pour des produits dont nous
semblions avoir le monopole tels que le vin, l’Allemagne, quoique pays
peu viticole, devenait un grand centre d’exportation. Hambourg, par
exemple, était en train de rivaliser avec Bordeaux.

A cette décadence générale, entraînant une réduction progressive de
leurs bénéfices, nos fabricants semblaient résignés.

Ils s’illusionneraient fort en supposant qu’avec la paix les choses vont
reprendre leurs cours d’avant guerre et que les industriels pourront se
contenter des gains chaque jour réduits qui, cependant, leur
permettaient encore de maigrement subsister. M. David-Mennet les en
prévient nettement dans la préface du grand rapport précédant l’enquête
que j’ai résumée.

Après avoir constaté la faiblesse de nos efforts et notre crainte des
risques l’auteur ajoute:

  «Il ne faut pas croire que cette prospérité un peu restreinte dont
  nous nous contentions se serait maintenue indéfiniment. Sans que l’on
  s’en aperçût, elle se réduisait lentement, graduellement, devant
  l’empire chaque jour croissant de nos concurrents allemands. Des
  industriels français renonçaient à leur fabrication et devenaient les
  simples dépositaires de leurs rivaux d’Allemagne, des représentants
  étrangers ou même français introduisaient dans notre consommation les
  produits venus du dehors. Un pays ne peut pas résister longtemps à
  cette pénétration continue, devenant de plus en plus rapide. C’était
  la pieuvre qui nous enserrait dans ses tentacules et aurait fini par
  nous étouffer.»

                   *       *       *       *       *

Plusieurs des défauts psychologiques dont j’ai signalé les effets au
cours de ce chapitre ont été reconnus dans un discours prononcé devant
la Société de chimie industrielle, par un ministre.

Parlant d’une routine contre laquelle l’État ne peut rien, l’orateur
remarquait que nos industriels ne voulaient pas bouleverser «les
habitudes de travail léguées de père en fils et assurant un rendement
dont on se contentait, fût-il très au-dessous des possibilités qu’un
effort méthodique aurait pu atteindre».

De ces routines, ajoutait le ministre, «est née la pratique du moindre
effort qui, peu à peu, nous a imposé l’utilité des produits allemands».

Après avoir montré que les causes de la prospérité industrielle
allemande résident principalement dans l’union intime de la science et
de l’industrie, l’auteur du discours ajoutait: «La victoire des armées
serait vaine si nous ne nous assurions pas dès aujourd’hui les moyens de
vaincre sur le terrain économique».

                   *       *       *       *       *

Les analyses qui précèdent prouvent que les causes générales de notre
insuffisance industrielle sont bien d’ordre psychologique, puisque cette
insuffisance résulte, comme l’enquête l’a prouvé, de certains défauts de
caractère identiques dans toutes nos industries.

Parmi les plus funestes, remarquons surtout l’absence de solidarité
rendant incapable d’efforts collectifs coordonnés et disciplinés; la
routine empêchant de rien changer aux méthodes une fois établies; la
peur du risque, la timidité et le défaut d’initiative qui font redouter
les grandes entreprises.

Notre manque de solidarité est fort ancien. Colbert la signalait déjà.
Dans un de ses mémoires, le célèbre ministre déplore amèrement «que les
Français, le peuple du monde le plus poli, aient tant de peine à se
souffrir les uns les autres, que leur union soit si difficile, leurs
sociétés si inconstantes, et que les meilleures affaires périssent entre
leurs mains par je ne sais quelle fatalité».

Dans l’industrie allemande, banques, fabriques, exportation, se
trouvaient associées pour un but commun. La peur des risques n’existait
pas, l’association permettant d’en diviser le poids. Toutes les
initiatives individuelles étaient encouragées parce que les
collectivités appelées à les exploiter en savaient la valeur.

                   *       *       *       *       *

Il résulte de tout ce qui précède que la plus nécessaire des réformes
serait un changement de mentalité. Elle ne pourra être tentée qu’avec
une éducation nouvelle, fort différente de notre pauvre enseignement
universitaire. Cette éducation devra développer surtout la volonté, la
solidarité, la capacité d’attention, le goût du travail et la continuité
de l’effort.

Ces qualités, modestes en apparence, ne furent jamais l’objet d’aucun
des illusoires diplômes dont nous sommes si fiers. Dans la phase
actuelle de l’évolution du monde elles joueront cependant un rôle
prépondérant.

J’ai rappelé ailleurs le passage suivant de l’auteur anglais, B. Kidd,
qui après avoir montré que la France était «en tête des nations
intellectuelles de l’Occident», faisait voir que dans la lutte coloniale
entre la France et l’Angleterre qui remplit la seconde moitié du siècle,
la France dut reculer toujours alors que l’Angleterre grandissait
constamment. Examinant ensuite les qualités qui permirent à l’Angleterre
de fonder son immense empire, B. Kidd ajoutait:

  «Ce sont des qualités ni brillantes ni intellectuelles qui ont rendu
  ces résultats possibles... Ces qualités ne sont pas de celles qui
  frappent l’imagination. Ce sont surtout la force et l’énergie du
  caractère, la probité et l’intégrité, le dévouement simple et l’idée
  du devoir. Ceux qui attribuent l’énorme influence qu’ont prise dans le
  monde les peuples parlant anglais aux combinaisons machiavéliques de
  leurs chefs, sont souvent bien loin de la vérité. Cette influence est
  en grande partie l’œuvre de qualités peu brillantes.»

La lutte économique où les peuples sont entrés depuis notre victoire
militaire pourrait devenir plus ruineuse encore pour certains d’entre
eux que ne le fut la guerre elle-même.

Il ne faut pas se lasser de le dire, mais ce qu’il faut surtout répéter,
c’est que la ruine sera certaine pour les pays où se développeront les
idées d’interventionisme étatiste, que fortifie chaque jour la poussée
des théories socialistes.

Si, grâce à une éducation technique et morale appropriée aux besoins
nouveaux, nous réussissons à transformer la mentalité de la génération
qui va naître, nous transformerons du même coup l’avenir de notre pays.
Mais pour y arriver, il faudra abandonner aussi la funeste illusion que,
grâce à un pouvoir mystérieux, l’État est capable des efforts dont se
montrent incapables les citoyens.




CHAPITRE V

Le problème de l’adaptation.


Les découvertes de la science ont permis de reconstituer les êtres
antérieurs à l’apparition de l’homme, qui, pendant des entassements de
siècles, se succédèrent sur notre planète.

A chaque période géologique nouvelle apparurent des espèces si
différentes de celles qui les avaient précédées que leurs
transformations ne semblaient d’abord explicables qu’en admettant une
série de créations successives.

Une science plus avancée révéla la parenté de toutes ces formes si
disparates, mais le mécanisme de leur transformation reste incertain
encore.

On crut l’expliquer par les nécessités de la lutte pour l’existence
amenant la sélection des plus aptes. De récentes découvertes
conduisirent à d’autres hypothèses.

Quel que soit le mécanisme des transformations observées, elles
apparaissent finalement comme la conséquence d’une adaptation aux
changements de milieu que l’évolution du monde faisait surgir. La nature
imposa toujours aux êtres cet impérieux dilemme: s’adapter ou
disparaître.

                   *       *       *       *       *

La loi de l’adaptation qui régit l’évolution du règne animal régit aussi
celle des sociétés humaines. L’archéologie a découvert les débris de
vastes capitales enfouies sous les sables et depuis longtemps oubliées.
Pendant leur splendeur, elles semblaient bâties pour l’éternité, mais
après avoir rempli le monde du bruit de leur renommée, elles
déclinèrent, puis disparurent au point que leur emplacement resta
pendant des siècles ignoré. Il fallut toutes les curiosités de la
science moderne pour retrouver les vestiges des gigantesques cités où
s’édifièrent les assises de l’histoire, telles que Ninive et Babylone.

Ce n’est pas seulement dans une antiquité aussi lointaine que
s’élevèrent puis s’évanouirent ces gloires éphémères. Après une phase
d’absolue puissance, Rome cessa de dominer l’univers. De grands empires
asiatiques et européens, jadis célèbres, ne sont plus connus que des
historiens. Les royaumes de Gengiskhan et de Tamerlan ne submergèrent
l’Asie qu’un instant. Le monde n’admira pas longtemps les empires de
Charlemagne et de Charles-Quint. Ce dernier était cependant si vaste
qu’au dire de ses chroniqueurs le soleil ne s’y couchait jamais.

Des causes diverses qui déterminèrent l’évanouissement de toutes ces
éphémères puissances, une des plus constantes fut leur incapacité à
s’adapter aux conditions nouvelles d’existence que l’évolution faisait
naître. Subissant une des lois suprêmes de l’univers, elles périrent
faute d’avoir su s’adapter.

                   *       *       *       *       *

Des exemples empruntés à l’âge moderne montrent comment peut se
manifester le défaut d’adaptation, qui condamna tant de nations à
disparaître.

En examinant les motifs de la grandeur des peuples aux divers âges de
l’histoire, on constate qu’ils varient beaucoup avec les époques. Les
qualités nécessaires à un baron féodal illettré différaient fort de
celles indispensables quelques siècles plus tard, lorsque les qualités
littéraires et artistiques constituèrent les principaux éléments de
grandeur. Certaines aptitudes qui devaient jouer un rôle prépondérant de
nos jours étaient alors tenues pour médiocres.

Avec l’évolution du monde, de nouvelles capacités sont devenues
nécessaires. L’âge moderne a créé une civilisation à type industriel,
dominée par une technique compliquée qui exige justement des qualités de
patience, de discipline, de vigilante attention jadis considérées comme
secondaires.

En matière industrielle--et tout jusqu’à la guerre est industrialisé
maintenant--la patience, l’attention, la discipline collective
constituent des facultés indispensables.

Et c’est pourquoi des peuples tels que les Allemands n’ayant jamais
brillé dans le passé par leur goût et leur intelligence, mais possédant,
grâce à leurs aptitudes héréditaires et aussi à leur éducation militaire
et technique, les qualités que je viens de dire, se sont trouvés
tellement bien adaptés à l’évolution industrielle moderne qu’en peu de
temps ils ont émergé d’un niveau assez inférieur jusqu’aux premiers
rangs de la civilisation.

                   *       *       *       *       *

Un des grands problèmes de notre destinée est celui-ci: comment des
peuples individualistes, à intelligence vive mais peu susceptibles
d’efforts collectifs soutenus, de solidarité et de discipline,
arriveront-ils à s’adapter aux nécessités de l’évolution industrielle du
monde qui, non seulement se continue depuis la fin de la guerre, mais ne
fera sans doute que s’accentuer.

Pour juger de la possibilité d’une telle adaptation, il faut rechercher
à quel degré ces mêmes peuples ont obtenu pendant la guerre une
adaptation rigoureuse à des conditions d’existence très imprévues.

La façon rapide dont ils se sont pliés aux nécessités nouvelles qui
surgissaient permet d’espérer une future transformation industrielle
comparable à notre transformation militaire.

Quelques pages suffiront pour montrer l’importance de l’adaptation
réalisée par les grandes nations en lutte contre l’envahissement
germanique.

                   *       *       *       *       *

Le cas de la France est un des plus frappants. Victime la première de
l’agression allemande, elle dut accomplir des efforts d’adaptation
gigantesques et fort malaisés, car ils étaient contraires à ses
institutions et à son tempérament.

La guerre--on ne le sait que trop--nous ayant surpris à peu près
désarmés, il fallut créer, de toutes pièces, le formidable matériel dont
nous étions dépourvus.

On pourra se rendre compte des difficultés, non seulement d’ordre
technique, mais aussi d’ordre bureaucratique que la France eut à
surmonter, par les extraits suivants du remarquable rapport lu le 29
décembre 1916 à la Chambre des Députés, par M. Viollette:

  «En février 1915, lorsque par ses commissions, le Parlement prit
  connaissance de la vérité, il a constaté ceci:

  1º Les usines encore fermées pour la plupart et tous les spécialistes
  mobilisés;

  2º La fabrication des fusils, néant. Pas un seul n’avait été construit
  depuis la déclaration de guerre et les matrices destinées à les
  confectionner, on ne voulait pas les retrouver.»

Le même rapporteur reproduit dans son travail une lettre adressée au
Ministre de la Guerre par le général Pédoya, en date du 15 mars 1915, et
dont voici un fragment:

  «C’est une véritable stupeur qu’éprouverait le pays, s’il apprenait
  que, depuis le début de la guerre jusqu’en mars, il n’a pas été
  fabriqué plus de 250 fusils neufs en tout et pour tout.»

C’est seulement lorsque l’administration décida de s’adresser à
l’industrie que la situation changea. Le passage suivant du rapport de
M. Viollette montre avec quelle peine des bureaucrates trop bornés pour
croire à la durée de la guerre se résolurent à recourir aux industriels.

  «Oui, l’avenir dira ce qu’il nous a fallu de patience, d’efforts, de
  menaces et même d’intimidations, pour contraindre à faire fabriquer
  fusils, canons, munitions et explosifs.

  «La bataille a été de tous les jours, ardente, souvent violente, et il
  a fallu que les commissions arrachent par morceau la vérité qu’une
  bureaucratie routinière lui dissimulait par des artifices d’écriture
  véritablement étonnants.

  «Où en serait la France à l’heure actuelle, si elle n’avait pas eu son
  parlement?»

L’adaptation des gouvernants, bien que très lente, finit donc par
s’effectuer. Sitôt le concours des industriels accepté, l’évolution
devint rapide. On peut vraiment dire que notre industrie sauva le pays.
Elle fit preuve, grâce à la collaboration d’individualités supérieures,
de qualités d’initiative, d’ingéniosité et de persévérance
insoupçonnées.

L’art militaire lui-même, bien que stabilisé dans de vieilles routines,
finit également par s’adapter à une tactique n’impliquant d’ailleurs
aucun mystère, mais que nous n’avions pas su étudier pendant la paix.

La population civile sut, elle aussi, s’adapter aux nécessités
qu’entraînait la mobilisation de la presque totalité des ouvriers et des
cultivateurs. Il fallut les remplacer par des femmes, des vieillards et
des enfants. Tous manifestèrent un pouvoir d’adaptation remarquable.

                   *       *       *       *       *

L’exemple d’adaptation fourni par l’Angleterre est aussi frappant que
celui de la France. Non seulement, elle ne possédait ni armes, ni
matériel, mais le service militaire était en horreur à ses citoyens.
Très fiers de leur indépendance ils n’avaient jamais accepté que des
armées de mercenaires.

Transformer la mentalité anglaise demanda un formidable effort.
L’Angleterre mit bien près de deux ans pour arriver à organiser une
importante armée.

Cet effort ne fut rendu possible que par les qualités psychologiques de
la race: ténacité indomptable, sentiment du devoir et de l’honneur.
Ajoutons-y le stoïcisme devant la destinée lorsqu’elle semble
inévitable.

On a signalé, en les raillant un peu, la méticuleuse habitude de soins
personnels et le besoin de confort des Anglais, mais, comme le fait
justement remarquer un officier interprète qui vécut beaucoup avec eux,
M. J. Pozzi, «les Anglais considèrent que la distinction de la tenue et
des manières se trouve généralement associée à la distinction des
sentiments. Ils soutiennent aussi qu’il faut jouir du moment présent
sans se laisser troubler longtemps d’avance par la perspective
d’éventualités qui peut-être ne se réaliseront jamais.»

La psychologie des Anglais, leur ténacité surtout, ne furent jamais
comprises des Allemands. On le vit, notamment, quand ils s’imaginèrent
que la Grande-Bretagne épuisée par ses pertes accepterait la paix à tout
prix. Le passé leur enseignait pourtant que, lente parfois à s’engager
dans une entreprise, l’Angleterre ne recule ensuite jamais. Elle l’a
montré pendant sa difficile conquête de l’Inde. Elle le prouva encore en
luttant vingt années contre le plus grand capitaine de l’histoire.

Notre formule pendant la guerre: _Tenir_ fut également celle de
l’Angleterre.

                   *       *       *       *       *

Tout autant que l’Angleterre, l’Amérique constitue un exemple
d’adaptation rapide à des conditions d’existence entièrement imprévues.
Elle n’y réussit également que grâce à ses qualités ataviques de
caractère.

Jamais peut-être, au cours des âges, un peuple ne subit en quelques mois
des transformations mentales aussi profondes que l’Amérique.

Avant la guerre, la force militaire des États-Unis était si nulle qu’ils
se sentaient incapables de réprimer les insolences des chefs de bandes
gouvernant le Mexique. L’idée seule d’une conscription militaire aurait
soulevé des protestations unanimes.

Pendant les premières années du conflit européen, l’unique but de
l’Amérique fut de maintenir soigneusement sa neutralité et de s’enrichir
en fournissant des marchandises aux combattants. Grâce à une propagande
très active et à l’achat d’un grand nombre de journaux influents,
l’Allemagne avait su se créer dans le pays beaucoup de sympathies.

Désireux, lui aussi, de maintenir cette précieuse neutralité, le
président Wilson ménageait l’empereur d’Allemagne au point de lui
envoyer une dépêche de félicitations pour son anniversaire. Il se
montrait en outre opposé à tout projet d’organisation d’une armée.

Il fallut la prodigieuse incompréhension psychologique de l’Allemagne et
son immense infatuation pour conduire à la guerre un peuple si désireux
de paix. Le président s’étant borné à protester timidement par des notes
anodines contre le torpillage de ses navires, l’Allemagne se croyait
assurée de n’avoir rien à craindre.

Le moment arriva cependant où contrairement à toutes ses prévisions,
l’opinion américaine, d’abord indifférente, puis irritée, finit par se
retourner entièrement. Le peuple comprit de quelle tyrannie le succès de
l’Allemagne menacerait le monde.

Le président des États-Unis, dont l’opinion avait également changé,
n’hésita plus alors à engager son pays dans la plus redoutable des
crises qu’une grande nation eut jamais traversées.

Déclarer la guerre ne suffisait pas. Il fallait la faire. Grâce à la
vigueur de son caractère, le peuple américain si avide pourtant de
confort et d’indépendance sut s’adapter en quelques mois à toutes les
nécessités qu’une telle lutte entraînait.

Son dévouement fut complet. Acceptant des conditions d’existence
entièrement nouvelles, il renonça à toutes les libertés qui le rendaient
si fier, se soumit au despotisme forcé de l’État, aux privations
rigoureuses et surtout à ce régime militaire obligatoire dont l’idée
seule lui semblait jadis intolérable.

Toutes les gênes furent subies sans murmures. Aucun impôt ne parut trop
lourd et dans les tranchées de l’Europe les soldats improvisés de
l’Amérique se conduisirent comme les plus vaillants.

                   *       *       *       *       *

L’adaptation aux nécessités militaires dont nous venons d’indiquer des
exemples ne saurait suffire. Avec la fin de la guerre sont nées des
nécessités d’adaptations économiques et commerciales, plus difficiles
encore peut-être à réaliser que l’adaptation militaire.

Les faits constatés au cours de la lutte mondiale autorisent beaucoup
d’espérance. Il ne faudrait pas croire cependant que la faculté
d’adaptation réalisée sur un sujet doive se manifester forcément pour
tous les autres. Nous avons déjà fait observer que les peuples
présentaient au point de vue des diverses formes d’adaptation des
aptitudes fort différentes.

L’Allemagne en fournit un remarquable exemple. Son adaptation aux
nécessités matérielles de l’évolution industrielle du monde moderne fut
évidemment parfaite, mais non moins évidemment, son adaptation à
l’évolution morale de la civilisation était loin d’être accomplie.

Elle présentait--et cela sans doute pour la première fois dans le cours
des âges--le type d’une civilisation scientifique et industrielle
élevée, superposée à des conceptions morales inférieures dépassées
depuis longtemps.

Il faut remonter, en effet, aux phases les plus lointaines de l’histoire
pour trouver chez un peuple une férocité aussi grande associée à un
dédain aussi complet des engagements. Même aux époques tenues pour
demi-barbares, les femmes, les vieillards, les monuments étaient
épargnés, la parole d’honneur considérée comme sacrée.

Le stoïcisme du consul Régulus reste un typique exemple du respect
antique pour la foi jurée. Si les Carthaginois furent tant méprisés
jadis, ce fut justement à cause de leur mauvaise foi. Le souvenir de la
«foi punique» survécut à la destruction de Carthage comme survivra
toujours dans l’histoire le renom de la mauvaise foi germanique.

C’est seulement chez les primitifs que le droit absolu de la force,
professé de nos jours encore par les Germains, s’exerce librement. Il
régit le règne animal et les peuples inférieurs, mais tendait à être de
plus en plus éliminé par les progrès mêmes d’une civilisation, à
laquelle les Allemands eux-mêmes devront finir par s’adapter. Les
nécessités de l’adaptation ont toujours dominé le monde et elles le
domineront sans doute de plus en plus.




LIVRE II

LES LUTTES DE PRINCIPES DANS LES GUERRES MODERNES




CHAPITRE I

L’action des idées dans les conflits des peuples.


La psychologie classique resta pendant longtemps une science théorique
sans applications pratiques. Des questions fondamentales telles que
celles-ci: comment naissent puis évoluent les opinions et les croyances,
quels sont les sentiments des foules et leurs mobiles d’actions, et bien
d’autres encore, aussi importantes, demeuraient sans réponse.

Sans doute les hommes politiques ne dédaignèrent jamais la psychologie.
Ils se vantaient même volontiers de la connaître, mais elle constituait
à leurs yeux un art n’ayant que l’intuition pour guide. On réussissait
si les intuitions étaient heureuses, on échouait si elles ne l’étaient
pas.

Les souverains faisaient également de la psychologie. Un peu sommaire en
réalité, car elle se ramenait à cette simple notion que, pour conduire
les peuples, l’intérêt et la peur suffisent.

J’ai essayé jadis de montrer dans ma _Psychologie politique_[2] que les
moyens d’agir sur les hommes sont beaucoup plus variés, que l’intérêt et
la peur ne représentent pas les plus puissants, que les facteurs
psychologiques constituent l’âme des canons et que, de toutes les
erreurs politiques, les plus redoutables sont les erreurs de
psychologie.

  [2] La 16e édition de cet ouvrage vient de paraître chez l’éditeur
    Flammarion.

La guerre a pleinement justifié cette dernière assertion. C’est, on ne
saurait trop le redire, en accumulant des erreurs psychologiques que les
Allemands dressèrent tant de peuples contre eux.

L’expérience finit cependant par les instruire. Ils apprirent à manier
des forces psychologiques dont l’importance leur avait d’abord échappé
et parvinrent alors à désagréger entièrement une armée russe de
plusieurs millions d’hommes.

Devant étudier dans cet ouvrage les méthodes qui permettent d’agir sur
l’âme des individus et sur celles des multitudes, je me bornerai
maintenant à montrer le rôle des idées au cours de la guerre qui vient
de finir et leur évolution.

                   *       *       *       *       *

L’âge moderne, malgré son positivisme apparent, est peut-être celui où
les idées--les idées mystiques surtout--exercèrent le plus d’action. Ce
n’est pas pour des intérêts matériels mais pour des principes qu’ont
lutté de grands pays, l’Amérique notamment.

L’acharnement du conflit mondial et sa durée ne s’expliquent qu’en
considérant les idées qui sont à sa base et les sentiments d’où ces
idées dérivent.

Cette guerre, je l’ai souvent répété, fut à la fois religieuse,
philosophique et économique.

Elle fut religieuse par la conviction du peuple allemand qu’il était
désigné par Dieu pour dominer le monde. Elle fut philosophique parce
qu’elle se réclamait du principe de la prédominance de la force sur
droit, défendu par tous les philosophes et les historiens germaniques.

Elle fut économique enfin parce qu’elle résulta en partie du besoin
qu’avait l’Allemagne de se créer des débouchés nouveaux, à la suite de
sa surproduction industrielle. Ce facteur économique vint à l’appui des
autres mais il ne fut pas le plus fort.

                   *       *       *       *       *

Les partisans de la théorie matérialiste de l’Histoire ignorent les
influences mystiques et affirment que les peuples sont uniquement
conduits par des besoins.

Le rôle des besoins, et des intérêts que ces besoins font naître, n’est
pas contestable. Nul doute, par exemple, que les grandes invasions
destructives de la Gaule romaine furent dues à la faim, qui chassa les
tribus germaniques des marécages et des forêts où elles avaient trop
pullulé pour y trouver des moyens suffisants de subsistance.

Mais si l’on suit attentivement le cours de l’histoire, on voit que les
hommes se font beaucoup plus facilement tuer pour des idées que pour des
besoins. Les événements culminants du passé: croisades, naissance de
l’islamisme, guerres de religion, révolution française et bien d’autres
ont été engendrés par des idées. Ce sont elles en fait qui mènent le
monde, créent ou détruisent les civilisations et les empires.

                   *       *       *       *       *

Deux grandes idées furent en conflit pendant la dernière guerre. Idée
d’hégémonie et d’absolutisme d’un côté, idée d’indépendance de l’autre.

Ainsi présentée, la formule est exacte mais incomplète.

L’idée pure, telle que la concevait Platon, n’a en elle-même aucune
vertu. Elle reste un impuissant fantôme tant qu’elle ne s’est pas
enveloppée d’éléments affectifs et mystiques capables de la transformer
en croyance.

Si donc l’énoncé d’une idée peut se formuler brièvement, l’énumération
des éléments d’où sa puissance dérive est parfois assez longue. L’idée
d’hégémonie énoncée en un seul mot possède un contenu fort complexe:
sentiments d’orgueil et d’ambition, besoin de s’enrichir par des
conquêtes, désir d’exécuter une mission divine, etc.

Les idées fondamentales guidant les hommes, les idées religieuses
surtout, finissent par dominer tous les éléments d’une civilisation.

Mais à côté des idées générales qui orientent la vie des nations et
auxquelles l’atavisme finit par donner une grande force, il en est
d’autres, d’une durée éphémère, que l’éducation, le milieu, la contagion
mentale font facilement naître, grandir et disparaître.

Elles sont éphémères mais peuvent cependant jouer un rôle considérable,
engendrer des révolutions et bouleverser tous les facteurs de la vie
sociale. C’est ainsi que notre socialisme latin et la décadence
industrielle qui représente une de ses principales conséquences se
trouve régi par un petit nombre d’idées très fausses mais très fortes:
égalisation générale, lutte des classes, dictature du prolétariat, etc.

                   *       *       *       *       *

Les grandes idées fondamentales, phares directeurs des peuples, changent
quelquefois dans le cours des âges, mais elles ne changent pas sans que
la vie sociale soit transformée. Dès qu’un peuple renouvelle ses idées,
il doit, par ce seul fait, changer ses institutions, sa philosophie, sa
littérature et ses arts.

On ne peut dire encore ce que seront les idées directrices surgies de la
guerre. Il est douteux que l’optimisme les domine. Nous sommes loin de
l’époque où les philosophes de la Révolution française enseignaient la
bonté primitive de l’homme et, dans l’espérance de faire renaître les
anciennes sociétés proposées pour modèle, détruisaient les antiques
armatures du monde où ils vivaient.

Les idées que l’avenir verra éclore dériveront probablement des
aspirations universelles vers des constructions sociales supposées
capables de protéger les peuples des catastrophes contre lesquelles
leurs institutions se montrèrent si impuissantes. Un pessimiste besoin
de changement les a envahis depuis que, la lutte étant terminée, ils
énumèrent les ruines et comptent les tombeaux.

Quelles que soient les idées nouvelles, on peut pressentir qu’il sera
difficile de les refréner.

                   *       *       *       *       *

Les gouvernants allemands eux-mêmes finirent par comprendre, vers la fin
de la guerre, que grandissaient devant eux des idées dont ils ne
seraient bientôt plus maîtres. Ils durent aussi constater que la théorie
philosophique représentant la force comme seule créatrice du droit avait
dressé contre l’Allemagne les principaux peuples de l’univers.

Ils entrevirent enfin que les guerres de conquête ne sauraient
constituer des idéals en rapport avec la phase actuelle du monde et que
les peuples en exigeaient d’autres.

Si aveuglées par leur mystique croyance d’hégémonie qu’aient été les
castes dirigeantes de la Germanie, elles se rendirent enfin compte que
le régime féodal et militaire de l’Allemagne superposé à une évolution
industrielle intensive la mettait sur un plan différent de celui des
autres peuples, et par conséquent la menaçait de conflits perpétuels
avec eux.

Assurément les traditions de ces classes ne sont pas encore assez
ébranlées pour qu’elles acceptent un régime démocratique impliquant la
liberté et l’égalité. Cependant, nous les voyons réduites à emprunter de
plus en plus le vocabulaire des pays démocratiques, dans leurs
déclarations, et obligées de paraître accepter toutes les aspirations
des multitudes.

Ces aspirations finirent vers la fin de la guerre par soulever les
masses germaniques. Quand, pour satisfaire aux ambitions d’un souverain
et d’une caste militaire, des peuples entiers voient périr la fleur de
leur jeunesse et subissent les plus affreuses privations, ils arrivent à
se demander s’ils n’auraient pas intérêt à sortir de l’enfer où leurs
maîtres les ont plongés.

C’est alors qu’apparaissent des divergences, grandissant chaque jour,
entre les idées des gouvernants croyant tout gagner à des guerres
prolongées et celles des gouvernés ayant tout à y perdre.

                   *       *       *       *       *

Ce très intéressant conflit a été observé dans divers pays.

La Russie composée de populations hétérogènes dont l’âme n’était pas
stabilisée encore se retira la première de la lutte, dès que disparut la
discipline qui faisait de ces masses amorphes un agrégat un peu solide.
L’armature sociale s’écroula alors d’un seul coup et ce fut le chaos.

Composée également de races hétérogènes, mais d’un niveau mental
supérieur, l’Autriche résista plus longtemps avant de fléchir.

L’Allemagne où l’hérédité, la caserne et l’école avaient étroitement
asservi les âmes fut de tous nos ennemis celui dont la résistance morale
se prolongea le plus. Et cependant, malgré cinquante ans de
militarisation, malgré la puissance du parti militaire et féodal, malgré
la secte très influente encore des pangermanistes, on vit naître en son
sein une scission complète entre les partisans d’une paix de
conciliation et ceux des annexions et des indemnités.

Ces derniers, convaincus de la mission divine de l’Allemagne, exercèrent
toujours une action très grande. Les réalités, cependant, l’annihilèrent
finalement.

Dans cette population allemande, énervée par les deuils, les privations,
la misère et plus consciente chaque jour de n’être pour ses maîtres que
«du matériel humain», de la «simple chair à canon», les idées
démocratiques finirent par germer avec leurs conséquences, et la paix
s’imposa bientôt.

On peut se convaincre du progrès des théories nouvelles en comparant les
écrits allemands publiés au commencement de la guerre et ceux qui
parurent vers sa fin. En 1914 les idées de fraternité, de société des
nations, de désarmement, étaient considérées chez nos ennemis comme de
méprisables bavardages indignes d’être discutés. On en vint cependant à
les discuter puis enfin à s’appuyer sur elles.

                   *       *       *       *       *

Dès que les idées commencent à s’incruster dans l’âme des peuples, leur
pouvoir grandit rapidement et elles finissent par acquérir une force
assez irréductible pour renverser tous les obstacles.

Une des caractéristiques de la guerre actuelle, caractéristique presque
unique dans l’histoire, fut l’établissement dans plusieurs pays, de la
paix par les peuples, à l’encontre de leurs gouvernants.

On l’a vu clairement pour la Russie qui, voulant la paix à tout prix, se
rangea immédiatement derrière le parti politique qui la promettait.

L’Autriche fut également conduite à faire la paix malgré ses maîtres.
L’Allemagne y arriva aussi mais seulement quand tout espoir de vaincre
se trouva perdu.

Resté longtemps assez fort pour se défendre contre les canons, le
militarisme germanique finit par devenir impuissant contre les pensées.
Une fois de plus dans l’histoire du monde, les idées triomphèrent des
forces matérielles qui prétendaient les asservir.




CHAPITRE II

Bases philosophiques du pangermanisme.


Les diplomates allemands se sont montrés évidemment habiles en adoptant
le langage de leurs adversaires, insistant avec eux sur des projets de
fraternité universelle, de création de tribunaux internationaux, etc. On
peut juger de la solidité de ce pacifisme par l’exposé des principes
formulés non seulement dans les écrits germaniques antérieurs à la
guerre, mais encore dans ceux de l’heure présente.

Ce serait une illusion dangereuse d’imaginer les pangermanistes comme un
groupe limité, opposé au reste de la nation restée plus ou moins
pacifiste. L’exposé des enseignements philosophiques propagés par les
universités et qui orientèrent l’âme allemande moderne détruisent vite
une telle erreur.

C’est dans les œuvres des philosophes allemands, notamment celles
d’Hegel, que fut élaborée la théorie du droit absolu de la force, d’où
sortit la religion pangermaniste avec ses aspirations d’hégémonie
universelle.

Que le pangermanisme soit une religion douée de la puissance donnée par
une foi mystique, on n’en peut douter. Il faut le répéter, cependant,
pour ne pas se laisser illusionner sur la possibilité d’anéantir le
militarisme, soutien fondamental de cette foi.

Les historiens allemands ne firent qu’appliquer à la politique les
doctrines des philosophes. Les deux plus célèbres, Treitschke et
Lamprecht, enseignaient, au nom du droit de la force, que l’Allemagne
devait conquérir de nombreux pays.

Les vulgarisateurs, tels que Bernhardi, Lasson et beaucoup d’autres
n’ont fait que répandre ces principes. On ne saurait les accuser de
cynisme puisqu’ils parlent au nom de doctrines philosophiques professées
par les maîtres les plus autorisés des universités.

  «Dans ses entreprises, écrit le général Bernhardi, un État doit tenir
  compte seulement du facteur force et mépriser les lois qui ne sont pas
  à son avantage. C’est la force et non le droit qui peut régler les
  différends entre les grands États. Les traités d’arbitrage sont
  particulièrement pernicieux pour une nation puissante. Toute cour
  d’arbitrage empêcherait nos progrès territoriaux.»

Le professeur Lasson est aussi précis.

  «Un État, dit-il, ne saurait admettre au-dessus de lui sans
  disparaître aucun tribunal dont il doive accepter les décisions.
  D’État à État il n’y a pas de lois. Une loi n’étant qu’une force
  supérieure, un État qui en reconnaîtrait avouerait sa faiblesse. La
  guerre de conquête est aussi légitime que la guerre de défense. Le
  faible se place volontiers sous l’inviolabilité des traités qui
  assurent sa misérable existence. Il n’a qu’une garantie, une force
  militaire suffisante.»

Ces théories sont très bien résumées dans cette pensée d’un autre
écrivain populaire, Tannenberg: «Puisque nous avons la force, nous
n’avons pas d’autre raison à chercher.»

Le même Tannenberg ne se bornait pas, d’ailleurs, à proposer la conquête
des nations rivales de l’Allemagne. L’Autriche faisait partie, pour lui,
des pays à conquérir. Après avoir déclaré que «les Allemands n’ont rien
de bon à attendre de la maison d’Autriche», il arrivait à cette
conclusion, longuement développée avec cartes à l’appui, qu’il est
urgent de «transformer l’Autriche entière en provinces prussiennes».

                   *       *       *       *       *

On pourrait supposer que la prolongation du carnage pendant plusieurs
années modifia ces idées. Des écrits germaniques récents montrent au
contraire que la mentalité allemande a bien peu changé.

Sans doute les diplomates allemands ont adopté les formules de notre
idéologie: arbitrage, fraternité des peuples, etc., mais leurs écrivains
ont soin de montrer le cas minime qu’ils font de tels discours. Le
général Freitag Larighaven explique, dans son livre sur les conséquences
de la guerre mondiale, que le désarmement, l’arbitrage, l’amour de la
paix ne sont que de simples articles d’exportation à l’usage des Alliés.
Le pacifisme, pour lui, est une folie et, dès le lendemain de la paix,
l’Allemagne doit se préparer une puissante armée.

Peu d’Allemands ont renoncé à la mission divine de dominer le monde. Le
professeur Harneck écrivait vers la fin de la guerre:

  «Avons-nous une civilisation différente de celle des autres peuples?
  Dieu merci oui. Nos ennemis n’ont qu’une civilisation qui ne va qu’à
  la surface des choses. La nôtre va au fond des choses. Le germanisme
  n’est pas seulement un don du ciel. Il nous impose une grande et
  lourde tâche. C’est à nous qu’il appartient de tracer les lignes
  directrices qui doivent conduire l’humanité à une unité réelle et
  profonde.»

                   *       *       *       *       *

Cette prétention de diriger le monde n’eût été défendable que si les
peuples gouvernés par les Allemands en avaient retiré les avantages que
procurait jadis la civilisation romaine. Mais alors que cette dernière
était très douce pour les nations conquises, respectait leurs
institutions, leurs langues et leurs coutumes, la domination allemande
s’est montrée partout brutale et intolérante. L’Alsace, les duchés
danois et la Pologne, sans parler des populations de l’Afrique, en ont
fait l’expérience. On sait qu’en Pologne la Prusse avait commencé avant
le grand conflit l’expulsion méthodique des propriétaires du sol. C’est
la même mesure que ses écrivains proposaient, pendant la guerre,
d’appliquer à l’Alsace dont les habitants éliminés auraient été
remplacés par des colons allemands.

Nous venons de voir quelles sont les idées réelles de l’Allemagne,
dissimulées derrière un pacifisme de surface. Nous ne devons pas
regretter cependant sa conversion apparente à des principes si
contraires à toutes ses conceptions antérieures, car en paraissant les
accepter elle les a revêtus d’un grand prestige aux yeux du peuple. Ce
dernier est ainsi arrivé, grâce à sa docilité mentale, à s’incorporer
les idées nouvelles énoncées par ses maîtres. Après avoir lentement
germé dans l’âme des foules, ces idées finiront par devenir de puissants
mobiles d’action.

                   *       *       *       *       *

Quelles idées l’Entente opposa-t-elle aux doctrines germaniques? Pendant
toute la lutte les Alliés ont réclamé la destruction du militarisme
allemand. «Notre guerre est dirigée contre le militarisme prussien»,
répétaient les ministres alliés.

La réalisation de cet idéal semble assez difficile. Le militarisme
prussien n’est pas une opinion, mais une croyance. Les Allemands n’y
renonceront pas plus que les musulmans ne pourraient renoncer à
l’islamisme. Je ne connais pas dans l’histoire du monde de croyances
détruites par les armes et moins encore par des raisonnements.

Les Allemands attribuent d’ailleurs au militarisme une grande part de
leur essor économique.

  «Quiconque, écrivait M. Helfferich, ancien vice-chancelier de
  l’empire, a eu l’occasion d’observer les différentes nations et
  d’étudier leur travail économique, n’aura pas manqué de constater
  l’influence énorme que le service militaire exerce chez nous sur le
  travail commun dans les grands établissements: la presque totalité de
  notre main-d’œuvre et de nos intellectuels ayant servi sous les
  drapeaux, notre peuple est accoutumé à l’ordre, à l’exactitude et à la
  discipline.»

Plusieurs de ces affirmations ne sont que partiellement justes. On peut,
en effet, leur objecter que les États-Unis, jadis sans armée ni rien
d’analogue au militarisme, possédaient cependant une industrie au moins
égale à celle de l’Allemagne.

Quoi qu’il en soit, l’opinion allemande sur la valeur du militarisme
sera bien difficilement transformée et longtemps encore il faudra se
protéger contre lui.

                   *       *       *       *       *

Leibniz assurait que l’éducation peut transformer la mentalité d’un
peuple en moins d’un siècle. Cette assertion n’est pas exacte pour les
peuples stabilisés par un long passé. L’âme d’une race représente, en
effet, quelque chose de très stable. L’éducation peut l’orienter dans un
sens déterminé mais ne saurait la transformer.

Appliquée à un peuple comme la Prusse composé de races hétérogènes:
Germains, Slaves, Mogols, etc., et dont, par conséquent, les caractères
ancestraux se trouvaient dissociés par les croisements, l’assertion de
Leibniz est justifiée.

L’âme prussienne a été artificiellement créée par quatre facteurs
fondamentaux: la caserne, l’école, l’action des philosophes et celle des
historiens. Ces divers éléments ayant agi dans le même sens pendant
plusieurs générations, leur action est devenue profonde.

Par contagion mentale, les conceptions prussiennes se sont étendues à
toute l’Allemagne quand, pour constituer son unité, elle s’agrégea à la
Prusse après 1870.

Mais cette unification n’a porté que sur certains éléments accessoires
du caractère. Si l’Allemagne s’est entièrement soumise à la Prusse en
raison des avantages économiques et politiques qu’elle retirait de cette
soumission, on ne doit pas oublier cependant que les races distinctes
dont elle se compose, restent séparées par les sentiments et les
croyances, et professent pour la Prusse arrogante et dominatrice une
profonde antipathie.

Malgré cette antipathie et leurs dissemblances ethniques les États
germains confédérés étaient solidement attachés à la Prusse, parce
qu’ils y trouvaient un grand intérêt. Cet intérêt disparaissant, l’union
se relâchera forcément. Nous avons pu le constater par les nombreux
symptômes de désagrégation qui se sont manifestés à la fin de la guerre.

Il eût été sage de les utiliser et de provoquer la dissociation du bloc
allemand. Les alliés y seraient arrivés en profitant de leurs victoires
pour refuser de traiter avec l’empire allemand, mais seulement avec les
divers royaumes: Bavière, Wurtemberg, etc., qui le composent. Il eût été
également d’une adroite politique d’accorder à chacun d’eux des
traitements différents et meilleurs que celui accordé à la Prusse. Elle
se fût trouvée ainsi bientôt isolée. Nous n’avons fait malheureusement
que consolider l’union de ces peuples avec la Prusse, union que notre
intérêt visible était de dissocier pour longtemps.

                   *       *       *       *       *

Étant donné les conceptions philosophiques de l’Allemagne, résumées dans
ce chapitre, on voit combien eût été impossible la paix de conciliation
rêvée par nos socialistes. Elle n’eût constitué qu’une paix d’un jour.
Comme l’a dit très justement l’Empereur d’Allemagne lui-même, il
s’agissait d’un duel sans merci entre deux conceptions du monde dont
l’une devait disparaître.

Lord Milner, dans un discours prononcé à Plymouth, s’était exprimé d’une
façon analogue.

  «La question est de savoir si le militarisme prussien ne nous
  annihilera pas et ne balayera pas tout ce que les nations éprises de
  liberté se sont, pendant des siècles, efforcées d’acquérir et
  s’efforcent d’acquérir encore.»

Tous les dirigeants des nations ont posé le problème dans les mêmes
termes.

  «Le passé et le présent, disait le président Wilson, sont engagés dans
  un corps à corps mortel. A cette lutte, il ne peut y avoir qu’une
  issue, et le règlement doit être définitif, il ne peut comporter aucun
  compromis. Aucune solution indécise ne serait supportable ni
  concevable.»

La guerre devait donc continuer jusqu’au jour où l’Allemagne vaincue se
résignerait à l’acceptation des conditions exigées d’elle.

Dans les propositions de paix qui précédèrent l’armistice, les
diplomates allemands revinrent sur l’idée d’une société des nations. Ils
avaient même déjà proposé de se mettre à sa tête. Elle fût devenue ainsi
pour eux une forme nouvelle de leur prétention à l’hégémonie.

Ces déclarations étaient visiblement dépourvues de sincérité. La lecture
des publications allemandes, sans même parler de celles des militaristes
purs, montre comme je l’ai dit plus haut, que l’idée de société des
nations et de tribunaux internationaux d’arbitrage est absolument
contraire aux principes enseignés par l’unanimité des professeurs
germaniques. Tous considèrent comme hérésie ridicule qu’un État puisse
se soumettre à une juridiction étrangère.

                   *       *       *       *       *

Nous ignorons quand et comment se modifiera la mentalité allemande.
Parmi les facteurs pouvant contribuer à sa transformation figurera sans
doute la haine que leurs procédés barbares ont inspirée à tout l’univers
et dont ils ont maintenant conscience. Nous en pouvons juger par
quelques-unes de leurs publications. Dans la revue _Friedenswarte_
d’août 1918 le professeur H. Fernau écrivait:

  «Ce qui m’attriste plus que jamais, c’est la certitude que le peuple
  allemand est le plus détesté de l’univers. Cette haine n’est pas
  passagère et elle n’a pas de précédent dans l’histoire des peuples. Au
  point de vue politique et commercial, et, au point de vue moral, notre
  prestige sera ruiné pour des années. Qui nous rendra notre flotte
  commerciale, notre clientèle d’outre-mer, notre renommée
  intellectuelle, tous les milliers d’avantages qui nous permettaient
  d’entrer en concurrence avec les autres peuples, de gagner de
  l’argent, de vivre en un mot? Qui paiera les dettes causées par la
  guerre? Les listes civiles, les biens de la couronne et des hobereaux
  ne seraient qu’une goutte d’eau dans un océan de dettes.»

Jamais dans la suite des âges les conquérants ne reçurent une leçon
aussi rude que celle infligée par la défaite aux Allemands. Une telle
leçon mérite d’être méditée par les peuples qui rêveraient encore
d’impérialisme et d’hégémonie.




CHAPITRE III

Buts de guerre atteints par divers peuples et buts qu’ils poursuivaient.


Lorsque les érudits de l’avenir compulseront les documents relatifs au
conflit qui ravagea le monde, ils seront surpris de l’amoncellement des
discours concernant les buts de guerre, ainsi que de leur imprécision et
de leur instabilité.

Les buts formulés devaient naturellement varier suivant les diverses
phases de la lutte. Mais on a pu constater au cours d’une même période
et sur un même sujet, des incertitudes et des flottements considérables.

Quand les Alliés, au début du conflit, déclaraient vouloir anéantir le
militarisme allemand, ils énonçaient un but à la fois imprécis et
chimérique, aucune victoire ne pouvant détruire, en effet, une croyance
partagée par soixante-dix millions d’hommes, et considérée par eux comme
la source même, non seulement de leur puissance, mais encore de leur
prospérité économique.

Les Allemands se montraient aussi imprécis et, de plus, peu sincères
quand ils prétendaient ne poursuivre dans cette lutte que la défense de
leur indépendance et s’assurer les garanties de cette indépendance. Ils
ont successivement déclaré être partis en guerre contre la barbarie
moscovite, puis contre la domination maritime de l’Angleterre, puis
contre l’encerclement économique de l’Allemagne. Toutes ces assertions
étaient si peu admissibles que neutres et alliés purent accuser
justement l’Allemagne de n’avoir jamais fait connaître ses buts de
guerre.

Mais les événements continuaient à marcher. Les idées évoluèrent, les
réalités s’appesantirent sur l’âme des peuples, et tous les
gouvernements, peu à peu, arrivèrent à mieux préciser les buts qu’ils
poursuivaient.

                   *       *       *       *       *

Examinons d’abord ceux de l’Allemagne.

Au début, ses prétentions étaient grandes. En Europe, il lui fallait la
Belgique, les bassins miniers de la France, plusieurs de nos provinces
et toutes nos colonies. En Orient, elle aspirait à conquérir l’Égypte,
le golfe Persique, la Perse et rêvait même la domination de l’Inde. Une
centaine de milliards au moins devaient être exigés des ennemis.

Les plans de conquête à l’occident, aux premiers jours de la guerre,
ayant échoué devant notre résistance, ces ambitions se restreignirent et
varièrent avec les diverses phases de la lutte.

Elles varièrent également, d’ailleurs, suivant les aspirations des
divers partis politiques dont l’influence prédominait.

Tous ces partis poursuivaient un but identique: l’hégémonie allemande,
mais chacun le poursuivait d’une façon différente. Les pangermanistes,
parmi lesquels figure la caste militaire et féodale, prétendaient
l’obtenir au moyen d’indemnités et d’annexions. Les industriels et la
bourgeoisie moyenne rêvaient surtout d’une paix économique leur assurant
la domination des marchés du monde.

Les pangermanistes furent les plus influents parce qu’ils avaient pour
eux les grands industriels vivant de la guerre, les professeurs des
universités, et surtout des chefs féodaux assez peu soucieux de la
situation économique.

Voici quelques extraits publiés, par M. Sauerwein montrant bien les
idées que professaient les Allemands à l’égard de divers peuples.

  Le général Brossart von Schellendorf, ancien ministre de la guerre en
  Prusse, écrivait quelques années avant le conflit:

  «Entre la France et l’Allemagne il ne peut s’agir que d’un duel à
  mort. La question ne se résoudra que par la ruine de l’un de ces deux
  antagonistes. Nous annexerons le Danemark, la Hollande, la Belgique,
  la Suisse, la Livonie, Trieste et Venise et le nord de la France, de
  la Somme à la Loire.»

  Le géographe Otto Tannerberg écrivait en 1911:

  «La Hollande, la Belgique et la Suisse vivent grassement aux dépens de
  l’Allemagne. Une fois le grand compte réglé avec la France et
  l’Angleterre, ces trois petits pays doivent être incorporés à
  l’Allemagne aux conditions édictées par celle-ci.»

  M. Ballin, directeur général de la Hamburg-Amerika, déclarait en 1915:

  «Nous devons avoir dans l’avenir une base pour notre flotte qui
  commande la mer du Nord.»

  M. Bassermann, leader du parti national libéral, disait en 1916:

  «Une Hollande enfermée entre des territoires allemands et une Belgique
  se trouvant sous l’influence allemande doivent venir et viendront tout
  naturellement à l’Allemagne.»

  Le fameux pangermaniste Treitschke, déclarait:

  «C’est un devoir de la politique allemande de reconquérir les bouches
  du roi des fleuves, le Rhin.»

  Quant au général Von Bernhardi, son émule, dans son livre _l’Allemagne
  et la prochaine guerre_, il faisait remarquer en 1913:

  «Les Hollandais ne vivent plus que pour le profit et la jouissance,
  sans but et sans combat, et avec cela l’Allemagne se voit privée de
  ses sources naturelles de richesse, et de l’embouchure du Rhin. Notre
  influence politique ne peut augmenter que quand nous aurons démontré
  ouvertement à nos petits voisins qu’une réunion à l’Allemagne est leur
  intérêt.»

L’Autriche, qui avait peu d’annexions à espérer et souffrait beaucoup
plus de la guerre que l’Allemagne, souhaitait une paix de conciliation,
mais elle se trouva obligée de poursuivre la même politique que son
arrogante alliée.

Sans la trahison de la Russie, l’Allemagne n’aurait certainement pu
continuer longtemps la lutte. Cette trahison lui ouvrit des perspectives
inespérées. Ainsi s’explique son empressement à traiter avec la bande de
révolutionnaires russes qui s’étaient emparés du pouvoir et à admettre
sans difficulté leur formule de paix: ni annexion ni indemnité.
Possédant d’ailleurs à peu près la Pologne, la Lithuanie, la Courlande,
l’Esthonie et la Livonie, réduites à l’état de protectorat,--sans parler
du vasselage économique de la Russie,--les Allemands ne pouvaient
souhaiter davantage. Le vaste empire Russe fût devenu pour eux un
grenier d’abondance.

                   *       *       *       *       *

Les buts de guerre énoncés par les États-Unis se présentèrent
généralement sous une forme un peu idéaliste. Voici comment son
président les formulait:

  «Le but de cette guerre est d’affranchir les peuples libres de la
  menace d’un militarisme formidable mis au service d’un gouvernement
  irresponsable qui, après avoir secrètement projeté de dominer le
  monde, n’a pas reculé, pour réaliser son plan, devant le respect dû
  aux traités non plus que devant les principes depuis si longtemps
  vénérés par les nations civilisées du droit international et de
  l’honneur.»

                   *       *       *       *       *

La France est peut-être le pays qui a le mieux précisé ses buts de
guerre. Elle finit par laisser de côté les dissertations métaphysiques
sur le droit, la justice et la nécessité de détruire le militarisme
allemand. Dans un discours prononcé au Parlement, le 27 décembre 1917,
notre ministre des Affaires étrangères résuma ainsi nos buts de guerre:
restitution des territoires envahis, réintégration de l’Alsace-Lorraine
et réparation des dommages causés.

La question de l’Alsace-Lorraine était considérée par ce ministre non
seulement comme un problème territorial français, mais aussi comme un
problème moral, une alternative du droit ou de la force. «Selon qu’il
serait résolu dans le sens français ou dans le sens allemand, il y
aurait ou il n’y aurait pas une Europe nouvelle constituée conformément
aux principes et aux forces qui créent et qui mènent les nations
contemporaines.»

En réalité, l’Alsace-Lorraine était devenue le drapeau d’une doctrine.
C’est ce que certains écrivains des pays alliés n’ont pas très nettement
compris.

Assurément, il importait peu à un habitant de Chicago que l’Alsace
appartînt ou non à la France, mais il importait fort au même habitant de
Chicago que l’Allemagne n’exerçât pas une hégémonie qui eût paralysé le
commerce américain.

L’Alsace constituait donc bien le drapeau de la liberté mondiale. Restée
dans les mains de l’Allemagne, l’absolutisme et le militarisme
triomphaient dans le monde. C’eût été la défaite définitive des peuples
en lutte contre la domination de la Prusse.

Sur la question d’Alsace, les Alliés étaient, pour cette raison, décidés
à ne jamais céder. Or, comme les Allemands s’y montraient aussi résolus,
la guerre devait durer jusqu’à l’épuisement de l’un des combattants.
Quand des principes se trouvent en conflit, la lutte est forcément très
longue. Telles les guerres de religion en France et la guerre de Trente
ans en Allemagne. Telle encore la guerre de Sécession en Amérique,
prolongée jusqu’à la ruine totale de l’un des deux adversaires.

                   *       *       *       *       *

Il était intéressant de connaître l’opinion sur les buts de guerre des
grands partis ouvriers de France et d’Angleterre.

Le programme rédigé par le comité des Trade-Union et du Labour Party en
Angleterre, portait que le gouvernement allemand devrait réparer tous
les dommages causés à la Belgique, à laquelle sa complète souveraineté
serait restituée. La question de l’Alsace-Lorraine serait résolue par un
plébiscite.

Au congrès de Clermont-Ferrand les représentants français de la
Confédération générale du travail furent muets sur la question de
l’Alsace-Lorraine.

                   *       *       *       *       *

Dans ce qui précède, nous avons examiné seulement les buts de guerre
poursuivis par les divers peuples aux prises, sans nous préoccuper de
ceux qui furent atteints. Pour certains pays, l’Amérique par exemple,
ces derniers se montrent fort différents de ceux qui les avaient engagés
dans la lutte.

Quand les États-Unis se décidèrent à la guerre, après le torpillage
répété de leurs bateaux, ils avaient, comme je le rappelais plus haut,
une armée si faible que le Mexique pouvait impunément devenir arrogant
et le Japon leur tenir tête. L’Amérique possède aujourd’hui une armée
importante et son président acquit, momentanément, par le simple
déroulement des événements, et sans l’avoir rêvée, une place que
l’empereur d’Allemagne rêva sans pouvoir l’obtenir.

L’Allemagne, de son côté, réalisera peut-être, grâce à l’attitude de la
Russie, des buts que jadis elle osait à peine espérer. Le vasselage de
la Russie qu’entraînera la trahison socialiste sera très profitable aux
Allemands; mais pendant longtemps l’essor économique de ces derniers
restera entravé par la haine et la méfiance de tous les peuples à leur
égard. En outre, alors que la Germanie n’avait comme rivale que
l’Angleterre, elle en a vu naître deux nouvelles: l’Amérique et le
Japon. Pour l’heure prochaine c’est l’hégémonie britannique qui va
dominer l’Europe. La guerre n’aura fait, en réalité, que remplacer
l’hégémonie allemande par l’hégémonie anglaise.

                   *       *       *       *       *

La France devait atteindre, elle aussi, des buts qu’elle ne cherchait
pas. Sans parler de la possession de l’Alsace, sa résistance
inébranlable et prolongée devant un envahisseur formidablement armé, a
grandi dans le monde un prestige que ses luttes politiques et
religieuses commençaient à ternir.

Cette élévation de sa réputation morale n’est pas le seul résultat
retiré par la France de la terrible conflagration. Les nécessités de la
guerre l’amenèrent à renouveler des méthodes scientifiques et
industrielles très vieillies. La nécessité fit surgir en quelques mois
des transformations qu’aucun enseignement n’avait su obtenir en temps de
paix. L’aviation, la fabrication de produits chimiques, d’explosifs, de
matières colorantes, etc., ont réalisé des progrès insoupçonnables avant
la guerre. La nécessité s’est installée dans les laboratoires où
sommeillait une routine sourde jadis à toutes les objurgations.

S’il nous était donné de ressusciter les morts et de relever nos ruines,
on serait amené à se demander si la guerre ne nous fut pas utile.
L’homme peut généralement plus qu’il ne le croit, mais il ne sait pas
toujours ce qu’il peut. La lutte européenne aura été un de ces grands
cataclysmes capables de révéler aux êtres leur vraie valeur.




CHAPITRE IV

Comment se dissipèrent les illusions germaniques sur les avantages des
conquêtes militaires.


J’ai eu occasion, dans un autre ouvrage, de montrer que les procédés de
conquête et de colonisation se ramenaient à trois formes principales.

La première, pratiquée par tous les peuples antiques, consistait à
envahir un pays avec une armée, piller ses trésors et s’emparer des plus
vigoureux de ses habitants pour les faire travailler comme esclaves.

On finit cependant par découvrir que ce procédé coûtait cher et
rapportait peu. A l’époque de l’Empire, les Romains se bornaient à
commercer avec les populations conquises et, en échange d’assez faibles
redevances, ils les protégeaient contre les agressions de leurs voisins.

Cette seconde méthode, encore pratiquée de nos jours, est souvent
fructueuse; mais elle entraîne de nombreuses complications, puisqu’il
faut d’abord être prêt à soustraire le pays protégé aux agressions
possibles de rivaux jaloux, puis l’administrer avec intelligence.

La ruineuse administration de nos colonies prouve aisément que cette
dernière opération n’est pas facile.

La troisième méthode de conquête, ébauchée jadis par les Phéniciens, et
très développée de nos jours par les Allemands avant la guerre, consiste
à laisser aux possesseurs du pays envahi industriellement et
commercialement, les dépenses de protection militaire et
d’administration. Les envahisseurs récoltent ainsi les bénéfices alors
que les anciens occupants gardent pour eux tous les frais de
gouvernement. Ces mêmes envahisseurs possèdent d’ailleurs bientôt, dans
chacun des pays fructueusement exploités par eux, l’influence politique
que donne toujours la richesse.

Il a fallu les révélations de la guerre pour montrer le degré de
l’invasion économique réalisée par l’Allemagne et l’immensité des
bénéfices retirés par elle de cette méthode d’exploitation.

Les écrivains ne voyant dans l’histoire que des phénomènes rationnels et
négligeant l’action des forces mystiques qui la mènent, se demandent
encore comment les Allemands ont pu renoncer à des méthodes qui les
conduisaient à l’hégémonie économique du monde, pour se lancer dans une
guerre ruineuse. L’absurdité de cette entreprise,--toujours en se
plaçant au point de vue rationnel--apparaît plus grande encore quand on
sait que le principal commerce de l’Allemagne se faisait avec la France
et l’Angleterre.

L’explication d’une telle conduite ne s’éclaire qu’en se souvenant de
l’influence prodigieuse exercée en Allemagne par la mystique propagande
d’hégémonie. On doit se souvenir aussi que ce pays se trouvait dirigé
par des principes appartenant chacun à des phases d’évolution fort
différentes. Il représentait, en effet, un peuple industriel gouverné
par une caste militaire étrangère aux nécessités économiques de l’âge
moderne.

Encore imbue des conceptions d’un baron féodal du XIIe siècle, cette
caste restait persuadée que la conquête militaire des pays étrangers est
aujourd’hui une aussi lucrative opération qu’elle pouvait l’être il y a
plusieurs siècles.

L’erreur était évidente pour tous les économistes que n’illusionnaient
ni l’ambition des conquêtes, ni les idées mystiques d’hégémonie. Ils
savaient fort bien qu’alors même que les armées allemandes seraient
arrivées à s’emparer de toutes les capitales du monde, le produit du
commerce avec des peuples asservis, dont il aurait fallu sans cesse
réprimer les révoltes, eût été bien moins profitable qu’avant la guerre.

Quelques écrivains allemands, dont les premières années de guerre
avaient calmé les mystiques fureurs, finirent eux-mêmes par reconnaître
la justesse de ces vérités. Ils se demandèrent avec inquiétude si
l’administration ou le protectorat des provinces conquises en Belgique
et en Russie ne constituerait pas, en dehors de révoltes inévitables,
une opération extrêmement onéreuse et de toute façon moins productive
que la simple invasion économique, si avancée avant la guerre.

Ces idées se répandaient de plus en plus en Allemagne. Alors qu’elle
était encore victorieuse un député au Reichstag se demandait dans un
article du _Berliner Tageblatt_ si vraiment l’intérêt de l’Allemagne
était de s’annexer définitivement la Belgique, puisqu’au point de vue
économique elle l’avait complètement conquise avant la guerre. «Anvers
était déjà port allemand.» Il concluait en disant que l’annexion de la
Belgique serait plutôt une charge qu’un profit.

Tous les Allemands éclairés sont bien convaincus aujourd’hui que la
guerre aurait constitué pour eux, même s’ils avaient été vainqueurs, une
très ruineuse opération.

Avant la guerre, sur les dix milliards de marchandises qu’elle
exportait, l’Allemagne en écoulait 58 p. 100 dans les pays de l’Entente,
et 67 p. 100 de ses importations venaient des mêmes pays. Chez ses
alliés et dans ses colonies elle n’exportait pas 13 p. 100 de ses
produits. Aucun d’eux n’aurait donc pu remplacer les nations contre
lesquelles elle entreprit une guerre dont le côté désastreux lui apparut
bientôt.

                   *       *       *       *       *

C’est seulement quand ces idées seront assez fixées dans les âmes pour
devenir des mobiles d’action que le monde pourra compter sur une paix
durable. Il ne faut la demander ni à la destruction du militarisme qui
n’est détruisible que par lui-même, ni à une société des nations, bien
impuissante encore, ni à des alliances trop souvent incertaines, comme
l’exemple de la Russie l’a montré, ni enfin à des luttes militaires
nouvelles, toujours ruineuses quand des millions d’hommes de valeur
égale sont en présence.

Ce que ni les armes, ni la diplomatie, ni les théories n’ont pu créer,
sera engendré, peut-être, par ces nécessités impérieuses qui de tout
temps ont dominé les volontés des hommes. Un peuple ne change pas
facilement les concepts qui dirigent sa conduite, mais il n’est plus
très sûr de leur valeur quand elles ont accumulé trop de désastres sur
lui. L’Allemagne fut progressivement amenée à cette phase critique où,
après avoir de plus en plus douté des croyances qui orientaient sa vie,
un peuple se voit obligé de les transformer.




CHAPITRE V

Les conceptions diverses du droit et le problème d’un Gouvernement
international.


Les nombreuses dissertations des hommes d’État et des journalistes,
depuis les débuts de la guerre, ont fini par faire du droit une sorte
d’entité mystique possédant une existence indépendante de celle des
sociétés.

Cette vision ne côtoie pas la réalité. Le droit n’est qu’une abstraction
dépourvue de fixité. Créé par les nécessités sociales de chaque époque
il varie avec elles. Le droit d’aujourd’hui n’est pas le droit d’hier et
ne saurait être celui de demain.

Il est peu aisé de donner une définition précise du droit. Des livres
récents l’ont vainement tenté. Leur insuccès tient à ce qu’une seule
formule ne saurait contenir des choses mobiles et dissemblables.

D’une façon générale, on peut dire que la meilleure définition du droit
est encore celle du vieux Digeste de Justinien: «Ce qui dans chaque pays
est utile à tous ou au plus grand nombre.»

Cette définition ne peut s’appliquer évidemment qu’à une société
déterminée pour un temps donné et nullement aux relations entre peuples
différents n’ayant pas d’intérêts communs.

Et c’est pourquoi Pascal, qui n’ignorait sans doute pas Justinien,
affirmait que le droit a ses époques, qu’il dépend de la latitude, et
que ce qui est vrai en deçà des Pyrénées devient erreur au delà.

Pour arriver à projeter un peu de lumière sur ce difficile sujet, il
faut, comme je l’ai déjà fait ailleurs, établir trois divisions
fondamentales dans l’étude du droit:

1º _Le droit biologique ou droit naturel._ Il régit les rapports des
animaux entre eux et de l’homme avec les animaux;

2º _Le droit à l’intérieur des sociétés._ Sous les noms de code civil,
code criminel, etc., il fixe les devoirs des hommes d’une même société;

3º _Le droit à l’extérieur des sociétés ou droit international._ Il est
supposé régir les rapports des peuples entre eux, mais ne les régit pas,
le manque de sanctions l’ayant toujours empêché d’être respecté. C’est
précisément parce qu’une fois encore il cessa de l’être que tant de
peuples furent récemment en guerre.

                   *       *       *       *       *

Les philosophes allemands et les pangermanistes qui les suivent
prétendaient substituer au droit international le droit biologique,
c’est-à-dire le droit réglant les rapports de l’homme avec les espèces
animales.

Antérieur à toutes les civilisations, ce droit biologique est uniquement
basé sur la force. La nature n’en connaît pas d’autre.

C’est par l’application du droit biologique que le loup mange l’agneau,
que la cuisinière écorche vif ses lapins ou saigne d’un cœur tranquille
les diverses variétés de gallinacés soumises à sa loi.

C’est en invoquant le même droit biologique que les Germains
prétendaient justifier leurs ravages.

«Les Allemands seuls sont des hommes», suivant quelques-uns de leurs
philosophes. L’empereur Guillaume acceptait cette doctrine quand il
assurait que l’humanité ne commençait qu’aux Vosges.

Par suite de leur supériorité supposée, les Allemands s’attribuaient sur
les autres hommes des droits identiques à ceux du loup sur l’agneau ou
du chasseur sur le gibier.

Il importe d’avoir présente à l’esprit cette conception germanique pour
comprendre la dernière guerre avec son développement de sauvage
férocité.

                   *       *       *       *       *

Nous restons aujourd’hui en présence d’un peuple qui, avec sa
supériorité ethnique supposée, confirmée suivant lui par une mission
divine, n’admettra jamais pouvoir être lié par des traités. Ses
professeurs n’hésitent pas, en effet, à déclarer dans leurs livres que,
«quand une grande puissance a intérêt à violer des engagements écrits,
elle en a le droit».

Cette conception s’est reflétée dans tous les discours des hommes d’État
allemands: «Nécessité n’a pas de loi», «les traités sont des chiffons de
papier». On peut torpiller les vaisseaux neutres, à la simple condition
de «ne pas laisser de traces», c’est-à-dire en ayant soin de noyer la
totalité de leurs équipages, etc.

Il serait aussi inutile de protester contre une mentalité semblable que
de s’indigner contre celle de loup ou du chacal. Il importe seulement de
la bien connaître pour apprendre à s’en préserver.

L’usage méthodique des représailles a constitué jusqu’ici l’unique moyen
de protection efficace. L’antique loi du talion, des époques barbares,
dut forcément revivre avec la renaissance de la barbarie.

Dans les premiers temps de la guerre, les bourgeois de Mannheim,
Cologne, Francfort, Stuttgart, et autres lieux, trouvaient fort
délectable la vision de l’Allemagne s’enrichissant par le pillage des
pays envahis et ils applaudissaient joyeusement aux massacres
d’inoffensives populations par leurs zeppelins.

Mais, lorsqu’à la suite des progrès de notre aviation, les mêmes
bourgeois de Cologne, Stuttgart et divers lieux entendirent siffler nos
bombes et virent leurs maisons incendiées, leurs femmes et leurs enfants
déchiquetés en fragments, ils saisirent immédiatement l’utilité d’un
droit international empêchant sans doute les peuples forts de massacrer
les peuples faibles, mais donnant aussi la certitude de n’être pas à son
tour victime de tels massacres. De nombreuses pétitions furent signées
en Allemagne pour tâcher d’obtenir la cessation des luttes aériennes.

Grâce à nos représailles l’utilité d’un droit des gens fut
expérimentalement démontrée aux Germains.

D’autres exemples, bien tangibles, s’accumulèrent pour leur prouver que
la force brutale n’est pas l’unique reine du monde et que les violations
trop choquantes des antiques lois de l’humanité et de l’honneur peuvent
devenir génératrices de puissances capables de châtier cruellement ceux
qui ne les respectent pas.

Si, en effet, l’Allemagne n’avait pas violé ses engagements de respecter
l’intégrité de la Belgique, l’Angleterre ne se serait pas dressée contre
elle. Sans des torpillages tels que celui du _Lusitania_ qui indignèrent
l’univers, la pacifique Amérique ne fut jamais entrée en guerre.

Ainsi donc, la justice et l’honneur, qui semblaient aux philosophes
d’outre-Rhin de méprisables illusions, se révélèrent au contraire assez
fortes pour mettre à nos côtés des armées suffisamment nombreuses pour
changer le sort des combats.

Nous arrivons ainsi à ce résultat, dont la connaissance contribuera
forcément à la création d’une moralité internationale, base nécessaire
du futur droit international que les Allemands auraient eu intérêt, non
seulement pendant la guerre, mais aussi pour l’époque où renaîtront des
relations commerciales, à respecter les lois morales créées par la
civilisation. Qu’a gagné l’Allemagne à tous ses actes de mauvaise foi et
de barbarie? Coaliser l’univers contre elle et inspirer à tous les
peuples une si grande méfiance de sa parole qu’un traité de paix avec
elle a été une fort laborieuse opération.

                   *       *       *       *       *

L’édification d’une Société des Nations, rêvée par tant de personnes
aujourd’hui, et à laquelle nous consacrerons un chapitre, impliquera
d’abord l’établissement d’un droit international défendu par des
sanctions.

Mais dans l’état actuel du monde, les sanctions possibles du droit
international ne peuvent s’imposer qu’avec l’assistance d’une puissante
armée. Dans le but de démilitariser l’Allemagne, il faudrait donc
militariser une partie de l’univers. Ce serait précisément le contraire
du but poursuivi.

En raison de la mentalité allemande, une Ligue des Nations restera donc
forcément à ses débuts une Ligue défensive solidement armée.

Mais les nécessités dont j’aurai plus d’une fois occasion de parler et
qui rendront de nouvelles guerres difficiles, finiront peut-être par
ôter à cette Ligue son caractère d’armée permanente.

Sous l’influence des mêmes nécessités pourra s’établir un droit
international nouveau, respecté simplement parce que chaque peuple,
hanté par la crainte de représailles ruineuses, aura intérêt à le faire
respecter. Alors seulement la fraternité pourra se manifester un peu
dans le monde. Des murs où s’inscrivait vainement ce vocable sans
prestige, il descendra dans les âmes, dès que les faits ayant démontré
sa nécessité, l’opinion sera pour lui.

Elle est devenue très puissante aujourd’hui, l’opinion, et déjà nous
pouvons entrevoir l’heure où la force du droit résidera beaucoup plus
dans la protection que lui donnera l’assentiment public que dans celle
des canons.

Cette heure n’a pas sonné encore mais les linéaments du futur droit
international apparaissent déjà. Fils de besoins nouveaux, et non de ces
conceptions théoriques dont l’impuissance du tribunal de La Haye a si
bien montré la fragilité, il ne pourra vivre qu’après avoir été imposé
par la nécessité et stabilisé par l’opinion.

Ce droit nouveau impliquera la création d’une sorte de gouvernement
international, c’est-à-dire d’un gouvernement auquel les peuples
associés abandonneront une fraction de leur pouvoir souverain.

Cette conception est visiblement contraire aux principes politiques
universellement admis aujourd’hui sur le droit absolu des États. Comment
pourraient-ils tolérer au-dessus d’eux une autorité investie de pouvoirs
propres, capables de limiter leur liberté?

Un tel pouvoir permanent indépendant constituerait, suivant la remarque
du Professeur Liszt, «une atteinte à la souveraineté des États et un
déplacement des bases fondamentales du droit des gens».

Sans doute on pourrait faire observer que les gouvernements sont déjà
liés par certains engagements internationaux. Ils ne peuvent, par
exemple, frapper qu’une quantité déterminée de monnaie d’argent. Des
règlements conditionnent leurs relations postales et télégraphiques
internationales, etc. Mais de tels engagements étaient de simples
traités transitoires n’affectant guère que des intérêts commerciaux et
dépourvus de sanctions.

Il existe cependant un exemple peu connu, mais bien net, prouvant que
des États peuvent déléguer une partie de leurs pouvoirs à un tribunal
collectif dont ils sont obligés ensuite d’accepter les arrêts. Je veux
parler du tribunal créé avant la guerre par les délégués d’une dizaine
de gouvernements pour appliquer la convention des sucres, dite de
Bruxelles.

Ce tribunal, qui fonctionna dix ans, possédait un pouvoir souverain
allant jusqu’à contraindre une des puissances contractantes à renoncer à
l’application de lois nouvelles votées par son Parlement. C’est ainsi,
par exemple, que le tribunal ayant jugé dans sa séance du 16 juin 1903
une loi autrichienne du 31 janvier précédent, sur le contingentement du
sucre, contraire à ses prescriptions, le gouvernement impérial se vit
obligé dès le 1er août de l’annuler.

Cette délégation internationale constituait donc bien, comme l’a écrit
un de ses membres, M. A. Delatour, «un véritable tribunal d’arbitrage
dans sa forme la plus puissante et la plus efficace». Il fut d’ailleurs
le premier exemple de juridiction internationale jouissant de pouvoirs
souverains.

Grâce à ses arrêts sans appel auxquels tous les gouvernements devaient
se soumettre, il réussit à égaliser les conditions de la concurrence,
limiter les surtaxes douanières, empêcher que les cartels continuassent
à troubler au moyen du Dumping la concurrence internationale, etc.

Il suffirait d’étendre les pouvoirs d’un tribunal analogue pour avoir
les éléments d’un gouvernement collectif, créateur d’un droit
international réglant toutes les questions économiques militaires et
financières d’intérêt général.

Ce futur gouvernement international s’ébaucha d’ailleurs spontanément
sous nos yeux, pendant la guerre, par le simple jeu de la fusion,
constamment grandissante, des intérêts économiques communs aux alliés.

A mesure que la guerre se prolongea, les ressources militaires,
agricoles et financières des peuples associés tendirent de plus en plus
à être mises en commun. Leurs intérêts étaient tellement enchevêtrés et
solidaires que la ruine financière de l’un d’eux eût entraîné celle des
autres. Ils ne se sont malheureusement pas décidés à continuer pendant
la paix leur association.

La fusion des intérêts économiques de plusieurs grands pays, eût
engendré forcément une sorte de super-gouvernement international chargé
de gérer certains intérêts collectifs des alliés et de résoudre
souverainement les difficultés que la combinaison de ces intérêts aurait
fait naître.

Ce futur gouvernement international naîtra probablement plus tard. Il
n’aura sans doute aucune analogie avec une Société des Nations analogue
à celle dont l’histoire du tribunal de La Haye a suffisamment démontré
la complète inefficacité. Il ne ressemblera pas davantage à ce qu’on a
nommé les États-Unis d’Europe. Sa forme finale ne saurait être
pressentie encore, car elle naîtra, je le répète, de nécessités qui
mènent de plus en plus le monde et dont la puissance est fort supérieure
à nos volontés.




LIVRE III

RÔLE DES FACTEURS PSYCHOLOGIQUES DANS LES BATAILLES




CHAPITRE I

Éléments psychologiques des batailles.


L’histoire des peuples est sillonnée d’événements tenus souvent pour
miraculeux parce que leur explication demeure au-dessus des ressources
de notre intelligence. Bien des volumes furent écrits sur Jeanne d’Arc
et cependant son plus récent historien, M. Hanotaux, est obligé de
reconnaître que l’aventure de l’illustre héroïne reste pleine de
mystère.

Les nations modernes ont assisté à un des événements les plus
surprenants de tous les âges. Pendant les premiers mois de l’année 1918,
les Allemands, après une série de victoires, étaient arrivés si près de
Paris que le gouvernement envoyait en province ses services et songeait
à faire évacuer entièrement la capitale.

Quelques mois plus tard, la situation se trouvait complètement
transformée. Repoussés de ville en ville et reculant toujours, les
Allemands en étaient réduits à solliciter la paix.

Des événements d’une telle importance sont toujours dus à des causes
multiples. Parmi ces causes concomitantes certaines dominent les autres
et servent a les orienter. Au premier rang de ces dernières apparaissent
les facteurs psychologiques.

                   *       *       *       *       *

J’ai déjà rappelé que la psychologie ne figure pas dans l’enseignement
des sciences dites politiques. Elle est un peu considérée comme une de
ces connaissances encore vagues que chacun s’imagine posséder sans
étude[3].

  [3] Je serais injuste, cependant, en oubliant que les principes de
    psychologie pratique auxquels j’ai déjà consacré plusieurs livres
    ont été enseignés à l’_École de guerre_, depuis bien des années, par
    d’éminents professeurs, les généraux Bonnal et de Maud’huy,
    notamment. Un des plus brillants chefs actuels, le général Mangin,
    veut bien se dire mon élève.

La guerre actuelle aura définitivement montré sa capitale importance.

Le champ de la psychologie pratique a été trop peu exploré jusqu’ici
pour qu’on y ait vu surgir d’aussi importantes découvertes qu’en chimie
et en physique. Certaines, cependant, eurent une influence pratique
considérable. Celle que réalisa le Français Dupleix et qui permit aux
Anglais la conquête d’un grand empire en est un remarquable exemple. Ils
la jugèrent assez importante pour élever une statue à son auteur.

Des historiens anglais éminents comme Macaulay, des philosophes non
moins éminents tels que Stuart Mill, sont unanimes à reconnaître que
c’est bien à la découverte psychologique de Dupleix que la
Grande-Bretagne dut son importante conquête.

Cette découverte semble assez simple aujourd’hui. Elle était géniale à
une époque où le phénomène de la contagion mentale restait ignoré et où
la valeur d’une armée résidait uniquement, croyait-on, dans le nombre
des soldats et les combinaisons stratégiques des généraux.

Dupleix ne possédait, en dehors de quelques centaines d’Européens, que
des troupes indigènes médiocres. Or, il avait à combattre dans l’Inde
des armées à effectifs vingt fois supérieurs. Comment remplacer le
facteur nombre qui lui manquait?

Il y réussit en découvrant que des troupes médiocres amalgamées avec des
soldats européens exercés acquéraient, par contagion, toutes les
qualités de ces derniers et devenaient aptes, par conséquent, à battre
des contingents beaucoup plus nombreux, mais ne possédant pas les mêmes
qualités.

Quand Dupleix fut obligé de quitter l’Inde les Anglais utilisèrent
immédiatement sa découverte et leur succès fut complet.

Devant, plus d’une fois, montrer dans cet ouvrage le rôle des facteurs
psychologiques au cours de la dernière guerre, je me bornerai à examiner
ici quelques-unes des influences psychologiques capables de faire varier
la valeur des combattants.

                   *       *       *       *       *

Une armée est une foule, foule homogène sans doute, mais conservant
malgré son organisation certains caractères généraux des foules:
émotivité intense, suggestibilité, obéissance aux meneurs, etc.

Dans une armée, les meneurs, ce sont les chefs. L’observation prouve que
le soldat vaut exactement ce que vaut son chef. A chef médiocre, troupe
médiocre.

C’est au chef qu’il appartient de créer ce puissant élément de succès:
la confiance. Elle est le meilleur des stimulants. Mais si le chef peut
créer la confiance, il ne la maintient qu’autant que le succès vient la
justifier.

Puissant dans l’action, le chef l’est beaucoup moins dans l’inaction et
par conséquent dans la simple défensive. Ce fut durant les périodes
d’inaction, comme celle qui suivit l’offensive infructueuse d’avril
1917, que se manifesta dans certains régiments une véritable crise
d’indiscipline et de rébellion. Elle résultait de la perte de la
confiance du soldat dans le succès. De retentissants procès ont révélé
comment cette crise fut développée par la propagande de journaux à la
solde de l’Allemagne.

La valeur du soldat dépend évidemment aussi de son courage, mais ce
courage est susceptible, dans une même troupe, de grandes variations.

Un des plus sûrs éléments de la bravoure, ou si l’on préfère de
l’indifférence au danger, est cette usure de la sensibilité qualifiée
d’accoutumance. On a fait remarquer avec raison qu’au début de la
campagne aucun soldat n’aurait résisté aux bombardements infernaux, aux
gaz asphyxiants et aux jets de liquides enflammés qui n’arrêtèrent plus
nos troupes ensuite.

C’est justement parce que la surprise détruit l’accoutumance qu’elle est
si redoutable. Un danger mal défini, si faible soit-il, semble plus
menaçant qu’un danger connu, si grand qu’on le suppose. La surprise,
c’est l’inconnu, or le courage se montre généralement faible devant
l’inconnu.

La surprise, déprimant l’organisme, réduit la résistance. Nos troupes en
ont fait plusieurs fois l’expérience. C’est à la suite de surprises en
mars et en mai 1917 qu’elles durent reculer et abandonner d’importantes
cités.

Nos chefs militaires comprirent vite, alors, la puissance de la surprise
et l’employèrent à leur tour. Il en résulta la transformation de toute
l’ancienne tactique consistant à préparer une opération par de longues
canonnades. Informant l’ennemi des projets de l’adversaire, elles lui
laissaient le temps d’amener des renforts capables de paralyser
l’attaque. L’insuccès, terminaison habituelle de cette manœuvre, avait
engendré la doctrine de l’impénétrabilité des fronts. L’expérience
finale prouva combien cette doctrine était très erronée.

Toute arme nouvelle: gaz, jets de flammes, tanks, etc., est, comme je le
disais plus haut, créatrice de surprise. Si grands qu’en soient les
effets matériels, ses effets moraux sont plus importants encore. Mais
ils s’usent bientôt par le mécanisme de l’accoutumance et l’adversaire
doit alors en chercher d’autres.

Attaquer une position supposée imprenable et, pour cette raison, mal
défendue constitue encore un élément de surprise.

Dupleix, déjà cité, avait également découvert qu’une forteresse dont un
côté est réputé inattaquable et par suite peu défendu, doit être
attaquée précisément de ce côté. C’est en s’appuyant sur ce principe
qu’il s’empara d’une des plus grandes forteresses de l’Inde.

En mai 1918, les Allemands appliquèrent la même théorie à l’attaque du
Chemin des Dames. Cette position passant pour inviolable se trouvait si
mal gardée qu’ils s’en emparèrent facilement et firent une grande armée
prisonnière avec un immense matériel.

De telles leçons apprirent à notre état-major qu’il existait des
procédés permettant de percer les fronts dits imperçables. La leçon fut
utilisée puisque notre offensive heureuse ne s’arrêta plus malgré
beaucoup d’obstacles tenus jadis pour irréductibles.

                   *       *       *       *       *

Dès qu’une guerre se prolonge, il devient naturellement difficile de
maintenir l’énergie du soldat à un degré de tension suffisant pour le
faire résister à tous les hasards de la lutte. Une armée n’est pas un
bloc inerte, mais un être vivant très mobile et, par conséquent,
susceptible de bien des fluctuations. C’est alors qu’apparaît
l’utilisation des divers facteurs que nous étudierons dans un autre
chapitre: la suggestion et la contagion mentale, notamment.

Aux chefs appartient leur maniement. Une troupe, on ne saurait trop le
redire, vaut ce que valent ses entraîneurs. Ils doivent sans cesse
s’occuper des besoins du soldat et absorber son esprit par des exercices
entrecoupés de distractions, de façon à ne pas le laisser trop isolé en
face de déprimantes pensées. La reine de Belgique fit preuve d’une très
judicieuse psychologie un créant sur le front belge quatre grands
théâtres où dix mille soldats pouvaient voir journellement des pièces,
entendre de la musique ou assister à des représentations
cinématographiques.

La valeur d’une armée dépend, non seulement de la tension de l’énergie
entretenue par ses chefs, mais aussi de la durée de cette énergie. Elle
s’est généralement maintenue parmi nos troupes. Bien qu’étant de tous
les citoyens celui qui souffrit le plus, le soldat fut celui qui se
plaignit le moins. L’héroïque maxime «ne pas s’en faire» traduit
fidèlement cet état d’âme.

                   *       *       *       *       *

La fortune récompense souvent les audacieux, mais la ligne de
démarcation entre la hardiesse et la témérité étant difficile à tracer,
les audacieux sont rares.

Les exemples de batailles gagnées par l’audace ou perdues par défaut
d’audace abondent dans l’histoire. Je me bornerai à un citer deux: l’un
ancien, l’autre moderne.

Le premier figure dans un livre récent de l’amiral Fischer. Il y raconte
comment la hardiesse de Nelson lui fit remporter la victoire d’Aboukir.
Nelson se promenait au coucher du soleil sur le pont de son navire quand
on lui signala la flotte française à l’ancre dans la baie d’Aboukir.
Immédiatement il donna l’ordre à toute sa flotte de mettre à la voile et
d’attaquer les navires ennemis. Ses officiers lui firent remarquer
qu’attaquer de nuit, sans cartes et par un passage plein de récifs,
pourrait être très dangereux. Nelson maintint son ordre, déclarant que
les bateaux qui échoueraient serviraient de direction aux autres.

L’amiral français se promenait également sur son navire quand on lui
signala la venue de l’adversaire. Il répondit que la flotte anglaise
n’ayant pas de cartes ne pourrait pas voyager longtemps dans la nuit et
jugea inutile de faire revenir à bord ses marins qui étaient à terre. Le
résultat final fut la destruction complète des vaisseaux français.

Si au début de la dernière guerre notre flotte eût été commandée par un
amiral assez hardi pour franchir les Dardanelles, à la suite des deux
navires allemands qui entrèrent à Constantinople, la grande lutte, ainsi
que l’a reconnu M. Lloyd Georges devant le Parlement anglais, eût été
abrégée de trois années. Nelson n’eût pas hésité, mais des hommes aussi
hardis sont rares à toutes les époques.

                   *       *       *       *       *

La hardiesse n’est profitable qu’étayée par un jugement sûr. Or le
jugement implique l’art d’observer. Cet art manqua souvent pendant la
guerre, à nos diplomates surtout. Ils ne virent pas ce qui se passait
autour d’eux et furent surpris par les événements. La veille du conflit
ils ignoraient à ce point les dispositions de la Turquie que nous lui
consentîmes un prêt de 500 millions qui lui servirent uniquement à
s’armer contre les Alliés. A l’heure où la Bulgarie allait entrer en
guerre à côté de l’Allemagne, nos diplomates restaient persuadés qu’elle
combattrait avec l’Entente.

                   *       *       *       *       *

Les facteurs moraux n’ont d’action, naturellement, qu’à la condition de
ne pas se heurter comme cela se produisit fréquemment au début de la
campagne à des éléments matériels trop forts.

Ces facteurs moraux agissent principalement sur des troupes fatiguées ou
déprimées par l’insuccès. Il arrive alors un moment où leur résistance
devient nulle.

La défaite des Allemands en est un exemple. Il justifie une fois encore
le mot de Napoléon: «Du triomphe à la chute il n’est qu’un pas; j’ai vu
dans les plus grandes circonstances qu’un rien a toujours décidé des
plus grands événements.»

Le rien, c’est le poids léger qui, jeté dans une balance aux plateaux
également chargés, la fera osciller du côté de ce poids léger. Un tel
phénomène se produit à l’heure décisive où l’équivalence des forces
ayant créé l’équivalence des lassitudes le succès dépend du dernier
effort.

Ce fut sans doute parce que la dépression mentale de ses troupes
commençait à réagir sur lui que Ludendorff, dans sa dernière tentative
de percée, manqua de hardiesse. Son but était de marcher sur Paris en
partant de Château-Thierry, mais il hésita et laissa passer le moment où
l’opération eût été facile dans la crainte, un peu chimérique, de voir
des divisions américaines s’interposer entre Château-Thierry et Paris.

Parmi les facteurs psychologiques qui jouent un rôle capital au cours
des guerres, il faut mentionner aussi l’unité de commandement et la
précision des ordres. L’unité d’action est si importante que nous lui
consacrerons un chapitre spécial, et ne dirons ici que quelques mots de
la précision des ordres.

Elle fut difficilement obtenue chez nous, il fallut toute la volonté
d’un ministre énergique pour refréner les interventions permanentes de
politiciens provoquant d’incessantes successions de contre-ordres et des
fluctuations du commandement qui entravèrent beaucoup les opérations.

Dès que les troupes se sentirent commandées, le découragement fit place
à l’énergie et l’esprit d’offensive se réveilla sûr tous les fronts
alliés.

                   *       *       *       *       *

La force morale d’une armée dépend beaucoup de sa vision générale des
choses, c’est-à-dire de son optimisme ou de son pessimisme.

Depuis les débuts de l’histoire, les hommes ont pratiqué l’optimisme et
le pessimisme. Les caractéristiques de ces deux tendances semblent
pouvoir être encadrées dans les constatations suivantes:

Apprécier un événement à sa juste valeur est presque impossible, les
balances morales n’ayant jamais la précision des balances matérielles.
Suivant le tempérament un même fait pourra donc être considéré avec
optimisme, avec pessimisme ou avec indifférence. Certaines natures
désespèrent toujours, d’autres ne désespèrent jamais.

Le célèbre Candide est assurément le type du parfait optimiste doué
d’une cécité mentale assez complète pour rester inaccessible aux coups
du sort. Mais Candide eut un philosophe pour père et ne laissa guère de
rejetons à son image.

La seule forme d’optimisme possible aujourd’hui consiste à ne pas
s’exagérer les malheurs qui nous frappent, à en percevoir les côtés
avantageux, si minimes soient-ils, et à tâcher de se créer un avenir
meilleur.

L’optimiste intelligent est optimiste par volonté autant que par
tempérament. Grâce à sa volonté forte, il lutte contre les événements au
lieu de se laisser ballotter par eux et ne permet pas au sort de
l’impressionner trop vivement. Habitant, par exemple, Paris pendant son
bombardement, il faisait observer que les microbes, qui dans cette ville
causent d’après les statistiques la mort d’un millier de personnes
chaque semaine, constituaient un danger bien autrement redoutable que
les obus. On ne devait donc pas se préoccuper davantage des derniers que
des premiers.

Ainsi enveloppé d’un bouclier de sérénité, l’optimiste exerce une
bienfaisante influence sur son entourage, car l’optimisme, comme le
pessimisme d’ailleurs, est essentiellement contagieux.

L’optimiste croit toujours à la réussite de ses entreprises. Sachant
risquer et ne craignant pas le danger il voit souvent le succès
couronner ses efforts. La chance n’est pas, comme le disaient les
anciens à propos de la fortune, une déesse aveugle. Elle accorde
volontiers à l’optimiste les faveurs refusées au pessimiste.

Pour posséder cependant une vraie valeur, l’optimisme doit être associé
à un jugement suffisamment sûr. Sans cette association, il crée
l’imprévoyance, par suite de l’idée que les choses s’arrangeront
d’elles-mêmes suivant nos propres désirs. Ce furent des optimistes,
d’ailleurs particulièrement bornés, qui empêchèrent de se préparer à la
guerre en répétant qu’elle était impossible.

L’optimisme n’est donc pas toujours sans danger, mais le pessimisme en
présente de beaucoup plus grands encore.

Le sort du pessimiste est généralement assez misérable. Il ne voit des
choses que leur côté triste et l’avenir lui apparaît souvent sous forme
catastrophique. Les malheurs qu’il pressent forment autour de lui une
trame trop serrée pour laisser filtrer le moindre rayon de joie. Il ne
manque pas de prévoyance assurément, mais cette prévoyance dispersée sur
l’infinie variété des possibilités lui est inutile. N’osant rien
entreprendre, il vit dans l’indécision. Son existence est finalement un
fardeau pour lui et aussi pour les autres. A l’armée, les pessimistes
furent toujours fort dangereux.

Dans les luttes guerrières, aussi bien que dans les luttes
industrielles, l’optimisme et le pessimisme représentent deux forces
souvent antagonistes. La première est créatrice d’endurance, d’énergie
et de confiance, c’est-à-dire d’éléments de succès. Derrière les
pessimistes sonne bientôt le glas de la défaite.




CHAPITRE II

Conséquences de l’unité d’action.


Un des principaux éléments psychologiques de succès dans les batailles,
qu’elles soient industrielles ou militaires, est l’unité d’action.

Elle constitua une des forces de l’Allemagne dans toutes ses entreprises
politiques, militaires et économiques.

Grâce à la constance de leurs efforts, les Alliés finirent par égaler
les armements allemands, mais en matière d’initiative et d’unité
d’action ils se montrèrent généralement fort inférieurs à leurs
adversaires.

Un ministre anglais avait, dans un discours, dévoilé la gravité de cette
infériorité mais ses causes profondes lui échappaient. Il fallut très
longtemps aux Alliés pour bien saisir les origines psychologiques des
insuccès dont les rendit victimes l’absence d’unité d’action.

  «Les Alliés, disait Lloyd George, avaient plus d’une fois essayé de
  porter remède à cette dispersion des efforts et de réaliser l’unité
  stratégique. On a tenu à diverses reprises des conférences en vue de
  concerter une action commune. On n’a réussi qu’à rapprocher
  artificiellement les plans établis par le commandement de chacun des
  belligérants en vue des opérations qu’il menait sur son propre front.»

Après avoir montré les lourdes fautes résultant de cette persistante
incoordination, notamment lorsque les Alliés négligèrent d’attaquer
l’Autriche en Orient et secoururent trop tard les Serbes et les
Roumains, l’orateur ajoutait:

  «En 1916, nous eûmes à Paris la même conférence avec la même apparence
  de préparer un grand plan stratégique. Le résultat ne fut pas
  meilleur.»

Le discours du ministre provoqua dans les journaux anglais et à la
Chambre des Communes une série de discussions passionnées et fut
l’origine d’une nouvelle conférence des Alliés à Paris, la sixième, je
crois. Elle resta aussi inefficace que les précédentes.

Le ministre anglais avait bien tracé quelques conséquences du défaut
d’entente. Mais il semble avoir ignoré que toute collectivité, une
collectivité militaire surtout, ne possède jamais les qualités
psychologiques indispensables au commandement.

Le célèbre homme d’État n’arriva que très lentement--et seulement après
les désastres du printemps de 1918--à comprendre cette impuissance des
collectivités. On le vit par la longue série de transformations qu’il
fallut subir avant de parvenir au commandement unique. Les fragments
suivants des discours du même ministre montrent bien ces lenteurs.

  «Au lourd et maladroit mécanisme des conférences, dit-il, nous devons
  substituer un conseil permanent, chargé de passer en revue tout le
  champ des opérations militaires, dans le but de déterminer où et
  comment les ressources des Alliés peuvent être employées avec les
  meilleurs résultats.»

L’orateur montre ensuite les difficultés d’obtenir de tels résultats:

  «Les traditions nationales et professionnelles, les questions de
  prestige et les susceptibilités conspiraient toutes à rendre vaines
  nos décisions les meilleures. Personne en particulier n’en portait le
  blâme. Le coupable, c’était la difficulté naturelle d’obtenir que tant
  de nations, tant d’organisations indépendantes, fondissent ensemble
  toutes leurs particularités individuelles pour agir ensemble comme si
  elles ne formaient qu’un peuple. Maintenant que nous avons établi ce
  conseil, c’est à nous de faire en sorte que l’unité qu’il représente
  soit un fait et non une apparence.»

Lloyd George a montré une des difficultés de réaliser le but poursuivi
en faisant remarquer que, sans le désastre de Caporetto, aucune unité
d’action n’eût été possible avec l’Italie. Le généralissime italien se
croyait si sûr de ses plans qu’il avait repoussé toute allusion à un
concours étranger. La devise _nostra guerra_ était générale alors en
Italie.

Après bien des discussions, les Alliés constituèrent un conseil de
guerre suprême, composé de ministres des grandes puissances.

  «Il avait pour mission d’exercer une surveillance sur la conduite
  générale de la guerre, de préparer certaines directives pour les
  soumettre à la décision des gouvernements. Les plans généraux de
  guerre, dressés par les autorités militaires, devront être soumis au
  conseil supérieur de guerre qui proposera les modifications qu’il
  estimera nécessaires.»

                   *       *       *       *       *

Ces combinaisons diverses étaient affectées des mêmes erreurs
psychologiques. Il importe d’y insister encore.

L’efficacité de tous les conseils suprêmes dépendait de la solution
favorable du problème suivant: un conseil de guerre choisi parmi des
hommes très qualifiés est-il apte à diriger utilement un ensemble
d’opérations militaires?

Alors même que tous les politiciens de l’univers répondraient oui à
cette question, les psychologues seraient forcés d’y opposer une
négation énergique.

Il me faut ici m’appuyer sur, certains principes fondamentaux de la
psychologie des foules, développés jadis dans un de mes ouvrages. J’y
montrais qu’au point de vue de l’intelligence, et surtout de la
décision, une collectivité est toujours très inférieure à chacun des
individus qui la composent.

Constamment vérifiée même dans les entreprises industrielles, cette loi
manifeste également sa force en matière militaire. On peut d’ailleurs
facilement l’expliquer sans insister sur des données purement
psychologiques.

Rappelons d’abord que tous les conseils de guerre dont l’histoire a
gardé le souvenir se sont montrés très aptes à la critique et fort peu à
l’action.

Il ne saurait en être autrement. Imaginons une réunion de généraux
alliés discutant une opération quelconque proposée par leurs
gouvernements ou par l’un deux. Quelle que soit cette opération, elle
implique naturellement des risques, des incertitudes. La critique des
divers assistants les mettront facilement en évidence. Chacun percevra
dès lors l’entreprise sous des angles différents. Résultats hésitation,
temporisation et finalement inaction.

Supposons en outre que les membres de ce conseil de guerre représentent
des pays dont les intérêts diffèrent. D’une façon inconsciente mais
sûre, chacun verra surtout l’intérêt de sa patrie. C’est ainsi par
exemple, que les Anglais n’apportèrent qu’un concours médiocre à
l’expédition de Salonique, jugeant plus utile d’augmenter leurs troupes
en Égypte et en Mésopotamie. Un général italien consulté eût
naturellement trouvé plus nécessaire de défendre le front italien. Un
général français eût également opiné pour un front différent, etc.

Les lois de la psychologie collective étant assez ignorées des
diplomates, il ne faut pas s’étonner que le ministre anglais cité plus
haut, après avoir formulé des critiques très justes, soit arrivé à des
conclusions d’une visible insuffisance. Rejetant l’idée d’un
généralissime unique, il retombait nécessairement sur la conception d’un
conseil de guerre présentant les invariables défauts de toutes les
collectivités.

Si la campagne énergique du premier ministre anglais ne créa pas de
suite l’unité d’action rêvée elle obligea du moins à s’en rapprocher en
faisant comprendre à chaque peuple la nécessité de sacrifier ses
intérêts privés à l’intérêt général.

Il fallut cependant la marche des Allemands sur Paris, après leurs
victoires du début de 1918, pour arriver enfin à la réalisation d’un
commandement unique.

                   *       *       *       *       *

L’impossibilité psychologique pour un comité quelconque, ne se
composât-il que d’hommes d’un même pays, de diriger utilement des
opérations militaires semble contredite au premier abord par certains
événements du passé. Aux lois de la psychologie des foules les
socialistes opposent volontiers l’histoire de la Convention et du Comité
de salut public. Mais ils sont en ceci victimes d’une illusion.

Dans un livre publié jadis sous ce titre: _Psychologie de la Révolution
française_, j’ai montré que les légendaires «géants de la Convention»
formaient en réalité une assemblée très faible, très timorée, changeant
d’idées chaque jour suivant les impulsions populaires qui la dominaient
et n’ayant jamais pu sortir d’une profonde anarchie.

Si la Convention illusionna l’histoire et laissa souvenir d’une sombre
énergie, c’est qu’absorbée de permanentes querelles intestines, elle
abandonnait les questions militaires au Comité de salut public. Or ce
Comité ne constituait qu’en apparence une collectivité, puisqu’il avait
confié la direction des armées à un seul de ses membres, Carnot, qui
agissait à sa guise, ses collègues se bornant à contresigner ses ordres.
L’unité d’action était ainsi réalisée et ce fut, en fait, un seul
commandement, un chef unique qui s’opposa à la coalition européenne.

Ce chef se trouva d’ailleurs en présence d’armées où ne régnait aucune
unité de commandement et c’est ce qui nous sauva.

  «Si durant l’été de 1793 les Alliés avaient marché sur Paris, nous
  étions, écrit un contemporain, le général Thiébault, perdus cent fois
  pour une. Eux seuls nous ont sauvés en nous donnant le temps de faire
  des soldats, des officiers et des généraux.»

Alors apparut, comme elle apparut de nos jours, la supériorité de
l’unité d’action. Les souverains coalisés avaient des intérêts divers et
une méfiance réciproque qui les empêcha, au début, de s’entendre pour
une action commune. Après Valmy, par exemple, le roi de Prusse se retira
sans combattre, afin d’être présent au démembrement de la Pologne et
d’agrandir sa part.

                   *       *       *       *       *

L’unité d’action sera aussi nécessaire durant les luttes économiques
prochaines qu’elle le fut durant la guerre. Il nous faudra une étroite
coordination dans les actes, et non pas seulement dans les discours.
L’homme d’État qui réussirait à l’établir dans la vie sociale, politique
et industrielle de la France, mériterait plusieurs statues.

C’est qu’en effet le manque de coordination des efforts a toujours été,
aussi bien pendant la paix que pendant la guerre, le plus funeste de nos
défauts nationaux. Il pesait lourdement, je l’ai montré, sur nos
industriels, incapables d’unir leurs efforts pour lutter contre les
puissantes associations germaniques. Il a pesé et pèse toujours sur
notre organisation administrative. L’exemple typique de ces rues
parisiennes, dépavées et repavées plusieurs fois dans le même mois,
parce que les employés des divers services municipaux: gaz, téléphone,
eau, etc., ne pouvaient s’entendre afin d’ouvrir une seule tranchée le
même jour, s’est malheureusement souvent répété pendant la guerre. On a
vu des agents de ministères différents se faire concurrence en Amérique
pour acheter les mêmes chevaux et arriver ainsi à les payer quatre fois
plus cher.

Dans un article publié par _le Matin_, le haut commissaire du
gouvernement français aux États-Unis, M. Tardieu, a montré quelques-unes
des conséquences de ce défaut d’unité d’action entre nos divers
services. Alors que tous les pays, voyant venir la menace de disette par
suite de l’insuffisance des moyens de transport, achetaient des bateaux
aux États-Unis, jusqu’en mai 1917, nous n’en avions commandé aucun.
«Pourquoi? écrit le haut commissaire. Je n’en sais rien. Demandez-le au
ministre de l’époque.» C’est en réalité à des bureaux dominés par la
jalousie, la crainte des responsabilités et l’incompétence qu’il
faudrait le demander.

Nos chantiers n’auraient pu d’ailleurs construire aucun bateau, faute
des tôles d’acier nécessaires. Pour obtenir la permission d’en acheter
en Amérique il fallut à notre commissaire, malgré ses pleins pouvoirs,
quatre mois de pourparlers avec nos terribles bureaucrates.

Plusieurs générations de ministres ont tenté de briser les cloisons
étanches maintenues entre les services des divers ministères et même
entre les bureaux de chaque administration. Nul n’y a réussi. Les
académies, qui distribuent à de vagues mémoires tant d’inutiles prix,
devraient bien en fonder un pour récompenser l’auteur capable
d’expliquer les causes d’un aussi permanent phénomène. Il faudrait en
fonder ensuite un second, dix fois plus important, pour la découverte du
remède à une situation devant laquelle tant de ministres se sont
reconnus à toutes les époques radicalement impuissants.




CHAPITRE III

Erreurs crées par la routine et les idées fausses pendant la guerre.


En étudiant les causes de décadence de nos industries, avant la guerre,
nous avons vu qu’elles résultaient de certains défauts de caractère
identiques dans toutes les branches de ces industries.

Les infériorités ainsi constatées par divers observateurs présentent une
telle généralité qu’il semble difficile de les croire spéciales à une
seule catégorie sociale. Il est donc intéressant de chercher si on ne
les retrouve pas également dans les autres professions, la profession
militaire, par exemple.

Si les mêmes défauts se constatent partout nous devrons bien en conclure
qu’ils font partie de ces caractères généraux communs à tous les
individus d’une même race et alors apparaîtra nettement la nécessité
d’étudier les moyens d’y porter remède.

Remarquons tout d’abord deux caractéristiques fondamentales des guerres
modernes: principes directeurs d’une simplicité extrême; réalisation de
ces principes d’une complication formidable. Tel est le résumé de la
stratégie actuelle aussi bien sur terre que sur mer.

La démonstration de la simplicité des conceptions directrices est
vérifiée par le seul énoncé des principes directeurs de la stratégie
maritime anglaise et de la stratégie terrestre allemande pendant la
dernière guerre.

En ce qui concerne l’Angleterre, le concept orientant ses constructions
navales était, suivant l’amiral Fischer: posséder une vitesse supérieure
à celle de l’ennemi et des canons de plus longue portée.

La formule est d’une évidente simplicité, mais que de difficultés dans
sa réalisation! Elle fut cependant obtenue et c’est pourquoi, dans
certains combats de la dernière guerre, des croiseurs cuirassés
allemands furent coulés sans avoir pu toucher une seule fois les navires
anglais, ainsi que le rapporte l’amiral cité à l’instant.

Le principe de stratégie militaire qui guida l’état-major allemand au
début des hostilités présentait les mêmes caractères de simplicité dans
l’énoncé et de difficultés dans la réalisation. Il consistait, suivant
la méthode jadis appliquée par Annibal à la bataille de Cannes, à fixer
l’adversaire sur le front et l’envelopper en l’attaquant par les deux
ailes.

Le général de Falkenhausen pratiquait fidèlement cette méthode lorsqu’il
déploya 44 corps d’armée allemands entre la Suisse et la mer du Nord,
avec avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique puis
resserrement par le nord de la France que ne protégeait aucune place
forte.

La réalisation de cette manœuvre entraîna l’emploi an première ligne de
toutes les réserves allemandes et la dangereuse nécessité de traverser
la Belgique.

Si pareille méthode échoua ce fut principalement parce que les
Allemands, ne soupçonnant pas la capacité de résistance des Français,
dégarnirent une partie de leur front pour envoyer des troupes en Russie.
C’est du moins l’explication que donne l’ancien général en chef,
Falkenhayn, dans un livre récent.

L’idée première des Allemands était, suivant lui, d’anéantir la
résistance française pour se retourner ensuite contre la Russie. Elle
échoua comme il est dit plus haut parce que les envahisseurs, trop
convaincus de la victoire, prélevèrent à la fin d’août 1914 sur le front
occidental des forces importantes qui leur firent défaut sur la Marne.
Ils furent ensuite guidés par cette idée fausse de rechercher la
décision en Russie et de se borner chez nous à s’immobiliser dans des
tranchées, en attendant sur le front russe un triomphe qui ne pouvait
venir, vu l’immensité du territoire et l’innombrable réserve de soldats
qu’il contenait.

                   *       *       *       *       *

Parmi les défauts psychologiques constatés chez nos dirigeants
militaires, le plus nuisible fut assurément la routine. Elle est
constituée par une certaine paresse de la réflexion et de la volonté qui
rend hostile aux idées nouvelles, aux innovations et conduit à faire
toujours les choses de la même façon.

Quoique semblant parfois engendrer des résultats analogues, la routine
et la persévérance ne sauraient être confondues. La routine venant
surtout d’une inertie de la volonté, porte à réaliser l’action avec un
minimum d’efforts. La persévérance exige au contraire un grand
développement de la volonté et de l’effort. Le Germain est persévérant
et non routinier. Le Russe est routinier, mais non persévérant.

Le routinier s’inspire d’idées qui ne changent plus quand il les a
adoptées, généralement d’ailleurs sans discussion. Pour lui l’idée ne
dérive pas de connaissance raisonnée des choses, mais seulement d’une
croyance acceptée par suggestion ou contagion.

Hostile à toutes les initiatives, la routine crée vite la peur du risque
et la terreur des responsabilités.

Répandue chez les citoyens d’un pays, la routine s’étend bientôt des
gouvernés aux gouvernants. On voit alors cas derniers hésiter devant les
plus petites innovations, nommer, pour éviter les responsabilités, une
foule de commissions et de sous-commissions qui, le plus souvent,
n’aboutissent qu’à des décisions incertaines. Plusieurs journaux ont
rappelé comment, dans le but d’étudier l’utilité du canon léger
d’accompagnement qui rendit tant de services à l’Allemagne, nos
gouvernants nommèrent successivement dix-neuf commissions et
sous-commissions qui, d’ailleurs, n’arrivèrent à aucune décision.

C’est généralement dans les pays routiniers que les partis violents
acquièrent le plus d’influence. Dégagés de routine, aussi bien
d’ailleurs que de principes, ces partis sont les seuls auxquels l’action
soit facile.

Les peuples routiniers, étant peu capables d’évolution, se trouvent
voués aux révolutions. Il arrive toujours, en effet, un moment où, faute
d’avoir su s’adapter progressivement aux changements de milieu, la
nécessité oblige à s’y adapter brusquement et violemment. C’est
l’ensemble des violences qui constitue une révolution.

                   *       *       *       *       *

Ramenant la routine à cet élément essentiel l’influence d’une idée fixe
adoptée par des mentalités hostiles aux changements et un peu dépourvues
d’imagination et de volonté, nous allons montrer maintenant
quelques-unes de ses conséquences pendant la guerre, surtout à ses
débuts.

Sous une suggestion d’origine encore ignorée et dérivant, peut-être, de
l’ancienne réflexion de Moltke sur l’inutilité d’entrer en France par la
Belgique, les grands chefs de notre École de guerre avaient déclaré que
jamais l’Allemagne ne nous envahirait par le nord. Et, comme jadis
Pompée affirmant devant le Sénat que César ne franchirait pas le
Rubicon, l’ayant dit une fois ils le répétaient toujours.

Ils le répétèrent tellement que, sous leur influente, toutes les
forteresses d’arrêt qui protégeaient le nord de la France, y compris
Lille, furent successivement déclassées. Au moment de la guerre, elles
n’avaient plus ni canons, ni munitions, ni soldats pour les défendre.

La même idée fixe fit concentrer toutes nos armées vers l’Est alors que
les Allemands arrivaient par le Nord.

Cette prodigieuse illusion, si justement qualifiée de tragique erreur
par le député Engerand, dans la remarquable étude que publia le
_Correspondant_, fut l’origine d’une surprise qui nous coûta
l’envahissement et la ruine des plus riches départements de la France.

L’idée directrice de notre état-major était si ancrée qu’au moment même
où les Allemands massaient une immense armée sur le nord de la France,
le généralissime raillait, dans sa correspondance, le général Lanrezac
«qui lui signalait l’imminence du danger et dont la douleur était
poignante devant un tel aveuglement».

De cet aveuglement, dû à la ténacité d’une idée fixe chez des esprits
routiniers, il résulta, écrit l’auteur cité plus haut, que «rien
n’arriva comme notre état-major l’avait prévu et rien n’arriva de ce
qu’il avait prévu. Ce fut la surprise sur toute la ligne, le désarroi,
la pagaye».

Rien ne pouvait arrêter l’invasion, car, suivant la judicieuse remarque
de M. Engerand, nous avions laissé «la totalité de la région du Nord
hors de la zone des armées, notre concentration étant établie de Belfort
à Mézières-Givet. Hormis l’état-major français tout le monde voyait
l’offensive allemande par le nord de la Belgique».

Cet état-major était malheureusement trop hypnotisé par sa routinière
illusion pour saisir les réalités. La déroute seule put l’éclairer.

La guerre a fourni de nombreux exemples montrant le danger de la routine
créée par des idées fixes. Le général d’artillerie Gascoin, dans son
livre sur l’_Évolution de l’artillerie_, fait observer qu’en 1914 «le
tir aux grandes distances» était une hérésie condamnée par les
règlements. Il en résulta que nous ignorâmes pendant plusieurs
années--exactement, jusque dans l’été de 1916--la portée de notre 75,
portée qui dépasse 7.000 mètres.

«Ce n’est pas un des moindres phénomènes de cette guerre, au point de
vue psychologique, écrit l’auteur, que cette erreur dans laquelle
vécurent plusieurs milliers d’officiers d’artillerie et de généraux de
toutes armes, sur les propriétés de leur canon principal, pendant
plusieurs années de guerre de tranchée où il fut longtemps le seul à
compter dans les combats journaliers.»

On ignora également pendant plusieurs années l’aptitude du 75 à
bouleverser les tranchées en tirant des obus explosifs sous un fort
angle de chute. Nous nous obstinions au tir rasant qui ne pouvait
naturellement avoir aucune action sur les tranchées.

  «Il est nécessaire de noter, pour l’histoire de l’artillerie, et pour
  l’histoire de la psychologie, pendant cette guerre, écrit le même
  général, que, durant deux années, nos attaques avaient souffert, et
  nos ennemis avaient profité de cette méconnaissance de l’aptitude du
  75, aux tirs de pilonnage ou de bouleversement des tranchées, de cette
  ignorance partielle où nous nous trouvions, où se trouvaient des
  milliers d’officiers, des propriétés d’un canon qu’ils pratiquaient
  depuis plus de quinze ans!»

Sous l’influence de cette idée fausse de l’inviolabilité des tranchées
on renonça définitivement aux projets de trouées, et les avances furent
limitées à la profondeur d’action supposée du 75, soit environ deux à
trois kilomètres. En raison de notre ignorance de sa portée réelle, on
se bornait le plus souvent à canonner les tranchées ennemies un peu au
hasard. D’où un effroyable gaspillage de munitions. Le général cité plus
haut, évalue le coût de chaque soldat allemand tué à environ 5.000 kilos
de munitions.

  «Au point de vue psychologique, il est curieux de constater qu’on se
  trouva paralysé, arrêté, par des barrières fictives tout à fait
  illusoires qu’on s’était à soi-même imposées en s’interdisant de tirer
  au delà de 5.000 mètres le 75, notre seul matériel réellement
  nombreux, approvisionné et efficace.»

Sans doute l’expérience aurait dû nous éclairer mais, domine le dit le
général Gascoin: «on était vite arrivé dans cette guerre, au grand
quartier général, à redouter les idées nouvelles.» Il en résulta «une
infériorité générale, sauf en stoïcisme, des soldats et des chefs».

  «Voilà pourquoi, conclut l’auteur, cette guerre de tranchée fut sévère
  et pourquoi elle fut coûteuse, et voilà pourquoi, au bout de quelques
  années d’usure pour nous, sans le renfort américain, elle eût
  peut-être apporté la victoire à Ludendorff, s’il n’avait pas cru, au
  printemps 1918, devoir tenter la chance décisive dans la guerre de
  mouvement.»

Les doctrines de nos grands chefs pesèrent lourdement sur la durée de la
guerre. C’est seulement quand elles furent abandonnées, à la suite de
succès un peu imprévus, que l’heure du triomphe se dessina. Au lieu de
petites actions locales, le généralissime attaqua successivement sur
plusieurs points, c’est-à-dire en menaçant partout, ce qui empêcha
l’ennemi d’amener des renforts sur les positions attaquées comme il le
faisait auparavant. Pour la première fois depuis les débuts de la guerre
nous eûmes alors l’initiative des opérations.

Le passage suivant d’une interview du maréchal Foch semble bien prouver
que le plan d’attaque généralisée ne fut décidé qu’au dernier moment.

«Peu à peu, dit-il, en voyant le succès venir on a étendu le front
d’attaque.»

                   *       *       *       *       *

Les exemples qui précèdent suffiraient à montrer quelles catastrophes
peut provoquer la routinière persistance de certaines idées. Ils ne
furent malheureusement pas les seuls observés au cours de la guerre.

C’est, en effet, à l’influence d’autres idées fixes que semblent dues
les surprises répétées dont nous fûmes victimes pendant les premiers
mois de 1918.

Après trois tentatives infructueuses de trouée (septembre 1915, juillet
1916, avril 1917), notre état-major avait fini par acquérir cette
nouvelle idée directrice que les méthodes de guerre actuelles rendaient
les fronts inviolables. Sans doute, on admettait bien qu’ils pouvaient
être entamés sur une petite profondeur mais au prix de pertes énormes,
sans rapport avec le but obtenu.

Chez les tempéraments routiniers une idée imprévue se fixe difficilement
dans l’esprit, mais quand elle s’y est ancrée tout ce qu’on peut lui
opposer se trouve immédiatement rejeté sans examen.

Du fait que l’inviolabilité des fronts fut admise par l’état-major, il
devait naturellement s’en suivre le relâchement général d’une
surveillance jugée inutile.

C’est ce relâchement qui, sans doute, inspira aux Allemands le plan de
leurs surprises, notamment de celle du Chemin des Dames où nous ne
soupçonnions même pas une attaque possible.

Par des mouvements artificiels, ils arrivèrent d’abord a persuader notre
état-major que l’offensive se ferait fort loin du but visé par eux.

Transporter des troupes et du matériel au point réel du combat sans
attirer l’attention n’était pas aisé. Un correspondant de guerre a
publié sur les procédés employés des détails, identiques d’ailleurs à
ceux donnés par les journaux allemands, qui prouvent quelles
méticuleuses précautions exige la guerre moderne pour rendre possible un
succès.

Les soldats voyageaient par petits groupes la nuit, avec interdiction de
fumer ou d’allumer du feu pour faire cuire leurs aliments. Le jour, les
hommes se dissimulaient dans les bois et aucune troupe, aucune voiture,
aucun canon ne devait se montrer sur les routes.

Pour rendre la surprise plus complète, l’attaque fut seulement précédée
d’un très court bombardement d’obus toxiques. Ayant abandonné leur
grosse artillerie, les armées assaillantes n’étaient accompagnées, en
dehors des mitrailleuses, que de ces pièces assez légères pour être
transportées par les hommes et dont à ce moment nos commissions
discutaient encore l’utilité.

Le succès obtenu par les Allemands mit une fois de plus en évidence la
valeur de certaines qualités telles que l’ordre, la vigilance, la
minutie, jadis tenues pour modestes, mais qui, dans la phase actuelle du
monde, je l’ai montré plus haut, sont indispensables à la prospérité
d’un peuple.

La routine provoquée par l’inertie peut être due également à la pauvreté
des idées. Pas d’initiative possible, en effet, sans idées directrices.
Dans un livre sur les enseignements maritimes de la guerre l’amiral
Davelny fait remarquer que si notre marine a joué un rôle aussi effacé
au cours de la lutte, ce fut justement en raison de l’absence
d’initiative de ses chefs. «Il a manqué l’impulsion de la tête pour
opposer des moyens nouveaux à des méthodes nouvelles.» En cinq ans de
guerre notre marine ne sut prendre aucune initiative. Elle souffrit
aussi du terrible manque d’organisation, constaté dans la plupart de nos
services.

                   *       *       *       *       *

Nous venons de montrer à l’aide d’exemples précis les conséquences de la
routine. Les Allemands, eux aussi, en furent plus d’une fois victimes.
Leur vraie supériorité tint à ce que, grâce à une forte éducation
expérimentale, ils surent rejeter assez vite les théories erronées, quel
que fût le prestige de leurs défenseurs.

En réalité, si les Allemands commirent beaucoup d’erreurs, ce ne fut pas
généralement sous l’influence d’idées fixes mais sous l’impulsion de
sentiments fixes, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Parmi les plus actifs de ces sentiments figuraient l’orgueil, le besoin
de domination et le mépris de l’adversaire. A eux furent dues beaucoup
des fautes psychologiques rappelées dans une autre partie de cet
ouvrage.

Mais, je le répète, si les Allemands commirent des erreurs égales aux
nôtres ils surent s’incliner devant les leçons de l’expérience et ne
s’opposèrent jamais aux initiatives créatrices de progrès.

C’est pourquoi, au cours de la campagne, ils évoluèrent toujours
beaucoup plus vite que les Alliés. Nos critiques militaires ont bien dû
reconnaître les constantes initiatives germaniques. «Les alliés, écrit
le général Malleterre, ont toujours été devancés dans l’application par
l’état-major allemand qui a su ainsi conserver ou reprendre la
supériorité militaire à des époques où celle des alliés paraissait se
manifester ou même s’imposer.»

Parmi les initiatives allemandes il en est dont le rôle fut
considérable. Il suffira de mentionner parmi elles les suivantes:

Esage des grands mortiers automobiles auxquels fut due la chute si
rapide de Liége, Maubeuge, Anvers, etc. Emploi des gaz asphyxiants,
construction de grands sous-marins, création de canons tirant à 100
kilomètres, etc.

La cause principale de notre infériorité sur tant de points est
identique à celles que nous avons constatées en étudiant nos méthodes
industrielles: paralysie de l’initiative par la routine issue elle-même
de la persistance d’idées utiles autrefois, mais que l’évolution moderne
a rendues erronées.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est ni avec des lois ni avec des règlements qu’on remédiera aux
défauts psychologiques que révèle l’observation des diverses classes de
notre société. Seul un système d’éducation entièrement nouveau,
s’adressant beaucoup plus au caractère qu’à l’intelligence, pourra y
parvenir. La prodigieuse évolution des États-Unis est due à des méthodes
d’enseignement complètement différentes des nôtres.

Après avoir vu nos nouveaux alliés à l’œuvre et mesuré leur activité
féconde on comprend combien sont justes les réflexions d’un de nos plus
éminents savants, M. Le Chatelier, écrivant à propos de l’éducation en
Amérique, qu’un peuple formé par des méthodes d’éducation semblables
possédera une civilisation certainement supérieure à la nôtre.

Le rôle désastreux de notre université constitue d’ailleurs un nouvel
exemple de l’influence funeste de la routine créée par certaines idées
fixes.

Celles qui dirigent notre enseignement n’ayant jamais évolué, en effet,
il en résulte une infériorité partout reconnue. C’est avec raison que
dans la conclusion d’une grande enquête parlementaire sur l’Enseignement
universitaire, un éminent ministre, M. Ribot, a pu dire que notre
université est en partie «responsable des maux de la société française».
Responsable dans une grande mesure de nos premiers revers, pourrait-on
ajouter aussi.




CHAPITRE IV

Raisons psychologiques de la débâcle allemande.


§ 1.--Surprise générale produite par la débâcle allemande.

Toutes les causes de la défaite allemande ne sont pas nettement
déterminées encore. Il s’écoulera sans doute bien des années avant
qu’elles soient définitivement éclaircies.

La débâcle germanique constitua pour beaucoup d’Allemands aussi bien
d’ailleurs que pour les Alliés et les autres peuples, un des plus
incompréhensibles événements de l’histoire.

Les explications fournies par le _Livre Blanc_ que publia le
gouvernement allemand ne contribuent guère à l’éclairer. Elles montrent
seulement l’importance du rôle des facteurs psychologiques dans l’issue
de la grande guerre.

C’est en raison de cette influence des éléments psychologiques que nous
croyons pouvoir écrire quelques pages sur un sujet dont l’étude semble
réservée aux écrivains militaires.

                   *       *       *       *       *

On se rend compte à quel point la défaite allemande était difficile à
prévoir en relisant les discours des hommes d’État les plus éminents,
peu de jours seulement avant l’armistice. Ils montrent combien demeurent
parfois imprévisibles des événements fort prochains.

Parmi ces discours, un de ceux qui prouvent le mieux cette imprévision,
fut prononcé le 23 octobre 1918, c’est-à-dire dix-huit jours avant
l’armistice, par un des hommes alors les mieux documentés de l’univers,
M. Balfour, ministre des Affaires Étrangères anglais. Il disait:

  «_La fin de la guerre n’est pas encore en vue._ Nous n’avons pas lieu
  de supposer que nos ennemis vont, du moins les plus formidables
  d’entre eux, se désagréger devant la force morale et matérielle des
  puissances associées.»

La surprise de ce ministre fut naturellement très grande lorsque,
quelques jours plus tard, l’ennemi s’avoua spontanément vaincu. Son
étonnement se traduisit dans les termes suivants:

  «Je ne crois pas que dans l’histoire du monde il y ait eu un
  changement aussi foudroyant, aussi important dans la fortune de la
  guerre que celui qui s’est produit entre mars et octobre.»

En France il nous restait également bien peu d’espérance. La veille même
de la débâcle allemande nous avions presque perdu tout espoir de succès.
«Le soir du 29 mai 1918, écrit un de nos brillants historiens M.
Madelin, la victoire future de l’Entente eût paru hypothèse folle même à
nos meilleurs amis.» Paris était sérieusement menacé. Jamais l’Allemagne
n’avait paru plus près d’un triomphe définitif.

Ces citations ne montrent pas seulement combien la défaite allemande fut
imprévue. Elles indiquent aussi à quel point nous étions mal renseignés
sur l’état des armées ennemies. Notre manque de documentation à ce sujet
est même singulier. Dès le 14 août, en effet, on le sait aujourd’hui,
Ludendorff avouait à l’empereur que la guerre était perdue.

                   *       *       *       *       *

Les événements du début de l’année 1918 révèlent avec quelle rapidité la
victoire changea de camp.

La transformation opérée en quelques mois fut vraiment prodigieuse
puisqu’une série de défaites désastreuses pour les Alliés se termina par
leur éclatant triomphe. Quelques lignes suffiront à rappeler ces
immortelles pages de notre histoire.

Depuis le 21 mars 1918, les Allemands nous ayant déjà deux fois surpris
nous avaient infligé de durs revers. Le 27 mai, nous fûmes surpris
encore, au Chemin des Dames, c’est-à-dire d’un côté où leur présence
n’était même pas soupçonnée. Ils nous y furent près de 100.000
prisonniers et s’emparèrent d’un immense matériel de réserve accumulé
dans un secteur que nos chefs jugeaient inviolable.

A la suite de ce succès, la poussée des Allemands devint formidable. Le
27 mai au soir ils franchissent l’Aisne, le 29, ils prennent Soissons,
le 31, ils sont sur la Marne, le 1er juin ils entrent à Château-Thierry.

Paris semblait alors tellement menacé que le gouvernement qui avait déjà
envoyé en province ses grands services se préparait à vider la capitale
de ses habitants. La situation paraissait désespérée.

Elle ne l’était pas, pourtant, puisque cinq mois plus tard l’armée
allemande, forte encore de plus de 1.500.000 hommes, signait une
convention qu’un général ne se résigne à subir que lorsque sa force
combative est entièrement détruite.

Les conditions imposées étaient terribles, en effet, pour le vaincu.
Reddition de la presque totalité de son matériel de guerre, abandon de
l’immense flotte de cuirassés et de sous-marins orgueil de l’Allemagne,
évacuation de l’Alsace qu’on avait juré de ne rendre jamais, acceptation
des garnisons ennemies sur le Rhin, renonciation à toutes les colonies
si lentement et si coûteusement conquises. L’Allemagne qui se croyait
encore au faîte de la grandeur tombait brusquement dans un abîme
d’humiliations.

                   *       *       *       *       *

Des événements aussi prodigieux constitueront une inoubliable leçon pour
les peuples et les rois qui, confiants dans leur force, rêveraient de
nouvelles conquêtes. L’Allemagne se croyait sûre d’un succès complet et
rapide. Son organisation militaire et son armement étaient immensément
supérieurs aux nôtres. Elle avait cent chances contre une d’être
victorieuse et cependant elle fut vaincue.

Il faut donc bien reconnaître que dans les guerres modernes où des
peuples entiers sont aux prises, l’imprévisible peut déjouer les plus
savants calculs. A plusieurs reprises nous côtoyâmes l’abîme où tous les
neutres s’attendaient à nous voir sombrer. Nous n’y sombrâmes pourtant
pas, et l’Allemagne, malgré ses nombreuses victoires, fut finalement
écrasée.

                   *       *       *       *       *

Les lois générales qui régissent le sort des batailles montrent que leur
issue dépend le plus souvent de la valeur et du nombre des soldats, de
la capacité des chefs et de la puissance du matériel.

Mais toutes les prévisions fondées sur ces évidences s’écroulent quand
interviennent certaines circonstances fortuites, dont l’ensemble
constitue ce que notre ignorance qualifie de hasard.

Ces circonstances méritent bien le nom de fortuites car il dépend de
très peu de chose qu’elles se réalisent ou ne se réalisent pas.

La guerre mondiale se trouva précisément remplie de telles
circonstances.

Parmi les événements prouvant à quel point le succès d’une guerre peut
tenir à des circonstances imprévues nous citerons un fait rapporté par
l’amiral anglais Percy Scott[4] qui montre combien la destruction totale
de la flotte anglaise par les Allemands eût été facile.

  [4] Fifty years in the Navy.

L’amiral raconte qu’ayant visité, en novembre 1914, à Scapa Flow où
était réunie toute la flotte anglaise, l’amiral Jellicoë commandant
cette flotte, ce dernier lui déclara que rien ne la protégeant elle
pouvait être entièrement détruite en une nuit par quelques sous-marins.

Il est tout à fait incompréhensible, fait remarquer Percy Scott, que
notre flotte n’ait pas été anéantie. La seule explication possible est
que les Germains «ne pouvaient pas croire que nous fussions assez fous
pour placer nos vaisseaux dans une position où ils pouvaient être
facilement attaqués par des sous-marins». Deux espions leur avaient bien
signalé cette absence de défense, mais une telle déclaration parut si
invraisemblable que les espions furent soupçonnés de trahison et
fusillés immédiatement. Deux autres ensuite envoyés déclarèrent, pour
éviter le sort de leurs camarades, que la flotte anglaise était aussi
bien abritée que la flotte allemande dans le canal de Kiel. Les
Allemands renoncèrent alors à tenter une destruction qui leur eût été si
aisée et eût mis fin rapidement à la guerre. La révélation de cette
situation, ajoute l’amiral, «sera sans doute la plus amère des pilules
que les Germains aient jamais eu à avaler».

On pourrait citer encore, parmi les circonstances fortuites ayant joué
leur rôle dans l’issue de la guerre, le fait qu’elle eût été, sans
doute, prolongée de beaucoup, si le général Mangin avait, comme je le
raconte plus loin, suivi le conseil qu’on lui donnait de ne pas
continuer son offensive.

Ces possibilités diverses et celles résultant des alliances que nous
valurent les maladresses psychologiques des Allemands, montrent une fois
de plus le peu de valeur de la théorie du fatalisme historique. Ce sont
nos incertitudes et nos ignorances qui créent les prétendues fatalités
dont nous sommes ensuite victimes.


§ 2.--Causes attribuées par les Allemands à leur défaite.

L’armée et la nation constituèrent chez tous les peuples, pendant la
guerre, deux éléments réagissant constamment l’un sur l’autre.

Il est visible que le peuple russe fléchit avant que ses armées eussent
été détruites, mais pour l’Allemagne on ne sait pas encore nettement qui
céda le premier, de l’armée ou du peuple.

Les chefs des troupes impériales prétendent que ce sont les plaintes du
peuple qui démoralisèrent l’armée, mais d’autres écrivains assurent au
contraire que c’est la démoralisation des soldats qui entraîna celle de
la nation.

Autant qu’on en peut juger aujourd’hui d’après les plus récents
documents, il semble bien qu’à un certain moment le moral des généraux
et de l’armée allemande se trouva fort déprimé. A l’appui de cette
hypothèse se trouve la dépêche d’Hindenburg télégraphiant au moment de
la discussion des projets de paix devant le Reichstag: «qu’il ne pouvait
plus tenir ses troupes, qu’elles lui échappaient et que sans un
armistice, il serait forcé de capituler avec l’armée entière».

Cette mentalité ne fut pas seulement celle du dernier moment puisque,
dès le 1er octobre, Ludendorff déclarait:

«Nous sommes dans une situation terrible; à chaque instant, la rupture
du front peut se produire.»

Armées fatiguées, généraux démoralisés, indignation d’un peuple déçu
dans toutes ses espérances, telles semblent bien avoir été les causes de
la débâcle.

Les polémiques des écrivains allemands restent cependant assez
contradictoires. Le colonel Bauer, ami et compagnon de Ludendorff,
déclare que: «La troisième et dernière offensive fut un échec, parce que
Ludendorff avait sacrifié ses meilleures troupes en d’inutiles
offensives.»

Dans la _Frankfurter Zeitung_ du 26 janvier 1919, le commandant Paulus
écrit:

  «Dire que l’intérieur est seul cause de la défaite et seul a forcé
  Ludendorff à demander au chancelier d’engager des négociations en vue
  d’un armistice immédiat, n’est pas exact. A la fin de septembre 1918,
  l’armée allemande était déjà en retraite sur la ligne de résistance
  Anvers, Bruxelles, Namur, Thionville et Metz. Ce n’est donc pas le
  front intérieur mais le haut commandement allemand qui, par manque de
  capacités et de volonté est responsable de l’effondrement.»

En fait, les résultats des guerres modernes sont dus à une série de
causes diverses qu’il faut étudier séparément pour saisir le rôle de
chacune d’elles. Essayons de le faire maintenant.


§ 3.--Causes diverses contribuant à déterminer l’issue d’une guerre.

_Rôles de l’esprit offensif et de l’esprit défensif._--A en juger par
les enseignements de la dernière guerre, on pourrait dire de l’offensive
ce qu’Ésope disait de la langue qu’elle est la meilleure et la pire des
choses. L’esprit d’offensive causa nos premières défaites, mais il nous
valut aussi nos définitifs succès.

L’esprit d’offensive ne cessa d’animer nos chefs au début de la campagne
lorsque la victoire leur semblait assurée. Il représentait alors la
doctrine de l’École de guerre.

Cette doctrine perdit bientôt son prestige à la suite de défaites
répétées. Elle le perdit même au point que, malgré la supériorité de nos
effectifs, nous demeurâmes immobilisés quatre ans devant les Allemands
qui eux-mêmes voulant terminer leurs opérations en Russie avant de nous
attaquer, restaient sur la défensive. Le principe de l’inviolabilité des
fronts avait fini, je l’ai déjà fait remarquer, par devenir un dogme
dans l’esprit de nos généraux.

Le fait que l’esprit d’offensive n’est qu’un des divers éléments dont
l’ensemble permet de triompher se prouve par l’insuccès des Allemands
dans leurs trois dernières grandes attaques, notamment celle du 27 mai
1918, qui après avoir conduit Ludendorff jusqu’à la rive gauche de la
Marne, se termina par un échec.

Le moral du soldat se trouve évidemment stimulé par l’offensive et
déprimé par la défensive. Mais il est plus déprimé encore par une
offensive malheureuse.

C’est précisément ce qui arriva en 1914, au début de la campagne. Les
Allemands, connaissant la doctrine de notre état-major, savaient que
nous attaquerions et qu’en se retirant ils nous attireraient à leur
poursuite sur des champs de bataille aménagés par eux, à Sarrebourg et à
Morhange notamment. Ils y obtinrent en effet, des victoires signalées.

L’offensive représente en réalité une force morale qui doit s’appuyer
sur des forces matérielles suffisantes et dirigées habilement. Mal
préparée, les pertes seront d’autant plus élevées que l’esprit
d’offensive des soldats aura été plus énergique. Nous en fîmes maintes
fois l’expérience malheureuse pendant la guerre.

En résumé, la suprématie du feu et celle des combinaisons tactiques
semblent des conditions préalables du succès de l’offensive. Si nos
pertes de combattants furent aussi énormes, c’est que les Allemands
gardèrent presque toujours la suprématie de l’artillerie.


_Rôle de divers éléments psychologiques: idéal, confiance, surprise,
etc._--A côté de l’esprit d’offensive il existe encore certains éléments
psychologiques: idéal, surprise, unité de commandement, etc., que nous
avons étudiés déjà, dont l’influence est incontestable, mais à la
condition qu’elle soit combinée avec d’autres facteurs.

Aussi peut-on dire que le président Wilson a fortement exagéré en
parlant de «l’irrésistible force spirituelle de l’armée des États-Unis,
laquelle a terrifié l’ennemi».

La puissance de cette force morale fut grande assurément, mais elle eût
été bien faible sans un appui matériel.

La confiance représente un autre élément psychologique d’une portée
considérable.

Considérable, mais également très insuffisante à elle seule et, parfois
même, dangereuse. Au début de la campagne nos généraux se croyaient sûrs
de la victoire et cette confiance contribua à nos premiers revers. Les
généraux allemands possédaient une confiance aussi forte et elle
entraîna successivement leurs succès et leur défaite.

Dans une interview, le maréchal Foch déclarait qu’il n’avait jamais
douté de l’issue de la guerre: «A la guerre, ajoutait-il, c’est celui
qui doute qui est perdu. On ne doit jamais douter.»

Assurément, mais les Allemands eux non plus ne doutaient pas du succès
et cela ne les a pas empêchés d’être écrasés.


_Rôle du nombre des combattants._--Le nombre des combattants a une
importance évidente, mais non prépondérante cependant puisque, pendant
plusieurs années, les effectifs de l’Entente, aussi bien sur le front
français que sur le front russe, dépassèrent fortement ceux des
Allemands et que nous ne pûmes alors ni les repousser ni même obtenir de
succès partiels importants.

Si, malgré l’infériorité de leur nombre, les Allemands furent souvent
victorieux, c’est qu’ils nous restaient fort supérieurs par leur
artillerie, par leurs procédés de fortification de campagne et par
beaucoup d’initiative.

Longtemps, nous crûmes le nombre des hommes plus important que celui des
canons. Cette coûteuse erreur contribua fortement à la perte de quatorze
cent mille hommes sur les trois millions de soldats environ que, par un
effort gigantesque, nous avions amenés sur le front.

La confiance dans la puissance du nombre qui exerça une véritable
fascination sur notre conduite de la guerre, continue à intervenir
encore dans l’interprétation de ses résultats.

Suivant plusieurs écrivains militaires, les Allemands ayant engagé
toutes leurs forces au cours des grandes offensives de mars, avril et
mai, n’auraient plus gardé de réserves disponibles tandis que nous en
possédions. D’où leur défaite.

En réalité, au 1er juillet 1918, l’ennemi avait encore en France plus de
quinze cent mille hommes, disséminés, il est vrai, sur un front beaucoup
trop étendu, ce qui le rendait faible partout.

Il était, dès lors, probable que des attaques en masse sur plusieurs
points briseraient ce mince cordon. Mais il fallait, pour y arriver, que
nous nous décidions à multiplier nos offensives de divers côtés. Or, les
Allemands n’avaient aucune raison de supposer que nous les
multiplierions puisque pendant quatre ans nous n’avions jamais osé
tenter une telle opération. Toutes nos attaques antérieures n’avaient
eu, en effet, pour but que des objectifs très limités.

C’était la doctrine du haut commandement. Ce ne fut pas heureusement
celle du maréchal Foch quand il devint le maître, mais il rencontra
beaucoup de résistance à l’exécution de ses ordres.

Le général Mangin rappelle, dans une interview publiée par _Le Matin_,
qu’avant son attaque du 18 juillet, il était invité à la prudence.

--«Faites attention, me disait-on; allez-y doucement et n’occupez que
des positions où vous puissiez passer l’hiver.»

Les premières avances ayant réussi au delà des espérances, il était
clairement indiqué de les continuer de proche en proche sur tout le
front. Ce ne fut pas sans hésitation, pourtant, que cette offensive
générale se réalisa. Dans l’interview citée plus haut, le même officier
raconte qu’on lui ordonna de l’arrêter, alors même que l’ennemi reculait
de toutes parts. L’intervention du généralissime Foch fut nécessaire
pour lui permettre de continuer.

On peut considérer comme probable, aujourd’hui que si l’emploi habile
des réserves joua un certain rôle dans la débâcle finale des Allemands,
ce rôle ne fut nullement prépondérant.

Le facteur vraiment capital, fut d’avoir su profiter d’une attaque
heureuse jetée sur le flanc de l’assaillant pour continuer une série
ininterrompue de coups vigoureux sur toute l’étendue de la ligne.


_Influence de l’expédition d’Orient._--Nous voici arrivés à une des
causes de la défaite allemande, que n’invoquent guère les écrivains
militaires français ou étrangers, mais qui, cependant, est peut-être, de
toutes les influences énumérées jusqu’ici, une des plus importantes.

L’abandon de la lutte par les Bulgares et les Turcs, à la suite de nos
succès en Orient, exerça, en effet, une démoralisante action sur
l’esprit des généraux allemands et aussi de la population.

Turcs et Bulgares étant hors de cause, et les troupes autrichiennes en
retraite les routes de Vienne et, par conséquent, celles de l’Allemagne
se trouvaient ouvertes.

L’idée que les Français ravageraient à leur tour les provinces
allemandes comme nos départements avaient été ravagés sembla si
effrayante aux Germains, qu’une paix quelconque fut jugée préférable et
c’est pourquoi, sans doute, ils mirent tant de hâte à solliciter un
armistice, malgré la dureté des conditions imposées.

On voit à quel point fut heureuse l’initiative, si combattue en France,
par beaucoup d’hommes politiques et par notre grand état-major, d’une
expédition à Salonique. Elle ne servit à rien pendant plusieurs années,
mais au dernier moment, quand un chef énergique remplaça le général
temporisateur qui la dirigeait, elle devint la cause indirecte de notre
victoire en Occident.

Si même nous avions attendu seulement quelques semaines avant d’accorder
l’armistice, nous aurions pu le signer à Berlin, ce qui eût été d’une
bien autre portée morale que de le signer sur notre propre territoire.
Les Allemands n’auraient pu alors soutenir qu’ils n’avaient pas été
militairement vaincus.

                   *       *       *       *       *

L’esquisse qui précède, montre de quels problèmes se trouve hérissée
l’histoire de la grande guerre.

Notre exposé, bien que confiné surtout dans le domaine de la
psychologie, a fait voir quelles incertitudes enveloppent les faits en
apparence les plus faciles à connaître.

Dans les événements historiques, les moindres parcelles de vérité sont
entourées de nuages qui les rendent bien difficilement accessibles. Les
mêmes faits se trouvent transformés entièrement par les illusions et les
passions de leurs narrateurs.

Nous sortons à peine de la guerre et déjà nous voyons combien sont
contradictoires les récits publiés sur des points essentiels depuis les
origines du conflit jusqu’aux causes de la débâcle germanique.

Ce n’est pas aux hommes d’aujourd’hui qu’il sera donné de connaître
beaucoup de certitudes sur notre grande épopée. En histoire la vérité
est toujours fille du temps. Il a fallu plus de cinquante ans de
recherches pour éclairer les causes de la défaite de Napoléon à
Waterloo.

La vérité ne peut être demandée aux acteurs des grands drames dont ils
furent les héros. Entraînés par les événements ils les subissent et
souvent même ils ne les comprennent pas.

Et c’est pourquoi, en histoire comme en sociologie, c’est le général
surtout et non le particulier qu’il faut s’efforcer d’atteindre. Alors
seulement les horizons se dégagent et, au-dessus des phénomènes
éphémères, apparaît l’engrenage des lois éternelles qui en guident le
cours.




CHAPITRE V

Le coût des guerres modernes.


Il est probable que depuis les origines du monde aucune guerre n’a
autant coûté en hommes et en matériel que celle qui vient de se
terminer. La raison en est évidente. Jamais des peuples entiers
n’avaient été aux prises et les anciens moyens de destruction ne peuvent
se comparer à ceux mis par la science moderne aux mains des combattants.

On pourrait dire à première vue que cette lutte gigantesque a également
ruiné les vainqueurs et les vaincus, si en réalité l’Angleterre n’en
avait retiré un immense agrandissement de territoire. Elle a pris toutes
les colonies allemandes, établi son protectorat sur l’Égypte, la
Palestine, la Mésopotamie, la Perse, etc. L’avenir seul dira si cet
agrandissement lui aura été favorable. Pour le moment son hégémonie
s’est substituée à celle de l’Allemagne mais l’histoire montre que les
hégémonies à base militaire n’ont jamais duré et furent génératrices de
nombreuses guerres.

Ces considérations sont d’ailleurs indépendantes de l’état actuel des
pertes résultant de la guerre, auxquelles est consacré ce chapitre.

                   *       *       *       *       *

Sans être encore bien certaines les statistiques qui suivent donnent une
idée des effroyables pertes que le monde a subies.

Les meilleurs chiffres paraissent être ceux donnés par M. Wilson dans un
discours prononcé à Tacoma (États-Unis) le 13 septembre 1919. L’auteur
Les accompagne de la réflexion suivante: «Si je n’avais ces chiffres de
source officielle il me serait impossible de les tenir pour exacts.»

Voici, suivant lui, ce qu’a coûté la guerre aux puissances alliées:
Grande-Bretagne, 207 milliards 600 millions de francs, France 135
milliards 200 millions[5], Russie 93 milliards 600 millions, Italie 67
milliards 600 millions. Au total en y comprenant la Belgique, le Japon
et les autres États plus petits, 639 milliards 600 millions.

  [5] Ce chiffre semble erroné. D’après les chiffres officiels donnés à
    la Chambre des Députés, le total de nos dépenses, du 6 août 1914 au
    31 décembre 1919, serait d’environ 200 milliards. Au Sénat, M.
    Antonin Dubost a établi un autre chiffre. «Tout compris, dit-il,
    c’est une somme de 400 milliards que représentent nos obligations
    financières: cette somme dépasse l’évaluation de notre richesse
    nationale avant la guerre.» En réalité personne n’est capable
    aujourd’hui de chiffrer exactement ce que la guerre a coûté.

Les puissances centrales ont dépensé de leur côté: Allemagne 203
milliards, Autriche 109 milliards 200 millions, Turquie et Bulgarie 15
milliards 600 millions; au total 327 milliards 600 millions. Soit en
tout pour les frais de la guerre 967 milliards 200 millions.

En tués à l’ennemi, la Russie aurait perdu 1 million 700 mille hommes,
l’Allemagne 1 million 600 mille, la France 1 million 385 mille, la
Grande-Bretagne 900 mille, les États-Unis 50 mille; soit pour l’ensemble
des belligérants, 7 millions 450 mille hommes.

Quant aux pertes matérielles subies par la France leur plus exacte
évaluation a été donnée dans une remarquable étude, que publiait en mars
1920 un des Ministres ayant collaboré au traité de paix, M. André
Tardieu. Parlant des tentatives faites par certaines puissances pour
modifier le traité de Versailles, l’auteur disait:

Si le traité n’est pas exécuté, je demande ce qu’il adviendra de la
France,--de la France, dont la dette (_en évaluant la dette extérieure
au cours du jour_) est de 257 milliards; de la France, qui payait, en
1913, 4 milliards d’impôts et qui en paiera cette année 18 milliards; de
la France privée totalement de l’industrie d’une région, qui produisait
94 p. 100 de nos tissus de laine, 90 p. 100 de nos filés de lin et de
notre minerai, 83 p. 100 de notre fonte, 70 p. 100 de notre sucre, 60 p.
100 de nos cotonnades, 55 p. 100 de notre charbon, 45 p. 100 de notre
énergie électrique; de la France, qui a perdu le tiers de sa flotte
marchande; qui supporte, sur ses chemins de fer, un déficit de plus de 2
milliards et dont la balance commerciale est en déficit de 20 milliards;
de la France enfin, qui a laissé sur les champs de bataille 57 p. 100 de
ses hommes de 19 à 34 ans».

                   *       *       *       *       *

Tous ces chiffres sont dignes de nos méditations. Il est évident que si
la raison avait une influence quelconque sur la conduite des peuples, de
semblables guerres ne recommenceraient pas d’ici bien longtemps, mais la
mémoire affective des nations est si courte, les impulsions
sentimentales et mystiques qui les précipitent les unes sur les autres
si fortes, que les espoirs de paix pour l’avenir restent bien
incertains. A l’heure où j’écris ces lignes la Pologne est en guerre
avec tous les pays voisins. Les Italiens et les Balkaniques se menacent,
l’Allemagne se débat en proie aux fureurs de la guerre civile et
d’autres pays en sont également victimes. Le vent de folie qui a soufflé
sur le monde n’est pas encore calmé.




LIVRE IV

PROPAGATION DES CROYANCES ET ORIENTATION DES OPINIONS




CHAPITRE I

Comment se créent les opinions et les croyances.


Les opinions et les croyances ayant joué pendant la guerre un rôle
essentiel, il ne sera pas inutile de consacrer quelques pages au
mécanisme de leur formation.

Je résumerai d’abord en quelques lignes les principes exposés dans mon
livre: _les Opinions et les Croyances_[6].

  [6] Un volume in-18, 14e édition. (Bibliothèque de Philosophie
    scientifique.) E. Flammarion, éditeur.

La croyance est un acte de foi qui fait admettre en bloc et sans
discussion une assertion ou une doctrine. La connaissance dérive
uniquement de l’observation et de l’expérience.

Croyance et connaissance sont donc choses fort différentes puisque la
croyance a pour source une adhésion inconsciente alors que la
connaissance dérive de l’observation et de l’expérience interprétées par
le raisonnement.

Il est fort difficile de posséder des connaissances et très facile
d’acquérir des croyances.

La croyance se propage surtout par suggestion et contagion mentale.
Devenue collective, elle acquiert une irrésistible force.

Les opinions peuvent avoir une origine rationnelle c’est-à-dire dérivée
de l’expérience et du raisonnement, mais elles ne sont généralement que
des croyances en voie de formation.

Alors que les opinions et les croyances ont le plus souvent des sources
sentimentales ou mystiques, la connaissance ne peut dériver que de
l’intelligence.

                   *       *       *       *       *

La plupart des opinions émanent du milieu social auquel appartiennent
ceux qui les professent. Militaires, magistrats, ouvriers, marins, etc.,
ont les opinions de leur groupe et par conséquent des jugements très
voisins. Enveloppés des idées de ce groupe, ils perdent leur
individualité et ne possèdent que des opinions collectives. L’homme
moderne tend ainsi à devenir de plus en plus un être collectif.

Ne pouvant examiner en détail ici les éléments qui font naître, grandir
et disparaître opinions et croyances, je renverrai le lecteur au livre
que j’ai consacré à cette étude et me bornerai à rappeler, avec divers
exemples, l’énumération des grands facteurs de l’opinion: l’affirmation,
la répétition, le prestige, la suggestion, la contagion.

Leur action varie, naturellement, suivant l’état mental des êtres sur
lesquels ils s’exercent et surtout suivant que ces êtres sont des
individus isolés ou des collectivités.

Quelques faits suffiront pour montrer dans les événements récents le
rôle de ces divers éléments de la persuasion.

                   *       *       *       *       *

Les deux premiers, l’affirmation et la répétition, furent constamment
employés par les gouvernants allemands, notamment au début du conflit.
Il s’agissait alors de prouver, contre toute évidence, que les Anglais
et les Russes avaient attaqué traîtreusement l’Allemagne avec l’aide des
Français qui, pour la forcer à la guerre, venaient d’envoyer des avions
bombarder Nuremberg.

Ces assertions, répétées sous toutes les formes par la presse
germanique, furent acceptées sans discussion et on peut dire que sur 70
millions d’Allemands, il n’y en eut peut-être pas un seul, en dehors des
gouvernants, qui n’ait été convaincu de l’agression sournoise des Alliés
contre l’Allemagne.

Le célèbre manifeste des 93 intellectuels prouva qu’une telle opinion
s’était implantée dans les esprits les plus éclairés.

L’attaque supposée de l’Allemagne par des rivaux jaloux provoqua une
explosion de fureur indignée chez des savants pourtant très pondérés.
C’est ainsi que l’illustre psychologue Wundt écrivait cette phrase déjà
rappelée dans un de mes précédents ouvrages: «Non, cette guerre n’est
pas de la part de nos ennemis une guerre vraie, ce n’est même pas une
guerre, car la guerre aussi a ses droits et ses lois. C’est une attaque
infâme de brigands.»

Il est évident que des esprits non hallucinés par les affirmations
répétées du gouvernement allemand auraient vite découvert, grâce à la
lecture des dépêches diplomatiques publiées dès le début du conflit, que
la Grande-Bretagne, d’ailleurs sans armée, sans préparation et gouvernée
comme la France par des pacifistes professionnels, avait fait des
efforts désespérés pour empêcher la guerre. Mais les déclarations du
gouvernement allemand étaient si catégoriques et si répétées qu’elles
avaient créé cette foi aveugle contre laquelle la raison reste toujours
sans prise.

Pour ébranler un peu, bien peu d’ailleurs, la conviction générale des
Allemands sur les origines de la guerre, il fallut la publication d’un
mémoire de l’ambassadeur d’Allemagne en Angleterre au moment du conflit,
le prince Lichnowski. Il y prouvait nettement que la Grande-Bretagne
avait tout fait pour éviter la conflagration. Cet aveu exaspéra les
convaincus, mais ne les convertit pas.

Il les convertit si peu que, dans un de ses discours, l’ancien
vice-chancelier de l’empire, M. Helfferich, disait: «L’Angleterre,
utilisant l’occasion fournie par le meurtre de Sarajevo, en a appelé du
travail pacifique à la force des armes. Ainsi la guerre a dépassé de
beaucoup sa cause primitive: elle est devenue la lutte entre la
domination britannique mondiale et le libre développement des peuples.»

Nous venons de voir les résultats de l’affirmation et de la répétition.
Elles transforment en vérités apparentes les plus manifestes erreurs. La
vérité réelle finit sans doute par se découvrir plus tard, mais
seulement après que l’erreur a produit d’irréparables effets.

                   *       *       *       *       *

La contagion mentale est, après l’affirmation et la répétition, un des
plus actifs agents de persuasion.

Elle constitue un phénomène physiologique ayant pour conséquence non
seulement l’imitation de certains actes, mais l’acceptation inconsciente
de sentiments et de croyances.

La contagion mentale s’observe chez tous les êtres, de l’animal à
l’homme, surtout quand ils sont en foule. Agissant sur les régions
profondes du subconscient, elle est presque entièrement soustraite à
l’action de la volonté et de la raison.

La plupart des sentiments, le courage et la peur, par exemple, peuvent
devenir contagieux. Contagieux également la charité, la solidarité, le
dévouement. La guerre en a fourni de nombreux exemples. L’instinct du
mal aussi se trouve malheureusement très contagieux.

La force de la contagion mentale est immense et peu d’hommes sont
capables d’y échapper. Sous son influence, les caractères arrivent à des
transformations momentanées profondes. Le pacifiste endurci pourra
devenir guerrier héroïque et le placide bourgeois un farouche sectaire.

C’est par la contagion mentale que les opinions et les croyances se
propagent et que les sociétés se stabilisent. Elle représente donc une
des plus grandes forces de l’histoire.

Le rôle de la contagion mentale devient prépondérant dans ces périodes
critiques de l’évolution des peuples où des événements imprévus
troublent les équilibres habituels de la vie mentale. L’individu se
montre alors très influençable et se sacrifie sans hésiter sous
l’influence de la contagion créée par l’exemple.

L’histoire en fournit d’innombrables preuves, en Russie notamment, où
ont toujours pullulé des sectes exigeant de leurs adeptes des
mutilations variées ou même le suicide. Lorsque, vers la fin du XVIIe
siècle, des prophètes se mirent à y prêcher le suicide par le feu, ils
recrutèrent rapidement de nombreux fidèles qui, après avoir édifié de
vastes bûchers, se précipitaient dans les flammes avec leurs prophètes.
Plus de 20.000 périrent ainsi en peu d’années.

Ce fut également par contagion mentale que de nos jours l’immense armée
russe se désagrégea en quelques mois. Le socialisme y triompha également
beaucoup plus par contagion que par ses chimériques promesses.

On ne saurait exagérer la puissance de la contagion mentale. Elle
peut--chez les collectivités surtout--dominer les caractères faibles au
point de leur inspirer des actes absolument contraires à leurs
convictions.

Dans un ouvrage consacré à l’étude psychologique de la Révolution
française, j’ai montré quel rôle considérable y exerça la contagion
mentale.

Un des plus frappants exemples est celui rapporté par M. Denys Cochin,
d’après les mémoires inédits de Louis-Philippe.

La veille du jour où la Convention allait décider du sort de Louis XVI,
le duc d’Orléans protestait avec indignation contre l’idée qu’il pût
voter la mort du Roi. Il la vota pourtant. Son caractère faible n’avait
pas su résister à la contagion mentale exercée par l’assemblée.

Rentré chez lui et soustrait à cette influence, le duc fondit en larmes,
déclarant à ses enfants qu’il était indigne d’être embrassé d’eux, puis
ajouta: «Je suis trop malheureux, je ne conçois plus comment j’ai pu
être entraîné à ce que j’ai fait.»

Il ne pouvait le concevoir en effet, puisque c’est de nos jours
seulement que les progrès de la psychologie nous permettent de
l’expliquer.

L’action de la contagion mentale s’est manifestée bien des fois durant
la dernière guerre, non seulement dans les actes de solidarité et de
courage tenace des soldats du front, mais dans certaines circonstances
de la vie civile.

On vit ses effets à Paris lorsque les explosions de bombes réunissaient
dans une même cave des personnes d’origine très diverses. Tous ces
êtres, séparés par les barrières de leurs différences sociales,
intellectuelles et sentimentales, se sentaient soudain de la même
famille. La race, déesse invisible, était là, unifiant par contagion
mentale tous les cœurs. Chacun restait calme avec l’obscur sentiment
qu’un geste, un mot d’inquiétude aurait soulevé dans l’âme de son voisin
une angoisse, bientôt propagée de proche en proche. La vague de panique
collective ne se manifesta jamais parce que la vague de courage,
soutenue par la contagion mentale, fut assez forte pour l’empêcher de
naître.

Les croyances répandues par contagion mentale ne se combattent pas avec
des raisons, mais avec des croyances contraires, propagées à l’aide de
meneurs connaissant l’art spécial de soulever les foules.

                   *       *       *       *       *

A côté de la contagion mentale se place comme facteur des opinions, et
par conséquent comme mobile de la conduite, le prestige. Les êtres
entourés de prestige dominent facilement les multitudes. Les Allemands
se faisaient massacrer en rangs serrés, sans discussion, pour plaire à
leur empereur, personnage doué de grand prestige, nul n’ignorant, ainsi
que le rappelait d’ailleurs ses discours, qu’il était le représentant de
Dieu sur la terre et parlait en son nom.

Malgré l’autorité conférée au César allemand par l’association divine
dont le peuple était convaincu, son prestige n’a jamais égalé celui de
Napoléon, même après sa chute. Bien que ne prétendant représenter aucune
divinité, il réussit en revenant de l’île d’Elbe, à conquérir presque
seul un grand royaume défendu par une puissante armée. Ce prestige
survécut à sa mort, puisque, du fond de son tombeau, il fit sacrer
empereur son neveu.

Le rôle du prestige dans la vie des peuples est donc considérable. Les
lois, les institutions et tous les éléments de la vie sociale se
maintiennent surtout par leur prestige et s’évanouissent dès qu’il
disparaît.

Si les sociétés sont fort ébranlées aujourd’hui, c’est que le prestige
qui enveloppait jadis certaines valeurs morales a disparu.

                   *       *       *       *       *

Parmi les éléments générateurs de la persuasion, mentionnons encore la
suggestion. Elle peut s’exercer de façons fort différentes. Une des plus
importantes est celle de la presse.

Les journaux sont devenus aujourd’hui les grands facteurs de l’opinion.
Le journal utilise en effet tous les moyens de persuasion dont nous
avons montré l’action affirmation, répétition, contagion et prestige. Si
indépendant que soit le lecteur, la répétition des mêmes idées sous des
formes diverses finit par l’influencer sans qu’il s’en aperçoive et par
modifier ses opinions.

Les Allemands ont fait pendant la guerre un usage considérable de ce
moyen de persuasion. Non seulement le gouvernement avait entre les mains
la plupart des journaux germaniques, mais en outre, il consacra des
sommes énormes à l’achat du plus grand nombre possible de journaux dans
tous les pays. Un procès célèbre a montré qu’il n’avait pas reculé
devant une dépense de 12 millions pour tâcher d’acquérir un important
journal français.

C’est grâce à la presse que les pangermanistes, appuyés par le
gouvernement, amenèrent lentement le peuple allemand à souhaiter la
guerre. On sait que ce fut également au moyen d’une presse largement
payée pendant plusieurs années que Bismarck constitua le mouvement
d’opinion d’où résulta la guerre de 1870, origine de l’unité allemande.
Bien que possédant la force matérielle, il n’avait pas osé s’en servir
avant d’avoir conquis l’opinion.

En fait, l’opinion a de tout temps dominé le monde.

«Elle est, disait Napoléon, une puissance invincible, mystérieuse, à
laquelle rien ne résiste.»

Qui se rend maître de l’opinion peut conduire un peuple aux actes les
plus héroïques aussi bien qu’aux plus absurdes aventures.

Les hommes d’État supérieurs surent toujours diriger l’opinion, les
politiciens médiocres se bornent à la suivre.

                   *       *       *       *       *

A côté de la persuasion créée par les journaux se trouve celle
qu’exercent certains orateurs. Le journal et l’orateur poursuivent le
même but: convaincre, mais ils y arrivent par des voies différentes.

L’orateur capable de soulever les foules possède une influence
personnelle qui le dispense d’invoquer des raisons.

On connaît l’histoire de cet acteur aimé du public qui fit le pari de
provoquer l’enthousiasme de toute une salle en prononçant, avec des
gestes convenables, des phrases totalement dépourvues de sens, mais dans
lesquelles il intercalerait au hasard des mots prestigieux: patrie,
honneur, drapeau, etc. Il fut frénétiquement applaudi.

On peut rapprocher de ce fait celui que raconte M. Bergson, accompagnant
en Amérique un brillant orateur chargé de faire de la propagande pour
les Alliés devant un public ignorant complètement le français. Son
succès fut cependant immense.

  «C’était, dès les premiers mots, une adhésion en quelque sorte
  physique de l’auditoire, qui se laissait bercer par la musique du
  discours. A mesure que l’orateur s’animait et que ses gestes
  dessinaient plus fortement sa pensée et son émotion, les assistants,
  attirés à l’intérieur de ce mouvement, adoptaient le rythme de
  l’émotion, emboîtaient le pas à la pensée et comprenaient en gros la
  phrase lors même qu’ils n’en saisissaient pas les mots.»

Faire naître, grandir ou disparaître des sentiments, c’est tout l’art de
l’orateur. Les sentiments l’emportèrent toujours sur les arguments
rationnels les plus sûrs.

                   *       *       *       *       *

Notre énumération des facteurs de l’opinion ne constitue qu’une bien
sommaire esquisse. Pour la rendre moins incomplète, il faudrait montrer
comment ces facteurs influencent les diverses mentalités, car il est
évident que toutes ne réagissent pas de la même façon.

Chez beaucoup, on ne réussit d’abord qu’à créer des convictions. C’est
déjà quelque chose, mais la conviction ne devient utile que rendue assez
intense pour déterminer l’action et surtout une action continue ne
fléchissant jamais.

Cette forme de conviction agissante est celle que les hommes qui
dirigent l’opinion doivent s’efforcer de provoquer et surtout de
maintenir.

Dans la dernière guerre, le succès appartint aux combattants dont les
convictions furent assez fortes et l’énergie assez grande pour les
amener à résister le plus longtemps.

Les éléments d’où dérivent les opinions et les croyances constituent un
arsenal psychologique d’une puissance considérable mais d’un maniement
difficile. Quelques exemples vont montrer comment les Allemands surent
l’utiliser et quels résultats ils en ont obtenu.




CHAPITRE II

Le maniement des armes psychologiques.


Dans une ingénieuse fiction, le plus célèbre des romanciers anglais
envoie sur notre planète les habitants d’un astre lointain. Supposons
les mêmes visiteurs venus, pendant la guerre, prier un chef germain de
les renseigner rapidement sur la valeur respective des diverses armes
utilisées pendant les combats. Quelle réponse eussent-ils obtenue?

Sans doute le guerrier aurait exposé avec orgueil quelques-unes des
grandes inventions qui conduisirent à un si haut degré l’art de
détruire: avions permettant d’anéantir les merveilles de l’art, et
d’exterminer les habitants des cités; mitrailleuses à tir rapide
capables de faucher en quelques minutes des milliers d’hommes vigoureux
et jeunes, espoir de l’avenir; gaz toxiques enveloppant les armées d’un
nuage mortel. Il leur aurait montré aussi les ingénieux sous-marins qui
envoient instantanément au fond des mers de grands paquebots chargés
d’inoffensifs passagers.

Si, désireux de compléter leur documentation sur la valeur des machines
produisant de tels effets, les visiteurs avaient demandé le résultat
final de l’extermination de tant de millions d’hommes, il eut bien fallu
leur avouer que le seul résultat décisif obtenu n’avait encore été que
la ruine générale de l’Europe.

Et si les planétaires personnages, après avoir pris connaissance des
principaux événements de la guerre, s’étaient enquis de la nature des
armes qui avaient pu, en quelques semaines, désagréger les troupes
russes, ils eussent appris que ces immenses légions de combattants
furent uniquement vaincues par certaines armes immatérielles plus
puissantes que tous les canons, les armes psychologiques.

                   *       *       *       *       *

En quoi consiste cet arsenal psychologique dont la force s’est montrée
si grande?

Il comprend simplement le maniement du clavier des facteurs moraux que
nous avons succinctement énumérés dans le précédent chapitre mais sans
indiquer sur quels éléments de la personnalité ils agissent ni comment
on doit les employer.

Leur maniement n’est pas facile. Le clavier mental est délicat et son
emploi malhabile, dangereux. Bien manié, il permit à l’Allemagne de
désagréger des armées jadis très vaillantes; mal manié, il lui créa
d’irréductibles ennemis.

Les succès des Allemands en Russie prouvent qu’ils avaient fini par
devenir experts dans une science jadis ignorée d’eux.

Au début de la guerre, leur incapacité à pénétrer la pensée, les
sentiments et par conséquent les mobiles de conduite des hommes fut
prodigieuse. Elle dressa contre eux les plus grands peuples. D’abord
l’Angleterre, dont la neutralité eût été si facile à obtenir, puis
l’Italie et enfin les États-Unis.

La cause première de leurs échecs fut de croire que tous les hommes se
mesurent au même mètre et obéissent aux mêmes mobiles.

N’ayant que des principes erronés pour guide, les Allemands employèrent
d’abord uniquement comme armes psychologiques les menaces, la terreur et
la corruption.

Très capables d’agir sur certaines âmes inférieures, ces armes se
montrèrent inefficaces sur les peuples stabilisés par leur passé. La
Belgique se laissa incendier et torturer sans céder. Les menaces
n’eurent d’autres résultats que de faire surgir du sol anglais trois
millions de volontaires. Aux États-Unis, menaces et complots eurent pour
unique conséquence de rompre une neutralité que l’Allemagne aurait dû se
conserver à tout prix.

                   *       *       *       *       *

Instruits par l’expérience, les Allemands finirent par reconnaître
qu’ils s’étaient profondément trompés sur les moyens d’influencer l’âme
des peuples. C’est alors que furent substituées aux procédés grossiers
d’intimidation des méthodes plus subtiles et plus sûres.

Ils reconnurent d’abord que le meilleur moyen de désarmer un adversaire
est de paraître adopter ses conceptions. Ainsi firent-ils en parlant de
fraternité universelle, de société des nations, etc.

Tous les moyens furent employés par eux pour agir sur l’opinion devenue,
dans les temps modernes, la grande souveraine du monde. Qu’un peuple
soit persuadé, comme les Russes, qu’il ne doit plus se battre et par la
seule influence d’une telle conviction, ce peuple s’avoue immédiatement
vaincu et devient l’esclave de son vainqueur.

Sachant bien n’avoir rien à espérer des gouvernants les dirigeants
allemands comprirent que c’était sur l’âme des multitudes qu’il fallait
agir, par l’intermédiaire des partis politiques possédant de l’influence
sur elles. Devenus doucereux, ils se mirent à parler de pacifisme, de
désarmement, de paix sans annexions, ni indemnités, etc., conceptions
fort dédaignées de leurs philosophes.

Les résultats obtenus par ces nouvelles méthodes furent incontestables.
Les Italiens eux-mêmes attribuent à la propagande socialiste que
menaient dans leur pays des agents à la solde de l’Allemagne le désastre
de Caporetto où plusieurs corps d’armée se rendirent sans combat.

En Russie les résultats furent plus importants encore. Déjà sous le
tsarisme, l’Allemagne avait essayé une paix séparée en achetant
plusieurs ministres qui arrêtèrent la fabrication des armes et trahirent
la Roumanie. Après la révolution, l’Allemagne favorisa le mouvement
bolcheviste en lui fournissant d’énormes subsides.

Les conséquences furent immenses. Même entièrement vaincu, jamais le
tsar n’aurait signé une paix comparable à celle que souscrivirent les
chefs bolchevistes. Elle donnait à l’Allemagne des provinces renfermant
55 millions d’hommes, parmi lesquelles l’Ukraine, considérée comme le
grenier de l’Europe. On a dit avec raison «que l’asservissement russe
signifiait la domination allemande non seulement de la mer du Nord à
l’Asie Mineure, mais encore au Nord jusqu’à l’Océan Arctique et à l’Est
jusqu’à l’Oural.» Sans notre victoire, la Russie eût été entièrement
germanisée en peu d’années.

                   *       *       *       *       *

L’action des agents allemands chez divers peuples resta longtemps
presque inaperçue. Il fallut les recherches de l’attorney général des
États-Unis pour découvrir que l’ambassade d’Allemagne avait un crédit de
deux cent cinquante millions de francs au service de sa propagande en
Amérique.

Des menées identiques s’exercèrent dans tous les pays de l’univers: aux
Indes, aux Antilles, à Java, etc. Les Allemands y versaient des subsides
aux publications locales et recrutaient des bandes révolutionnaires pour
provoquer grèves et émeutes. Les journaux espagnols ont publié des
documents prouvant que l’ambassadeur d’Allemagne en Espagne soudoyait
les anarchistes pour organiser des grèves et des mouvements destinés à
renverser les ministres insuffisamment germanophiles.

En France, la propagande fut aussi tenace, mais ignorée jusqu’au jour où
des procès retentissants révélèrent sa force. Les Germains y dépensaient
l’argent sans compter puisqu’ils n’hésitèrent pas, comme je l’ai
rappelé, à verser douze millions pour l’achat d’un seul journal.

                   *       *       *       *       *

L’exemple de la Russie prouva aux Allemands que le socialisme était leur
plus sûr allié.

Nos illuminés de l’Église socialiste ne perdirent pendant la guerre
aucune de leurs illusions. Ils voyaient au travers de leurs rêves la
«sozialdemokratie» et l’internationalisme combattant le pangermanisme et
obligeant l’Empire à la paix.

Rien ne dissipa cet aveuglement. En vain leur montrait-on des journaux
socialistes allemands, comme le _Vorwaerts_, réclamer des annexions et
assurer que la sozialdemokratie elle-même, arrivée au pouvoir, serait
obligée de faire une politique impérialiste sous peine d’être balayée
dans les vingt-quatre heures. Un autre journal du même parti, écrivait:
«Nous sommes qualifiés en tant que socialistes pour dire qu’il nous faut
des territoires pour étendre notre agriculture.» Le professeur Laskine
donnait cette citation d’une grande revue socialiste: «Les plus ardents
partisans de Liebknecht eux-mêmes ne veulent rendre ni la Belgique, ni
aucun des territoires que nous occupons.»

Nos socialistes, dont la propagande dans les ateliers et les usines
faillit être si désastreuse, rêvaient d’obtenir la paix par leur
pression sur les gouvernants. Les Allemands favorisèrent naturellement
cette campagne qui leur avait si bien réussi en Russie où elle produisit
la guerre civile et le démembrement du grand empire.

                   *       *       *       *       *

Les armes psychologiques ne se combattent qu’avec des armes
psychologiques. Aux apôtres socialistes prêts à accepter une paix
allemande, il aurait fallu opposer d’autres apôtres chargés de rappeler
ce qu’était la vie des peuples soumis à l’Allemagne.

Sans parler des Belges déportés dans les usines où ils étaient
astreints, avec un salaire dérisoire, aux plus durs travaux, le sort des
Polonais dans la Pologne prussienne avant la guerre est suffisamment
démonstratif. Les paysans s’y voyaient expropriés dès qu’un Allemand
convoitait leurs terres et les enfants publiquement fouettés quand ils
essayaient de parler leur langue maternelle.

Ces faits furent toujours oubliés de nos socialistes. Ils ne pouvaient
pas ignorer, cependant, que si l’Allemagne avait réussi à imposer sa
paix avec les clauses économiques souhaitées par elle, la destinée de
l’ouvrier français serait devenue tout à fait misérable. Grâce à leur
outillage et surtout aux mines de charbon dont ils ont un excédent,
alors que nous en manquons, les Allemands peuvent fabriquer à des prix
très inférieurs aux nôtres. Pour produire des marchandises à des taux
rendant possible leur vente, nos ouvriers auraient été obligés
d’accepter salaires permettant tout juste de ne pas mourir de faim. La
paix allemande eût donc été un désastre pour eux. Le peuple le comprit
malgré la propagande socialiste et c’est ce qui nous sauva.

                   *       *       *       *       *

On voit par les pages qui précèdent combien dangereuses et vaines
étaient les diverses propositions des Allemands et leur adhésion
apparente aux projets de désarmement, de société des nations et autres
formules, très méprisées des philosophes germaniques et de leurs
sectateurs.

De telles adhésions ne constituèrent jamais que manœuvres de stratégie
morale. Elles étaient fondées d’ailleurs sur des conceptions
psychologiques très sûres.

Supposez, en effet, que les diplomates allemands aient réussi à obtenir
de leurs adversaires la discussion de la paix de conciliation dont ils
acceptaient les principes, y compris la restitution de la Belgique.
Comme à Brest-Litovsk, ces diplomates se seraient montrés d’abord très
conciliants, admettant toutes les demandes accessoires pour prolonger
les débats et accroître ainsi dans l’âme des combattants l’espoir de la
paix universellement souhaitée.

L’influence de cet espoir aurait progressivement affaibli la tension des
énergies que maintenait auparavant la nécessité de combattre. Devant la
grandissante certitude de la paix, l’idée de recommencer fût devenue
profondément antipathique.

A ce moment précis se seraient alors révélés les vrais desseins de
l’Allemagne. Sans doute, aurait-elle dit, nous avons promis de restituer
la Belgique, mais il est nécessaire pour notre sécurité de garder
Anvers, etc.

De telles conditions étant inacceptables, les Alliés auraient dû
reprendre la lutte, mais cette fois dans des conditions déplorables,
ayant perdu l’énergie belliqueuse qui constitue un des plus sûrs élément
de victoire. Les facteurs moraux du succès seraient alors passés du côté
des Allemands. Utilisant l’infinie crédulité de leur peuple, les
gouvernants l’auraient facilement persuadé que les Alliés refusaient la
paix dans le but de détruire l’Allemagne.

On voit le danger des armes psychologiques employées contre nous par les
Germains. Elles faillirent devenir plus redoutables que leurs canons.




CHAPITRE III

Les bouleversements politiques. Rapidité de leur propagation.


Ayant déjà consacré un ouvrage à la psychologie des révolutions, je ne
saurais m’étendre de nouveau sur ce sujet et me bornerai maintenant à
étudier, comme exemple des grands bouleversements politiques, celui qui
a désagrégé la Russie.

On y voit figurer tous les éléments des révolutions que nous avons
observés ailleurs: mécontentement, action des meneurs, contagion
mentale, caractère du peuple auteur de la révolution, etc.

En Russie, le mécontentement fut, avec l’espérance, le grand terrain de
culture de la révolution. Comme dans tous les cas analogues, sous
l’influence d’excitations agissant dans le même sens, les volontés
unifiées devinrent un torrent qu’aucune barrière ne pouvait endiguer.

Ce fut surtout par contagion mentale que la révolution russe se
propagea. Pour comprendre son influence sur les Russes, il faut d’abord
connaître leur psychologie.

L’âme russe est construite sur un plan fort différent du nôtre. Faute
d’armature ancestrale, elle ne possède aucune stabilité. Ses convictions
sont des convictions fugitives résultant uniquement de l’impulsion du
moment. Le Russe est sincère quand il prend un engagement et non moins
sincère quand il ne l’exécute pas.

Cette impulsivité extrême livre l’âme russe à tous les entraînements et
sa moralité à toutes les tentations. Du paysan au ministre, les
consciences s’achètent facilement. Le cours de la guerre l’a trop
clairement montré. On sait maintenant qu’avant la révolution le
président du conseil et divers ministres soudoyés par l’Allemagne
préparaient une paix séparée.

Les seules influences capables de dominer fortement l’âme russe sont les
convictions mystiques. Propagées par contagion mentale, elles la
stabilisent dans un sens déterminé, tant que leur action persiste.

Si absurde que puisse être le but d’une secte mystique, si durs que
soient les sacrifices exigés de ses adeptes, elle est toujours sûre de
trouver en Russie de nombreux adhérents. C’est chez un tel peuple
seulement que pouvaient prospérer des sectes comme celle des Skopzy qui,
de nos jours encore, imposent de si cruelles mutilations à leurs
fidèles. Chez lui seulement pouvaient prospérer des hallucinés comme le
célèbre moine Raspoutine, assez puissant à la cour pour faire nommer ou
révoquer à sa volonté ministres et généraux.

En résumé, le Russe a une âme de primitif et reste inapte à se diriger
lui-même. Le knout et les convictions mystiques sont les uniques
éléments ayant réussi jusqu’ici à le conduire.

                   *       *       *       *       *

Sur de telles âmes, des idées simples, chargées de promesses et
d’espérances, exercent un pouvoir contagieux considérable. Or elles
étaient pleines de séduction, les promesses bolchevistes.

D’abord et avant tout, celle d’une paix ardemment souhaitée par des
multitudes combattant pour une cause qu’elles ne comprenaient pas et
désorientées par de trop visibles trahisons.

Puis la séduisante conception d’égalité absolue, que venait vérifier des
nominations comme celle d’un simple matelot promu ministre de la Marine
et d’un sous-officier sautant tous les grades pour être nommé général en
chef des armées.

Enfin, promesse de la propriété du sol pour les paysans et
enrichissement des ouvriers devenus seuls maîtres des usines.

Réaliser tant de promesses nécessitait beaucoup d’argent. Les
subventions allemandes et le pillage méthodique des fortunes privées en
fournirent suffisamment. Les foules se persuadèrent que le paradis
allait être établi sur terre et la propagation révolutionnaire fut
instantanée.

Cette propagation rapide de certains mouvements révolutionnaires est un
phénomène observé dans beaucoup de révolutions soit religieuses comme la
Réforme, soit politiques comme la révolution de 1848.

La diffusion presque immédiate de l’Islamisme constitue également un des
plus frappants exemples de cette rapidité. Elle fut si soudaine et si
étendue que les historiens peu familiers avec certaines lois
psychologiques régissant les croyances renoncent à l’expliquer.

De cette histoire typique, je rappellerai un fragment prouvant
expérimentalement l’instantanéité de propagation de croyances n’ayant
cependant aucun élément rationnel pour soutien.

                   *       *       *       *       *

Remontons d’une douzaine de siècles la ligne du temps et
transportons-nous à la cour du roi de Perse, souverain très puissant, se
qualifiant volontiers de roi des rois.

Nous sommes au VIIe siècle après J.-C. vers le début de l’Hégire. Les
vastes empires qui rayonnaient jadis sur l’Orient ont disparu. Rome
n’est plus qu’une ombre. Byzance supporte difficilement l’héritage des
civilisations antérieures. La Perse seule s’accroît chaque jour.

Aucune sagesse humaine ne pouvait alors pressentir qu’au panthéon des
dieux venait de naître une divinité nouvelle qui soumettrait bientôt une
partie considérable de l’univers à ses lois.

Assis sur un trône de marbre incrusté d’or dans la grande salle
d’audience de son palais, le roi de Perse songeait.

Dernier représentant de cette illustre dynastie des Sassanides qui
gouvernait depuis des siècles son antique empire, il avait brillamment
continué leur œuvre. De l’Indus à l’Euphrate, sa puissance était
redoutée. Pourquoi ses états ne deviendraient-ils pas aussi vastes qu’à
l’époque glorieuse des grands rois Achéménides, contemporains
d’Alexandre?

Continuant à méditer sur sa future grandeur, le roi contemplait d’un œil
distrait les envoyés lui apportant des tributs, quand, soudain, un
esclave vint lui dire que des émissaires arabes mal vêtus, mais de mine
fière, insistaient pour être introduits.

Des Arabes! Que pouvaient bien lui vouloir ces lointains nomades,
ignorés par l’histoire, et dont il n’avait que très vaguement entendu
parler?

Curieux de le savoir, le roi ordonna de les faire entrer. Ils parurent,
s’approchèrent du trône et sans se prosterner comme l’exigeait l’usage,
tinrent au monarque cet altier discours:

«Le calife de la Mecque nous envoie vers toi pour te donner à choisir:
ou adopter la foi du prophète, ou payer tribut, ou voir ton empire
détruit par nos armes.»

Irrité d’une telle insolence, le monarque ébaucha un geste vers le garde
qui, figé comme une statue de bronze, se tenait derrière lui, son long
sabre à la main. Puis, se ravisant, il haussa les épaules et murmura
avec dédain:

«Ce sont des fous. Qu’on les renvoie.»

Trois mois plus tard, le roi des rois était renversé de son trône. Son
empire tombait sous la domination des Arabes. Le drapeau de l’Islam
flottait sur toutes les villes de la Perse. Il y flotte encore.

Le puissant souverain avait été vaincu par des armées matériellement
très inférieures aux siennes, mais grandies par une foi mystique dont il
ne soupçonnait pas la force.

On sait avec quelle rapidité l’empire arabe devait grandir.

En quelques années, l’Égypte, l’Afrique, l’Espagne étaient conquises. La
France elle-même se voyait menacée, et il fallut toute la vaillance de
Charles Martel pour arrêter l’invasion, arrivée jusqu’à Poitiers.

Après avoir, sous l’impulsion de leur foi, fondé un vaste empire et une
civilisation dont nous admirons les vestiges, les Arabes furent vaincus
par d’autres conquérants, les Mogols, d’abord, les Turcs plus tard; mais
la contagion mentale de convictions fortes ayant obligé les vainqueurs à
l’adoption de la foi religieuse de vaincus d’ailleurs plus civilisés
qu’eux, l’islamisme continua son expansion. Après avoir envahi l’Inde,
il s’étendit jusqu’aux confins de la Chine et les dépasse aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

L’histoire de la fondation de la puissance arabe, celle des Croisades,
celle de la soumission de 400 millions d’hommes à la foi bouddhique,
celle de l’extension de la révolution française et, de nos jours, celle
de la propagation du bolchevisme, sont des événements de nature
identique, que la psychologie moderne seule peut expliquer.

Les historiens rationalistes les comprennent fort mal et sont irrités de
voir le rôle formidable joué par les hallucinés dans l’histoire du
monde.

Ce rôle cependant fut prépondérant. Sous leur influence, de puissantes
civilisations ont surgi et d’autres ont péri. La grandeur des effets
engendrés étant sans rapport avec la petitesse des causes on peut
s’étonner que parce qu’un nomade illuminé eut sous sa tente de vagues
visions, le monde ait été bouleversé. Il le fut pourtant, et du fond de
son tombeau, ce redoutable visionnaire domine encore les sentiments de
plusieurs millions d’hommes.

                   *       *       *       *       *

La propagation de certains mouvements révolutionnaires modernes ne
s’explique pas seulement par la séduction mystique de croyances
promettant à chacun l’égalité, la fortune et le bonheur. Elle est
favorisée aussi par d’autres motifs qui peuvent se résumer en quelques
lignes.

Les grandes civilisations se compliquant beaucoup avec le progrès,
laissent derrière elles dans leur course rapide une foule d’êtres
n’ayant pas les capacités nécessaires pour les suivre. Ils constituent
l’armée immense des inadaptés.

Ces inadaptés restent naturellement des mécontents et par conséquent des
ennemis de la société où ils ne trouvent pas la place dont ils se
croient dignes.

Toutes les révolutions les eurent pour adeptes. Ils ont surgi en France
sous la Terreur, puis sous la Commune, puis en Russie aujourd’hui. A
leur tête se mettent invariablement des politiciens avides de fortune ou
d’honneurs et dont le bruyant altruisme masque des instincts égoïstes
souvent très bas. Le monde a parfois manqué de Catons mais jamais de
Catilinas.

Ces inadaptés existent également, quoique à un degré moindre
qu’ailleurs, en Allemagne et ses gouvernants commirent une erreur
psychologique en le méconnaissant. Favoriser à l’étranger la propagande
socialiste c’était ignorer les lois de la contagion mentale et s’exposer
à devenir victimes du fléau déchaîné par eux. Ils n’ont compris leur
erreur qu’en voyant la révolution se développer dans leur propre pays.

Les prisonniers allemands en Russie, qui avaient observé les
bolchevistes à l’œuvre et aidé volontiers à cette œuvre, retenaient de
leurs doctrines qu’elles seraient pour eux l’affranchissement d’une
discipline très dure. Cette idée simpliste d’affranchissement était
évidemment plus séduisante que les théories pangermanistes, sans intérêt
pour de simples soldats.

Les gouvernants allemands se trouvèrent à l’égard du bolchevisme, pour
l’extension duquel ils dépensèrent tant de millions, dans la situation
de ce sorcier d’une vieille légende qui, connaissant la formule magique
capable de faire surgir un torrent fut submergé par lui, faute de savoir
les mots capables de l’arrêter.

En raison même du pouvoir contagieux des mouvements populaires, il est
toujours plus facile de les provoquer que de les refréner. L’Allemagne,
la Prusse et surtout l’Autriche en firent jadis l’expérience, lorsque la
révolution de 1848 propagée par contagion dans une grande partie de
l’Europe finit par les atteindre. En Autriche cette propagation eut pour
conséquence l’abdication de l’empereur Ferdinand en faveur de
François-Joseph. Ce dernier en fut bientôt réduit à solliciter le
secours d’une armée russe pour combattre les Hongrois qui s’étaient
déclarés en République. Il ne triompha d’eux que par une longue série de
massacres.

                   *       *       *       *       *

Ce chapitre avait surtout pour but de montrer avec quelle rapidité
peuvent se propager les mouvements religieux et révolutionnaires dès
qu’ils impressionnent l’âme des foules.

Cette constatation fondamentale rend intelligible l’extension du
mouvement bolcheviste que nous étudierons dans d’autres chapitres. Ce
n’est pas en réalité, comme on le fait généralement, à une foi politique
qu’il faut le comparer, mais aux grands mouvements religieux tels que
l’islamisme.




LIVRE V

LE NOUVEL OURAGAN RÉVOLUTIONNAIRE




CHAPITRE I

Formes actuelles des aspirations populaires.


Une des grandes difficultés de l’heure prochaine sera non seulement
d’imposer la paix au dehors, mais aussi de l’obtenir au dedans. De
graves symptômes montrent que cette paix intérieure sera aussi ardue que
celle qu’il fallut établir avec nos ennemis.

La propagande socialiste a, d’ailleurs, trouvé un terrain bien préparé
par un mécontentement général dont les causes sont multiples.

C’est par des grèves innombrables que le mécontentement populaire se
manifesta dans les divers pays. Elles se présentent partout avec un
caractère nouveau qui les différencie nettement des grèves antérieures.

Jusqu’ici, en effet, les réclamations ouvrières avaient pour but unique
un accroissement de salaires. Jamais elles ne s’étaient proposé
d’obliger les gouvernants à certains actes politiques faisant partie des
attributions de l’État.

On peut juger de leur état d’esprit actuel d’après le programme présenté
au Congrès des cheminots par un de ses membres influents:

  «Toutes relations, y est-il dit, doivent être rompues avec les
  Compagnies et les pouvoirs publics.

  Nous devons être, avant tout, un organisme destructif. Faisons d’abord
  table rase, nous reconstruirons après.

  Il n’y a point pour nous de salut hors la grève générale, génératrice
  de la révolution. La dictature du prolétariat s’inspire de la théorie
  communiste libertaire, c’est-à-dire action directe des exploités
  contre les exploiteurs; démolition de la société actuelle et
  opposition à toute organisation nouvelle.»

Un des ordres du jour, voté avec enthousiasme, contenait les passages
suivants:

  «Considérant que les révolutionnaires russes, hongrois et allemands ne
  font qu’appliquer les principes que nous avons toujours défendus et
  que l’_expropriation capitaliste_ demeure à l’ordre du jour de notre
  propagande et de notre action,

  Se séparent aux cris de: «Vive la grève générale! Vive la révolution
  sociale!»

                   *       *       *       *       *

Les grèves actuelles sont dirigées par des chefs de syndicats auxquels
les ouvriers obéissent avec une facilité qui montrent bien le besoin de
la presque totalité des hommes d’être guidés. Les meneurs réunissent en
un faisceau les volontés individuelles incertaines. Ils opèrent une
sorte de cristallisation dans un milieu amorphe.

Pour agir sur les collectivités soumises à leur influence ils doivent
posséder une volonté impérieuse. Les chefs de syndicats connaissent bien
ce principe et ne laissent pas discuter leurs brèves injonctions. Un
geste a suffi pour que 500.000 cheminots se missent en grève sans se
soucier d’affamer leur pays.

Les exigences de ces syndicats, auxquels le pouvoir de décréter des
grèves confère une indiscutable force, croissent à mesure que faiblit la
résistance des gouvernants. Ils ne sont encore aujourd’hui qu’un état
dans l’État, mais ils aspirent à devenir tout l’État.

Leurs prétentions atteignent souvent l’extravagance. A Paris, ils
intimèrent aux directeurs de théâtres l’ordre de ne pas accepter
d’artistes non syndiqués à la Confédération générale du travail et on a
pu lire dans les journaux que les artistes des grands théâtres
subventionnés (Opéra, Opéra-Comique, Odéon), «vinrent à la C.G.T.
déclarer que pour obéir à l’ordre syndical qui venait de leur être donné
ils allaient se mettre en grève».

Avant longtemps, sans doute, la C.G.T. donnera au ministre des
Beaux-Arts l’ordre de refuser l’entrée des salles d’expositions aux
peintres non syndiqués, et interdira aux éditeurs de publier les livres
d’auteurs non syndiqués, etc. La dictature du prolétariat, dont nous
étudierons bientôt les effets, se trouverait alors réalisée.

L’universalité du mouvement gréviste dans tous les pays constitue une
aspiration inconsciente des travailleurs manuels à devenir les maîtres
et remplacer leurs chefs dans la direction des affaires. Les exemples de
la Russie et de l’Allemagne montrent que cette expérience coûtera fort
cher aux peuples qui tenteront encore de la réaliser.

Tout pouvoir sans contrepoids s’intensifie progressivement en absorbant
les pouvoirs rivaux plus faibles, puis il périt par son exagération
même. Cette loi est une des plus vérifiées de l’histoire.

La France, divisée jadis en grands partis politiques, se fractionne
aujourd’hui en petits syndicats semblant jouir d’une puissance absolue,
puisque chacun d’eux possède la facilité d’arrêter la vie sociale. Que
les syndicats boulangers décrètent une grève et le pays est sans pain.
Que les cheminots refusent le travail et les grandes villes ne sont plus
approvisionnées. De même pour la plupart des professions.

En réalité, cependant, cette puissance est un peu illusoire. D’abord,
parce que les auteurs de telles grèves en sont les premières victimes;
en second lieu, parce que l’opinion publique, si influente aujourd’hui,
finirait par se dresser contre ces abus et exigerait des mesures de
répression indispensables, mais où toutes les libertés finiraient par
sombrer.

Les grèves partielles devenant de plus en plus gênantes pour tout le
monde, les syndicats associés aujourd’hui en arriveront à se
désolidariser, puis à se combattre. Les peuples n’ont pas péniblement
détruit la tyrannie des rois pour se soumettre aveuglément au despotisme
anonyme de syndicats ouvriers prétendant arrêter à leur volonté la vie
d’un pays.

                   *       *       *       *       *

Nous en sommes encore actuellement à la phase où les mots, les mythes,
les formules exercent une puissance souveraine sur l’âme crédule des
foules.

Éclairer ces foules sur leurs véritables intérêts est une des tâches les
plus nécessaires de l’heure présente. On n’y songe cependant guère. Les
politiciens cherchent à plaire, non à instruire.

Nous possédons d’innombrables ligues contre l’alcoolisme, la
dépopulation, etc., aucune ne s’est fondée pour instruire les masses et
leur montrer les réalités économiques qui vont conditionner leur
existence. Bien exceptionnels aujourd’hui sont les orateurs osant dire
tout haut les vérités nécessaires à connaître.

Pour réussir cet enseignement des classes populaires, il faudrait
étudier d’abord la mentalité de l’ouvrier et bien connaître les
arguments au moyen desquels les meneurs socialistes l’illusionnent; ne
pas dédaigner les gros effets oratoires qui agissent sur les foules, ne
pas hésiter non plus à entrer dans le détail des lois économiques qui
vont dominer le monde et ne tiendront compte ni de nos rêves ni de nos
volontés.

A une foi agissante, il faudrait opposer une foi également agissante.
Les apôtres ne se combattent qu’avec des apôtres, on ne le répétera
jamais assez.

                   *       *       *       *       *

Cette tâche d’instruction est urgente. Tous les esprits doivent être mis
nettement en face de la situation actuelle. Notre dette écrasante ne
peut diminuer qu’en fabriquant assez abondamment pour pouvoir exporter.
Importer sans exportation compensatrice constitue une menace de ruine
prochaine. Or, nos importations augmentent considérablement alors que
les exportations continuent à fléchir.

Les constantes interventions socialistes contre le capital contribuent
beaucoup à entraver l’essor de notre industrie. Un homme d’État anglais
a dit avec raison, que dans dix ans seulement on saura qui a gagné la
guerre. Ce n’est pas s’avancer beaucoup d’affirmer que le peuple qui
l’aura réellement gagnée sera celui chez lequel les doctrines
socialistes exerceront le moins d’action.

Si la situation de l’Amérique semble devoir être bientôt très supérieure
à celle de l’Europe, c’est en grande partie parce qu’à la haine des
classes elle a substitué leur association. L’ouvrier américain sait
parfaitement défendre ses intérêts, mais il sait aussi qu’enrichir le
patron contribue à s’enrichir soi-même. Il est également persuadé que
l’initiative privée et non l’intervention de l’État, constamment
réclamée par le socialisme français, engendre les progrès qui font
prospérer les nations.

Les Américains savent toutes ces choses, parce qu’ils les ont apprises
non seulement par l’expérience, mais aussi dans leurs écoles dirigées
par des maîtres dédaigneux des théories et ne tenant compte que des
réalités.

                   *       *       *       *       *

Les Allemands se félicitent fort de la désorganisation créée chez leurs
ennemis sous l’influence des meneurs socialistes. On en peut juger par
les passages suivants d’un mémoire du ministre allemand Erzberger:

  «La position politique de l’Allemagne dans le monde s’est grandement
  améliorée depuis l’armistice. Il y a six mois, nous avions en face de
  nous dans les pays ennemis une opinion publique ferme et unie.
  Aujourd’hui, comme il fallait s’y attendre, les intérêts individuels
  reparaissent et diminuent la force des pays de l’Entente... Dans toute
  l’Entente, il existe une tendance à concilier les principes wilsoniens
  avec le programme du socialisme révolutionnaire...

  Nous avons tellement affaibli la France qu’elle ne pourra jamais se
  relever. Après un tel épuisement, la maladie finira par s’y
  installer.»

La tactique actuelle de nos ennemis est très simple: encourager chez les
Alliés la propagande socialiste génératrice de désordres.

Les espoirs de revanche de l’Allemagne sont surtout orientés vers le
rôle qu’elle pourra jouer en Russie:

  «Nous entreprendrons la reconstitution de la Russie et, avec un tel
  appui, nous serons en mesure, dans dix ou quinze ans, d’avoir la
  France à notre merci. La marche sur Paris sera plus facile qu’en 1914
  et le continent nous appartiendra.»

On trouvera une preuve de l’appui que l’Allemagne rencontre aujourd’hui
en France, pour désorganiser le pays, dans une lettre adressée au
gouvernement par un groupe d’industriels et dont plusieurs journaux ont
reproduit les fragments suivants:

  Le commerce et l’industrie de la région parisienne vous adressent un
  appel désespéré. Des événements sans précédent se déroulent à Paris et
  dans sa banlieue, dont la prolongation présenterait, tant pour l’ordre
  social que pour le ravitaillement même de la population, des dangers
  auxquels il ne serait plus possible de parer.

  Sans cause apparente, les grèves éclatent, décidées en dehors des
  chefs des organisations ouvrières, et _dont l’origine louche serait
  peut-être aisée à déceler_.

  Aussitôt, dans toute la banlieue, dans Paris même, les usines, les
  ateliers, les magasins sont envahis par des bandes de gamins de quinze
  à dix-huit ans, d’étrangers et de filles qui contraignent par les
  menaces et les violences, ouvriers et employés laborieux à délaisser
  le travail. _Nulle part, il n’a été possible de faire appel à la
  police_, dont le rôle est cependant de maintenir l’ordre et de
  protéger les honnêtes gens. Ce n’est pas de quelques atteintes
  seulement à la liberté du travail, si souvent et si vainement
  proclamée, que nous avons à nous plaindre, mais _d’une inertie totale,
  absolue, de la force publique, qui laisse les commerçants et les
  industriels sans défense à la merci d’une poignée de malfaiteurs_.»

Nous sommes prévenus du sort qui nous menace. Si la haine des classes
persiste, elle engendrera inévitablement une ruine générale et une
décadence sans remède.

Il s’agit, comme on l’a dit justement, bien plus de transformer les
esprits et les habitudes que de rechercher une formule de salaire plus
ou moins ingénieuse.

Cette transformation est difficile parce que depuis l’époque récente où
les peuples pensent et sentent par groupes, le rôle des illuminés
s’accroît sans cesse. Ces éternels rêveurs nous parlent de temps
nouveaux; mais, en réalité, ils sont victimes d’illusions mystiques
communes à tous les âges et dont le nom seul a changé. Répétant les
antiques formules d’espérance qui charmaient l’humanité à son aurore,
ils en sont revenus au mythe hébraïque de la Terre promise et
entreprennent une fois de plus la tâche de Sisyphe, condamné par les
dieux à remonter sans cesse au sommet d’une montagne un rocher qui en
retombait toujours.

Les prophètes des croyances nouvelles destinées à régénérer le monde
réussiront peut-être à le détruire, mais ils seront impuissants contre
les nécessités économiques qui dominent la vie des peuples.




CHAPITRE II

La dictature du prolétariat et ses illusions.


La conception de la dictature du prolétariat, ou en d’autres termes, de
la dictature des masses, est une conséquence assez naturelle de
l’illusion qui fait attribuer la supériorité intellectuelle au nombre.
D’après cette théorie, beaucoup d’hommes réunis acquerraient des
facultés spéciales que ne posséderait aucun d’eux à l’état isolé.
Théorie d’ailleurs exactement contraire à ce que révèle l’étude de la
psychologie collective.

Certains idéologues reconnaissent au nombre, non pas seulement la
puissance matérielle et intellectuelle mais encore des facultés
véritablement transcendantes.

Pareille conception n’était guère soutenue jadis que par des politiciens
dont les croyances limitaient fort l’horizon mental. Il est donc un peu
surprenant de voir le président Wilson supposer aux peuples des facultés
très hautes dont seraient dépourvus les individus isolés.

Après avoir constaté dans un de ses discours l’imprévoyance de beaucoup
de chefs d’État, l’honorable président ajoutait:

  «La vision de ce qui est nécessaire pour entreprendre les grandes
  réformes a rarement été accordée à ceux qui dominent les nations...
  L’Europe est secouée dans ses entrailles à l’heure actuelle, car elle
  s’aperçoit que les hommes d’État n’ont pas de vision et que seuls les
  peuples ont eu la vision.»

L’assertion relative au défaut fréquent de perspicacité des diplomates
et des chefs d’État n’est pas contestable. Celle concernant les facultés
de prévision des peuples constitue une erreur psychologique choquante.
Qu’une collectivité voie plus juste que l’individu est une conception
absolument contraire aux lois, bien connues aujourd’hui, de la
psychologie des foules.

A ne considérer même que les événements actuels, où sont les peuples
ayant manifesté une vision juste de leurs intérêts? La nation allemande
tout entière poussait à la guerre et l’accepta avec enthousiasme. C’est
avec le même enthousiasme que le peuple russe accueillit la révolution
bolcheviste qui devait plonger dans une profonde misère les classes
ouvrières au profit desquelles cette révolution prétendait se faire.

En réalité, si les peuples sentent facilement leurs besoins immédiats,
ils ne perçoivent rien au delà de l’heure présente et gardent toujours
le simplisme d’Esaü, dédaignant un intérêt futur très grand pour un
avantage immédiat très petit.

Seuls, les conducteurs d’hommes peuvent montrer la route à suivre aux
multitudes incapables de l’apercevoir.

Ce fut justement l’œuvre des dirigeants, aux États-Unis. Ils comprirent,
que ce grand pays sans armée et sans marine, menacé par le Mexique et le
Japon, gagnerait beaucoup à la guerre. Finalement, le peuple fut amené à
entreprendre une lutte qui devait faire de l’Amérique l’arbitre du
monde.

Est-il supposable que la nation américaine eût songé, sans direction, à
se lancer dans cette formidable aventure? N’eût-elle pas préféré les
avantages immédiats d’un commerce fructueux avec les belligérants à ses
intérêts lointains?

Ce que le peuple américain ne distinguait pas alors, il le perçoit très
bien, maintenant.

On en peut juger par la citation suivante d’un grand journal des
États-Unis (_Sun_, 25 février 1919)

  «Il est certain que les Américains ne se sont pas plongés dans la
  bataille uniquement par amour de l’humanité. Nous avons franchi
  l’Atlantique pour aider à sauver la France et l’Angleterre, car si
  elles avaient été vaincues, c’eût été notre tour d’être attaqués et il
  y a de grandes chances que nous aurions été perdus, nous aussi. En
  conséquence, c’est donc pour nous sauver nous-mêmes que nous avons
  traversé l’Atlantique.»

                   *       *       *       *       *

La dictature du prolétariat, aspiration principale du socialisme,
implique naturellement que le prolétariat posséderait des aptitudes
spéciales. L’expérience russe, réalisée sur une grande échelle, a
démontré au contraire sa totale incapacité. Les tentatives faites en
Allemagne l’ont également prouvé.

Une autre évidence que les mouvements révolutionnaires mirent en
lumière, est le degré de férocité sauvage auquel conduisent les
doctrines basées sur la haine des supériorités, supériorité de la
fortune comme de l’intelligence.

Pour établir son rêve d’égalité universelle, le socialisme bolcheviste a
systématiquement procédé au massacre de toutes les élites. Il le fit
avec des raffinements de cruautés qui remplirent le monde d’horreur.

Une relation officielle, publiée par le gouvernement anglais, d’après
les témoignages de ses représentants en Russie, donne, sur la sauvagerie
bolchéviste, des détails montrant à quelles extrémités l’envie et la
haine peuvent pousser les hommes.

Certaines victimes étaient enterrées vivantes, d’autres coupées en
morceaux, d’autres pendues de façon que l’asphyxie se produisît
lentement. Des officiers étaient sciés vivants entre deux planches, etc.

Les exécuteurs ne tenaient compte ni de l’âge ni du sexe des victimes.
De nombreux lycéens furent massacrés simplement en raison de leur
qualité de futurs bourgeois.

Les principes directeurs de la domination des prolétaires ont été
formulés par le chef du bolchevisme dans les termes suivants:

  «Ne reconnaissant pas la violence de la part des individus, nous
  sommes pour la violence d’une classe contre les autres et les
  gémissements de ceux qui se sentent déconcertés par cette violence ne
  nous dérangent nullement. Ils doivent se faire à l’idée que les
  paysans ou les soldats les commanderont et qu’ils seront forcés
  d’accepter un nouvel ordre des choses.»

Tous les intellectuels savants, professeurs, médecins même furent, de la
part des révolutionnaires, l’objet de la même haine que les bourgeois
capitalistes.

Le _Journal de Genève_ a donné les extraits suivants d’une publication
russe:

  «Les intellectuels, il faut les passer à la baïonnette!» crient les
  matelots. «Il faut les faire mourir de faim!» glapissent les soldats.
  «A mort les savants!» hurle la plèbe.»

Les écrivains bolchevistes ne cessaient de prêcher le «pogrom» des
intellectuels.

  «Le résultat d’ailleurs ne se fit pas attendre, écrit le même journal.
  Durant le mois de novembre, plus de 120 intellectuels furent
  massacrés: maîtres d’école, sages-femmes, ingénieurs, médecins,
  avocats.»

Un des rares journaux que les léninistes laissèrent quelque temps
paraître fit timidement observer que pour obtenir une voie ferrée,
construire un bateau à vapeur, poser une canalisation d’eau, il fallait
des intellectuels. Vérité élémentaire sans doute.

  «Mais, ajoute tristement ce journal, c’est justement en cela que
  consistent l’horreur et la honte de notre temps. Nous commençons à
  oublier l’alphabet et nous devons «prouver» d’un air sérieux que la
  science est utile, que les intellectuels ont le droit de vivre et que,
  si on les passait à la baïonnette, personne n’en retirerait aucun
  avantage.»

Les bolchevistes ne furent d’abord nullement influencés par ces
considérations et, pour bien prouver combien les intellectuels leur
semblaient inutiles, ils nommèrent membres de leur gouvernement des
ouvriers, des paysans et des matelots complètement illettrés.

Mais l’expérience fut plus forte que la théorie. Lorsque la gestion du
prolétariat eut créé la ruine, le dictateur Lénine en fut réduit à
offrir aux bourgeois encore vivants d’énormes traitements pour reprendre
la direction des industries et des administrations.

                   *       *       *       *       *

A ceux qui n’acceptent que le témoignage des hommes de leur parti, on
peut recommander la lecture de l’interview d’un socialiste, le général
Pildzuski, publié par _Le Journal de Genève_:

  «De loin, dit-il, le bolchevisme représente pour le pauvre et
  l’opprimé une espérance de vie meilleure et un sentiment de vengeance
  sociale.

  Je ne comprends pas, après avoir vu les ruines accumulées par le
  régime communiste, comment il peut y avoir en Europe des socialistes
  lui étant favorables.

  En deux mois, à Vilna, les communistes ont amené une ruine complète.
  Ce ne sont pas des hommes civilisés, mais des sauvages assoiffés de
  sang et de pillage. Lors de leur arrivée au pouvoir, ils ont, en cinq
  jours, édicté plus d’un millier de décrets.

  On ne peut changer toute la vie économique et sociale d’un peuple en
  quelques jours. On n’obéit donc pas à ces innombrables ordonnances. La
  terreur entra alors en action pour soviétiser de force. La production
  s’arrêta partout.

  Lénine, qui voulait rénover la société, n’a réussi qu’à instaurer
  partout un état de choses voisin de la mort.»

                   *       *       *       *       *

Les chefs du bolchevisme russe professent un mépris intense pour les
socialistes français malgré les humbles avances de ces derniers. Les
journaux ont reproduit le passage suivant d’un article de
l’Internationale communiste:

  «Il est temps d’en finir avec ce malentendu déjà trop prolongé.
  L’heure est trop grave pour que le prolétariat français souffre plus
  longtemps l’alliance du misérable longuettisme avec la grande réalité
  de la lutte prolétarienne pour le pouvoir... _Longuet et Vandervelde
  doivent être sans pitié rejetés dans le tas malpropre des bourgeois
  dont ils essaient en vain de sortir pour atteindre la route
  socialiste._ Nous n’avons plus besoin du décor vieilli du
  parlementarisme, ni de son illusion d’optique... En finir avec le
  longuettisme est une exigence nécessaire de la gangrène politique.»

                   *       *       *       *       *

Les jugements les plus exacts que l’on puisse formuler sur le
bolchevisme sont dus à des socialistes et à des bolchevistes.

Voici d’abord comment s’exprime un ancien député à la _Douma_,
socialiste très avancé, M. Alexinski sur les résultats du régime
bolcheviste: 1º Suppression de la liberté de pensée. Tous les journaux
n’appartenant pas au parti bolcheviste sont supprimés. 2º Arrêt de la
vie industrielle; la plupart des usines fournissant à peine 10 % de leur
ancienne production et la majorité d’entre elles d’ailleurs restent
fermées. Elles le seraient toutes sans les spécialistes allemands que
les chefs bolchevistes se procurent à grands frais. Ce sont également
des officiers allemands qui dirigent l’armée rouge. Les organisations
ouvrières ont perdu toute indépendance.

Le _Temps_ du 9 mars 1920 reproduisit, d’après les journaux russes, le
compte rendu de la 7e conférence de tous les soviets économiques de la
Russie tenue à Moscou. La faillite du régime communiste y fut mise en
évidence.

On reconnut que l’antagonisme entre les paysans et les citadins était si
fort que les premiers ne veulent plus ravitailler les villes et
préfèrent laisser le blé pourrir dans les campagnes.

  «La situation de l’industrie est plus grave encore: la production du
  travail a diminué de 70 p. 100. Les rares usines qui travaillent le
  font avec des pertes telles que leur production ne couvre même pas le
  salaire des ouvriers.

  Krassine a déclaré:

  Je suis obligé de dire que la vie se montre plus forte que la doctrine
  communiste, et que tant que l’on ne reconnaîtra pas comme absolument
  impossible de rétablir la vie économique avec le régime soviétiste tel
  qu’il est actuellement, moi, Krassine, et tous les autres comités ou
  Soviets ne pourrons rien faire. Ces derniers ne seront même qu’une
  entrave.

  Lénine prit la parole et prononça un discours qui peut se résumer
  ainsi:

  Il faut que nous agissions pour l’économie populaire et l’industrie
  exactement comme nous avons agi pour l’armée. Le principe du
  collectivisme doit céder au régime du gouvernement des particuliers:
  le développement économique populaire, chez nous, nous y a amenés. La
  direction collective de l’industrie par toutes sortes de Soviets ne
  donne pas le travail rapide, qui est maintenant nécessaire. Aussi
  faut-il travailler énergiquement, réduire les pouvoirs, les fonctions
  des comités de fabriques, et en donner la direction à des chefs
  particuliers, qui seront naturellement bolchevistes.»

Pour remédier à la ruine industrielle de la Russie, Trotzki n’a trouvé
d’autres moyens que de militariser l’industrie, ce qui signifie pour lui
remplacer la journée de huit heures par une journée de douze heures.
Comme le dit l’auteur de ce compte rendu, l’expérience communiste russe
peut se résumer en trois mots; terrorisme, ruine et servitude.

Ainsi, après deux ans d’expériences, le bolchevisme a dû constater que
la force des choses était supérieure aux doctrines.

Devant la faillite évidente de leur système, les révolutionnaires en
sont simplement revenus au vieux système capitaliste. L’initiative
privée est stimulée en laissant les chefs d’usines réaliser de gros
bénéfices. Même dans les exploitations de l’État, l’égalité des salaires
n’a pas été maintenue. Les directeurs et ingénieurs touchent de forts
émoluments, les tarifs des divers ouvriers sont tous variables. «On a
rétabli partout le travail aux pièces et institué un système de primes
avec minimum obligatoire de production quotidienne» sous peine de
fusillade. Toutes les grèves ont été interdites. En réalité le
communisme bolcheviste n’est plus qu’une forme exagérée de l’ancien
tzarisme autocratique.

                   *       *       *       *       *

Une révolution s’accomplit d’abord dans les esprits, avant de se
traduire par des actes. L’idée de la dictature du prolétariat n’a pas
encore provoqué de révolution chez tous les peuples, mais elle les a
conduits à la conception que les prolétaires, étant des autocrates, ont
le droit de manifester les plus invraisemblables exigences.

Ces exigences grandissent et menacent l’existence économique du monde
moderne. Les classes ouvrières perdent de plus en plus le sens des
possibilités.

Un typique exemple de leurs aberrations mentales est fourni par la grève
des cheminots autrichiens, au moment précis où l’Entente consentait à
ravitailler l’Autriche.

  «Les trains de vivres sont arrêtés sur tout le réseau du Sud et les
  grévistes, qui se plaignent de mourir de faim, refusent absolument de
  les laisser passer. Encore quelques jours d’interruption et ce serait
  la famine. Il n’y a plus rien les stocks sont complètement épuisés.»

Et pourquoi ce refus si préjudiciable à l’intérêt général? Simplement
parce que les cheminots voulaient recevoir, à l’avenir, soixante-dix
francs par jour et être gratuitement nourris.

Pour ne pas se montrer aussi extravagantes, les exigences des ouvriers
français sont également excessives. D’innombrables exemples le prouvent.
Tel celui des balayeurs et des ouvriers municipaux de Paris réclamant,
comme salaire de début, un traitement de colonel avec un congé annuel de
trente jours.

Employés des postes et des chemins de fer, instituteurs, fonctionnaires,
etc., ont manifesté des prétentions analogues.

L’incapacité totale de ces réclamants à comprendre les répercussions
qu’engendrerait la réalisation de leurs exigences est frappante. Ce
serait d’abord la destruction de la richesse publique, puis la misère
des travailleurs.

On a calculé que si nos chemins de fer cédaient aux demandes actuelles
de leur personnel, le déficit des Compagnies, déjà fort élevé,
dépasserait trois milliards. Résultat final: ou élever les prix de
transport des marchandises au point d’en rendre impossible la vente à
l’étranger, ou, si ces prix de transport n’étaient pas augmentés, faire
tomber à zéro le revenu des actions. Ce ne seraient nullement les
capitalistes qui s’en trouveraient victimes, car les statistiques
montrent que ces actions sont dans les mains d’une foule de petits
prolétaires y ayant mis leurs économies au lieu de les garder
improductives dans un tiroir. Grâce à ce système d’actions, la grande
propriété industrielle a pu devenir collective, tout en restant
individuelle et transmissible.

Mais l’immense armée des réclamants ne saurait entrevoir ces
répercussions. Elle exige l’impossible et ne recule pas devant les plus
violentes menaces pour l’obtenir. Quand les instituteurs et les
fonctionnaires seront définitivement réunis à la Confédération du
Travail, ce sera la destruction non seulement de toutes les libertés,
mais de la vie industrielle de la nation et, par conséquent, sa ruine.

Les penseurs de tous les pays signalent, dans des termes analogues, les
dangers que fait courir au monde l’esprit révolutionnaire nouveau.
Jamais, écrit un journal suisse, on n’a assisté à un si effroyable
déchaînement de convoitises rivales et d’égoïsmes intraitables: égoïsme
national, égoïsme de classe, égoïsme individuel. Le monde ressemble à
une immense ménagerie dont toutes les cages auraient les portes
ouvertes.

                   *       *       *       *       *

L’avenir dira comment les sociétés résisteront à tant d’assauts lancés
contre elles. Les politiciens ont des vues trop courtes et un égoïsme
trop développé pour songer à l’avenir.

Les classes menacées devront donc se défendre elles-mêmes. En Allemagne,
les bourgeois attaqués formèrent des milices défensives. En Bavière et
dans plusieurs régions, les paysans refusèrent d’approvisionner les
villes qui se déclaraient favorables aux Soviets.

La classe des paysans constituera peut-être le dernier élément de
stabilité des civilisations. Leur mentalité, aussi bien en Allemagne
qu’en France, diffère fort de celle des ouvriers. Le travail du paysan
aux champs le rend, en effet, individualiste et peu accessible à
l’influence des meneurs, alors que le travail collectif à l’usine donne
à l’ouvrier une mentalité grégaire que les agitateurs dirigent
facilement.

                   *       *       *       *       *

Quels que soient les rêves des sectaires, la grandissante complication
des sociétés modernes rendra de plus en plus indispensable le rôle des
élites et de moins en moins possible une dictature du prolétariat. Les
élites synthétisent la puissance d’un peuple. Son niveau sur l’échelle
de la civilisation se mesurera toujours au chiffre de ses élites. A
elles sont dus tous les progrès dont profitent ensuite les multitudes.

La Russie vient d’en faire l’expérience. Le tort matériel qui lui a été
causé par les communistes est immense, mais la destruction des usines et
de toute la vie économique ne semble rien auprès des dommages causés par
le massacre de son élite. Jamais pays n’eut autant besoin d’élites que
la Russie. Cet empire demi-barbare n’avait été un peu civilisé que grâce
à une petite élite. Il ne la possède plus aujourd’hui et l’impossibilité
de progresser par ses propres forces lui étant expérimentalement
démontrée, c’est à l’étranger que la Russie est obligée de demander une
aristocratie intellectuelle capable de la guider. L’histoire n’avait
jamais donné un aussi frappant exemple de la grandeur du rôle exercé par
les élites sur la destinée des peuples.

Détruire l’élite d’une nation, c’est abaisser la valeur de cette nation
au niveau de ses éléments les plus médiocres et la rayer ainsi de la
civilisation.

Dans les luttes industrielles aussi bien que dans les batailles
militaires, les armées valent ce que valent leurs chefs. On pourrait
appliquer aux grandes entreprises modernes ces réflexions de Napoléon
rappelées par le maréchal Foch: «Ce ne sont pas les légions romaines qui
ont conquis la Gaule, mais César; ce ne sont pas les soldats
carthaginois qui ont fait trembler Rome, mais Annibal. Ce n’est pas la
phalange macédonienne qui pénétra jusque dans l’Inde, mais Alexandre.»

                   *       *       *       *       *

Le développement, en Russie, des idées révolutionnaires réclamant la
dictature du prolétariat, est dû surtout à la propagande entreprise par
l’Allemagne. Elle fit ainsi surgir du domaine mystérieux des forces
psychologiques certaines puissances destructives dont elle devint
ensuite victime, dès que sa résistance militaire fut affaiblie. Ces
forces nouvelles balayèrent comme des feuilles légères les dieux, les
dynasties, les institutions, la philosophie même du plus puissant empire
que le monde ait connu.

Les forces destructives n’ont pas disparu après avoir brisé le peuple
allemand qui les avait fait naître. Répandues dans l’univers, elles
menacent les plus brillantes civilisations.

Il serait illusoire de prétendre deviner les limites de leur action. Les
contemporains des croyances qui transformèrent plusieurs fois
l’orientation des peuples en ont rarement compris la puissance.
Constatant aisément leur faible valeur rationnelle, ils n’en
pressentirent pas le succès et négligèrent de se défendre, alors que la
défense était facile. Les enseignements du passé auraient dû leur
montrer, pourtant, que les dogmes les plus absurdes sont souvent les
plus dangereux. C’est seulement dans les livres des professeurs que la
raison guide l’histoire.




CHAPITRE III

L’enquête sur les résultats du communisme.


Le communisme bolcheviste se considère comme l’application intégrale du
socialisme. Il était donc fort intéressant d’étudier soigneusement les
résultats d’une pareille expérience.

On ne saurait donc trop remercier les 136 députés auteurs d’une
proposition «tendant à inviter le gouvernement à constituer une
commission extra-parlementaire chargée d’étudier les méthodes et les
résultats économiques et sociaux du bolchevisme».

Cette proposition se trouve précédée d’un très long et très détaillé
rapport où sont étudiés, en s’appuyant presque exclusivement sur les
publications bolchevistes, les résultats déjà obtenus.

Les auteurs de ce remarquable travail font d’abord observer que les
problèmes d’organisation sociale sont actuellement dominés par deux
formules contraires.

L’une, la formule individualiste, cherche la solution des questions
sociales dans la liberté. Le meilleur rendement économique serait
obtenu, suivant elle, en laissant à l’individu sa libre initiative.

A la formule individualiste s’oppose la formule socialiste, qui prétend
organiser une société où la production et la répartition des richesses,
au lieu d’être abandonnées à l’initiative individuelle, seraient régies
par l’État.

Cette absorption étatiste constitue ce que les partisans de la doctrine
appellent la socialisation des moyens de production, de transport et
d’échange.

C’est ce nouveau régime qui vient d’être expérimenté sur une vaste
échelle en Russie pendant deux années.

                   *       *       *       *       *

Avant d’examiner les résultats officiels, déjà résumés dans le précédent
chapitre, répétons encore que le bolchevisme, comme le proclament ses
défenseurs, ne représente que la stricte application du marxisme
allemand adopté par la presque totalité de nos socialistes. Il reste
distinct du syndicalisme, doctrine inconciliable, aux yeux des
bolchevistes, avec le communisme et la dictature du prolétariat.

Un peu déconcertés par les résultats du terrorisme russe, quelques
socialistes français essayèrent de soutenir que les bolchevistes avaient
mal interprété le marxisme. Il a été facile de leur répondre que ses
principes étaient trop clairs pour qu’on puisse les mal comprendre. La
dictature du prolétariat, la suppression du droit de propriété privée,
la socialisation de l’industrie, la gestion ouvrière, etc., constituent
des dogmes limpides, acceptés par tous les socialistes. C’est, du reste,
un descendant même de Karl Marx, qui a déclaré que les maîtres actuels
de la Russie, Lénine et Trotzki, sont de purs marxistes.

La doctrine socialiste de la dictature du prolétariat se trouve réalisée
par les bolchevistes au moyen d’assemblées locales d’ouvriers, dites
soviets. Elles sont élues au suffrage universel, mais les bourgeois et
les paysans aisés s’en trouvent exclus.

Les soviets locaux nomment des délégués qui constituent d’autres
soviets. Tous les trois mois, un congrès des divers soviets de Russie se
réunit pour examiner les rapports des commissaires du peuple.

Pratiquement, ces assemblées n’exercent aucune influence. Les seuls
maîtres réels restent les dictateurs suprêmes. Ils dissolvent
immédiatement les soviets qui leur font de l’opposition. Quand, par
hasard, l’opposition est trop vive, les dissidents sont fusillés
sommairement.

                   *       *       *       *       *

Les documents publiés par les bolchevistes, et reproduits dans le
rapport que je résume, montrent avec quelle rapidité le régime
communiste a désorganisé la Russie. Mines, usines, chemins de fer, etc.,
tout s’effondra en quelques mois.

Les chemins de fer, qui, en 1914, donnaient un revenu de 1.700.000
roubles, ont présenté, en 1918, un déficit de 8 milliards.

Mêmes résultats pour toutes les industries nationalisées. Sous le régime
de la socialisation, les recettes atteignant à peine la moitié des
dépenses, il fallut fermer le plus grand nombre des usines.

La désorganisation ainsi produite a été reconnue par les bolchevistes
eux-mêmes. C’est ainsi que leur commissaire aux finances écrit:

«La confiscation systématique de l’industrie a détruit tout l’appareil
du crédit. Les capitalistes avaient de l’organisation. Ils savaient
faire marcher l’économie populaire.»

On ferait bien, confesse avec résignation le commissaire bolcheviste,
«de solliciter les plus actifs d’entre les bourgeois». C’est, comme je
l’indiquais dans un précédent chapitre, à cette sollicitation qu’a fini
par se résigner Lénine.

                   *       *       *       *       *

La désorganisation générale qu’engendra la nationalisation de
l’industrie a été vite accrue par le contrôle des ouvriers, très réclamé
aussi de nos syndicalistes.

L’organe officiel du gouvernement bolcheviste, les _Izvestia_, est
obligé de reconnaître la faillite du système. Il le qualifie
«d’incompréhension totale des nécessités de la production industrielle,
de dissolution complète de l’économie».

Même les usines les plus indispensables, celles consacrées notamment à
la fabrication des métaux, ont dû fermer. Les rares hauts fourneaux
fonctionnant encore sont à marche réduite. La grande usine de cotonnade
de Moscou, qui occupait autrefois 20.000 ouvriers, n’en emploie plus
maintenant 500.

A Pétrograd, sur les 400.000 ouvriers occupés au moment de la
révolution, les deux tiers ont disparu.

Les prolétaires eux-mêmes finissent par reconnaître la faillite des
doctrines socialistes qui prétendaient réaliser leur bonheur.
Une délégation des partis ouvriers social-démocrates et
social-révolutionnaires a publié l’appel suivant:

  «Notre vie est devenue intolérable, les fabriques chôment, nos enfants
  meurent de faim; au lieu de pain, les affamés reçoivent des balles; le
  droit de parler, d’imprimer, de s’assembler n’existe plus. Il n’y a
  plus de justice, nous sommes gouvernés despotiquement par des hommes
  en qui nous n’avons plus aucune confiance depuis longtemps, qui ne
  connaissent ni loi, ni droit, ni honneur, qui nous ont trahis et
  vendus pour conserver le pouvoir. Ils nous ont promis le socialisme et
  ils n’ont fait qu’anéantir notre économie populaire par leurs
  expériences insensées. Au lieu du socialisme, nous avons des fabriques
  vides, des hauts-fourneaux éteints, des milliers de sans-travail. La
  guerre civile dévaste le pays, les champs ne sont pas encore
  ensemencés...»

Il ne reste même plus aux infortunés ouvriers la possibilité de se
mettre en grève. A la moindre tentative, ils sont fusillés en masse.

Le sort des paysans est aussi misérable. Des bandes de gardes rouges,
envoyées dans les campagnes pour réquisitionner les grains, sont obligés
de livrer bataille aux moujiks qui se défendent à main armée et refusent
les billets de banque communistes.

                   *       *       *       *       *

En présence de tels résultats, les rares socialistes ayant réussi à
conserver quelque liberté de jugement en arrivent à douter fortement de
leurs doctrines. Voici comment s’exprime un des théoriciens marxistes
allemands les plus connus, Karl Kautsky:

  «La tâche la plus importante des temps modernes, c’est de produire, et
  l’on verra si c’est le système capitaliste ou si c’est le système
  socialiste qui dans tous les domaines produira le mieux et le plus.
  Or, jusqu’ici, la révolution russe a perdu le procès. Elle n’a su que
  ruiner la grande industrie, désorganiser le prolétariat et renvoyer
  dans les campagnes les ouvriers des villes. Le seul résultat positif
  de l’activité bolcheviste est la création d’un militarisme nouveau.»

Les leçons à tirer de l’expérience russe apparaissent nombreuses. La
plus claire est qu’un despote absolu peut bien détruire une société,
mais reste impuissant à la reconstruire.

Le régime bolcheviste ne parvint à se maintenir en Russe qu’au moyen
d’une armée richement payée, commandée en partie par des officiers
allemands fort heureux de contribuer à prolonger un désordre dont ils
espèrent voir leur pays profiter un jour. C’est en effet, vers
l’Allemagne que la Russie se tournera fatalement quand elle voudra
sortir de l’anarchie et se reconstituer.

                   *       *       *       *       *

On pourrait se demander, après l’exposé qui précède, pourquoi les 136
députés dont j’ai résumé le rapport, crurent nécessaire de solliciter du
gouvernement une Commission «chargée d’étudier les méthodes et les
résultats économiques et sociaux du bolchevisme».

Évidemment, les signataires de ce rapport savaient fort bien ce qu’il
fallait penser du bolchevisme. Le but de leur demande fut sans doute
d’attirer l’attention générale sur les résultats de la première
application des théories marxistes restées, on le sait, l’évangile de
nos socialistes. Ces derniers ne cessent de réclamer, eux aussi, la
dictature du prolétariat et la socialisation des moyens de production.
Il était donc utile de bien connaître les résultats obtenus en Russie
sous l’influence de ces doctrines.

Renseigner le public est d’autant plus indispensable que le bolchevisme
se propage dans tous les pays au moyen d’une légion d’agents à la solde
des dictateurs russes. De nombreux journaux populaires sont entretenus
par eux. L’argent pillé chez les particuliers et dans les banques permet
d’alimenter cette propagande.

Elle a créé au bolchevisme de nombreux adeptes, non seulement dans la
classe ouvrière, mais aussi dans des milieux qu’on n’aurait pas cru
d’une réceptivité mentale si facile. Au dernier Congrès fédéral des
syndicats d’instituteurs, le rapporteur estimait que _les révolutions
russes et hongroises font de la bonne besogne_». Un autre instituteur a
parlé en faveur «de la dictature du prolétariat», qu’il considère comme
une nécessité historique inéluctable».

Une telle incompréhension des réalités montre à quel degré de cécité
mentale conduisent certaines croyances imposées en bloc par contagion
aux esprits faibles.

                   *       *       *       *       *

En dehors de ses principes économiques dont l’expérience russe a montré
l’inanité, le bolchevisme s’appuie sur des supports psychologiques
d’ordre sentimental et mystique dont la puissance fut toujours
prépondérante.

Il sut trouver des formules concrètes pour justifier certains sentiments
qui, jadis, ne s’avouaient guère.

La mentalité dite bolcheviste, se caractérise, surtout, je l’ai déjà
fait observer, par une haine envieuse de toutes les supériorités, aussi
bien celle de la fortune que celle de l’intelligence.

Sous ses apparences démocratiques trompeuses, le bolchevisme est le
contraire de l’égalité démocratique. Il ne souhaite de détruire les
anciennes hiérarchies sociales que pour les rétablir en sa faveur, grâce
à la dictature du prolétariat.

Aux yeux des meneurs socialistes, une telle dictature apparaît comme une
féodalité nouvelle instituée à leur profit.

Cette féodalité constitue un rêve très flatteur pour la vanité des
incapables, puisqu’elle leur assurerait le passage d’une situation
subalterne à une situation souveraine. Dans ce mot magique «dictature du
prolétariat», tous les médiocres entrevoient une ère nouvelle où, de
subordonnés ils deviendraient chefs et pourraient tyranniser durement
les anciens maîtres.

La mentalité bolcheviste est aussi vieille que l’histoire. Le Caïn de la
Bible avait déjà une âme bolcheviste. Mais c’est de nos jours seulement
que cette antique mentalité a rencontré une doctrine politique pour la
justifier. Tel est le motif de sa propagation rapide qui vient saper les
anciennes armatures sociales.

En dehors de l’esprit de révolte, d’indiscipline, de jalousie et de
haine, la mentalité bolcheviste se révèle par une foule de petits faits
d’observation journalière. Ils sont analogues à celui que relatait un
journal suisse sur la décision des autorités socialistes d’une grande
ville d’accorder 6.000 francs de traitement aux balayeurs et 3.000
francs seulement aux ingénieurs.

                   *       *       *       *       *

La dictature du prolétariat exigée par la mentalité bolcheviste pourra
produire bien des ravages, détruire les plus stables civilisations, mais
elle sera toujours dominée, finalement, par la puissance de
l’intelligence.

Dans l’évolution actuelle du monde, le rôle de la capacité est destiné à
devenir beaucoup plus important encore qu’il ne l’était jadis.

Au moyen âge, le baron féodal et son serf différaient fort peu en
instruction et en intelligence. A cette époque, l’égalité aurait donc pu
être établie facilement entre les hommes.

Aujourd’hui, elle est devenue impossible. Loin de tendre vers l’égalité,
les cerveaux humains se différencient de plus en plus. Entre le simple
matelot et son capitaine, entre l’ouvrier et l’ingénieur qui le dirige,
les dissemblances n’ont fait que s’accentuer avec les progrès de la
technique.

Une révolution peut bien, comme en Russie, décréter que le matelot
commandera au capitaine et l’ouvrier à l’ingénieur. Autant vaudrait
décider qu’un homme n’ayant jamais entendu une note de musique sera
capable de diriger un orchestre.

Il est curieux de constater que le besoin d’égalité d’abord, de
dictature ensuite, se soient précisément développés au moment où les
progrès de la science et la complication croissante de la civilisation
rendaient la réalisation d’un tel rêve impossible.

Avec les formidables difficultés de la technique moderne, le défaut de
capacité mène à une ruine rapide. L’expérience russe l’a surabondamment
prouvé.

Ses résultats ont montré ce que devient un pays gouverné par
l’incapacité. La Révolution communiste russe n’a fait que remplacer
l’absolutisme d’en haut par la tyrannie d’en bas. Ses dirigeants
adoptèrent simplement le régime tzariste en l’exagérant. Leur police est
plus despotique qu’elle ne l’avait jamais été. La bureaucratie encore
plus compliquée que celle de l’ancien régime, la liberté de la presse
beaucoup moindre qu’autrefois puisqu’il n’en reste aucune trace.

En attendant l’heure, probablement lointaine, où seront tenues pour
évidentes les vérités que je viens de formuler, le bolchevisme grandira
encore, attirant l’immense légion des inadaptés: professeurs mécontents,
travailleurs médiocres, primaires envieux, c’est-à-dire le bloc
formidable des vanités, des incapacités et des haines dont le monde est
rempli.

Ajoutons encore à cette armée celle des esprits faibles et indécis ne
pouvant se passer d’une foi pour orienter leurs vacillantes pensées.

Dès que de tels esprits sont subjugués par un dogme, aucune expérience,
aucun raisonnement ne saurait les détourner de leur foi. Ils restent
alors enfermés dans ce cycle magique de la croyance dont les lois
spéciales sont fort étrangères à celles de la logique rationnelle.

Sans une étude approfondie de ces lois on ne saurait comprendre l’action
des grands mouvements religieux comme le Bouddhisme et l’Islamisme
jadis, le Bolchevisme aujourd’hui, qui, à certaines époques, viennent
bouleverser le monde.

L’intelligence a progressé dans le cours des âges mais les sentiments
n’ont guère varié. L’humanisme moderne est menée par les mêmes
illusions, les mêmes rêves que toutes les humanités antérieures. Les
puissances mystiques n’ont pas cessé de nous asservir.

La raison a grandi, les temples ont été remplacés par des laboratoires
où règne la pensée pure, mais la rigide raison reste sans prestige sur
l’âme des multitudes. Les seuls maîtres qu’elles écoutent toujours sont
ces éternels tribuns, créateurs des miracles qui remplissent l’histoire.

                   *       *       *       *       *

L’expérience bolcheviste est une de celles qui montrent le mieux combien
les buts atteints par les guerres et les révolutions peuvent différer
des buts poursuivis. La Révolution russe triompha en promettant la paix
et actuellement la Russie est en guerre avec tous ses voisins. Elle
voulait supprimer le militarisme et n’a réussi qu’à établir un régime
militaire plus dur que tous les régimes antérieurs. Elle voulait
supprimer le droit de propriété et a seulement fini par créer la
propriété individuelle chez un peuple qui n’avait encore connu que la
propriété collective.




CHAPITRE IV

Propagation de l’ouragan révolutionnaire dans divers pays.


Nous venons d’examiner les résultats de l’expérience communiste, forme
ultime de l’esprit révolutionnaire qui semble agiter l’Europe. Il nous
reste maintenant à constater sa propagation.

L’Europe se trouve en proie aujourd’hui, à une de ces grandes épidémies
mentales qui, plus d’une fois, ont sévi dans l’histoire.

En dehors des croyances religieuses peu de mouvements se sont manifestés
avec une intensité semblable à celle de l’anarchie révolutionnaire qui
ravage actuellement une partie du monde.

Les monarchies n’ont pas été les seules victimes de l’ouragan. Les
démocraties elles-mêmes n’échappèrent pas à son action. La plus ancienne
de toutes, la Suisse, s’est vue menacée par la tempête et faillit périr.

Des causes diverses, dont plusieurs ont été déjà énumérées, sont à la
base de ce soulèvement universel. L’une des principales fut la
démonstration de l’incapacité des souverains qui avaient lancé les
peuples dans une sinistre aventure.

Le mouvement s’est propagé ensuite aux pays neutres par ce phénomène de
la contagion mentale dont nous avons plusieurs fois déjà signalé
l’action.

                   *       *       *       *       *

Les révolutions ne se bornent pas à renverser quelqu’un ou quelque
chose. Elles prétendent aussi remplacer ce qui a été détruit. Sur les
ruines accumulées, les sectaires élèvent de nouveaux fétiches: dieux,
princes, ou doctrines.

Aucune personnalité ne s’étant trouvée posséder assez de prestige pour
se substituer aux monarques détrônés, une seule forme de pouvoir devait
se présenter à l’esprit populaire, celle de petites assemblées
susceptibles de gérer les intérêts des divers groupes sociaux. Ainsi
naquirent les soviets, associations de soldats et d’ouvriers.

Les intérêts de ces groupes étant dissemblables devaient nécessairement
entrer en conflit. Aucun ne pouvant prendre assez de forces pour faire
prédominer les intérêts généraux, que maintiennent facilement en temps
normal les traditions, les institutions et les lois, on vit naître en
Russie aussi bien qu’en Hongrie, et pendant quelque temps en Allemagne
des dictatures individuelles absolues.

Dans tous les pays soumis à ce régime, ce fut le retour à la barbarie
primitive, la domination de l’instinctif sur le rationnel, le
déchaînement des passions que les contraintes sociales ne refrénaient
plus. Une civilisation implique en effet un réseau de gênes qui limitent
nécessairement les tendances animales dormant au fond de nous. Contre
ces barrières, les envieux, les impulsifs et les inadaptés, éternels
mécontents, furent à toutes les époques de l’histoire prêts à se
révolter. Dès qu’une circonstance le leur permet ils tâchent de les
renverser.

                   *       *       *       *       *

Une révolution populaire n’admet jamais qu’elle soit seulement guidée
par des instincts et des appétits. Les théoriciens lui cherchent bientôt
des principes philosophiques comme soutien. C’est ainsi que les hommes
de la Terreur tentèrent de justifier leurs actes en adoptant les
rêveries de Rousseau sur le bonheur égalitaire des sociétés primitives
et la nécessité de les rétablir.

Les nouveaux révolutionnaires ont observé cette tradition en présentant
leurs actes comme l’application du socialisme intégral: socialisation
des moyens de production, dictature du prolétariat, suppression de la
propriété, confiscation des capitaux, etc. En peu de temps, nous l’avons
vu, ce régime ruina le pays qui l’avait adopté et engendra la guerre
civile. Jamais n’apparut aussi clairement l’action dévastatrice que
peuvent exercer des idées fausses.

                   *       *       *       *       *

Les historiens de l’avenir, qui dédaigneront autant que ceux
d’aujourd’hui les enseignements de la psychologie, auront bien de la
peine à comprendre comment le bolchevisme put atteindre un pays aussi
indépendant et libéral que la Suisse.

Et cependant, malgré toutes les prévisions, les apôtres bolchevistes
réussirent à y provoquer une grève générale qui faillit arrêter toute la
vie économique de ce pays et obligea le Conseil fédéral à mobiliser une
armée de 60.000 hommes. La grève cessa d’ailleurs immédiatement, dès que
le Conseil se décida à expulser la bande des bolchevistes russes qui la
dirigeaient. C’est par là qu’il eût fallu commencer.

Mais leur influence se montra d’abord si grande que le Conseil fédéral
avait commencé par céder à leurs menaces, sans même oser protéger les
ouvriers qui voulaient travailler. Un grand journal suisse écrivait
alors:

«Maître de la rue où roulait seule son auto, l’état-major socialiste a
pu croire la partie gagnée.»

«Ce fut seulement après des tergiversations prolongées que le
gouvernement cessa de capituler avec l’ennemi. La garde civique fournit
alors des travailleurs volontaires pour remplacer ceux qui faisaient
défection et tâchaient d’arrêter les services publics: transports,
postes et télégraphes, publication des journaux, etc.»

                   *       *       *       *       *

L’Allemagne qui avait tout fait pour propager le bolchevisme en Russie
fut obligée de le subir un instant. Elle flotta entre les diverses
formes du socialisme. Toutes se montrèrent également désastreuses. Le
budget est devenu un tonneau des Danaïdes et toutes les administrations,
postes, chemins de fer, etc., très productives jadis, sont aujourd’hui
en perte. Le déficit des chemins de fer seulement est de 10 milliards
par an.

  «Le nombre des sans-travail entretenus par l’État, écrivait un grand
  journal allemand, a encore augmenté. Selon les statistiques
  officielles, il a atteint, en novembre, le chiffre de 388.300, dont
  96.799 femmes!

  La commune de Berlin, qui a dû appliquer à ses nouveaux employés les
  tarifs socialistes d’appointements, a cru utile de faire connaître à
  ses administrés l’échelle actuelle des salaires. Cette publication est
  instructive; elle nous apprend que le directeur de la voirie
  municipale, après vingt ans de service, touche un traitement de 8.760
  marks; son chauffeur a des appointements de 9.127 marks, un échevin
  touche 10.000 marks, mais un employé auxiliaire a 18.000 marks. Un
  vieil employé du même bureau a seulement 7.960 marks. Le chef de
  division de l’office de la répartition des graisses a un traitement de
  5.500 marks; son teneur de livres a, lui, 8.700 marks. Les inspecteurs
  des jardins des promenades publiques touchent 6.570 marks; un simple
  jardinier débute à 7.070 marks. Un ingénieur de la ville doit se
  contenter de 6.600 marks; son garçon de bureau est payé 8.000 marks.
  Et cela continue ainsi pendant plusieurs pages. Ai-je besoin de vous
  dire que tous ces hauts appointés sont des protégés des socialistes et
  sont chargés de surveiller et de dénoncer les employés suspects? Le
  rapport conclut laconiquement: On ne saurait trop condamner une
  politique qui fait naître de pareilles anomalies.»

                   *       *       *       *       *

Les méthodes de propagation du bolchevisme russe sont fort intéressantes
à connaître. Comme les apôtres de toutes les croyances, ces sombres
fanatiques tiennent à répandre dans le monde la vérité pure dont ils se
croient détenteurs.

Leur propagande se fait par des journaux et des manifestes, mais surtout
par l’action directe d’une nuée d’agitateurs abondamment pourvus
d’argent.

Un député de Genève a rapporté au conseil national des détails
intéressants sur cette propagande, à l’époque où elle était favorisée
par les Allemands:

  «L’état-major allemand entretint, durant toute la guerre, des agents
  actifs en Suisse, notamment le comte Tattenbach, l’ancien homme du
  Maroc qui était en relations constantes avec les agents de Lénine et
  de Trotzki.»

Les agitateurs essayent surtout de provoquer dans les foules des
mouvements qui, par contagion mentale, s’étendent ensuite rapidement.

Il suffit, du reste, pour arrêter de tels mouvements, de provoquer une
agitation contraire. On peut en donner comme exemple la façon dont fut
combattue une manifestation projetée en Italie, par les socialistes,
dans le but de déchaîner une grève générale:

  «Il a suffi que deux jeunes gens, place Colonna, eussent brandi un
  drapeau en criant: Vive l’Italie!» pour que des centaines de personnes
  se réunissent autour du drapeau tricolore, en criant: «Vive le roi!
  Vive l’Italie victorieuse!»

  «Le groupe de manifestants est devenu bientôt un fleuve d’hommes, et
  des milliers de citoyens, ayant à leur tête des officiers et des
  soldats, ont formé un cortège.»

                   *       *       *       *       *

Nous avons à plusieurs reprises montré comment, durant la guerre, les
Allemands tentèrent les plus grands efforts pour répandre le bolchevisme
en France, sachant qu’il leur avait déjà permis de désagréger la Russie.

Certains procès retentissants ont montré la force de cette propagande et
ses résultats. Elle aboutit aux mutineries militaires du commencement de
1917.

La victoire éloigna ce danger, mais ne l’a pas fait disparaître. Le
bolchevisme est une des armes qui restent à l’Allemagne et pendant
longtemps elle en usera.

Un auteur germanophile écrivait dans le _Politiken_ de Copenhague
(10-9-1918) un article sur les conséquences de la propagande
bolcheviste, dont quelques passages montrent bien les idées répandues
actuellement en Allemagne:

  «Dans quelques années, dit-il, la situation dans tous les pays
  belligérants sera la même: nous nous trouverons alors dans un chaos
  qui rappellera l’état actuel de la Russie. C’est le bolchevisme qui se
  répand dans l’univers; les capitalistes seront supprimés, les
  gouvernements feront faillite et l’administration des États et des
  villes tombera entre les mains des Conseils d’ouvriers. Une lutte
  terrible pour les vivres éclatera entre les habitants des campagnes et
  des villes et en fin de compte n’auront quelque chose à manger que
  ceux qui seront le mieux armés et qui seront les plus cruels.»

La force possible du bolchevisme en France tient à ce qu’il traduit,
comme je l’ai fait remarquer, les aspirations d’un grand nombre de
socialistes. Ces derniers s’imaginent qu’il permettra au monde «d’être
reconstitué sur des bases internationales nouvelles».

Les discours d’aussi incorrigibles rêveurs justifient cette assertion
attribuée à Lénine: «Sur cent bolchevistes, il y a un théoricien,
soixante imbéciles et trente-neuf scélérats.»

Le théoricien est le plus redoutable de la série parce qu’étant
convaincu il a la force que donne toujours une croyance.

Ce sont surtout les théoriciens qui essaient de propager chez nous le
bolchevisme, au moyen des journaux à leur service. Pour espérer que
cette propagande reste inefficace, il faudrait bien peu connaître l’âme
des foules.

  «Le bolchevisme, écrivait le _Journal de Genève_, a gagné des millions
  à la solde de l’impérialisme allemand et dans le pillage de la Russie.
  Ces millions il les dépense aujourd’hui dans le monde entier pour
  fomenter une révolution générale, en faveur de l’impérialisme
  prolétarien. Partout il envoie des émissaires dont les portefeuilles
  sont bourrés de billets de banque et les porte-monnaie garnis d’or.
  Partout il agit. Partout il agite. Partout il organise des comités,
  cadres des futurs soviets.»

                   *       *       *       *       *

Les très réels et fort dangereux progrès du bolchevisme étonnent les
personnes peu familiarisées avec l’étude des croyances, et ignorant, par
conséquent, je le rappelle encore, que l’absurdité d’une croyance n’a
jamais nui à sa propagation. Le serpent, le bœuf, le crocodile et autres
animaux ont eu des millions d’adorateurs. Les divinités exigeant des
sacrifices humains furent innombrables. Il semblait tout naturel aux
guerriers d’Homère qu’un roi immolât sa fille pour obtenir des dieux un
vent favorable à leurs vaisseaux.

Le mystique, l’affectif et le rationnel appartiennent à des cycles
psychologiques trop différents pour se pénétrer jamais. L’histoire des
croyances et de leur propagation est impossible à comprendre sans cette
capitale notion.




LIVRE VI

ILLUSIONS POLITIQUES DE L’HEURE PRÉSENTE




CHAPITRE I

Fondements des prévisions formulées sur la destinée des peuples.


Les conséquences de la guerre mondiale grandissent sans cesse et
pèseront sur la vie de plusieurs générations. Les conceptions servant
jadis de base au droit, à la morale, à la politique, en un mot à tous
les éléments de la vie sociale, se désagrègent chaque jour.

Comment les remplacer? Où trouver ces principes directeurs sans lesquels
aucune civilisation n’est possible? L’art de la politique étant très
incertain encore, les gouvernants n’ont guère d’autres guides que des
impressions dérivées de leurs sentiments et de leurs croyances.

Impressions et croyances sont des phénomènes mobiles et variables comme
tout ce qui émane de la vie. Leur domaine reste étranger à la science,
parce qu’il n’est susceptible ni de définitions exactes ni de mesures.

Confinée surtout dans le cycle des choses mortes, la science se
constitua par le passage du qualitatif au quantitatif. Alors que le
qualitatif s’évalue seulement suivant les impressions dépendant de notre
tempérament, le quantitatif se traduit en grandeurs susceptibles de
mesure. Sur ces grandeurs mesurables la science édifie ses lois.

L’incertitude règne toujours dans les phénomènes pour lesquels il est
impossible de découvrir une unité de mesure: «La politique, disait le
ministre anglais Balfour, ne pourrait devenir une science que s’il
existait une unité de bonheur.»

                   *       *       *       *       *

La sociologie a fait de persistants efforts pour atteindre les progrès
réalisés par la science en passant du qualitatif au quantitatif, mais
ses mesures ne portent que sur des résultats déjà réalisés et non sur
les causes qui les déterminèrent.

Elle est incapable surtout d’évaluer en chiffres la force des sentiments
et des passions dirigeant la conduite.

Tous les progrès de la science sont liés à ceux accomplis dans les
procédés de mesure. Certaines découvertes, telles que l’immense
extension du domaine de la lumière invisible, ne devinrent possibles que
quand le bolomètre permit de mesurer le millionième de degré.

En dehors des mesures qui servent à constater la grandeur et l’évolution
des phénomènes, les sciences physiques réalisent leurs découvertes en
s’appuyant sur l’observation et l’expérience.

Les sciences dites sociales prétendent bien employer les mêmes méthodes.
Mais leurs expériences ne pouvant, comme celles des laboratoires, être
répétées à volonté, n’ont qu’une médiocre utilité. Les observations ne
possèdent pas une valeur plus grande parce que, effectuées sur des
époques et des peuples différents, elles exposent à d’illusoires
analogies. C’est pourquoi les leçons de l’histoire sont si rarement
d’utiles leçons.

On ne saurait donc s’étonner de voir des hommes facilement d’accord sur
les phénomènes scientifiques, diverger profondément sur des questions
fondamentales de politique. Pour les principes scientifiques leurs
guides étaient sûrs. En politique, ils ne sont guère dirigés que par les
opinions de leur groupe, des convoitises, des sympathies ou des haines.

De telles influences suffisent pourtant à créer des convictions très
fortes. Le sénateur Herriot disait avec raison, dans un de ses discours,
que le domaine de la politique n’est pas du tout celui de
l’intelligence.

Et cependant le monde marche, les hommes vivent, les événements
enchaînent leur cours. A défaut de certitudes scientifiques inconnues
dans le domaine moral, les peuples sont bien obligés de se laisser
guider par d’autres certitudes. Fictives souvent, puissantes toujours,
elles dérivent des idées qu’à chaque époque l’humanité se fait des
choses.

Nous sommes arrivés à une période où les idées erronées ont des
répercussions indéfinies et peuvent même, la Russie le prouve,
déterminer la ruine des plus grandes nations.

                   *       *       *       *       *

Prévoir, au moins dans certaines limites que nous marquerons bientôt,
n’est cependant pas impossible. L’observation démontre malheureusement
que ces prévisions ne sont jamais crues. L’antique sagesse des peuples
l’avait déjà dit dans la célèbre légende de Cassandre et d’Apollon.

Pour atténuer la rigide vertu de la jeune Cassandre, Apollon avait imité
les amoureux de tous les âges en se faisant précéder d’un don. Il était
constitué par la faculté de prédire l’avenir.

Jugeant sans doute insuffisant cet immatériel cadeau, la blonde fille
d’Hécube éconduisit son donateur.

Le maître du Soleil résolut de se venger. Ne pouvant, de par les décrets
de Jupiter, retirer la faculté divinatoire accordée il décréta que les
prédictions de Cassandre ne seraient jamais crues.

Ce fut en réalité une dure vengeance. L’infortunée princesse prévoyait
toutes les catastrophes et ne pouvait les empêcher puisqu’on n’ajoutait
foi à aucune de ses prévisions. Pour ne l’avoir pas écoutée ses
compatriotes perdirent leur cité et Agamemnon fut victime de
Clytemnestre.

J’imagine que les philosophes solitaires, auxquels la réflexion permet
de pressentir quelquefois l’enchaînement des événements, éprouvent des
sentiments voisins de ceux jadis ressentis par Cassandre. Ils doivent se
dire que l’arrêt d’incrédulité d’Apollon s’étend sans doute à toutes les
prédictions des mortels essayant de dévoiler aux peuples les futurs
dangers qui les menacent.

L’histoire montre, en effet, que les prédictions ne sont jamais écoutées
alors même qu’elles s’appliquent aux événements les plus faciles à
pressentir. On se souvient de Quinet lisant à travers «les signes qui
sont dans le fond des choses» et bien avant Sadowa et Sedan, le
redoutable danger dont nous menaçait l’Allemagne.

Sans remonter si loin il ne faut pas oublier qu’aucun des observateurs
qui prédisaient la fatalité de la guerre actuelle et la nécessité de s’y
préparer ne furent écoutés.

Jugeant leurs avis méprisables, pacifistes et socialistes continuèrent
l’œuvre néfaste de dissociation des forces nationales. Un an à peine
avant le conflit, un de nos professeurs les plus réputés de la Sorbonne
publiait un long article où il prétendait prouver qu’une guerre avec
l’Allemagne était complètement impossible. Ses savants collègues
partageaient trop son opinion pour songer à la combattre.

Bien d’autres prévisions ne furent pas davantage entendues[7].

  [7] Plusieurs journaux ont reproduit des pages de ma «Psychologie
    politique», publiée il y a quinze ans, où était annoncé, non pas
    seulement la guerre actuelle, ce qui était facile, mais aussi, ce
    qui l’était moins, la forme sauvage qu’elle revêtirait. Voici
    comment je décrivais les futurs confits: «Mêlées formidables
    ignorant la pitié et dans lesquelles des contrées entières seront
    méthodiquement ravagées jusqu’à ce qu’elles ne renferment ni une
    maison, ni un arbre, ni un homme.»

    Il serait inutile maintenant d’exposer les raisons sur lesquelles je
    fondais cette prédiction si contraire aux idées humanitaires alors
    régnantes.

                   *       *       *       *       *

Au cours d’un des sermons qu’il prononce quelquefois du haut de la
chaire d’une petite église de son village, le premier ministre de
l’empire britannique, M. Lloyd George, après avoir montré ce que coûta
le manque de prévision qui empêcha la préparation à la guerre, ajoutait:

  «Ne commettons pas la même faute pour la paix, les erreurs que nous
  pourrions commettre en entrant dans la période de paix sans
  préparation, seraient encore plus désastreuses. Ce que nous ferons
  alors sera plus permanent. Nous donnerons une direction et une forme
  définitive aux choses, et comme le monde sera à ce moment-là dans un
  état de fusion, il se refroidira très rapidement et la forme qu’il
  prendra durera longtemps.»

                   *       *       *       *       *

Dans quelles limites les événements généraux qui déterminent l’histoire
des peuples peuvent-ils être prévus?

Si compliqués que soient ces événements, ils se trouvent dominés le plus
souvent par quelques causes essentielles, analogues à ces grandes lois
fondamentales de la physique, riches en résultats, bien que peu
nombreuses. C’est ainsi, par exemple, que les lois de la thermodynamique
formulées en quelques lignes régissent un ensemble de faits dont
l’exposé complet demande plusieurs volumes.

La notion moderne de lois naturelles a fait disparaître l’encombrante
légion de divinités capricieuses imaginées jadis pour expliquer tous les
phénomènes, depuis la croissance des moissons jusqu’aux fureurs de
l’océan.

De tous les dieux antiques le hasard reste le seul encore redouté
aujourd’hui. On le fait intervenir d’ailleurs seulement quand les
événements résultent de causes inconnues, ou trop nombreuses pour que
des effets issus de leurs actions réciproques puissent être calculés.

Mais alors même que l’enchevêtrement des causes constituant le hasard
semble inaccessible à nos investigations, il n’est pas impossible d’en
déterminer les effets, à la simple condition que ce hasard puisse être
interrogé un nombre suffisant de fois.

C’est justement ce que font les statisticiens en construisant d’après
les données de l’expérience leurs tables de natalité, de criminalité,
d’exportation, etc. Applicables au passé, elles le sont aussi à un
prochain avenir.

Ces arides colonnes qu’aucune rhétorique n’anime en disent plus,
cependant, sur la situation morale d’un peuple et sur son avenir que de
longs discours. Elles ne nous révèlent pas la raison des choses, mais
permettent de prévoir l’apparition de ces choses.

La plus sagace des sibylles antiques ne pouvait dire au tremblant
visiteur qui l’interrogeait quand se termineraient ses jours et un
savant moderne n’y parviendrait pas davantage. Mieux renseigné pourtant
que les sibylles, il arrive à lire avec certitude dans ses tables le
nombre des personnes d’un âge déterminé destinées à mourir fatalement
dans un temps donné. Il sait y lire aussi le nombre des crimes, des
morts violentes, des mariages, etc., qui, pour tel ou tel pays, seront
observés dans un avenir rapproché.

Toute la vie matérielle et morale d’un peuple peut se traduire en
courbes souvent susceptibles, comme je l’ai montré ailleurs, d’être
formulées en équations. On peut donc énoncer la loi suivante:

_Impossibles pour les événements individuels, les prévisions sont
souvent faciles pour les événements collectifs._

                   *       *       *       *       *

Les constatations précédentes montrent que les phénomènes sociaux se
déroulent, comme les phénomènes physiques, sous l’influence de lois
invariables. Elles montrent aussi que des observations très multipliées
sont nécessaires pour découvrir ces lois. Or, l’histoire se compose
surtout de faits particuliers qui ne se répètent pas et c’est pourquoi
l’imprévisible la domine.

Mais si, dans l’état actuel de la science, il serait illusoire de parler
de grandes lois historiques, on ne peut nier pourtant que la
connaissance du caractère des peuples permet souvent de déduire leurs
futures réactions en présence de certains événements, et par conséquent
de prédire la direction générale de leur destinée.

De telles prévisions sont facilitées encore par l’application de
certains principes généraux, suffisamment vérifiés au cours des âges.
Nous sommes assurés, par exemple, que l’anarchie engendre toujours la
dictature. On eût donc pu aisément prédire pendant la période sanglante
de notre grande révolution, qu’elle se terminerait par la domination
d’un maître.

En se basant sur des principes différents mais aussi sûrs, il eût été
également facile, quelques années plus tard, de prophétiser que
l’artificiel empire de Napoléon ne durerait pas plus que celui de
Charlemagne. Très facile encore de prédire que l’hégémonie militaire
mondiale rêvée par l’Allemagne ne présentait aucune chance de
réalisation durable.

Mais, comme je le rappelais plus haut à propos de Cassandre, alors même
qu’il existerait des esprits assez sagaces pour déchiffrer le livre du
destin leur science ne servirait à personne. Les peuples n’acceptent que
les vérités qui leur plaisent et les hommes d’État moderne sont trop
esclaves de l’opinion pour en rechercher d’autres.




CHAPITRE II

Rôle de la nécessité dans la destinée des peuples.


Nous venons d’examiner quelques-uns des éléments qui permettent
certaines prévisions générales sur la destinée des peuples. Il en est
d’autres encore, mais leur étude détaillée dépasserait trop le cadre de
cet ouvrage.

L’un d’eux, cependant, _la nécessité_, joue un rôle assez important pour
que nous lui consacrions un court chapitre.

Sous le nom de destin, la nécessité exerça sur l’esprit des peuples
anciens une influence considérable.

Au sommet de l’Olympe, ils avaient placé le grand Jupiter. Maître
souverain des dieux, dominateur du ciel étoilé et des mers ténébreuses,
il était fort redouté. Les mortels tremblaient quand la foudre révélait
son courroux.

Et cependant le pouvoir de ce puissant maître n’était pas absolu. Très
au-dessus de lui, dans des régions inconnues vivait, solitaire et sans
cour, une divinité mystérieuse dont les dieux et les hommes subissaient
les lois.

Cette divinité suprême s’appelait le Destin. Elle ne possédait aucun
temple. La sachant inflexible, on ne l’implorait pas.

Les philosophes antiques, y compris Platon, ne réussirent pas à préciser
la nature de ce pouvoir suprême auquel les dieux eux-mêmes devaient
obéir. Il semble avoir synthétisé cet ensemble de lois supérieures à nos
volontés: Force des choses, Nature, Providence, etc., qui, malgré des
siècles d’investigations, restent très mystérieuses encore.

La conception de l’inexorable Destin dut naître dans l’imagination des
hommes le jour où l’expérience parut montrer que si nos volontés peuvent
s’exercer jusqu’à une certaine limite, elles deviennent impuissantes
ensuite à modifier le cours des choses. Dans les grandes circonstances
de la vie des peuples, les maîtres des empires, après avoir dirigé les
événements, sont entraînés par eux et ne les dominent plus.

Cette impuissance des volontés humaines, à certaines phases de
l’évolution des choses, avait beaucoup frappé Napoléon. Il est souvent
revenu dans ses écrits, sur l’impossibilité d’empêcher des événements
qu’il voyait se former.

Le pouvoir des forces supérieures dont l’ensemble constitue _la
nécessité_, est formidable. Il maintient les peuples dans une voie
déterminée et peut devenir un prodigieux générateur d’efforts. C’est la
nécessité, je l’ai déjà rappelé dans un autre chapitre, qui fit surgir
pendant la guerre, les usines, les canons, les hommes et transforma
toutes nos conditions d’existence et notre mentalité même. Sous sa main
rigide l’impossible finit par devenir possible.

Elle fit notamment réaliser à diverses industries des progrès qui
n’eussent peut-être pas été obtenus en dix ans de paix.

Il faudrait un volume pour en montrer les résultats. C’est ainsi par
exemple que sous la poussée des besoins, la puissance des moteurs
d’avion passa progressivement de 80 à 200, 300, 450 chevaux. La vitesse
de ces avions s’éleva de 80 à 220 kilomètres à l’heure. En même temps le
poids des moteurs se réduisait de 2 kg à 0 kg 8 par cheval, c’est-à-dire
de plus de moitié. Près de 90.000 moteurs représentant une dépense de
plus de deux milliards ont été construits durant la guerre. On en
construisait 49 par mois au début de la guerre et plus de 4.000 en
octobre 1918 alors que la lutte devenait de plus en plus aérienne.

J’ai choisi cet exemple entre mille parce qu’il s’applique à l’élément
principal des futures batailles, mais d’une façon générale on peut dire
que durant la guerre sous l’influence de la nécessité toute notre
industrie s’est transformée.

La nécessité continuera sûrement son œuvre. C’est ainsi par exemple que
les difficultés croissantes des moyens de transport et les résultats,
désastreux pour l’industrie, de l’insuffisance du charbon conduiront
forcément à supprimer l’opération barbare et coûteuse consistant à
charger et décharger plusieurs fois des masses immenses de charbon pour
les faire passer de la mine chez le consommateur. On arrivera forcément
à transformer la houille en électricité, c’est-à-dire en force motrice,
sur le point même de son extraction. Cette force motrice sera ensuite
distribuée par des fils métalliques sur tous les points où on en aura
besoin. Les chemins de fer se trouveront ainsi allégés d’une grande
partie de leur travail.

                   *       *       *       *       *

Dans la plupart des guerres antérieures, les hommes d’État voyaient
clairement les buts poursuivis. Ils savaient qu’un petit nombre de
batailles déciderait de la partie engagée et que, gagnée ou perdue, les
choses reprendraient ensuite leur cours.

Il n’en est plus de même aujourd’hui. L’avenir reste enveloppé de
ténèbres où se perçoivent seulement de faibles lueurs.

Faut-il craindre que l’homme, après avoir vaincu tant de fatalités
naturelles, édifié de brillants empires, ne puisse empêcher ces
effroyables hécatombes qui finiraient, en se répétant, par amener
l’anéantissement de nos civilisations?

Une future guerre serait, sans doute, plus meurtrière et plus ruineuse
encore que celle dont nous sortons. Dès le jour de sa déclaration,
d’immenses escadres d’avions munis d’obus incendiaires perfectionnés
iraient brûler les villes et asphyxier leurs habitants. De grandes cités
se trouveraient presque instantanément anéanties. Ce serait la fin
définitive de l’Europe.

L’irrésistible action de la nécessité, dont l’histoire a tant de fois
prouvé la force, nous protégera peut-être plus sûrement que toutes les
alliances. Nous examinerons son influence possible dans un chapitre qui
servira de conclusion à cet ouvrage. Bien souvent déjà, elle a dénoué
des problèmes qui semblaient insolubles.




CHAPITRE III

Les erreurs du principe des nationalités et ses conséquences.


L’évolution des principes guidant la vie des peuples est un des éléments
les plus intéressants de leur histoire. Pendant de longs siècles des
milliers d’hommes se font tuer pour établir le triomphe d’une conception
qui les a séduits, puis arrive le moment où ils luttent furieusement
dans le seul but d’anéantir cette même conception. On bâtirait une
immense cité avec les ossements des hommes morts pour établir un
principe, puis pour le détruire.

Le principe des nationalités qui bouleverse aujourd’hui le monde a connu
ces fortunes contraires. Pendant mille ans, tous les peuples de l’Europe
ont été en guerre afin de fonder de grands États aux dépens des petites
nationalités. Les nouveaux maîtres du monde poursuivent actuellement un
but opposé en tâchant de libérer les petits pays de la domination des
grands États dont ils avaient fini par faire partie.

Pourquoi tant de peuples réclament-ils aujourd’hui l’autonomie, au nom
du principe des nationalités et que signifie pour eux cette autonomie?

Elle signifie qu’ils veulent être délivrés de toute domination étrangère
et se gouverner eux-mêmes.

Cette aspiration résulte de ce que, malgré tous les efforts de
gouvernements évidemment intéressés à maintenir la concorde il arrive
toujours, quand les peuples gouvernés sont composés de diverses races,
que les plus faibles se trouvent fatalement opprimées par la plus forte.

Des faits innombrables montrent l’étendue de cette oppression. Quand le
dernier empereur d’Autriche amnistia les condamnés politiques, le jour
de son avènement, dix-huit mille sortirent des cachots où les autorités
appartenant à la race dominante les avaient enfermés.

                   *       *       *       *       *

Le principe des nationalités fait partie du stock de conceptions, peu
nombreuses avec lesquelles les diplomates orientent leur conduite. Très
solides en apparence, elles sont souvent assez fragiles en réalité.

La définition du principe des nationalités semble facile. «C’est, disent
les dictionnaires, le principe en vertu duquel les races qui ont une
origine, des traditions et une langue communes, doivent former un seul
État politique.»

Rien ne serait plus simple si la nationalité était uniquement fondée sur
la race, mais il en est tout autrement. J’ai montré ailleurs qu’une
nationalité peut être constituée par quatre éléments fort différents,
rarement réunis chez un même peuple la race, la langue, la religion et
les intérêts.

La race, contrairement à l’opinion courante, est de ces divers éléments
le moins actif, simplement parce que la plupart des races actuelles
résultent de croisements. En Europe, on ne trouve généralement que des
races historiques, c’est-à-dire des races hétérogènes, formées par le
hasard des conquêtes, des émigrations ou de la politique.

Sous l’influence de milieux communs, d’intérêts communs, de langues et
de religion communes, ces races hétérogènes peuvent arriver à se
fusionner et former une race homogène[8].

  [8] Le lecteur que ces questions pourraient intéresser les trouvera
    développées dans mon petit volume: _Lois psychologiques de
    l’évolution des peuples_.

La fusion entre peuples différents est l’œuvre des siècles. Ne pouvant
disposer du temps, les fondateurs de divers empires, Turquie, Russie et
Autriche notamment, l’ont simplement remplacé par la force. Leur œuvre
est toujours restée pour cette raison un peu artificielle et les
populations, soumises en apparence, ne se sont pas encore fusionnées.

                   *       *       *       *       *

Au cours de la guerre, les Alliés ont indiqué comme un de leurs
principaux buts de guerre la libération des nationalités. Dans un
discours au parlement anglais M. Asquith disait:

  «Il n’y a pas de ferments de guerre et de causes de guerre plus nocifs
  que l’existence de nationalités détachées, mécontentes et
  artificiellement séparées de leurs vrais foyers et de leur
  consanguinité.»

Au fond, ce que l’on cherche dans la solution du problème des
nationalités, c’est le moyen de libérer les minorités opprimées du joug
d’une majorité oppressive. Le problème paraît aussi difficile que
d’empêcher l’aiguille d’une balance de pencher du côté où le plateau est
le plus chargé.

Il sera surtout difficile dans les pays où plusieurs nationalités se
trouvent enchevêtrées sur le même territoire. La tolérance de la
majorité gouvernante dépendra beaucoup plus de la mentalité de ses
représentants que des lois égalitaires formulées. Une majorité homogène
sera toujours hostile à une minorité hétérogène simplement parce que la
force des lois est bien faible devant celle des mœurs.

                   *       *       *       *       *

Le principe des nationalités a orienté les hommes d’État pendant
plusieurs siècles, mais tout autrement qu’aujourd’hui.

L’histoire politique de l’Europe peut être divisée en deux périodes. La
première, dont la durée dépassa mille ans, comprend la formation des
grands États aux dépens des petites nationalités. Pendant la seconde,
d’origine récente, au nom du même principe des nationalités, les grands
États lentement formés: Autriche, Turquie et Russie notamment, se
désagrègent en provinces indépendantes.

La fusion de petits États en puissantes nations avait semblé une des
lois les plus constantes de l’histoire. La France, l’Angleterre,
l’Allemagne et l’Italie, jadis composées de provinces séparées, sont des
types de cette fusion.

Elle n’était pas, d’ailleurs, générale. A côté des grands États, de
petits pays: Hollande, Suède, Danemark, etc., avaient réussi à garder
leur indépendance et prétendaient la conserver.

Les théoriciens allemands ne reconnaissaient pas cependant aux petits
peuples le droit de vivre à côté de grandes nations sans être absorbés
par elles. Si l’Allemagne avait triomphé dans la dernière guerre, il ne
serait probablement pas resté en Europe un seul petit pays indépendant.

                   *       *       *       *       *

Alors même qu’on admettrait la valeur du principe des nationalités, sa
réalisation serait presque impossible.

Pour l’appliquer, en effet, il faudrait connaître les volontés réelles
des peuples. On n’a trouvé encore d’autres moyens d’y réussir qu’un
plébiscite, mais les gouvernants qui ont introduit dans les pays soumis
leurs fonctionnaires et leurs créatures arriveront toujours à obtenir
des votes favorables en les falsifiant au besoin. Le plébiscite ne
serait applicable qu’aux pays où il est inutile, c’est-à-dire à ceux
dont les sentiments des populations rivales en présence sont nettement
connus, Tchèques et Polonais par exemple.

Ces difficultés d’appliquer le principe des nationalités ont été jadis
bien marquées au parlement autrichien dans les termes suivants, par le
comte Tisza:

  «Dans les territoires où les races et les nations sont mélangées, il
  est impossible que chaque race constitue un État distinct. Là, on ne
  peut créer que des États sans caractère national, autrement le peuple
  dominant imprime seul à l’État son caractère national. Le principe des
  nationalités n’est donc applicable que dans la forme limitée comme le
  définit justement le président des États-Unis en disant: «On doit
  garantir à chaque peuple sa vie propre, le libre exercice de sa
  religion, son libre développement individuel et social.»

Remarquons d’ailleurs, qu’il s’en faut de beaucoup que le principe des
nationalités soit universellement admis. Rejeté naturellement par les
grands empires, tels que l’Angleterre, il l’est également par certains
petits pays, la Suisse notamment.

                   *       *       *       *       *

On ne saisit bien l’importance d’un principe qu’en étudiant ses
applications.

Il est tout d’abord visible que le principe des nationalités conduirait
à la formation de petits États et à la destruction des grands empires.

En ce qui concerne la dissociation des grands empires, l’expérience
russe est catégorique. C’est au nom du principe des nationalités qu’elle
se désagrégea presque instantanément en plusieurs provinces, dès que la
Révolution triompha.

Loin de combattre cette désagrégation les socialistes l’ont nettement
encouragée. Pendant la conférence de Brest-Litovsk, le gouvernement
russe déclara être «complètement d’accord avec le principe de la
reconnaissance du droit de chaque nation de disposer de son sort en
allant jusqu’à la séparation».

C’était accepter sans protestation la séparation de l’Ukraine qui
venait, après d’autres provinces, de se constituer en république
indépendante.

Et ici apparaît la puissance mystique exercée par un principe sur les
serviteurs de ce principe. Aucun des bolchevistes ne comprit que la
perte de l’Ukraine, presque grande comme la France, constituait pour la
Russie un désastre immense. Politiquement, sa séparation entraînait la
perte de la domination sur la mer Noire, l’abandon de toute influence
dans les Balkans et du côté de Constantinople. Économiquement, le
dommage était plus étendu encore. Cette province représentant la plus
riche de la Russie en blé, en houille et en fer.

La Finlande et les provinces de la Baltique ont réclamé, elles aussi,
leur indépendance, ou se sont placées plus ou moins ouvertement sous
l’influence de l’Allemagne afin d’échapper à celle pire encore des
socialistes. Par consentement des populations ou par occupation forcée,
comme à Riga, les provinces baltiques allaient devenir allemandes.
L’absorption ou le protectorat de la Courlande, de la Livonie, de
l’Esthonie et de la Lithuanie eût été infiniment plus précieuse à
l’Allemagne que la possession de l’Alsace et de toutes les colonies
germaniques. Les richesses forestières et agricoles de ces pays sont en
effet immenses.

Faire d’un grand empire une poussière de provinces sans force, et par
conséquent sans défense, tel est le résultat auquel sont arrivés les
socialistes russes en appliquant le principe des nationalités.

                   *       *       *       *       *

L’Autriche est le second empire désagrégé par l’application du même
principe.

La monarchie austro-hongroise comprenait une dizaine de nationalités
parlant des langues différentes. Les trois plus puissantes étaient, en
dehors de la Hongrie, les Polonais de Galicie, les Croates et les
Tchèques. Chacune prétend aujourd’hui se gouverner elle-même, former un
État indépendant et naturellement exercer la suprématie sur ses voisins.

La force véritable de l’empire d’Autriche résidait dans les aspirations
contraires des races qui la peuplaient. Toutes se haïssaient
immensément; mais l’antipathie qu’elles avaient les unes pour les autres
dominant de beaucoup celle professée contre leur gouvernement, la
tyrannie de ce gouvernement leur semblait plus supportable que celle de
groupes rivaux. L’empire d’Autriche reposait sur un équilibre de haines.

Nous venons de voir les conséquences du principe des nationalités
appliqué dans les grands empires. Dans de petits pays comme les Balkans,
où la même province, la même cité, le même village sont divisés en
populations séparées par la religion, la race, la langue, les coutumes,
il a immédiatement engendré la plus sanglante anarchie. Dès qu’ils
furent libérés du joug turc, les Balkaniques se précipitèrent les uns
sur les autres et se déchirèrent furieusement.

                   *       *       *       *       *

Le principe des nationalités, si simple quand il reste dans le domaine
des spéculations chères aux diplomates, est donc, en réalité, hérissé de
difficultés.

Les siècles les avaient à peu près résolues en amenant les peuples,
réunis par le hasard des conquêtes sur le même territoire, à s’unifier
lentement sous l’influence d’institutions communes, et à former ainsi
des populations homogènes. La France, l’Angleterre et même l’Italie en
sont des exemples. En France les petites patries de jadis, Bretagne,
Bourgogne, Aquitaine, etc., avaient fini par se fondre en une grande
patrie. C’est grâce à cette fusion qu’à l’instabilité des premiers âges,
la stabilité avait pu succéder.

Mais les événements n’ont pas permis au temps d’accomplir partout son
œuvre. Les théoriciens sont venus combattre son action. Il va falloir
recommencer, au nom de leurs principes, une réorganisation mondiale dont
nul ne saurait prédire l’issue. Prétendre orienter les pensées et les
sentiments des hommes dans un sens contraire à l’évolution ancienne qui
guidait leur marche, conduit forcément à des conséquences inconnues.
L’une des plus probables sera un état de guerre permanent entre tous les
petits pays et leur misère profonde.

L’avenir appartient-il, comme le soutenaient les Germains, à de grands
États devenus chaque jour plus puissants, ou au contraire comme le
veulent les théories nouvelles à des fédérations de petits États
indépendants? C’est le secret des âges prochains.

Les peuples sont entraînés dans des tourbillons de forces morales dont
les effets restent ignorés.

Mais si nous voulons juger de la valeur actuelle d’une conception
politique pour laquelle tant d’hommes sont morts et sont destinés à
mourir, nous pouvons dire que le principe des nationalités, avec les
fragments de vérité qu’il contient, et les espérances qu’il fait luire,
appartient à la famille des grandes illusions mystiques qui, à certaines
périodes de l’histoire, ravagent le monde et transforment la vie des
peuples.




CHAPITRE IV

Les périls de l’Étatisme.


Des considérations développées dans plusieurs chapitres de cet ouvrage,
il résulte que, ne possédant pas un critérium pour certaines valeurs
morales, nous pouvons seulement les juger par leurs effets.

La philosophie pragmatiste, très répandue en Amérique, n’a pas d’autres
bases. Elle recherche si une idée politique, religieuse ou sociale
engendre des résultats utiles ou nuisibles sans se préoccuper de sa
valeur théorique.

C’est donc en considérant les effets déjà produits qu’on peut déterminer
la valeur de la croissante intervention étatiste dans la phase
économique du monde qui vient de s’ouvrir.

Suivant les apôtres de l’étatisme, le gouvernement, en raison de sa
supériorité supposée, devrait gérer l’ensemble des activités
industrielles et commerciales d’un pays en ôtant aux citoyens leurs
initiatives, et par conséquent leur liberté.

Cette conception constituait déjà un des rêves du socialisme avant la
conflagration mondiale.

La guerre l’a momentanément réalisé. D’impérieuses nécessités militaires
obligèrent les gouvernants à absorber toutes les forces de chaque pays
pour les orienter vers un même but. Un pouvoir dictatorial pouvant seul
opérer une telle concentration, il fut établi partout. Des peuples jadis
très libres, tels que les Américains, acceptèrent une dictature étatiste
qu’ils savaient nécessaire mais, la lutte terminée, ils la rejetèrent
aussitôt.

                   *       *       *       *       *

Il n’en a pas été de même chez les peuples latins. Leur ancienne
tendance à faire tout diriger par l’État s’est notablement développée
depuis la fin de la guerre. Les projets d’extension de l’influence
étatiste qui se formulent chaque jour en fournissent la preuve.

Contre ces projets d’absorption, industriels et chambres de commerce
protestent vainement. Ils savent très bien que les réalisations dont
nous sommes menacés deviendraient vite une cause d’irrémédiables ruines.

Rien de plus déprimant pour un pays, en effet, que le remplacement de
l’initiative privée par celle de l’État. L’initiative qui ne s’exerce
pas s’atrophie bientôt et nous étions loin d’en posséder un excès. Ce
n’est pas assurément par trop d’initiative que nos diplomates, nos
généraux et tous nos dirigeants ont péché pendant la guerre.

Mais, sans même tenir compte de la paralysie des initiatives créée par
le développement de l’étatisme, l’expérience enseigne depuis longtemps
que les entreprises gérées par l’État sont coûteuses et d’une exécution
médiocre.

La France a traversé bien des crises graves depuis les lointains débuts
de son histoire. Aucune, peut-être, ne menaça autant son existence que
les deux périls qu’elle a vus surgir depuis quelques années: le péril
allemand et le péril étatiste.

Grâce à quatre années de prodigieux efforts, à la mort de quatorze cent
mille hommes et à 200 milliards de dépenses, nous avons pu triompher du
péril allemand.

Reste maintenant le péril étatiste. Moins visible que le premier, il
pourrait devenir aussi dangereux en amenant d’irrémédiables défaites
économiques.

Déjà, avant la guerre, il avait contribué à cet état de décadence
industrielle et commerciale révélé par les statistiques que j’ai
rappelées dans cet ouvrage.

Notre victoire militaire ne saurait marquer la fin de toutes les formes
de conflits. Aux guerres à coups de canon vont succéder des guerres
économiques. Les peuples ayant des intérêts divers et parfois
contradictoires, les Alliés d’aujourd’hui pourront tout en restant
militairement unis, devenir rivaux demain.

Dangereuses seraient les illusions sur ce point. Les esprits éclairés
savent d’ailleurs s’en garder. L’extrait suivant d’un rapport fait à la
Chambre, au nom d’une grande commission, le montre nettement.

  «A la signature de la paix, la guerre économique s’imposera plus âpre
  que jamais entre toutes les nations et chacune d’elles gardera
  jalousement tout ce qui sera susceptible d’accroître sa puissance
  maritime marchande au regard et souvent au détriment des autres. Avant
  même que la guerre menée en commun ne soit finie, la compréhension de
  l’égoïsme national économique subsiste malgré tout.»

                   *       *       *       *       *

Au point de vue économique, les peuples civilisés modernes peuvent se
diviser en deux classes: peuples individualistes, peuples étatistes.

Parmi les peuples individualistes figurent les Anglais et surtout les
Américains. Chez eux, l’action de l’individu est portée à son maximum et
celle de l’État réduite au minimum. Le rôle de ce dernier se limite
strictement aux questions d’intérêt général: armée, police, finances,
notamment.

Chez les peuples étatistes,--et tous ceux dits latins le sont plus ou
moins--l’influence de l’État est, au contraire, prépondérante, et, sous
la poussée socialiste, elle grandit chaque jour. L’État arrive,
progressivement, à tout diriger, tout gérer, tout monopoliser et
intervient de plus en plus dans les moindres actes des citoyens.

La classification que je viens d’indiquer est forcément sommaire. La
compléter entraînerait trop loin. Il faudrait constater, par exemple,
que le Français, étatiste en ce qui concerne les intérêts collectifs,
est au contraire individualiste pour ses intérêts personnels. Il
faudrait aussi marquer pourquoi l’étatisme latin est sans analogie avec
l’étatisme germanique. C’est à des initiatives privées et non à l’État
que sont dues les grandes entreprises industrielles qui constituaient la
puissance économique de l’Allemagne.

                   *       *       *       *       *

Les nécessités de la guerre ayant condamné tous les belligérants à subir
un étatisme absolu il était naturel que les intérêts privés fussent
alors sacrifiés aux intérêts collectifs.

La guerre terminée, les Américains ont immédiatement rejeté l’étatisme.
M. Wilson l’a fait remarquer avec une juste fierté dans un de ses
messages.

  «Pendant toute la durée de la lutte le gouvernement américain avait dû
  grouper toutes les énergies matérielles du pays, les atteler ensemble
  sous le même harnais pour mieux tirer le fardeau commun et mener à
  bien notre lourde tâche.

  ... Aussitôt que nous avons su que l’armistice était signé, nous avons
  jeté le harnais. Le grand matériel des industries et les machines qui
  avaient été accaparées pour l’usage du gouvernement ont été rendus aux
  usages auxquels ils servaient avant la guerre.

  ... Notre peuple n’attend pas d’être conduit. Il connaît son affaire;
  il se débrouille rapidement dans tout nouvel état de choses; il va
  droit au but et compte sur lui-même dans l’action.

  Toutes les règles de conduite que nous pourrions chercher à lui
  imposer deviendraient vite parfaitement inutiles, _car il n’y ferait
  aucune attention et irait son chemin_.»

Suivant sa constante tradition, l’Américain confie ses entreprises
industrielles à des hommes d’affaires, alors que nous faisons conduire
les nôtres par des fonctionnaires généralement très étrangers aux
affaires.

                   *       *       *       *       *

La disparition de l’étatisme aux États-Unis s’est opérée rapidement,
parce qu’il était absolument opposé à la mentalité américaine.

Toutes les lois restrictives qui se multiplient, en France, montrent au
contraire que, loin de s’atténuer, notre politique étatiste va
s’aggraver et peser lourdement sur le travail national.

Réquisitionner, taxer, ordonner, interdire suivant le bon plaisir des
plus incompétents agents, enfermer chaque entreprise dans un
inextricable et paralysant réseau de formalités tracassières,
destructrices de toutes les initiatives, tel est l’avenir dont on nous
menace.

S’il se réalise, nous serons fatalement vaincus dans la terrible lutte
économique qui se prépare et les Germains, dont la puissance
industrielle avant la guerre était si grande, reprendront vite leur
domination économique. Or, dans l’évolution actuelle du monde, les
dominations économiques seront les plus redoutables.

Malheureusement pour notre avenir, l’étatisme constitue chez les peuples
latins un besoin mental fort ancien. Il est peu de partis politiques en
France qui ne réclament sans cesse l’intervention de l’État.

Cette constatation m’a fait écrire autrefois que notre pays, si divisé
en apparence, ne possède, sous des étiquettes diverses, qu’un seul parti
politique, le parti étatiste, c’est-à-dire celui qui demande sans trêve
à l’État de nous forger des chaînes.

                   *       *       *       *       *

La base psychologique fondamentale de la production est l’initiative
stimulée par le risque et le profit. Dès que la responsabilité
s’évanouit, comme dans l’organisation anonyme de l’État, l’initiative
disparaît. Quelle raison aurait le fonctionnaire de s’intéresser à un
travail dont il ignore le rendement et ne retire aucun profit? Il est
d’ailleurs enveloppé dans un réseau de circulaires et de règlements qui
lui interdirait la moindre initiative si, par hasard, il y songeait.
Cette initiative serait, d’autre part, immédiatement paralysée par
l’intervention de ses chefs. Avec la meilleure volonté du monde il ne
peut être que le rouage d’une machine. Observer strictement le
règlement, c’est tout ce qu’on lui demande.

Telles sont les raisons pour lesquelles, dès que l’État intervient dans
une industrie, cette industrie dépérit.

  «Je viens de passer quatre années de guerre dans un établissement
  industriel de l’État, écrit l’ingénieur R. Carnot. Connaissant
  l’industrie privée, j’avais en y entrant,--pourquoi le
  cacherais-je?--des idées plutôt socialistes. A voir, aussi bien par le
  menu que dans son ensemble, le fonctionnement de la machine
  industrielle étatiste, mes illusions se sont envolées et je quitterai
  l’uniforme complètement désabusé...

  Ce qu’il y a de particulièrement grave, c’est l’antinomie absolue qui
  existe entre le concept d’industrie, tel que le réalise le monde
  moderne, et celui d’une administration d’État.»

L’auteur donne dans son livre de nombreux exemples montrant à quel point
l’intervention étatiste peut devenir désastreuse. A l’usine de
construction de Bourges, placée sous la direction d’un ministre
socialiste, les ouvriers travaillaient à la journée avec faculté de
toucher une prime pour surproduction de travail. Le Ministre ayant
accordé la prime à tous les ouvriers, la baisse de la production fut
instantanée. Les circonstances ayant permis de revenir sur cette
désastreuse mesure, le résultat fut immédiat. Le rendement se trouva
parfois dépasser le triple de ce qu’il était antérieurement.»

Le même auteur donne un autre exemple, également frappant, des
conséquences de l’intervention étatiste. Un ministre socialiste, chargé
de la Direction de la marine marchande, ayant eu l’idée d’instituer des
primes basées sur le nombre des jours de navigation, les équipages
avaient tout intérêt à allonger les voyages et à ralentir les opérations
de chargement et de déchargement. Le résultat final fut que les bateaux
charbonniers réquisitionnés par l’État avaient un rendement inférieur de
40 à 50 p. 100 à celui des navires dirigés par les importateurs de
charbon travaillant pour leur compte.

Mêmes résultats dans les ateliers de chemins de fer. Les pouvoirs
publics ayant décrété la suppression du travail à la tâche, le rendement
de la main-d’œuvre diminua de plus de 50 p. 100.

Une des causes du coût de l’étatisme est le nombre d’employés qu’il
nécessite. Un fait rapporté par le _Matin_ du 5 Juin 1920 en donne un
frappant exemple. Après avoir vainement tenté de liquider les stocks
américains, besogne que les employés chargés de l’exécuter avaient tout
intérêt à faire durer, l’État se décida à charger des industriels de
liquider quelques stocks. Les résultats furent immédiats. Le négociant
chargé des stocks d’Aubervilliers commença par remplacer les 525
employés de l’État par 8 agents. Ces 8 employés suffirent à terminer la
liquidation rapidement.

L’étatisme français est le plus coûteux de tous. Il a été rappelé à la
Chambre des Députés dans sa séance du 22 mars 1920, que le budget de
l’Alsace-Lorraine, qui se chiffrait en 1914 sous le gouvernement
allemand par 150 millions, s’élève à 405 millions aujourd’hui. A
l’administration générale, le nombre des employés a triplé.

L’État moderne a fini par se charger d’une foule de fonctions. Il
exploite des chemins de fer, des fabriques de tabac et d’allumettes, des
navires, des imprimeries, en un mot une cinquantaine de professions
gérées par plus d’un million d’employés.

Toutes ces entreprises sont conduites avec des méthodes absolument
différentes de celles adoptées dans le commerce et l’industrie. L’État
ne se préoccupe jamais des prix de revient. Les employés ne sont
nullement intéressés aux bénéfices et aux économies de ces entreprises.
Un devis établi d’avance est sans aucun rapport avec les prix
d’exécution. C’est ainsi que la reconstruction de l’imprimerie nationale
qui, d’après les devis, ne devait pas dépasser trois millions, en a déjà
coûté plus de quatorze. L’État moderne représente en réalité une grande
maison de commerce gérée par des employés anonymes et irresponsables et
où, depuis le chef jusqu’au dernier des agents, personne ne s’intéresse
au succès de l’entreprise.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme, comme le fait remarquer un éminent économiste, M. Raphaël
George Lévy, a été une des causes de la vie chère:

  «C’est l’État qui a été le premier instigateur du mal, en accordant
  aux ouvriers des usines de guerre des salaires excessifs, en concluant
  des marchés à des taux tellement élevés qu’il a fallu décréter un
  impôt spécial sur les bénéfices qui en découlaient; c’est lui qui a
  distribué des milliards à tort et à travers, sans se soucier de savoir
  au moyen de quelles ressources il les obtiendrait; c’est lui qui, en
  présence de ses coffres vides, n’a pas trouvé d’autre moyen de les
  remplir que de contraindre la Banque de France à fabriquer de nouveaux
  milliards de papier. C’est lui qui est intervenu pour réglementer les
  importations, les exportations, les transports; c’est lui qui a
  prétendu déterminer les marchandises que l’on pourrait introduire en
  France et dresser une liste de proscription contre certaines d’entre
  elles, et non des moindres; c’est lui qui a relevé les barrières
  douanières, au moment où nous avons un besoin pressant de beaucoup
  d’objets fabriqués ou récoltés à l’étranger; c’est lui qui, par ses
  taxations maladroites ou intempestives, a tantôt ralenti ou arrêté,
  tantôt surexcité la production.»

La Chambre de commerce de Roanne décrivait récemment quelques-uns des
résultats obtenus par l’État, quand il se substitue à des industriels
responsables de leurs actes.

Un grand journal en a extrait l’exemple suivant:

  «Des _délégués_ ouvriers demandent, pour l’exécution d’un ouvrage, 25
  heures. Le chef d’atelier estime que 12 heures sont suffisantes.
  Devant le désaccord, il est fait appel, à titre d’expérience, à une
  équipe de prisonniers de guerre dont l’effort de travail n’est, comme
  chacun pense, aucunement exagéré. Ils effectuent le travail en 6
  heures. _Néanmoins l’officier a dû le payer par ordre à raison de 25
  heures._»

Le gaspillage des deniers publics dans les gestions étatistes dépasse
toute imagination.

Conséquences: renchérissement général des produits; difficulté
croissante d’existence pour les travailleurs libres; hausse artificielle
de la main-d’œuvre.

Au régime étatiste, forme moderne de l’esclavage, on pourrait se
résigner si l’État avait, du moins, manifesté dans la gestion des
entreprises une capacité supérieure à celle des citoyens.

Or, c’est précisément, je le répète, le contraire qu’enseigne
l’expérience. Des faits innombrables ont surabondamment démontré que la
gérance de l’État, qu’il s’agisse de chemins de fer, de monopoles, de
navigation ou d’une industrie quelconque, est toujours très coûteuse,
très lente et accompagnée d’incalculables désordres.

En temps de paix, quand les finances sont prospères, les inconvénients
du renchérissement général des produits, par suite des interventions de
l’État, peuvent sembler minimes. Ils deviennent désastreux lorsqu’un
peuple se trouve écrasé de dettes au lendemain d’une guerre.

                   *       *       *       *       *

Toute gestion étatiste, c’est-à-dire placée sous la conduite directe de
l’État, semble immédiatement frappée de paralysie. On connaît la
situation lamentable de notre marine avant la guerre, situation créée
par les interventions étatistes qui la firent progressivement descendre
du deuxième rang au cinquième.

Les causes de cette décadence ont été très bien indiquées dans un
rapport fait à la Chambre au nom d’une grande commission parlementaire.
Les conclusions du rapporteur furent nettes: «Ni unité de vues, ni
efforts coordonnés, ni méthode, ni responsabilité définie. Négligence,
désordre et confusion.»

Un des membres de la même commission, M. Ajam, évaluait à 700 millions
le coût du gaspillage. L’expérience du rachat de l’Ouest par l’État fut
beaucoup plus coûteuse encore.

Les exemples analogues sont d’ailleurs innombrables. On citera longtemps
l’histoire de cette municipalité d’une grande ville qui, voyant
s’enrichir l’entrepreneur fournisseur du gaz s’imagina qu’en faisant
administrer l’usine par des fonctionnaires, elle encaisserait les mêmes
bénéfices que l’industriel.

L’expérience fut catégorique. Loin de réaliser des bénéfices, la commune
vit son budget progressivement grevé de sommes si énormes que le maire
qui avait provoqué cet essai de socialisation se suicida de désespoir.
Il mourut d’ailleurs sans comprendre les causes de son insuccès.

                   *       *       *       *       *

Ce sont justement les causes de la décadence des entreprises dirigées
par l’État qui échappent toujours aux partisans de l’étatisme. Pourquoi,
disent-ils avec une apparence de raison, l’État qui choisit ses
fonctionnaires parmi des hommes réputés très capables, puisqu’ils sont
chargés de diplômes, ne réussirait-il pas aussi bien que des industriels
généralement moins savants?

L’État ne réussit pas pour deux raisons, l’une d’ordre administratif,
l’autre de psychologie. La première serait à la rigueur réductible, mais
la seconde ne l’est pas et ne pourra jamais l’être.

La cause d’ordre administratif tient à une organisation défectueuse de
services sans coordination, séparés par des cloisons étanches. La
moindre affaire est entourée d’innombrables formalités et passe par une
longue série de bureaux qui obéissent à des impulsions différentes et
mettent des mois à l’examiner.

Tout autre est l’organisation d’une entreprise industrielle. Ses chefs
ont intérêt à terminer rapidement, en les exécutant le mieux possible
pour satisfaire le client, les entreprises qui leur sont confiées. Sous
peine de ruine, les pertes de temps et le gaspillage leur sont
interdits.

La deuxième cause de l’infériorité du travail étatiste, celle d’ordre
psychologique, est, comme je le disais, absolument irréductible. Elle
tient, en effet, à cette loi mentale bien simple, expérimentalement
vérifiée des milliers de fois, que l’homme travaillant pour un intérêt
général a beaucoup moins de valeur que celui qui travaille pour son
intérêt personnel.

D’autres influences aggravent cette infériorité. Dans le travail dirigé
par des fonctionnaires, aucune initiative n’est possible. Moins possible
encore le goût du risque qui conduit aussi bien à la ruine qu’à la
fortune, mais sans lequel il n’est pas de progrès réalisable.

Pour amener, par exemple, l’automobilisme à son perfectionnement actuel,
beaucoup de chercheurs se sont ruinés, quelques-uns seulement ont fait
fortune. Peut-on supposer un seul instant que, si l’État avait
monopolisé la construction automobile à ses débuts, elle eût réalisé les
progrès que nous admirons? Aucun employé n’aurait osé engager sa
responsabilité dans de coûteuses recherches ne devant rien lui rapporter
et dont l’insuccès possible eût certainement nui à son avancement.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme est généralement une conséquence de la structure mentale d’un
peuple mais, quelle qu’en soit la cause, ses résultats se trouvent les
mêmes partout, même en Amérique quand il s’y est momentanément établi.
Les chemins de fer américains ont été, on le sait, étatisés pendant la
guerre. La liberté leur fut rendue après la paix mais ils sont ruinés et
près de la faillite. Malgré l’augmentation des tarifs, l’ensemble des
frais d’exploitation s’éleva de 95 p. 100 sous la gestion d’État. Ce fut
un vrai désastre, car l’ensemble de l’exploitation des chemins de fer
aux États-Unis qui représente un capital évalué à 90 milliards forme une
importante partie du portefeuille des grandes banques américaines.

L’étatisme crée donc une transformation mentale qui apparaît
spontanément avec lui.

S’il en fallait encore d’autres preuves, on rappellerait que les
industriels qui, durant les hostilités, se sont trouvés mobilisés au
service de l’État, perdirent du même coup leurs anciennes qualités pour
prendre les défauts des fonctionnaires: peur des responsabilités, goût
de la paperasserie et des formalités compliquées, gaspillage et
désordre.

                   *       *       *       *       *

Il sera intéressant un jour de rechercher ce que l’abus de l’étatisme a
coûté au pays pendant la guerre. C’est à lui que sont dus pour une
grande part comme je l’ai montré plus haut le renchérissement général et
la disette dont nous souffrons encore.

Cette conclusion est justement une de celles du long rapport fait par M.
Bergeon, le 11 octobre 1918, à la Chambre des députés, au nom d’une
commission d’une quarantaine de membres appartenant à tous les partis et
chargés d’examiner un projet de loi sur la réquisition de la totalité de
la marine marchande par l’État, pendant la paix.

Le rapporteur n’eut pas de peine à montrer que l’étatisme avait réduit
notre marine marchande à un grand degré d’infériorité vis-à-vis des
peuples alliés et entraîné de profonds déficits dans les importations
nécessaires pour le ravitaillement.

L’incohérence, au sujet de l’utilisation des navires réquisitionnés, fut
prodigieuse. Alors que nous manquions de blé, nos bateaux revenaient de
Bizerte presque vides, tandis que sur les quais de ce port pourrissaient
des montagnes de céréales.

Ailleurs, c’étaient des bateaux oubliés durant des mois, attendant des
ordres qui ne venaient pas. A Brest, le bâtiment _Général-Faidherbe_,
coûtant dix-huit cents francs par jour et réquisitionné le 6 septembre,
est resté «huit mois sans rien faire», etc.

Les faits de cet ordre ne constituaient nullement des cas exceptionnels.
Le rapporteur l’a prouvé avec huit pages de tableaux montrant, par
l’histoire de chacun des bateaux réquisitionnés, les énormes pertes de
temps qu’entraîna l’incohérence étatiste.

Des armateurs qui auraient géré leurs compagnies de semblable façon
eussent été promptement ruinés, mais de tels armateurs n’ont jamais
existé.

Après avoir constaté que «les navires dirigés par l’État ont un
rendement déplorable», le rapporteur conclut, comme je le rappelais plus
haut, que l’élévation générale du prix des objets de première nécessité
fut la conséquence de l’administration étatiste.

On peut ajouter, d’ailleurs, que les faits établis par cette commission
l’avaient été dans bien des rapports antérieurs à la guerre, relatifs
aux causes de la décadence de notre marine. Ne nous étonnons pas
qu’aujourd’hui comme jadis ils n’aient convaincu personne. L’étatisme
est une croyance et à tous les âges les arguments furent impuissants à
ébranler des croyances.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme représente l’autocratie d’une caste anonyme et, comme tous
les despotismes collectifs, il pèse lourdement sur la vie des citoyens
obligés de le supporter. Son nouveau développement n’engendrerait pas
seulement la faiblesse de nos industries, mais la disparition de toutes
nos libertés.

On conçoit l’horreur des Américains pour ce régime qui fait de l’homme
un esclave. Ils l’ont supporté pendant la guerre mais pas une minute au
delà. Si nous n’arrivons pas à refréner sa marche nous serons, je ne
saurais trop le redire, rapidement vaincus dans la lutte économique qui
va s’engager. Il apparaîtra alors à tous les yeux que l’étatisme, si
pacifique en apparence, peut être plus désastreux que les plus
destructives invasions. Son triomphe définitif chez un peuple
engendrerait pour lui une irrémédiable décadence.




CHAPITRE V

Les futures croisades.


Les historiens de l’avenir éprouveront sans doute un certain étonnement
en constatant que, malgré sa prétention de n’avoir que la science
positive pour guide, le XXe siècle dut recommencer au nom de croyances
nouvelles l’âge des Croisades.

C’est bien une croisade qu’entreprit l’Allemagne pour établir son
hégémonie au nom de la divine mission qu’elle s’attribuait et une autre
croisade qu’entreprirent les nations désireuses de conserver leur
indépendance. Des coins les plus reculés du globe accoururent des
peuples n’ayant aucune conquête à espérer et prêts cependant à tout
sacrifier pour défendre leur foi. Ce n’était plus comme jadis devant
Jérusalem la croix opposée au croissant, mais deux croyances nouvelles
inconciliables: l’absolutisme et la liberté.

                   *       *       *       *       *

La croisade germanique n’est pas la seule que le monde semble appelé à
voir se former. Une autre s’annonce déjà contre un danger fort menaçant.

C’est celle qu’il faudra entreprendre contre les oppressions et
destructions que les théoriciens socialistes et syndicalistes rêvent
d’infliger à la France comme ils les ont infligées à la Russie.

La foi socialiste a pesé sur toute notre politique depuis vingt-cinq
ans.

Les étrangers savaient très bien que cette politique socialiste «pétrie
d’ignorance autant que de malfaisance» avait conduit la France au bord
de l’abîme et que son triomphe, rendu possible par l’apathie des autres
partis, amènerait notre pays à une irrémédiable ruine. Dans un discours
prononcé le 5 juillet 1918 l’un des plus considérables personnages des
États-Unis, M. Walter Berry, s’exprime ainsi:

  «L’erreur de la France a été de se leurrer du mirage des lois
  sociales, tout en négligeant les lois de l’association et de la
  production.

  Ce qui fait la grandeur économique des États-Unis, c’est l’association
  des individus, c’est la coopération des classes, la collaboration du
  travailliste et du capitaliste, c’est la solidarité au lieu du
  socialisme destructif...

  S’il n’y a pas un milieu entre le militarisme et le bolchevisme,
  c’est-à-dire le socialisme destructif, mieux vaut que le monde croule
  tout de suite!»

Les socialistes allemands qui inventèrent jadis la théorie de la lutte
des classes l’ont pratiquement abandonnée depuis longtemps et ne la
considéraient plus que comme un article d’exportation, précieux pour
désorganiser les peuples étrangers. C’est pourquoi ils l’établirent en
Russie au moyen d’agents à leur solde. Les millions ainsi dépensés
furent beaucoup plus utiles à l’Allemagne que ses canons.

La désastreuse expérience russe n’a pas entamé l’indestructible foi de
nos socialistes. La guerre ne leur a rien appris. Incapables d’évoluer,
ils remâchent sans trêve les mêmes formules, douées pour eux d’une
magique vertu.

Et si l’on veut comprendre comment des hommes éclairés peuvent devenir
victimes d’illusions dont quelques-unes ne sauraient résister au plus
superficiel examen, il faut toujours se souvenir que le socialisme étant
une religion beaucoup plus qu’une doctrine tous les arguments tirés de
la raison ou de l’expérience sont nécessairement sans action sur lui. Le
socialiste convaincu croit à la bible de Karl Marx comme le Musulman
croit au Coran. Les assertions de ces livres sacrés ne se discutent pas.

Sans doute, le nombre des purs croyants du socialisme dans les
assemblées politiques reste minime, mais leur puissance est grande parce
qu’une conviction forte s’impose toujours à des convictions faibles et
surtout à l’absence de convictions. Or, les socialistes sont presque les
seuls, en France du moins, possédant des convictions fortes.

Les éléments mystiques qui forment la trame du socialisme se trouvent
puissamment étayés par deux sentiments extrêmement actifs: la haine et
l’envie. Ils constituent ses grands agents de propagation.

                   *       *       *       *       *

On peut pressentir le rôle futur du socialisme par l’influence qu’il
exerce déjà.

Nous sommes presque les seuls à ne pas pressentir de quel menaçant
avenir la croisade socialiste est chargée. Quand les peuples n’auront
plus qu’à opter entre le socialisme dont la Russie voit les effets et le
militarisme, c’est-à-dire entre la tyrannie inorganique et la tyrannie
organisée, ils choisiront forcément la seconde. Ce sera alors le règne
absolu de la force et l’arrêt définitif de tous les progrès.

C’est ce qu’a très bien montré un des chefs les plus écoutés des
travaillistes anglais, M. Henderson:

  «Les ouvriers doivent comprendre, a-t-il dit, que les démocrates du
  monde entier sont à un carrefour, et que toute erreur dans le choix à
  faire peut conduire à l’anarchie, au désordre, au chaos, avec
  l’établissement du militarisme à perpétuité. Nous nous détournons du
  chemin qui conduit au désordre: nous ne pouvons pas être pour la
  substitution de la raison à la force dans les affaires
  internationales, et pour la révolution par la force au lieu de la
  construction pacifique dans la vie économique et sociale.»

Internationalistes, socialistes unifiés, bolchevistes et autres
théoriciens, partisans de la paix entre les peuples, mais de la guerre
civile à l’intérieur des nations, ne sauraient comprendre ce dilemme.
Ils ont entrepris contre les sociétés une croisade aussi funeste que
celle des Germains contre l’indépendance des peuples.

Au prix des plus cruels sacrifices nous sommes arrivés à triompher de la
croisade germanique. Il sera peut-être aussi difficile de vaincre la
croisade socialiste.

Deux régimes redoutables: militarisme et socialisme menacent donc les
civilisations modernes d’un retour prolongé vers la barbarie. Le
militarisme est une forme de l’absolutisme féodal, le socialisme
représente l’ultime expression du despotisme populaire. Les nations
vraiment civilisées ne voudront bientôt plus de dictature, ni celle du
prolétariat, ni celle du sabre.




LIVRE VII

LA DÉSORGANISATION POLITIQUE DE L’EUROPE




CHAPITRE I

Premières difficultés du problème de la paix.


S’il est exact que la véritable durée de la vie ne se mesure pas au
nombre des jours, mais à la variété et à l’intensité des sensations
accumulées pendant ces jours, on peut affirmer que les hommes
d’aujourd’hui auront connu une vie singulièrement longue.

Ils ont contemplé, en effet, des choses que l’humanité n’avait pas
encore vues et ne reverra probablement jamais.

Certes, le monde a plus d’une fois subi des bouleversements profonds. De
grands empires ont sombré dans l’oubli, les peuples ont transformé leurs
institutions et changé leurs dieux. Des civilisations brillantes ont
péri tour à tour. Mais tous ces changements s’effectuaient lentement.
L’empire romain mit des siècles à se désagréger et en réalité, il ne
disparut jamais tout entier.

Aujourd’hui nous avons assisté à une série de catastrophes instantanées
si loin des phénomènes prévisibles qu’elles eussent été considérées
comme miraculeuses aux âges de foi.

Un esprit très perspicace aurait pu prédire avant la guerre la
désagrégation de l’Autriche, peut-être aussi celle de la Russie et de la
Turquie, mais comment eût-il soupçonné le brusque désastre de la
formidable Allemagne? Elle était arrivée au faîte de la puissance et le
monde semblait menacé de subir ses lois. Puis en quelques semaines,
vaincue partout, elle s’écroulait dans la honte et la désolation.

Cette succession de bouleversements engendrera sans doute de redoutables
lendemains. Quels seront ces lendemains? Que va devenir, par exemple, en
Autriche, cette poussière de petites nations rivales issues de la grande
puissance qui les avait agglomérées après de séculaires efforts?

Si les leçons du passé devaient servir de guide on pourrait dire que
l’Europe est menacée d’une série de guerres rappelant celles, livrées
depuis le moyen âge, pour constituer avec de petits États les grands
empires dissociés aujourd’hui.

Mais le monde a tellement évolué que les lois du passé ne semblent plus
capables de régir l’avenir. Des principes nouveaux sont nés et, au nom
de ces principes, les institutions et les croyances vont subir sans
doute des transformations imprévues.

                   *       *       *       *       *

Les difficultés créées par la paix apparaissent considérables.
Énumérons-en quelques-unes.

Une des premières, surtout en ce qui concerne l’Autriche, sera d’établir
des relations pacifiques entre les États issus de sa désagrégation. Cet
empire si ancien et si vaste s’est dissocié en petites provinces
d’importance inégale, habitées par des populations: Slaves, Hongrois,
Allemands, etc., qui se détestent profondément.

La situation de tous ces États restera longtemps précaire. Les Alliés
eussent certainement beaucoup gagné à garder une Autriche affaiblie,
sans doute, mais conservant l’organisation et les traditions qui donnent
à un peuple sa stabilité.

Songer à une fédération de tous ces fragments de nations, est bien
difficile. Ils sont séparés par des intérêts trop opposés et des haines
séculaires trop violentes.

Avec les idées nouvelles sur les nationalités, impliquant pour chaque
pays le droit de réclamer son indépendance, il est probable, comme je le
disais plus haut, que toutes ces minuscules nations retourneront aux
lointaines périodes de l’histoire où l’Europe entière était divisée en
petits États toujours en lutte. Mille ans de guerres avaient été
nécessaires pour les agglomérer.

L’Autriche et aussi la Russie semblent donc menacées de revenir à la
phase d’évolution où se trouvait la France lorsqu’elle était composée de
provinces indépendantes et rivales Normandie, Bourgogne, Bretagne, etc.
L’avenir seul dira si cette régression, dont les discours des hommes
politiques affirment la nécessité, constituera un progrès. J’en doute
fortement.

Vis-à-vis de la Russie, les difficultés politiques ne seront pas
moindres qu’en Autriche. Aucun pouvoir organisé n’a voulu traiter avec
les dictateurs héritiers de la puissance des tzars. Il sera aussi
malaisé de traiter avec les ébauches de petites républiques instables
qui naissent chaque jour sur son sol et paraissent vouées à une
existence éphémère. Comment, d’autre part, empêcher l’Allemagne de
transformer la Russie en une colonie allemande ainsi qu’elle le tentait
avec un succès croissant avant la guerre?

                   *       *       *       *       *

Les difficultés à l’égard de l’Allemagne se révèlent d’un autre ordre,
mais également considérables.

Le principal problème pour les alliés sera de l’empêcher de redevenir
assez forte pour être dangereuse.

Tâche ardue. Vainqueur à Iéna, Napoléon croyait bien avoir paralysé la
Prusse. Et cependant, peu d’années après sa défaite, notre éternelle
ennemie avait reconquis son ancienne puissance.

Ce n’est pas assurément de suite que l’Allemagne reprendra la poursuite
obstinée de son rêve d’hégémonie. Elle en est encore à cette phase
d’incertitudes où le doute vient ébranler les plus solides croyances.
Ses historiens, ses philosophes, ses chefs militaires lui avaient
enseigné qu’étant supérieure à tous les peuples, elle avait le droit de
les asservir. D’éclatantes victoires semblèrent au début justifier les
prétentions de son orgueil.

Le réveil fut terrible. En quelques mois un échafaudage d’illusions
s’est effondré sous la plus humiliante capitulation. Jamais, dans la
suite des âges, un peuple n’était tombé si bas après s’être élevé si
haut.

Les armes matérielles sont arrachées des mains de l’Allemagne pour
longtemps, mais elle possède encore avec sa capacité industrielle cet
arsenal d’armes psychologiques que nous avons étudiées dans un précédent
chapitre et dont j’ai montré qu’elles sont plus efficaces parfois que
les canons.

Que les dirigeants futurs de l’Allemagne soient impérialistes,
démocrates ou socialistes, ils songeront toujours à la revanche et
tâcheront de réduire la force de leurs adversaires en propageant chez
eux des doctrines politiques capables de les désagréger.

L’illustre ministre français qui a tant fait pour obliger la victoire à
changer de camp avait une lumineuse vision du danger qui nous menace
lorsque le jour même de l’armistice il prêchait l’union des partis.

Nous avons miraculeusement triomphé du plus formidable danger qui ait
menacé la France depuis les origines de son histoire. La Prusse rêvait
l’anéantissement de notre pays comme puissance politique et la
destruction par le feu de sa capitale. Bien que durement vaincue, elle
ne renoncera pas, on ne le répétera jamais trop, à poursuivre le même
but.

C’est en ayant bien présente à l’esprit cette menace que nous arriverons
peut-être à maintenir l’union nécessaire non seulement entre les divers
partis de notre pays mais aussi entre tous les alliés.

                   *       *       *       *       *

La paix, pour être, sinon éternelle, du moins durable, devait différer
complètement de celle rêvée par les socialistes. Réalisée suivant leurs
doctrines elle n’eût constitué qu’une trêve préparatrice de guerres
prochaines.

C’est pourtant une telle paix qu’ils persistent à défendre encore. Le
jour même de l’armistice, les militants de la congrégation socialiste
adoptaient un ordre du jour où ils demandaient «une paix honorable, une
paix de justice, une paix républicaine pour la république allemande».
Ils montraient clairement leurs intentions en se plaçant sous la
présidence d’honneur du socialiste allemand Liebknecht.

Un tel aveuglement s’explique difficilement quand on se souvient des
conditions de paix que prétendait, en cas de victoire, nous imposer
l’Allemagne et qui furent approuvées par leurs social-démocrates.

Bien difficile sera l’union entre les partis qui nous divisent encore.
Celle entre les Alliés ne le sera pas moins, en raison de la divergence
de leurs intérêts. L’Italie, par exemple, réclame les rivages de
l’Adriatique que les Yougo-Slaves réclament également, déclarant ne
pouvoir subsister sans eux. La Serbie, la Roumanie, la Grèce ne cessent
de réclamer des annexions. Que de contestations en germe.

C’est pour la France, peut-être, que le problème de la paix se trouvera
le plus chargé de difficultés. En raison de son voisinage avec
l’Allemagne elle reste fatalement la gardienne de l’Europe contre les
futures agressions germaniques. Nous avons vu déjà combien cette tâche
est lourde.

                   *       *       *       *       *

A toutes ces difficultés politiques, s’ajoutent encore des difficultés
économiques que peu de personnes, malheureusement, aperçoivent.

La France est le pays qui a réalisé le plus grand effort pendant la
guerre. Elle est aussi celui qui a le plus souffert, non seulement par
le nombre des victimes mais aussi parce que ses départements les plus
riches, au point de vue industriel ont été méthodiquement dévastés. Sans
les réparations imposées aux vaincus nous serions menacés d’une ruine
économique complète.

Ces réparations seront impuissantes, d’ailleurs, à rétablir de suite
notre prospérité. Il faudra bien des années pour rebâtir nos usines et
remettre en état nos mines. Pendant toute cette période, l’Angleterre,
l’Amérique et l’Allemagne qui n’ont pas été envahies et gardent intact
leur ancien matériel pourront reprendre immédiatement leur vie
économique, fabriquer des marchandises, les exporter et s’emparer la
clientèle qui ne trouvera plus en France les produits dont elle aura
besoin. Que de luttes nouvelles à soutenir et que de difficultés avec
les réglementations rigides qui nous oppriment de plus en plus.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas dans un âge de liberté ni de fraternité que l’humanité est
entrée.

Rejetée par tous les socialistes et les partisans de l’étatisme, la
liberté ne représente plus qu’un incertain symbole. Repoussée par tous
les défenseurs des luttes de classe la fraternité reste une illusion
sans prestige.

De la triade révolutionnaire, toujours gravée sur nos murs, l’égalité
seule a vu son pouvoir grandir. Devenue la divinité des temps nouveaux,
elle continuera sans doute à chasser les rois de leurs trônes les dieux
de leurs sanctuaires jusqu’au jour où, ne réalisant plus les espérances
des peuples, elle périra à son tour.




CHAPITRE II

Les erreurs psychologiques du traité de paix.


Pour juger avec équité la valeur du traité de paix, devenu la nouvelle
Charte de l’Europe, il faut se reporter au printemps de 1918, à l’heure
de la formidable ruée allemande. Devant l’avalanche, les villes
tombaient, les populations fuyaient, la Marne était franchie, Paris
menacé.

A cette époque, si proche encore, les plus fermes optimistes renonçaient
presque à l’espérance. Ils eussent alors accueilli avec joie une paix
assurant seulement l’évacuation des pays envahis.

Le triomphe a naturellement changé les âmes. Nos sentiments actuels sont
étayés sur les désespoirs passés et les dévastations accumulées par un
agresseur sans pitié.

La conscience des droits acquis par la victoire, le souvenir des
conditions impitoyables que l’Allemagne prétendait au temps de ses
succès imposer à la France, firent forcément trouver insuffisant un
traité de paix qui eût semblé, au début de l’année 1918, un miracle
inespéré.

Ainsi s’explique, psychologiquement, le faible contentement qu’il causa.

                   *       *       *       *       *

On pourrait dire sans exagération que, dans tout l’univers, deux
personnages seulement sont satisfaits: le président des États-Unis et le
premier ministre d’Angleterre. Tous deux représentent d’ailleurs des
pays dont les intérêts diffèrent beaucoup des nôtres.

Dès les premiers pourparlers, cette incompatibilité d’intérêts se
manifesta. L’Angleterre avant vite obtenu tout ce qu’elle pouvait
souhaiter: navires et annexions, s’opposa à toutes les revendications de
la France.

En dehors des divergences que fit surgir l’opposition des intérêts,
beaucoup de difficultés naquirent de l’immensité de la tâche entreprise
par le Congrès: remanier les frontières de plusieurs pays, fonder une
dizaine d’États, refaire les lois internationales du travail, rebâtir la
Pologne, fixer le sort de Constantinople, satisfaire les réclamations
des Roumains, des Grecs, des Slovaques, des Chinois, des Japonais, etc.

Pour résoudre un tel amoncellement de problèmes, deux conditions
psychologiques fondamentales eussent été nécessaires: l’unité de vues et
l’esprit de décision. L’une et l’autre manquèrent tout à fait.

L’unité de vues était presque impossible par suite de la divergence des
intérêts, mais l’indécision aurait pu être moins complète.

Les hommes d’État dirigeant le Congrès ont rendu visibles à tous les
yeux leurs irrésolutions en oscillant sans cesse entre des mesures
contradictoires. Un jour, ils proposent solennellement d’aller conférer
avec les bolcheviks, à l’île des Princes, et le lendemain y renoncent.
Ils veulent défendre Odessa, centre d’approvisionnement de la Russie,
puis ordonnent son évacuation. Après avoir décidé d’envoyer dans la
Hongrie bolcheviste un général connu pour son énergie, ils le remplacent
par un agent pacifique, rappelé d’ailleurs presque aussitôt.

La politique des maîtres du Congrès ne fut ni conciliante ni
belliqueuse, mais simplement indécise. Ils firent quelquefois preuve de
volonté; mais, ne sachant pas bien ce qu’ils voulaient, cette volonté
changeait d’objet suivant les impulsions du moment.

De telles incertitudes ne pouvaient créer que des décisions
fragmentaires, destinées à concilier des intérêts divers et qui,
naturellement, n’en concilièrent complètement aucun.

C’est ainsi, par exemple, que l’exploitation du bassin de la Sarre fut
donnée à la France et l’administration du pays confiée à la Société des
Nations qui, dans quinze ans, devra provoquer un plébiscite décidant si
cette province reste à la France ou revient à l’Allemagne. Quelle source
de futurs conflits!

Mêmes demi-mesures en Italie, en Pologne, et un peu partout. Dantzig,
cité allemande, indispensable à la Pologne comme débouché sur la mer et
nécessaire à l’Allemagne comme voie de communication avec la Prusse
orientale, devient une sorte de ville libre sous le patronage de la
future Société des Nations. L’Allemagne ne pourra donc communiquer avec
ses provinces qu’à travers le territoire polonais. Nouveau germe de
conflits.

Le traité en contient bien d’autres. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à
interdire aux nations vaincues certaines alliances. L’Autriche,
notamment, ne doit pas s’unir à l’Allemagne. Que pourra une telle
interdiction devant la volonté des peuples? Ne se rappelleront-ils pas
le principe des nationalités, sur lequel la Société des Nations prétend
se baser, principe proclamant le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes? L’union de l’Autriche allemande avec l’Allemagne,
encouragée déjà, d’ailleurs, par les Italiens, ne saurait être évitée
dans un délai peu éloigné. Quel gouvernement, en effet, accepterait de
s’opposer par les armes à une fusion que réclameraient les intéressés?

                   *       *       *       *       *

En constatant les premiers résultats de leurs décisions, les chefs
d’État réunis dans l’espoir de créer une paix éternelle, durent sauf
l’Angleterre dont l’hégémonie se trouvait assurée, éprouver des
déceptions profondes.

Ils virent, tout d’abord, plusieurs pays: Italie, Belgique, Japon et
Chine, menacer de se retirer de la Conférence; puis, la plupart des
populations de l’Europe orientale se précipiter les unes contre les
autres sans tenir le moindre compte des observations d’un conseil
suprême dépourvu de prestige.

La bataille devint bientôt générale et elle dure encore. Les Tchèques
luttèrent contre les Polonais en Silésie, les Polonais contre les
Ukrainiens en Galicie, les Roumains se battirent avec les Ukrainiens en
Bukovine et les Yougo-Slaves dans le Banat, etc.

Si donc on jugeait de l’œuvre accomplie par ses premières conséquences,
on pourrait dire que le Congrès qui voulait faire régner une paix
universelle dans le monde, n’a réussi qu’à y établir une série de
guerres dont on ne saurait présager la fin.

                   *       *       *       *       *

Sous les suggestions de son principal inspirateur, la Conférence de la
Paix se proposa trois tâches différentes.

La première était la conclusion d’une paix rapide avec l’Allemagne.

A cette tâche essentielle, la conférence en superposa une seconde:
l’établissement d’une Société des Nations.

De cette seconde entreprise est sortie une troisième, consistant à
déplacer, au nom du principe des Nationalités, les limites des anciens
États lentement tracées par des siècles d’histoire.

C’est à la future Société des Nations qu’appartiendra la protection des
pays que pourrait menacer l’Allemagne. Cette protection ayant paru aux
représentants de la France bien insuffisante, ils réclamèrent, avec
énergie, des garanties plus efficaces. Grâce à leur insistance
prolongée, le président des États-Unis promit de proposer au Sénat
américain et le premier ministre de la Grande-Bretagne au Parlement «un
engagement aux termes duquel les États-Unis et l’Angleterre viendront
apporter immédiatement leur assistance à la France dans le cas d’une
agression non provoquée dirigée contre elle par l’Allemagne».

Le Sénat américain refusa nettement d’accepter un pareil engagement et
l’Angleterre s’y refusa également.

                   *       *       *       *       *

L’exposé qui précède suffit à expliquer pourquoi le traité de paix a
généralement obtenu si peu de succès.

Sa partie financière, écrit M. Milliès-Lacroix, rapporteur de la
commission sénatoriale des finances, a causé une déception profonde. «Il
a fallu, sans doute, pour que le président du Conseil consentît aux
conditions y relatives, qu’il se heurtât à une opposition invincible des
Alliés.»

Le même auteur fait remarquer combien sont précaires les garanties que
l’on nous offre, et montre que «le droit de percevoir certains impôts,
de recueillir les produits de l’exploitation des chemins de fer ou des
usines allemandes eût été le véritable moyen à employer».

C’est justement la thèse que j’avais soutenue dans un article. Ce moyen
se trouvait depuis longtemps très avantageusement employé à l’égard de
la Turquie.

Un ancien ministre des affaires étrangères, M. Hanotaux, ne s’est pas
montré plus indulgent pour le traité. Il écrit:

  «La paix, telle qu’on nous l’insinue, recèle la guerre dans ses
  flancs. Tous les problèmes sont remués: aucun n’est résolu. Pour le
  bassin de la Sarre, c’est la crise à date fixe, dans quinze ans; pour
  la rive gauche du Rhin, c’est la crise en permanence; pour la
  Transylvanie, la Pologne et les provinces détachées de l’Empire russe,
  c’est la catastrophe immédiate et béante; pour Constantinople et le
  monde musulman, c’est le gâchis se propageant jusqu’en Égypte,
  jusqu’aux Indes. Pour la Russie, c’est l’abîme; pour l’Asie, le chaos.
  Quant aux peuples slaves et balkaniques, dont le sort a été la cause
  de la guerre, les voici en état de rupture déclarée avec l’une des
  quatre grandes puissances alliées et un tel événement ne peut pas ne
  pas tenir la paix elle-même en suspens.»

Un des pays victimes du traité de paix, la Chine, en a tiré, par la voix
de son représentant, la moralité suivante:

  «Peut-être cet insuccès diplomatique sera-t-il pour la Chine _a
  blessing in disguise_, comme disent les Anglais. La Chine comprendra
  qu’elle ne doit pas compter sur la justice internationale ou sur
  l’appui des étrangers aussi longtemps qu’elle sera faible. «Aide-toi,
  le ciel t’aidera.» Elle comprendra qu’avant de revendiquer ses droits,
  elle doit se procurer les armes qui seules sont respectées en
  politique internationale. Il est triste d’être désillusionné, mais
  plus triste encore de vivre dans une fausse sécurité.»

Ces réflexions sont pleines de sagesse. Avec l’évolution actuelle du
monde les peuples trop faibles pour se défendre semblent condamnés à
bientôt disparaître.

                   *       *       *       *       *

Vaincre et utiliser sa victoire sont deux opérations différentes.
Annibal connaissait la première, mais ses contemporains lui reprochèrent
justement de n’avoir pas su pratiquer la seconde. C’est pourquoi
Carthage périt, bien que son grand général eût campé sous les murs de
Rome.

Quoiqu’un peu ancienne, cette histoire contient des enseignements d’une
justesse éternelle. Un célèbre diplomate germain l’a récemment fait
remarquer à ses compatriotes en leur assurant que l’Allemagne réussirait
dans peu d’années à nous faire subir le sort de Carthage.

Cette destinée deviendrait possible si nous accumulions un trop grand
nombre d’erreurs psychologiques.

Les historiens de l’avenir diront de cette guerre qu’issue d’erreurs de
psychologie, elle resta pendant toute sa durée un conflit d’éléments
psychologiques.

A en juger d’après les Conférences de la Paix, le cycle de ces erreurs
n’est pas clos.

Absorbés sans doute par l’engrenage journalier des affaires et
illusionnés par leurs vues personnelles, les hommes d’État ignorent
généralement les indications que la psychologie pourrait leur fournir.
Ils se fient à des inspirations si leur personnalité est forte et aux
simples suggestions de l’opinion s’ils ont une âme incertaine.

Ce dernier cas ne fut pas assurément celui du Président Wilson. Il
possédait une volonté très forte, mais aussi des illusions
psychologiques très grandes.

Dans un discours prononcé devant le roi d’Angleterre, cet homme d’État
affirmait l’identité de la notion du droit chez tous les peuples.

Cette assertion d’un esprit bienveillant, jugeant les hommes à travers
les naïvetés de sa pensée, pourrait conduire à des conséquences
pratiques dangereuses. Il est facile de le montrer.

En proclamant l’identité de la notion de droit chez les divers peuples,
identité déjà niée par Pascal dans une page célèbre, l’honorable
président oubliait combien diffèrent des nôtres les conceptions du droit
enseignées par les philosophes et les historiens allemands. Il oubliait
aussi que les nations se différencient beaucoup par le niveau de leur
moralité. Certains pays, les Turcs et les Russes, par exemple, furent
toujours de moralité si faible qu’on n’y rencontra jamais de
fonctionnaires assez intègres pour administrer les finances sans
dilapidations.

Les peuples se conduisent, je l’ai souvent répété, d’après leur
caractère et non d’après leur intelligence. Pour traiter avec eux, c’est
donc leur caractère d’où leur morale dérive qu’il importe de connaître.

Cet élément dominant de la mentalité des races est justement celui qui
se perpétue sans changements à travers les âges. La mauvaise foi et la
férocité des Germains ont été signalées par tous les historiens, depuis
leurs premières invasions.

Loin de contester ces défauts les Allemands en tirent vanité. Leurs
écrivains soutiennent ouvertement qu’un traité n’a de valeur que si on
trouve intérêt à le respecter. Leurs chefs militaires professaient qu’on
doit se montrer sans pitié pour le vaincu, etc.

La fourberie fut d’ailleurs toujours considérée par l’Allemagne comme
une vertu chez ses héros nationaux. Il y a peu d’années encore elle
élevait une statue au Germain Arminius qui, profitant de la confiance
d’Auguste en ses promesses, attira traîtreusement dans le piège où elles
devaient périr les légions de Varus. Le roi de Prusse Frédéric II était
très fier d’avoir trompé l’Europe par les plus solennels engagements
alors qu’il préparait l’invasion de la Silésie.

L’Allemand ne s’est du reste jamais vanté d’être chevaleresque et
d’observer la foi jurée. Ce n’est pas chez lui qu’on eût trouvé un
souverain comme le roi de France Jean II, qui, fait prisonnier à la
bataille de Poitiers et rendu libre sur parole, alla se constituer
captif en Angleterre parce que le duc d’Anjou, accepté comme otage à sa
place, s’était évadé. Ce souverain ne faisait d’ailleurs que suivre les
traditions d’honneur respectées par la plupart des peuples, depuis
l’époque lointaine où le consul Régulus, mis momentanément en liberté
sur parole, retourna à Carthage, où il savait, cependant, qu’un affreux
supplice l’attendait.

                   *       *       *       *       *

Les décisions de la Conférence de la Paix restèrent vagues et
contradictoires comme la plupart des décisions collectives.

Un écrivain bien renseigné, M. Raymond Poincaré, a publié sur cette
conférence des pages que retiendra l’histoire et dont nous allons
reproduire quelques fragments.

  «De la conférence qui s’est d’abord réunie pour préparer la paix est
  né un beau jour, comme par un phénomène de génération spontanée, un
  Conseil qui a pris le titre imposant de Conseil Suprême des alliés et
  qui s’est chargé de régler le sort du monde.»

On peut juger de l’incohérence de ses délibérations par les lignes
suivantes du même auteur.

  «L’histoire des variations des Alliés sur les affaires d’Orient, sur
  le problème de l’Adriatique, sur l’attitude à observer vis-à-vis des
  Soviets, vaudra, sans doute, la peine d’être écrite tôt ou tard. Elle
  divertira peut-être ceux qu’amusent les coq-à-l’âne; elle attristera
  plus sûrement ceux qui auraient souhaité que chacun des gouvernements
  alliés essayât de se mettre d’accord avec lui-même, avant d’engager la
  conversation avec ses partenaires, et ne changeât pas ensuite de point
  de vue au hasard des entretiens.

  «Voici, par exemple, la question de Constantinople. Le chemin qu’elle
  a suivi n’est que tours, détours et retours. Entre Londres et le quai
  d’Orsay, il s’est produit les plus incroyables chassés-croisés.

  ... S’il nous était possible de nous arrêter aujourd’hui quelques
  instants à l’examen des autres questions orientales, nous
  retrouverions en Arménie, en Cilicie, en Syrie, des fluctuations
  semblables et nous verrions, à certaines heures, le général Gouraud
  découragé par les décisions qu’on lui signifie et sur lesquelles il
  n’a même pas toujours été consulté.»

La conférence de la paix avait rêvé de transformer l’équilibre du monde,
oubliant que de tels équilibres sont l’œuvre des siècles. Sa tentative
n’a fait que créer des germes de division entre des peuples qui étaient
arrivés à se supporter. Elle pourra être citée comme une preuve de
l’impuissance des hommes à transformer par des conventions le cours de
l’histoire[9].

  [9] Il faut bien reconnaître que si au point de vue français les
    résultats de la paix furent fort médiocres c’est qu’avant de faire
    la paix avec les Allemands il fallut d’abord la réaliser avec nos
    alliés. Les remarquables publications d’un des rédacteurs du traité
    de paix, M. Tardieu, montrent avec quelle ténacité les Anglais
    s’opposèrent à nos plus modestes revendications. Le président Wilson
    était de leur côté presque toujours.




CHAPITRE III

Le problème de la Société des Nations.


Au premier rang des grands facteurs conditionnant le cours de
l’histoire, il faut placer les formules religieuses, politiques et
sociales. A chaque époque, les aspirations et les besoins des foules
finissent, après une période d’incertitudes, par se concrétiser en
brèves sentences. Universellement admises, elles stabilisent l’âme d’un
peuple, orientent ses sentiments et créent chez lui, avec l’unité de
conscience, l’unité d’action.

Ces magiques paroles n’ont pas besoin de traduire des vérités et moins
encore d’être très précises. Il suffit qu’elles impressionnent. Le vague
de leurs contours permet à chacun d’y incarner ses rêves et d’y chercher
une solution aux problèmes du moment.

Les formules influentes naissent toujours aux grandes périodes de
l’histoire. C’est au nom de la formule: «Dieu le veut!» que, pendant
l’ère des Croisades, l’Europe se précipita sur l’Orient. C’est au nom
d’une formule symbolisant la grandeur d’Allah que d’obscurs nomades de
l’Arabie fondèrent un immense empire. C’est en invoquant la triade
révolutionnaire encore gravée sur nos murs que les soldats de la
République vainquirent l’Europe. C’est pour réaliser leur devise:
«L’Allemagne au-dessus de tout!» que les pangermanistes rêvèrent de
conquérir le monde.

Si le contenu rationnel des formules populaires se montre souvent très
faible, leur contenu mystique est au contraire très grand. Étrangères
aux lois de la logique rationnelle, elles sont inexplicables par la
raison. A l’époque où Mahomet prêchait la doctrine qui devait
révolutionner une partie du vieux monde, il eût été facile à un
philosophe de prouver que le Prophète était un halluciné. Et pourtant
les serviteurs de la formule qui orientait leurs volontés surent
balancer la formidable puissance de Rome, fonder un empire qui vécut six
cents ans et une religion qui dure encore.

Vouloir juger aux seules lumières de la raison les événements issus des
sources mystiques où les formules puisent leur force, empêchera toujours
de comprendre le déroulement de l’histoire.

                   *       *       *       *       *

Ces considérations générales sur lesquelles j’ai souvent insisté en
raison de leur rôle capital dans l’histoire étaient nécessaires pour
comprendre le prestige d’une formule nouvelle: _la Société des Nations_,
dont les promesses imprécises hypnotisent l’esprit simpliste des
multitudes. Les philosophes allemands la méprisent, les diplomates s’en
méfient, les rêveurs socialistes l’envisagent au contraire comme la
régénératrice du genre humain.

Quelle est sa valeur réelle, de quels éléments tire-t-elle sa force?

Les peuples traversent visiblement un de ces âges critiques où leurs
conceptions se transforment sous l’influence de nécessités imprévues.

Dans l’obscurité qui les enveloppe, ils se tournent anxieusement vers
les demi-clartés issues de formules nouvelles prétendant remplacer
celles dont le prestige a sombré.

Des clartés, bien incertaines encore, émanent de cette mystérieuse
formule «La Société des Nations», qui promet d’arracher le monde à
l’enfer où il est encore plongé.

Son prestige est moderne, mais l’idée qu’elle traduit avait depuis
longtemps exercé la sagacité des chercheurs. Leibniz, Kant, Rousseau,
Bentham, discutèrent les principes d’une société des peuples pour
empêcher la guerre. Les divers congrès de La Haye n’avaient fait
qu’appliquer leurs doctrines.

Les opinions anciennes formulées sur la Société des Nations ne
présentent aujourd’hui qu’un intérêt historique, le monde étant
complètement transformé. C’est seulement l’avis des intéressés actuels
qu’il importe de connaître.

En ce qui concerne l’établissement possible d’une Société des Nations
destinée à garantir la durée de la paix, l’accord est à peu près unanime
maintenant pour la considérer simplement comme une coalition de peuples
solidement armés.

C’est à cette conclusion qu’est arrivé le président de l’_Académie des
Sciences morales et politiques_ dans une séance annuelle de cette
académie. Il y déclare que les Alliés

  «doivent rester armés pour la paix du monde... Toutes les nations qui
  ne sont pas des nations de proie doivent s’unir pour imposer aux
  autres de ne pas troubler la paix.»

La même association de peuples en armes était demandée par le Président
des États-Unis dans son message du 22 janvier 1917.

  «Je considère, disait-il, que de simples accords de paix entre les
  belligérants ne satisferont pas les belligérants eux-mêmes. Des
  conventions opérant seules ne peuvent pas rendre la paix sûre. Il sera
  absolument nécessaire qu’il soit créé une force tellement supérieure à
  celle de l’une quelconque des nations en guerre, ou à toute alliance
  formée ou projetée jusqu’à présent, qu’aucune nation et qu’aucune
  combinaison probable de nations ne pourrait l’affronter ou lui
  résister. Si la paix de demain doit durer, ce doit être une paix mise
  hors de risque par la force majeure, dérivant d’une organisation de
  l’humanité.»

Nous voyons donc que les opinions les plus autorisées exprimées pendant
la guerre envisageaient la Société des Nations comme une simple alliance
militaire et non plus comme un tribunal d’arbitrage qui n’eût été en
réalité que la continuation de l’impuissant tribunal de La Haye.

L’Allemagne, de son côté, ne concevait une ligne des nations que sous
forme d’hégémonie germanique. L’idée de figurer comme égale à côté
d’autres peuples était absolument contraire aux enseignements de ses
philosophes et de ses historiens. Elle a toujours repoussé, aussi bien
dans ses livres que dans sa conduite, tout ce qui pouvait la lier. Alors
qu’avant la guerre la Grande-Bretagne et les États-Unis multipliaient
les traités d’arbitrage, l’Allemagne refusait de s’y associer et
professait par la plume de ses plus éminents universitaires le mépris
des traités engageant les forts à l’égard des faibles.

                   *       *       *       *       *

La réalisation d’une véritable Société générale des Nations semble très
chimérique aujourd’hui. Y substituer des blocs de peuples, analogues à
ceux que formaient les belligérants pendant le conflit, paraît la seule
solution possible mais elle sera pleine de difficultés. Les alliances
les plus sûres en apparence sont à la merci de bien des hasards. La
défection de la Russie en a fourni un terrible exemple.

On sait à quel point les Américains sont hostiles au projet de Société
des Nations dont, avec leur sens pratique, ils perçoivent nettement le
peu d’utilité actuelle. Leur opinion est fort bien traduite par le
passage suivant du sénateur Knox, un des candidats probables à la
présidence de la République:

  «La seule raison d’être que puisse avoir une Société des Nations, et
  en tout cas le seul but qu’on ait ostensiblement donné à la Société
  insérée dans le traité de Versailles, c’est qu’elle est faite pour
  assurer la paix du monde. Or la paix du monde n’est pas assurée, mais
  menacée, quand trente peuples sur trente et un, par exemple, mutilent
  leur liberté et leur souveraineté de telle manière qu’un Conseil
  politique puisse leur commander de faire ce que, en leur qualité
  d’hommes libres, ils ne veulent pas faire, le jour où il faut choisir
  entre la fidélité à la Société des Nations et la fidélité à la
  patrie.»

La paix armée, à laquelle les événements nous conduisent, n’est pas
assurément le but que se proposaient les fondateurs du projet de Société
des Nations à la conférence de La Haye.

Les juristes éminents qui le préparaient avaient trop oublié les
facteurs psychologiques régissant les hommes. Ils croyaient à la
souveraineté de la raison alors qu’une expérience bien des fois
séculaire montre que les peuples obéissent à des mobiles souvent fort
éloignés de cette raison. Subjugués par leur rêve, ils légiféraient pour
une société idéale imaginaire, sans passions, dont un tribunal
international jugerait les différends.

Leurs combinaisons étaient pleines d’équité mais illusoires, simplement
parce qu’elles manquaient de sanctions. Or depuis l’origine des âges, le
monde n’a jamais eu de codes civils ou religieux dépourvus de sanctions.

Ces pacifiques rêveurs oubliaient aussi qu’une confédération des peuples
réunirait naturellement de grands et de petits États. Les sentiments
humains ne changeant guère, il était certain que, dans une telle
société, les États de faible importance seraient un peu considérés comme
les petits capitalistes dans une société de gros actionnaires et ne
pourraient faire entendre qu’une timide voix.

De telles observations ne frappèrent pas les législateurs de La Haye.
Leur œuvre terminée, ils éprouvèrent pour elle une religieuse admiration
et ne doutèrent pas de la solidité de ses fondements.

La grandeur de leurs illusions est bien marquée dans ce passage du
discours de l’un des plus éminents présidents de ces législateurs.

  «Quel spectacle nous donne cette image du Droit se levant tout à coup
  au milieu des armées et, soyez-en sûrs, s’imposant à la force
  militaire la plus puissante.»

Le premier coup de canon tiré au début de la guerre dissipa pour
longtemps ces dangereux rêves.

                   *       *       *       *       *

Avant de vouloir fédérer des peuples de mentalités et de besoins divers,
il faudra d’abord identifier un peu, sinon leurs sentiments, du moins
leurs intérêts. Cette tâche n’est pas chimérique, puisque
l’interdépendance industrielle, financière et commerciale des peuples
tendait déjà avant la guerre à se réaliser.

Si donc une véritable Société des Nations n’est guère possible
aujourd’hui, elle le sera sans doute un jour. Il suffit, pour s’en
convaincre, d’oublier les heures sombres que nous avons traversées et
d’envisager non seulement l’interdépendance croissante des nations, mais
aussi la mystique puissance des formules signalée au début de ce
chapitre.

Nous pouvons donc parfaitement espérer une future Société des Nations à
forme non belliqueuse. Universellement acceptée, elle deviendrait
capable de créer une conscience commune dans le monde.

La guerre aura hâté l’établissement d’une Société des Nations en
prouvant d’une éclatante façon le besoin que les peuples ont les uns des
autres par les privations dont ils furent accablés dès que devint
impossible l’échange des produits obtenus par chacun, suivant son sol et
ses capacités. Sans devenir frères, les hommes se haïront moins
qu’aujourd’hui quand ils auront reconnu que leur intérêt est de s’aider
et non de se détruire.

Plus la nécessité des échanges grandira, plus augmenteront les
associations entre peuples. J’ai déjà rappelé qu’il en existait déjà
plusieurs avant la guerre, indépendantes de toute alliance politique.
Telles les conventions internationales relatives aux postes, aux
télégraphes aux moyens de transport, au commerce, etc. Elles se
développeront avec l’orientation nouvelle du monde, et amèneront le jour
où, sans traités et sans alliances militaires, simplement sous l’action
des transformations mentales que les nécessités auront engendrées, la
Société des Nations s’édifiera d’elle-même.

Alors disparaîtront les organisations à type militaire, simplement parce
que les peuples n’en ayant plus besoin n’en voudront plus. Ce sera pour
eux la délivrance définitive de l’effroyable cauchemar qui les hante
encore.

                   *       *       *       *       *

Cette phase d’évolution est lointaine peut-être, mais nous devons tous,
dès aujourd’hui, tâcher de la préparer, sans oublier toutefois qu’à
l’heure présente, il n’est permis de travailler pour l’avenir qu’à
l’ombre des canons.

Du désarmement général actuel, rêvé par quelques pacifistes, le passage
suivant du discours d’un ministre anglais montre ce qu’il faut penser.

  «Il y a des gens qui nous traitent de militaristes, mais _la
  Grande-Bretagne doit posséder une armée plus forte qu’avant la
  guerre_, car, bien que la menace armée ait disparu, de nouvelles et
  sérieuses obligations nous incombent du fait de la guerre en Orient,
  où nos intérêts sont, de beaucoup, plus considérables que ceux de
  n’importe quelle autre nation.»

L’univers, malgré tous les discours prononcés pendant la guerre, reste
donc plus militarisé qu’il ne le fut jamais.

Le résultat le plus net du congrès de la paix est d’avoir contrairement
à toutes ses espérances, fait définitivement triompher dans le monde le
militarisme que pendant cinq ans de guerre les gouvernements alliés
n’avaient cessé de maudire dans de solennelles déclarations. Une fois de
plus encore la nécessité s’est montrée supérieure aux volontés des
hommes d’État et a montré la vanité de leurs discours.




CHAPITRE IV

Le projet d’une Ligue des Nations et ses premiers résultats.


La Ligue des Nations, que le Congrès de la Paix aurait fini par
constituer sans l’opposition de l’Amérique, n’était en réalité qu’une
alliance entre quelques nations et nullement, je viens de le montrer,
une Société des Nations analogue à celle dont les diplomates avaient si
souvent parlé.

Un mémoire publié en Angleterre par le vicomte Grey rapporte les
réflexions d’un roi nègre qui, soumis à la puissance anglaise,
s’indignait de ne plus pouvoir faire d’incursions chez ses voisins pour
les tuer, les piller, puis chargé de butin, effectuer une rentrée
triomphale dans sa tribu.

Le narrateur de cette histoire remarque très justement que les théories
du roi nègre sur les relations entre peuples voisins étaient exactement
celles pratiquées encore par les nations les plus civilisées.

Elles sont conformes surtout à l’enseignement des philosophes, des
historiens et des généraux germaniques. Depuis de longues années, ils
prêchaient dans leurs livres l’utilité d’une guerre destinée à enrichir
et agrandir l’Allemagne aux dépens des autres pays.

C’est pour combattre des conceptions devenues contraires à l’évolution
du monde moderne que la Ligue des Nations, destinée à se transformer
plus tard en Société des Nations, chercha les moyens capables de
contenir les besoins, les passions et les croyances qui, à certains
moments, soulèvent l’âme des peuples et les précipitent les uns contre
les autres.

                   *       *       *       *       *

La nature ne s’est pas évidemment efforcée d’établir entre les hommes
une fraternité probablement contraire à ses buts mystérieux. Mais, plus
fortes que la nature, les sociétés avaient réussi à édifier dans leur
sein des barrières inhibitives étayées de codes rigoureux. Elles
triomphaient ainsi des haines individuelles et obligeaient les membres
de chaque société à se respecter.

Les prescriptions des codes mirent longtemps à s’imposer, mais grâce à
la stabilisation mentale que l’hérédité finit par créer, elles avaient
acquis une puissance très grande. Les forces biologiques, affectives et
mystiques génératrices de la conduite, arrivèrent alors à s’équilibrer
au sein de chaque nation et un ordre durable put s’établir.

Comment établir un tel code entre les nations? Comment arriver à le
faire respecter.

La tâche serait facile si les peuples étaient guidés par les seules
lumières de la raison; mais ils ont pour moteurs, il faut le répéter
toujours, des besoins, des sentiments, des croyances possédant chacun
des formes de logique spéciale qui ne s’influencent pas. La raison
réussit quelquefois à les dominer, mais le plus souvent elle se met à
leur service. La guerre mondiale l’a, une fois de plus, montré.

                   *       *       *       *       *

Examinons sommairement le projet de Ligue des Nations, les critiques
qu’il a soulevées, les illusions et les réalités qu’il contient.

Le projet de Ligue des Nations formulé par la conférence de la paix
étant, comme le remarquait justement l’ancien président des États-Unis,
M. Taft, rédigé «en patois diplomatique», sa lecture n’est pas facile.
Un sénateur américain a même prédit que les signataires de ce document
se querelleraient bientôt pour en interpréter le sens.

Dégagé de son obscure gangue, le projet peut se résumer dans les points
suivants:

La Ligue des Nations se composerait d’abord de tous les États alliés.
Plus tard, d’autres États pourront y être admis, mais à la condition que
les deux tiers des associés y consentent.

La guerre entre les membres associés serait empêchée par un tribunal
arbitral.

Toutes les ressources militaires, financières et économiques des
associés seraient réunies contre l’agresseur.

Les objections n’ont pas manqué à ce projet, surtout en Amérique.

Le sénateur Knox croit que la Ligue, telle qu’elle a été conçue, «loin
d’empêcher les guerres, les rendrait inévitables».

  «Le résultat forcé de l’exclusion des puissances centrales sera,
  dit-il, de les unir plus étroitement pour leur protection mutuelle, ce
  qui conduira inévitablement à la formation d’une seconde Ligue des
  Nations. Nous verrons donc, dans un avenir prochain, deux grandes
  Ligues des Nations, deux camps opposés se préparer à une nouvelle et
  encore plus terrible guerre.»

Un journal français faisait une critique analogue quand il disait qu’en
face de l’édifice idéaliste et délicat dont nous essayons de jeter les
fondements, l’Allemagne, avec l’Autriche et divers pays, «va construire
un édifice de domination, trapu et d’un seul tenant».

M. Hugues, premier ministre d’Australie, n’a pas été plus indulgent pour
le projet du congrès:

  «Qui oserait dire qu’une Ligue fondée sur des mots est plus forte que
  celle basée sur des faits? que la Ligue des Nations sortant d’un
  document écrit et dont la force doit être éprouvée est à comparer avec
  cette grande Ligue de facto des Nations qui, cimentée dans le sang,
  nous a conduits, à travers une longue suite d’épreuves, à la victoire
  finale?»

L’hostilité du Sénat américain contre le projet de Ligue formulé par la
Conférence paraît tenir à ce qu’il ne veut pas que l’Amérique s’engage à
intervenir encore dans les affaires de l’Europe. Elle tient aussi au
désir de voir, dans l’intérêt des relations commerciales, la puissance
industrielle de l’Allemagne renaître rapidement.

Voici le texte de la réserve de M. Lodge qui fut votée au Sénat par 46
voix contre 33:

  «Les États-Unis n’assument aucune obligation de préserver l’intégrité
  territoriale ou l’indépendance politique de n’importe quel autre pays
  ou d’intervenir dans des controverses entre nations, membres de la
  Ligue ou non, d’après les dispositions de l’article 10, ou de se
  servir des forces militaires ou navales des États-Unis, d’après
  n’importe quel article du traité pour n’importe quel but, à moins que
  pour chaque cas particulier, le congrès, qui, aux termes de la
  Constitution, a seul pouvoir de déclarer la guerre ou d’autoriser
  l’emploi des forces militaires ou navales des États-Unis, n’en décide
  ainsi par acte ou résolution.»

Nous sommes loin des chimériques promesses de M. Wilson.

                   *       *       *       *       *

Il n’est pas sans intérêt de savoir ce que les Allemands pensent d’une
Ligue des Nations, destinée à assurer la paix. Leurs conceptions se
trouvent bien résumées dans l’extrait suivant d’un article du docteur
Selig, publié par les _Hamburger Nachrichten_ (28-9-1918):

  «Non, il n’y a point de paix perpétuelle, il n’y a que des paix
  temporaires, et le chemin qui y conduit, c’est la voie sanglante de la
  guerre et non point l’anémique théorie des idéologues. Les problèmes
  qui bouleversent la terre et ses habitants, c’est l’épée qui les
  tranche, et non point le vote.»

                   *       *       *       *       *

La ligue des Nations, qui n’est actuellement qu’un projet d’alliance
entre quelques nations, n’assurera peut-être pas une paix bien longue.
Elle aura, cependant, si elle arrive à se constituer, ce que nous
ignorons encore, des conséquences utiles.

La première sera de préparer les idées directrices de l’avenir en
faisant naître ce que le président des États-Unis appelait une
psychologie internationale.

Cette psychologie nouvelle résulterait de la foi mystique des peuples
dans la puissance de la Ligue des Nations, beaucoup plus que des
nouveaux principes de droit promulgués.

En attendant cette transformation mentale dont l’éclosion est
probablement lointaine, le droit restera une entité conçue par chaque
nation suivant sa mentalité et les événements de son histoire.

Il est visible, par exemple, comme je l’ai déjà rappelé plusieurs fois,
que les conceptions du droit chez les Germains diffèrent beaucoup de
celles des autres peuples.

Cette formule du célèbre juriste Jhering: «La puissance du vainqueur
détermine le droit», leur semble traduire une vérité évidente. Pour
Nietzsche, «un peuple n’a de devoir qu’envers ses égaux. A l’égard des
êtres inférieurs et des étrangers, on peut agir à sa guise».

La plupart des philosophes et des historiens de l’Allemagne ont toujours
enseigné les mêmes principes.

Il faut bien reconnaître avec eux que depuis les débuts de l’Histoire,
le seul droit reconnu dans les relations entre peuples a été le droit du
plus fort.

Nous avons raison de chercher à modifier cette conception; mais
proclamer un droit ne suffit pas à le faire respecter. La mouvante
volonté des peuples ne se laisse pas enfermer dans le moule idéal des
législateurs. Les cadres rigides des juristes peuvent codifier des
coutumes, mais ils ne les créent pas.

                   *       *       *       *       *

Si, sous la poussée des grands événements récents, les idées des peuples
venaient à changer, alors, mais alors seulement, leurs conceptions du
droit pourraient se transformer. Le droit accepté par une nation est
toujours une création de sa mentalité.

Il est donc permis, sans partager tous les enthousiasmes de M. Wilson,
de dire avec lui:

  «Les pensées des peuples ayant été réunies, il s’est déjà créé une
  force qui est non seulement très grande, mais qui est formidable, une
  force qui peut rapidement être mobilisée, une force qui est très
  efficace lorsqu’elle est mobilisée, une force qui se nomme la force
  morale du monde. Nous nous trouvons à l’aube d’un nouvel âge dans
  lequel une nouvelle science de gouvernement rehaussera l’humanité
  jusqu’à un faîte non atteint de progrès et de réussite.»

On s’aperçoit de la difficulté de légiférer trop vite sur une pareille
matière en constatant que, malgré toutes ses bonnes intentions, le
Congrès de la Paix, loin d’établir une paix durable, n’a réussi qu’à
engendrer de nouveaux germes de conflits ajoutés à tous ceux existant
déjà.

Ses décisions ont eu en effet pour résultat immédiat de réveiller les
appétits, assoupis par le temps, d’une foule de petites nationalités qui
prétendent toutes, maintenant, s’agrandir violemment aux dépens de leurs
voisines.

Le Congrès n’a donc fait qu’épaissir encore l’atmosphère de haines dont
le monde était enveloppé.

Les conséquences de ces haines se manifestent déjà dans toute l’Europe.
Sans parler des peuples que sépare l’horreur créée par des montagnes de
cadavres et des dévastations sans pitié, nous voyons se déchirer les
nouveaux États à peine formés. Ils n’ont même pas attendu d’être
entièrement constitués pour se livrer de féroces combats.

La seule œuvre véritablement utile du Congrès eût été non d’établir une
Société des Nations actuellement impossible mais bien de préparer une
ligue entre quelques nations, c’est-à-dire une sorte de Société
d’assurance contre le peuple qui menacerait la paix du monde.

Si l’Allemagne était convaincue que plusieurs grandes puissances se
tourneraient contre elle en cas d’attaque, elle renoncerait sûrement à
déclencher cette attaque.

                   *       *       *       *       *

Dans le but de prouver l’efficacité qu’aurait pu avoir une Société des
Nations pour empêcher la guerre, M. Wilson, oubliant que cette Société
existait déjà et possédait un tribunal à La Haye, assure que
«l’Allemagne n’aurait jamais pu déclarer la guerre si elle avait laissé
le monde ouvrir la discussion à propos de l’agression de la Serbie,
fût-ce seulement durant l’intervalle d’une semaine». Et il ajoute encore
que, si l’Allemagne avait été sûre de l’appui que l’Angleterre
apporterait à la France, elle eût renoncé à déchaîner le conflit.

On peut défendre ces opinions; mais leur auteur est-il bien certain que
le conflit retardé n’eût pas éclaté plus tard et, peut-être, dans des
circonstances où la France n’aurait pas trouvé d’alliés? L’affaire du
Maroc, l’accroissement constant des forces militaires, et les
publications pangermanistes montrent à quel point l’Allemagne préparait
la lutte.

J’ai toujours soutenu que l’empereur Guillaume était probablement
l’homme qui la souhaitait le moins, mais qu’il ne put résister à la
pression de l’opinion. Toute l’Allemagne réclamait la guerre, par la
voix de ses historiens, de ses philosophes, de ses généraux et même de
ses industriels. Jamais conflit ne fut aussi populaire.

Quand un peuple souhaite la guerre, et les peuples deviennent parfois
plus belliqueux encore que leurs gouvernants, aucun tribunal
international ne saurait l’empêcher. Un congrès sera toujours bien
faible contre la formidable puissance des croyances et des passions qui,
à certains moments de la vie des nations, les précipitent les unes
contre les autres.

On le voit déjà par les luttes dont je parlais plus haut entre les États
nouveaux, que les illusions humanitaires des hommes politiques ont
laissé naître. Tous ces petits peuples ont un besoin absolu des Alliés,
ils vivent dans une misère profonde, et, cependant, ils ne peuvent
s’empêcher de se déchirer avec fureur. Les haines collectives déchaînées
par les rivalités d’intérêts, de passions et de croyances restent
toujours sourdes à la voix de la raison.

                   *       *       *       *       *

L’unanimité des diplomates et des peuples pour réclamer une ligue des
nations, à défaut d’une Société des Nations à laquelle on ne croit plus
guère, traduit le désir général d’empêcher le renouvellement des
horreurs qui ont ravagé le monde.

J’avais depuis longtemps montré que toutes les théories proposées
jusqu’ici comme bases d’une Société des Nations étaient illusoires. Les
gouvernants s’en aperçoivent maintenant et sont obligés d’admettre que
cette société si elle se constituait différerait bien peu de l’alliance
actuelle contre l’Allemagne.

Une telle alliance préparera peut-être la future Société des Nations
mais cette dernière ne sera possible comme je l’ai montré qu’avec
l’établissement d’un véritable gouvernement international dont la guerre
esquissa quelques ébauches.

Mais alors, par voie de conséquence, la notion d’indépendance des États
se transformerait. Elle serait de plus en plus remplacée par celle
d’interdépendance des gouvernements. Sa caractéristique serait l’abandon
d’une fraction de pouvoir de chaque État à des délégués chargés de gérer
les intérêts internationaux. C’est un stade nouveau de la vie des
nations, ignoré des hommes d’État de tous les âges, que nous verrons
sûrement se développer un jour.

                   *       *       *       *       *

Après avoir vainement tenté de créer une paix durable entre les nations,
le Congrès songea aussi à l’établir au sein de chaque nation. Dans ce
but a été constituée une commission internationale du travail destinée à
élaborer la concorde entre les diverses classes de chaque peuple.

Tâche formidable! Les luttes intérieures sont plus menaçantes maintenant
que les luttes extérieures. De grands peuples européens, la Russie,
l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne et d’autres bientôt, sans doute,
sont en proie aux déchirements de la guerre civile. Ayant perdu la foi
dans les principes qui leur servaient de guides, ils ressemblent au
voyageur égaré cherchant à s’orienter au sein d’une nuit profonde.

Devant les explosions de haine qui continuent à ravager l’Europe, un
homme d’État japonais éminent, le marquis Okuma, se demande «si la
civilisation européenne n’est pas sur le bord d’une ruine définitive et
dans une situation analogue à celle où se trouvèrent Rome, l’Égypte et
Babylone la veille de leur définitive décadence.»

Malgré l’optimisme de sa volonté, le président Wilson s’est montré
parfois aussi inquiet. «Si, dit-il, les hommes ne peuvent pas
aujourd’hui, après l’agonie de cette sueur de sang, arriver à être
maîtres d’eux-mêmes et à veiller au cours régulier des affaires du
monde, nous sombrerons dans une ère de luttes sans espoir ni merci.»

Les conséquences de telles luttes seraient fatales. Les civilisations
créées par de longs siècles d’efforts subiraient le sort de grands
empires asiatiques qui disparurent définitivement de l’Histoire, après
avoir rempli l’univers du bruit de leur renommée.

Il ne faut pas désespérer, pourtant. Il faut espérer, au contraire.
L’espoir est une force morale génératrice d’autres forces permettant de
triompher des plus durs obstacles. C’est lui qui, malgré toutes les
prévisions des sages, nous rendit capables de vaincre la plus formidable
puissance militaire que le monde eût jamais connue.




CHAPITRE V

Éléments actuels de la sécurité des peuples à l’extérieur et à
l’intérieur.


De tous les pays pour lesquels l’Allemagne représente une constante
menace, la France, en raison de son voisinage, restera longtemps le plus
exposé, par suite des attaques brusquées qui semblent devenir la règle
des guerres modernes. Si loin que nous reculions nos frontières, nous
serons toujours près de l’Allemagne, alors que les autres peuples s’en
trouvent séparés par des détroits ou des océans.

Pendant plusieurs générations, l’Allemagne guettera, naturellement, nos
moindres défaillances et toute sa politique consistera à semer des
dissensions entre les divers partis de notre pays et aussi entre nos
alliés et nous dans l’espoir de rendre possible une revanche.

A défaut de la problématique Société des Nations sur quelles puissances
morales ou matérielles pourrons-nous appuyer notre sécurité nationale?

Faut-il se reposer sur des armements ruineux qui ne procureraient
d’ailleurs qu’une sécurité incertaine?

Compter sur des alliances constituerait un moyen de défense moins sûr
encore. Les leçons de l’histoire prouvent que la permanence d’une
alliance à travers le temps constituerait un véritable miracle. Or ce
n’est pas sur des miracles que les peuples peuvent édifier leur
destinée.

                   *       *       *       *       *

De quels éléments de protection devons-nous donc attendre la réalisation
d’une paix un peu durable?

On peut en énumérer quatre: 1º la répulsion des peuples pour des luttes
guerrières dont ils ont senti tout le poids; 2º les progrès des idées
humanitaires; 3º les nécessités résultant de l’interdépendance
croissante des nations; 4º de nouveaux progrès scientifiques créant des
engins si rapidement et si complètement destructeurs qu’aucun agresseur
ne consentirait à en affronter l’action.

Le premier de ces éléments ne saurait avoir une efficacité bien longue,
pour ce simple motif que si la nature nous a donné une mémoire
intellectuelle très longue, elle nous a dotés d’une mémoire sentimentale
très courte. Ce qui est acquis par l’instruction demeure longtemps fixé
dans notre souvenir; mais des joies et des douleurs qui nous ont le plus
profondément émus, que reste-t-il au bout de quelques années?

La mémoire affective des peuples est au moins aussi courte que celle des
individus. Dix ans après la guerre de 1870, le plus grand nombre des
conscrits n’en conservaient, suivant les enquêtes faites dans plusieurs
régiments, que d’infimes souvenirs, ou même n’en avaient jamais entendu
parler.

Certes, la lutte dont nous sortons a créé de bien autres souffrances que
celles de 1870 et, par conséquent, laissera de plus profonds souvenirs.
Mais pour la génération qui pousse vers la tombe les hommes
d’aujourd’hui, cette guerre ne sera connue que par les livres et les
livres n’ont jamais beaucoup impressionné l’âme des peuples.

Le second des facteurs de paix énumérés plus haut, c’est-à-dire les
progrès des idées humanitaires mérite à peine d’être mentionné. Ces
idées ne servirent jusqu’ici qu’à tellement affaiblir les nations qui
les acceptaient que ces nations ont vu fondre sur elles des agressions
dont furent généralement préservés les peuples que le pacifisme n’avait
pas atteints.

Les doctrines humanitaristes n’ont guère, d’ailleurs, pour apôtres que
des théoriciens socialistes cherchant à répandre leurs croyances par des
luttes civiles.

La croissante interdépendance industrielle et commerciale des nations
est un facteur de paix beaucoup plus sérieux que les deux précédents.
Cette interdépendance comme je le rappelais plus haut a été bien mise en
évidence par le dernier conflit. Les peuples ont vu qu’ils ont
maintenant besoin les uns des autres pour vivre et même pour se
combattre. Sans les matières premières fournies par les neutres, les
belligérants auraient été obligés d’arrêter immédiatement la lutte.

L’interdépendance des nations est actuellement tellement rigoureuse
qu’on pourrait la considérer comme un préservatif certain contre les
guerres, si la raison, et non les sentiments, gouvernait le monde.
Malheureusement, elle ne le gouverne pas. Dès que les impulsions
passionnelles deviendront assez fortes, la réflexion n’exercera aucun
empire sur la conduite et les peuples entreront de nouveau en conflit.

                   *       *       *       *       *

L’efficacité des divers facteurs de paix qui viennent d’être énumérés
paraît donc assez incertaine.

Il ne nous reste plus à examiner qu’un perfectionnement scientifique des
armements permettant une destruction si rapide des villes et de leurs
habitants qu’aucun pays ne voudrait s’exposer à en subir les effets.

Depuis longtemps cette idée m’avait hanté. Le lecteur trouvera dans mon
livre sur _L’Évolution des forces_, les expériences desquelles je
déduisais qu’on pourrait parvenir à détruire instantanément des flottes
et des armées.

Ces expériences étant trop coûteuses, je ne pus les achever, et ne les
rappelle qu’à titre de curiosité. Elles étaient basées sur la
transformation d’ondes hertziennes concentriques en radiations
parallèles. Tout objet touché par ce rayonnement devient un foyer
d’étincelles électriques susceptible de faire détoner obus et
cartouches.

J’avais d’ailleurs indiqué le moyen de se protéger d’un tel rayonnement,
après des expériences faites en collaboration avec Branly, l’éminent
inventeur du principe de la télégraphie sans fil. Ces expériences,
publiées dans les _Comptes Rendus de l’Académie des Sciences_,
montraient que, si le rayonnement électrique peut traverser des murs
épais, il est arrêté net par une lame métallique, moins épaisse qu’une
feuille de papier, à la simple condition que cette lame ne présente pas
la moindre fente, fût-ce celle produite par la rayure d’un rasoir.

Mais, je le répète, je n’insiste pas sur ces expériences, car il
existera bientôt des moyens beaucoup plus sûrs de rendre les guerres
assez meurtrières pour qu’elles deviennent presque impossibles.

Dans un article publié au début de la guerre, j’indiquais comme probable
que les luttes futures seraient des batailles d’avions suffisamment
puissants pour incendier rapidement des villes entières avec leurs
habitants.

Au moment même de l’armistice, l’aviation venait de se perfectionner
tellement que cette perspective devenait réalisable. Un des plus
célèbres aviateurs actuels assurait qu’avec les nouveaux progrès acquis,
des villes entières pourraient être incendiées en un temps très court.

Naturellement, les Allemands ont poursuivi les mêmes recherches et une
Revue de Copenhague annonçait qu’ils faisaient «des préparatifs secrets
énormes en vue d’obtenir la maîtrise des airs».

Avec les avions d’une vitesse de 225 kilomètres à l’heure que l’on
possède actuellement, un pays ayant déclaré la guerre le matin pourrait,
quelques heures après sa déclaration, détruire la capitale ennemie avec
tous ses habitants. Mais à quoi lui servirait cet éphémère succès,
puisque les représailles seraient immédiates et qu’il verrait lui aussi
ses grandes villes anéanties le même jour, par des procédés identiques?

Il semble probable qu’aucun agresseur ne s’exposerait à courir les
risques d’une aventure entraînant pour lui de pareilles destructions.

Les nouveaux perfectionnements de l’aviation que je viens de rappeler
amèneront également cette conséquence imprévue de rendre inutiles les
coûteuses armées permanentes d’aujourd’hui.

De plus, les petits peuples pouvant ainsi posséder des moyens de guerre
sinon aussi nombreux, du moins aussi destructifs que les grandes
nations, le faible se trouvera presque l’égal du fort et infiniment
mieux protégé que par les plus solennels traités.

                   *       *       *       *       *

Conclurons-nous de ce qui précède que le cycle des guerres est clos pour
longtemps?

On pourrait l’affirmer si l’histoire ne montrait avec quelle facilité
les peuples, comme leurs gouvernants, sont entraînés par des passions et
des croyances.

L’aventure où vient de sombrer l’Allemagne sera éternellement citée
comme une frappante preuve. «Si l’Allemagne avait attendu seulement le
temps d’une génération, elle aurait possédé l’empire commercial du
monde», disait M. Wilson au Capitole de Rome.

La guerre où ses illusions mystiques l’ont lancée ne pouvait, même en
cas de victoire, que lui procurer des avantages bien inférieurs à ceux
obtenus par son expansion pacifique. Et cependant elle l’a tentée!

Les Allemands, vaincus, ne restent pas encore persuadés que la force
matérielle n’est pas la seule reine du monde et qu’il existe des forces
morales capables de la maîtriser.

«La paix, écrit leur grand industriel Rathenau, ne sera qu’une courte
trêve, la série des guerres futures sera indéfinie, les meilleures
nations rentreront dans le néant, le monde périra de misère.»

                   *       *       *       *       *

Ce sont là, sans doute, des paroles de vaincus, Il ne faut pas trop les
dédaigner pourtant et croire que la paix conclue permettra aux
civilisations de reprendre simplement leur ancienne marche.

J’ignore si la guerre qui a ravagé le monde rendra l’humanité meilleure.
Il faut être très optimiste pour l’admettre et arriver aux conclusions
suivantes, formulées par le président Wilson dans un de ses discours:

«Je crois que, lorsque nous jetterons plus tard nos regards en arrière
sur les souffrances et les sacrifices terribles de cette guerre, nous
comprendrons qu’ils valaient la peine d’être faits, non seulement pour
assurer la sécurité du monde contre une agression injuste, mais encore
en raison de l’entente qu’ils ont établie entre les grandes nations, qui
doivent agir de concert pour le maintien permanent de la justice et du
droit.»

Dans ce passage, il n’est tenu compte que des relations entre les
peuples. En admettant que cette guerre ait eu pour conséquence de les
améliorer, peut-on supposer qu’elle améliorera aussi les relations entre
les individus d’une même nation?

                   *       *       *       *       *

Des signes divers observés dans plusieurs pays montrent, que les peuples
sont beaucoup plus menacés maintenant de guerres civiles que de guerres
étrangères. La Russie, l’Autriche, l’Allemagne, la Turquie, l’Asie
Mineure etc., se trouvent déjà en proie aux luttes intérieures et aux
fureurs destructives qu’elles entraînent.

Cet aboutissement du conflit mondial était presque inévitable. Seule
l’armature sociale d’un peuple lui constitue une protection efficace.
Dès que, par suite d’événements violents, cette armature est ébranlée,
les hommes perdent les principes directeurs nécessaires à l’orientation
de leurs pensées et de leurs actes. Dépourvus de guide et aussi
d’espérances, ils cherchent des idéals directeurs nouveaux, capables de
remplacer ceux qui ont perdu leur force.

C’est par les paradis qu’il propose que le socialisme séduit aujourd’hui
les multitudes. Il enrôle non seulement les appétits déchaînés, mais
aussi tous les mécontents de leur sort et les victimes des iniquités
dont la nature est pleine.

La guerre aura accru le nombre des mécontents car, après avoir ébranlé
tous les éléments stabilisateurs des sociétés, elle a déplacé beaucoup
de situations sociales. Les nouveaux riches créés par elle sont entourés
d’une légion de nouveaux pauvres, en partie constituée par les classes
moyennes qui faisaient jadis la force des nations.

                   *       *       *       *       *

Les résultats de la lutte titanesque soutenue par la France ont montré,
une fois encore, que l’avenir des peuples est en eux-mêmes, et forgé par
eux-mêmes. Ce ne sont plus les Parques, sombres filles de la Nuit, mais
la volonté des hommes qui tisse leur destinée. Les livres racontant la
grande épopée que termina notre victoire l’enseignent à chaque page. Un
peu de volonté en moins et nous disparaissions de la scène du monde. Un
peu de volonté en plus et nous avons triomphé.

La force militaire d’un peuple est constituée par la valeur de tous ses
citoyens. Sa prospérité économique et industrielle dépend surtout de la
qualité de ses élites. Dès que les élites d’un pays fléchissent, ce pays
faiblit.

L’intelligence ne manque pas à nos élites mais le caractère n’est pas
toujours chez elles à la hauteur de l’intelligence. La solidarité,
l’initiative, l’exactitude, la continuité dans l’effort leur font un peu
défaut.

Il ne suffit pas de prêcher la nécessité de telles aptitudes, il faut
apprendre à les acquérir.

L’Université ne s’est occupée jusqu’ici que du développement de
l’intelligence. Sous peine de disparaître elle devra aussi, à l’exemple
des Universités anglaises et américaines, éduquer le caractère.

Notre future place dans le monde dépendra des qualités de la jeunesse
qui grandit. L’avenir n’appartiendra pas aux peuples où l’intelligence
sera la plus haute mais à ceux dont le caractère sera le plus fort.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  INTRODUCTION

  Les heures nouvelles                                                 7

  LIVRE I
  L’ÉVOLUTION MENTALE DES PEUPLES

  Chap. I.--Rôle de la psychologie des peuples dans leur histoire     17
   --  II.--Les forces morales dans la vie des peuples                29
   -- III.--Perturbations intellectuelles et morales engendrées
              par la guerre                                           35
   --  IV.--Causes psychologiques de l’infériorité industrielle
              de certains peuples                                     48
   --   V.--Le Problème de l’adaptation                               60

  LIVRE II
  LES LUTTES DE PRINCIPES DANS LES GUERRES MODERNES

  Chap. I.--L’action des idées dans les conflits des peuples          71
   --  II.--Bases philosophiques du pangermanisme                     79
   -- III.--Buts de guerre atteints par divers peuples et buts
              qu’ils poursuivaient                                    87
   --  IV.--Comment se dissipèrent les illusions germaniques sur
              les avantages des conquêtes militaires                  94
   --   V.--Les conceptions diverses du droit et le problème d’un
              futur gouvernement international                        98

  LIVRE III
  RÔLE DES FACTEURS PSYCHOLOGIQUES DANS LES BATAILLES

  Chap. I.--Éléments psychologiques des batailles                    107
   --  II.--Conséquences de l’unité d’action                         118
   -- III.--Erreurs créées par les idées fausses et la routine
              pendant la guerre                                      126
   --  IV.--Raisons psychologiques de la débâcle allemande           138
   --   V.--Le coût des guerres modernes                             151

  LIVRE IV
  LA PROPAGATION DES CROYANCES ET L’ORIENTATION DES OPINIONS

  Chap. I.--Comment se créent les opinions et les croyances          155
   --  II.--Le maniement des armes psychologiques                    165
   -- III.--Les bouleversements politiques. Rapidité de leur
              propagation                                            173

  LIVRE V
  LE NOUVEL OURAGAN RÉVOLUTIONNAIRE

  Chap. I.--Formes actuelles des aspirations populaires              181
   --  II.--La Dictature du prolétariat et ses illusions             189
   -- III.--L’enquête sur les résultats du communisme                201
   --  IV.--Propagation de l’ouragan révolutionnaire dans
              divers pays                                            211

  LIVRE VI
  ILLUSIONS POLITIQUES DE L’HEURE PRÉSENTE

  Chap. I.--Fondements des prévisions formulées sur la destinée
              des peuples                                            219
   --  II.--Rôle de la nécessité dans la vie des peuples             227
   -- III.--Les erreurs du principe des nationalités et ses
              conséquences                                           231
   --  IV.--Les périls de l’Étatisme                                 240
   --   V.--Les futures croisades                                    255

  LIVRE VII
  LA DÉSORGANISATION POLITIQUE DE L’EUROPE

  Chap. I.--Premières difficultés du problème de la paix             259
   --  II.--Les erreurs psychologiques du traité de paix             266
   -- III.--Le problème de la Société des Nations                    276
   --  IV.--Le projet d’une Ligue des nations et ses premiers
              résultats                                              284
   --   V.--Éléments actuels de la sécurité des peuples à
              l’extérieur et à l’intérieur                           294




7544-7-20.--PARIS.--IMP. HEMMERLÉ, PETIT & Cie

Rue de Damiette, 2, 4 et 4 _bis_.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES TEMPS NOUVEAUX ***


    

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