Les opinions et les croyances : genèse; évolution

By Gustave Le Bon

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Title: Les opinions et les croyances
        genèse; évolution

Author: Gustave Le Bon

Release date: April 29, 2025 [eBook #75989]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1911

Credits: Laurent Vogel, Adrian Mastronardi and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS ET LES CROYANCES ***





  Bibliothèque de Philosophie scientifique

  Dr GUSTAVE LE BON

  Les Opinions
  et
  les Croyances

  GENÈSE--ÉVOLUTION

        Trois ordres de vérités nous guident. Les vérités affectives,
        les vérités mystiques, les vérités rationnelles. Issues de
        logiques différentes elles n’ont pas de commune mesure.


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  1911

  Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
  y compris la Suède et la Norvège.




PRINCIPALES PUBLICATIONS DU Dr GUSTAVE LE BON


1º VOYAGES, HISTOIRE, PHILOSOPHIE

Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
l’auteur (publié par la _Société géographique de Paris_).

Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d’après les
photographies et dessins exécutés par l’auteur pendant son exploration
(publié par le _Tour du Monde_).

L’Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier:
Développement physique et intellectuel de l’homme.--Tome II:
Développement des sociétés. (_Épuisé._)

Les Premières Civilisations de l’Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.).
Grand in-4º, illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies.
(Flammarion.)

La Civilisation des Arabes. Grand in-4º, illustré de 366 gravures, 4
cartes et 11 planches en couleurs, d’après les photographies et
aquarelles de l’auteur. (Firmin-Didot.) (_Épuisé._)

Les Civilisations de l’Inde. Grand in-4º, illustré de 352 photogravures
et 2 cartes, d’après les photographies exécutées par l’auteur. 2e
édition. (_Épuisé._)

Les Monuments de l’Inde. In-folio, illustré de 400 planches d’après les
documents, photographies, plans et dessins de l’auteur. (Firmin-Didot.)
(_Épuisé._)

Lois psychologiques de l’évolution des peuples. In-18. 9e édition.

Psychologie des foules. 1 vol. in-18. 15e édition.

Psychologie du Socialisme. 1 vol. in-8º. 6e édition.

Psychologie de l’Éducation. 1 vol. in-18. 13e mille.

Psychologie politique. 1 vol. in-18. 6e mille.

Les Opinions et les Croyances. 1 vol. in-18.


2º RECHERCHES EXPÉRIMENTALES

La Fumée du Tabac. 2e édition augmentée de recherches sur divers
alcaloïdes nouveaux que la fumée du tabac contient. (_Épuisé._)

La Vie.--Traité de physiologie humaine.--1 volume in-8º illustré de 300
gravures. (_Épuisé._)

Recherches expérimentales sur l’Asphyxie. (Comptes rendus de l’Académie
des sciences.)

Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du
volume du crâne. (Mémoire couronné par l’_Académie des sciences_ et par
la _Société d’Anthropologie_ de Paris.) In-8º. (_Épuisé._)

La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, contenant la
description de nouveaux instruments de l’auteur. 1 vol. in-8º, avec 63
figures dessinées au laboratoire de l’auteur. (_Épuisé._)

Les Levers photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
cartes et de plans employées par l’auteur pendant ses voyages. 2 vol.
in-18. (Gauthier-Villars.)

L’équitation actuelle et ses principes.--Recherches expérimentales. 3e
édition. 1 vol. in-8º, avec 73 figures et un atlas de 200 photographies
instantanées. (_Épuisé._)

Mémoires de Physique. Lumière noire. Phosphorescence invisible. Ondes
hertziennes. Dissociation de la matière, etc. (_Revue scientifique._)

L’Évolution de la Matière, avec 63 figures. 21e mille.

L’Évolution des Forces, avec 40 figures. 10e mille.

L’Évanouissement de la Matière. 1 brochure in-18. (Librairie du _Mercure
de France_.)


Il existe des traductions en Anglais, Allemand, Espagnol, Italien,
Danois, Russe, Arabe, Polonais, Tchèque, Turc, Hindostani, Japonais,
etc., de quelques-uns des précédents ouvrages.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1911,

by ERNEST FLAMMARION.




    A mon cher Ami

    GABRIEL HANOTAUX

    ANCIEN MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
    MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

    A l’historien éminent
    dont la pénétrante sagacité sait découvrir
    sous la trame des faits visibles
    les forces invisibles qui les déterminent.

    GUSTAVE LE BON.




Les Opinions et les Croyances

Genèse. Évolution




LIVRE I

LES PROBLÈMES DE LA CROYANCE ET DE LA CONNAISSANCE




CHAPITRE I

LES CYCLES DE LA CROYANCE ET DE LA CONNAISSANCE.


§ 1.--Les difficultés du problème de la croyance.

Le problème de la croyance, parfois confondu avec celui de la
connaissance, en est cependant fort distinct. Savoir et croire sont
choses différentes n’ayant pas même genèse.

Des opinions et des croyances, dérivent, avec la conception de la vie,
notre conduite, et par conséquent la plupart des événements de
l’histoire. Elles sont comme tous les phénomènes régies par certaines
lois, mais ces lois ne sont pas déterminées encore.

Le domaine de la croyance a toujours semblé hérissé de mystères. C’est
pourquoi les livres sur la croyance sont si peu nombreux alors que ceux
sur la connaissance sont innombrables.

Les rares tentatives faites pour élucider le problème de la croyance
suffisent d’ailleurs à montrer combien il a été peu compris. Acceptant
la vieille opinion de Descartes, les auteurs répètent que la croyance
est rationnelle et volontaire. Un des buts de cet ouvrage sera
précisément de montrer qu’elle n’est ni volontaire, ni rationnelle.

La difficulté du problème de la croyance n’avait pas échappé au grand
Pascal. Dans un chapitre sur l’art de persuader, il remarque justement
que les hommes: «sont presque toujours emportés à croire, non par la
preuve mais par l’agrément.» «Mais, ajoute-t-il: la manière d’agréer est
bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus
admirable; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis
pas capable; et je m’y sens tellement disproportionné que je crois la
chose absolument impossible.»

Grâce aux découvertes de la science moderne, il nous a semblé possible
d’aborder le problème devant lequel avait reculé Pascal.

Sa solution donne la clef de bien des questions importantes. Comment,
par exemple, s’établissent les opinions et les croyances religieuses ou
politiques, pourquoi rencontre-t-on simultanément chez certains esprits,
avec une intelligence très haute des superstitions très naïves? Pourquoi
la raison est-elle si impuissante à modifier nos convictions
sentimentales? Sans une théorie de la croyance, ces questions et
beaucoup d’autres restent insolubles. La raison seule ne pourrait les
expliquer.

Si le problème de la croyance a été si mal compris des psychologues et
des historiens, c’est parce qu’ils ont tenté d’interpréter avec les
ressources de la logique rationnelle des phénomènes qu’elle n’a jamais
régis. Nous verrons que tous les éléments de la croyance obéissent à des
règles logiques, très sûres, mais absolument étrangères à celles
employées par le savant dans ses recherches.

                   *       *       *       *       *

Dès mes premières études historiques, ce problème m’avait hanté. La
croyance m’apparaissait bien le principal facteur de l’histoire, mais
comment expliquer des faits aussi extraordinaires que les fondations de
croyances déterminant la création ou la chute de puissantes
civilisations?

Des tribus nomades, perdues au fond de l’Arabie, adoptent une religion
qu’un illuminé leur enseigne, et grâce à elle fondent en moins de
cinquante ans un empire aussi vaste que celui d’Alexandre, illustré par
une splendide éclosion de monuments merveilleux.

Peu de siècles auparavant, des peuples demi-barbares se convertissaient
à la foi prêchée par des apôtres venus d’un coin obscur de la Galilée et
sous les feux régénérateurs de cette croyance, le vieux monde
s’écroulait pour faire place à une civilisation entièrement nouvelle,
dont chaque élément demeure imprégné du souvenir du Dieu qui l’a fait
naître.

Près de vingt siècles plus tard, l’antique foi est ébranlée, des étoiles
inconnues surgissent au ciel de la pensée, un grand peuple se soulève,
prétendant briser les liens du passé. Sa foi destructrice, mais
puissante, lui confère, malgré l’anarchie où cette grande Révolution le
plonge, la force nécessaire pour dominer l’Europe en armes et traverser
victorieusement toutes ses capitales.

Comment expliquer cet étrange pouvoir des croyances? Pourquoi l’homme se
soumet-il soudainement à une foi qu’il ignorait hier, et pourquoi
l’élève-t-elle si prodigieusement au-dessus de lui-même? De quels
éléments psychologiques surgissent ces mystères? Nous essaierons de le
dire.

Le problème de l’établissement et de la propagation des opinions, et
surtout des croyances, a des côtés si merveilleux que les sectateurs de
chaque religion invoquent sa création et sa diffusion comme preuve d’une
divine origine. Ils font remarquer aussi que ces croyances sont adoptées
malgré l’intérêt le plus évident de ceux qui les acceptent. On comprend
aisément, par exemple, le christianisme se propageant facilement chez
les esclaves et tous les déshérités auxquels il promettait un bonheur
éternel. Mais quelles forces secrètes pouvaient déterminer un chevalier
romain, un personnage consulaire, à se dépouiller de leurs biens et
risquer de honteux supplices, pour adopter une religion nouvelle
repoussée par les coutumes, méprisée par la raison et interdite par les
lois?

Impossible d’invoquer la faiblesse intellectuelle des hommes qui se
soumettaient volontairement à un tel joug puisque, de l’antiquité à nos
jours, les mêmes phénomènes s’observent chez les esprits les plus
cultivés.

Une théorie de la croyance ne peut être valable qu’en apportant
l’explication de toutes ces choses. Elle doit surtout faire comprendre
comment des savants illustres et réputés par leur esprit critique
acceptent des légendes dont l’enfantine naïveté fait sourire. Nous
concevons facilement qu’un Newton, un Pascal, un Descartes, vivant dans
une ambiance saturée de certaines convictions, les aient admises sans
discussion, de même qu’ils admettaient les lois inéluctables de la
nature. Mais comment, de nos jours, dans des milieux où la science
projette tant de lumière, les mêmes croyances ne se sont-elles pas
désagrégées entièrement? Pourquoi les voyons-nous, quand par hasard
elles se désagrègent, donner immédiatement naissance à d’autres
fictions, tout aussi merveilleuses, ainsi que le prouve la propagation
des doctrines occultistes, spirites, etc., parmi d’éminents savants? A
toutes ces questions nous devrons également répondre.


§ 2.--En quoi la croyance diffère de la connaissance.

Essayons d’abord de préciser ce qui constitue la croyance et en quoi
elle se distingue de la connaissance.

Une croyance est un acte de foi d’origine inconsciente qui nous force à
admettre en bloc une idée, une opinion, une explication, une doctrine.
La raison est étrangère, nous le verrons, à sa formation. Lorsqu’elle
essaie de justifier la croyance, celle-ci est déjà formée.

Tout ce qui est accepté par un simple acte de foi doit être qualifié de
croyance. Si l’exactitude de la croyance est vérifiée plus tard par
l’observation et l’expérience, elle cesse d’être une croyance et devient
une connaissance.

Croyance et connaissance constituent deux modes d’activité mentale fort
distincts et d’origines très différentes. La première est une intuition
inconsciente qu’engendrent certaines causes indépendantes de notre
volonté, la seconde représente une acquisition consciente édifiée par
des méthodes exclusivement rationnelles, telles que l’expérience et
l’observation.

Ce fut seulement à une époque avancée de son histoire, que l’humanité
plongée dans le monde de la croyance découvrit celui de la connaissance.
En y pénétrant, on reconnut que tous les phénomènes attribués jadis aux
volontés d’êtres supérieurs se déroulaient sous l’influence de lois
inflexibles.

Par le fait seul que l’homme abordait le cycle de la connaissance,
toutes ses conceptions de l’univers furent changées.

Mais dans cette sphère nouvelle il n’a pas encore été possible de
pénétrer bien loin. La science constate chaque jour que ses découvertes
restent imprégnées d’inconnu. Les réalités les plus précises recouvrent
des mystères. Un mystère, c’est l’âme ignorée des choses.

De telles ténèbres la science est encore pleine et, derrière les
horizons atteints par elle, d’autres apparaissent, perdus dans un infini
qui semble reculer toujours.

Ce grand domaine, qu’aucune philosophie n’a pu éclairer encore, est le
royaume des rêves. Ils sont chargés d’espérances que nul raisonnement ne
saurait détruire. Croyances religieuses, croyances politiques, croyances
de tout ordre y trouvent une puissance illimitée. Les fantômes redoutés
qui l’habitent sont créés par la foi.

Savoir et croire resteront toujours choses distinctes. Alors que
l’acquisition de la moindre vérité scientifique exige un énorme labeur,
la possession d’une certitude n’ayant que la foi pour soutien n’en
demande aucun. Tous les hommes possèdent des croyances, très peu
s’élèvent jusqu’à la connaissance.

Le monde de la croyance possède sa logique et ses lois. Le savant a
toujours vainement tenté d’y pénétrer avec ses méthodes. On verra dans
cet ouvrage pourquoi il perd tout esprit critique en pénétrant dans le
cycle de la croyance et n’y rencontre que les plus décevantes illusions.


§ 3.--Rôles respectifs de la croyance et de la connaissance.

La connaissance constitue un élément essentiel de la civilisation, le
grand facteur de ses progrès matériels. La croyance oriente les pensées,
les opinions et par conséquent la conduite.

Jadis supposées d’origine divine, les croyances étaient acceptées sans
discussion. Nous les savons aujourd’hui issues de nous-mêmes et
cependant elles s’imposent encore. Le raisonnement a généralement aussi
peu de prise sur elles que sur la faim ou la soif. Élaborée dans les
régions subconscientes que l’intelligence ne saurait atteindre, une
croyance se subit et ne se discute pas.

Cette origine inconsciente et par suite involontaire des croyances les
rend très fortes. Religieuses, politiques ou sociales, elles ont
toujours joué un rôle prépondérant dans l’histoire.

Devenues générales, elles constituent des pôles attractifs autour
desquels gravite l’existence des peuples et impriment alors leur marque
sur tous les éléments d’une civilisation. On qualifie clairement cette
dernière en lui donnant le nom de la foi qui l’a inspirée. Civilisation
bouddhique, civilisation musulmane, civilisation chrétienne, sont des
appellations très justes.

C’est qu’en devenant centre d’attraction, la croyance devient aussi
centre de déformation. Les éléments divers de la vie sociale:
philosophie, arts, littérature, se modifient pour s’y adapter.

Les seules vraies révolutions sont celles qui renouvellent les croyances
fondamentales d’un peuple. Elles ont toujours été fort rares. Seul,
ordinairement, le nom des convictions se transforme. La foi change
d’objet, mais ne meurt jamais.

Elle ne pourrait mourir, car le besoin de croire constitue un élément
psychologique aussi irréductible que le plaisir ou la douleur. L’âme
humaine a horreur du doute et de l’incertitude. L’homme traverse parfois
des phases de scepticisme, mais n’y séjourne jamais. Il a besoin d’être
guidé par un _credo_ religieux, politique ou moral qui le domine et lui
évite l’effort de penser. Les dogmes détruits sont toujours remplacés.
Sur ces nécessités indestructibles, la raison est sans prise.

L’âge moderne contient autant de foi que les siècles qui l’ont précédé.
Dans les temples nouveaux, se prêchent des dogmes aussi despotiques que
ceux du passé et comptant d’aussi nombreux fidèles. Les vieux _credo_
religieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacés par des
_credo_ socialistes ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu
rationnels, mais qui ne dominent pas moins les âmes. L’église est
remplacée souvent par le cabaret, mais les sermons des meneurs mystiques
qui s’y font entendre sont l’objet de la même foi.

Et si la mentalité des fidèles n’a pas beaucoup évolué depuis l’époque
lointaine où, sur les rives du Nil, Isis et Hathor attiraient dans leurs
temples des milliers de fervents pèlerins, c’est qu’au cours des âges
les sentiments, vrais fondements de l’âme, gardent leur fixité.
L’intelligence progresse, les sentiments ne changent pas.

Sans doute la foi en un dogme quelconque n’est généralement qu’une
illusion. Il ne faut pas la dédaigner pourtant. Grâce à sa magique
puissance, l’irréel devient plus fort que le réel. Une croyance acceptée
donne à un peuple une communauté de pensée génératrice de son unité et
de sa force.

Le domaine de la connaissance étant très différent de celui de la
croyance, les opposer l’un à l’autre est une tâche vaine, bien que
journellement tentée.

Dégagée de plus en plus de la croyance, la science en demeure cependant
très imprégnée encore. Elle lui est soumise dans tous les sujets mal
connus, les mystères de la vie ou de l’origine des espèces par exemple.
Les théories qu’on y accepte sont de simples articles de foi, n’ayant
pour eux que l’autorité des maîtres qui les formulèrent.

                   *       *       *       *       *

Les lois régissant la psychologie de la croyance ne s’appliquent pas
seulement aux grandes convictions fondamentales laissant une marque
indélébile sur la trame de l’histoire. Elles sont applicables aussi à la
plupart de nos opinions journalières sur les êtres et les choses qui
nous entourent.

L’observation montre facilement que la majorité de ces opinions n’ont
pas pour soutiens des éléments rationnels, mais des éléments affectifs
ou mystiques, généralement d’origine inconsciente. Si on les voit
discutées avec tant d’ardeur, c’est précisément parce qu’elles sont du
domaine de la croyance et formées de la même façon. Les opinions
représentent généralement de petites croyances plus ou moins
transitoires.

Ce serait donc une erreur de croire qu’on sort du champ de la croyance
en renonçant à des convictions ancestrales. Nous aurons occasion de
montrer que le plus souvent on s’y est enlizé davantage.

Les questions soulevées par la genèse des opinions étant du même ordre
que celles relatives à la croyance doivent être étudiées de la même
façon. Souvent distinctes dans leurs effets, croyances et opinions
appartiennent cependant à la même famille, alors que la connaissance
fait partie d’un monde complètement différent.

                   *       *       *       *       *

On voit la grandeur et la difficulté des problèmes abordés dans cet
ouvrage. J’y ai rêvé bien des années sous des cieux divers. Tantôt en
contemplant ces milliers de statues élevées depuis 80 siècles à la
gloire de tous les dieux qui incarnèrent nos rêves. Tantôt perdu parmi
les piliers gigantesques des temples aux architectures étranges,
reflétés dans les eaux majestueuses du Nil ou édifiés sur les rives
tourmentées du Gange. Comment admirer ces merveilles sans songer aux
forces secrètes qui les firent surgir d’un néant d’où aucune pensée
rationnelle n’aurait pu les faire éclore?

Les hasards de la vie m’ayant conduit à explorer des branches assez
variées de la science pure, de la psychologie et de l’histoire, j’ai pu
étudier les méthodes scientifiques qui engendrent la connaissance et les
facteurs psychologiques générateurs des croyances. La connaissance et la
croyance, c’est toute notre civilisation et toute notre histoire.




CHAPITRE II

LES MÉTHODES D’ÉTUDE DE LA PSYCHOLOGIE.


Pour se constituer, la psychologie recourut successivement à plusieurs
méthodes. Nous n’aurons pas à les utiliser dans l’étude des opinions et
des croyances. Leur simple résumé montrera qu’elles ne pouvaient fournir
que bien peu d’éléments d’information à nos recherches.


Méthode d’introspection.--La plus ancienne méthode psychologique, la
seule pratiquée pendant longtemps, fut celle dite de l’introspection.
Enfermé dans son cabinet d’études et ignorant volontairement le monde
extérieur, le penseur réfléchissait sur lui-même et avec les résultats
de ses méditations fabriquait de gros livres. Ils ne trouvent plus de
lecteurs aujourd’hui.

Le dernier siècle vit naître des méthodes plus scientifiques sans doute,
mais non pas plus fécondes. En voici l’énumération.


Méthode psychophysique.--A ses débuts, cette méthode qui introduisait
des mesures physiques en psychologie semblait posséder un grand avenir,
mais on découvrit rapidement combien son champ était limité. Ces mesures
ne portaient que sur des phénomènes élémentaires: vitesse de l’agent
nerveux, temps nécessaire pour les mouvements réflexes, relation
logarithmique entre l’excitation et la sensation, etc. Il s’agissait, en
réalité, d’opérations physiologiques dont la psychologie ne put tirer
qu’un très faible parti.


Méthode des localisations cérébrales.--Elle consistait à chercher
l’altération des fonctions psychologiques correspondantes à certaines
lésions nerveuses artificiellement provoquées. On crut pouvoir établir
ainsi une foule de localisations. Elles sont presque entièrement
abandonnées aujourd’hui, même celles qui parurent d’abord les mieux
établies, telles que les centres du langage et de l’écriture.


Méthode des tests et des questionnaires.--Cette méthode obtint longtemps
un grand succès et les laboratoires, dits de psychologie, sont encore
remplis des instruments destinés à mesurer toutes les opérations
supposées être en relation avec l’intelligence. On édita même quantité
de questionnaires auxquels voulurent bien se soumettre quelques hommes
illustres. Celui publié sur Henri Poincaré, par un des derniers adeptes
de cette méthode, suffirait à montrer quel minime appoint la psychologie
en peut tirer. Elle est actuellement complètement délaissée.


Méthode basée sur l’étude des altérations pathologiques de
l’intelligence.--Cette méthode, la dernière, est certainement celle qui
a fourni le plus de documents sur l’activité psychologique inconsciente,
le mysticisme, l’imitation, les désagrégations de la personnalité, etc.
Quoique très restreinte, elle a été féconde.

Bien que nouvelle dans son application, la psychologie pathologique ne
demeura pas ignorée des grands dramaturges comme Shakespeare. Leur
puissant génie d’observation les amenèrent à découvrir des phénomènes
que la science ne devait préciser que plus tard. Lady Macbeth est une
hallucinée, Othello un hystéro-épileptique, Hamlet un alcoolique hanté
par des phobies, le roi Lear un maniaque mélancolique, victime de folie
intermittente. Il faut reconnaître d’ailleurs que si tous ces illustres
personnages avaient été des sujets normaux au lieu de posséder une
psychologie altérée et instable, la littérature et l’art n’auraient pas
eu à s’occuper d’eux.


Méthode basée sur la psychologie comparée.--Très récente encore, cette
méthode s’est bornée jusqu’ici à l’étude des instincts et de certaines
réactions élémentaires qualifiées de tropismes. Elle paraît cependant
devoir constituer une des méthodes de l’avenir.

Pour comprendre les phénomènes psychiques des êtres supérieurs, il faut
étudier d’abord ceux des créatures les plus inférieures. Cette évidence
n’apparaît pourtant pas encore aux psychologues qui prétendent établir
une distinction irréductible entre la raison de l’homme et celle des
êtres placés au-dessous de lui. La nature ne connaît pas de telles
discontinuités et nous avons dépassé l’époque où Descartes considérait
les animaux comme de purs automates.

Cette étude est d’ailleurs hérissée de difficultés. On constate chaque
jour davantage que les sens des animaux et, par suite, leurs sensations,
diffèrent des nôtres. Les éléments qu’ils associent, la façon dont ils
les associent, doivent aussi sans doute être distincts.

La psychologie des animaux, même supérieurs, est encore à ses débuts.
Pour les comprendre, il faut les regarder de très près, et c’est une
peine qu’on ne prend guère.

Nous apprendrions vite à les deviner, cependant, par un examen attentif.
J’ai jadis consacré plusieurs années à leur observation. Les résultats
en ont été exposés dans un mémoire sur la psychologie du cheval, publié
dans la _Revue philosophique_. J’en déduisis des règles nouvelles pour
son dressage. Ces recherches me furent très utiles pour la rédaction de
mon livre sur la Psychologie de l’éducation.


Méthode adoptée dans cet ouvrage pour l’étude des opinions et des
croyances.--L’énumération précédente permet de pressentir qu’aucune des
méthodes psychologiques classiques, ni les enquêtes, ni la
psychophysique, ni les localisations, ni la psychopathologie même ne
peuvent rien apprendre de la genèse et de l’évolution des opinions et
des croyances. Nous devions donc recourir à d’autres méthodes.

Après avoir étudié le terrain réceptif des croyances: intelligence,
sentiments, subconscience, etc., nous avons analysé les diverses
croyances religieuses, politiques, morales, etc., et examiné le rôle de
chacun de leurs facteurs déterminants. L’histoire pour le passé, les
faits de chaque jour pour le présent, fournissent les éléments de cette
étude.

Mais la généralité des grandes croyances appartiennent au passé. Le
point le plus frappant de leur histoire, est l’absurdité évidente des
dogmes au point de vue de la raison pure. Nous expliquerons leur
adoption en montrant que dans le champ de la croyance, l’homme le plus
éclairé, le savant le mieux familiarisé avec les méthodes rigoureuses de
laboratoire, perd tout esprit critique et admet sans difficulté des
miracles merveilleux. L’étude des phénomènes occultistes fournira sur ce
point des démonstrations catégoriques. Nous verrons des physiciens
illustres prétendre avoir dédoublé des êtres vivants et vécu avec des
fantômes matérialisés, un professeur de physiologie célèbre évoquer les
morts et s’entretenir avec eux, un autre, non moins éminent, assurer
avoir vu un guerrier casqué sortir du corps d’une jeune fille avec des
organes complets, comme le prouvait l’état de sa circulation et l’examen
des produits de sa respiration.

Tous ces phénomènes et d’autres de même ordre nous prouveront que la
raison est impuissante contre les croyances les plus erronées.

Mais pourquoi l’esprit qui pénètre dans le champ de la croyance y
manifeste-t-il, quelle que soit sa culture, une crédulité illimitée?

Pour le découvrir, nous avons été conduits à élargir le problème et à
rechercher l’origine des actes des divers êtres vivants, de l’animal le
plus inférieur à l’homme.

Il nous est alors apparu clairement que les explications classiques
n’étaient si insuffisantes ou si nulles que par l’obstination des
auteurs à vouloir appliquer les méthodes de la logique rationnelle à des
phénomènes qu’elle ne régit pas. Dans les opérations complexes de la
vie, comme dans les réflexes inconscients, vraie source de notre
activité, apparaissent des enchaînements particuliers indépendants de la
raison et que ne sauraient définir des termes aussi imprécis que celui
d’instinct.

Continuant à creuser ces questions, nous avons été amenés à reconnaître
diverses formes de logiques, inférieures ou supérieures, suivant les
cas, à la logique rationnelle, mais toujours différentes d’elle.

Et c’est ainsi qu’à la logique rationnelle, connue de tout temps, à la
logique affective, étudiée depuis quelques années, nous avons ajouté
plusieurs formes nouvelles de logiques qui peuvent se superposer ou
entrer en conflit et donner à notre mentalité des impulsions
différentes. Celle régissant le domaine de la connaissance n’a aucun
rapport avec celle qui engendre les croyances. C’est pourquoi le savant
le plus éclairé pourra manifester des opinions contradictoires,
rationnelles ou irrationnelles, suivant qu’il sera dans le cycle de la
connaissance ou dans celui de la croyance.

Ce n’est pas à la psychologie classique qu’il était possible de demander
des explications sur toutes ces questions. Les plus éminents
psychologues modernes, William James notamment, en sont réduits à
constater: «la fragilité d’une science qui suinte la critique
métaphysique à toutes ses articulations»... «Nous en sommes encore,
écrit-il, à attendre la première lueur qui doit pénétrer l’obscurité des
réalités psychologiques fondamentales». Sans admettre tout à fait avec
l’illustre penseur que les livres de psychologie contiennent uniquement:
«une enfilade de faits grossièrement observés, quelques discussions
querelleuses et bavardes de théories», il faut bien reconnaître après
lui que la psychologie classique ne renferme pas: «une seule loi, une
seule formule dont nous puissions déduire une conséquence, comme on
déduit un effet de sa cause».

C’est donc sur un terrain très encombré en apparence, très vierge en
réalité, que nous allons tenter de construire une théorie de la
formation et de l’évolution des opinions et des croyances.




LIVRE II

LE TERRAIN PSYCHOLOGIQUE DES OPINIONS ET DES CROYANCES




CHAPITRE I

LES GRANDS RESSORTS DE L’ACTIVITÉ DES ÊTRES. LE PLAISIR ET LA DOULEUR.


§ 1.--Rôles du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur sont le langage de la vie organique et
affective, l’expression d’équilibres satisfaits ou troublés de
l’organisme. Ils représentent les moyens employés par la nature pour
obliger les êtres à certains actes sans lesquels le maintien de
l’existence serait impossible.

Plaisir et douleur sont donc les indices d’un état affectif antérieur.
Ce sont des effets, comme les symptômes pathologiques sont les
conséquences d’une maladie.

La faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur constitue la
sensibilité. La vie affective et psychique des êtres dépend tout entière
de cette sensibilité.

Le langage des organes, traduit par le plaisir et la douleur, est plus
ou moins impérieux, suivant les nécessités à satisfaire. Il en existe,
comme la faim, qui n’attendent pas.

La faim est la douleur la plus redoutée; l’amour, le plaisir le plus
recherché, et l’on peut répéter, avec le grand poète Schiller, que la
machine du monde se soutient par la faim et l’amour.

Les autres variétés du plaisir et de la douleur sont des mobiles, moins
puissants parce que moins intenses. C’est bien à tort que Schopenhauer
soutenait: «qu’on peut ramener à trois tous les principes qui font agir
l’homme, l’égoïsme, la méchanceté et la pitié».

Dans ces dernières années, quelques philosophes, William James
notamment, ont contesté le rôle du plaisir et de la douleur comme
mobiles de notre activité. «Ils n’interviennent aucunement, par exemple,
dit ce dernier, dans les manifestations de nos émotions. Qui fronce le
sourcil pour le plaisir de froncer le sourcil? On ne respire pas pour le
plaisir.»

Cette argumentation n’est pas heureuse. Certes, on ne respire pas pour
le plaisir, mais la douleur qu’entraînerait la cessation de respirer
oblige rigoureusement à cette fonction. On ne fronce pas les sourcils
par plaisir, mais par suite d’un mécontentement qui constitue déjà une
forme de la douleur.


§ 2.--Caractères discontinus du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur ne connaissent pas la durée. Leur nature est de
s’user rapidement, et par conséquent de n’exister qu’à la condition
d’être intermittents. Un plaisir prolongé cesse vite d’être un plaisir
et une douleur continue s’atténue vite. Sa diminution peut même, par
comparaison, devenir un plaisir.

Le plaisir n’est donc plaisir qu’à condition d’être discontinu. Le seul
plaisir un peu durable est le plaisir non réalisé, ou désir.

Le plaisir n’est guère connaissable que par sa comparaison avec la
douleur. Parler de plaisir éternel est un non-sens, comme l’avait
justement observé Platon. Les dieux ignorant la douleur ne peuvent pas,
suivant lui, éprouver de plaisir.

La discontinuité du plaisir et de la douleur représente la conséquence
de cette loi physiologique que le changement est la condition de la
sensation. Nous ne percevons pas des états continus, mais des
différences entre des états simultanés ou successifs. Le tic tac de la
plus bruyante horloge finit à la longue par ne plus être entendu et le
meunier ne sera pas réveillé par le bruit des roues de son moulin, mais
par leur arrêt.

C’est en raison de cette discontinuité nécessaire que le plaisir
prolongé n’est bientôt plus du plaisir, mais quelque chose de neutre ne
pouvant redevenir vivace qu’après avoir été perdu. Le bonheur
paradisiaque rêvé par les croyants serait bientôt sans attrait pour eux,
à moins de passer alternativement du paradis à l’enfer.

Le plaisir est toujours relatif et lié aux circonstances. La douleur
d’aujourd’hui devient le plaisir de demain et inversement. Douleur, pour
un homme ayant abondamment dîné, d’être condamné à manger des croûtes de
pain desséché; plaisir, pour le même individu abandonné plusieurs jours
sans aliments dans une île déserte.

La sagesse populaire dit avec raison que chacun prend son plaisir où il
le trouve. Le plaisir de l’ouvrier buvant et vociférant au cabaret
diffère sensiblement de celui de l’artiste, du savant, de l’inventeur,
du poète composant leurs œuvres. Le plaisir de Newton découvrant les
lois de la gravitation, fut sans doute plus vif que s’il avait hérité
des nombreuses femmes du roi Salomon.

L’importance du rôle de la sensibilité au plaisir et à la douleur
apparaît nettement si l’on essaie d’imaginer ce que pourrait être
l’existence d’un de ces purs esprits, tels que les sectateurs de
plusieurs religions les supposent.

Dépourvus de sens et, par conséquent, de sensations et de sentiments,
ils resteraient indifférents au plaisir et à la douleur et ne
connaîtraient aucun de nos mobiles d’action. Les plus angoissantes
souffrances d’individus jadis chéris par eux, ne sauraient les émouvoir.
Ils n’éprouveraient donc nul besoin de communiquer avec eux. L’existence
de tels êtres, on ne la conçoit même pas.


§ 3.--Le désir comme conséquence du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur engendrent le désir. Désir d’atteindre le
plaisir et d’éviter la douleur.

Le désir est le principal mobile de notre volonté et, par suite, de nos
actes. Du polype à l’homme, tous les êtres sont mus par le désir.

Il inspire la volonté, qui ne peut exister sans lui, et dépend de son
intensité. Le désir faible engendre naturellement une volonté faible.

Il ne faut pas cependant confondre volonté et désir, comme le firent
plusieurs philosophes, tels que Condillac et Schopenhauer. Tout ce qui
est voulu est évidemment désiré, mais on désire bien des choses qu’on
sait ne pouvoir vouloir.

La volonté implique délibération, détermination et exécution, états de
conscience qui ne s’observent pas dans le désir.

Le désir établit l’échelle de nos valeurs, variable d’ailleurs, avec le
temps et les races. L’idéal de chaque peuple est la formule de son
désir.

Un désir qui envahit tout l’entendement transforme notre conception des
choses, nos opinions et nos croyances. Spinoza l’a dit justement: nous
jugeons une chose bonne, non par jugement, mais parce que nous la
désirons.

La valeur des choses n’existant pas en elle-même, est déterminée par le
seul désir et proportionnellement à l’intensité de ce désir.
L’estimation variable des objets d’art en fournit la preuve journalière.

Père de tout effort, maître, souverain des hommes, générateur des dieux,
créateur de tout idéal, le désir ne figure pourtant pas aux Panthéons
antiques. Seul, le grand réformateur Bouddha comprit que le désir est le
vrai dominateur des choses, le ressort de l’activité des êtres. Pour
délivrer l’humanité de ses misères et la conduire au perpétuel repos, il
tenta de supprimer ce grand mobile de nos actions. Sa loi soumit des
millions d’hommes, mais ne triompha pas du désir.

C’est, en effet, que l’homme ne saurait vivre sans lui. Le monde des
idées pures de Platon pourrait posséder la beauté sereine qu’il rêvait,
contenir les modèles éternels des choses: n’étant pas vivifié par le
souffle du désir, il ne nous intéresserait pas.


§ 4.--Le plaisir en perspective. L’espérance.

L’espérance est fille du désir, mais n’est pas le désir. Elle constitue
une aptitude mentale qui nous fait croire à la réalisation d’un désir.
On peut désirer une chose sans l’espérer. Tout le monde désire la
fortune, très peu l’espèrent. Les savants désirent découvrir la cause
première des phénomènes, ils n’ont aucun espoir d’y arriver.

Le désir se rapproche quelquefois de l’espérance au point de se
confondre avec elle. A la roulette, je désire et j’espère gagner.

L’espérance est une forme de plaisir en expectative qui, dans sa phase
actuelle d’attente, constitue une satisfaction souvent plus grande que
celle produite par sa réalisation.

La raison en est évidente. Le plaisir réalisé est limité en quantité et
en durée, alors que rien ne borne la grandeur du rêve créé par
l’espérance. La puissance et le charme de l’espérance est de contenir
toutes les possibilités de plaisir.

Elle constitue une sorte de baguette magique transformant toute chose.
Les réformateurs ne firent jamais que substituer une espérance à une
autre.


§ 5.--Le régulateur du plaisir et de la douleur. L’habitude.

L’habitude est le grand régulateur de la sensibilité, elle engendre la
continuité de nos actes, émousse le plaisir et la douleur et nous
familiarise avec les fatigues et les plus durs efforts. Le mineur
s’habitue si bien à sa pénible existence, qu’il la regrette quand l’âge
de la retraite le condamne à vivre au soleil.

L’habitude, régulateur de la vie individuelle, est aussi le vrai soutien
de la vie sociale. On peut la comparer à l’inertie qui s’oppose, en
mécanique, aux variations de mouvement. Le difficile pour un peuple est
d’abord de se créer des habitudes sociales, puis de ne pas trop s’y
attarder. Quand le joug des habitudes s’est appesanti longtemps sur lui,
il n’en peut plus sortir que par des révolutions violentes. Le repos
dans l’adaptation que constitue l’habitude ne doit pas se prolonger.
Peuples vieillis, civilisations avancées, individus âgés tendent à trop
subir le joug de la coutume, c’est-à-dire de l’habitude.

Inutile de disserter longuement sur son rôle. Il a frappé tous les
philosophes et est devenu un dogme de la sagesse populaire.

  «Qu’est-ce que nos principes naturels, dit Pascal, sinon nos principes
  accoutumés? Et dans les enfants; ceux qu’ils ont reçus de la coutume
  de leurs pères... une différente coutume donnera d’autres principes
  naturels.

  La coutume est une seconde nature qui détruit la première.

  La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues; elle
  incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense... C’est
  elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les turcs, les
  païens, les métiers, les soldats, etc. Enfin, il faut avoir recours à
  elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité.

  ... Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de
  l’habitude, qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait
  croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance,
  en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que
  par la force de la conviction... ce n’est pas assez.»

L’existence d’un individu ou d’un peuple serait instantanément paralysée
si, par un pouvoir surnaturel, il était soustrait à l’influence de
l’habitude. C’est elle qui nous dicte chaque jour ce que nous devons
dire, faire et penser.


§ 6.--Le plaisir et la douleur considérés comme les certitudes
psychologiques fondamentales.

Les philosophes ont tenté d’ébranler toutes nos certitudes et de montrer
que nous ne connaissions du monde que des apparences.

Mais nous posséderons toujours deux grandes certitudes, que rien ne
saurait détruire: le plaisir et la douleur. Toute notre activité dérive
d’elles. Les récompenses sociales, les paradis et les enfers créés par
les codes religieux ou civils se basent sur l’action de ces certitudes
dont la réalité évidente ne peut être contestée.

Dès que se manifeste la vie, apparaissent le plaisir et la douleur. Ce
n’est pas la pensée, mais la sensibilité qui nous révèle notre moi. En
disant: «Je sens, donc je suis», au lieu de: «Je pense, donc je suis,»
Descartes eût été plus près de la vérité. Sa formule, ainsi modifiée,
s’applique à tous les êtres et non plus seulement à une fraction de
l’humanité.

De ces deux certitudes on pourrait tirer toute une philosophie pratique
de la vie. Elles fournissent une réponse sûre à l’éternelle question si
répétée depuis l’_Ecclésiaste_: pourquoi tant de travail et tant
d’efforts, puisque la mort nous attend, et que notre planète se
refroidira un jour?

Pourquoi? Parce que le présent ignore l’avenir et que dans le présent la
Nature nous condamne à rechercher le plaisir et fuir la douleur.

L’ouvrier courbé sur son labeur, la sœur de charité qu’aucune plaie ne
révolte, le missionnaire torturé par les sauvages, le savant poursuivant
la solution d’un problème, l’obscur microbe s’agitant au fond d’une
goutte d’eau, tous obéissent aux mêmes stimulants d’activité: l’attrait
du plaisir, la crainte de la douleur.

Aucune activité n’a d’autre mobile. On ne saurait même en imaginer de
différents. Seuls les noms peuvent varier. Plaisirs esthétiques,
guerriers, religieux, sexuels, etc., sont des formes diverses du même
ressort physiologique. L’activité des êtres s’évanouirait si
disparaissaient les deux certitudes qui sont leurs grands mobiles: le
plaisir et la douleur.




CHAPITRE II

LES VARIATIONS DE LA SENSIBILITÉ COMME ÉLÉMENTS DE LA VIE INDIVIDUELLE
ET SOCIALE.


§ 1.--Limites des variations de la sensibilité au plaisir et à la
douleur.

L’introduction du quantitatif dans l’étude des phénomènes physiques est
la première étape de leurs progrès. Tant que nous n’avions pas de
thermomètre pour mesurer la température, il fallait se contenter
d’appréciations individuelles variables d’un sujet à l’autre.

Les progrès réalisés dans le domaine du rationnel ne l’ont pas encore
été dans celui de l’affectif. Nous ignorons le thermomètre capable de
mesurer exactement les variations de la sensibilité ou la grandeur d’un
sentiment.

Il semble pourtant, malgré les apparences, que notre sensibilité au
plaisir et à la douleur ne puisse osciller que dans d’assez étroites
limites. Cette assertion n’est pas d’ailleurs une simple hypothèse
dénuée de preuves.

Elle a pour soutiens, outre des observations psychologiques faiblement
contestables, les expériences des physiologistes. Ces dernières ont
montré que les sensations ne peuvent grandir indéfiniment, et possèdent
une limite supérieure au-dessus de laquelle l’augmentation d’une
excitation reste sans effet. Il y a aussi une limite inférieure
au-dessous de laquelle l’excitation n’est plus produite.

Dans le champ où les excitations sont perceptibles, la sensation ne
croît pas proportionnellement à l’intensité de l’excitation qui la
provoque. Pour que la sensation augmente en progression arithmétique, il
faut que l’excitation croisse en proportion géométrique.

D’après Fechner, la sensation grandit suivant le logarithme de
l’excitation. Ainsi, pour doubler la sensation produite par une
excitation, celle d’un instrument de musique, par exemple, il faudrait
décupler le nombre des instruments; pour la tripler, on devrait
centupler ce nombre.

Soit un orchestre de dix exécutants jouant du même instrument. Pour
doubler l’intensité sonore, il faudra élever à cent (chiffre dont le
logarithme est 2) le nombre des instruments. Pour tripler la même
sensation, il faudrait le porter à mille (dont le logarithme est 3).

Appliquées au plaisir et à la douleur, ces notions montrent que
l’excitation doit être considérablement augmentée pour accroître un peu
l’effet produit.

Les chiffres précédents ne sauraient évidemment avoir rien d’absolu et
ils n’indiquent que le sens général du phénomène. Dans un sentiment
entrent des éléments beaucoup plus complexes que dans une sensation.
Notre seul but a été de montrer combien est limitée l’étendue des
oscillations possibles de notre sensibilité au plaisir et à la douleur.

Et comment pourrait-il en être autrement? Les organismes subissent avec
lenteur toutes les adaptations, mais sont incapables de supporter de
brusques variations. Aussi possèdent-ils des agents régulateurs destinés
à éviter ces variations. A l’état normal, la température du corps ne
varie que de quelques dixièmes de degré, si intense que soit le froid ou
la chaleur extérieure. Des oscillations atteignant 2 ou 3 degrés ne
s’observent que dans des maladies graves et ne se maintiennent jamais
longtemps sans entraîner la mort. Chaque organisme possède un niveau
d’équilibre dont il ne peut guère s’écarter.

Il est aussi une autre loi, celle de la non-accumulation des sensations,
qui joue, dans notre vie sensitive, un rôle considérable, bien que
souvent oublié.

On sait que certains corps, telle une plaque photographique, jouissent
de la propriété d’accumuler les petites impressions successives qui les
frappent. Des impressions faibles, mais suffisamment répétées,
produisent sur eux, à la longue, le même résultat qu’une impression
forte, mais courte. La plaque photographique peut, avec une pose
suffisante, reproduire des étoiles à jamais invisibles pour l’œil,
précisément parce que la rétine ne possède pas la propriété d’accumuler
les petites impressions.

Ce qui est vrai pour l’œil l’est également pour les formes diverses de
notre sensibilité. D’une façon générale, mais comportant cependant des
exceptions, elle ne peut accumuler les impressions. Ces dernières,
disséminées dans le temps, ne s’additionnent pas.

Supposons, pour fixer les idées, qu’un accident de chemin de fer fasse
périr trois cents personnes. Notre sensibilité sera très vivement
affectée. Les colonnes des journaux abonderont en détails terrifiants.
Les souverains échangeront des télégrammes de condoléances.

Imaginons au contraire la mort de ces trois cents personnes produite par
une série de petits accidents répartis dans l’espace d’une année. Notre
sensibilité n’ayant pas accumulé les émotions légères produites par
chaque accident, l’effet final sera à peu près nul.

Il est heureux qu’il en soit ainsi. Si l’organisme se trouvait construit
de façon à accumuler les petites douleurs, la vie deviendrait vite
insupportable.


§ 2.--Les oscillations de la sensibilité individuelle et leur rôle dans
la vie sociale.

Nous venons de voir que les variations possibles de la sensibilité n’ont
ni grande étendue, ni longue durée. Mais l’observation journalière
montre que, dans ces limites restreintes, elle oscille perpétuellement.
Santé, maladie, milieu, événements, etc., la modifient sans cesse. Elle
peut être comparée au lac dont un vent léger ride la surface, sans
soulever des vagues bien hautes.

Ces variations constantes expliquent pourquoi nos goûts, nos idées et
nos opinions changent fréquemment. Elles s’exagèrent encore lorsque les
coutumes et croyances ancestrales qui limitent les oscillations de la
sensibilité tendent à s’évanouir. L’instabilité devient alors la règle.

Certains facteurs des opinions peuvent également limiter les
oscillations de la sensibilité. Telle la contagion mentale, créatrice de
modes capables de stabiliser un peu notre mobilité. Les sensibilités
collectives, momentanément fixées, se traduisent alors en œuvres
diverses qui sont le miroir d’une époque.

Très affinée par certaines excitations répétées, la sensibilité finit
par s’intellectualiser un peu. L’esprit complète ce que devait autrefois
préciser une accumulation de détails. Comparez, par exemple, les lourds
dessins de Daumier à ces sobres esquisses modernes, où n’a été gardé que
le trait saillant des personnages, laissant à l’œil le soin de les
compléter. De même, en littérature, les longues descriptions de paysages
sont remplacées aujourd’hui par quelques lignes brèves, mais
évocatrices.

En s’affinant, la sensibilité s’émousse aussi. La musique simple de
Lulli, qui charmait nos pères, nous ennuie. La plupart des opéras, d’il
y a seulement cinquante ans, paraissent démodés. L’harmonie a de plus en
plus dominé la mélodie, et il faut maintenant, pour exciter des
sensibilités fatiguées, certaines dissonances que les anciens
compositeurs auraient considérées comme des fautes.

Les œuvres d’une époque, artistiques et littéraires surtout, permettent
seules de connaître la sensibilité de cette époque et ses variations.

C’est précisément parce qu’elles sont la véritable expression de la
sensibilité d’une époque, que les œuvres d’art sont datées facilement.
Pour la même raison elles sont beaucoup plus instructives que de
méthodiques livres d’histoire. L’historien juge le passé avec sa
sensibilité moderne. Son interprétation, forcément fausse, nous apprend
peu. Le moindre conte, roman, tableau, monument de l’époque considérée
est d’un enseignement autrement exact et intéressant.

Les sensibilités ne se transposent ni dans l’espace, ni dans le temps.
Une œuvre architecturale formée d’un mélange d’éléments d’époques
éloignées ou provenant de races différentes nous choquera
nécessairement, parce qu’issue de sensibilités dissemblables de la
nôtre.

Si, par suite de l’évolution de notre espèce, notre sensibilité se
transformait, toutes les œuvres du passé, les plus admirées aujourd’hui:
le Parthénon, les cathédrales gothiques, les grands poèmes, les
peintures célèbres seraient regardées comme des productions indignes de
fixer l’attention.

Ce n’est pas une vaine hypothèse. De Louis XIII au commencement du
dernier siècle, le gothique ne fut-il pas considéré comme un art
barbare, objet des malédictions des écrivains et des artistes, J.-J.
Rousseau notamment?

Une longue évolution ne serait même pas nécessaire pour amener les
peuples à dédaigner ce qu’ils admirent aujourd’hui. Il suffirait que
l’éducation persistât dans sa tendance actuelle spécialiste et technique
et que continuât l’ascension rapide au pouvoir des multitudes. Toutes
les formes de l’art ne représentent pour elles qu’un méprisable luxe. La
Commune, expression assez fidèle de l’âme populaire, n’hésita pas à
incendier les plus beaux monuments de Paris, tels que l’Hôtel de Ville
et les Tuileries. Uniquement par hasard le Louvre, avec ses collections,
échappèrent à ce vandalisme.

Quoi qu’il en soit de leur avenir, les œuvres du passé subsistent encore
et, seules, nous font connaître sa véritable histoire.

Sans ces éléments d’information, fournis par la littérature et l’art, la
sensibilité d’une époque resterait aussi inconnue que celle des
habitants de Jupiter. Nous pourrions déterminer seulement son
intellectualité, par l’étude des livres de science. Ces derniers sont en
effet généralement indépendants de la sensibilité de leurs auteurs. Un
roman est toujours daté, un traité de géométrie pure ne l’est pas. La
vieille géométrie d’Euclide, encore enseignée, pourrait être signée par
un mathématicien moderne. Son auteur la rédigea, en effet, avec des
éléments uniquement rationnels et où sa sensibilité n’eut aucune part.
L’intelligence sait mettre en évidence des vérités générales et
éternelles. La sensibilité crée des vérités particulières et
momentanées.


§ 3.--Les variations d’idéal et de croyances créées par les oscillations
de la sensibilité collective.

Quelle que soit la race, ou le temps considéré, le but constant de
l’activité humaine fut toujours la recherche du bonheur: il consiste, en
dernière analyse, je le répète encore, à poursuivre le plaisir et fuir
la douleur.

Sur cette conception fondamentale, les hommes tombèrent constamment
d’accord, les divergences portent seulement sur l’idée qu’on se fait du
bonheur et sur les moyens de le conquérir.

Ses formes sont diverses, mais le terme poursuivi identique. Rêves
d’amour, de richesse, d’ambition ou de foi, sont les puissants facteurs
d’illusions qu’emploie la nature pour nous conduire à ses fins.

Réalisation d’un désir présent ou simple espérance, le bonheur est
toujours un phénomène subjectif. Dès que les contours du rêve sont un
peu arrêtés dans l’esprit, nous le poursuivons avec ardeur.

Changer la conception du bonheur d’un individu ou d’un peuple,
c’est-à-dire son idéal, c’est changer du même coup sa conception de la
vie et, par suite, sa destinée. L’histoire n’est guère que le récit des
efforts accomplis par l’homme pour édifier un idéal, puis le détruire,
dès que, l’ayant atteint, il en découvre la vanité.

L’espoir de bonheur conçu par chaque peuple, et les croyances qui en
sont la formule constituèrent toujours le levier de sa puissance. Son
idéal naît, grandit et meurt avec lui et, quel qu’il soit, dote le
peuple qui l’accepte d’une grande force. Cette force est telle que
l’idéal agit, alors même qu’il promet peu de chose. On comprend le
martyr, pour qui le bûcher représentait la porte du ciel; mais quel
profit un légionnaire romain, un soldat de Napoléon pouvaient-ils
retirer de leurs chevauchées à travers le monde? La mort ou des
blessures. Leur idéal collectif était pourtant assez fort pour voiler
toutes les souffrances. Se sentir les héros de ces grandes épopées était
un idéal de bonheur, un paradis présent divinement enchanteur. Une
nation sans idéal disparaît vite de l’histoire.




CHAPITRE III

LES SPHÈRES DES ACTIVITÉS VITALES ET PSYCHOLOGIQUES.

LA VIE CONSCIENTE ET LA VIE INCONSCIENTE.


§ 1.--Les sphères des activités vitales et psychologiques.

Le but de cet ouvrage étant d’étudier la formation des opinions et des
croyances, il est nécessaire de connaître d’abord le terrain sur lequel
elles peuvent germer. Cette connaissance est d’autant plus utile qu’avec
les progrès de la science actuelle, les explications des anciens livres
de psychologie sont devenues bien illusoires.

Les phénomènes manifestés par les êtres vivants peuvent se ramener à
plusieurs catégories superposées aujourd’hui, mais qui se sont lentement
succédé dans le temps: 1º phénomènes vitaux (nutrition, respiration,
etc.); 2º phénomènes affectifs (sentiments, passions, etc.); 3º
phénomènes intellectuels (réflexion, raisonnement, etc.). Ces derniers
apparurent très tard dans l’histoire de l’humanité.

La vie organique, la vie affective et la vie intellectuelle constituent
ainsi trois sphères d’activités fort distinctes; mais bien que séparées
les unes des autres elles agissent sans cesse les unes sur les autres.
Il est impossible pour cette raison de comprendre les dernières sans
étudier la première. C’est donc très à tort que les psychologues
laissent de côté l’examen des phénomènes vitaux et l’abandonnent aux
physiologistes.

Nous montrerons leur rôle fondamental en étudiant dans une autre partie
de cet ouvrage les phénomènes régis par la logique biologique. Il ne
sera traité dans le présent chapitre que de cette étape primitive de la
vie psychique: l’activité inconsciente de l’esprit. Son importance est
prépondérante, car dans ce terrain se trouvent les racines de nos
opinions et de notre conduite.


§ 2.--La psychologie inconsciente et les sources de l’intuition.

Les sentiments n’entrent dans la conscience qu’après une élaboration
automatique accomplie dans cette très obscure zone de l’inconscient
qualifié aujourd’hui de subconsciente et dont l’exploration est à peine
commencée.

Les états intellectuels conscients étant les seuls facilement
accessibles, la psychologie n’en connut pas d’abord d’autres. Par des
voies indirectes, mais assez sûres, la science moderne a prouvé que les
phénomènes inconscients jouent dans la vie mentale un rôle souvent plus
important que les phénomènes intellectuels. Les premiers sont le
substratum des seconds. On peut comparer la vie intellectuelle à ces
petits îlots, sommets d’immenses montagnes sous-marines invisibles. Les
immenses montagnes représentent l’inconscient.

L’inconscient est en grande partie un résidu ancestral. Sa puissance
tient à ce qu’il représente l’héritage d’une longue série de générations
qui chacune y ajoutèrent quelque chose.

Son rôle, inconnu autrefois, est devenu si prépondérant aujourd’hui que
certains philosophes, W. James et Bergson notamment, y cherchent
l’explication de la plupart des phénomènes psychologiques.

Sous leur influence, a pris naissance un mouvement anti-intellectualiste
très marqué. Les adeptes de la nouvelle école finissent même par oublier
un peu que la logique rationnelle seule permit d’édifier les progrès
scientifiques et industriels, générateurs de nos civilisations.

Les recherches qui sont arrivées à doter le subconscient d’une telle
importance ne dérivent pas de spéculations pures, mais de certaines
expériences, accomplies d’ailleurs dans un autre but que celui de
soutenir des argumentations philosophiques. Je mentionnerai, parmi
elles, les études sur l’hypnotisme, la désagrégation morbide des
personnalités, le somnambulisme, les actes des médiums, etc. Le
mécanisme des effets observés demeure d’ailleurs ignoré. En matière de
psychologie inconsciente, aussi bien du reste que de psychologie
consciente, il faut le plus souvent se borner à de simples
constatations.

L’inconscient nous guide dans l’immense majorité des actes de la vie
journalière. Il est notre maître, mais un maître pouvant devenir
serviteur s’il est convenablement orienté. La pratique d’un métier ou
d’un art s’accomplissent aisément dès que l’inconscient, suffisamment
dressé, les dirige. Une morale sûre, c’est de l’inconscient bien dressé.

L’inconscient représente un vaste magasin d’états affectifs et
intellectuels constituant un capital psychique qui peut s’affaiblir,
mais ne meurt jamais tout entier.

S’il fallait même s’en rapporter à l’observation de certains états
pathologiques, on pourrait dire que les éléments entrés dans le domaine
de l’inconscient s’y maintiennent fort longtemps, sinon toujours. C’est
du moins, de cette façon seulement, que s’expliquent certains phénomènes
constatés chez des médiums ou des malades se mettant à parler des
langues qu’ils n’ont pas apprises, mais entendu parler pendant leur
jeunesse.

L’intuition, origine des inspirations, qui à un niveau exceptionnel
constituent le génie, sort tout entière d’un inconscient préparé par
l’hérédité et une culture convenable. Les inspirations du grand
capitaine remportant des victoires et dominant le destin, celles du
puissant artiste qui nous révèle la splendeur des choses, du savant
illustre qui en pénètre les mystères, apparaissent sous forme
d’éclosions spontanées, mais l’inconscient d’où elles naissent en avait
lentement élaboré la floraison.

Bien qu’ils puissent être provoqués par certaines représentations
mentales d’origine purement intellectuelle, les sentiments se forment
dans le domaine de l’inconscient. Leur lente élaboration peut avoir pour
terminaison des manifestations soudaines, éclatant comme un coup de
foudre, les conversions religieuses ou politiques, par exemple.

Les sentiments élaborés dans l’inconscient n’arrivent pas toujours à la
conscience ou n’y parviennent qu’après diverses excitations, et c’est
pourquoi nous ignorons parfois nos sentiments réels à l’égard des êtres
ou des choses qui nous entourent. Souvent même les sentiments, et par
conséquent les opinions et les croyances qui en résultent, sont tout à
fait différents de ceux que nous supposions. L’amour ou la haine
existent quelquefois dans notre âme, avant d’être soupçonnés. Ils se
révèlent seulement lorsque nous sommes obligés d’agir. L’action, en
effet, constitue le seul critérium indiscutable des sentiments. Agir,
c’est apprendre à se connaître. Les opinions formulées restent de vaines
paroles tant qu’elles n’ont pas l’acte pour sanction.


§ 3.--Les formes de l’inconscient. L’inconscient intellectuel et
l’inconscient affectif.

On peut, je crois, établir trois catégories distinctes dans le monde de
l’activité inconsciente.

Tout d’abord, se trouve l’inconscient organique qui régit tous les
phénomènes de la vie: respiration, circulation, etc. Stabilisé depuis
longtemps par des accumulations héréditaires, il fonctionne avec une
admirable régularité et complètement à notre insu, dirige la vie et nous
fait passer de l’enfance à la vieillesse et à la mort, sans que nous
puissions comprendre son action.

Au-dessus de l’inconscient organique se place l’inconscient affectif. De
formation plus récente, il est un peu moins stable, mais cependant
encore beaucoup. C’est pourquoi, si nous pouvons changer les sujets sur
lesquels s’exercent nos sentiments, notre action sur eux est très
faible.

Au sommet de cette échelle, se trouve l’inconscient intellectuel. Apparu
fort tard dans l’histoire du monde, il ne possède pas de profondes
racines ancestrales. Alors que l’inconscient organique et affectif ont
fini par créer des instincts transmis par l’hérédité, l’inconscient
intellectuel ne se manifeste encore que sous forme de prédispositions et
de tendances, et l’éducation doit le compléter à chaque génération.

L’éducation a beaucoup de prise sur l’inconscient intellectuel
précisément parce qu’il est moins fixé que les autres formes de
l’inconscient. Elle en exerce au contraire très peu sur les sentiments,
éléments fondamentaux de notre caractère, fixés depuis longtemps.

L’inconscient affectif est souvent un maître impérieux, indifférent aux
décisions de la raison. C’est pourquoi tant d’hommes très sages dans
leurs écrits et leurs discours deviennent, dans leur conduite, de
simples automates, disant ce qu’ils ne voudraient pas dire et faisant ce
qu’ils ne voudraient pas faire.

                   *       *       *       *       *

Il résulte des explications précédentes que l’intelligence n’est pas,
ainsi qu’on l’a cru longtemps, le facteur le plus important de la vie
mentale. L’inconscient élabore, et les résultats de cette élaboration
arrivent tout formés à l’intelligence, comme les mots qui se pressent
sur les lèvres de l’orateur.

La grande force de l’inconscient est de marquer d’une précision
particulière tout ce qu’il exécute. Aussi doit-on lui confier le plus de
fonctions possible. L’apprentissage d’un métier ou d’un art n’est
complet que lorsque des exercices répétés ont chargé l’inconscient de
l’exécution du travail à accomplir. L’éducation, je l’ai écrit ailleurs,
est l’art de faire passer le conscient dans l’inconscient.

Mais nos limites d’action sur l’inconscient ne sont pas très étendues.
La biologie moderne a banni depuis longtemps avec raison la finalité de
l’univers, et cependant les choses se passent souvent comme si elle
dominait leur enchaînement. Toutes nos explications rationnelles
laissent la nature pleine d’impénétrable. A en juger par les résultats,
il semblerait que l’inconscient--forme moderne de la finalité--abrite de
subtils génies désireux de nous aveugler en nous faisant sacrifier sans
cesse nos intérêts individuels à ceux de l’espèce. Les génies de la
finalité inconsciente sont sans doute de simples nécessités
sélectionnées et fixées par le temps.

Quoi qu’il en soit, l’inconscient nous domine souvent et nous aveugle
toujours. Ne le regrettons pas trop car une claire vision du sort à
venir rendrait l’existence bien misérable. Le bœuf ne brouterait plus
tranquillement l’herbe du chemin qui le conduit à l’abattoir, et la
plupart des êtres reculeraient d’horreur devant leur destinée.




CHAPITRE IV

LE MOI AFFECTIF ET LE MOI INTELLECTUEL.


§ 1.--Le moi affectif et le moi intellectuel.

En recherchant les motifs déterminants de nos opinions et de nos
croyances, nous verrons qu’elles sont régies par des formes de logiques
très distinctes bien que confondues jusqu’ici.

Avant d’aborder leur examen, j’insisterai sur une division fondamentale
des éléments psychiques qui domine toutes les autres. Ils se présentent
en effet sous deux formes bien différentes: les éléments affectifs, les
éléments intellectuels. Cette première classification, facilitera la
compréhension des chapitres qui seront consacrés aux diverses formes de
logiques.

La distinction entre le sentiment et la raison dut s’établir assez tard
dans l’histoire. Nos lointains ancêtres sentaient vivement, agissaient
beaucoup, mais raisonnaient très peu.

Lorsque, parvenu à une phase déjà avancée de son évolution, l’homme
tenta de philosopher, la différence entre les sentiments et la raison
apparut nettement.

Mais à une époque très récente seulement il devint évident que les
sentiments supposés régis par nos caprices, obéissaient à une logique
spéciale, absolument différente de la logique rationnelle.

L’ignorance de cette distinction est une des sources d’erreur les plus
fréquentes de nos jugements. Des légions de politiciens ont voulu fonder
sur des raisonnements ce qui ne peut l’être que sur des sentiments. Des
historiens aussi peu éclairés crurent pouvoir expliquer par la logique
intellectuelle des faits complètement étrangers à son influence. La
genèse des facteurs les plus importants de l’histoire, telle que la
naissance et la propagation des croyances, reste pour cette raison fort
peu connue.

D’illustres philosophes furent victimes de la même confusion entre la
logique affective et la logique rationnelle. Kant prétendait édifier la
morale sur la raison. Or, parmi ses sources diverses, la raison ne
figure presque jamais.

Le plus grand nombre des psychologues persiste encore dans les mêmes
errements. Ribot le fait très justement remarquer en parlant des
«incurables préjugés intellectualistes des psychologues voulant tout
ramener à l’intelligence, tout expliquer par elle. Thèse insoutenable,
car de même que physiologiquement la vie végétative précède la vie
animale qui s’appuie sur elle; de même psychologiquement la vie
affective précède la vie intellectuelle qui s’appuie sur elle».

Il était nécessaire, pour atteindre le but de cet ouvrage, de bien
insister sur cette différence entre l’affectif et le rationnel. La
négliger serait se condamner à ignorer toujours la genèse des opinions
et des croyances.

Tâche difficile, cependant, de délimiter nettement la séparation du
rationnel et de l’affectif. Les classifications indispensables dans
l’étude des sciences établissent forcément, dans l’enchaînement des
choses, des coupures que la nature ignore, mais toute science serait
impossible si nous n’avions pas appris à créer du discontinu dans le
continu.

La séparation entre l’affectif et l’intellectuel appartient à une
période avancée de l’évolution des êtres. Les phénomènes affectifs ayant
précédé les phénomènes intellectuels, il est probable que les seconds
sont sortis des premiers.

Les animaux possèdent des sentiments souvent aussi développés que les
nôtres, mais leur intelligence est beaucoup plus faible. C’est
uniquement par son développement que l’homme s’en distingue.

Les sentiments appartiennent à cette catégorie de choses connues de
chacun quoique malaisées à définir. On ne peut les interpréter en effet
qu’en termes intellectuels. L’intelligence sert à connaître, les
sentiments à sentir; or sentir et connaître sont des manifestations que
ne saurait exprimer un même langage. L’intelligence a pu se créer une
langue assez précise, mais celle des sentiments est très vague encore.

                   *       *       *       *       *

Le moi affectif et le moi rationnel, bien qu’agissant sans cesse l’un
sur l’autre, possèdent une existence indépendante. Le moi affectif
évoluant malgré nous et souvent contre nous, la vie, pour cette raison,
est pleine de contradictions. Il est possible quelquefois de refréner
nos sentiments, non de les faire naître ou disparaître.

C’est donc bien à tort que nous reprochons à un individu d’avoir changé.
Ce reproche sous-entend l’idée très fausse que l’intelligence peut
modifier un sentiment. Complète erreur. Quand l’amour, par exemple,
devient indifférence ou antipathie, l’intelligence assiste à ce
changement, mais n’en est pas cause. Les raisons qu’elle imagine pour
expliquer de tels revirements n’ont aucun rapport avec leurs vrais
motifs. Ces motifs, nous les ignorons.

Souvent même, nous ne connaissons pas mieux nos vrais sentiments que les
mobiles qui les font naître. «Fréquemment, dit Ribot, on s’imagine
ressentir pour une personne un attachement profond et solide (amour,
amitié); l’absence ou la nécessité d’une rupture en démontrent la réelle
fragilité. Inversement, l’absence ou la rupture nous révèlent une
profonde affection qui semblait tiède et proche de l’indifférence.»

Il est donc impossible, comme le fait justement remarquer le même
auteur, de juger avec le moi intellectuel la conduite du moi affectif.

Bien que la vie affective et la vie intellectuelle soient trop
hétérogènes pour être réductibles l’une à l’autre, on agit toujours sans
tenir compte de la différence qui sépare les sentiments de
l’intelligence. Tout notre système d’éducation latine en est une preuve.
La persuasion que le développement de l’intelligence par l’instruction
développe aussi les sentiments, dont l’association constitue le
caractère, est un des plus dangereux préjugés de notre université. Les
éducateurs anglais savent depuis longtemps que l’éducation du caractère
ne se fait pas avec des livres.

Le moi affectif et le moi intellectuel étant distincts il n’est pas
étonnant qu’une intelligence très haute puisse coexister avec un
caractère très bas[1]. Sans doute l’intelligence et l’instruction
montrant que certains actes malhonnêtes coûtent plus qu’ils ne
rapportent, on verra rarement un homme instruit pratiquer de vulgaires
cambriolages, mais s’il possède une âme de cambrioleur il la gardera
malgré tous ses diplômes, et l’utilisera dans des opérations aussi peu
morales mais moins dangereuses et d’un profit plus sûr.

  [1] Parmi les nombreux exemples qu’en fournit l’histoire, un des plus
    typiques est celui de l’illustre chancelier Bacon. Nul homme de son
    temps ne posséda une intelligence aussi haute, mais bien peu
    révélèrent une âme aussi basse. Il commença, dans l’espérance
    d’obtenir un emploi de la reine Elisabeth, par trahir son unique
    bienfaiteur, le comte d’Essex, qui eut la tête tranchée. Il dut
    attendre, cependant, le règne de Jacques Ier pour obtenir sur la
    recommandation du duc de Buckingham, qu’il trahit également bientôt,
    la place de sollicitor général, puis de chancelier. Il s’y montra
    plat courtisan et voleur impudent. Ses concussions furent telles
    qu’il fallut le poursuivre. Vainement tenta-t-il d’attendrir ses
    juges par une humble confession écrite dans laquelle il avouait ses
    fautes, et «renonçait à toute défense.» Il fut condamné à la perte
    de toutes ses places et à une prison perpétuelle.

Visible dans la plupart des individus, la distinction entre le moi
affectif et le moi intellectuel l’est également chez certains peuples.
Mme de Staël faisait remarquer que chez les Allemands le sentiment et
l’intelligence «paraissent n’avoir aucune communication; l’une ne peut
pas souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs».

Dans les collectivités transitoires, la même distinction entre
l’affectif et l’intellectuel est plus facilement observable encore. Les
éléments qu’elles mettent en commun et qui dictent leurs actes, sont les
sentiments et jamais l’intelligence. J’en ai donné les raisons dans un
autre ouvrage. Il suffira de rappeler ici que l’intelligence, variant
considérablement d’un sujet à l’autre et n’étant pas comme les
sentiments contagieuse, ne peut jamais revêtir une forme collective. Les
individus d’une même race possèdent au contraire certains sentiments
communs fusionnés facilement lorsqu’ils sont en groupe.

Le moi affectif constitue l’élément fondamental de la personnalité. Très
lentement élaboré par des acquisitions ancestrales, il évolue chez les
individus et les peuples beaucoup moins vite que l’intelligence.

Cette thèse paraît au premier abord contredite par l’histoire. Il
semblerait qu’à certains moments naissent instantanément des sentiments
nouveaux fort différents, de ceux antérieurement observés. Belliqueuse à
une époque, une nation se montre pacifique plus tard. Le besoin
d’égalité succède à l’acceptation de l’inégalité. Le scepticisme
remplace la foi ardente. Nombreux sont les exemples du même genre.

Leur analyse montre que ces créations de sentiments nouveaux sont de
simples apparences. En réalité, ils existaient, sans se manifester; les
variations de milieux ou les circonstances n’ont fait que modifier leur
équilibre. Tel sentiment d’abord refréné devient prépondérant à une
époque et domine d’une façon plus ou moins durable les autres états
affectifs. L’homme en société est bien forcé de plier ses sentiments aux
nécessités successives que les circonstances et surtout l’ambiance
sociale lui imposent. Des exemples de ces transformations apparentes
seront donnés dans un prochain chapitre.

Les sentiments semblent parfois changer alors qu’ils n’ont fait que
s’appliquer à des sujets différents. L’espérance mystique guidant
l’ouvrier moderne vers les fumeuses tavernes où des apôtres d’un
évangile nouveau lui promettent un paradis prochain est le même
sentiment qui conduisait ses pères dans les vieilles cathédrales où,
derrière les vapeurs de l’encens, s’ouvraient les portes d’or de
lumineuses régions pleines d’une félicité éternelle.


§ 2.--Les diverses manifestations de la vie affective. Émotions,
sentiments, passions.

Les manifestations de la vie affective sont indifféremment désignées par
les auteurs sous les noms d’émotions ou de sentiments. Je crois plus
commode pour leur description de les répartir en trois classes:
émotions, sentiments, passions.

L’émotion est un sentiment instantané plus ou moins éphémère. Elle naît
d’un phénomène brusque: accident, annonce d’une catastrophe, menace,
injure. La colère, la peur, la terreur, etc., en sont des exemples.

Le sentiment représente un état affectif durable, tel que l’avarice, la
bienveillance, etc.

La passion est constituée par des sentiments ayant acquis une grande
intensité et pouvant momentanément en annuler d’autres: haine, amour,
etc.

Tous ces états affectifs correspondent à des variations physiologiques
de notre organisme. Nous n’en connaissons que certains effets généraux:
rougeur du visage, altération de la circulation, etc.

Une modification physique ou chimique des cellules nerveuses et les
sentiments qu’elle engendre représentent une relation dont les termes
ultimes seuls sont connus. La transformation en sentiment ou en pensée
d’un processus chimique organique est complètement inexplicable
maintenant.

Sentiments et émotions varient suivant l’état physiologique du sujet ou
l’influence de divers excitants: café, alcool, etc...

Le sentiment le plus simple est toujours très complexe, mais dès qu’il
devient irréductible à un autre par l’analyse, nous devons, pour la
facilité du langage, le traiter comme s’il était simple. Le chimiste lui
aussi, qualifie de corps simples ceux qu’il ne sait pas décomposer.

Les psychologues parlent quelquefois de sentiments intellectuels. Ce
terme, dit Ribot: «désigne des états affectifs agréables ou mixtes qui
accompagnent l’exercice des opérations de l’intelligence».

Je ne saurais admettre cette théorie qui confond une cause avec son
effet. Un sentiment peut être produit par des influences aussi diverses
que l’action d’un aliment agréable, ou celle d’une découverte
scientifique, mais il reste toujours un sentiment. Tout au plus peut-on
dire que nos idées ont un équivalent émotionnel. Les chiffres eux-mêmes
en auraient un, comme le fait justement observer Bergson: «Les
marchands, dit-il, le savent bien, et au lieu d’indiquer le prix d’un
objet par un nombre rond de francs, ils marqueront le chiffre
immédiatement inférieur, quittes à intercaler ensuite un nombre
suffisant de centimes».

Le sentiment devenu prépondérant et persistant prend, nous l’avons dit,
le nom de passion. Les psychologues n’ont réussi encore ni à les
définir, ni à les classer. Spinoza en admettait trois: le désir, la joie
et la tristesse, d’où il déduisait toutes les autres. Descartes en
admettait six primitives: l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la
joie et la tristesse. Ce sont là évidemment pures formes de langage,
impuissantes à rien expliquer et ne résistant pas à la discussion.

Une passion peut naître brusquement, comme un coup de foudre, ou par une
lente incubation. Constituée, elle domine toute la vie affective, et
aussi la vie intellectuelle. La raison est généralement sans action sur
elle et ne fait que se mettre à son service.

On sait à quel point les passions transforment nos opinions et nos
croyances, nous aurons à y revenir bientôt.

Les grandes passions sont d’ailleurs rares. Éphémères le plus souvent,
elles disparaissent aussitôt atteint l’objet convoité. Dans la passion
amoureuse, cette règle est assez constante. Les amours célèbres ont
généralement eu pour héros des êtres que les circonstances empêchaient
de trop se rencontrer.

Les passions qui durent longtemps sont des passions constamment
ravivées, les haines politiques par exemple.

La passion disparaît le plus souvent par simple extinction, mais
quelquefois par voie de transformation, et alors se modifient en même
temps les opinions qu’elle avait fait naître.

«L’amour humain, fait observer Ribot, peut se transformer en amour divin
ou inversement... L’amour déçu a peuplé les cloîtres... Le fanatisme
religieux peut se changer en fanatisme politique et social. Ignace de
Loyola était un paladin qui se mit au service de J.-C.».

Quand l’intelligence réussit à exercer une influence inhibitrice sur la
passion, cette dernière n’était pas bien forte. L’intelligence ne peut
guère agir contre une passion qu’en opposant la représentation mentale
d’un sentiment à un autre. La lutte existe alors, non pas entre
représentations intellectuelles et représentations affectives, mais
uniquement entre des représentations affectives mises en présence par
l’intelligence.


§ 3.--La mémoire affective.

La mémoire des sentiments existe comme celle de l’intelligence, mais à
un degré beaucoup moindre. Le temps l’affaiblit très vite.

L’infériorité habituelle de la mémoire affective sur la mémoire
intellectuelle est généralement considérable. La persistance de cette
dernière est telle quand on l’exerce que, pendant des siècles, des
ouvrages volumineux tels que les Védas ou les chants d’Homère, furent
transmis de génération en génération à l’aide seulement de la mémoire. A
l’époque où les livres étaient rares et coûteux, au XIIIe siècle par
exemple, les étudiants savaient retenir les cours qui leur étaient
dictés. Atkinson assure «que si les classiques chinois venaient à être
détruits aujourd’hui, plus d’un million de Chinois pourraient les
reconstituer de mémoire».

Si la mémoire des sentiments était aussi tenace que la mémoire
intellectuelle, le souvenir persistant de nos douleurs rendrait la vie
insupportable.

A la théorie du peu de durée de la mémoire affective, on pourrait
objecter la persistance des haines de classes et de races perpétuées
durant de longues générations. Cette durée apparente n’est qu’un
renouvellement incessant produit par des causes toujours répétées. Une
haine non entretenue ne subsiste pas. Celle des Allemands contre les
Français aurait disparu depuis longtemps, si les journaux germaniques ne
l’attisaient sans cesse. L’aversion des Hollandais pour les Anglais, qui
leur prirent jadis leurs colonies, persiste seulement parce que des
faits nombreux, notamment la guerre contre les colons hollandais du
Transvaal, viennent la raviver et parce que la Hollande se croit
toujours menacée.

L’alliance russe et l’entente franco-anglaise montrent avec quelle
rapidité des peuples, jadis ennemis, oublient les haines non
entretenues. Lorsque l’Angleterre devint notre amie, nous n’étions
pourtant pas loin de la terrible humiliation de Fachoda.

Cette notion essentielle du peu de durée de la mémoire affective
explique bien des phénomènes de la vie des peuples. Il ne faut guère
compter sur leur reconnaissance, mais on ne doit pas non plus trop
redouter leur haine.


§ 4.--Les associations affectives et intellectuelles.

Nous étudierons quelques éléments caractéristiques de l’intelligence
dans le chapitre de cet ouvrage consacré à l’examen de la logique
rationnelle. On ne les mentionne ici que pour montrer comment
s’associent et s’influencent les éléments rationnels et affectifs.

L’intelligence est surtout caractérisée par la capacité à réfléchir d’où
découle celle de raisonner, c’est-à-dire de saisir, en suivant certaines
règles, les rapports visibles ou cachés des choses.

Les enchaînements de la logique affective ont également leurs lois.
S’exerçant dans une région inconsciente elles ne parviennent dans le
conscient que sous forme de résultats.

Notre vie psychique se composant d’une partie affective et d’une partie
intellectuelle, comment ces deux sphères agissent-elles l’une sur
l’autre?

Nos représentations mentales peuvent être d’ordre affectif ou d’ordre
intellectuel. Il est parfois possible de se représenter des sentiments
disparus, mais beaucoup moins que les idées intellectuelles.

On sait que, d’après la théorie associationniste, les idées peuvent
s’associer suivant deux procédés différents: 1º associations par
ressemblance; 2º associations par contiguïté.

Dans les associations par ressemblance, l’impression actuelle ravive les
impressions antérieures analogues. Dans les associations par contiguïté,
l’impression nouvelle en fait revivre d’autres éprouvées en même temps,
mais sans analogie entre elles.

Les états affectifs paraissent s’associer entre eux comme les états
intellectuels. Ils s’associent également à ces derniers, en sorte que
l’apparition des uns peut évoquer celle des autres.

La différence entre les associations affectives et les associations
intellectuelles est caractérisée par ce fait que les associations
affectives se faisant le plus souvent d’une façon inconsciente,
échappent à notre action.

Nous verrons bientôt comment, malgré leur distinction de nature, le moi
affectif et le moi intellectuel peuvent, grâce aux associations qui
viennent d’être indiquées, s’influencer.




CHAPITRE V

LES ÉLÉMENTS DE LA PERSONNALITÉ. COMBINAISONS DE SENTIMENTS FORMANT LE
CARACTÈRE.


§ 1.--Les éléments du caractère.

Le caractère est constitué par un agrégat d’éléments affectifs auxquels
se superposent, en s’y mêlant fort peu, quelques éléments intellectuels.
Ce sont toujours les premiers qui donnent à l’individu sa véritable
personnalité.

Les éléments affectifs étant nombreux, leur association formera des
caractères variés: actifs, contemplatifs, apathiques, sensitifs, etc.
Chacun d’eux agira différemment sous l’action des mêmes excitants.

Les agrégats constitutifs du caractère peuvent être fortement ou, au
contraire, faiblement cimentés. Aux agrégats solides correspondent les
individualités fortes qui se maintiennent malgré les variations de
milieu et de circonstances. Aux agrégats mal cimentés correspondent les
mentalités molles, incertaines et changeantes. Elles se modifieraient à
chaque instant sous les influences les plus légères, si certaines
nécessités de la vie quotidienne ne les orientaient comme les berges
d’un fleuve canalisent son cours.

Si stable que soit le caractère, il reste toujours lié cependant à
l’état de nos organes. Une névralgie, un rhumatisme, un trouble
intestinal, transforment la gaieté en mélancolie, la bonté en
méchanceté, la volonté en nonchalance. Napoléon malade à Waterloo
n’était plus Napoléon. César dyspeptique n’eût sans doute pas franchi le
Rubicon.

Les causes morales agissent aussi sur le caractère ou tout au moins sur
son orientation. A la suite d’une conversion, l’amour profane deviendra
amour divin. Le clérical fanatique et persécuteur finira parfois en
libre penseur tout aussi fanatique et non moins persécuteur.

Les opinions et les croyances étant moulées sur notre caractère, suivent
naturellement ses variations.

Il n’existe, je l’ai déjà montré, aucun parallélisme entre le
développement du caractère et celui de l’intelligence. Le premier
semble, au contraire, tendre à s’affaiblir à mesure que la dernière se
développe. De grandes civilisations furent détruites par des éléments
intellectuellement inférieurs, doués de volonté forte.

Les esprits hardis et décidés ignorent les obstacles signalés par
l’intelligence. La raison ne fonde pas les grandes religions et les
puissants empires. Dans les sociétés brillantes par l’intelligence, mais
de caractère faible, le pouvoir finit souvent par tomber entre les mains
d’hommes bornés et audacieux. J’admets volontiers, avec Faguet, que
l’Europe, devenue pacifiste, sera conquise «par le dernier peuple resté
militaire et relativement féodal». Ce peuple-là réduira les autres en
esclavage et fera travailler à son profit des pacifistes chargés
d’intelligence, mais dénués de l’énergie que donne la volonté.


§ 2.--Les caractères collectifs des peuples.

Chaque peuple possède des caractères collectifs, communs à la plupart de
ses membres, ce qui fait des diverses nations de véritables espèces
psychologiques. Ces caractères créent chez elles, nous le verrons
bientôt, des opinions semblables sur un certain nombre de sujets
essentiels.

Les caractères fondamentaux d’un peuple n’ont pas besoin d’être
nombreux. Bien fixés ils tracent sa destinée. Considérons les Anglais,
par exemple. Les éléments orientant leur histoire peuvent être résumés
en peu de lignes: culte de l’effort persistant qui empêche de reculer
devant l’obstacle et de considérer un malheur comme irrémédiable;
respect religieux des coutumes et de tout ce qui est validé par le
temps; besoin d’action et dédain des vaines spéculations de la pensée,
mépris de la faiblesse, sentiment très intense du devoir, contrôle sur
soi-même envisagé comme qualité essentielle et entretenu soigneusement
par une éducation spéciale.

Certains défauts de caractère, insupportables chez les individus,
deviennent des vertus quand ils sont collectifs, l’orgueil par exemple.
Ce sentiment est fort différent de la vanité, simple besoin de briller
en public et exigeant des témoins, alors que l’orgueil n’en demande
aucun. L’orgueil collectif fut un des grands stimulants de l’activité
des peuples. Grâce à lui, le légionnaire romain trouvait une récompense
suffisante à faire partie d’un peuple dominant l’univers. L’inébranlable
courage des Japonais, dans leur dernière guerre, provenait d’un orgueil
semblable.

Ce sentiment est, en outre, une source de progrès. Dès qu’une nation est
convaincue de sa supériorité, elle porte à son maximum les efforts
nécessaires pour la maintenir.

Le caractère et non l’intelligence différencie les peuples et crée entre
eux des sympathies ou des antipathies irréductibles. L’intelligence est
de même espèce pour tous. Le caractère offre, au contraire, de fortes
dissemblances. Des peuples distincts étant diversement impressionnés par
les mêmes choses se conduiront naturellement de façons différentes dans
des circonstances paraissant identiques. Qu’il s’agisse, d’ailleurs, de
peuples ou d’individus, les hommes sont toujours plus divisés par les
oppositions de leur caractère que par celles de leurs intérêts ou de
leur intelligence.


§ 3.--Évolution des éléments du caractère.

Les sentiments fondamentaux formant la trame du caractère évoluent très
lentement dans le cours des âges, comme le prouve la persistance des
caractères nationaux. Les agrégats psychologiques qui les constituent
sont aussi stables que les agrégats anatomiques.

Mais, autour des caractères fondamentaux, se trouvent, comme pour toutes
les espèces vivantes, des caractères secondaires pouvant varier suivant
le moment, le milieu, etc.

Ce sont surtout--je l’ai fait remarquer dans le précédent chapitre--les
sujets sur lesquels les sentiments s’exercent qui changent. L’amour de
la famille, puis de la tribu, de la cité et enfin de la patrie sont des
adaptations d’un sentiment identique à des groupements différents, et
non la création de sentiments nouveaux. L’internationalisme et le
pacifisme représentent les dernières extensions de ce même sentiment.

Il y a un siècle à peine, le patriotisme allemand était inconnu,
l’Allemagne restait divisée en provinces rivales. Si le pangermanisme
actuel constitue une vertu, cette vertu n’est que l’extension de
sentiments anciens à des catégories d’individus nouvelles.

Les états affectifs sont choses si stables que leur simple adaptation à
des sujets nouveaux exige d’immenses efforts. Pour acquérir, par
exemple, un peu,--très peu--cette forme d’altruisme, qualifiée de
tolérance, il fallut, dit justement M. Lavisse: «que des martyrs
mourussent par milliers dans des supplices, et que le sang coulât en
fleuve sur des champs de bataille».

C’est un grand danger pour un peuple de vouloir créer, au moyen de la
raison, des sentiments contraires à ceux fixés par la nature dans son
âme. Semblable erreur pèse sur nous depuis la Révolution. Elle a
engendré le développement du socialisme qui prétend changer le cours
naturel des choses et refaire l’âme des nations.

N’objectons pas à la fixité des sentiments, les brusques transformations
de personnalité observées parfois. Tels la prodigalité devenant avarice,
l’amour changé en haine, le fanatisme religieux en fanatisme
irréligieux, etc. Ces revirements constituent simplement l’adaptation de
mêmes sentiments à des sujets différents.

Bien des causes diverses, les nécessités économiques, par exemple,
peuvent aussi déplacer nos sentiments sans pour cela les changer.

Ces influences économiques sont puissantes. La diffusion de la
propriété, par exemple, a pour conséquence l’abaissement de la natalité,
par suite de l’égoïsme familial du propriétaire, peu soucieux de voir
diviser son bien. Si tous les citoyens d’un pays devenaient
propriétaires, la population diminuerait probablement dans d’énormes
proportions.

Les sentiments constituant le caractère ne peuvent subir de changement
d’orientation sans que la vie sociale soit bouleversée. Guerres de
religions, croisades, révolutions, etc., résultent de pareils
changements.

Et si, actuellement, l’avenir apparaît très sombre, c’est que les
sentiments des classes populaires tendent à subir une orientation
nouvelle. Sous la poussée des illusions socialistes, chacun, de
l’ouvrier au professeur, est devenu mécontent de son sort et persuadé
qu’il mérite une autre destinée. Tout travailleur se croit exploité par
les classes dirigeantes et rêve de s’emparer de leurs richesses au moyen
d’un coup de force. Dans le domaine de l’affectif, les illusions ont une
puissance qui les rend fort dangereuses parce que la raison ne les
influence pas.




CHAPITRE VI

LA DÉSAGRÉGATION DU CARACTÈRE ET LES OSCILLATIONS DE LA PERSONNALITÉ.


§ 1.--Les équilibres des éléments constitutifs du caractère.

Nous venons de dire que la stabilité des agrégats formant le caractère
est aussi grande que celle des agrégats anatomiques. Les premiers
peuvent cependant, comme les seconds, subir des troubles morbides divers
et même une désagrégation complète.

Ces phénomènes qui ne ressortent pas exclusivement du domaine de la
pathologie ont, sur la formation des opinions et des croyances, une
influence considérable. La genèse de certains faits historiques est à
peu près incompréhensible sans la connaissance des transformations que
peut accidentellement subir le caractère.

Nous verrons, dans un autre chapitre, que les mobiles créateurs de nos
opinions, de nos croyances et de nos actes, sont comparables à des poids
posés sur les deux plateaux d’une balance. Le plus chargé fléchit
toujours.

En réalité, les choses ne se passent pas si simplement. Les poids,
représentés par les motifs, peuvent s’altérer sous l’influence de
troubles divers modifiant les combinaisons qui forment le caractère.
Alors, notre sensibilité change, nos échelles de valeurs se déplacent,
l’orientation de la vie devient différente. La personnalité est
renouvelée.

De telles variations s’observent surtout lorsque, le milieu social
venant à changer brusquement, l’équilibre établi entre les éléments
affectifs et ce milieu éprouve une perturbation notable.

La notion d’équilibre entre le milieu qui nous enveloppe et les éléments
qui nous composent est capitale. Nullement spéciale à la psychologie,
elle domine la chimie, la physique et la biologie. Un être quelconque,
matière brute ou matière vivante, résulte d’un certain état d’équilibre
entre son milieu et lui. Le second ne saurait changer sans que se
transforme aussitôt le premier. Une barre d’acier rigide peut, sous
l’influence d’une modification de milieu convenable, devenir une légère
vapeur.

Le degré d’aptitude à la dissociation des agrégats psychiques formant le
caractère dépend de la stabilité de ces derniers comme aussi de
l’importance des changements de milieu auxquels ils sont soumis. Elle
variera également suivant les impressions antérieurement subies. Les
observations faites sur les agrégats anatomiques le sont aussi sur les
agrégats psychologiques. La diminution de sensibilité des premiers à
l’influence de certaines actions extérieures par des procédés divers
s’appelle, on le sait, l’immunisation. L’étude future de la pathologie
des caractères comprendra aussi celle de leur immunisation.

Le véritable homme d’État possède l’art, encore mystérieux, de savoir
modifier au besoin l’équilibre des éléments du caractère national en
faisant prédominer ceux utiles aux nécessités du moment.


§ 2.--Les oscillations de la personnalité.

Les considérations précédentes tendent à montrer que notre personnalité
peut devenir assez variable. Elle dépend, en effet, on vient de le voir,
de deux facteurs inséparables, l’être lui-même et son milieu.

Prétendre que notre personnalité est mobile et parfois susceptible de
grands changements choque un peu les idées traditionnelles sur la
stabilité du moi. Son unité fut pendant longtemps un dogme indiscuté.
Trop de faits sont venus prouver combien elle était fictive.

Notre moi est un total. Il se compose de l’addition d’innombrables moi
cellulaires. Chaque cellule concourt à l’unité du moi comme chaque
soldat à l’unité d’une armée. L’homogénéité des milliers
d’individualités qui la composent résulte seulement d’une communauté
d’action que de nombreuses causes peuvent détruire.

Inutile d’objecter que la personnalité des êtres semble généralement
assez stable. Si elle ne varie guère, en effet, c’est que le milieu
social reste à peu près constant. Qu’il vienne à se modifier
brusquement, comme en temps de révolution, et la personnalité d’un même
individu pourra se transformer entièrement. C’est ainsi qu’on vit,
pendant la Terreur, de bons bourgeois réputés par leur douceur devenir
des fanatiques sanguinaires. La tourmente passée et, par conséquent,
l’ancien milieu reprenant son empire, ils retrouvèrent leur personnalité
pacifique. Depuis longtemps, j’ai développé cette théorie et montré que
la vie des personnages de la Révolution était incompréhensible sans
elle.

De quels éléments se compose le moi dont la synthèse constitue notre
personnalité? La psychologie reste muette sur ce point. Sans prétendre
préciser beaucoup, nous dirons que les éléments du moi résultent d’un
résidu de personnalités ancestrales, c’est-à-dire créés par toute la
série de nos existences antérieures. Le moi, je le répète, n’est pas une
unité, mais le total des millions de vies cellulaires dont l’organisme
est formé. Elles peuvent enfanter de nombreuses combinaisons.

Des excitations émotionnelles violentes, certains états pathologiques
observables chez les médiums, les extatiques, les sujets hypnotisés,
etc., font varier ces combinaisons et, par conséquent, engendrent, au
moins momentanément, chez le même individu, une personnalité
différente[2], inférieure ou supérieure à la personnalité ordinaire.
Nous possédons tous des possibilités d’action dépassant notre capacité
habituelle et que certaines circonstances viendront éveiller.

  [2] L’action de certaines substances toxiques sur l’organisme peut
    avoir aussi pour résultat de désagréger la personnalité. J’en ai
    jadis publié, dans un journal de médecine, un curieux exemple qui
    fut utilisé en Amérique par un romancier.


§ 3.--Les éléments fixateurs de la personnalité.

Les résidus ancestraux forment la couche la plus profonde et la plus
stable du caractère des individus et des peuples. C’est par leur moi
ancestral qu’un Anglais, un Français, un Chinois diffèrent si
profondément.

Mais à ces lointains atavismes se superposent des éléments engendrés par
le milieu social (caste, classe, profession, etc.), par l’éducation et
par bien d’autres influences encore. Ils impriment à notre personnalité
une orientation assez constante. C’est le moi un peu artificiel ainsi
formé que nous extériorisons chaque jour.

De tous les éléments formateurs de la personnalité, le plus actif, après
la race, est celui que détermine le groupement social auquel nous
appartenons. Coulées dans un même moule par les idées, les opinions, la
conduite semblables qui leur sont imposées, les individualités d’un
groupe: militaires, magistrats, prêtres, ouvriers, marins, etc.,
présentent nombre de caractères identiques.

Leurs opinions et leurs jugements sont généralement voisins, parce que
chaque groupe social étant très niveleur, l’originalité n’y est pas
tolérée. Quiconque veut se différencier de son groupe l’a tout entier
pour ennemi.

Cette tyrannie des groupes sociaux, sur laquelle nous reviendrons, n’est
pas inutile. Si les hommes n’avaient pas les opinions et la conduite de
leur entourage pour guide, où trouveraient-ils la direction mentale
nécessaire à la plupart? Grâce au groupe qui les encastre, ils possèdent
une façon d’agir et de réagir assez constante. Grâce à lui encore, les
natures un peu amorphes sont orientées et soutenues dans la vie.

Ainsi canalisés, les membres d’un groupe social quelconque possèdent,
avec une personnalité momentanée, ou durable, mais bien définie, une
puissance d’action que ne rêverait jamais aucun des individus qui le
composent. Les grands massacres de la Révolution ne furent pas des
œuvres individuelles. Leurs auteurs agissaient en groupes: Girondins,
Dantonistes, Hébertistes, Robespierristes, Thermidoriens, etc. Ces
groupes beaucoup plus que des individus se combattaient alors. Ils
devaient donc apporter dans leurs luttes la férocité furieuse et le
fanatisme borné, caractéristiques des manifestations collectives
violentes.


§ 4.--Difficulté de prévoir la conduite résultant d’un caractère
déterminé.

Notre moi étant variable, et dépendant des circonstances, jamais un
homme ne doit prétendre en connaître un autre. Il peut seulement
affirmer que les circonstances ne variant pas, la conduite de l’individu
observé ne changera guère. Le chef de bureau, rédigeant d’honnêtes
rapports depuis vingt ans, continuera sans doute à les rédiger avec la
même honnêteté, mais il ne faut pas trop l’affirmer. Des circonstances
nouvelles venant à surgir, une passion forte envahissant son
entendement, un danger menaçant son foyer, l’insignifiant bureaucrate
pourra devenir un scélérat ou un héros.

Les grandes oscillations de la personnalité s’observent presque
exclusivement dans la sphère des sentiments. Dans celle de
l’intelligence, elles sont très faibles. Un imbécile restera tel
toujours.

Les variations possibles de la personnalité, qui empêchent de connaître
à fond nos semblables, empêchent aussi de se connaître soi-même. L’adage
«_Nosce te ipsum_» des anciens philosophes constitue un irréalisable
conseil. Le moi extériorisé représente habituellement un personnage
d’emprunt mensonger. Il l’est, non pas seulement parce que nous nous
supposons beaucoup de qualités et ne reconnaissons guère nos défauts,
mais encore parce que si le moi contient une petite portion d’éléments
conscients, à la rigueur connaissables, il est, en grande partie, formé
d’éléments inconscients presque inaccessibles à l’observation.

Le seul moyen de découvrir son moi réel est, nous l’avons dit, l’action.
On ne se connaît un peu qu’après avoir observé sa conduite, dans des
circonstances déterminées. Prétendre savoir d’avance comment nous
agirons dans une situation donnée est fort chimérique. Le maréchal Ney
jurant à Louis XVIII de lui amener Napoléon dans une cage de fer était
de très bonne foi, mais il ne se connaissait pas. Un simple regard du
maître suffit à dissoudre sa résolution. L’infortuné maréchal paya de sa
vie l’ignorance de sa propre personnalité. Plus familier avec les lois
de la psychologie, Louis XVIII lui eût probablement pardonné.

Les théories exposées dans cet ouvrage relativement au caractère peuvent
parfois sembler contradictoires. D’une part, en effet, nous avons
insisté sur la fixité des sentiments qui forment le caractère, et de
l’autre montré les variations possibles de la personnalité.

Ces oppositions disparaissent en se remémorant les points suivants:

1º Les caractères sont formés d’un agrégat d’éléments affectifs
fondamentaux à peu près invariables, auxquels s’ajoutent des éléments
accessoires changeant facilement. Ces derniers correspondent aux
modifications que l’art de l’éleveur fait subir à une espèce sans
modifier pour cela ses caractères essentiels.

2º Les espèces psychologiques sont, comme les espèces anatomiques, sous
l’étroite dépendance de leur milieu. Elles doivent s’adapter à tous les
changements de ce milieu et s’y adaptent en effet quand ils ne sont ni
trop considérables, ni trop brusques.

3º Les mêmes sentiments peuvent paraître changer quand ils s’appliquent
à des sujets différents, et cependant leur nature réelle n’a subi aucune
modification. L’amour humain devenant amour divin dans certaines
conversions est un sentiment qui a changé de nom, mais pas de nature.

Toutes ces constatations ont un intérêt très pratique, puisqu’elles sont
à la base même de plusieurs problèmes modernes importants, celui de
l’éducation notamment.

Observant que cette dernière modifie l’intelligence, ou du moins la
somme des connaissances individuelles, on en a conclu qu’elle pouvait
modifier également les sentiments. C’était oublier entièrement que les
états affectifs et intellectuels n’ont pas une évolution parallèle.

Plus on approfondit le sujet, plus on est obligé de reconnaître que
l’éducation et les institutions politiques jouent un rôle assez faible
dans la destinée des individus et des peuples.

Cette doctrine, contraire d’ailleurs à nos croyances démocratiques,
semble parfois contredite aussi par les faits observés chez certains
peuples modernes et c’est ce qui l’empêchera toujours d’être admise
facilement.

Dans l’introduction qu’il a bien voulu écrire pour la traduction
japonaise[3] de mes ouvrages, un des plus éminents hommes d’État de
l’Extrême-Orient, le baron Motono, ambassadeur à Saint-Pétersbourg,
m’objecte plusieurs changements produits dans la mentalité japonaise par
l’influence des idées européennes. Je ne crois pas cependant qu’ils
prouvent une modification réelle de cette mentalité. Les idées
européennes sont simplement entrées dans l’armature ancestrale de l’âme
japonaise, sans modifier ses parties essentielles. La substitution de la
fronde au canon changerait complètement la destinée d’un peuple, sans
transformer pour cela ses caractères nationaux.

  [3] Publiée par la Société qu’a fondée le comte Okuma, ministre des
    affaires étrangères pour la traduction des plus célèbres ouvrages
    classiques parus en Europe.

Il semble résulter de ce chapitre que les opinions et la conduite étant
déterminées par des causes assez étrangères à la volonté, notre liberté
serait très restreinte. Elle l’est en effet. Nous verrons cependant
qu’il est possible de lutter utilement contre les fatalités qui pèsent
sur nos sentiments et nos pensées.




LIVRE III

LES FORMES DIVERSES DE LOGIQUES RÉGISSANT LES OPINIONS ET LES CROYANCES




CHAPITRE I

CLASSIFICATION DES DIVERSES FORMES DE LOGIQUES.


§ 1.--Existe-t-il diverses formes de logiques?

La logique a été considérée jusqu’ici comme l’art de raisonner et de
démontrer. Mais, vivre c’est agir et ce n’est pas le plus souvent la
démonstration qui fait agir.

Nous montrerons dans ce chapitre et les suivants que les diverses
sphères d’activités vitale et psychologique, précédemment énumérées,
sont gouvernées par des formes de logiques différentes.

L’action constituant d’après nous le seul critérium d’une logique, nous
considérerons comme diverses les logiques conduisant à des résultats
dissemblables.

Dans un acte quelconque le psychologue ne doit rechercher isolément ni
le but poursuivi, ni les moyens employés, ni le succès ni l’insuccès.
Les seuls éléments l’intéressant sont les mobiles générateurs de cet
acte. Il y a des actions vertueuses ou criminelles, habiles ou
malhabiles, il n’y en a pas d’illogiques. Elles sont simplement issues
de logiques différentes et nulle ne peut servir exclusivement à juger
les autres.

La logique rationnelle, par exemple, est trop différente des logiques
mystique et affective pour pouvoir les interpréter ni même les
comprendre. Conduisant à des actes souvent opposés, elles doivent être
séparées. De même pour la logique collective et la logique affective.

Considérer comme diverses des logiques génératrices de résultats
dissemblables, est simplement appliquer la règle de classification qui
fait placer dans des catégories différentes les phénomènes trop
distincts pour être confondus.


§ 2.--Les cinq formes de logiques.

On peut, croyons-nous, établir cinq formes de logiques: 1º logique
biologique; 2º logique affective; 3º logique collective; 4º logique
mystique; 5º logique rationnelle. Nous nous bornerons maintenant à en
résumer brièvement les caractères, devant consacrer des chapitres
spéciaux à chacune d’elles.


Logique biologique.--Les motifs qui nous ont fait établir cette forme de
logique seraient trop longs à énumérer ici. Nous les donnerons dans le
chapitre consacré à son étude. Disons simplement maintenant que la
logique biologique, qui préside à l’entretien des êtres et à la création
de leurs formes, ne porte nulle trace d’influence de nos volontés, mais
produit des adaptations, dirigées dans un sens déterminé, par des forces
que nous ne connaissons pas. Elles semblent agir, ces forces, comme si
elles possédaient une raison supérieure à la nôtre et n’ont rien de
mécanique puisque leur action varie à chaque instant suivant le but à
remplir.

L’adjonction aux autres formes de logiques de la logique biologique, qui
domine de très haut la plupart des autres, ne fera que combler une
lacune dissimulée par les vieilles théories métaphysiques.


Logique affective.--Les psychologues connaissaient uniquement jadis la
logique rationnelle. Ils commencent à y ajouter la logique affective ou
des sentiments, absolument distincte de la logique rationnelle. Ces deux
formes de logiques diffèrent surtout en ceci que, les associations
intellectuelles peuvent être conscientes, tandis que celles des états
affectifs restent inconscientes. La logique affective dirige la plupart
de nos actions.


Logique collective.--Cette forme de logique ne doit pas être confondue
avec la précédente. Nous avons montré, voici bien des années déjà, que
l’homme en foule se conduit différemment de l’homme isolé. Il est donc
guidé par une logique spéciale, puisqu’elle implique l’existence
d’éléments observables seulement dans les foules.


Logique mystique.--Cette forme de logique est le résultat d’un état
particulier de l’esprit, dit mystique. Universel aux premiers temps de
l’humanité il paraît fort répandu encore. Pour les mentalités mystiques
l’enchaînement des choses n’a rien de régulier; il dépend d’êtres ou de
forces supérieures dont nous subissons simplement les volontés.

La logique mystique a déterminé et détermine toujours un grand nombre
des actes de l’immense majorité des hommes. Elle diffère, nous le
verrons, de la logique inconsciente des sentiments, non seulement parce
qu’elle est consciente et comporte une délibération, mais surtout parce
que son influence peut engendrer des actions diamétralement contraires à
celles que dicterait la logique affective.


Logique rationnelle.--Cette logique est l’art d’associer volontairement
des représentations mentales et de percevoir leurs analogies et leurs
différences, c’est-à-dire leurs rapports. Elle est à peu près la seule
dont se soient occupés les psychologues. Depuis Aristote, d’innombrables
livres lui ont été consacrés.


§ 3.--Coexistence des diverses formes de logiques.

Toutes les formes de logiques qui précèdent peuvent se superposer, se
fusionner ou se combattre chez les mêmes êtres. Suivant le temps et les
races, l’une d’elles arrive parfois à prédominer, mais sans jamais
éliminer entièrement les autres.

La logique affective conduisait un général athénien, jaloux de ses
rivaux, à leur déclarer la guerre. La logique mystique lui faisait
consulter les oracles sur la date utile des opérations à entreprendre.
La logique rationnelle guidait sa tactique. Pendant tous ces actes, la
logique biologique le faisait vivre.

L’étude qui va suivre, des diverses formes de logiques précédemment
énumérées, en fera mieux comprendre les caractères. Le lecteur ne devra
pas s’attendre à voir révéler leur mécanisme. Il est fort peu connu,
aussi bien d’ailleurs pour la logique rationnelle, la plus étudiée
cependant, que pour les autres.

L’existence des diverses formes de logiques n’est démontrée que par
leurs résultats. Elles représentent des postulats vérifiés seulement par
les conséquences qui en découlent. Les sciences les plus exactes, la
physique par exemple, sont obligées également de mettre à leur base de
pures hypothèses transformées en vérités probables quand leur nécessité
est démontrée.

Toutes les explications de la lumière, de la chaleur, de l’électricité,
c’est-à-dire la physique presque entière, reposent sur l’hypothèse de
l’éther. A cette substance totalement inconnue, il a fallu attribuer des
propriétés incompréhensibles et même inconciliables, telle par exemple
une rigidité supérieure à celle de l’acier, bien que les corps matériels
s’y meuvent sans difficulté. Un phénomène nouveau oblige les physiciens
à donner à l’éther des propriétés nouvelles souvent contraires à celles
déjà admises. C’est ainsi qu’après lui avoir supposé une densité
infiniment plus faible que celle des gaz, on lui en accorde maintenant
une des millions de fois supérieure à celle des plus lourds métaux.

Si l’étude de sciences aussi précises que la physique nécessite des
hypothèses, on ne saurait s’étonner de nous voir procéder de la même
façon dans une science beaucoup plus compliquée, la psychologie.

Le physicien n’affirme pas que l’éther existe. Il dit simplement que les
choses se passent comme si l’éther existait et que tout phénomène
resterait incompréhensible sans cette existence supposée.

Nous n’affirmons pas davantage qu’il existe des formes de logiques
constituant des entités distinctes, nous disons seulement qu’elles sont
nécessaires et que les choses se passent comme si elles existaient
réellement.




CHAPITRE II

LA LOGIQUE BIOLOGIQUE.


§ 1.--Rôle de la logique biologique.

Les phénomènes vitaux les plus simples en apparence, tels ceux observés
chez les êtres vivants constitués par une seule cellule, sont toujours
d’une extrême complication. Leurs manifestations dépendent
d’enchaînements rigoureux analogues à ceux auxquels on donne le nom de
logique, quand ils s’appliquent à des éléments intellectuels. Nul motif
de ne pas les désigner par le même terme.

La logique biologique régit tous les phénomènes de la vie organique. Les
actes accomplis par les diverses cellules du corps, en dehors de toute
participation consciente, n’ont aucun caractère de fatalité mécanique et
varient suivant les nécessités journalières. Ils semblent guidés par une
raison particulière très différente de la nôtre et souvent beaucoup plus
sûre. Pour le montrer, il suffira de rappeler ce que j’ai écrit à ce
sujet, dans mon livre sur _l’Évolution de la Matière_:

«Les édifices atomiques qu’arrivent à fabriquer des cellules
microscopiques comprennent non seulement les plus savantes opérations de
nos laboratoires: éthérification, oxydation, réduction, polymérisation,
etc., mais beaucoup d’autres plus difficiles que nous ne saurions
imiter. Par des moyens insoupçonnés, les cellules vitales construisent
ces composés compliqués et variés: albuminoïdes, cellulose, graisses,
amidon, etc., nécessaires à l’entretien de la vie. Elles savent
décomposer les corps les plus stables comme le chlorure de sodium,
extraire l’azote des sels ammoniacaux, le phosphore des phosphates, etc.

«Toutes ces œuvres si précises, si admirablement adaptées à un but, sont
dirigées par des forces dont nous n’avons aucune idée et qui agissent
exactement comme si elles possédaient une clairvoyance bien supérieure à
notre raison. L’œuvre qu’elles accomplissent à chaque instant de
l’existence, plane très au-dessus de ce que peut réaliser la science la
plus avancée.

«Le savant capable de résoudre avec son intelligence les problèmes
résolus à toute heure par les humbles cellules d’une infime créature,
serait tellement supérieur aux autres hommes qu’on pourrait le
considérer comme un dieu.»

Les actes de la vie biologique montrent la nécessité où ils se trouvent
de varier sans cesse. Qu’un corps inutile ou dangereux soit introduit
dans l’organisme, il sera neutralisé ou rejeté. L’élément utile est, au
contraire, expédié à des organes différents et subit des transformations
physiques très savantes. Ces milliers de petites opérations partielles
s’enchevêtrent sans se nuire, parce qu’elles sont orientées avec une
précision parfaite. Dès que la rigoureuse logique directrice des centres
nerveux s’arrête, c’est la mort.

Ces centres nerveux constituent donc ce que l’on pourrait appeler des
centres de raisonnement biologique. Ils dirigent la vie et la protègent
en créant suivant les circonstances des éléments de défense variés.
Comme le dit très justement le Dr Bonnier: «Mieux qu’aucun
physiologiste, aucun médecin, ils savent ce qui convient à l’organe
malade. Réveiller leur torpeur quand elle se produit est le seul rôle
possible de la science la plus avancée».

Lorsqu’une cellule évolue vers une certaine forme, lorsque l’animal
régénère entièrement un organe amputé, avec nerfs, muscles et vaisseaux,
nous constatons que la logique biologique crée pour ces accidents
imprévus, une série de phénomènes qu’aucun effort de la logique
rationnelle ne saurait imiter ni même comprendre.

C’est encore la logique biologique qui enseigne à l’oiseau le mécanisme
du vol et comment il doit le modifier suivant les circonstances. De
longs siècles furent nécessaires à l’homme pour que sa logique
rationnelle lui permît de l’imiter un peu.

Cette précision des actes vitaux, leur adaptation journalière à des
conditions constamment changeantes, leur aptitude à défendre l’organisme
contre les atteintes imprévues du monde extérieur, nous ont fait
considérer l’expression, logique biologique, comme nécessaire[4].

  [4] L’adaptation constante à des éléments toujours variables, la
    précision des méthodes employées par les organes agissant sous
    l’influence de la logique biologique sont nettement marquées dans le
    tableau du Dr. S. Artault, que je résume un peu, de la lutte de
    l’organisme contre les microbes.

    «Deux armées sont en présence: l’une dans son enceinte fortifiée
    (_l’organisme_), l’autre qui vient l’investir (_bactéries_, etc.).
    Dès que les premiers ouvrages de défense sont enlevés, et que
    l’ennemi a pénétré par quelque brèche dans la place, le général en
    chef (_centre sympathique_) commence par faire à ses troupes une
    distribution de stimulants (_opsonines_). Ainsi mises en appétit,
    les troupes (_leucocytes_) se portent sur le point attaqué; c’est
    alors le combat corps à corps, la destruction des envahisseurs, dont
    les cadavres sont dévorés sur place (_phagocytose_). Le général
    organise alors la défense territoriale, en dispersant ses vétérans
    aguerris et avertis, qui réduisent à néant toute tentative nouvelle
    de cet ennemi connu (_immunisation_).

    «Mais parfois la lutte se prolonge, les troupes locales plus ou
    moins fatiguées, se replient ou cantonnent sur place. Alors l’armée
    d’investissement restée aussi sur ses positions, leur envoie des
    bordées d’obus asphyxiants (_toxines_, _antigènes_). Le plus
    souvent, sous cette attaque insidieuse, les tissus ripostent par une
    décharge de produits qui anéantissent ou neutralisent les premiers
    (_antitoxines_, _anticorps_).»

La logique biologique règle la durée de l’individu et celle de l’espèce
à laquelle il appartient. La vie individuelle est très éphémère; celle
de l’espèce beaucoup plus longue, mais non éternelle, puisqu’aucune des
espèces géologiques dont nous retrouvons les débris, n’a subsisté
jusqu’à nos jours. Elles furent précédées et suivies par d’autres, de
durée également limitée.

Les espèces semblent disparaître lorsque, trop stabilisées par un lourd
héritage ancestral, elles ne peuvent plus s’adapter aux variations de
milieu. Cette histoire du monde végétal et animal fut aussi celle de
bien des peuples.

L’enfance d’une espèce, d’un individu ou d’un peuple se caractérise par
une plasticité excessive lui permettant de s’adapter à toutes les
variations de milieu. Sa vieillesse s’accompagne au contraire d’une
rigidité empêchant l’adaptation.

On comprend donc, facilement, que les transformations de milieu capables
de faire évoluer un être aux débuts de son existence, le fassent périr à
son déclin. Et ceci nous explique pourquoi les peuples trop vieux
disparaissent lorsqu’ils ne peuvent plus changer.

Si la logique biologique se bornait à régler les fonctions de la vie,
nous pourrions à la rigueur en négliger l’étude. Mais elle tient aussi
sous son domaine d’importants facteurs des opinions, des croyances et
par conséquent de la conduite.

Les sentiments ayant la vie pour soutien, on conçoit que la logique
biologique non seulement influence la logique affective, mais puisse
sembler parfois se confondre avec elle. Toutes deux n’en demeurent pas
moins nettement séparées, la vie biologique étant simplement le terrain
sur lequel la vie affective vient germer.

Il reste donc inexplicable que les psychologues ignorent la logique
biologique. Elle est la plus importante de toutes les formes de logiques
parce que la plus impérieuse. Quand elle commande, les autres obéissent.


§ 2.--La logique biologique et les instincts.

Les différences des logiques biologique et affective sont révélées
encore par l’étude des phénomènes variés, confondus habituellement sous
le nom d’instinct. Bergson a raison de séparer l’instinct de
l’intelligence, mais il n’a que partiellement raison. Une foule
d’instincts sont des habitudes intellectuelles ou affectives accumulées
par l’hérédité. Pour les phénomènes biologiques, non seulement les plus
simples comme la faim et l’amour, mais encore ceux fort compliqués
observés chez les insectes, la séparation avec l’intelligence semble
complète.

L’étude de certaines formes d’instincts est extrêmement difficile. Pour
y jeter quelque lumière il faut délaisser toutes les idées de la
psychologie classique.

On doit admettre, en effet, que par des procédés inconnus mais
indéniables puisque nous les constatons, les créatures les plus
inférieures peuvent agir dans certains cas comme le ferait l’homme guidé
par une raison très haute.

Et cette raison n’apparaît pas seulement chez des êtres relativement
élevés, tels que les insectes, mais dans un organisme aussi primitif que
celui de ces monocellulaires, sans sexe et sans forme, qui marquent
l’aurore de la vie. Une amibe, c’est-à-dire un simple globule de
protoplasma, voulant s’emparer d’une proie, exécute des actes adaptés au
but à remplir, et variant suivant les circonstances, comme si cette
ébauche d’être pouvait effectuer certains raisonnements. En constatant
les soins minutieux pris par certains insectes pour protéger les œufs
d’où sortiront des larves d’une forme très différente de la leur et que
le plus souvent ils ne verront jamais, Darwin déclarait: «qu’il est
infructueux de spéculer sur ce sujet».

Les lois de la logique biologique demeurent incompréhensibles
assurément, mais nous devons soigneusement en constater les effets pour
montrer qu’ils ne sont nullement conditionnés par cette sorte de force
aveugle à laquelle on applique le terme d’instinct.

Rien de plus clairvoyant, au contraire, que les enchaînements de la
logique biologique. Son mécanisme reste ignoré, mais le sens de son
effort est accessible. Il a toujours pour but de créer chez l’individu
les moyens nécessaires soit à sa perpétuité, soit à son adaptation aux
conditions extérieures.

Ces moyens sont d’une ingéniosité qui nous dépasse. De nombreux
naturalistes, Blanchard, Fabre, etc., ont montré la perfection des actes
des insectes, comme aussi leur discernement et leur aptitude à changer
de conduite avec les circonstances. Ils savent, par exemple, modifier la
qualité des matières alimentaires préparées pour leurs larves, suivant
qu’elles doivent être mâles ou femelles. Certains insectes nullement
carnivores, mais dont les larves ne peuvent se nourrir que de proies
vivantes, les paralysent, de façon qu’elles puissent attendre sans se
décomposer l’éclosion des êtres qui les dévoreront. Déterminer une
paralysie semblable serait une opération difficile pour un anatomiste
exercé. Elle n’embarrasse cependant jamais l’insecte. Il sait attaquer
les seuls coléoptères dont les centres nerveux moteurs soient rapprochés
jusqu’à se toucher, ce qui permet de provoquer la paralysie d’un seul
coup d’aiguillon. Parmi le nombre immense des coléoptères, deux groupes
seulement, les Charançons et les Buprestes, remplissent ces conditions.
Fabre reconnaît qu’à l’instinct général de l’insecte le dirigeant dans
les actes immuables de son espèce se superpose quelque chose «de
conscient et de perfectible par l’expérience. N’osant appeler cette
aptitude rudimentaire intelligence, titre trop élevé pour elle, je
l’appellerai, dit-il, discernement.»

Ce que Fabre qualifie «discernement» produit des résultats
qu’atteindrait bien difficilement le savant le plus habile. Aussi est-il
obligé de conclure que: «l’insecte nous émerveille et nous épouvante par
sa haute lucidité».

De nombreux faits de même ordre observés chez les fourmis et les
abeilles par un savant académicien, Gaston Bonnier, l’ont conduit à
attribuer aux insectes une faculté appelée par lui le raisonnement
collectif.

Il montre les abeilles obéissant rigoureusement aux injonctions
décrétées par le «comité directeur de la ruche», et variables suivant
les renseignements rapportés par les chercheuses, déléguées tous les
matins dans les environs. Parti de la ruche avec tel ou tel ordre,
l’insecte l’exécute ponctuellement. Si, par exemple, le comité l’envoie
chercher de l’eau dans un bassin, vainement répandrait-on à côté des
gouttes de sirop ou de miel, l’insecte n’y touchera pas. Ceux préposés à
la récolte du nectar ne s’occuperont pas de recueillir le pollen, etc.

L’organisation sociale de ces petits êtres est rigoureusement réglée.
Une ruche, dit le même auteur, «offre un exemple parfait de la
constitution égalitaire du socialisme d’État. Ni amour, ni dévouement,
ni pitié, ni charité; tout est immolé à la société et à sa conservation
par un travail incessant. Pas de gouvernement, pas de chefs, une
discipline sans subordination. C’est l’idéal du collectivisme réalisé.»

Ces faits, multipliés par l’observation, embarrassent de plus en plus
les adeptes de la vieille psychologie rationaliste. On avait autrefois,
pour les interpréter, un mot précieux, l’instinct; mais il faut bien
constater que sous ce vocable usé s’abrite tout un ordre de phénomènes
profondément inconnus.

Jadis, l’instinct était considéré comme une sorte de faculté immuable,
accordée par la nature aux animaux au moment même de leur formation,
pour les guider à travers les actes de la vie, comme le berger mène son
troupeau. Descartes jugeait les animaux de simples automates et cet
automatisme merveilleux lui paraissait très simple.

Les animaux ayant été mieux étudiés, il fallut reconnaître la
variabilité de ces instincts prétendus immuables. L’abeille, par
exemple, sait parfaitement transformer sa ruche dès que cela devient
nécessaire. Dans une note intitulée _Gradation et perfectionnement de
l’instinct chez les guêpes solitaires d’Afrique_, insérée dans les
comptes rendus de l’Académie des sciences du 19 octobre 1908, M. Roubaud
montre entre les espèces du genre _synagris_ «des différences des plus
remarquables, à ce point qu’on y peut suivre les étapes principales
d’une évolution insoupçonnée de l’instinct des solitaires vers celui des
guêpes sociales». Les nids d’abord solitaires, avant de se rapprocher,
représentent sans doute la forme primitive des colonies de guêpes
sociales.

Les faits observés chez les insectes, se constatent également chez des
animaux supérieurs. Ils sont capables d’actes qui impliqueraient une
science élevée, si la logique rationnelle devait les dicter. Tel par
exemple l’emmagasinement d’une provision de force vive pour s’élever
dans l’air sans travail. Ce résultat est réalisé par beaucoup d’oiseaux:
hirondelles, faucons, etc., qui, en poursuivant leurs proies, descendent
d’une grande hauteur. Ils replient alors leurs ailes, se laissent tomber
suivant une trajectoire parabolique et utilisent, pour remonter dans
l’atmosphère, la force vive créée par leur chute. Elle est considérable,
étant représentée par la moitié du produit de la masse par le carré de
sa vitesse. L’oiseau sait aussi capter l’énergie qu’il trouve dans les
courants d’air descendants, et s’adapter immédiatement par des
mouvements appropriés aux changements brusques de direction du vent.

Le terme de logique biologique, que nous avons créé, ne saurait
assurément constituer une explication, mais il a du moins l’avantage de
montrer que tous les actes, prétendus instinctifs, des animaux doivent
être soustraits à ce domaine des forces aveugles où l’on avait essayé de
les enfouir jusqu’ici.

Renoncer aux explications purement mécaniques comme celles de Descartes,
c’est comprendre en même temps qu’il existe une sphère immense de la vie
psychique, complètement inexplorée, et dont nous entrevoyons à peine
l’existence.

                   *       *       *       *       *

Les faits qui précèdent semblent un peu éloignés du but de cet ouvrage.
Ils en constituent cependant une partie essentielle.

Lorsque nous étudierons les facteurs de nos opinions et de nos
croyances, nous ne devrons pas oublier que sous la surface des choses se
cache un monde de forces inaccessibles à notre raison, plus puissantes
que cette raison et qui souvent la conduisent.

Restant dans le domaine des vérités abordables, nous résumerons ce
chapitre, en disant que la logique biologique précéda toutes les autres
et que la vie aurait été impossible sans elle. Si son action s’arrêtait,
notre planète redeviendrait un morne désert, en proie aux forces
aveugles de la nature, c’est-à-dire aux forces non organisées encore.




CHAPITRE III

LA LOGIQUE AFFECTIVE ET LA LOGIQUE COLLECTIVE.


§ 1.--La logique affective.

On a su distinguer depuis longtemps dans l’âme humaine la sphère du
sentiment et celle de la raison. Depuis une époque récente seulement, on
parle de la logique des sentiments.

Avant d’arriver à différencier la logique intellectuelle et celle des
sentiments, il fallait d’abord reconnaître que la vie affective possède
une existence autonome indépendante de la vie intellectuelle.

Cette dernière apparut fort tard dans l’histoire du monde, alors que
l’existence affective et la logique qu’elle implique ont guidé les êtres
vivants depuis les âges géologiques. Tous ont senti avant de connaître.
Conduits seulement par la logique biologique et la logique affective,
les animaux ont parfaitement vécu et rempli leur destinée. Une simple
poule sait élever ses poussins, les diriger, leur apprendre à se
nourrir, les protéger contre leurs ennemis. Ces opérations sont un peu
méprisées des psychologues, qui s’évitent ainsi les efforts nécessaires
pour les comprendre.

Lorsqu’on ne connaissait que la logique rationnelle, tous nos jugements
paraissaient d’origine purement intellectuelle. Il en est ainsi dans les
questions scientifiques, mais bien rarement dans les sujets usuels
formés au cours de la vie journalière. Le plus souvent alors, c’est la
logique affective qui leur sert de base et devient ainsi notre vrai
guide.

On constate de plus en plus l’exactitude de cette proposition
fondamentale à mesure que l’influence des éléments affectifs est mieux
comprise. Dans ce domaine éclairé par des lumières qui ne sont pas
celles de la raison, les choses s’enchaînent suivant des règles
rigoureuses très étrangères à notre logique rationnelle.

Abandonnée jusqu’ici aux fantaisies des romanciers et des poètes, la
logique affective est destinée à jouer un rôle prépondérant dans la
psychologie de l’avenir. Comme le dit très justement Ribot, «la place
des influences affectives dans la vie psychique est la première. La
connaissance apparaît non comme une maîtresse, mais comme une servante.»


§ 2.--Comparaison de la logique affective et de la logique rationnelle.

Les caractères respectifs de la logique rationnelle et de la logique
affective vont être mis en évidence par leur comparaison.

La logique rationnelle régit le cycle de l’activité mentale consciente.
La logique affective domine celui de l’activité mentale inconsciente.

Les enchaînements de la logique affective étant inconscients,
l’évolution de nos sentiments reste peu accessible. Nous sommes maîtres
de notre vie intellectuelle, non de notre vie affective. Sympathie et
antipathie se réfrènent mais ne se commandent pas.

Logique affective et logique rationnelle sont trop distinctes pour avoir
une commune mesure. Il est donc impossible, je l’ai dit déjà, d’exprimer
exactement les éléments affectifs en termes intellectuels. La logique
rationnelle ne saurait ni comprendre, ni traduire, ni juger les actes
dictés par la logique des sentiments.

Les mots par lesquels nous essayons de représenter les sentiments les
traduisent fort mal. Ils n’y parviennent un peu que par voie
d’association. L’habitude de lier les sentiments au son de certains mots
donne à ces derniers le pouvoir d’évoquer des représentations mentales
affectives.

La musique, véritable langage des sentiments, les évoque beaucoup mieux
que les mots, mais, faute de précision, elle ne permet que des relations
très vagues entre les êtres.

La logique affective ignorant la logique rationnelle, impose le plus
souvent une résolution avant que cette dernière ait fini de délibérer.
La première ne tient compte ni des raisons, ni des contradictions, ni
des principes.

La logique rationnelle s’appuie sur des éléments objectifs tirés de
l’expérience et de l’observation. Ces éléments sont constitués par des
faits précis, isolés, susceptibles de mesure. La logique sentimentale
n’a pour soutiens que des éléments subjectifs formés en nous-mêmes et
dont aucune mesure ne permet d’apprécier exactement la valeur. Les
représentations mentales conscientes que crée la logique affective
demeurent pour cette raison toujours imprécises.

Dans la logique rationnelle, les idées peuvent s’associer suivant
certaines règles universellement admises. Dans la logique affective, les
sentiments se groupent généralement en dehors de notre volonté et selon
un mécanisme précis mais mal connu. Tout au plus pouvons-nous dire que
certains sentiments en font surgir d’autres qui se combinent avec eux.
La douleur engendre la tristesse, l’amour crée la joie, la colère le
désir de la vengeance, etc.

En raison de leur caractère objectif, les règles de la logique
rationnelle sont appliquées de la même façon par tous les hommes arrivés
à un certain degré de culture. C’est pourquoi, sur les sujets
scientifiques, ils finissent toujours par s’accorder. La logique
affective varie au contraire d’un sujet à un autre parce que les
sentiments des individus sont fort différents. Dans tous les domaines
qu’elle régit: croyances religieuses, morales, politiques, etc.,
l’accord est, pour cette raison, impossible.

Les règles de la logique affective ne pouvant être universelles comme
celles de la logique rationnelle, un traité de logique affective vrai
pour un individu ou une certaine catégorie d’individus ne le serait pas
pour les autres. Un livre de logique rationnelle possède au contraire
une valeur invariable pour tous.

Les considérations précédentes montrent que les mêmes choses envisagées
du point de vue de la logique intellectuelle ou de la logique affective,
apparaissent nécessairement différentes. L’erreur générale est de
vouloir juger avec la raison des phénomènes régis par la logique des
sentiments.

Bien que les lois de la logique affective soient très peu connues,
l’expérience a enseigné certaines règles empiriques souvent utilisées
par les grands orateurs. Sans perdre leur temps à enchaîner des raisons
capables tout au plus de convaincre sans faire agir, ils éveilleront
progressivement des émotions, s’ingénieront à les varier, sachant fort
bien que la sensibilité produite par un excitant déterminé s’épuise
vite. Par des gradations habiles, des mots évocateurs, des gestes, des
intonations, ils forment l’atmosphère sentimentale où leurs conclusions
pourront être acceptées.

Les sentiments constituant les vrais mobiles de nos actions, il est tout
naturel que leur logique nous conduise. En soulevant les passions des
hommes, on change leur conduite. En subjuguant les cœurs, on contraint
les volontés.

La seule utilité de la logique rationnelle pour un orateur consiste à
créer des cadres lui permettant d’ordonnancer ses discours.

Les éléments affectifs interviennent perpétuellement dans nos
conceptions du monde et sont à la base de nos idées morales,
religieuses, politiques et sociales. Les vérités scientifiques
elles-mêmes en sont imprégnées dans leurs théories.

La logique affective ne nous gouverne pas heureusement toujours. Par un
mécanisme que nous étudierons bientôt, la logique intellectuelle réussit
à dominer quelquefois ses impulsions.

Domination peu facile d’ailleurs, puisque après des accumulations de
siècles elle est faible encore. On voit néanmoins le chemin parcouru en
constatant par l’étude des sauvages ce que furent les primitifs dominés
par la sentimentalité pure.

Ces primitifs, sur lesquels la logique intellectuelle est sans prise,
obéissent à toutes leurs impulsions. Dès que la faim les pousse, ils se
précipitent sur leur proie. Inspirés par la haine, ils se ruent sur leur
ennemi. Telle était l’existence des premiers hommes que les philosophes
de la Révolution nous offraient pour modèles.


§ 3.--La logique collective.

La logique affective est un des soutiens de la logique collective. Nous
n’étudierons pas maintenant cette dernière, devant nous en occuper dans
le chapitre consacré aux opinions et aux croyances collectives.

Nous rappellerons seulement que logique affective et logique collective
ne peuvent être confondues, la dernière ne se manifestant que dans les
foules et pouvant provoquer des actes contraires à ceux inspirés par la
logique affective.

                   *       *       *       *       *

On verra plus loin comment l’âme collective momentanément créée par une
foule représente un agrégat très spécial où l’impossible n’existe pas,
où la prévoyance est ignorée, où la sensibilité apparaît toujours
hypertrophiée et où la logique rationnelle est entièrement dépourvue
d’action.

Nous venons de montrer dans ce chapitre, que la logique affective
constitue, avec la logique mystique qui va être étudiée maintenant, le
vrai mobile de nos actes. Pour agir, il faut d’abord sentir. Dès que
nous avons senti, cette logique intervient.

Son influence domina tous les âges. Très tard seulement, l’homme apprit
à se soustraire un peu à sa puissance. L’heure n’a pas sonné encore où
la logique rationnelle dominera la logique affective au lieu d’être
dominée par elle.




CHAPITRE IV

LA LOGIQUE MYSTIQUE.


§ 1.--Les caractéristiques de la logique mystique.

La logique rationnelle est une logique consciente qui apprend à
raisonner, délibérer, faire des démonstrations et des découvertes.

La logique des sentiments est une logique inconsciente, source
habituelle de notre conduite et dont les enchaînements échappent le plus
souvent à l’action de l’intelligence.

La logique mystique, dont nous allons nous occuper maintenant,
correspond à une étape supérieure de la vie mentale. Les animaux ne la
connaissent pas, alors qu’ils possèdent un grand nombre de nos
sentiments.

Inférieure à la logique rationnelle, phase d’évolution plus élevée
encore, la logique mystique a joué cependant un rôle prépondérant dans
l’histoire des peuples par les croyances qu’elle engendra. Elle est
l’origine d’interprétations, étrangères à la raison, sans doute, mais
qui constituèrent de puissants mobiles d’action. Si la logique
rationnelle avait remplacé jadis la logique mystique, le cours de
l’histoire eût changé.

Ainsi que la logique affective, la logique mystique accepte les
contradictions, mais n’est pas inconsciente comme la première et
implique souvent une délibération.

Le critérium qui nous a servi à classer les diverses formes de la
logique, l’action, montre nettement la distinction entre la logique
mystique et la logique affective. Cette dernière, en effet, inspire
souvent des actes contraires à nos intérêts les plus évidents, que ne
dicterait jamais la logique des sentiments. L’histoire politique des
peuples en contient de nombreux exemples, et leur histoire religieuse
davantage encore.

Sans doute, dans des cas analogues à ceux auxquels je fais allusion et
où l’on voit s’évanouir des états affectifs aussi forts que la pudeur et
l’amour maternel, il est possible d’objecter que cet évanouissement peut
résulter de la simple substitution d’un sentiment à un autre. Mais
quelle est alors la cause de cette substitution?

Il ne faut assurément pas la chercher dans la logique rationnelle, car
aucune raison ne conseillerait des actes semblables. Il faut la chercher
moins encore dans la logique affective. On doit donc forcément invoquer
un mécanisme psychologique différent. C’est ce mécanisme qui constitue
la logique mystique.

En examinant son rôle dans l’histoire de la civilisation, nous verrons
apparaître plus clairement encore les divergences qui la séparent de la
logique affective.

Dans la logique mystique, les causes naturelles--les seules acceptées
par la logique rationnelle--sont remplacées par les volontés
capricieuses d’êtres ou de forces supérieures intervenant dans tous nos
actes et qu’il faut redouter et se concilier.

La logique mystique régna exclusivement dans la phase primitive de
l’humanité, et malgré les progrès de la logique rationnelle, son
influence est très vivante encore.

Le pouvoir de la logique mystique s’observe surtout chez des esprits
qu’on a justement qualifiés de mystiques, terme qui nous a servi à
définir leur logique.

La mentalité mystique se révèle par l’attribution à un être, à un objet
déterminé ou à une puissance ignorée, d’un pouvoir magique indépendant
de toute action rationnelle.

Les conséquences de cette mentalité varieront suivant les esprits. Pour
les uns elle servira de soutien à des croyances religieuses définies,
aux contours précisés sous forme de divinités. Pour d’autres, les forces
supérieures demeureront vagues mais également puissantes. L’esprit
mystique se manifestera alors par une superstition quelconque. Un athée
peut être aussi mystique qu’un parfait dévot. Il l’est même souvent
davantage.

On fait preuve d’esprit mystique en attribuant à une amulette, un
nombre, une eau miraculeuse, un pèlerinage, une relique, certaines
propriétés surnaturelles. Il se manifeste encore en supposant à telle ou
telle institution politique ou sociale le pouvoir de transformer les
hommes.

Le mysticisme change sans cesse de forme, mais il garde pour fond
immuable le rôle attribué à des pouvoirs mystérieux. Le temps qui fait
varier l’objet du mysticisme le laisse intangible.

Indifférent à toute critique, le mysticisme engendre chez ses adeptes
une crédulité illimitée. Beaucoup d’hommes qui se qualifient de libres
penseurs parce qu’ils rejettent les dogmes religieux, croient fermement
aux pressentiments, aux présages, à la puissance magique de la corde de
pendu ou du nombre treize. Pour eux, le monde est peuplé de choses
portant bonheur ou malheur. Pas de joueurs dont la conviction sur ce
point ne soit solidement établie.

La foi du mystique étant sans bornes, aucune absurdité rationnelle ne
peut le choquer. Il est imperméable à la raison, à l’observation et à
l’expérience. L’insuccès de ses prévisions ne lui prouve rien, les
puissances surnaturelles invoquées étant par définition capricieuses et
ne subissant aucune loi.

A mesure que l’homme se civilise, l’esprit mystique, universel chez tous
les sauvages, se circonscrit graduellement et se localise à certains
sujets. Pour ces derniers, la mentalité du civilisé ne se distingue
guère de celle du primitif, car aucun argument scientifique n’ébranle
leur foi. Ce fait d’observation contribuera à nous faire saisir la
genèse des croyances occultistes adoptées par certains savants éminents.

Les progrès de la raison seront sans doute impuissants à ébranler le
mysticisme car il aura toujours pour refuge le domaine de l’au delà
inabordable à la science. Les esprits curieux de cet au delà sont
naturellement innombrables.


§ 2.--Le mysticisme comme base des croyances.

C’est dans le mysticisme que germent les croyances religieuses et toutes
celles qui, sans porter ce nom, revêtent les mêmes formes, certaines
croyances politiques notamment.

Les conséquences de la logique mystique s’observent surtout chez les
sauvages. Dénués de toute notion de lois naturelles, ils vivent dans un
monde peuplé d’esprits qu’on doit sans cesse conjurer. Derrière chaque
réalité visible, ils supposent toujours une puissance invisible qui la
détermine.

Chez l’homme civilisé, les croyances sont moins rudimentaires parce que
la notion de lois nécessaires lui est imposée par toute son éducation.
Il ne saurait les nier mais admet cependant que des prières peuvent
déterminer les puissances surnaturelles à en arrêter l’action. La
logique mystique et la logique rationnelle subsistent ainsi parfois
simultanément dans le même esprit sans se pénétrer.

La crédulité du vrai croyant est généralement illimitée et aucun miracle
ne pourrait le surprendre puisque la puissance du Dieu qu’il invoque est
infinie. On voit dans la cathédrale d’Oviedo un coffret, qui, dit la
notice distribuée aux visiteurs, fut instantanément transporté de
Jérusalem à travers les airs. Il contient: «du lait de la mère de J.-C.;
les cheveux dont sainte Madeleine essuya les pieds du Sauveur, la verge
avec laquelle Moïse divisa la mer Rouge, le portefeuille de saint
Pierre, etc.»

Ce document, analogue à des milliers d’autres, montre à quel point le
fétichisme mystique est toujours vivant. Si nous considérons qu’il reste
indépendant de la qualité de son objet, nous mettrons dans la même
famille le gri-gri du nègre, la relique enfermée dans le coffret d’or
d’une majestueuse cathédrale et la corde de pendu. On doit les regarder
avec une sympathie indulgente, d’abord parce qu’ils sont des créateurs
d’espérance de bonheur, et ensuite parce qu’ils correspondent à certains
besoins indestructibles de l’esprit.

En suivant l’action de la logique mystique à travers tous les éléments
de l’existence sociale, nous la verrions s’exercer dans les arts, la
littérature, la politique et même jusque dans l’art de guérir. L’époque
littéraire, dite romantique, en est une manifestation. Les artistes
n’ont guère que des convictions mystiques. Les méthodes de l’analyse
rationnelle restent généralement ignorées d’eux.

Mais c’est en politique surtout qu’apparaît l’influence de l’esprit
mystique. Radicaux, anticléricaux, francs-maçons, et tous les sectaires
de nuances extrêmes, vivent en plein mysticisme. La classe ouvrière est
dominée également par un mysticisme intense.

Les régions où la science a pu pénétrer demeurant très limitées alors
que nos aspirations sont sans bornes, la logique mystique dominera sans
doute l’humanité longtemps encore.

Créatrice des lois, des coutumes, des religions, elle fit surgir toutes
les illusions qui guidèrent l’humanité jusqu’ici. Son pouvoir est assez
grand pour transformer l’irréel en réel. Sous son action, des millions
d’hommes connurent la joie, la douleur ou l’espérance. Tout idéal est
sorti de son sein.

Logique mystique, logique sentimentale et logique rationnelle
représentent trois formes de l’activité mentale irréductibles l’une à
l’autre. Inutile, par conséquent, de les mettre en conflit.




CHAPITRE V

LA LOGIQUE INTELLECTUELLE.


§ 1.--Les éléments fondamentaux de la logique intellectuelle.

La logique intellectuelle a fait l’objet d’écrits innombrables d’utilité
d’ailleurs médiocre. Si nous en parlons ici, c’est d’abord qu’elle joue
quelquefois un certain rôle dans la genèse des opinions, et ensuite,
pour bien préciser encore en quoi elle diffère des autres formes de
logiques étudiées dans les précédents chapitres.

Commençons par indiquer quelques-uns des éléments sur lesquels est fondé
l’exercice de la logique rationnelle: la volonté, l’attention et la
réflexion.


La volonté.--Elle est la faculté de se déterminer à un acte et comprend
généralement trois phases: délibération, détermination, exécution. Une
détermination s’appelle volition; une résolution se qualifie aussi de
décision.

La volonté est à la fois d’origine affective et rationnelle. D’origine
affective parce que tous les mobiles de nos actes ont un substratum
affectif. D’origine rationnelle parce que, grâce à l’attention et à la
réflexion, nous pouvons combiner dans l’esprit des représentations
mentales capables de s’annuler.

Contrairement à ce qu’enseigne la psychologie, nous dirons que la
volonté peut être consciente ou inconsciente. Les volontés inconscientes
sont même les plus fortes. Les animaux n’en possèdent pas d’autres, et
la plupart des hommes également.

Si l’on constate difficilement les formes inconscientes de la volonté,
c’est que la raison intervenant après coup pour expliquer les actes
accomplis, on s’imagine qu’elle les a dictés.

Descartes, suivi en cela par plusieurs philosophes modernes, faisait de
la volonté une sorte d’entité opposée à l’intelligence et constituant le
principe de nos croyances.

Croire, suivant lui, c’est donner ou refuser volontairement son
assentiment à une idée proposée par l’intelligence. Cette théorie, très
défendue encore, sera combattue dans cet ouvrage, où j’espère montrer
que la croyance n’est presque jamais volontaire.

Aristote se rapprochait beaucoup plus que Descartes des idées exposées
ici, lorsqu’il fondait sa psychologie sur la distinction entre les
facultés sensitives et les facultés intellectuelles. De leur combinaison
résultait pour lui la volonté. Elle serait ainsi un effet et non plus
une cause.

Aristote, on le voit, opposait la sensibilité à l’intelligence alors que
Descartes dressait devant elle la volonté.

Loin de représenter des subtilités vaines ces distinctions sont, au
contraire, importantes. La théorie, toujours prédominante, que la
croyance est volontaire et rationnelle repose sur des concepts analogues
à ceux de Descartes.


L’attention.--L’attention est l’acte par lequel, sous l’action d’un
excitant ou de la volonté, l’esprit se concentre sur un objet à
l’exclusion des autres, ou sur la représentation mentale de cet objet,
ou encore sur les idées qu’il fait naître.

L’attention permet d’éliminer des états de conscience étrangers et aussi
d’isoler du chaos des choses le sujet qui nous intéresse.

Divers auteurs considèrent l’attention comme une forme de la volonté.
Elle est sûrement sous la dépendance de la volonté, mais ne doit pas
être identifiée avec elle.

L’attention ne saurait être confondue davantage avec l’intelligence.
Elle n’est qu’un des éléments utilisés par cette dernière.

Les objets qui nous entourent impressionnent tous nos sens. Si nous les
percevions également, comme le fait l’objectif photographique par
exemple, le cerveau serait encombré d’images inutiles. Grâce à
l’attention, nous ne percevons les choses, que proportionnellement à nos
besoins, et pouvons concentrer sur un seul sujet toute notre capacité
intellectuelle sans la disséminer au hasard.

Les animaux sont capables d’attention, mais cette faculté est chez eux
toujours involontaire, alors que chez l’homme elle peut être volontaire.

De son développement résulte en grande partie notre puissance
intellectuelle. L’enfant, le sauvage possèdent très peu d’attention
volontaire. Plus l’homme est susceptible d’attention, et par conséquent
de réflexion, plus sa force intellectuelle est considérable. Un Newton
sans grande capacité d’attention n’est pas concevable. L’intuition
géniale qui apparaît brusquement, a toujours été précédée d’une
attention patiente et d’une longue réflexion.


La réflexion.--La naissance de la réflexion engendre chez l’homme la
faculté de raisonner. Elle est constituée par l’aptitude à ramener dans
l’esprit et fixer au moyen de l’attention les représentations mentales
dérivées des sensations ou des mots qui en sont les signes. On peut
alors les combiner, les comparer et former ainsi des jugements. Ils nous
font connaître non pas les choses en elles-mêmes, mais leurs rapports,
seul but accessible de la science.

L’aptitude à réfléchir implique toujours l’aptitude à l’attention.
Capacité d’attention faible comporte faculté de réflexion médiocre.

La réflexion permet de raisonner convenablement, à condition que les
logiques affective et mystique n’interviennent pas. Dès que les sujets
sur lesquels on veut raisonner tombent dans le champ de la croyance, la
réflexion perd son pouvoir critique.


§ 2.--Rôle de la logique rationnelle.

La logique rationnelle procède en associant par la réflexion, et suivant
le mécanisme précédemment indiqué, des représentations mentales ou les
mots qui les traduisent.

Elle fut considérée longtemps comme base de nos croyances. Nous
admettons au contraire que la logique rationnelle n’en a engendré
aucune. Son seul rôle possible est d’achever de les ébranler
lorsqu’elles ont été usées par le temps.

Mais si le rôle de la logique rationnelle est nul dans la genèse de la
croyance, il est capital au contraire dans la constitution de la
connaissance. Tout l’édifice des sciences et le colossal développement,
de l’industrie moderne qui en a été la conséquence, reposent sur elle.

On ne saurait donc exagérer sa puissance, mais il faut cependant savoir
reconnaître aussi les limites qu’elle n’a pas dépassées encore. Les
phénomènes de la vie et de la pensée lui demeurent toujours fermés. Son
domaine est celui de la matière brute, c’est-à-dire momentanément
stabilisée par la mort ou par le temps. Sur les phénomènes représentant
un écoulement constant comme la vie, elle n’a projeté que de très
incertaines lumières.

La science régnant visiblement sans rivale dans le domaine de la
connaissance, on a cru longtemps que la logique intellectuelle d’où elle
dérive servirait à expliquer la genèse et l’évolution des croyances.
Cette erreur a persisté pendant des siècles et la psychologie commence à
en sortir à peine.

L’observation aurait dû montrer cependant que les êtres agissent avant
de raisonner et de comprendre, et, par conséquent, qu’ils sont guidés
dans leurs actes par d’autres formes de logiques.

Pénétré de cette évidence, sur laquelle je reviens souvent parce qu’elle
est fort neuve encore, on reconnaît que la logique rationnelle joue un
rôle assez secondaire dans la vie des individus et des peuples.

Il n’est pas nécessaire de raisonner pour agir, et moins encore de
comprendre. Le plus modeste insecte agit comme il le doit, sans se
préoccuper de notre logique.

La compréhension et la raison sont des formes de l’activité des êtres
tout à fait indépendantes de l’action. Elles ne font souvent que
l’entraver en montrant trop ses dangers.

Grâce à leurs impulsions affectives et mystiques, les hommes les plus
ordinaires peuvent agir sans rien soupçonner de la genèse de leurs
actes. Inutile d’essayer sur eux des arguments d’ordre intellectuel.
Leur faible faculté de compréhension les fait considérer avec un mépris
catégorique tout ce qui les dépasse. Vouloir leur inculquer certaines
idées rationnelles serait imiter l’enfant cherchant à introduire une
orange dans un dé à coudre. Il faut savoir mesurer la capacité,
généralement restreinte, du dé cérébral des individus et des peuples
avant de chercher à y introduire quelques vérités rationnelles.

Le rôle de la logique rationnelle dans le gouvernement des peuples fut
toujours très faible et ne se manifeste guère que dans les discours. Ce
n’est pas, je le redis, la raison, mais le sentiment qui les émeut et
par conséquent qui les mène. Pour mouvoir, il faut émouvoir.

Nous montrerons bientôt que, dans la lutte entre la logique rationnelle
et la logique affective, la première est presque toujours vaincue. Les
psychologues arrivent à le reconnaître de plus en plus: «Supposer, écrit
Ribot, qu’une idée toute nue, toute sèche, qu’une conception abstraite
sans accompagnement affectif, semblable à une notion géométrique, ait la
moindre influence sur la conduite humaine est une absurdité
psychologique.»

L’heure est lointaine où le monde sera conquis par le raisonnement
philosophique. Il a toujours été, au contraire, jusqu’ici bouleversé par
des croyances méprisées de la logique rationnelle, mais qu’elle reste
impuissante à combattre.


§ 3.--Tardive apparition de la logique rationnelle. Elle n’est pas
l’œuvre de la nature, mais a été créée contre la nature.

J’ai déjà fait observer que la logique rationnelle était apparue la
dernière. Les autres formes de logiques suffirent à guider tous les
êtres, des âges géologiques presque jusqu’à nos jours.

La logique rationnelle n’est nullement œuvre de la nature, mais de
l’homme contre la nature. Grâce à cette création de son intelligence, il
subit de moins en moins les forces qui l’enveloppent et réussit chaque
jour davantage à les asservir. Ce fut là une capitale conquête.

Pour reconnaître que la logique rationnelle n’est pas un produit de la
nature, mais une création de l’homme contre la nature, il faut observer
que ses efforts consistent surtout à lutter contre les actions
naturelles.

Totalement indifférente au sort de l’individu, la nature ne s’occupe que
de celui de l’espèce. Devant elle tous les êtres sont égaux. L’existence
du plus pernicieux microbe est entourée d’autant de soins que celle du
plus grand génie.

Grâce à l’acquisition de la logique rationnelle, nous avons pu combattre
les lois féroces de l’univers et arriver parfois à en triompher.

Le véritable but de la science est cette lutte constante contre les
iniquités naturelles. Nous ne les subissons déjà plus que jusqu’aux
limites précises où s’arrête notre connaissance. Le jour où les
mécanismes des logiques biologique et affective seront connus, nous
saurons les dominer entièrement. L’homme aura alors la puissance
attribuée à ses anciens dieux.

La science n’en est pas évidemment encore là. Elle en reste même fort
loin. Quoique circonscrivant un peu plus chaque jour le fatal pouvoir de
la nature, nous sommes bien obligés de la subir en nous y adaptant.

Ce pouvoir immense est peut-être plus grand encore que la science ne le
suppose. Nous subissons la nature, mais ne subirait-elle pas elle-même,
suivant le mot attribué par Eschyle à Prométhée enchaîné sur son rocher,
les nécessités qui règlent le destin et auxquelles les dieux eux-mêmes
doivent obéir? La Philosophie n’est pas assez avancée pour répondre à de
telles questions.




LIVRE IV

LES CONFLITS DES DIVERSES FORMES DE LOGIQUES




CHAPITRE I

LE CONFLIT DES ÉLÉMENTS AFFECTIFS, MYSTIQUES ET INTELLECTUELS.


§ 1.--Les conflits des diverses logiques dans la vie journalière.

Les facteurs des opinions et des croyances sont interprétés par les
diverses formes de logiques que nous avons décrites. Étant différentes,
elles doivent entrer souvent en conflit. Comment se résout ce conflit?

En fait, il ne se manifeste qu’exceptionnellement. Dans la vie
journalière s’établit une sorte d’équilibre entre les impulsions
contraires des diverses logiques et suivant le temps, le milieu et le
moment, notre mentalité se laisse dominer par l’une ou par l’autre.

L’équilibre que nous venons d’indiquer n’est pas une fusion, mais une
superposition des diverses formes de logiques conservant chacune leur
action indépendante.

Cette superposition de logiques dissemblables, chez le même individu,
donne immédiatement la solution d’un problème toujours embarrassant.
Comment des esprits supérieurs, habitués à des méthodes scientifiques
rigoureuses, peuvent-ils accepter des croyances religieuses, politiques,
spirites, occultistes, etc., qui, devant la logique rationnelle dégagée
de tout élément étranger, ne supportent pas l’examen?

La réponse est, en réalité, bien simple.

Dans leurs conceptions scientifiques, ces esprits sont guidés par la
logique rationnelle. Dans leurs croyances, ils obéissent aux lois de la
logique mystique ou de la logique affective.

Un savant passe de la sphère de la connaissance à celle de la croyance,
comme il changerait de demeure. L’erreur dont il est souvent victime
consiste à vouloir appliquer aux interprétations des logiques mystique
ou affective les méthodes de la logique intellectuelle, afin de baser
scientifiquement ses croyances.

L’équilibre entre les diverses formes de logiques étant rompu, elles
entrent en lutte. Rarement, dans ce conflit, la logique rationnelle
l’emporte. Elle se laisse assez facilement torturer, d’ailleurs, pour se
mettre au service des plus enfantines conceptions. C’est pourquoi, en
matière de croyance, religieuse, politique ou morale, toute contestation
est inutile. Discuter rationnellement avec autrui une opinion d’origine
affective ou mystique n’a d’autre résultat que de l’exalter. La discuter
avec soi-même ne l’ébranle pas davantage, sauf quand elle est arrivée à
un degré d’usure lui ayant retiré sa force.

Les résultats d’une lutte entre la logique mystique et la logique
rationnelle ne sauraient mieux être mis en évidence que par l’exemple de
Pascal, examiné en détail dans un autre chapitre de cet ouvrage. Il
serait inutile d’y insister maintenant.

Nous nous bornerons donc, dans ce qui va suivre, à étudier le conflit
entre la logique affective et la logique rationnelle. La lutte est moins
inégale que dans le cas précédent, l’intelligence pouvant, par divers
artifices, non pas lutter directement contre les sentiments, mais
opposer des sentiments à des sentiments pour essayer de dominer ceux
qu’elle veut combattre.


§ 2.--Conflit des éléments affectifs et intellectuels. Action des idées
sur les sentiments.

Les sentiments qui nous mènent agissent beaucoup sur les idées, alors
que ces dernières agissent assez peu sur eux. L’idée n’est généralement
que la conclusion d’un sentiment dont l’évolution demeure inconsciente
et, par conséquent, ignorée.

C’est justement parce que cette vie des sentiments reste inconnue que
l’intelligence a une si faible action sur elle. Il suffit de nous
observer pour connaître à quel point nos facultés affectives évoluent en
dehors de notre volonté. Elles présentent une sorte de germination
lente, analogue à celle fort bien décrite par le poète philosophe Sully
Prudhomme, dans son célèbre sonnet le _Vase brisé_. Un mot, un geste,
presque insignifiants sur le moment, peuvent à la longue transformer
l’amitié en indifférence, quelquefois même en antipathie.

Le véritable rôle de l’intelligence sur l’agrégat de sentiments qui
forment le caractère est d’en isoler quelques-uns, les intensifier par
le moyen d’une représentation mentale soutenue, et les rendre ainsi
capables de dominer certaines impulsions. Elle peut arriver, par cette
prédominance d’un état affectif sur un autre, à élever l’individu
au-dessus de lui-même, au moins momentanément.

Grâce à son pouvoir d’associer les représentations mentales affectives
et intellectuelles, l’intelligence peut donc parfois utiliser des
sentiments, comme un architecte, avec les mêmes pierres, saura
construire des édifices divers.

Cette action de l’intelligence sur les sentiments n’est pas illimitée et
semble même assez restreinte. L’observation montre, en effet, que si ces
derniers sont très intenses, la première perd tout pouvoir. La puissance
de certains sentiments peut devenir telle, que, non seulement
l’intelligence, mais encore les intérêts les plus évidents de l’individu
restent sans influence. Nous en donnerons plusieurs exemples dans le
chapitre des croyances.

Si les sentiments ne se transforment pas directement en idées, ils sont
cependant des créateurs d’idées, évocatrices à leur tour d’autres
sentiments. C’est ainsi que tout en conservant leur indépendance, ces
deux sphères de l’activité mentale agissent constamment l’une sur
l’autre.

Les idées exercent donc, bien qu’indirectement, une action indéniable
sur notre vie individuelle et collective; mais, je le répète, leur rôle
n’est possible qu’à la condition de s’appuyer sur un substratum
affectif.

Les idées surgissant des sentiments, les luttes entre idées ne sont, en
réalité, que des luttes entre sentiments. Les peuples, qui semblent
combattre pour des idées, luttent pour les sentiments dont ces idées
dérivent.

Les états affectifs qui n’ont pas occasion de s’extérioriser perdent,
non leur existence, mais leur force, comme tous les organes sans usage.
Ainsi les fonctions, remplies jadis par les noblesses anglaise et
française, maintenaient des qualités de caractère qui disparurent avec
la cessation des fonctions. Ces classes sociales ayant perdu leurs
qualités morales, sans acquérir l’intelligence, qu’elles n’avaient pas
eu occasion d’exercer, devinrent inférieures aux classes dominées jadis.
Il était donc inévitable que l’influence de la noblesse, après avoir été
détruite en France par la Révolution, soit aujourd’hui très ébranlée en
Angleterre.

Cette loi, trop ignorée de nos éducateurs, qu’un sentiment non exercé
s’étiole, paraît d’une application générale. L’histoire des peuples en
fournit maints exemples. Nos instincts guerriers, si développés à
l’époque de la Révolution et de l’Empire, ont fini par faire place à un
pacifisme et un anti-militarisme chaque jour plus répandu, non seulement
dans les masses, mais encore chez les intellectuels. Il en résulte cet
étrange contraste: à mesure que les nations deviennent plus pacifiques,
leurs gouvernements ne cessent d’augmenter les armements.

La raison de cette apparente anomalie est simple. Les individus
obéissent à leur égoïsme personnel; alors que les gouvernants sont
obligés de se préoccuper de l’intérêt collectif. Mieux éclairés que les
foules et leurs rhéteurs, ils savent, par de séculaires expériences, que
toute nation qui s’affaiblit est bientôt envahie et pillée par ses
voisins[5]. Les nations modernes n’ont pas plus échappé à cette loi que
leurs devancières des civilisations antiques. Polonais, Turcs,
Égyptiens, Serbes, etc., n’ont évité les invasions destructives qu’en se
laissant dépouiller de tout ou partie de leurs territoires.

  [5] Le chancelier de l’empire d’Allemagne a fort bien exprimé cette
    vérité dans un discours prononcé en mars 1911 devant le Reichstag et
    dont voici un extrait:

    «La question du désarmement est, pour tout observateur sérieux,
    insoluble, autant que les hommes resteront des hommes et les États
    des États. _Quoi que fassent les faibles, ils seront toujours la
    proie des forts._ Le peuple qui ne veut pas dépenser pour son
    armement tombe au deuxième rang et un plus fort prend sa place.»

    Comme l’a très bien fait remarquer le même homme d’État «les
    dispositions d’où peuvent naître aujourd’hui la guerre ont leurs
    racines dans des sentiments populaires qui se laissent influencer
    facilement».

L’évolution ou mieux la transposition des sentiments, dont nous venons
de montrer quelques conséquences, s’opère sous des influences variées.
Le milieu social est une des plus importantes. Pour s’y adapter,
l’individu est forcé de laisser sommeiller certains états affectifs et
d’en utiliser d’autres que l’exercice fortifie constamment. Tel devrait
être le rôle d’une éducation bien entendue, c’est-à-dire soucieuse de
développer les qualités fondamentales du caractère, et notamment
l’initiative, le courage et la volonté, que d’autres sentiments naturels
peuvent contre-balancer. En s’opposant à l’initiative, la crainte des
responsabilités l’annule; entravé par l’égoïsme individuel, le
dévouement à l’intérêt collectif s’évanouit bientôt, etc.


§ 3.--Lutte des sentiments contre les sentiments. Les actions
inhibitrices.

Tous les primitifs: sauvages, animaux, etc., tendent constamment à
laisser agir leurs instincts. Cependant, dès que les premiers vivent en
tribu et que les seconds sont domestiqués, la nécessité leur apprend à
en refréner quelques-uns.

Ils n’y parviennent qu’en opposant un sentiment très fort,--crainte du
châtiment, espoir de la récompense, par exemple,--à un autre sentiment
dont on serait tenté de suivre les impulsions.

L’aptitude à dominer les impulsions affectives représente un élément
fondamental de la civilisation. Aucune vie sociale n’est possible sans
cette base essentielle de toute morale.

Les actions inhibitrices maintenues par la coutume, la morale et les
codes représentent non une lutte entre les sentiments et la raison,
mais, comme je l’ai montré, entre des sentiments divers que la raison
met en présence.

Les codes civils ou religieux ont toujours eu pour but principal
d’exercer une action inhibitrice sur les manifestations de certains
sentiments.

Toute civilisation implique gêne et contrainte. En apprenant, sous la
loi rigoureuse des premières obligations sociales, à maîtriser un peu
ses impulsions, le primitif se dégagea de l’animalité pure et atteignit
la barbarie. Forcé de se refréner davantage, il s’éleva jusqu’à la
civilisation. Cette dernière ne se maintient qu’autant que persiste la
domination de l’homme sur lui-même.

Pareille contrainte exige un effort de tous les instants. Il serait
presque impossible si des habitudes que l’éducation peut fixer ne
finissaient par le faciliter en le rendant inconscient.

Suffisamment développée, la discipline interne peut arriver ainsi à
remplacer la discipline externe; mais lorsqu’on n’a pas su créer l’une,
il faut se résigner à subir l’autre. Refuser l’une et l’autre, c’est
retourner aux âges de barbarie. Les sentiments nous mèneront toujours,
mais aucune société n’a pu subsister sans que ses membres apprissent à
les maintenir dans les limites au-dessous desquelles commencent
l’anarchie et la décadence.

Les sentiments refrénés par les nécessités sociales que codifient les
lois ne sont pas pour cela détruits. Délivrées de leurs entraves, les
impulsions naturelles primitives reparaissent toujours. Ainsi
s’expliquent les violences qui accompagnent les révolutions. Le civilisé
est retourné à la barbarie.




CHAPITRE II

LE CONFLIT DES DIVERSES FORMES DE LOGIQUES DANS LA VIE DES PEUPLES.


§ 1.--Conséquences de la destruction des actions inhibitrices des
sentiments dans la vie sociale.

La nécessité de refréner les sentiments nuisibles à la société au moyen
d’autres sentiments fixés par l’éducation, la morale et les codes,
constitue, nous venons de le dire, le principe fondamental de la vie
collective, et jamais en vain les peuples le méconnaissent.

On ne libère pas des sentiments que le milieu social avait péniblement
réussi à contenir, sans créer de l’anarchie. Son premier symptôme est un
rapide accroissement de la criminalité, tel que celui constaté en France
aujourd’hui. Il est favorisé d’ailleurs par le développement de
l’humanitarisme, qui paralyse la répression et tend, par conséquent, à
détruire tous les freins.

Notre démocratie actuelle expérimente de plus en plus les conséquences
de la suppression de ces actions inhibitrices qui, seules, pouvaient
contre-balancer les sentiments antisociaux.

La haine des supériorités et l’envie, qui sont devenues ses fléaux et
menacent son existence, dérivent de sentiments trop naturels pour
n’avoir pas subsisté toujours. Mais, dans les sociétés hiérarchisées du
passé, leur manifestation était difficile.

Ayant acquis aujourd’hui libre essor, encouragés sans cesse par des
politiciens avides de popularité et des universitaires mécontents de
leur sort, ces sentiments exercent constamment leur désastreuse
tyrannie.

Il a fallu une bien grande dissociation des actions inhibitrices, à peu
près fixées par l’hérédité, pour qu’aient pu se produire des actes comme
la révolte des postiers, celle des cheminots et finalement de plusieurs
villes d’un grand département.

Ces désagrégations sociales ne sont d’ailleurs devenues possibles que
par les capitulations répétées de gouvernants, dominés par la faiblesse
qu’engendre inévitablement la peur. Devant l’impuissance des codes s’est
progressivement créée cette notion, qu’employer la menace et l’action
directe était un moyen sûr pour faire plier des lois jadis considérées
comme inviolables.

Et si les gouvernants en sont arrivés à tant de lâches concessions,
c’est par une méconnaissance profonde de certaines notions
psychologiques qu’aucun homme d’État ne devrait ignorer et que, jadis,
ils n’ignoraient pas.

De ces notions, une des plus fondamentales est la suivante:

Une société subsiste grâce au maintien de cette conviction héréditaire,
qu’il faut respecter religieusement les lois sur lesquelles l’organisme
social est fondé.

La force que possèdent les codes pour se faire obéir est surtout morale.
Aucune puissance matérielle ne réussirait à faire respecter une loi que
tout le monde violerait.

Si un génie malfaisant voulait détruire une société en quelques jours,
il n’aurait qu’à suggérer à tous ses membres le refus d’obéir aux lois.
Le désastre serait beaucoup plus grand qu’une invasion suivie de
conquête. Un conquérant se borne généralement, en effet, à changer le
nom des maîtres qui détiennent le pouvoir, mais son intérêt est de
conserver soigneusement les cadres sociaux dont l’action est toujours
plus efficace que celle des armées.

Détruire la croyance dans la nécessité du respect des freins sociaux,
représentés par les lois, c’est préparer une révolution morale
infiniment plus dangereuse qu’une révolution matérielle. Les monuments
saccagés se rebâtissent vite, mais, pour refaire l’âme d’un peuple, il
faut souvent des siècles.

Nous avons déjà subi de ces désagrégations mentales à divers âges de
notre histoire, et dans son livre sur Jeanne d’Arc, Hanotaux en a marqué
une en termes frappants:

«Quand toute hiérarchie est abolie, quand le commandement a dissipé
lui-même son autorité, quand, par ses fautes, il a laissé se perdre le
respect, quand l’organisme social jonche la terre, le champ est libre
aux initiatives individuelles. Elles surgissent, et, selon les lois
naturelles, cherchent leur croissance et leur floraison dans la
déliquescence des institutions détruites.»

Les sectaires combattant la tradition au nom du progrès et rêvant de
détruire la société pour s’emparer de ses richesses, comme Attila rêvait
de piller Rome, ne voient pas que leur vie est un étroit tissu
d’acquisitions ancestrales sans lesquelles ils ne vivraient pas un seul
jour.

On sait comment finissent toujours de pareilles tentatives. Il faudra
cependant les subir encore sans doute, puisque seule l’expérience
répétée instruit. Les vérités formulées dans les livres sont de vaines
paroles. Elles ne pénètrent profondément l’âme des peuples qu’à la lueur
des incendies et au bruit des canons.


§ 2.--Les éléments mystiques et affectifs dans la vie des peuples.

Le rôle de la logique rationnelle, si prépondérant dans l’évolution des
sciences et parfois dans la vie des individus, est extrêmement faible
dans l’existence des peuples.

Sans doute, à n’examiner que la superficie des choses sans essayer de
découvrir leurs ressorts cachés, le récit des faits paraît infirmer la
thèse précédente. Les historiens font perpétuellement intervenir la
raison dans leurs explications. A s’en tenir uniquement aux temps
modernes, n’entend-on pas répéter partout que la Révolution eut pour
origine les dissertations des philosophes et que son but principal fut
le triomphe d’idées rationnelles?

A aucune époque, en effet, la raison ne fut tant invoquée. On arriva
même à la déifier et lui bâtir un temple. En réalité, il n’existe pas de
période où elle ait joué un plus faible rôle. On le découvrira sûrement
lorsque, dégagés des atavismes qui nous aveuglent, il deviendra possible
d’écrire une psychologie de la Révolution française.

Même à ses débuts, la Révolution n’eut pour soutiens que des éléments
affectifs. Les bourgeois qui en furent les premiers instigateurs étaient
surtout guidés par un sentiment de jalousie intense contre une classe
qu’ils croyaient avoir égalée.

Sans doute, le peuple ne songeait pas d’abord à envier certaines
situations trop éloignées de lui pour qu’il espérât jamais les
atteindre; cependant il accueillit le mouvement révolutionnaire avec
enthousiasme. Sentiment bien naturel, car la destruction légale des
contraintes sociales et les promesses qu’on faisait luire à ses yeux lui
ouvraient la perspective d’être l’égal de ses anciens maîtres et de
s’emparer de leurs richesses. Dans la devise révolutionnaire, rappelée
sur nos monnaies et sur nos murs, un seul terme, celui d’Égalité,
passionna les esprits comme il les passionne encore. De fraternité on ne
parle plus guère aujourd’hui, la lutte des classes étant devenue la
devise des temps nouveaux. Quant à la liberté, les foules n’en
comprirent jamais le sens et la refusèrent toujours.

Si les révolutions séduisent tant les peuples, c’est surtout parce
qu’elles libèrent des sentiments que les nécessités sociales obligent à
refréner, mais qui ne le sont jamais que péniblement et incomplètement.

J’ai montré dans un précédent chapitre le rôle fondamental des actions
inhibitrices sur les sentiments, et leur importance. Elles se montrent
surtout nécessaires chez les peuples à impulsions vives et mobiles.

Si l’éducation, la tradition, les codes ne parviennent pas à canaliser
ces impulsions et les actes qui en résultent, un tel peuple sera la
proie non seulement des meneurs, mais encore de tous les ennemis
extérieurs qui sauront exploiter sa sensibilité. L’histoire en fournit
des preuves à chaque page. La guerre de 1870, par exemple, est remplie
d’enseignements à cet égard. L’Empereur malade, le roi de Prusse âgé
voulaient éviter à tout prix le conflit. Dans son désir de l’empêcher,
le roi de Prusse avait fini par renoncer à la candidature de son parent
au trône d’Espagne et la paix paraissait assurée.

Mais, derrière ces esprits incertains et de volonté faible, un cerveau
puissant, à la volonté énergique, tenait les fils du destin. En
supprimant adroitement quelques mots d’une dépêche, il sut exaspérer
jusqu’à la fureur la sentimentalité d’un peuple trop sensible et
l’obligea, sans préparation militaire, à déclarer la guerre à des
ennemis depuis longtemps préparés. Utilisant ensuite les sentiments de
chaque nation, il parvint à maintenir la neutralité nécessaire à ses
desseins. Aveuglée par les sentiments que ce profond psychologue avait
fait vibrer, l’Angleterre refusa de s’associer à un projet de congrès,
sans prévoir ce que lui coûterait plus tard la formation d’une puissance
militaire prépondérante, son cauchemar aujourd’hui. Obéir aux impulsions
affectives condamne à être dominé par ceux qui savent les faire surgir.
Connaître l’art de manier les sentiments des hommes, c’est devenir leur
maître.


§ 3.--Les équilibres et les ruptures des diverses formes de logiques
dans la vie des peuples.

Nous avons vu qu’à l’état normal s’établissait chez les individus une
sorte d’équilibre entre les impulsions diverses issues des logiques qui
les guident. Il en est généralement de même dans la vie des peuples.

Lorsque, sous certaines influences, cet équilibre vient à être troublé,
des perturbations profondes se manifestent et une révolution est proche.
Cette dernière constitue le plus souvent une véritable maladie mentale,
résultant du défaut d’équilibre entre les impulsions de diverses
logiques dont l’une est devenue trop dominante.

C’est surtout la prépondérance de la logique mystique qui produit les
grands bouleversements de l’humanité. Croisades, guerres de religion,
Révolution française, en fournissent des exemples. De tels mouvements
représentent des crises de ce mysticisme toujours puissant auxquelles
les peuples, comme les individus, ne sauraient échapper.

Du conflit des diverses formes de la logique, résultent la plupart des
oscillations de l’histoire. Quand l’élément mystique prédomine, ce sont
les luttes religieuses avec leur impérieuse violence. Lorsque l’élément
affectif l’emporte, on constate, suivant le facteur sentimental
développé, soit les grandes entreprises guerrières, soit au contraire la
floraison de l’humanitarisme et du pacifisme, dont les conséquences
finales ne sont pas moins meurtrières. Les guerres civiles et
religieuses sont des luttes entre logiques différentes, dont l’une
devient momentanément trop prépondérante.

Lorsque la logique rationnelle prétend intervenir exclusivement dans la
vie d’un peuple les bouleversements ne sont pas moins profonds. La
raison n’est guère alors qu’un vêtement d’emprunt, dissimulant des
impulsions affectives ou mystiques.

De nos jours, les foules et leurs meneurs restent, nous l’avons montré,
aussi saturés de mysticisme que leurs plus lointains ancêtres. Des mots
et des formules doués de pouvoir magique ont hérité de la puissance
attribuée aux divinités adorées de nos pères. L’hallucinant espoir de
paradis enchanteurs vit toujours.

Avec un fond invariable, le mysticisme modifie fréquemment son aspect.
Il a pris actuellement une forme rationaliste. C’est au nom de la raison
pure que les apôtres des fois nouvelles prétendent reconstruire les
sociétés et les hommes.

Le pouvoir de transformation sociale attribué aujourd’hui à la raison
s’explique facilement. Les progrès réalisés par elle dans les sciences
étant considérables, il devenait naturel de supposer que des méthodes
ayant engendré de tels résultats, pouvaient transformer les sociétés et
créer le bonheur universel.

Une psychologie plus éclairée montre malheureusement que les sociétés
n’évoluent pas avec des raisons mais sous l’influence d’impulsions
affectives et mystiques sur lesquelles la raison est sans prise.

La tâche difficile des conducteurs des peuples actuels est de concilier
les impulsions des diverses logiques, qui les mènent en réalité, avec
celles de la logique rationnelle aspirant à les diriger d’une façon
exclusive. La traditionnelle Angleterre elle-même commence à subir ce
conflit. Les institutions politiques qui firent sa grandeur sont
maintenant en butte aux attaques rationalistes de partis avancés
prétendant rebâtir l’édifice au nom de la raison, c’est-à-dire de leur
raison.

Le rôle des grands hommes d’État est de savoir orienter la destinée des
peuples, en utilisant les impulsions affectives et mystiques qui les
mènent et non en essayant de détruire ces dernières au nom de la raison.

Les conflits des diverses formes de logiques ne durent pas toujours. Ils
tendent, nous l’avons vu, vers l’équilibre. Les contradictions
subsistent mais on arrive à ne plus les apercevoir. L’élément
intellectuel se résigne le plus souvent à subir les influences
affectives et mystiques, sans consentir cependant à s’avouer sa défaite.
C’est même pourquoi nous renonçons généralement à discuter nos
affections et nos croyances. Leur analyse serait du reste bien
difficile; on n’est pas toujours pris aux mensonges des autres mais très
aisément à ses propres mensonges. L’adage antique: «Connais-toi
toi-même», est heureusement d’une réalisation impossible, car nous
connaissant nous-mêmes, découvrant les luttes perpétuelles dont notre
entendement est le siège, notre existence sombrerait dans un chaos
d’incertitudes. S’ignorer vaut mieux parfois que se connaître.

                   *       *       *       *       *

Retenons de toutes les considérations précédentes que des éléments
mystiques et affectifs, ayant leurs lois spéciales, persistent toujours
dans l’esprit et servent de base à la conduite des individus et des
peuples.

Bien que souvent contraires, toutes nos impulsions finissent par
s’équilibrer et agir chacune dans leur domaine si on ne les trouble pas
et surtout si l’on ne tente pas entre elles d’impossibles conciliations.
Vérités affectives, vérités mystiques et vérités rationnelles sont
filles de logiques trop différentes pour se fusionner jamais.




CHAPITRE III

LA BALANCE DES MOTIFS.


§ 1.--La balance mentale. L’action.

Les impulsions contraires des diverses logiques qui nous mènent font
hésiter souvent sur la conduite à suivre. Les cas les plus simples
comportent un choix entre plusieurs solutions. Il faut bien choisir,
puisque les nécessités de la vie obligent à agir. Comment s’effectue
notre détermination?

Un exemple expliquera facilement son mécanisme.

Plaçons au hasard des objets quelconques sur les plateaux d’une balance.
L’opération achevée, l’aiguille traduisant leurs mouvements s’infléchit
d’un côté, si les plateaux sont inégalement chargés, et reste verticale
s’ils le sont également.

En dehors des balances matérielles, existent des balances mentales dont
le mécanisme est analogue. Les poids sont nos motifs d’action.
L’aiguille représente l’acte que la fixation du plateau dans sa position
d’équilibre fait accomplir.

Ces mobiles d’action peuvent être quelquefois des raisons, mais aux
mobiles conscients d’ordre intellectuel, s’ajoutent le plus souvent les
mobiles inconscients déjà décrits et qui pèsent lourdement dans l’un des
plateaux.

En dernière analyse, les motifs sont des énergies en lutte. Les plus
fortes l’emportent.

Lorsque les énergies contraires sont à peu près de même intensité, les
plateaux oscillent longtemps avant de se fixer à une position
définitive. Caractères incertains, hésitants. Quand les énergies en
conflit sont très inégales, un des plateaux trouve de suite son
équilibre. Caractères décidés passant rapidement à la résolution et à
l’action.


§ 2.--Rôle de la volonté dans la balance des motifs.

Les poids de la balance mentale sont souvent à notre disposition,
c’est-à-dire que nous pouvons en ajouter ou en retrancher. Les héros
intrépides qui, pour la première fois, franchirent les Alpes et la
Manche à travers les airs, éliminèrent certainement des plateaux de la
balance, les nombreux motifs rationnels capables de les arrêter dans la
dangereuse entreprise qu’aucun être humain n’avait tentée avant eux.

Notre volonté, cependant, ne se charge pas toujours de placer les poids
dans la balance des motifs. Les éléments de la vie affective ou mystique
s’y introduisent tout seuls. C’est ce qui arrive dans certains actes
instantanés résultant d’une émotion intense, se jeter à l’eau l’hiver,
par exemple, pour en retirer un inconnu. Si la réflexion s’était
exercée, son action aurait certainement contre-balancé celle des
éléments affectifs et l’inclinaison de l’aiguille eût changé de côté.
Voilà pourquoi si les grands héroïsmes spontanés sont fréquents, on
observe beaucoup plus rarement de petits actes d’héroïsme journaliers,
tels que se priver des jouissances de la vie, pour soigner un parent
infirme. C’est très justement, que les académies chargées de distribuer
des prix de vertu, les accordent de préférence aux petits héroïsmes
continus.

La volonté consciente peut donc influencer les plateaux de la balance
des motifs, mais lorsque cette volonté est inconsciente, comme dans les
croyances, son rôle est à peu près nul. La logique mystique opère alors
en dehors de nous, au besoin malgré nous et contre nous.

Nous sommes moins désarmés quand la logique affective intervient seule,
car si les sentiments ne sont pas trop forts, l’intelligence peut
disposer de quelques-uns des poids qui représentent les motifs.

Notre faible puissance contre les impulsions de la logique affective ne
doit pas être beaucoup regrettée. Sans doute elles ont souvent des
conséquences désastreuses, mais parfois aussi deviennent génératrices
d’actes très utiles à l’humanité.

Quand l’homme sait associer ses impulsions affectives et mystiques aux
découvertes que seule la logique rationnelle peut accomplir, il
parvient, comme dans le cas des valeureux aviateurs cités plus haut, à
reculer les bornes du possible.

Dans la balance des motifs, où s’établit la genèse des opinions, des
croyances et des actes, se trouvent, on le voit, beaucoup de mobiles
indépendants de notre volonté. S’ils l’étaient toujours, on pourrait
dire, et plusieurs écoles de philosophie l’enseignent encore, qu’un
fatalisme rigide nous gouverne.

Le fatalisme, en effet, domina une longue période de l’histoire humaine.
Impuissants à se conduire eux-mêmes, les êtres obéissaient aux lois
fatales de logiques étrangères à la raison.


§ 3.--Comment la logique rationnelle peut agir sur la balance des
motifs.

Avec la lente apparition de la logique rationnelle, une force nouvelle
surgit dans le monde. Elle permit à l’homme d’agir souvent sur les
plateaux, jadis inaccessibles pour lui, de la balance des motifs.

En étudiant, dans un précédent ouvrage, la dissociation des fatalités,
nous avons montré comment, guidée par une volonté forte, la logique
rationnelle devient le grand facteur de cette dissociation. Grâce à son
pouvoir, l’homme peut influencer le cours des choses. Cessant d’être
dominé exclusivement par les forces inconscientes qui le menaient jadis,
il apprend chaque jour davantage à les maîtriser et à régir leur empire.

Et si la logique rationnelle soutenue par la volonté ne saurait encore
fixer le destin, c’est que la plupart des facteurs des événements nous
demeurent ignorés, et que beaucoup de nos actes portent des conséquences
réalisables seulement dans un avenir toujours chargé d’imprévu.

Cet imprévu condamne à risquer, c’est-à-dire à introduire dans la
balance des motifs, des poids de valeur inconnue. Les vrais maîtres du
sort des peuples, les hommes de génie, dont chaque siècle vit surgir un
si petit nombre, surent accumuler le plus de chances possible dans un
des plateaux, et cependant beaucoup risquer. Bismarck, que nous avons
plusieurs fois cité à cause de sa psychologie très instructive, illustre
clairement cette nécessité du risque. Une idée maîtresse, l’unité de sa
patrie le guidait, mais dans sa vie, que de risques courus, de chances
contraires, d’obstacles entassés dont sa volonté eut à subir le choc! Il
fallait d’abord détruire la puissance militaire de l’Autriche, à
laquelle un prestigieux passé conférait tant de force. La victoire de
Sadowa, en 1866, fut très péniblement gagnée, et grâce seulement à
l’incapacité excessive du général ennemi. Ce difficile triomphe obtenu,
il fallut risquer de combattre Napoléon III dont les armées passaient
pour invincibles, et qui l’eussent été peut-être si l’alliance probable
de la France et de l’Autriche s’était réalisée. Un grand homme pouvait
préparer toutes ces combinaisons, mais non en affirmer le succès. Un
caractère hardi, une vaste intelligence, éclairée par les intuitions
supérieures du génie, permettaient seuls d’affronter de tels risques. Il
fallait les affronter, pourtant, puisque les innombrables facteurs qui
nous encerclent, et dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle le
hasard, restent inaccessibles.

C’est la logique affective surtout qui encourage à risquer. Elle est le
premier soutien d’une entreprise que la logique rationnelle doit guider
aussi. De grands risques s’offraient dans la traversée de la Manche et
des Alpes en aéroplane, mais la logique rationnelle étayait une volonté
inspirée par l’espoir de la gloire, le plaisir de lutter contre des
difficultés, et autres éléments d’origine exclusivement affective.

Icare qui, au dire de la légende, tenta un essai analogue avec sa seule
volonté pour lui, périt victime de son effort. Il faut être solidement
armé pour défier la nature et les dieux.

Les maîtres de l’histoire visible ou invisible, savants éminents,
profonds penseurs, illustres capitaines, doivent leur grandeur à ce
qu’ils surent utiliser, sans en négliger aucune, les formes diverses de
logiques qui gouvernent l’homme et manier, grâce à elles, la balance des
motifs où se règle l’avenir.

Ce n’est pas avec les foules, jouets aveugles de leurs instincts, que
les civilisations progressent, mais par la petite élite qui sait penser
pour elles et les orienter. En essayant de mettre la logique
intellectuelle au service de la logique collective, pour justifier
toutes ses impulsions, la terrible légion des politiciens n’a fait que
créer une profonde anarchie.

                   *       *       *       *       *

Résumant ce chapitre et ceux qui le précèdent, nous dirons que les
événements de l’histoire résultent de l’équilibre et du conflit des
diverses logiques. Dans la balance des motifs où se pèsent nos
destinées, toutes ont leur rôle. Que l’une d’elles vienne à prédominer
et le sort des hommes est changé.

Trop de logique affective conduit à céder sans réflexion à des
impulsions souvent funestes. Trop de logique mystique engendre les
existences religieuses, dominées par l’égoïste préoccupation de leur
salut, et sans utilité sociale. Trop de logique collective fait
prédominer les éléments inférieurs d’un peuple et le ramène à la
barbarie. Trop de logique rationnelle conduit au doute et à l’inaction.




LIVRE V

LES OPINIONS ET LES CROYANCES INDIVIDUELLES




CHAPITRE I

LES FACTEURS INTERNES DES OPINIONS ET DES CROYANCES.

(Le caractère, l’idéal, les besoins, l’intérêt, les passions, etc.).


§ 1.--Influence des divers facteurs des opinions et des croyances.

Le journal anglais _Commentator_ écrivait récemment, à propos de la
psychologie politique: «Il naîtra peut-être, un jour, un livre
merveilleux sur l’art de persuader. Si on suppose que la psychologie
arrive à être une science aussi avancée que la géométrie et la
mécanique, il sera possible de prédire les effets d’un argument sur
l’esprit de l’homme aussi sûrement que nous pouvons prédire maintenant
une éclipse de lune. Une psychologie développée à ce point possédera une
série de règles permettant de convertir un individu à une opinion
quelconque. Le mécanisme d’un esprit sera alors comparable à une machine
à écrire, où il suffit d’appuyer sur un levier pour voir sortir
immédiatement la lettre demandée. Une science aussi puissante, et, par
conséquent, aussi dangereuse, deviendrait nécessairement un monopole du
gouvernement».

On peut admettre théoriquement l’existence de cette science future, dont
les grands hommes d’État et les meneurs connaissent déjà quelques
fragments, mais le pouvoir de la créer complètement appartiendra
sûrement à une humanité d’intelligence fort supérieure à la nôtre.

La raison en est évidente. Un des problèmes les plus difficiles de
l’astronomie, et dont elle n’a pu donner encore qu’une solution
partielle, est celui dit des trois corps, impliquant la détermination
des trajectoires de trois mobiles agissant simultanément les uns sur les
autres. Or, les éléments psychologiques pouvant entrer dans une
détermination sont non seulement en nombre bien plus considérable, mais
encore leur action varie suivant la sensibilité de chacun.

Si les prévisions de la conduite des êtres ne sont pas cependant
toujours impossibles, c’est que dans l’agrégat complexe des sentiments
formant le caractère, se trouvent souvent des éléments prépondérants qui
orientent les autres. Tels l’avarice, l’égoïsme, l’amour-propre,
l’orgueil, etc. Les hommes ainsi dominés sont les plus faciles à manier,
car on sait sur quelle touche affective il faut frapper. Un individu
bien équilibré et n’offrant aucune note dominante, est, au contraire,
peu aisé à pénétrer et à conduire.

Tous les facteurs que nous énumérerons n’entrent pas dans la genèse
d’une opinion. Tel agissant sur l’un restera sans action sur l’autre. Ce
qui passionne un peuple laissera indifférent le peuple voisin.

En fait, la formation de la plupart des opinions comprend assez peu de
facteurs. La race, le milieu et la contagion pour les grandes croyances,
les impressions et l’intérêt personnel pour les opinions journalières
suffisent. Nous sommes obligés cependant d’en étudier d’autres et de les
mettre presque sur le même plan, parce que si tous n’agissent pas
toujours, il n’en est aucun qui ne puisse, à un moment donné,
intervenir.


§ 2.--Le caractère.

Sur le fond commun des caractères de races se superposent les caractères
variables des individus. Leur rôle dans la genèse des opinions et des
croyances est considérable. Le philosophe le plus sage n’échappe pas à
leur influence. Ses doctrines optimistes ou pessimistes résultent de son
caractère, beaucoup plus que de son intelligence. W. James assure donc,
avec raison, que «l’histoire de la philosophie est, dans une grande
mesure, celle du conflit des tempéraments humains. Cette différence
particulière des tempéraments, ajoute-t-il, est toujours entrée en ligne
de compte dans le domaine de la littérature, de l’art, du gouvernement
et des mœurs, tout autant que dans celui de la philosophie. S’agit-il
des mœurs: nous y rencontrons, d’une part, les gens qui font des façons,
et de l’autre ceux qui n’en font pas. S’agit-il du gouvernement: il y a
les autoritaires, et il y a les anarchistes. En littérature, il y a les
puristes ou les gens épris du style académique, et il y a les
réalistes».

Pénétrés de cette influence du caractère individuel sur les opinions,
nous concevrons aisément pourquoi certains hommes sont conservateurs et
d’autres révolutionnaires.

Ces derniers tendent toujours à se révolter, uniquement par tempérament,
contre ce qui les entoure, quel que soit l’ordre des choses établi. Ils
se recrutent généralement chez des caractères dont la stabilité
ancestrale a été dissociée par des influences diverses. Ils ne sont
plus, par conséquent, adaptés à leur milieu. Beaucoup d’entre eux
appartiennent à la grande famille des dégénérés qui relèvent surtout du
domaine de la pathologie. Devenus inadaptés à l’état social, ils lui
sont nécessairement aussi hostiles que le sauvage plié de force à une
civilisation.

L’armée des révolutionnaires se recrute surtout, aujourd’hui, dans cette
foule de dégénérés, dont l’alcoolisme, la syphilis, le paludisme, le
saturnisme, etc., peuplent les grandes cités. C’est un résidu dont les
progrès de la civilisation grossissent chaque jour le nombre. Un des
plus redoutables problèmes de l’avenir sera de soustraire les sociétés
aux furieuses attaques de cette armée d’inadaptés.

Leur rôle dans l’histoire fut parfois considérable, car leur faculté de
persuasion s’exerce puissamment sur l’âme des peuples. Des demi-aliénés
comme Pierre l’Ermite et Luther ont bouleversé le monde.


§ 3.--L’idéal.

L’idéal d’un peuple détermine un grand nombre de ses opinions et de ses
croyances. Il représente la synthèse de ses aspirations communes, de ses
besoins et de ses désirs. Cette synthèse est déterminée par sa race, son
passé et bien d’autres facteurs dont je n’ai pas à m’occuper maintenant.
J’ai montré ailleurs sa force et fait voir qu’il ne peut être ébranlé
sans que le soient aussi les fondements de l’édifice social soutenu par
lui. Si tant d’hommes sont hésitants aujourd’hui dans leurs opinions,
leurs croyances et obéissent aux impulsions les plus contraires, c’est
qu’avec une intelligence parfois très haute, ils n’ont plus qu’un idéal
très faible.

La puissance des fanatiques tient précisément à ce qu’ils obéissent
rigoureusement à leur idéal dangereux. On peut l’observer aujourd’hui
pour l’idéal socialiste, le seul qui séduise encore les multitudes. Il
pèse sur toute notre vie nationale et engendre une foule de lois
destructives de sa prospérité.

Un idéal n’est donc nullement une conception théorique, dont on puisse
négliger l’action. Devenu général, il exerce une influence prépondérante
dans les moindres détails de la vie. Ceux-là mêmes qui ignorent son
influence la subissent.

Croyances religieuses, morales ou politiques n’acquièrent de pouvoir
qu’après s’être concrétisées dans un idéal universellement accepté.
Quand ce dernier s’adapte aux nécessités et aux possibilités du moment,
il détermine la grandeur d’une nation. Contraire au cours naturel des
choses, il provoque sa décadence.


§ 4.--Les besoins.

Les besoins figurent parmi les grands générateurs de nos opinions, de
notre conduite et de toute l’évolution sociale. La faim est le plus
puissant d’entre eux. Elle conduisit nos lointains ancêtres des
primitives cavernes à l’aurore de la civilisation et la très immense
majorité des hommes ne travaille que pour la satisfaire. C’est elle qui,
chassant les barbares de leurs steppes, les précipita sur Rome et
changea le cours de l’histoire. De nos jours, son rôle n’est pas
moindre. On a dit, avec raison, que le socialisme est une question
d’estomac.

Les progrès de la civilisation ajoutent sans cesse des besoins nouveaux
à la liste déjà longue des anciens. Besoins de se nourrir, de se
reproduire et de se vêtir, besoins religieux, besoins moraux, besoins
esthétiques et bien d’autres, sont tous des expressions des nécessités
biologiques et affectives, qui nous mènent et que maintiennent les deux
grands facteurs irréductibles de l’activité des êtres, le plaisir et la
douleur.

Créer des besoins nouveaux dans les foules, c’est susciter des opinions
nouvelles. Les hommes d’État éminents savent provoquer des besoins
utiles à leur pays. Celui de l’unité de l’Allemagne, et plus tard d’une
puissante marine de guerre furent des besoins artificiellement imposés.

L’évolution scientifique de l’industrie engendre chaque jour des besoins
nouveaux devenus bientôt, comme les chemins de fer et le téléphone, des
nécessités indispensables. Malheureusement ces besoins ont grandi plus
vite que les moyens de les satisfaire. Ils représentent une des sources
du mécontentement qui développe le socialisme.

Ils sont aussi le vrai motif des armements de plus en plus ruineux de
l’Europe. Les besoins des peuples ayant considérablement grandi et la
lutte pour l’existence devenant de plus en plus âpre, chacun a le secret
espoir de s’enrichir aux dépens de ses voisins. Le Germain d’il y a
cinquante ans, modeste mangeur de choucroute, était pacifique, parce que
sans désirs. Ses besoins ayant soudain augmenté, il est devenu guerrier
et menaçant. Sa population s’accroissant en outre rapidement et devant
bientôt dépasser le chiffre que le pays peut nourrir, le moment approche
où, sous un prétexte quelconque, et même sans d’autre prétexte que le
droit du plus fort, l’Allemagne envahira, pour vivre, les nations
voisines. Cette seule raison pouvait la décider aux écrasantes dépenses
nécessaires pour accroître sa marine et son armée.


§ 5.--L’intérêt.

Il ne sera pas nécessaire d’insister sur le rôle de l’intérêt dans la
formation de nos opinions. C’est un sujet sur lequel chacun est fixé.

La plupart des choses peuvent être considérées à des points de vue fort
différents: intérêt général ou intérêt particulier notamment. Notre
attention, concentrée naturellement sur le côté qui nous est profitable,
empêche d’apercevoir les autres.

L’intérêt possède, comme la passion, le pouvoir de transformer en vérité
ce qui lui est utile de croire. Il est donc souvent plus fort que la
raison, même sur des questions où elle semblerait devoir être l’unique
guide. En économie politique, par exemple, les convictions sont
tellement inspirées par l’intérêt personnel qu’on peut généralement
savoir d’avance, suivant la profession d’un individu, s’il est partisan
ou non du libre échange.

Les variations d’opinions suivent naturellement les variations
d’intérêt. En matière politique, l’intérêt personnel constitue le
principal facteur. Tel ayant énergiquement combattu à un certain moment
l’impôt sur le revenu, le défendra non moins énergiquement plus tard
s’il espère devenir ministre. Les socialistes enrichis finissent
généralement en conservateurs et les mécontents d’un parti quelconque se
transforment facilement en socialistes.

L’intérêt sous toutes ses formes n’est pas seulement générateur
d’opinions. Aiguillonné par des besoins trop intenses, il affaiblit vite
la moralité. Le magistrat avide d’avancement, le chirurgien en présence
d’une opération inutile mais fructueuse, l’avoué qu’enrichira des
complications de procédure qu’il pourrait éviter, verront rapidement
leur morale fléchir si des besoins impérieux de luxe stimulent leur
intérêt. Ces besoins peuvent constituer, chez les natures supérieures,
un élément d’activité et de progrès, mais chez des natures médiocres ils
engendrent souvent, au contraire, une dégénérescence mentale accentuée.

L’intérêt moral est fréquemment un facteur d’opinions aussi puissant que
l’intérêt matériel. L’amour-propre blessé, par exemple, fait naître des
haines intenses et toutes les opinions qui en découlent. La haine des
bourgeois de la Révolution contre la noblesse et leurs sanguinaires
vengeances, provenaient surtout d’humiliations jadis éprouvées. Marat se
vengeait de son ancienne situation sociale. Hébert, libelliste du _Père
Duchesne_, qui fit couper tant de têtes, fut d’abord ardent royaliste.
Ayant assez vécu pour être pourvus de places, ou de titres sous
l’Empire, ils fussent devenus sans doute, comme tant de leurs émules, de
fervents conservateurs.


§ 6.--Les passions.

Les sentiments fixes et à forme obsédante qualifiés de passions
constituent, eux aussi, de puissants facteurs d’opinions, de croyances
et, par conséquent, de conduite. Certaines passions contagieuses
deviennent, pour cette raison, facilement collectives. Leur action est
alors irrésistible. Elles précipitèrent bien des peuples les uns contre
les autres aux divers âges de l’histoire.

Les passions peuvent exciter notre activité, mais elles altèrent le plus
souvent la justesse des opinions, en empêchant de voir les choses comme
elles sont et d’en comprendre la genèse. Si les livres d’histoire
fourmillent d’erreurs, c’est que, le plus souvent, les passions en ont
dicté le récit. On ne citerait guère, je crois, d’historien ayant
impartialement raconté la Révolution.

Le rôle des passions est, nous le voyons, très considérable sur nos
opinions et, par suite, sur la genèse des événements. Ce ne sont pas,
malheureusement, les plus recommandables qui ont exercé le plus
d’action. Kant a dû constater la grande force sociale des pires
passions. La méchanceté serait, selon lui, un puissant levier du progrès
humain. Il semble malheureusement bien certain que si les hommes avaient
suivi les préceptes de l’Évangile «Aimez-vous les uns les autres», au
lieu d’obéir à celui de la Nature qui leur dit de se détruire les uns
les autres, l’humanité végéterait encore au fond des primitives
cavernes.




CHAPITRE II

LES FACTEURS EXTERNES DES OPINIONS ET DES CROYANCES.

(La suggestion, les premières impressions, le besoin d’explications, les
mots et les images, les illusions, la nécessité, etc.)


§ 1.--La suggestion.

La grande majorité de nos opinions et de nos croyances, politiques,
religieuses et sociales sont le résultat de suggestions.

«Ce terme suggestion, écrit James, désigne le pouvoir qu’exercent les
idées sur les croyances et la conduite.»

Cette définition semble peu correcte. La suggestion est, en réalité, le
pouvoir de persuasion exercé non seulement par des idées, mais par une
cause quelconque: affirmation, prestige, etc. Les idées seules et
surtout le raisonnement ont, au contraire, une vertu suggestive très
faible.

Convaincre n’est nullement suggérer. Une suggestion fait obéir. Un
raisonnement peut persuader, mais n’oblige pas à céder.

Les modes de suggestion sont très variés: milieu, livres, journaux,
discours, action individuelle, etc. La parole représente un des plus
actifs. Parler c’est déjà suggérer, affirmer c’est suggérer davantage,
répéter l’affirmation avec passion, c’est porter à son maximum l’action
suggestive.

Les effets de la suggestion sont d’une intensité fort variable. Elle
s’étend depuis l’action légère du vendeur, cherchant à nous faire
acquérir une marchandise, jusqu’à celle exercée par l’hypnotiseur sur le
névropathe, obéissant aveuglément à toutes ses volontés. En politique,
l’hypnotiseur s’appelle meneur. Son influence est considérable.

Les effets d’une suggestion dépendent de l’état mental du sujet qui la
reçoit. Sous une influence passionnelle intense: haine, amour, etc.,
rétrécissant le champ de sa conscience, il sera très suggestionnable et
ses opinions se transformeront facilement.

L’esprit le plus éminent n’est pas soustrait à la suggestion. Jules
Lemaître, dans ses conférences sur Fénelon, nous a montré l’illustre
prélat dominé par une névropathe, Mme Guyon, qui, l’ayant pris d’abord
pour directeur, devint rapidement sa directrice. Elle réussit à lui
faire admettre l’exactitude de ses rêveries sur l’absurde dogme du
quiétisme professant l’indifférence au salut et aux actes. Fénelon fut
si complètement suggestionné qu’il n’hésita pas à soumettre cette
doctrine à un congrès d’évêques présidé par Bossuet. Ce dernier
découvrit bien vite la suggestion exercée sur l’illustre prélat. «Je me
retirai, dit-il, étonné de voir un si bel esprit dans l’admiration d’une
femme dont les lumières étaient si courtes, le mérite si léger, les
illusions si palpables, et qui faisait la prophétesse.» Les personnes au
courant de l’histoire contemporaine n’éprouveront pas le même
étonnement. Des affaires retentissantes (Humbert, Dupray de la Mahérie,
etc.) ont prouvé que des banquiers habiles, des avocats et des hommes
d’affaires retors pouvaient être suggestionnés au point d’abandonner
leur fortune entre les mains de vulgaires escrocs, n’ayant pour eux que
leur puissance fascinatrice.

Cette fascination est une irrésistible forme de suggestion. On la subit
comme l’oiseau celle du serpent. Il est incontestable que certains
êtres, d’ailleurs fort rares, possèdent un pouvoir de fascination
s’exerçant même sur les animaux, comme ont pu l’observer toutes les
personnes s’occupant de dressage. Plusieurs crimes eurent pour origine
cette action fascinatrice. La fameuse comtesse Tarnowska suggérait sans
difficulté des meurtres à ses adorateurs. Sa puissance était telle qu’on
dut sans cesse changer les carabiniers qui l’accompagnaient et les
gardes de sa prison.

Des exemples analogues peuvent être rapprochés de faits présentés par
certains médiums ou des fakirs suggérant à ceux qui les entourent la
croyance en des phénomènes ne possédant aucune existence. Des savants
illustres furent ainsi victimes des suggestions exercées par le célèbre
médium Eusapia, ainsi que je le montrerai dans une autre partie de cet
ouvrage.

Le rôle des foules devenant de plus en plus prépondérant et ces foules
n’étant guère influençables que par suggestion, l’influence des meneurs
s’accroît chaque jour. Un gouvernement prétendu populaire, n’est en
réalité qu’une oligarchie de meneurs dont l’influence tyrannique se
manifeste à tout instant. Ils ordonnent des grèves, obligent les
ministres à leur obéir et imposent des lois absurdes.

Leur pouvoir de suggestion est assez grand pour forcer les foules à une
obéissance servile. A la dernière fête annuelle du personnel de la
Compagnie d’Orléans, son directeur fit remarquer que ses employés
s’étaient mis en grève au moment précis où il venait d’accepter toutes
leurs demandes d’amélioration. «Cependant, ajoute-t-il, la grève eut
nécessairement une cause. Oui, elle eut une cause: elle fut l’œuvre d’un
petit noyau d’agitateurs dont le procédé, toujours le même, consiste à
remplacer l’argument par la menace, par l’injure et par l’outrage.»

L’action de ces meneurs n’avait rien de dissimulé, puisque dans ce même
discours sont reproduits des passages de leurs articles. Une psychologie
plus sûre eût fait comprendre au directeur l’action suggestive de ces
entraîneurs et il l’aurait paralysée en les expulsant de sa Compagnie.
L’exemple est non seulement un frein énergique, mais encore un moyen de
suggestion puissant. Étant d’ordre affectif, la suggestion ne peut être
combattue que par la suggestion. Céder aux meneurs comme on le fait sans
cesse, fortifie leur influence.


§ 2.--Les premières impressions.

Les premières impressions sont celles ressenties tout d’abord en
présence d’un être, d’un événement, d’un objet inconnus.

L’élaboration d’un jugement étant lente et pénible, on se contente
généralement des premières impressions, c’est-à-dire des suggestions de
l’intuition pure.

Les femmes, les enfants, les primitifs et beaucoup d’hommes très
civilisés même, se fient entièrement à leurs premières impressions.

Dans certains éléments de la vie sociale, les impressions s’associent
quelquefois à des raisonnements. Mais il en est d’autres, les sujets
artistiques et littéraires notamment, où nos premières impressions
restent à peu près les seuls guides. Et comme elles dépendent d’une
sensibilité toujours variable, les concepts dérivés d’elles se
transforment facilement. On les voit, en effet, différer avec les
époques, les individus et les races. Les premières impressions produites
par les mêmes choses sur un baron féodal, un pasteur calviniste, un
lettré, un homme du peuple, un savant, etc., ne peuvent évidemment avoir
rien de commun.

Sur les questions de science pure, qui échappent généralement au domaine
de l’affectif, ces divergences s’observent peu, parce que les jugements
ne se forment pas sous l’influence des impressions premières. Canalisée
par d’indiscutables évidences notre sensibilité est alors obligée
d’accepter ce qui parfois la choque le plus.

Nos premières impressions sont parfois subitement détruites par des
impressions contraires, mais il arrive aussi qu’elles soient assez
fortes pour ne disparaître que lentement par simple usure. Les jugements
fondés sur elles persistent alors très longtemps.

Les impressions premières devraient être considérées comme de vagues
indications, toujours à vérifier. S’y abandonner sans examen, ainsi
qu’on le fait trop souvent, condamne à traverser la vie dans l’erreur.
Elles n’ont, en effet, pour soutiens que des sympathies et des
antipathies instinctives que n’éclaire aucune raison.

Et c’est pourtant sur d’aussi fragiles bases que s’édifient le plus
souvent nos conceptions du juste et de l’injuste, du bien et du mal, de
la vérité et de l’erreur.


§ 3.--Le besoin d’explications.

Aussi irréductible que le besoin de croire, le besoin d’explications
accompagne l’homme du berceau à la tombe. Il a contribué à créer ses
dieux et détermine journellement la genèse d’un grand nombre d’opinions.

Ce besoin intense se satisfait aisément. Les plus rudimentaires réponses
suffisent. La facilité avec laquelle il est contenté fut l’origine d’un
grand nombre d’erreurs.

Toujours avide de certitudes définitives l’esprit humain conserve
longtemps les opinions fausses fondées sur le besoin d’explications et
considère comme ennemis de son repos ceux qui les combattent.

Le principal inconvénient des opinions, basées sur des explications
erronées, est que les tenant pour définitives on n’en cherche plus
d’autres. S’imaginer connaître les raisons des choses est un moyen sûr
de ne pas les découvrir. L’ignorance de notre ignorance a retardé les
progrès des sciences pendant de longs siècles et les restreint
d’ailleurs encore.

La soif d’explications est telle qu’on en a toujours trouvé pour les
phénomènes les moins compréhensibles. L’esprit est plus satisfait
d’admettre que Jupiter lance la foudre que de s’avouer ignorant des
causes qui la font éclater. Plutôt que de confesser son ignorance de
certains sujets, la science elle-même se contente souvent d’explications
analogues.


§ 4.--Les mots, les formules et les images.

Les mots et les formules sont de grands générateurs d’opinions et de
croyances. Puissances redoutables, ils ont fait périr plus d’hommes que
les canons.

La force des mots tient à ce qu’ils évoquent les groupes de sentiments
qui leur ont été longtemps associés. J’ai montré dans d’autres ouvrages
leur rôle fondamental en politique[6].

  [6] Dans un article du 29 janvier 1911, le journal _Le Temps_
    s’exprimait à ce propos de la façon suivante:

    «Dans les ouvrages si profonds qu’il a consacrés à l’étude de la
    psychologie politique et sociale, le Dr Gustave Le Bon a signalé
    avec une sagacité rare l’influence qu’exerce sur les foules et sur
    les assemblées, parlementaires ou autres, la magie des mots. La
    Chambre vient de l’éprouver une fois de plus. Depuis quelques jours,
    elle s’est vue sous le charme d’un superbe projet de
    «décentralisation». C’est à propos de l’organisation des retraites
    ouvrières et paysannes qu’a retenti, à la tribune, la grande formule
    évocatrice des idées de simplification administrative.»

La puissance évocatrice de certaines formules est considérable sur une
assemblée. C’est avec des mots que les politiciens éveillent des
sentiments. Président du conseil et paraissant alors tout-puissant, M.
Clemenceau fut instantanément renversé par un mot qui réveilla, chez les
membres du Parlement, les sentiments d’humiliation subis à l’époque de
Fachoda. Son successeur faillit succomber pour la même cause. Une phrase
très juste, mais malheureuse parce qu’elle était l’évocation
d’inquiétantes images, provoqua dans l’auditoire des hurlements
d’indignation devant lesquels il manqua d’être renversé.

Certains mots, comme le fit exactement observer à ce propos M. Barrès,
ont une sonorité mystique. Jouissent de cette propriété les termes
favoris des politiciens: capitalisme, prolétariat, etc.

Les mots sont de tels souverains des choses, que leur empire s’exerce
parfois sur les hommes les plus réfléchis. En présence d’un phénomène
incompréhensible, l’esprit se satisfait en inventant une formule.
Ignorant tout du mystère de la vie, incapables de dire pourquoi le gland
devient chêne, comment les êtres se transforment, les savants acceptent
des formules tenant lieu d’explications. Les progrès des sciences
obligent à en changer souvent. L’adaptation a remplacé le principe
vital. L’inaccessible électron s’est substitué au non moins inaccessible
atome. Ces mots plaqués sur de l’inconnu accordent une satisfaction
suffisante à notre besoin d’explications.

Les mots évoquent des images mentales, mais les images figurées sont
plus puissantes encore. J’ai montré, dans ma _Psychologie politique_,
quelle action considérable avaient eue les affiches illustrées dans les
dernières élections anglaises. Elles précisent les sentiments en
arrêtant leurs contours. Les industriels et les éditeurs emploient
chaque jour ce procédé pour frapper l’attention.

Les gouvernants eux-mêmes ont fini par utiliser le rôle psychologique
des images dans la genèse des opinions. Devant l’abaissement rapide des
engagements volontaires dans la cavalerie, un psychologue militaire
avisé eut, il y a quelques années, l’idée de faire apposer partout des
affiches illustrées en couleurs représentant des cavaliers élégants,
accomplissant diverses sortes d’exercices. Au-dessous figurait
l’énumération des avantages accordés aux engagés et rengagés. Les
résultats furent tels que, dans plusieurs régiments, les colonels
durent, faute de place, refuser les engagements.


§ 5.--Les illusions.

Tracer le rôle des illusions dans la genèse des opinions et des
croyances serait refaire l’histoire de l’humanité.

De l’enfance à la mort, l’illusion nous enveloppe. Nous ne vivons que
par elle et ne poursuivons qu’elle. Illusions de l’amour, de la haine,
de l’ambition, de la gloire, toutes ces formes diverses d’un bonheur
sans cesse espéré, maintiennent notre activité. Elles nous abusent sur
nos sentiments aussi bien que sur ceux des autres, et nous voilent les
duretés du sort.

Les illusions intellectuelles sont relativement rares, les illusions
affectives journalières. Elles s’accroissent de ce fait que nous
persistons toujours à vouloir interpréter rationnellement des sentiments
souvent encore ensevelis dans les ténèbres de l’inconscient. L’illusion
affective persuade parfois que nous aimons des êtres et des choses en
réalité indifférents. Elle laisse croire aussi à la perpétuité de
sentiments que l’évolution de notre personnalité condamne à bientôt
disparaître.

Toutes ces illusions font vivre et embellissent la route conduisant à
l’abîme éternel. Ne regrettons pas qu’elles soient si rarement soumises
à l’analyse. La raison ne réussit à les dissoudre qu’en paralysant du
même coup d’importants mobiles d’action. Pour agir il ne faut pas trop
savoir. La vie est pleine d’illusions nécessaires.

Les motifs de ne pas vouloir se multiplient avec les discussions des
causes du vouloir. On flotte alors dans l’incohérence et l’hésitation.
«Tout voir et tout comprendre, écrivait Mme de Staël, est une grande
raison d’incertitude». Une intelligence possédant le pouvoir, attribué
aux dieux, d’embrasser d’un coup d’œil le présent et l’avenir, ne
s’intéresserait plus à rien et ses mobiles d’action seraient paralysés
pour toujours.

Ainsi envisagée, l’illusion apparaît comme le vrai soutien de
l’existence des individus et des peuples, le seul sur lequel on puisse
toujours compter. Les livres de philosophie l’oublient parfois un peu.


§ 6.--La nécessité.

Au-dessus des fantaisies des despotes ou des législateurs, légiférant
sans trêve pour réformer la société, règne un maître souverain: la
Nécessité. Insoucieuse de nos délibérations elle représente le destin
antique auquel les dieux eux-mêmes devaient se soumettre.

Le désaccord entre les prescriptions de législateurs aveugles et les
nécessités qui gouvernent les choses s’accentue chaque jour. La société
française actuelle vit malgré ses lois et non par ses lois.

L’illusion du pouvoir absolu qu’ils s’imaginent posséder enlève aux
législateurs le sens des possibilités. Il leur suffit qu’une chose
paraisse juste, pour devenir possible.

Mais tôt ou tard la nécessité écarte de son bras de fer toutes les
chimères. Dès que son action se fait sentir, les plus solides théories
humanitaires s’évanouissent. On en trouvera un frappant exemple dans les
mesures féroces édictées en Australie contre des grèves menaçant
l’existence de ce pays et le conduisant à la ruine. Son gouvernement
était cependant composé de socialistes avancés[7].

  [7] «Voici, écrit le _Petit Temps_ du 26 mars 1911, à quelles mesures
    draconiennes le gouvernement dut recourir: la grève et même
    l’excitation à la grève sous quelque forme que ce fût furent
    déclarées non plus délits, mais crimes passibles d’une amende de
    2,500 francs et par-dessus le marché, de travaux forcés pour un an.
    La police reçut le droit de pénétrer partout où elle soupçonnait des
    conciliabules en faveur d’une grève criminelle; elle put saisir tous
    les documents qui paraissaient la concerner, moyen facile de
    désorganiser les caisses de grève en s’emparant des comptes de leurs
    trésoriers; on alla jusqu’à menacer d’impliquer dans les poursuites
    quiconque se risquait à souscrire un secours en faveur des familles
    de grévistes; en quelques jours les agitateurs furent maîtrisés et
    les plus enragés d’entre eux en prison.»

La nécessité représente sans doute la synthèse des forces ignorées qui
nous mènent et dont nous commençons seulement à savoir combattre
quelques-unes.

Quoique très brève, l’énumération des facteurs d’opinions et de
croyances précédemment exposée suffit à prouver combien sont lourdes les
fatalités dont l’âme humaine est chargée.

La nature semble avoir voulu canaliser étroitement nos sentiments, nos
pensées et par conséquent notre conduite. L’élite des penseurs parvenus
dans le cours des âges à conquérir quelque liberté, en maîtrisant un peu
les forces invisibles qui nous régissent, demeura toujours très
restreinte. A en juger par son histoire il ne faut pas regretter,
peut-être, que l’humanité ait possédé si peu d’indépendance.




CHAPITRE III

POURQUOI LES OPINIONS DIFFÈRENT ET POURQUOI LA RAISON NE RÉUSSIT PAS A
LES RECTIFIER.


§ 1.--Différences de mentalités créant des différences d’opinions.

Sur tous les sujets où une démonstration scientifique rigoureuse est
impossible, les divergences d’opinions surgissent innombrables. Basées
principalement sur des éléments affectifs ou mystiques, elles dépendent
uniquement de réactions individuelles que le milieu, le caractère,
l’éducation, l’intérêt, etc., modifient sans cesse.

Mais ces variations laissent cependant subsister des orientations
générales, poussant toujours les mêmes individus vers certains groupes
d’opinions. D’où dérivent ces pôles d’orientation divers?

On le découvre en constatant qu’un peuple n’est pas seulement formé
d’individus, différenciés par l’éducation, le caractère, etc., mais
surtout par des héritages ancestraux dissemblables.

A ses débuts une société se compose d’êtres peu différenciés. Ils n’ont
guère d’autre mentalité que celle de leur tribu.

Les facteurs d’évolution et de sélection agissant bientôt, les individus
se séparent graduellement. Alors que les uns progressent très vite, les
autres avancent d’une marche inégale, et restent à des étapes
différentes de la même route.

Il en résulte qu’à une certaine période de son évolution une société
contient des représentants de toutes les phases qu’elle a successivement
franchies. La mentalité de chacun d’eux ne dépassant pas celle de
l’époque qu’ils synthétisent ne saurait s’adapter à une autre période.

En perfectionnant les hommes, la civilisation ne les a donc pas
transformés également. Loin de marcher vers l’égalité comme nos
illusions démocratiques actuelles tâchent de le persuader, ils tendent
au contraire vers une inégalité croissante. L’égalité, qui fut la loi
des premiers âges, ne saurait être celle du présent et moins encore de
l’avenir.

Donc, par le seul fait de son ascension progressive, la civilisation a
réalisé l’œuvre d’un magicien ressuscitant au même moment, sur le même
sol, des hommes des cavernes, des seigneurs féodaux, des artistes de la
Renaissance, des ouvriers et des savants modernes.

Que peuvent avoir de commun les éléments du peuple formé d’un mélange
aussi hétérogène? Ils arrivent rapidement, sans doute, à parler en
apparence la même langue, mais les mots éveillent en eux des idées, des
sentiments et par conséquent des opinions tout à fait dissemblables.

La tâche ardue des gouvernements modernes est de faire vivre, sans trop
de désaccords, tous ces héritiers de mentalités si différentes et par
conséquent si inégalement adaptées à leur milieu. Inutile de songer à
les niveler. Ce n’est possible ni par les institutions ni par les lois,
ni même par l’éducation.

Une des grandes erreurs de notre temps est de croire que l’éducation
égalise les hommes. Elle les utilise mais ne les égalise jamais. Nombre
de politiciens ou d’universitaires, chargés de diplômes, possèdent une
mentalité de barbares et ne peuvent donc avoir pour guide dans la vie
qu’une âme de barbare.

Sur ces mentalités très différentes agiront fort inégalement les
rectificateurs d’opinions dont nous allons examiner maintenant la
valeur.


§ 2.--Les éléments de rectification des opinions.

Les opinions n’ont pas généralement la fixité des croyances. Elles sont
même souvent si mobiles que leur rectification semblerait facile. Or le
contraire s’observe.

Les deux méthodes de rectification des opinions se présentant tout
d’abord à l’esprit sont la raison et l’expérience.

Sur la croyance solidement constituée le rôle de la raison, nous le
savons, est nul. Nous allons voir maintenant que si elle s’exerce
parfois sur les opinions ordinaires, son action, sauf naturellement en
matière scientifique, est bien faible. Nous constaterons également que
la reconnaissance implicite de l’insuffisance de la raison pour éclairer
nos jugements, a engendré les deux régimes politiques auxquels se
ramènent tous les gouvernements des peuples, depuis les origines de
l’histoire.

Mais si la raison est insuffisante à rectifier nos opinions, que
reste-t-il alors pour discerner la vérité dans une foule de questions
morales, politiques et sociales?

Je montrerai dans le prochain chapitre que nous ne possédons qu’un seul
moyen efficace: l’Expérience. Examinons d’abord le rôle attribué à la
raison.


§ 3.--Rôle de la raison dans la formation des opinions et des décisions
importantes.

Dans toutes les opinions scientifiques ou techniques l’action de la
raison est prépondérante. L’erreur de la plupart des psychologues et des
philosophes consiste à croire que son rôle est le même dans le domaine
des opinions ordinaires.

Les idéologues des divers partis ont toujours prétendu baser leurs
opinions sur des raisons. Les conventionnels lui élevaient des statues
et les rhéteurs modernes prétendent légiférer en son nom.

L’observation prouve malheureusement--il faut le répéter toujours--que
la raison exerce aussi peu d’influence dans la vie des peuples que dans
notre conduite journalière. Taine fait justement remarquer que «si nous
avions besoin de croire que les crocodiles sont des dieux, demain sur la
place du Carrousel on leur élèverait un temple».

Non seulement on l’élèverait, mais le jour même surgirait une légion de
professeurs et d’avocats subtils pour justifier cette déification par
des arguments rationnels. La raison s’est constamment mise avec
obéissance au service de nos impulsions affectives et mystiques les
moins défendables.

En fait, les opinions journalières sont édifiées, non pas toujours
contre la raison, mais indépendamment de toute raison. Nous fiant aux
impulsions mystiques et affectives qui les engendrent, leur exactitude
nous paraît certaine et nous ne tolérons pas qu’on la conteste. Il est
visible cependant que si une raison sûre était le véritable facteur de
nos opinions, il n’en existerait jamais qu’une seule sur chaque sujet.

Dans les matières scientifiques dont toutes les données sont connues, il
en est toujours ainsi. Impossible de différer sur la formule d’une
parabole, la loi de la gravitation, la trajectoire d’une planète. Les
divergences apparaissent seulement dans les théories, parce qu’elles
sont de simples interprétations et qu’alors la logique rationnelle se
laisse parfois influencer par des éléments affectifs ou mystiques.

Dès que l’on s’écarte de la science pure, c’est-à-dire qu’on passe du
domaine de la connaissance dans celui de la croyance, la divergence des
opinions sur tous les sujets devient au contraire une loi constante.
Elle se manifeste même sur ceux où la raison seule, semblerait-il,
devrait parler, les décisions juridiques par exemple.

Nous allons utiliser ces cas typiques pour montrer combien il est
difficile à la logique rationnelle de se soustraire aux influences
affectives et mystiques.

Établissons d’abord une classification entre les hommes appelés à en
juger d’autres.

Au plus bas échelon se trouvent les esprits dont l’opinion se forme
uniquement sous l’action de la logique affective. Les échelons les plus
élevés seront composés de mentalités presque exclusivement influençables
par les arguments de la logique rationnelle.

A la première des catégories précédentes appartiennent les jurés de
Cours d’assises. Par leur nombre, ils constituent des foules et en
possèdent les caractères.

Les arguments rationnels exercent donc peu de prise sur eux. On oriente
leurs convictions en agissant sur leurs sentiments. Une femme coupable
d’un crime grave, mais entourée d’enfants en pleurs réclamant leur mère,
est assurée de l’indulgence. La jolie femme qui, dans un accès de
jalousie amoureuse, a tué son amant, en est plus assurée encore. Un jury
anglais la ferait pendre, un jury français l’acquitte à peu près
constamment. C’est même un de ces cas où l’influence de la race dans la
genèse des opinions se manifeste nettement.

Un peu au-dessus de cette catégorie dominée par la sentimentalité pure,
se trouvent les juges des tribunaux de première instance. Ils sont assez
jeunes encore pour que les arguments d’ordre affectif puissent les
émouvoir. Le prestige d’un avocat célèbre les impressionne toujours. On
peut cependant les influencer aussi par des preuves rationnelles, mais
seulement si ces dernières n’ont pas à lutter contre des intérêts
personnels. L’espoir de l’avancement, les pressions politiques, exercent
parfois une influence prépondérante sur leurs opinions. Ils rendent des
jugements assez incertains puisque les magistrats de Cours d’appel en
réforment près du tiers. Ils se trompent donc à peu près une fois sur
trois.

Les magistrats de Cours d’appel forment un échelon supérieur de la
classification précédente. Plus âgés et plus instruits, ils sont moins
subordonnés à la logique affective qu’à la logique rationnelle.

Au sommet enfin apparaissent les juges de la Cour de cassation.
Vieillis, un peu décrépits, n’ayant plus rien à espérer, dépouillés de
toute sentimentalité, aussi indifférents à l’intérêt individuel qu’à la
pitié, ils ignorent les cas particuliers et restent confinés dans le
droit strict. Nul avocat n’essaierait d’invoquer un argument sentimental
devant eux. La preuve rationnelle seule peut les toucher. Les
méticuleuses précisions de la loi les dominent entièrement. Elle est
devenue pour eux une sorte d’entité mystique, isolée des hommes. Cet
excès de rationalisme n’est pas sans danger, car le droit, équitable au
moment où il vient d’être fixé, cesse bientôt de l’être par suite de
l’évolution sociale qui le dépasse rapidement. C’est alors qu’on doit
savoir l’interpréter afin de préparer sa transformation, comme le font
quelques magistrats dont les arrêts forment une jurisprudence, fille de
nouvelles coutumes et mère de lois nouvelles. Le duel est ainsi passé de
l’état de crime à celui de délit non poursuivi; l’adultère entraînant
jadis des années de prison pour les coupables et jugé par le code comme
un crime si grave que le mari était excusé de tuer sa femme, a fini par
être rangé avec les délits tellement secondaires, qu’un nouveau projet
de loi propose de ne le punir que d’une insignifiante amende.

Nous venons de montrer que même chez des hommes instruits, généralement
impartiaux et étrangers aux passions, les opinions sur des sujets bien
définis étaient souvent erronées. La raison s’est donc montrée
insuffisante à les éclairer.

Si au lieu de ces hommes choisis, nous considérions des réunions, telles
que les assemblées parlementaires, dont les membres sont le plus souvent
dominés par des intérêts individuels, des théories préconçues et des
passions politiques, nous constaterions que le rôle de la raison dans
leurs décisions est à peu près nul. Les arguments rationnels proposés
quelquefois, ils ne les entendent même pas. Les votes sont uniquement
guidés par les intérêts de leur parti ou par ceux des électeurs qu’ils
doivent ménager.

Sans doute la raison est constamment invoquée dans les assemblées
parlementaires, mais elle est, en vérité, le plus mince des facteurs
capables de les influencer. Les rares meneurs qui réussissent parfois à
modifier le vote d’une réunion politique savent bien qu’ils n’agiront
pas avec des raisons, mais uniquement en faisant vibrer des sentiments
violents. Certaines formules mystiques habilement maniées sont d’un
effet très sûr.


§ 4.--Rôle de la raison dans la formation des opinions journalières.

Nous venons de voir le faible rôle de la raison dans les décisions
importantes prises par diverses catégories d’hommes choisis. Dans les
opinions journalières, son action est bien moins efficace encore. On
constate sans cesse en effet des opinions divergentes sur des sujets où
la raison semblerait devoir conduire à des conclusions identiques.

Ces divergences se conçoivent parfaitement quand on connaît le rôle des
éléments mystiques et affectifs dans la formation de nos opinions.

Les divergences d’opinion ne résultent pas, comme nous le supposons
quelquefois, des inégalités d’instruction de ceux qui les manifestent.
Elles se constatent, en effet, chez des individus d’intelligence et
d’instruction voisines. On peut s’en convaincre en parcourant les
réponses faites aux grandes enquêtes collectives ayant pour but
d’éclairer certaines questions bien définies.

Parmi les innombrables exemples fournis par la lecture de leurs comptes
rendus, j’en mentionnerai seulement un très typique, publié dans
l’_Année psychologique_ de M. Binet.

Voulant se renseigner sur les effets de la réduction du programme de
l’histoire de la philosophie dans les lycées, il envoya un questionnaire
à tous les professeurs chargés de cet enseignement. Les réponses furent
nettement contradictoires, les uns déclarant désastreux ce que les
autres affirmaient excellent. «Comment se fait-il, conclut M. Binet avec
mélancolie, qu’une réforme qui désole un professeur paraisse excellente
à un de ses collègues? Quelle leçon pour eux sur la relativité des
opinions humaines, même chez des personnes compétentes!»

Des contradictions du même ordre se sont invariablement manifestées sur
tous les sujets dans tous les temps. Pour arriver à l’action, l’homme
dut cependant choisir entre ces opinions contraires. Comment opérer un
tel choix, la raison étant impuissante à le déterminer?

Deux méthodes seulement ont été découvertes jusqu’ici: accepter
l’opinion de la majorité ou celle d’un seul choisi pour maître. De ces
deux méthodes dérivent tous les régimes politiques.

Assurément, les quelques voix de majorité, ou même la majorité
considérable obtenue par une opinion, ne la fera pas supérieure à
l’opinion contraire. L’avis d’un seul, obligatoirement imposé, ne sera
pas toujours non plus le meilleur. Le choix de l’une ou l’autre méthode
est pourtant nécessaire pour sortir des indécisions entravant la volonté
d’agir. Les philosophes eux-mêmes n’ont pu en découvrir d’autres.

Les opinions d’un esprit éminent sont généralement très supérieures à
celles d’une collectivité, mais si l’esprit n’est pas éminent, ses
décisions pourront être fort dangereuses. L’histoire de l’Allemagne et
de la France depuis cinquante ans fournit de nombreuses preuves des
avantages et des inconvénients de ces deux méthodes: la tyrannie
individuelle et la tyrannie collective.




CHAPITRE IV

LA RECTIFICATION DES OPINIONS PAR L’EXPÉRIENCE.


§ 1.--L’expérience dans la vie des peuples.

Nous venons de voir comment sur la plupart des sujets, autres que les
questions scientifiques, la logique rationnelle ne donnant que des
indications incertaines, on a dû se résigner à prendre pour guide
l’opinion de la majorité ou celle d’un seul individu choisi pour maître.
L’acceptation d’une opinion ne suffisant pas à la transformer en vérité,
comment réussir à découvrir son exacte valeur?

Elle n’est mise en évidence que par l’expérience, méthode de
vérification lente et coûteuse, qui ne s’applique pas d’ailleurs à tous
les sujets. Sur les croyances solidement constituées notamment, son
impuissance est aussi grande que celle de la raison.

Sur les opinions collectives, certaines opinions politiques par exemple,
elle finit par agir, mais à la condition d’être très frappante et très
répétée.

La vie des peuples prouve la nécessité de ces répétitions frappantes.
Des entassements de ruines et des torrents de sang sont parfois
nécessaires pour que l’âme d’une race s’assimile certaines vérités
expérimentales.

Souvent même n’en profite-t-elle pas bien longtemps, car en raison de la
faible durée de la mémoire affective, les acquisitions expérimentales
d’une génération servent peu à une autre.

Depuis les origines du monde toutes les nations constatent que
l’anarchie se termine invariablement par la dictature, et cependant
cette éternelle leçon ne leur profite guère. Des faits répétés montrent
que les persécutions sont le meilleur moyen de favoriser l’extension
d’une croyance religieuse, et pourtant ces persécutions continuent sans
trêve. L’expérience enseigne encore que céder perpétuellement à des
menaces populaires est se condamner à rendre tout gouvernement
impossible et nous voyons néanmoins les politiciens oublier chaque jour
cette évidence. L’expérience a montré également que, pour des raisons
psychologiques très sûres, tout produit fabriqué par l’État dépasse
toujours les prix de l’industrie privée, et malgré cette preuve les
socialistes obligent l’État à monopoliser constamment quelque
fabrication nouvelle.

Les expériences n’agissent rapidement, je l’ai dit plus haut, que si
elles sont très frappantes. En voici un récent et remarquable exemple.

Tous les psychologues, tous les économistes, tous les commerçants
avaient prédit que le rachat de l’Ouest et sa gérance par l’État
constitueraient une opération fort coûteuse. Simplement coûteuse, le
public s’en serait à peine aperçu, mais l’administration Étatiste de
cette ligne produisit en quelques mois une telle accumulation
d’épouvantables catastrophes et de morts horribles, que la leçon de
l’expérience a été immédiatement comprise. Personne aujourd’hui
n’oserait réclamer le rachat de nouvelles lignes.


§ 2.--Difficulté de saisir les facteurs générateurs de l’expérience.

Mais si des expériences aussi visibles que la précédente peuvent
transformer l’opinion, il ne s’en suit pas que les facteurs générateurs
de ces expériences soient facilement compris. En ce qui concerne par
exemple les accidents dont je viens de parler, le ministre des Travaux
Publics n’a nullement aperçu les causes secrètes d’une anarchie
impossible à nier. Obligé de reconnaître que les nombreuses catastrophes
dues à des collisions de trains provenaient surtout de l’indiscipline
d’un personnel n’observant plus les règlements, il crut y remédier par
la révocation du Directeur du réseau. Son successeur n’eut d’autre
ressource, pour diminuer les accidents, que de réduire considérablement
le nombre des trains et leur vitesse, moyen assurément peu glorieux,
mais sûr.

Qu’aurait-il pu d’ailleurs contre des effets provoqués par des causes
étrangères à son action? Ni octroyer à l’administration de l’État une
capacité industrielle qu’elle ne possède pas, ni davantage créer chez
les employés, excités par d’ambitieux entraîneurs, la discipline, le
zèle, le respect des règlements indispensables à leur profession.

  Comment, écrivait le _Temps_, avoir un personnel de choix dans un
  réseau dont les politiciens d’arrondissement n’ont voté le rachat que
  pour y caser leurs protégés et s’y faire une clientèle? Comment
  obtenir une stricte soumission de ces cheminots, dont toutes les
  incartades sont immédiatement excusées et couvertes par un groupe de
  députés démagogues?

  En attendant, concluait le même journal, l’État, qui patauge si
  misérablement sur son propre réseau, serait sage de laisser les
  compagnies exploiter les leurs en toute liberté et de ne point leur
  imposer des abus dont il a vu chez lui les désastreuses conséquences.

Vain espoir, l’État, c’est-à-dire les politiciens qui pèsent sur lui, ne
cesse de persécuter les compagnies, de les accabler de charges et
d’encourager l’indiscipline et les réclamations de leurs agents.

Mais la fatalité des choses dominant les discours, a donné une nouvelle
leçon expérimentale qui finira sûrement par être comprise.

Il y a quelques années, j’avais prédit dans un article de revue que le
résultat des despotiques interventions Étatistes serait de faire tomber
rapidement la valeur des actions des compagnies, c’est-à-dire un des
éléments les plus stables de la richesse publique parce qu’il est
réparti dans le plus grand nombre de mains. Cette prédiction s’est
réalisée rapidement. La plupart des actions ont subi une baisse énorme,
atteignant pour le Lyon, près de 17 p. 100. Les actions de cette
compagnie, cotées en février 1909 1.385 francs à la Bourse, tombaient à
1.150 francs en février 1911. Il faudra que la chute soit plus profonde
encore et surtout que ses répercussions se manifestent nettement pour
que cette leçon expérimentale profite.

Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, ne nous
étonnons pas de rencontrer dans notre marine militaire une anarchie
identique à celle constatée plus haut dans le réseau de l’État.

Le récent travail du rapporteur du budget de la marine en fournit
l’indiscutable preuve.

  «De 1891 à 1906, dit-il, l’Allemagne a dépensé pour sa marine 2.508
  millions, tandis que la France en dépensait 3.809. Cependant, malgré
  cette différence de 1.300 millions, l’Allemagne était parvenue à
  former une flotte sensiblement supérieure à celle de la France. Ces
  chiffres condamnaient notre administration.

  L’opinion publique restait indifférente. Pour l’émouvoir, et par
  contre-coup pour agiter la Chambre, il fallait plus que des mots: des
  accidents, des catastrophes, du sang! Après le _Sully_, le _Chanzy_,
  la _Nive_, la _Vienne_, c’est le _Farfadet_ et le _Lutin_ qui coulent.
  Sur la _Couronne_, des canons éclatent, des servants sont éventrés; à
  Toulon, une de nos plus belles unités, l’_Iéna_, entre en éruption
  comme un volcan. Après ce dernier et terrible revers, il ne devient
  plus possible d’accuser le hasard seul: une enquête s’imposait.

  Stupéfaite et émue, l’opinion publique apprit que malgré les centaines
  de millions qui lui avaient été consacrés, la marine manquait non
  seulement de navires de guerre puissants, mais encore de canons, de
  munitions, d’approvisionnements et de bassins de radoub. Elle sut
  qu’après un seul combat, même très court, aucune place, aucun port ne
  pourrait ravitailler une escadre, ni en charbon, ni en projectiles.

  Ce n’est pas l’argent qui nous a fait défaut. Nous en avons eu _plus
  qu’il n’en fallait pour égaler l’Allemagne_!

  Ces constatations, conclut le rapporteur, sont accablantes[8].»

  [8] Extrait du rapport publié par le _Temps_ du 25 février 1911.

Accablantes en effet. Malheureusement, il n’y a aucune chance d’espérer
que les causes multiples ayant engendré de tels résultats: indiscipline
croissante des ouvriers des arsenaux sous l’influence d’excitations
journalières, désorganisation complète des services, produite par les
ingérences politiques et les rivalités de fonctionnaires qui se
jalousent, influences socialistes obligeant l’État à se charger de
constructions que l’Allemagne confie à des industries privées etc.,
puissent disparaître.

Dans les cas précédents, les résultats des expériences se sont montrés
rapidement. Mais il arrive parfois qu’ils se manifestent avec lenteur.

La destruction presque instantanée de la flotte russe par les grands
cuirassés japonais et l’impuissance des torpilleurs ont été nécessaires
pour faire comprendre la faute énorme commise il y a quelques années en
abandonnant la construction des cuirassés pour les remplacer par une
flotte de petits croiseurs et de torpilleurs reconnus inutiles
maintenant. Des centaines de millions furent ainsi gaspillés. Notre pays
resta sans défense, jusqu’au jour où l’erreur ayant été
expérimentalement démontrée, il fallut se décider à entreprendre la
construction d’une nouvelle flotte.

Si l’expérience est souvent indispensable pour vérifier la valeur des
opinions, c’est que la plupart de ces dernières se forment en ne tenant
compte que des éléments superficiels des choses. Dans le cas qui vient
d’être cité, on pouvait, par des raisonnements subtils basés sur
quelques apparences, prouver que les torpilleurs économiques
détruiraient facilement les grands cuirassés ruineux. L’abandon de ces
derniers semblait donc rationnel.

Les conséquences lointaines de mesures d’apparences rationnelles ne sont
visibles qu’à des esprits pénétrants, et ce ne sont pas souvent eux qui
gouvernent. J’ai montré dans ma _Psychologie politique_ combien furent
finalement nuisibles nombre de lois paraissant dictées par d’excellentes
raisons. L’expérience prouva même que la plupart de ces lois
draconiennes agissaient, généralement, d’une façon exactement contraire
aux intérêts de ceux qu’elles voulaient protéger.

Comme type des résultats ainsi obtenus, un des plus curieux a été fourni
récemment par la ville de Dijon. Les hasards de la cécité populaire y
ayant fait élire une municipalité socialiste, ces braves gens
s’imaginèrent favoriser les ouvriers en remplaçant l’octroi par de
lourdes taxes frappant seulement les détenteurs supposés de la richesse.
D’inévitables répercussions se manifestèrent en très peu de temps, et,
loin de diminuer, le prix de la vie augmenta considérablement pour les
travailleurs. Les socialistes apprirent ainsi expérimentalement, mais
aux dépens de leurs administrés, que les lois économiques dédaignées,
quand on ne les comprend pas, rendront toujours impossible
l’établissement d’une taxe quelconque sur une classe unique de citoyens.
Par voie d’incidence elle se répartit bientôt sur toutes les autres et
ce n’est pas celui contre lequel a été voté l’impôt qui le paie.

                   *       *       *       *       *

Les leçons de l’expérience étant le plus souvent très nettes, pourquoi
tant d’hommes politiques, auxquels l’intelligence ne manque pas
toujours, les comprennent-ils si peu?

C’est que, je l’ai dit déjà, l’expérience reste à peu près sans action
sur la croyance. Or, les conceptions politiques des partis avancés
n’étant plus des opinions, mais bien des croyances, ont pour soutien ces
éléments mystiques et affectifs dont nous avons montré l’irrésistible
force.

La raison, invoquée sans cesse par les politiciens, n’exerce pas plus
d’influence sur eux que sur les dévots d’aucune foi. Des certitudes
exclusivement mystiques ou sentimentales dictent leur conduite. Ils sont
maîtres de leurs discours, mais non des invisibles suggestions qui les
font naître.

Connaissant ainsi la genèse secrète d’opinions qui ne possèdent de
rationnel que l’apparence, on ne saurait s’indigner contre
l’incompréhension de leurs auteurs. Des vérités, éclatantes pour des
esprits guidés par une logique rationnelle dégagée de tout élément
étranger, resteront toujours inaccessibles aux hommes que la simple
croyance conduit. Ils sont inaccessibles à la raison, à l’observation et
à l’expérience.




LIVRE VI

LES OPINIONS ET LES CROYANCES COLLECTIVES




CHAPITRE I

LES OPINIONS FORMÉES SOUS DES INFLUENCES COLLECTIVES.

(La race, le milieu, la coutume, les groupes sociaux, etc.)


§ 1.--Influence de la race sur les croyances.

Les influences collectives ont une part prépondérante dans la genèse
d’un grand nombre d’opinions et constituent leurs véritables
régulateurs.

L’immense majorité des hommes ne possède guère que des opinions
collectives. Les plus indépendants eux-mêmes professent généralement
celles des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Nous l’avons dit
déjà, et allons le montrer plus clairement encore, par l’examen
successif du rôle des influences collectives dans la genèse de nos
opinions et de nos croyances: race, milieu, coutume, groupe social, etc.

Examinons d’abord l’influence de la race.

Des observations plusieurs fois séculaires prouvent que les peuples
chargés d’un long passé présentent une grande communauté d’opinions et
de croyances sur certains sujets fondamentaux. Elle résulte de la
formation d’une âme nationale. Cette âme étant variable d’un peuple à un
autre, les mêmes événements éveilleront chez chacun d’eux des réactions
différentes.

Il n’existe plus guère aujourd’hui de races pures au sens
anthropologique de ce terme, mais lorsque des peuples de même origine ou
d’origines diverses, sans être trop éloignées, ont été soumis pendant
plusieurs siècles aux mêmes croyances, aux mêmes institutions, aux mêmes
lois, et parlent la même langue, ils constituent ce que j’ai appelé
ailleurs une race historique. Cette race possède alors en morale, en
religion, en politique et sur une foule de sujets, un ensemble d’idées,
de sentiments communs, tellement fixés dans les âmes, que tout le monde
les accepte sans les discuter.

L’âme d’un peuple n’est donc pas une conception métaphysique, mais une
réalité très vivante. Elle est formée d’une stratification atavique, de
traditions, d’idées, de modes de penser, de préjugés même. De leur
solidité dépend la force d’une nation.

Des hommes simplement réunis par une conquête violente constituent un
agrégat transitoire, non cimenté et facilement dissociable parce qu’ils
ne possèdent pas encore une âme nationale.

Tant qu’elle n’aura pas été acquise ils resteront une poussière de
barbares. Détruire les influences du passé dans l’âme d’un peuple eut
toujours pour résultat invariable de le ramener à la barbarie.

Les divergences d’opinions chez un peuple, possédant une âme nationale
très forte, portent seulement sur des sujets peu importants. Devant un
grand intérêt en jeu, l’accord devient unanime. Les Anglais en donnèrent
un frappant exemple dans la guerre du Transvaal. Les défaites
humiliantes et répétées des troupes britanniques, vaincues par de
simples paysans boers, fournissaient aux journaux de l’opposition une
excellente occasion d’attaquer le ministère. Aucun n’y songea. L’âme
nationale ne l’aurait pas permis.

Cette âme collective de la race ne se manifeste d’ailleurs que lorsqu’il
s’agit d’intérêts généraux considérables. Elle n’entrave nullement
l’existence d’âmes individuelles très vivaces, de même qu’en histoire
naturelle, les caractères distincts de chaque espèce ne les empêchent
pas de posséder également ceux du genre auquel ils appartiennent.

Nous verrons que les éléments constituants des races primitives, n’étant
pas encore différenciés, n’ont qu’une âme collective. C’est seulement
chez des races très évoluées que les caractères individuels se
superposent aux caractères collectifs.

Il a été remarqué plus haut que la formation d’une âme commune était
possible seulement chez des peuples d’origines peu dissemblables. S’ils
l’étaient trop, aucune fusion ne pourrait s’opérer. Ne possédant pas la
même âme, chaque individu est impressionné différemment par les choses
extérieures, et il ne saurait, par conséquent, exister d’opinions
communes sur aucun sujet. Les Tchèques et les Hongrois en Autriche, les
Irlandais en Angleterre, etc., illustrent l’exactitude de cette loi. La
prétention d’imposer nos codes aux indigènes de nos colonies prouve
qu’elle est peu comprise.

Les croisements de races très différentes modifient les influences
ancestrales, mais ils enlèvent en même temps aux individus toute
stabilité mentale. Un peuple de métis est ingouvernable. L’anarchie où
vivent les républiques latines de l’Amérique en est la preuve.

L’héritage mental du passé se stabilisant à mesure qu’un peuple
vieillit, ce qui était une force pour lui, finit à la longue par
constituer une faiblesse. Son adaptation à des progrès nouveaux devenant
de plus en plus difficile, sa pensée et ses opinions sont de moins en
moins libres. Il y a lutte journalière entre le conscient que la raison
gouverne, et les impulsions ancestrales qui lui échappent. Les
révolutions violentes par lesquelles les peuples essaient quelquefois
alors de se soustraire au joug opprimant d’un passé trop lourd, sont
sans action durable. Elles peuvent détruire les choses, mais modifient
très peu les âmes. C’est ainsi que les opinions et les croyances de la
vieille France pèsent d’un irrésistible poids sur la nouvelle. Les
façades seules ont changé.


§ 2.--Influence du milieu social et des groupes sociaux.

Le milieu social exerce sur nos opinions et notre conduite une action
intense. Il engendre à notre insu des inférences inconscientes qui nous
dominent constamment. Les livres, les journaux, les discussions, les
événements d’une époque créent une ambiance qui, bien qu’invisible, nous
oriente. Elle contient les germes de conceptions artistiques,
littéraires, scientifiques ou philosophiques que le génie condense
quelquefois en synthèses lumineuses.

Les opinions suscitées par le milieu social sont tellement fortes, que
l’individu obligé de quitter ce milieu est également forcé de changer
d’opinions. Un parfait socialiste révolutionnaire devient aisément un
conservateur étroit dès son arrivée au pouvoir. On sait avec quelle
facilité Napoléon transforma en ducs, chambellans et barons, les
farouches conventionnels qui n’avaient pas encore eu le temps de se
couper réciproquement la tête.

Le milieu social agit d’une façon générale, mais ce qui agit surtout
c’est le groupe auquel nous appartenons.

D’opinions et de croyances individuelles, déduites de nos propres
observations et de nos raisonnements, nous en avons généralement fort
peu. La plupart des hommes ne possèdent que celles du groupe: caste,
classe, secte, parti, profession auxquels ils appartiennent et les
adoptent en bloc.

Chaque classe d’un peuple: ouvriers, magistrats, politiciens, professent
donc les opinions fondamentales de leur groupe professionnel. Elles sont
le critérium de leurs jugements. Ils tiennent les choses pour vraies ou
fausses suivant qu’elles sont conformes ou non aux opinions de ce
groupe. Chacun forme une sorte de tribu fermée, possédant des opinions
communes si acceptées qu’elles ne se discutent même pas. Qui n’adopte
pas les idées de son groupe n’y saurait vivre.

L’évolution actuelle vers le socialisme et le syndicalisme augmente tous
ces groupes, notamment ceux par lesquels l’État administre ses
monopoles. Ils se jalousent férocement, et rien n’existe de commun entre
eux qu’une cascade d’inimitiés et de mépris. Aucune solidarité ne les
reliant, il en résulte une désorganisation progressive des services
chaque jour plus nombreux assumés par l’État. C’est une des causes
profondes, quoique des moins signalées, de la décadence des monopoles
Étatistes, et notamment, de notre marine de guerre. J’en ai fourni les
preuves, dans un précédent ouvrage, et montré que le simple passage d’un
monopole entre les mains de l’État est un désastre pour les finances.

Les dissentiments d’opinions entre les groupes fonctionnarisés qui, sous
le bénéfice de l’anonymat, sont les vrais maîtres du pays, apparaissent
peu au public. Les opinions des groupements ouvriers sont au contraire
trop bruyantes pour passer inaperçues. Leurs haines à l’égard des autres
classes tendent à devenir de puissants facteurs de l’évolution politique
actuelle.

S’imaginant, sur l’affirmation de leurs meneurs, être les créateurs
uniques de la richesse, ils ne soupçonnent aucunement le rôle du capital
et de l’intelligence. Se considérant beaucoup plus les compatriotes des
ouvriers étrangers que des bourgeois français, ils sont devenus
internationalistes et anti-militaristes. Leur vraie patrie est le groupe
des gens de leur métier, à quelque nation qu’ils appartiennent.


§ 3.--Influence de la coutume.

La coutume, forme de l’habitude, fait la force des sociétés et des
individus. Elle les dispense d’avoir à réfléchir sur chaque cas qui se
présente pour se former une opinion.

Le milieu, la contagion et l’éducation maintiennent en nous la coutume.
Les lois ne font que la sanctionner et sont puissantes seulement quand
elles fixent une coutume déjà existante.

Le rôle de la coutume, dont j’ai déjà parlé dans un autre chapitre à
propos de l’habitude, a été fort bien étudié depuis longtemps, notamment
par Montaigne, et il suffira de reproduire ce qu’écrivait ce philosophe:

  C’est, à la vérité, une violente et traistresse maistresse d’eschole
  que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le
  pied de son auctorité: mais, par ce doulx et humble commencement,
  l’ayant rassis et planté avec l’ayde du temps, elle nous descouvre
  tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons
  plus la liberté de haulser seulement les yeulx.

  ... Mais on descouvre bien mieulx ses effects aux estranges
  impressions qu’elle faict en nos âmes, où elle ne trouve pas tant de
  résistance... Les loix de la conscience, que nous disons naistre de
  nature, naissent de la coustume; chacun, ayant en vénération interne
  les opinions et mœurs approuvées et reçeues autour de luy, ne s’en
  peult desprendre sans remors, ny s’y appliquer sans applaudissement.
  Quand ceulx de Crète vouloient, au temps passé, mauldire quelqu’un,
  ils prioient les dieux de l’engager en quelque coustume... les
  communes imaginations que nous trouvons en crédit autour de nous, et
  infuses en nostre âme par la semence de nos pères, il semble que ce
  soyent les générales et naturelles: par où il advient que ce qui est
  hors les gonds de la coustume, on le croit hors les gonds de la
  raison; Dieu sçait combien desraisonnablement le plus souvent!...
  C’est par l’entremise de la coustume que chascun est content du lieu
  où nature l’a planté; et les sauvages d’Escosse n’ont que faire de la
  Touraine, ny les Scythes, de la Thessalie... l’usage nous desrobe le
  vray visage des choses...

Nous allons examiner maintenant les caractéristiques spéciales, la
valeur et l’influence des opinions collectives dont nous venons
d’indiquer la genèse.




CHAPITRE II

LES PROGRÈS DE L’INFLUENCE DES OPINIONS COLLECTIVES ET LEURS
CONSÉQUENCES.


§ 1.--Les caractéristiques des opinions populaires.

L’action de plus en plus considérable des foules dans la vie politique
donne une grande importance à l’étude des opinions populaires.
Interprétées par une légion d’avocats, de professeurs, qui les
transposent et en dissimulent la mobilité, l’incohérence et le
simplisme, elles restent assez mal connues. Aujourd’hui, le peuple
souverain est aussi adulé que le furent jadis les pires despotes. Ses
passions basses, ses appétits bruyants, ses plus inintelligentes
aspirations suscitent des admirateurs. Pour les politiciens, serviteurs
de la plèbe, les faits n’existent pas, les réalités n’ont aucune valeur,
la nature doit se plier à toutes les fantaisies du nombre.

L’âme populaire, déjà étudiée par nous dans d’autres ouvrages, a pour
principale caractéristique d’être entièrement dominée par des éléments
affectifs et mystiques. Aucun argument rationnel ne pouvant refréner
chez elle les impulsions créées par ces derniers, elle y obéit
immédiatement.

Le côté mystique de l’âme des foules est souvent plus développé encore
que son côté affectif. Il en résulte un besoin intense d’adorer quelque
chose: dieu, fétiche, personnage ou doctrine.

Ce besoin s’épanche aujourd’hui vers la foi socialiste, religion
nouvelle dont le pouvoir surnaturel doit régénérer les hommes.

Le mysticisme populaire fut observé d’ailleurs à tous les âges. Quand il
ne se manifesta pas dans les croyances religieuses, il régna dans les
conceptions politiques. L’histoire de la Révolution le montre à chaque
page.

Le point le plus essentiel peut-être de la psychologie des foules est,
je le répète, l’impuissance de la raison sur elles. Les idées capables
d’influencer les multitudes ne sont pas des idées rationnelles, mais des
sentiments exprimés sous forme d’idées.

De telles vérités devraient être banales depuis longtemps. Cependant la
conduite des politiciens de race latine montre qu’ils ne les comprennent
pas encore. Ils ne se dégageront de l’anarchie qu’après les avoir
comprises.


§ 2.--Comment, sous la mobilité des opinions populaires, persiste une
certaine fixité.

Parmi les caractéristiques des opinions populaires, on en rencontre
deux, la mobilité et la stabilité, d’aspect contradictoire.

La mobilité paraît leur loi, et elle l’est en effet, mais semblable aux
vagues de l’océan surmontant des eaux tranquilles, cette mobilité de
surface cache des éléments très stables. On les découvre sous toutes les
variations dont notre histoire offre depuis un siècle le tableau.

Derrière la mobilité constante de la foule, derrière ses fureurs, ses
enthousiasmes, ses violences et ses haines génératrices de tant de
bouleversements, persistent des instincts conservateurs tenaces. Les
foules latines les plus révolutionnaires restent très conservatrices,
très traditionalistes. C’est pourquoi les régimes brisés par elles sont
bientôt restaurés sous de nouveaux noms.

Cette double tendance, révolutionnaire dans les actes, conservatrice
dans les sentiments, échappe généralement aux meneurs de foules. Aussi
ne les entraînent-ils jamais bien longtemps dans le même sens.

Sur les opinions politiques journalières, et surtout sur les sentiments
pour les personnes, on fait osciller facilement l’âme populaire. Sur sa
mentalité fondamentale, le temps seul peut agir.

Un des exemples montrant le mieux à la fois l’incompréhension générale
de l’âme populaire, et la fixité cachée sous sa mobilité, est fourni par
une récente expérience du Gouvernement anglais. Le Parlement élu après
dissolution ne lui ayant pas donné, à propos de la réforme de la Chambre
des Lords, une majorité suffisante, il crut, par une campagne énergique,
pouvoir obtenir des foules anglaises les députés dont il avait besoin,
et la Chambre fut de nouveau dissoute. Malgré la plus violente pression,
les mêmes députés furent renommés. Avant la dissolution, la majorité
gouvernementale était de 124 voix. Après les nouvelles élections, de 126
voix. Tout cet effort énorme aboutissait à un insignifiant déplacement
de deux voix.

Nul besoin d’une psychologie bien savante pour prédire ce résultat.
Comment supposer, qu’ayant agi une première fois sur l’opinion populaire
par tous les moyens à la disposition du gouvernement, on pourrait à
quelques mois de distance obtenir des résultats différents? Les
ministres le supposaient sans doute en se basant sur la mobilité bien
connue des foules, mais ils oubliaient leur fixité sur certaines
questions fondamentales. Or, c’était justement sur ces points essentiels
que les électeurs devaient voter. Ils correspondaient à des tendances
traditionnelles irréductibles des diverses fractions du peuple anglais.

L’âme collective ne peut être dirigée qu’en la pénétrant. J’ai bien des
fois montré à quel point la plupart de nos hommes d’État en ignorent le
mécanisme. La loi récente sur les retraites ouvrières l’a une fois de
plus montré. Ils comprennent encore moins l’âme collective d’autres
peuples, comme le prouvent les idées d’assimilation imposées à nos
colonies.


§ 3.--La puissance de l’opinion populaire avant l’âge moderne.

L’action des opinions populaires devenue prépondérante aujourd’hui,
s’est également exercée aux divers temps de l’histoire. On ne l’aperçoit
pas toujours, parce que la chronique des nations n’a guère été, pendant
longtemps, que celle des souverains. Tous les actes de leurs règnes
semblaient des créations de leurs volontés.

Bien qu’oubliées des livres, les influences populaires furent cependant
considérables. Quand après avoir terminé l’histoire des rois on
s’occupera de celle des peuples, il apparaîtra clairement que les foules
furent les vraies créatrices d’événements mémorables: croisades, guerres
de religion, massacre de la Saint-Barthélemy, révocation de l’édit de
Nantes, Restauration monarchique et napoléonienne, etc. Aucun despote
n’aurait jamais eu la puissance d’ordonner la Saint-Barthélemy, et,
malgré son absolu pouvoir, Louis XIV n’aurait pu révoquer l’édit de
Nantes.

Sans vouloir entrer ici dans les détails et en me bornant comme exemple
au dernier des événements que je viens de citer, je ferai remarquer que
Louis XIV ne l’ordonna que poussé par la volonté générale.

«Il n’y eut rien de plus populaire, écrit justement Faguet, que la
révocation de l’édit de Nantes; ce fut une mesure de souveraineté
nationale, ce fut une mesure d’oppression de la minorité par la
majorité, ce fut une mesure éminemment démocratique.»

La plupart des événements créés par les foules sont généralement ceux
qui jouèrent le plus funeste rôle dans l’histoire. Les catastrophes
d’origine populaire furent heureusement peu nombreuses, grâce à l’action
des élites qui, si faible aujourd’hui, réussissait alors, le plus
souvent, à limiter les caprices et les fureurs du nombre.


§ 4.--Les progrès actuels des influences collectives dans la genèse des
opinions et leurs conséquences.

L’action grandissante du pouvoir des foules étant un des facteurs
inévitables de la vie moderne, il faut savoir le subir. Pascal s’y
résignait déjà: «Pourquoi suit-on la pluralité? Est-ce parce qu’ils ont
plus de raison? Non, mais plus de force».

Et par le fait seul que la puissance a été conférée au nombre, ou tout
au moins à ceux qui conduisent le nombre, que le nombre est persuadé
qu’étant tout il peut tout, il s’ensuit que les flatteurs de ce pouvoir
nouveau se multiplient chaque jour pour le servir. Législateurs et
ministres sont devenus ses esclaves.

Les hommes politiques sont bien petits aujourd’hui devant les
mugissements populaires. Les plus pondérés cèdent en tremblant. Ils
n’hésiteront jamais, comme on le vit avec stupeur à Brest, à signer des
manifestes en faveur d’un anarchiste antipatriote, candidat au
Parlement, si de bas comités électoraux le leur ordonnent.

Cette servilité fut du reste la loi de tous les âges. Qu’un peuple
aspire à la liberté, ce qui lui arrive rarement, ou se rue vers la
servitude, tendance beaucoup plus fréquente, il trouvera toujours des
professeurs et des avocats pour donner une forme intellectuelle à ses
impulsions, si dangereuses qu’elles puissent être.

Les opinions des foules dictent aujourd’hui aux législateurs les lois
qu’ils doivent voter, et, comme ces lois correspondent à des fantaisies
éphémères et non à des nécessités, leur résultat final est de
désorganiser la vie industrielle, sociale et économique du pays. Quant
aux gouvernants, ils se bornent à suivre les mouvements de l’opinion, se
sentant impuissants à les diriger, et laissent ainsi s’accumuler des
ruines.

On le constate maintenant chaque jour. La dernière grève des inscrits
maritimes, qui faillit anéantir le commerce de l’Algérie, en a fourni un
bien lamentable exemple.

Dès qu’une grève maritime se manifeste, la navigation étant réservée à
la marine française, l’Algérie se trouve en état de blocus, et ses
marchandises pourrissent dans ses ports. En 1904, les communications
furent ainsi interrompues trois mois; en 1907, un mois; en 1909, deux
mois. Pour remédier à ce blocus il suffisait de suspendre momentanément
le monopole des pavillons, de façon à permettre aux bâtiments étrangers
un commerce au moins provisoire entre la France et l’Algérie. Afin de se
ménager la clientèle électorale des inscrits maritimes, on préféra faire
perdre des millions à l’Algérie.

Devant cette passivité résignée, cette obéissance à leurs ordres, les
foules deviennent chaque jour plus impérieuses. Les freins qui les
maintenaient étant détruits, elles obligent parfois leurs représentants
à légiférer au mépris de toute équité comme l’auraient fait des barons
féodaux.

Il faudrait entrer dans trop de détails pour montrer comment se sont
graduellement désagrégées les actions inhibitrices qui modéraient jadis
les fantaisies et les fureurs des foules, et comment a été amené leur
état de révolte permanente. Cet esprit de rébellion résulte avant tout
de la notion, qu’il suffit de menacer et, au besoin, saccager, comme à
Narbonne et en Champagne, pour être obéi.

Nombreux sont les faits mettant en évidence les phases de cette lente
évolution de l’âme populaire, et montrant quels changements de mentalité
parvinrent à ébranler des principes de droit séculaire, considérés comme
indestructibles. Je me bornerai à citer comme exemple, la genèse d’une
loi, d’aspect inoffensif et humanitaire à ses débuts, mais dont le
résultat final fut la suspension momentanée de la vie nationale, par
suite de la grève des cheminots.

Depuis longtemps, les compagnies payaient à leurs employés des retraites
souvent supérieures à celles des fonctionnaires. D’après les chiffres
donnés à la Chambre, alors que les ouvriers mineurs ont un maximum de
pension de 360 francs, les instituteurs 1.100 francs, les professeurs de
collège 1.385 francs, celles des chefs de gare et des mécaniciens
peuvent atteindre et dépasser 3.500 francs. L’orateur qui donnait ces
chiffres à la tribune ajoutait que ce n’est pas la situation des
employés des compagnies qui demanderait à être améliorée.

Rien de plus évident, mais comme les cheminots peuvent devenir de bons
agents électoraux, et d’ailleurs faisaient entendre, dans les journaux
qu’ils inspirent, de violentes menaces, les législateurs crurent très
simple d’user de leur souveraineté absolue pour leur donner
satisfaction. Ils s’empressèrent donc de voter une énorme augmentation
de retraites, payables naturellement par les actionnaires des
compagnies. Peu de despotes auraient osé employer ce procédé et déclarer
ainsi à des actionnaires: il me plaît de réduire vos maigres dividendes
pour faire des pensions à une catégorie d’agents dont j’ai besoin.
Obéissez et payez.

Les chemins de fer, étant entreprises privées, sont liés par des
contrats qu’un seul des contractants n’a pas le droit de briser. Cette
vérité eût fait réfléchir des législateurs moins aveuglés par la théorie
de la souveraineté de l’État représentant les foules. Il ne se trouva
pourtant, au Sénat, qu’un seul sénateur, M. Raymond Poincaré, pour
montrer le caractère odieux d’une intervention ayant pour but de
dépouiller une classe de citoyens au profit d’une autre. «C’est, dit-il,
le fait du Prince dans ce qu’il a de plus arbitraire. Nous légiférons
pour l’avenir; on nous demandera demain de légiférer, sinon pour le
passé, du moins pour le présent... Où irons-nous, Messieurs, je me le
demande? Nous résisterons sans aucun doute, mais combien, le jour venu,
serons-nous à résister?»

Pas beaucoup, certes, car l’éminent homme d’État, après avoir fort bien
montré les redoutables dangers du projet du Gouvernement, n’en a pas
moins voté pour lui, contribuant ainsi à violer des principes de droit
fondamentaux.

Encouragés par le succès de leurs menaces, les employés de chemins de
fer exigèrent immédiatement des augmentations de traitement
considérables. Les compagnies, ayant essayé de résister, il en résulta
finalement la désastreuse grève des cheminots qui désorganisa tous nos
réseaux.

Ce n’est là d’ailleurs qu’un commencement. Les ouvriers auxquels on
propose des pensions de deux ou trois cents francs ne s’en contentent
plus depuis qu’ils ont constaté que, par des violences, leurs collègues
des chemins de fer en obtenaient deux ou trois mille. A la suite du vote
du Sénat, les demandes de retraites proportionnelles commencèrent
naturellement à pleuvoir: cantonniers, ouvriers des arsenaux, des mines,
des tabacs réclamèrent énergiquement. Mais tout cela est l’avenir, un
redoutable avenir, que les préoccupations électorales peuvent seules
empêcher d’apercevoir. Quel sinistre aveuglement!

On a vu, par la révolte récente de plusieurs villes d’un département,
révolte accompagnée de pillage et d’incendies, les progrès de la
violence des classes populaires quand on refuse de leur obéir
instantanément.

Le but poursuivi se dessine chaque jour plus nettement. Il consiste à
tâcher de dépouiller ceux qui possèdent. Cet idéal, constamment prêché
par les meneurs, est au fond de toutes les revendications.

En attendant, les législateurs sanctionnent servilement les mesures que
la foule exige. Ils ont perdu le sens des possibilités et des réalités.
Les plus dures expériences ne les éclairent pas. Ils s’imaginent marcher
ainsi vers le progrès et la liberté, tandis que leurs votes nous mènent
vers la servitude, la décadence et tous les despotismes qui en sont la
suite.


§ 5.--Influence des collectivités dans la stabilisation de certains
éléments sociaux.

Le rôle destructeur des opinions des foules, n’est qu’une des faces de
leur action. Sous la mobilité populaire apparente, existe, nous l’avons
dit, un esprit traditionaliste assez difficile à détruire. Grâce à lui
les foules retournent facilement au passé.

Le côté conservateur de l’âme populaire s’observe surtout dans les
groupes sociaux: classes, congrès, corporations, syndicats, académies,
etc.

L’action de ces groupes homogènes est souvent fort différente de celle
des foules hétérogènes dont nous nous sommes occupé plus haut. Ni
destructive, ni créatrice elle stabilise, en raison de l’autorité du
nombre, des opinions nouvelles créées par des élites et fixe ainsi pour
quelque temps certains éléments importants des civilisations: langues,
arts, modes, croyances, théories scientifiques même.

L’action individuelle est certainement capitale, et le génie, sa plus
belle floraison, est toujours personnel; cependant ses créations ne
peuvent pleinement s’épanouir qu’après être devenues collectives. Sans
les chercheurs solitaires, il n’y aurait jamais eu ni civilisation, ni
progrès, mais l’œuvre individuelle n’acquiert toute sa puissance que par
son absorption dans l’âme collective.




CHAPITRE III

LA DISSOLUTION DE L’AME INDIVIDUELLE DANS L’AME COLLECTIVE.


§ 1.--Désagrégation actuelle des grandes collectivités en petits
groupements.

Après s’être péniblement dégagée, par un lent travail séculaire, de la
collectivité, l’âme individuelle tend à y retourner actuellement, sous
une forme imprévue, fort différente de celle imaginée par certains
théoriciens politiques, rêvant un nivellement général des conditions et
des fortunes sous la direction de l’État.

A côté des théories socialistes, et bientôt contre elles, se
développaient de petits groupes nettement séparés les uns des autres par
leurs opinions et leurs intérêts. Cette désagrégation d’une société en
fragments sans liens communs constitue ce qu’on a nommé le mouvement
syndicaliste.

Loin de rester, comme le socialisme, l’œuvre de théoriciens purs,
étrangers aux réalités, il représente une création spontanée due à des
nécessités économiques qui se sont imposées partout, ainsi que le prouve
sa généralisation, sous des formes diverses, chez des peuples de
mentalités distinctes. Les seules différences sont que le syndicalisme,
révolutionnaire dans certains pays, reste pacifique dans d’autres.

L’évolution industrielle qui a engendré ce mouvement conduit les grandes
patries modernes à se subdiviser en petites patries, ne respectant que
leurs lois propres, et méprisant celles de la collectivité générale qui
les contient.

L’union provisoire de ces divers groupes, malgré des intérêts distincts,
les a doués d’une force assez puissante pour faire prévaloir souvent
leurs volontés.

Cette force, chacun en constate facilement les résultats, mais on
s’aperçoit beaucoup moins en général, que l’union momentanée de tous ces
groupes ne saurait durer. Dès que l’ancien bloc social aura été
entièrement dissous en petits fragments solidement constitués, leurs
divergences d’intérêts les conduira fatalement à des luttes incessantes.
Si chaque groupe est en effet composé d’éléments homogènes, ayant des
intérêts et des opinions identiques, il se trouve en conflit avec
d’autres groupes, aussi puissants, mais d’intérêts nettement opposés.

On peut dès maintenant pressentir ces futures luttes, entre intérêts
contraires, par l’histoire des anciennes républiques italiennes, celles
de Sienne et de Florence notamment. Gouvernées par des syndicats
ouvriers, leurs dissensions intestines ensanglantèrent pendant des
siècles toutes les cités où ils furent maîtres.

N’objectons pas qu’il s’agit de temps très anciens. Les grandes lois
sociales ne sont pas nombreuses et se répètent toujours.

Les luttes de groupes ne font que commencer, parce que le pouvoir
central, puissant encore, refrène leurs rivalités, mais ce pouvoir perd
de plus en plus son action. Dès qu’il l’aura tout à fait perdue on verra
les conflits des groupements collectifs se manifester d’abord contre
lui, comme à Narbonne, puis entre eux, comme en Champagne, où les
syndicats rivaux de deux départements d’intérêts contraires se sont
âprement combattus.

Pillages, incendies, massacres seront alors, comme ils le furent
toujours, les manifestations inévitables des colères populaires devant
la moindre résistance à leurs volontés, lorsqu’aucun frein ne les
retient plus.

                   *       *       *       *       *

Nous ne nous sommes pas autant écarté du problème de la genèse des
opinions et des croyances que le précédent exposé pourrait le faire
croire. Comment comprendre l’unité d’opinions d’un groupe sans avoir
déterminé d’abord sous quelles influences il s’est formé?

Dans les chapitres consacrés à l’étude des opinions individuelles, nous
avons souvent eu peine à préciser, parmi les facteurs pouvant agir, ceux
qui jouent un rôle prépondérant. Rien n’est plus aisé, au contraire,
pour des groupes très homogènes, très circonscrits, tels que ceux dont
on vient d’indiquer la formation.

Ils sont en effet composés d’individus ne possédant d’autres opinions
que celles de leur petit milieu. Pour conserver sa force, le groupe est
obligé de ne tolérer aucune dissidence. Par l’opinion d’un de ses
membres, on connaît celle de tous les autres.

Le problème de la genèse des opinions et des croyances, encore compliqué
aujourd’hui, se simplifiera donc considérablement quand ne sera plus
tolérée que l’opinion du groupe dans lequel on se trouvera confiné.
L’indépendance des idées deviendra alors de plus en plus impossible.

Que les sociétés futures tombent sous le joug du socialisme, du
syndicalisme, ou des despotes, engendrés par les anarchies nées de ces
doctrines, elles n’en seront pas moins mentalement asservies.


§ 2.--Comment l’âme individuelle est sortie de l’âme collective et
comment elle y retourne.

L’évolution moderne tend, nous venons de le voir, à désagréger les
sociétés en petits groupes distincts, possédant des sentiments, des
idées et des opinions identiques, c’est-à-dire une âme commune. Inutile
de discuter sur la valeur de cette évolution, les raisons ne changeant
pas les choses.

Mais sans juger les faits, on peut du moins chercher à les interpréter.
Or, il est aisé de montrer que cette fusion des âmes individuelles en
âmes collectives constitue un retour à des phases extrêmement lointaines
de l’histoire observées encore à l’état de survivance chez les peuples
primitifs inférieurs.

Ces peuples primitifs se composent toujours en effet de petits groupes
nommés tribus, momentanément alliés, souvent en guerre. Le rôle de
l’individu s’y montre très faible, parce que l’âme individuelle n’est
pas dégagée encore. Ils n’ont qu’une âme collective, et c’est pourquoi
tous les membres d’une même tribu sont considérés comme responsables des
actes d’un seul.

La connaissance de cette notion caractéristique est indispensable pour
comprendre le droit usuel de tous les primitifs ou même de
demi-civilisés, les Annamites par exemple. Un administrateur
d’Indo-Chine, M. Paul Giran, fait justement remarquer que le droit
collectif de ce pays paraît incompréhensible aux magistrats européens
qu’on y envoie parce qu’ils tiennent pour une indiscutable évidence que
seul l’auteur d’un délit en est responsable. L’idée qu’une personne
étrangère à un crime puisse, du fait de ce crime, subir une peine
quelconque, leur paraît monstrueuse.

Elle ne l’est cependant pas pour l’Annamite. Dans de nombreux cas, les
parents appartenant au groupe familial du coupable sont exécutés. Et
pourquoi? Pour la raison psychologique indiquée plus haut, que les
éléments de chaque groupe social n’étant pas différenciés, sont
considérés comme n’ayant qu’une âme collective. Ce principe est général
puisqu’il régit le communisme politique, religieux ou social de tous les
peuples à leurs débuts.

Le droit primitif ne distinguant pas la personnalité individuelle, non
encore différenciée, de son groupe, punit le groupe tout entier ou un
fragment quelconque de ce groupe. Comment les codes qui ne traduisent
que la coutume pourraient-ils en décider autrement?

Le condamné ne proteste nullement, d’ailleurs, contre un tel droit,
inique pour le civilisé, mais équitable pour l’homme, imprégné du
sentiment très net de son étroite solidarité avec un groupe dont il ne
se croit pas séparable.

Les Européens eux-mêmes reviennent à ce droit primitif en temps de
guerre, quand ils fusillent les otages, en s’appuyant sur le principe de
la responsabilité collective. Ils semblent destinés à y retourner d’une
façon plus générale encore, si les sociétés continuent à se désagréger
en groupes, comme ceux étudiés plus haut.

La non-différenciation psychologique des divers membres d’une tribu,
chez les primitifs, s’accompagne aussi d’une non-différenciation
anatomique. J’ai jadis prouvé, par des recherches faites sur des
milliers de crânes, que l’homogénéité anatomique d’un peuple est
d’autant plus grande qu’on remonte plus haut vers ses origines, et qu’à
mesure qu’il progresse les crânes de ses divers membres se différencient
davantage. Ce fait est à rapprocher des observations des voyageurs
montrant que tous les membres d’une tribu sauvage se ressemblent
étonnamment et que les sexes eux-mêmes sont à peine distincts.

L’âme collective des primitifs, les peuples civilisés la possèdent
également. Mais des âmes individuelles en limitent l’influence. La
première constitue ce que nous avons appelé l’âme de la race. Elle se
manifeste surtout dans les grandes circonstances intéressant la destinée
du peuple tout entier. L’âme individuelle se manifeste au contraire dans
les moindres circonstances habituelles de la vie quotidienne. Cette
superposition des âmes individuelles à l’âme collective est, je l’ai dit
déjà, un phénomène analogue à celui observé chez tous les êtres dont les
espèces possèdent, avec les caractères généraux du genre auquel ils
appartiennent, ceux spéciaux à chaque espèce.

On ne recherchera pas ici au prix de quels efforts séculaires l’âme
individuelle s’est lentement dégagée de l’âme collective, où l’intérêt
social tendait à la maintenir, par l’action puissante des croyances
religieuses, du milieu, des coutumes, des traditions et des lois.

Exposer cette succession d’efforts serait refaire l’histoire. Une
pareille étude nous apprendrait que, dans la suite des temps, le nombre
d’hommes ayant réussi à se dégager du poids énorme de l’âme collective
fut toujours assez rare. Elle nous montrerait aussi que l’humanité leur
doit tous les progrès accomplis pendant son lent essor. Elle nous dirait
enfin que les sociétés qui ont vécu par eux se sont toujours cependant
dressées contre eux. S’ils furent tolérés quelquefois, aux périodes de
transition, ce ne fut jamais pour longtemps. Les mouvements socialistes
et syndicalistes actuels représentent de nouvelles phases de la
perpétuelle tentative des sociétés pour unifier les hommes et les
maintenir dans les mêmes opinions, les mêmes croyances et la même
conduite.

                   *       *       *       *       *

Le plus important des faits exposés dans ce chapitre est le commencement
de désagrégation des sociétés actuelles en petits groupes indépendants,
réciproquement hostiles, cherchant à s’isoler de plus en plus et enlever
ainsi aux nations leur unité. L’âme individuelle, qui avait mis des
siècles à se dégager un peu de l’âme collective, y retourne
actuellement.

Nous assistons donc à ce phénomène singulier, de peuples civilisés
tendant à remonter vers une mentalité inférieure qui fut celle des
premiers âges. Les grandes luttes de l’avenir seront moins souvent entre
peuples différents qu’entre les groupes constitués au sein de chacun
d’eux.

La dissolution de l’âme individuelle dans l’âme collective d’un groupe
est sans doute une force pour ce groupe, mais ne constitue sûrement pas
un progrès, ni pour la société ni pour les individus. On ne devient une
personnalité puissante qu’en s’évadant de l’âme collective.




LIVRE VII

LA PROPAGATION DES OPINIONS ET DES CROYANCES




CHAPITRE I

L’AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, L’EXEMPLE ET LE PRESTIGE.


§ 1.--L’affirmation et la répétition.

Le rôle des facteurs énumérés dans ce chapitre ayant déjà été étudié
dans plusieurs de mes ouvrages, je me bornerai à résumer brièvement leur
action.

L’affirmation et la répétition sont des agents fort puissants de
création et de propagation d’opinions. L’éducation est en partie basée
sur eux. Les politiciens et les meneurs de toute nature en font un usage
journalier. Affirmer, puis répéter, représente même le fond principal de
leurs discours.

L’affirmation n’a pas besoin de s’appuyer sur une preuve rationnelle
quelconque, elle doit seulement être brève, énergique et
impressionnante. On peut considérer comme type de ces trois qualités, le
manifeste suivant, reproduit récemment dans plusieurs journaux.

  Qui produit le blé, c’est-à-dire le pain pour tous? Le paysan! Qui
  fait venir l’avoine, l’orge, toutes les céréales? Le paysan! Qui élève
  le bétail pour procurer la viande? Le paysan! Qui élève le mouton pour
  procurer la laine? Le paysan! Qui produit le vin, le cidre, etc.? Le
  paysan! Qui nourrit le gibier? Le paysan!

  Et pourtant, qui mange le meilleur pain, la meilleure viande? Qui
  porte les plus beaux habits? Qui boit le bordeaux et le champagne? Qui
  profite du gibier? Le bourgeois!

  Qui s’amuse et se repose à volonté? Qui prend tous ses plaisirs? Qui
  fait des voyages d’agrément? Qui se met à l’ombre l’été, à côté d’un
  bon feu l’hiver? Le bourgeois!

  Qui se nourrit mal? Qui boit rarement du vin? Qui travaille sans
  discontinuer? Qui se brûle l’été et se gèle l’hiver? Qui a bien des
  misères et bien des peines? Le paysan!

Suffisamment répétée, l’affirmation finit par créer d’abord une opinion
et plus tard une croyance.

La répétition est le complément nécessaire de l’affirmation. Répéter
souvent un mot, une idée, une formule, c’est les transformer fatalement
en croyance. Du fondateur de religion au marchand de nouveautés, firent
usage de la répétition tous les hommes se proposant d’en persuader
d’autres.

Son pouvoir est tel qu’on finit soi-même par croire aux paroles
répétées, et par accepter les opinions qu’habituellement on exprime.
Prié par le Sénat de prendre des mesures pour la défense de la
République, le grand Pompée ne cessait de répéter que César
n’attaquerait pas Rome et, remarque Montesquieu, «parce qu’il l’avait
dit tant de fois, il le redisait toujours». La conviction formée dans
son esprit par ces répétitions, l’empêcha d’avoir recours aux moyens qui
lui auraient permis de protéger Rome et conserver sa tête, au moins
pendant quelque temps.

L’histoire politique est pleine de convictions formées ainsi par
répétitions. Avant 1870, nos généraux et nos hommes d’État ne cessaient
de répéter que les armées allemandes étaient très inférieures aux
nôtres. A force de le répéter, ils le crurent fermement. On sait ce
qu’il nous en coûta.

Le politicien ayant adopté des opinions, simplement parce qu’elles lui
sont utiles finit, à force de les soutenir, par y croire assez pour ne
plus pouvoir ensuite s’en débarrasser facilement, lorsqu’il devient
profitable d’en changer. L’habitude de louer la vertu eût peut-être fini
par rendre Tartufe un homme vertueux.

Les convictions fortes peuvent ainsi sortir de convictions faibles ou
même simplement simulées. «Faites tout comme si vous croyiez, disait
Pascal, cela vous fera croire.»

Le rôle de l’affirmation et de la répétition dans la formation des
opinions et des croyances ne saurait être exagéré. Il est à la base de
leur existence. Si les résultats obtenus par nos orateurs politiques
actuels sont parfois bien médiocres, c’est qu’ils manquent un peu trop
d’un élément dont nous montrerons plus loin la force: le prestige.

  L’éloquence parlementaire, écrit un ancien député M. Gérard Varet,
  n’est ni une critique de témoignage comme au Palais, ni une
  dissertation comme à la Sorbonne. La foule répugne invinciblement à
  l’effort de la réflexion, au souci de démontrer et de prouver: elle
  veut l’affirmation tranchante, le dogme impérieux et décisif. Et ce
  dogme elle le veut dans le sens de ses désirs, sourde aux critiques,
  avide de flatterie, ivre du sentiment de son irresponsabilité.
  L’orateur qui la connaît va droit en elle, aux sentiments
  élémentaires, aux instincts primitifs: orgueil, colère, envie,
  espérance. Il crie les misères imméritées, les iniquités, les
  réparations, invoque les ambitions messianiques, les rêves
  paradisiaques. Une harangue de tribuns, c’est un torrent de lyrisme,
  c’est une imprécation ou un hymne.


§ 2.--L’exemple.

L’exemple est une forme puissante de la suggestion, mais pour agir
réellement il doit être impressionnant. Dans l’éducation, un seul
exemple frappant est plus retenu que de faibles exemples longtemps
multipliés.

J’ai eu occasion de vérifier ce principe en dressant des chevaux
difficiles. Une impression forte quoique unique, telle qu’une certaine
application très douloureuse de l’éperon, agit beaucoup plus rapidement
que de faibles actions, souvent répétées.

Cette influence des exemples frappant vivement l’imagination, se
manifesta nettement aux dernières grandes manœuvres militaires de 1910.

Les aéroplanes y répétèrent leurs opérations habituelles sans autre
exercice nouveau que le port d’une dépêche, mais cet exemple de
l’utilité supposée de l’aéroplane en temps de guerre, détermina de suite
le gouvernement à créer solennellement un corps d’aviateurs et le
ministre de la guerre à déclarer que l’aviation constituait une nouvelle
arme à ajouter aux trois autres: l’infanterie, l’artillerie et la
cavalerie.

En politique, la suggestion de l’exemple sur la formation et la
propagation des opinions est décisive. Le succès de certains candidats
socialistes a dirigé une foule de jeunes professeurs vers les pires
formes de la doctrine. M. Bourdeau l’a fort bien montré dans les lignes
suivantes:

  Tandis qu’en Allemagne la jeunesse universitaire, la jeunesse
  bourgeoise, intelligente et lettrée, jadis attirées vers le
  socialisme, s’en éloignent aujourd’hui et reviennent à des sentiments
  de patriotisme exclusif et exalté, si bien que la social-démocratie
  allemande ne fait pour ainsi dire plus de recrues parmi elles; en
  France au contraire, c’est une mode de s’enrôler parmi les étudiants
  collectivistes et internationalistes. L’exemple vient de haut, des
  agrégés de philosophie, des normaliens. L’École Normale se transforme
  en une pépinière du socialisme.


§ 3.--Le prestige.

Les traités de logique décrivent minutieusement les divers éléments de
formation d’un jugement. Ils ont oublié cependant la contagion et le
prestige. Or, ce sont précisément ceux qui déterminent la très immense
majorité de nos opinions.

Devant consacrer un chapitre à la contagion mentale, je n’étudierai
maintenant que le prestige. Cette étude sera sommaire, ayant déjà traité
le sujet dans d’autres ouvrages.

Sans doute, on nous enseigne au collège que le principe d’autorité,
partie fondamentale du prestige, a été remplacé par l’expérience et
l’observation, mais la fausseté d’une telle assertion est facile à
montrer.

Même en laissant de côté les opinions religieuses, politiques et
morales, où le raisonnement n’intervient guère, pour ne tenir compte que
des opinions scientifiques, on constate qu’elles ont, bien souvent, pour
seule base l’autorité de celui qui les énonce et se propagent par simple
contagion.

Il ne saurait d’ailleurs en être autrement. La plus grande partie des
expériences et observations scientifiques étant trop compliquées pour
être répétées, force est de croire sur parole le savant qui les énonce.
L’autorité du maître est souveraine aujourd’hui, tout comme au temps où
régnait Aristote. Elle devient même de plus en plus omnipotente à mesure
que la science se spécialise davantage.

La généralité des opinions que l’éducation nous inculque ayant
uniquement l’autorité pour base, nous nous habituons facilement à
admettre, sans difficulté, une opinion défendue par un personnage
auréolé de prestige.

Sur les sujets techniques de notre profession, nous sommes capables de
jugements assez sûrs. Pour tout le reste, nous n’essayons même pas de
raisonner, préférant admettre, les yeux fermés, les opinions qu’un
personnage ou un groupe doué de prestige nous impose.

En fait, la destinée, qu’on soit homme d’État, patron, artiste, écrivain
ou savant, dépend surtout de la quantité de prestige possédée et, par
conséquent, du degré de suggestion inconsciente qu’on peut créer. C’est
la domination mentale qu’un homme exerce qui détermine son succès. Le
parfait imbécile réussit cependant quelquefois, car, n’ayant pas
conscience de son imbécillité, il n’hésite jamais à affirmer avec
autorité, or l’affirmation énergique et répétée possède du prestige. Le
plus vulgaire des camelots, affirmant fortement la supériorité
imaginaire d’un produit, exerce du prestige sur la foule qui l’entoure.

En revenant sur ce sujet dans la partie de cet ouvrage consacrée à
l’étude expérimentale des croyances, nous montrerons par des exemples
frappants que, même chez des savants éminents, le prestige est souvent
un des facteurs les plus sûrs d’une conviction. Pour les esprits
ordinaires, il l’est toujours.

Créateur d’opinions et maître des volontés, le prestige est une
puissance morale supérieure aux puissances matérielles. Les sociétés
sont fondées sur lui beaucoup plus que sur la force. Revenu presque seul
de l’île d’Elbe, Napoléon, grâce à son prestige, reconquit la France en
quelques jours. Devant son auréole, les canons du roi restèrent
silencieux et ses armées s’évanouirent.

Cette influence fut si colossale qu’elle s’exerçait même sur ses
ennemis. Marie-Caroline, fille de Marie-Thérèse et femme d’un Bourbon,
qui aurait dû exécrer cet ennemi redoutable pour elle, l’admirait comme
un Dieu. Voici ce qu’elle en écrivait dans une lettre:

  «C’est le plus grand homme que les siècles aient produit. Sa force,
  son énergie, son esprit de suite, son activité, son talent lui ont
  acquis mon admiration. Heureux le pays qui aurait un pareil souverain!
  Chez celui-ci tout est grand... Je voudrais la chute de la République,
  mais la conservation de Buonaparte... S’il mourait, on devrait le
  réduire en poudre et en donner une dose à chaque souverain, deux à
  chacun de leurs ministres!»

La part du prestige dans la puissance des souverains fut toujours
immense. «Il faudrait, dit justement Pascal, avoir une raison bien
épurée pour ne pas regarder comme un autre homme le grand seigneur
environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires...»

Même à notre âge de nivellement démocratique, le prestige a conservé sa
force et les rois modernes agissent sagement en ne le laissant pas
effleurer.

«Tous ceux qui assistèrent aux funérailles du roi d’Angleterre, écrivait
le correspondant d’un important journal, M. Nozière, furent frappés de
la grande impression que fit sur la foule l’empereur d’Allemagne. Il
s’avançait au milieu des souverains et il s’imposait à l’attention de
tous. Guillaume a le sentiment d’être sur la terre le chevalier de Dieu.
Quand il exprime cette idée, on ne peut s’empêcher de sourire. Mais
cette conviction lui prête une majesté singulière et dont la foule
demeure étonnée. C’est, actuellement, le monarque le plus dramatique.»

Le besoin d’adoration des foules les rend vite esclaves des individus
exerçant sur elles du prestige. Elles adorèrent frénétiquement tous
leurs dominateurs.

Ce n’est jamais en les flattant que l’on peut conserver son prestige.
Elles recherchent des flatteurs mais les méprisent, bientôt. Longtemps
encore se vérifiera l’antique adage:

    Poignez vilain, il vous oindra,
    Oignez vilain, il vous poindra.

Toute la discipline militaire est fondée sur le prestige des chefs. Une
ignorance déconcertante de la psychologie des foules ayant fait
complètement oublier aujourd’hui ce principe, on s’imagine remplacer la
discipline par la persuasion. Il est recommandé aux officiers de n’être
plus pour les soldats que des frères aînés, tâchant d’obtenir
l’obéissance par des raisonnements. L’inférieur accepte très volontiers
ces théories, mais méprise fort les chefs qui les pratiquent et ceux-ci
perdent graduellement toute autorité. Que deviendra l’armée quand ils
l’auront entièrement perdue?

L’anarchie actuelle résulte en partie de ce que la mollesse des classes
dirigeantes les a dépouillées de leur prestige. Les rois, les peuples,
les individus, les institutions, tous les éléments de la vie sociale en
un mot, sont condamnés à périr dès qu’ils n’exercent plus de prestige.

On peut facilement résumer en quelques lignes l’action des divers
facteurs de propagation des opinions et des croyances énumérés dans ce
chapitre. Sans le prestige aucune n’aurait pu naître, sans l’affirmation
aucune n’aurait pu s’imposer, sans l’exemple et la répétition aucune
n’aurait subsisté.




CHAPITRE II

LA CONTAGION MENTALE.


§ 1.--Les formes de la contagion mentale.

La contagion mentale constitue un phénomène psychologique dont le
résultat est l’acceptation involontaire de certaines opinions et
croyances.

Sa source étant inconsciente, elle s’opère sans qu’aucun raisonnement ou
réflexion y participe. On l’observe chez tous les êtres, de l’animal à
l’homme, principalement lorsqu’ils sont en foule.

Son action est immense, elle domine l’histoire.

La contagion mentale représente en effet l’élément essentiel de la
propagation des opinions et des croyances. Sa force est souvent assez
grande pour faire agir l’individu contre ses intérêts les plus évidents.
Les récits innombrables de martyrs, de suicides, de mutilations, etc.,
déterminés par contagion mentale en fournissent des preuves.

Toutes les manifestations de la vie psychique peuvent être contagieuses
mais ce sont, en particulier, les émotions qui se propagent de cette
façon. Les idées contagieuses sont des synthèses d’éléments affectifs.

Dans la vie ordinaire, la contagion peut être limitée par l’action
inhibitrice de la volonté, mais si une cause quelconque: changement
violent de milieu en temps de révolution, excitations populaires, etc.,
viennent la paralyser, la contagion exercera facilement son influence et
pourra transformer des êtres pacifiques en guerriers hardis, de placides
bourgeois en farouches sectaires. Sous son influence, les mêmes
individus passeront d’un parti dans un autre, et apporteront autant
d’énergie à réprimer une révolution qu’à la fomenter.

La contagion mentale ne s’exerce pas seulement par le contact direct des
individus. Les livres, les journaux, les nouvelles télégraphiques, de
simples rumeurs même, peuvent la produire.

Plus les moyens de communication se multiplient, plus les volontés se
pénètrent et se contagionnent. Nous sommes liés davantage chaque jour à
ceux qui nous entourent. La mentalité individuelle revêt facilement une
forme collective.

De toutes les variétés de contagion mentale qui nous étreignent, une des
plus puissantes est, je l’ai déjà montré, celle du groupe social dont
nous faisons partie. Aucune volonté n’essaie de s’y soustraire. Il dicte
même le plus souvent nos opinions et nos jugements sans que nous nous en
apercevions.


§ 2.--Exemples divers de contagion mentale.

Les sentiments, bons ou mauvais, sont contagieux et c’est pourquoi le
rôle de l’entourage dans l’éducation offre tant d’importance. «Dis-moi
qui tu hantes, je te dirai qui tu es» est un très juste proverbe.

A la contagion mentale par exemple est due la formation d’une foule de
jeunes criminels chassés de l’usine par des lois prétendues
humanitaires. Sans autre occupation désormais que de flâner dans la rue,
ils y entrent en relations avec des camarades dérobant aux étalages de
menus objets et bientôt les imitent. L’importance de ces vols augmente
graduellement et des associations sont formées pour imiter des bandes
célèbres. Le rôdeur de hasard devient bientôt un voleur professionnel
dont la vie s’écoulera de prison en prison. Il acceptera d’autant plus
facilement sa destinée qu’aucune action inhibitrice ne viendra limiter
les effets de la contagion. Les magistrats sont, en effet, pleins
d’indulgence pour tous les criminels et de bons philanthropes, un peu
imbéciles, leur font construire d’élégantes prisons bien chauffées et
pourvues de tout le confort moderne.

La contagion criminelle se produit très souvent aussi, grâce aux récits
d’assassinats sensationnels racontés par les journaux. Le célèbre Jack
l’éventreur eut de nombreux imitateurs dans plusieurs villes
d’Angleterre.

Les faits démontrant la contagion mentale sont si manifestes qu’il
semblerait inutile d’y insister. Mais la fameuse mesure, décidée en
conseil des ministres, d’introduire les apaches dans l’armée, prouve à
quel point les gouvernants l’ignorent. Le plus modeste des psychologues
aurait appris à ces médiocres hommes d’État combien cette résolution
serait désastreuse et qu’il faudrait y renoncer bientôt. C’est ce qui
arriva en effet.

Des diverses émotions, la plus contagieuse peut-être, est la peur. On
connaît son rôle capital, dans la vie des individus et des peuples. Si
elle n’a pas suffi à créer les dieux, comme le soutenait Lucrèce, son
influence fut manifeste dans leur genèse.

Aussi puissante qu’au début de l’histoire, elle crée les paniques qui
font perdre les batailles et peut même conduire ses victimes au suicide.
La terreur de la dernière comète qui devait, disait-on, rencontrer la
terre, amena plusieurs personnes à se tuer.

Elle ne dirige pas seulement les individus et les foules, mais encore
les politiciens qui les mènent. Dans ma _Psychologie politique_, j’ai
montré que la peur fut l’origine d’un grand nombre de lois, votées
depuis vingt ans, et dont les funestes effets se déroulent chaque jour.

On peut dire que dans les temps troublés le fantôme de la peur règne
souverainement sur les assemblées politiques et détermine leurs opinions
et leurs votes. Il provoqua les plus féroces mesures de la Convention.
C’est sous les griffes de la peur que Carrier faisait périr ses victimes
dans d’affreux supplices et que Fouquier-Tinville les envoyait par
centaines à l’échafaud.

La plupart des émotions sont aussi contagieuses que la peur. Les vrais
orateurs le savent bien. Le vote de la Chambre qui renversa le ministère
Clemenceau en quelques minutes, fut, je l’ai déjà rappelé, le résultat
d’une émotion contagieuse qu’un orateur de l’opposition sut provoquer.

Les expressions, gestes et mouvements de la physionomie traduisant les
sentiments: colère, bienveillance, méchanceté, gaieté, etc., sont
également contagieux. Il est sage, quand on sollicite une faveur, de
prendre une mine souriante au lieu d’un air contraint. On a ainsi la
chance de disposer à la bienveillance par contagion celui qui vous
écoute.


§ 3.--Puissance de la contagion mentale.

La contagion mentale est un phénomène absolument général, observable
aussi bien chez les animaux que chez l’homme. Un cheval a-t-il un tic,
dans une écurie, tous les autres l’acquièrent bientôt. Si l’un des
chiens d’une meute aboie, les autres l’imitent aussitôt. Quand un mouton
fuit, tous les moutons le suivent.

La contagion mentale peut être assez forte, je le disais plus haut, pour
l’emporter sur l’instinct de la conservation et conduire l’individu à
sacrifier sa vie. On a souvent répété l’histoire des quinze invalides se
pendant au même crochet d’un couloir et celle des soldats qui se
suicidèrent dans la même guérite.

Les faits de ce genre sont innombrables. J’en emprunte quelques-uns au
Dr Nass:

  Qu’un suicide sensationnel soit raconté par la presse dans tous ses
  détails, bientôt il sera répété, avec le même art, par quelques
  déséquilibrés. Au lendemain de l’affaire Syveton on a noté plusieurs
  asphyxies volontaires par le gaz.

  ... C’est surtout en Russie, pays de mysticisme, que les épidémies
  d’auto-homicide ont causé d’immenses ravages... Au temps des
  persécutions religieuses, les prophètes prêchaient le suicide par le
  feu. Une seule fois 600 personnes périrent du même coup dans les
  flammes. Un historien des religions russes estime à 20.000 le nombre
  des victimes de 1673 à 1691. M. Stohoukine cite un cas où un bûcher
  dévora 2.500 individus qui se sacrifiaient dans l’espoir d’un monde
  meilleur.

Des exemples du même ordre se continuent de nos jours. C’est par
contagion mentale que se propagent en Russie les skopsy qui se
soumettent à une castration volontaire et une autre secte dont les
membres se font enterrer vivants.

La contagion mentale est assez puissante pour créer dans l’esprit une
représentation quelconque. Elle engendrera donc facilement l’apparence
d’une maladie qui à la longue pourra devenir maladie réelle. Un savant
chirurgien des hôpitaux, le Dr Picqué, a rapporté récemment qu’à la
suite d’un cas de mort par appendicite, 15 officiers sur 25 que comptait
un détachement s’alitèrent en présentant tous les symptômes classiques
de l’appendicite. On les guérit par suggestion.


§ 4.--Influences de la contagion dans la propagation des croyances
religieuses et politiques.

Les réflexions précédentes font aisément pressentir le rôle de la
contagion mentale sur la propagation des opinions et des croyances.

D’une façon générale et sans qu’on ait à citer beaucoup d’exceptions,
les croyances religieuses et politiques se répandent surtout par voie de
contagion, notamment dans les foules. Elle s’exerce d’autant plus
énergiquement que la foule est plus nombreuse. Une croyance faible sera
très vite renforcée par la réunion des individus qui la partagent.

Grâce à la puissance de la contagion, la valeur rationnelle de la
croyance propagée est sans importance. La contagion s’exerçant sur
l’inconscient, la raison n’y prend aucune part.

De la foule, elle s’élève souvent à ceux placés au-dessus d’elle; il ne
faut donc pas s’étonner que les croyances les plus absurdes et les plus
funestes puissent trouver des défenseurs parmi les gens éclairés.
Nombreux sont les exemples analogues à celui de ce maître des requêtes
au Conseil d’État qui défendait les grèves de fonctionnaires au moment
où celle des postiers menaçait la France d’un désastre.

Par voie de contagion, bourgeois, lettrés, professeurs, etc., finissent
toujours par subir plus ou moins l’influence des opinions populaires. La
contagion mentale peut donc asservir toutes les intelligences. De même
que la contagion par les microbes, elle n’épargne que des natures fort
résistantes et peu nombreuses.

Les grands mouvements religieux de l’histoire furent toujours le
résultat de la contagion mentale. Son action ne s’exerça jamais
davantage qu’à notre époque, d’abord, parce qu’avec le progrès des idées
démocratiques le pouvoir tombe de plus en plus entre les mains des
foules, ensuite parce que la diffusion rapide des moyens de
communication permet aux mouvements populaires de se répandre presque
instantanément. On sait avec quelle rapidité se propagèrent les grèves
des postiers et des cheminots, les révolutions de Russie, de Turquie et
de Portugal.

Les gouvernements affaiblis sont impuissants contre la contagion. Non
seulement ils ont pris l’habitude de céder à toutes les injonctions
populaires, mais encore ces injonctions sont immédiatement appuyées par
des légions d’intellectuels que la contagion mentale, renforçant les
impulsions de leurs intérêts, amène à considérer comme équitables les
plus iniques revendications. Les fantaisies extravagantes des multitudes
deviennent pour eux des dogmes aussi respectables que l’étaient jadis,
pour les courtisans des monarchies absolues, les volontés de leur
maître.

Les opinions propagées par contagion ne se détruisent qu’au moyen
d’opinions contraires propagées de la même façon. Appliquée par des
hommes d’État, cette règle de psychologie leur permettrait, grâce aux
moyens dont ils disposent, de combattre la contagion par la contagion.

Ce dernier point nous écartant un peu de notre sujet, nous n’insisterons
pas davantage ici. Si ce chapitre a été bien compris, le lecteur possède
une des clefs principales du mécanisme de la propagation des opinions et
des croyances, c’est-à-dire des facteurs fondamentaux de l’histoire.




CHAPITRE III

LA MODE.


§ 1.--Influence de la mode dans tous les éléments de la vie sociale.

Les variations de la sensibilité sous l’influence des modifications du
milieu, des besoins, des préoccupations, etc., créent un esprit public
qui varie d’une génération à une autre et même plusieurs fois dans
l’espace d’une génération. Cet esprit public, rapidement étendu par
contagion mentale, détermine ce qu’on appelle la mode. Elle est un
puissant facteur de propagation de la plupart des éléments de la vie
sociale, de nos opinions et de nos croyances.

Le costume n’est pas seul soumis à ses volontés. Le théâtre, la
littérature, la politique, les arts, les idées scientifiques même, lui
obéissent et c’est pourquoi certaines œuvres ont un fond de ressemblance
qui permet de parler du style d’une époque.

En raison de son action inconsciente, on subit la mode sans même s’en
apercevoir. Les esprits les plus indépendants ne s’y soustraient guère.
Bien rares, les artistes, les écrivains, osant produire une œuvre trop
distante des idées du jour.

Son influence est si puissante qu’elle nous oblige parfois à admirer des
choses sans intérêt et qui sembleront même quelques années plus tard
d’une extrême laideur. Ce qui nous impressionne dans une œuvre d’art,
est bien rarement l’œuvre en elle-même, mais l’idée que les autres s’en
font, et c’est pourquoi sa valeur commerciale subit d’énormes
changements.

On voit souvent la mode imposer d’invraisemblables choses et se
manifester dans celles aussi abstraites, et d’ailleurs aussi illusoires,
que la création d’une langue, la réforme de l’orthographe, etc.

Lorsque le _Volapük_ parut vers 1880, la mode lui créa un tel succès
qu’en moins de dix ans il existait 280 clubs et 25 journaux
volapükistes. A Paris seulement, on comptait 14 cours de volapük. Les
grands magasins en organisaient pour leur personnel.

Puis la mode changea, et si brusquement, qu’on ne trouverait plus
peut-être aujourd’hui un seul individu connaissant le volapük. Il fut
remplacé par l’_Esperanto_ qui, après un succès semblable, commence à
céder la place à une autre langue: l’_Ido_. Ces créations continueront
sans doute jusqu’au jour où l’on découvrira que la constitution d’une
langue est œuvre collective très lente et jamais improvisation
personnelle.

Les variations de la mode s’exerçant sur tous les sujets, et notre
sensibilité se modifiant sans cesse sous des influences diverses, on
peut dire que notre façon de penser et surtout de traduire nos
impressions se modifie rapidement.

Il y a loin par exemple des écrivains et des artistes de 1830 à ceux
d’aujourd’hui. Un récent article du _Gaulois_ marquait très bien une des
phases de ces variations fréquentes.

  Il est en train, disait l’auteur, de se former un nouveau public, très
  curieux à suivre dans ses goûts et dans ses manifestations, que ne
  contentent plus ni les romans purement romanesques, ni les ouvrages de
  vulgarisation historique, ni les fictions plus ou moins habiles mêlées
  d’aventures et d’hypothèses. Il faut à ce nouveau public de la
  réalité, de la précision, et il lui faut aussi de l’idéal. Si je
  dessinais ses limites, je dirais qu’elles vont de ceux qui lisent les
  poèmes documentés de Maurice Mæterlink à ceux qui étudient ou
  parcourent les si curieux travaux de Gustave Le Bon, Dastre, etc... Il
  y a là une tendance nettement indiquée vers les recherches originales,
  vers le groupement et la synthèse des connaissances qu’a accumulées le
  siècle dernier. J’y démêle aussi la palpitation d’un néo-spiritualisme
  bien moderne, un effort pour s’évader hors du matérialisme et même
  hors de la fatalité.

  Que des livres assez ardus sur la valeur de la science et la
  constitution de l’univers atteignent en peu de temps à des dix et
  douze éditions, voilà ce qu’on n’aurait jamais imaginé il y a vingt
  ans; voilà ce qui suppose l’arrivée à la lecture de nouvelles couches
  ivres de curiosité et de philosophie. Il ne s’agit pas de manuels; il
  s’agit de tomes assez compacts, exigeant un effort soutenu et un
  commencement de culture générale. Par la presse, par la fréquentation,
  par l’ambiance, par la diffusion des idées, chacun de nous est devenu,
  sans s’en douter, un petit encyclopédiste.

La mode est assurément d’origine affective, mais non dégagée d’éléments
rationnels et pour le montrer je vais choisir précisément une de ses
manifestations les plus capricieuses en apparence: le vêtement féminin.
Nous verrons que les caprices en sont étroitement circonscrits.


§ 2.--Les règles de la mode.--Comment elle est mélangée d’éléments
affectifs et d’éléments rationnels.

Il peut sembler singulier de parler de règles pour une chose aussi
mobile que la mode, mais si elle comporte, comme expression d’éléments
affectifs, la fantaisie, celle-ci est soumise à des éléments rationnels
qui l’orientent.

Cette double origine de la mode est générale, qu’il s’agisse de
littérature, d’art, d’architecture, de mobilier, de costume, etc. Les
transformations d’un sujet soumis à autant de fluctuations que le
vêtement féminin rendront cette double origine plus démonstrative
encore.

Les éléments rationnels rencontrés dans la mode féminine sont
conditionnés par les nécessités économiques, les découvertes, les
besoins nouveaux, les préoccupations du moment, etc.

On observe notamment ces influences dans les changements de costumes
imposés par l’usage de l’automobile. Avec la vie plus rapide, la femme
dut se masculiniser extérieurement pour suivre l’homme dans ses courses
vertigineuses sur les grandes routes. Le costume tailleur, d’abord
réservé à certains sports, se généralisa dans tout ce qu’il avait de
commode et de seyant. Quant aux autres robes, les manches larges des
corsages devinrent étroites pour glisser facilement dans les jaquettes.
Mais alors l’œil se trouva choqué par le buste ainsi rétréci. Pour
corriger ce défaut et parce qu’une transformation en appelle une autre,
on en vint à diminuer l’ampleur des jupes afin de laisser les épaules
plus larges en affinant la silhouette, modification qui conduisit à
supprimer les poches, puis les jupons. La femme, dans son besoin de
sentir autour d’elle une atmosphère de désir, souligna cette simplicité
de mise par un collant excessif. Elle montra tout ce qu’il était
possible et laissa deviner le reste. Jupons, dentelles et lingerie
cédèrent la place aux dessous dits «combinaisons» préservant de la
poussière et du froid.

Rationnelle aussi, cette mode si singulière au premier abord, de faire
pour l’hiver les toilettes de ville en mousseline de soie. Elle résulta
du chauffage central maintenant dans les appartements une température
élevée et fut possible même dehors grâce aux longs manteaux de fourrure.

La mode descendant comme toujours des classes élevées aux couches
inférieures, la petite bourgeoise, se servant d’autos en location pour
ses courses, adopta toutes ces transformations. Elle s’enveloppa de
manteaux de fourrure économique et dans son intérieur, grâce aux poêles
à combustion lente, put vêtir, elle aussi, des robes légères.

Nous venons de montrer les éléments rationnels qui entrent dans la
genèse de la mode. Indiquons maintenant ses éléments affectifs.

Rappelons tout d’abord que la mode, comme le langage et les religions,
est une création collective et non individuelle. Nul ne peut donc
l’imposer. On croit généralement, très à tort, que ce sont les
couturières, les actrices, les mannequins sur les champs de courses qui
la créent. Certains grands couturiers essayèrent, voici quelques années,
de rééditer la crinoline, et n’y réussirent pas davantage que récemment
pour la jupe-culotte.

Les prétendus créateurs de modes ne font en réalité que traduire des
tendances devenues un désir général, conséquence de certains besoins,
certaines idées, certaines préoccupations du moment.

Les modes sont évidemment très variables d’une saison à l’autre, mais
les fantaisies de leurs créateurs ne peuvent se mouvoir que dans d’assez
étroites limites. La mode plaît quand elle frappe, mais ce qui frappe
n’a de succès qu’à la condition de ne pas trop s’éloigner de la mode
précédente. Les étapes de transformation sont toujours successives,
l’œil ne s’adaptant que lentement aux nouveautés, de même qu’il se
fatigue très vite des choses vues longtemps.

Les raisons précédentes expliquent pourquoi une mode trop originale n’a
qu’une durée éphémère. Elle doit s’imposer graduellement. Les robes
amples d’il y a trente ans ne sont devenues les robes collantes
d’aujourd’hui que fort lentement.

La mode est si puissante sur les femmes qu’elles supportent pour lui
obéir les plus terribles gênes, telle l’obligation, il y a quelques
années, de tenir constamment soulevée d’une main une robe à traîne et,
de l’autre, le sac destiné à renfermer le contenu de l’ancienne poche;
tel encore le supplice de la marche produit par les robes dites
entravées, accepté de longs mois. Sur ce point, les civilisées
rejoignent les sauvages supportant la torture d’un anneau passé dans le
nez pour obéir à la mode.

Cette obéissance à la mode est une des preuves catégoriques de la
puissance de la contagion mentale.

La femme la plus indépendante, la plus énergique, la plus ardente à
réclamer tous les droits n’osera jamais prendre celui de porter une robe
courte lorsque la mode en impose une longue, ni mettre une poche à sa
jupe quand la mode l’interdit, ni encore boutonner son corsage par
devant quand les autres femmes le boutonnent par derrière. La mode ne
connaît pas de révoltées, l’extrême pauvreté seule peut lui ravir des
esclaves. Aucun des dieux du passé ne fut plus respectueusement obéi.




CHAPITRE IV

LES JOURNAUX ET LES LIVRES.


§ 1.--Influence des livres et des journaux.

Les journaux et les livres exercent sur la naissance et la propagation
des opinions une influence immense, quoique inférieure à celle des
discours.

Les livres agissent beaucoup moins que les journaux, la foule ne les
lisant guère. Certains cependant furent assez puissants par leur
influence suggestive pour provoquer la mort de milliers d’hommes. Telles
les œuvres de Rousseau, véritable bible des chefs de la Terreur, telle
encore _La case de l’Oncle Tom_, qui contribua beaucoup à la sanglante
guerre de Sécession en Amérique.

D’autres ouvrages comme _Robinson Crusoé_ et les romans de Jules Verne
exercèrent une grande influence sur les opinions de la jeunesse et
déterminèrent beaucoup de carrières.

Cette puissance des livres était surtout considérable quand on en lisait
peu. La lecture de la bible au temps de Cromwell créa en Angleterre un
nombre immense de fanatiques. On sait qu’à l’époque où fut écrit _Don
Quichotte_, les romans de chevalerie exerçaient une action si
pernicieuse sur toutes les cervelles que les souverains espagnols
avaient fini par en interdire la vente.

Aujourd’hui, l’influence des journaux est bien supérieure à la puissance
des livres. Incalculables sont les personnes n’ayant jamais eu d’autres
opinions que celles de leur journal.

La suggestion des feuilles quotidiennes se manifeste jusque dans
beaucoup de grands événements modernes. Il est assez généralement
reconnu maintenant que la guerre des États-Unis avec l’Espagne fut
l’œuvre de quelques journalistes. Si, par une hypothèse dont la
réalisation n’est peut-être pas impossible, un banquier assez riche
achetait tous les journaux d’un pays, il en serait le vrai maître et
provoquerait à volonté la paix ou la guerre. On voit déjà les financiers
acheter la totalité des bulletins de la Bourse de tous les journaux,
dans le but de lancer les affaires destinées à drainer sérieusement
l’épargne à leur profit.

Aucun gouvernement n’ignorant cette puissance souveraine de la presse,
le rêve de chaque politicien est de posséder un journal répandu. Les
chanceliers de l’Empire allemand popularisèrent la plupart de leurs
entreprises avec des journaux entretenus par eux et destinés à
suggestionner l’opinion.

La crédulité des lecteurs à l’égard des assertions de leur journal est
prodigieuse. Toute annonce prometteuse trouve un public pour y croire.
Les mêmes tromperies peuvent se répéter indéfiniment avec le même
succès, tant subsiste, dans beaucoup d’âmes, une foi mystique en
l’inespérable. Il y a quelque temps, on arrêta un escroc offrant dans
ses annonces de prêter sans garantie de l’argent à n’importe qui. Tenir
une telle promesse eût évidemment entraîné pour lui une ruine rapide.
Cependant, en quelques mois, avec les simples versements des frais
d’enquête réclamés, il gagna plus de cinquante mille francs sans avoir
bien entendu prêté un centime. Un pareil fait serait trop banal pour
être intéressant si les perquisitions du juge d’instruction n’avaient
dévoilé parmi les dupes nombre d’hommes, que leur culture supérieure ou
leur profession, aurait dû mettre à l’abri d’une pareille crédulité. Y
figuraient en effet: des percepteurs, des officiers supérieurs, des
commissaires de police, des avocats, des notaires, des juges de paix,
des conseillers de préfecture et même un juge d’instruction! Rien ne
démontre mieux la puissance suggestive des journaux.


§ 2.--La persuasion par la publicité.

Pour déterminer avec plus de précision et au moyen d’exemples concrets
l’influence énorme des journaux sur la genèse des opinions, il ne sera
pas inutile d’entrer dans quelques détails relatifs au maniement des
annonces.

Cette étude, qui commence à peine à tenter les psychologues, met en
évidence des procédés certains pour agir sur l’opinion. Nous y
retrouverons d’ailleurs les grands facteurs déjà décrits dans cet
ouvrage.

La publicité, sous forme d’annonces, est un des principaux moyens de
persuasion collective de l’âge moderne. Son action sur les ventes
commerciales éclaire le mécanisme qui détermine l’opinion de l’acheteur.

Les Américains, ayant réussi à dégager nettement quelques-unes des
règles psychologiques de la publicité, sont devenus maîtres en cette
matière. On évalue à près de 500 millions par an les sommes retirées par
les grands journaux des États-Unis de leur publicité. Un des plus
répandus touche à lui seul 15 millions par an.

Les industriels américains consacrent beaucoup d’argent aux annonces
parce qu’ils en ont expérimentalement constaté l’influence. M. Arren,
auteur d’un livre sur cette matière, cite un simple marchand de
stylographes dépensant annuellement 500.000 francs de publicité, et il
assure que le fabricant d’un certain savon a sacrifié, en quarante ans,
60 millions de francs aux annonces.

Toutes ces dépenses ont pour but, naturellement, de créer chez le client
une conviction capable de le transformer en acheteur. L’affirmation et
la répétition sont les facteurs principaux de la genèse de cette
conviction. L’affirmation seule ne suffit pas, et c’est pourquoi une
marque nouvelle n’est adoptée qu’au bout d’un certain temps. L’annonce
doit être répétée souvent. Alors seulement le nom du produit se présente
spontanément à l’esprit, le jour où l’on en a besoin.

Il est indispensable aussi de varier l’aspect de l’annonce, autrement
son action s’émousserait par l’usage. Les projections lumineuses,
d’abord très efficaces, ont fini par être sans résultats.

La simple répétition d’une formule brève n’est utile que pour un produit
déjà connu. Elle agit alors par une sorte d’obsession, mais pour un
produit nouveau, on sera nécessairement obligé d’énumérer toutes ses
qualités.

S’il s’agit d’une innovation complète qui forcerait le client à changer
ses habitudes, la simple répétition de l’annonce est elle-même
insuffisante, le mécanisme de la répétition étant moins fort que celui
de l’habitude. Il deviendra utile alors de distribuer des échantillons
du produit. Tel est le cas de la publicité médicale qui se fait surtout
par l’envoi d’échantillons aux docteurs.

A ce procédé de la vue directe de l’objet, se rattachent les expositions
des magasins, et la collaboration de mannequins envoyés par les grands
couturiers sur les champs de courses, revêtus des plus riches modèles de
la saison.

La difficulté de lutter contre l’habitude, qui combat l’influence
psychologique de l’annonce, est très bien illustrée par l’histoire de
l’adaptation des pneumatiques aux voitures. Les loueurs ayant refusé
leur achat, l’inventeur en distribua gratuitement à une petite
compagnie. Le succès fut si rapide que non seulement cette compagnie fit
fortune, mais que, devant les réclamations des clients, toutes les
autres se virent obligées de munir à grands frais leurs véhicules des
caoutchoucs dédaignés d’abord.

Le rêve des faiseurs d’annonces est d’obtenir que les clients conservent
leur nom et leur adresse. Pour y parvenir ils les impriment sur des
objets usuels: papier buvard, porte-allumettes, couvertures de livres,
de journaux, de revues, etc. Les Américains considèrent qu’un des
meilleurs moyens d’arriver à ce résultat est d’envoyer aux acheteurs
éventuels des catalogues artistiquement illustrés et contenant parfois
même un roman signé d’un nom connu. Ce procédé, excellent mais fort
coûteux, commence à peine à être employé en France.

Une des règles constantes de la publicité est qu’un produit, si ancien
et connu soit-il, voit sa vente diminuer dès que cesse la publicité le
concernant. La faiblesse de la mémoire affective, déjà signalée dans cet
ouvrage, en est sans doute la cause.

L’illustration joue un grand rôle dans la publicité. Nous avons parlé
plus haut de l’action exercée par les affiches illustrées lors des
dernières élections anglaises et dans le recrutement des volontaires
pour notre cavalerie.

La méthode comparative par l’image est d’un usage encore meilleur. S’il
s’agit par exemple d’une eau prétendant faire repousser les cheveux, le
client est montré d’un côté chauve, et de l’autre muni d’une chevelure
abondante après emploi du produit.

Les financiers lanceurs d’affaires utilisent les mêmes procédés de
publicité que les industriels, mais souvent sur une bien plus grande
échelle. Parfois même, la bienveillance de la totalité des journaux est
achetée. Pour le tout petit nombre de ceux dont il est impossible
d’obtenir des éloges, on se procure au moins leur silence. Cette double
opération a toujours été pratiquée pour les nombreuses émissions des
emprunts russes.

                   *       *       *       *       *

Dégageant des observations précédentes les éléments psychologiques qui
les déterminent, nous les trouverons ramenées aux facteurs déjà étudiés
comme jouant un rôle fondamental dans la genèse des opinions:
affirmation, répétition, prestige, suggestion et contagion.

Les détails dans lesquels nous sommes entrés sur la psychologie de
l’annonce peuvent sembler un peu spéciaux. Ils contiennent en réalité
les éléments essentiels de ce grand art de persuader, d’où dérive la
domination des individus et des peuples et la fondation des croyances.




CHAPITRE V

LES COURANTS ET LES EXPLOSIONS D’OPINIONS.


§ 1.--Les courants d’opinions et leur création.

En dehors des opinions particulières à chaque groupe social, il existe à
certains moments des tendances générales, communes à la plupart des
groupes. Provoquées par les livres, les journaux, les discours,
l’enseignement, etc., elles constituent ce qu’on appelle des courants
d’opinions.

Ils ne se manifestent avec force que dans les cas exceptionnels et
deviennent alors très puissants.

Ces courants, rarement soutenus par des éléments rationnels, sont
presque toujours d’origine affective ou mystique. Ils naissent et se
propagent sous les mêmes influences: suggestion produite par une
impression forte ou une accumulation rapide de petites impressions, puis
contagion mentale.

A mesure que se désagrègent les étais du passé et par conséquent notre
stabilité mentale héréditaire, la puissance des courants d’opinions
grandit chaque jour. Nous en avons subi beaucoup depuis un siècle:
bonapartisme, boulangisme, dreyfusisme, nationalisme, et bien d’autres.

Il faut souvent de grands événements pour les déterminer. La bataille
d’Iéna chez les Allemands, la guerre de 1870 chez les Français, furent
nécessaires pour créer des courants d’opinions, capables d’imposer le
service militaire obligatoire universel. Un courant d’opinions analogue,
résultant de succès maritimes éclatants, pouvait seul permettre au
gouvernement japonais d’accroître de plus d’un milliard par an les
dépenses de sa marine de guerre.

L’homme d’État supérieur sait enfanter ou orienter les courants
d’opinions nécessaires. L’homme d’État médiocre se borne à les suivre.

Les tyrans les plus redoutés ne furent jamais assez forts pour lutter
longtemps contre des courants d’opinions. Juvénal remarque que Domitien
put abattre impunément des personnages illustres, mais «qu’il périt
lorsque les savetiers commencèrent à avoir peur de lui».

Napoléon lui-même redoutait les courants d’opinions. «L’opinion
publique, disait-il, à Sainte-Hélène, est une puissance invincible,
mystérieuse, à laquelle rien ne résiste; rien n’est plus mobile, plus
vague et plus fort; et toute capricieuse qu’elle est, elle est cependant
juste, beaucoup plus souvent qu’on ne pense.»

Les grands hommes d’État consacrèrent toujours beaucoup de soins à créer
ou à détourner les courants d’opinions. Bismarck mit de longues années à
constituer le mouvement populaire capable de préparer la guerre qui
devait engendrer l’unité allemande, l’unité de langue n’ayant pas suffi
à l’établir. J’ai déjà fait remarquer ailleurs que ce fut par une action
continue sur l’opinion au moyen des journaux[9], brochures et discours,
que les hommes d’État allemands l’amenèrent à accepter les sacrifices
énormes, nécessités par la création d’une grande marine de guerre. Les
principales réformes anglaises depuis un siècle, tel l’établissement du
libre-échange, furent obtenues en déchaînant des courants d’opinions.

  [9] L’office des affaires étrangères d’Allemagne a un crédit annuel de
    1.300.000 francs pour agir sur les grands journaux européens.

Parmi les facteurs générateurs de ces courants, il faut citer surtout
les journaux quotidiens, les brochures, les discours, les conférences,
les congrès. L’extension du socialisme en France et en Allemagne a été
provoquée par de pareils moyens. Ils agissent surtout quand ils ont pour
soutiens des besoins nouveaux, des sentiments nouveaux, des aspirations
nouvelles.

Les courants d’opinions politiques plus importants que tous les autres,
en raison de leur répercussion sur les évènements, ne sont pas les seuls
à considérer.

Les mouvements d’opinions déterminent aussi la pensée d’une époque. Les
arts, la littérature, les sciences même subissent leur action. A la base
de ces mouvements, se trouvent invariablement le prestige de certaines
théories ou de certains hommes, puis cet élément fondamental de la
propagation des croyances auquel il faut revenir toujours: la contagion
mentale.

Les écrivains, les penseurs, les philosophes et malheureusement aussi
les politiciens, contribuent, chacun dans leur sphère, à créer les
courants d’opinions qui orientent la civilisation d’une époque.

Le rôle de créateur et directeur de mouvements d’opinions appartient aux
hommes d’État dans toutes les questions intéressant la vie extérieure
d’un pays. Leur tâche est fort difficile. Ils doivent avoir en effet une
mentalité assez développée pour que la logique rationnelle leur serve de
guide et cependant agir sur les hommes par des influences affectives et
mystiques étrangères à la raison, mais seules capables de les entraîner.

Ces grands éléments moraux qu’il faut savoir manier, resteront longtemps
encore les plus puissants facteurs aptes à diriger les peuples. Ils ne
créent pas les navires et les canons, mais, comme l’a dit l’amiral Togo:
«Ils sont l’âme des navires et des canons».

Les influences irrationnelles provoquant les mouvements d’opinions
changent sans cesse, suivant la lumière variable qui baigne les choses.
On doit savoir les deviner si l’on veut les dominer et ne pas oublier
qu’une opinion quelconque universellement acceptée constituera toujours
pour la foule une vérité.


§ 2.--Les explosions d’opinions.

Une explosion d’opinions est une orientation instantanée et violente
d’émotions dans le même sens.

Des événements espacés sur une longue période de temps amènent rarement
de telles explosions. Il faut pour les déterminer l’influence
d’événements sensationnels brusques, ou l’action de certains mots, émis
par des personnages influents, capables de déclancher des groupes
entiers de sentiments.

Les grands héros de l’histoire: Pierre l’Ermite, Jeanne d’Arc, Mahomet,
Luther, Napoléon, etc., ne furent pas les seuls promoteurs de ces
explosions dont quelques-unes ébranlèrent le monde. Sur une moindre
échelle, chaque jour on en voit naître: l’exécution de Ferrer, soulevant
Paris, par exemple, ou un phénomène imprévu comme la première traversée
de la Manche par un aviateur, qui frappa vivement l’Europe entière.

Les assemblées politiques sont très sujettes aux explosions d’opinions.
«On ne peut comprendre, écrit Émile Ollivier, quand on n’a pas siégé
dans les assemblées, ces mouvements instantanés qui aux jours de crise
déplacent la majorité et la rejettent de l’avis qu’elle paraissait avoir
adopté avec passion à l’avis diamétralement opposé: toutes les
assemblées sont peuple.»

J’ai déjà rappelé comment, en retranchant certains mots dans la fameuse
dépêche d’Ems, Bismarck provoqua en France une explosion d’opinions qui
détermina la guerre. J’ai montré également comment une brusque explosion
d’opinions renversa le ministère Clemenceau.

Les explosions d’opinions peuvent être localisées à un groupe social,
mais elles n’ont alors d’influence que si ce groupe est assez fort. On
se souvient de la révolte récente d’une partie de la Champagne
entraînant l’incendie de plusieurs grandes maisons de fabricants
auxquels les vignerons reprochaient d’acheter au loin leurs produits.
Elle fut possible seulement parce que les révoltés se sentaient très
nombreux et connaissaient la faiblesse du gouvernement.

La plupart des révolutions modernes éclatent sous forme d’explosion.
Sans parler de celle du 4 Septembre, manifestation facilement explicable
par la nouvelle de nos désastres, il en est d’autres comme le
renversement de la monarchie portugaise, les émeutes de Berlin,
l’insurrection de Barcelone, la révolution turque, etc., qui se
déchaînèrent brusquement sous des influences fort légères. Sans doute,
des causes parfois profondes les préparèrent, mais l’étincelle qui les
alluma et se propagea comme une traînée de poudre fut sans motifs
immédiats importants.

Ce caractère instantané de toutes les révolutions populaires est
frappant. La très immense majorité des foules y prenant part agissent
par contagion mentale, sans avoir aucune idée des motifs qui les font
s’insurger. L’histoire de beaucoup de révolutions peut être écrite en
une seule page, toujours la même. Elle se résume dans le bref récit de
celle de 1830, à la suite des ordonnances de Charles X, raconté par M.
Georges Cain.

«L’explosion de colère qui souleva Paris fut terrible et instantanée. En
quelques heures, les barricades sortirent de terre, les attroupements
des protestataires armés se formèrent, les tambours battirent le rappel
de la garde nationale, les ouvriers et les étudiants descendirent dans
la rue, les élèves de l’École polytechnique forcèrent les portes et
prirent le commandement des bandes d’insurgés; tout Parisien se
transformait en militant. Tous se battaient aux cris de: «A bas Charles
X! A bas Polignac! A bas les ordonnances! Vive la Charte!» La presque
totalité des combattants ignorant absolument, d’ailleurs, ce que
comportait la Charte, et ce que contenaient les ordonnances!»

On remarquera que les mouvements révolutionnaires s’étendent très vite
par voie de contagion, bien au delà des classes pouvant y être
intéressées. Les marins des cuirassés qui se révoltèrent pendant la
révolution russe, par exemple, ne le firent évidemment que par
contagion. Il leur était, en effet, fort indifférent que la Russie
possédât un Parlement, ou que les paysans obtinssent le droit d’acheter
des terres.

Une caractéristique de toutes les révolutions est donc de se propager
rapidement à des classes qui, loin d’y avoir intérêt, n’ont souvent qu’à
y perdre. Les bourgeois, devenus révolutionnaires socialistes par simple
contagion, seraient assurés d’une ruine complète si le mouvement dont
ils se font les apôtres venait à triompher.

Ces explosions d’opinions populaires, fort dangereuses parce que la
raison est sans action sur elles, sont heureusement peu durables. Leur
résister directement ne fait que les exciter. Parmi les facteurs divers
des explosions de fureurs engendrées par l’affaire Dreyfus, un des plus
actifs fut l’obstination de l’état-major à braver l’opinion en
contestant l’évidence de certains documents. Une simple erreur
judiciaire n’aurait pas produit plus d’effet que tant d’autres, commises
quotidiennement, et bientôt on eût cessé d’y penser.

A côté d’événements aussi célèbres que ceux auxquels je viens de faire
allusion, se constatent facilement dans la vie journalière une foule de
petites explosions d’opinions, sans grande importance parce qu’elles
s’appliquent à des faits minuscules, mais dont le mécanisme de
propagation est toujours le même. Il suffit pour les engendrer de
trouver certains mots capables de déclancher des groupes de sentiments.
J’en fis moi-même l’expérience dans une circonstance très simple, mais
cependant typique.

Pour des raisons d’économie, la direction des Domaines avait décidé,
conformément à son droit strict, de mettre en vente la portion du parc
de Saint-Cloud connue administrativement sous le nom de bois de
Villeneuve-l’Étang. Vrai désastre pour la population de la banlieue dont
les promenades se réduisent chaque jour. Comment l’empêcher?

Les affiches officielles annonçant la vente étaient posées sur les murs,
et le public, ignorant le nom administratif de cette partie du parc de
Saint-Cloud, ne s’en émouvait aucunement.

Connaissant à ce moment les rapporteurs de la commission du budget,
j’essayai de les intéresser à la question. Ils me donnèrent de bonnes
paroles, mais les électeurs exigeaient d’eux trop de démarches pour leur
laisser le loisir de se préoccuper d’une question d’intérêt général. Les
jours passaient, et une semaine seulement séparait de la vente. Ayant
appris alors que l’unique acquéreur sérieux était un juif allemand, je
fis passer dans un grand journal une courte note intitulée: «_Vente du
parc de Saint-Cloud aux Allemands_». Formidable explosion! Une nuée de
reporters s’abattit sur la commune et les journaux publièrent de
fulgurants articles. Violemment interpellé à la Chambre, le ministre
compétent, qui ignorait d’ailleurs entièrement de quoi il s’agissait,
déclara renoncer à la vente dans le présent et dans l’avenir. Pour
obtenir ce résultat, trois mots avaient suffi. Ils faisaient partie de
ces formules évocatrices, susceptibles d’orienter dans une même
direction des sentiments individuels et de les transformer en une
volonté collective unanime.




LIVRE VIII

LA VIE DES CROYANCES




CHAPITRE I

CARACTÈRES FONDAMENTAUX D’UNE CROYANCE.


§ 1.--La croyance comme besoin irréductible de la vie mentale.

Dans le premier chapitre de cet ouvrage nous avons défini la croyance,
montré qu’elle est un simple acte de foi, expliqué en quoi elle diffère
de la connaissance et sommairement esquissé son rôle. Ces indications,
dont le but était de déterminer la nature des problèmes à résoudre, se
sont précisées par l’examen des diverses formes de logiques et des
facteurs de nos opinions. Nous allons maintenant les compléter en
étudiant la vie des croyances.

Les éléments constitutifs de notre existence se rattachent, nous le
savons, à trois groupes: vie organique, vie affective, vie
intellectuelle.

Le besoin de croire appartient à la vie affective. Aussi irréductible
que la faim ou l’amour, il est souvent aussi impérieux.

Constituant un besoin invincible de notre nature affective, la croyance
ne peut, pas plus qu’un sentiment quelconque, être volontaire et
rationnelle. L’intelligence ne la crée ni ne la gouverne.

Quels que soient la race, le temps considéré, le degré d’ignorance ou de
culture, l’homme a toujours manifesté la même soif de croire. La
croyance semble un aliment mental, aussi nécessaire à la vie de l’esprit
que les aliments matériels à l’entretien du corps. Le civilisé ne
saurait s’en passer plus que le sauvage.

Le doute universel de Descartes est une fiction de l’esprit. On traverse
quelquefois le scepticisme, on n’y séjourne guère. Le philosophe ne
croit pas aux mêmes choses qu’un ignorant, mais il en admet d’aussi peu
démontrées.

La différence entre la croyance et la connaissance a été nettement
marquée dès les débuts de cet ouvrage. On a vu que la première est un
acte de foi, élaboré dans l’inconscient, et n’exigeant aucune preuve,
alors que la seconde représente une création de la vie consciente
édifiée sur l’expérience et l’observation.

La connaissance instruit, et il n’y a pas de civilisation sans elle,
mais c’est surtout la croyance qui fait agir. S’il fallait attendre de
connaître avant d’agir, l’inaction serait longue.

Pendant des siècles, les croyances furent les seuls guides de
l’humanité. Elles lui fournirent, avec des explications faciles pour
tous les problèmes, un guide journalier de la conduite. Provisoires ou
éphémères, les croyances constituèrent toujours les grands mobiles
d’action des hommes.

Les croyances religieuses n’en forment qu’une partie. Le besoin de foi
ne fut nullement enfanté par les religions, c’est lui, au contraire, qui
les engendra. Les divinités ne font que fournir un objet à notre désir
de croire. Dès qu’il se détourne d’elles, l’homme se rejette sur une foi
quelconque: chimères politiques, sortilèges ou fétiches.


§ 2.--L’intolérance des croyances.

Un des caractères généraux les plus constants des croyances est leur
intolérance. Elle est d’autant plus intransigeante que la croyance est
plus forte. Les hommes dominés par une certitude ne peuvent tolérer ceux
qui ne l’acceptent pas.

Vérifiée à tous les âges, cette loi continue à s’exercer encore. On sait
à quel degré de fureur religieuse arrivent les croyants: athées ou
dévots. Les guerres de religion, l’Inquisition, la Saint-Barthélemy, la
révocation de l’édit de Nantes, la Terreur, les persécutions actuelles
contre le clergé, etc., en sont des exemples.

Les rares exceptions à cette loi sont d’une interprétation facile. Si
les Romains acceptèrent les divinités de tous les peuples étrangers,
c’est qu’elles formaient pour eux une hiérarchie d’êtres puissants qu’on
devait tâcher de se concilier par l’adoration.

Bien qu’animé de principes différents le Bouddhisme triomphant ne fut
pas davantage persécuteur. Enseignant l’indifférence au désir et
considérant les dieux et les êtres comme de vaines illusions sans
importance, il n’avait aucune raison d’être intolérant.

Ces exceptions s’expliquent donc d’elles-mêmes et ne contredisent
nullement la règle générale qu’une croyance est nécessairement
intolérante.

Les croyances politiques le sont au moins autant que les croyances
religieuses. On sait avec quelle ardeur les hommes de la Convention:
Hébertistes, Dantonistes, Robespierristes, etc., convaincus chacun de
posséder la vérité pure, supprimaient les ennemis supposés de leur foi.

Les sectateurs modernes de la déesse Raison sont aussi violents, aussi
intolérants, aussi altérés de sacrifices que leurs prédécesseurs. La
règle de tout vrai croyant sera toujours celle enseignée dans la Somme
de saint Thomas: «L’hérésie est un péché pour lequel on mérite d’être
exclu du monde par la mort.»

M. Georges Sorel prédit donc très justement que la première mesure du
socialisme triomphant serait de massacrer sans pitié tous ses
adversaires. Il n’aurait guère, d’ailleurs, d’autres moyens de se
maintenir pendant quelque temps.

En matière de croyance, l’intolérance et les violences qui
l’accompagnent ne sont pas des sentiments exclusivement populaires. Ils
apparaissent aussi développés, sinon davantage, chez les gens instruits,
et, en outre, sont plus durables. «J’ai parfois admiré, écrit Michelet,
la férocité des lettrés, ils arrivent à des excès de fureur nerveuse que
les hommes moins cultivés n’atteignent pas.»


§ 3.--L’indépendance des opinions. Rôle social de l’intolérance.

Examinée au seul point de vue de la raison, l’intolérance des croyances
semble insupportable. Pratiquement, elle l’est assez peu, car le besoin
d’indépendance permettant de se soustraire à une croyance commune est
tout à fait exceptionnel. Les servitudes du milieu social circonscrivent
étroitement les limites de l’indépendance sans qu’on s’en plaigne. Le
plus souvent, on ne les aperçoit même pas. Pour devenir vraiment libre,
il faudrait d’abord s’affranchir des influences du milieu en vivant
isolé.

Notre maximum d’indépendance possible ne consiste guère qu’à opposer
parfois un peu de résistance aux suggestions ambiantes. La grande masse
n’en oppose aucune et suit les croyances, les opinions et les préjugés
de son groupe. Elle y obéit, sans en avoir plus conscience que la
feuille desséchée entraînée par le vent.

Chez une élite fort restreinte seulement s’observe la faculté de
posséder quelquefois des opinions personnelles. Tous les progrès de la
civilisation sont dus évidemment à ces esprits supérieurs, mais on ne
peut souhaiter leur multiplication excessive. Impuissante à s’adapter de
suite à des progrès trop rapides et trop profonds, une société tomberait
vite dans l’anarchie. La stabilité nécessaire à son existence est
précisément établie grâce au groupe compact des esprits lents et
médiocres, gouvernés par des influences de traditions et de milieu.

Il est donc utile pour une société qu’elle se compose d’une majorité
d’hommes moyens, désireux d’agir comme tout le monde et conservant pour
guides les opinions et les croyances générales. Très utile aussi que les
opinions générales soient peu tolérantes, la peur du jugement des autres
constituant une des bases les plus sûres de notre morale.

La médiocrité d’esprit peut donc être bienfaisante pour un peuple,
surtout associée à certaines qualités de caractère. L’Angleterre l’a
instinctivement compris et c’est pourquoi, bien que ce pays soit un des
plus libéraux de l’univers, la libre pensée y fut toujours assez mal
vue.


§ 4.--Le paroxysme de la croyance. Les martyrs.

De l’opinion transitoire, simple ébauche de croyance, à la croyance
complète, dominant tout l’entendement, s’échelonnent des étapes assez
rarement franchies.

Elles le sont cependant à certaines époques. Alors, les impulsions
mystiques et les sentiments qu’elles font naître deviennent si puissants
que tous les freins sociaux, toutes les répressions des lois sont
incapables de les enrayer. C’est Polyeucte brisant les idoles, c’est le
martyr défiant ses bourreaux, le nihiliste jetant sa bombe dans une
foule, avec le chimérique espoir de tuer un principe.

Quand la croyance arrive à cette phase d’intensité, aucune digue ne lui
est opposable. Elle domine les intérêts les plus évidents, les
sentiments les plus chers et transforme en vérités éclatantes de
manifestes erreurs. Nul sacrifice ne coûte alors au croyant pour
défendre ou propager sa foi. Semblable aux suggestionnés étudiés par la
science moderne, il vit dans le domaine de l’hallucination pure.

De telles exaltations sont généralement préparées par des périodes
d’anarchie durant lesquelles se désagrègent les vieilles croyances et,
par conséquent, les sentiments étayés sur elles.

La mentalité des martyrs de tout ordre: politique, religieux ou social
est identique. Hypnotisés par la fixité de leur rêve, ils se sacrifient
avec joie pour assurer le triomphe de l’idée, sans même aucun espoir de
récompense dans ce monde ou dans l’autre. L’histoire des nihilistes et
des terroristes russes abonde en enseignements démonstratifs sur ce
dernier point. Ce n’est pas toujours l’espoir du ciel qui fait les
martyrs.

Le nombre de tels hallucinés n’est heureusement pas très considérable à
chaque époque. Devenus trop nombreux, ils bouleversent le monde.
Impuissantes, les persécutions ne font que rendre leur exemple
contagieux.

L’étude des martyrs relève surtout du domaine de la pathologie mentale.
Les hallucinés des croyances les plus variées présentent une telle
analogie, qu’après en avoir examiné deux ou trois, on connaît tous les
autres.

Les exemples que je vais citer ont simplement pour but de montrer que
devant l’auto-suggestion de la foi, non seulement toutes les opinions se
transforment, mais encore que s’évanouissent des sentiments aussi
puissants que la crainte, la pudeur et l’amour maternel.

L’histoire des martyrs est pleine de faits justifiant ces assertions.
Ils se ramènent comme type à l’exemple de _Vivia Perpetua_, vénérée par
les chrétiens sous le nom de sainte Perpétue, et qui vivait sous le
règne de Septime Sévère.

Fille d’un sénateur trois fois consul, président du Sénat de Carthage,
la belle et riche patricienne, secrètement convertie au christianisme,
préféra être exposée nue devant le peuple entier et dévorée vivante par
les bêtes féroces que de faire le simulacre de brûler un peu d’encens
sur l’autel du génie de l’Empereur.

Les croyants considèrent de tels actes comme preuves de la puissance de
leurs Dieux. Pure illusion, évidemment, puisque les martyrs furent aussi
nombreux dans toutes les religions et dans toutes les sectes politiques.

Comme exemples, entre des milliers d’autres, on peut citer ceux de la
religion babyste, développée en Perse, il y a environ soixante ans.

Le souverain régnant alors s’imagina pouvoir éteindre cette foi nouvelle
dans les supplices. Voici ce qu’il en advint:

  «On vit s’avancer devant les bourreaux, rapporte Gobineau, des enfants
  et des femmes, les chairs ouvertes sur tout le corps, avec des mèches
  allumées, flambantes, fichées dans les blessures... Enfants et femmes
  s’avançaient en chantant un verset qui dit: «En vérité nous venons de
  Dieu et nous retournons à lui!» Leurs voix s’élevaient éclatantes
  au-dessus du silence profond de la foule. Quand un des suppliciés
  tombait, on le faisait relever à coups de fouet ou de baïonnette... il
  se relevait, se mettait à danser et criait avec un surcroît
  d’enthousiasme: «En vérité nous sommes de Dieu et nous retournons à
  lui...» Quand on arriva au lieu de l’exécution, on proposa encore aux
  victimes la vie pour leur abjuration. Un bourreau imagina de dire à un
  père que s’il ne cédait pas, il couperait la gorge à ses deux fils sur
  sa poitrine. C’étaient deux petits garçons, dont l’aîné avait quatorze
  ans, et qui, rouges de leur propre sang, les chairs calcinées,
  écoutaient froidement le dialogue. Le père répondit, en se couchant
  par terre, qu’il était prêt, et l’aîné des enfants, réclamant avec
  emportement son droit d’aînesse, demanda à être égorgé le premier. On
  vit des babys venir se dénoncer eux-mêmes: un disciple du Bâb suspendu
  à ses côtés aux remparts de Tébriz n’avait qu’un mot à la bouche:
  «Maître, es-tu content de moi?»

Les Skopsys en Russie, les Mormons en Amérique subirent de nos jours des
persécutions analogues, sans vouloir renoncer à leur foi.

Ces faits et tous ceux du même ordre sont très instructifs. Ils prouvent
la force de l’esprit mystique, capable de triompher de la douleur et de
dominer des sentiments considérés comme la base même de l’existence. Que
pourrait contre lui la raison?

Aussi n’est-ce pas avec des arguments rationnels qu’on soulève les
foules. Avec des croyances on les dominera toujours. Assez puissante
pour lutter contre la nature et l’asservir quelquefois, la raison ne
possède pas la force suffisante pour édifier des croyances ou triompher
d’elles.

Destructrices quelquefois, créatrices souvent, irrésistibles toujours,
les croyances constituent les plus formidables puissances de l’histoire,
les vrais soutiens des civilisations. Les peuples ne survécurent jamais
longtemps à la mort de leurs dieux.




CHAPITRE II

LES CERTITUDES DÉRIVÉES DES CROYANCES. NATURE DES PREUVES DONT SE
CONTENTENT LES CROYANTS.


§ 1.--Les certitudes dérivées des croyances.

Une croyance forte inspire des certitudes que rien n’ébranle. De telles
certitudes dérivent la plupart des grands événements historiques.

Mahomet avait la certitude que Dieu lui ordonnait de fonder une religion
nouvelle destinée à régénérer le monde, et il réussit à le bouleverser.
Pierre l’Ermite avait la certitude que Dieu voulait reprendre aux
infidèles le tombeau du Christ, et pour le reconquérir, des millions
d’hommes périrent misérablement. Luther avait la certitude que le pape
était l’Antéchrist, qu’il n’existait pas de purgatoire, et, au nom de
vérités de cet ordre, l’Europe fut mise à feu et à sang pendant
plusieurs siècles. Les prêtres de l’Inquisition avaient la certitude que
Dieu voulait voir brûler les hérétiques, et ils dépeuplèrent l’Espagne
avec leurs bûchers. Charles IX et Louis XIV avaient la certitude que le
créateur des mondes ne pouvait tolérer l’existence des protestants, et
pour les exterminer, le premier eut recours à la Saint-Barthélemy et le
second aux dragonnades.

La Convention avait la certitude qu’il fallait couper un grand nombre de
têtes pour assurer le bonheur du genre humain, et, comme conséquence,
elle provoqua des guerres et une dictature qui firent périr en Europe
trois millions d’hommes.

De nos jours, des milliers de bourgeois pénétrés de la certitude que le
socialisme régénérerait le monde, démolissent furieusement les dernières
colonnes qui soutiennent la société dont ils vivent.

Un des effets les plus sûrs de la certitude dérivée d’une croyance, est
de créer certains principes de morale plus ou moins provisoires, mais
fort puissants, autour desquels se constitue une conscience nouvelle
génératrice d’une nouvelle conduite.

L’histoire de la Révolution est pleine d’actes sanguinaires commis par
des individus jadis pacifiques, mais se croyant obligés d’obéir aux
impulsions de leur foi récente. Tels les massacreurs de Septembre qui,
les tueries terminées, réclamèrent une récompense nationale. Telles
encore les bandes qui ravagèrent la Vendée[10].

  [10] Leur état d’esprit, dérivé de nouvelles croyances, est très bien
    indiqué par ce fragment suivant d’une lettre du soldat Joliclerc
    publiée par le _Temps_ du 26 octobre 1910: «Nous allons ravager le
    département des Deux-Sèvres et de la Vendée. Nous allons y porter le
    fer et la flamme; d’une main le fusil, de l’autre la torche. Hommes
    et femmes, tout passera au fil de l’épée... Nous avons déjà brûlé
    environ sept lieues de pays. Il y a des soldats qui ont déjà fait
    leur fortune...»

Les certitudes mystiques et sentimentales s’accompagnent toujours du
besoin de les imposer. L’homme supporte difficilement, et dès qu’il est
le plus fort ne supporte jamais, que d’autres ne partagent pas ses
certitudes. Pour les imposer, il ne reculera pas devant la plus furieuse
tyrannie et de sanglantes hécatombes.

Les possesseurs de certitudes ont toujours ravagé le monde. Il est fort
redoutable pour une nation d’être menée par eux, et cependant, comme le
dit justement Ribot: «Le gouvernement d’un peuple, à certains moments de
son histoire, est aux mains de demi-fous.»

Qu’un homme puissant ait la certitude, comme le manifestait l’empereur
d’Allemagne dans un discours célèbre, de tenir son pouvoir de la
divinité, et on entrevoit où une telle certitude peut le conduire. Qu’il
s’imagine que son Dieu lui ordonne de faire la guerre aux incrédules
pour les châtier, et l’Europe peut être bouleversée. Elle le fut plus
d’une fois sous l’influence de convictions semblables.


§ 2.--Nature des preuves dont se contente l’esprit confiné dans le champ
de la croyance.

Une croyance est un acte de foi qui n’exige pas de preuves et d’ailleurs
n’est vérifiable le plus souvent par aucune. Si la foi s’imposait
seulement par des arguments rationnels, peu de croyances auraient pu se
former dans le cours des siècles.

Les arguments invoqués par les croyants semblent souvent enfantins à la
raison. Celle-ci n’a pas cependant qualité pour les juger, car ils
dérivent d’éléments mystiques ou affectifs échappant à son action. La
suggestion et la contagion mentale par lesquelles se propagent les
croyances sont indépendantes de la raison.

Aucun élément rationnel ne participant à la genèse des croyances, la
crédulité du croyant est infinie. Il ne s’imagine pas admettre les
choses sans preuves puisqu’il en invoque au contraire toujours; c’est
dans la nature des preuves dont il se contente qu’apparaît la profondeur
de sa crédulité.

La lecture des ouvrages sur les moyens de découvrir les sorciers,
décrits par de doctes magistrats qualifiés jadis d’éminents, est
extrêmement instructive à ce point de vue.

Les documents de cette nature, aussi bien que les livres des
théologiens, montrent l’abîme séparant la preuve qu’exige le savant de
celle satisfaisant l’esprit enfermé dans le cycle de la croyance.

Inutile de donner ici des exemples. Tous seraient analogues à ceux
révélés dans le procès intenté contre l’écrivain italien d’Albano. On
prouva clairement qu’il avait appris «les sept arts libéraux» par le
secours de sept démons, en découvrant chez lui une bouteille contenant
un mélange de sept drogues différentes dont chacune représentait
évidemment un démon. Malgré ses quatre-vingts ans, on allait le brûler
vif, quand, protégé sans doute par les sept démons captés, il mourut
brusquement. Les juges durent se borner à le faire déterrer et brûler
sur une place publique.

Sous Louis XIV, on ne brûla qu’exceptionnellement les sorciers, mais
personne ne doutait de leur puissance. Le procès de la sorcière la
Voisin, révéla que les plus grands personnages du temps, le maréchal de
Luxembourg, l’évêque de Langres premier aumônier de la reine, etc.,
avaient eu recours à la puissance magique qu’ils lui supposaient.
L’évêque Simiane de Gorges s’était adressé à elle pour obtenir, par
l’influence du diable, le cordon bleu du Saint-Esprit!

Si les tireuses de cartes et les pythonisses modernes racontaient les
visites qu’elles reçoivent, on constaterait que la crédulité moderne n’a
pas diminué. Je pourrais citer un ancien ministre, connu par son
anticléricalisme rigide, qui ne sort jamais sans avoir dans sa poche de
la corde de pendu. Un de nos plus éminents ambassadeurs quitte
immédiatement une table où se trouvent treize convives. Le fétichisme de
ces illustres hommes d’État est-il vraiment supérieur aux croyances
religieuses qu’ils proscrivent avec tant de vigueur? J’en doute un peu.

Les croyants, si convaincus soient-ils, ont toujours senti la nécessité,
au moins pour convertir les incrédules, de trouver à leur foi des
raisons justificatives. Les nombreuses élucubrations des théologiens
prouvent avec quelle persévérance cette tâche fut poursuivie.

L’argument auquel ils se sont le plus attachés en dehors des miracles et
des assertions de leurs livres sacrés, a été l’assentiment universel.

Des hommes comme Bossuet n’hésitèrent pas à utiliser une telle preuve.
Considérant les opinions particulières méprisables et dangereuses,
l’illustre prélat leur opposait la conscience générale comme beaucoup
plus sûre. Une doctrine doit être, suivant lui, tenue pour vérité, dès
que tous les hommes la jugent telle. Aux yeux de Bossuet, un seul être
ne pouvait avoir raison contre la totalité des autres. Il fallut les
progrès des sciences modernes pour prouver, que beaucoup de découvertes
se sont réalisées, précisément parce qu’un seul homme eut raison contre
tous les autres.

Les théologiens se sont donné, en vérité, un mal bien inutile pour
combattre une incrédulité appliquée en général à des points accessoires
de doctrine. La crédulité intense est au contraire un sentiment
universel.


§ 3.--Le point irréductible du conflit de la science et de la croyance.

Nous avons montré que les domaines régis par les diverses formes de
logiques étaient trop différents pour pouvoir se pénétrer, et par
conséquent entrer utilement en lutte.

Il est cependant un point sur lequel la science et la croyance semblent
destinées à se trouver souvent en conflit irréductible parce qu’il
touche un principe fondamental.

De toutes les révolutions effectuées dans la pensée humaine, la plus
considérable, peut-être, fut réalisée lorsqu’après de longs
tâtonnements, la science réussit à prouver que tous les phénomènes sont
déterminés par des lois rigoureuses, et non par les volontés
capricieuses d’êtres supérieurs. Nos conceptions de l’univers changèrent
du même coup.

Cette découverte capitale, qui pour la première fois sortait l’humanité
du cycle de la croyance, pour la faire pénétrer dans celui de la
connaissance, est loin d’être généralisée encore. Beaucoup d’hommes
admettent toujours que des puissances surnaturelles conduisent les
évènements et peuvent, quand on les sollicite avec ardeur, en modifier
le cours.

Une telle conception étant l’expression d’espoirs qui ne meurent jamais,
la science et la croyance seront toujours antagonistes sur ce terrain.

Le conflit menace d’être éternel, car si les dieux se retirent des
régions défrichées par la science, on ne peut démontrer aux croyants
qu’il n’existe rien dans les vastes domaines non explorés encore. C’est
dans ces régions impénétrées que se maintiendront toujours les fantômes
créés par la foi.

Abandonner la notion de nécessité dans l’enchaînement d’un seul
phénomène, c’est retourner à l’idée détruite avec tant de peines,
d’événements dépendant des volontés particulières d’êtres capricieux.
Peu importe que leurs caprices soient accidentels. Il suffit qu’ils se
produisent une seule fois pour pouvoir se répéter toujours.

Si les phénomènes annoncés par les thaumaturges modernes étaient
possibles, la science devrait retourner docilement aux âges où les Dieux
décidaient du sort des batailles, et où des légions d’esprits, de fées
et de démons intervenaient sans cesse dans la vie journalière. Les
conjurations, les prières, les sacrifices, les formules magiques,
constitueraient alors, aujourd’hui comme jadis, les seuls moyens de
s’assurer la faveur de ces capricieuses puissances.

Cette régression n’est pas à redouter beaucoup. Une mentalité religieuse
indestructible nous fera éternellement retourner au surnaturel, mais
l’étude attentive des faits miraculeux montrera toujours aussi qu’ils
sont des hallucinations créées par notre esprit.

C’est ce que nous expliquerons dans une autre partie de cet ouvrage en
essayant d’éclairer, au moyen de l’expérience, la genèse de quelques
nouvelles croyances.




CHAPITRE III

RÔLE ATTRIBUÉ A LA RAISON ET A LA VOLONTÉ DANS LA GENÈSE D’UNE CROYANCE.


§ 1.--Indépendance de la raison et de la croyance.

Les rares études, publiées sur la formation des croyances, proclament
généralement qu’elles sont volontaires et rationnelles. Cette
persistante erreur provient de la vieille illusion du rôle de
l’intelligence en psychologie.

Nous avons séparé nettement, dans cet ouvrage, le moi affectif du moi
intellectuel et montré qu’ils sont gouvernés par des formes de logiques
très différentes. Il s’en suivait, naturellement, que la raison,
expression de l’intelligence, était indépendante de la croyance,
expression des sentiments et du mysticisme qui en dérive. La preuve de
cette indépendance s’est accentuée encore quand nous avons constaté que
la croyance et la connaissance s’édifiaient par des méthodes entièrement
dissemblables.

La plupart de nos luttes politiques et religieuses tiennent à cette
prétention illusoire de vouloir faire agir l’une sur l’autre des choses
aussi incapables de se pénétrer que la croyance et la connaissance.

On ne comprend bien la force des croyances qu’en reconnaissant qu’elles
échappent à toute influence rationnelle.

Il pourrait sembler inutile de revenir encore sur ce sujet, mais pour
combattre des préjugés tenaces, les arguments ne sauraient être trop
nombreux.

Si les croyances étaient accessibles à l’influence de la raison, on
aurait vu disparaître depuis longtemps toutes celles qui sont absurdes.
Or, l’observation démontre leur persistance. On est donc bien obligé
d’admettre qu’il n’y a pas d’absurdités pour un croyant et que l’homme
ne reste guère libre de croire ou de ne pas croire.

Les influences affectives et mystiques déterminant la croyance sont,
nous l’avons plusieurs fois répété, fort différentes des enchaînements
rationnels qui déterminent la connaissance. En matière de croyance, il
n’existe pas de vérification possible. En matière de connaissance, la
possibilité d’une vérification est au contraire la règle et détruit, dès
lors, toute objection. Personne n’a jamais songé à contester les
propriétés d’un triangle ou d’une section conique. Pour le savant, la
vérité en deçà des Pyrénées est la même qu’au delà. Pour les croyants,
elle change au contraire, en franchissant les frontières ou le temps.

Les croyances possèdent la faculté merveilleuse de créer des chimères,
puis d’y soumettre les esprits. On se soustrait parfois à la domination
des tyrans mais jamais à celle des croyances. Des milliers d’hommes sont
toujours prêts à se faire tuer pour les défendre. Aucun d’eux
n’exposerait sa vie pour le triomphe d’une vérité rationnelle.

L’âge de la raison où les progrès des sciences ont fait entrer
l’humanité n’a nullement détruit la puissance des croyances, ni la
faculté d’en forger de nouvelles. Aucune époque, peut-être, n’en vit
éclore d’aussi nombreuses: politiques, religieuses ou sociales.
L’Amérique et la Russie, notamment, en voient naître chaque jour.


§ 2.--Impuissance de la raison sur la croyance.

Lorsque, obéissant à l’évolution naturelle des choses, la croyance
arrive au degré d’usure qui précède son déclin, la raison a quelquefois
prise sur elle. Dans sa période de triomphe, la croyance ne tente même
pas de lutter contre la raison puisque cette dernière ne la conteste
pas.

Rien n’est plus rare, en effet, que de voir aux siècles de foi, des
esprits assez indépendants pour discuter rationnellement leur croyance.
L’exemple de Pascal montre ce que peuvent être les résultats de cette
lutte entre la logique affective et mystique d’une part et la logique
rationnelle de l’autre.

L’illustre penseur écrivait à une époque où les vérités religieuses
étaient acceptées sans contestation, et seul un génie comme le sien
pouvait oser soumettre ses certitudes à une discussion rationnelle.
L’insuccès complet de sa tentative démontre une fois de plus
l’impuissance de la raison contre la croyance.

Pascal avait une sagacité trop grande pour ne pas apercevoir l’illogisme
rationnel d’une légende supposant un Dieu se vengeant sur son fils d’une
injure commise à l’origine du monde par une de ses créatures et il
n’hésite pas à la qualifier de «sottise».

Mais bientôt, sa logique rationnelle est obligée de s’incliner devant
les impulsions de sa logique mystique. Hanté par la crainte de l’enfer
que lui suggère cette dernière, et voulant cependant défendre sa
croyance par des raisons acceptables, il en arrive à considérer la vie
future comme l’enjeu d’un pari redoutable. Redoutable en effet,
puisqu’il s’agit de châtiments éternels si réellement l’enfer existe.
«Dans cette incertitude, assure-t-il, il faut parier pour une vie future
et se conduire, par conséquent, comme si elle existait.»

Modérément satisfait, cependant, de cet argument, Pascal essaie
d’utiliser encore sa logique rationnelle pour appuyer sa croyance, mais
il n’y réussit guère.

Parmi les preuves avec lesquelles le grand penseur tente de rationaliser
un peu sa foi, il cite, naturellement, les prophéties et les miracles.
Ces arguments s’appliquant à toutes les religions qui, elles aussi, sont
pleines de miracles, il se trouve conduit à rejeter simplement ceux des
autres croyances:

«Tout homme, assure-t-il, peut faire ce qu’a fait Mahomet, car il n’a
point fait de miracles, il n’a point été prédit. Nul homme ne peut faire
ce qu’a fait Jésus-Christ».

Pascal ne recherche pas, et sa logique mystique ne le lui eût pas
permis, sans doute, pourquoi l’islamisme, le bouddhisme finirent par
compter autant de sectateurs que le christianisme.

Malgré toutes les subtilités de sa dialectique, l’illustre philosophe
sentait bien qu’aucune raison sérieuse ne permettait d’étayer sa foi.
D’un autre côté, cette dernière est nécessaire pour éviter l’enfer s’il
existe. Comment y parvenir? Voici ses conseils:

  Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin...
  apprenez de ceux qui ont été liés comme vous... suivez la manière par
  où ils ont commencé, c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en
  prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc... cela vous
  fera croire et vous abêtira.--Mais c’est ce que je crains.--Et
  pourquoi? Qu’avez-vous à perdre?

La discussion de Pascal montre une fois de plus l’impuissance de la
raison à lutter contre la croyance, surtout quand cette dernière est
devenue collective.

Cette impuissance donne la clef de certains événements historiques en
apparence inexplicables, tels que l’aventure de Port-Royal, qui troubla
profondément une partie du règne de Louis XIV. A son origine, on voit
simplement quelques religieux très vertueux, acceptant une théorie
particulière de la prédestination que sa rebutante iniquité semblait
condamner à n’avoir aucune influence. Jugées uniquement au point de vue
rationnel, les dissertations sur la grâce efficiente, la fréquence de la
communion, les cinq propositions de Jansénius, etc., semblent de
vulgaires divagations. Elles excitèrent pourtant de si furieuses
passions que Port-Royal fut rasé, ses moines dispersés, bien qu’ils
fussent des modèles de vertu. De pareils événements resteraient, je le
répète, inexplicables si la raison avait eu la moindre part dans leur
genèse.

Toutes ces croyances, étant élaborées dans l’inconscient, échappent non
seulement à notre raison, mais nécessairement aussi à la volonté. Elles
sont le résultat de suggestions analogues à celles que savent maintenant
produire tous les hypnotiseurs.

Sans doute, la raison peut donner le désir de croire, mais elle n’aura
jamais la puissance de faire croire. L’on n’y parviendrait pas davantage
en suivant le conseil de Pascal, agir comme si l’on croyait. Si
puissante que soit la volonté, elle ne saurait créer la foi et peut tout
au plus en donner le simulacre.

La croyance étant indépendante de la raison, on ne peut s’étonner, comme
le remarque Ribot, «de voir un esprit supérieur rompu aux méthodes
sévères des sciences, admettre en religion, en politique, en morale, des
opinions d’enfant qu’il ne daignerait pas discuter un seul instant si
elles n’étaient pas les siennes».

Aussi, le plus souvent, se borne-t-on à subir les croyances sans les
discuter. Conduite très sage. Le monde vieillira longtemps, sans doute,
avant que la raison fasse équilibre à la foi.




CHAPITRE IV

COMMENT SE MAINTIENNENT ET SE TRANSFORMENT LES CROYANCES.


§ 1.--Comment se maintiennent les croyances.

Une vérité rationnelle est impersonnelle et les faits qui la soutiennent
restent acquis pour toujours.

Étant au contraire personnelles et basées sur des conceptions
sentimentales ou mystiques, les croyances sont soumises à tous les
facteurs susceptibles d’impressionner la sensibilité. Elles devraient
donc, semble-t-il, se modifier sans cesse.

Leurs parties essentielles se maintiennent cependant, mais à la
condition d’être constamment entretenues. Quelle que soit sa force au
moment de son triomphe, une croyance qui n’est pas continuellement
défendue se désagrège bientôt. L’histoire est jonchée des débris de
croyances n’ayant eu, pour cette raison, qu’une existence éphémère.

La codification des croyances en dogmes constitue un élément de durée
que ne saurait suffire. L’écriture ralentit seulement l’action
destructive du temps.

Une croyance quelconque, religieuse, politique, morale ou sociale se
maintient surtout par la contagion mentale et des suggestions répétées.
Images, statues, reliques, pèlerinages, cérémonies, chants, musique,
prédications, etc., sont les éléments nécessaires de cette contagion et
de ces suggestions.

Confiné dans un désert, privé de tout symbole, le croyant le plus
convaincu verrait rapidement sa foi s’affaiblir. Si des anachorètes et
des missionnaires la conservent cependant, c’est qu’ils relisent sans
cesse leurs livres religieux et surtout s’astreignent à une foule de
rites et de prières. L’obligation pour le prêtre de réciter chaque jour
son bréviaire fut imaginée par des psychologues, connaissant bien la
vertu suggestive de la répétition.

Aucune foi n’est durable si on la dépouille des éléments fixes qui lui
servent de soutien. Un Dieu sans temples, sans images, sans statues,
perdrait bientôt ses adorateurs. Les iconoclastes étaient guidés par un
instinct très sûr en brisant les statues et les temples des divinités
qu’ils voulaient détruire.

Les hommes de la Révolution, cherchant à annuler l’influence du passé,
avaient également raison, à leur point de vue, de saccager les églises,
les statues et les châteaux. Mais cette destruction ne fut pas assez
prolongée pour agir sur des sentiments fixés par une hérédité séculaire.
Leur durée est plus longue que celle des pierres qui les symbolisent.


§ 2.--Comment évoluent les croyances.

Une croyance maintenue par le mécanisme que nous venons de dire n’est
pas, pour cela, immobilisée définitivement. Elle évolue, au contraire,
quoique ses sectateurs la supposent invariable. Leur illusion tient à ce
que les livres sacrés prétendant fixer les contours d’un dogme sont
conservés avec respect, alors même que la pratique s’en écarte chaque
jour.

Une croyance quelconque, politique, religieuse, artistique ou morale n’a
de réellement fixe que son nom. Elle est un organisme en voie
d’évolution incessante. J’ai déjà expliqué dans les _Lois psychologiques
de l’évolution des peuples_, comment se transforment les institutions,
les langues, les croyances et les arts. J’ai fait voir aussi que ces
éléments ne passent jamais d’un peuple à l’autre sans subir des
modifications considérables.

Donc, malgré la stabilité apparente des croyances formulées en dogmes,
elles sont cependant obligées d’évoluer pour s’adapter aux variations de
mentalité de leurs sectateurs et des milieux où ils se meuvent.

Ces transformations sont lentes, mais quand elles ont été longtemps
accumulées, on constate qu’il n’existe plus guère de parenté entre les
livres écrits à l’époque de la fondation d’une croyance et sa pratique
actuelle. Le brahmanisme, par exemple, n’a plus que des rapports très
vagues avec les livres védiques qui l’ont inspiré. De même pour le
bouddhisme.

Les lois régissant l’évolution des croyances sont loin d’être nettement
déterminées. On peut cependant formuler, je crois, les indications
suivantes:

1º Plusieurs croyances conciliables mises en présence tendent à se
fusionner, ou au moins à se superposer. Ainsi en arriva-t-il pour les
dieux et les croyances du monde païen.

2º Si les croyances sont très différentes, la plus forte--ce qui
signifie souvent la plus simple--tend à éliminer les autres. L’islamisme
convertit pour cette raison non seulement les tribus sauvages de
l’Afrique, mais des peuples très civilisés de l’Inde.

3º Une croyance triomphante finit toujours par se diviser en sectes ne
conservant chacune que les éléments fondamentaux de la croyance mère.

Sur cette dernière loi seule il est utile d’insister maintenant. Elle
suffit en effet à montrer le mécanisme de l’évolution des croyances.

Leur division en sectes s’est observée toujours au lendemain même du
triomphe des grandes religions telles que le Christianisme et
l’Islamisme. La première étant la plus compliquée, enfanta le plus grand
nombre de sectes et de schismes: Manichéens, Ariens, Nestoriens,
Pélagiens, etc., ne cessèrent de se disputer furieusement durant des
siècles. Ces luttes recommencèrent plus violentes encore avec la
Réforme. Le protestantisme, à peine formulé, se ramifia bientôt, lui
aussi, en sectes nombreuses: anglicans, luthériens, calvinistes,
libéraux, etc.

Chacune des sectes issues d’une grande croyance étant naturellement
avide de dominer à son tour, devient vite aussi intolérante que la
religion d’où elle est sortie. Considérer la Réforme ainsi qu’on le fait
si souvent, comme un triomphe de la libre pensée, est ne rien comprendre
à la nature d’une croyance. Le protestantisme fut d’abord plus rigide
que le catholicisme, et s’il évolua ensuite vers des formes parfois un
peu libérales, il n’en est pas moins resté très intolérant. Luther et
ses successeurs professaient des doctrines fort arrêtées, dépouillées de
tout esprit philosophique et imprégnées d’une intransigeance farouche.
Calvin ayant divisé les hommes en élus et réprouvés, considérait que les
premiers n’ont aucun ménagement à garder envers les derniers. Devenu
maître de Genève, il fit peser sur la ville la plus effroyable tyrannie
et organisa un tribunal aussi sanguinaire que le Saint-Office. Son
contradicteur Michel Servet fut brûlé à petit feu.

A l’époque de la Saint-Barthélemy, aboutissement de toutes ces querelles
en France, les protestants furent les massacrés, mais dans tous les pays
où ils étaient les plus forts ils devinrent massacreurs. Des deux côtés
l’intolérance était la même.

La perpétuelle subdivision des croyances tient à ce que chacun en adopte
les éléments qui l’impressionnent avec force et n’est pas influencé par
les autres. Certains fidèles possédant des tempéraments d’apôtres
essaient bientôt de former une petite église. S’ils y réussissent, un
schisme ou une hérésie se trouve fondé et bientôt la contagion mentale
intervient pour le propager.

La division d’une croyance en sectes fut toujours favorisée par
l’imprécision extrême des livres sacrés. Chaque théologien peut dès lors
les interpréter à son gré.

Il est utile de parcourir des ouvrages, comme ceux consacrés aux
discussions sur la grâce, entre Thomistes et Congruistes, Jansénistes et
Jésuites, etc., pourvoir à quel degré d’aberration peuvent descendre des
mentalités illusionnées par la foi.

Les esprits les plus éminents eux-mêmes semblent frappés de vertige dès
qu’ils pénètrent dans le champ de la croyance. On peut en donner comme
exemple les _Méditations_ du célèbre Malebranche. Le succès de ce livre
fut tel au moment de sa publication, en 1684, que 4.000 exemplaires
furent vendus en une semaine.

On y apprend, d’ailleurs, de bien stupéfiantes choses. Suivant lui,
«Dieu sent, pense et agit en nous, il remue même notre bras lorsque nous
nous en servons contre ses ordres. Ce n’est pas ma volonté qui soulève
mon bras, mais Dieu qui le remue à l’occasion de ma volonté. L’homme ne
peut se détacher de Dieu, qui lui permet cependant un peu de liberté.
Quand nous faisons le bien, c’est Dieu qui le fait en nous. L’homme
n’est pas responsable de ses bonnes actions, mais de ses mauvaises. S’il
y a du mal dans le monde, c’est que Dieu a un peu négligé son ouvrage;
il le fallait d’ailleurs, puisqu’il est la demeure des pécheurs.»

De telles affirmations semblent aujourd’hui enfantines. N’oublions pas,
cependant, que des conceptions analogues ébranlèrent le monde.

Ces aberrations théologiques n’appartiennent pas exclusivement à un
passé disparu, mais encore au présent et bien probablement aussi à
l’avenir. Les croyances politiques actuelles, qui nous rongent, sont
d’un ordre aussi inférieur et seront placées par nos descendants au même
niveau que les précédentes. Les vues très courtes de leurs défenseurs
sont souvent soutenues par une foi identique à celle des théologiens,
dont ils sont les continuateurs. Des impulsions sentimentales et
mystiques, seules, les guident, et de ce fait les rendent redoutables.
Un pays peut vivre malgré eux mais non pas grâce à eux.

Les croyants de tous les âges ont prétendu rationaliser leur foi, sans
comprendre que sa force tenait justement à ce qu’aucun raisonnement
n’exerçait de prise sur elle. La seule action possible de la raison sur
la croyance religieuse est de lui faire considérer comme de simples
symboles les récits des livres saints, en contradiction trop flagrante
avec la science moderne. Moins enfermés que les catholiques dans des
dogmes rigides, beaucoup de protestants y sont assez facilement
parvenus. On sait au contraire que la tentative, dite moderniste, de
certains théologiens catholiques a complètement échoué. Les vrais
croyants ne doivent pas le regretter. Rien n’est absurde pour la foi et
quand un ensemble de croyances forme un bloc, il n’y faut pas trop
toucher.

La désagrégation d’une croyance en sectes rivales, perpétuellement aux
prises, ne saurait se produire dans les religions polythéistes. Elles
aussi ont évolué, mais par simple annexion puis fusion de dieux
nouveaux, tous considérés comme très puissants et par conséquent
respectés. Voilà pourquoi les guerres de religion qui ont ravagé
l’Europe demeurèrent à peu près inconnues dans l’antiquité païenne.

Ce fut donc un grand bienfait pour les peuples d’avoir débuté par le
polythéisme. Je considère, contrairement à une opinion assez
universelle, qu’ils auraient beaucoup gagné à y demeurer. Loin de
favoriser le progrès, le monothéisme les retarda par les luttes
sanglantes dont il remplit le monde. Il ralentit pendant des siècles
l’évolution des arts, de la philosophie et des lettres, développés par
les Grecs polythéistes à un point qui les fait regarder comme nos
maîtres.

On ne peut mettre davantage à l’actif du monothéisme l’unité de
sentiments qu’il finit par créer, à force de guerres, de bûchers et de
proscriptions. Le culte de la patrie avait suffi pour doter les Romains
polythéistes, à l’époque de leur grandeur, d’une communauté de
sentiments qui ne fut jamais dépassée.

Si, suivant le dire de tant d’historiens, et de demi-philosophes comme
Renan, le monothéisme avait constitué une supériorité, il faudrait
mettre au-dessus de toutes les autres religions l’Islamisme, la seule à
peu près monothéiste.

Je dis à peu près, car les religions réellement monothéistes
n’existèrent que dans les livres. Le Christianisme, par exemple,
s’annexa vite des légions d’anges, de saints, de démons, correspondant
exactement aux divinités secondaires du monde antique et vénérés ou
redoutés comme elles.

Cette multiplicité de dieux secondaires dans les croyances monothéistes
et la division rapide de ces dernières en sectes, montrent bien que le
monothéisme est un concept théorique, ne correspondant guère à nos
besoins affectifs et mystiques.

                   *       *       *       *       *

Les changements de croyances indiqués dans ce chapitre présentent une
grande importance historique en raison du rôle qu’ils ont joué; mais au
point de vue philosophique, leur récit est sans intérêt. La croyance
constitue l’aliment réclamé par notre besoin de croire. L’aliment a
changé et changera encore, mais le besoin restera indestructible tant
que la nature humaine n’aura pas été transformée.




CHAPITRE V

COMMENT MEURENT LES CROYANCES.


§ 1.--La phase critique des croyances et leur dissolution.

Exact au sens historique, le titre de ce chapitre l’est beaucoup moins
au sens philosophique. Semblables à l’énergie de la physique moderne,
les croyances se transforment quelquefois, mais ne périssent jamais.
Elles changent de nom cependant et c’est ce phénomène qui peut être
considéré comme leur mort.

Donc, après avoir lentement vieilli, les dogmes subissent la loi
commune. Ils s’estompent et s’éteignent. Leur disparition, ou plutôt en
réalité leur transformation, se manifeste d’abord par une phase
critique, souvent génératrice de bouleversements.

Les physiciens montrent que lorsqu’un corps se trouve dans le voisinage
de son point critique, une insignifiante variation de température le
fait brusquement passer de l’état gazeux à l’état liquide, ou
inversement.

Ce point critique s’observe également dans beaucoup de phénomènes
sociaux. Un pays importateur d’or ou de certaines marchandises peut, par
exemple, devenir soudainement exportateur, sous des influences très
légères.

Ce phénomène, si général en physique et en économie politique, se
manifeste aussi dans la vie des croyances. Après des oscillations
diverses et une usure prolongée, elles arrivent parfois à un point
critique et peuvent être alors transformées brusquement.

Cette phase, où scepticisme et foi voisinent, se produit lorsque le
temps ou d’autres motifs ont ébranlé les croyances, avant que celles qui
les remplaceront soient encore nettement formulées.

Les derniers défenseurs des dogmes effrités s’y rattachent désespérément
sans trop y croire. Ils semblent redouter «cet incurable ennui, dont
parle Bossuet, qui fait le fond de la vie des hommes depuis qu’ils ont
perdu le goût de Dieu».

En fait, ils ne l’ont jamais perdu, des dieux nouveaux venant toujours
remplacer ceux qui sont morts ou vont mourir.

Mais ce passage d’une divinité à une autre ne s’opère pas sans beaucoup
de difficultés. On put le constater, par exemple, au déclin du
paganisme.

Nous traversons précisément un de ces âges d’instabilité où les peuples
se trouvent tiraillés entre les influences des divinités anciennes et
celles en voie de formation. Notre époque constitue un des points
critiques de l’histoire des croyances.

En attendant l’adoption d’une grande foi nouvelle, l’âme populaire
flotte entre de petits dogmes momentanés, sans durée, mais non pas sans
force. Défendus par des groupes, des comités, des partis, ils exercent
souvent un pouvoir considérable.

L’action des clubs sous la Révolution, des ligues maçonniques dans la
bourgeoisie, des syndicats dans la classe ouvrière, des comités
électoraux dans les villes, en fournissent des exemples.

Quoique parfois assez éphémères, ces petites croyances engendrent
pendant leur durée une foi robuste. Sur elles se trouve concentré
l’irrésistible besoin de croire dont nous avons précédemment montré la
puissance.

Elles ne peuvent remplacer définitivement cependant les croyances
générales. Alors que les chapelles de groupes sont en rivalité
incessante, les grands dogmes ont le pouvoir de faire s’évanouir
l’intérêt individuel devant l’intérêt collectif.

Il est visible que nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Les impératifs
catégoriques généraux de jadis sont devenus de petits impératifs de
sectes, n’ayant de commun qu’une haine intense contre l’ordre de choses
établi. Les tables de la loi ne sont plus les mêmes pour toutes les
tribus d’Israël.


§ 2.--Transformation des croyances religieuses en croyances politiques.

Examiné sommairement, l’âge moderne semble avoir transposé toutes les
échelles de valeur. En réalité, il a surtout modifié leurs noms.

Les fidèles des vieux cultes se lamentent du peu de foi des générations
nouvelles. Jamais peut-être, cependant, les foules n’ont manifesté un
besoin de croyance plus profond qu’à notre époque. En devenant foi
politique, la foi religieuse a bien peu changé. La croyance au miracle,
la mystique adoration de puissances surnaturelles est restée identique.
La providence Étatiste a hérité de l’antique providence divine.

Une croyance ordinaire est un acte de foi. Appliqué à un être supérieur
ou à une divinité, il se complique du besoin de soumission et
d’adoration. Croire et adorer sont souvent synonymes.

Le croyant tend donc toujours à diviniser l’objet de son adoration.
Marat, dont le cadavre devait être jeté peu de temps après à l’égout,
fut déifié au lendemain de sa mort, et des litanies pieuses composées en
son honneur. Napoléon représentait pour ses soldats un dieu invincible.
Les reliques des victimes des répressions anarchistes sont adorées par
leurs fidèles.

Une croyance ne devient vraiment populaire qu’une l’ois concrétisée sous
forme d’êtres ou d’objets à vénérer. On le vit clairement pendant la
Révolution. Une de ses premières préoccupations fut de trouver une
divinité pour remplacer les anciennes. La déesse Raison d’abord choisie,
eut son culte à Notre-Dame avec des cérémonies très voisines de celles
qui s’y célébraient depuis des siècles.

Cette époque, je ne saurais trop le répéter, ne peut être comprise qu’en
saisissant le rôle joué alors par le mysticisme du peuple et de ses
meneurs. Robespierre, incarnation typique de l’étroite mentalité
religieuse de son temps, se croyait un apôtre ayant reçu du ciel la
mission d’établir le règne de la vertu. Très déiste, très conservateur
et grand-prêtre infaillible d’une théocratie nouvelle, il jugeait un
devoir sacré d’immoler impitoyablement «les ennemis de la vertu», et,
comme jadis les pontifes de l’Inquisition, n’épargnait personne. Ses
discours faisaient sans cesse appel à l’être suprême. Son séide Couthon
invoquait aussi à chaque instant le Très-Haut.

Les tribunaux révolutionnaires eurent une parenté étroite avec ceux de
l’Inquisition. Ils n’adoraient pas tout à fait les mêmes dieux, mais
nourrissaient les mêmes haines et poursuivaient un même but: la
suppression des infidèles.

J’ai trop montré dans de précédents ouvrages l’évolution du socialisme
vers une forme religieuse pour y revenir longuement ici. S’il possédait
quelque divinité précise à adorer, son succès serait beaucoup plus
rapide.

Ses apôtres sentent d’instinct cette nécessité, mais n’osant pas offrir
à l’adoration populaire la tête du principal théoricien de la doctrine,
le juif Karl Marx, ils ont dû se rejeter vers la déesse Raison. J’ai
reproduit, dans ma _Psychologie politique_, un passage du journal
socialiste _l’Humanité_ nous apprenant qu’à la séance d’inauguration
d’une école socialiste, le jeune professeur à la Sorbonne chargé de la
première leçon «adressa, comme il convenait, une invocation à la déesse
Raison».

Malheureusement, les divinités abstraites n’ont jamais séduit les foules
et c’est pourquoi la religion socialiste possède des dogmes, mais attend
encore son Dieu.

Il ne saurait être attendu bien longtemps. Les dieux naissent toujours
quand le besoin s’en fait sentir.

La force de la croyance nouvelle tient surtout, je l’ai souvent répété,
à ce qu’elle est héritière des conceptions chrétiennes. Les dogmes
socialistes ont emprunté aux premiers chrétiens, avec leur mysticisme,
le besoin d’égalité, l’altruisme et la haine des richesses. La parenté
des deux doctrines est telle qu’en Belgique le catholicisme devient
l’allié résolu du socialisme. Il favorise ouvertement les grèves et
encourage la lutte des classes.

Les apôtres de la foi socialiste ont également le ton enflammé et
prophétique des premiers défenseurs du christianisme. Je ne parle pas
seulement des publications de vulgaires sectaires, mais de celles
d’hommes instruits. J’ai eu occasion de citer, dans mon dernier livre,
des fragments caractéristiques d’un écrit de cette nature, publié par un
professeur au Collège de France, converti comme jadis Polyeucte, à la
foi nouvelle et désireux de détruire les faux dieux. Leur lecture montre
bien que le savant lui-même ne peut pénétrer dans le cycle de la
croyance sans voir s’évanouir sa modération et son esprit critique.
Descendu de plusieurs degrés dans l’échelle mentale, il perd le sens des
réalités. Absurdités, violences, impossibilités ne sauraient le choquer
puisqu’il cesse de les voir.

Inutile de récriminer. La croyance est un maître irrésistible et son
attrait s’exerce dès qu’on approche de sa sphère d’action.

Tenaces ou transitoires, les croyances représentèrent toujours, je le
répète encore, les grands facteurs de la vie des nations. On ne gouverne
pas un peuple avec des idées vraies, mais avec des croyances tenues pour
vraies. Pilate, aujourd’hui, ne poserait sans doute plus la question, à
laquelle aucun philosophe n’a jamais définitivement répondu. Il dirait
que la vérité étant ce qu’on croit, toute croyance établie constitue une
vérité. Vérité provisoire sans doute, mais c’est avec des vérités de cet
ordre que le monde fut toujours conduit.




LIVRE IX

RECHERCHES EXPÉRIMENTALES SUR LA FORMATION DES CROYANCES

ET SUR LES PHÉNOMÈNES INCONSCIENTS D’OÙ ELLES DÉRIVENT




CHAPITRE I

INTERVENTION DE LA CROYANCE DANS LE CYCLE DE LA CONNAISSANCE.

GENÈSE DES ILLUSIONS SCIENTIFIQUES.


§ 1.--Pourquoi la connaissance reste toujours mélangée de croyances.

Aucun savant ne peut se vanter d’être sorti pour toujours du cycle de la
croyance. Dans les phénomènes incomplètement connus, il est bien obligé
de formuler des théories et des hypothèses, c’est-à-dire des croyances
que l’autorité seule de leurs auteurs fait accepter.

Même pour les phénomènes très étudiés, nous sommes forcés, ne pouvant
les vérifier tous, de les admettre comme croyances. Notre éducation
classique n’est qu’un acte de foi à l’égard de doctrines imposées par le
prestige d’un maître. Elle doit, pour cette raison, devenir
expérimentale quelquefois, afin de montrer à l’élève la possibilité de
vérifier les affirmations qu’on lui impose et de lui apprendre que
l’observation et l’expérience sont les seules armatures de la véritable
certitude.

L’impossibilité de vérifier l’ensemble de nos connaissances rend bien
chimérique le conseil donné par Descartes dans son _Discours de la
méthode_: «Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse évidemment comme telle et rejeter comme fausses toutes celles
où nous pouvons imaginer le moindre doute.»

Si Descartes avait tenté d’appliquer ses préceptes, il n’eût pas admis
comme évidentes des choses qui nous font sourire aujourd’hui. De même
que tous ses contemporains et la généralité de ses successeurs, il était
dominé par la croyance. Le scepticisme le plus étendu est en réalité
toujours partiel: «Celui, dit Locke, qui, dans les affaires ordinaires
de la vie, ne voudrait rien admettre, qui ne fût fondé sur des
démonstrations claires et directes, ne pourrait s’assurer d’autre chose
que de périr en fort peu de temps. Il ne pourrait trouver aucun mets, ni
aucune boisson dont il pût hasarder de se nourrir.»

On peut ajouter également que l’analyse critique de nos opinions et de
nos certitudes rendrait l’existence d’une société impossible. Le rôle de
la croyance est justement de nous éviter de telles analyses.

Et puisque le savant est obligé d’accepter comme croyances, une grande
partie des vérités de la science, ne nous étonnons pas de lui voir
manifester parfois autant de crédulité que les ignorants. Sur les sujets
étrangers à sa spécialité, il les dépasse peu.

Ces considérations expliquent pourquoi des savants éminents sont parfois
victimes des plus énormes illusions. Après l’avoir constaté pour des
faits scientifiques ordinaires, dégagés de toute passion, nous serons
préparés à comprendre comment certaines croyances occultistes, analogues
aux pratiques de l’ancienne sorcellerie, ont pu être acceptées par
d’illustres spécialistes.


§ 2.--Genèse des illusions scientifiques.

Toutes les expériences ne pouvant être reproduites, le principe
d’autorité reste, je l’ai dit plus haut, notre principal guide. On croit
l’auteur auquel sa position confère du prestige, supposant, très
justement d’ailleurs, qu’il ne s’exposerait pas à être démenti en
émettant des assertions erronées.

Le plus souvent, il en est ainsi. Un savant n’annonce jamais une chose
qu’il pense inexacte. Mais l’influence de la suggestion est telle que,
même sur des faits très précis, un esprit éminent peut s’illusionner et
prendre pour des réalités les visions de son imagination. La
retentissante histoire des rayons N, dont d’illustres physiciens
mesuraient l’indice de réfraction, alors que plus tard l’existence de
ces rayons fut reconnue imaginaire, en constitue un remarquable exemple.

Nous allons insister sur ces faits, car en révélant les erreurs
possibles dans l’étude de phénomènes physiques, soumis à de rigoureuses
mesures, ils font comprendre combien devient facile l’illusion en face
de phénomènes susceptibles seulement d’insuffisantes vérifications.

Pour montrer que le rôle du prestige, de la suggestion et de la
contagion peuvent engendrer chez tous les esprits, y compris les plus
élevés, des croyances et des opinions erronées, nous choisirons nos
exemples uniquement chez des savants.

Un des plus saisissants est l’aventure dont furent victimes, il y a
quarante ans environ, la presque totalité des membres de l’Académie des
Sciences et qui inspira à Daudet son célèbre roman l’_Immortel_. Sur la
foi d’un éminent géomètre, auréolé d’un grand prestige, l’illustre
assemblée inséra, comme authentiques dans ses comptes rendus, une
centaine de lettres supposées de Newton, Pascal, Galilée, Cassini,
etc... Fabriquées de toutes pièces par un faussaire peu lettré, elles
fourmillaient de vulgarités et d’erreurs, mais les noms de leurs
prétendus auteurs et du savant qui les présentait firent tout accepter.
La plupart des académiciens, et notamment le secrétaire perpétuel, ne
conçurent aucun doute sur l’authenticité de ces documents jusqu’au jour
où le faussaire avoua sa fraude. Le prestige évanoui, on déclara
misérable le style des lettres, affirmé d’abord merveilleux et bien
digne des écrivains de génie considérés comme leurs auteurs.

Les vérifications, dans l’exemple précédent, étaient difficiles pour des
savants non spécialisés, s’en rapportant naturellement à l’autorité d’un
confrère. En réalité, les spécialistes de l’Institut furent aussi
aisément dupes que les ignorants. Cette objection disparaît d’ailleurs
devant d’autres faits plus récents, où les erreurs commises le furent
uniquement par des spécialistes.

Une des plus curieuses illusions collectives enfantées par le prestige
et la contagion, fut celle imposée, il y a une quinzaine d’années, par
un célèbre physicien, M. Becquerel, professeur de physique à l’École
polytechnique. Il exposa longuement, et à plusieurs reprises, dans les
comptes rendus de l’Académie des Sciences, des expériences minutieuses
prouvant catégoriquement, suivant lui, que l’uranium émet des radiations
capables de se polariser, de se réfracter, de se réfléchir, et, par
conséquent identiques à la lumière issue des corps phosphorescents.
Pendant trois ans,--et malgré les affirmations contraires d’un physicien
français, que connaissent les lecteurs de cet ouvrage,--le célèbre
académicien persista dans son erreur et la fit partager par tous les
savants de l’Europe. Elle fut seulement reconnue lorsqu’un
observateur américain, mis par la distance à l’abri du prestige,
prouva,--vérification des plus faciles,--que ces rayons ne se réfractant
pas et ne se réfléchissant pas étaient tout autre chose que de la
lumière. Au point de vue de ses conséquences scientifiques, l’erreur
était énorme, et le fait qu’elle ait pu être partagée trois ans, par la
totalité des physiciens, semblerait incompréhensible, sans les
explications de la psychologie.

L’histoire des rayons N, à laquelle je faisais allusion plus haut, est
encore plus typique. Elle révèle, non seulement le rôle du prestige,
mais encore celui de la suggestion et de la contagion mentale.

Il ne s’agit plus ici, comme dans le cas précédent, d’expériences
admises de confiance par tout le monde sans vérification, mais
d’observations déclarées exactes par quantité de physiciens s’imaginant
les avoir vérifiées. Bien que cette aventure soit très connue, nous la
rappellerons sommairement.

Un correspondant distingué de l’Académie des Sciences, professeur de
physique réputé, M. Blondlot, avait cru constater qu’un grand nombre de
corps émettent des rayons particuliers, qualifiés par lui rayons N. Ils
étaient révélables par leur action sur la phosphorescence, et leur
longueur d’onde pouvait être mesurée avec exactitude. L’auteur jouissant
d’une grande autorité, son assertion fut acceptée sans contestation par
la plupart des savants français, _qui répétèrent ses expériences en y
voyant exactement ce qu’on leur avait suggéré d’y voir_.

Pendant deux ans, les comptes rendus de l’Académie des Sciences
publièrent d’innombrables notes de divers physiciens professionnels:
Broca, J. Becquerel, Bichat, etc., sur les propriétés, chaque jour plus
merveilleuses, de ces rayons. M. Jean Becquerel annonçait même les avoir
chloroformés. Des savants distingués, M. d’Arsonval notamment, faisaient
sur eux des conférences enthousiastes.

L’Académie des Sciences, jugeant nécessaire de récompenser une aussi
importante découverte, chargea plusieurs de ses membres, dont le
physicien Mascart, d’aller vérifier chez l’auteur l’exactitude de ses
recherches. Ils revinrent émerveillés, et un prix de 50.000 francs[11]
fut décerné à l’inventeur.

  [11] Il devait d’abord être décerné exclusivement pour les rayons N,
    mais, au dernier moment, par un excès de prudence, qui parut
    excessif à certains membres de la Commission, le rapport déclara
    attribuer le prix de 50.000 francs à M. B. pour l’ensemble de ses
    travaux, sans spécifier lesquels.

Durant ce temps, des savants étrangers, sur lesquels les physiciens
français n’exercent aucun prestige, répétaient vainement les expériences
sans les réussir. Plusieurs se décidèrent alors à aller les observer
chez leur inventeur. Ils constatèrent rapidement que ce dernier était
victime des plus complètes illusions, continuant à mesurer, par exemple,
les déviations des rayons N sous l’influence d’un prisme, bien qu’on eût
subrepticement retiré ce prisme dans l’obscurité, etc.

La _Revue scientifique_ ouvrit alors une vaste enquête auprès de tous
les physiciens de l’univers. Ses résultats furent désastreux pour les
rayons N. On dut reconnaître qu’ils constituaient un pur produit de la
suggestion mentale et de la contagion, et n’avaient jamais eu
d’existence.

La suggestion détruite, _aucun des physiciens français persuadés d’avoir
vu les rayons N ne réussit une seule fois à les apercevoir de nouveau_.
Les communications à leur sujet, si abondantes autrefois dans les
comptes rendus de l’Académie des Sciences, cessèrent brusquement et
totalement.

Ainsi, pendant deux ans, des physiciens professionnels avaient cru, au
point de les mesurer avec minutie, en des rayons ne possédant de réalité
que dans leur imagination et créés uniquement par la suggestion.

Cette merveilleuse histoire montre, à la fois, la puissance du prestige,
de la suggestion et de la contagion. Elle éclaire d’une vive lueur la
genèse des croyances, beaucoup d’évènements historiques, et tous les
phénomènes occultistes. En cette dernière matière, on peut dire que les
observateurs vivent de suggestions, et quand on voit ce qu’elles
arrivent à produire sur des sujets scientifiques, on conçoit la
prépondérance de leur rôle dans la genèse des phénomènes merveilleux.

Je n’ai voulu examiner ici que les illusions scientifiques célèbres,
portant sur des faits d’une importance capitale. S’il fallait relater
les erreurs scientifiques de détail, dues à l’influence du prestige, un
volume entier ne suffirait pas. Je me bornerai à en citer encore une.

Il y a quelques années, un élève de M. Lippmann crut avoir
découvert,--observation d’une portée considérable,--qu’un corps
électrisé en mouvement ne déviait pas une aiguille aimantée. L’auteur
était totalement inconnu, mais ayant fait ses expériences sous les yeux
et avec le concours de M. Lippmann, il bénéficia de la grande autorité
de ce dernier et fut écouté par tous les physiciens jusqu’au jour où un
savant étranger prouva qu’élève et professeur s’étaient trompés
lourdement et pourquoi.

Sauf dans le cas des lettres du faussaire, je n’ai fait allusion,
remarquons-le, qu’à des faits scientifiques, susceptibles de mesures
précises, soumis à une observation rigoureuse. Pour cette raison,
d’ailleurs, les erreurs scientifiques finissent toujours, tôt ou tard,
par être reconnues.

Dans les sciences en voie de formation, comme la médecine, où les
vérifications sont extrêmement difficiles,--car on ne sait jamais quels
résultats attribuer à la suggestion et au remède,--les erreurs se
perpétuent bien davantage. Les énumérer serait faire l’histoire de la
médecine et montrer que théories, remèdes et raisonnements changent tous
les quarts de siècle. Je ne citerai qu’un exemple parmi tant d’autres.

Il y a une cinquantaine d’années, le traitement de la pneumonie par la
saignée était considéré comme une des belles conquêtes de l’art médical.
Sa valeur semblait surabondamment prouvée par des statistiques, montrant
que grâce à lui, on ne perdait que 30 malades sur 100.

L’emploi de ce précieux système continua jusqu’au jour où un médecin
sagace, visitant un hôpital homéopathique de Londres, constata que la
mortalité des pneumoniques n’y dépassait guère 5 p. 100, au lieu de 30
p. 100 en France. Ce fut un trait de lumière. Puisque, se dit-il, les
médicaments homéopathiques sont trop dilués pour agir, le vrai
traitement, c’est de ne rien faire. Ce régime appliqué en France fit
aussitôt tomber la mortalité au même chiffre qu’en Angleterre. Les
médecins tuaient donc par la saignée 25 p. 100 de leurs malades.
Aujourd’hui, loin de les affaiblir par une pareille opération, on
soutient leurs forces avec de l’alcool.

De cette histoire pourrait être rapprochée celle de l’appendicite dont
le traitement fit périr tant de personnes sous le couteau des
chirurgiens, alors qu’un simple purgatif les eût guéries le plus
souvent, en les débarrassant des parasites intestinaux cause de leur
maladie, comme le prouva plus tard le professeur Guiart.

La multiplication de ces exemples n’ajouterait rien à ce que j’ai voulu
démontrer. Le lecteur est convaincu, je l’espère, que la plupart de nos
opinions scientifiques doivent être qualifiées, non de connaissances,
mais de croyances. Étant des croyances, elles se forment sous certaines
influences: prestige, affirmation, suggestion, contagion, etc., fort
étrangères à la raison, mais beaucoup plus puissantes qu’elle.

Nous retrouverons bientôt ces mêmes mobiles générateurs dans la
formation moderne des croyances occultistes chez quelques savants.




CHAPITRE II

LA FORMATION MODERNE D’UNE CROYANCE.

L’OCCULTISME.


§ 1.--Utilité d’étudier expérimentalement la formation d’une croyance.

Dès le début de cet ouvrage, nous avons montré que l’explication de la
formation et de la propagation des grandes croyances qui ont guidé
l’humanité pendant de longs siècles et la guident encore, est un
difficile problème.

Après avoir essayé de le résoudre théoriquement par des voies diverses,
nous allons tenter l’application des principes exposés à l’étude de
croyances nouvelles, en prenant comme exemple une religion moderne:
l’occultisme, aussi chargée de miracles que celles qui l’ont précédée.
Si nous constatons que des faits invraisemblables, reconnus plus tard
chimériques, furent admis d’abord sans difficultés par des savants
éminents, nous aurons expérimentalement prouvé que l’intelligence ne
joue aucun rôle dans la formation des croyances et qu’elles sont bien
placées sous l’influence des éléments affectifs et mystiques, décrits en
examinant les diverses formes de logiques.

Mon argumentation sera d’ailleurs indépendante de la valeur supposée des
croyances occultistes, puisque je m’attacherai surtout aux faits
reconnus plus tard illusoires par leurs adeptes mêmes et qui cependant
furent admis comme exacts par plusieurs savants. On verra ainsi qu’une
fois entré dans le cycle de la croyance, l’expérimentateur accepte
facilement les plus invraisemblables énormités et fait preuve d’une
crédulité aussi complète que celle du sauvage à l’égard des phénomènes.

Cette démonstration établie fournira des preuves sûres à l’appui des
principes exposés dans cet ouvrage et éclairera expérimentalement le
mécanisme de la naissance et de la propagation des croyances.

Aucune d’elles ne surgissant de toutes pièces, comme nous l’avons
montré, il est nécessaire de rechercher d’abord les croyances
antérieures d’où l’occultisme moderne dérive.


§ 2.--La magie dans l’Antiquité et au Moyen Age.

L’homme a toujours eu soif de connaître sa destinée et d’obtenir
l’assistance des puissances surnaturelles dont il se croyait entouré. De
ces besoins sont nées les formes diverses de la magie.

Cet art se pratiqua chez tous les peuples, à tous les âges de leur
histoire. La nécromancie, l’astrologie, la divination, qui en sont des
branches, furent d’un usage constant dans l’antiquité.

La divination, par moyens divers, et notamment par les oracles
qu’interprétaient des personnages très analogues aux médiums modernes,
représente la forme la plus générale de l’ancienne magie.

La confiance dans les indications ainsi obtenues était universelle. A
Rome, la magie constituait une religion d’État, dont les prêtres,
chargés de commenter les phénomènes surnaturels, se nommaient augures.
Leur rôle était considérable; les généraux les consultaient avant de
livrer bataille et leurs avis faisaient quelquefois annuler des lois.

Le collège des augures ne fut supprimé qu’au IVe siècle de notre ère par
l’empereur Théodose, devant l’influence croissante du christianisme.

La foi des Anciens dans les prédictions attribuées à des êtres
supérieurs, analogues aux esprits des spirites modernes, était générale.
Certains oracles, celui de Delphes par exemple, jouissaient d’une
autorité telle qu’on venait les consulter de tous les points du monde
antique.

Les oracles se turent, et la magie païenne disparut avec le triomphe du
christianisme. Elle devait renaître au Moyen Age sous le nom de
sorcellerie. On sait son rôle et sa puissance. Brûlés par milliers, les
sorciers reparaissaient toujours. Cette force rivale de l’Église fut
domptée par le temps bien plus que par les supplices.

La sorcellerie se pratiquait toujours avec l’assistance du diable. Si
des témoignages innombrables, des affirmations obstinément répétées, au
prix même de la vie, suffisaient à établir l’existence d’un fait, rien
ne serait plus incontestablement prouvé que l’existence du sabbat.
Incalculable, en effet, est le nombre d’individus ayant confessé s’y
être rendus à travers les airs, à cheval sur un balai, et y avoir eu des
relations sexuelles avec les démons.

Les faits de sorcellerie dont le Moyen Age fut imprégné figurent
certainement parmi les phénomènes les plus curieux et jadis les moins
expliqués de la psychologie.

Le rôle de la suggestion et de la contagion mentale s’y manifeste sur
une grande échelle. Les témoignages recueillis au cours des procès de
sorcellerie dans divers pays sont concordants, les descriptions de Satan
identiques, la façon de se rendre au sabbat la même partout.

Aucun intérêt personnel ne semble avoir influencé l’âme de ces
hallucinés. Le diable leur donnait vraiment bien peu en échange de leur
salut éternel et convaincus de sorcellerie, ils se savaient voués aux
plus terribles supplices.

Rarement, d’ailleurs, on avait besoin de recourir aux tortures pour
obtenir l’aveu de leurs prétendus crimes. Les inculpés décrivaient avec
complaisance les scènes de sabbat. Le diable les y attendait sous des
formes variées: crapaud, chat, chien noir, bouc, etc. Il offrait à ses
fidèles des repas généralement composés de débris de cadavres et des
distractions assez peu nombreuses. En dehors de danses et de relations
sexuelles avec de vilains démons ou de vieilles sorcières, les plus
fréquentes occupations consistaient à fouetter vigoureusement de gros
crapauds pour leur faire sécréter une humeur verdâtre et gluante
destinée à fabriquer les onguents et poudres magiques.

La sorcellerie persista des siècles et durant cette longue période aucun
doute ne s’éleva dans l’esprit des magistrats sur l’existence des
cérémonies diaboliques qu’on leur racontait. Pas un ne se demanda, quel
motif entraînait tant de personnes à vendre leur âme au diable, pour des
plaisirs aussi médiocres que celui d’aller manger des cadavres la nuit
sur une lande déserte. Comment le doute eût-il pu d’ailleurs naître, les
coupables avouant leur crime? Aussi étaient-ils brûlés sans remords.
Dans le seul duché de Lorraine, 400 sorciers périrent par le feu en
vingt ans.

Il ne faudrait pas attribuer à toutes ces victimes de la sorcellerie, et
de croyances analogues, une mentalité très distante de celle des hommes
d’aujourd’hui. La crédulité moderne est aussi grande, elle a seulement
changé de nature. Sorciers du Moyen Age, sorciers politiques modernes,
prometteurs de chimères, évocateurs d’esprits matérialisés, tireuses de
cartes, somnambules lucides et devins de toutes sortes appartiennent à
la famille innombrable d’esprits confinés dans le cycle de la croyance
sans avoir jamais pu en sortir. Dans ce monde décevant l’impossible
n’existe pas, les hallucinations qui s’y engendrent ont la réalité
apparente des rêves fantastiques, dont nos nuits sont parfois hantées.

De ce domaine redoutable où elle fut enfermée si longtemps, l’humanité a
fini par se dégager un peu, mais cette libération est si récente et si
incomplète qu’un atavisme très lourd l’y rejette sans cesse.

Lorsqu’après de grands efforts on a réussi à s’évader du champ de la
croyance, il faut se souvenir qu’on ne s’en rapproche jamais sans subir
sa dangereuse attraction.

De nombreux savants en firent l’expérience. Armés de leurs instruments
et de leurs méthodes, ils crurent pouvoir échapper aux influences
capables d’halluciner simplement, d’après eux, des esprits bornés. Ils
furent, en réalité, aussi facilement trompés que les plus humbles
croyants. Toute leur instrumentation scientifique servit seulement à
donner à certaines illusions, dont les fidèles eux-mêmes n’étaient pas
toujours très sûrs, une apparence de certitude qu’elles n’auraient
jamais acquise autrement.


§ 3.--La magie dans les temps modernes et les phénomènes de
matérialisation.

Devant les progrès des idées scientifiques, la croyance dans la magie
semblait ruinée. Les sorciers, dépouillés de prestige, ne trouvaient
plus crédit qu’au fond de quelques obscurs villages.

Mais l’amour du mystère, les besoins religieux qu’une foi trop ancienne
alimentait mal, l’espoir de survivre au tombeau, sont des sentiments si
vivaces qu’ils ne sauraient mourir. La magie antique devait, une fois
encore, reparaître en changeant de nom sans se modifier beaucoup. Elle
s’appelle aujourd’hui occultisme et spiritisme, les augures se nomment
médiums, les dieux inspirateurs d’oracles s’intitulent esprits, les
évocations des morts sont devenues les matérialisations.

Longtemps, la nouvelle croyance demeura dédaignée des savants; mais,
depuis une vingtaine d’années, nous assistons à ce phénomène très
imprévu: des professeurs éminents devenant défenseurs convaincus de
toutes les formes de la magie. C’est ainsi qu’on entend des
anthropologistes réputés, comme Lombroso, assurer qu’ils ont évoqué les
ombres des morts et causé avec elles, d’illustres chimistes tels que
Crookes, affirmer avoir vécu des mois avec un esprit se matérialisant et
se dématérialisant chaque jour, des professeurs de physiologie célèbres
comme Richet prétendre avoir aperçu un guerrier casqué naître
spontanément du corps d’une jeune fille, des physiciens distingués comme
d’Arsonval raconter qu’un médium a pu faire varier considérablement à
volonté le poids d’un objet. Nous voyons enfin d’illustres philosophes
comme M. Boutroux disserter dans de brillantes conférences sur les
esprits, les communications surnaturelles et assurer que «la porte
subliminale est l’ouverture par où le divin peut entrer dans l’âme
humaine».

Il est vrai que d’autres savants, tout aussi illustres, rejettent ces
observations, dues suivant eux à des hallucinations et s’indignent
contre ce qu’ils appellent un retour aux formes les plus basses de la
sorcellerie et de la superstition.

Devant d’aussi contradictoires affirmations, le public instruit reste
perplexe, se demandant s’il est vraiment possible que des observateurs
habiles puissent se tromper aussi lourdement, et pourquoi des faits
prétendus certains par divers observateurs n’ont jamais été vus par
d’autres opérant avec les mêmes sujets et dans des conditions
d’apparence identiques.

On ne saurait le comprendre, en effet, qu’après avoir approfondi le
mécanisme de la formation des croyances ainsi que le rôle de la
suggestion collective et de la contagion. Il faut enfin savoir que
l’illusion devient, dans certaines circonstances déterminées, assez
intense pour se confondre avec la réalité.

Afin de montrer la crédulité sans bornes de certains savants éminents,
dès qu’ils pénètrent dans le champ de la croyance, je vais choisir le
phénomène occultiste le plus étudié par eux, celui dit des
matérialisations. Nous verrons des physiologistes réputés admettre sans
hésiter qu’un être vivant peut se constituer instantanément avec ses os,
ses vaisseaux, ses nerfs, en un mot tous ses organes.

Définissons tout d’abord, d’après les spirites, en quoi consiste une
matérialisation:

  «Le mot matérialisation, écrit le Dr Maxwell, signifie qu’un esprit,
  celui d’un mort ou même celui d’une personne vivante, peut soustraire
  à l’organisme du médium du «fluide», c’est-à-dire une substance
  impondérable susceptible cependant de se condenser et de devenir
  matière. Cette substance s’agrège en matière et s’ordonne en formes
  variées suivant la volonté de l’intelligence qui la manipule.
  Ordinairement, c’est un corps analogue à un corps vivant que cette
  intelligence se fabrique; il rappelle la forme qu’avait de son vivant
  le défunt s’il s’agit d’un mort. De tels corps sont dits
  matérialisés.»

Pour les occultistes, tous les organes sont entourés d’une sorte
d’enveloppe formée de cette substance subtile. En dehors de notre corps
matériel, nous posséderions, en double, un «corps astral» parfois
séparable du premier après la mort. Il pourrait se matérialiser en
empruntant des éléments matériels à un corps vivant, par exemple celui
du médium.

Naturellement, les explications des spirites sur un tel sujet restent
assez confuses et varient avec l’imagination de chaque auteur. Il faut
uniquement en retenir que du corps d’un être vivant pourrait
instantanément surgir un autre être, possédant les mêmes organes et non
leur simple aspect.

La fameuse Katy King de Williams Crookes avait en effet un cœur très
régulier, et les poumons du fantôme casqué, matérialisé devant le
professeur Richet, sécrétaient de l’acide carbonique comme ceux d’un
être ordinaire, ainsi qu’on put le constater en lui faisant insuffler de
l’air au moyen d’un tube dans de l’eau de baryte. Si ces illustres
savants, et ceux dont nous parlerons plus loin, n’ont pas été victimes
de fraudes--en vérité énormes--ils peuvent se vanter d’avoir assisté à
des miracles analogues à celui du Dieu de la Genèse faisant sortir Ève
du corps d’Adam.

Après la démonstration de pareils prodiges, on serait mal fondé à nier
ceux de la Bible. Malheureusement, chaque fois qu’ils ont pu être
examinés d’un peu près, ces fantômes révélèrent la présence de fraudes
tellement grossières que nous aurions certainement passé ce sujet sous
silence, si de très éminents esprits n’en avaient été dupes.

Les illusions des savants cités plus haut ou de ceux qui, comme
Lombroso, assurent avoir évoqué des morts et causé avec eux, trouvent
invariablement leur source dans la suggestion et les fraudes.

On peut juger de l’influence de ces dernières--toujours accomplies dans
l’obscurité--par le cas récent du célèbre Miller, qui faisait apparaître
successivement plusieurs fantômes causant avec les assistants et se
laissant toucher par eux. Trop confiant dans la crédulité, pourtant
immense, des assistants, il finit par négliger certaines précautions et
on le surprit en pleine fraude. Les journaux spirites qui l’avaient le
plus ardemment soutenu furent obligés de confesser leur erreur.

Aussi typique est le cas d’Anna Rothe, qui fit courir tout Berlin,
jusqu’au jour où des policiers habiles, ayant découvert ses tours, la
traduisirent devant un tribunal, où elle fut condamnée à dix-huit mois
de prison.

Son histoire a été longuement racontée par le Dr Maxwell, à qui
j’emprunte les détails suivants. Ce médium donnait des séances
publiques, pendant lesquelles elle matérialisait les fleurs dans
l’espace.

  «Ces phénomènes étranges se passaient d’ailleurs dans les endroits les
  plus divers et en dehors des séances. Dans un café elle matérialisa un
  morceau de gâteau; dans les dîners, auxquels elle assistait, des
  fleurs tombaient à côté d’elle, naissaient dans ses mains, poussaient
  subitement sur les épaules de ses voisins.

  «Les choses allèrent ainsi pendant des mois, puis des années. Le
  nombre de gens que convertissait Mme Rothe s’augmentait, le spiritisme
  faisait des progrès qui inquiétèrent la cour et qui excitèrent
  certaines polémiques... Un soir, sur l’ordre du Préfet de police,
  plusieurs agents se précipitèrent sur le médium pendant une séance et
  constatèrent que les fleurs supposées provenir d’une matérialisation
  étaient simplement des fleurs naturelles cachées sous la robe du
  médium.»

Au cours des nombreuses séances données à l’_Institut psychologique de
Paris_, le médium Eusapia se sentant surveillé, ne tenta que très peu de
matérialisations. Elle réussit une fois, cependant, à dégager ses mains
de celles des contrôleurs et entoura la tête d’un assistant d’un bras
supposé celui d’un fantôme, mais dont on reconnut vite l’origine.

A Naples, se sachant moins observée, et opérant devant une assistance
très confiante, le même médium réalisa d’inconcevables prodiges.

Les phénomènes que je vais citer, se passaient en présence du professeur
Bottazi, un des savants les plus éminents de l’Italie, assisté
d’observateurs distingués. Le rapport officiel que nous allons résumer
fut publié _in extenso_ par les _Annales des sciences psychiques_ (août,
septembre et octobre 1907).

M. Bottazi et ses assistants sont persuadés que du corps d’Eusapia
peuvent sortir un bras et une main invisibles lui permettant de soulever
une table de 22 kilos et de déplacer une foule d’objets. Le savant
physiologiste admet donc, on le voit, la formation instantanée de
membres invisibles capables d’agir comme des membres ordinaires.

Outre ces bras et ces mains invisibles, M. Bottazi et ses assistants
assurent avoir vu surgir du corps du médium de très visibles
matérialisations, notamment une tête. «Tout le monde, dit-il, vit
l’apparition, j’en éprouvai un frémissement dans tout mon corps.
Apparurent aussi des doigts et des mains.»

Toutes ces mains visibles ou invisibles auraient effleuré les assistants
et déplacé les touches des appareils enregistreurs. Elles apportèrent,
sur la table, plusieurs objets voisins du médium, entre autres une
mandoline. Grâce à ses doigts invisibles, Eusapia put jouer de
l’instrument placé à 60 centimètres d’elle, tracer une empreinte dans la
terre glaise, tourner le bouton d’une lampe électrique, etc. Eusapia,
ajoute l’auteur, «explore et palpe tout ce qui se trouve dans le cabinet
avec ses mains médianiques».

Dans la même séance, l’auteur contempla «deux apparitions de visages
humains de couleur naturelle, très pâles, presque diaphanes».

D’autres savants italiens connus, le Dr Venzano, le professeur Morselli,
etc., annoncent avoir observé avec le même médium des phénomènes
analogues, notamment «une figure de femme tenant entre ses bras un petit
enfant avec des cheveux très courts. Le regard de la femme était tourné
en haut avec une attitude d’amour pour l’enfant». Le médium interrogé
déclara que la «forme de la femme était la mère de Mlle Avellino,
l’enfant qu’elle tenait dans ses bras était son petit-fils». Pendant
cette matérialisation, la salle était éclairée par une lumière de gaz
très intense[12]. Ce dernier détail montre que la lumière n’empêche pas
l’apparition des fantômes, comme le prétendent les spirites. Il suffit
que les assistants possèdent une foi assez forte. Je crois, cependant,
avec les médiums, l’obscurité beaucoup plus favorable au développement
de la croyance.

  [12] _Annales des sciences psychiques_, août 1907.

M. le professeur Morselli, dans un très volumineux mémoire sur les
phénomènes médiumniques[13], transformé ensuite en gros livre, assure
avoir constaté l’exactitude de tous les phénomènes précédents et de
quelques autres encore. Il nous parle, notamment, du froid intense émis
quelquefois par le médium. «Est-ce peut-être, dit-il, un symbole du
froid des tombeaux qui s’ouvrent pour laisser passer les défunts?» Il a
assisté à la «matérialisation d’une désincarnée qui lui était très
chère», etc.

  [13] _Annales des sciences psychiques_, avril et mai 1907.

Dans une interview publiée par le _Matin_, le savant professeur Lombroso
affirme avoir vu, lui aussi, se matérialiser sa mère défunte et causé
avec elle.

J’ai déjà fait remarquer plus haut que dans les expériences accomplies
avec le médium Eusapia, les résultats varièrent suivant les pays et les
observateurs. En Italie, on vient de le voir, ils ont été merveilleux,
et jamais les magiciens des légendes n’accomplirent de plus grands
miracles. En Angleterre, ils furent nuls, puisque la Commission nommée
pour l’examen de ces phénomènes conclut à la fraude. En France, le
succès oscilla suivant les milieux et la mentalité des assistants.
Considérable dans les milieux mondains, très faible, au contraire, dans
les milieux savants.

Au cours d’une interview publiée par divers journaux, M. d’Arsonval
déclara considérer tous les phénomènes de matérialisation comme «des
fraudes ou des acrobaties», et l’Institut psychologique, après de
nombreuses séances, n’en put observer aucun où la fraude ne jouât
quelque rôle.

A cette même conclusion est arrivé M. Dastre, membre de l’Académie des
Sciences et professeur de physiologie à la Sorbonne. Nous examinâmes
ensemble le médium ayant servi aux expériences de l’Institut
Psychologique. Les séances eurent lieu dans mon domicile. Nous vîmes, à
diverses reprises, presque en plein jour, une main apparaître au-dessus
de la tête du médium, mais en faisant surveiller ses épaules par mon
préparateur, dont un éclairage latéral, qu’elle ne pouvait soupçonner,
permettait de suivre tous les mouvements, nous acquîmes vite la preuve
que ces mains matérialisées étaient simplement les mains naturelles du
médium, libérées du contrôle des observateurs. Dès qu’Eusapia se devina
suspectée, les apparitions de mains cessèrent complètement et ne
recommencèrent que lorsque, cédant au désir de quelques amis crédules,
je consentis à les faire assister à une séance et, gêné par leur nombre,
cessai ma surveillance.

Les conclusions de ce chapitre s’imposent trop facilement pour avoir
besoin d’être développées. Tâche, d’ailleurs, bien inutile. Les
convaincus resteront convaincus et les sceptiques resteront sceptiques.
Dans le domaine de la foi, la raison n’intervient pas.


§ 4.--Raisons psychologiques de la formation des croyances occultistes.

On voit le rôle de la suggestion et de la contagion mentale dans les
phénomènes merveilleux se rattachant à la magie et leur influence sur
les esprits les plus éminents.

Mais cette interprétation ne saurait suffire. Pour saisir la genèse de
pratiques qui persistèrent chez tant de peuples à travers les âges et
subsistent encore, il faut s’élever à une conception plus générale et ne
pas tenter d’expliquer avec la raison ce qui ne dépend guère d’elle.

La magie, sous toutes ses formes, doit être considérée comme une
manifestation de cet esprit mystique inséparable de notre nature et dont
nous avons montré la force.

Fondateurs de religions, sorciers, mages, devins, propagateurs de tant
d’illusions qui ont charmé ou terrorisé nos pères et reparaissent
toujours, sont les prêtres d’une puissante déesse dominant toutes les
autres et dont le culte semble éternel.

Considérons par la pensée, à travers le temps et l’espace, les milliers
d’édifices sacrés dressés depuis 8.000 ans au-dessus des grandes cités
et tâchons de discerner quelles forces mystérieuses conduisirent à
édifier sans trêve ces temples, ces pagodes, ces mosquées, ces
cathédrales, où les merveilles de l’art furent entassées.

On le découvre en recherchant ce que demandaient les hommes aux dieux,
d’aspects si variés, qu’ils y invoquaient. Un sentiment identique les
anima visiblement toujours. Les peuples de toutes les races adorèrent,
sous des noms divers, une seule divinité: l’Espérance. Tous leurs Dieux
n’étaient donc qu’un seul Dieu.




CHAPITRE III

MÉTHODES D’EXAMEN APPLICABLES A L’ÉTUDE EXPÉRIMENTALE DE CERTAINES
CROYANCES ET DE DIVERS PHÉNOMÈNES SUPPOSÉS MERVEILLEUX.


§ 1.--Insuffisance des méthodes habituelles d’observation.

Les illusions dont furent victimes les savants adonnés à l’étude des
phénomènes spirites montrent que les méthodes d’investigation,
utilisables dans le domaine de la connaissance, ne le sont plus dans
celui de la croyance.

Elles sont inapplicables parce que le savant se trouve alors dans des
conditions tout à fait exceptionnelles. Il doit, en effet, déjouer des
fraudes incessantes, étrangères à ses expériences ordinaires et lutter
contre les illusions qui lui sont suggérées.

La méthode d’étude des phénomènes servant de base à certaines croyances
doit donc être renouvelée entièrement pour permettre d’atteindre
quelques résultats. Le sujet sortant un peu du cadre de cet ouvrage, je
me bornerai à indiquer brièvement pourquoi les méthodes employées
jusqu’ici sont sans valeur et sur quels sujets, porterait utilement
l’expérimentation.

On remarquera tout d’abord que les croyants aux phénomènes occultistes
affirment qu’on ne les reproduit pas à volonté et qu’ils ne sont par
conséquent soumis à aucun déterminisme. Les puissances supérieures
créatrices de tels phénomènes n’ont pas à obéir à nos caprices. Jupiter
lance la foudre quand il lui plaît, Neptune déchaîne ou calme les
tempêtes sans attendre le souhait des navigateurs.

L’impossibilité de prévoir un phénomène n’empêche aucunement son étude
scientifique lorsqu’il se manifeste. Cette première difficulté n’est
donc pas considérable. D’autres beaucoup plus graves vont se présenter.


§ 2.--Valeur du témoignage et de l’observation dans l’étude des
croyances.

En histoire, la méthode d’étude est le témoignage. En matière
scientifique, l’expérience et l’observation.

Or, pour les phénomènes occultistes, la première méthode est à rejeter
entièrement, et l’observation ainsi que l’expérience, utilisables
seulement dans des circonstances exceptionnelles.

Pourquoi le témoignage est-il à éliminer, même lorsque les constatations
sont nombreuses et concordantes?

Simplement parce que l’histoire de la plupart des phénomènes merveilleux
prouve que des milliers d’observateurs affirmèrent l’existence de faits,
déclarés plus tard hallucinations individuelles ou collectives. Les
scènes du sabbat, auxquelles se rendirent à travers les airs des légions
de sorciers sont, je l’ai fait remarquer, attestées par d’unanimes
témoignages consignés dans d’innombrables procès. Bien peu de faits
historiques s’appuyent sur une pareille documentation, et cependant
personne n’oserait soutenir de nos jours l’existence réelle des
phénomènes de sorcellerie. Les apparitions surnaturelles attestées par
des centaines de spectateurs ne sont pas considérées aujourd’hui comme
ayant eu une existence plus certaine.

Le témoignage, en tant que méthode d’étude des phénomènes merveilleux,
est donc à rejeter complètement et pour la même raison l’observation
individuelle reste sans valeur. En pareille matière, la suggestion
semble une loi constante. Elle agit surtout lorsque, sous l’influence de
l’attention expectante, l’observateur croit avoir constaté une ébauche
de phénomène.

Il se déroule alors un enchaînement d’hallucinations, prises facilement
pour des réalités. Écoutons toujours avec bienveillance les croyants,
pour ne pas les chagriner, mais n’attachons aucune loi à leurs récits
miraculeux.

On conçoit l’extrême difficulté de l’étude des phénomènes merveilleux
quand on sait à quel point l’observation exacte des faits les plus
simples est peu aisée.

  «Il n’est pas si facile qu’on le croit, écrit le professeur Beaunis,
  de se borner à constater un phénomène. Nous avons tous, malgré nous,
  une tendance à déformer les faits que nous observons, à les plier à
  nos idées, à nos habitudes mentales, à notre manière de voir. Chose
  très rare que l’observation pure. Le médecin qui interroge un malade
  sait combien il est difficile de lui faire dire ce qu’il éprouve et
  rien que ce qu’il éprouve. Prenez dix témoins d’un même fait, chacun,
  et de très bonne foi, le racontera d’une façon différente.»


§ 3.--Valeur de l’expérimentation individuelle et collective.

Le témoignage et l’observation éliminés comme moyen d’étude, reste
l’expérience.

Sur des sujets ordinaires, son emploi serait facile, mais exercée sur
des phénomènes vus à travers le prisme de la croyance, loin d’éclairer,
elle ne contribue le plus souvent qu’à fixer des erreurs. L’expérience
peut être bien exécutée, mais appliquée à des faits simulés ou
invisibles pour l’observateur placé dans l’obscurité, à quoi peut-elle
servir? Disposer savamment des appareils enregistreurs pour constater le
déplacement sans contact d’un objet, que le médium caché par un rideau
manipule à son gré, ne conduit à aucune vérification utile.

En matière d’occultisme, les conditions d’expérimentation sont si
difficiles, que les savants désireux d’aborder cette étude se réunissent
dans l’espoir que leurs lumières individuelles s’additionneront,
supposition d’ailleurs fort inexacte.

Les personnes un peu familiarisées avec la psychologie des foules savent
le peu d’utilité des enquêtes collectives. Les observateurs se
suggestionnent les uns les autres, perdent tout esprit critique, le
niveau de leur mentalité s’abaisse et ils ne parviennent qu’à des
conclusions, incertaines. Je ne crois pas qu’une seule grande découverte
soit jamais faite par une collectivité. S’il s’en réalise une dans
l’occultisme, elle le sera sûrement par un savant isolé qui n’aura plus
ensuite qu’à la faire vérifier.

Toutes les enquêtes sur l’occultisme entreprises en Angleterre, en
France et en Italie, n’ont rien appris, et justifient amplement les
réflexions précédentes. Suivant la mentalité des assistants et leur
degré de suggestibilité, le même médium fut déclaré vulgaire fraudeur ou
au contraire possesseur de pouvoirs aussi merveilleux que ceux jadis
attribués au diable par la sorcellerie.

La plus importante de ces enquêtes, autant par le temps et l’argent
dépensés que par la qualité des observateurs, fut celle organisée par
l’_Institut psychologique_ de Paris. Les résultats en furent peu
brillants, malgré les 25.000 francs sacrifiés et les 43 séances
consacrées aux expériences.

Sur presque aucun des phénomènes les observateurs ne réussirent à se
mettre d’accord. Au sujet de la lévitation seulement, le rapporteur se
montre un peu affirmatif, mais le détail des expériences montre que les
convictions s’établirent sur des bases en vérité bien fragiles. Les
membres de la commission d’examen se virent obligés, malgré leur
bienveillance évidente, de constater des fraudes innombrables.

Quoique longue et coûteuse, cette enquête ne put faire avancer la
question d’un seul pas. Après avoir assisté à la plupart des séances de
l’_Institut psychologique_, l’éminent physicien Branly m’écrivait: «Ce
que j’ai vu ne m’a pas apporté de conviction.»


§ 4.--Nécessité de dissocier les phénomènes et ne s’attacher qu’à
l’examen d’un élément isolé.

Application à l’étude de la lévitation.

L’insuccès complet de la dispendieuse enquête de l’_Institut
psychologique_ démontre clairement, comme je le disais en commençant, la
faible valeur des méthodes d’étude actuelles. Je considère qu’au lieu de
disséminer son attention sur une foule de phénomènes accessoires,
l’observateur doit se consacrer à un seul, c’est-à-dire prendre un fait
bien circonscrit, bien isolé, et l’étudier inlassablement avec des
appareils enregistreurs, indépendants de son action, jusqu’à
démonstration complète.

Personne n’ayant paru saisir l’utilité de ce principe, je résolus de
l’appliquer moi-même à un cas isolé nettement défini: le soulèvement
d’un corps sans contact. Après examen du médium Eusapia avec l’aide du
professeur Dastre, il nous restait quelques doutes dans l’esprit sur ce
point.

Les phénomènes de lévitation n’ont rien d’ailleurs qui choque la raison.
Un médium pourrait posséder une force particulière capable d’attirer les
objets, comme l’aimant attire le fer. Mais avant de disserter sur elle,
il semblait utile de démontrer son existence.

Pour fixer mes doutes sur la possibilité des lévitations, je résolus de
faire appel à tous les médiums prétendant posséder cette faculté. Avec
le concours du prince Roland Bonaparte, membre de l’Académie des
sciences, et du Dr Dariex, directeur des _Annales des sciences
psychiques_, je fondai un prix de 2.000 francs, destiné au médium qui
déplacerait un objet sans contact. Pour que l’existence de ce prix
parvînt à la connaissance de tous les intéressés, j’eus recours à la
publicité d’un important journal, le _Matin_. Mon article fut d’ailleurs
reproduit par la plupart des grands journaux de l’univers.

Si l’expérience que je proposais se fût réalisée, elle eût constitué une
preuve définitive, à l’abri de toute discussion. Elle devait s’accomplir
en plein jour dans le laboratoire du professeur Dastre, à la Sorbonne,
en présence de deux prestidigitateurs, d’un photographe chargé de
cinématographier les détails de l’opération, et enfin de quatre membres
de l’Académie des sciences, chargés simplement de constater dans quelles
conditions s’étaient réalisés les phénomènes.

On ne pouvait objecter aux conditions précédentes que les phénomènes de
lévitation se produisent seulement dans l’obscurité, la plupart des
occultistes actuels ayant renoncé à cette exigence. M. Maxwell ne cesse
d’insister dans son livre sur la possibilité d’obtenir les phénomènes de
lévitation en pleine lumière. M. Boirac, recteur de l’Académie de Dijon,
affirme aussi avoir à plusieurs reprises attiré le jour une table sans
la toucher. Pourquoi, jouissant de cette propriété si curieuse, n’a-t-il
pas tenté d’obtenir le prix de 2.000 francs?

L’annonce de ce prix me valut naturellement la réception de plusieurs
centaines de lettres, mais cinq médiums seulement se présentèrent pour
le gagner. Je leur fis connaître les conditions indiquées plus haut,
garantissant d’ailleurs autant de séances qu’ils le demanderaient. Tous
promirent de revenir. Aucun ne reparut.

Bien que le médium Eusapia ait cessé d’obtenir, dès qu’une surveillance
sérieuse fut exercée, le déplacement du plateau d’un pèse-lettre,
n’exigeant qu’une force très inférieure à un gramme, les spirites
n’hésitent pas à affirmer que les médiums parviennent à déplacer sans
contact des poids de près de 200 kilogrammes.

  «Le phénomène de la lévitation des tables représente l’_a_, _b_, _c_
  du spiritisme, écrit M. le professeur Morselli. Là-dessus il n’y a
  plus de doute possible!!! La table se lève toute seule sans trucs ni
  tromperies et reste suspendue jusqu’à 78 secondes... Ici à Gênes, un
  jeune poète, médium excellent, a fait remuer une caisse du poids de
  180 kilos.»

Il est regrettable que ce jeune poète, qui déplace 180 kilogrammes sans
y toucher, n’ait pas tenté de remporter le prix de 2.000 francs en
soulevant seulement quelques grammes.

Je crois avoir rendu un réel service en démontrant combien le phénomène
de la lévitation, jugé si simple par les spirites, est rare, en
admettant qu’il puisse se produire, ce dont nous n’avons absolument
aucune preuve.

L’_Institut psychologique_ a voulu lui aussi vérifier les phénomènes de
la lévitation. Il se donna pour les constater un mal énorme,
malheureusement aucune des expériences exécutées, et surtout les
photographies présentées à l’appui, ne peuvent entraîner de conviction.

Les savants italiens, plus heureux, ont contemplé Eusapia enlevée en
l’air «par des mains spirites».

Lombroso, après avoir obtenu la faveur spéciale de causer avec l’ombre
de sa mère, se montre fort catégorique sur ce point. Voici comment il
s’exprime dans une interview publiée par le _Matin_:

«Un phénomène extraordinaire est observé lorsqu’Eusapia étant assise,
les mains et les pieds ligotés, s’élève très lentement jusqu’à pouvoir
rejoindre le plan de la table et s’y asseoir. Sous ses aisselles, on
voit seulement deux mains spirites qui l’aident. Cette expérience a été
sérieusement contrôlée.» Il est permis de douter du contrôle, mais non
de la foi robuste des observateurs.

Les esprits, dont les «mains spirites» aidèrent Eusapia à soulever si
facilement son propre poids ou des tables très lourdes, lui refusent
obstinément leur assistance sitôt que de fâcheux sceptiques examinent
les choses de trop près. A l’_Institut psychologique_, elle avait
souvent fait fléchir un pèse-lettre à distance et les convictions
commençaient à se former, bien qu’on l’eût surprise plusieurs fois
abaissant le plateau avec un cheveu tenu entre les doigts. Un assistant,
continuant à soupçonner la fraude, prit la précaution de recouvrir de
noir de fumée le plateau, ainsi que le fléau et l’index du pèse-lettre.
Tout contact de fil ou de cheveu devait ainsi immédiatement se déceler
par une trace laissée sur le noir de fumée. A partir de ce moment, et
dans toutes les expériences subséquentes, Eusapia ne put agir une seule
fois à distance sur le pèse-lettre.

Elle tenta de faire varier son poids devant l’_Institut psychologique_,
et, effectivement, dit le rapporteur, la balance indique une diminution
de poids, mais le graphique donné par l’appareil enregistreur paraît
être fort incertain, puisque le rapporteur ajoute: «Devons-nous en
conclure qu’Eusapia exerçait à ce moment des pressions avec ses mains
sur la table?» Il est fâcheux que les observateurs, ayant étudié si
longtemps ce médium, n’aient jamais eu l’idée de renouveler cette
importante expérience, afin de se faire une conviction positive ou
négative.

Les tentatives des membres de la commission de l’_Institut
psychologique_ pour fixer par la photographie la lévitation d’une table,
restèrent sans succès, prouvant une fois de plus la faible valeur des
expériences collectives.

  «Nous n’avons pas obtenu, dit le rapporteur, de photographies de
  soulèvement complet où les quatre pieds de la table soient entièrement
  visibles. Une seule photographie a été prise à l’improviste, en pleine
  obscurité. La table est soulevée de deux pieds seulement. Il paraît
  manifeste, d’ailleurs, par l’examen de la position des mains du sujet,
  que ce soulèvement partiel est tout à fait normal. La paume de la main
  gauche d’Eusapia touche l’angle du plateau de la table qu’elle semble
  relever, quatre doigts de sa main droite sont fortement appuyés près
  du bord opposé. La synergie des mains pour produire où maintenir le
  soulèvement est visible.»

Il est en tout cas certain, aujourd’hui, que le plus simple des
phénomènes invoqués par les spirites, la lévitation d’un objet, n’a pu
être nettement obtenu. Voici quelques passages de l’article par lequel
je fis connaître les suites du concours que j’avais fondé.

  Les lecteurs du _Matin_ savent qu’avec le concours du prince Roland
  Bonaparte, et du Dr Dariex, j’ai proposé un prix de 2.000 francs au
  médium capable de soulever, en plein jour, sans y toucher, un objet
  posé sur une table. L’article contenant cette proposition ayant eu un
  retentissement considérable en France et à l’étranger, il n’est pas
  supposable qu’un seul spirite l’ait ignoré.

  J’ai reçu d’ailleurs plusieurs centaines de lettres relatant de très
  merveilleuses histoires, mais cinq candidats seulement s’offrirent à
  réaliser l’expérience. Après avoir discuté sur les conditions exposées
  et les avoir acceptées, ils promirent de revenir. Aucun ne reparut.
  L’expérience leur a donc évidemment semblé irréalisable.

  Les spirites se consolent de cet échec manifeste en assurant que les
  phénomènes de lévitation furent observés bien des fois. L’un d’eux
  affirmait dans ce journal qu’il y a quarante ans on vit des esprits
  soulever une table chargée de 75 kilogrammes de pierres. Cette
  opération indique évidemment, chez les esprits, une grande vigueur qui
  console un peu de la pauvreté lamentable de leurs révélations. Il
  reste à se demander cependant pourquoi les médiums, capables de
  soulever 75 kilogrammes il y a quarante ans, ne peuvent plus soulever
  quelques grammes aujourd’hui? Gagner deux mille francs en deux minutes
  et fixer un point important de la science était pourtant assez
  tentant.

  Le seul argument encore utilisable par les spirites est le témoignage
  de savants éminents qui affirment avoir observé des phénomènes de
  lévitation et nombre d’autres bien plus merveilleux encore. Ils
  ajoutent qu’on n’a pas le droit de rien déclarer d’avance impossible.

  Je concède volontiers ce dernier point. Il est possible que Minerve
  soit sortie tout armée du cerveau de Jupiter, et que la lampe
  merveilleuse d’Aladin ait existé. On admettra cependant, je pense, que
  ces phénomènes paraissant peu probables, des preuves sérieuses
  seraient nécessaires avant de les admettre.

  Donc, quand un savant comme Lombroso assure avoir vu se matérialiser,
  devant lui, l’ombre de sa mère et causé avec elle, lorsqu’un
  physiologiste célèbre affirme qu’un guerrier casqué est sorti d’une
  jeune fille, lorsqu’un magistrat éminent prétend avoir vu se
  matérialiser sous ses yeux une dame «d’une merveilleuse beauté», qui
  lui a déclaré être simplement une fée, lorsque, dis-je, tous ces
  phénomènes et bien d’autres sont annoncés, nous avons le droit de
  rester un peu sceptiques, si grande soit l’autorité des savants qui
  les affirment. Ce droit est même un devoir, ces miracles étant aussi
  extraordinaires que ceux de la sorcellerie du Moyen Age. Il est un peu
  honteux d’y revenir maintenant. Pour s’y résigner, il faudrait des
  preuves autrement convaincantes que celles dont se contentent les
  adeptes modernes de la magie.

  Notre enquête sur le spiritisme n’aura pas été inutile. Elle a montré
  la prodigieuse extension d’une religion nouvelle, à laquelle se
  rallient quelques éminents savants incapables de vivre sans croyances.
  Les dieux meurent quelquefois, mais la mentalité religieuse leur
  survit toujours.


§ 5.--Quels sont les observateurs les plus aptes à étudier les
phénomènes spirites?

J’arrive maintenant à un point tout à fait capital et sur lequel il me
faut insister. Je veux parler de la qualité des personnes aptes à
contrôler les phénomènes spirites.

Une erreur très générale consiste à s’imaginer qu’un savant, distingué
dans sa spécialité, possède pour cette seule cause une aptitude spéciale
à l’observation des faits étrangers à cette spécialité, notamment ceux
où l’illusion et la fraude jouent un rôle prépondérant.

Vivant dans la sincérité, habitués à croire le témoignage de leurs sens
complétés par la précision des instruments, les savants sont, en
réalité, les hommes les plus faciles à tromper. Je trouve un exemple
bien curieux de cette facilité dans la relation suivante publiée par les
_Annales des sciences psychiques_.

  «M. Davey ayant convoqué une réunion d’observateurs distingués, parmi
  lesquels un des premiers savants de l’Angleterre, M. Wallace, exécuta
  devant eux, et après leur avoir laissé examiner les objets et poser
  des cachets où ils voulaient, tous les phénomènes classiques des
  spirites: matérialisation des esprits, écriture sur des ardoises, etc.
  Ayant ensuite obtenu de ces observateurs distingués des rapports
  écrits affirmant que les phénomènes observés n’avaient pu être obtenus
  que par des moyens surnaturels, il leur révéla qu’ils étaient le
  résultat de supercheries très simples... Les méthodes inventées par M.
  Davey étaient si élémentaires qu’on reste étonné qu’il ait eu la
  hardiesse de les employer; _mais il possédait un tel pouvoir sur
  l’esprit de la foule qu’il pouvait lui persuader qu’elle voyait ce
  qu’elle ne voyait pas_.»

C’est toujours l’action de la suggestion. La voir s’exercer sur des
esprits supérieurs, préalablement mis en défiance pourtant, montre sa
prodigieuse puissance.

Les phénomènes du spiritisme ne sauraient donc être efficacement
constatés par des savants. Les seuls observateurs compétents sont les
hommes habitués à créer des illusions et, par conséquent, à les déjouer,
c’est-à-dire les prestidigitateurs. Il est fort regrettable que
l’_Institut psychologique_ ne l’ait pas compris. Avec leur assistance,
une grande partie des 25.000 francs, inutilement gaspillés dans
d’insignifiantes expériences, eût été sûrement économisée.

On sait d’ailleurs la méfiance extrême professée par les croyants à
l’égard des prestidigitateurs. Ils semblent craindre la perte de leurs
illusions. M. le professeur Binet avait offert à l’_Institut
psychologique_ d’amener gratuitement d’habiles prestidigitateurs. A
partir de ce jour, on évita soigneusement de le convoquer, comme il me
l’écrivit lui-même[14].

  [14] Dans une interview, M. d’Arsonval finit par reconnaître combien
    aurait été utile la présence des prestidigitateurs «mais, dit-il,
    nous nous sommes adressés en vain à plusieurs d’entre eux, ils n’ont
    point voulu répondre à notre invitation.»

    Je puis assurer à l’éminent physicien que sa mémoire l’a mal servi.
    A la déclaration précédente de M. Binet, je pourrais ajouter celle
    de plusieurs prestidigitateurs. Voici d’ailleurs un extrait de la
    lettre que j’ai reçue de l’un d’entre eux, M. Raynaly,
    vice-président de la chambre syndicale de la Prestidigitation.

    «Permettez-moi de vous expliquer que M. d’Arsonval commet une erreur
    lorsqu’il dit que les prestidigitateurs ne se soucient pas
    d’assister aux séances de spiritisme alors que nous n’avons pas de
    plus ardent désir. Ce sont les spirites qui ne veulent pas de notre
    présence. Cela paraît assez significatif.»

On doit déplorer, je le répète, que l’_Institut psychologique_ ait
manifesté autant de mauvaise volonté à l’égard des prestidigitateurs.
Quelles raisons pouvaient motiver un refus si persistant du concours des
seuls observateurs aptes à déjouer les fraudes? Comment la commission
n’a-t-elle pas senti l’utilité de la collaboration d’hommes habitués à
provoquer les illusions? Les Anglais s’étaient montrés plus judicieux.
Dans les mémorables séances de la _Society of Psychical researches_, ce
fut un prestidigitateur, M. Maskeline, qui découvrit les fraudes du
médium ayant servi aux expériences de l’_Institut psychologique_.

Les vrais croyants n’étant pas influençables par un raisonnement,
discuter avec eux serait inutile. Mais à leurs côtés s’agite l’immense
légion des simples curieux, des demi-convaincus. On leur a parlé de
faits qui les étonnent. Ils y croient à demi, mais avec la vague
conscience d’admettre des choses douteuses affirmées par des personnes
n’ayant guère que leur foi pour elles.

De tels esprits souhaitent ardemment voir étudier, au moyen de méthodes
certaines, des phénomènes qui pourraient peut-être ouvrir une porte sur
l’inconnu. Je trouve la preuve de cet état d’esprit dans un article
judicieux publié par une revue théosophiste, _Les Nouveaux horizons_, et
dont voici un extrait:

  Un événement, d’une importance primordiale dans l’histoire de
  l’évolution humaine, se prépare en ce moment. Il nous est annoncé par
  M. Gustave Le Bon.

  Il ne s’agit de rien moins que de la recherche d’une méthode
  expérimentale spéciale, pour l’étude de la genèse des croyances; ce
  qui équivaut à la reconnaissance, par l’esprit scientifique, de
  l’instinct indestructible de la religiosité dans la mentalité humaine,
  entraînant son admission, par la science, comme fait positif et comme
  objet de science, mais nécessitant une méthode expérimentale spéciale;
  les lois de sa manifestation étant différentes de celles qui régissent
  les faits physiques.

  Quels que soient les mobiles qui déterminent la science à prendre
  cette attitude nouvelle vis-à-vis du sentiment religieux et de la
  croyance, il n’est pas audacieux d’affirmer qu’elle marque le
  commencement d’une étape nouvelle dans l’histoire de l’ère de liberté.

  Dès que l’étude de la genèse des croyances est admise comme objet de
  science et fait positif, et que la recherche d’une méthode
  expérimentale spéciale à l’observation des phénomènes qui s’y
  rapportent est commencée, il ne saurait plus être question, vis-à-vis
  d’eux, ni d’opinion personnelle, ni de parti pris. C’est
  scientifiquement, impartialement, impersonnellement et objectivement,
  qu’il convient de les traiter désormais. (_L. Martial._)

Les méthodes d’étude des phénomènes supposés surnaturels impliquent, je
viens de le montrer, des conditions particulières. Pour les avoir
ignorées, quantité d’observateurs éminents furent victimes des plus
lourdes erreurs.

N’ayant aucun moyen de vérifier expérimentalement les anciens miracles,
il était fort intéressant d’étudier scientifiquement ceux qui nous sont
offerts par une religion nouvelle. Après avoir montré avec quelle
facilité ils s’évanouissent, dès qu’on les contrôle un peu
soigneusement, nous allons rechercher ce qu’une expérimentation bien
conduite pourrait apprendre sur certains phénomènes méritant une étude
attentive.




CHAPITRE IV

ÉTUDE EXPÉRIMENTALE DE QUELQUES-UNS DES PHÉNOMÈNES INCONSCIENTS
GÉNÉRATEURS DE CROYANCES.


§ 1.--Expériences à effectuer pour l’étude de la formation des opinions
et des croyances.

Les chapitres précédents ont dévoilé le rôle, dans la formation des
croyances, des suggestions, de la contagion mentale et de divers
facteurs du même ordre, étrangers à l’intelligence. L’adoption de
croyances chimériques par beaucoup de savants modernes éclaire la genèse
des grandes religions qui se sont succédé dans l’histoire.

Mais si les méthodes expérimentales, que nous avons indiquées,
conduisaient seulement aux constatations négatives précédemment
formulées, leur utilité serait minime. Nous allons montrer maintenant
que du monceau d’erreurs entassées par les sectateurs modernes de la
magie, des méthodes sûres permettent d’extraire puis de compléter
certains renseignements aptes à jeter quelques lueurs sur cette obscure
région de l’inconscient où s’élaborent nos croyances.

Le sujet étant très neuf encore, nous devrons nous borner à de brèves
indications. Elles auront pour but principal de jalonner la route à
suivre.


§ 2.--Les actions physiologiques et curatives de la foi.

Parmi les sujets d’étude expérimentale relatifs à l’influence des
croyances, je signalerai d’abord l’influence des reliques, des
pèlerinages, des eaux miraculeuses, etc. Leur efficacité, admise par les
croyants de toutes les religions, semble attestée par les milliers
d’_ex-voto_ suspendus depuis la plus haute antiquité sur les murs des
temples de tous les Dieux.

Il est à peu près démontré aujourd’hui, que les pélerinages amenant des
milliers de croyants aussi bien à La Mecque qu’à Lourdes, ou sur les
rives du Gange, ne leur furent pas toujours inutiles. Les forces
mystérieuses de l’inconscient, mises en jeu par une foi ardente, se
révélèrent souvent plus puissantes que les moyens dont la thérapeutique
dispose.

Je crois du plus haut intérêt, et pouvant ouvrir des horizons imprévus à
la physiologie, de mettre nettement en évidence les limites des
influences que la suggestion produite par les prières, les reliques, les
amulettes, etc., arrive à déterminer dans l’organisme.

Longtemps encore, sans doute, cette étude capitale ne pourra être
sérieusement tentée. Les guérisons, qualifiées de miraculeuses, ne
furent examinées jusqu’ici que par des sceptiques endurcis ou d’aveugles
croyants. Or ces deux formes de mentalités paralysent au même degré la
faculté d’observer. Et comme le sceptique en ces matières devient
facilement un croyant, parfois inconscient, on voit qu’il n’est pas
facile d’arriver à des précisions bien nettes.

Tous ces phénomènes jadis niés ou affirmés sans aucune preuve
expérimentale restaient confinés dans le champ de la croyance et on
refusait d’en tenir compte. Rien ne semblait plus absurde que les
promesses de ces thaumaturges prôneurs d’eaux miraculeuses, de poudres
magiques, de reliques, de bagues enchantées, etc.

Cependant les études modernes sur l’auto-suggestion nous ont prouvé que
les assertions de tous ces rêveurs n’étaient pas vaines. Elles ont
souvent guéri, fortifié, encouragé, consolé. Les précisions
scientifiques n’eurent pas toujours l’utilité de certaines erreurs.

Existe-t-il dans l’organisme des forces inconnues mises en jeu par
l’imagination? Il n’est pas encore possible de l’affirmer. On pourrait
peut-être faire l’hypothèse suivante: puisqu’une idée, c’est-à-dire une
représentation mentale, résulte d’un certain état physiologique, la
fixation prolongée d’une idée parvient peut-être à déterminer
inversement l’état physiologique qui lui correspond. Pour obtenir une
guérison, il suffirait alors de créer certaines représentations mentales
très fortes.

Ce fait avait d’ailleurs été pressenti depuis longtemps. Dans son traité
_De incantationibus_ publié en 1525, le philosophe italien Pompanazzi
remarquait déjà que des os d’animaux quelconques, vendus pour reliques
de saints célèbres, guérissaient aussi bien que de vraies reliques.


§ 3.--Les illusions créées par les suggestions individuelles et
collectives.

On ne saurait compléter par trop d’expériences sur ce sujet, celles qui
s’effectuent spontanément. La puissance de la suggestion est telle, nous
l’avons vu, que des physiciens éminents crurent pendant deux ans à
l’existence de rayons particuliers devenus subitement invisibles pour
eux, dès qu’ils apprirent quelles illusions les avaient abusés.

La suggestion fait accepter les phénomènes les plus invraisemblables,
tels que les matérialisations instantanées d’êtres vivants. L’illustre
chimiste Crookes crut ainsi à l’existence d’un fantôme émané du médium,
la fameuse Katy King, et qui n’était que le médium lui-même. Cette
dernière fut plus tard prise en flagrant délit de fraude quand elle
voulut répéter à Berlin les phénomènes qui avaient illusionné le célèbre
savant anglais[15].

  [15] «J’ai constaté à Londres, à n’avoir plus la moindre espèce de
    doute, écrit M. Jules Bois, les trucs puérils et grossiers de la
    fameuse Florence Cook qui dupa si magnifiquement William Crookes.»
    (Journal de l’_Université des Annales_, 5 septembre 1909.)

Certains individus ne posséderaient-ils pas une puissance de suggestion
particulière leur permettant d’exercer une grande action sur ceux qui
les entourent? Quelques faits semblent le démontrer. Ainsi
s’expliqueraient les phénomènes de lévitation exécutés en public,
attribués aux Fakirs de l’Inde, et que du reste je n’ai jamais eu
occasion d’observer dans mes voyages.

Cette hypothèse mettrait également en lumière le rôle de certains
médiums et la différence des effets qu’ils produisent, suivant le degré
de suggestibilité des assistants.

Dans les expériences spirites, l’influence de la suggestion est tout à
fait prédominante. Leurs auteurs le reconnaissent d’ailleurs eux-mêmes.

  «Les expérimentateurs, écrit Maxwell, se suggestionnent véritablement
  les uns les autres et finissent par avoir de curieuses hallucinations
  collectives... Il m’est arrivé d’entendre un assistant indiquer qu’il
  voit une lueur dans une direction déterminée. Les autres regardent à
  leur tour et voient. Puis l’un d’eux déclare qu’il aperçoit une forme;
  bientôt, d’autres personnes voient également une forme. Et
  d’exclamations en exclamations, la description de la forme se
  complète. On assiste à la genèse d’une hallucination collective... Mon
  expérience personnelle m’a démontré que le sens de la vue était le
  plus sujet à ces impressions imaginaires.»

La puissance de ces suggestions est quelquefois prodigieuse. Les
sorciers du Moyen Age étaient si complètement hallucinés par elles
qu’ils acceptaient le bûcher comme expiation de leurs fautes
imaginaires. La mentalité des observateurs modernes, y compris les plus
savants, apparaît sur ce point tout à fait identique à celle des
sorciers. Sauf des exceptions bien rares, ils ne reconnaissent nullement
avoir été illusionnés et en seraient d’ailleurs incapables. On ne sort
pas facilement du cycle de la croyance. Les suggestions s’y enchaînent
et finissent par envahir tout le champ de l’entendement.

Le professeur Grasset a fort bien décrit cet état d’esprit dans le
passage suivant:

  «Un fait curieux à signaler, c’est l’entraînement que subissent les
  expérimentateurs, quand une fois ils sont entrés dans ce genre
  d’études, et l’évolution que subit leur mentalité.

  ... Lombroso, qui commence son mémoire sur des expériences très
  précises et limitées avec le cardiographe, parle ensuite, dans le même
  travail, des fantômes et apparitions de défunts, des autolévitations
  comme celle de Home, qui tourne horizontalement autour de toutes les
  fenêtres d’un palais et celle des deux petits frères de Ruvo qui
  parcourent 45 kilomètres en 15 minutes, des êtres ou des «restes
  d’êtres» qui pour prendre une complète consistance, doivent pour
  s’incarner emprunter momentanément une partie de la substance du
  médium, qui est, en ce moment, assoupi, presque agonisant.

  ... Le contact des phénomènes de l’occultisme fait oublier aux
  meilleurs les règles élémentaires de la méthode scientifique.»

Cette réceptivité mentale particulière varie suivant les individus et
les races. Le même médium observé en Angleterre, en France et en Italie
donne des résultats très différents. Nuls souvent en Angleterre,
médiocres en France, tout à fait merveilleux en Italie.

La lecture du rapport de l’_Institut psychologique_ de Paris sur le
médium Eusapia montre d’une façon frappante, par l’exemple qui va
suivre, l’action suggestive remarquable de certains médiums sur les
assistants, y compris les plus savants.

Eusapia, dit le rapport, prie M. d’Arsonval d’essayer de soulever le
guéridon, ce qu’il fait aisément, puis elle lui interdit de le soulever.
M. d’Arsonval n’y peut parvenir. «On le croirait cloué au parquet.»
Eusapia pose de nouveau son coude sur le guéridon et M. d’Arsonval le
soulève alors sans difficulté. Quelques instants après, Eusapia dit au
guéridon: «Sois léger» et M. d’Arsonval le soulève plus facilement
encore.

Cette expérience, que réussissent facilement dans les foires les
magnétiseurs professionnels, en choisissant leurs sujets parmi les
névropathes de l’assistance, démontre simplement le pouvoir
suggestionnant de certains médiums.

Je me suis demandé cependant comment le savant académicien, admettant
qu’un individu possède la puissance miraculeuse de faire varier le poids
des corps dans d’immenses proportions, n’a pas eu l’idée de vérifier ce
phénomène au moyen d’une balance. Les expérimentateurs de l’_Institut
psychologique_ tentèrent bien une fois cet essai, mais dans des
conditions telles qu’ils furent obligés eux-mêmes d’en reconnaître les
résultats peu probants. Quand on tient un pareil phénomène, ce n’est pas
une fois, mais mille qu’on doit le répéter.

Il est infiniment probable que M. d’Arsonval, s’imaginant, sous
l’influence de la volonté d’Eusapia, constater les variations de poids
d’un corps, a été aussi fortement illusionné que jadis par les rayons N,
qui lui inspirèrent une enthousiaste conférence, certifiant la réalité
de tous les phénomènes annoncés. La facilité avec laquelle il fut alors
suggestionné, ainsi que tous les physiciens français, est une des
preuves les plus frappantes qu’on puisse donner du rôle de la suggestion
dans la genèse des croyances.


§ 4.--Transformation des âmes individuelles en une âme collective.

L’étude de la formation d’une âme collective, durable ou momentanée, est
un des sujets obscurs de la psychologie, un de ceux sur lesquels il faut
se contenter d’observer.

Nous pouvons dire seulement avec certitude que les foules mettent en
commun leurs sentiments et non leur intelligence. La propriété
contagieuse des sentiments nous explique pourquoi des hommes réunis
prennent aussitôt les caractères d’une foule. Il s’y forme immédiatement
une âme collective, un meneur et des menés.

Cette contagion a-t-elle un substratum physique, tel que serait, par
exemple, une sorte de rayonnement d’une nature spéciale? Impossible de
le dire.

Il est difficile de découvrir la voie expérimentale conduisant à la
solution d’un pareil problème. A peine possédons-nous quelques indices.
Parmi eux, peut-être, devons-nous placer l’étude du phénomène des tables
dites tournantes.

On a prouvé depuis longtemps que les mouvements de ces tables étaient
dus aux impulsions inconscientes des opérateurs. Mais pourquoi la table
tourne-t-elle toujours dans un sens déterminé, sans être entravée par
des impulsions pouvant être différentes? Pourquoi, en frappant des coups
correspondant à certaines lettres de l’alphabet, la table, placée sous
les mains des divers individus qui l’entourent, s’arrête-t-elle au
moment nécessaire, comme obéissant à une volonté unique?

C’est que précisément elle obéit à une seule volonté: celle d’un meneur
imposée inconsciemment aux autres opérateurs. Sous son influence, les
âmes individuelles se sont momentanément agrégées pour former une âme
collective liée à la sienne.

Divers observateurs sont arrivés déjà à une conclusion analogue. Voici
par exemple ce qu’écrit l’un d’eux dans les _Annales des sciences
psychiques_[16].

  [16] 16 décembre 1909.

  «La force motrice du guéridon est totalement étrangère à toute
  intervention surnaturelle. Par la formation de la chaîne des mains des
  expérimentateurs ils dégagent une force qui fait exécuter au guéridon
  les mouvements dictés par la volonté de l’un d’eux, à l’insu de tous,
  par une sorte d’hypnotisme collectif, substituant à la volonté
  consciente de chacun, une volonté collective presque inconsciente,
  chacun restant en pleine possession de ses facultés intellectuelles
  pour tout ce qui est étranger à l’expérience.»

Inutile d’insister sur cette ébauche d’explication. Le phénomène
constitué par la naissance, l’évolution et la dissolution d’une âme
collective est une des énigmes de la psychologie. Elle peut assurer
seulement que cette âme collective exerça toujours un rôle essentiel
dans la vie des peuples.


§ 5.--Les communications de pensées.

La grande difficulté de la généralité des problèmes relatifs à la
croyance, énumérés dans ce chapitre, apparaît quand on constate que les
plus simples restent obscurs encore. Le phénomène de la communication de
pensées est justement dans ce cas. En raison de son grand intérêt il
mériterait cependant des expériences précises.

Plusieurs faits, à vérifier d’ailleurs, semblent indiquer la possibilité
d’une telle transmission. Les deux cerveaux en relation seraient alors
comparables à deux diapasons vibrant à l’unisson, assimilation grossière
assurément, mais destinée à rendre un peu intelligible un phénomène qui
ne l’est guère.

Ce sont surtout les expériences sur les somnambules et les médiums qui
semblent indiquer le mieux la possibilité des transmissions de pensée.
Plusieurs observateurs croient avoir constaté que les médiums
connaissent la pensée de ceux qui les interrogent et ne donnent que les
renseignements qu’ils y peuvent lire.

Même remarque pour les tables tournantes. Voici à ce sujet une
observation intéressante faisant partie de l’article cité plus haut:

  «Les réponses du guéridon étaient toujours très exactes quand elles
  étaient connues d’avance de l’un de ceux qui participaient à la chaîne
  des mains; ces réponses étaient toujours confuses ou absurdes quand on
  demandait au guéridon des choses inconnues de tout le monde.

  Toutes les fois que le choix du directeur des expériences tomba sur
  moi, je constatai à chaque question que la réponse qu’allait faire la
  table me venait en pensée avant que la table ne répondît, et que
  toutes les fois que je ne pressentais pas ainsi cette réponse d’une
  façon précise, la table ne répondait pas ou répondait
  inintelligiblement.

  Je n’ai observé aucun cas où la réponse obtenue de façon sensée ait
  été certainement inconnue de tous les expérimentateurs sans exception;
  je n’ai, au contraire, observé que des cas de réponses sues,
  supposées, pressenties d’avance, avant d’être formulées par la table,
  par l’un des expérimentateurs, le plus souvent _par le directeur de
  l’expérience_, parfois aussi par un autre ne paraissant y jouer qu’un
  rôle effacé.»


§ 6.--La désagrégation des personnalités.

J’ai déjà parlé de ce phénomène dans une autre partie de cet ouvrage et
n’y reviens ici que pour attirer l’attention sur l’utilité de nouvelles
expériences.

Suivant mon hypothèse le moi se composerait de résidus de personnalités
ancestrales plus ou moins solidement agrégées. Sous des influences
diverses, somnambulisme, trances des médiums, excitations violentes des
périodes révolutionnaires, etc., ces éléments se désagrégeraient, puis
formeraient des combinaisons nouvelles, constituant une individualité
momentanée. Cette individualité se manifeste par des idées, un langage
et une conduite différents de ceux du sujet d’où elle dérive. J’ai
appliqué, je le rappelle, cette théorie à l’interprétation des actes
commis par certains hommes de la Révolution, que rien dans leur passé ne
faisait pressentir, et qu’eux-mêmes ne comprirent plus, la tourmente
finie.


§ 7.--Dissociation expérimentale des éléments rationnels et affectifs de
nos opinions et de nos jugements.

Dans les éléments formateurs de nos jugements figurent des influences
inconscientes mystiques ou affectives. Il est possible quelquefois, mais
généralement peu facile, de les dissocier par la simple observation.

Arrive-t-on à les dissocier expérimentalement?

J’ai constaté plusieurs fois qu’on peut y parvenir, malheureusement, les
sujets qui se présentent habituellement pour ces expériences n’offrent
pas une mentalité très développée.

C’est en utilisant, soit les procédés classiques de l’hypnotisme, soit
certaines substances chimiques, comme je l’ai expliqué dans un autre
travail, que se dissocient les éléments conscients et inconscients de
nos opinions et de notre conduite.

Je vais par un exemple fort simple, choisi dans mes cahiers
d’expériences, montrer comment s’opère cette désagrégation et comment la
raison nous sert à justifier nos impulsions inconscientes.

Cette expérience, type de beaucoup d’autres, fut faite sur une femme du
monde très distinguée que je connaissais à peine. L’ayant légèrement
hypnotisée, je lui suggérai de me donner rendez-vous place Vendôme à
cinq heures du matin, en plein hiver, et de joindre à sa lettre un
timbre pour l’affranchissement de la réponse.

Dominée par ces suggestions un peu absurdes mais non pas entièrement, la
dame trouva des raisons, à la rigueur acceptables, pour justifier la
lettre qu’elle m’écrivit sous une influence inconsciente. Elle désirait,
expliquait sa missive, me demander plusieurs renseignements et, eu égard
aux habitudes matinales que je devais avoir, m’attendrait place Vendôme,
à l’heure indiquée. Supposant une distraction de ma part et l’oubli
possible de son adresse, elle m’envoyait une enveloppe timbrée toute
prête à jeter à la poste.

L’expérience est loin d’être aussi puérile qu’elle le semble tout
d’abord. Nous trouvons toujours des explications d’un ordre analogue, et
souvent même inférieur, pour justifier au moyen de la logique
rationnelle les impulsions, dictées par les logiques sentimentale ou
mystique.


§ 8.--La force psychique et la volonté rayonnante.

Tous les occultistes ne reconnaissent pas l’existence des esprits, mais
tous admettent la réalité d’une force particulière habituellement
désignée par eux sous le nom de force psychique.

  «Je crois pouvoir dire, écrit le Dr Maxwell, à propos des séances de
  spiritisme, qu’une force quelconque est dégagée par les assistants;
  qu’elle paraît être élaborée par le médium; que celui-ci refait ses
  pertes aux dépens des expérimentateurs; que certaines personnes
  fournissent plus aisément que les autres au médium la force dont il a
  besoin; enfin, qu’une certaine communion d’idées, de vues, de
  sentiments entre les expérimentateurs favorise l’émission de cette
  force.»

Les spirites assurent que la force psychique peut rester éloignée du
médium, formant à quelque distance de lui, une sorte de gaine sensible
aux attouchements et aux pincements. Ils appellent ce phénomène
l’extériorisation de la sensibilité. Les objets ayant touché les sujets
dans un pareil état entraîneraient avec eux cette sensibilité et en
piquant ces objets emportés à distance, les médiums ressentiraient la
même douleur que si on piquait leur corps. Opération qui rappelle tout à
fait l’envoûtement du Moyen Age.

Les spirites n’ont jamais fourni d’autres preuves de cette prétendue
extériorisation que leurs assertions. Elle paraît être le résultat de
simples suggestions. Les magnétiseurs en établissent eux-mêmes,
d’ailleurs, la démonstration lorsqu’ils expliquent que cette
extériorisation obtenue par leurs passes prolongées, n’est sensible
qu’aux pincements et attouchements du magnétiseur et non à ceux d’une
autre personne. C’est un peu comme si un galvanomètre sensible au
courant électrique dégagé par une pile, ne l’était plus à celui envoyé
par une autre pile.

En attendant que les spirites étayent de preuves leurs affirmations, ce
dont ils se soucient fort peu, on ne saurait tenir aucun compte
d’observations qui, reconnues exactes, justifieraient les pratiques de
la plus antique sorcellerie.

Il ne faudrait pas, bien entendu, rejeter pour cela l’existence d’une
force psychique. Quoique des impressions ne puissent jamais tenir lieu
de preuves et soient sans valeur pour établir une conviction
scientifique, j’avouerai volontiers que, dans tous les phénomènes
spirites, l’hypothèse la moins invraisemblable est précisément
l’existence d’une force psychique rayonnée par les êtres vivants.

Cette opinion ne m’a nullement d’ailleurs été suggérée par les
expériences des spirites, mais seulement par mes études sur le dressage
des animaux ainsi que sur la psychologie des foules et de leurs meneurs.
Certains individus, les orateurs célèbres notamment, semblent rayonner
autour d’eux quelque chose de très intense. Ce ne sont guère leurs
discours qui impressionnent, puisque, le plus souvent, on ne les entend
pas. Leur puissance secrète est cependant indéniable. Gambetta
retournait le Parlement avec quelques gestes. S’il était permis de créer
un nom pour une force d’essence inconnue, je la qualifierai de _volonté
rayonnante_.

Ne pouvant m’étendre sur ce sujet, je me bornerai à reproduire, à
l’appui de ce qui précède, le fragment biographique suivant publié sur
un des rois des chemins de fer américains, M. Harriman. Il a été donné
dans une conférence par un grand banquier des États-Unis, M. O. Kahn.

  On m’a demandé parfois, après que M. Harriman eût accompli certaines
  choses dont la réalisation paraissait improbable, pour quelles raisons
  ses adversaires lui avaient cédé. Quel motif les avait poussés? A
  quels mobiles avaient-ils obéi? Pourquoi avaient-ils fini par faire ce
  qu’ils avaient déclaré ne devoir jamais faire ou ce qu’ils n’avaient
  aucune raison de faire? J’ai répondu: «Simplement parce que M.
  Harriman avait mis en œuvre son cerveau et sa volonté pour le leur
  faire faire.»

Dans tous les cas analogues, il s’agit sûrement non de raisonnements
acceptés, mais d’actes imposés par le mécanisme encore ignoré de la
volonté rayonnante dont je viens de parler.

Les influences ainsi exercées par un individu sur d’autres sont
incontestables. L’hypothèse commence lorsqu’on tente de les expliquer au
moyen d’une force psychique dont aucune expérience n’a prouvé clairement
l’existence. Il serait fort intéressant de la rechercher, ce qui
implique naturellement la nécessité de découvrir d’abord le réactif
capable de la révéler.

                   *       *       *       *       *

J’arrête ici cette énumération qui finirait par m’entraîner hors du
cadre de cet ouvrage. J’en ai dit assez, je l’espère, pour montrer le
rôle que pourra jouer l’expérience dans la formation d’une psychologie
nouvelle, destinée à remplacer celle dont nous vivons encore et qui a si
peu éclairé les problèmes fondamentaux de la genèse et de l’évolution
des croyances.




CHAPITRE V

COMMENT L’ESPRIT SE FIXE DANS LE CYCLE DE LA CROYANCE.

LA CRÉDULITÉ A-T-ELLE DES LIMITES?


§ 1.--La connaissance et la croyance chez les savants.

Afin de confirmer encore les démonstrations contenues dans cet ouvrage,
je vais examiner brièvement comment, grâce aux impulsions des formes de
logiques précédemment décrites, un esprit scientifique peut quitter le
cycle de la connaissance et se fixer dans celui de la croyance.

Pour comprendre que des savants de premier ordre, habitués à une
expérimentation scientifique rigoureuse finissent par admettre certains
phénomènes miraculeux, tels que les matérialisations, il ne faut jamais
oublier que la logique rationnelle et la logique mystique subsistent
souvent dans le même esprit, si positif qu’il puisse être. Les sphères
du rationnel, du mystique et de l’affectif, sont, je le répète,
indépendantes et, suivant notre passage de l’une à l’autre, les sources
de conviction deviennent différentes.

Dans la sphère du rationnel, l’incrédulité est la règle et l’expérience
ou l’observation les seuls guides. Sur le terrain de la croyance,
gouverné par la logique mystique, les convictions se forment tout
autrement et la crédulité est infinie.

Mais comment un savant sceptique est-il amené à quitter le cycle du
rationnel pour pénétrer dans celui de la croyance?

En fait, c’est involontairement qu’il y pénètre, et même alors ne
renonce pas à ses habitudes expérimentales. Mais comme sa conviction se
forme inconsciemment avant qu’il s’en aperçoive, ses expériences sont
conduites de façon à corroborer ses nouvelles convictions, et guidées
alors, non par sa volonté, mais uniquement par sa croyance. Or, nous
savons qu’un phénomène examiné à travers une croyance est entièrement
transformé par elle. Les récits miraculeux, remplissant l’histoire de
toutes les religions, en fournissent d’indubitables preuves.


§ 2.--Mécanisme mental de la conversion du savant.

Supposons, pour fixer les idées, un savant très sceptique prenant la
résolution d’étudier expérimentalement les phénomènes que prétendent
produire les occultistes.

Il devra d’abord se faire introduire dans un cercle d’adeptes, les
phénomènes se produisant seulement parmi eux.

On le conduit donc au milieu d’une réunion de convaincus, dans
l’obscurité profonde. Après attente prolongée, il entend des bruits, des
déplacements de meubles, ses voisins affirment voir des lueurs, des
formes incertaines dues à la dématérialisation partielle du médium, etc.

Le scepticisme de l’observateur que je suppose étant robuste, il se
retire sans que ses convictions négatives soient ébranlées.

Quelques points, cependant, l’ont frappé. Il lui semble bien avoir
entendu des bruits singuliers; des voisins, certainement honnêtes, ont
vu des lueurs et des apparitions, des tables paraissent avoir été
déplacées à distance du médium. Tout cela n’est pas clair. Désireux de
trouver la cause, sûrement naturelle, des phénomènes observés, il
revient.

Il revient, et, sans le soupçonner, se trouve soumis aux actions de
l’attention expectante, des suggestions collectives et de la contagion
mentale. Des doutes commencent à naître dans son esprit. Puisque de
grands savants ont admis ces phénomènes, il doit bien y avoir quelque
chose derrière eux. Très peu de chose assurément, mais méritant
néanmoins d’être élucidé.

Et il revient encore. Il revient plusieurs fois. Les actions mentales
que j’ai dites agissent de nouveau. L’inconscient du sceptique est
suggestionné de plus en plus et son esprit critique s’évanouit. Entré
dans le cycle de la croyance, il va s’y fixer.

Sa logique rationnelle, déjà vaincue, mais qui ne se l’avoue pas, lutte,
cependant encore. Pour fixer ses derniers doutes, il organise des
expériences. Familiarisé avec les appareils enregistreurs, les
instruments de physique délicats, il entreprend des recherches savantes
et tend aux fantômes des pièges variés.

Les fantômes étant capricieux, les expériences réussissent rarement ou
incomplètement, mais la conviction inconsciente de l’observateur se
trouve déjà formée. Les moindres apparences, de réussite suffisent, les
fraudes les plus grossières lui échappent. Il continue donc à
expérimenter jusqu’au moment où, se croyant rationnellement convaincu
par l’expérience, il affichera hautement sa conviction, s’indignera
contre les incrédules et deviendra un adepte de la nouvelle foi. Sa
crédulité sera désormais sans bornes. Rien ne l’ébranlera plus. L’ancien
sceptique est définitivement fixé dans le cycle de la croyance.

C’est par ces phases diverses, débutant par une incrédulité totale pour
aboutir à une crédulité complète que sont passés bien des savants
modernes tels que le célèbre Lombroso. Très sceptique au commencement de
ses recherches, il échoua dans une foi naïve dont son dernier livre
fournit d’attristants témoignages.

Nous avons saisi sur des faits bien concrets le mécanisme de la
conversion et montré comment la science la plus avancée ne pouvait
soustraire l’homme aux illusions de la croyance. S’il s’était agi
d’appliquer nos raisonnements aux conversions religieuses qui
remplissent l’histoire, les explications eussent été beaucoup plus
faciles. Nous nous fussions trouvés en présence d’âmes simples,
totalement dépourvues d’esprit critique, peu capables de raisonner et
tout à fait inaptes à l’observation et à l’expérience. Sur de tels
esprits, les facteurs des convictions, notamment le prestige et la
contagion, agissent sans qu’aucune action inhibitrice puisse leur être
opposée. Convertir des savants éminents aux miracles de la sorcellerie
moderne semblait plus difficile que de soumettre des bergers arabes à la
foi de Mahomet.

Plus difficile, mais pas beaucoup, peut-être. Le berger et le savant
diffèrent immensément, certes, au point de vue intellectuel, mais par
leurs éléments affectifs et mystiques, ils sont souvent assez voisins.
Les croyances religieuses, politiques et sociales d’un savant réputé ne
sont pas, quelquefois, bien supérieures à celles du plus humble berger.


§ 3.--Les limites de la crédulité.

De ce chapitre et des précédents ressort nettement cette notion, que
dans le cycle de la croyance la crédulité est sans limite et l’esprit
cultivé aussi réceptif que celui du parfait ignorant. Le savant qui met
en doute la valeur d’une décimale, n’ayant pas été plusieurs fois
contrôlée, admettra sans difficulté qu’un guerrier casqué puisse sortir
du corps d’un médium et se promener dans une salle en faisant tâter son
pouls par les assistants, afin de prouver qu’il est plus qu’un vain
fantôme, qu’une impalpable vapeur.

Sur la pente de la crédulité, on ne s’arrête pas. Un numéro d’une grande
revue spirite dirigée par un célèbre professeur de la Faculté de
Médecine de Paris, offrait récemment à ses lecteurs: 1º l’histoire du
double d’un médium remontant les pendules à distance; 2º des dessins
d’esprits désincarnés; 3º une dissertation sur des fées qui habiteraient
encore les forêts; 4º l’histoire de quatre fantômes chantant à tue-tête
la _Marseillaise_ au clair de la lune, etc.

En matière de crédulité, le savant ne se montre donc pas, je le répète,
supérieur à l’ignorant. Cette constatation, mise en évidence par l’étude
des phénomènes spirites, est très importante. La crédulité sans bornes
constitue un état mental dont nous pouvons tous être atteints, et dont
nous le sommes vite dès que, sortant du cycle de la connaissance, nous
pénétrons dans celui de la croyance.

Certes, la science sait peu de choses et n’élucide qu’un petit nombre
des mystères qui nous entourent. Elle est sûre au moins que les
phénomènes sont conditionnés par des lois fixes ignorant le caprice.
Elle ne s’avance pas beaucoup en affirmant qu’aucun sorcier n’a été au
sabbat, à travers les airs sur un manche à balai, et qu’aucun occultiste
ancien ou moderne n’a vu fabriquer instantanément un être vivant.

L’humanité n’est sortie de la barbarie mentale primitive qu’en s’évadant
du chaos de ses vieilles légendes et en ne redoutant plus la puissance
des thaumaturges, des oracles et des sorciers. Les occultistes de tous
les siècles n’ont découvert aucune vérité inconnue, alors que les
méthodes scientifiques firent surgir du néant un monde de merveilles.
Abandonnons aux imaginations maladives ce peuple de larves, d’esprits,
de fantômes, fils de la nuit et qu’une lumière suffisante dissipera
toujours.

                   *       *       *       *       *

Ces conclusions ne sont pas contestables. Elles laissent de côté
cependant une face importante du problème. Puisque les hommes de tous
les âges, du plus savant au plus ignorant, ont versé dans les mêmes
croyances, il faut bien admettre qu’elles correspondent, comme j’ai
essayé de le montrer, à des besoins indestructibles de l’esprit et sont
par suite nécessaires.

La science se défend d’aborder ce qu’elle appelle l’inconnaissable et
c’est justement dans cet inconnaissable que l’âme humaine place son
idéal et ces espérances. Avec une patience que des insuccès séculaires
n’ont pu lasser, elle se heurte sans cesse au monde toujours inviolé du
mystère afin d’y découvrir l’origine des choses et le secret de sa
destinée. N’ayant pu y pénétrer, elle a fini par le peupler de ses
rêves.

Ne proclamons pas trop la vanité de tant d’efforts, les croyances qui en
sont issues consolèrent bien des générations d’hommes et illuminèrent
leur vie.

La science, jadis un peu intolérante, respecte de plus en plus
aujourd’hui les conceptions étrangères à son empire. Science et
croyance, raison et sentiment appartiennent à des domaines impuissants à
se pénétrer, puisqu’on n’y parle pas la même langue.

J’ignore si le savant qui traitera le même sujet dans un millier
d’années se heurtera aux mêmes problèmes qu’aujourd’hui et pourra dire
quelque chose de précis sur la raison première des phénomènes. Il
montrera sans doute des dieux nouveaux et des croyances nouvelles
dominant la pensée humaine qui ne peut s’en passer. Les croyances
chimériques resteront toujours génératrices des longs espoirs. Elles
enfantèrent les dieux à travers les âges et de nos jours l’occultisme,
dernier rameau de la foi religieuse qui ne meurt jamais.




CONCLUSIONS


Un des problèmes fondamentaux indiqués au début de cet ouvrage était de
rechercher, comment des croyances, qu’aucun argument rationnel ne
saurait défendre, furent admises sans difficultés par les esprits les
plus éclairés de tous les âges.

Tant que la psychologie considéra la croyance comme volontaire et
rationnelle, l’étude d’un tel problème ne pouvait être abordée.

Dissocier les éléments générateurs de la croyance, prouver qu’elle est
inconsciente et formée sous l’influence d’éléments mystiques et
affectifs, indépendants de la raison et de la volonté, c’était donner
dans ses grandes lignes la solution cherchée.

Mais cette explication restait incomplète. Si la raison ne crée pas la
croyance, elle peut au moins la discuter et en découvrir les côtés
erronés. Pourquoi, cependant, malgré les démonstrations les plus
claires, une croyance réussit-elle à s’imposer?

Nous l’avons expliqué en prouvant le rôle fondamental exercé sur
l’inconscient par certains facteurs: prestige, affirmation, répétition,
suggestion et contagion. Indépendants de la raison, ils agissent
facilement contre elle et l’empêchent de reconnaître l’évidence même.

Le pouvoir de ces influences dans la genèse des croyances a été prouvé
par les effets de leur action sur les hommes les plus cultivés. Nous
avons vu des physiciens exercés, étudier expérimentalement des
radiations créées seulement par suggestion dans leur esprit et de
savants académiciens voter un prix considérable pour une découverte
évanouie brusquement le jour où les observateurs, arrachés à la
suggestion, cessèrent aussitôt d’apercevoir le fantôme engendré par
cette suggestion. D’autres exemples ont montré combien étaient nombreux
les faits de même ordre.

La seule différence réelle entre une croyance scientifique, imposée par
les facteurs décrits, et les croyances religieuses, politiques ou
spirites imposées par le même mécanisme, est qu’en matière scientifique
l’erreur s’élimine assez vite par substitution de la connaissance à la
croyance. Pour les certitudes basées sur des éléments affectifs ou
mystiques, et où aucune vérification immédiate n’est possible,
l’observation, la raison, l’expérience même, restent au contraire à peu
près sans action.

Nous avons pu justifier, par l’exemple de certaines croyances spirites,
qu’en matière de foi la crédulité--aussi bien du savant que de
l’ignorant--ne connaissait pas de limites. Cette constatation rend
tolérant pour toutes les superstitions enregistrées par l’histoire.

En démontrant au moyen de faits précis comment des esprits éminents se
convertissent à des croyances, d’un niveau rationnel égalant celui des
plus fabuleuses fictions mythologiques, j’ai réussi, je l’espère, à
mettre en évidence un mécanisme mental que les recherches de la
psychologie avaient laissé inexpliqué jusqu’ici.

Nous sommes arrivés ainsi à cette loi philosophique importante: loin de
présenter une origine intellectuelle commune, nos conceptions ont des
sources mentales fort distinctes, et sont régies par des formes de
logiques très différentes. De la prédominance de chacune d’elles et de
leurs conflits naquirent les grands événements de l’histoire.

En attendant que la science révèle les vérités immuables, cachées
peut-être sous les apparences des choses, il faut nous contenter des
certitudes accessibles à notre esprit.

Dans l’état actuel de nos connaissances, trois ordres de vérités nous
guident: les vérités affectives; les vérités mystiques, les vérités
rationnelles. Issues de logiques différentes, elles n’ont pas de commune
mesure.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  LIVRE I                                                          Pages
  LES PROBLÈMES DE LA CROYANCE ET DE LA CONNAISSANCE

  Chapitre I.--Les cycles de la croyance et de la connaissance.        1
    § 1. Les difficultés du problème de la croyance, p. 1.--§ 2. En
    quoi la croyance diffère de la connaissance, p. 5.--§ 3.
    Rôles respectifs de la croyance et de la connaissance, p. 7.

  Chapitre II.--Les méthodes d’étude de la psychologie                11
    Méthode d’introspection, p. 11.--Méthode psychologique,
    p. 11.--Méthode des localisations cérébrales, p. 12.--Méthode
    des tests et des questionnaires, p. 12.--Méthode basée sur
    l’étude des altérations d’origine pathologique de
    l’intelligence, p. 12.--Méthode basée sur la psychologie
    comparée, p. 13.--Insuffisance des méthodes classiques.
    Méthodes adoptées dans cet ouvrage pour l’étude des opinions
    et des croyances, p. 14.


  LIVRE II
  LE TERRAIN PSYCHOLOGIQUE DES OPINIONS ET DES CROYANCES

  Chapitre I.--Les grands ressorts de l’activité des êtres. Le
  plaisir et la douleur                                               18
    § 1. Rôles du plaisir et de la douleur, p. 18.--§ 2. Caractères
    discontinus du plaisir et de la douleur, p. 19.--§ 3. Le désir
    comme conséquence du plaisir et de la douleur, p. 21.--§ 4. Le
    plaisir en perspective. L’espérance, p. 23.--§ 5. Le régulateur
    du plaisir et de la douleur. L’habitude, p. 23.--§ 6. Le
    plaisir et la douleur considérés comme les certitudes
    psychologiques fondamentales, p. 25.

  Chapitre II.--Les variations de la sensibilité comme éléments de
  la vie individuelle et sociale                                      27
    § 1. Limites des variations de la sensibilité au plaisir et à
    la douleur, p. 27.--§ 2. Les oscillations de la sensibilité
    individuelle et leur rôle dans la vie collective, p. 30.--§ 3.
    Les variations d’idéal et de croyances créées par les
    oscillations de la sensibilité collective, p. 33.

  Chapitre III.--Les sphères des activités vitales et
  psychologiques. La vie consciente et la vie inconsciente            35
    § 1. Les sphères des activités vitales et psychologiques,
    p. 35.--§ 2. La psychologie inconsciente et les sources de
    l’intuition, p. 36.--§ 3. Les formes de l’inconscient.
    L’inconscient intellectuel et l’inconscient affectif, p. 39.

  Chapitre IV.--Le moi affectif et le moi intellectuel                42
    § 1. Le moi affectif et le moi intellectuel, p. 42.--§ 2. Les
    diverses manifestations de la vie affective. Émotions,
    sentiments, passions, p. 48.--§ 3. La mémoire affective, p.
    51.--§ 4. Les associations affectives et intellectuelles, p. 52.

  Chapitre V.--Les éléments de la personnalité. Combinaisons de
  sentiments formant le caractère                                     55
    § 1. Les éléments du caractère, p. 55.--§ 2. Les caractères
    collectifs des peuples, p. 57.--§ 3. Évolution des éléments du
    caractère, p. 58.

  Chapitre VI.--La désagrégation du caractère et les oscillations
  de la personnalité                                                  61
    § 1. Équilibres des éléments constitutifs du caractère, p.
    61.--§ 2. Oscillations de la personnalité, p. 63.--§ 3.
    Éléments fixateurs de la personnalité, p. 65.--§ 4. Difficulté
    de prévoir la conduite résultant d’un caractère déterminé, p. 66.


  LIVRE III
  LES FORMES DIVERSES DE LOGIQUES RÉGISSANT LES OPINIONS ET
  LES CROYANCES

  Chapitre I.--Classification des diverses formes de logiques         70
    § 1. Existe-t-il diverses formes de logiques? p. 70.--§ 2. Les
    cinq formes de logiques, p. 71.--§ 3. Coexistence des diverses
    formes de logiques, p. 73.

  Chapitre II.--La logique biologique                                 76
    § 1. Rôle de la logique biologique, p. 76.--§ 2. La logique
    biologique et les instincts, p. 80.

  Chapitre III.--La logique affective et la logique collective        86
    § 1. La logique affective, p. 86.--§ 2. Comparaison de la
    logique affective et de la logique rationnelle, p. 87.--§ 3. La
    logique collective, p. 91.

  Chapitre IV.--La logique mystique                                   92
    § 1. Les caractéristiques de la logique mystique, p. 92.--§ 2.
    Le mysticisme comme base des croyances, p. 95.

  Chapitre V.--La logique intellectuelle                              98
    § 1. Les éléments fondamentaux de la logique intellectuelle,
    p. 98.--§ 2. Rôle de la logique intellectuelle, p. 101.--§ 3.
    Tardive apparition de la logique intellectuelle. Elle n’est pas
    l’œuvre de la nature, mais a été créée contre la nature, p. 104.


  LIVRE IV
  LES CONFLITS DES DIVERSES FORMES DE LOGIQUES

  Chapitre I.--Le conflit des éléments affectifs, mystiques et
  intellectuels                                                      106
    § 1. Les conflits des diverses logiques dans la vie
    journalière, p. 106.--§ 2. Conflit des éléments affectifs et
    intellectuels. Action des idées sur les sentiments, p.
    108.--§ 3. Lutte des sentiments contre les sentiments. Les
    actions inhibitrices, p. 112.

  Chapitre II.--Le conflit des diverses formes de logiques dans
  la vie des peuples                                                 114
    § 1. Conséquences de la destruction des actions inhibitrices
    des sentiments dans la vie sociale, p. 114.--§ 2. Les
    éléments mystiques et affectifs dans la vie des peuples, p.
    117.--§ 3. Les équilibres et les ruptures des diverses formes
    de logiques dans la vie des peuples, p. 119.

  Chapitre III.--La balance des motifs                               123
    § 1. La balance mentale. L’action, p. 123.--§ 2. Rôle de la
    volonté dans la balance des motifs, p. 124.--§ 3. Comment la
    logique rationnelle peut agir sur la balance des motifs, p. 126.


  LIVRE V
  LES OPINIONS ET LES CROYANCES INDIVIDUELLES

  Chapitre I.--Les facteurs internes des opinions et des croyances   129
    § 1. Influence des divers facteurs des opinions et des
    croyances, p. 129.--§ 2. Le caractère, p. 131.--§ 3. L’idéal,
    p. 132.--§ 4. Les besoins, p. 134.--§ 5. L’intérêt, p. 135.--§
    6. Les passions, p. 137.

  Chapitre II.--Les facteurs externes des opinions et des
  croyances                                                          139
    § 1. La suggestion, p. 139.--§ 2. Les premières impressions,
    p. 142.--§ 3. Le besoin d’explications, p. 144.--§ 4. Les mots,
    les formules et les images, p. 145.--§ 5. Les illusions, p.
    147.--§ 6. La nécessité, p. 148.

  Chapitre III.--Pourquoi les opinions diffèrent et pourquoi la
  raison ne réussit pas à les rectifier                              150
    § 1. Différences de mentalités créant des différences
    d’opinions, p. 150.--§ 2. Les éléments de rectification des
    opinions, p. 152.--§ 3. Rôle de la raison dans la formation
    des opinions et des décisions importantes, p. 153.--§ 4. Rôle
    de la raison dans la formation des opinions journalières,
    p. 157.

  Chapitre IV.--La rectification des opinions par l’expérience       160
    § 1. L’expérience dans la vie des peuples, p. 160.--§ 2.
    Difficulté de saisir les facteurs générateurs de l’expérience,
    p. 162.


  LIVRE VI
  LES OPINIONS ET LES CROYANCES COLLECTIVES

  Chapitre I.--Les opinions formées sous des influences
  collectives                                                        168
    § 1. Influence de la race et des croyances, p. 168.--§ 2.
    Influence du milieu social et des groupes sociaux, p. 171.--§
    3. Influence de la coutume, p. 173.

  Chapitre II.--Les progrès de l’influence des opinions
  collectives et leurs conséquences                                  175
    § 1. Les caractéristiques des opinions populaires, p. 175.--§
    2. Comment, sous la mobilité des opinions populaires, persiste
    une certaine fixité, p. 176.--§ 3. La puissance de l’opinion
    populaire avant l’âge moderne, p. 178.--§ 4. Les progrès
    actuels des influences collectives dans la genèse des opinions
    et leurs conséquences, p. 179.--§ 5. Influence de diverses
    collectivités dans la stabilisation de certains éléments
    sociaux, p. 184.

  Chapitre III.--La dissolution de l’âme individuelle dans l’âme
  collective                                                         186
    § 1. La désagrégation actuelle des grandes collectivités en
    petits groupements, p. 186.--§ 2. Comment l’âme individuelle
    est sortie de l’âme collective et comment elle y retourne,
    p. 189.


  LIVRE VII
  PROPAGATION DES OPINIONS ET DES CROYANCES

  Chapitre I.--L’affirmation, la répétition, l’exemple et le
  prestige                                                           194
    § 1. L’affirmation et la répétition, p. 194.--§ 2. L’exemple,
    p. 197.--§ 3. Le prestige, p. 198.

  Chapitre II.--La contagion mentale                                 203
    § 1. Les formes de la contagion mentale, p. 203.--§ 2.
    Exemples divers de contagion mentale, p. 204.--§ 3. Puissance
    de la contagion mentale, p. 207.--§ 4. Influence de la
    contagion dans la propagation des croyances religieuses et
    politiques, p. 208.

  Chapitre III.--La mode                                             211
    § 1. Influence de la mode dans tous les éléments de la vie
    sociale, p. 211.--§ 2. Les règles de la mode. Comment elle est
    mélangée d’éléments affectifs et d’éléments rationnels, p. 214.

  Chapitre IV.--Les journaux et les livres                           218
    § 1. Influence des livres et des journaux, p. 218.--§ 2. La
    persuasion par la publicité, p. 220.

  Chapitre V.--Les courants et les explosions d’opinions             225
    § 1. Les courants d’opinions et leur création, p. 225.--§ 2.
    Les explosions d’opinions, p. 228.


  LIVRE VIII
  LA VIE DES CROYANCES

  Chapitre I.--Caractères fondamentaux d’une croyance                233
    § 1. Les croyances comme besoin irréductible de la vie
    mentale, p. 233.--§ 2. L’intolérance des croyances, p. 235.--§
    3. L’indépendance des opinions. Rôle social de l’intolérance,
    p. 236.--§ 4. Le paroxysme de la croyance. Les martyrs, p. 238.

  Chapitre II.--Les certitudes dérivées des croyances. Nature des
  preuves dont se contentent les croyants                            242
    § 1. Les certitudes dérivées des croyances, p. 242.--§ 2.
    Nature des preuves dont se contente l’esprit confiné dans le
    champ de la croyance, p. 244.--§ 3. Le point irréductible du
    conflit de la science et de la croyance, p. 247.

  Chapitre III.--Rôle attribué à la raison et à la volonté dans
  la genèse d’une croyance                                           249
    § 1. Indépendance de la raison et de la croyance, p. 249.--§
    2. Impuissance de la raison sur la croyance, p. 251.

  Chapitre IV.--Comment se maintiennent et se transforment les
  croyances                                                          255
    § 1. Comment se maintiennent les croyances, p. 255.--§ 2.
    Comment évoluent les croyances, p. 256.

  Chapitre V.--Comment meurent les croyances                         263
    § 1. La phase critique des croyances et leur dissolution, p.
    263.--§ 2. Transformation des croyances religieuses en
    croyances politiques, p. 265.


  LIVRE IX
  RECHERCHES EXPÉRIMENTALES SUR LA FORMATION DES CROYANCES

  Chapitre I.--Intervention de la croyance dans le champ de la
  connaissance. Genèse des illusions scientifiques                   269
    § 1. Pourquoi la connaissance reste toujours mélangée de
    croyances, p. 269.--§ 2. Genèse des illusions scientifiques.
    Exemples modernes, p. 271.

  Chapitre II.--La formation moderne d’une croyance                  278
    § 1. Utilité d’étudier expérimentalement la formation d’une
    croyance, p. 278.--§ 2. La magie dans l’Antiquité et au Moyen
    Age, p. 279.--§ 3. La magie dans les temps modernes et les
    phénomènes occultistes, p. 283.--§ 4. Raisons psychologiques
    de la formation des croyances occultistes, p. 291.

  Chapitre III.--Méthodes d’examen applicables à l’étude
  expérimentale de certaines croyances et de divers phénomènes
  supposés merveilleux                                               293
    § 1. Insuffisance des méthodes habituelles d’observation, p.
    293.--§ 2. Valeur du témoignage et de l’observation dans
    l’étude des croyances, p. 294.--§ 3. Valeur de
    l’expérimentation individuelle et collective, p. 296.--§ 4.
    Nécessité de dissocier les phénomènes et ne s’attacher qu’à
    l’examen d’un élément isolé. Application à l’étude de la
    lévitation, p. 297.--§ 5. Quels sont les observateurs les
    plus aptes à étudier les phénomènes spirites? p. 303.

  Chapitre IV.--Étude expérimentale de quelques-uns des phénomènes
  inconscients générateurs de croyances                              308
    § 1. Expériences à effectuer pour l’étude de la formation des
    opinions et des croyances, p. 308.--§ 2. Les actions
    physiologiques et curatives de la foi, p. 309.--§ 3. Les
    illusions créées par la suggestion individuelle et collective,
    p. 311.--§ 4. Transformation des âmes individuelles en une âme
    collective, p. 314.--§ 5. Les communications de pensées, p.
    316.--§ 6. La désagrégation des personnalités, p. 317.--§ 7.
    Dissociation expérimentale des éléments rationnels et
    affectifs de nos opinions et de nos jugements, p. 318.--§ 8.
    La force psychique et la volonté rayonnante, p. 319.

  Chapitre V.--Comment l’esprit se fixe dans le cycle de la
  croyance. La crédulité a-t-elle des limites?                       323
    § 1. La connaissance et la croyance chez les savants, p.
    323.--§ 2. Mécanisme mental de la conversion du savant, p.
    324.--§ 3. Les limites de la crédulité, p. 327.

  Conclusions                                                        330


4674.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie.--5-11.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS ET LES CROYANCES ***


    

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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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