The Project Gutenberg eBook of La vie des vérités
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Title: La vie des vérités
Author: Gustave Le Bon
Release date: November 11, 2025 [eBook #77218]
Language: French
Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1914
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE DES VÉRITÉS ***
Bibliothèque de Philosophie scientifique
Dr GUSTAVE LE BON
La Vie
des Vérités
De la confusion entre la vérité et la certitude
sont nés les plus grands conflits de l’histoire.
Les peuples se passent facilement de vérités, ils
ne peuvent vivre sans certitudes.
L’Échelle des vérités.
Le cycle des certitudes mystiques: les Dieux.
Le cycle des certitudes affectives et collectives: la morale.
Le cycle des certitudes intellectuelles:
les philosophies et la science.
Les vérités encore inaccessibles.
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
1914
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.
PRINCIPALES PUBLICATIONS DU Dr GUSTAVE LE BON
1º VOYAGES, HISTOIRE ET PSYCHOLOGIE
Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
l’auteur (publié par la _Société géographique de Paris_).
Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d’après les
photographies et dessins exécutés par l’auteur pendant son exploration
(publié par le _Tour du Monde_).
L’Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier:
Développement physique et intellectuel de l’homme.--Tome II.
Développement des sociétés. (_Épuisé._)
Les Premières Civilisations de l’Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.).
Grand in-4º, illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies.
(Flammarion.)
La Civilisation des Arabes. Grand in-4º, illustré de 366 gravures, 4
cartes et 11 planches en couleurs, d’après les documents de l’auteur.
(Firmin-Didot.) (_Épuisé._)
Les Civilisations de l’Inde. Grand in-4º, illustré de 352 photogravures
et 2 cartes, d’après les photographies exécutées par l’auteur.
(_Épuisé._)
Les Monuments de l’Inde. In-folio, illustré de 400 planches d’après les
documents, photographies, plans et dessins de l’auteur. (Firmin-Didot.)
(_Épuisé._)
Lois psychologiques de l’évolution des peuples. 11e édition.
Psychologie des foules. 18e édition.
Psychologie du Socialisme. 7e édition.
Psychologie de l’Éducation. 15e mille.
Psychologie politique. 9e mille.
Les Opinions et les Croyances. 8e mille.
La Révolution Française et la Psychologie des Révolutions. 9e mille.
Aphorismes du Temps présent. 6e mille.
La Vie des Vérités.
2º RECHERCHES SCIENTIFIQUES
La Fumée du Tabac. 2e édition augmentée de recherches sur les alcaloïdes
que la fumée du tabac contient. (_Épuisé._)
La Vie.--Traité de physiologie humaine.--1 volume in 8º illustré de 300
gravures. (_Épuisé._)
Recherches expérimentales sur l’Asphyxie. (Comptes rendus de l’Académie
des sciences.)
Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du
volume du crâne. In-8º. (_Épuisé._)
La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, contenant la
description de nouveaux instruments de l’auteur, avec 63 figures.
(_Épuisé._)
Les Levers photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
cartes et de plans employées par l’auteur pendant ses voyages. 2 vol.
in-18. (Gauthier-Villars.)
L’équitation actuelle et ses principes.--Recherches expérimentales. 4e
édition. 1 vol. in-8º, avec 57 figures et un atlas de 178 photographies
instantanées. (Flammarion.)
Mémoires de Physique. Lumière noire. Phosphorescence invisible. Ondes
hertziennes. Dissociation de la matière, etc. (_Revue scientifique._)
L’Évolution de la Matière, avec 63 figures. 24e mille.
L’Évolution des Forces, avec 40 figures. 14e mille.
L’Évanouissement de la Matière. (Conférence publiée par le _Mercure de
France_.)
Il existe des traductions en Anglais, Allemand, Espagnol, Italien,
Danois, Suédois, Russe, Arabe, Polonais, Tchèque, Turc, Hindostani,
Japonais, etc., de quelques-uns des précédents ouvrages.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1914,
by ERNEST FLAMMARION.
PRÉFACE
Ce livre a pour but d’étudier les origines et les transformations de
quelques-unes des grandes croyances religieuses, philosophiques et
morales qui orientèrent les hommes au cours de leur histoire. Il
constitue une nouvelle application des principes exposés dans un de mes
précédents volumes: _les Opinions et les Croyances_, principes qui me
servirent ensuite à interpréter, au cours d’un autre ouvrage, les
événements de la Réforme et de la Révolution française.
Les croyances jouèrent toujours un rôle fondamental dans l’histoire. La
destinée d’un peuple dépend des certitudes qui le guident. Évolutions
sociales, fondations et bouleversements d’empires, grandeur et décadence
des civilisations dérivent d’un petit nombre de croyances tenues pour
des vérités. Elles représentent l’adaptation de la mentalité héréditaire
des races aux nécessités de chaque époque.
Une des plus dangereuses erreurs modernes est de vouloir rejeter le
passé. Comment le pourrions-nous? Les ombres des aïeux dominent nos
âmes. Elles constituent la plus grande partie de nous-mêmes et tissent
la trame de notre destin. La vie des morts est plus durable que celle
des vivants.
Qu’il s’agisse de la succession des êtres ou de celle des sociétés, le
passé crée le présent.
* * * * *
Les principes dont j’ai fait une nouvelle application dans cet ouvrage
commencent à se répandre chez les générations actuelles.
L’évolution de la jeunesse est fort sensible. Ayant vu la patrie
traverser des heures très sombres et les ruines matérielles et morales
s’accumuler chaque jour, comprenant vers quels abîmes conduisaient les
négateurs et les destructeurs, elle s’écarte d’eux et réclame d’autres
maîtres. Aux métaphysiciens stériles elle oppose les réalités, la vie et
la nécessité de l’action. Sortie des livres, elle regarde le monde.
L’observation des peuples qui s’éteignent lui montre quelles
irrémédiables décadences engendrent l’affaissement des caractères et les
chimériques tentatives de bouleversements sociaux.
Ayant constaté chez les nations qui dominent le monde le rôle de la
discipline, de l’énergie, de la volonté, les jeunes générations
comprennent enfin qu’aucune civilisation ne peut durer sans armature
mentale, et par conséquent sans certaines règles universellement
respectées. Les forces morales leur apparaissent maintenant comme les
véritables ressorts du monde.
Suivant la valeur des conceptions qui la guident, une nation progresse
ou recule. L’histoire montre à chacune de ses pages quels désastres peut
entraîner pour les peuples l’application de principes erronés. Il suffit
jadis à la monarchie castillane de se laisser conduire par deux ou trois
idées fausses pour ruiner un grand pays et perdre toutes ses colonies.
On sait ce que les idées chimériques nous ont déjà coûté. Les plus
sanguinaires conquérants sont moins dévastateurs que les idées fausses.
Si l’action des théoriciens niveleurs modernes devait durer, ils
détruiraient une fois encore les plus brillantes civilisations. Le rôle
de ces nouveaux barbares s’évanouira seulement avec la disparition des
croyances illusoires qui font leur force.
A la jeunesse actuelle revient la tâche de modifier les idées, par la
parole, par la plume, par l’action. Elle doit se mêler à la vie publique
et ne pas oublier que les progrès des peuples sont toujours l’œuvre de
leurs élites. Dès que les élites suivent les multitudes au lieu de les
diriger, la décadence est proche. Cette loi de l’histoire n’a pas connu
d’exception.
* * * * *
La mentalité de la jeunesse actuelle fait revivre l’espérance dans les
âmes, mais son nouvel état d’esprit n’est pas sans périls. Une
génération qui ne trouve plus de règles universellement acceptées pour
diriger sa vie, s’efforce instinctivement de revenir vers le passé.
Toujours dangereuses, ces tentatives sont en outre inutiles. Les
conceptions des époques disparues ne sauraient s’adapter à un âge
nouveau.
Sans doute le présent est fait surtout de passé, mais d’un passé
transformé par les générations ayant hérité de lui. Nos certitudes
subissent les lois éternelles qui obligent les mondes et les êtres à
évoluer lentement. On peut favoriser une évolution ou l’entraver, mais
le cours des choses ne se remonte pas. A chaque phase de son
développement, l’homme possède des vérités à sa mesure et correspondant
seulement à cette phase.
Vouloir agir ne suffit donc pas pour progresser. Il faut d’abord savoir
dans quelle direction agir. L’homme d’action est un constructeur ou un
destructeur, suivant l’orientation de ses efforts. Le rôle de l’homme de
pensée est de lui indiquer la voie à parcourir.
Pour comprendre comment l’action peut devenir utile ou nuisible, il
importe de rechercher sous quelles influences se forment les certitudes
qui conduisent les hommes et de quelle façon elles se désagrègent.
Cette étude constituera une des parties essentielles de notre ouvrage.
Choisissant les plus importantes des vérités qui ont guidé les peuples,
nous essaierons d’en raconter l’histoire.
Elle est singulièrement dramatique et passionnante, cette histoire.
Aucune ne montre mieux les successifs progrès de l’esprit humain, sa
vaillance et aussi sa fragilité. L’individu moderne trouve dès le
berceau l’aide bienveillante d’une civilisation toute constituée, avec
une morale, des institutions et des arts. Cet héritage, dont il n’a plus
qu’à jouir, fut édifié au prix d’un gigantesque labeur et d’éternels
recommencements. Quel entassement d’efforts durant des siècles
innombrables pour se dégager de l’animalité primitive, bâtir des cités
et des temples, créer des civilisations, et essayer de pénétrer les
mystères du monde.
L’homme a cherché sans trêve l’explication de ces mystères. Jamais il ne
consentit à ignorer les raisons des choses. Son imagination sut en
trouver toujours. L’esprit humain se passe facilement de vérités, il ne
peut vivre sans certitudes.
INTRODUCTION
L’ÉCHELLE DES VÉRITÉS
§ 1. La notion de vérité.--§ 2. Évolution des vérités.--§ 3. Rôle des
hypothèses tenues pour vérités.
§ 1.--La notion de vérité.
Le terme de vérité représente une synthèse de notions compliquées,
impossibles à comprendre sans les dissocier. Avant de l’essayer, nous
établirons une classification des vérités et accepterons provisoirement
comme telles les conceptions tenues pour des certitudes[1] par la
majorité des hommes de chaque époque.
[1] On confond souvent la vérité et la certitude. Dans son vocabulaire
philosophique, M. Goblot insiste justement sur la différence qui les
sépare: «Il ne faut employer le mot certitude, dit-il, que pour
désigner l’état de l’esprit qui se croit en possession de la vérité;
il faut éviter de parler de la certitude d’une proposition, c’est
vérité ou évidence qu’il faut dire; _la certitude est un état
mental_.» Littré donne une définition analogue quand il dit que la
certitude est une «conviction qu’a l’esprit que les objets sont tels
qu’il les conçoit». La simple certitude est une croyance, la vérité
est une connaissance.
Cette adhésion générale peut quelquefois s’appliquer à des choses
illusoires. Elle n’en est pas moins une vérité, pour les convaincus.
Avant de connaître une seule vérité, l’humanité posséda beaucoup de
certitudes.
Nous en référant à notre division, exposée dans un précédent ouvrage,
des diverses logiques et des conceptions qui leur correspondent, nous
considérerons cinq ordres de vérités: vérités biologiques, vérités
affectives, vérités mystiques, vérités collectives et vérités
rationnelles.
Les vérités biologiques se manifestent dans les phénomènes de la vie
organique. Les vérités affectives, mystiques et collectives étant
personnelles et indémontrables, ne comportent d’autres preuves que
l’adhésion qu’on leur donne. Elles dépendent du domaine des sensations
et se trouvent à la base des croyances. Les vérités rationnelles sont au
contraire impersonnelles, démontrables par l’expérience et indépendantes
de toute croyance. Elles se trouvent représentées par l’ensemble des
données scientifiques formant le cycle de la connaissance.
Comme toutes les classifications, celle qui précède est évidemment trop
absolue. Elle sépare, en effet, des choses qui ne le sont jamais
complètement. Bien rare est une conception exclusivement affective,
mystique, collective ou rationnelle. Les vérités religieuses
elles-mêmes, quoique d’origine mystique, contiennent souvent des
éléments rationnels. On conçoit dès lors qu’une vérité quelconque ne
constitue pas un phénomène simple, exprimable par une brève formule,
mais un agrégat d’éléments souvent hétérogènes. Les vérités diffèrent
surtout par la proportion de ces divers éléments.
* * * * *
Nous venons de classer les vérités, sans les définir. Recherchons
maintenant dans quelles limites leur définition est possible.
La conception de la vérité a considérablement varié dans le cours des
âges. Pour les uns, elle fut une entité, pour d’autres une utilité, pour
d’autres encore une commodité. Aux sceptiques, elle semble simplement
une erreur irréfutable à un moment donné.
Les dictionnaires trahissent nettement ces divergences. Leurs
définitions se ramènent généralement à considérer avec Littré que: «La
vérité est la qualité par laquelle les choses apparaissent telles
qu’elles sont» ou avec plusieurs auteurs qu’elle représente «la
conformité de la pensée avec la réalité»[2]. De telles explications sont
visiblement dépourvues de sens réel. Les dictionnaires gagneraient en
exactitude et en clarté s’ils appelaient simplement vérité l’idée que
nous nous faisons des choses.
[2] Le _Dictionnaire de l’Académie_ (7e édition) donne une définition
peu compromettante. La vérité, dit-il, est «la qualité de ce qui est
vrai». Si on se reporte alors au mot vrai, on apprend que le vrai
représente «ce qui est conforme à la vérité».
Les définitions scientifiques, plus modestes, sont aussi plus précises.
Laissant de côté les réalités inaccessibles, le savant considère toute
vérité comme une relation, généralement mesurable, entre des phénomènes
dont l’essence demeure ignorée. Il a fallu pas mal de siècles de
réflexions et d’efforts pour arriver à cette formule.
Elle n’est d’ailleurs applicable qu’aux connaissances scientifiques,
mais non aux croyances religieuses, politiques et morales. D’origine
affective, mystique ou collective, celles-ci reposent uniquement sur
l’adhésion de ceux qui les acceptent.
On les admet, soit pour leur évidence supposée, soit parce que des
conceptions contraires semblent inacceptables, soit surtout parce
qu’elles ont obtenu l’assentiment universel. Cet assentiment reste le
seul critérium des vérités qui ne sont pas de nature scientifique.
Les pragmatistes modernes s’imaginent cependant avoir découvert dans
l’utilité un nouveau critérium de la vérité:
«Le vrai, écrit W. James, n’est pas autre chose que ce que nous
trouvons avantageux dans l’ordre de nos pensées, tout comme le bien
est tout simplement ce que nous trouvons avantageux dans l’ordre de
nos actions.»
Une telle définition n’est guère admissible. L’utilité et la vérité sont
des notions visiblement dissemblables. On peut être obligé d’accepter ce
qui est utile, sans le confondre pour cela avec la vérité. Nous aurons
occasion de revenir sur ce point dans un autre chapitre, en étudiant le
pragmatisme.
§ 2.--Évolution des vérités.
La notion de vérité était jadis inséparable de celle de fixité. Les
vérités constituaient des entités immuables, indépendantes du temps et
des hommes.
Comment d’ailleurs auraient-elles pu se transformer dans un monde qui ne
changeait jamais? La terre, le ciel et les dieux étaient considérés
comme éternels. Seuls, les êtres vivants subissaient les lois du temps.
Cette croyance à l’immuabilité des choses et les certitudes qu’elle
faisait naître régnèrent jusqu’au jour où les progrès de la science les
condamnèrent à disparaître. L’astronomie fit voir que les étoiles,
supposées jadis immobiles au fond du firmament, fuyaient dans l’espace
avec une vertigineuse vitesse. La biologie prouva que les espèces
vivantes, considérées autrefois comme invariables, se transforment
lentement. L’atome lui-même perdit son éternité en devenant un agrégat
de forces transitoirement condensées.
Devant de pareils résultats, l’idée de vérité s’est trouvée
progressivement ébranlée au point de paraître à beaucoup de penseurs une
conception dépourvue de sens réel. Certitudes religieuses,
philosophiques et morales, théories scientifiques même, se sont alors
effondrées successivement, ne laissant à leur place qu’un écoulement
continu de choses éphémères.
Une telle conception semble éliminer entièrement la notion de vérités
fixes. Je crois cependant possible de concilier l’idée de valeur absolue
d’une vérité avec celle de caractère transitoire. Quelques exemples très
simples suffiront à justifier cette proposition.
On sait que la photographie reproduit au moyen d’images, dont la durée
d’impression est de l’ordre du centième de seconde, le déplacement
rapide d’un corps, celui d’un cheval au galop, par exemple.
L’image ainsi obtenue représente une phase de mouvements d’une vérité
absolue, mais éphémère. Absolue pendant un court instant, elle devient
fausse après cet instant. Il faut la remplacer, comme le fait le
cinématographe, par une autre image de valeur aussi absolue et aussi
éphémère.
Cette comparaison est applicable aux diverses vérités en modifiant
simplement l’échelle du temps. Bien que changeantes, elles ont le même
rapport avec la réalité que les photographies instantanées dont nous
venons de parler, ou encore que le reflet des vagues dans un miroir.
L’image est mobile et cependant toujours vraie.
Dans les transformations rapides, l’absolu de la vérité peut n’avoir
qu’une durée d’un centième de seconde. Pour certaines vérités morales,
l’unité de temps sera la vie de quelques générations. Pour les vérités
concernant l’invariabilité des espèces, l’unité se trouvera représentée
par des millions d’années. La durée des vérités varie ainsi de quelques
centièmes de seconde à plusieurs milliers de siècles. Cela revient à
dire qu’une vérité peut être à la fois absolue et transitoire.
Les comparaisons précédentes, exactes au point de vue des vérités
objectives indépendantes de nous, le sont beaucoup moins pour les
certitudes subjectives: conceptions religieuses, politiques et morales
notamment. Ne contenant que de faibles portions de réalité, elles sont
uniquement conditionnées par l’idée que nous nous faisons des choses,
suivant le temps, la race, le degré de civilisation, etc. Il est donc
naturel qu’elles varient, la vérité correspondant aux pensées et aux
besoins d’une époque ne suffit plus à une autre.
La notion de vérité, à la fois stable et éphémère, remplacera sûrement
dans la philosophie de l’avenir les vérités immuables de jadis ou les
négations sommaires de l’heure présente.
En fait, il est rare que l’homme choisisse librement ses certitudes.
L’ambiance les lui impose et il en suit les variations. Les opinions et
les croyances se modifient pour cette raison avec chaque groupe social.
Les milieux qui influencent nos conceptions peuvent varier lentement
mais ils finissent toujours par changer. La marche du monde est
comparable, suivant la belle image de la philosophie antique, à
l’écoulement d’un fleuve. On doit cependant compléter cette image en
disant que le fleuve entraîne des molécules toujours à peu près
semblables, alors que, pour la plupart des phénomènes de l’univers, ceux
de la vie sociale notamment, le temps roule des éléments constamment
modifiés.
Ils se modifient fatalement parce qu’un être quelconque, plante, animal,
homme ou société, est soumis à deux forces sans cesse agissantes qui le
transforment graduellement: les milieux passés dont l’hérédité
entretient l’empreinte et les milieux présents. Cette double influence
conditionne toute la vie mentale et par conséquent les vérités morales
et sociales qui en sont l’expression. Si le temps, par exemple,
précipitait son cours comme dans les images cinématographiques,
l’existence serait tellement abrégée que nos idées morales se verraient
bouleversées. La vie de l’individu ne comptant plus, il s’intéresserait
seulement à celle de son espèce. Un altruisme intense dominerait toutes
les relations. Si, au contraire, le temps était ralenti et que
l’existence durât plusieurs siècles, un égoïsme féroce serait la
caractéristique des hommes.
Nous conclurons en disant que les vérités humaines évoluent comme tous
les phénomènes de la nature. Elles naissent, grandissent et déclinent.
C’est pourquoi nous avons pu donner comme titre à ce livre: _la Vie des
Vérités_.
L’utilité d’une telle conception apparaîtra dans plusieurs chapitres de
cet ouvrage et notamment en étudiant la genèse de la morale.
§ 3.--Rôle des hypothèses tenues pour des vérités.
On objectera sans doute aux pages précédentes que beaucoup de croyances
religieuses ou morales, tenues pour des certitudes, n’ont à aucun
instant constitué des vérités et ne sauraient dès lors se classer dans
la famille des vérités, même éphémères.
Nous répondrons que les légendes religieuses les plus surprenantes
dissimulent souvent d’indiscutables vérités. On pourrait comparer ces
dernières aux fables des moralistes enveloppant dans leurs fictions des
vérités profondes. Il est certain qu’un loup ne disserte pas avec les
agneaux comme le raconte La Fontaine, mais la conclusion de l’apologue
sur la raison du plus fort exprime néanmoins une incontestable vérité.
Il est également très sûr que Jehovah n’a pas dicté à Moïse les tables
de la loi, et non moins sûr cependant que, sans leurs commandements fort
justes, le peuple juif n’aurait pu prospérer. La fiction de Jehovah
était nécessaire pour donner au Décalogue une autorité acceptée sans
discussion.
Une vérité peut donc se présenter sous un vêtement illusoire et ne pas
cesser pourtant d’être une vérité. Appuyées sur le prestige de divinités
redoutables, les prescriptions morales et les contraintes diverses sans
lesquelles aucune société ne subsisterait réussirent à s’imposer.
Une des grandes erreurs des rationalistes modernes est de ne pas
comprendre que des vérités très rationnelles ne parviennent souvent à se
faire accepter que sous une forme irrationnelle.
Si l’on refuse le qualificatif de vérité aux croyances religieuses et
morales, bien qu’elles aient fourni des certitudes précises à leurs
adeptes, il faut alors les ranger dans la famille de ces grandes
hypothèses dont l’humanité ne peut se passer et que la science accepte
pour vérités provisoires.
En présence de phénomènes aussi incompris que la raison première des
choses, les origines de l’univers et de la vie, les lois de l’évolution
sociale, etc., on doit, ou se priver d’explications, ou fabriquer des
hypothèses.
Ces hypothèses furent toujours jusqu’ici de deux sortes. Les unes font
intervenir les volontés d’êtres supérieurs, les autres l’expérience et
l’observation seulement. Les secondes représentent les hypothèses
scientifiques, les premières les hypothèses théologiques.
Toutes les sciences, y compris les mathématiques, sont édifiées sur des
hypothèses. H. Poincaré a longuement démontré leur nécessité dans son
livre célèbre, _la Science et l’Hypothèse_, qu’il voulut bien jadis
écrire à ma demande.
Comme exemple de l’importance de ces hypothèses, on peut citer celle de
l’inaccessible éther en physique et de l’invisible atome en chimie.
Éther et atomes sont des sortes de puissances supérieures auxquelles,
pour expliquer les phénomènes, on est obligé d’attribuer les propriétés
les plus merveilleuses et souvent les plus contradictoires.
La science ne se préoccupe pas de ces contradictions. Elle sait
seulement que, sans l’indispensable hypothèse de l’éther, toute la
physique s’écroulerait. Il est aussi impossible de s’en passer qu’il
l’était jadis de se passer des dieux pour expliquer l’univers.
Les hypothèses religieuses, morales et sociales doivent donc être
considérées de la même façon que les hypothèses scientifiques. Les unes
et les autres sont de puissants moyens d’action et des créatrices de
réalités. Si les hypothèses religieuses ne furent pas plus certaines que
l’atome et l’éther, elles constituèrent, tout autant qu’eux,
d’indispensables nécessités, puisque grâce à elles les sociétés et les
civilisations se sont fondées et ont progressé.
Peu importe à la science qu’une hypothèse soit reconnue fausse plus tard
si elle a produit des découvertes. Peu importe également que les
hypothèses religieuses, politiques ou morales se trouvent jugées
inexactes un jour, si elles ont assuré la vie et la grandeur des peuples
qui les adoptèrent. C’est par l’importance de ce rôle et non pas suivant
leur valeur rationnelle qu’on doit les juger.
Et il ne s’agit point ici de subtilités métaphysiques, mais de résultats
matériels très tangibles. L’histoire d’une civilisation est l’histoire
de ses hypothèses. De simples hypothèses ont fait surgir du néant les
pyramides, les temples, les mosquées, les cathédrales et toutes les
merveilles que les âges de foi pouvaient seuls créer. Une hypothèse
religieuse fonda le vaste empire de Mahomet, une autre hypothèse
religieuse précipita l’Occident sur l’Orient à l’époque des Croisades;
une hypothèse religieuse encore conduisit les Puritains anglais, fuyant
les persécutions et désireux de pratiquer librement leur foi, à créer
dans les déserts inhabités de l’Amérique la petite colonie qui devait
devenir l’immense république des États-Unis.
Si l’homme n’avait pas eu des hypothèses pour guides, il serait encore
plongé dans la barbarie. Elles l’orientèrent sur sa route incertaine et
lui permirent de trouver des vérités à sa mesure, c’est-à-dire en
rapport avec la mentalité de son époque et de sa race. L’ère des
hypothèses chimériques a préparé l’âge de la raison.
Il ne faut donc pas dédaigner celles dont vécurent nos pères. Beaucoup
d’entre elles n’étaient que des illusions, sans doute, mais ces
illusions créèrent pour des millions d’hommes des espérances constituant
le bonheur et engendrèrent les plus utiles réalités. Leur rôle
prépondérant dans notre évolution a été cependant longtemps méconnu. Les
peuples ne s’en passèrent jamais et probablement ils en auront besoin
toujours. Une humanité privée d’hypothèses ne durerait pas longtemps.
LA VIE DES VÉRITÉS
LIVRE I
LE CYCLE DES CERTITUDES MYSTIQUES. LES DIEUX.
CHAPITRE I
LES DIVERS FONDEMENTS DES CROYANCES RELIGIEUSES.
§ 1. Les idées actuelles sur la genèse des religions.--§ 2. Éléments
mystiques et affectifs des croyances religieuses.--§ 3. Éléments
rationnels des croyances religieuses.--§ 4. Éléments collectifs des
croyances religieuses.--§ 5. Rôle des rites et des symboles dans la
constitution des croyances religieuses.--§ 6. Analogie des croyances
religieuses chez tous les peuples.
§ 1.--Les idées actuelles sur la genèse des religions.
Bien que l’histoire de l’humanité soit inintelligible sans celle de ses
dieux, l’analyse des religions fut longtemps dédaignée par la science.
A une époque récente seulement, elle finit par intéresser les savants.
Mais les interprétations qu’ils appliquèrent alors produisirent d’assez
médiocres résultats.
La genèse des religions demeure encore mal connue, parce qu’on a cru
pouvoir les étudier comme les autres événements historiques, à l’aide de
textes. Or, les religions pratiquées diffèrent toujours des religions
enseignées par les livres. Nous verrons dans un autre chapitre qu’une
religion adoptée est bientôt transformée, quoique ses textes restent
invariables.
On connaît donc fort peu de chose des religions en se bornant à
consulter des livres. Les temples, les statues, les bas-reliefs, les
peintures, les légendes, nous renseignent beaucoup mieux sur la façon
dont elles furent comprises par leurs fidèles.
Les écrivains adonnés à l’étude des religions ne tiennent généralement
aucun compte de leurs transformations, c’est pourquoi on les voit
adopter des théories fort contraires à l’observation.
De savants professeurs donnent, par exemple, le bouddhisme comme une
religion sans dieu, alors qu’il fut peut-être le plus polythéiste de
tous les cultes. Son fondateur, bien que contestant l’existence des
dieux, entrait cependant en conflit avec eux, lorsque dans ses
méditations, sous l’arbre de la sagesse, il luttait contre les menaces
de Mara, prince des démons, et les séductions des Apsaras, filles des
dieux. Parler de religion sans dieu c’est commettre une erreur de
psychologie collective fondamentale.
Les hypothèses sur la genèse des religions changent d’ailleurs
fréquemment. Une des plus répandues, pendant un certain temps, fut la
théorie dite linguistique. D’après elle, les phénomènes de la nature: le
soleil, la lune, le feu, etc., avaient été personnifiés, parce qu’on
prenait pour des réalités les expressions figurées servant à les
désigner. Ainsi le mythe de la déesse Séléné venant embrasser Endymion,
dans la caverne de Latmos, représenterait simplement la lune caressant
de ses rayons les flots où s’était couché le soleil.
Inutile de nous arrêter à cette théorie complètement abandonnée
aujourd’hui. Celles qui la remplacèrent ne semblent pas d’ailleurs
beaucoup plus solides.
Les recherches anthropologiques sur le totémisme chez les Peaux-Rouges
comme explication du sacrifice, sur le tabou des Polynésiens comme
interprétation du scrupule et de l’interdit dans la vie sociale ont en
effet bien peu éclairci les problèmes religieux, notamment ceux de la
mythologie grecque. Les codes des peuples civilisés et même de simples
usages sociaux, dénués d’origine religieuse, sont remplis
d’interdictions analogues aux tabous des groupements rudimentaires. Leur
caractère sacré chez les primitifs tient à ce que tous les actes de la
vie ordinaire, y compris les repas, sont pour eux de nature religieuse.
Une théorie très en faveur actuellement consiste à envisager les
religions comme des phénomènes collectifs ayant pour but d’imposer
certaines obligations devenues sacrées. Toutes les religions prennent
évidemment, à un moment donné, un caractère collectif et impliquent
nécessairement alors des obligations, mais on pourrait difficilement
contester qu’elles aient d’abord été des créations personnelles. Ces
deux caractères successifs: personnel, puis collectif apparaissent
nettement, par exemple, dans les religions ayant joué le plus grand
rôle, celles de Bouddha, et de Mahomet, notamment.
Le défaut des théories actuelles sur la naissance des religions est
d’abord de leur chercher une seule cause, alors qu’elles en comptent
beaucoup; ensuite de dédaigner les facteurs psychologiques, éléments
principaux, suivant nous, de leur formation.
La connaissance de ces facteurs permet seule de mettre en évidence les
origines profondes des phénomènes religieux observés dans l’humanité à
travers l’histoire. Elle justifie la thèse que nous aurons à soutenir,
de l’étroite parenté de tous les cultes.
Les pyramides d’Égypte, les flèches des minarets, les tours des
cathédrales, les dissertations des théologiens, l’extase du prêtre
devant l’autel, la ferveur des fidèles, aussi bien que les totems et les
tabous des sauvages, demeurent incompréhensibles si l’on néglige les
forces affectives et mystiques qui les déterminent. Ces forces étant les
mêmes chez tous les peuples, leurs diverses manifestations religieuses
présentent nécessairement une étroite analogie.
§ 2.--Éléments mystiques et affectifs des croyances religieuses.
La perpétuité des dieux dans l’histoire suffirait pour prouver qu’ils
correspondent à des besoins irréductibles de l’esprit. Si l’humanité
changea quelquefois de divinités, elle ne s’en est jamais passée. Avant
d’élever des palais aux rois, les hommes en édifièrent aux dieux. Le
besoin de religion présente le même caractère de fixité que les autres
aspirations fondamentales de notre nature.
Un des éléments essentiels des religions est l’esprit mystique. Son rôle
dans la genèse des croyances religieuses ou politiques apparaît
prépondérant.
Il se trouve à la base des diverses religions, c’est pourquoi toutes
possèdent, parmi leurs caractères communs, la crainte du mystère,
l’espérance dans le mystère, l’adoration du mystère.
Sans doute, l’esprit mystique ne pouvait fournir que d’illusoires
réponses aux problèmes de la vie et de l’univers, mais il engagea
l’homme sur une voie entièrement nouvelle qui, après de longs siècles
d’efforts, devait le conduire aux connaissances dont nous vivons
aujourd’hui.
* * * * *
Le mysticisme n’est pas le seul fondement des croyances religieuses,
elles ont aussi pour soutiens des éléments d’ordre affectif. Parmi eux,
il faut mentionner surtout la peur, l’espérance et le besoin
d’explication.
De tous ces sentiments, la peur est peut-être le plus influent. Lucrèce
lui attribuait la naissance des dieux.
La crainte de l’homme devant les forces redoutables dont il se sentait
enveloppé était aussi naturelle que l’espérance de se concilier leur
protection par des prières et des présents. La peur des forces
naturelles transformées en divinités plus ou moins semblables à lui, et
l’espoir de se les rendre favorables, furent des sentiments universels
chez les peuples. Tous se conduisirent comme plus tard les Mexicains
qui, ne connaissant pas les chevaux et voyant les cavaliers espagnols
avec leurs armes à feu, adorèrent aussitôt ces êtres mystérieux
vomissant la foudre.
L’action de la peur et de l’espérance ne s’observe pas seulement dans
les religions primitives, mais aussi dans celles des peuples les plus
civilisés. Sans la crainte de l’enfer et l’espoir du paradis, le
christianisme n’aurait pu s’établir.
Les interprétations qui précèdent font comprendre l’origine des
croyances religieuses, mais n’expliquent pas la genèse des diverses
légendes mythologiques. Comment naquirent Jupiter, Apollon, Vénus, Diane
et de quelle façon se créèrent leurs aventures? Aucune science ne
saurait répondre parce qu’il est intervenu dans ces fictions un facteur:
l’imagination, indépendant de toute logique intellectuelle.
On sait combien une telle faculté amplifie et déforme facilement les
événements. Greffée sur des rêves et les visions qui en sont le cortège,
elle altère complètement des faits dont le point de départ est
quelquefois réel.
Les récits mythologiques se sont formés, comme la plupart des épopées et
des légendes, de toutes les époques, _l’Odyssée_ et les _Contes des
Mille et une Nuits_, notamment.
Elles mirent d’ailleurs des siècles à se constituer au moyen
d’additions, interpolations et altérations successives. Perpétuées par
la tradition populaire, elles acquirent progressivement une stabilité
très grande et furent l’origine de rites compliqués, rigoureusement
observés aussi bien chez les civilisés que chez les sauvages. Les Hopis
du Colorado, par exemple, se donnent un mal énorme pour suivre les rites
d’une religion enseignant que le monde souterrain est peuplé
d’antilopes-serpents gouvernés par une femme-araignée qui tisse les
nuages et fait tomber la pluie.
Toutes les religions sont pleines de légendes visiblement inventées de
toutes pièces. On peut donner comme type de ces dernières l’aventure du
chevalier incrédule qui, voulant remplir d’eau un petit baril, d’abord
dans une fontaine, puis dans un fleuve, et enfin dans la mer, voit
toujours le liquide fuir devant lui. Il devait être fort sceptique ce
chevalier, puisqu’une telle succession de miracles fut nécessaire pour
raffermir sa foi.
Les anciens ouvrages scientifiques eux-mêmes fourmillent de légendes
absurdes, fruits de l’imagination pure. On trouve par exemple, dans des
livres d’histoire naturelle écrits sous Louis XIV, que pour obtenir des
vers à soie, il suffit de nourrir une vache pleine avec du mûrier, et de
découper son veau en petits morceaux qu’on laissera putréfier. De
nombreux vers à soie en sortiront alors. Dans les mêmes ouvrages on
apprend que la râpure de corne de cerf facilite de façon infaillible
l’accouchement.
* * * * *
A côté des éléments psychologiques précédemment énumérés, un autre
facteur, le besoin d’explication, joue un rôle important dans la genèse
des dieux.
Jusqu’à une époque bien récente encore, il n’existait pas pour ainsi
dire de phénomènes naturels. Tous étaient produits par des volontés
divines.
Nos ancêtres, partant du principe général qu’il n’y a pas d’effet sans
cause, et ignorant les enchaînements des lois naturelles furent vite
conduits à supposer derrière chaque phénomène des êtres surnaturels
invisibles assez puissants pour les déterminer.
Leur intervention satisfaisait, quoique d’une manière assez simpliste,
aux nombreux «pourquoi» de la curiosité humaine à laquelle la science ne
pouvait alors répondre. Toutes les forces de la nature se trouvèrent
ainsi déifiées. Des dieux conduisaient le soleil, faisaient mûrir les
moissons et lançaient le tonnerre. De semblables interprétations furent
d’ailleurs d’une utilité immense aux époques où l’humanité ne pouvait en
concevoir d’autres.
* * * * *
Parmi les facteurs psychologiques des religions, il faut mentionner
encore le désir de revivre dans un autre monde.
Cette aspiration à l’immortalité se manifeste dans les religions les
plus anciennes. On y voit partout l’ombre des défunts leur survivre.
Mais l’existence après la mort ne semblait pas toujours très enviable.
Homère raconte dans l’_Odyssée_, qu’Ulysse descendu aux Enfers pour
consulter Tirésias, rencontre Achille et essaye de le consoler de sa
mort: «Tes consolations sont vaines, répond le fantôme du guerrier,
j’aimerais mieux être sur terre l’esclave du plus indigent laboureur que
de régner sur le peuple entier des ombres.»
C’est le christianisme qui insista le plus sur la vie future. Le paradis
et l’enfer furent les deux grands éléments de son succès.
De nos jours, ces conceptions sont considérées comme imaginaires. Mais
le besoin de survie demeure aussi intense au cœur de l’homme. Il fait la
force du spiritisme qui laisse espérer une seconde vie à ses adeptes.
La science n’a malheureusement pas découvert encore une seule raison
sérieuse permettant d’admettre l’existence de cette vie future. On ne
voit pas trop du reste pour quel élément de notre nature il faudrait
souhaiter l’immortalité, c’est-à-dire la fixité.
«De quoi se compose, écrit Maeterlinck, ce sentiment du moi qui fait
de chacun de nous le centre de l’univers, le seul point qui importe
dans l’espace et le temps? Ce moi, tel que nous le concevons quand
nous songeons aux suites de sa destruction, n’est ni notre esprit, ni
notre corps, puisque nous reconnaissons qu’ils sont l’un et l’autre
des flots qui s’écoulent et se renouvellent sans cesse. Est-ce un
point immuable qui ne saurait être la forme, ni la substance, toujours
en évolution, ni la vie, cause ou effet de la forme et de la
substance? En vérité, il nous est impossible de le saisir ou de le
définir, de dire où il réside. Lorsqu’on veut remonter jusqu’à sa
dernière source, on ne trouve guère qu’une suite de souvenirs, une
série d’idées d’ailleurs confuses et variables, se rattachant au même
instinct de vivre; un ensemble d’habitudes de notre sensibilité et de
réactions conscientes ou inconscientes contre les phénomènes
environnants. En somme, le point le plus fixe de cette nébuleuse est
notre mémoire... Il nous est indifférent que, durant l’éternité, notre
corps ou sa substance connaisse tous les bonheurs et toutes les
gloires, subisse les transformations les plus magnifiques et les plus
délicieuses, devienne fleur, parfum, beauté, clarté, éther,
étoile;--et il est certain qu’il les devient et que ce n’est point
dans nos cimetières, mais dans l’espace, la lumière et la vie que nous
devons chercher nos morts,--il nous est pareillement indifférent que
notre intelligence s’épanouisse jusqu’à se mêler à l’existence des
mondes, à la comprendre et à la dominer. Nous sommes persuadés que
tout cela ne nous touchera point, ne nous fera aucun plaisir, ne nous
arrivera pas, à moins que cette mémoire de quelques faits, presque
toujours insignifiants, ne nous accompagne, et ne soit témoin de ces
bonheurs inimaginables.»
Il semble donc bien qu’il faille définitivement renoncer au séduisant
espoir de conserver dans un autre monde, notre personnalité. Nous ne la
maintenons même pas d’ailleurs ici-bas, puisque de la naissance à la
mort, elle change constamment.
Le seul élément de durée sur lequel on puisse compter est la vie de nos
descendants. Ils porteront en eux, comme nous les portons nous-mêmes les
ombres de milliers d’ancêtres. Cette immortalité apparaît
malheureusement trop impersonnelle pour pouvoir nous intéresser
beaucoup. C’est pourquoi les croyants avides d’espérance agissent
sagement en conservant les dieux qui leur offrent le puissant réconfort
d’une vie future individuelle.
Les éléments psychologiques énumérés au cours de ce paragraphe:
déification des forces de la nature, peur, espérance, imagination,
besoin d’explication, désir de survivance, ayant été des facteurs
fondamentaux de toutes les croyances, nous les retrouverons parmi les
religions les plus diverses. Ils leur ont fourni beaucoup de caractères
communs.
§ 3.--Éléments rationnels des croyances religieuses.
Les éléments rationnels n’ont joué aucun rôle dans la genèse des dieux.
Quand les croyants essaient de justifier leur foi par des raisons, les
religions sont déjà constituées.
Bien que les arguments soient sans influence sur la foi, les théologiens
ont toujours été de grands raisonneurs. Confinés dans le cycle de la
croyance et n’en pouvant sortir, ils tentèrent cependant de rationaliser
des conceptions dont le peu de fondement leur apparaissait quelquefois.
Pendant tout le Moyen Age, les scolastiques firent d’énormes efforts
pour concilier la philosophie néoplatonicienne et la logique d’Aristote
avec les croyances chrétiennes. Ils espéraient découvrir des
raisonnements invincibles afin d’y appuyer leur foi. Saint Anselme, par
exemple, était convaincu «qu’il existe des raisonnements qui briseraient
la superbe des Juifs et des hérétiques». Il les chercha sans succès.
Pas plus à cette époque qu’aujourd’hui, les papes ne voyaient d’un très
bon œil ces prétentions de la raison. Grégoire IX au XIIIe siècle
assurait «que ces théologiens raisonneurs, étaient gonflés d’esprit de
vanité ainsi que des outres». Saint Thomas lui-même, quelque temps après
sa mort en 1274, était violemment attaqué par l’Université de Paris et,
en 1276, l’évêque de Paris condamnait formellement ses doctrines.
A leur point de vue, les papes n’avaient pas tort: le propre de la vraie
foi est d’accepter les dogmes sans discussion.
Ces tentatives rationnelles furent au surplus toujours très vaines. Les
dissertations d’un grand génie comme Pascal servirent uniquement à
montrer combien il était chimérique d’entreprendre de rationaliser la
foi.
On a fini par y renoncer. Les théologiens eux-mêmes reconnaissent
volontiers maintenant que jamais la raison ne saurait justifier la foi.
Toutes les observations sur la genèse et l’évolution des religions
montrent en effet que les certitudes religieuses dérivent non de
raisonnements, mais d’éléments affectifs et mystiques. Des arguments
rationnels s’y superposent quelquefois, cependant leur influence sur les
croyances est généralement nulle.
§ 4.--Les éléments collectifs des croyances religieuses.
Depuis quelques années, les sociologues insistent beaucoup sur le côté
collectif des religions. Voici longtemps déjà, j’avais montré ce
caractère, à une époque où il était fort méconnu. Mais ce serait une
erreur de ne voir dans les religions que leur aspect collectif. Elles
sont, je le répète, des créations à la fois personnelles et collectives.
Personnelles, puisqu’on rencontre le plus souvent à leur base un
créateur: prophète ou apôtre dont l’action est prépondérante.
Collectives, non seulement parce qu’elles dérivent habituellement de
croyances antérieures plus ou moins générales, mais surtout parce qu’une
religion se transforme en arrivant dans les foules. Malgré les rites et
les symboles qui fixent les formes extérieures de la croyance, un abîme
existe, nous le verrons bientôt, entre la foi populaire et celle des
livres sacrés.
Les croyances religieuses sont encore collectives parce que le succès
des apôtres dépend évidemment de l’acceptation générale de leurs
doctrines. Elles ne se répandent qu’à la condition de correspondre aux
aspirations et aux besoins du moment. C’est pourquoi les prophètes et
les réformateurs, bien qu’innombrables dans l’histoire, fondèrent peu de
religions durables. Ceux qui réussirent, comme Bouddha et Mahomet,
apparurent au moment précis où une transformation des croyances
antérieures devenait nécessaire.
Les dogmes nouveaux se propagent alors au moyen de la suggestion et de
la contagion mentale et subissent très vite les changements nécessités
par les besoins auxquels ils doivent répondre.
Les modifications qu’apportent aux religions les influences collectives
étant très importantes, nous leur consacrerons un chapitre spécial.
Toute religion peut se définir: une œuvre individuelle devenue
collective en se transformant.
§ 5.--Rôle des rites et des symboles dans la constitution des croyances
religieuses.
Les religions ne sauraient, je le répète, être considérées comme
interprétables par la raison. Aucune logique rationnelle n’arriverait à
les construire ni à les maintenir. Elles ont d’autres bases. Toutes
s’appuient sur ces trois colonnes fondamentales: _la foi_, _les rites_
et _les symboles_.
Les religions évoluent comme chaque élément de la vie sociale, mais les
rites et les cérémonies leur donnent, au moins pour quelque temps, une
certaine fixité. Elles n’acquièrent même un peu de permanence qu’à
partir du jour où s’établissent les rites et les symboles.
Nulle religion ne put s’en passer. Grâce à leur action continue, la
croyance nouvelle s’incorpore dans l’inconscient et, de simple adhésion
momentanée, devient une conviction solide, capable d’orienter la
conduite.
Privée de rites et de symboles et réduite uniquement à la foi, aucune
religion n’aurait duré.
Toutes, aussi bien celles de la Chaldée, de l’Égypte que de l’Europe,
sont remplies de rites rigoureux et de symboles bien arrêtés. Les dieux
de chaque peuple eurent des temples où, à certains jours, les fidèles
venaient répéter les mêmes cérémonies, les mêmes prières, les mêmes
chants. Les rites de la religion chrétienne, par exemple, sont
représentés par la messe, les sacrements, la communion; ses symboles par
des images, des statues, des bannières, des cœurs enflammés, la colombe
du Saint-Esprit, etc.
Rites et symboles, étant des choses visibles et matérielles, forment les
éléments les plus facilement acceptés dans une religion.
Cette admission facile de rites et de symboles par un peuple illusionne
souvent les historiens sur sa conversion à une foi nouvelle.
Ainsi les Barbares adoptèrent volontiers les rites du christianisme,
bien que leur âme restât païenne. Incapables de comprendre les dogmes
proposés, ils adorèrent les saints comme jadis leurs dieux et ne
retinrent du nouveau culte que l’espoir du paradis et la crainte de
l’enfer.
Les rites dérivés des dogmes acquièrent bientôt une puissance supérieure
à celle des dogmes eux-mêmes. On discute ou ignore ces derniers, mais on
respecte toujours les rites.
C’est également sous l’influence des rites et des symboles qu’une
religion prend son caractère collectif. Les rites ont d’autant plus
d’autorité qu’ils se pratiquent en commun. Dominant les imaginations
individuelles, ils maintiennent l’unité de foi dans les groupes sociaux.
Le rite crée pour chacun certaines obligations impérieuses, par suite du
pouvoir mystique qui lui est attribué.
La force immense des rites les fait survivre longtemps à la foi.
Plusieurs d’entre eux, tels que le baptême, la première communion, le
mariage devant l’autel, l’enterrement religieux sont encore observés par
des personnes dégagées de toute croyance. L’ouvrier, qui ne croit plus
beaucoup, ne se considère cependant pas comme sérieusement marié s’il
néglige de passer par l’église, et il suit avec un sentiment de gêne les
enterrements civils. Les rites ataviques le relient à ses morts. Le
latin du prêtre, les gestes et les prières liturgiques répétés depuis
deux mille ans rattachent le défunt d’aujourd’hui à tous les morts du
passé.
Le besoin psychologique de rites et de symboles se montre tellement
impérieux que l’anticléricalisme lui-même est obligé d’en créer sans se
douter qu’il oppose simplement ainsi une nouvelle religion aux
anciennes. L’Église franc-maçonnique possède autant de rites et de
symboles que l’Église catholique.
Rites et symboles présentent d’ailleurs de grandes analogies dans tous
les cultes. Cette ressemblance tient sans doute à ce que l’esprit humain
est obligé de faire entrer ses conceptions dans les cadres mentaux peu
nombreux auxquels les philosophes donnaient jadis le nom de catégories
de l’entendement. Conditionnant l’expression des choses, ces moules de
la pensée limitent les possibilités des conceptions religieuses et des
rites qui les maintiennent.
Pareille constatation m’a souvent frappé. Entré par hasard dans un vieux
temple jaïnique du fond de l’Inde pendant une cérémonie religieuse, je
crus d’abord assister à une messe catholique. Certaines cérémonies des
temples égyptiens, il y a 3.000 ou 4.000 ans, ressemblaient
singulièrement à celles qu’abritent nos grandes cathédrales modernes. Le
langage de l’esprit mystique n’a jamais été bien varié.
Les religions ne possèdent pas seules le besoin de rites et de symboles.
Le rôle de ces derniers est aussi important dans les institutions
sociales, auxquelles ils donnent stabilité et prestige. Les fêtes
nationales, les grandes commémorations, les drapeaux, les statues, les
pompes officielles, les robes des magistrats, l’appareil de la justice
avec ses balances symboliques, sont les plus sûrs soutiens des
traditions et de la communauté des sentiments qui font la force des
nations.
Le précédent exposé montre sur quels éléments psychologiques s’édifient
les conceptions religieuses et permet de pressentir pourquoi, sous leurs
aspects divers, elles présentent de profondes analogies.
§ 6.--Analogie des croyances religieuses chez tous les peuples.
L’intelligence humaine a considérablement évolué dans le cours des âges.
Les connaissances de toutes sortes se sont prodigieusement accrues et un
Grec ou un Romain revenant à la lumière aurait grand’peine à s’assimiler
les découvertes accumulées par les siècles.
Si l’intelligence progressa, les sentiments qui forment le fond de notre
nature changèrent très peu. L’amour, la haine, l’ambition, la jalousie,
etc., sont restés ce qu’ils étaient à l’aurore de l’humanité. On les
domine peut-être davantage, mais ils existent toujours.
Les sentiments s’étant modifiés faiblement au cours des siècles, il est
naturel que la mentalité religieuse, issue des domaines de l’affectif et
du mystique, soit demeurée la même. Nous devons donc nous attendre à
rencontrer entre toutes les religions d’étroites analogies.
Ce n’est pas là, sans doute, l’enseignement des historiens. Ils montrent
les peuples dominés par des religions tellement diverses qu’aucun lien
ne semble les rattacher. Sous ces divergences apparentes se révèlent
d’étroites similitudes, quand on laisse de côté les noms des dieux et
les interprétations des théologiens. Si les hommes crurent à des
divinités multiples, ils leur ont toujours attribué les mêmes pouvoirs,
demandé les mêmes choses et les adorèrent de la même façon.
Bien que correspondant à une mentalité n’ayant guère varié, les
manifestations des croyances religieuses suivirent nécessairement les
besoins et les conditions de l’existence. Il est évident, par exemple,
qu’au temps où la patrie se bornait à la cité, les dieux ne pouvaient
être que locaux. Non moins évident qu’au moment où l’homme reconnut les
phénomènes de la nature soumis à des lois et non à de divins caprices,
une foule de divinités devenant inutiles durent disparaître.
Les diverses extériorisations de la mentalité religieuse amenèrent les
historiens à créer de nombreuses divisions: fétichisme, animisme,
monothéisme, polythéisme, etc. Soumises à l’analyse psychologique, elles
se réduisent vraiment à peu de chose. Si des cultes monothéistes, par
exemple, existèrent dans les livres, on n’en vit jamais un seul dans la
pratique. Le fétichisme, cité parmi les religions primitives, persiste
encore chez les peuples civilisés, comme nous le verrons bientôt.
L’identité des manifestations de la mentalité religieuse apparaît
nettement aussi dans les religions des peuples anciens, grecs, égyptiens
et hindous, notamment, qui n’eurent longtemps que de trop rares
communications pour avoir pu s’influencer beaucoup. Divinisation de
toutes les forces de la nature, adoration des plantes et des animaux,
fétichisme, polythéisme, puissance magique des formules, cultes des
ancêtres, etc., s’y retrouvent généralement.
Pour arriver à embrasser dans une vue d’ensemble les diverses certitudes
religieuses s’étant succédé au cours de l’histoire, il faut les dégager
des fictions qui les enveloppent et masquent leur vraie nature. Alors
seulement on reconnaît qu’elles correspondent à des besoins
irréductibles de l’esprit humain, identiques chez tous les peuples. Les
religions, malgré certaines divergences, doivent donc présenter partout
de singulières analogies.
Les historiens auraient depuis longtemps découvert ces similitudes s’ils
avaient tenu compte des éléments affectifs et mystiques dont résulte la
mentalité religieuse. Qu’importent les dieux et leurs rites, c’est la
mentalité qui les créa qu’on doit d’abord chercher à connaître.
CHAPITRE II
TRANSFORMATIONS QUE SUBISSENT LES CROYANCES RELIGIEUSES INDIVIDUELLES EN
DEVENANT COLLECTIVES.
§ 1. Transformations subies par la religion des théologiens en devenant
populaire.--§ 2. Comment les peuples interprètent la nature de leurs
divinités.--§ 3. Transformations subies par une même religion en passant
d’un peuple à un autre.
§ 1.--Transformations subies par la religion des théologiens en devenant
populaire.
L’histoire des religions est toujours difficile à saisir parce qu’elles
se présentent sous deux aspects fort distincts, les dogmes et la
pratique populaire.
Les livres nous apprennent d’une religion la pensée de ses créateurs et
de leurs premiers disciples, mais nullement l’idée que le peuple s’en
fait. Les théologiens sont pleins de subtilités que l’âme de la
multitude simplifie et transforme.
Les écrivains restent généralement muets sur ces transformations et
s’attachent uniquement aux textes, bien que leur importance réelle soit
très faible.
L’étude des métamorphoses subies par une religion en pénétrant dans les
foules n’est pas impossible, même sans documents précis, car les grandes
lignes de ces modifications se retrouvent partout identiques. Un culte
monothéiste par exemple prendra toujours une forme polythéiste dès qu’il
sera pratiqué par un peuple. En tous pays les dieux seront adorés de la
même façon avec des rites bien voisins.
La prétention des livres sacrés de créer des dogmes invariables ne s’est
jamais réalisée. La fixation par l’écriture en ralentit seulement un peu
les transformations.
Bien que les foules ne se soucient guère des textes on les vit souvent
se passionner furieusement pour certains d’entre eux dont la
compréhension leur demeurait impossible. Les âmes étaient soulevées
alors non par ces textes mais par les suggestions de puissants
hallucinés. La Réforme ne se fit pas avec les pauvres arguments de
Luther et de Calvin, mais grâce à l’action directe de quelques apôtres.
L’influence des meneurs et de la contagion mentale peuvent seules
expliquer pourquoi les foules se passionnent parfois pour des
controverses théologiques complètement inintelligibles, ou visiblement
absurdes. Que pouvaient comprendre, par exemple, au Jansénisme à peine
intelligible pour des théologiens les esprits qui s’enthousiasmèrent en
faveur de cette doctrine au temps de Louis XIV? On sait qu’un illuminé
du nom de Jansénius s’était imaginé faire revivre la théorie de la
prédestination. Ses divagations ne devaient toucher qu’un petit nombre
de névropathes hantés par une peur horrible de l’enfer et qui,
incertains de la miséricorde divine, vivaient dans le doute et le
désespoir. Cependant la France entière faillit être bouleversée par
cette insanité, qui impressionne aujourd’hui encore, puisque de graves
historiens lui consacrent des ouvrages importants.
La transformation des dogmes, passant de l’âme des théologiens dans
celle des foules, est la conséquence d’une loi générale observée dans
toutes les religions, aussi bien d’Europe que d’Asie. Le brahmanisme et
le bouddhisme en constituent de frappants exemples.
Avant de les étudier, nous remarquerons tout d’abord qu’apparaissent
chez ces religions pourtant si lointaines, des manifestations de la
mentalité religieuse identiques dans tous les cultes, y compris le
christianisme: multiplication des dieux, hérésies, schismes, divisions
en sectes, couvents, vie ascétique, rites rigoureux, pèlerinages aux
sanctuaires réputés, etc.
Les _Védas_ constituent les livres sacrés du brahmanisme, mais en
devenant religion populaire, celui-ci s’est transformé au point de ne
plus conserver aucune parenté avec les textes qui l’ont inspiré.
Le Brahmanisme populaire nous montre en effet un mélange intime des
croyances les plus diverses. Théoriquement, il comporte une grande
trinité: Vishnou, dieu de l’amour, Siva, dieu de la mort et Brahma,
souverain maître.
Sur cette trinité fondamentale d’abord, devenue un peu accessoire
ensuite, l’imagination populaire greffa des milliers de divinités fort
analogues à celles du monde antique. Les forces de la nature, les
animaux utiles ou nuisibles, les ombres des morts, l’eau des fleuves, le
vent, la lumière, tout devint divinités pour le peuple.
Si au lieu d’examiner le brahmanisme populaire on l’étudie dans les
livres des théologiens et des lettrés, apparaissent alors des
conceptions religieuses fort différentes. Les dieux secondaires sont à
peu près ignorés. Tous les êtres composés d’éléments indestructibles se
dissolvent dans leurs principes après la mort et retournent au sein de
Brahma. Quelques-uns de ces livres professent sur la création du monde
des conceptions parfois très sceptiques: «D’où vient cette création?
disent les Védas, est-elle l’œuvre d’un créateur ou non? Celui qui la
contemple du haut du firmament, celui-là seul le sait. Peut-être
lui-même ne le sait-il pas.» On ne fonde pas évidemment une religion
populaire avec de tels principes.
Les mêmes distinctions entre la foi populaire et celle des théologiens,
apparaissent encore plus frappantes dans le bouddhisme. Cette religion,
fondée sur la négation de tous les dieux, a fini par devenir le plus
polythéiste des cultes en passant dans la mentalité des masses.
J’ai exposé au cours de mon ouvrage sur les _Civilisations de l’Inde_,
l’histoire de cette transformation. On y verra comment une exploration
archéologique me révéla l’évolution subie par le bouddhisme et pourquoi
ce dernier disparut du pays où il avait pris naissance.
Les auteurs ayant étudié le bouddhisme dans les livres le crurent avec
raison une religion théoriquement athée. Leur erreur commença quand ils
supposèrent que cet athéisme était devenu populaire.
Une séparation complète existe entre le bouddhisme théorique et le
bouddhisme pratiqué par ses fidèles.
Les conceptions du grand réformateur Bouddha peuvent se résumer en
quelques lignes. Je les emprunte à Taine, afin que le lecteur ne me
soupçonne pas d’émettre une théorie exclusivement personnelle.
«C’est une hérésie, assurait Bouddha, que d’affirmer l’existence d’un
être suprême créateur du monde...
«Quatre vérités composent sa doctrine. Toute existence est une
souffrance, parce qu’elle comporte la vieillesse, la maladie, la
privation et la mort. Mais ce qui a fait d’elle une souffrance, c’est
le désir, sans cesse renouvelé, et sans cesse contrarié, par lequel
nous nous attachons aux objets, à la jeunesse, à la santé, à la vie.
Donc, pour détruire la souffrance, il faut détruire ce désir. Pour le
détruire, il faut renoncer à soi-même, se délivrer de la soif de
l’être, ne plus sentir d’attrait pour un objet ni pour aucun être...
Le sage atteint au renoncement et à l’insensibilité en considérant que
tout être étant composé est périssable, qu’étant périssable il est une
simple apparence sans solidité ni support, un phénomène en train de
disparaître, semblable à l’écume qui se fait et se défait à la surface
de l’eau, à l’image qui flotte dans un miroir; bref, par la conviction
profonde que les choses ne sont pas.»
Cette doctrine est, je le répète, celle des livres. Elle devait
évidemment rester incomprise du peuple. L’étude des bas-reliefs de
l’Inde m’a vite montré ce que devinrent ces philosophiques conceptions,
en pénétrant l’âme populaire. Du négateur des dieux Bouddha, la
multitude fit d’abord un dieu unique, puis l’entoura bientôt d’une
légion d’autres divinités et le noya en quelques siècles dans leur
foule. N’ayant plus alors aucune supériorité sur les autres dieux,
Bouddha finit par être oublié et le bouddhisme disparut comme religion
spéciale.
Cette transformation d’un athéisme philosophique en polythéisme
populaire jette une vive lumière sur les ressorts secrets de la
mentalité religieuse.
§ 2.--Comment les peuples interprètent la nature de la divinité.
Les faits précédents montrent clairement ce que deviennent les dogmes en
se propageant dans les masses, mais ne nous disent pas de quelle manière
les disciples conçoivent leurs divinités.
Il est si difficile de se le représenter pour des peuples à mentalité
différente de la nôtre, les Grecs et les Romains par exemple, que les
historiens ne l’ont guère tenté. Que pouvait signifier pour un Romain le
_numen_ ou génie des empereurs, qu’il adorait et auquel il élevait des
temples? Comment faisait-on si facilement un dieu d’un homme? Peut-être
supposait-on chez les héros une sorte d’incarnation de l’esprit divin?
Ces déifications équivalaient sans doute à la sanctification des
personnages vertueux du christianisme. Un saint est, comme les
empereurs, un homme divinisé après sa mort et auquel sont dédiés
également des temples.
On se représente mieux l’idée de la divinité que se faisaient des hommes
moins raffinés, tels que nos ancêtres chrétiens du Moyen Age, par
exemple. Dieu et ses saints étaient simplement pour eux des personnages
très puissants, dont la faveur s’obtenait au moyen de prières et de
présents.
Certains fidèles n’hésitaient pas du reste à manifester leur
mécontentement en termes sévères quand la récompense obtenue n’était pas
proportionnée aux offrandes. Parlant de la pratique du christianisme au
Moyen Age, l’illustre historien Fustel de Coulanges s’exprime ainsi:
«C’était une religion fort grossière et matérielle. Un jour, saint
Colomban apprend qu’on a volé son bien dans le moment même où il était
en prières au tombeau de saint Martin: il retourne à ce tombeau et
s’adressant au saint: «Crois-tu donc que je sois venu prier sur tes
reliques pour qu’on me vole mon bien?» Et le saint se crut tenu de
faire découvrir le voleur et de faire restituer les objets dérobés. Un
vol avait été commis dans l’église de Sainte-Colombe, à Paris; Éloi
court au sanctuaire et dit: «Écoute bien ce que j’ai à te dire, sainte
Colombe, si tu ne me fais pas rapporter ici ce qui a été volé, je
ferai fermer la porte de ton église avec des tas d’épines, et il n’y
aura plus de culte pour toi.» Le lendemain, les objets volés étaient
rapportés. Chaque saint avait une puissance surhumaine, et il devait
la mettre au service de ses adorateurs. Le culte était un marché.
Donnant donnant.»
Cette conception resta générale au Moyen Age et plus tard encore. Les
rois eux-mêmes ne raisonnaient pas autrement que le peuple. M. Lavisse
nous montre Louis XI tâchant de se concilier, à l’aide de cadeaux, les
personnages influents du paradis.
«Sa prodigalité envers saint Martin, saint Michel, sainte Marthe,
etc., mit plus d’une fois sur les dents ses officiers de finances; ils
devaient trouver en quelques jours une somme énorme pour récompenser
un saint qui venait de manifester sa bonne volonté, ou bien pour
acheter une intervention décisive. Saint Martin de Tours, après la
prise de Perpignan, reçut douze cents écus, et la Vierge du Puy, après
la naissance du Dauphin, vingt mille écus d’or. Afin d’empêcher
Charles le Téméraire de prendre Noyon, en 1412, Jean Bouret dut
envoyer tout de suite douze cents écus à un orfèvre, afin de faire une
«ville d’argent» pour Notre-Dame.»
Louis XIV n’entendait pas les choses d’une façon bien différente lorsque
après la défaite de Malplaquet, il disait d’un ton de reproche: «Dieu a
donc oublié tout ce que j’ai fait pour lui?»
Des conceptions du même ordre apparaissent à tous les âges, chez les
dévots de tous les cultes. On ne voit nulle part des divinités
inaccessibles aux présents. Les mêmes besoins de l’âme humaine devaient
engendrer partout les mêmes manifestations. Supposant les dieux à leur
image, comment les hommes n’auraient-ils pas employé, afin de séduire
ces êtres redoutables, les moyens par lesquels se concilie la protection
des puissants d’ici-bas?
§ 3.--Transformations subies par une même religion en passant d’un
peuple à un autre.
Nous avons montré les modifications subies par les religions en se
propageant dans les couches diverses d’une même société. Ces
transformations seront plus profondes encore pour une même religion
adoptée par des races différentes.
Les théologiens attachés à la lettre des dogmes et exigeant seulement
des fidèles la pratique des rites, n’aperçoivent pas ces changements et
restent persuadés de l’invariabilité de leurs doctrines, quel que soit
le peuple les ayant embrassées. Cependant une religion, du fait seul
qu’elle est pratiquée par des races différentes, se transforme
entièrement.
Le bouddhisme de l’Inde, par exemple, et celui du Japon et de la Chine
n’offrent plus aucune parenté. La différence entre eux est telle que les
savants ayant étudié pour la première fois le bouddhisme dans ces
dernières contrées crurent rencontrer une religion nouvelle.
L’Islamisme a subi des transformations analogues en passant de l’Arabie
dans l’Inde. Le plus monothéiste des cultes y est devenu extrêmement
polythéiste. Chez les populations dravidiennes du Dekkan il ne diffère
du brahmanisme que par l’adoration de Mahomet. En Algérie, l’islamisme
des Arabes et celui des Berbères forment également deux religions assez
distinctes.
Cette loi de la transformation des croyances passant d’un peuple à
l’autre s’applique à tous les éléments de la civilisation. Dans mon
livre, _les Lois psychologiques de l’évolution des peuples_, j’ai montré
depuis longtemps que jamais une nation n’adoptait les arts, les
institutions ni la langue d’une autre sans lui faire subir de grands
changements.
C’est donc une illusion de croire, avec certains historiens, que les
peuples changent leurs dieux à volonté. La conversion de peuples entiers
à une religion nouvelle est tout à fait fictive. Si plusieurs semblèrent
se convertir au christianisme, à l’islamisme ou au bouddhisme, par
exemple, s’ils acceptèrent théoriquement le texte des livres sacrés sans
d’ailleurs en connaître un seul mot, ils n’ont adopté réellement de ces
diverses croyances que certaines formules, certaines cérémonies, et
retenu de la foi nouvelle que les éléments en rapport avec leurs besoins
et leurs sentiments. Comment aurait-il pu d’ailleurs en être autrement?
Ce serait ignorer profondément le mécanisme de la croyance que de
supposer un peuple entier capable d’accueillir instantanément les dogmes
d’une religion nouvelle pour lui. Quand il a paru les admettre, c’était
pour obéir aux prescriptions de chefs redoutés, mais une telle adhésion
demeurait purement verbale. Dans les livres seulement on voit Henry VIII
imposer le protestantisme à l’Angleterre, sa fille, Marie Tudor,
rétablir le catholicisme, puis son autre fille Élisabeth forcer ses
sujets à revenir au protestantisme.
Nous résumerons ce chapitre en répétant que la stabilité des religions
est une simple apparence. Les dogmes écrits peuvent demeurer
invariables, divers rites persister longtemps, mais en réalité les
conceptions religieuses suivent la mentalité des hommes qui les
adoptent. Elles tendent toutes cependant à prendre certains caractères
communs en arrivant dans l’âme populaire. Les divers dieux furent dotés
des mêmes pouvoirs, on tenta toujours de se concilier leurs faveurs par
les mêmes moyens. Ils extériorisèrent partout les mêmes espoirs, les
mêmes craintes et les mêmes rêves.
CHAPITRE III
LES DIEUX DU MONDE ANTIQUE.
§ 1. Les premiers cultes supposés de l’humanité, fétichisme, totémisme,
animisme, etc.--§ 2. Les dieux du monde gréco-romain.--§ 3. Le culte des
morts.--§ 4. La divinisation des abstractions et des héros.--§ 5. Les
augures et les oracles.
§ 1.--Les premiers cultes supposés de l’humanité. Fétichisme, Totémisme,
Animisme, etc.
Les seules conjectures formées sur les premiers cultes de l’humanité
dérivent de l’étude des religions chez les sauvages actuels. Suivant
certaines idées, peu défendables au point de vue psychologique, on crut
d’abord les religions primitives constituées par le fétichisme et
l’animisme. Les historiens les font précéder maintenant d’une sorte de
culte appelé totémisme, caractérisé par ce fait que divers clans
sauvages se désignent sous des noms d’animaux ou de végétaux.
Les abondantes dissertations des sociologues n’ont guère réussi à
découvrir dans le totémisme un culte primitif spécial. Rien en effet ne
le distingue nettement du fétichisme. Le totem, qu’il soit animal,
plante, ou objet inanimé, paraît bien avoir constitué simplement le
signe de ralliement d’une tribu devenu ensuite son fétiche. On peut le
comparer aux images figurant sur les bannières et les écussons des chefs
guerriers de tous les temps. Loin d’avoir été une religion, le totémisme
représente un domaine que la religion n’envahit qu’assez tard.
L’animisme, également séparé du fétichisme par les historiens, nous
semble s’y rattacher étroitement. Impossible de croire que le plus
inintelligent des sauvages ait jamais adoré une pierre ou un morceau de
bois s’il ne les avait supposés doublés d’esprits invisibles. La seule
distinction, assez problématique d’ailleurs, pouvant être établie entre
le fétichisme et l’animisme serait que dans ce dernier les esprits, au
lieu de rester fixés sur l’objet, s’en trouveraient indépendants et
pourraient circuler à leur gré.
Un fétiche est parfois individuel, mais le plus souvent collectif. Le
totémisme, dont nous parlions à l’instant, représente un fétichisme
collectif.
L’homme moderne s’imagine entièrement dégagé du fétichisme et parle de
ce culte avec dédain. Cependant sa vie en est pleine. Beaucoup de libres
penseurs ont foi dans les présages, les porte-bonheur, l’influence du
chiffre 13, et nombre de superstitions du même ordre. Les croyants les
plus monothéistes en apparence ne doutent pas de la vertu des reliques,
des médailles, de l’action curative des sources miraculeuses et des
pèlerinages. Les ex-voto ornent en aussi grande quantité les murs des
églises modernes que les anciens temples de la Grèce et se révèlent
inspirés par une mentalité identique.
Qu’il s’agisse d’animisme, de fétichisme, ou d’une religion quelconque,
les rites et les sacrifices jouèrent toujours, nous l’avons dit plus
haut, un rôle essentiel. Chez les peuples déjà avancés en civilisation:
Grecs, Romains, Égyptiens ou Juifs, les rites étaient minutieusement
réglés. Le _Lévitique_ renferme de nombreuses prescriptions relatives
aux cérémonies. Parmi elles figuraient les sacrifices expiatoires
pratiqués par la plupart des peuples. Jehovah ne cessait d’en réclamer.
Ce dieu féroce, aux goûts plébéiens, se réjouissait de l’odeur de la
viande brûlée. Pour se concilier ses faveurs, Salomon fit égorger en une
seule fois d’immenses troupeaux de bœufs.
§ 2.--Les dieux du monde gréco-romain.
Il est fort difficile à un homme moderne, même croyant convaincu, de
comprendre à quel point la vie religieuse pénétrait le monde ancien.
Plus on recule dans l’histoire, plus l’action des dieux apparaît
prépondérante. Ils remplissaient en effet une foule de rôles dont les
progrès de la pensée les ont successivement délivrés. Les lois
naturelles étant ignorées, l’homme attribuait nécessairement à des
puissances surnaturelles toutes les forces invisibles, mystérieuses et
redoutables dont il ressentait les effets. Le vent, la foudre, les
tempêtes étaient des manifestations divines. Les sources, les fleuves,
les forêts avaient leurs dieux. Considérant tous ces éléments comme
doués de volontés analogues aux siennes propres, l’homme tâchait de se
les concilier par les moyens en usage pour obtenir la protection de
grands personnages: sacrifices, prières et présents.
Sans remonter au delà des peuples de l’antiquité classique: Grecs,
Romains, Égyptiens, etc., on peut dire que la vie religieuse dominait
toute leur vie sociale. Fustel de Coulanges l’a montré depuis longtemps
pour le monde gréco-romain: «La religion, dit-il, était maîtresse
absolue dans la vie privée et dans la vie publique, l’État était une
communauté religieuse, le roi un pontife, le magistrat un prêtre, la loi
une formule sainte, le patriotisme de la piété, l’exil une
excommunication.» J’ai déjà montré ailleurs comment le droit primitif
dérivait toujours de la loi religieuse.
La conception que les peuples se sont faite de leurs divinités n’a pas
beaucoup varié dans la suite des âges. L’extension du pouvoir qu’ils
leur reconnaissaient s’est seule un peu modifiée.
Ce pouvoir fut pendant longtemps assez limité. Même à l’époque où
Jupiter devint roi du ciel, il avait encore au-dessus de lui un maître
mystérieux, le destin.
Quant aux dieux ordinaires, ils se rapprochaient parfois des simples
humains au point de contracter des unions avec eux. Achille est fils de
la déesse Thétis, Vénus mère d’Énée, etc.
Les récits d’Homère indiquent bien les bornes de la puissance que
l’homme attribuait alors à ses divinités. Il les redoutait très fort,
les implorait souvent, mais osait parfois les braver. Au cours du siège
de Troie, Diomède blesse Vénus d’un coup de lance et l’accable de
menaces. Il frappe le dieu Mars qui voulait venger la déesse. Pendant
toute la durée de ce siège célèbre, les dieux interviennent
journellement dans les combats. Neptune entoure d’un nuage protecteur le
fils d’Anchise afin de le soustraire aux coups d’Achille. Apollon agit
de même à l’égard d’Hector. Junon ne se sentant pas assez puissante
contre le dieu du fleuve Scamandre qui voulait faire périr Achille,
s’adresse à Vulcain pour le protéger, et ce dernier n’y réussit qu’en
provoquant un formidable incendie devant lequel le fleuve recule.
D’après la narration attribuée par Virgile à Énée et qui naturellement
reflétait les idées de l’époque, il fallut le concours de Neptune,
Junon, Pallas et Jupiter pour triompher de la résistance des Troyens,
concours très matériel, car ce fut à coups répétés de son trident que
Neptune ébranla les murs de Troie.
Les conceptions homériques semblent s’être un peu transformées dans le
cours des âges. Au temps d’Auguste, on redoutait toujours les dieux,
mais sans croire beaucoup à leur intervention dans la marche du monde.
«Je sais, écrit Horace, que les dieux vivent en repos et que si la
nature fait quelques merveilles, ils ne se donnent point la peine d’y
mettre la main.»
La nature était déjà, on le voit, une entité mystérieuse permettant,
comme aujourd’hui, d’expliquer tous les mystères.
La conception de divinités à puissance limitée ne fut pas particulière
au monde gréco-romain; elle se retrouve parmi toutes les religions de
l’Inde. On peut le constater dans les grandes épopées et même dans de
simples drames tels que celui de Sacountala, où figurent des dieux ayant
recours à l’assistance des mortels.
La croyance en des divinités à pouvoir limité, inconciliable avec l’idée
d’un dieu universel exerçant une domination absolue qui se formula plus
tard, était la conséquence nécessaire de la multiplicité des dieux.
Chacun ne pouvait évidemment posséder la même influence. Au-dessous des
plus puissants, Jupiter, Junon et Minerve, trinité adorée au Capitole
romain, régnaient de petits dieux à pouvoir fort circonscrit.
Ces divinités innombrables vécurent toujours en parfait accord et l’idée
de persécuter leurs adorateurs n’effleura jamais l’âme d’un ancien. Les
dieux des peuples voisins se voyaient facilement adoptés par les
vainqueurs. Tous ceux des Grecs, des Carthaginois, des Égyptiens, etc.,
furent romanisés et incorporés dans la religion nationale. Le Bâal
punique s’identifia avec Saturne, Diane avec Artémis, Junon avec Isis et
Tanit, Vénus avec l’Astarté carthaginoise, etc.
Au moyen d’un mécanisme analogue, les dieux romains se répandirent dans
les provinces dominées par Rome, et se mêlèrent ou se fusionnèrent aux
dieux locaux. Les chrétiens seuls devaient plus tard faire exception.
Ils ne pouvaient évidemment pas s’incliner devant des dieux que leurs
livres déclaraient des démons. Ce refus devint l’origine de persécutions
longtemps considérées comme religieuses et qui furent seulement
politiques. Rome acceptait toutes les divinités, mais exigeait de ses
fonctionnaires et de ses soldats un serment aux dieux nationaux et au
génie de l’Empereur.
Les détails mêmes du culte de toutes les divinités ont peu varié à
travers le temps. Un croyant moderne demande la protection des saints de
façon identique à celle dont les anciens réclamaient l’appui de leurs
dieux. M. Maspero décrit le culte d’Ammon au temple de Louqsor longtemps
avant notre ère, dans des termes qui s’appliqueraient parfaitement aux
religions actuelles en changeant simplement quelques noms.
§ 3.--Le culte des morts.
Le culte des morts paraît avoir toujours fait partie des religions. On
le retrouve à tous les âges chez la plupart des peuples, des Grecs
anciens jusqu’aux Japonais modernes.
Prépondérant dans la Grèce et l’Italie, il pesa lourdement sur le monde
antique. On devait en observer soigneusement les rites sous peine de
châtiments redoutables.
«Les Grecs et les Romains, écrit Fustel de Coulanges, avaient
exactement les mêmes opinions. Si l’on cessait d’offrir aux morts le
repas funèbre, aussitôt les morts sortaient de leurs tombeaux; ombres
errantes, on les entendait gémir dans la nuit silencieuse. Ils
reprochaient aux vivants leur négligence impie; ils cherchaient à les
punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le sol de
stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu’au
jour où les repas funèbres étaient rétablis.»
Cette crainte des morts était universelle. Avertie par un songe que les
mânes d’Agamemnon sont irrités contre elle, Clytemnestre envoie aussitôt
des aliments sur son tombeau.
D’après une conception retrouvée dans presque toutes les races, chaque
être, chaque objet comportait une sorte d’âme invisible. C’est pourquoi
l’ombre des présents suffisait à satisfaire l’ombre des morts. Pour la
même raison, beaucoup de peuples immolaient pendant les funérailles des
grands personnages des chevaux et des serviteurs qui devaient les
accompagner en l’autre monde. L’ombre du défunt arrivait ainsi,
convenablement escortée, dans le royaume des morts. Au Pérou, on faisait
périr sur la tombe d’un Inca décédé les vierges du temple du Soleil,
dont les ombres étaient destinées à former une cour au prince défunt.
Chez les Grecs et les Romains, les divinités constituées par les ombres
des morts étaient qualifiées de dieux lares. «Elles sont, disaient les
Romains, des divinités redoutables, chargées de châtier les hommes et de
veiller sur tout ce qui se passe dans l’intérieur des maisons.» Aussi
chaque demeure contenait-elle un autel où, matin et soir, la famille
réunie adressait ses prières aux ancêtres et leur offrait quelques menus
présents.
Ce culte des morts suffirait à expliquer, en dehors des raisons données
dans un autre chapitre, la divinisation des empereurs qui étonna
beaucoup d’historiens. Il était fort naturel si un particulier devenait
divinité après sa mort, qu’un empereur se changeât en une divinité plus
importante et fût adoré par tout un peuple au lieu de l’être seulement
par les membres de sa famille.
Le culte des morts s’est perpétué chez beaucoup de nations jusqu’à nos
jours. Il constitue la principale religion de la Chine et du Japon. J’ai
entendu dire à l’un des hommes les plus distingués du Japon,
actuellement ambassadeur auprès d’une grande puissance européenne que,
rentré à son foyer, il ne manquait jamais d’aller se recueillir auprès
de l’autel consacré à ses ancêtres. J’ai répété trop de fois que la
volonté des vivants est dominée par celle des morts pour ne pas
reconnaître le côté judicieux d’un tel culte. Par sa pratique, l’homme
prend conscience du lien étroit le rattachant aux générations passées
dont il n’est que la continuation.
On ne doit donc pas considérer uniquement comme une image l’assertion de
l’illustre amiral Togo proclamant, après avoir remporté la plus
importante des batailles navales modernes, que ce n’était pas lui, mais
l’âme de ses ancêtres qui l’avait gagnée. Assurément une grande part du
triomphe revenait au célèbre amiral, cependant tous les aïeux créateurs
de l’âme nationale du Japon n’étaient-ils pas les vrais vainqueurs? Les
morts créent nos vertus, et quand nous valons quelque chose, nous le
devons surtout à eux.
La religion des morts s’est restreinte chez plusieurs peuples, mais n’a
jamais disparu. Pour les chrétiens, elle se borne presque uniquement à
la vénération des saints et à une fête annuelle consacrée à visiter les
tombes des défunts.
§ 4.--La divinisation des abstractions et des héros.
Au culte des dieux divers dont nous avons parlé s’ajouta encore chez
certaines nations la divinisation de personnages et de diverses
collectivités. Les Romains déifièrent leurs villes, leurs héros, leurs
empereurs et même de simples abstractions. La vertu, la concorde, la
justice, etc., avaient leurs temples.
Ces conceptions nous semblent aujourd’hui singulières, cependant plus
d’une analogie existe entre elles et le symbolisme moderne.
Nos monuments, nos monnaies, nos papiers officiels, les décorations de
nos grandes écoles savantes, sont en effet remplis d’incarnations
allégoriques. La loi, la justice, la liberté, etc., continuent à être
représentées par des personnages. La pensée de l’homme antique
concrétisant la concorde sous forme de déesse, n’était pas très éloignée
de celle de l’homme moderne représentant la république par une femme
coiffée d’un bonnet phrygien ou personnifiant la ville de Strasbourg
sous les traits d’une statue couverte, à certaines dates, de couronnes.
La divinisation des empereurs ne constitue pas davantage un phénomène
spécial au monde antique. Non seulement saint Louis entra dans le
panthéon chrétien, mais tous les rois de notre ancienne monarchie
étaient considérés, aussi bien par le peuple que par des hommes éminents
tels que Bossuet, comme des incarnations de la puissance divine. Les
inscriptions monétaires et les pièces officielles rappelaient toujours
qu’ils tenaient leur pouvoir d’une grâce de Dieu. Pour des personnages
en relation si intime avec la divinité, naissait naturellement un
sentiment bien voisin de l’adoration. Ne possédaient-ils pas d’ailleurs
quelques-uns des pouvoirs attribués à la divinité même, tels que celui
de guérir certaines maladies par un simple attouchement?
En fait, le peuple à tous les âges divinisa les héros. Les soldats de
Napoléon considéraient leur empereur comme une divinité invincible. Le
vicaire général de Notre-Dame le déclarait publiquement une incarnation
de la Providence[3].
[3] Napoléon lui-même finit par trouver cette divinisation de sa
personne excessive. En 1808, il écrivait à son ministre de la
marine:
«Je vous dispense de me comparer à Dieu. Il y a tant de singularité
et d’irrespect pour moi dans cette phrase, que je veux croire que
vous n’avez pas réfléchi à ce que vous écriviez.»
Les rapprochements que nous venons de signaler entre la pensée antique
et la pensée moderne prouvent à quel point, sous des formes diverses, la
mentalité religieuse s’est maintenue identique à travers les âges.
§ 5.--Les augures et les oracles.
Les dieux du paganisme consentaient quelquefois à communiquer avec les
mortels au moyen de brefs oracles rendus par des personnages sacrés
analogues à nos médiums modernes. Les Grecs n’entreprenaient rien sans
les consulter. On venait de très loin interroger à Delphes la Pythie
parlant au nom d’Apollon.
La confiance dans les décrets ainsi rendus était absolue. Un oracle
ayant déclaré que l’empereur Hadrien mourrait prématurément si un ami
intime ne s’immolait pour lui, son favori Antinoüs s’offrit
immédiatement en sacrifice et se suicida. Hadrien, désolé mais
reconnaissant, lui éleva un temple bientôt entouré d’une ville
importante qui dura quatre siècles.
A défaut d’oracles, les augures étaient consultés pour interpréter la
volonté des dieux. Ils formaient à Rome un collège officiel, supprimé
seulement lorsque le christianisme devint la religion de l’Empire.
Augures et oracles constituaient évidemment un besoin de la mentalité
religieuse, puisqu’ils persistèrent toujours sous des noms divers. Le
Moyen Age eut la magie et la sorcellerie, nos temps modernes les tables
tournantes et les esprits.
Ce qui précède montre à quel point la vie du monde antique était dominée
par les croyances religieuses. Nous savons qu’il en fut de même pour le
Moyen Age. Pendant plus de mille ans toute notre histoire se trouva
soumise aux influences de la théologie. En restreignant de plus en plus
le domaine supposé directement régi par les dieux, la science a fini par
circonscrire celui de la théologie, mais sans pour cela faire
disparaître la mentalité mystique. Celle-ci s’extériorise maintenant
sous d’autres formes. De religieuses les croyances sont devenues
politiques et sociales. La même confiance dans l’action des formules,
les mêmes espérances dominent toujours les âmes. L’homme a besoin de
croyances pour alimenter sa vie mentale comme l’estomac a besoin de
nourriture pour entretenir la vie matérielle. Cette donnée psychologique
fondamentale est mise en évidence par la très instructive histoire des
dieux.
CHAPITRE IV
LES GRANDES RELIGIONS SYNTHÉTIQUES. LE CHRISTIANISME.
§ 1. La naissance du christianisme.--§ 2. Les transformations du
christianisme.--§ 3. Propagation du christianisme dans les couches
populaires.--§ 4. Propagation du christianisme chez les lettrés.--§ 5.
Les conséquences imprévues de l’adoption du christianisme.
§ 1.--La naissance du christianisme.
Les religions du monde antique furent d’abord des cultes locaux ne
cherchant nullement à se propager. Un peuple avait ses dieux comme il
possédait sa langue, ses lois, ses coutumes et ses arts. Il eût jugé
sacrilège de voir ses divinités adorées par des étrangers. Un conquérant
seul pouvait se le permettre.
Quand la puissance romaine eut un peu unifié le vieux monde et rendu les
communications faciles, des religions à tendances universelles
naquirent. Le christianisme et l’islamisme sont les plus célèbres.
Nous bornerons notre étude à la première. Elle suffit à montrer la
genèse et l’évolution de ce que nous appelons les grandes croyances
synthétiques. Son histoire apprend de quelle façon naît, se transforme
et se propage une religion, comment elle s’assimile des croyances
antérieures et pourquoi elle arrive à influencer les âmes.
L’évolution du christianisme contribue également à justifier cette loi,
énoncée dans un précédent chapitre, que la religion enseignée par la
théologie diffère toujours de celle pratiquée dans les masses. Elle
vérifie aussi cette autre loi fondamentale que les manifestations de la
mentalité religieuse sont identiques chez tous les peuples, malgré la
diversité apparente de leurs croyances. Que l’homme ait vénéré Isis ou
la vierge Marie, il les adora pareillement. De la même manière et sans
les différencier beaucoup, il adora les divinités du panthéon
gréco-romain ou les saints du ciel chrétien. Que ses fétiches fussent
des reliques ou des amulettes quelconques, il leur attribua des vertus
identiques.
* * * * *
Alors que la vie de plusieurs fondateurs de religions, Mahomet par
exemple, est assez bien connue, celle du fondateur du christianisme
reste à peu près ignorée. Il ne faut plus la chercher dans les
évangiles, comme on le fit longtemps et comme la science a cessé de le
croire possible aujourd’hui. Ces livres, dont le plus ancien, celui de
Marc, fut écrit au moins un demi-siècle après la mort du Christ,
constituent des compilations de rêveries et de souvenirs incertains
amplifiés par la pieuse imagination de leurs auteurs.
Les moins inexacts des documents à consulter sur les premiers temps du
christianisme paraissent être les épîtres de saint Paul. Mais, n’ayant
pas connu le Christ, il n’en pouvait parler que d’après la tradition et
son imagination.
Malgré leur insuffisance, ces sources d’information nous donnent du
moins les idées en cours à l’époque où Jésus vivait et montrent que
jamais le futur Dieu ne se considéra comme une divinité ni même comme le
fondateur d’une religion nouvelle.
«Si l’on était venu dire aux douze apôtres, écrit le professeur
Guignebert, que Jésus avait incarné Dieu, ils n’auraient d’abord pas
compris, puis ils auraient crié à l’abominable scandale... L’idée de
filiation divine ne pouvait présenter à l’esprit d’un Juif qu’un
horrible blasphème.»
Se croyant un simple prophète, succédant à beaucoup d’autres, Jésus
avait l’unique prétention d’annoncer la prochaine venue du royaume de
Dieu prédite aux Juifs depuis fort longtemps. Cette bonne nouvelle
concernait exclusivement d’ailleurs le peuple d’Israël.
Après sa mort, ses disciples essayèrent de répandre ses prophéties et sa
morale, mais recrutèrent d’abord peu d’adeptes. La mémoire du Christ ne
semblait pas devoir lui survivre longtemps.
On sait qu’il en fut tout autrement. La vision créatrice d’un illuminé,
saint Paul, allait sauver le nom du Christ de l’oubli et l’entourer
d’une gloire éternelle.
La célèbre apparition sur le chemin de Damas fut le véritable point de
départ du christianisme. Doué d’une exubérante imagination, l’esprit
rempli des souvenirs de la philosophie grecque et des religions de
l’Orient, saint Paul fonda avec le nom du Christ une religion à laquelle
Jésus lui-même n’eût certainement rien compris.
Saint Paul ne paraît d’ailleurs pas avoir songé à faire du Christ une
divinité. Il le considérait seulement comme un envoyé de Dieu chargé
d’apporter aux hommes la certitude d’une vie éternelle et le rachat de
leurs péchés par sa mort.
Rien n’indique que pendant le premier siècle du christianisme Jésus ait
été considéré par les fidèles comme un Dieu. La croyance à sa divinité
se répandit seulement au début du second siècle parmi les communautés
chrétiennes.
On pourrait s’étonner d’une pareille lenteur en se rappelant la facilité
avec laquelle les hommes de cette époque divinisaient de grands
personnages, tels que les empereurs.
Plusieurs raisons contribuèrent à retarder cette déification. Les Juifs,
en se convertissant au christianisme, ne voulaient pas renoncer à
Jehovah, dieu terrible et jaloux. Après avoir considéré Jésus comme son
envoyé, ils en firent d’abord son fils, puis plus tard l’identifièrent
avec lui. La foi aveugle des premiers fidèles les empêchait de voir
l’abîme qui séparait le farouche Javeh du doux Jésus. Ces contradictions
d’ordre rationnel n’existent pas pour la logique mystique.
Les efforts de saint Paul avaient tendu à dégager le plus possible le
christianisme de ses éléments juifs, de façon à en faire une religion
universelle. Il le devint, mais son expansion fut assez lente, beaucoup
plus, par exemple, que ne devait l’être celle de l’islamisme.
Recherchons maintenant comment le christianisme s’annexa les croyances
antérieures et évolua dans le cours des âges. Nous examinerons ensuite
les causes de sa propagation.
§ 2.--Les transformations du christianisme.
Le nom de religion synthétique que nous avons donné au christianisme est
justifié par son adoption d’une foule de croyances antérieures, dont il
prétendait pourtant se séparer.
Dès que la doctrine du Christ sortit du monde étroit de la Judée pour
pénétrer dans la vie gréco-romaine, elle devait nécessairement s’adapter
à la pensée, aux besoins et aux sentiments de nouveaux milieux.
Elle y réussit par l’emprunt d’une foule d’éléments de la philosophie
grecque et des religions orientales alors très en faveur.
La science moderne a mis facilement en évidence ce mélange d’influences
étrangères méconnu pendant longtemps.
«Paganisme olympique, orphisme, religions orientales diverses,
systèmes philosophiques, tout lui fournit un élément, écrit M.
Guignebert...
«Le christianisme est devenu une religion véritable, de toutes la plus
complète parce qu’elle a pris à toutes ce qu’elles avaient de
meilleur.»
Pendant les cinq premiers siècles de son existence, le christianisme ne
cessa de se transformer par ces annexions et il devint à la longue un
mélange de toutes les croyances orientales, surtout de celles de
l’Égypte et de la Perse, qui, vers le commencement de notre ère, étaient
fort répandues dans le monde païen. Le culte d’Isis et celui de Mithra,
notamment, y avaient de nombreux adeptes. La plupart des cérémonies,
rites et symboles chrétiens, ainsi que la lutte éternelle du bien et du
mal, appartenaient au culte de Mithra.
«L’Isis allaitant Horus, dit M. A. Reinach, a contribué à former le
type de la Vierge à l’enfant, et l’Horus transperçant le crocodile les
saint Georges et les saint Michel terrassant le dragon. On sait que
l’influence de l’Égypte sur le christianisme ne s’est pas bornée à ces
images... jusqu’au bénitier et à la clochette des messes, des cercles
de l’enfer avec la plupart de leurs démons, à la prière pour les
trépassés, l’Égypte a marqué le christianisme de son empreinte.»
Les rites du christianisme avaient fini par faire de tels emprunts aux
cultes antérieurs que les Pères de l’Église, peu au courant du mécanisme
de ces annexions progressives, prenaient le culte de Mithra pour une
contrefaçon diabolique de celui du christianisme. C’était justement
l’inverse.
En raison de ces additions successives, le christianisme mit plusieurs
siècles à se constituer. On peut même dire que jusqu’au commencement du
Moyen Age, il n’existait aucun exposé officiel de la doctrine. Les
décisions des conciles étant contradictoires restaient sans autorité.
Nul pouvoir central ne pouvait fixer les incertitudes des théologiens,
l’évêque de Rome n’ayant pas de prépondérance sur ses collègues.
Personne ne songeait alors à sa future suprématie.
La foi chrétienne évolua naturellement selon la mentalité des peuples
qui l’acceptèrent. Pendant plusieurs siècles, elle constitua un mélange
d’éléments fort hétérogènes. Vainement les théologiens tâchaient d’en
préciser les dogmes. Schismes et hérésies ne cessaient de se multiplier.
Le concile de Nicée, tenu en 325, n’était pas arrivé à formuler
nettement la doctrine. Il avait été réuni d’ailleurs dans la seule
intention de combattre Arius, niant que le Fils fût Dieu comme son Père.
Ce concile eut pour unique résultat important de diviniser
définitivement le Christ.
Jamais religion ne dut autant que le christianisme se soustraire aux
querelles des théologiens. Il se fût peut-être désagrégé devant ces
discussions, si la foi persistante du peuple, étranger à de telles
controverses, ne lui eût constitué un solide appui.
Les dogmes chrétiens n’acquirent une stabilité réelle qu’à partir du
moment où le pouvoir du Pape fut admis définitivement, au XVe siècle.
Depuis le Xe siècle, les évêques de Rome essayaient bien, mais n’y
avaient réussi qu’exceptionnellement, de se faire reconnaître le droit
de gouverner l’Église. Innocent III est à peu près le seul qui se permit
d’excommunier des souverains.
La première croisade les avait posés un peu en chefs de la chrétienté.
Les rois, cependant, ne se soumirent pas longtemps à une pareille
tutelle. Les conciles mêmes l’acceptaient mal. Au XVe siècle, celui de
Bâle, résistant aux injonctions d’Eugène IV, ce dernier proclama sa
dissolution. Le concile alors déposa le pape et en couronna un autre.
Les Souverains Pontifes finirent cependant par obtenir la suprématie
depuis si longtemps rêvée. Elle fut un désastre pour l’Église. Leurs
prétentions et les abus du clergé amenèrent l’explosion de la Réforme et
des guerres de religion qui ravagèrent l’Europe pendant cinquante ans.
Les querelles incessantes du clergé, sa cupidité et le mépris général
qu’il inspirait auraient suffi à justifier la prétention de Luther et
Calvin de rejeter l’autorité du pape, renoncer à des dogmes incertains
et s’en tenir simplement au texte de la Bible.
Après avoir été funeste à l’Église, la Réforme lui devint fort utile en
l’obligeant à s’améliorer et surtout à s’unifier. Vers 1550, le concile
de Trente reconnut définitivement la suprématie universelle du pape et
fixa les moindres détails des dogmes. Ses décisions constituent le code
de l’Église depuis cette époque.
Prétendre fixer immuablement un code quelconque, religieux ou civil et,
par conséquent, vouloir l’empêcher de changer a toujours été, non
seulement une grave imprudence, mais une impossibilité. Immobiliser les
dogmes n’est pas immobiliser les pensées.
Papes et conciles s’imaginèrent donc bien vainement stabiliser à jamais
la foi chrétienne. L’esprit humain devait progressivement, par ses
découvertes, s’écarter d’elle.
§ 3.--Propagation du christianisme dans les couches populaires.
Après avoir montré comment naquit et se transforma le christianisme, il
nous reste à indiquer la façon dont il se propagea. Ce point important
constitue un phénomène psychologique fort remarquable, bien que
généralement laissé dans l’ombre par les historiens.
J’ai longuement exposé dans un précédent ouvrage comment les opinions et
les croyances se répandent, indépendamment de toute action rationnelle,
par répétition, affirmation, contagion, suggestion et prestige. Ne
pouvant revenir sur ce sujet, je me bornerai à énumérer quelques-unes
des causes qui favorisèrent l’expansion du christianisme.
Si cette religion était apparue telle que nous la connaissons
aujourd’hui, avec ses dogmes bizarres et sa métaphysique compliquée, son
succès eût été probablement très éphémère. Les foules ne vivent pas de
métaphysique, mais d’espérances.
La foi nouvelle en apportait d’immenses. Aux faibles, aux déshérités,
aux vaincus de la vie supportant ici-bas une misère sans espoir, le
christianisme promettait un paradis de félicités éternelles, où le
pauvre deviendrait l’égal du riche et où les puissants de ce monde
n’obtiendraient pas plus de privilèges que le dernier des misérables. Le
socialisme promet moins aujourd’hui et cependant il subjugue aussi les
foules. La vision du bonheur entraînera toujours les âmes.
Dès que cette vie future bienheureuse apparut comme une certitude, la
religion chrétienne triompha et le monde fut changé.
On peut remarquer sans doute que la survivance dans un autre monde avec
l’enfer et le paradis était admise par la plupart des religions
antiques, celles de l’Égypte et de la Perse notamment, mais à l’état de
croyance vague. Nous avons vu qu’à l’époque d’Homère le royaume des
ombres offrait un séjour peu tentant.
Le christianisme ouvrant aux âmes la perspective d’une éternité de
délices, eut pour premier résultat de transposer le but de l’existence.
Alors qu’aux yeux des Grecs et des Romains la vie terrestre constituait
la principale préoccupation, l’existence future devint l’unique objet
des aspirations du chrétien. Son passage ici-bas représentant une simple
préparation à la vie céleste le salut éternel était sa constante pensée.
Pour l’obtenir et éviter l’enfer, il acceptait les pires privations, la
pauvreté, la vie monacale, le martyre même.
Le christianisme du Moyen Age pourrait être caractérisé en disant que,
ne présentant pas d’unité chez les théologiens, il la trouva dans l’âme
populaire, orientée par deux grands phares: l’espoir du ciel et la peur
de l’enfer.
En dehors de ces points essentiels, le peuple conserva sa mentalité
païenne. Les noms seuls des vieilles divinités avaient changé. Il
adorait la Trinité nouvelle comme jadis celle du Capitole: Jupiter,
Junon et Minerve. Les saints remplacèrent la foule des anciens dieux
secondaires. Les faunes et les nymphes des forêts se transformèrent en
fées ou en démons. Les sorciers se substituèrent aux augures.
Toute religion, nous l’avons montré, revêt bientôt deux formes: celle
des préceptes enseignés par les théologiens et les lettrés et celle
adoptée par le peuple. Sa propagation ne peut donc s’opérer à l’aide du
même mécanisme à travers les couches diverses d’une société.
Sans doute, dans les deux cas, la contagion mentale et la suggestion
jouent un rôle prépondérant; mais, au début, ces moyens d’action ne
sauraient suffire pour persuader des classes cultivées.
Nous venons de voir de quelle façon le christianisme se répandit parmi
les masses, nous allons essayer de montrer maintenant comment il se
propagea dans les couches éclairées du monde romain.
§ 4.--La propagation du christianisme chez les lettrés.
Cette propagation s’expliquerait facilement si l’on se reportait
seulement à l’époque où la religion chrétienne ayant gagné le peuple et
l’armée, les empereurs jugèrent d’une politique sage d’en faire le culte
officiel. Mais bien avant cette légalisation, le christianisme s’était
répandu dans la société lettrée. Quelles furent les causes de sa
diffusion?
On ne peut les saisir nettement, sans considérer tout d’abord que le
fait d’adopter une religion nouvelle, si grave pour un homme moderne, ne
présentait aucune importance pour un Romain. Il ajoutait facilement, en
effet, des dieux à son panthéon, sans pour cela changer de religion. Les
empereurs eux-mêmes étaient fort éclectiques sur ce point. Hadrien
faisait élever des sanctuaires à tous les dieux. Alexandre Sévère avait
dans son oratoire les images des plus importantes divinités, y compris
celle du Christ. Dans l’Olympe, déjà si peuplé, avaient pris place,
après les conquêtes romaines, une foule de dieux nouveaux. Les cultes de
l’Égypte et de la Perse se répandaient progressivement. Parmi eux
figuraient déjà des divinités à tendance monothéiste et surtout Mithra,
le dieu soleil de la Perse, dont plusieurs empereurs se montraient les
adorateurs fervents.
Mais la prétention des chrétiens de faire de leur Dieu l’unique maître
du ciel, rendait son adoption difficile. Elle avait besoin d’être
préparée par une évolution mentale conduisant à envisager tous les
anciens dieux comme les formes diverses d’une même divinité, idée
existant depuis longtemps dans plusieurs religions de l’Orient.
Cette notion se généralisait de plus en plus au début de notre ère. Le
polythéisme universel évoluait progressivement vers un monothéisme
théorique. Le Dieu des chrétiens en fut la concrétisation.
Le christianisme n’offrait, en réalité, rien de nouveau aux lettrés.
D’une part, en effet, il comportait le Dieu unique dont l’idée
s’acceptait de plus en plus, et, de l’autre, il se trouvait saturé
d’éléments orientaux: rites, cérémonies et mystères adoptés depuis
longtemps.
Outre les facteurs que nous venons d’indiquer, une des plus importantes
causes de triomphe pour le christianisme fut son irréductible
intransigeance.
En ajoutant seulement un Dieu nouveau à tant d’autres, il aurait fini,
ainsi que plus tard le bouddhisme, par être noyé dans les anciens cultes
et serait devenu une simple secte. Considérant au contraire son Dieu
comme unique et appliquant l’épithète de démons à toutes les autres
divinités, il ne pouvait transiger avec elles.
La foi ardente de ses adeptes lui permit du reste de combattre
facilement des dieux mal défendus par une foi affaiblie.
§ 5.--Les conséquences imprévues de l’adoption du christianisme.
Les observations précédentes nous montrent le Christianisme accueilli
avec enthousiasme par le peuple, avec indulgence par les lettrés et
finalement admis dans un but purement politique par les empereurs.
Nul ne prévit alors les lointaines conséquences de cette adoption. Tant
de dieux avaient été acceptés dans le cours des siècles qu’un de plus ne
semblait pas devoir changer quelque chose à la vie sociale et à la
civilisation.
Le contraire cependant se produisit rapidement. Resté sans autres rivaux
que des démons, à puissance incertaine, le Dieu des chrétiens prétendit
bientôt régir les diverses manifestations de l’existence comme il
dirigeait la vie religieuse. Son action s’étendit rapidement à tous les
éléments de l’organisation sociale. Les arts, la littérature, la
philosophie s’inspirèrent de lui et la civilisation païenne disparut
entièrement. Durant des siècles, l’âme humaine ne put se mouvoir que
dans le cadre étroit fixé par la théologie chrétienne.
Le christianisme n’aurait pu assurément exercer une telle influence à
l’époque où les Romains possédaient une armature sociale, trop stable
pour être transformée. Mais quand il triompha, le vieux monde chancelait
chaque jour davantage et touchait à sa fin. Les envahisseurs barbares y
trouvant une civilisation trop élevée pour leur mentalité, ne pouvaient
se l’assimiler. Le christianisme leur fournit les éléments de stabilité
qu’ils ne possédaient pas.
Son adoption fut un grand bienfait pour eux et joua dans leur évolution
un rôle qu’aucune civilisation supérieure n’aurait su exercer. Les
terribles menaces de l’enfer et l’espoir du ciel parvinrent seuls à
refréner un peu des hordes dominées par leurs impulsions instinctives et
à les transformer en sociétés durables.
La fusion de l’organisation religieuse avec l’organisation politique
accrut à la fois la force de la religion et celle de l’État. Pendant de
longs siècles, le pouvoir terrestre et le pouvoir divin furent plus ou
moins associés, quoique parfois en lutte. Empereurs et rois avaient fini
par se considérer comme des représentants de Dieu.
Lorsque, après mille ans de domination, le christianisme eut un peu
civilisé les Barbares, ils devinrent alors capables de comprendre le
monde antique oublié depuis longtemps. Sa réapparition constitua le
mouvement appelé Renaissance.
Cette résurrection fut un éblouissement. Devant les chefs-d’œuvre
surgissant à leurs yeux, les hommes délaissèrent les préoccupations
théologiques et la perpétuelle menace de l’enfer. Ils admirèrent les
dieux et les déesses sortis du tombeau et se laissèrent charmer par
leurs merveilleuses légendes.
L’antiquité devint alors la grande inspiratrice. Artistes, littérateurs,
philosophes furent subjugués par elle. Il est frappant, quand on visite
Rome, de constater que les papes, défenseurs attitrés de la théologie
chrétienne, demandaient aux artistes de représenter les légendes de la
mythologie païenne. Auprès de ces évocations du monde antique,
paraissaient bien pâles les figures étriquées des saints, des martyrs,
des Christ et des suppliciés de l’enfer. De tous ces funèbres
assombrissements de la vie imposés par la théologie chrétienne l’homme
pouvait enfin sortir. La naissance de Vénus, l’histoire de Psyché, les
amours de Jupiter ornèrent les murs des palais romains et ceux du
Vatican lui-même. Les dieux qui avaient séduit la jeunesse de l’humanité
revenaient charmer son âge mûr. Elle apprenait à vivre avec la nature et
non plus contre la nature. Si cet élan ne dura pas, c’est que la Réforme
y mit indirectement un terme. Sans son influence, le monde fût peut-être
redevenu païen.
L’époque de la Renaissance ne coïncida pas seulement avec la
résurrection du monde antique, mais avec l’éclosion des sciences
expérimentales. Ces dernières devaient changer l’orientation de la
pensée. L’homme entrevit qu’aux certitudes l’ayant guidé depuis quinze
siècles, il deviendrait nécessaire d’en substituer d’autres.
* * * * *
Obligé de condenser en quelques pages de longs siècles d’histoire
religieuse, nous ne pouvions qu’indiquer les grandes lignes du mobile
tableau dont l’ensemble constitue le christianisme. Elles suffisent à
montrer que la religion, qui devait si longtemps dominer les âmes, ne
représente en aucune façon un événement surgi brusquement, mais
simplement une fusion d’idées nouvelles avec des dogmes antérieurs.
D’abord adopté par le peuple que séduisaient ses promesses, le
christianisme n’atteignit les couches élevées de la société qu’après
plusieurs siècles.
Cependant pour que la religion nouvelle triomphât, il fallut un de ces
concours de circonstances qui se rencontrèrent trois ou quatre fois
seulement dans l’histoire du monde. Un tel concours était nécessaire à
la réalisation de sa formidable conquête. Grâce au triomphe du
christianisme, la pensée des hommes fut orientée pour longtemps, et ils
crurent posséder enfin des vérités éternelles.
CHAPITRE V
COMMENT LES GRANDES RELIGIONS PEUVENT SE DÉSAGRÉGER.
§ 1. Les hérésies et les schismes.--§ 2. L’évolution des dieux.--§ 3.
L’évolution du christianisme vers la libre pensée dans les églises
protestantes.--§ 4. Les tentatives d’évolution du catholicisme. Le
modernisme.--§ 5. Le christianisme comme création collective.
§ 1.--Les hérésies et les schismes.
Toutes les grandes religions monothéistes: islamisme, christianisme,
bouddhisme notamment, fourmillent de schismes et d’hérésies qui les font
plus ou moins évoluer et quelquefois disparaître.
Il faut en rechercher la cause principale dans les divergences de
mentalité et de nécessités sociales chez les fidèles soumis à une même
foi et aussi le besoin de raisonner.
La foi est d’abord acceptée en bloc par contagion mentale sans
l’intervention d’aucune influence rationnelle. Mais comme en acquérant
une foi on ne perd pas pour cela le désir de raisonner, le croyant
trouve toujours quelque côté accessoire, susceptible de nouvelles
interprétations. S’il possède un tempérament d’apôtre, il propage ces
interprétations et un schisme ou une hérésie naissent bientôt.
Schismes et hérésies furent nombreux dans l’histoire du christianisme et
portèrent sur les sujets les plus variés. Marie était-elle seulement la
mère du Christ, ainsi que le prétendait Nestorius et non la mère de
Dieu? Comment expliquer par la désobéissance du seul Adam la damnation
du genre humain? etc.
La plupart de ces schismes et hérésies eurent comme conséquence
d’immenses carnages. Pour convaincre les Cathares que le Dieu de
l’Ancien Testament n’était pas le diable, le pape Innocent III prêcha
contre eux en 1208 une croisade qui ravagea le Midi et amena la
destruction de villes florissantes, notamment Béziers et Carcassonne. Il
fallut massacrer également des milliers de personnes pour démontrer aux
fidèles que le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils et non
du Père seulement, que le baptême ne doit pas se faire par immersion
totale, que la communion exige du pain azyme et non du pain levé, que le
signe de la croix doit être fait avec un doigt et non avec deux, etc.
Si les sujets de controverses se montraient importants les massacres
l’étaient également. Quand les anabaptistes proclamèrent la nécessité de
rebaptiser les enfants devenus adultes, cette prétention, qui nous
semblerait assez anodine aujourd’hui, parut si effroyable qu’il en
résulta une guerre violente où furent exterminés sans pitié 150.000
hérétiques.
La vie humaine ne comptait guère pour les défenseurs de la foi et la
férocité leur semblait une vertu méritant récompense. Les vrais
convaincus sont toujours implacables. Quand Torquemada eut fait brûler
6.000 personnes, il réclama comme rétribution de son zèle un chapeau de
cardinal.
Schismes et hérésies représentèrent le plus souvent des crises aiguës de
mysticisme. Telle sous Louis XIV, l’hérésie des Camisards des Cévennes
qui, fanatisés par leur foi, tinrent tête pendant deux ans à trois
maréchaux et à de vaillants corps d’armée.
Le quiétisme, le jansénisme, le culte du Sacré-Cœur, etc. résultèrent de
crises du même ordre. Ce dernier culte fut fondé par une hystérique un
peu folle, Marie Alacoque, qui dans une vision vit le Christ prendre son
cœur et lui donner le sien en échange. L’Église institua bientôt une
fête pour perpétuer l’événement et prononça en 1864 la béatification de
l’auteur de la révélation. On n’a pas oublié qu’une assemblée de graves
députés déclara d’utilité publique en 1871 la construction à Montmartre
d’une basilique où devait être adoré le Sacré-Cœur. Le monument qui
domine la grande ville contribuera à montrer aux générations futures
l’importance du rôle des hallucinés dans l’histoire.
De tels accès de mysticisme s’observent indifféremment dans les pays
musulmans, catholiques ou protestants. Chez ces derniers éclatent
fréquemment des réactions dites réveils religieux, extériorisés par la
création de sectes nouvelles.
J’ai montré au cours d’un autre ouvrage l’influence des accès de
mysticisme dans les révolutions et les croyances politiques.
«Le concile de Nicée, écrit justement Daniel Berthelot, semble loin de
nous; les disputes entre ariens et nestoriens et les bûchers élevés à
propos d’un mot ou d’une virgule des Livres Saints sont des fantômes du
passé, n’est-ce pas? Lisez les querelles quasi théologiques des
partisans de l’esperanto ou de l’ido, les comptes rendus de leurs
conciles, le Syllabus du pape de Varsovie, les anathèmes des orthodoxes;
contemplez l’exaltation des hérésiarques et les combats furieux de ces
sectes ennemies pour un tréma ou pour une consonance, et félicitez-vous
que le temps des autodafés soit passé!»
Je ne crois pas qu’il soit passé. Sans doute la Révolution guillotina
ses hérétiques au lieu de les brûler, mais le progrès n’était guère
appréciable. Si les socialistes et les francs-maçons n’adorent pas le
Sacré-Cœur de Marie Alacoque, ils ont leurs credos, leurs conciles,
leurs pontifes, leurs excommunications. Nous ignorons quels moyens
d’extermination ils emploieraient à l’égard de leurs adversaires en cas
de triomphe. On peut seulement être certain de cette extermination.
§ 2.--L’évolution des dieux.
Les dieux ne sont pas éternels, ils subissent, eux aussi, les lois du
temps et disparaissent ou se transforment suivant l’évolution des
besoins et des sentiments qui les firent naître.
Leur sort dépend en grande partie du degré de fixité des dogmes imposés
par les livres religieux. Quand ces dogmes ne sont pas très stables, les
divinités se transforment sans disparaître tout à fait. Trop stabilisée,
la croyance, incapable d’évoluer, périt lentement sous l’action du
temps.
Le bouddhisme en Asie, le protestantisme en Europe et en Amérique,
constituent des exemples de religions peu à peu transformées. Le
catholicisme et l’islamisme présentent au contraire des types de
religions que la fixité de leurs dogmes empêche de se modifier et par
conséquent de s’adapter à de nouveaux besoins.
Le succès du protestantisme, l’échec du modernisme, vont permettre
d’illustrer clairement l’observation précédente.
Le cas du protestantisme est très caractéristique. Il montre qu’une
religion qui ne se trouve pas trop enfermée dans les dogmes arrive
facilement à se modifier. Alors que le catholicisme fit de vains efforts
pour s’adapter aux tendances de l’âge moderne, le protestantisme ayant
su évoluer avec ces tendances, engendra des religions fort diverses
puisqu’elles vont depuis une sorte de catholicisme sans pape jusqu’aux
négations les plus nettes de la libre pensée.
§ 3.--L’évolution du christianisme vers la libre pensée dans les églises
protestantes.
L’évolution qui devait conduire une partie du protestantisme vers un
demi-rationalisme fut une conséquence indirecte et imprévue de la
Réforme du XVIe siècle inaugurée par Luther.
La Réforme ne constitua nullement, ainsi qu’on l’a si souvent répété, un
mouvement rationaliste ayant pour dessein d’affranchir la pensée humaine
du joug religieux. Elle fut exactement le contraire.
On peut substituer une foi dogmatique à une autre comme le firent
certains réformateurs, mais le libre examen rationnel se trouvera
toujours incompatible avec des croyances irrationnelles se propageant
par des procédés (contagion mentale, suggestion, prestige, etc.) où la
raison ne prend aucune part.
Le but, fort rétrograde, de Luther était, d’éliminer de la théologie
toutes les influences rationnelles. Il enseignait la nécessité pour la
foi de se détourner du «pourquoi» des choses. L’homme doit se montrer
plus avide de croire que de comprendre et faire de la foi sa
préoccupation unique. Nul n’est juste sinon celui qui croit. La parole
du Seigneur, telle qu’on la trouve formulée dans la Bible, suffit. La
loi morale consiste à lui obéir. Ainsi seulement on peut arriver au
royaume de Dieu.
Pour des motifs exposés au cours de cet ouvrage, certaines sectes
protestantes aboutirent à la libre pensée, mais jamais Luther ni Calvin
n’eurent un seul instant l’idée d’une telle évolution. On doit au
contraire les qualifier de réactionnaires, puisqu’ils voulaient revenir
aux enseignements de la Bible, c’est-à-dire d’un livre vieux de quinze
siècles.
Rejetant l’autorité de l’Église, Luther et Calvin se virent bien obligés
de laisser les fidèles interpréter la Bible à leur gré. Cette faculté
devait conduire plus tard à la libre pensée quand les livres sacrés
furent lus avec les yeux de la science et non plus avec ceux de la foi.
A force d’interpréter la Bible, on finit par ne plus y croire. C’était
un aboutissement de l’enseignement de Luther qu’il n’avait pas prévu.
L’idée de négation qu’implique la libre pensée eût été jugée par lui un
horrible blasphème[4]. Calvin avait à sa disposition des supplices
capables d’étouffer pareille prétention si elle s’était formulée.
[4] Le _Petit Catéchisme de Luther_, publié en 1520, contient fort peu
de choses contraires à l’orthodoxie catholique.
L’évolution du protestantisme vers la négation de la divinité du Christ
fut assez lente et ne pouvait du reste devenir générale, car l’ancienne
religion en se désagrégeant dut s’adapter à des mentalités différentes.
C’est seulement parmi les sectes du protestantisme dit libéral qu’est
rejetée la divinité du Christ. Les protestants orthodoxes l’admettent au
contraire et ont conservé--l’Église anglicane officielle,
notamment,--beaucoup des dogmes et des cérémonies du catholicisme.
Quelque éloignés ou rapprochés que puissent être suivant les sectes,
catholiques et protestants, ils diffèrent surtout par leurs habitudes
d’esprit. Le catholique admet en bloc le _credo_ imposé par l’Église, le
protestant soumet toujours à l’analyse une croyance qu’il doit chercher
à travers les obscurités de la Bible. Pour un catholique la confession
absout toutes les fautes, le protestant reste persuadé au contraire de
leurs répercussions inévitables. De plus, sa religion étant intérieure
il n’éprouve pas comme le catholique le besoin de l’extérioriser en
pompes et en symboles.
Si les deux formes du christianisme: catholicisme et protestantisme
diffèrent nettement, c’est qu’elles correspondent à des aspirations de
races distinctes qui ne sauraient se pénétrer. Sans la Réforme, les
peuples du Nord eussent probablement fini par modifier d’eux-mêmes leur
ancienne foi, tandis que ceux du Midi l’auraient conservée. Les dogmes
imposés dispensent de réfléchir et les pompes brillantes séduisent les
sensibilités vives tenant peu à raisonner.
Ce qui vient d’être dit de la mentalité protestante créée par la
nécessité d’interpréter soi-même la Bible, s’applique aussi bien aux
libéraux qu’aux orthodoxes, mais les premiers seuls ont formulé des
négations les rapprochant de la libre pensée ou tout au moins du simple
déisme.
Ces négations professées surtout par des esprits éclairés: doyens de
Facultés de théologie, professeurs, etc. vont fort loin. Dans le tome
III de son livre sur le fidéisme, M. Ménégoz, ancien doyen de la Faculté
de théologie protestante de Paris, se proclame débarrassé «de toute la
mythologie ecclésiastique». Il déclare que «jamais un israélite n’a
considéré le Messie comme une incarnation de Jéhovah» et conclut en
disant: «Je crois avoir établi que le dogme de la divinité du Christ ne
se trouve ni dans l’Ancien, ni dans le Nouveau Testament.»
M. Édouard Vaucher, actuellement doyen de la Faculté de théologie
protestante de Paris, a bien voulu me donner des renseignements précieux
sur le développement du protestantisme libéral.
La pensée de contester la divinité du Christ remonterait au début du
XVIIe siècle mais ne se répandit que lentement. Le mouvement commencé en
Angleterre s’étendit graduellement en Hollande et en Allemagne. Dans ce
dernier pays, suivant les époques, l’orthodoxie ou l’école libérale
l’emporta.
L’évolution du protestantisme vers la libre pensée ne s’aperçoit pas
toujours facilement dans les livres. On évite d’y formuler des négations
trop brutales. Les traités dogmatiques classiques représentent Jésus
comme un homme inspiré de Dieu et les catéchismes glissent sur ce sujet,
assurant seulement que le Christ est comme tous les hommes, fils de
Dieu. Il n’y a guère que les unitaires qui insistent sur sa
non-divinité.
Les enseignements des diverses sectes protestantes varient au surplus
beaucoup, suivant les pays. Ces sectes sont innombrables. L’Amérique en
compte plus de deux cents. Depuis 1750, m’écrit M. Vaucher, l’histoire
des églises protestantes consiste pour une grande part dans un mouvement
de flux et de reflux des idées libérales. Elles seraient maintenant en
progrès aux États-Unis et en Angleterre.
J’ai montré dans un autre chapitre les transformations profondes subies
par une religion en passant des théologiens et des lettrés aux couches
populaires. On a vu que Bouddha, négateur des dieux, était rapidement
devenu dieu pour les foules. Il est impossible d’admettre
l’irréligiosité d’une croyance populaire. Le protestantisme dit libéral
est surtout une doctrine de lettrés. Je doute fort que ses négations
aient beaucoup pénétré dans l’âme des fidèles. Le plus souvent ils n’en
ont pas même entendu parler.
§ 4.--Les tentatives d’évolution du catholicisme. Le modernisme.
Le catholicisme, avec ses pompes et ses cérémonies, conservera toujours
beaucoup plus de prestige sur l’âme populaire que le protestantisme.
Immobilisé, malheureusement, par la fixité de ses dogmes il rentre dans
la catégorie mentionnée plus haut des religions destinées à périr
lentement sans pouvoir évoluer.
Convenant aux besoins des peuples demi-barbares du Moyen Age, l’ancien
catholicisme ne s’adapte plus à la mentalité des hommes d’aujourd’hui.
Comment faire admettre, en effet, à un esprit moderne, l’existence d’un
Dieu assez vindicatif pour punir la désobéissance du premier homme par
la damnation de sa postérité et venger par la mort de son propre Fils
une faible faute?
Les dieux animés de nos passions et de nos fureurs, prenant parti dans
les batailles, menaçant leurs créatures d’effroyables supplices pendant
l’éternité, avides de sacrifices et d’adoration, modifiant le cours des
choses au gré de nos prières et intervenant dans chacun de nos actes,
étaient adaptés à la jeunesse des peuples; mais la science les a rendus
trop invraisemblables pour que les esprits modernes puissent s’occuper
d’eux.
Bien que le poids d’hérédités séculaires soutienne encore leur prestige,
la parole du prêtre est de moins en moins entendue et lui-même arrive
parfois à douter de ce qu’il enseigne. Les pieuses légendes des vitraux
ne lui disent plus rien. Le scepticisme effleure sa pensée et il cherche
un autre idéal pour l’orienter.
Des catholiques dont la foi chancelait essayèrent au moyen du
modernisme, d’adapter leur religion aux temps nouveaux. Le but de cette
doctrine était, on le sait, de rendre acceptables pour la raison les
dogmes chrétiens en les considérant comme de simples symboles. Son
succès fut d’abord très grand. Prêtres, étudiants, évêques même, y
adhéraient rapidement. Pour refréner ce mouvement, le chef de l’Église
en fut réduit à imposer, par une encyclique spéciale aux fidèles
aspirant à faire partie du clergé, un serment ecclésiastique rejetant
toutes les idées nouvelles.
Il eut peut-être raison. Le modernisme victorieux fût vite devenu une
religion très voisine du protestantisme libéral et bientôt en lutte
contre la foi ancienne.
L’acceptation du modernisme par l’Église ne lui aurait certainement pas
amené de nouveaux fidèles. Quand un croyant discute sa foi c’est que,
d’une façon consciente ou inconsciente il l’a déjà perdue. Peu importe à
un vrai convaincu l’absurdité des dogmes, il ne la soupçonne même pas.
Foi et raison n’habitent pas la même demeure.
§ 5.--Le christianisme comme création collective.
Ici se termine notre bref exposé de l’évolution philosophique du
christianisme. En parlant de ses origines, nous avons cru inutile
d’examiner la question si discutée aujourd’hui de l’existence réelle de
son fondateur. Que le Christ ait vécu ou non, il n’y eut sûrement aucune
analogie entre l’humble prophète galiléen et le Dieu de la légende adoré
par les hommes depuis deux mille ans.
Le Christ divinisé que les fidèles implorent est une création
collective, puisque sa personne et ses doctrines mirent plusieurs
siècles à se constituer avec les débris de divinités et de croyances
antérieures. Le Dieu de nos cathédrales est une de ces divinités
synthétiques, comme Minerve, Hercule ou Vénus, qui incarnèrent les
vertus, les besoins, les aspirations des peuples. Tous ces dieux ne
furent que des personnifications d’idées issues de nos sentiments.
Adorer une divinité n’est bien souvent qu’adorer ses rêves et par
conséquent s’adorer soi-même.
Tous les dieux de l’humanité surgirent des régions inconscientes de
l’âme collective, où la raison ne pénètre pas, c’est pourquoi ils
dominèrent toujours la pensée des hommes et orientèrent les grandes
civilisations. La logique rationnelle est impuissante contre ces
indestructibles maîtres. Elle nous conseille parfois d’anéantir leurs
temples sans songer qu’une logique plus haute nous obligera peut-être un
jour à les rebâtir.
CHAPITRE VI
LA NAISSANCE DE NOUVELLES CROYANCES.
§ 1. Raisons psychologiques de la formation de religions nouvelles.--§
2. Les éléments des nouvelles croyances.--§ 3. Religions nouvelles
formées par la transformation d’anciennes croyances.--§ 4. Religions
nouvelles n’empruntant que peu d’éléments aux anciennes croyances.--§ 5.
Les croyances politiques à forme religieuse.--§ 6. Les tentatives de
religion scientifique.
§ 1.--Raisons psychologiques de la formation de religions nouvelles.
Après avoir montré que les croyances sont la manifestation d’une
mentalité irréductible, nous avons fait voir que cette mentalité pouvait
s’extérioriser en croyances fort diverses.
La mentalité religieuse, et surtout le mysticisme qui en constitue une
des principales bases, étant indestructibles, il n’est pas supposable
que l’âge des croyances religieuses ou à forme religieuse puisse jamais
s’évanouir.
Sans doute l’ère des fondateurs de religions universelles comme Bouddha
et Mahomet, ou des puissants réformateurs comme Luther et Calvin semble
disparue. Cependant l’éclosion fréquente, dans divers pays, de petites
religions montre l’humanité toujours confiante en l’assistance des
dieux.
§ 2.--Les éléments des nouvelles croyances.
La formation de ces croyances nouvelles s’accomplit au moyen du même
mécanisme. Un visionnaire réunit autour de lui quelques apôtres qui
propagent ses révélations par suggestion et contagion mentale.
D’abord flottante, la doctrine révélée se fixe bientôt en dogmes. Elle
possède alors pour appui, comme toutes les religions, ces trois grandes
colonnes mystiques: la foi, les rites et les symboles.
Dès qu’elle est un peu répandue, la croyance ainsi constituée se
subdivise le plus souvent en sectes qui lui ôtent son unité et ne lui
permettent guère de durer. Cette ramification en sectes arrêta
l’extension d’un grand nombre de cultes.
Les principes exposés dans un précédent chapitre ont montré que la
plupart des religions nouvelles ne sont pas formées de toutes pièces,
mais avec les débris de croyances antérieures. Ce fait dérive de cette
raison psychologique très simple que les croyances ne meurent jamais
brusquement. Il leur faut parfois la durée de plusieurs générations pour
disparaître et après leur évanouissement elles laissent des survivances
ineffaçables dans l’esprit. Certains rites, certains mots, certaines
prières d’un usage séculaire évoquent encore, même chez les plus
sceptiques, une foule d’aspirations et de sentiments enfouis au fond de
l’inconscient. Sans doute alors la foi n’est plus continue, mais elle se
réveille dans les grandes circonstances, à l’heure de la mort, par
exemple, pour les individus et à celle des catastrophes pour les
peuples. On le vit d’une façon frappante en France, aux jours de
détresse qui suivirent la guerre de 1870. Les députés de cette époque
exaucèrent un vœu de la nation entière en votant, afin d’obtenir l’appui
du ciel, la construction d’une grande cathédrale. La foule affluait
alors dans les églises. Elle y entendit des moines de foi forte et
d’intelligence faible lui recommander pèlerinages et prières et
représenter nos défaites comme une vengeance du ciel contre les impies.
Ce langage d’un autre âge étant peu apte de nos jours à relever un
peuple, demeura sans influence. Correspondant à des besoins plus
modernes, le socialisme put alors entreprendre de se substituer à la foi
ancienne et tenter de fonder une religion à son tour.
§ 3.--Religions nouvelles formées par la transformation d’anciennes
croyances.
Il découle des considérations précédentes qu’une foi ne peut guère
s’établir sans éléments des religions antérieures. Nous allons le voir
en étudiant la genèse de diverses religions formées depuis un siècle.
Leur brève histoire justifiera entièrement les principes précédemment
exposés.
Nous examinerons d’abord dans ce paragraphe les religions dérivant de
cultes antérieurs, comme les sectes protestantes; nous citerons ensuite
celles qui, telles que le mormonisme, le spiritisme, etc., s’en écartent
notablement, malgré d’importants emprunts.
Les sectes protestantes, dont l’Amérique est remplie, figurent parmi les
meilleurs exemples à donner, non seulement de la division d’une même
religion, mais encore de la force merveilleuse donnée parfois à l’homme
par l’exaltation religieuse. C’est elle, en effet, qui contribua
puissamment à couvrir de villes imposantes des contrées jadis peuplées
de tribus sauvages.
Une petite émigration de puritains fuyant les persécutions suffit pour
fonder, en 1620, la modeste colonie qui devait constituer un jour la
formidable république des États-Unis.
L’intolérance farouche de ces émigrés ne les servit pas moins que leur
foi ardente. Interdisant l’entrée du territoire à tous les hommes d’une
autre secte, elle maintint chez eux l’unité d’action.
Évidemment l’exaltation religieuse est un élément puissant d’action,
cependant elle ne suffit pas. La foi développe les qualités que l’homme
possède, mais ne saurait les faire naître. Dans des régions analogues,
d’autres peuples inspirés de croyances aussi vives n’ont rien fondé de
durable.
Mais les envahisseurs protestants apportaient, en dehors de la foi et
grandies par elle, les vertus de leur race: initiative individuelle,
goût du travail, persévérance invincible, discipline interne solidement
établie.
Ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas, ces hommes énergiques
adaptèrent inconsciemment la religion à leur mentalité ancestrale et aux
besoins présents. Bien que rédigée d’après des textes bibliques, la
constitution politique des premières années était imprégnée de
self-government. L’esprit d’indépendance se manifesta jusque dans
l’organisation de l’Église, que ne dirigeait aucun pouvoir suprême. Elle
se composait d’une collection de cultes indépendants et autonomes qui
devinrent bientôt des sectes distinctes, mais se tolérant parfaitement.
Les premiers émigrants acceptaient entièrement la doctrine de Calvin sur
la prédestination, d’après laquelle les hommes étaient désignés avant
même leur naissance, pour le ciel ou l’enfer, au gré du Créateur. Mais
ce fatalisme barbare choquant par trop les sentiments d’équité devait
provoquer une réaction et, dès la troisième génération, le dogme de la
prédestination se trouvait à peu près répudié. On préféra d’ailleurs ne
pas être affirmatif sur les points laissés incertains par la Bible, tels
que l’éternité des peines, la divinité du Christ et la Trinité.
Multipliées chaque jour davantage, les sectes protestantes comprennent
aujourd’hui des variétés nombreuses de croyances dont beaucoup n’ont
plus guère de chrétien que le nom. Toutes considèrent du reste la nature
de la foi comme sans importance, mais jugent que l’homme pour agir doit
posséder une foi. La psychologie moderne ne saurait contester la
justesse de cette conception.
Parmi les sectes nouvelles pouvant se rattacher partiellement au
christianisme, une place particulière revient à celle dite
_christian-science_, non seulement à cause de son prodigieux succès,
mais surtout en raison des enseignements précieux que son étude fournit
à la psychologie. Elle a provoqué à bon droit l’attention des
philosophes, W. James notamment.
Ses disciples, dont le nombre dépasse un million, comptent des
professeurs, des écrivains et des artistes. Cinq cent mille exemplaires
de sa bible ont déjà été vendus; quatre mille élèves fréquentent ses
collèges.
Elle eut pour fondatrice une certaine dame Eddy, que les fidèles
comparent au Christ. Sa religion se révèle optimiste. Le Dieu vindicatif
des Juifs et des Chrétiens y demeure inconnu. Elle considère la
souffrance comme une illusion, attendu que l’homme ayant été fait à
l’image de Dieu, cette image ne doit pas souffrir.
Dès qu’un «scientiste» se croit malade, il fait venir un apôtre de la
religion. Ce dernier lui suggère énergiquement qu’il ne souffre pas, et
cette suggestion réussit souvent à le soulager: «La foi guérit», a dit
depuis longtemps le célèbre médecin Charcot.
«Des aveugles, assure W. James, ont recouvré la vue, des paralytiques
l’usage de leurs jambes; des malades incurables ont retrouvé la santé.
Dans le domaine moral, les résultats n’ont pas été moins frappants.
Bien des hommes ont adopté une attitude optimiste, qui n’avaient
jamais supposé qu’ils en fussent capables.
«... Agissez, écrit la fondatrice, comme si j’avais raison, et
l’expérience de chaque jour vous prouvera que vous êtes dans le vrai.
Vous éprouverez dans votre corps, dans votre esprit, que les énergies
qui gouvernent la nature sont des énergies personnelles, que vos
pensées personnelles sont des forces réelles, que les puissances de
l’univers répondent directement à vos appels et à vos besoins
individuels.
«... La religion nouvelle donne la sérénité, l’équilibre moral, le
bonheur.»
De tels résultats expliquent le succès considérable de cette médecine
mentale. Les «scientistes» se distinguent tous par leur caractère
heureux. La mort même, envisagée comme la fin d’un rêve, ne les effraie
pas.
Si l’on admet pour but d’une religion la création du bonheur, il faut
reconnaître que la christian-science a parfaitement atteint ce résultat.
Enseignant que l’esprit peut transformer les impressions reçues du monde
extérieur, cette religion n’avance rien de contraire à l’observation. Si
elle arrivait à détruire le pessimisme dans le monde, le service rendu à
l’humanité serait immense. Malheureusement, la christian-science ne crée
sans doute l’optimisme que chez des natures y étant déjà portées et leur
fournit seulement de nouvelles raisons de le maintenir.
Les résultats de cette croyance contribuent à justifier l’action des
eaux miraculeuses, des pèlerinages, des reliques, des prières, etc.,
contestée jadis par la science, mais qu’elle accepte aujourd’hui.
Des phénomènes si intéressants au point de vue psychologique doivent
rendre indulgent à l’égard des promesses formulées par les vendeurs
d’illusions. J’ai rappelé ailleurs l’histoire d’un vendeur de bagues
magiques assurant, disait-il, le succès à leurs possesseurs. Poursuivi
devant le tribunal, il fut condamné. Théoriquement, le tribunal avait
raison, mais au point de vue pratique, le sorcier n’était pas
répréhensible. Il ne trompait personne, puisque de nombreux témoins
affirmèrent avoir été comblés de prospérité à partir du jour où ils
portèrent l’anneau magique. Une couturière vit brusquement sa clientèle
se développer, un commerçant ses affaires rapidement s’accroître. Et
pourquoi ces résultats heureux? Simplement parce que la confiance en
l’aide magique de l’anneau stimula leurs facultés. L’homme utilise
généralement une faible partie des forces qui sont en lui. La foi dans
un secours surnaturel contribue à le faire agir de telle façon qu’il
réussit.
Cette action de la foi, sur laquelle nous sommes fréquemment revenu,
constitue un des côtés les plus importants de l’influence des religions,
influence qui, si mystérieuse qu’elle paraisse, a été trop constatée
pour être niable aujourd’hui.
§ 4.--Religions nouvelles n’empruntant que peu d’éléments aux anciennes
croyances.
Les sectes protestantes représentent simplement, des modifications d’une
même croyance. Nous allons parler maintenant de religions ne se
rattachant pas à d’anciennes croyances, ou du moins ne s’y rattachant
que par des liens très lâches.
Ce n’est pas la fondation de religions nouvelles qui est rare dans
l’histoire, mais leur succès. Durant un siècle seulement, la France en
vit naître une douzaine. A ne compter que les plus célèbres depuis 1789,
on trouve d’abord: le culte de la Raison, d’un succès éphémère, puis la
religion de l’Être Suprême, sorte de déisme imaginé par Robespierre. Se
succédèrent ensuite la religion Svedenborgienne, qui recrute encore des
disciples, puis la Théophilanthropie de Valentin Haüy, le
Saint-Simonisme du père Enfantin, le culte de l’Humanité d’Auguste
Comte, le Spiritisme, le Satanisme, etc. Les autres contrées furent
aussi fécondes.
Une des plus remarquables religions récentes de l’Amérique est le
Mormonisme. Il constitue encore une preuve de la puissance conférée à
l’homme par une foi forte, fût-elle absurde, et confirme aussi
l’assertion émise plus haut qu’une religion exalte les qualités
possédées par l’individu, mais ne saurait en créer. C’est justement
pourquoi la même croyance produit des résultats absolument différents,
suivant le peuple qui l’adopte.
Si chimérique que cette croyance puisse être, ses effets seront très
pratiques chez une race vigoureuse poursuivant toujours les côtés
utilitaires de la vie. Le Mormonisme en fournit un frappant exemple.
Fondée par un visionnaire, auteur d’une sorte de bible imprégnée de
nombreuses réminiscences chrétiennes, la religion nouvelle groupa
bientôt quelques adeptes, mais serait rapidement tombée, comme beaucoup
d’autres, dans l’oubli, si elle n’avait rencontré un de ces grands
meneurs d’hommes comparables à saint Paul et sans lesquels aucune foi
n’a pu prospérer.
Ce nouveau saint Paul, homme extrêmement séducteur et énergique,
s’appelait Joseph Smith. Il réunit très vite plusieurs centaines de
disciples.
Malheureusement, leur doctrine enseignait la polygamie, considérée comme
un affreux scandale par les puritains de l’Amérique. Des troupes furent
dépêchées pour détruire les hérétiques. Joseph Smith se sauva dans
l’Ohio avec ses adeptes. Ils y fondèrent trois cents fermes qui
prospérèrent rapidement. Les puritains exaspérés les firent incendier
par des soldats. Dépouillés de tout, les fidèles se réfugièrent sur les
bords de l’Illinois. De nouvelles troupes furent envoyées afin de les
massacrer. Sous la conduite de leur prophète, Brigham Young, ils
émigrèrent vers l’Ouest et arrivèrent en 1844, après avoir parcouru plus
de cinq cents lieues, sur les bords du Lac Salé, région stérile et
désolée où nul ennemi ne pouvait songer à les suivre.
Aucune colonisation ne semblait possible dans un tel désert. Grâce à
l’ardeur de leur foi, les Mormons triomphèrent cependant d’obstacles
paraissant invincibles. En cinquante ans, ils transformèrent une contrée
aride en région fertile, couverte de villes, de monuments, d’usines et
d’industries variées. Le nombre des Mormons devint tel qu’il fallut
renoncer à les persécuter. La polygamie avait favorisé leur
multiplication rapide. Beaucoup d’entre eux ont huit ou dix femmes[5] et
jusqu’à dix-huit enfants. Grâce aux richesses acquises par leur labeur
ils peuvent les entretenir facilement.
[5] Interrogée par M. Huret sur ce qu’elle pensait de la polygamie,
une dame mormone répondit: «Je préfère être la dixième femme d’un
homme supérieur que la femme unique d’un homme médiocre.» Elle
ajouta ensuite que les femmes de polygames sont bien plus heureuses
que les autres.
Le prosélytisme religieux des Mormons est aussi développé que leurs
capacités industrielles. Leur dernier pape, père de quarante-deux
enfants et directeur d’une grande banque, a déjà expédié quinze cents
missionnaires dans le monde. Ils propageront peut-être le mormonisme,
mais ne sauraient donner à ses nouveaux disciples les qualités de race
qui déterminèrent le succès de cette religion en Amérique. Le pape
mormon s’illusionne un peu, je crois, en espérant convertir l’univers à
sa doctrine.
* * * * *
A côté des religions que nous venons de citer, on pourrait encore
énumérer celles surgies en Orient depuis un siècle seulement, telles que
le babysme et le bahaïsme en Perse. J’ai déjà parlé de la première dans
un précédent ouvrage, à propos des martyrs qu’elle suscite.
La seconde se donne comme religion universelle, avec ce caractère
particulier de ne pas chercher à supprimer les autres cultes, mais de
les considérer tous comme les explications différentes d’une même
vérité.
«Le bahaïsme, écrit un de ses disciples, montre comment, à travers la
diversité des dogmes et des symboles, les religions ne sont que le
résultat de l’effort d’humanités différentes pour résoudre le grand
problème de l’Inconnu; et que leurs fondateurs sont les messagers d’un
même Dieu, apportant aux hommes un même enseignement, adapté seulement
aux exigences de l’époque.»
Ces conceptions se révèlent un peu trop rationalistes pour avoir, je
crois, grand succès. Le peuple n’adorera toujours que des dieux
personnels. Les dieux impersonnels sont des abstractions du même ordre
que la nature pour le savant, la beauté pour l’artiste, l’inconnaissable
pour le philosophe, la justice pour l’homme politique. On les invoque et
on les respecte. On ne les adore pas.
* * * * *
Bien loin des religions précédentes et sans parenté immédiate avec
elles, peuvent être citées comme croyances nouvelles les rêveries des
théosophistes et des spirites.
Le spiritisme ayant pour but d’entrer, au moyen de tables tournantes et
de médiums, en communication avec les âmes des morts et les esprits de
l’autre monde, constitue une sorte de culte qui compte actuellement
plusieurs millions d’adeptes.
A côté du spiritisme se rangent toutes les croyances du même ordre:
occultisme, théosophisme, etc. Elles sont très vagues, très imprécises,
et répéter ici les conclusions de l’étude que je leur ai consacrée dans
mon livre, _les Opinions et les Croyances_, serait sans intérêt. Nous
n’en parlons maintenant que pour donner encore une preuve de
l’indestructibilité de la mentalité religieuse.
Le fait qu’un certain nombre de savants éminents adhèrent aux croyances
spirites montre bien à quel point il est impossible à l’esprit de se
passer de religion et quels faibles arguments suffisent parfois à
contenter l’homme le plus savant quand il pénètre dans le champ de la
croyance.
§ 5.--Les croyances politiques à forme religieuse.
La mentalité mystique s’appliquant à des sujets fort divers, héros,
doctrines ou formules, une religion n’implique pas nécessairement la
croyance en une divinité. On peut être un parfait athée et rester
cependant saturé d’esprit mystique. Les partis politiques et les
révolutions ne triomphent nullement au moyen d’arguments rationnels mais
seulement après avoir inspiré des sentiments de nature religieuse. La
Révolution française en fournit un éclatant exemple. J’ai consacré mon
précédent volume à le démontrer.
La Russie fourmille de sectes, celle des nihilistes, notamment, dont les
adeptes n’adorent aucune divinité et sont prêts cependant à périr pour
le triomphe de leur foi.
Le succès du socialisme pourrait être également invoqué à l’appui de
notre thèse. J’ai expliqué depuis longtemps déjà, dans _la Psychologie
du socialisme_, que cette doctrine constituait une religion en voie de
formation, très proche parente du christianisme à ses débuts. Comme le
culte de Moloch, elle fait malheureusement partie des croyances funestes
aux peuples qui les adoptèrent.
§ 6.--Les tentatives de religion scientifique.
Les efforts tentés pour fonder une religion sur la science échouèrent
toujours. Ils furent, à vrai dire, assez rares et l’on ne trouve guère
que la doctrine d’Auguste Comte méritant l’attention. Bien oubliée
aujourd’hui, elle se borna en réalité à changer les noms des dogmes
catholiques. Une nouvelle trinité: le Grand-Être (l’humanité), le Grand
Fétiche (la terre), le Grand Milieu (l’espace) devait remplacer la
Trinité chrétienne. Un nouveau clergé, composé de savants, se
substituait à l’ancien. Un tel essai ne se renouvellera probablement
jamais. Tout au plus, pourra-t-on voir la science revêtir dans quelques
esprits une forme religieuse.
Il est illusoire en effet de supposer que des conceptions théologiques
et morales s’adressant à la partie mystique et affective de notre
nature, et restant toujours personnelles soient remplaçables par des
vérités scientifiques d’origine rationnelle dont le caractère
fondamental consiste à demeurer complètement impersonnelles.
Ces raisons profondes s’opposeront toujours à ce qu’une religion puisse
avoir la science pour base. Il fallait ne posséder aucune idée du
mécanisme de la croyance pour prétendre fonder une foi sur la science.
Une religion scientifique aussi bien qu’une morale scientifique est
impossible. Ces deux mots: science et religion jurent d’être accolés.
LIVRE II
LE CYCLE DES CERTITUDES AFFECTIVES ET COLLECTIVES.--LA MORALE.
CHAPITRE I
LES DÉFINITIONS DE LA MORALE. LE BIEN ET LE MAL, LE VICE ET LA VERTU.
§ 1. Les incertitudes actuelles sur la morale.--§ 2. Les définitions de
la morale. Le bien et le mal.--§ 3. La morale individuelle et la morale
collective.
§ 1.--Les incertitudes actuelles sur la morale.
Lorsque les philosophes de l’avenir écriront l’histoire des erreurs de
l’esprit humain, ils trouveront de précieux documents dans les traités
de théologie, de sorcellerie et de morale. Leur lecture, quoique
dégageant un immense ennui, est nécessaire pour montrer à quel point des
faits très simples peuvent donner lieu à des interprétations erronées et
combien il est difficile de discuter, avec des arguments rationnels, les
phénomènes dictés par des influences mystiques, affectives ou
collectives, indépendantes de la raison.
Depuis deux mille ans, théologiens et philosophes, à la suite d’Aristote
et de Platon, dissertent sur la morale, sans avoir rien pu édifier de
durable, puisque la plus profonde anarchie règne encore aujourd’hui sur
cet antique sujet.
Les incertitudes de l’heure présente se reflètent à travers une foule
d’écrits, et mieux encore dans les discours des grands congrès de
philosophie et de morale. Rien n’est aussi lamentable, par exemple, que
la lecture du compte rendu[6] relatant les discours prononcés au Congrès
International d’Éducation morale, tenu à La Haye en 1912. A cette
réunion prirent part des hommes éminents, tels que MM. Boutroux et
Buisson. Leurs contradictions, leurs perplexités sur la majorité des
questions fondamentales, montrent le désordre qui divise actuellement
les esprits.
[6] Publié par la _Revue philosophique_ de janvier 1913.
Ce congrès mit surtout en évidence la perte chaque jour plus grande de
l’espoir que la science pourrait éclairer ces questions. «Un étrange
sentiment de malaise, d’inquiétude, se manifeste dans la nation. Il
atteint les fidèles, les purs eux-mêmes: la foi rationaliste fléchit, la
confiance et l’enthousiasme ont fait place au doute, à l’hésitation...
M. Boutroux souffre comme nous tous de l’anarchie morale contemporaine,
mais il ne désespère point.»
M. Boutroux a raison sans doute de ne pas désespérer et de persister
dans son besoin de conciliation. Il donne malheureusement pour établir
cette conciliation des principes très vagues, empruntés à une théologie
un peu surannée. «La morale, dit-il, découle de la religion parce que
Dieu est le bien et la perfection mêmes.»
Le rédacteur des comptes rendus de ce congrès conclut en disant: «M.
Boutroux, malgré son attitude conciliatrice n’a pu s’empêcher de
constater la terrible confusion qui a régné au congrès de La Haye. Ce
congrès n’a satisfait aucun de ceux qui y ont participé dans l’espoir de
rétablir l’équilibre dans leurs âmes tourmentées par le désordre moral
de la vie moderne.»
Ces discussions académiques ont fini par franchir l’enceinte du
Parlement. Le 21 janvier 1910, des orateurs y disséquèrent les
fondements de la morale et constatèrent que les plus éminents
philosophes renonçaient à en découvrir aucun.
Ils prouvèrent par la citation d’extraits de maîtres incontestés de
l’Université, que nos professeurs de philosophie eux-mêmes, réunis sous
la présidence de M. Croiset, doyen de la Faculté des Lettres, afin de
préciser les bases de la morale, arrivèrent à de lamentables
conclusions.
«Chacun y apporta, dit M. J. Piou, son contingent de lumières; ce sont
des hommes d’une haute culture intellectuelle, d’une haute droiture.
Après avoir beaucoup cherché et rien trouvé, ils se sont sentis pris
de découragement, et le même mot est sorti de toutes les lèvres:
Impossible!»
«A quoi bon, a dit l’un d’eux, et non des moindres, M. Boutroux,
pourquoi faire éclater aux yeux du public le désaccord qui règne entre
les doctes touchant les principes mêmes de la conduite de la vie?».
L’aveu d’impuissance s’échappe de toutes les bouches. Voici M. Payot
lui-même: «Les hommes qui devaient éclairer la route sont désemparés;
ils ont abandonné le catholicisme, mais il ne faut qu’une heure
d’horloge pour s’apercevoir qu’ils ne l’ont pas remplacé et que leur
vie ne va plus que dirigée par les habitudes de sentir et de penser
d’autrefois. Plus de cocher, ce sont les chevaux qui conduisent la
voiture. Comptez-les donc, s’il vous plaît, les systèmes de morale,
que le rationalisme a tirés de la morale divine et entassés les uns
sur les autres. C’est la morale de la solidarité, création de M.
Bourgeois qui a eu son heure de faveur, mais qui tombe maintenant en
disgrâce et que M. Jacob, cité l’autre jour comme un homme de génie, a
déclarée inacceptable. C’est la morale scientifique; mais, par
malheur, M. Poincaré a affirmé qu’il n’y avait pas de morale
scientifique.
Voici encore la morale du plaisir, la morale de l’intérêt, la morale
socialiste, la morale maçonnique de M. Combes; et il y en a encore, et
il y en a toujours: c’est, comme dit Montaigne, un «tintamarre de
cervelles».
L’enseignement de la morale embarrasse autant les plus éminents
professeurs que les politiciens. On en trouvera une nouvelle preuve dans
un mémoire récent sur «_Le Malaise moral_», publié par le savant doyen
de la Faculté des Lettres, M. Alfred Croiset. Sa rédaction trahit une
profonde incertitude.
«Voici que la morale, dit-il, paraît dans tous les programmes. A
l’école d’abord, au lycée ensuite, elle est enseignée dans toutes les
classes, comme une chose distincte de la religion. Que va faire le
maître en présence de cette tâche nouvelle? Que pensera-il pour son
propre compte et que dira-t-il à ses élèves? Il est tenu à la
neutralité religieuse: au nom de quel principe non confessionnel
enseignera-t-il le devoir, l’obligation morale? Il interroge les
philosophes et se trouve en présence des réponses les plus
discordantes: spiritualisme éclectique, kantisme, doctrines plus
modernes de Guyau ou de Nietzsche, essais de morale scientifique,
théorie de la science des mœurs, etc. Il est troublé, incertain.
Quelques-unes de ces doctrines reposent sur des idées métaphysiques
qui lui paraissent vaines, d’autres semblent laisser échapper les
principes jugés d’ordinaire les plus essentiels à la morale. Que
faire? Il essaie de penser par lui-même et sent toute la difficulté de
son rôle. Il se trompe quelquefois.»
En étudiant les fondements imaginaires et les fondements réels de la
morale, nous rechercherons si les incertitudes actuelles des professeurs
et des législateurs ne résultent pas simplement de l’illusion, fréquente
aujourd’hui, consistant à croire la morale basée sur la raison, alors
qu’elle dérive d’éléments indépendants de cette dernière.
Les méthodes actuelles d’étude de la morale n’ayant conduit qu’aux
incertitudes signalées plus haut, nous essaierons d’en utiliser
d’autres.
§ 2.--Les définitions de la morale. Le bien et le mal.
Avant d’examiner les bases de la morale, voyons d’abord en quoi elle
consiste. Demandons-nous quel sens attacher à ces mots d’un usage si
journalier: le bien et le mal, le vice et la vertu.
Les dictionnaires définissent habituellement la morale: une science qui
indique les règles de conduite à suivre pour faire le bien et éviter le
mal. La vertu se caractérise par une disposition de l’âme la conduisant
à pratiquer le bien et fuir le mal, c’est-à-dire obéir aux règles
morales. Le vice signifie la disposition contraire.
Mais en quoi consistent le bien et le mal? Leur définition embarrassante
aujourd’hui, même pour des esprits fort perspicaces, semblait très
simple aux savants du dernier siècle. Voici, par exemple, comment un des
plus illustres d’entre eux, Berthelot, expliquait en quelques lignes le
problème de la morale. «Le sentiment du bien et du mal est un fait
primordial de la nature humaine; il s’impose à nous en dehors de tout
raisonnement, de toute croyance dogmatique, de toute idée de peine ou de
récompense. La notion du devoir, c’est-à-dire la règle de la vie
pratique, est par là même reconnue comme un fait primitif, en dehors et
au-dessus de toute discussion.»
Rien de plus simple, on le voit. Il n’est guère de philosophe moderne
qui ne jugerait les assertions précédentes entièrement dénuées de
preuves et contraires même aux enseignements de l’observation.
Il semble intéressant de comparer la définition du bien et du mal que
donnait Berthelot il y a cinquante ans avec celle fournie récemment par
un autre savant, M. Perrier, directeur du Muséum.
«La notion du bien et du mal, dit-il, est une notion que nous avons
imaginée pour faciliter nos rapports sociaux. Nous appelons bien ce qui
est avantageux pour la société, nous appelons mal tout acte qui sacrifie
l’intérêt social à l’intérêt particulier.»
Vertu et vice désigneraient donc simplement les actes utiles ou
nuisibles à la société. Le dévouement à l’intérêt de la communauté, le
patriotisme, la loyauté étant très nécessaires à la collectivité sont
des vertus. L’égoïsme, la violence, le vol lui étant funestes sont des
vices.
Mais cette théorie ne s’applique qu’à la morale collective et n’éclaire
en rien la genèse de la morale individuelle. Morale individuelle et
morale collective doivent, nous allons le montrer, être nettement
différenciées.
§ 3.--Les vertus individuelles et les vertus collectives.
La morale sociale maintenue par les codes envisage uniquement l’intérêt
général, c’est-à-dire les règles indispensables à l’existence de la
société. Elle interdit le vol, le meurtre, la tromperie commerciale,
exige de l’individu qu’il contribue à défendre la collectivité et lui
sacrifie au besoin sa vie sur les champs de bataille. Elle ne saurait
aller plus loin et ne se préoccupe des intérêts particuliers que
lorsqu’ils entrent en conflit avec l’intérêt collectif.
Ses codes n’ont pas créé des qualités comme le désintéressement, la
bonté, l’équité, l’altruisme, etc. De telles vertus, nous le montrerons
bientôt, ont également une genèse mais fort différente de celle des
vertus collectives.
Il faut donc, quand on étudie la morale, séparer nettement, je le
répète, la morale individuelle de la morale collective. Bien que
capitale, cette distinction se trouve généralement négligée.
Dans la pratique, la séparation entre les deux morales n’est pas
toujours bien marquée, parce que la morale la plus individuelle demeure
imprégnée de ces influences collectives auxquelles nul ne peut se
soustraire. Elles obligent l’individu le plus égoïste à se sacrifier un
peu aux intérêts généraux.
Sur sa morale personnelle, l’individu a le droit de discuter, puisqu’il
choisit, ou croit choisir ses règles de conduite. En matière de morale
collective, il est obligé de se soumettre car la société qui le fait
vivre la lui impose.
Indépendante de notre volonté sociale, la morale collective est créée
par diverses nécessités inéluctables. Du fait seul qu’elle veut durer,
une collectivité se voit obligée d’accepter et de maintenir certaines
règles fixes. Peu importe que ces dernières soient nuisibles ou non à
l’intérêt individuel si elles sont indispensables à l’existence de la
communauté.
Beaucoup de prescriptions collectives constituant une gêne, une
contrainte, une entrave aux instincts naturels, la société seule est
assez forte pour les imposer dans l’intérêt général par des codes et
leurs châtiments. Sa puissance se limite naturellement, comme je le
disais plus haut, au terrain des intérêts collectifs.
Les règles morales collectives ayant le privilège de se trouver
soustraites à la discussion, inutile de rechercher si elles sont
rationnelles ou équitables, il suffit de constater qu’elles furent
nécessaires. Les peuples vivant presque exclusivement de pillage et de
conquêtes tels que les anciens Romains, ont toujours considéré comme
très moraux leurs meurtres et leurs vols, simplement parce qu’ils
étaient nécessaires à l’intérêt collectif.
La morale sociale suit naturellement les mœurs. Elle n’en est même que
l’expression. On la voit parfois cependant survivre un peu à leurs
changements. Les anciennes obligations morales, bientôt considérées
alors comme des préjugés, cessent d’être respectées malgré les lois qui
essaient de les maintenir. Vainement les codes, toujours en retard sur
les mœurs, tentent-ils de lutter contre les changements d’opinion. Ils
sont les moins forts. La loi écrite finit par ne plus trouver de
magistrats pour l’appliquer et devient une survivance inefficace. C’est
ainsi, par exemple, que des actes jugés jadis crimes sévèrement
réprimables, le duel et l’adultère notamment, sont envisagés aujourd’hui
des délits insignifiants que les tribunaux renoncent à poursuivre ou
punissent seulement d’une légère amende.
Depuis bien longtemps les nécessités sociales étaient considérées comme
les vraies génératrices de la morale. Platon fait dire à Protagoras que
la justice n’est nullement née d’une conception _a priori_, mais des
besoins sociaux. Le même philosophe avait déjà constaté que la très
immense majorité des hommes ne possède guère d’autre morale que celle
maintenue par l’habitude, l’opinion et la loi.
Les lois, bien qu’impuissantes à changer les mœurs et ne faisant que
sanctionner des coutumes sans les créer, peuvent néanmoins intervenir
utilement quand certaines opinions tendent à devenir générales mais ne
le sont pas encore. Dans les pays scandinaves et dans certains États de
l’Amérique, des lois sont parvenues à entraver la vente de l’alcool, et
à réduire ainsi considérablement l’alcoolisme, origine d’une foule de
crimes et devenu un fléau national. Mais ces mesures restrictives ne
furent possibles qu’avec l’appui d’une grande partie de l’opinion. Dans
d’autres pays, comme la France, où les idées sur ce sujet ne sont pas
encore assez unanimes, les mêmes lois seraient irréalisables. On l’a
bien vu quand le Parlement, après avoir voté la suppression du privilège
des bouilleurs de cru, une des principales causes de l’alcoolisme, s’est
trouvé contraint de le rétablir rapidement.
CHAPITRE II
LA MORALE DES SOCIÉTÉS ANIMALES ET DES SOCIÉTÉS HUMAINES.
§ 1. La morale des sociétés animales.--§ 2. La morale des sociétés
humaines, sa variabilité et sa fixité.
§ 1.--La morale des sociétés animales.
Les discussions métaphysiques nous éclairent peu sur la nature de la
morale, parce qu’on étudie généralement cette dernière en dehors des
réalités. Pour comprendre sa genèse il faut l’examiner non seulement
dans les sociétés humaines, mais aussi dans les sociétés animales.
Théologiens et philosophes s’imaginèrent longtemps, et beaucoup se
figurent encore, que l’homme est absolument à part dans la création et
possède des facultés sans aucune parenté avec celles des autres êtres.
La science a suffisamment montré aujourd’hui qu’il manifeste plusieurs
sentiments fort voisins de ceux des animaux et ne diffère de ces
derniers que par la supériorité de son intelligence.
Entreprise plus tôt, l’étude à peine ébauchée aujourd’hui de la
psychologie animale, eût évité bien des erreurs. On n’aurait pas vu des
savants tels que Descartes, assimiler les animaux à de pures machines,
des penseurs tels que Kant n’attribuer d’autre base possible à la morale
que l’existence d’un Dieu vengeur.
L’examen attentif des sociétés animales eût vite montré que leur morale
est une nécessité dépendante, comme celle de l’homme, de leur genre de
vie et du milieu où elles évoluent.
L’étude de la moralité dans les sociétés animales et la connaissance de
ses formes chez les divers groupements humains, fournit tous les
éléments utiles pour comprendre la genèse réelle et l’évolution de la
notion du bien et du mal, sans avoir à tenir compte d’aucune abstraction
métaphysique.
Nous avons appelé morale, comme on le fait généralement, l’ensemble des
règles servant de guide à la conduite des êtres réunis en société.
Cette définition est aussi bien applicable aux sociétés animales qu’aux
sociétés humaines. Les analogies entre les deux catégories de
groupements sont nombreuses. On trouve non seulement chez les animaux
des instincts moraux, écrit justement M. Faguet, mais des vertus. Les
bêtes savent dominer leurs impulsions et leurs qualités individuelles et
sociales sont très stables.
L’altruisme est chez elles extrêmement développé. Si l’on considérait
avec certains auteurs cette qualité comme une des grandes
caractéristiques de la morale, on pourrait la juger fort avancée chez
les animaux. Ils forment des associations pour se protéger et
s’entr’aider, placent des sentinelles s’exposant au danger sans
hésitation. Darwin parle de vieilles corneilles devenues aveugles qui
seraient mortes de faim si leurs compagnes ne leur avaient apporté de la
nourriture. Lamarck a vu des moineaux reconstruire le nid d’une couvée
voisine dont la demeure s’était trouvée détruite. Des faits du même
ordre sont innombrables.
Les animaux possèdent leurs criminels et leurs héros. Les actes tout à
fait immoraux à notre point de vue sont rares chez eux. On en cite
cependant quelques-uns, tels celui du coucou déposant ses œufs dans des
nids étrangers pour s’éviter le travail de construire un abri et
d’élever ses petits. Telle encore l’habitude observée chez certaines
fourmis, de réduire en esclavage d’autres insectes. Tous ces petits
êtres ne se montrent pas d’ailleurs moins cruels que nous dans leurs
guerres, ni moins ingénieux à varier leur tactique suivant les
circonstances.
La morale des sociétés animales est fort sévère. L’individu qui
n’observe pas les lois de la communauté se voit immédiatement massacré
ou expulsé. On pourrait dire sans exagération, que dans bien des
circonstances, la morale des animaux semble supérieure à celle de
l’homme. Elle a en tout cas le mérite de se montrer fort désintéressée
alors que la morale des théologiens et des philosophes, celle de Kant
par exemple, appuyée sur un Dieu rétributeur ne l’est pas du tout.
La morale des animaux évolue comme celle de l’homme avec les nécessités
du milieu et des circonstances. Toutes les races d’abeilles, par
exemple, ne sont pas arrivées au même degré de moralité et on peut
saisir, en les observant, le passage graduel de la vie égoïste à la
solidarité collective.
Lorsqu’elles commencent à s’associer, leurs règles de morale demeurent
encore un peu flottantes. Elles n’arrivent à se fixer qu’au moment où la
race est parvenue à un degré supérieur d’évolution. Les guêpes,
originellement solitaires, n’ont atteint que lentement l’organisation
d’états compliqués.
Chez les abeilles très évoluées, le sentiment du devoir se trouve fort
développé. Elles ont un grand respect pour leur reine, lui obéissent
fidèlement et l’aiment au point de périr volontiers pour la défendre. Ce
respect ne les empêche pas du reste de la malmener quand elle remplit
insuffisamment ses fonctions. Il arrive même qu’on se résigne à la tuer.
Mais cet acte est considéré comme si grave qu’il se pratique d’une façon
collective.
Chez les abeilles, la vie ne représente guère qu’un devoir. L’individu
se sacrifie sans cesse aux intérêts de la collectivité. Un tel sentiment
de solidarité est limité d’ailleurs à chaque ruche et ses habitantes
n’hésitent pas à attaquer d’autres ruches pour augmenter leurs
provisions. Il en était exactement de même chez les peuples de
l’antiquité, les Grecs notamment. La solidarité chez eux ne s’étendait
pas non plus aux membres des autres cités. On ne se gênait nullement
pour s’emparer de leurs richesses.
Dans les sociétés d’abeilles, où le sentiment du devoir est si
développé, il n’y a pas de place pour les paresseux, c’est pourquoi, à
un moment donné, le conseil de la ruche décide de massacrer les mâles
devenus inutiles et prétendant vivre sans travailler.
Tous ces faits et bien d’autres, tels que les changements apportés à
l’architecture de leurs demeures et à leurs approvisionnements suivant
les circonstances, en un mot la faculté de varier de conduite avec les
changements du but à atteindre, ce qui est la caractéristique
fondamentale du raisonnement, ont amené plusieurs auteurs et notamment
un savant professeur, M. Gaston Bonnier, à admettre l’existence de
raisonnements chez les insectes. Je ne crois pas cependant ces
raisonnements comparables aux nôtres. J’ai montré dans plusieurs
ouvrages en quoi la logique rationnelle différait de la logique
biologique et de la logique affective. Ces dernières formes de logique
dirigent--fort bien du reste--l’évolution des êtres inférieurs.
Et si la morale des animaux présente parfois d’étroites analogies avec
celle de l’homme, alors que leurs aptitudes intellectuelles respectives
diffèrent beaucoup, c’est précisément parce que ces deux morales
reposent sur des formes de logique, non rationnelles, communes à tous
les êtres, du plus élevé au plus humble. Dans le domaine de la raison,
l’homme se différencie immensément des animaux; dans le domaine affectif
et biologique, il en est très rapproché.
L’organisation de la vie collective des animaux contribue nettement à
montrer que les nécessités sociales constituent les vraies génératrices
de la morale et sont indispensables pour la maintenir.
Les faits déjà cités, et ceux qui vont suivre, permettent d’envisager
les idées classiques sur le bien et le mal d’une façon assez différente
de celle des moralistes et des philosophes. La morale n’est en réalité
chose compliquée que dans les livres.
§ 2.--La morale des sociétés humaines. Sa variabilité et sa fixité.
La morale étant issue des nécessités sociales, il faut s’attendre à la
voir varier avec ces dernières, suivant les peuples, les âges et aussi
les diverses classes dont se composent les peuples.
Une telle conception ne fut pas celle de la majorité des philosophes.
Kant notamment, traitait la morale comme une loi physique invariable.
«La loi morale, dit-il, est universelle, c’est-à-dire qu’elle est
valable non seulement pour l’homme, mais encore pour tout être
raisonnable.»
Quelques penseurs, cependant, avaient déjà constaté, contrairement à
cette opinion, les transformations de la morale à travers les temps et
les races, mais sans bien en saisir les causes.
On connaît la belle page de Pascal sur les variations des idées
concernant le vice et la vertu suivant les lieux et les races:
«On ne voit presque rien de juste ou d’injuste, dit-il, qui ne change
de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle
renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité; en
peu d’années de possession, les lois fondamentales changent: le droit
a ses époques.»
«... Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a
eu sa place entre les actions vertueuses.»
Ces variations incontestables de la morale qui frappaient si fort
l’illustre penseur, ne sont nullement dues, comme il semblait le croire,
aux caprices des hommes. Elles résultent de nécessités dépendantes des
modifications de la vie sociale. Il est donc tout naturel que ce qui fut
crime chez les uns soit vertu chez d’autres.
Un peuple exclusivement chasseur et par conséquent toujours en marche,
était obligé de tuer ses parents âgés ou de les abandonner quand ils ne
pouvaient plus suivre les déplacements de la tribu. Cette nécessité
devint forcément une loi morale. Égorger une jeune fille innocente pour
obtenir des dieux un vent favorable--sujet d’Iphigénie, fille
d’Agamemnon--constituait à l’époque un acte très moral nécessaire à
l’intérêt collectif. La polyandrie, crime sévèrement puni chez la
plupart des nations civilisées, est jugée une institution sociale
indispensable chez certains peuples de l’Asie, où les femmes sont en
nombre insuffisant. Dans la plus grande épopée de l’Inde, le
Mahâbhârata, on voit les cinq fils du roi Pandawa épouser la belle
Draupadi.
Ces exemples de variation de la morale sont innombrables. On peut citer
encore parmi eux l’habitude d’épouser sa sœur, si fréquente chez divers
peuples de l’antiquité, ou encore la coutume des anciens Babyloniens de
faire déflorer les jeunes filles dans les temples de Vénus par un
étranger, avant de les marier.
La morale se trouvant liée à l’état social, chaque peuple possède
forcément une morale proportionnée à son évolution et parfois
incompréhensible pour ceux qui ont dépassé cette phase d’évolution.
Telle est, par exemple, la morale des Annamites, jugeant punissables
tous les parents d’un assassin et, à défaut d’eux, les habitants de son
village. Cette conception tient, comme je l’ai fait remarquer dans un
autre ouvrage, à ce que chez les populations primitives l’âme
individuelle n’étant pas encore dégagée de l’âme collective, les divers
membres de la tribu possèdent seulement une conscience sociale. Il ne
saurait donc exister parmi eux qu’un droit collectif et non individuel.
La morale ne dépend pas uniquement des nécessités de la vie des peuples,
elle dérive encore de leur caractère. Ils ne peuvent par conséquent
réagir de la même façon dans les diverses circonstances.
Un Russe, un Espagnol, un Anglais, bien que possédant une religion et
des règles morales théoriques à peu près semblables, se conduisent très
différemment dans des cas identiques.
Les variations de la morale ne se constatent pas seulement chez des
races dissemblables, elles s’observent encore au sein des mêmes peuples
selon les phases diverses de leur histoire. Cette transformation, assez
lente, car les sentiments évoluent moins vite que l’intelligence, est
cependant incontestable. L’esclavage, les massacres dans les cirques et
toutes les manifestations de la férocité romaine ont peu à peu disparu.
Des princes comme Henri VIII, Alexandre VI ou César Borgia, seraient
impossibles aujourd’hui. On voit rarement à notre époque les conquérants
brûler vifs des prisonniers ou leur crever les yeux, suivant la coutume
de certains peuples anciens et quand pareil fait se reproduisit dans les
dernières guerres balkaniques, l’Europe entière se souleva
d’indignation. Même au moment des révolutions et des guerres, où les
freins sociaux ont disparu, la férocité ancestrale est atténuée et aucun
conquérant n’oserait plus passer au fil de l’épée tous les habitants
d’une ville vaincue.
De la variabilité de la morale à travers les races et le temps, il ne
faudrait nullement conclure à son peu de stabilité. Elle est au
contraire très fixe pour une époque déterminée. On peut la comparer à
ces espèces vivantes, immuables pendant la durée de nos observations,
mais que les âges ont cependant fini par transformer.
L’impératif catégorique des philosophes étant simplement l’expression
des nécessités d’une époque reste invariable, tant que ces nécessités ne
changent pas, c’est-à-dire pendant des siècles. Pour un moment donné, la
morale demeure donc absolue. Envisagée à travers le temps, elle se
transforme. Il en est de même d’ailleurs, nous l’avons vu, de la plupart
des vérités.
La justesse des principes généraux qui viennent d’être exposés
apparaîtra plus clairement encore dans les chapitres consacrés à l’étude
des fondements imaginaires et des fondements réels de la morale.
CHAPITRE III
LES FACTEURS ILLUSOIRES DE LA MORALE.
§ 1. Classification des fondements de la morale.--§ 2. La religion et la
morale. Origines différentes du sentiment religieux et du sentiment
moral.--§ 3. Les conceptions métaphysiques de la morale.--§ 4. Les
illusions des moralistes sur le mérite et le démérite.--§ 5. Les
rapports de l’instruction et de la morale.--§ 6. Faible valeur de la
morale fondée sur la raison et la science.
§ 1.--Classification des fondements de la morale.
Les philosophes et les théologiens ne cessent, depuis l’antiquité, de
disserter sur les fondements de la morale. La religion, l’utilité, le
bonheur, la science et bien d’autres éléments ont été successivement
cités comme devant constituer sa base.
Quelques-uns de ces facteurs sont artificiels, d’autres très réels.
Certains d’entre eux, tels que les religions, tout en étant artificiels,
exercèrent parfois une action efficace. Notre division ne saurait donc
être tenue pour absolue. Elle ne peut servir, comme toute autre
classification, qu’à faciliter les descriptions.
Ce chapitre traitera uniquement des fondements illusoires de la morale,
le suivant de ses facteurs réels.
§ 2.--La religion et la morale. Origines différentes du sentiment
religieux et du sentiment moral.
La plus importante des bases attribuées à la morale fut la religion,
considérée aujourd’hui encore par beaucoup de personnes comme le
principal régulateur de la conduite.
Les religions antiques s’occupaient assez peu de prescriptions morales.
La conduite des hommes entre eux laissait les dieux indifférents.
L’Égypte, cependant, fit exception. Les actions des vivants y étaient
rigoureusement pesées après leur mort. Le jugement d’Osiris rappelle le
jugement dernier des chrétiens.
Les livres religieux des juifs contenaient également des prescriptions
de morale, d’ailleurs assez simples, puisqu’elles se résumaient dans les
règles sommaires du Décalogue, traduction des nécessités d’hommes
quelconques réunis en société.
Ce ne fut guère qu’avec le triomphe du christianisme que la religion
prétendit formuler des règles strictes de morale et régir dans tous ses
détails la vie des hommes. La conception chrétienne eut pour résultat,
nous l’avons rappelé plus haut, de déplacer l’échelle des valeurs
humaines et de changer le but de l’existence. Ce n’était plus ici-bas
qu’il fallait chercher un bonheur forcément transitoire, mais dans une
autre vie où ce bonheur serait éternel.
La rigidité des prescriptions religieuses, la dureté des menaces, la
grandeur des récompenses, furent parfaitement adaptées à la mentalité de
peuples demi-barbares, livrés à toutes leurs impulsions et qu’il était
nécessaire de fortement impressionner. L’espoir du paradis et la crainte
de l’enfer apportèrent pendant les âges de foi d’utiles soutiens à la
morale. Durant de longs siècles, les sanctions et les promesses de la
vie future contribuèrent à civiliser un peu les envahisseurs de l’Europe
lorsque la puissance romaine fut détruite. Elle exerça sur eux une
influence que n’auraient pu obtenir les divinités indécises et
indifférentes du paganisme.
Le lien de la morale et de la religion dans le christianisme fit croire
à beaucoup de personnes que la morale peut seulement se fonder sur la
religion. Cette erreur, si répandue encore, tient à ce que le sentiment
religieux est généralement confondu avec le sentiment moral, alors que
tout en s’influençant, ils ont des origines fort différentes,
c’est-à-dire correspondant chacun à des besoins distincts de l’âme.
Le sentiment religieux représente, en effet, une forme de l’esprit
mystique, le sentiment moral une adaptation aux nécessités du milieu. La
religion est régie par la logique mystique, la morale par la logique
affective.
Le sentiment religieux, simple manifestation de l’esprit mystique, dont
j’ai précédemment montré la généralité et la force, n’a donc aucun
rapport avec la morale, qui est d’origine affective. L’esprit mystique,
je le rappelle, ne crée pas seulement les religions, mais encore le
spiritisme, la croyance aux formules politiques, aux miracles et autres
manifestations très étrangères à la morale.
Ces différences d’origine du sentiment religieux et du sentiment moral
expliquent clairement pourquoi des individus ou des peuples peuvent être
fort religieux et ne posséder qu’une moralité assez faible. Les nations
les plus religieuses de l’Europe, Russie et Espagne, sont loin de se
montrer les plus morales. Les hommes les plus immoraux, que j’aie eu
occasion d’observer dans mes voyages, sont les habitants du Népal.
Aucune contrée du globe cependant ne renferme autant de temples
consacrés à l’adoration des dieux.
Comme preuve de l’indépendance de la morale et de la religion, des
savants, pourtant fort croyants, tels que Max Muller, ont cité le
bouddhisme.
«La morale la plus élevée qui ait été enseignée à l’humanité avant
l’avènement du christianisme, dit-il, fut enseignée par des hommes
pour lesquels les dieux étaient des ombres vaines, par des hommes qui
n’élevaient point d’autels, qui n’en élevaient pas même aux dieux
inconnus.»
On ne doit pas insister, je crois, sur cet exemple. Le bouddhisme fut,
en effet, une religion sans dieux pour ses fondateurs, mais j’ai montré
dans un autre chapitre qu’en pénétrant l’âme populaire, il se chargea de
nombreuses divinités.
Bien que la religion et la morale soient d’origines indépendantes, la
première peut, nous l’avons dit, influencer la seconde, pendant les
périodes de foi, par la peur de châtiments et l’espoir de récompenses.
Les menaces des codes religieux agissent simplement alors comme celles
des codes civils.
Il ne faudrait pourtant pas trop compter sur l’influence des religions.
L’individu à la fois immoral et religieux adapte facilement, en effet,
sa foi à ses mauvais instincts, et même requiert parfois l’aide du ciel
dans l’accomplissement de ses méfaits. Nombreux furent les dévots qui, à
l’exemple de Louis XI, promettaient à la Vierge et aux saints de coûteux
présents pour obtenir leur assistance dans les moins recommandables
entreprises.
Nous ne saurions trop insister sur cette indépendance de la religion et
de la morale. Les criminologistes ont remarqué depuis longtemps qu’il
existe de féroces criminels fort dévots. Leur mentalité est identique à
celle de ces brigands espagnols qui aiguisent leurs poignards en
récitant des prières sur l’autel de certains saints pour obtenir leur
assistance. J’ai eu occasion de visiter à Novy-Targ, dans les monts
Tatras, une petite église élevée, dit-on, par les brigands à la
Sainte-Vierge pour la remercier de sa protection pendant leurs
expéditions.
Bien que la plupart des penseurs n’aient pas clairement aperçu la
distinction profonde qui sépare l’esprit religieux de l’esprit moral,
quelques-uns cependant l’ont entrevue et reconnu qu’une société pouvait
parfaitement se maintenir sans religion. Il est intéressant de citer
parmi eux Bossuet.
«Il est beaucoup plus important, dit-il, de conserver la religion que
les royaumes pour maintenir les bonnes œuvres et faire arriver les
âmes au salut, néanmoins la société civile pourrait subsister et se
soutenir même dans un état de perfection, en supposant la vraie
religion anéantie[7].»
[7] BOSSUET. _Défense de la Déclaration_, tit. II, chap. XXXV.
La religion et la morale, bien qu’ayant des sources différentes,
peuvent, je le répète, s’influencer lorsque la foi est forte, mais
généralement cette influence est plus apparente que réelle.
L’illusion concernant le rôle exercé sur la morale par la religion
provient habituellement du fait que l’on attribue à cette dernière des
actes dépendant de la mentalité même des peuples. Ainsi arrive-t-il
lorsque la religion traduit simplement quelques-uns de ces caractères de
race qui sont des soutiens de la conduite beaucoup plus sûrs que les
prescriptions des livres. La mentalité austère et rigoriste de certains
Anglais, par exemple, a plus influencé les dogmes théologiques qu’elle
ne fut influencée par eux. La hantise du péché et la peur de l’enfer
servirent d’abord d’aliment au puritanisme. On doit bien admettre
cependant que ce dernier résultait surtout de la mentalité de ses
adeptes, puisqu’il a survécu à leur foi. De religieux il est devenu
social. C’est par puritanisme que le théâtre et le roman anglais osent à
peine parler d’amour et que la vente de certains livres français,
pourtant bien anodins, est interdite. Même libres penseurs, comme le
sont les protestants libéraux, beaucoup d’Anglais conservent, au moins
extérieurement, une morale puritaine. Elle n’est pas, je le répète, une
morale religieuse, mais bien une morale de race, et la religion n’en a
été que le prétexte.
Étant données leurs différences de caractères, les mêmes religions
agiront très inégalement sur des peuples divers. Malgré des siècles
d’inquisition et de bûchers, jamais les Espagnols n’ont acquis cette
morale rigide, ennemie de tout plaisir, qui est bien vraiment un produit
de la race anglaise.
Ce qu’on peut dire de plus sûr en faveur des morales à base religieuse,
c’est qu’elles possèdent la force des coutumes traditionnelles dont
l’action persiste quand même la raison ne saurait les défendre. Les
peuples ont donc parfaitement raison de conserver leurs dieux
ancestraux.
L’influence que peut exercer une morale par le seul fait d’être
traditionnelle explique très bien pourquoi certaines nations,
l’Angleterre et l’Amérique, par exemple, font tous leurs efforts pour
garder les anciens dogmes, en tâchant de les moderniser un peu. Nous
avons vu que pour mettre d’accord les dogmes avec les constatations de
la critique scientifique, diverses sectes chrétiennes renoncèrent à
attribuer une origine divine au fondateur de leur foi. D’autres, afin
d’éviter la discussion, croient préférable de conserver toute la
mythologie religieuse et donnent pour raison qu’il ne s’agit pas de
savoir si une religion est vraie, mais si elle est utile. Cette dernière
opinion représente la thèse du pragmatisme, dont nous avons déjà parlé
et sur laquelle nous reviendrons bientôt.
§ 3.--Les conceptions métaphysiques de la morale.
Les raisons métaphysiques imaginées comme soutiens de la morale par la
philosophie n’influencèrent jamais la conduite des hommes et servirent
seulement de prétexte à dissertation pour les lettrés. Il suffira donc
de les examiner sommairement.
La plus célèbre des morales à base métaphysique est celle de Kant. Son
étude, fort intéressante, nous montre que l’éminent philosophe,
appliquant tout son génie à la recherche des bases de la morale, revint
très vite aux anciennes spéculations des théologiens, en les modifiant
bien peu.
On sait quel scepticisme manifesta Kant, dans sa _Critique de la Raison
pure_. Il y expliquait comment notre connaissance des choses n’est
qu’une interprétation, conditionnée par la nature de notre entendement,
des données que fournissent les sens et déclarait par conséquent la
réalité inaccessible. Dès qu’il aborda le problème de la morale, tout ce
scepticisme s’évanouit.
Ramenée à ses éléments principaux, l’argumentation de Kant est d’une
simplicité parfaite. Son point de départ réside dans l’antique notion du
bien et du mal. En vertu de dispositions particulières possédées par
tous les hommes, ils seraient tenus d’obéir à un impératif catégorique
leur commandant de faire le bien et d’éviter le mal. Un tel choix exige
qu’ils soient libres. Cette nécessité suffirait, selon Kant, à prouver
notre libre arbitre.
Mais le choix du mal semble souvent plus agréable que celui du bien, et
il apparaît avec assez d’évidence que le vice n’est pas toujours puni
ici-bas et que la vertu y est parfois médiocrement récompensée.
L’existence d’un autre monde, où seront distribuées peines et
récompenses, devient donc indispensable. L’âme est par conséquent
immortelle.
La nécessité d’un monde futur suppose également celle d’un justicier. Le
justicier, c’est Dieu.
Par ce simple enchaînement d’arguments sont démontrés en quelques
lignes: le libre arbitre, l’immortalité de l’âme, le paradis, l’enfer et
l’existence de Dieu.
De tels raisonnements apparaissent aujourd’hui un peu candides et
faiblement convaincants. Si par suite d’une hypertrophie, d’ailleurs
improbable, de ses cellules cérébrales, un mouton arrivait à raisonner,
il le ferait à peu près comme Kant et n’aurait pas de peine, en suivant
la même série de propositions, à démontrer l’immortalité nécessaire de
l’âme des moutons et l’existence d’un dieu rémunérateur.
La destinée des moutons, dirait-il, se montre pleine d’iniquités. Dieu
étant infiniment bon n’a certainement pas créé, uniquement pour qu’il
fournisse des côtelettes, un animal qui par sa douceur et sa résignation
offre le modèle de méritoires vertus. La loi morale veut qu’il soit
dédommagé plus tard de son injuste destinée. Le mouton possède donc
évidemment une âme immortelle et trouvera dans une autre vie la
compensation aux violences dont il est victime ici-bas.
On comprendrait difficilement qu’un philosophe tel que Kant ait pu
raisonner d’aussi pauvre façon si l’on oubliait qu’il vivait à l’époque
où l’homme était encore considéré comme un être à part dans la création,
ayant comme fonction principale de se préparer une vie éternelle
heureuse en suivant sur la terre les prescriptions de son créateur.
Pour les métaphysiciens de cette époque, la morale constituait une sorte
de grande entité, identique chez tous les peuples, c’est-à-dire
universelle. Le bien consistait à observer ses lois, le mal à les
enfreindre.
Les prescriptions morales dictées par la métaphysique étaient du reste
fort simples. Kant assurait que la loi morale pouvait se résumer dans
cette règle: «Agis toujours comme si tu voulais que ton action fût
érigée en règle universelle de conduite.» Ce conseil pourrait être
classé à côté de ceux dont les livres religieux fourmillent, tels
qu’aimer son prochain comme soi-même, tendre la joue droite quand on a
été souffleté sur la joue gauche, etc.
De très éminents savants ont cependant jugé claires et définitives les
théories de Kant sur la morale. Voici de quelle façon s’exprimait à ce
sujet Berthelot en 1863: «C’est en établissant les vérités morales sur
le fondement solide de la raison pratique que Kant leur a donné, à la
fin du siècle dernier, leur base véritable et leurs assises
définitives.»
De nos jours il est devenu impossible de prétendre fournir comme appui à
la morale la théorie d’un dieu vengeur pouvant créer des êtres parfaits
et les créant imparfaits pour le plaisir de les faire brûler pendant
l’éternité. Cette conception est assurément une des plus choquantes
rêveries du cerveau humain.
Émile Faguet a très justement traduit les idées actuelles sur ce point
dans les lignes suivantes:
«Si Dieu est et s’il est unique, il est tout-puissant, et si le mal
existe ici-bas, il ne faut pas dire: c’est qu’il l’a permis; mot vide
de sens quand il s’agit d’un tout-puissant; il faut dire: c’est qu’il
l’a voulu. Or, un Dieu qui veut le mal est incompréhensible ou odieux,
et mieux vaut alors qu’il n’existe pas...
... Il est certain qu’on ne sortira jamais de là que par des
échappatoires peu rationnelles. Dire que Dieu a voulu le mal comme une
«épreuve», peut se soutenir quand il s’agit des hommes; mais les
animaux souffrent aussi, et l’on ne voit pas quelle épreuve, il est
bon, ou salutaire, ou utile, ou raisonnable qu’ils subissent. Dire que
le mal est une punition d’une première faute ne fait que reculer la
question sans la déplacer, si je puis parler ainsi; ne fait que
reculer la question en la laissant tout entière. Si l’homme a commis
une première faute, c’est que Dieu l’a _permis_, et c’est-à-dire qu’il
l’a _voulu_. Qu’est ce Dieu tout-puissant, tout juste et tout bon qui
veut que l’homme soit coupable pour le pouvoir punir? De toute façon,
Dieu est l’auteur du mal sur la terre, du mal moral et du mal
physique.
... La croyance en un Dieu rémunérateur et punissant, est peut-être
postulée par la morale, mais elle détruit la morale, ce qui est à
considérer. Certainement, la croyance aux récompenses et aux peines
d’outre-tombe détruit la morale; car si vous croyez à ces récompenses
et à ces peines, vous ne faites pas le bien pour le bien, mais pour le
pourboire et par crainte du fouet; et donc vous n’êtes pas moral du
tout. «La pire immoralité, a dit quelqu’un, c’est de croire que la
moralité est profitable.»
§ 4.--Les illusions des moralistes sur le mérite et le démérite.
Les idées anciennes sur la morale conduisirent à faire entrer dans sa
structure la notion du mérite et du démérite. Elle semblait tellement
capitale à Kant qu’il prétendait en déduire les preuves de l’existence
de Dieu, seul capable, en effet, de rétribuer le mérite et punir le
démérite.
Un tel point de vue, assez voisin au fond de celui des théologiens,
simplifiait beaucoup le problème moral. L’homme étant libre de ses
actes, le bien ou le mal qu’il commettait dépendait uniquement de sa
volonté.
Ces conceptions candides ne se défendent plus guère aujourd’hui. Nous
verrons, en étudiant les fondements réels de la morale qu’elle est
constituée seulement après être devenue inconsciente, par conséquent
soustraite à toute délibération, et indépendante des sentiments de
crainte ou d’espoir suspendus sur la tête par les codes religieux et
civils.
Aussitôt que certaines influences ancestrales ou éducatives, examinées
ailleurs, se sont fixées dans l’inconscient, la morale devient
involontaire et, du fait même, disparaît alors le mérite de lui obéir.
Lorsque l’impératif moral n’est pas complètement établi dans
l’inconscient, et par conséquent que l’individu hésite entre des
impulsions contraires, il aura peut-être beaucoup de mérite à triompher
de ses tendances malfaisantes, mais son hésitation prouve que sa morale
n’a pas encore acquis de stabilité.
Aux personnes qui contestaient cette argumentation, j’ai demandé si
elles ne préféraient pas un serviteur n’ayant jamais l’envie de les
voler, à celui qui se voit obligé de lutter pour résister à une telle
tentation? Le premier ne se trouvant pas tenté est sans mérite, l’autre
plein de mérite, puisqu’un grand effort lui est nécessaire pour
repousser les tentations. On peut craindre cependant qu’il ne les
repousse pas toujours, aussi lui préfère-t-on généralement le premier
malgré son absence de mérite.
Cet exemple peut être complété par un autre encore plus clair, quoique
de nature différente. On sait qu’un cycliste arrive, au moyen
d’exercices répétés, à garder sans aucune peine l’équilibre sur sa
machine. Si nous employions le langage des moralistes, assimilant le
mérite à l’effort, nous dirions que le cycliste a beaucoup de mérite à
conserver son équilibre pendant la période où il n’y parvient qu’au prix
de grandes difficultés et aucun mérite lorsqu’il s’y maintient sans
effort. Ce n’est pourtant qu’à cette période, correspondant à la
moralité constituée, dans le cas précédent, qu’il sait monter à
bicyclette.
Nous devons donc nous habituer à séparer entièrement l’idée de moralité
et celle de mérite. Une règle morale n’est solidement établie dans
l’esprit, je le répète, qu’au moment précis où disparaît le mérite de
l’observer. En fait, nous pourrions dire de l’homme qui raisonne sa
morale qu’il n’a pas encore de morale.
Cette théorie paraissant peut-être paradoxale, quoique sa justesse soit
certaine, j’aurais voulu trouver quelques auteurs pour l’appuyer. Mais
je n’ai réussi à en découvrir qu’un seul, William James, dont les idées
se rapprochent un peu des miennes sur ce point: «Faire tourner, dit-il,
toute notre morale humaine autour de la question du mérite, c’est une
piteuse fiction!»
Les considérations précédentes ont un intérêt pratique incontestable
puisqu’elles nous permettront de montrer où doivent être recherchés les
vrais facteurs d’éducation de la morale si incompris aujourd’hui. Elles
nous dévoilent aussi le danger redoutable de l’enseignement des nouveaux
théoriciens. Ils sont plus menaçants encore pour l’avenir que pour le
présent, la morale étant, non pas seulement une acquisition de la vie
actuelle, mais surtout un héritage ancestral. Le présent crée beaucoup
moins la morale du moment que celle de l’avenir. Nous vivons de la
morale de nos pères et nos fils vivront de la nôtre.
§ 5.--Les rapports de l’instruction et de la morale.
Une des plus persistantes illusions de la démocratie moderne est de
supposer l’instruction capable de développer les vertus morales. Tout
récemment encore, un ancien ministre de la République écrivait un gros
livre pour tâcher de prouver que l’instruction est un moyen infaillible
de perfectionner la moralité. Une faible dose d’observation révèle
cependant que le savoir individuel ne possède aucun rapport avec le sens
moral. On peut être très ignorant et fort vertueux, ou inversement,
extrêmement savant et très vicieux. J’en ai fourni de célèbres exemples
dans un autre ouvrage et me bornerai à faire remarquer maintenant qu’à
l’Académie française les prix de vertu sont généralement obtenus par des
illettrés.
L’illusoire théorie de l’influence de l’instruction sur la morale est
d’ailleurs fort ancienne. Les Grecs de l’époque de Socrate essayaient
déjà d’édifier des codes de morale rationnelle. Ils supposaient, comme
tant de personnes le croient encore, que nos fautes étant imputables à
notre ignorance, l’instruction y remédierait facilement. Il suffirait
d’apprendre par cœur un traité de morale, ainsi qu’un livre de droit
civil ou de physique.
La moralité et l’instruction sont en réalité très indépendantes. Les
facultés critiques développées par l’instruction serviraient plutôt à
ébranler les fondements affectifs et mystiques, bases de beaucoup de
vertus.
Je ne crois vraiment pas nécessaire d’insister davantage pour montrer
que les connaissances accumulées par l’intelligence n’ont aucune
influence sur la morale. Qui en douterait encore n’aurait qu’à constater
combien diffèrent souvent par leur moralité des enfants appartenant à la
même famille, ayant reçu une instruction identique dans un même
établissement d’enseignement.
§ 6.--La morale fondée sur la raison et la science.
Lorsque l’hypothèse d’un Dieu justicier récompensant le bien et
punissant le mal apparut indéfendable, les philosophes se demandèrent si
l’on n’arriverait pas à fonder la morale sur des bases rationnelles. La
raison avait permis de construire un édifice imposant de connaissances.
On espérait donc établir facilement avec elle une morale. Ce fut une des
dernières illusions de la philosophie.
La croyance que l’homme peut trouver dans la raison tous les mobiles de
sa conduite dérive de l’erreur psychologique sur laquelle nous sommes
revenu bien des fois: que la logique rationnelle seule doit servir de
guide aux sociétés et aux individus.
Beaucoup de philosophes, d’éducateurs et de politiciens modernes restent
cependant persuadés que la morale relève exclusivement de la raison. Ils
la définissent volontiers avec le savant professeur Boutroux:
«l’ensemble des règles _rationnelles_ de la conduite humaine.»
On se rendra compte combien est répandue l’illusion d’une morale à base
rationnelle en parcourant l’enquête faite il y a quelques années par une
grande publication: _La Revue_, auprès des professeurs, des savants et
des écrivains les plus distingués: Leroy-Beaulieu, Anatole France,
Aulard, Durkheim, Charles Richet, Fouillée, Boutroux, Séailles, Charles
Gide, etc. Presque tous furent d’accord pour affirmer que la morale
devait être fondée sur la raison.
Bien que très accréditée, cette erreur n’est pas cependant générale.
L’illustre Henri Poincaré a montré en des pages remarquables qu’il ne
saurait exister de morale scientifique, et que la science reste
impuissante à déterminer les règles de conduite des hommes.
Nous verrons au cours de cet ouvrage que parmi les facteurs susceptibles
d’entrer dans la genèse d’une morale réelle, c’est-à-dire d’une morale
pratiquée, la raison ne saurait figurer. Les seuls soutiens réels de la
morale sont des éléments affectifs indépendants de la raison. On peut
parler de science rationnelle mais non de morale rationnelle.
Inutile donc de discuter ici les divers systèmes de morale rationnelle.
Ils n’eurent jamais d’influence et ne constituent que d’illusoires
spéculations[8]. Ceux qui obtinrent le plus de succès un instant sont
bien oubliés aujourd’hui.
[8] Tous les créateurs de morale rationnelle se sont imaginés que la
raison suffirait à l’homme pour se guider dans la vie. Le passage
suivant de Kant reproduit par M. Lachelier, montre comment
l’illustre philosophe finit par entrevoir que les règles morales
fondées sur la raison ne constituaient pas un principe directeur
très sûr:
«J’ai une lettre de feu l’excellent Sulzer, où il me demande: Quelle
peut bien être la cause pour laquelle les doctrines morales, si
convaincantes qu’elles puissent être pour la raison, ont si peu
d’action pratique? Je retardai ma réponse afin de me mettre en
mesure de la donner plus complète. Mais il n’y en a pas d’autre que
celle-ci, c’est que les maîtres ne tirent pas au clair leurs
concepts, et que voulant trop bien faire, rassemblant de tous côtés
des mobiles propres à nous exciter au bien, ils gâtent le remède
qu’ils voulaient rendre plus énergique.»
La réponse assez confuse de Kant prouve à quel point il fut
embarrassé par l’argument très juste de son correspondant.
Tous ces systèmes métaphysiques ne seraient défendables que si leurs
auteurs avaient découvert les moyens de faire accepter les règles
morales qu’ils prétendaient instituer. En pareille matière l’énumération
des lois théoriques est sans importance: la difficulté consiste à les
imposer. Kant y réussissait grâce à l’assistance d’un Dieu redoutable,
mais privée de cette assistance, l’opération devient malaisée. Un
impératif moral purement rationnel ne sera jamais un impératif
catégorique.
S’il fallait entreprendre la très vaine tâche de bâtir un système de
morale, on pourrait le fonder sur l’intérêt, le plaisir, l’altruisme, la
nécessité, ou d’autres éléments encore, mais point sur la logique
rationnelle. L’homme qui obéirait seulement à des arguments réfléchis et
raisonnés, suivant l’idéal de tant de philosophes, ne posséderait aucune
stabilité morale. Au premier souffle de l’intérêt, elle s’évanouirait.
Chez les êtres prétendant avoir la raison pour seul guide on reconnaît
généralement qu’il faut attribuer, comme dit Nietzsche, «les petites
actions à la peur, les moyennes à l’habitude et les grandes à la
vanité».
Le rôle de la raison en morale n’est évidemment pas nul, mais très
faible. Tout au plus la logique rationnelle servira-t-elle parfois à
opposer un sentiment à un autre, à peser les motifs, à éviter les actes
trop dangereux. Elle utilise nos forces latentes, mais ne remplacera
jamais le caractère et les influences inconscientes qui nous font agir.
Recherchons maintenant sur quelles bases réelles, fort différentes de
celles énumérées dans ce chapitre, s’est édifiée la morale.
CHAPITRE IV
LES FACTEURS RÉELS DE LA MORALE COLLECTIVE.
§ 1. La coutume et l’opinion comme facteurs de la morale collective.--§
2. Nécessité de la fusion de l’égoïsme individuel avec l’intérêt
social.--§ 3. Formation de la moralité des divers groupes d’une même
société.
§ 1.--La coutume et l’opinion comme facteurs de la morale collective.
Les nécessités imposées par le milieu, c’est-à-dire les conditions
d’existence des sociétés créent leur morale. Celle-ci se maintient
d’abord par l’autorité des codes, mais n’acquiert de force durable
qu’une fois transformée en coutumes héréditaires ayant la puissance de
l’opinion comme soutien. L’opinion et la coutume sont les seuls facteurs
de morale chez la plupart des hommes.
«Cette superbe puissance, ennemie de la raison, dit Pascal, qui se
plaît à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a
établi dans l’homme une seconde nature... Qui dispense la réputation?
qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux
grands, sinon l’opinion?... L’opinion dispose de tout. Elle fait la
beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde.»
La vie des sociétés représentant une adaptation constante à leur milieu,
la morale collective et par conséquent l’opinion évoluent forcément à
mesure que ce milieu se transforme. Une telle transformation étant assez
lente, les variations de la morale collective le sont également. Elles
deviennent au contraire rapides quand l’ambiance sociale change
brusquement, en temps de révolutions et de grands bouleversements, par
exemple. On voit alors les principes traditionnels s’évanouir et tous
les primitifs instincts, auxquels ils servaient de frein, reprendre leur
empire.
La morale collective reposant surtout sur l’opinion se désagrège au
moment des fortes secousses sociales, pendant lesquelles l’influence de
l’opinion cesse d’agir. L’histoire enregistra souvent des faits
analogues à ceux rapportés par Thucydide au sujet d’une peste sous
l’action de laquelle s’évanouirent toutes les règles morales.
«On voulait jouir sans retard et on ne visait qu’au plaisir du moment,
en songeant que les biens et la vie étaient également éphémères. Nul
ne daignait se fatiguer à poursuivre un but honnête, dans la pensée
qu’on n’était pas assuré de ne point mourir avant d’y atteindre. La
volupté du moment et tout ce qui pouvait y conduire, à quelque titre
que ce fût, voilà ce qui était devenu beau et utile. Ni la crainte des
dieux, ni aucune loi humaine ne retenait personne.»
Il en fut de même pour la plupart des grandes épidémies. Boccace fait
remarquer que pendant la peste de Florence presque toutes les vertus
morales disparurent très vite.
Si l’on voulait doser dans la genèse de la morale collective la
puissance des coutumes et celle des religions, il faudrait bien
reconnaître l’action des premières comme de beaucoup la plus forte. Les
dieux sont loin, le groupe social proche et il semble généralement moins
facile de résister au second qu’aux premiers. Les réformateurs
prétendant détruire les coutumes sociales au nom de la raison
n’exercèrent jamais d’action durable. Ils peuvent, grâce à des
entassements de ruines, bouleverser une société, mais le passé reprend
bientôt son empire. Toutes les révolutions inutiles que nous avons
accumulées durant un siècle en fournissent la preuve.
Pourquoi dans la genèse de la morale sociale l’influence de la raison
est-elle si faible et celle de la coutume si grande? D’abord parce que
la coutume dérive généralement de nécessités affectives et mystiques
plus fortes que toutes les raisons, ensuite parce qu’elle se trouve
fixée dans l’inconscient où s’élaborent les facteurs de la conduite.
Nietzsche est un des rares philosophes ayant vu à quel point la morale
sociale ne représente que l’expression de la coutume:
«Partout, dit-il, où les coutumes ne commandent pas, il n’y a pas de
moralité; et moins l’existence est déterminée par les coutumes, moins
est grand le cercle de la moralité. L’homme libre est immoral,
puisque, en toutes choses, il peut dépendre de lui-même et non d’un
usage établi...»
«... Être moral, avoir des mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire
pratiquer l’obéissance envers une loi et une tradition fondées depuis
longtemps.»
La coutume seule est assez forte pour nous contraindre et le même auteur
y insiste justement:
«... Toute morale, dit-il, est, par opposition au laisser-aller, une
sorte de tyrannie contre la «nature» et aussi contre «la raison»... Ce
qu’il y a d’essentiel et d’inappréciable dans toute morale, c’est
qu’elle est une contrainte prolongée.»
Nous avons montré dans ce chapitre et les précédents que la morale
n’était pas un choix arbitraire ou la conséquence de volontés divines,
mais le résultat de nécessités créées par le milieu social et
transformées peu à peu en coutumes plus ou moins fixées ensuite au moyen
des lois.
Bien établie dans les âmes, elle fait partie des obligations qui nous
enveloppent du berceau à la tombe et que le plus souvent nous
n’apercevons pas. Rares sont les hommes osant agir et même penser
autrement que leur entourage. Le nombre d’individus ayant des idées
originales se trouve toujours, pour cette raison, infiniment restreint.
On ne peut même en posséder qu’à la condition de rester solitaire.
Si nous avons réussi à bien marquer le poids de l’influence sociale,
nous aurons fait comprendre en même temps que l’impératif catégorique de
Kant existe réellement, mais qu’au lieu de lui attribuer une origine
divine, il faut lui reconnaître une origine sociale.
§ 2.--La fusion de l’égoïsme individuel avec l’intérêt social.
L’homme civilisé est soumis à des règles de conduite d’origines
diverses: morale personnelle, morale de son groupe, morale de la
société. Le même individu possède ainsi une série de moralités
superposées qui fonctionnent chacune suivant les circonstances, mais ne
s’accordent pas toujours et entrent parfois en conflit. Le patriotisme
pourra, par exemple, se trouver en opposition avec la morale religieuse,
la morale des intérêts familiaux avec celle des intérêts de classe,
comme dans les grèves, notamment. La morale traditionnelle entrera
quelquefois en lutte avec la morale formée sous l’action de théories
nouvelles.
A toutes les sollicitations de ces forces vient encore s’ajouter
l’influence des passions et des sentiments. L’homme serait fort
embarrassé s’il devait équilibrer tant de facteurs.
En fait, il se préoccupe assez peu de leur harmonie et la laisse
généralement s’établir d’elle-même. La loi, la coutume et l’opinion
maintiennent une certaine morale moyenne représentant l’équilibre des
diverses forces individuelles et sociales.
C’est presque uniquement au théâtre et dans les romans que se
manifestent les grands conflits moraux, parfois insolubles, telle la
situation d’Œdipe terrifié d’apprendre qu’il a tué son père et épousé sa
mère, ou encore celle d’Hamlet obligé, pour venger son père, de
désespérer sa mère. Si de pareilles perplexités se multipliaient, les
sociétés ne dureraient guère.
Les conflits moraux de chaque jour n’ont heureusement pas une telle
importance. La vie, qui pousse les hommes en déroulant son cours, les
condamne à agir sans trop réfléchir. La plupart des êtres s’y résignent
assez facilement et se laissent guider par les suggestions de l’heure
présente.
Le seul conflit moral qui se rencontre ordinairement dans l’existence
est la contradiction pouvant s’élever entre l’intérêt individuel et
l’intérêt social. L’individu ne possède de toute évidence que des
raisons lointaines, et par conséquent peu actives, de se consacrer à
l’intérêt général. Cependant, une société n’a de durée possible que par
l’identification de ces deux intérêts. Pour connaître le degré de
stabilité d’un peuple et, par suite prévoir sa destinée, il faut surtout
déterminer dans quelles limites se confondent chez lui l’intérêt
individuel et l’intérêt collectif.
Cette fusion n’est complète que chez des races dont la mentalité a été
fixée par une longue vie antérieure. A l’époque de la puissance romaine,
le dernier des légionnaires pensait incarner toute la grandeur de Rome.
Les Barbares qu’il combattait, dépourvus au contraire d’orgueil
collectif et remplissant un rôle de simples mercenaires, ne suivaient
que des intérêts personnels ou tout au plus celui de leurs chefs.
Les Anglais ont, encore de nos jours, une conception semblable à celle
des Romains. Les intérêts collectifs de son pays restent présents dans
le cœur de chaque sujet britannique. Il croit toujours parler au nom de
la Grande-Bretagne et se considère partout comme un représentant de sa
nation. Quand le capitaine Scott, au moment d’atteindre le Pôle, se
sentant mourir, écrivit son testament, il s’identifiait complètement
avec le peuple anglais en traçant les lignes suivantes:
«Je ne regrette pas cette entreprise, qui montre que les Anglais peuvent
traverser de pénibles épreuves, s’entr’aider et regarder la mort en face
avec autant de courage que dans le passé... Si nous avons volontairement
donné nos vies dans cette entreprise, c’est pour l’honneur de notre
pays.»
Le sacrifice fut consommé sans effort, parce que le vaillant explorateur
associait l’honneur de son pays à son propre honneur.
Il faut considérer, en effet, que si une société peut, par ses codes,
imposer certaines contraintes, elle ne réussit pas à les faire respecter
longtemps, quand l’égoïsme personnel se développe aux dépens de
l’intérêt général, c’est-à-dire quand la morale individuelle de ses
membres agit dans un autre sens que celui de l’intérêt collectif.
Lorsque l’union est imparfaite, le dévouement aux besoins généraux
s’affaiblit chaque jour.
La fusion des intérêts individuels et collectifs confère aux peuples, je
le répète, une grande force. Elle peut s’établir même chez des Barbares,
sous l’influence de violentes haines collectives, mais alors d’une façon
momentanée. Les régiments bulgares, se précipitant à la baïonnette sur
les canons turcs qui vomissaient la mitraille et perdant parfois la
moitié de leurs effectifs, étaient animés d’une ardente haine, issue de
siècles d’oppression. Ce n’était plus le soldat défendant au simple nom
de la discipline, comme les Russes en Mandchourie, des nécessités
politiques incomprises contre un ennemi trop inconnu pour être détesté,
mais des hommes incarnant une malédiction séculaire et voulant venger
des injures personnelles.
De nos jours, le patriotisme, c’est-à-dire l’ensemble des sentiments et
des intérêts renfermés dans ce mot, constitue, en faveur du peuple qu’il
imprègne, une force morale considérable. Il représente pour
l’Angleterre, l’Allemagne, et l’Amérique un facteur de puissance plus
utile que leurs canons. Une nation ayant perdu le culte de sa patrie
aurait bientôt tout perdu.
§ 3.--Formation de la moralité des divers groupes d’une même société.
Nous avons vu les nécessités résultant d’un milieu social devenir
créatrices de certaines règles morales indispensables à la vie de cette
société.
Mais une société n’est pas un milieu homogène. Elle se compose, surtout
dans les temps modernes, de groupes distincts ayant des intérêts
particuliers d’où résulteront des morales indépendantes, parfois en
désaccord avec l’intérêt général.
Les principes de morale, indispensables au maintien des divers groupes
sociaux: militaires, prêtres, magistrats, financiers, commerçants,
ouvriers, etc., sont si forts qu’ils imposent quelquefois à l’individu
l’abdication complète de sa personnalité. Plus le groupe est fermé et
circonscrit, plus il se montre intolérant à l’égard des infractions
morales de ses membres.
Ce mécanisme de la création des formes particulières de morale apparaît
clairement quand on voit les individus, de moralité habituellement assez
faible, se comporter de façon très stricte, s’il s’agit de questions
relatives à leur groupe. A la Bourse, par exemple, certains courtiers,
souvent peu scrupuleux dans la vie ordinaire, exécutent des engagements
simplement verbaux et pouvant être, par conséquent, contestés à l’époque
de la liquidation de leurs comptes, puisqu’il ne reste de ces
engagements que l’ordre donné de vive voix par eux à l’agent de change.
L’exécution de tels contrats leur coûte cependant parfois des sommes
considérables.
Ce cas typique fait nettement saisir le rôle de la nécessité dans la
genèse de la morale. Impossible à la Bourse, faute de temps, de formuler
des ordres par écrit. Un individu qui contesterait ses engagements
rendrait toute opération impossible et se verrait bientôt expulsé de son
groupe. La ruine lui paraît préférable.
Précisément parce que les morales de groupes naissent d’impérieuses
nécessités, elles possèdent quelquefois une puissance et une stabilité
supérieures à celles des règles de conduite imposées par la loi, bien
que les codes n’interviennent pas pour les faire observer. Quoique
généralement très dures, les obligations des groupes sont fort
respectées. On sait, par de nombreux exemples, avec quelle déférence
craintive les ouvriers les plus indisciplinés obéissent aux injonctions
tyranniques de leurs syndicats, même lorsqu’elles les privent de tout
salaire.
Nous avons vu que la puissance d’un pays repose sur la fusion de
l’intérêt général avec l’intérêt privé, c’est-à-dire de l’idéal
collectif avec chaque idéal particulier. La grande force d’une croyance,
qu’elle soit religieuse, politique ou morale, est d’amener l’individu à
confondre ces deux idéals et, par conséquent, à se sentir fier du succès
de sa collectivité comme d’un succès personnel. Un légionnaire romain,
un soldat de Napoléon n’avaient guère à attendre que des fatigues, des
blessures ou la mort, cependant ils s’identifiaient tellement avec la
gloire de Rome ou celle de l’Empereur qu’elle devenait la leur. Ce
n’était donc pas, en réalité, pour d’autres qu’ils s’immolaient, mais
bien pour eux-mêmes.
Aussitôt que disparaît l’idéal collectif, l’individu n’apercevant plus
que son intérêt et son profit personnels, ne ressent aucune raison de se
sacrifier à un intérêt étranger au sien. Tel fut justement le cas des
Romains quand leurs armées se composèrent de mercenaires recrutés chez
les Barbares.
Pareille disposition d’esprit engendre naturellement l’indifférence au
bien général. Elle se traduit aujourd’hui par le pacifisme et
l’antimilitarisme, sentiments toujours manifestés lorsque l’idéal de
l’individu ne dépasse pas son propre intérêt ou tout au plus celui du
petit groupe dont il fait partie.
Dans ce dernier cas, on constate un phénomène caractéristique.
L’individu ne se sacrifie plus au groupe mais reçoit de lui, en échange
de légères contraintes, des avantages personnels que seul il
n’obtiendrait jamais. Tel le religieux s’enfermant au couvent pour y
préparer son salut. L’existence très dure qu’il y mène n’a pas pour but
l’intérêt de la collectivité, mais le sien propre. Tels encore les
groupes syndicalistes modernes dont les membres ne demandent que des
avantages personnels et se préoccupent peu des intérêts généraux de la
société.
Il faut donc considérer, quand on parle de la moralité des groupes, deux
catégories fort distinctes: 1º les groupes dévoués à l’intérêt général,
parce que cet intérêt général est confondu avec leur intérêt
particulier; 2º les groupes considérés seulement par l’individu comme le
moyen d’obtenir des privilèges personnels.
Cette distinction est importante, car la division progressive du travail
multiplie chaque jour davantage les groupes sociaux possédant chacun des
intérêts particuliers, souvent opposés à l’intérêt général. On ne voit
pas encore comment les civilisations futures pourront se maintenir au
milieu de revendications si dissemblables. Une société, toujours
puissante contre un individu isolé, est très faible contre les
groupements. On a déjà vu les gouvernements capituler devant les
syndicats d’employés des postes, d’agents des chemins de fer et
d’instituteurs. Nous ne sommes évidemment qu’au début de ces
capitulations qui s’étendront bientôt, parce que les groupes de toutes
classes s’associeront momentanément contre les détenteurs du pouvoir et
de la richesse, afin de les exproprier au moyen de lois votées par des
politiciens vivant de leurs suffrages.
Peut-être dans les sociétés futures, l’individu se détachera-t-il
complètement des intérêts généraux de son pays pour s’occuper uniquement
de ceux de sa collectivité. Un code moral universel deviendrait alors
impossible et il n’existerait plus en pareil cas que de nombreux petits
codes adaptés aux besoins de chaque groupe.
Nous venons de montrer la nécessité constituant un des plus grands
facteurs de la morale sociale, mais beaucoup d’autres s’y joignent qui,
tout en étant moins importants, exercent aussi leur action.
Dans les sociétés animales, la morale reste exclusivement fille des
nécessités alors que chez l’homme interviennent certaines influences
dues à son imagination et à des associations erronées de phénomènes sans
rapport. Elles le conduisent vers des coutumes que nulle nécessité ne
justifie. Il n’y avait aucune utilité sociale, par exemple, à brûler
pendant des siècles les individus qu’on supposait avoir fait un pacte
avec le diable ou à immoler des enfants sur les autels de Moloch.
L’homme n’a jamais vécu sans un cortège d’illusions qui ont grandement
influencé sa conduite. Il s’ensuit que la morale n’est pas seulement
issue des nécessités sociales, mais encore de nos illusions.
CHAPITRE V
LES FACTEURS RÉELS DE LA MORALE INDIVIDUELLE
§ 1. Genèse de la morale individuelle. Rôle du caractère.--§ 2. La
moralité primitive.--§ 3. Rôle de l’utilité dans la formation de la
morale individuelle.--§ 4. Rôle de l’inconscient.--§ 5. Le sentiment de
l’honneur comme expression finale de la morale individuelle.
§ 1.--Genèse de la morale individuelle. Rôle du caractère.
Les codes chargés de protéger la morale collective résultant des
nécessités de l’existence en commun n’ont pas, nous l’avons vu, à
s’occuper de morale individuelle.
Divers facteurs, indépendants des contraintes sociales, contribuent à
former la morale personnelle. Parmi les plus importants figure le
caractère que l’homme apporte en naissant. Beaucoup de qualités morales
comme la bonté, la douceur, l’honnêteté, etc., constituent un héritage
ancestral bien difficile à acquérir artificiellement. «D’un père
vertueux naissent des enfants vertueux, écrivait Horace, c’est de race
que les taureaux et les coursiers sont pleins de vigueur et l’aigle
guerrier n’engendre point la timide colombe».
On définit souvent le caractère: «l’ensemble des dispositions
intellectuelles et affectives de l’individu». Pareille définition est
peu acceptable, parce qu’elle ne sépare pas l’intelligence du caractère.
Ce dernier appartient en effet au domaine de l’affectif. Il est
constitué par l’ensemble de sentiments apportés en naissant. Si
l’intelligence fait penser, le caractère fait agir. Le rôle de celui-ci
se montre donc prépondérant dans la conduite[9], et par conséquent dans
la morale individuelle. Mais en raison de sa fixité, il est fort
difficile d’agir profondément sur lui. Cette observation a déjà été
faite par les plus célèbres moralistes:
[9] Ce sont surtout les hommes d’action qui ont le mieux compris la
différence de l’intelligence et du caractère:
«Quand le caractère domine l’esprit, écrivait le général Marmont, et
que l’esprit a une certaine étendue, on chemine vers un but
déterminé et on a des chances de l’atteindre. Quand l’esprit domine
le caractère, on change sans cesse d’avis, de projets et de
direction parce qu’une vaste intelligence considère à chaque instant
les questions sous un nouvel aspect. Si la force de la volonté ne
vient pas mettre à l’abri de ces changements, on flotte entre les
partis divers; on n’en prend aucun avec suite, ce qu’il y a de pire,
et au lieu de s’approcher vers le but, une marche incertaine nous en
éloigne souvent et nous égare.» (_De l’esprit des institutions
militaires_, par le général Marmont.)
«La morale, écrit Schopenhauer, peut-elle d’un homme au cœur dur faire
un homme miséricordieux et du même coup juste et charitable? Certes
non: les différences de caractères sont innées et immuables. Le
méchant tient sa méchanceté de naissance, comme le serpent ses
crochets et ses poches à venin: ils peuvent aussi peu l’un que l’autre
s’en débarrasser.»
L’opinion du célèbre penseur fut également professée par les plus grands
philosophes de l’antiquité. Platon disait: «La vertu n’est ni un fruit
naturel, ni un effet de l’éducation; mais quand un homme a ce bonheur de
la posséder, c’est sans réflexion, par une faveur divine.» Socrate et
Aristote assurent aussi «qu’il n’est pas en notre pouvoir d’être
vertueux ou méprisable. Les caractères semblent être ce qu’ils sont par
nature: car si nous sommes justes, prudents, etc., c’est dès notre
naissance».
Je crois difficile d’être d’un autre avis. On peut remarquer cependant
qu’il existe une catégorie d’individus, probablement la plus nombreuse,
dont les philosophes précédents n’ont pas tenu compte. C’est l’immense
foule, citée plus haut, des caractères neutres n’ayant de fortes
dispositions ni pour le bien ni pour le mal et se laissant orienter
facilement.
Les êtres à caractère énergique réagissent contre les variations de
milieu et leur mentalité conserve une certaine fixité, mais ceux que
nous venons d’appeler neutres possèdent des aptitudes si instables
qu’ils subissent toutes les influences extérieures. Leur personnalité
varie sans cesse.
Le même phénomène s’observe chez les peuples dont l’âme n’est pas assez
fixée pour que le caractère national vienne limiter les oscillations
créées par les circonstances.
Aucune méthode évidemment ne transformera des individus neutres en
héros, mais une éducation appropriée est susceptible de leur fournir au
moins une ébauche d’armature morale qui les soutiendra un peu dans la
vie.
Chez les caractères forts, l’éducation développera les qualités
naturelles. Aux faibles, elle donnera seulement un peu de l’énergie qui
leur manque. Les êtres extériorisent rarement le maximum de ce qu’ils
pourraient fournir. Ils renferment des possibilités d’action inconnues
d’eux-mêmes et que l’éducation ou les circonstances font surgir.
Napoléon a montré la hauteur d’héroïsme où l’on peut élever parfois les
hommes quand on sait les entraîner.
Sans doute le milieu social agit sur les dispositions individuelles, par
suite de la considération accordée à la pratique de certaines vertus et
du mépris accompagnant certains actes, mais ces influences triompheront
difficilement des inclinations naturelles. Elles n’agiront que sur les
natures neutres, sur ces caractères amorphes s’adonnant indifféremment
au mal ou au bien, suivant la voie dans laquelle les circonstances les
ont engagés.
L’action du caractère sur la morale des individus, se manifeste aussi
dans celle des peuples. On sait qu’en dehors de traits distinctifs
spéciaux à certaines natures existent des dispositions générales
justement considérées comme des caractères de race. Tels la ténacité de
l’Anglais, la mobilité du Français, l’orgueil de l’Espagnol. Ces
caractères généraux variant d’un peuple à l’autre, dicteront une
conduite différente dans des circonstances identiques. Ils engendreront
par conséquent des morales diverses, bien que les principes consignés
dans les livres soient partout les mêmes.
Semblables considérations suffiraient à prouver que les enseignements
théoriques de la morale doivent le plus souvent rester impuissants à
vaincre les dispositions naturelles. Que pourraient-ils par exemple
contre l’égoïsme, la légèreté, la paresse et la luxure du nègre?
Le milieu social, très fort pour créer une morale collective maintenue
par les codes, exerce, nous le voyons, une action assez faible sur la
morale individuelle.
Seule la puissance de l’opinion l’empêche d’être nulle. L’admiration
générale pour certaines qualités, les développe chez les individus les
possédant déjà un peu.
Les luttes guerrières et l’estime professée à l’égard du courage furent
par le même mécanisme génératrices de diverses qualités individuelles:
esprit d’entreprise, sacrifice de l’intérêt personnel à ceux de la
communauté et bien d’autres encore. Les pacifistes gémissant contre les
guerres et considérant le passé comme une phase de barbarie ne se
doutent pas que les combats féroces des ancêtres, les carnages sans
pitié des premiers âges, ont créé certaines qualités d’initiative,
d’endurance, de ténacité, d’audace, utilisées par les hommes modernes
dans leurs entreprises scientifiques, industrielles et commerciales. Un
pacifisme ancestral eût seulement engendré des égoïsmes sur lesquels
aucune grande civilisation n’aurait pu s’élever.
§ 2.--La moralité individuelle primitive.
La morale individuelle ne se forme pas en un jour. Elle dérive, comme la
morale collective, d’un long passé et varie avec l’état de la
civilisation.
Aux débuts de l’humanité elle devait être fort rudimentaire. Même à
l’époque chantée par Homère elle existait à peine. Il fallait un étrange
aveuglement pour considérer le glorieux poète comme un moraliste. Tous
ses guerriers sont dominés par des convoitises immédiates et se montrent
perpétuellement en fureur. Jamais on ne les voit reculer devant les
perfidies, les violences et les crimes. Ils pratiquaient cependant les
vertus nécessaires dans leurs conditions d’existence, telles que le
courage, l’amour du sol natal et de la famille, l’hospitalité et la
crainte des dieux.
Le défaut principal des guerriers homériques, ainsi du reste que de tous
les primitifs, fut de se montrer extrêmement impulsifs, c’est-à-dire
incapables de résister aux suggestions instinctives du moment.
L’utilité de la domination de soi-même apparaît trop évidente pour
n’avoir pas toujours été très estimée, bien que peu d’hommes
aient--autrefois comme aujourd’hui--possédé la force de la pratiquer.
Les Grecs d’Homère, quoique n’exerçant guère cette maîtrise d’eux-mêmes,
en reconnaissaient parfaitement la valeur. Minerve voulant complimenter
Ulysse, rencontré à Ithaque lui dit: «Tu es toujours ce chef prudent,
maître des mouvements de son âme.»
Si cette vertu morale se généralisa bien lentement chez la plupart des
peuples, elle fut, je le répète, extrêmement appréciée partout. Les
Romains dans l’antiquité, les Anglais de nos jours se trouvèrent
d’accord pour répéter avec Horace: «Il est plus beau de régner sur son
âme que de réunir sous son domaine la Libye et l’Espagne».
La morale des dieux d’Homère ne dépassait pas celle des humains. Ils se
montraient égoïstes, vindicatifs et avides de plaisir. Cette moralité
était naturellement celle de leur époque.
On les voit fort sensibles aux offrandes. L’_Odyssée_ nous apprend
qu’Ulysse consacrait une notable partie de son temps en sacrifices.
Platon, qui estimait assez peu les divinités païennes, leur reprochait
de se laisser facilement corrompre par des présents. Ses successeurs
purent constater que les croyants de tous les âges et de tous les cultes
n’employèrent jamais d’autres procédés pour se concilier la protection
des maîtres du ciel. Quand l’homme est immoral ses dieux le sont
également.
§ 3.--Rôle de l’utilité dans la genèse de la morale individuelle.
Les considérations que nous venons d’exposer conduisent à examiner
sommairement le rôle de l’utilité, si souvent invoquée dans la genèse de
la morale.
Dire de la morale sociale qu’elle se fonde sur l’utilité semble un
truisme, car il est évidemment utile à l’individu de respecter les lois,
puisque en les enfreignant il s’expose à des châtiments. Mais prétendre
que la morale individuelle peut avoir la même base utilitaire nous
paraît une erreur.
La morale dite utilitaire, déjà enseignée au temps de Socrate,
recommande à l’individu d’être vertueux à cause des avantages que la
vertu procure ou des ennuis qu’elle évite. C’est à peu près aussi ce que
professent les anciens philosophes anglais et les modernes pragmatistes.
«Le juste, écrit W. James, consiste simplement dans ce qui est
avantageux pour notre conduite. Je veux dire avantageux à peu près de
n’importe quelle manière.»
D’après cette définition, le juste consisterait dans ce qui est
avantageux, c’est-à-dire utile; mais qui sera juge de ce qui est
avantageux? L’individu ou la société?
Le vol, le meurtre, etc., sont considérés comme très avantageux par les
criminels y trouvant un profit. La société réprime de tels actes, parce
qu’elle les juge désavantageux pour elle.
L’individu étant subordonné à la société, elle seule, évidemment, pourra
établir un critérium. Et alors l’utilité sera simplement l’obéissance
aux prescriptions sociales, ce qui d’ailleurs n’a jamais été contesté.
Mais, en matière de morale individuelle, la contrainte sociale disparaît
et, si l’individu prend pour unique guide son utilité, il possédera une
bien pauvre morale, ou plutôt n’en aura pas du tout. Vainement dira-t-on
qu’il doit pratiquer la vertu, parce qu’elle est utile au bonheur.
Chacun sait que la vertu ne donne pas toujours le bonheur et même
constitue bien souvent une lutte contre le bonheur.
Le critérium de l’utilité pure engendre facilement un étroit égoïsme et
ne saurait créer aucune morale solide. Ce n’est pas en prenant pour
guide l’utilité personnelle que tant d’hommes ont sacrifié leur temps,
leur fortune et souvent leur vie à de nobles causes, défriché les champs
inexplorés de la pensée, entrepris des expéditions périlleuses, sauvé de
la mort leurs semblables en s’y exposant eux-mêmes, etc. On peut dire, à
l’honneur de l’humanité, que l’utilité, c’est-à-dire l’égoïsme, n’a
jamais été son principal facteur de conduite.
Il est donc facile de comprendre que l’utilitarisme a toujours été pour
certains philosophes, Kant notamment, «la négation même de la morale».
Le côté faible des morales religieuses est précisément de ne posséder
guère que l’utilité comme mobile. Quoi de plus utile, en effet, pour
l’individu, que de gagner le ciel et d’éviter l’enfer? La seule
différence séparant la morale utilitaire des philosophes de celle des
théologiens est que la première place généralement le bonheur ici-bas et
la seconde dans une vie future.
§ 4.--Rôle de l’inconscient dans la création de la morale individuelle.
La morale des premiers hommes était, nous l’avons dit, fort
rudimentaire. Le bien consistait à tuer son ennemi, le mal à être tué
par lui.
Avec les nécessités qu’entraîna l’existence en commun, certaines règles
nécessaires à l’intérêt général s’imposèrent et la morale sociale se
perfectionna lentement. Les codes civils et religieux réussirent à la
fixer par de sévères répressions dont l’action inhibitive, répétée
pendant des siècles, rendit l’observance des règles sociales de plus en
plus inconsciente et, par conséquent, de plus en plus facile.
Les grands progrès de l’homme social,--ceux sans lesquels il ne se fût
jamais élevé à la civilisation,--résultèrent justement de cette
substitution d’une morale inconsciente, acceptée sans effort, à une
morale consciente que des châtiments très durs parvenaient seuls à faire
un peu respecter.
Exacte pour la morale sociale, semblable évolution l’est également pour
la morale individuelle qui ne se trouve constituée qu’après avoir passé
dans l’inconscient. Cet inconscient étant notre véritable dominateur, il
importe de le former par une éducation convenable. La discipline interne
acceptée sans effort finit alors par remplacer la discipline externe
imposée.
Très supérieure aux suggestions de certaines méthodes rationalistes
modernes, l’expérience a montré depuis longtemps par quel mécanisme la
discipline inconsciente arrive à s’établir.
Le principe de sa formation est le même que celui qui préside à
l’éducation de tous les arts et de tous les métiers, où l’inconscient
joue un rôle prépondérant. Il ne consiste pas à apprendre théoriquement
ce qu’on doit faire, mais à le faire. L’acte à exécuter est répété
jusqu’à ce que, automatisé par l’inconscient, il s’accomplisse sans
effort. Le pianiste acquiert ainsi la pratique de son art, le militaire
le maniement de ses armes.
Les observateurs inexpérimentés critiquent volontiers les minuties,
déclarées superflues par leur courte raison, figurant dans l’éducation
du soldat. Pourquoi, à la caserne ou sur le terrain, ces mouvements
décomposés, exécutés dans un ordre déterminé? Pourquoi la marche au pas
cadencé? Pourquoi l’obligation de ranger chaque objet d’équipement d’une
façon invariable, etc.? Toutes ces manœuvres, inutiles en apparence, ont
pour résultat final d’inculquer à l’homme des habitudes de précision, de
correction, de méthode que la répétition fera passer dans son
inconscient et qui, obtenues d’abord avec effort, le seront bientôt sans
effort[10].
[10] Les lignes suivantes que j’extrais de la 15e édition de ma
_Psychologie de l’Éducation_, feront mieux comprendre l’utilité du
principe que je viens d’exposer.
Dans une fort remarquable étude publiée par le journal anglais _The
Naval and military Gazette_ du 8 mai 1909, l’auteur s’exprime ainsi:
«On n’a jamais donné une meilleure définition de l’éducation que
celle due à Gustave Le Bon: L’éducation est l’art de faire passer le
conscient dans l’inconscient. Les chefs de l’état-major général
anglais ont accepté ce principe comme la base fondamentale de
l’établissement d’une unité de doctrine et d’action dans l’éducation
militaire, dont nous avions si besoin.»
L’auteur de ces lignes montre très bien l’application de nos
principes dans les nouvelles instructions de l’état-major anglais.
Ce dernier a compris que l’instinct et non la raison fait agir sur
le champ de bataille, d’où la nécessité de transformer le rationnel
en instinctif par une éducation spéciale. De l’inconscient
surgissent les décisions rapides. «L’habileté et l’unité de doctrine
doivent, par une éducation appropriée, être rendues instinctives.»
On ne saurait mieux dire.
Les principes qui précèdent peuvent être résumés en disant que toute
morale individuelle ou sociale constitue d’abord une gêne, une
contrainte ne se supportant facilement qu’après être devenue
inconsciente. C’est seulement quand cette discipline inconsciente est
créée que l’homme cesse d’être le jouet de ses impulsions et peut se
dire vraiment son maître. L’anarchiste se croyant libre, parce qu’il
rejette toute contrainte et obéit simplement à ses impulsions, n’a pas
plus de liberté réelle que la feuille de l’arbre entraînée par les
remous du vent.
§ 5.--Le sentiment de l’honneur comme expression finale de la morale
individuelle.
Quels que soient les facteurs de la morale individuelle, son expression
finale se traduit fort clairement par ce qu’il est convenu de nommer le
sentiment de l’honneur.
On peut le définir: un besoin de dignité personnelle faisant éviter
certains actes et en accomplir d’autres, même contraires à nos intérêts,
dans l’unique but de conserver sa propre estime et celle de nos
semblables.
Une des caractéristiques des actes accomplis au nom de l’honneur est de
rester le plus souvent indépendants des prescriptions du code. Le
sentiment de l’honneur se trouve maintenu simplement par la contrainte
morale. Fixé dans les âmes, il devient beaucoup plus puissant que les
menaces des lois. C’est en matière d’honneur qu’on peut véritablement
parler d’impératif catégorique.
L’opinion constitue un grand soutien de l’honneur mais il peut être
assez fort pour faire agir en dehors de tout espoir d’approbation et
alors même que l’acte accompli sera sûrement ignoré.
Le sentiment de l’honneur varie beaucoup avec les races. Alors, par
exemple, que chez les Japonais l’honneur militaire se trouve très
développé et l’honneur commercial assez peu, le contraire s’observe chez
les Chinois. L’honneur commercial est si puissant parmi ces derniers que
les banquiers américains, pourtant fort défiants, leur prêtent de
l’argent sans aucune garantie, certains que si l’emprunteur meurt avant
l’échéance, sa famille et au besoin ses amis rembourseront la somme due.
Le sentiment de l’honneur fortement développé chez un peuple, suffit à
lui créer une morale très sûre. Le Japon en fournit un excellent
exemple. Voici comment le professeur Kaneto définit le Bushido,
véritable code moral du Japon:
«Le Bushido n’enseigne aucune révélation de l’au-delà, il ne se vante
d’aucun fondateur. Sa sanction suprême réside dans un sentiment inné
de honte pour tout ce qui est mal, et d’honneur pour tout ce qui est
bien... Notre premier devoir est d’être maîtres de nous-mêmes. La
conscience est le seul critérium du bien ou du mal. Le courage est la
vertu suprême. L’audace et l’endurance sont les devoirs de l’homme. La
rectitude ou la justice est inséparable du vrai courage et la
bienveillance est l’attribut qui met le sceau à un noble esprit.»
Une telle définition ne suffirait nullement à montrer la puissance de ce
code. Elle est tellement grande que les individus croyant leur honneur
atteint, même s’ils n’y sont pour rien, n’hésitent pas à se suicider.
J’ai entendu des Japonais, pourtant fort civilisés, soutenir que le
capitaine d’un navire de commerce pris par un cuirassé était déshonoré
s’il ne se suicidait pas.
L’honneur que nous venons de voir se transformer avec les peuples varie
également suivant les classes, les castes et les professions. Le soldat,
le magistrat, le banquier, le médecin ont chacun leur honneur spécial
qu’ils n’oseraient pas violer. Beaucoup d’individus ne possèdent même
d’autre morale que l’honneur de leur groupe.
Si de ces généralités, il fallait descendre aux cas particuliers un gros
livre suffirait à peine. Les guides classiques de théologie morale
servant de règle au clergé, tels que celui de saint Alphonse de Liguori,
constituent de volumineux recueils. Il y est d’ailleurs seulement
question de ces subtilités rendues célèbres par les fameuses
_Provinciales_ de Pascal. Elles n’offrent guère d’intérêt que pour des
confesseurs chargés de calmer les scrupules maladifs de vieilles
dévotes.
Ces casuistes emploient d’ailleurs des méthodes de raisonnement vraiment
bien spéciales.
«Les théologiens distinguent, écrit M. Bayet, le «tutiorisme absolu»
ou rigorisme, qui exige, pour qu’on ait le droit d’adopter une
opinion, qu’elle soit absolument certaine; le laxisme, qui se contente
qu’elle soit légèrement probable; le tutiorisme mitigé, qui exige
qu’elle soit très probable; le probabiliorisme, qui veut qu’elle soit
plus probable que l’opinion contraire; l’équiprobabilisme, qui veut
qu’elle soit aussi probable, et le «simple probabilisme», qui exige
seulement qu’elle soit vraiment et solidement probable, fût-elle
_moins probable_ que l’opinion contraire. Saint Alphonse est
probabiliste ou équiprobabiliste. La _Théologie de Clermont_ est
probabiliste. Elle admet qu’en cas de conflit, on peut suivre
l’opinion la moins sûre.»
De telles citations suffiraient à montrer que la morale fondée sur la
théologie n’est pas beaucoup plus solide que celle édifiée sur la
raison. La morale n’est constituée, je le répète encore, que lorsque
étant devenue inconsciente et par conséquent instinctive, elle se trouve
hors de la sphère du raisonnement. Alors seulement elle se pratique sans
effort.
LIVRE III
LE CYCLE DES CERTITUDES INTELLECTUELLES. LA PHILOSOPHIE ET LA SCIENCE.
CHAPITRE I
LES PHILOSOPHIES RATIONALISTES.
§ 1. Les conceptions de la vérité chez les philosophes rationalistes de
l’antiquité.--§ 2. Les conceptions de la vérité chez les philosophes
rationalistes modernes.
§ 1.--Les conceptions de la vérité chez les philosophes rationalistes de
l’antiquité.
Les idées émises par les philosophes sur la notion de vérité sont peu
nombreuses. Depuis trois mille ans, ils ne firent le plus souvent, que
répéter les mêmes théories. Le résumé de leurs conceptions le montre
facilement.
Il peut sembler téméraire de vouloir exposer en quelques pages
l’histoire des divers systèmes philosophiques, mais si leur architecture
est souvent compliquée, les principes formulés restent toujours très
brefs. Ces systèmes sont comparables aux temples gigantesques de l’Inde
formés d’une série d’immenses enceintes concentriques. Au milieu se
trouve un tout petit sanctuaire contenant l’image du dieu redouté. Les
grandes enceintes qui l’enveloppent ne servent qu’à entourer la divinité
de prestige.
Négligeant les enceintes qui servent d’ornements aux temples de la
pensée philosophique, peu de pages nous seront nécessaires pour dégager
les conceptions qu’elle s’est formées de la vérité dans le cours des
âges.
Plusieurs siècles avant Jésus-Christ, Héraclite d’Éphèse enseignait que
les phénomènes se présentent dans un écoulement perpétuel[11], un
devenir éternel. Pour lui les choses ne sont pas, elles deviennent.
C’est exactement ce que devaient répéter plus tard Hegel et divers
philosophes contemporains.
[11] La célèbre citation d’Héraclite πάντα ῥεῖ (tout s’écoule) résume
bien sa pensée, mais je n’ai pu la trouver dans les fragments qui
nous sont restés de ce philosophe.
Anaximandre soutenait que tous les êtres dérivent d’animaux plus
anciens, par des transformations successives. La théorie actuelle de
l’évolution n’enseigne pas autre chose.
Parménide déclarait que nous connaissons non la réalité, mais seulement
des apparences. Protagoras disait: «Ce que l’homme appelle vérité, c’est
toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les choses lui
apparaissent. En dehors de cette conception personnelle, aucune vérité
n’existe.» Kant ne fit que développer ces propositions.
Démocrite croyait, comme plus tard Leibniz, que rien n’existe dans notre
intelligence qui n’ait d’abord été dans nos sens. La réalité se trouve
ainsi pour chaque individu constituée uniquement par ce que ses sens lui
révèlent.
Les penseurs modernes ajoutèrent évidemment d’importants développements
aux principes qui précèdent, mais sans modifier les idées fondamentales.
Il est même fort remarquable que, privé du secours de l’expérience,
l’esprit humain ait pu aller aussi loin.
§ 2.--Les conceptions de la vérité des philosophes rationalistes
modernes.
Notre classification des diverses formes de logique permet de pressentir
que les conceptions des grands philosophes sur la vérité eurent deux
sources distinctes: l’une rationnelle, l’autre affective et mystique.
Les théories rationnelles régnèrent depuis la Renaissance jusqu’au XIXe
siècle. Les systèmes dépourvus de source intellectuelle avaient fini par
être abandonnés entièrement. Ils reparaissent de nos jours, nous le
verrons plus loin, sous des noms divers, l’intuitionnisme notamment.
Cette division en philosophies rationalistes et non rationalistes, n’a
d’ailleurs rien d’absolu. Les plus rationalistes contiennent beaucoup
d’éléments mystiques. Celle de Kant en est saturée. Quant aux
intuitionnistes modernes, leur intuition se compose très souvent de
raisonnements fort subtils.
Laissant de côté la distinction entre les diverses sources des
philosophies formulées depuis la Renaissance, nous allons examiner
brièvement les conceptions de leurs principaux représentants.
Bacon, Descartes et Kant peuvent être cités parmi les philosophes
rationalistes ayant le plus influencé la pensée des hommes, mais ils
agirent davantage par leurs méthodes que par des vérités formulées.
Bacon commença la réaction contre le principe d’autorité des anciens, et
par conséquent contre toute la philosophie du Moyen Age, qui se bornait
à répéter les théories d’Aristote. Il montra qu’observer est plus
instructif que commenter des livres et enseigna la méfiance des idées _a
priori_, telles qu’attribuer à la nature des intentions et s’imaginer,
par exemple, que si le soleil éclaire c’est qu’il fut créé tout exprès
pour nous donner de la lumière. Il recommande aussi de ne pas passer
trop rapidement du particulier au général. Quant à la métaphysique qui,
pour lui, tourne toujours dans le même cercle, le grand philosophe la
relègue dans le domaine de la foi, d’où elle n’est d’ailleurs jamais
sortie.
Cette antipathie de Bacon pour la métaphysique se généralisa très vite
en Angleterre et s’est continuée jusqu’à nos jours. Répétant une opinion
ancienne rappelée plus haut, Hobbes disait que les choses nous sont
connues seulement par les sensations. Ce qui n’est pas sensible, âme,
Dieu, etc., ne peut exister, d’après lui, mais seulement être cru.
L’esprit humain consiste en un composé de sensations et pour penser nous
associons des sensations, c’est-à-dire des illusions déposées en nous
par le monde extérieur au moyen de nos sens. L’univers réel demeurera
éternellement inconnu. Les idées sont des produits de la sensation
détachés d’elle. La morale a pour base l’utilité.
Ces brèves indications montrent que les grandes lignes de la philosophie
moderne commençaient à se dessiner nettement. Descartes en fut, au XVIIe
siècle, le plus illustre représentant. Il exerça une influence
considérable par sa méthode plus encore que par sa philosophie. Son
rationalisme, d’après lequel nous devons croire seulement ce qui est
évident, aurait dû lui faire repousser le mystérieux et le miraculeux,
qu’il tente de justifier au contraire. L’éminent philosophe se donna
beaucoup de mal pour défendre la croyance au Créateur et en sa bonté.
Ses preuves de l’existence de Dieu fondées sur l’idée d’un être parfait
et infini et sur la nécessité d’une cause première, sembleraient assez
faibles aujourd’hui.
Le côté mystique de la philosophie de Descartes justifie ce que nous
disions plus haut des systèmes donnés comme purement rationalistes,
quoique contenant beaucoup d’éléments mystiques.
Les parties mystiques de la philosophie de Descartes ne sont d’ailleurs
pas les seules inadmissibles actuellement. La croyance de ce philosophe
en l’automatisme des animaux, ses idées sur la liberté, sa
classification des passions, sa confusion de la pensée avec la volonté,
etc., ne sont plus défendables.
Sa théorie de l’évidence comme critérium de la certitude ne pourrait pas
se soutenir davantage. La clarté d’une idée ne garantit nullement sa
vérité.
Au temps de Descartes, où la tradition régnait en maîtresse, plusieurs
de ses idées étaient très hardies. Elles conduisaient en effet à rejeter
entièrement le principe d’autorité alors souverain. Descartes fut ainsi
le père du doute et du rationalisme moderne.
Peu importe qu’il se soit montré, comme le fait remarquer Faguet,
infidèle à sa méthode, en prenant les suggestions de son imagination
pour les évidences de sa raison. On a dit justement: «Qu’après avoir
commencé par douter de tout, il finit par tout croire.» Assurément, mais
il avait douté, et à une époque où la théologie n’admettait pas le
doute, c’était un progrès énorme et dont nos pensées libérées du joug de
l’autorité religieuse comprennent difficilement l’importance.
La grandeur du rôle de Descartes apparaît surtout en constatant que ses
successeurs continuèrent à suivre la voie largement ouverte par lui.
Kant représente le plus illustre. Il ne fut pas le premier, nous l’avons
déjà dit, à révéler la relativité de nos connaissances. Son originalité
fut de la démontrer avec une logique surpassant celle de ses devanciers.
Jamais on n’avait prouvé avec une pareille vigueur que nos plus
importantes conceptions, celles du temps et de l’espace, notamment, sont
conditionnées par les formes de l’entendement. Le monde que nous
connaissons se crée dans notre pensée. Dépasser les données de
l’expérience systématisées au moyen de l’entendement est impossible.
L’homme ne concevra jamais la nature que d’après les impressions qu’il
en reçoit transformées par son esprit[12].
[12] Voici d’ailleurs un résumé de la philosophie de Kant par un
professeur de philosophie, M. Lachelier:
«Kant a établi dans son ouvrage capital:
«1º Que le monde que nous connaissons, c’est-à-dire le monde
extérieur ou nature et le monde intérieur de notre conscience, ne
sont que des systèmes de _phénomènes_, c’est-à-dire des choses qui
nous apparaissent et non pas des choses qui existent en elles-mêmes;
«2º Que les _Formes_, grâce auxquelles ces phénomènes deviennent
représentables, c’est-à-dire l’Espace et le Temps, ont leur origine
en nous-mêmes et que c’est l’esprit qui les impose à la matière
fournie par les sens;
«3º Que les lois (Catégories) grâce auxquelles ces phénomènes, après
avoir été rendus représentables, deviennent pensables, la loi de
causalité, par exemple, ont également leur origine _a priori_ dans
notre esprit. C’est notre _entendement_ qui contraint les
phénomènes, qui se succèdent dans le temps, à se plier à l’ordre
régulier de la causalité. C’est grâce à ces lois qu’il est possible
d’exprimer les relations des phénomènes, dans des vérités
universelles et nécessaires;
«4º Enfin, après avoir établi de cette manière la possibilité d’une
science des phénomènes, Kant démontre dans la partie la plus
importante de la _Critique_, la _Dialectique transcendantale_,
l’impossibilité d’une connaissance dogmatique de ce qui n’est pas
phénomène.»
Si Kant s’était arrêté à cet enseignement formulé dans sa _Critique de
la raison pure_, il eût été un complet rationaliste. Mais le célèbre
penseur avait, comme tous les hommes de son temps, hérité d’une
mentalité mystique qu’il devait satisfaire. Elle le conduisit à écrire
la _Critique de la raison pratique_. Cet ouvrage contribue à prouver que
dans le même esprit peuvent, ainsi que je l’ai expliqué ailleurs, se
superposer des formes de logique fort différentes, la logique
rationnelle et la logique mystique notamment. Elles devaient en cette
circonstance engendrer des théories nettement contradictoires.
Dans la _Critique de la raison pratique_, Kant abandonne le rationalisme
et fait œuvre de théologien. Il disserte sur les bases de la morale,
nous supposant libres simplement parce que cette liberté est nécessaire
pour pouvoir choisir le bien ou le mal. La récompense et le châtiment
sont indispensables, d’après lui, et comme ils ne se réalisent pas
toujours dans ce monde, il faut que ce soit dans un autre. Notre âme est
donc immortelle afin qu’elle puisse être soumise au jugement d’un
justicier.
Cette nécessité des récompenses et des châtiments paraît à Kant une
preuve indiscutable de l’existence de Dieu.
Ces conceptions mystiques, déjà rappelées dans un autre chapitre, n’ont
plus beaucoup de défenseurs aujourd’hui. Les théologiens seuls peuvent
soutenir que Dieu doit exister simplement pour que le monde soit moral.
Les successeurs de Kant s’engagèrent davantage encore dans la voie
rationaliste tout en restant généralement déistes. Ils cherchèrent aussi
à tirer des conséquences pratiques de leur philosophie. Hegel affirmait
que l’homme finira par substituer en lui la volonté générale à la
volonté particulière. Pour être plus forts, les grands États doivent
s’annexer les petits. Les succès guerriers d’un peuple prouvent sa
supériorité. Le degré de sa force détermine son droit. La guerre,
suivant ce philosophe, sera éternelle.
Ses idées influencèrent beaucoup, on le sait, la politique allemande et
les théories de ses successeurs également. Schopenhauer considérait le
monde comme un théâtre de carnage, mais sa nature passive lui faisait
enseigner le détachement et le renoncement. Nietzsche, son disciple,
professe au contraire une morale de violence et dénomme l’ancienne
morale chrétienne de renoncement, dont se rapprochait Schopenhauer, une
morale d’esclave. Chez lui, la poésie mystique et la philosophie se
confondent.
Les philosophes que nous venons de citer furent, on le voit souvent,
animés de tendances mystiques, mais ils employèrent toujours des
arguments rationalistes.
Cette marche constante vers le rationalisme eut pour résultat de faire
prévaloir les interprétations purement intellectuelles, sans tenir
compte des éléments mystiques et affectifs inhérents à notre nature.
Voltaire, Diderot, d’Holbach, Helvetius, Condillac et tous les
philosophes du XVIIIe siècle restèrent exclusivement rationalistes.
Rousseau fut un des rares écrivains faisant exception.
Les théories rationalistes conduisirent, on le sait, au moment de la
Révolution, à la tentative de reconstruire la société sur une base
nouvelle.
Malgré l’insuccès de cet essai, la philosophie rationaliste domina
encore la plus grande partie du XIXe siècle. Comte, Taine, Renan,
partagèrent la confiance de leurs prédécesseurs dans les lumières de la
raison.
Mais à mesure que se développait le dédain manifeste du rationalisme
philosophique pour les plus importants éléments de notre nature,
apparaissait mieux son impuissance à interpréter certaines questions
psychologiques. Ce fut l’origine de l’expansion des philosophies dites
anti-intellectualistes, dont nous allons aborder maintenant l’étude.
CHAPITRE II
LES PHILOSOPHIES INTUITIONNISTES.
§ 1. Les anciennes philosophies sentimentales et mystiques.--§ 2. La
renaissance de l’intuitionnisme.--§ 3. Les deux formes de l’intuition.
L’intuition affective et l’intuition intellectuelle.
§ 1.--Les anciennes philosophies sentimentales et mystiques.
La philosophie n’eut pas toujours la raison pour base. Comme la
théologie, elle s’appuya pendant longtemps sur des éléments affectifs et
mystiques. L’intuitionnisme moderne n’apporte donc rien de nouveau dans
le monde.
L’opposition entre l’intuition et la raison préoccupait déjà les
penseurs au temps de Socrate. Ce dernier avait prouvé le rôle de ce qui
devait être appelé plus tard l’inconscient, en montrant les artistes et
les poètes inspirés, non par la sagesse, mais «par un enthousiasme assez
analogue à celui des devins et qui leur fait dire des choses auxquelles
ils ne comprennent rien».
Cette théorie, exposée par Platon dans son apologie de Socrate, est bien
voisine de la doctrine moderne de l’intuition. Divers penseurs, dont le
mathématicien Cardan et le médecin Paracelse, la reprirent au Moyen Age.
De même que certains philosophes actuels, ils considéraient l’intuition
comme supérieure à la raison.
En fait, le sentiment et la raison, qui expriment des besoins différents
de l’esprit, eurent toujours des défenseurs. Le sentiment fut préféré
par les poètes et les artistes, la raison par les savants. Les premiers
vivent surtout dans le domaine de la croyance, les seconds dans celui de
la connaissance.
Avec les progrès des sciences, la philosophie avait fini, notamment
depuis Descartes, par devenir, je l’ai rappelé plus haut, presque
exclusivement rationaliste. Substituant de plus en plus l’expérience et
l’observation à l’autorité, et repoussant tout ce qui était théologie et
croyance, la raison agrandissait considérablement les horizons de la
connaissance. Jugé d’ordre inférieur, le domaine des sentiments se
voyait abandonné aux littérateurs et aux poètes. L’antagonisme
apparaissait complet entre le monde de la croyance et celui de la
connaissance.
Devant les résultats obtenus par la science, il fallait bien s’incliner.
Mais les grands philosophes rationalistes, quoique fort respectés,
n’avaient jamais été populaires. Littérateurs et artistes sentaient
parfaitement qu’ils ne pouvaient leur demander aucune inspiration.
Le rationalisme dura, malgré son insuffisance, jusqu’au jour où l’on
entrevit la possibilité d’une réaction contre lui. La plus importante,
peut-être, fut esquissée par J.-J. Rousseau, sans même qu’il s’en
doutât. Tout en prétendant appuyer sa philosophie sur des éléments
rationnels, il ne lui donna, en réalité, que des soutiens affectifs et
mystiques.
Cette confusion causa son succès. Le célèbre écrivain ne se rendit pas
populaire par ses discussions philosophiques, d’ailleurs très faibles,
mais par des exaltations sentimentales, des sermons sur le retour à la
nature et des rêveries humanitaires. Il fut le père du lyrisme
romantique et un peu aussi de l’intuitionnisme actuel. Sa philosophie,
ou tout au moins ses romans, exercèrent une grande influence, même en
politique, et s’ils ne changèrent pas, comme on l’a dit, la manière de
sentir de beaucoup d’hommes, ils exprimèrent en les exaltant les
sentiments de son époque.
Plus que personne, Rousseau prépara l’état d’esprit d’où la Révolution
devait surgir. Ce fut seulement après avoir passé par l’enthousiasme
sentimental qu’elle versa dans la férocité.
Les politiciens qui célébrèrent récemment la mémoire de ce philosophe ne
réussirent pas à prouver qu’on pût apprendre quelque chose dans ses
livres. La richesse du style y recouvre un formidable entassement
d’illusions, de banalités et d’erreurs. Son œuvre suffirait à justifier
la méfiance que manifestent parfois les rationalistes contre l’intuition
sentimentale.
Si les circonstances historiques au milieu desquelles Rousseau parut ne
l’avaient pas rendu aussi populaire, je doute qu’on eût jamais songé à
le classer parmi les philosophes. Mais quand un homme ou une doctrine
répondent aux besoins sentimentaux d’une époque, il se trouve très vite
des esprits ingénieux pour leur fabriquer une philosophie.
C’est ainsi, par exemple, que suivant M. Boutroux on peut, des œuvres de
Rousseau, «dégager sans artifice, une véritable philosophie, d’une
consistance et d’une unité très réelles».
En quoi consiste cette «véritable philosophie»? Le savant académicien
qui l’a découverte va nous le dire: «Cette philosophie n’est pas un
système statique, c’est l’histoire théorique et mystique de l’humanité.
Rousseau distingue, dans cette histoire, trois phases principales, que
l’on peut symboliquement caractériser par les mots innocence, péché,
rédemption.»
Cette doctrine étant celle des chrétiens depuis deux mille ans, il
semble bien difficile de la qualifier de philosophie nouvelle. On sait,
d’ailleurs, à quel point les élucubrations sentimentales de Rousseau sur
l’état de nature se trouvèrent démenties par les découvertes de
l’anthropologie moderne.
Comment d’ailleurs admettre, avec M. Boutroux, que «l’influence
prodigieuse des écrits de Rousseau prouve assez la valeur de ses
doctrines». Si le succès était le critérium de la valeur d’une doctrine,
on pourrait dire que le succès immense du Coran établit la valeur de son
contenu. Je doute fort, d’ailleurs, que beaucoup de savants acceptent
l’histoire de l’humanité de Rousseau telle que la résume M. Boutroux.
«Elle se ramène à ces trois moments: 1º état de nature ou régime de
l’instinct; 2º état social, ou état de corruption caractérisé par
l’asservissement du sentiment à l’intelligence; 3º état politique et
moral ou régénération: c’est le rétablissement de l’ordre naturel,
dans les conditions, à certains égards ineffaçables et salutaires, qui
suivent la chute; c’est la subordination de l’intelligence au
sentiment, lequel, depuis la chute, n’est plus simplement l’instinct,
mais est devenu proprement ce qu’on appelle le cœur.»
Quelques rares écrivains continuèrent après Rousseau à vanter la
supériorité de l’intuition sur la raison. Schopenhauer, par exemple,
grand défenseur de l’intuition, jugeait les vérités de sentiment plus
proches de la réalité que les vérités rationnelles.
Le conflit entre la raison et le sentiment étant éternel, il ne faut pas
s’étonner de voir de temps à autre la philosophie sentimentale se
dresser contre la philosophie rationaliste.
Une des phases les plus accentuées de cette lutte est celle à laquelle
nous assistons aujourd’hui et que nous allons étudier maintenant.
§ 2.--La renaissance de l’intuitionnisme.
L’intuitionnisme moderne représente une réaction très nette contre le
rationalisme ou, pour être plus exact, contre l’impuissance du
rationalisme. L’ancienne philosophie n’avait pu, en effet, dépasser
certaines limites, ni expliquer aucun des problèmes de nos destinées.
Le rationalisme de Descartes, le scepticisme de Kant, l’étroit
positivisme de Comte, l’éternelle ironie de Renan n’ayant jeté aucune
lumière sur certains phénomènes de la vie et du sentiment, il était
permis de penser avec Pascal que «la dernière démarche de la raison,
c’est de connaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent».
Sur quels éléments, dès lors, fonder une philosophie? Comment répondre
aux aspirations indestructibles devant lesquelles la science restait
muette?
Diverses découvertes récentes firent espérer que le domaine de
l’intuition, déjà tant exploré, n’avait cependant pas encore livré tous
ses secrets. La biologie et la pathologie pénétraient un peu sur le
terrain de l’inconscient, et, par conséquent, dans la vie intuitive. On
entrevoyait chaque jour davantage en cette dernière les sources
profondes de nos sentiments et de la vie consciente. L’inconscience
affective n’avait pas assurément la clarté de la conscience
intellectuelle, mais cependant elle la dominait, car les inspirations de
la raison germent souvent au fond de l’inconscient.
L’inconscient, le subconscient comme on dit aujourd’hui, apparaît un
mode d’activité mentale dont tous les autres découlent. Il constitue la
source même de la vie organique, aussi bien que de l’activité psychique
et se retrouve par conséquent à la base des divers problèmes
philosophiques. De lui dérivent les éléments du caractère formant la
personnalité. Il représente une sorte de réservoir alimenté par la
pensée de tous nos ancêtres, dans lequel l’âme consciente puise
constamment. Par lui surtout les hommes sont différenciés. Le civilisé
ne se distingue du sauvage que grâce à la supériorité de son âme
inconsciente. L’inconscient pourrait être défini l’âme condensée des
aïeux.
Son étude qui commence à peine est abordée au moyen de diverses
méthodes.
La pathologie nerveuse, en examinant les dédoublements de la
personnalité et la dissociation des éléments psychiques, a déjà permis
d’éclairer un peu cette région si profondément et si longtemps ignorée.
Toutes les philosophies dérivées de son étude demeurent forcément bien
incomplètes encore et il est difficile de dire dès à présent ce qui
pourra en sortir un jour.
Le représentant le plus éminent de l’intuitionnisme moderne est M.
Bergson.
«Quand on va du physique au vital et au psychique, dit-il, la
connaissance devient de moins en moins précise, alors intervient
l’intuition.»
D’après lui, la nature nous aurait donné l’intelligence pour la vie et
non pour l’explication des choses, nous dépassons donc son but en
tâchant de les interpréter. Le monde matériel de la science est statique
et sans durée alors que le monde de la vie et celui de l’âme se
continuent en un écoulement perpétuel, suivant l’antique image
d’Héraclite:
«Percevoir signifie immobiliser.» Les choses, pour M. Bergson, se
passent comme si le noyau lumineux qualifié intelligence était entouré
d’une sorte de nébulosité où s’élaboreraient des forces inconnues.
Cette conception de la mobilité des choses avait déjà été adoptée par
d’anciens philosophes, élèves de Démocrite et de Protagoras. Ils
considéraient eux aussi que les choses fixées le sont artificiellement
et constituent en réalité un moment d’une vie continue.
M. Bergson établit très justement une séparation profonde entre
l’instinct et l’intelligence. Je n’ai cessé, dans mes divers ouvrages,
de considérer l’inexplicable instinct, avec la vie dont il est une
forme, comme une des grandes pierres d’achoppement de la philosophie et
de la science. Il élève sur la route de la connaissance une
infranchissable muraille qu’aucune investigation n’a pu briser.
Je ne suis pas de ceux qui reprocheront à la nouvelle doctrine
intuitionniste son imprécision. En matière de philosophie, il est utile
de ne pas trop arrêter les contours afin de permettre des
interprétations susceptibles de discussion. Une philosophie trop claire
devient vite une philosophie morte. Les dieux fixés ne sont bientôt plus
des dieux.
J’ai plusieurs fois employé jusqu’ici le mot intuition, mais sans
chercher à le définir. Voici l’explication qu’en donne M. Bergson:
«On appelle intuition, dit-il, cette espèce de sympathie intellectuelle
par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider
avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable.»
Mais comment se transporter ainsi au sein des objets? Voilà ce qu’il
aurait fallu dire.
M. Bergson ne se contente pas de la recherche du rapport des choses.
L’éminent philosophe veut approfondir les réalités et pénétrer dans
l’absolu. L’intelligence en étant incapable, il prétend y arriver par
l’intuition qui serait une source nouvelle de connaissance. C’est grâce
à l’intelligence cependant que cet ennemi de l’intellectualisme croit
avoir établi ses principes.
Pouvons-nous vraiment espérer obtenir de l’intuition la révélation de
vérités nouvelles quand elle n’en a jusqu’ici découvert aucune? M.
Bergson, auquel j’ai posé verbalement cette objection me répondit, avec
justesse d’ailleurs, qu’avant Galilée on aurait pu faire le même
reproche à la méthode expérimentale en l’accusant de n’avoir encore rien
produit.
La théorie de l’intuition reste dans le domaine des hypothèses qui
seront peut-être fécondes un jour mais ne l’ont pas été jusqu’à présent.
Continuons donc à explorer le monde de l’intuition inconsciente, sans
oublier cependant que l’humanité ne réalisa ses progrès qu’après s’en
être évadée. La raison seule, et non l’intuition, parvint à dominer la
nature.
Si l’instinct, le sentiment et tout ce qui appartient au domaine de
l’intuition constituent de puissants moteurs de la volonté, ils sont
aussi des guides dangereux quand la raison ne les maîtrise pas.
Redoutons toujours un peu ces forces irrationnelles que l’on essaie de
diviniser aujourd’hui.
Quelles que soient les objections pouvant être opposées aux théories de
M. Bergson, nous devons bien constater qu’il a tenté un vigoureux effort
pour sortir la philosophie du cercle où elle tournait en vain depuis si
longtemps. La pensée contemporaine s’est ainsi trouvée orientée par lui
vers des problèmes que le lourd rationalisme universitaire s’efforce
sans cesse de rejeter dans l’ombre, quoiqu’ils fassent l’objet des
préoccupations de l’humanité depuis ses origines et doivent le suivre
sans doute jusqu’à sa dernière heure.
M. Bergson est venu au moment précis où la philosophie, lasse de se
heurter toujours au même mur, renonçait à créer d’inutiles systèmes. Ce
penseur éminent a fait renaître au cœur d’hommes avides de foi des
espérances qu’ils semblaient avoir perdues définitivement. Il leur
permet d’espérer la survivance de l’âme. Il leur dit que ce monde n’est
pas un immense engrenage de forces aveugles, et que l’intelligence ne
représente pas la seule formule de la connaissance. Il leur dit encore
que l’homme possède, avec un peu de libre arbitre, des moyens de
s’insinuer dans l’inconnaissable et ne doit pas se croire la proie
résignée de puissances fatales, le poussant dans des ténèbres sans
limites. En assurant toutes ces choses, l’illustre philosophe s’est
borné peut-être à faire revivre d’antiques illusions, mais il les a
réveillées de façon à être entendu, et à l’heure où elles pouvaient
préparer les éléments d’une religion nouvelle dont beaucoup d’hommes
éprouvent le besoin.
§ 3.--Les deux formes de l’intuition: L’intuition affective et
l’intuition intellectuelle.
En voulant séparer l’intuition de l’intelligence et la faire dériver du
sentiment pur, les philosophes intuitionnistes actuels commettent, je
crois, une confusion qu’il semble nécessaire de dissiper.
Ils opposent, on le sait, l’intuition à l’intelligence et le nom de
philosophie anti-intellectualiste traduit cette tendance. Je ne trouve
pas cette séparation justifiée. Sans doute le domaine de l’intelligence
est distinct de celui du sentiment, mais l’intuition règne dans le
premier comme dans le second.
Il existe à mon sens deux formes d’intuition tout à fait différentes: 1º
l’intuition intellectuelle; 2º l’intuition d’origine affective.
L’intuition intellectuelle détermine la naissance de ces idées
spontanées, parfois géniales, mères des grandes découvertes, qui
illuminent à certaines heures la pensée du savant. Un Galilée, un
Newton, un Poincaré, furent des intuitionnistes intellectuels. Ce
dernier l’a lui-même proclamé.
Les intuitions intellectuelles diffèrent des intuitions sentimentales en
ce que les premières appartiennent au monde des idées et les secondes à
celui des sentiments. L’intuition d’origine affective ou mystique se
traduit par les impulsions inconscientes qui mènent la plupart des êtres
et contre lesquelles, même chez les esprits supérieurs, la raison lutte
avec tant de peine. Les enfants, les femmes, les primitifs, les
sauvages, les foules ne sortent guère du domaine des intuitions
inconscientes d’origine affective ou mystique.
Les intuitions intellectuelles étant le privilège d’un petit nombre
d’hommes alors que les intuitions d’origine affective ou mystique se
rencontrent chez tous, on conçoit facilement pourquoi les philosophies à
bases sentimentales sont toujours populaires. Chacun y voit la
justification d’impulsions que l’antique raison et la vieille morale
s’efforçaient de refréner.
L’intuitionniste sentimental est souvent un de ces révoltés dont le nom
varie suivant les époques. Le romantique de jadis s’inspira de la même
philosophie instinctive que les syndicalistes révolutionnaires ou les
nihilistes d’aujourd’hui.
L’intuition sentimentale peut être utile quand elle ne dépasse pas
certaines limites, mais une société qui n’aurait pas d’autre guide
retournerait vite à la barbarie ancestrale.
Si l’on envisage les conséquences du progrès de ces deux ordres
d’intuition, affective et intellectuelle, on reconnaît vite que la
marche ascensionnelle de la civilisation tient au développement de la
dernière et à la diminution de la première. Le rôle de l’éducation est
de favoriser le développement de l’intuition intellectuelle, celui des
codes civils et religieux de refréner les intuitions d’origine
affective, vestiges toujours vivants de l’animalité primitive. L’idéal
serait de maintenir en équilibre ces deux formes d’intuition. «L’esprit
a son ordre, dit Pascal, qui est par principe et démonstration, le cœur
en a un autre.»
Le court exposé qui précède ne pouvait évidemment prétendre refaire une
histoire de la philosophie, mais marquer seulement l’évolution des idées
qu’elle a laissées dans la pensée humaine et montrer brièvement comment
fut conçue par les différents philosophes la notion de vérité.
CHAPITRE III
L’ÉVOLUTION UTILITAIRE DE LA PHILOSOPHIE. LE PRAGMATISME.
§ 1. La philosophie pragmatiste.--§ 2. Le rôle de l’instinct dans la
philosophie pragmatiste.
§ 1.--La philosophie pragmatiste.
La philosophie utilitaire à laquelle a été donné le nom de
pragmatisme[13], ne se propose pas de rechercher la vérité des choses,
mais leur utilité. Une fiction utile est tenue pour une vérité. La
notion de vérité devient donc synonyme de celle d’utilité.
[13] Le terme pragmatisme paraît fort ancien. Il a déjà été utilisé
par Kant:
«Kant, écrit M. Goblot, appelle croyance pragmatique une croyance
que l’on est impuissant à justifier par des raisons spéculatives, et
que l’on admet pourtant, au moins provisoirement, à titre de
principe d’action, en vue d’une fin déterminée. La valeur d’un tel
principe sera décidée par le succès ou l’échec de l’entreprise.»
Le pragmatisme a été formulé depuis longtemps par les sophistes grecs,
notamment par Protagoras, déjà cité dans un précédent chapitre.
Pour ce disciple d’Héraclite, la vérité représente simplement l’idée que
nous nous faisons des choses, nulle vérité n’existe en dehors de nous.
Ce que nous appelons vérité est simplement notre vérité. Il n’y a pas de
vérité absolue, mais seulement des opinions individuelles, considérées
comme vérités par celui qui les croit. La réalité n’est pas fixe, elle
est mouvante et nous ne l’apprécions que par des sensations variables
suivant chaque individu.
Pour Protagoras aucun critérium de la vérité n’existe. On ne prouve pas
la vérité, on la persuade. Ce philosophe ne confond nullement cependant
la vérité et l’utilité, il les distingue, mais considère qu’on peut
choisir les opinions les plus utiles. La justice doit être fondée sur
l’utilité et non sur la vérité.
Les pragmatistes modernes ne s’éloignent guère de leur ancêtre
Protagoras. Il n’est pour eux ni vérité ni erreur, mais seulement des
résultats pratiques. Le principal apôtre de cette doctrine, William
James, écrit:
«La vérité d’une idée ne dépend que de ses effets... On n’a besoin
d’accueillir les vérités concrètes que lorsqu’il devient profitable de
le faire... Une idée est vraie tant que nous avons un intérêt vital à la
croire telle.»
Dans des termes peu différents, Nietzsche avait formulé des propositions
analogues.
«La fausseté d’un jugement, dit-il, n’est pas pour nous une objection
contre ce jugement... Il s’agit de savoir dans quelle mesure ce
jugement accélère et conserve la vie, maintient et même développe
l’espèce. Et, par principe, nous inclinons à prétendre que les
jugements les plus faux sont, pour nous, les plus indispensables, que
l’homme ne saurait exister sans le cours forcé des valeurs logiques,
sans une falsification constante du monde par le nombre,--à prétendre
que renoncer à des jugements faux ce serait renoncer à la vie, nier la
vie. Avouer que le mensonge est une condition vitale, c’est là,
certes, s’opposer de dangereuse façon aux évaluations habituelles; et
il suffirait à une philosophie de l’oser pour se placer ainsi par delà
le bien et le mal.»
Pour les pragmatistes, la solution des problèmes religieux et moraux
paraît facile. Les religions sont vraies si elles rendent l’homme
heureux. L’illusion utile doit être tenue pour une vérité. La foi est
nécessaire. Le doute d’Hamlet ne conduit qu’à l’inaction.
Les pragmatistes raisonnent, on le voit, exactement comme s’il dépendait
de la volonté de l’homme de choisir ses croyances. La psychologie
enseigne justement le contraire.
Le pragmatiste, conséquent avec ses principes, sera donc croyant ou
incrédule, matérialiste ou spiritualiste, vertueux ou vicieux, suivant
son intérêt personnel. Une telle conception est évidemment peu
recommandable.
Si au lieu de considérer le pragmatisme au point de vue individuel on
l’envisage au point de vue social, on peut dire qu’il a constitué la
plus ancienne philosophie de l’humanité. Dès que quelques douzaines
d’hommes se groupèrent pour former une tribu, ils furent obligés de
prendre l’utilité comme loi de leur association, et par conséquent de
pratiquer la philosophie pragmatique. W. James a donc encore plus raison
qu’il ne le croit en définissant le pragmatisme un nouveau nom pour une
très vieille chose. Les livres de droit coutumier, d’où dérivent tous
les codes, peuvent être considérés comme de véritables traités de
pragmatisme.
Mais si le pragmatisme est la base nécessaire de la morale sociale, il
ne saurait sans danger constituer celle de la morale individuelle.
L’utilité se confond facilement, en effet, avec l’intérêt personnel. M.
Bourdeau a dit fort justement que le pragmatisme est «une philosophie de
marchands, de financiers, de gens de Bourse». Une armée composée de
soldats pragmatistes ne serait guère redoutable pour ses ennemis.
§ 2.--Rôle de l’instinct dans la philosophie pragmatiste.
Nous avons dû nécessairement simplifier les théories du pragmatisme pour
mettre en lumière les points principaux de la doctrine et leurs
conséquences.
Le pragmatisme comprend en réalité des idées diverses dont l’exposé
serait fort long. Beaucoup de ses disciples ne le jugent pas seulement
un empirisme utilitaire, mais une méthode d’acquisition de la
connaissance. A cet égard, d’ailleurs, ils varient beaucoup. D’une façon
générale, au lieu de considérer la vérité comme indépendante de nous,
ils la supposent créée par nos besoins, avec des fragments de réalité
choisis suivant leur utilité.
Cette conception est évidemment défendable, puisque nous ne faisons que
découper dans la réalité les notions accessibles aux sens et aux
instruments qui les complètent.
Mais si les volontés issues de nos besoins dirigent nos expériences,
elles n’exercent aucune influence sur les vérités, parfois très
contraires à nos désirs, que ces expériences font surgir. Quoique les
vérités ainsi constatées puissent ne plus s’accorder avec nos besoins,
il faut bien les subir. Le savant, dans ses recherches, ressemble un peu
aux magiciens des vieilles légendes, sachant évoquer les ombres, mais
incapables de les soumettre à leur volonté quand elles étaient formées.
Le pragmatisme, dédaigneux des idées rationnelles sans utilité pratique,
est, comme toutes les philosophies intuitionnistes, plein de déférence
pour l’instinct et l’intuition, jugés un peu synonymes.
«L’instinct, écrit un des plus éminents défenseurs de ces doctrines, est
un fait, une donnée précise et positive. Quelles que soient ses
origines, il représente la tendance et l’intérêt de l’espèce. _Le suivre
est évidemment le premier devoir de quiconque veut, comme la raison le
prescrit, marcher avec la nature._»
Il me semble que la raison prescrit justement le contraire. Les progrès
de la civilisation furent d’amener l’homme à surmonter les impulsions de
l’instinct, à dominer ses réflexes, dirait un physiologiste. L’homme
moderne ne possède que trop de tendances à se laisser dominer par les
instincts de sauvagerie ancestrale, péniblement refrénés au moyen de
barrières sociales qui d’ailleurs s’effritent chaque jour.
Parmi les côtés nuisibles du pragmatisme, on peut citer encore son
antipathie marquée pour toutes les recherches théoriques.
«Le pragmatisme, écrit W. James, se détourne de l’abstraction... pour se
tourner vers la pensée concrète ou adéquate, vers les faits, vers
l’action efficace.»
S’occuper de faits concrets, d’action efficace est évidemment très sage,
mais si cette conduite devenait universelle, l’humanité devrait renoncer
à tout progrès. Ce sont les spéculations sans intérêt pratique qui
enfantèrent les plus grandes découvertes.
Bien avant les pragmatistes modernes, Auguste Comte avait formulé des
conseils analogues sur la direction pratique à donner aux études
scientifiques. Il voulait même qu’un aréopage de savants interdît les
recherches inutiles, telles que l’étude de la composition chimique des
astres, considérée comme impossible. Si cet aréopage avait fonctionné,
on n’aurait pas découvert l’analyse spectrale qui révéla précisément la
composition chimique du soleil et de tous les astres. C’est souvent en
poursuivant des chimères que de fort utiles découvertes furent
réalisées. Sans les recherches des alchimistes sur la pierre
philosophale, la chimie moderne ne serait pas née. Sans les spéculations
hasardeuses de Maxwell, la télégraphie sans fil resterait inconnue.
Dès qu’une philosophie nouvelle se répand, on essaie de l’appliquer aux
questions passionnant les esprits. Le pragmatisme échappa d’autant moins
à cette loi que sa notion d’utilité, considérée comme synonyme de
vérité, permet de justifier les pires doctrines. Nous l’avons vu, en
effet, utilisé par le syndicalisme révolutionnaire, impossible à
défendre d’une façon rationnelle.
De tout temps, d’ailleurs, les politiciens habitués à confondre la
vérité avec l’utilité se révélèrent fidèles sectateurs du pragmatisme.
Robespierre employa, dans un discours, une des formules les plus chères
aux pragmatistes modernes. Après avoir exprimé quelque dédain pour les
hypothèses philosophiques, il ajouta: «Aux yeux du législateur, tout ce
qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité[14].»
[14] Rapport fait au nom du Comité de Salut public par Maximilien
Robespierre. Séance du 18 floréal an II. Imprimé par ordre de la
Convention.
Le jugement porté sur le pragmatisme dans les pages qui précèdent
demeure indépendant des peuples et du lieu où il a pris naissance. On
peut justifier quelques parties de cette doctrine en considérant qu’elle
s’est développée surtout chez des Américains utilitaires, ayant peu de
temps à perdre en discussions et ne voulant retenir des principes que
leurs côtés utilisables dans la vie journalière.
Envisagé sous cet angle, le pragmatisme apparaît comme une doctrine bien
adaptée aux besoins des États-Unis. Il eut le grand mérite de contribuer
à y fortifier la paix religieuse. En se plaçant surtout à ce dernier
point de vue, on souscrira volontiers au jugement suivant porté par
l’historien Ferrero:
«Le pragmatisme américain est surtout une doctrine de conciliation. Il
veut donner aux hommes le moyen de concilier les idées et les
doctrines ennemies en prouvant que toutes les idées, même celles qui
semblent s’exclure, peuvent nous aider à devenir plus forts, plus
sages et meilleurs. A quoi bon alors lutter pour faire triompher l’une
au détriment de l’autre, au lieu de laisser les hommes tirer librement
de chacune tout le bien qu’elle peut donner? Ceux qui connaissent
l’Amérique du Nord diront que s’il y a une doctrine vraiment
américaine, c’est celle-là.»
Avec ce chapitre est terminée l’étude des conceptions religieuses et
philosophiques successivement tenues par l’esprit humain pour des
vérités. Après avoir vu les religions extérioriser, sous forme de
divinités, nos besoins, nos rêves et nos espérances, nous avons constaté
que les philosophies vécurent surtout de négations sans rien construire
de durable. Elles prétendent actuellement diviniser, les unes
l’intuition, les autres l’utilité; mais ces idoles nouvelles possèdent
trop peu de force et de prestige pour s’imposer longtemps.
A côté des religions anciennes et des philosophies modernes se proposant
de transformer en vérités les illusions nées de nos désirs, la science a
lentement édifié des vérités indépendantes de ces désirs. Nous
étudierons bientôt leur genèse.
CHAPITRE IV
LES IDÉES MODERNES SUR LA VALEUR DE LA PHILOSOPHIE.
§ 1. Fondements psychologiques de la philosophie. Opinion des savants
sur elle.--§ 2. Valeur réelle de la philosophie. L’esprit philosophique.
§ 1.--Fondements psychologiques de la philosophie. Opinion des savants
sur elle.
Les vérités religieuses que nous avons examinées possédaient des sources
affectives, mystiques et collectives, mais fort peu de rationnelles. Les
conceptions philosophiques dont nous venons de terminer l’étude sont
d’origine exclusivement rationnelle et mystique. Les éléments collectifs
et affectifs n’eurent qu’une très faible part dans leur genèse.
La philosophie actuelle n’est pas facile à définir, car son sens se
transforma notablement. Elle s’imaginait jadis expliquer les phénomènes
et déterminer leurs causes premières. Parfois confondue avec la
théologie, elle s’en sépara progressivement et finit par la combattre.
La plupart des philosophies modernes prétendirent toujours se fonder sur
la science, mais en différèrent par un point fondamental. La philosophie
étant de l’imagination interprétée au moyen de la raison, représente le
maximum de ce que peut cette dernière sans la ressource des méthodes
expérimentales. La science contient aussi des hypothèses créées par
l’imagination, mais elle les soumet au contrôle de l’expérience et de
l’observation.
Cette différence constitue un des principaux motifs de l’infériorité des
philosophes sur les savants. Les premiers n’ont pour observer le monde
que le témoignage de leurs sens, alors que les seconds étendent les
limites de ces sens au moyen d’une foule d’appareils. Grâce à leur
emploi, les conceptions de l’univers subissent des transformations
qu’aucune philosophie n’aurait pu pressentir. Les idées sur notre globe
considéré comme centre du monde furent, par exemple, complètement
renversées avec la découverte d’instruments montrant notre planète un
astre infime, perdu dans l’espace parmi des millions d’autres. Les
théories concernant la création se trouvèrent également ruinées quand
l’observation enseigna que les êtres actuels dérivent d’espèces
antérieures par l’accumulation de lentes modifications héréditaires.
C’est justement parce que les données de la philosophie ne peuvent se
vérifier au moyen de l’expérience que des éléments mystiques entrent
souvent dans sa formation. Les plus grands philosophes rationalistes:
Descartes, Kant et Auguste Comte finirent tous par verser dans le
mysticisme. Les conceptions théologiques de la _Critique de la raison
pratique_ et plus tard la fondation d’une religion dite positive en sont
de frappants exemples.
A cause de ses faibles moyens d’investigation, la philosophie se vit
progressivement obligée d’abandonner à la science les problèmes que
jadis elle prétendait résoudre. Finalement, son domaine se restreignit
presque exclusivement à la métaphysique pure.
Pour ces divers motifs, la philosophie, considérée autrefois comme la
première des sciences, est jugée aujourd’hui fort secondaire par
beaucoup d’esprits.
Un éminent président de l’Académie des Sciences, Émile Picard, a très
bien résumé dans les termes suivants l’opinion générale des savants
actuels sur la philosophie:
«Je crois, dit-il, qu’on rencontre rarement parmi les savants adonnés
aux sciences de la nature, des esprits prenant quelque intérêt à ce
qui est vraiment la philosophie... Les discussions chères aux écoles
philosophiques de tous les temps sur le réel et sur le vrai semblent
oiseuses à ceux qui observent et qui expérimentent... Le savant se
méfie des critiques subtiles qui n’ont jamais conduit à des
découvertes effectives... Il a en général l’impression que le
philosophe parle un autre langage que lui et il ne cherche pas à le
comprendre... La philosophie agite le plus souvent des questions sans
réponse.»
Et dans une lettre qu’il m’adressait à ce sujet, mon savant ami
confirmait ainsi son jugement:
«Je pense qu’il faudrait réserver le mot philosophie pour les poèmes et
les rêveries sur la métaphysique; ce sont là des plantes qu’on ne
cultive pas dans les laboratoires.»
Beaucoup de philosophes professionnels ont fini eux-mêmes par émettre
des avis semblables. Un des plus célèbres d’entre eux, W. James, écrit:
«Mettre le pied dans une classe de philosophie, c’est se voir
contraint d’entrer en relations avec un univers complètement distinct
de celui qu’on a laissé derrière soi dans la rue. Ces deux mondes sont
si étrangers l’un à l’autre qu’il est absolument impossible de penser
à l’un et à l’autre en même temps... Dans le monde où votre professeur
vous fait pénétrer, tout est simple et net, tout est propre, tout est
noble. Ici ne se rencontrent plus les contradictions de la vie réelle.
Ce monde-là est d’une architecture toute classique: les principes de
la raison en tracent les grandes lignes, les nécessités logiques en
cimentent les diverses parties... En fait, c’est là beaucoup moins une
description de notre monde réel qu’une construction d’un dessin très
clair qu’on élève par-dessus et qu’on lui surajoute... On ne fournit
là aucune explication de notre univers concret: au lieu de l’expliquer
on lui substitue une chose qui en diffère absolument.»
Des appréciations analogues sur la faible valeur de la philosophie se
retrouvent jusque chez les professeurs chargés de l’enseigner. Leur
indifférence à son égard est aujourd’hui complète. Je renvoie les
personnes qui en douteraient à la curieuse enquête faite par M. Binet
auprès des professeurs officiels de l’Université, pour savoir à quelle
école philosophique ils appartenaient et ce qu’ils enseignaient. Le plus
grand nombre renonce à défendre aucune doctrine. Comme il faut bien
cependant dire quelque chose et que les chefs de l’Université leur
donnent des directions divergentes, ils se bornent à citer les théories
ayant momentanément l’appui de ces chefs. L’intuitionnisme et le
pragmatisme utilitaire paraissent être à l’heure actuelle les doctrines
les mieux acceptées.
L’indifférence des savants et des professeurs pour les systèmes
philosophiques s’est également répandue dans le public lettré. Les
vieilles élucubrations sur le vrai, le beau, le bien, les facultés de
l’âme, etc., semblent un verbiage méprisable, qu’il faut abandonner aux
théologiens.
Dépourvus de toute influence, les philosophes officiels continuent à
discuter dans une langue diffuse des questions rebattues depuis plus de
vingt siècles, sans y ajouter aucun élément nouveau. L’obscurité du
langage leur est d’ailleurs nécessaire pour masquer un peu le vide de la
pensée[15].
[15] En philosophie, comme d’ailleurs sur la plupart des sujets, le
style obscur correspond le plus souvent à une pensée obscure. Il
peut exceptionnellement arriver cependant que l’obscurité soit la
conséquence de la nouveauté d’une doctrine. C’est ce qu’explique
fort judicieusement M. Bergson, dans une lettre qu’il a bien voulu
m’écrire à ce sujet et dont voici un fragment:
«En ce qui concerne les remarques que vous faites dans votre
dernière lettre (et aussi dans une lettre antérieure) sur la clarté
en matière de philosophie, laissez-moi vous dire qu’une idée
philosophique qui est comprise du premier coup est une idée qui
existait déjà dans les esprits ou qui a été obtenue par un
assemblage d’idées déjà existantes. Exiger du philosophe ce genre de
clarté, c’est supposer que tous les éléments de la vérité
philosophique existent déjà dans notre esprit et que la philosophie
est incapable de progrès. J’estime, au contraire, que la philosophie
a énormément de progrès à faire, chaque progrès véritable étant la
_création_ d’idées nouvelles destinées à lever d’anciennes
difficultés, exige nécessairement du lecteur un très grand effort et
lui donne par là même une impression d’obscurité. Mais, une fois
qu’on est bien entré dans cette idée nouvelle, ce sont les anciennes
idées qui apparaissent comme obscures, parce qu’elles conduisaient à
une foule de difficultés que la nouvelle (si elle est vraie) est
capable de résoudre. Il n’est pas une seule idée théorique
importante, aujourd’hui claire, qui n’ait été jugée obscure à
l’origine. La valeur d’une idée philosophique ne doit pas se mesurer
à la facilité avec laquelle on la saisit d’abord, mais à sa plus ou
moins grande puissance de résoudre les problèmes et de s’éclairer
ainsi progressivement elle-même.
Les objections qu’on élève contre une doctrine philosophique au nom
de cette exigence de clarté immédiate ont exactement la même origine
que celles qu’on vous a opposées à vous-même dans le domaine
physique: elles procèdent du même principe, de la croyance (très
naturelle à notre esprit) que nous possédons tout l’essentiel de la
vérité, et que toute nouveauté, pour être acceptable, doit n’être
qu’une variation sur quelqu’un des thèmes déjà connus.»
L’ancienne philosophie se transforme aujourd’hui en un simple résumé des
généralités de chaque science. Les thèses philosophiques soutenues
devant les Facultés deviennent de plus en plus des œuvres de science
pure.
Si l’on s’en rapportait uniquement aux jugements cités plus haut, le
rôle actuel de la philosophie semblerait bien faible. Nous allons
montrer cependant que son influence, beaucoup moins grande que jadis,
reste encore considérable.
§ 2.--Valeur réelle de la philosophie. L’esprit philosophique.
Je viens de résumer les appréciations d’un grand nombre de savants et de
philosophes modernes, sur la philosophie. Fondées au point de vue
rationnel, elles cessent de l’être en dehors de ce cycle.
On doit considérer tout d’abord que la philosophie répondait autrefois à
des besoins d’explication que la science ne pouvait alors satisfaire.
Elle fut ainsi pendant longtemps la religion des esprits cultivés.
Jusqu’à l’âge moderne, les philosophes seuls se trouvaient détenteurs de
quelques idées, alors que la science n’en fournissait pas. Ces idées
étaient parfois peu nettes, mais leur obscurité même causa souvent leur
succès. On a dit avec raison qu’un principe devenu clair cesse d’être
fécond.
Les philosophes jouèrent dans l’histoire de la pensée humaine un rôle
quelquefois supérieur à celui des artistes, des littérateurs et des
poètes. Aristote domina l’enseignement du Moyen Age. Descartes régna sur
le XVIIe siècle. L’action de Kant fut telle qu’on put affirmer justement
que «la moitié au moins de la philosophie européenne du XIXe siècle est
sortie de lui et se rattache à lui intimement».
Ses successeurs, Fichte, Schopenhauer, Nietzsche et bien d’autres
exercèrent également un ascendant considérable. Seules, certaines
théories scientifiques, comme le transformisme, qui montrait la
possibilité d’éliminer l’idée de création de l’histoire du monde, et
d’en bannir la finalité, eurent une répercussion plus étendue.
Pour apprécier justement le rôle de la philosophie, il ne faut pas
l’étudier uniquement dans le présent, mais encore dans un passé récent.
On constate alors que son influence s’est propagée à travers tous les
domaines.
Elle a fourni aux religions et même à la politique des principes
demi-rationnels souvent un peu imaginaires assurément, mais qui leur
étaient utiles.
De nos jours même, la philosophie constitue un arsenal où les
politiciens, devenus les théologiens des temps modernes, viennent
puiser. Certaines dissertations de Karl Marx sur le prolétariat et le
socialisme sont imprégnées des conceptions philosophiques de Hegel.
Pendant longtemps les principes d’Auguste Comte inspirèrent le
radicalisme. Les syndicalistes révolutionnaires se réclament de la
philosophie de l’intuition et le modernisme catholique s’appuie sur le
pragmatisme.
En dehors de cette influence incontestable mais dérivée souvent
d’illusions égalant celles des théologiens, on peut dire que la
philosophie a jeté des lueurs très réelles sur beaucoup de sujets. Elle
fut la première à montrer que, la connaissance du monde extérieur se
bornant aux interprétations des sens, la réalité nous est inaccessible.
Ainsi se trouvait mis en évidence le côté relatif des conceptions
humaines. «Ce sont les philosophes, dit Nietzsche, qui ont inventé les
causes, la succession, la finalité, la relativité, la contrainte, le
nombre, la loi, la liberté, la modalité, le but.»
Cette période de découvertes philosophiques représente d’ailleurs une
phase disparue. Dans l’ère nouvelle où elle est entrée, la philosophie
ne saurait plus fournir des moyens d’explication, mais simplement de
généralisation.
Cependant si son rôle a cessé comme agent de découvertes, elle aura du
moins laissé un mode de penser constituant ce que l’on peut appeler
l’esprit philosophique. Il consiste à extraire le général du particulier
et à bâtir des synthèses avec les petits matériaux accumulés par des
milliers de chercheurs.
La science moderne a le droit de dédaigner la philosophie, l’ayant
distancée grâce à ses recherches, mais elle ne pourra jamais se passer
d’esprit philosophique. Lui seul dégage, à chaque époque, les principes
généraux de la poussière des faits d’où ils émanent. Ces principes
orientent ensuite--bien que d’une façon inconsciente quelquefois--les
recherches d’innombrables travailleurs. Chaque génération s’alimente
ainsi avec deux ou trois principes tenus pour des dogmes jusqu’au jour
où ils sont renversés.
CHAPITRE V
L’ÉDIFICATION SCIENTIFIQUE DE LA CONNAISSANCE.
§ 1. L’explication scientifique des phénomènes.--§ 2. La connaissance
qualitative des phénomènes.--§ 3. Le passage du qualitatif au
quantitatif. Mesure des relations entre les phénomènes.--§ 4. Rôle de
l’expérience et de l’observation.--§ 5. Les méthodes scientifiques de
raisonnement.
§ 1.--L’explication scientifique des phénomènes.
En pénétrant dans le cycle de la connaissance scientifique des
phénomènes, nous allons aborder un monde entièrement nouveau. Méthodes
d’étude, interprétations, résultats, tout va changer. Nous verrons
l’homme enfin sorti de lui-même acquérir un pouvoir immense sur la
nature qui pendant de longs siècles l’avait étroitement asservi.
Les certitudes religieuses, philosophiques et morales étudiées
précédemment étaient personnelles. Fondées sur notre adhésion, elles ne
possédaient guère que des éléments affectifs et mystiques pour soutiens.
Dépendant des idées d’un moment, elles suivaient leurs variations.
A ces vérités personnelles les méthodes de la science substituèrent des
vérités impersonnelles vérifiables par chacun et qui échappent ainsi aux
contestations. Le contrôle scientifique permit à l’esprit humain de
passer du subjectif à l’objectif.
L’explication des phénomènes par les philosophes appartenait bien, comme
celle de la science, au cycle du rationnel. Mais leur raison s’exerçant
sur des vues de l’esprit déduites d’observations qu’aucune expérience ne
venait contrôler, leurs conceptions restaient toujours subjectives. La
science seule fit pénétrer l’homme dans une sphère purement objective
dont la théologie et la philosophie avaient ignoré l’existence.
La connaissance réelle du monde ne fut ébauchée qu’avec l’acquisition de
méthodes d’observation et d’expérimentation rigoureuses. Les débuts de
cette évolution remontent à l’époque de la Renaissance.
Les premières études scientifiques des phénomènes portèrent un coup
sérieux aux explications théologiques en montrant le monde régi par des
lois fixes où le caprice de volontés supérieures n’intervenait jamais.
Le développement progressif de cette notion conduisit la science à des
conceptions nouvelles. Renonçant à obtenir de ses dieux des explications
qu’ils ne lui donnaient pas, l’homme se tourna de plus en plus vers la
science, qui devint ainsi pour beaucoup une idole de laquelle on pouvait
tout attendre.
Il ne faut lui demander cependant que ce qu’elle peut donner. La science
présente en effet ce double caractère un peu déconcertant, de résoudre
des problèmes formidables et de rester impuissante devant des questions
en apparence très simples. Elle découvre la vapeur et l’électricité,
soumet à nos besoins les forces de la nature, mais ne peut dire encore
pourquoi le gland devient chêne, pourquoi la pierre lancée en l’air
retombe, pourquoi le bâton de cire frotté attire les corps légers. Le
domaine scientifique est plein d’interrogations demeurées sans réponses.
Cette contradiction entre l’extrême puissance et l’extrême impuissance
s’évanouit dès que l’on comprend les méthodes de la science, son but,
ses limites, en un mot le mécanisme d’édification de la connaissance.
§ 2.--La connaissance qualitative des phénomènes.
Tous les phénomènes dont l’ensemble constitue l’univers nous sont
révélés seulement par les impressions qu’ils produisent sur nos sens.
Ceux-ci restent toujours interposés entre l’univers réel et nous.
Interprétant ces impressions, l’intelligence nous fournit une image
acceptée comme une copie fidèle du monde extérieur, bien que ne lui
ressemblant pas.
La nature véritable des choses ne nous échappe pas seulement parce que
le monde extérieur n’est connu qu’à travers nos sens. Alors même que ces
derniers nous montreraient l’univers réel et que le bruit ne serait pas
une création de notre oreille, et la lumière une conséquence de la
structure de notre rétine, nous ne connaîtrions les choses que très
incomplètement encore, nos sens et les instruments qui les étendent nous
révélant seulement de minimes fragments du monde véritable. L’œil, par
exemple, ne perçoit pas la dixième partie du spectre lumineux; s’il
pouvait distinguer les radiations émanées de tous les êtres vivants en
raison de leur température, il les verrait clairement pendant la nuit.
L’être que nous percevons est une forme fictive créée par nos sens. Si
nous parvenions à le contempler tel qu’il existe réellement, entouré de
la vapeur d’eau qu’il exhale, du rayonnement que sa température
engendre, ce même être nous apparaîtrait sous l’aspect d’un nuage aux
changeants contours.
Nos sens extrayant seulement de la réalité ce qui leur est accessible,
les formes qu’ils y découpent sont nécessairement très factices. Nous
silhouettons des apparences en établissant du discontinu dans le
continu, du limité dans l’illimité. Si l’on admettait que les contours
réels d’un corps ne s’arrêtent qu’au point où ce corps cesse d’agir, on
devrait dire qu’ils ne s’arrêtent nulle part. Le morceau de métal tenu à
la main agit par son attraction sur les astres les plus lointains et
échange des radiations avec eux. Il n’a donc d’autres limites dans
l’espace que celles assignées par la sensibilité de nos sens ou de nos
instruments. Nous les fixons, non pas aux points où un corps n’agit
plus, mais à l’endroit où il cesse d’impressionner nos sens imparfaits.
Les êtres vivants créent donc ou, si l’on préfère, délimitent
artificiellement les éléments de l’univers suivant leurs possibilités de
perception.
Des créatures douées d’autres sens auraient une idée du monde fort
différente de la nôtre. Ceux de certains animaux leur permettent
probablement de percevoir des qualités ignorées de nous. Plusieurs
d’entre eux, en effet, voient dans l’obscurité, d’autres possèdent le
sens de l’orientation, celui de la prévision du temps, etc. S’ils
étaient assez intelligents pour essayer de nous communiquer leurs
impressions, nous ne comprendrions pas plus leur langage qu’un aveugle
de naissance les couleurs, puisque ce langage correspondrait à des
qualités inconnues de nous.
La science n’a pas d’ailleurs à s’occuper des réalités en elles-mêmes,
ou noumènes des philosophes, ni à les opposer aux apparences,
c’est-à-dire aux phénomènes révélés par nos sensations. Celles-ci
constituent des équivalents accessibles de choses inaccessibles. Les
réfractions créées au moyen de nos sens étant presque identiques pour
tous les êtres bâtis sur le même type, la science peut les considérer
comme des réalités et construire son édifice avec elles. Si nous
n’atteignons pas le réel, nous en atteignons une image semblable pour
les êtres constitués comme nous.
Dans ses recherches, la science ne saurait du reste se préoccuper de
toutes ces considérations. Peu lui importe de savoir si le monde, tel
que nous le percevons, est réel ou irréel. Elle l’accepte comme il
apparaît et tâche de s’y adapter, sans chercher quelles idées peuvent
s’en faire un insecte, un habitant de Sirius ou un être supérieur
possédant d’autres sens. Nos connaissances sont à notre mesure et ne
nous intéressent que parce qu’elles sont à cette mesure. Nous savons de
l’univers ce que nous parvenons à y découvrir, et comme chaque jour nous
y découvrons plus de choses et les percevons d’une façon plus précise,
l’édifice de notre connaissance grandit constamment.
§ 3.--Le passage du qualitatif au quantitatif. La mesure des relations
entre les phénomènes.
La véritable connaissance des phénomènes remonte seulement à l’époque où
la science acquit un langage traduisant des relations numériques
dégagées de toute appréciation personnelle. Elle y réussit en passant du
qualitatif au quantitatif.
Une science n’est constituée qu’après cette évolution. La psychologie et
l’histoire, n’ayant pu encore l’effectuer, restent vagues, imprécises et
sujettes à des interprétations contradictoires.
L’observation la plus simple montre immédiatement l’abîme qui sépare les
évaluations qualitatives et quantitatives d’un phénomène. Dire qu’un
corps est lourd, froid ou chaud, c’est énoncer une impression pouvant
varier avec les individus, ou suivant l’état physiologique d’un même
individu. Traduire par un chiffre le poids ou la température de ce
corps, c’est soustraire l’observation à toute interprétation
personnelle.
Le savant accroît sa connaissance du monde, ou plutôt des relations
entre les choses, à force de multiplier ces mesures, ou les définitions
précises qui, dans les sciences biologiques, équivalent un peu à des
mesures. Il prévoit le cours des astres, en découvre la composition, lit
dans les vestiges des êtres leur histoire passée et agrandit immensément
ainsi le cycle de ses représentations mentales, cycle si étroit pour les
hommes qui nous ont précédés.
Le but essentiel de la science, celui qu’elle poursuit avec le plus
d’opiniâtreté, est donc d’établir des relations quantitatives entre les
phénomènes. Le quantitatif représente l’âge de la sensation raisonnée,
le qualitatif, la période de l’obscur instinct. Le quantitatif régit
l’univers et en contient l’explication.
§ 4.--Rôle de l’expérience et de l’observation.
Comment la science réussit-elle à déterminer les relations numériques
entre les phénomènes?
Elle y arrive par l’observation et l’expérience, mais au prix de
difficultés extrêmes, car les phénomènes ne sont accessibles
qu’extériorisés en mouvement, c’est-à-dire en changements. La chaleur,
l’électricité et toutes les formes d’énergie, nous sont révélées
uniquement grâce à des déplacements de masses. Les qualités appréciées
par nos sens résultent toujours de modifications matérielles, visibles
ou cachées. Tous les instruments de mesure: thermomètres, galvanomètres,
etc., indiquent de semblables déplacements. On doit donc, pour bien
saisir un phénomène, le soumettre aux transformations capables de lui
faire produire des mouvements.
Il est très possible et même fort probable que la nature contienne autre
chose que du mouvement et sans doute tous les phénomènes ne sont pas
d’origine cinétique, mais la structure de nos sens ou des instruments
qui les complètent nous empêche de connaître ceux n’ayant pas une telle
origine.
La science expérimentale se base donc sur des mesures. Obtenir ces
mesures de façon précise présente une telle difficulté qu’aucune
grandeur physique n’est connue avec une rigoureuse exactitude.
Impossible encore d’établir deux mètres égaux, et tout ce qu’on peut
faire est d’évaluer, au prix d’un énorme labeur, de combien un mètre
diffère d’un autre pris comme type. Le poids exact du kilogramme reste
encore ignoré, malgré les efforts répétés par plusieurs générations de
physiciens depuis un siècle[16].
[16] Voici, d’après Chwolson, les chiffres obtenus par les principaux
physiciens qui ont tenté d’établir le poids du kilogramme,
c’est-à-dire de 1 décimètre cube d’eau:
999 gr. 847
999 gr. 890
999 gr. 978
999 gr. 955
En comparant le plus élevé et le moins élevé de ces chiffres, on
voit que l’incertitude est d’environ 1 décigramme.
La précision dans les mesures, qui constitue un des principaux buts de
la science, est donc très difficile à atteindre. La précision absolue ne
s’obtient même jamais puisque, comme il vient d’être dit, on ne connaît
avec certitude la valeur réelle d’aucune grandeur physique ou chimique.
Nous savons seulement mesurer avec une certaine précision le degré de
notre imprécision, c’est-à-dire indiquer dans quelles limites les
erreurs sont renfermées.
Si incomplet soit-il, ce résultat n’est atteint que très péniblement.
Voilà pourquoi des sciences fondamentales comme l’astronomie, la
physique et la chimie, mirent si longtemps à réaliser leurs progrès.
Les personnes étrangères à la science comprennent peu l’importance de
telles mesures et surtout l’utilité de décimales incertaines à la
poursuite desquelles les savants consacrent tant de labeurs. Seuls, ces
derniers savent que les décimales, si difficilement accessibles,
contiennent les secrets des choses. Grâce à leur examen approfondi ont
été découverts l’argon et les gaz divers qui l’accompagnent. Un progrès
dans les mesures est bientôt suivi de progrès scientifiques et même
industriels importants. Toute l’artillerie moderne se trouva transformée
dès que le dixième de millimètre devint une mesure courante dans le
forage des fusils et des canons. Si, au lieu de mesurer péniblement le
1/10 de seconde d’arc, nous pouvions en mesurer le cent millième, notre
astronomie serait complètement changée et nous découvririons les lois
des mouvements d’astres lointains supposés immobiles dans l’espace par
les anciens procédés de mesures, alors qu’ils se déplacent avec une
immense vitesse. Si la balance avait pu révéler le cent millième de
milligramme, la dématérialisation de la matière se trouverait connue
depuis longtemps.
Le thermomètre, fondé sur les changements de volume de la matière
réalisés par la chaleur, ne révèle que difficilement le centième de
degré. La découverte d’un autre instrument, le bolomètre, basé sur la
résistance électrique des métaux sous l’action de la température, permit
de mesurer le cent millionième de degré, et nous apprit aussitôt que le
spectre solaire était beaucoup plus étendu qu’on ne le supposait. Cette
observation aura sans doute une grande influence sur nos connaissances
en météorologie, si rudimentaires encore.
Chaque ordre de phénomènes possède un réactif permettant sa constatation
et sa mesure. La découverte d’un réactif sensible à grande distance aux
ondes éthérées qui accompagnent toute décharge électrique rendit
possible la télégraphie sans fil. Les forces de la nature sont peut-être
extrêmement nombreuses, mais, pour les connaître, il faut d’abord
découvrir leurs réactifs.
§ 5.--Les méthodes scientifiques de raisonnement.
On ne peut faire aucun raisonnement utile sans l’appuyer sur des faits
imaginaires ou réels. Rien ne se crée par le raisonnement pur. La pensée
qui s’exerce sur elle-même, sans matériaux venus du dehors, reste une
spéculation vide. Une notion abstraite dépourvue de support concret ne
peut même pas être conçue.
Le raisonnement sert surtout à interpréter les observations fournies par
les sens. Ses deux formes essentielles sont, comme on le sait,
l’induction et la déduction. L’induction généralise les cas particuliers
et en tire des conclusions générales. La déduction conclut du général au
particulier. L’esprit humain oscille toujours entre l’induction et la
déduction.
La généralisation est une opération intellectuelle normale se produisant
même chez des êtres très primitifs. Les représentations mentales d’un
cas particulier tendent toujours à se généraliser et à engendrer des
conséquences. L’esprit inférieur, comme le cerveau supérieur,
généralise. Le second diffère du premier parce qu’il sait vérifier la
valeur de ses généralisations. On peut donc dire de la généralisation
que, suivant la façon dont il en est fait usage, elle constitue la
faculté la plus haute ou la plus basse de l’esprit humain.
Quelles que soient les méthodes de raisonnement nos acquisitions vont
toujours du connu à l’inconnu. L’inconnu n’est même perceptible qu’à
travers le connu.
Tous les phénomènes de la nature se trouvant dans une étroite dépendance
réciproque, beaucoup de facteurs peuvent contribuer à la production de
chacun d’eux. Or, il importe de savoir déterminer le rôle réel ou
apparent de ces divers facteurs et surtout leur degré d’importance.
C’est ce que permet la méthode comparative dont Claude Bernard fit un si
judicieux usage dans ses recherches. Elle consiste, quand une expérience
semble dépendre de plusieurs conditions, à la répéter, en ne faisant
varier qu’une seule de ces conditions à la fois. Une telle méthode,
extrêmement féconde, bien que fréquemment oubliée, s’applique aussi bien
aux questions industrielles qu’aux problèmes scientifiques. Le savant
ingénieur américain Taylor transforma l’industrie de l’acier en
consacrant vingt-cinq années de recherches à déterminer l’influence des
divers facteurs pouvant agir dans le travail des métaux. Après avoir
découvert une douzaine de variables indépendantes, il n’en faisait
varier qu’une seule à la fois au cours de ses expériences.
Les liens qui unissent les choses étant innombrables, nos observations
et, par conséquent, nos explications des phénomènes ne peuvent jamais
être complètes. Un astre, par exemple, ne suit pas tout à fait la marche
que la théorie lui assigne: un corps ne tombe pas tout à fait
verticalement. Il reste donc dans chaque explication des résidus dont
une science plus avancée doit rechercher l’origine. L’interprétation de
ces résidus conduit toujours à quelque découverte. C’est en étudiant les
causes des petites perturbations inexpliquées d’une planète, que
Leverrier découvrit l’existence d’un astre inconnu qui devait être
Neptune. C’est en recherchant les origines de très infimes différences
perçues dans la composition de l’air que l’illustre Ramsay put constater
la présence à travers l’atmosphère de l’argon et de divers gaz ignorés
avant lui.
L’interprétation, on le voit par les remarques précédentes, se trouve
donc plus difficile encore que la simple observation. Elle n’est jamais
fille du hasard, mais seulement de longues réflexions. Nombre de faits
scientifiques, dont l’interprétation restait ignorée, deviennent très
féconds, dès que leur signification est comprise. La décharge de corps
électrisés par les flammes fut connue pendant près d’un siècle sans que
personne soupçonnât que l’explication de ce fait pouvait,--comme je l’ai
montré ailleurs,--conduire à la théorie de l’évanouissement de la
matière jadis jugée éternelle.
Toutes nos connaissances constituant de simples relations généralement
mises en évidence par des comparaisons, l’analogie offre dans la
recherche un guide précieux. Elle incite à rapprocher des phénomènes
plus ou moins semblables et à rechercher leurs ressemblances et leurs
différences. Reconnaître les analogies cachées et éliminer les
ressemblances trompeuses est fort difficile.
Quand Fourier découvrit les lois de la propagation de la chaleur à
travers un mur et montra que la quantité qui le traverse est
proportionnelle à la différence de température et en raison inverse de
la distance des faces du mur, il n’y avait qu’à remplacer le mot
température par le mot tension et le mot mur par celui de fil, pour
avoir la loi de la propagation du courant électrique. Cette analogie
était cependant si difficile à saisir que quand Ohm la découvrit, il lui
fallut plus de dix ans pour en faire reconnaître l’exactitude. Le
principe de Carnot, basé sur l’analogie de la chute de la chaleur avec
celle de l’eau qui transforma la physique moderne, passa également
inaperçu quand il fut énoncé. Les physiciens, même après en avoir
constaté l’importance, mirent plus de vingt-cinq ans avant de comprendre
que ce principe s’appliquait à toutes les formes d’énergie et non pas
seulement à la chaleur. Ici encore l’analogie, quoique évidente
aujourd’hui, était d’abord très difficile à percevoir.
L’établissement de ces analogies lointaines conduit souvent à de grandes
découvertes, mais demande beaucoup de temps. On attendit pendant des
milliers d’années les naturalistes capables de reconnaître que le crâne
est une vertèbre modifiée et que l’embryon répète certaines formes
ancestrales des espèces dont il dérive.
Très malaisées à découvrir, les analogies cachées sous des différences
rencontrent parfois plus de difficultés encore à se faire accepter. Nous
vivons tous dans une atmosphère d’idées établies et considérons
volontiers comme un ennemi celui qui nous oblige à en changer. C’est
pourquoi l’interprétation de faits très clairs est souvent très longue.
Il fallut des siècles d’efforts pour prouver que les plantes avaient un
sexe. En 1850, l’Académie des sciences d’Amsterdam décernait un prix à
un savant naturaliste allemand, niant encore la sexualité des fleurs. La
science ne fut fixée qu’à une époque très récente, sur ce point
d’interprétation devenu aujourd’hui si élémentaire[17].
[17] On peut dire d’une façon générale que plus les faits sont
difficiles à observer et interpréter, plus on leur trouve facilement
d’explications. J’ai déjà cité à ce propos les ouvrages de science
du XVIIe siècle. En médecine, les explications étaient alors
prodigieusement absurdes. On en peut juger par la consultation d’un
médecin distingué de l’époque, Guénault, sur la maladie de Pascal:
«M. Pascal souffre d’un embarras des entrailles qui provient d’une
humeur mélancolique; cette humeur, tandis qu’elle fermente, émet des
vapeurs qui produisent des symptômes différents suivant la diversité
des parties qu’elles atteignent; elles fermentent parce qu’elles
bouillent, et cette ébullition provient de la chaleur. Aussi faut-il
saigner le malade aux deux bras, puis le purger.»
On purgea donc le grand homme, on le saigna, puis on le resaigna et
on le repurgea, et comme «l’ébullition des vapeurs» ne s’arrêtait
pas, on lui administra de fortes doses d’antimoine. Il en mourut
rapidement.
On considère généralement les faits comme des phénomènes simples et
irréductibles, il n’en est rien. Un fait, ainsi qu’une sensation ou une
idée, représente toujours une synthèse d’éléments plus ou moins
nombreux. Par abstraction ou par défaut de connaissance, nous négligeons
ceux jugés accessoires. Un corps combustible brûle quand on le plonge
dans une flamme, voilà un fait supposé par l’ignorant, élémentaire. Il
constitue pourtant une synthèse si compliquée qu’elle est restée
incomprise pendant des siècles. Le génie d’un Lavoisier fut nécessaire
pour en saisir quelques éléments. Même aujourd’hui nous sommes très loin
encore de les connaître tous.
Un fait constaté représente donc une opération dans laquelle est déjà
intervenue une abstraction involontaire ou réfléchie.
Il n’existe pas de faits simples, puisque aucun phénomène ne se trouve
complètement isolable dans la nature. C’est nous qui, par abstraction,
créons leur simplicité en laissant de côté tout ce qui se rattache à
eux. Un fait isolé se présente donc nécessairement déformé.
Il suffit de considérer le phénomène le plus connu, la verticalité de la
chute d’une pierre, par exemple, pour voir combien sont nombreux les
éléments négligés dans son observation. Quand nous disons qu’un corps
abandonné à lui-même tombe verticalement nous énonçons une constatation
supposée très simple. Elle ne l’est cependant que parce que nos moyens
de mesure ne permettent pas d’enregistrer tous les facteurs: mouvement
de rotation de la terre, attraction de la lune et du soleil, etc., dont
l’influence impose nécessairement au corps qui tombe une trajectoire
voisine de la verticale, mais qui n’est pas une verticale.
Les mathématiciens tâchent d’introduire ces influences étrangères dans
leurs calculs en ajoutant à la formule générale de chaque phénomène des
corrections successives, destinées à représenter les irrégularités dues
à des causes accessoires. Il faudrait en introduire indéfiniment, si
l’on voulait poursuivre une exactitude absolue, d’ailleurs inaccessible.
La science ne peut donc être faite que d’approximations.
Tous les phénomènes s’enchaînant, la connaissance de l’un d’eux permet
souvent d’en découvrir beaucoup d’autres. «La piste d’un pied fourchu,
écrivait Cuvier, donne à celui qui l’observe et la forme des dents, et
la forme des mâchoires, et la forme des vertèbres, et la forme de tous
les os des jambes, des cuisses, des épaules et du bassin de l’animal qui
vient de passer.»
C’est grâce à l’enchaînement des phénomènes que nous pouvons souvent les
produire non seulement sans les comprendre, mais sans même soupçonner
leur mécanisme.
«Notre puissance, écrit Berthelot, va plus loin que notre
connaissance. En effet, étant données un certain nombre de conditions
d’un phénomène imparfaitement connu, il suffit souvent de réaliser ces
conditions pour que le phénomène se produise aussitôt dans toute son
étendue; le jeu spontané des lois naturelles continue à se développer
et complète les effets, pourvu que l’on ait commencé à le mettre en
œuvre convenablement... Si les forces une fois mises en jeu ne
poursuivaient pas elles-mêmes l’œuvre commencée, nous ne pourrions
imiter et reproduire par l’art aucun phénomène naturel; car nous n’en
connaissons aucun d’une manière complète, attendu que la science
parfaite de chacun d’eux exigerait celle de toutes les lois, de toutes
les forces qui concourent à le produire, c’est-à-dire la connaissance
parfaite de l’univers.»
CHAPITRE VI
LES LOIS SCIENTIFIQUES ET LES THÉORIES DES PHÉNOMÈNES.
§ 1. Les lois scientifiques et leur degré d’exactitude.--§ 2. Les
grandes théories scientifiques et leur rôle.--§ 3. Les conceptions
scientifiques de l’univers.--§ 4. Les limites supposées du connaissable.
§ 1.--Les lois scientifiques et leur degré d’exactitude.
Les lois scientifiques représentent simplement des relations
quantitatives constantes entre certains phénomènes.
Elles constituaient pour beaucoup d’esprits le type de la certitude
absolue. Cette idée fut abandonnée quand les mesures scientifiques
devinrent plus exactes.
«Si nous étudions de près les phénomènes physiques, écrit le professeur
Chwolson, nous pouvons nous convaincre qu’il n’y a presque aucune loi
physique qui soit exactement vérifiée. Dans presque tous les cas nous
observons des écarts plus ou moins grands relativement à ces lois.»
Ces écarts montrent que nous connaissons seulement quelques-unes des
conditions des phénomènes. Pour établir une loi, on est obligé,
répétons-le, d’éliminer, en raison de leur nombre ou de la difficulté de
les découvrir, les facteurs secondaires. Tous les phénomènes de la
nature se trouvant dans une dépendance réciproque, réagissent les uns
sur les autres. Notre intelligence n’est pas assez vaste pour embrasser
leur ensemble et nous créons des discontinuités en ne tenant compte que
des facteurs les plus importants. La loi se trouve alors à peu près
exacte dans certaines limites, c’est-à-dire tant que les facteurs
négligés n’exercent qu’une faible influence. Si cette influence grandit,
la loi perd son exactitude et peut même s’évanouir. La loi de Mariotte,
par exemple, à peu près vraie pour des gaz très éloignés de leur point
de liquéfaction, cesse de l’être dès qu’on s’approche de ce point
critique.
La loi paraît parfois rigoureuse quand des instruments insuffisants ne
permettent pas de révéler ses inexactitudes. Ainsi arriva-t-il pour les
lois astronomiques de Kepler, qui ne pouvait tenir compte de
perturbations inaccessibles à ses moyens d’observation quand il les
formula.
Les lois scientifiques sont donc uniquement des sortes de vérités
moyennes. Suffisantes dans la pratique, elles ne constituent nullement
des vérités absolues.
Les théorèmes mathématiques eux-mêmes ne méritent pas davantage
d’ailleurs ce qualificatif d’absolu. Poincaré l’a trop bien montré pour
qu’il soit nécessaire d’y insister; mais, sans vouloir examiner avec lui
les formes possibles de la géométrie dans des mondes autrement
constitués que le nôtre, il suffira de remarquer que les bases de notre
géométrie euclidienne elle-même sont imaginaires. Elle nous parle en
effet de corps à une ou deux dimensions n’ayant jamais existé et
impossibles même à concevoir. Il n’y a dans notre univers que des corps
à trois dimensions. Le point le plus infime, fût-il très inférieur au
dernier des microbes, possède trois dimensions, la ligne la plus fine a
toujours une épaisseur, une largeur, une longueur et par conséquent
trois dimensions. On peut les négliger dans les calculs, mais cela ne
les prive pas de l’existence. Si nous considérons le point comme la
limite d’une sphère, la droite comme la limite d’un cylindre, etc., les
figures ne perdent nullement pour cela leurs propriétés et gardent par
conséquent leurs trois dimensions.
On ne doit donc pas plus rechercher l’absolu en mathématique que dans
les autres sciences. Il se réfugia pendant longtemps dans le monde des
vérités statiques constitué par les spéculations de la géométrie, mais
ce monde paraît lui aussi n’avoir bien souvent pour base que des
hypothèses un peu incertaines[18].
[18] Pour rendre exactes les définitions classiques du point, de la
ligne droite et du plan, il faudrait, suivant nous, les compléter de
la façon suivante:
_Point._ Figure géométrique à trois dimensions toutes assez petites
pour pouvoir être négligeables dans les calculs.
_Ligne droite._ Figure géométrique à trois dimensions, dont deux
sont assez petites pour être négligées dans les calculs.
_Plan._ Figure géométrique à trois dimensions, dont une est assez
petite pour être négligeable dans les calculs.
_Volume._ Figure géométrique à trois dimensions, dont aucune ne peut
être négligée dans les calculs.
Ces très exactes définitions conduiraient d’ailleurs à renverser
certains axiomes fondamentaux de la géométrie. Elles impliqueraient
notamment que par un point on peut faire passer plusieurs parallèles
à une droite donnée, ce qui est juste le contraire du célèbre
postulat d’Euclide, que tant de générations de mathématiciens
tentèrent vainement de démontrer.
«En étudiant les plus récents travaux sur les principes de la géométrie
on est effrayé, écrit l’éminent mathématicien Émile Picard, à la vue de
la longue liste des postulats nécessaires à poser pour que la géométrie
ait toute la rigueur logique qu’on lui attribue généralement.»
J’avoue ne pas partager cet effroi. Les postulats permettent
l’établissement de formules mathématiques rigoureuses et chacun sait le
prestige exercé sur les âmes simples par les propositions revêtues d’une
telle forme. Il est bon de pouvoir fabriquer de temps à autre des
vérités supposées absolues. Leur possession est très réconfortante pour
l’esprit. Bien que la science nous refoule de plus en plus dans le
relatif et l’approximatif, nous poursuivons toujours l’absolu.
§ 2.--Les grandes théories scientifiques et leur rôle.
On vient de voir que l’édifice de la science se constituait avec des
faits convenablement interprétés. Mais observer et interpréter n’est pas
tout le rôle du savant. Quand il possède un certain nombre de faits dont
les lois sont bien expliquées, il est conduit à construire des théories
générales embrassant l’interprétation d’un grand nombre de phénomènes.
Cette partie de sa tâche est tellement difficile, que les principes
directeurs de chaque époque se trouvent fort peu nombreux, alors que les
faits dont on les dégage sont innombrables.
Les faits représentent les matériaux indispensables des grandes
théories. De nombreux ouvriers doivent être employés à leur découverte
avant que se rencontrent les esprits supérieurs capables d’édifier les
synthèses qui sont l’âme de la science.
«Une accumulation de faits n’est pas plus une science, écrit Poincaré,
qu’un tas de pierres n’est une maison.»
Il peut arriver que celui qui observe les faits parvienne à en établir
la synthèse, mais généralement les aptitudes à l’analyse et à la
synthèse se rencontrent rarement chez le même savant. Les hommes ayant
depuis un siècle--comme Lamarck et Darwin par exemple,--le plus
profondément transformé la pensée scientifique ne sont pas ceux qui ont
découvert le plus de faits, mais qui ont su voir les liens rattachant
des faits déjà connus.
Toute théorie étant obligée de s’appuyer sur des faits, c’est-à-dire sur
des fragments de choses et les faits restant toujours incomplets, toute
théorie renferme nécessairement des parties hypothétiques. Elle
ressemble un peu à ces restitutions d’édifices anciens par des
archéologues. A côté d’indications à peu près sûres, il en reste
toujours de problématiques.
L’histoire entière de la science montre combien furent fécondes les
grandes théories scientifiques, malgré leurs parties incertaines. Ces
incertitudes mêmes peuvent être fort utiles par les vérifications
qu’elles provoquent. Les conceptions de Darwin sont très hypothétiques,
et pourtant bien peu ont joué un rôle aussi fondamental sur la pensée
scientifique de toute une génération et suscité autant de recherches.
Elles introduisirent l’idée de continuité dans les sciences naturelles,
montrèrent la possibilité d’explications scientifiques où l’on n’en
voyait pas et permirent la synthèse de faits que rien ne semblait
pouvoir rattacher. Il n’est pas démontré que la transformation des êtres
se fasse par sélection et il est fort possible que les caractères
spécifiques des espèces soient acquis autrement qu’au moyen de petites
accumulations héréditaires. Mais tout cela importe peu. Le monde soulevé
par Darwin est resté soulevé. La possibilité du transformisme grâce à
des moyens naturels demeura établie, la théorie des créations
successives des êtres fut ruinée pour toujours et la pensée des savants
a profondément évolué.
Il en est de même pour la plupart des grandes théories. Celles de
Pasteur ont aussi complètement modifié la science que celles de Darwin.
Elles renouvelèrent d’importantes industries, créèrent la médecine
moderne, révélèrent un monde ignoré, et cependant, des idées primitives
de cet éminent esprit, les plus importantes ont déjà disparu.
Nous ne devons donc pas juger les théories d’après la part de vérité
qu’elles contiennent, mais surtout en raison des recherches qu’elles
provoquent. Même au seul point de vue pratique de l’utilité pure, on
peut les considérer comme des instruments de découvertes d’une
incomparable puissance. Elles orientent les recherches de milliers
d’investigateurs. Si les théories étaient bannies, il n’y aurait plus ni
science ni découvertes possibles. «Les idées théoriques, écrit justement
Émile Picard, apparaissent de plus en plus comme le germe fécond d’où
sortent la plupart des progrès.»
Toutes nos théories scientifiques sont certainement destinées à se
transformer, mais énoncer une telle proposition c’est dire simplement
que la science progressera encore. Les théories ne changent pas parce
qu’elles sont fausses, mais parce que l’acquisition de faits nouveaux
les force de s’adapter à ces faits. Elles sont vraies au moment où on
les émet, parce qu’elles expliquent les faits alors connus. Grâce à
elles on en découvre d’autres, et la théorie qui enfanta les faits
nouveaux se voit ensuite transformée par eux.
Le rôle des théories générales dans la science est donc immense. Le
chercheur qui n’en possède pas pour se guider demeurera toujours un
modeste ouvrier attendant ses inspirations du pur hasard ou de la
direction d’un maître.
A côté de leurs avantages manifestes, les grandes théories ont aussi
leurs inconvénients. Pour les esprits simples, elles constituent bientôt
des dogmes, et leurs sectateurs se trouvent ainsi ramenés dans le cycle
des croyances. Le dogme scientifique est traité par eux comme un dogme
religieux devant s’accepter sans discussion. Le finalisme d’Aristote,
les créations successives de Cuvier, la sélection de Darwin et bien
d’autres théories que les siècles ont vu naître et périr, eurent pendant
leur règne la puissance des certitudes religieuses. Nul n’osait par
conséquent tâcher d’en scruter les fondements.
§ 3.--Les conceptions scientifiques de l’univers.
La science n’est pas toujours restée sur le terrain solide de l’étude
des relations des phénomènes et de l’utilisation des forces de la
nature. Comme les religions et les philosophies, elle essaya de pénétrer
les grands mystères de l’univers et d’en établir la synthèse.
Pour réaliser une telle tâche, les savants ne pouvaient utiliser
naturellement que les fragments connus des choses. Ces fragments étant
très peu nombreux encore, les constructions édifiées apparaissent, avec
les nouveaux progrès de la science, médiocrement satisfaisantes.
Les conceptions scientifiques actuelles de l’univers ne sont pas
d’ailleurs nombreuses, puisqu’elles se ramènent à deux: la théorie
mécanique et la théorie énergétique.
La première, qui remonte à Descartes et servit de base aux calculs de
Laplace, considère dans la nature deux éléments fondamentaux, les atomes
et le mouvement. La masse de l’atome est l’invariant universel. Des
combinaisons de ses mouvements résulteraient tous les phénomènes.
Vers la seconde moitié du dernier siècle, on découvrit, ou crut
découvrir, un autre invariant, l’énergie, qui sembla pouvoir se
substituer au premier pour la conception des phénomènes. De son étude
dérive la théorie dite énergétique.
D’après cette théorie, tous les phénomènes sont considérés comme
engendrés par les mutations d’une grande entité indestructible,
l’énergie. Laissant de côté les notions de masse, d’atome, de forces
quelconques, on se borne à mesurer les variations d’énergie qui
accompagnent les phénomènes.
Et toutes les énergies paraissant transformables, en ce sens du moins
qu’avec l’une d’elles se produisent facilement les autres, il devient
possible d’exprimer au moyen d’une même unité les manifestations
diverses de l’énergie. On choisit, suivant le cas, celle dont la mesure
est facile, la chaleur, par exemple.
La conception énergétique rendit plus aisée la substitution du
quantitatif au qualitatif dans l’étude des phénomènes, mais elle
n’apporta aucune explication nouvelle de ces phénomènes. Tout en
mesurant sans difficulté les effets de l’énergie, nous ne savons rien de
sa nature. Les opérations de mesures réalisées sur elle sont du même
ordre que celle du facteur de chemin de fer pesant des malles dont il
ignore le contenu.
La possibilité de changer à volonté une forme quelconque d’énergie en
une autre forme équivalente, possibilité qui est la base de toute notre
industrie, justifie la réalité de cette notion philosophique, à laquelle
nous avons déjà fait allusion, que les phénomènes de la nature étant
intimement liés entre eux la modification des uns entraîne
nécessairement celle des autres. Les choses se passent comme si
l’univers formait une sorte de système articulé dont l’équilibre ne peut
se trouver modifié en un point sans l’être aussitôt ailleurs d’une façon
équivalente[19].
[19] Je renvoie le lecteur pour les développements de ces observations
à mon livre: _l’Évolution des forces_, 13e édition.
Il faut voir seulement dans ces théories des méthodes de travail et
renoncer à en tirer des explications sur l’origine des choses et leurs
transformations. De telles théories perdent, du reste, presque toute
valeur si au lieu de les appliquer uniquement aux opérations
physico-chimiques, on tente de les faire intervenir dans l’explication
des phénomènes qui nous intéressent le plus, ceux de la vie.
§ 4.--Les limites supposées du connaissable.
Le bref exposé qui précède résume ce que nous savons de l’édifice de nos
vérités scientifiques et des méthodes permettant de le construire. Il
paraît actuellement à peine ébauché, alors qu’autrefois on le croyait
bâti pour toujours, parce que notre science est devenue plus pénétrante
et plus précise. Ses ambitions se montrent d’ailleurs beaucoup moins
grandes aujourd’hui que jadis. En présence d’une immensité encore
presque ignorée, éclairée seulement par de fugitives lueurs, le savant
ne peut plus songer à ces grandes synthèses qui tentèrent les
philosophes de tous les âges.
Incapables de comprendre actuellement le monde dans son ensemble, nous
devons en étudier d’abord de petits fragments. Avant de découvrir la
raison première d’un seul phénomène, il faudra connaître la longue série
de ses raisons successives. Le sujet est trop vaste pour les limites
actuelles de notre intelligence. L’histoire d’un corps quelconque, celle
d’un simple caillou, par exemple, impliquerait la connaissance complète
de tous les mystères de l’univers.
De cette impuissance, nous ne conclurons pas, avec beaucoup de
philosophes, qu’il y ait des choses inconnaissables, mais seulement
qu’il en existe beaucoup encore inaccessibles à notre connaissance. Si
les théories de l’inconnaissable avaient jamais exercé une influence
quelconque sur la marche de la science, tous ses progrès auraient été
paralysés. Nous avons déjà rappelé qu’Auguste Comte rangeait parmi les
choses inconnaissables, dont il devenait inutile de s’occuper, la
composition chimique des étoiles que l’analyse spectrale révéla plus
tard. Du prétendu inconnaissable d’aujourd’hui sera formé sans doute le
connaissable de demain.
Les découvertes modernes montrent qu’il est impossible de tracer des
bornes à la science et de l’enfermer dans un cercle de prétendues
vérités jugées nécessaires. On arrive toujours à reconnaître, d’abord
que ces vérités ne sont pas nécessaires, et ensuite qu’elles ne sont pas
vraies.
Quoi qu’il en soit des limites actuelles de la science, ses découvertes
ont certainement donné à l’homme une domination de la nature qui finira
sans doute par égaler celle attribuée à ses anciens dieux. Les forces
prodigieuses maniées par le savant moderne lui confèrent un pouvoir déjà
supérieur à celui des divinités de la mythologie antique.
CHAPITRE VII
LES VÉRITÉS ENCORE INACCESSIBLES ET LES FORMES IGNORÉES DE LA
CONNAISSANCE.
§ 1. Limites actuelles de notre connaissance du monde physique.--§ 2.
Limites actuelles de notre connaissance des phénomènes de la vie.
§ 1.--Limites actuelles de notre connaissance du monde physique.
Savants et philosophes ont reconnu depuis longtemps que nous percevons
seulement du monde les impressions produites par lui sur nos sens et non
la réalité même. L’ensemble de ces impressions forme notre réalité.
Toutes nos acquisitions mentales s’opèrent suivant un mécanisme spécial:
la comparaison. Il consiste à établir un rapport entre des choses dont
une au moins est connue. L’esprit humain n’a pas encore réussi à trouver
d’autre procédé d’investigation. Sans comparaison, rien de connaissable.
Elle peut porter sur des objets concrets ou des idées abstraites, mais
son processus est invariable. Un objet entièrement nouveau, isolé dans
le temps et l’espace et ne pouvant être comparé à un autre, dépasserait
la sphère de notre entendement. Il ne serait même pas pensable et ne se
trouverait accessible qu’à une intelligence construite sur un autre plan
que la nôtre. Le monde est plein, sans doute, de choses fatalement
inaccessibles à des esprits incapables d’acquérir leurs connaissances
autrement que par voie de comparaison.
Une comparaison impliquant deux éléments, toute connaissance se présente
forcément sous forme de relations.
On le reconnaît facilement en constatant qu’une propriété quelconque
d’un corps ne peut être définie que par une relation. «Toute propriété
ou qualité d’une chose, écrit le grand physicien Helmholtz, se ramène à
la propriété de produire quelque effet sur d’autres choses. Ainsi, on
appelle _solubilité_ d’une substance la manière dont elle se comporte à
l’égard de l’eau, _poids_ la façon dont elle se comporte à l’égard de
l’attraction de la terre. Puisque ce qu’on appelle propriété implique
toujours une relation entre deux choses, une propriété ou une relation
ne peut jamais dépendre de la nature d’un seul agent; elle n’existe
qu’en relation et en dépendance avec la nature d’un second objet qui
reçoit l’action.»
Les rapports des choses et non les choses sont donc les seules réalités
accessibles et mesurables. Une qualité quelconque, le son ou la couleur,
par exemple, représente un rapport entre un objet extérieur et les sens.
Inséparable de l’être qui la perçoit une qualité n’est même pas
concevable en dehors de lui.
Les éléments associés pour constituer le domaine de nos connaissances
peuvent, d’ailleurs, être fort hétérogènes. Toutes nos sciences
physiques se sont édifiées par l’établissement de relations entre des
grandeurs aussi différentes que le temps, l’espace et la force.
L’association de l’espace et du temps a créé la cinématique ou science
des vitesses. La force combinée avec l’espace a permis de formuler la
théorie de l’énergie. L’association de la force, de l’espace et du temps
rendit possible la mesure de la puissance mécanique.
Pratiquement, ces associations sont fort utiles, mais ne sauraient
révéler la nature des phénomènes. Nous n’apprenons rien évidemment de
l’essence de la masse en disant qu’elle représente le rapport d’une
force à une accélération (M = F/γ). On ne nous dit pas non plus ce
qu’est une force en la définissant une cause de mouvement ou en
l’enfermant dans la formule (F = mγ), considérée comme l’équation
fondamentale de notre mécanique ou du moins de l’ancienne mécanique
classique, car, en variant les éléments associés, on bâtit facilement
d’autres systèmes de mécaniques.
L’univers est donc simplement l’ensemble des idées que l’homme s’en
fait, grâce aux relations artificielles des choses qu’il réussit à
établir.
Pouvons-nous espérer jamais atteindre la réalité? Plus tard peut-être,
mais sûrement pas aujourd’hui.
«Une réalité complètement indépendante de l’esprit qui la conçoit, la
voit ou la sent, c’est une impossibilité, écrit Poincaré. Un monde si
extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais
inaccessible... La seule réalité objective, ce sont les rapports des
choses. Ces rapports ne sauraient être conçus en dehors de l’esprit
qui les conçoit ou qui les sent... Tout ce qui n’est pas pensée est le
pur néant, puisque nous ne pouvons penser que la pensée et que tous
les mots dont nous disposons pour parler des choses ne peuvent être
que des pensées. Dire qu’il y a autre chose que la pensée, c’est une
affirmation qui ne peut avoir de sens.»
Ces assertions deviennent évidentes dès qu’on y réfléchit un peu. Aussi
ont-elles été plus ou moins formulées par les philosophes de tous les
âges. Les choses, disait Protagoras il y plus de deux mille ans, n’ont
aucune réalité en dehors de nous.
«Si la réalité absolue existait, affirmait Gorgias, elle serait
inconnaissable, si elle était connaissable, elle serait inexprimable.»
Cette inintelligibilité de l’univers réel n’est pas plus contestée par
les savants modernes que par les philosophes antiques. Ils savent tous
que si le comment des phénomènes est accessible, le pourquoi reste
ignoré et avouent leur impuissance à découvrir les racines des choses.
Lors de son jubilé, le plus illustre des physiciens de l’Europe, lord
Kelvin, s’exprimait ainsi: «Mes cinquante années de recherches
consécutives n’ont été couronnées d’aucun succès. Aujourd’hui, je ne
sais rien de plus sur l’électricité, le magnétisme et l’affinité
chimique que je n’en savais lorsque je fis à mes élèves ma première
leçon.»
Et plus récemment encore, après une conférence prononcée devant une
société d’ingénieurs électriciens, l’éminent physicien anglais J. J.
Thomson, un peu impatienté par les questions qui lui étaient posées,
finit par dire: «Si je pouvais répondre à vos questions, je serais bien
près d’avoir résolu les problèmes de l’univers... Je ne sais pas ce que
c’est que la matière et je ne sais pas davantage en quoi consiste
l’électricité.»
Alors que les plus profonds savants se reconnaissent incapables de dire
pourquoi une pierre tombe, pourquoi un bâton de résine frotté engendre
de l’électricité, il est merveilleux de voir des philosophes prétendre
expliquer longuement les problèmes bien autrement compliqués de l’âme,
de la vie, de la conscience, etc.
Ce bref examen des limites de notre connaissance du monde physique et de
l’impossibilité de pénétrer la nature intime des choses laisse
évidemment supposer qu’il existe des éléments accessibles seulement à
des intelligences possédant des modes d’investigation ignorés de nous.
Les philosophes anti-intellectualistes modernes croient que l’intuition
pourrait constituer un tel mode de connaissance, mais cette faculté
rendit si peu de services pendant des siècles, qu’il est bien difficile
d’en espérer des révélations nouvelles. L’intuition n’a fait que créer
des dieux dont la volonté, comme moyen d’explication des phénomènes,
n’est plus acceptable aujourd’hui.
§ 2.--Les limites de notre connaissance des phénomènes de la vie.
Les phénomènes physiques se présentent avec une simplicité apparente qui
cache leur complexité. La complexité des phénomènes vitaux est au
contraire tellement visible qu’on ne pourrait guère songer maintenant à
les interpréter par des hypothèses simples. Il suffit pour justifier
cette impossibilité de rappeler les plus essentiels de ces phénomènes.
La moindre cellule d’un être vivant, de la bactérie à l’homme, exécute,
sous l’influence de puissances inconnues, des opérations supérieures à
celles réalisées dans nos usines et nos laboratoires.
Chez les êtres un peu élevés, le travail cellulaire est dirigé par des
centres nerveux se conduisant comme s’ils étaient capables de
raisonnements extrêmement savants. Impossible de prendre ces
raisonnements pour des mécanismes aveugles, la besogne que les centres
nerveux font exécuter aux cellules variant à chaque instant avec le
changement des buts à atteindre ou les ennemis à combattre.
Aussi inexpliquées sont les forces qui formèrent dans le passé les
organes conservés par l’hérédité. Le besoin crée l’organe, disent les
naturalistes, mais ont-ils beaucoup réfléchi à tout ce que comporte de
puissance créatrice une telle assertion? Nous comprenons à la rigueur
que la fourrure de l’animal s’épaississe dans les pays froids, que
l’aile de l’oiseau se développe avec l’usage, mais comment le besoin
a-t-il pu créer l’organe électrique du gymnote ou l’œil phosphorescent
du poisson des grandes profondeurs? Que de problèmes chimiques et
physiques à résoudre pour produire de tels organes! Si le besoin est
capable de semblables créations, il constitue une divinité
singulièrement puissante.
J’entends bien qu’on fait intervenir comme explication les lentes
acquisitions accumulées grâce à l’hérédité, mais c’est simplement
reculer la question. Par quel moyen se produisent chacune de ces petites
acquisitions successives?
Beaucoup de naturalistes anciens et même modernes parlent des buts de la
nature. Il semble bien douteux cependant qu’elle ait jamais poursuivi
aucun but. Peut-on vraiment lui en supposer un quand elle laisse
inlassablement se multiplier les bactéries de toutes les maladies? Nous
savons que le terrible microbe de la tuberculose, qui exerça plus de
destructions dans l’humanité que toutes les guerres réunies, réussit à
se développer grâce à une enveloppe cireuse, le protégeant contre les
sucs de l’organisme. Est-il supposable que la nature l’ait doué de cette
armature pour lui permettre de ravager le genre humain? On ne
conjecturera pas davantage que le phagocyte ait été créé afin de lutter
contre le microbe, ce qu’il fait d’ailleurs assez mal. Il s’agit sans
doute dans tous les cas analogues de phénomènes obéissant à des lois
générales, fonctionnant avec une régularité aveugle. La nature n’a pas
plus l’idée de nous aider ou de nous nuire que la tuile n’a pour but en
tombant du haut d’un toit sur notre tête de nous fracasser le crâne.
L’étude de la vie instinctive montre des phénomènes aussi inexplicables
que ceux de la vie purement organique. L’animal accomplit des actes qui
font l’étonnement des naturalistes et qu’ils renoncent généralement à
interpréter.
Tous ces actes, aussi bien ceux de la vie cellulaire que ceux de la vie
instinctive, semblent impliquer une connaissance d’un but plus ou moins
lointain. Pareille connaissance existe-t-elle réellement?
L’hypothèse ne saurait être absolument rejetée mais il faut alors
constater qu’une telle connaissance paraît sans rapport avec les
conceptions possibles à notre intelligence. M. Bergson a peut-être
raison de dire que l’œstre du cheval déposant ses œufs sur les jambes de
cet animal, semble savoir que le cheval en se léchant transportera la
larve naissante dans son tube digestif, seul endroit où elle puisse se
développer. Mais comment le sait-il? Comment certains insectes ont-ils
appris que piquer une chenille à un endroit déterminé la paralyse sans
la tuer, de façon qu’elle puisse attendre sans se décomposer le moment
où la larve en formation viendra la dévorer?
Parler, pour expliquer semblables phénomènes, d’intuition, de sympathie
divinatrice, etc., constitue une explication simplement verbale. Devant
les faits de cet ordre, il faut se borner à dire que les cellules et les
centres nerveux des êtres ont des moyens de connaissance autres que ceux
dont nous disposons.
Ces procédés de connaissance doivent probablement correspondre à des
formes de sensibilité particulières. La sensibilité, considérée comme
une aptitude à réagir sous l’influence d’un excitant, est souvent
immensément plus grande chez des corps matériels que chez les corps
vivants. Le mince fil du bolomètre réagit quand il est frappé par un
rayon lumineux n’élevant sa température que de 1/100.000e de degré. Une
sensibilité semblable changerait complètement les conditions d’existence
des êtres.
Bergson, qui insiste comme nous sur l’impossibilité de l’intelligence à
comprendre certains instincts, mais ne se résigne pas à cette
incompréhension, croit que l’instinct deviendrait accessible à
l’intelligence «s’il s’intériorisait en connaissance au lieu de
s’extérioriser en action». Nous ne connaissons malheureusement aucun
moyen de transformer l’instinct en pensée, c’est-à-dire de le faire
monter au jour de la conscience.
Alors même d’ailleurs que cette opération serait possible, elle nous
éclairerait vraisemblablement fort peu sur la nature intime des actes de
la vie organique. Il est très douteux qu’un Dieu initié au mécanisme de
la vie cellulaire réussirait à nous l’expliquer. Les choses nous sont
seulement connaissables par voie de comparaison. A quoi comparer les
phénomènes de la vie? Ils ne peuvent l’être qu’à eux-mêmes. Les forces
dites vitales ne se trouvant comparables à rien de connu ne sont pas
encore explicables. Tant que nous étudions les phénomènes vitaux dans
leurs manifestations physico-chimiques, l’interprétation est
relativement facile, parce que ces forces ont été déterminées. Au delà
commence la nuit noire.
L’incompréhensibilité de tous les phénomènes de la vie peut s’appliquer
également à ceux de l’intelligence. Ils semblent bien de même ordre.
L’instinct qui fait créer à l’abeille son alvéole et à la poule son œuf
est de même nature que le travail inconscient qui apporte brusquement à
de grands mathématiciens comme Poincaré, la solution de problèmes
difficiles, ou à d’illustres compositeurs comme Saint-Saëns, l’air
original vainement cherché. Tous ces mécanismes se trouvent peut-être
sous la dépendance de lois relativement très simples, mais seulement
accessibles lorsque dans quelques milliers d’années notre intelligence
suffisamment évoluée aura découvert des moyens nouveaux d’explorer les
phénomènes.
Comme conclusion générale, nous pouvons dire, en nous appuyant
simplement sur l’observation de la vie cellulaire et de la vie
instinctive, qu’il existe des formes de connaissance complètement
différentes de celles que la raison fournit.
L’animal guidé par l’instinct, la cellule poursuivant son évolution se
trouvent orientés vers un but déterminé. Ignorant jusqu’où va leur
connaissance de ce but, nous savons seulement qu’ils se conduisent comme
s’ils lisaient clairement leurs destinées.
On se trouve ainsi conduit à étendre l’interprétation du mot
connaissance et admettre l’existence de certaines formes de
compréhension des phénomènes, entièrement différentes des nôtres. Elles
seront peut-être découvertes un jour, mais restent encore inconnues.
* * * * *
Les considérations qui précèdent nous ont amené jusqu’aux frontières de
l’immense domaine des vérités ignorées. Notre tâche est donc terminée.
Le but de cet ouvrage se trouvera atteint si nous avons su développer
dans une large synthèse l’histoire des grandes vérités ayant
successivement orienté les hommes depuis leurs lointaines origines.
La route qui devait conduire des primitives cavernes aux rayonnantes
cités actuelles fut longue et dangereuse à parcourir. L’homme y eut
souvent pour guides des fantômes illusoires sans doute, mais générateurs
d’espérances et d’efforts. Quand les illusions qui mènent un peuple
s’évanouissent trop vite, sa destinée s’assombrit et la nuit
l’enveloppe. Si l’humanité ancienne avait découvert que ses vérités
étaient éphémères et incertaines, elle n’aurait pas poursuivi sa marche
vers un avenir meilleur.
L’intolérance qui pèse si lourdement encore sur notre vie sociale
résulte d’une incompréhension fréquente des lois d’évolution de
l’esprit. Une science assez étendue pour remonter aux racines des choses
rend toujours compréhensif et par conséquent tolérant. Une science trop
courte conduit fatalement au dangereux domaine d’un imaginaire absolu.
De l’antiquité la plus lointaine à l’Inquisition, à la Terreur et aux
persécutions de nos jours, le monde fut ravagé par des théoriciens
confinés dans l’absolu de leurs rêves et se croyant détenteurs de
vérités éternelles. Aucune philosophie, aucune science sociale ne peut
s’établir avant d’avoir clairement compris le côté relatif de nos
certitudes et saisi les lois de leur genèse. On reconnaît alors qu’il
n’est pas plus de vérités définitives pour l’homme que d’êtres
définitifs pour la nature.
Dominatrices des choses, souveraines de l’histoire, les certitudes qui
mènent les hommes ont une vie souvent très brève, parfois très longue
mais jamais éternelle.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Pages
PRÉFACE 1
INTRODUCTION.--L’ÉCHELLE DES VÉRITÉS 7
§ 1. La notion de vérité 7
§ 2. Évolution des vérités 11
§ 3. Rôle des hypothèses tenues pour des vérités 15
LIVRE I
LE CYCLE DES CERTITUDES MYSTIQUES.--LES DIEUX.
Chapitre I.--Les divers fondements des croyances religieuses 21
§ 1. Les idées actuelles sur la genèse des religions 21
§ 2. Éléments mystiques et affectifs des croyances
religieuses 25
§ 3. Éléments rationnels des croyances religieuses 32
§ 4. Éléments collectifs des croyances religieuses 34
§ 5. Rôle des rites et des symboles dans la constitution des
croyances religieuses 35
§ 6. Analogies des croyances religieuses chez tous les peuples 39
Chapitre II.--Transformations que subissent les croyances
religieuses individuelles en devenant collectives 42
§ 1. Transformations subies par la religion des théologiens en
devenant populaire 42
§ 2. Comment les peuples interprètent la nature de leurs
divinités 47
§ 3. Transformations subies par une même religion en passant
d’un peuple à un autre 50
Chapitre III.--Les dieux du monde antique 53
§ 1. Les premiers cultes supposés de l’humanité: fétichisme,
totémisme, animisme, etc. 53
§ 2. Les dieux du monde gréco-romain 55
§ 3. Le culte des morts 60
§ 4. La divinisation des abstractions et des héros 63
§ 5. Les augures et les oracles 65
Chapitre IV.--Les grandes religions synthétiques.--Le
christianisme 67
§ 1. La naissance du christianisme 67
§ 2. Les transformations du christianisme 71
§ 3. Propagation du christianisme dans les couches populaires 76
§ 4. Propagation du christianisme chez les lettrés 79
§ 5. Les conséquences imprévues de l’adoption du christianisme 81
Chapitre V.--Comment les grandes religions peuvent se désagréger 85
§ 1. Les hérésies et les schismes 85
§ 2. L’évolution des dieux 89
§ 3. Évolution du christianisme vers la libre pensée dans les
églises protestantes 90
§ 4. Les tentatives d’évolution du catholicisme. Le modernisme 95
§ 5. Le christianisme comme création collective 97
Chapitre VI.--La naissance de nouvelles croyances 99
§ 1. Raisons psychologiques de la formation de religions
nouvelles 99
§ 2. Les éléments des nouvelles croyances 100
§ 3. Religions nouvelles formées par la transformation
d’anciennes croyances 102
§ 4. Religions nouvelles n’empruntant que peu d’éléments aux
anciennes croyances 107
§ 5. Les croyances politiques à forme religieuse 112
§ 6. Les tentatives de religion scientifique 113
LIVRE II
LE CYCLE DES CERTITUDES AFFECTIVES ET COLLECTIVES.--LA MORALE.
Chapitre I.--Les définitions de la morale. Le bien et le mal, le
vice et la vertu 115
§ 1. Les incertitudes actuelles sur la morale 115
§ 2. Les définitions de la morale. Le bien et le mal 120
§ 3. Les vertus individuelles et les vertus collectives 122
Chapitre II.--La morale des sociétés animales et des sociétés
humaines 126
§ 1. La morale des sociétés animales 126
§ 2. La morale des sociétés humaines. Sa variabilité et sa
fixité 131
Chapitre III.--Les facteurs illusoires de la morale 136
§ 1. Classification des fondements de la morale 136
§ 2. La religion et la morale. Origines différentes du
sentiment religieux et du sentiment moral 137
§ 3. Les conceptions métaphysiques de la morale 143
§ 4. Les illusions des moralistes sur le mérite et le démérite 148
§ 5. Les rapports de l’instruction et de la morale 151
§ 6. La morale fondée sur la raison et la science 152
Chapitre IV.--Les facteurs réels de la morale collective 156
§ 1. La coutume et l’opinion comme facteurs de la morale
collective 156
§ 2. La fusion de l’égoïsme individuel avec l’intérêt social 160
§ 3. Formation de la moralité des divers groupes d’une même
société 164
Chapitre V.--Les facteurs réels de la morale individuelle 169
§ 1. Genèse de la morale individuelle. Rôle du caractère 169
§ 2. La moralité individuelle primitive 174
§ 3. Rôle de l’utilité dans la genèse de la morale individuelle 176
§ 4. Rôle de l’inconscient dans la création de la morale
individuelle 178
§ 5. Le sentiment de l’honneur comme expression finale de la
morale individuelle 181
LIVRE III
LE CYCLE DES CERTITUDES INTELLECTUELLES.
LA PHILOSOPHIE ET LA SCIENCE.
Chapitre I.--Les philosophies rationalistes 185
§ 1. Les conceptions de la vérité chez les philosophes
rationalistes de l’antiquité 185
§ 2. Les conceptions de la vérité des philosophes rationalistes
modernes 187
Chapitre II.--Les philosophies intuitionnistes 196
§ 1. Les anciennes philosophies sentimentales et mystiques 196
§ 2. La renaissance de l’intuitionnisme 201
§ 3. Les deux formes de l’intuition: l’intuition affective et
l’intuition intellectuelle 207
Chapitre III.--L’évolution utilitaire de la philosophie.--Le
pragmatisme 210
§ 1. La philosophie pragmatiste 210
§ 2. Rôle de l’instinct dans la philosophie pragmatiste 213
Chapitre IV.--Les idées modernes sur la valeur de la philosophie 219
§ 1. Fondements psychologiques de la philosophie. Opinion des
savants sur elle 219
§ 2. Valeur réelle de la philosophie. L’esprit philosophique 224
Chapitre V.--L’édification scientifique de la connaissance 228
§ 1. L’explication scientifique des phénomènes 228
§ 2. La connaissance qualitative des phénomènes 230
§ 3. Le passage du qualitatif au quantitatif. La mesure des
relations entre les phénomènes 233
§ 4. Rôle de l’expérience et de l’observation 235
§ 5. Les méthodes scientifiques de raisonnement 238
Chapitre VI.--Les lois scientifiques et les théories des
phénomènes 246
§ 1. Les lois scientifiques et leur degré d’exactitude 246
§ 2. Les grandes théories scientifiques et leur rôle 250
§ 3. Les conceptions scientifiques de l’Univers 254
§ 4. Les limites supposées du connaissable 256
Chapitre VII.--Les vérités encore inaccessibles et les formes
ignorées de la connaissance 259
§ 1. Limites actuelles de notre connaissance du monde physique 259
§ 2. Les limites de notre connaissance des phénomènes de la vie 264
Conclusion 270
E. FLAMMARION, Éditeur
26, Rue Racine, PARIS
BIBLIOTHÈQUE
DE
PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE
Publiée sous la direction du Dr Gustave Le Bon
Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume
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Mort du Globe (33 figures).--Un vol.
BERTIN (L.-E.), _Membre de l’Institut_.--La Marine Moderne (54
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DASTRE (Dr A.), _Membre de l’Institut, Professeur de Physiologie à la
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DELAGE (Yves), _Membre de l’Institut et_ GOLDSMITH (M.)--Les Théories de
l’Évolution.--Un vol.
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DELBET (Pierre), _Professeur à la Faculté de Médecine de Paris_.--La
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ENRIQUES (Federigo).--Concepts fondamentaux des Sciences. Traduit de
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HÉRICOURT (Dr J.).--Les Frontières de la Maladie.--Un vol.
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HOUSSAY (Frédéric), _Professeur de Zoologie à la Sorbonne_.--Nature et
Sciences naturelles.--Un vol.
JOUBIN (Dr L.), _Professeur au Muséum d’Histoire naturelle et à
l’Institut océanographique_.--La Vie dans les Océans (45 figures).--Un
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LAUNAY (L. de), _Professeur à l’École des Mines_.--L’Histoire de la
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-- La Conquête minérale.--Un vol.
LE BON (Dr Gustave).--L’Évolution de la Matière (63 figures).--Un vol.
-- L’Évolution des Forces (42 figures).--Un vol.
LECLERC DU SABLON.--Les Incertitudes de la Biologie.--Un vol.
LE DANTEC (Félix), _Chargé de Cours à la Sorbonne_.--Les Influences
Ancestrales.--Un vol.
-- La Lutte universelle.--Un vol.
-- De l’Homme à la Science.--Un vol.
MARTEL (E.-A.), _Directeur de la Nature_.--L’Évolution souterraine (80
figures).--Un vol.
MEUNIER (Stanislas), _Professeur au Muséum National d’Histoire
Naturelle_.--Les Convulsions de l’Écorce Terrestre (35 fig.).--Un vol.
OSTWALD (W.), _Professeur de Chimie à l’Université de
Leipzig_.--L’Évolution d’une Science.--La Chimie, traduction du Docteur
Marcel DUFOUR, _Professeur agrégé à la Faculté de Médecine de
Nancy_.--Un vol.
PICARD (Émile), _Membre de l’Institut, Professeur à la Sorbonne_.--La
Science moderne et son État actuel.--Un vol.
POINCARÉ (H.), _de l’Académie Française_.--La Science et
l’Hypothèse.--Un vol.
-- La Valeur de la Science.--Un vol.
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POINCARÉ (Lucien), _Directeur au Ministère de l’Instruction
publique_.--La Physique moderne.--Son Évolution. Ouvrage couronné par
l’Académie des Sciences.--Un vol.
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RENARD (Ct Paul).--L’Aéronautique (68 figures).--Un vol.
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2e SÉRIE.--Psychologie et Philosophie
AVENEL (Vte Georges d’).--Le Nivellement des Jouissances.--Un vol.
BALDENSPERGER (Fernand), _Chargé de Cours à la Sorbonne_.--La
Littérature.--Un vol.
BERGSON, POINCARÉ, Ch. GIDE, etc.--Le Matérialisme actuel.--Un vol.
BINET (Alfred), _Directeur de Laboratoire à la Sorbonne_.--Les Idées
Modernes sur les Enfants.--Un vol.
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BOHN (Georges), _Dr de Laboratoire à l’École des Hautes Études_.--La
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BOUTROUX (Émile), _Membre de l’Institut_.--Science et Religion dans la
Philosophie Contemporaine.--Un vol.
COLSON (C.), _Membre de l’Institut_.--Organisme Économique et Désordre
Social.--Un vol.
DAUZAT (Albert), _Docteur ès lettres_.--La Philosophie du Langage.--Un
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DROMARD (Gabriel).--Le Rêve et l’Action.--Un vol.
GUIGNEBERT (Charles), _Chargé de Cours à la Sorbonne_.--L’Évolution des
Dogmes.--Un vol.
HACHET-SOUPLET (P.).--La Genèse des Instincts. Étude expérimentale.--Un
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HANOTAUX (Gabriel), _de l’Académie Française_.--La Démocratie et le
Travail.--Un vol.
JAMES (William), _Professeur à l’Université de Harvard, Membre associé
de l’Institut_.--La Philosophie de l’Expérience, traduit par E. LE BRUN
et M. PARIS.--Un vol.
-- Le Pragmatisme, traduit par E. LEBRUN.--Un vol.
JANET (Dr Pierre), _Professeur de Psychologie au Collège de
France_.--Les Névroses. Un vol.
LE BON (Dr Gustave).--Psychologie de l’éducation.--Un vol.
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LEGRAND (Dr M.-A.).--La Longévité à travers les âges.--Un vol.
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MACH (E.), _Professeur à l’Université de Vienne_.--La Connaissance et
l’Erreur, traduction du Dr Marcel DUFOUR, _Professeur à la Faculté de
Nancy_.--Un vol.
MAXWELL (Dr J.), _Docteur en médecine, Substitut du Procureur général
près la Cour d’appel de Paris_.--Le Crime et la Société.--Un vol.
PICARD (Edmond), _Avocat à la Cour de Cassation de Belgique_.--Le Droit
pur.--Un vol.
PIÉRON (Henri), _Maître de Conférences à l’École des Hautes
Études_.--L’Évolution de la Mémoire.--Un vol.
REY (Abel), _Professeur agrégé de philosophie_.--La Philosophie
moderne.--Un vol.
VASCHIDE (Dr).--Le Sommeil et les Rêves.--Un vol.
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ALEXINSKY (Grégoire).--La Russie moderne.--Un vol.
AURIAC (D’). Formation de la nationalité française.--Un vol.
AVENEL (Vicomte Georges d’).--Découvertes d’Histoire Sociale.--Un vol.
BIOTTOT (Colonel).--Les Grands Inspirés devant la Science. JEANNE
D’ARC.--Un vol.
BLOCH (G.), _Professeur à la Sorbonne_.--La République romaine.--Un vol.
BOUCHÉ-LECLERCQ (A.), _Membre de l’Institut, Professeur à la
Sorbonne_.--L’Intolérance religieuse et la politique.--Un vol.
BRUYSSEL (Ernest Van), _Consul général de Belgique._--La Vie
Sociale.--Ses évolutions.--Un vol.
CAZAMIAN (Louis), _Maître de Conférences à la Sorbonne_.--L’Angleterre
moderne.--Un vol.
CHARRIAUT (Henri), _Chargé de mission par le Gouvernement Français_.--La
Belgique moderne, Terre d’Expériences.--Un vol.
COLIN (J.), _Chef d’escadron d’Artillerie à l’École supérieure de
Guerre_.--Les Transformations de la Guerre.--Un vol.
CROISET (Alfred), _Membre de l’Institut, Doyen de la Faculté des Lettres
de l’Université de Paris_.--Les Démocraties Antiques.--Un vol.
GARCIA-CALDERON.--Les Démocraties Latines de l’Amérique du Sud, Préface
de M. Raymond POINCARÉ.--Un vol.
GENNEP (A. van), _Directeur de la_ «Revue des Études
Ethnographiques».--La Formation des Légendes.--Un vol.
HARMAND (J.), _Ambassadeur_.--Domination et Colonisation.--Un vol.
HILL (David-Jayne), _Ancien ambassadeur des États-Unis à
Berlin_.--L’État Moderne et l’Organisation internationale, Traduction de
Mme Émile BOUTROUX. Préface de M. Louis RENAULT, membre de
l’Institut.--Un vol.
LE BON (Dr Gustave).--La Révolution Française et la Psychologie des
Révolutions.--Un vol.
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Saint-Cyr_.--L’Afrique Noire.--Un vol.
NAUDEAU (Ludovic).--Le Japon moderne, son Évolution.--Un vol.
OLLIVIER (Émile), _de l’Académie Française_.--Philosophie d’une Guerre
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OSTWALD (W.), _Professeur à l’Université de Leipzig_.--Grands hommes.
Traduction du Dr Marcel DUFOUR.--Un vol.
PIRENNE (H.), _Professeur à l’Université de Gand_.--Les Anciennes
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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
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