L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

By Gustave Le Bon

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Title: L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

Author: Gustave Le Bon

Release date: June 11, 2025 [eBook #76269]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1927

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉVOLUTION ACTUELLE DU MONDE: ILLUSIONS ET RÉALITÉS ***






  Bibliothèque de Philosophie scientifique

  Dr GUSTAVE LE BON

  L’évolution actuelle
  du monde

  Illusions et réalités

  Les forces immatérielles dans l’histoire.
  Les conflits entre les vivants et les morts.
  Les illusions sur la sécurité.
  Pourquoi certaines guerres sont inévitables.
  Le nombre contre les élites.
  Les futurs maîtres du monde.
  L’évolution de l’Europe vers la dictature.
  La religion socialiste.--Visions d’avenir.


  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, PARIS
  1927




PRINCIPALES PUBLICATIONS DE GUSTAVE LE BON


1º VOYAGES, HISTOIRE ET PSYCHOLOGIE

VOYAGE AUX MONTS TATRAS, avec une carte et un panorama dressés par
l’auteur (publié par la _Société géographique de Paris_).

VOYAGE AU NÉPAL, avec nombreuses illustrations, d’après les
photographies et dessins exécutés par l’auteur pendant son exploration
(publié par le _Tour du Monde_).

L’HOMME ET LES SOCIÉTÉS.--LEURS ORIGINES ET LEUR HISTOIRE. Tome Ier:
Développement physique et intellectuel de l’homme.--Tome Il:
Développement des sociétés. (_Épuisé._)

LES PREMIÈRES CIVILISATIONS DE L’ORIENT (Égypte, Assyrie, Judée, etc.).
In-4º, illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies.
(_Épuisé._)

LA CIVILISATION DES ARABES. Grand in-4º, illustré de 366 gravures, 4
cartes et 11 planches en couleurs, d’après les documents de l’auteur.
(_Épuisé._)

LES CIVILISATIONS DE L’INDE. Grand in-4º, illustré de 352 photogravures
et 2 cartes, d’après les photographies exécutées par l’auteur.
(_Épuisé._)

LES MONUMENTS DE L’INDE. In-folio, illustré de 400 planches d’après les
documents, photographies, plans et dessins de l’auteur. (Firmin-Didot.)
(_Épuisé._)

LOIS PSYCHOLOGIQUES DE L’ÉVOLUTION DES PEUPLES. 11e édition.

PSYCHOLOGIE DES FOULES. 31e édition.

PSYCHOLOGIE DU SOCIALISME. 40e édition.

PSYCHOLOGIE DE L’ÉDUCATION. 30e mille.

PSYCHOLOGIE POLITIQUE. 19e mille.

LES OPINIONS ET LES CROYANCES. 17e mille.

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA PSYCHOLOGIE DES RÉVOLUTIONS. 16e mille.

APHORISMES DU TEMPS PRÉSENT. 9e mille.

LA VIE DES VÉRITÉS. 11e mille.

ENSEIGNEMENTS PSYCHOLOGIQUES DE LA GUERRE EUROPÉENNE. 30e mille.

PREMIÈRES CONSÉQUENCES DE LA GUERRE. 29e mille.

HIER ET DEMAIN, PENSÉES BRÈVES. 12e mille.

PSYCHOLOGIE DES TEMPS NOUVEAUX. 42e mille.

LES INCERTITUDES DE L’HEURE PRÉSENTE. 4e mille

LE DÉSÉQUILIBRE DU MONDE. 11e mille.

L’ÉVOLUTION ACTUELLE DU MONDE.


2º RECHERCHES SCIENTIFIQUES

LA FUMÉE DU TABAC.--ANALYSES CHIMIQUES. (_Épuisé._)

RECHERCHES ANATOMIQUES ET MATHÉMATIQUES SUR LES VARIATIONS DU VOLUME DU
CRANE. In-8. (_Épuisé._)

LA MÉTHODE GRAPHIQUE ET LES APPAREILS ENREGISTREURS, contenant la
description des nouveaux instruments de l’auteur, avec 63 figures.
(_Épuisé._)

LES LEVERS PHOTOGRAPHIQUES. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
carte et de plans employés par l’auteur pendant ses voyages. 2 vol
in-18. (Gauthier-Villars.)

L’ÉQUITATION ACTUELLE ET SES PRINCIPES.--RECHERCHES EXPÉRIMENTALES. 4e
édition. 1 vol. in-8º, avec 57 figures et un atlas de 198 photographies
instantanées. (Flammarion.)

MÉMOIRES DE PHYSIQUE: Lumière noire. Phosphorescence invisible.
Dissociation de la matière. Énergie intra-atomique, etc. (18 mémoires.)

L’ÉVOLUTION DE LA MATIÈRE, avec 63 figures. 43e mille

L’ÉVOLUTION DES FORCES, avec 42 figures. 25e mille.

Il existe des traductions en Anglais, Allemand, Espagnol, Italien,
Portugais, Danois, Suédois, Russe, Arabe, Polonais, Tchèque, Turc,
Hindostani, Japonais, etc., de quelques-uns des précédents ouvrages.

A LA LIBRAIRIE FLAMMARION

L’ŒUVRE DE GUSTAVE LE BON, par le Baron MOTONO, ambassadeur du Japon,
in-8º avec portrait.




Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous les pays.

Copyright 1927, by ERNEST FLAMMARION.




    Au
    COLONEL SADI CARNOT
    en souvenir
    de longues années d’amitié.

    GUSTAVE LE BON.




INTRODUCTION

PHYSIONOMIE ACTUELLE DU MONDE


L’âge actuel représente une période de progrès et de bouleversements qui
différencient profondément la civilisation moderne de toutes celles que
l’humanité a vu naître, grandir et disparaître au cours de sa longue
histoire. Les peuples se trouvent entre un monde qui finit et un monde
qui commence.

La structure du monde nouveau dépendra de l’issue du conflit entre les
forces créatrices, les forces conservatrices et les forces destructrices
qui agitent la vie des peuples.

Les forces créatrices nées chaque jour dans les laboratoires et les
usines ont transformé la vie matérielle et donné aux civilisations une
physionomie nouvelle.

Les forces conservatrices représentent l’héritage ancestral des peuples.
C’est le domaine de la vie inconsciente où s’élaborent les principaux
mobiles de la conduite.

Les forces destructrices agissent en sens contraire des précédentes. Les
ambitions des souverains, les rivalités entre peuples, le mécontentement
des multitudes, les révolutions, appartiennent au grand cycle des forces
destructrices. Les catastrophes observées depuis les débuts de la
dernière guerre montrent à quel point elles peuvent ravager le monde.

La plupart des problèmes que nous étudierons dans cet ouvrage résultent
des menaces que les forces destructrices continuent à faire peser sur
les divers pays. La grande préoccupation des gouvernants est de trouver
les moyens de limiter leur action.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la physionomie actuelle du monde
pour constater ce rôle des forces destructrices.

                   *       *       *       *       *

Presque tous les pays de l’Europe: Allemagne, Italie, Pologne, etc.,
sont divisés par des rivalités de frontières et ne songent qu’à
s’agrandir aux dépens de leurs voisins.

A ces menaces de conflits extérieurs se joignent encore des menaces de
conflits intérieurs déterminés par les rivalités des partis. Pour se
soustraire à l’anarchie résultant de ces luttes intestines, de grandes
nations telles que l’Espagne et l’Italie en ont été réduites à subir des
dictatures.

Les peuples les plus stabilisés par un long passé n’ont pu échapper à
l’anarchie dont l’Europe est aujourd’hui victime. C’est ainsi qu’une
grève générale faillit ruiner l’Angleterre et que celle des mineurs
occasionna des pertes dont le montant a été évalué au coût d’une grande
guerre.

La politique extérieure de l’Empire britannique n’est pas moins troublée
que sa politique intérieure. Après avoir perdu l’Irlande il voit les
dominions réclamer leur indépendance et les marchés étrangers, qui le
faisaient vivre, se fermer devant lui. 1.500.000 chômeurs montrent la
gravité de cette situation.

Les autres États européens ne sont pas dans une situation meilleure. La
Russie retourne à la barbarie, l’Allemagne essaie péniblement de refaire
sa situation économique, la France est en proie à des divisions qui ont
failli ruiner son existence financière.

L’anarchie qui pèse sur l’Europe pèse aussi sur d’autres parties du
monde. L’Orient entier, de la Turquie à la Chine, se trouve livré à des
luttes civiles redoutables.

                   *       *       *       *       *

Alors qu’une grande partie du monde semble plongée dans le chaos,
l’Amérique, seul pays ayant profité de la guerre, a pu se soustraire aux
causes de ruine dont tous les peuples furent victimes. Plus de la moitié
de l’or du monde est passée entre ses mains. Les plus grands États de
l’Europe sont ses débiteurs. Elle exerce de plus en plus sur eux une
hégémonie financière parfois très lourde. Affranchis de toute influence
socialiste, ses ouvriers reçoivent des salaires fort supérieurs à ceux
des autres pays et mènent une existence aisée qu’envieraient la plupart
des bourgeois européens.

                   *       *       *       *       *

Un des grands dangers de l’heure actuelle, le plus grand peut-être,
puisqu’il menace l’existence même des civilisations, résulte des progrès
réalisés dans les moyens de destruction. Les découvertes de la science
ont mis au service de sentiments, dont l’évolution n’a pas suivi celle
de l’intelligence, des procédés de destruction tellement puissants que
de grandes capitales pourraient être anéanties en quelques heures. C’est
un péril que le monde n’avait pas encore connu.

Dans l’espoir de prévenir cette perspective redoutée, des hommes d’État
éminents ont fondé une Société des Nations, où les représentants des
peuples cherchent, au moyen d’arbitrages, à maintenir la paix.

Ils n’y ont pas réussi encore. Leurs discussions montrent que les hommes
sont souvent plus séparés par des différences de sentiments que par des
divergences d’intérêts.

Cette tentative d’établir une paix prolongée n’est d’ailleurs pas
nouvelle. Après les grandes périodes de luttes, les pays épuisés
cherchèrent toujours des combinaisons capables de maintenir la paix. A
la suite des vingt ans de guerres napoléoniennes le congrès de Vienne,
véritable société des nations, espérait, lui aussi, terminer l’ère des
conflits.

Toutes les combinaisons de cet ordre sont efficaces tant que
n’apparaissent pas des difficultés que les décisions pacifiques sont
impuissantes à résoudre. On a justement remarqué que si la Société des
Nations avait existé à l’époque où se fondait l’unité de l’Italie, la
réalisation de cette unité eût été impossible. Chacun des minuscules
États dont se composait alors l’Italie se fût adressé à la Société des
Nations qui aurait dû employer son influence à les protéger.

Tous ces édifices juridiques prétendant éterniser la situation du monde
à un moment donné ont une utilité provisoire incontestable; mais leur
influence ne saurait longtemps durer. On ne stabilise pas plus les
nations qu’on ne stabilise l’évolution de la vie.

                   *       *       *       *       *

A côté des efforts tentés par la Société des Nations pour établir la
paix, les diplomates cherchent à la fixer par la vieille méthode des
alliances. L’histoire ancienne ou moderne montre malheureusement que les
traités restent sans effet dès qu’ils cessent d’être en harmonie avec
les intérêts des parties contractantes. On le vit une fois de plus dans
la dernière guerre, lorsque l’Italie n’hésita pas à se tourner contre
son alliée germanique dès qu’elle y eut intérêt, malgré de formels
engagements.

De nos jours, les seules bases efficaces des alliances résident dans la
communauté des intérêts économiques. C’est à une telle communauté qu’est
dû le rapprochement de la France et de l’Allemagne.

Les associations économiques internationales, comme celle formée
récemment entre la France, l’Allemagne et divers pays pour régler
certaines productions, celle de l’acier notamment, feront plus pour le
maintien de la paix que tous les projets d’alliance, de désarmement et
d’arbitrage péniblement élaborés dans les congrès.

                   *       *       *       *       *

Il est facile de montrer qu’au point de vue rationnel les peuples ont
plus d’intérêt à s’aider qu’à se détruire. Malheureusement la raison
joue un rôle bien faible dans la vie politique. Ce rôle a diminué
encore, depuis la prédominance des forces collectives, caractéristique
de l’évolution démocratique moderne.

Les forces collectives sont aveugles, soudaines et la raison n’agit pas
plus efficacement sur elles que sur le cours d’un torrent. Les futures
guerres naîtront peut-être du déchaînement de fureurs populaires qui
balaieront en un instant toutes les conventions péniblement édifiées par
les diplomates. La guerre de 1870 est justement née d’une explosion de
fureur des multitudes déchaînée par une dépêche habilement falsifiée.

Il est probable, d’ailleurs, que les plus dangereuses des luttes futures
seront des guerres intérieures issues de révolutions populaires
provoquées par les apôtres de la religion socialiste.

                   *       *       *       *       *

On dit justement que gouverner, c’est prévoir; mais comment lire dans
l’enchevêtrement compliqué des causes dont les grands événements
résultent?

La difficulté est considérable parce qu’en politique des causes très
petites produisent parfois des effets très grands. C’est ainsi que jadis
les visions d’un obscur chamelier de l’Arabie eurent pour premières
conséquences, avec la création d’une religion nouvelle, la fondation
d’un immense empire et, comme conséquences lointaines, les croisades qui
précipitèrent l’Europe sur l’Orient.

Avec l’interdépendance actuelle des peuples, les moindres rivalités
entre états voisins, même fort petits, peuvent déchaîner un conflit
universel. La dernière guerre en est un exemple.

                   *       *       *       *       *

Sans prétendre lire dans le livre du destin, on peut au moins mettre en
évidence quelques-uns des facteurs principaux qui semblent devoir
influencer l’évolution prochaine du monde.

Aux forces destructrices d’origine plus ou moins ancienne, énumérées au
début de ce chapitre, se joignent des forces destructrices nouvelles, le
syndicalisme et le socialisme notamment, résultant de la prédominance
moderne des influences collectives.

Sous l’action du syndicalisme les sociétés tendent à se diviser en
petits groupes ne considérant chacun que ses intérêts et totalement
indifférents à l’intérêt général. La puissance des syndicats est devenue
très grande. Tout récemment ils ont failli désorganiser entièrement
l’Angleterre en provoquant une grève générale.

Limités jadis au monde ouvrier, ils comprennent maintenant la classe des
fonctionnaires et celle des instituteurs. La Confédération générale du
travail, qui les a fusionnés, se trouve ainsi avoir absorbé les
défenseurs professionnels de l’État.

Il en est résulté que le gouvernement se trouve aussi impuissant contre
les exigences de ses employés que l’était le gouvernement italien avant
l’arrivée du fascisme.

                   *       *       *       *       *

L’association des intérêts corporatifs constituant le syndicalisme ne
doit pas être confondue avec le socialisme qui remet à l’État, et non
aux corporations, la gestion générale des entreprises.

Le socialisme est à la fois un mouvement politique et religieux, il tire
sa force non de sa doctrine mais des éléments mystiques qui lui servent
de soutien.

Son succès contribue à prouver que, des âges les plus reculés de
l’histoire aux temps modernes, les hommes ne se passèrent jamais d’une
foi religieuse pour diriger leur vie. Ce mystique besoin semble aussi
irréductible que la faim et l’amour.

                   *       *       *       *       *

Aux forces destructrices dont nous venons d’indiquer la puissance
s’opposent, non seulement les forces créatrices issues des laboratoires,
mais aussi les forces conservatrices créées par le passé.

Une des plus dangereuses illusions politiques de notre âge est de croire
qu’un peuple puisse se dégager des influences ancestrales d’où sa nature
dérive.

De cette illusion furent victimes les hommes de la Révolution quand ils
croyaient pouvoir fonder une ère nouvelle destinée à marquer leur
rupture complète avec le passé.

De la même illusion sont encore victimes aujourd’hui les partis
politiques extrêmes, prétendant transformer les sociétés à coups de
décrets. Ils oublient que l’homme ne sort jamais de lui-même. Fils de
son passé, il ajoute bien peu à l’héritage apporté en naissant. Des
combinaisons politiques diverses pourront lui être imposées un instant,
mais elles ne dureront qu’à la condition d’être en rapport avec le
substratum ancestral des mentalités que ces institutions doivent régir.
Les organisations en apparence nouvelles dérivent le plus souvent des
organisations passées comme la plante dérive de la graine. C’est
justement pourquoi l’histoire des peuples stabilisés par leur vie
antérieure présente une grande continuité, malgré les bouleversements
apparents dont elle est parfois remplie.

                   *       *       *       *       *

Un célèbre homme d’État assurait récemment que:

«Les questions économiques, politiques et morales sont subordonnées à
des lois générales, dont la méthode expérimentale, sainement appliquée,
permet de rechercher les fondements et d’établir la permanence.»

En réalité ces lois générales sont fort mal connues et c’est pourquoi
l’empirisme joue en politique un rôle prépondérant.

Cet empirisme n’a pour guide que la connaissance des mobiles qui font
mouvoir les hommes. C’est donc à la psychologie qu’il faut s’adresser
pour essayer de comprendre les événements dont la succession constitue
l’histoire. Elle explique un grand nombre de phénomènes politiques,
militaires et sociaux. Les causes de la propagation du socialisme, les
oscillations des volontés populaires, le rôle mystique des croyances,
les finances elles-mêmes sont du ressort de la psychologie.

Pour les gouvernants modernes, cette science est devenue indispensable.
C’est en utilisant ses lois que les Américains sont parvenus à résoudre
sur leur territoire le problème de la lutte des classes qui menace le
vieux monde de formidables conflits. C’est pour avoir méconnu certaines
lois de la psychologie collective, que les chefs de grands empires ont
plongé l’Europe dans l’abîme de ruines et de désolations dont elle n’est
pas sortie encore.

Étant donnée la prépondérance moderne des influences collectives c’est
surtout la psychologie des foules qu’il importe de bien connaître. Nous
savons aujourd’hui que la mentalité individuelle et la mentalité
collective sont bien différentes. Contrairement à une croyance très
générale encore, l’être collectif est fort inférieur à l’être
individuel.

Une des grandes erreurs de la politique moderne est de croire que les
jugements des hommes en groupe sont supérieurs à ceux de l’individu
isolé. Pour les politiciens les décisions des foules représentent de
suprêmes vérités.

Sans doute les vertus collectives maintiennent la prospérité des peuples
mais c’est seulement de la pensée individuelle que jaillissent les idées
qui élèvent le niveau d’une civilisation et assurent sa grandeur.

                   *       *       *       *       *

C’est encore au domaine de la psychologie collective qu’appartient
l’étude des influences ancestrales qui dominent la vie des peuples. Chez
ceux ayant un long passé l’âme de la race limite les oscillations des
volontés populaires que les événements font naître. L’âme d’une race
c’est la mer immuable et profonde, l’âme d’une foule représente les
vagues mobiles que la tempête fait surgir. C’est en vain que l’homme
cherche parfois à rompre avec son passé. Nous verrons dans cet ouvrage
que malgré toutes les révolutions les actes des vivants restent soumis à
l’impérieuse volonté des morts.




L’évolution actuelle du monde




LIVRE PREMIER

LES FORCES QUI MÈNENT LE MONDE




CHAPITRE PREMIER

LES FORCES MATÉRIELLES ET IMMATÉRIELLES DANS L’HISTOIRE


Les sentiments et les passions qui mènent les hommes ont peu varié, mais
les peuples furent successivement soumis à des influences qui les
orientèrent de façons différentes.

Aux impulsions affectives et mystiques ayant toujours guidé l’homme au
cours de son histoire, sont venues s’ajouter les forces nouvelles,
issues des laboratoires. Elles ont transformé les civilisations. En
moins d’un siècle, quelques-unes de ces forces: la vapeur, et
l’électricité notamment, ont exercé sur la vie des peuples des
influences beaucoup plus profondes que toutes celles subies pendant la
succession des âges antérieurs.

Le rôle des forces créatrices nouvelles étant trop connu pour qu’il soit
utile de l’étudier longuement, il suffira de rappeler à quel point une
seule des découvertes modernes, celle des forces motrices extraites de
la houille, a changé la vie sociale des nations et conditionne les
volontés des gouvernements.

La vie politique du monde est en partie soumise, aujourd’hui, au
prodigieux pouvoir que la science a fait surgir de l’inerte houille,
considérée, il y a un siècle à peine, comme une insignifiante matière.
C’est, d’elle, pourtant, que sont sortis non seulement tous les éléments
de la civilisation moderne, mais aussi des moyens de destruction d’une
puissance telle que dans les prochains conflits, ils pourraient anéantir
instantanément les plus brillantes capitales.

Les peuples possédant des mines importantes de houille--ou de son
succédané, le pétrole--détiennent, par ce seul fait, une supériorité
économique et politique immense.

C’est grâce à la houille que l’Angleterre put dominer les mers et, par
conséquent, le commerce du monde. Ce ne furent pas du tout, comme on l’a
répété parfois, les succès militaires de l’Allemagne en 1870, mais bien
la découverte de mines nouvelles de houille sur son territoire, qui la
conduisit à son haut degré de prospérité. La houille fut l’origine de la
puissance industrielle de l’Allemagne. Elle lui permit d’aspirer à
supplanter l’Angleterre dans son hégémonie commerciale sur tous les
points du globe. De cette prétention une guerre mondiale devait
fatalement sortir. Les autres causes invoquées pour expliquer les
origines du conflit sont accessoires.

Le pétrole a sur la houille une supériorité énorme au point de vue
commodité, mais sa production reste limitée. C’est pourquoi nous voyons
tous les peuples rivaliser d’efforts aujourd’hui pour se procurer les
sources d’un si précieux liquide.

Le pétrole et la houille ont déterminé la politique mondiale de
l’Angleterre. Pays industriel sans agriculture, elle est obligée
d’importer ses vivres. Ils sont payés avec des marchandises fabriquées
dans ses usines. L’arrêt des exportations engendrerait bientôt le
chômage.

Nombreux sont les exemples prouvant que le rôle des forces motrices
grandit chaque jour dans la vie politique des peuples. Leur influence ne
se fait pas sentir seulement en Europe, mais jusqu’aux extrémités de
l’univers. Si, aujourd’hui, le Japon manquant de charbon et n’étant pas
très sûr que l’Amérique lui en fournira toujours, négocie d’importants
traités avec la Russie soviétique, c’est dans l’espoir de pouvoir
exploiter à son profit les mines de Sibérie.

                   *       *       *       *       *

Le rôle considérable joué dans l’histoire politique des peuples par les
découvertes scientifiques permet de pressentir les transformations que
d’autres découvertes feront surgir.

Sans parler de la libération de l’énergie intra-atomique qui changerait
entièrement les conditions d’existence des hommes, on peut dire que la
nature contient des forces inutilisées encore, telles que la chaleur
solaire, qui seront sûrement captées.

Dans un travail déjà ancien je faisais observer que la machine à vapeur
qui utilise à peine la dixième partie du charbon qu’elle consomme était
un instrument barbare destiné à figurer comme curiosité dans les musées
de l’avenir.

Dès à présent on entrevoit que la force motrice extraite du charbon,
sous forme d’électricité, au fond des mines, pourra être expédiée au
loin par de simples fils.

                   *       *       *       *       *

A côté des forces matérielles dont le rôle créateur est si grand se
trouvent des forces immatérielles dont l’action fut toujours
considérable et même prépondérante à certaines périodes de la vie des
peuples.

Malgré la découverte de vérités éclatantes issues des laboratoires et
qui ne se contestent pas, le monde continue à être régi par une série de
forces mystiques extériorisées sous forme de croyances religieuses ou
politiques et tenues pour d’indiscutables vérités. Elles gouvernent les
peuples depuis les origines de l’Histoire et leur forme seule a changé.

Les divinités qui de Jupiter à Bouddha et au Dieu de Mahomet servirent
de base à de grandes civilisations ont vu leur prestige pâlir ou
disparaître. Mais elles ont été remplacées par des illusions politiques
ou sociales auxquelles est attribué un pouvoir magique analogue à celui
des anciens dieux.

                   *       *       *       *       *

Le mysticisme, qui continue à régir l’âme des peuples, et aussi celle de
leurs maîtres, est, comme je l’ai souvent rappelé ailleurs, d’une
définition facile. Il se trouve constitué par l’attribution d’un pouvoir
surnaturel à des dieux, des dogmes ou des formules. L’homme soumis à une
croyance religieuse est un mystique. Robespierre, faisant couper
hâtivement des têtes pour établir le règne de la vertu, était un
mystique. Mystique au même degré, le communiste persuadé que la
réalisation de l’évangile judéo-germanique de Karl Marx ferait surgir le
paradis ici-bas.

La force de l’homme dominé par une croyance mystique devient
considérable. Rien ne lui semblant au-dessus du triomphe de sa foi, il
sacrifiera sa fortune et sa vie pour l’imposer.

Lorsque la foi mystique envahit le champ de l’entendement, aucun
argument ne pourrait l’influencer. L’amour maternel lui-même cède devant
elle. A l’époque, récente encore, où la secte babiste se propageait en
Perse, les femmes, plutôt que de renoncer à leur foi, amenaient
elles-mêmes leurs enfants aux bourreaux et les voyaient déchiqueter sous
leurs yeux avec une délirante joie. En Russie, il existe encore des
sectes où, sous l’empire de leur mysticisme, les hommes et les femmes
s’imposent les plus atroces mutilations, et nous ne sommes pas très loin
du temps où, dans le même pays, des prophètes persuadaient à des
centaines d’hommes de périr avec eux sur des bûchers.

La force du bolchevisme est justement de posséder un certain nombre de
convaincus disposés à ravager le monde pour faire triompher leur
croyance.

                   *       *       *       *       *

Comment naît, grandit et meurt une foi mystique? J’ai trop souvent
traité ce sujet dans mes livres pour y revenir encore. D’une très
sommaire façon, on peut dire que la persistance du mysticisme dans
l’Histoire tient au besoin irréductible de l’homme de soumettre
l’orientation de sa vie à des pouvoirs supérieurs tenus pour
infaillibles.

Ce besoin est si fort que dès qu’un peuple perd ses dieux, il cherche
aussitôt à les remplacer. La doctrine socialiste possède, aujourd’hui,
le pouvoir mystique attribué aux anciennes divinités.

                   *       *       *       *       *

Ce rôle du mysticisme dans l’Histoire fut pendant longtemps méconnu, et
le mot mysticisme lui-même, de plus en plus usité en politique
aujourd’hui, était, il y a une quinzaine d’années à peine, employé
presque exclusivement dans un sens religieux. Me trouvant un jour avec
Bergson chez Émile Ollivier, nous eûmes une longue discussion sur le
vrai sens du mot _mystique_. Bergson m’opposait les dictionnaires
accumulés sur une table pour me prouver que ce terme ne pouvait avoir
qu’une signification religieuse. Cet avis n’était pas le mien, puisque
je venais d’écrire un livre sur _La Révolution Française_, où je
montrais le rôle tout à fait prépondérant du mysticisme dans cette
grande tragédie.

Je ne convertis naturellement personne, mais je suis certain
qu’aujourd’hui, avec les mêmes interlocuteurs, j’aurais plus de succès.
Une preuve m’en fut récemment fournie par un petit livre publié sous ce
titre: _Une Nouvelle Philosophie de l’Histoire_, écrit par un ancien
Normalien, M. Gillouin. Pour ce distingué universitaire, la connaissance
du rôle du mysticisme dans l’Histoire fut une grande lumière, comparable
à celle qui éclaira saint Paul sur le chemin de Damas.

Les idées ne triomphant en France qu’après avoir passé par l’Université,
l’action du mysticisme dans la politique ancienne et moderne deviendra
bientôt une vérité classique et se substituera à des interprétations
dites rationnelles qui n’expliquaient rien[1].

  [1] Aujourd’hui le mot mystique à pénétré dans toutes les
    harangues-officielles. Je l’ai noté deux fois dans un discours du
    Président du Conseil. Devant la fédération de la Seine du parti
    républicain socialiste, M. Painlevé a prononcé un discours, où
    l’influence du mysticisme, est plusieurs fois invoquée: «Quand un
    parti fait un programme, il doit y verser de la mystique»... Si l’on
    abandonne la mystique des programmes, etc.

En fait, le mysticisme domine l’Histoire. Des rives du Nil à celles du
Gange, il a peuplé le monde d’êtres divins, imaginaires sans doute, mais
assez puissants cependant pour avoir orienté de grandes civilisations.

De nos jours, les dieux personnels ont fait place à des formules
mystiques douées de magiques pouvoirs et capables, elles aussi,
d’asservir les âmes.

                   *       *       *       *       *

Jusqu’à nos jours, une foi mystique n’avait de rivale possible qu’une
autre foi mystique. Il n’en est plus de même maintenant. Des nécessités
économiques impérieuses, ignorées de nos pères, se dressent contre les
formes diverses du mysticisme.

Mais quelle que soit la puissance des forces économiques nouvelles,
aujourd’hui, comme hier et probablement comme demain, les peuples auront
besoin d’un idéal mystique pour orienter leur vie. S’ils se tournent
vers le socialisme, le communisme et les pires formes de l’illusion,
c’est surtout parce que, ayant perdu les idéals qui soutenaient leurs
âmes, ils cherchent à en découvrir d’autres, capables d’orienter leurs
pensées et leurs volontés.

                   *       *       *       *       *

A côté des influences mystiques qui mènent les peuples, il faut placer
les influences affectives, c’est-à-dire cette gamme immense des
sentiments et des passions qui dirigent la conduite. Comme les forces
mystiques elles dominent souvent des forces rationnelles qu’on pourrait
croire irrésistibles.

Bien des fois dans le cours de cet ouvrage, nous aurons à montrer
combien est faible le rôle de la raison devant les influences mystiques
et affectives qui jusqu’ici ont gouverné le monde et continueront
longtemps sans doute à le gouverner encore.




CHAPITRE II

COMMENT NAISSENT LES OPINIONS ET LES CROYANCES.

ROLE DE LA CRÉDULITÉ DANS L’HISTOIRE


Des âges les plus reculés aux temps modernes, la crédulité a joué un
rôle fondamental dans l’histoire. Elle a créé des divinités puissantes
qui ont orienté les âmes et servi de guide aux grandes civilisations.
Elle a fait surgir du néant les pyramides, les pagodes, les cathédrales
et toutes les merveilles de l’art qui ont embelli la vie. Sans la
crédulité, l’homme vivrait peut-être encore au fond des cavernes,
disputant aux monstres qui l’entouraient sa maigre pâture.

                   *       *       *       *       *

La crédulité antique peupla le monde d’une légion de divinités de
l’existence desquelles on ne doutait jamais.

Pendant des milliers d’années, ces divinités bienfaisantes ou nuisibles,
redoutables toujours, se mêlèrent constamment aux actions des hommes.
Quelques rares philosophes comme Lucrèce avaient bien fini par douter de
leur existence, mais son scepticisme n’avait pas d’écho.

L’histoire des dieux de tous les âges constitue un des plus merveilleux
et des plus instructifs phénomènes de la psychologie. Que des peuples
arrivés aux phases les plus diverses de civilisation aient pu considérer
comme indubitablement prouvée l’existence de divinités purement
chimériques, montre clairement que l’imagination est capable de créer
des phénomènes illusoires tenus ensuite pour d’incontestables vérités.
En dehors des phénomènes scientifiques expérimentalement démontrés, on
peut toujours se demander où finit la vérité et où commence l’erreur.

                   *       *       *       *       *

Grâce aux lumières de la raison, l’âge moderne se croyait libéré de
toutes les illusions du passé, la raison pure devenait son seul guide.

L’observation plus attentive des faits a prouvé cependant la persistance
de l’antique crédulité. En dehors des laboratoires, cette
crédulité--crédulité religieuse, crédulité politique, crédulité pour
toutes les formes du merveilleux,--continue à dominer les esprits.

Et, contrairement à ce qui s’enseigne, la crédulité n’est pas du tout un
simple résultat de l’ignorance puisqu’elle s’observe, ainsi que le
démontrent les faits relatés dans ce chapitre, chez les plus illustres
savants. Les vieilles croyances religieuses, la magie et le spiritisme,
trouvent chez eux de fervents adeptes.

Ce phénomène m’avait beaucoup frappé à l’époque où je cherchais à
déterminer les sources psychologiques des opinions et des croyances qui
ont le plus influencé l’âme des peuples. Comment comprendre la foi
d’illustres penseurs dans une religion où l’on voit le Créateur des
mondes innombrables qui peuplent l’espace laisser périr son fils dans un
affreux supplice, pour racheter la faute de lointains ancêtres. De
telles énormités ont été pourtant acceptées par des maîtres de la raison
comme Galilée, Descartes et Pascal. Il ne leur a pas semblé prodigieux
de voir un Dieu assez féroce pour condamner au feu éternel de faibles
créatures ayant oublié un instant d’obéir à ses rigides décrets.

Des croyances du même ordre observées dans toutes les religions, chez
tous les peuples, démontrent d’une péremptoire façon que l’absurdité
d’un dogme ne saurait nuire à sa propagation et que l’intelligence la
plus haute n’empêche pas la croyance dans des dogmes qu’aucun argument
rationnel ne saurait défendre.

Nous verrons bientôt l’explication de ce phénomène en constatant que la
genèse des connaissances scientifiques et celle des croyances obéissent
à des formes de logique différentes superposées quelquefois, mais ne
s’influençant jamais. Cette dualité va être étudiée maintenant.

                   *       *       *       *       *

En dehors des besoins organiques à la satisfaction desquels est
consacrée la plus grande partie de son existence, l’homme est orienté
dans la vie par des opinions plus ou moins provisoires et des croyances
généralement durables.

Croyances et connaissances sont des opérations mentales fort
différentes.

Les croyances ne sont ni rationnelles ni volontaires contrairement à
l’opinion de plusieurs philosophes.

Une croyance est un acte de foi d’origine inconsciente qui fait admettre
en bloc une doctrine et accepter ses prescriptions.

Le prestige, l’affirmation, la répétition, la contagion mentale et
rarement la raison sont les facteurs habituels des opinions et des
croyances.

La connaissance diffère beaucoup de la croyance, c’est une opération
consciente lentement édifiée par l’observation et l’expérience.
L’humanité eut pendant longtemps des croyances avant de posséder des
connaissances.

                   *       *       *       *       *

Croyances et connaissances appartenant à des cycles différents de la vie
mentale, ne s’influençant pas, on comprend que des hommes éminents
puissent professer d’enfantines croyances. Admettre par exemple, comme
d’indiscutables certitudes les plus chimériques réminiscences de la
sorcellerie du moyen âge.

Ce serait donc une illusion de croire que la compétence sur certains
sujets scientifiques doive s’accompagner d’une compétence égale sur des
sujets religieux ou politiques.

Les croyances politiques et religieuses ont des raisons que la logique
rationnelle ignore et n’influence guère.

On verra par les exemples qui vont suivre que la crédulité continue à
jouer un rôle essentiel dans l’histoire des peuples, c’est pourquoi nous
avons consacré un chapitre spécial à son étude.

                   *       *       *       *       *

Au moyen âge, les envoûtements, les évocations des morts, le sabbat, le
diable, les maléfices, etc., exercèrent une grande influence. De leur
pouvoir, nul ne doutait alors. Des milliers d’hommes avouaient leurs
relations avec le diable et confessaient, malgré la crainte des
supplices, s’être rendus au sabbat.

Les procès de sorcellerie étaient à cette époque si nombreux que les
bûchers destinés à brûler vifs les sorciers ne s’éteignaient guère. De
savants ouvrages rédigés par des magistrats éminents indiquaient la
marche à suivre pour déjouer les maléfices des démons.

Le dernier de ces procès, en France, eut lieu sous Louis XIII. Convaincu
d’avoir envoyé une légion de diables dans le corps des Ursulines de
Loudun, Urbain Grandier fut brûlé vif après avoir subi les tortures
qu’on ne ménageait pas aux suppôts de Satan.

Devant les progrès scientifiques, tout ce peuple de diables, de larves,
de fantômes, fils des ténèbres, avait fini par s’évanouir. On croyait
les sorciers relégués dans des villages éloignés de toute civilisation.

La crédulité étant indestructible, les illusions ont changé de forme,
mais sans disparaître. C’est ainsi que de nos jours on a vu renaître et
grandir, sous des aspects à peine différents de ceux du passé, toute
l’antique magie: évocation des morts au moyen de tables tournantes,
lévitation, matérialisation des esprits, etc.

Des savants célèbres furent victimes de ces illusions. Le grand chimiste
William Crookes assure avoir vécu pendant plusieurs mois avec un fantôme
qui se matérialisait journellement devant lui. Le distingué physicien
anglais Lodge a publié un livre où il relate, avec force détails,
l’existence que mène dans un autre monde son fils Raymond, tué à la
guerre. Le célèbre physiologiste Richet assure avoir vu et examiné
longuement un guerrier casqué sorti du corps d’un médium.

De telles croyances, appartenant au domaine de l’irrationnel, ne peuvent
être discutées. Les millions d’hommes persuadés que l’archange Gabriel
fut envoyé par Dieu à Mahomet afin de lui enseigner les fondements d’une
religion nouvelle ne sauraient être influencés par aucun raisonnement.
La foi du croyant, ignorant ou savant, reste inébranlable. Dans le cycle
de la foi mystique la raison est sans prise. J’ai pu constater moi-même,
par diverses expériences, avec quelle facilité les savants se laissent
illusionner dès qu’ils pénètrent dans le cycle du mystique.

                   *       *       *       *       *

La crédulité est infinie même sur des sujets de science pure. Il suffit
que les opinions soient suggérées par des hommes auxquels leur situation
confère un grand prestige. Les lettres de personnages illustres,
fabriquées de toutes pièces par un faussaire peu lettré, et insérées
dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, la polarisation des
rayons uraniques affirmée par Becquerel et l’existence imaginaire des
fameux rayons N en sont de mémorables exemples.

L’histoire des faux autographes est trop connue pour qu’il soit utile de
la rappeler. On sait que cette prodigieuse aventure fournit à Daudet les
éléments de son roman: _L’Immortel_.

L’histoire de la polarisation supposée des rayons uraniques est aussi
caractéristique. Lorsque Becquerel découvrit, en 1895, après Paul de
Saint-Victor, les émanations spontanées de l’uranium, il crut se trouver
en présence d’une sorte de phosphorescence et il institua des
expériences «prouvant catégoriquement suivant lui que les rayons émis se
réfractent, se réfléchissent et se polarisent comme ceux de la lumière».

Cette opinion, que j’étais seul alors à combattre au moyen d’expériences
relatées dans mon livre _L’Évolution de la matière_, fut acceptée
pendant trois ans par tous les savants de l’Europe et retarda
considérablement la découverte des phénomènes radio-actifs. On reconnut
finalement, comme je n’avais cessé de le répéter, être en présence d’une
force jusqu’alors inconnue, sans parenté avec la lumière à laquelle je
donnais plus tard le nom d’énergie intra-atomique.

Le cas des rayons N, que tous les physiciens français crurent voir
pendant deux ans et n’aperçurent plus une seule fois quand fut dissipée
la suggestion dont ils étaient victimes, est plus instructif encore.

Sans entrer dans tous les détails de leur histoire, je me bornerai à
rappeler que la découverte illusoire des rayons N fut faite par un
professeur auquel ses titres académiques conféraient un grand prestige.
Ce professeur, de tempérament très nerveux, possédait à un haut degré le
pouvoir de suggestion particulier plusieurs fois observé en Europe et
dans l’Inde surtout, qui fait admettre comme réalités toutes les
affirmations du suggestionneur. C’est ainsi que le physicien Mascart,
que délégua l’Académie des Sciences pour aller constater au laboratoire
de l’inventeur l’exactitude de ses assertions, fut victime de cette
prodigieuse hallucination: mesurer la déviation et la longueur d’onde de
rayons qui n’existaient que dans la cervelle du suggestionneur.

Un prix de 50.000 francs fut alors voté par l’Académie pour récompenser
l’auteur de cette grande découverte et pendant deux ans les _Comptes
rendus de l’Académie des sciences_ fourmillèrent de notes où étaient
décrites les propriétés chaque jour plus merveilleuses de ces rayons. M.
Jean Becquerel annonçait les avoir chloroformés; M. d’Arsonval faisait à
leur sujet des conférences enthousiastes. Mon excellent ami, Émile
Picard, en perdait le sommeil.

L’existence de ces rayons ne se constatait d’ailleurs que par de légères
variations d’éclat d’une plaque phosphorescente sur laquelle ils étaient
projetés. Ce qui explique un peu la suggestibilité des savants croyant
les observer.

L’illusion collective fut brusquement dissipée par la célèbre expérience
d’un physicien étranger auquel l’inventeur des rayons N montrait la
déviation supposée de ces rayons par un prisme. Le prisme ayant été
subrepticement retiré dans l’obscurité, l’inventeur des rayons N
continua néanmoins à mesurer la prétendue déviation des imaginaires
rayons.

L’expérience était catégorique. Elle fut définitive puisqu’aucun des
physiciens qui avaient vu tant de fois les rayons N ne parvinrent jamais
à les revoir. L’envoi de notes sur ces rayons à l’Académie des sciences
cessa brusquement.

Il serait facile de multiplier des exemples analogues du rôle de la
crédulité, surtout dans les sciences demi-exactes comme la médecine.

                   *       *       *       *       *

Je crois pouvoir résumer dans les propositions suivantes les lois
générales de la naissance et de la propagation des croyances:

1º Les cycles du mystique, de l’affectif et du rationnel sont
complètement indépendants et ne s’influencent pas.

2º Des savants éminents peuvent perdre tout esprit critique dès qu’ils
pénètrent dans le cycle de la croyance.

3º L’absurdité des dogmes--dogmes religieux et politiques,--ne saurait
nuire à leur propagation.

4º Les croyances mystiques s’établissent et se propagent par l’influence
du prestige, de la suggestion et de la contagion. Le raisonnement ne
joue aucun rôle dans leur propagation.

5º La conversion à une croyance mystique se fait souvent instantanément
comme celle de Pauline dans _Polyeucte_ adoptant brusquement une
religion dont elle ne savait d’ailleurs rien et s’écriant: «Je vois, je
sais, je crois, je suis désabusée!»

6º Certains sujets possèdent un pouvoir de fascination qui fait admettre
comme des réalités toutes leurs suggestions.

7º La caractéristique d’une croyance mystique quelconque est de n’être
influençable ni par l’observation, ni par l’expérience, ni par le
raisonnement.

8º La foi créée par la suggestion n’est ébranlée que par une suggestion
plus forte. Le croyant ne renonce alors à sa croyance que pour en
adopter une autre du même ordre.

9º Certaines croyances politiques, telles que le socialisme et le
communisme, se répandent surtout parce que, possédant tous les
caractères des croyances religieuses, elles créent rapidement la foi.

10º Le croyant éprouve toujours un besoin intense de propager sa foi et
sacrifie volontiers sa vie et celle des autres pour la faire triompher.

11º La vision d’un phénomène d’ordre mystique par de nombreux témoins ne
prouve rien en faveur de sa réalité. Les témoignages des milliers
d’hommes ayant vu le diable et assisté au sabbat n’ont jamais constitué
une preuve de l’existence du diable et du sabbat.

12º L’origine mystique des croyances les différencie des simples
opinions. Ces dernières sont constituées par l’adhésion momentanée à une
proposition. C’est pourquoi l’expérience, sans action sur la croyance,
réussit à modifier les opinions.

13º Les dieux périssent quelquefois, mais l’esprit mystique reste
indestructible.




CHAPITRE III

LES CONFLITS ENTRE LES VIVANTS ET LES MORTS


Parmi les éléments divers qui orientent la vie des peuples il faut
encore citer, à côté des besoins matériels et des influences mystiques,
l’impérieuse volonté des morts.

La psychologie, qui n’examinait jadis que l’âme des vivants, commence à
étudier celle des morts dont l’invisible armée domine le monde et
gouverne l’Histoire.

Ce n’est pas, en réalité, dans les cimetières que reposent les morts.
Continuant à vivre en nous-mêmes, ils sont les vrais maîtres de la
plupart de nos actions. Quand nous croyons agir librement, nous
obéissons, le plus souvent, à leurs volontés.

Cette armée des morts représente ce qu’on appelle très justement l’âme
d’une race, âme d’autant plus forte que la collectivité constituée par
les morts est plus homogène.

Sa formation n’est pas l’œuvre d’un jour. Stabiliser une race au moyen
de morts possédant des volontés communes et agissant, par conséquent,
d’identique façon dans les circonstances importantes, demande
généralement des siècles.

                   *       *       *       *       *

Comment se forme l’âme d’une race?

Une masse d’hommes assemblés au hasard des invasions ou des conquêtes
représente une simple poussière d’individus, momentanément agrégée par
la volonté d’un chef. La poussière se désagrège dès que le chef
disparaît ou que sa puissance faiblit.

Pour qu’une multitude devienne un peuple, il faut qu’elle ait subi,
comme en Prusse, une discipline militaire rigoureuse, ou qu’elle ait
accepté pendant des siècles, comme en Angleterre, un réseau de
traditions, de coutumes et de croyances identiques.

Lorsque les caractères psychologiques d’une race sont suffisamment
fixés, ils se transmettent par l’hérédité avec autant de régularité que
les caractères anatomiques. L’agrégat d’individus, d’abord sans
cohésion, possède alors une âme ancestrale qui lui donne une même
orientation de conduite.

A cette âme ancestrale, inconsciente, constituant l’armature mentale de
la race, se superpose l’âme individuelle consciente sans cesse modifiée
par le milieu, les événements, l’éducation, etc.

Cette âme individuelle présente souvent la mobilité des vagues de la
mer, mais, chez les races stabilisées, ses oscillations sont limitées
par l’influence de l’âme ancestrale.

                   *       *       *       *       *

Les morts ont leur psychologie. Elle diffère de celle des vivants par
certains caractères,--notamment la fixité.

Toujours conservateurs, les morts possèdent des volontés impérieuses qui
ne fléchissent pas.

Leur action se manifeste surtout lorsque les intérêts de la race,
c’est-à-dire la vie des morts, est aussi menacée que celle des vivants.
Ce furent les morts qui, en 1914, obligèrent tout un peuple surpris par
une mobilisation imprévue à renoncer instantanément à ses intérêts
journaliers pour marcher à la frontière.

Aucun des socialistes ayant juré de faire grève en cas de guerre ne
recula. Pourquoi? Leur obéissance spontanée fut-elle le fruit de
réflexions rationnelles? En aucune façon. Elle eut pour unique source
l’irrésistible volonté des morts.

Les haines des morts sont redoutables. Ils ne supportent pas les vivants
qui ne sentent pas comme eux. C’est l’armée des morts qui força
l’Angleterre à donner la liberté à l’Irlande, et les peuples de
l’Autriche à se diviser en États distincts. Le rôle des morts dans les
origines de la dernière guerre fut considérable.

La puissance des morts est si forte qu’elle ne peut être détruite que
par celle d’autres morts. C’est justement ce qui arrive lorsqu’on croise
des individus de races diverses. Les morts d’origines différentes ne
s’accordant pas impriment à l’âme consciente des impulsions
contradictoires. C’est pourquoi les croisements sur une grande échelle
dissocient rapidement l’âme ancestrale. Flottant entre des influences
contraires, un peuple de métis est comparable au vaisseau voguant sans
gouvernail au gré des vents.

C’est pour avoir méconnu ces principes que les Espagnols perdirent
toutes leurs colonies alors que les Anglais, qui ne se mélangent pas aux
indigènes, ont conservé les leurs.

Les observations précédentes, vérifiées par des expériences séculaires,
conduisent à une loi fondamentale de la politique moderne que beaucoup
d’hommes d’État semblent ignorer et qu’on peut formuler de la façon
suivante:

_Les institutions politiques d’un peuple jouent un rôle très faible dans
la vie de ce peuple. Son âme ancestrale, et non les institutions qu’on
voudrait lui imposer, oriente sa destinée._

Inutile d’invoquer des faits historiques pour justifier cette assertion.
Il suffit de considérer des pays voisins soumis à des institutions
identiques, mais formés de races différentes. Tel est, précisément, le
cas de l’Amérique.

Elle forme deux grands continents presque entièrement séparés: les
États-Unis d’Amérique du Nord, habités par des Anglo-Saxons, et les
États de l’Amérique du Sud, peuplés d’Espagnols plus ou moins mélangés
d’éléments indigènes.

Bien que toutes les Républiques latines de l’Amérique aient adopté les
institutions politiques des États-Unis: séparation des pouvoirs,
ministres, parlement, liberté de la presse, c’est-à-dire toute la façade
des institutions démocratiques, elles n’ont pu arriver à aucune
stabilité. Des dictatures absolues sont restées, jusqu’à présent, leur
seul régime réel.

De ce qui précède, on déduit facilement qu’une grande différence existe
entre les peuples dont l’âme a été fixée par un long passé et ceux dont
l’âme ne l’est pas encore. Les premiers peuvent, comme les seconds,
subir des révolutions violentes; mais le passé, c’est-à-dire l’action
des morts, reprend bientôt son empire. Ce fut justement le cas de
l’Angleterre lorsque le hasard des élections amena les socialistes au
pouvoir. Leur gouvernement différa bien peu de celui des conservateurs.

La stabilisation de l’âme d’une race par l’escorte de ses morts lui
confère une grande force, mais cette stabilisation peut devenir, si les
morts sont par trop influents, une cause d’arrêt et même de décadence.
Si les pays sans passé, et par conséquent sans âme stable, sont à la
merci de tous les hasards et sans lendemain assuré, les nations trop
stabilisées, c’est-à-dire dont l’élément conservateur est trop actif,
ont souvent beaucoup de difficulté à réaliser des progrès. Fréquemment
en retard, elles n’arrivent parfois à s’adapter aux nécessités nouvelles
qu’au prix de révolutions violentes.

Les morts étant très conservateurs entrent parfois en lutte avec les
vivants, condamnés au changement par les variations de milieu. Les
peuples oscillent alors entre des combinaisons politiques extrêmes,
suivant que les vivants ou les morts ont momentanément triomphé.

                   *       *       *       *       *

Ces conflits entre les vivants et les morts furent observés en France
comme en Angleterre, mais beaucoup plus fréquemment dans le premier de
ces pays, dont l’unification est incomplète encore. Depuis cent
cinquante ans, nos révolutions n’ont été séparées les unes des autres
que par un petit nombre d’années. A la grande révolution qui prétendait
établir l’égalité et la liberté, succède un dictateur militaire qui
supprime toutes les libertés et rétablit, par la noblesse qu’il
institue, les anciennes inégalités. Il est remplacé par des souverains
prétendant ramener plus ou moins l’ancien régime, puis par un roi
constitutionnel que renversent les révolutionnaires socialistes. Ces
derniers finissent par effrayer tellement la nation que l’immense
majorité du peuple acclame un dictateur dont les erreurs psychologiques
conduisirent la France à la ruine après une prospérité passagère.

La République qui le remplaça dure depuis plus de cinquante ans; mais si
elle évita les révolutions dynastiques, elle n’empêcha nullement les
changements de régime. Sur une dizaine de présidents de la République,
la moitié furent forcés de quitter le pouvoir et les formes du
gouvernement oscillèrent entre le conservatisme excessif, sous la
présidence d’un célèbre maréchal, et le radicalisme non moins excessif
durant la longue période des persécutions religieuses.

La grande guerre mit momentanément fin à ces dissensions. Elles
reprirent bientôt et la France est retombée encore dans ses perpétuelles
oscillations entre l’anarchie et la réaction.

Elle se trouve actuellement dans une période où dominent les influences
extrémistes: menaces contre le capital et l’industrie, luttes de
classes, persécutions religieuses en Alsace, etc. Toutes ces dissensions
résultent des conflits entre les vivants et les morts.




CHAPITRE IV

LES CONSÉQUENCES POLITIQUES DES ERREURS DE PSYCHOLOGIE


Le rationalisme kantien, qui fait le fond de la philosophie
universitaire, cherche toujours à expliquer par la logique rationnelle
des événements auxquels, en réalité, cette logique fut toujours
étrangère.

Le savant, dans son laboratoire, a comme base de ses raisonnements
l’expérience et l’observation. Les multitudes raisonnant fort peu n’ont
que des opinions suggérées.

En dehors des sujets purement scientifiques, les hommes les plus
instruits n’ont pas souvent des opinions mieux fondées que celle des
foules. C’est pourquoi leur conduite politique est parfois si chargée
d’erreurs.

                   *       *       *       *       *

A ne considérer même que quelques-uns des événements accomplis depuis
cent cinquante ans, on pourrait dire que notre histoire est, en grande
partie, créée par des erreurs de psychologie.

Ce furent des erreurs de cette nature qui conduisirent Napoléon à
entreprendre les campagnes d’Espagne et de Russie, qui préparèrent sa
chute. Une autre erreur de psychologie détermina Charles X à faire
afficher les ordonnances qui le renversèrent.

Une erreur de psychologie plus importante encore conduisit Napoléon III
à favoriser l’entreprise de la Prusse contre l’Autriche, qu’un mot de
lui pouvait facilement empêcher. L’erreur d’où résulta Sadowa devait
bientôt engendrer Sedan, qui provoqua la fin de l’Empire.

Cette erreur si chargée de conséquences ne fut pas seulement une erreur
impériale, mais une erreur collective, car la majorité des Français, y
compris les journalistes influents et les universitaires, accueillirent
avec enthousiasme la victoire de la Prusse.

La défaite de l’Allemagne en 1918 est également la conséquence d’une
lourde erreur de psychologie commise par l’empereur Guillaume. Il
croyait raisonner très juste en supposant qu’un peuple de marchands sans
armée, enrichi par son commerce avec les belligérants, n’aurait jamais
l’idée d’entrer dans une guerre qui, d’ailleurs, ne l’intéressait
nullement. On pouvait donc impunément torpiller les vaisseaux dépassant
les limites fixées.

Rationnellement assez juste, cette argumentation était très fausse au
point de vue de la logique collective. Plus familier avec les lois de
cette logique spéciale, le Kaiser eût compris que l’amour-propre blessé
d’un peuple lui fait oublier tous ses intérêts. Il fut vaincu, en
réalité, pour avoir ignoré que les lois de la logique rationnelle et
celles de la logique collective n’ont pas de commune mesure.

Prétendre appliquer la logique rationnelle à l’interprétation de la
conduite des peuples conduit, le plus souvent, à de graves erreurs. On
le vit une fois encore avant la guerre de 1914, lorsque les socialistes,
appuyés par plusieurs professeurs éminents de la Sorbonne, affirmaient
qu’une guerre avec l’Allemagne étant rationnellement impossible, il
fallait réduire les armements.

                   *       *       *       *       *

La psychologie enseigne l’art difficile de manier les foules et de
transformer au besoin leurs sentiments. Shakespeare en donne un exemple
frappant dans le discours attribué par lui à Antoine haranguant la foule
devant le cadavre de César. Bismarck en fournit un exemple probablement
plus réel lorsque, utilisant l’irritabilité du peuple français, il
falsifia quelques mots d’une dépêche inoffensive dans le but de
provoquer une explosion de fureur nationale assez forte pour déclencher
la guerre dont ne voulaient ni le roi de Prusse, ni l’empereur des
Français.

L’art de gouverner est, en grande partie, formé de la connaissance des
réactions collectives sous l’influence d’excitations diverses.

Ces réactions sont soumises à des lois générales qu’il serait facile de
déterminer, si elles étaient identiques d’un peuple à un autre. Mais
elles varient suivant les races. Anglais, Français, Espagnols, etc.,
réagissent différemment sous des excitations identiques. Bismarck n’eût
probablement pas obtenu en Angleterre, avec sa dépêche falsifiée, les
mêmes résultats qu’en France.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas seulement parce que les lois de la psychologie individuelle
n’ont que de lointains rapports avec celles de la psychologie collective
que le gouvernement des hommes est si difficile.

Cette difficulté est accrue par le phénomène des transformations de
personnalités, qui se manifeste à certains moments de la vie des
peuples, notamment pendant les grandes périodes révolutionnaires.

Contrairement aux idées généralement admises, la personnalité de chaque
être n’est qu’une synthèse, ou même qu’une simple addition de
personnalités multiples superposées. Ces diverses personnalités se
manifestent quand les circonstances de la vie viennent à changer.

La constance apparente de notre individualité résulte simplement de la
constance du milieu où nous vivons. Encadré par le groupe social dont il
fait partie et ses occupations journalières, l’homme ne change guère.
Si, au contraire, les circonstances viennent à se modifier, il sera
transformé; l’homme doux pourra devenir violent; le pacifiste,
belliqueux; le vertueux verra se désagréger ses vertus.

J’ai, jadis, appliqué cette conception à l’interprétation de la conduite
des grandes assemblées de la révolution française. Elle seule permettait
d’expliquer comment des bourgeois pacifiques: notaires, magistrats,
médecins etc., devinrent des êtres sanguinaires faisant couper des têtes
par milliers, arracher les restes des rois de leurs tombeaux, briser des
monuments précieux, etc. La tourmente passée, les mêmes hommes, devenus
les serviteurs dociles de Napoléon, n’arrivaient pas à s’expliquer leur
conduite antérieure. Avec la rudimentaire psychologie de l’époque, ils
ne pouvaient la comprendre.

                   *       *       *       *       *

Si les personnalités nouvellement formées s’évanouissent avec la
disparition des événements qui les avaient fait surgir, la persistance
des mêmes événements peut maintenir ces personnalités nouvellement
formées pendant un temps très long.

Les illusions religieuses et politiques semblent avoir le privilège de
créer et de maintenir les personnalités artificielles durables.

La grève prolongée des mineurs, qui ébranla les fondements de l’Empire
Britannique, montre les changements possibles que les mentalités même
très stables peuvent subir, malgré la puissance des influences
ancestrales. Des changements plus profonds encore furent jadis créés
dans l’âme britannique sous l’influence religieuse de la Réforme.

L’histoire de la révolution russe fournit d’autres exemples de telles
transformations, exemples moins probants, d’ailleurs, parce que l’âme
slave est restée trop amorphe pour avoir jamais pu subir une
stabilisation durable.

                   *       *       *       *       *

Si les grandes variations de personnalités observées pendant les
révolutions sont généralement sans durée, c’est que l’âme de la race
agit bientôt pour ramener à l’état normal les personnalités
momentanément formées.

Mais dans les cas de cataclysme prolongé comme celui de la dernière
guerre, l’âme de la race étant atteinte, sa reconstitution demande
parfois la durée d’une génération.

Nous sommes justement à une de ces périodes d’altération prolongée des
personnalités. La jeunesse conçue à l’époque des combats, aussi bien que
celle influencée par ces combats diffèrent notablement des générations
précédentes.

L’idéal de la jeunesse actuelle n’est pas bien nouveau, puisqu’il est
identique à celui que pratiquaient les jeunes Romains au temps d’Horace
et que résumait la maxime: _Carpe diem._ Elle est misérable et
ambitieuse. Peu soucieuse de la valeur des théories politiques, elle se
tourne vers les chefs capables de servir ses aspirations.

                   *       *       *       *       *

Malgré tous les progrès réalisés, la psychologie en est encore à une
période aussi rudimentaire que l’était l’alchimie avant de devenir la
chimie. Le jour où elle constituera une science, les hommes d’État
sauront éviter les formidables erreurs politiques dont est tissée
l’Histoire.




LIVRE II

LES ILLUSIONS SUR LE PROBLÈME DE LA SÉCURITÉ




CHAPITRE PREMIER

LES RIVALITÉS DES PEUPLES ET LES ILLUSIONS PACIFISTES


Tous les peuples sont avides de paix et cependant ils ne réussissent pas
à s’unir pour la maintenir, même au sein de leur propre pays. De grandes
nations restent divisées en partis politiques ne cherchant qu’à
s’arracher des lambeaux de pouvoir et disposés à sacrifier le sort de
leur patrie, aussi bien que celui du monde, au triomphe de vains
principes. De nouveaux petits États, formés aux dépens de l’antique
monarchie autrichienne et dont l’existence économique est chaque jour
plus difficile, ne songent qu’à conquérir des lambeaux de territoires
sur leurs voisins. Aux limites orientales de l’Europe, un immense
empire, retombé dans la barbarie sous l’influence d’illusoires
doctrines, menace la paix du monde. Plus loin encore la fourmilière
asiatique est prête à se dresser contre une Europe que des rivalités
intestines empêchent d’apercevoir le danger.

                   *       *       *       *       *

Nous avons souvent rappelé que les nécessités industrielles de l’âge
actuel ont créé une interdépendance des peuples qui devrait les rendre
solidaires les uns des autres et, par conséquent, les conduire à
s’entr’aider au lieu de s’épuiser en d’inutiles luttes. Mais ces
nécessités, étant d’ordre purement rationnel, restent encore sans action
sur les sentiments et les passions régissant la conduite des foules.

Cette interdépendance est cependant telle qu’un gouvernement ne peut
plus prendre la moindre mesure sans qu’elle entraîne des répercussions
dans le monde entier.

Si les grandes civilisations survivent aux bouleversements que nous
traversons la solidarité des peuples deviendra une loi universelle.
Mais, avant qu’elle puisse régner, il faut vivre avec les réalités de
l’heure présente et tâcher de se protéger contre les menaces que nous
voyons grandir.

Sur l’existence de ces menaces, les erreurs sont redoutables. Le
souvenir de ce que coûtèrent à la France les illusions pacifistes qui
précédèrent la catastrophe de 1914 devrait servir de leçon.

                   *       *       *       *       *

Pour résoudre le formidable problème du maintien de la paix, il
semblerait suffisant d’amener plusieurs nations à déclarer qu’elles
s’associeraient contre un futur agresseur.

Cette conception primitive de garantie est due, on le sait, au président
Wilson. D’après son projet, les États-Unis et l’Angleterre devaient
s’engager à se ranger aux côtés de la France si l’Allemagne l’attaquait
de nouveau. Dans ces conditions, l’empire germanique n’aurait pu songer
à une guerre de revanche et la paix se fût trouvée ainsi garantie au
moins pour quelque temps.

Rien de plus simple, en apparence, mais en apparence seulement. Malgré
les conseils humanitaires du président Wilson, le Parlement des
États-Unis refusa énergiquement d’accepter son projet.

Les différences de mentalité des divers peuples constituent les
principaux motifs qui empêchèrent les grandes nations de s’unir pour
fonder la paix alors même que la raison leur en prouvait la nécessité.

Une trentaine de conférences ont déjà montré l’impossibilité pour des
peuples de mentalité et d’intérêts dissemblables de s’associer dans un
but commun.

Que les conceptions des anciens alliés de la France soient justes ou
injustes, force est bien d’en tenir compte. Les idées de droit et de
justice varient entièrement, d’ailleurs, suivant les peuples qui les
invoquent.

Il est donc politiquement inutile de prétendre imposer les idées d’un
peuple à un autre lorsque la mentalité de ces deux peuples est
différente.

N’oublions pas d’ailleurs qu’à l’heure où la réalité surgit, les
formules établies en temps de paix deviennent généralement dépourvues
d’efficacité. On sait combien furent vaines, quoique universellement
acceptées, les décisions humanitaires du tribunal de La Haye, prétendant
raréfier les guerres et rendre plus humaines celles qui pourraient
naître. Elles n’empêchèrent aucun conflit, et, loin de se caractériser
par son humanité, la dernière guerre fut la plus sauvagement féroce de
toutes celles enregistrées par l’histoire. Elle s’avéra féroce surtout
pour ceux qui voulurent d’abord respecter les conventions de La Haye
devant un ennemi ne les respectant pas.

Vénérons l’idéal pacifiste, tout en le considérant comme lointain,
irréalisable actuellement et sans efficacité possible contre les
passions et les haines qui animent encore les peuples.

                   *       *       *       *       *

La grande difficulté pour les nations est de rester unies au dedans pour
n’être pas vaincues au dehors.

Les philanthropes, rêvant d’une paix universelle fondée sur la
fraternité supposée des nations, croient volontiers les mentalités de
tous les peuples identiques et ces peuples séparés seulement par des
différences d’intérêts.

Les divergences d’intérêts sont profondes évidemment, mais celles des
mentalités plus profondes encore.

Les nombreuses conférences réunies depuis la paix suffiraient à montrer,
je le disais plus haut, combien les incompatibilités de sentiments et de
pensées entre peuples sont irréductibles. Des mots semblables
n’éveillant pas les mêmes idées dans les divers esprits, une
incompréhension totale domine leurs relations.

Les conférences, congrès, etc., ont également prouvé à quel point les
forces rationnelles restent impuissantes à diriger la conduite des
peuples. L’humanité a vu naître des cerveaux capables de calculer le
poids des astres et de capter la foudre, mais dans le domaine de la vie
sociale, elle a compté bien peu d’esprits sachant orienter utilement la
destinée des nations.

Ce n’est pas dans les trente conférences réunies depuis la paix qu’il
faudrait chercher de tels cerveaux. Sans doute les collectivités sont
intellectuellement très médiocres, mais lorsqu’elles se composent
d’hommes appartenant à des races différentes, leur infériorité mentale
est plus manifeste encore.

C’est seulement à la lumière de ces notions, et en n’oubliant pas que la
France et l’Angleterre ont été en lutte pendant des siècles,--sans même
parler des vingt ans de guerre contre Napoléon--qu’on peut expliquer
l’insuccès des conférences destinées à concilier les peuples.

On remarquera, du reste, que ces conférences ont révélé une grande
continuité dans la politique de certains peuples. Quels qu’aient été, en
Angleterre, les partis au pouvoir: conservateurs, libéraux, socialistes
même, ils ont tous pensé et agi d’une façon identique. Grâce à cette
continuité l’Angleterre obtint dans ces conférences tout ce qu’elle
pouvait souhaiter.

Après une des conférences internationales tenues à Londres sous la
présidence d’un gouvernement socialiste, les délégués furent invités à
voir évoluer cent cuirassés formidablement armés. Ils comprirent alors
sans d’inutiles discours que l’Angleterre entendait conserver sur
l’Europe l’hégémonie conquise par la guerre et qu’exerçait jadis
l’Allemagne.

                   *       *       *       *       *

On ne saurait trop insister sur l’incompatibilité mentale entre peuples,
dont les politiciens tiennent parfois si peu compte et qui, cependant,
domine leurs relations. Elle se manifeste dès que des hommes de races
différentes sont réunis dans un congrès pour discuter leurs intérêts ou
leurs doctrines.

Quelle que soit l’incompréhension réciproque des peuples, les guerres
sont devenues si meurtrières et si coûteuses, qu’ils hésiteront sûrement
pendant quelque temps encore avant de se jeter les uns contre les
autres.

Les guerres modernes diffèrent beaucoup d’ailleurs, par leurs
conséquences, de toutes les guerres antérieures, notamment celles du
premier Empire, qui les dépassèrent cependant en durée, et les égalèrent
parfois en violence.

Les longues luttes de la période napoléonienne n’appauvrirent pas
l’Europe parce que leur fin coïncida avec des découvertes capitales,
telles que la force mécanique du charbon, qui permit d’accroître
immensément la puissance et la richesse des peuples.

J’ai montré ailleurs qu’au début de la grande guerre, la puissance
motrice de la houille annuellement extraite en Allemagne représentait le
travail qu’auraient pu produire neuf cent cinquante millions
d’ouvriers[2].

  [2] Voir, pour les détails de ces calculs, les _Enseignements
    psychologiques de la guerre_, 36e édition, chez Flammarion.

                   *       *       *       *       *

Les volontés des rois dominaient, jadis, la vie des nations, et les
guerres résultaient surtout du désir de conquérir des provinces ou de
propager des croyances. Aujourd’hui, les volontés des peuples ont
remplacé celles des rois, mais les conflits ne deviennent pas plus
rares: ils sont simplement plus meurtriers, non pas seulement en raison
de la découverte d’armes nouvelles, mais surtout parce que les progrès
des idées démocratiques ont conduit à remplacer les petites armées de
jadis par des effectifs de plusieurs millions d’hommes, comprenant toute
la partie valide d’une population.

L’interdépendance économique des peuples les aidera-t-elle sinon à
s’aimer, au moins à se supporter?

Qu’un gouvernement soit monarchique, démocratique, communiste ou
théocratique, il n’importe. Sa conduite se trouve aujourd’hui,
directement ou indirectement, réglée par des volontés étrangères sur
lesquelles il est sans action. Rien ne sert à un peuple de souhaiter la
paix si ses voisins veulent la guerre.

Et c’est pourquoi l’incertitude dominera longtemps encore les relations
internationales. Malgré de prodigieuses découvertes l’âge moderne reste
toujours soumis aux influences de l’antique barbarie.




CHAPITRE II

LES ILLUSIONS SUR LE DÉSARMEMENT ET LES ALLIANCES


Lorsque, après la plus effroyable des guerres dont l’Histoire ait gardé
la mémoire, fut signé le traité de Versailles, les peuples restèrent
convaincus que, grâce aux combinaisons savantes imaginées par le
président Wilson et son escorte de professeurs, une ère de paix profonde
allait s’ouvrir pour le monde.

Jour après jour toutes ces espérances se sont évanouies. Les conflits à
coups de conférences entre les anciens alliés ont remplacé les luttes à
coups de canons contre l’ennemi commun. Les menaces de guerre surgissent
partout. L’enfer, que l’on croyait appartenir au passé, reparaît à
l’horizon.

De ces désillusions est né un mécontentement universel qui réagit sur
tous les éléments de la vie politique et sociale. Les peuples se
tournent vers les rhéteurs faisant luire à leurs yeux de nouvelles
espérances.

Les causes d’inquiétude sont tellement connues qu’il suffira de les
rappeler brièvement. Cette énumération montrera surtout le rôle des
illusions dans la vie des peuples.

                   *       *       *       *       *

La question du désarmement, qui a provoqué tant de congrès, est une de
celles qui met le mieux en évidence le pouvoir des illusions dont je
viens de parler.

Tous les projets de désarmement visent, naturellement, l’Allemagne, mais
les solutions proposées restent bien enfantines.

Prétendrait-on priver l’armée allemande de ses canons et de ses fusils?
Elle n’aurait alors qu’à en fabriquer dans le voisinage des frontières
qui séparent la Prusse Orientale de la Russie. Voudrait-on l’empêcher de
fabriquer des explosifs? C’est complètement impossible, puisque les
plus dangereux de ces explosifs--la nitro-glycérine, par
exemple--s’obtiennent avec un simple mélange de produits absolument
inoffensifs quand ils sont séparés et d’un usage courant dans
l’industrie. Songerait-on à interdire la fabrication d’avions de guerre?
Mais un avion de guerre n’est autre chose qu’un avion de commerce dont
les marchandises ont été remplacées par des explosifs ou des canons.

Il est donc de toute évidence qu’on ne saurait espérer désarmer
l’Allemagne et, en fait, toutes les commissions de surveillance n’ont
absolument rien obtenu.

Les projets de désarmer l’Allemagne, ou d’ailleurs un peuple quelconque,
sont donc entièrement illusoires.

                   *       *       *       *       *

L’espoir d’une paix obtenue par des alliances semble aussi chimérique.
J’ai plusieurs fois montré combien était faible leur utilité et rappelé
notamment une réflexion de M. Iswolski, alors ambassadeur de Russie, me
conseillant de supprimer comme trop évident, dans mon petit livre
d’aphorismes qu’il traduisait en russe, un passage où je montrais que
les alliances ne survivent pas à la disparition des intérêts qui les
firent naître.

Nombreux dans l’histoire furent les cas analogues à celui de l’Italie
qui, dans la dernière guerre, se tourna, je le rappelais plus haut,
contre l’Allemagne, malgré son traité d’alliance avec cette puissance,
dès que ses intérêts lui prouvèrent l’utilité de changer de camp.

En matière d’alliance, les intérêts des peuples constituent, on ne
saurait trop le redire, leur seul guide.

Connaissant les intérêts de la politique anglaise, on voit de la plus
indubitable façon qu’avec ou sans traité de garantie, la Grande-Bretagne
serait obligée, sous peine d’être bientôt attaquée elle même, de
s’allier à la France en cas d’agression germanique. Les concessions
faites pour obtenir une alliance britannique étaient donc parfaitement
inutiles.

                   *       *       *       *       *

Nos gouvernants ont eu certainement raison de donner satisfaction aux
aspirations populaires en réclamant avec énergie, dans d’innombrables
congrès, le désarmement et la sécurité par les alliances. Mais ces
congrès ne pouvaient conduire à aucun résultat pratique, étant données
les divergences d’intérêts et de mentalité en présence. Leur seul effet
utile fut de créer les espérances illusoires dont les foules semblent ne
pouvoir se passer.

Il serait fort dangereux de prendre ces espérances pour des certitudes.
Si, grâce au pacte de garantie tant de fois réclamé, les peuples se
croyaient assurés de la paix, leurs représentants au Parlement
demanderaient aussitôt de telles réductions du service militaire que nos
effectifs deviendraient vite des milices impuissantes, comme toutes les
milices, devant une armée disciplinée.

La croyance aveugle dans une paix assurée aurait d’autres conséquences
encore. La France est, actuellement, divisée en partis politiques que
séparent d’irréductibles haines et d’inconciliables aspirations. Le seul
facteur maintenant encore un peu d’union entre ces partis est la crainte
d’un ennemi qui profiterait de leur désunion.

Les philosophes n’oseraient pas d’ailleurs affirmer qu’une paix assurée
serait un bienfait. Les lignes suivantes d’une grande revue étrangère
n’ont rien de trop paradoxal:

«Des philosophes soutiendront sans peine que partout où il y a vie, il y
a guerre, et qu’on ne peut concevoir la paix universelle que sous la
forme d’un despotisme universel courbant tous les hommes sous le même
joug.»

Ce fut, d’ailleurs, par un despotisme semblable que l’Empire romain
réussit, pendant plusieurs siècles, à faire régner la paix. Elle ne
devint générale que le jour où le monde n’eut plus qu’un seul maître.

                   *       *       *       *       *

Il était intéressant de connaître l’avis d’hommes d’État éminents et de
savants professeurs sur les questions qui précèdent. M. Ludovic Naudeau
a justement publié les opinions de quelques-uns d’entre eux dans un
livre fort intéressant: _La guerre et la paix_. Nous reproduisons ici
plusieurs extraits de son enquête. On y verra qu’une grande incertitude
règne dans les esprits et que, même chez les professeurs distingués, les
idées chimériques restent prédominantes.

C’est par M. Aulard, ancien professeur à la Sorbonne, que débute la
série des réponses.

  Suivant lui, «la France ne peut avoir de sécurité que dans une
  fédération européenne faisant partie de la Société des Nations».

L’auteur oublie d’indiquer les moyens d’assurer cette problématique
fédération, et c’est pourquoi, comme il le reconnaît lui-même, sa
réponse «est vague et insuffisante».

M. Seignobos, également professeur à la Sorbonne, est moins précis
encore. Il fait remarquer que les questions qui lui sont posées portent
sur l’avenir.

  «Or, dit-il, la prévision de l’avenir suppose des lois. Il n’y a pas
  de lois de l’Histoire, puisque l’évolution humaine, objet de son
  étude, ne s’est produite qu’une seule fois.» Il espère que «la guerre
  pourra disparaître comme a disparu l’esclavage» et considère comme
  possible la formation «d’une morale internationale qui rende tous les
  peuples incapables de désirer la guerre».

  Le problème de la sécurité se ramène, suivant lui, «à empêcher les
  gouvernements de faire la guerre aux peuples»; pour y arriver, «il
  suffirait: 1º De désarmer tous les grands États, les seuls capables de
  vouloir la guerre; 2º De supprimer toute fabrication d’armes».

Rien, on le voit, de plus simple!

M. de Launay, de l’Académie des Sciences, est moins chimérique et
considère comme illusoires les moyens proposés pour assurer la sécurité.

  «La guerre, dit-il, serait, malgré son horreur, l’état normal de tous
  les êtres vivants. Jusqu’à la création d’une humanité supérieure, nous
  devrons nous contenter de trêves et chercher par tous les moyens
  matériels et moraux à assurer une sécurité sans cesse menacée. Comment
  s’attendre aux progrès de la fraternité générale quand on assiste
  chaque jour, dans son propre pays, au développement rapide de la haine
  entre concitoyens?... Je reste partisan des ententes économiques et
  coloniales avec l’Allemagne...

  L’auteur conclut en disant:

  «Si nous avons la moindre prudence, il faut nous tenir sur la
  défensive armée.»

M. Maurice Bompard, ambassadeur de France, a également une faible
confiance dans le Tribunal de La Haye et la Société des Nations.

  «Le système de la Société des Nations, dit-il, n’assure pas la
  sécurité, pas plus que celui de l’équilibre européen ne l’a jamais
  fait... Malheur au peuple qui désarmerait en comptant uniquement sur
  un acte diplomatique pour sauvegarder son indépendance. La sécurité
  est un problème des plus terre à terre qui ne relève pas de la
  métaphysique. Il n’a jamais pu, jusqu’ici, être résolu
  abstractivement, et les peuples qui ne lui ont pas donné la solution
  simple et pratique qui s’impose encore aujourd’hui ont disparu de la
  surface du globe sous les coups de nations, plus barbares peut-être,
  mais, en tout cas, plus énergiques.»

M. Painlevé[3], membre de l’Académie des Sciences, et ministre de la
guerre, arrive à des conclusions presque identiques. Tout en se refusant
à croire que:

  [3] Il est permis de ne pas partager les idées politiques de M.
    Painlevé, mais on ne peut contester que cet illustre savant possède
    une grande indépendance d’esprit. J’en eus moi-même la preuve
    lorsque à la suite de mes recherches expérimentales sur la
    dématérialisation de la matière considérée alors comme impossible,
    il publia, en tête de _La Revue Scientifique_ de janvier 1906, un
    grand article intitulé: «Réflexions à propos de la Théorie de la
    Matière de Gustave Le Bon.» Il y défendait mes idées, sans tenir
    compte de l’opposition générale, à cette époque, de ses confrères de
    l’Académie des Sciences.

  «Les peuples ne s’aperçoivent pas que les guerres ne résolvent rien,
  n’arrangent rien et n’engendrent qu’un appauvrissement général de
  l’humanité».

Il ajoute:

  «Tout en nourrissant l’ardente espérance de n’avoir jamais à s’en
  servir, la France, dans l’intérêt même de la paix, est obligée de
  maintenir sur ses flancs une cuirasse chaque jour retrempée.»

                   *       *       *       *       *

Si, des citations qui précèdent, sont éliminées les idéologies
pacifistes qui ne feraient que faciliter les projets de revanche
germanique, on constate que des hommes éminents, de partis forts divers,
s’accordent pour affirmer que la seule possibilité de sécurité actuelle
réside dans un armement suffisant pour ôter à d’autres peuples l’idée
d’attaquer leurs voisins.

La défense n’est d’ailleurs réalisable que si les partis politiques qui
divisent la France arrivent à s’unir contre l’ennemi commun. Un des plus
sûrs enseignements de l’Histoire est que les peuples désunis
disparaissent bientôt de la scène du monde. La Grèce dans les temps
antiques, les Républiques italiennes au Moyen Age, la Pologne dans les
temps modernes, furent réduites en servitude par suite de leurs
dissensions intestines.

La grande force politique d’un peuple réside dans son unité de
sentiments et de pensées. Quand cette unité est perdue, il a tout perdu.




CHAPITRE III

LES ILLUSIONS SUR LA VALEUR DES ARBITRAGES


Les opinions collectives formulées dans les diverses réunions de la
Société des Nations sont encore trop vagues pour justifier les espoirs
qui accompagnèrent la naissance de cette société. Ses comptes rendus
sont cependant très intéressants car ils révèlent la pensée réelle des
représentants de chaque pays.

Des discours prononcés à Genève, un des plus caractéristiques fut celui
du chef du gouvernement anglais de cette époque, le socialiste Mac
Donald. Il suffirait à montrer combien sont grandes parfois les
illusions des gouvernants.

La thèse fondamentale du premier ministre britannique était que
l’arbitrage suffirait à établir une paix certaine dans le monde.

Les esprits assez simples pour supposer qu’un arbitrage peut assurer la
paix apprendraient dans un livre d’histoire quelconque avec quelle
facilité un gouvernement qui souhaite une guerre trouve des prétextes
pour la provoquer ou se la faire déclarer.

Inutile de remonter, pour trouver des exemples, jusqu’au roi de Prusse
Frédéric II qui, lorsqu’il envahissait brusquement une province,--la
Silésie, notamment,--laissait aux juristes à sa solde le soin de trouver
ensuite des arguments justificatifs. Rappelons qu’en 1870, Bismarck
n’eut qu’à changer quelques mots dans une dépêche anodine pour provoquer
en France une explosion d’indignation tellement violente qu’elle obligea
un gouvernement pacifique à déclarer la guerre. Cet unique mobile: une
France assez armée pour se faire craindre, eût alors empêché Bismarck de
risquer son aventure.

Croit-on davantage qu’un arbitrage eût empêché les Japonais de fonder
leur puissance par une lutte avec la Russie ou les Turcs d’essayer de
sauver leur empire par l’expulsion des Grecs de leur territoire?

Il est donc bien probable, comme nous l’avons montré dans le précédent
chapitre, que pendant longtemps la force armée restera le seul soutien
efficace du droit et des ambitions transformées en droit.

Les ministres anglais eux-mêmes n’en ont probablement jamais douté
puisqu’ils consacrent des sommes énormes à augmenter les flottes
aérienne et maritime de l’Angleterre. Ce sont seulement les autres
peuples--la France notamment--qui suivant eux devraient se contenter,
comme arme défensive, d’arbitrages. Protégés de cette façon ils
devraient désarmer!

                   *       *       *       *       *

Le discours du ministre anglais auquel je faisais allusion plus haut
contenait d’ailleurs, à côté de conseils dangereux, des réflexions assez
justes. En voici quelques-unes:

  «Les partisans d’une politique superficielle s’imaginent qu’en mettant
  certaines phrases sur le papier, ils assureront des obligations et
  pourront dormir tranquilles. Il est insensé de s’en remettre à des
  apparences de sécurité et de se reposer sur le droit des nations à
  l’existence, de croire qu’il sera assuré par des papiers et par des
  pactes. Croyez-moi, jamais un papier ni un seul traité ne vous
  donneront la sécurité. Vous êtes les victimes d’une éternelle et
  dangereuse illusion.»

Persuadé que la paix peut être maintenue uniquement par un système
d’arbitrages, M. Mac Donald formulait les prédictions suivantes:

  «Je dis aux petites nations:

  «Vous serez toutes écrasées dans une prochaine conflagration, si vous
  vous en remettez de votre sécurité à des apparences trompeuses qui
  n’existeront que sur le papier. Le seul moyen d’échapper à la
  catastrophe, c’est l’arbitrage.»

Le même ministre nous dit, ensuite, comment fonctionnerait suivant lui
le tribunal d’arbitrage:

  «La première épreuve à faire subir aux intéressés sera de leur
  demander:

  «--Êtes-vous prêts à accepter l’arbitrage?

  «Et la deuxième sera de leur dire:

  «--Expliquez-vous. Avez-vous peur de la lumière ou bien êtes-vous
  toujours les enfants des ténèbres?»

Bien que l’ancien chef du gouvernement anglais ait été, comme son
prédécesseur Lloyd George, un homme de grande piété, il doit lui être
difficile de croire que les représentants des puissances prêtes à entrer
en lutte puissent reculer devant la perspective d’être qualifiés
d’«enfants des ténèbres». L’intervention d’une flotte de cuirassés
serait probablement beaucoup plus efficace.

                   *       *       *       *       *

Pendant que les orateurs de Genève prononçaient de philanthropiques
harangues dans l’espoir d’élever des barrières devant les haines qui
animent les peuples et les précipitent si souvent les uns contre les
autres, l’évolution industrielle du monde continuait et tendait à créer
cette solidarité d’intérêts dont j’ai, bien des fois, montré la
supériorité sur les alliances.

Et c’est pourquoi, en dépit des obstacles issus des conséquences de la
dernière guerre, on entrevoit le moment où, malgré les incompréhensions
qui les divisent, Français et Allemands seront condamnés, par la force
même des choses, à l’association de leurs intérêts. On en voit déjà de
nombreux exemples. C’est ainsi que les métallurgistes lorrains ayant
besoin du coke allemand, et les Allemands du minerai de fer français,
ont été conduits à s’unir.

Il semblerait donc que, sous l’influence de ce destin mystérieux qui,
suivant la sagesse antique, dominait les volontés des dieux et des
hommes, la France soit, finalement, obligée d’associer ses intérêts à
ceux de son héréditaire ennemie. C’est même cette association, comme l’a
si bien compris M. Briand à Locarno, qui pourrait devenir une source de
paix prolongée.

                   *       *       *       *       *

La conférence de Locarno ne fut pas caractérisée seulement par une
association d’intérêts entre des peuples, mais surtout parce que le
grand homme d’État français qui la dirigeait sut étayer les arguments de
la logique rationnelle d’influences mystiques si puissantes sur l’âme
des hommes.

Ce qui était notoirement irréalisable ne fut pas formulé à Locarno, et
c’est pourquoi on y parla fort peu des grands projets de désarmement.

Plus d’une fois au cours des âges, les peuples ont vu se dresser devant
les réalités le mur de leur incompréhension. Jamais, peut-être, ce mur
ne fut si épais qu’aujourd’hui.

La cause de l’incompréhension actuelle et de l’anarchie qui en résulte
tient surtout à ce que les maîtres des peuples prétendent résoudre par
la logique rationnelle des problèmes dérivés d’influences affectives et
mystiques, obéissant aux enchaînements de logiques spéciales que ne
connaît pas la raison.

Et c’est justement pourquoi tous les arguments rationnels invoqués à
Genève en faveur de la paix universelle eurent si peu d’action alors que
ceux d’ordre mystique employés à Locarno provoquèrent de si importants
résultats. En réalité, l’action utile de la société de Genève ne
pourrait être que d’ordre mystique. Elle deviendrait alors un de ces
grands conciles religieux où se fondent des croyances nouvelles
capables, comme le bouddhisme, le christianisme et l’islamisme jadis, le
socialisme et le communisme aujourd’hui, de se transformer en mobiles
d’action dès qu’elles ont conquis les âmes[4].

  [4] C’est ce qu’avait fort bien compris M. Aristide Briand lorsqu’il
    résolut de profiter de sa haute situation morale pour établir entre
    la France et l’Allemagne l’état mental qu’on a qualifié d’esprit de
    Locarno. Les difficultés colossales de cette tâche n’avaient pas
    échappé à l’éminent homme d’État. J’en eu la preuve dans la petite
    carte illustrée qu’il m’envoya de Locarno au début de son
    entreprise:

    Locarno, 17 octobre 1925.

    «Mon cher bon Docteur,

    «Dans ce magnifique paysage, aux prises avec mes soucis, j’ai
    souvent pensé à vous et aux sarcasmes dont vous ne manquerez pas,
    dans un prochain déjeuner, de cribler ce que vous appellerez ma
    chimérique entreprise:

    «Enfin le destin favorise quelquefois les fous.

    «Toutes mes amitiés. A bientôt.

    «ARISTIDE BRIAND.»

C’est qu’en effet, malgré tous les progrès de la science, les illusions
mystiques ont, je le répète encore, conservé le pouvoir dominateur
qu’elles exercèrent toujours. Sous leur magique influence, le monde a
plusieurs fois changé. Elles firent surgir le possible de l’impossible,
édifièrent ou détruisirent des empires et transformèrent de grandes
civilisations.




LIVRE III

LES GUERRES MODERNES, LEURS CAUSES ET LEURS CONSÉQUENCES




CHAPITRE PREMIER

CARACTÈRES DESTRUCTEURS DES PROCHAINES GUERRES


Les philosophes germaniques soutiennent sur la guerre des thèses parfois
assez différentes de celles des autres savants européens. Suivant eux la
force constituerait l’unique source du droit et l’issue des batailles
pourrait seule montrer où est ce droit. Ils assurent aussi que les
guerres détermineraient la sélection des plus capables. Elles auraient
donc une grande utilité pour les pays victorieux.

Les sélections produites par les guerres pouvaient être avantageuses aux
époques où les armées de métier ne comprenaient qu’une infime partie de
la population et où les victimes se comptaient par milliers et non comme
maintenant par millions.

Les conséquences des sélections guerrières sont bien différentes
aujourd’hui. Les luttes modernes ruinent non seulement le vainqueur mais
aussi le vaincu; elles abaissent en outre la vigueur de la population.
Les hécatombes militaires faisant périr les plus vigoureux, il ne reste
pour la reproduction que les éléments les moins forts. Cette sélection
négative est donc source de régression et non de progrès.

Les conceptions démocratiques nouvelles, que les anciens philosophes
allemands ne connaissaient pas, sont l’origine principale du caractère
meurtrier des guerres modernes. Les dix millions d’hommes que coûta la
dernière conflagration européenne furent des victimes des nouvelles
idées démocratiques sur le service universel. Pour leur obéir les
petites armées de métier ont été remplacées par des millions de
combattants. Les théories démocratiques se trouvèrent ainsi satisfaites,
mais leur succès fut terriblement onéreux pour l’humanité.

                   *       *       *       *       *

Il n’était pas difficile, dès les débuts de la grande guerre, de prédire
les conséquences meurtrières de l’introduction démocratique du nombre
dans les luttes modernes.

On se faisait pourtant, au commencement de la campagne, d’étranges
illusions sur sa durée, sa nature et son caractère. Il semblait évident
qu’elle serait très courte et que, grâce aux prescriptions du tribunal
de La Haye, les batailles se livreraient avec beaucoup d’humanité.

Contrairement à toutes ces prévisions, la guerre fut très longue, très
meurtrière et la plus barbare peut-être de toutes celles enregistrées
par l’histoire. Il fallait vraiment l’aveuglement des philanthropes et
de certains diplomates pour ne pas le prévoir.

Plusieurs journaux reproduisirent, dans les premiers temps du conflit,
les lignes suivantes que j’écrivais, voici plus de vingt ans, dans «ma
Psychologie politique», sur les conséquences qu’entraînerait une guerre
en Europe:

  «N’oublions pas qu’elle sera une de ces luttes finales qui amènent la
  disparition définitive et totale de l’une des nations aux prises.
  «_Mêlées formidables ignorant la pitié et dans lesquelles des contrées
  entières seront méthodiquement ravagées jusqu’à ce qu’elles ne
  renferment ni une maison, ni un arbre, ni un homme._»

On m’a souvent demandé sur quoi je m’étais basé pour formuler ces
prédictions. Mes raisons étaient fort simples et n’exigeaient aucune
pénétration particulière. Les mêmes prévisions auraient pu être faites
par le plus modeste des diplomates considérant que, dans la nouvelle
guerre, des millions d’hommes seraient en présence, alors que, dans les
anciennes, chaque pays ne possédait qu’une petite armée impossible à
renouveler. Il suffisait donc jadis d’une ou deux batailles perdues pour
contraindre le vaincu à demander la paix.

Avec les armées de plusieurs millions d’hommes, forcément étendues sur
un front immense, que pouvait signifier la perte de une, deux, trois ou
dix batailles, alors même qu’elles eussent coûté chacune cinquante mille
hommes?

Impossible donc de songer à une de ces courtes campagnes réalisables
seulement du temps de Napoléon. Il devenait alors évident que le
vainqueur, reconnaissant, comme le firent les Allemands, l’inutilité des
victoires, chercherait à triompher de l’adversaire par des moyens de
terreur plus efficaces que le gain des batailles.

C’est justement ce qui arriva quand les armées germaniques ravagèrent
une dizaine de départements et emmenèrent en esclavage, pour la
soumettre à un travail forcé, une partie valide de la population. Ces
procédés de terrorisation étaient d’ailleurs préconisés par les
écrivains militaires allemands les plus influents, Bernhardi, notamment.

Quant à la disparition de grands empires annoncée dans la prédiction
précédente et que devait vérifier la désagrégation de l’Autriche,
c’était une hypothèse dont la réalisation était rendue infiniment
probable par la durée de la lutte. Si les alliés avaient été vaincus ce
n’est pas l’Autriche qui eût politiquement disparu, mais la Belgique et
plusieurs départements français.

                   *       *       *       *       *

Des éléments qui m’ont servi jadis à prédire le caractère féroce de la
dernière guerre, on peut déduire que les prochaines luttes deviendront
beaucoup plus féroces encore, destruction des villes et de leurs
habitants par des explosifs lancés au moyen d’avions, gaz axphyxiants,
procédés bactériologiques, etc. La population civile souffrira
certainement plus de la guerre que les armées.

Ces perspectives ne doivent pas être dissimulées, mais au contraire
proclamées bien haut afin de faire comprendre aux peuples l’immense
intérêt qu’ils ont à s’unir pour ôter à un agresseur éventuel toute idée
d’entreprendre une nouvelle guerre. On ne s’attaque pas à une
collectivité que ses moyens de défense font juger invincible.




CHAPITRE II

POURQUOI CERTAINES GUERRES SONT INÉVITABLES


En attendant que la Société des Nations possède l’autorité et le
prestige dont elle semble encore dépourvue, il est utile de dissiper les
illusions que les peuples se font sur la protection que cette grande
association pourrait leur fournir en cas d’agression.

La formule arbitrage, désarmement, sécurité est fort dangereuse. La
nature humaine n’ayant pas changé encore, les enseignements de
l’histoire restent toujours applicables. Ils montrent ce que deviennent
les peuples désarmés ou insuffisamment armés.

                   *       *       *       *       *

Deux raisons catégoriques s’opposeront longtemps à une paix durable.

La première est que certaines guerres sont inévitables; la seconde que
si la plupart des guerres sont aussi ruineuses pour le vainqueur que
pour le vaincu, il en est cependant dont le vainqueur retire des
avantages très supérieurs à ceux qu’auraient procuré la paix.

Considérons d’abord les guerres inévitables.

Une guerre est forcément inévitable lorsqu’un peuple est attaqué par un
autre, telle la guerre franco-allemande, telles encore les luttes
soutenues par la France en Syrie et au Maroc, telles également autrefois
la guerre entre le Japon et la Russie et de nos jours celle de la
Turquie contre la Grèce.

L’exemple du conflit gréco-turc montre qu’une guerre peut être à la fois
inévitable et très avantageuse pour le vainqueur.

On connaît les origines de cette guerre. La lutte mondiale avait
colossalement accru l’Empire britannique. La Mésopotamie, la Palestine,
l’Afrique allemande, etc., étaient tombées sous ses lois. Sa domination
en Orient, comme aussi en Europe, s’étendait chaque jour.

Pour compléter ces conquêtes, il importait d’y adjoindre Constantinople,
clef de l’Asie. C’est alors qu’eût semblé vérifiée l’assertion de M.
Lloyd George, que «la Providence a donné à la race anglaise la mission
de civiliser une partie de l’univers».

Pour réaliser ce dessein de la Providence, il ne restait plus qu’à
refouler les Turcs hors d’Europe et à faire occuper Constantinople par
un peuple que sa faiblesse eût maintenu facilement sous la main de
l’Angleterre. La Grèce fut chargée de cette mission.

Afin d’échapper à leur sort, les Turcs envoyèrent une série de délégués
à Londres. Le ministre qui devait plus tard subir pendant trois mois à
Lausanne leurs ironiques propos, ne consentit même pas à les recevoir.

Jamais peuple ne se vit aussi près de sa fin. Les Grecs, soutenus par
les canons et l’or britanniques, occupaient Smyrne et une partie de la
Turquie, en attendant l’heure de marcher sur Constantinople.

Réfugiés dans les régions montagneuses voisines d’Angora, les musulmans
semblaient dans une situation désespérée.

Elle ne l’était pas, pourtant. Le talent d’un général la transforma
complètement. Avec une armée bien inférieure en munitions et en hommes à
celle de l’adversaire, il marcha sur Smyrne, mit les Grecs en complète
déroute et les expulsa jusqu’au dernier du territoire ottoman.

Peu de victoires eurent d’aussi prodigieuses conséquences. Ce n’était
pas, en réalité, les Grecs, mais bien l’Angleterre et aussi un peu
l’Europe qui, aux yeux des musulmans, devenaient les vaincus.

Sachant très bien qu’aucun pays n’enverrait de troupes contre la
Turquie, les délégués d’Angora venus à Lausanne signer la paix parlèrent
en vainqueurs et il fallut céder à leurs plus invraisemblables
exigences: évacuation complète de Constantinople par les Anglais,
abandon des capitulations, etc., tout fut accepté.

Les discussions de Lausanne eurent un retentissement considérable dans
le monde de l’Islam. L’ancien chef du gouvernement anglais, M. Lloyd
George, écrivait avec raison:

  «Cette paix est la plus humiliante que l’Angleterre ait jamais signée.
  Les Turcs ont regagné presque tout ce que les Britanniques leur
  avaient enlevé en quatre longues années de guerre. C’est une tache
  indélébile sur la politique étrangère du gouvernement.»

Les journaux italiens exprimèrent la même opinion sur la paix de
Lausanne. _L’Idea Nazionale_ disait:

  «Toutes les puissances occidentales ont plus ou moins capitulé devant
  la Turquie.

  L’Europe--ou plus exactement l’Angleterre, représentant l’Europe et
  l’Occident--avait commis l’erreur grossière d’accepter la catastrophe
  grecque comme sa propre défaite. Elle a effacé sa grande victoire
  mondiale devant la petite victoire locale des Turcs; elle s’est laissé
  dicter par les kémalistes le «pacte national» d’Angora; elle est
  passée directement de l’exagération manifeste du traité de Sèvres, qui
  reléguait la Turquie dans les montagnes d’Anatolie, à l’humiliation
  manifeste du traité de Lausanne.»

La victoire qui détermina cette brusque déviation de la marche du destin
sera souvent invoquée contre l’opinion des économistes, soutenant que
les guerres sont à notre époque inutiles, puisqu’elles ruinent le
vainqueur autant que le vaincu.

Il en est souvent ainsi, mais pas toujours. Où en seraient aujourd’hui
les Turcs sans la victoire de Smyrne? Et si le Japon, petit peuple fort
dédaigné de l’Europe il y a bien peu d’années encore, traite aujourd’hui
d’égal à égal avec les plus grandes puissances, n’est-ce pas simplement
parce qu’il anéantit en quelques heures la flotte russe à Toutshima et
força le plus vaste empire du monde à signer une humiliante paix?

Dans les temps modernes comme dans les temps antiques, la victoire reste
le thermomètre décisif de la force d’un peuple.

                   *       *       *       *       *

Parmi les guerres inévitables ou à peu près inévitables, on pourrait
faire figurer aussi la dernière guerre. Elle représente l’effort
accompli par l’Allemagne pour la conquête de l’hégémonie que lui
disputait l’Angleterre.

Certains hommes d’État anglais ont complètement oublié l’origine
véritable de cette lutte lorsqu’ils assurent que l’Angleterre entra dans
le conflit uniquement pour venir au secours de la France et lui
reprochent son ingratitude.

M. Lloyd George traduisait nettement l’opinion anglaise sur ce point
quand il disait:

  «Où en serait la France si la Grande-Bretagne n’avait pas fait tant de
  sacrifices en hommes et en argent? Elle serait dans l’état où se
  trouve actuellement l’Allemagne.»

L’auteur de cette assertion peut-il vraiment croire que si la France
avait été écrasée, l’Allemagne ne se fût pas tournée immédiatement
contre l’Angleterre, concurrente beaucoup plus dangereuse pour elle que
la France?

Les sentiments réels de l’Allemagne à l’égard de l’Angleterre sont fort
bien marqués dans les réflexions suivantes de l’empereur Guillaume II:

  «J’avais rêvé une réconciliation avec la France. J’aurais voulu former
  avec elle, dans l’intérêt général, un bloc continental assez fort pour
  mettre un frein aux ambitions de l’Angleterre, qui cherche à
  confisquer le monde à son profit.»

M. Lloyd George sait parfaitement qu’au moment de la guerre, des hommes
d’État influents, dont il fut le plus actif, voulaient que l’Angleterre
restât neutre. Elle n’eût sûrement pas pris part au conflit si l’armée
allemande n’avait envahi la Belgique et menacé directement les intérêts
anglais en se dirigeant sur Anvers.

Ce même ministre, et beaucoup de ses compatriotes, semblent persuadés
que c’est l’Angleterre qui vint au secours de la France. Lorsque, dans
un nombre d’années indéterminé encore, il sera possible d’étudier avec
impartialité les origines de la grande guerre, les historiens
reconnaîtront, sans aucun doute, qu’en dépit des apparences, ce fut,
tout au contraire, la France qui vint au secours de l’Angleterre. On
considérera alors la conflagration européenne comme une Hutte pour
l’hégémonie entre l’Allemagne et l’Angleterre. Si la France, la Belgique
et d’autres pays y furent mêlés, ce fut simplement parce qu’ils se
trouvèrent sur le chemin des deux grands rivaux qui aspiraient à la
domination commerciale du monde.

A examiner seulement les résultats de la guerre, il n’est pas douteux
que c’est grâce à la France que l’Angleterre triompha d’un rival dont
elle sentait grandir la menace puissante. Grâce encore à la France, elle
hérita de l’hégémonie allemande et réussit à se constituer un empire
tellement immense que, suivant la déclaration même de lord Curzon au
Parlement, il dépasse tout ce que l’Angleterre pouvait rêver.

A la liste des guerres presque inévitables, il faut ajouter la future
lutte entre le Japon et les États-Unis, conséquence du refus de
l’Amérique d’accepter sur son sol l’excédent de population que le Japon
ne pourra bientôt plus nourrir. Nous aurons l’occasion d’y revenir en
étudiant les conséquences d’un développement trop rapide de la
population.




CHAPITRE III

LES GUERRES RÉSULTANT D’UN EXCÉDENT DE POPULATION


Il n’existe pas de peuple plus convaincu de la puissance des lois que
les Latins. Il en existe peu qui les respectent moins.

C’est justement parce qu’ils sont persuadés du pouvoir des lois que les
Latins en accumulent sans cesse et c’est parce que l’expérience leur
montre l’impuissance des lois, qu’ils ne les respectent pas longtemps.

Les lois reconnues inefficaces se trouvent bientôt remplacées par
d’autres, chargées des mêmes espérances, et nos parlements resteront des
machines à légiférer jusqu’au jour où on découvrira que les lois utiles
naissent des nécessités et des coutumes, mais ne les précèdent pas.

Si les lois n’ont qu’un pouvoir constructeur bien faible et demeurent
incapables de refaire les sociétés--contrairement aux convictions de
certains partis politiques,--elles peuvent exercer une action
destructrice très grande. C’est ainsi, par exemple, que la loi de huit
heures dans la marine rendait notre commerce extérieur de plus en plus
impuissant à lutter contre la concurrence étrangère, et l’eût finalement
anéanti si cette loi n’avait été abrogée. C’est ainsi également que les
décrets sur les loyers ont paralysé la construction d’habitations
nouvelles et rendu plus aiguë une crise à laquelle ces décrets
prétendaient remédier. C’est ainsi encore que les lois proposées par les
socialistes contre le capital, la propriété et l’industrie, ont
déterminé rapidement la fuite des capitaux à l’étranger, provoqué une
baisse considérable de la valeur du franc et, par voie de conséquence,
un nouvel accroissement du prix de la vie.

                   *       *       *       *       *

Le problème de la natalité, qui passionne aujourd’hui tant d’esprits en
France, va nous fournir un nouvel exemple des illusions sur la puissance
attribuée aux lois.

Chacun sait que le chiffre de la population française reste à peu près
stationnaire. On formerait une bibliothèque avec la collection des
discours, conférences et règlements destinés à augmenter ce chiffre.

Les propositions des réformateurs se ramènent le plus souvent à établir
des impôts sur les célibataires au profit des familles nombreuses. Une
des plus typiques de ces suggestions est celle de l’académicien Émile
Picard que ses méditations prolongées conduisirent à proposer un impôt
spécial aux dépens des individus n’ayant pas trois enfants et au profit
des familles qui les possèdent.

Le simplisme déconcertant de telles conceptions prouve à quel point le
problème de la natalité reste incompris.

                   *       *       *       *       *

Étant données les causes profondes des variations de la natalité, on
peut considérer comme certain que les lois et discours formulés depuis
vingt-cinq ans n’ont accru nulle part le chiffre de la population.

Il faut se féliciter de cet insuccès. En étudiant la question de plus
près, les économistes ont fini par découvrir que la plupart des pays de
l’Europe présentaient des excédents de population. Un des plus savants
d’entre eux, M. Keynes, a très justement fait observer:

  «Qu’avant la guerre, l’Europe était déjà beaucoup trop peuplée et se
  procurait de plus en plus difficilement les moyens de subsistance, et
  encore grâce aux ressources de moins en moins abondantes du nouveau
  monde. Aujourd’hui, la capacité de production des peuples est si
  réduite qu’on peut affirmer que l’Europe possède un excédent
  d’habitants qu’elle ne pourra bientôt plus nourrir.»

Plusieurs peuples européens sont déjà fort gênés par leur surcroît de
population. L’Angleterre a quinze cent mille chômeurs; l’Allemagne, un
million sept cent mille; l’Italie, dont la population augmente de plus
d’un demi-million par an, ne saura bientôt, comme l’a fait observer M.
Mussolini, où déverser l’excédent de ses habitants.

La difficulté sera d’autant plus grande que les pays étrangers se
ferment chaque jour davantage. Les États-Unis ont déjà réduit à quatre
mille cinq cents par an le chiffre des émigrés dont ils toléreront
l’entrée. Les républiques de l’Amérique du Sud se coalisent aussi,
maintenant, pour empêcher l’immigration.

Plusieurs nations considéreraient volontiers qu’un excédent de
population leur constituerait un droit à s’emparer des colonies pour y
verser cet excédent. Le journal anglais _Observer_ du 12 décembre 1926 a
fait à ce propos les très justes réflexions suivantes:

  «Aucun pays n’est fondé, du simple fait d’une natalité très forte, à
  s’emparer de territoires appartenant à autrui. Du point de vue
  philosophique, la thèse qu’il convient de limiter une natalité trop
  forte est tout aussi valable que celle qui soutient que les annexions
  forcées sont justifiables dans le cas d’une race qui se plaît à
  produire un excédent biologique. Nous vivons à une époque où le nombre
  seul compte de moins en moins.»

La justesse de cette dernière réflexion sur le rôle moderne du nombre
reste assez contestable. Il est possible que le nombre devrait compter
de moins en moins mais, en réalité, il compte souvent de plus en plus.

                   *       *       *       *       *

Les Asiatiques sont également victimes d’une trop intense natalité. Le
Japon, qui contenait trente-trois millions d’habitants il y a un
demi-siècle, en possède aujourd’hui soixante millions et ne sachant
littéralement où placer cet excédent, voudrait forcer les États-Unis,
qui s’y refusent, à l’accepter.

Tous les peuples orientaux, dont aucune considération n’a modéré la
fécondité, se multiplient avec la même effrayante rapidité. L’Inde est
surpeuplée et le serait beaucoup plus encore si des famines qui font
périr plusieurs millions d’hommes, comme la célèbre famine d’Orissa, ne
ramenaient fréquemment la population à un chiffre en rapport avec ses
moyens de subsistance.

La Russie a subi un accroissement analogue: de soixante-cinq millions
d’habitants en 1850, elle est passée aujourd’hui à cent soixante-dix
millions. Or, d’après les leçons de l’Histoire, dès qu’une population
dépasse ses possibilités d’existence il lui faut émigrer ou envahir
militairement ses voisins. Ce sont de telles émigrations qui
détruisirent en Gaule la civilisation romaine.

                   *       *       *       *       *

L’observation et le raisonnement démontrent facilement que les
législateurs sont impuissants à modifier par des décrets les nécessités
économiques et psychologiques qui déterminent le mouvement d’une
population. Tout ce qu’on peut obtenir, c’est d’arriver, par des mesures
hygiéniques convenables, à réduire la mortalité, comme y a réussi
l’Allemagne. La mortalité infantile est en effet moitié plus forte en
France que dans les pays germaniques.

L’Histoire fournit plusieurs exemples de l’impuissance des lois sur le
mouvement de la population. Le plus frappant est celui de l’empereur
Auguste, qui, devenu maître du monde, s’imagina être assez fort pour
remédier par des mesures draconiennes à la diminution de la population
romaine. Elle avait été fortement réduite à la suite des hécatombes
engendrées par les guerres sociales qui amenèrent la destruction de la
république et son remplacement par des dictateurs couronnés.

C’est en réalité sur des amoncellements de cadavres que s’était édifié
l’empire. Les socialistes de l’époque, dont les doctrines ne différaient
guère de celles des socialistes modernes, n’étaient pas plus tendres que
ces derniers. Cinquante ans de luttes intestines avaient
considérablement réduit la population romaine. A lui seul, Sylla avait
fait massacrer plus de vingt-cinq mille citoyens. Marius, chef du parti
populaire, avait fait égorger par milliers les plus éminents citoyens de
Rome, deux cents sénateurs et trois mille chevaliers.

Comprenant très bien les dangers de la dépopulation, Auguste essaya
d’accroître le nombre des citoyens par d’impératifs décrets. La loi
Julia, par exemple, frappait de peines sévères les célibataires et
récompensait d’avantages divers le mariage et la paternité. Les
résultats obtenus furent nuls. Rome continua à rester dépeuplée de
Romains et peuplée d’étrangers. Ce fut une des causes principales de sa
décadence.

                   *       *       *       *       *

La tendance fondamentale de la nature est de faire naître infiniment
plus d’êtres qu’elle n’en peut nourrir. Cette fécondité, qui joua un
rôle prépondérant dans l’évolution des êtres aux époques géologiques, a
exercé une action aussi importante dans d’histoire des peuples.

Devenus trop nombreux pour trouver sur leur sol des moyens de
subsistance, ils vont les chercher au dehors. L’histoire de divers pays
est surtout celle des invasions qu’ils ont entreprises ou subies.

Quand ces invasions se multiplient, les peuples envahis ne résistent pas
longtemps. Malgré toute sa force, la civilisation romaine périt sous un
flot d’envahisseurs ne possédant que des rudiments de culture. Les
Babyloniens et les Assyriens avait déjà connu un pareil sort.

La fécondité d’un peuple est donc redoutable pour ses voisins.
L’Allemagne n’était pas trop peuplée encore, au moment de la guerre,
mais elle allait bientôt l’être. Cette surpopulation prochaine était
invoquée par ses écrivains pour conseiller l’envahissement des nations
voisines. Mais tous les peuples menacés par l’Allemagne s’unirent pour
opposer le nombre au nombre. Il en sera sans doute de même dans
l’avenir, et c’est pourquoi l’Allemagne hésitera probablement longtemps
avant d’entreprendre une nouvelle invasion.

                   *       *       *       *       *

L’insuccès des lois d’Auguste et de ses imitateurs modernes tient à ce
principe fondamental, ignoré évidemment des réformateurs, que le
mouvement de la population résulte de nécessités supérieures aux
volontés des législateurs.

D’une façon générale, on peut dire que les naissances diminuent quand
l’enfant devient, comme dans la bourgeoisie actuelle, trop coûteux à
élever. Les naissances se multiplient chez les paysans, où l’enfant
constitue au contraire une utilité. Chez les ouvriers, la natalité
diminue en même temps que la nuptialité augmente, parce que la femme est
productive, et que l’enfant apparaît souvent comme un accident gênant et
dispendieux.

                   *       *       *       *       *

En dehors des causes particulières qui font varier la natalité dans les
diverses classes sociales, on peut dire que la situation économique
présente du monde aura bientôt pour résultat une limitation certaine de
la population. La surproduction est générale, et générale aussi son
inévitable conséquence, le chômage.

On sait que l’Angleterre se procure au dehors, grâce à ses marchandises,
la presque totalité de son alimentation. Ne trouvant plus depuis la
guerre un sombre suffisant d’acheteurs elle limite ses fabrications et
subit un lourd chômage.

Avant que la Grande-Bretagne revienne à son ancienne richesse sa
population devra diminuer notablement.

Dans l’évolution actuelle du monde, les pays dont le sol ne pourra pas
nourrir ses habitants deviendront fatalement les moins prospères.

Cette destinée ne menace pas la France, puisque son sol produit la
presque totalité de ses moyens de subsistance et les produirait
entièrement si l’on faisait subir à l’agriculture des perfectionnements
analogues à ceux qu’a réalisés l’Allemagne.

                   *       *       *       *       *

La destinée des peuples dont la multiplication est trop rapide se trouve
chargée de périls.

Dans un travail récent, l’amiral Rodger, ancien commandant de l’escadre
asiatique des États-Unis, déclarait que, «lorsque la population
américaine atteindrait deux cents millions, le pays serait forcé de se
livrer à des guerres agressives pour donner des territoires nouveaux à
ses habitants». C’est là une application de la vieille loi de Malthus,
dont la justesse, bien que souvent contestée, fut toujours vérifiée par
l’Histoire.

                   *       *       *       *       *

Comme conclusion de ce qui précède, nous pouvons dire que malgré les
lamentations des philanthropes, la France n’a pas à regretter de voir sa
population rester stationnaire. Elle possède un nombre presque suffisant
d’habitants; il ne lui en faudrait qu’un peu plus pour éviter l’invasion
d’ouvriers étrangers.

Voici plus de vingt-cinq ans que j’ai soutenu ces thèses. Elles
paraissaient paradoxales alors, mais les événements en ont montré
l’exactitude.

Plusieurs économistes ont fini par arriver aux mêmes conclusions. Je me
crois donc fondé à répéter avec l’un d’eux:

  «De tous les périls qui menacent l’humanité civilisée, celui de la
  surpopulation est le plus net, le plus sûr et non le plus lointain; si
  bien que toute la question internationale, les guerres possibles de
  l’avenir et le désarmement tant rêvé en dépendent directement.»




CHAPITRE IV

LES CONFLITS AVEC L’ISLAM


Les conflits de l’Europe avec l’Islam ont déjà joué un rôle considérable
dans l’histoire. Les Musulmans dominèrent longtemps l’Espagne, le nord
de l’Afrique, l’Égypte, la Perse et une partie de l’Inde. Pour lutter
contre leur puissance, le monde européen entreprit plusieurs croisades.

Aujourd’hui le pouvoir politique de l’Islam se réduit à quelques îlots
tels que la Turquie et le Maroc, mais son influence sur les âmes s’étend
jusqu’aux confins de la Chine.

On sait le rôle néfaste joué par la Turquie dans la dernière guerre et
on sait aussi que l’insurrection du Maroc a coûté bien des millions à la
France et à l’Espagne.

Pour réduire un des chefs de la révolte, Abd-el-Krim, il fallut une
importante armée commandée par un illustre maréchal.

Le chef musulman a été capturé, mais la pacification complète du Maroc
exigera beaucoup de temps encore.

Les idées d’Abd-el-Krim sont connues puisqu’il les a exposées dans
plusieurs interviews, notamment dans celle reproduite par le journal
italien _El Popolo_.

Il attribue à cette guerre une origine religieuse et assure que les
Espagnols l’avaient entreprise pour exécuter une partie du testament,
vieux de cinq cents ans, d’Isabelle la Catholique, relative à la
nécessité de détruire l’Islamisme.

Avec les indications publiées dans diverses interviews et la
connaissance de la mentalité musulmane, on peut déterminer les pensées
d’Abd-el-Krim. En voici une approximative esquisse:

  «Ma situation est glorieuse; j’ai détruit, il y a peu d’années, une
  armée espagnole de cent mille hommes, pris son matériel et obligé le
  roi d’Espagne à me payer une rançon de quatre millions de pesetas pour
  racheter ses prisonniers. Finalement, l’Espagne avait renoncé à
  l’occupation du Maroc.

  «Je me suis alors tourné contre les Français, espérant que j’en
  triompherais aussi facilement que des Espagnols. La France m’a vaincu
  mais n’y a réussi qu’en envoyant contre moi une grande armée commandée
  par le plus habile de ses maréchaux.

  «L’ennemi a montré à quel point il me redoutait, puisque son
  gouvernement faillit être renversé à la suite d’un refus devant le
  parlement de m’envoyer des émissaires solliciter la paix.

  «Si je suis devenu un personnage dont les actes étaient enregistrés
  par tous les journaux de l’univers, c’est parce que je représentais la
  puissance musulmane, très redoutée depuis qu’à Smyrne un autre général
  musulman vainquit une armée grecque appuyée par le gouvernement
  britannique.

  «Donc, je représente l’Islam, qui est aujourd’hui presque sans chef,
  puisque le commandeur des croyants a été si maladroitement expulsé de
  Constantinople.

  «Ne suis-je pas aussi, en réalité, un des héritiers du grand empire
  musulman qui s’étendait jadis de l’Espagne à l’Inde? Mes ancêtres ont
  occupé la plus grande partie du territoire espagnol pendant plusieurs
  siècles et l’ont civilisée, ainsi d’ailleurs que le reste de l’Europe.
  N’est-ce pas dans les grandes universités musulmanes de l’Espagne que
  tous les étudiants d’une Europe, alors demi-barbare, venaient
  s’instruire et chercher dans nos livres la connaissance de la
  civilisation gréco-romaine dont nous étions alors, avec Byzance, les
  seuls représentants?

  «Sans doute, ces temps sont passés; mais le drapeau de la foi
  islamique, abandonné par les vainqueurs de Smyrne, qui oublient qu’un
  peuple ne renonce pas impunément à ses dieux, doit être arboré par
  quelqu’un. Les deux cent cinquante millions de Musulmans dispersés
  dans le monde ont besoin d’un chef spirituel. Pourquoi ne serais-je
  pas ce chef? Je suis prisonnier mais ma destinée n’est peut-être pas
  terminée encore.»

                   *       *       *       *       *

Le conflit marocain acquiert une grande importance quand on le rapproche
des événements récents dont la Turquie musulmane a été et est encore le
siège.

Le canon ne constitue pas uniquement, comme on le dit quelquefois,
l’_ultima ratio regum_, mais aussi la dernière raison des idéals qui
cherchent à triompher.

L’Orient musulman traverse aujourd’hui une de ces rares époques où les
peuples renoncent aux dieux qu’ils adoraient pour en choisir d’autres.

On connaît l’influence colossale jouée par l’Islamisme dans les annales
du monde. Il sut donner à des nomades ignorés de l’histoire une
communauté d’idées, de sentiments et de pensées qui leur permit, en
quelques années, de conquérir une partie de l’Empire romain et de fonder
un royaume étendu de l’Espagne aux rives du Gange.

A la suite d’événements divers qui amenèrent, beaucoup plus tard, la
conquête de Constantinople par les Turcs, cette grande ville était
devenue le centre de l’Islam. La parole sainte du commandeur des
croyants restait révérée du Maroc jusqu’à l’Inde.

L’Islamisme continuait ainsi à unir la pensée de races les plus
diverses. C’est au nom de cette puissante foi que les cinquante millions
de Musulmans de l’Inde formaient un bloc si dangereux pour l’Angleterre,
et au nom de la foi musulmane encore qu’un chef marocain put lancer ses
tribus contre les chrétiens considérés comme ennemis de leur croyance.

Or voici que les héritiers du vieil empire ottoman renoncent, en
Turquie, aux forces religieuses qui unissaient leurs âmes et prétendent
lui substituer un nationalisme étranger à toute religion, ne tenant
compte que des intérêts de chaque peuple.

Après avoir chassé le chef suprême des croyants de Constantinople, les
fondateurs de la nouvelle république turque, établie à Angora, croient
pouvoir remplacer l’ancien idéal musulman par des principes
démocratiques européens. Une politique exclusivement localisée à la
Turquie entraîna l’abandon de toute solidarité religieuse et c’est
pourquoi, pendant les différends de l’Égypte avec l’Angleterre, le
Parlement turc renonça à la fraternité musulmane.

Les républicains d’Angora ont-ils raison de croire la politique fondée
sur le nationalisme plus forte que celle établie sur le panislamisme
religieux? L’expérience seule pourra répondre.

En changeant d’idéal, c’est-à-dire en substituant l’idée d’une patrie
locale, basée sur la communauté de race, à l’idée d’une patrie générale
basée sur la communauté de croyance, les Turcs sont évidemment entrés
dans une voie nouvelle. L’Europe civilisée y gagnera sûrement, mais il
est douteux que les pays orientaux y gagnent quelque chose, puisque si
les principes d’Angora s’étendaient à tout le monde islamique chaque
contrée musulmane se trouverait réduite à elle-même.

                   *       *       *       *       *

La révolte du Maroc ne s’est prolongée qu’en raison de la protection que
lui accordèrent les socialistes. Si on les avait écoutés, la Tunisie et
l’Algérie eussent été bientôt menacées d’une guerre d’invasion destinée
à l’expulsion des chrétiens. Le fait que les socialistes n’aient pas
perçu de telles évidences montre une fois encore à quel point les idées
les plus claires peuvent devenir inaccessibles aux esprits hypnotisés
par une croyance.

Quoi qu’il en soit de son évolution sur un point encore très localisé du
monde musulman, l’Islam constitue toujours une grande force et il en
coûterait cher aux Européens de la méconnaître. C’est pour l’avoir
ignorée qu’un ministre anglais fit perdre à l’Angleterre l’espoir de
posséder définitivement Constantinople en lançant les Grecs contre la
Turquie.

                   *       *       *       *       *

Bien que fort supérieurs aux Russes et à la plupart des populations
balkaniques, les Musulmans en général, ceux de Turquie en particulier,
sont considérés par beaucoup d’écrivains, un peu trop ignorants de la
politique et de l’histoire, comme des peuples demi-barbares dépourvus de
culture. Leur opinion est assez bien résumée dans une publication:
_Étude Franco-Grecque_, dont voici un passage:

  «Quoi qu’on en puisse dire, l’Islam a été et sera toujours un grand
  destructeur; il n’admet d’autre science que la connaissance du Coran.
  Brutal, intolérant, il est l’un des plus grands fléaux qui jamais se
  soient abattus sur le monde.»

Évidemment, l’auteur de pareilles diatribes n’a jamais vu un des
merveilleux monuments musulmans de l’Espagne, de l’Égypte et de l’Inde.
Il ignore le rôle prépondérant joué par les universités musulmanes dans
la civilisation européenne.

C’est pourtant avec de telles ignorances que s’écrivent les livres
servant de guides aux politiciens modernes. Le chef du gouvernement
anglais n’en connaissait probablement pas d’autres quand il songeait à
expulser les Musulmans de l’Europe.

Sans doute, les Turcs ont successivement perdu--le plus souvent au
profit de l’Angleterre--les plus importants fragments de leur empire:
Bulgarie, Syrie, Mésopotamie, Palestine, Égypte, Chypre, Malte etc.,
mais ils paraissent décidés, aujourd’hui, à en sauver le reste.

Le gouvernement bolcheviste, qui avait tenté d’étendre sa propagande en
Turquie, n’y a obtenu aucun succès. Ses visées sur les détroits et
Constantinople, conformes aux anciennes prétentions des tzars, inspirent
naturellement aux Turcs une profonde méfiance.

La France pourrait en profiter pour renouer ses anciennes relations avec
la Turquie, mais l’influence des socialistes entrave toute sa politique
extérieure.




CHAPITRE V

LES MENACES DE CONFLITS ASIATIQUES


Pondant que se multiplient en Europe congrès et conférences destinés à
rendre la paix moins précaire, des dangers plus graves, peut-être, que
les menaces de guerres européennes, grandissent en Orient.

Notre petite planète est habitée, on le sait, par 1700 millions
d’hommes, sur lesquels 500 millions de blancs exploitent plus ou moins à
leur profit, depuis des siècles, 1200 millions d’hommes de couleur:
nègres, jaunes, etc., considérés comme des races inférieures.

Aujourd’hui, ces populations, si longtemps demi-asservies, prétendent
repousser leurs anciens maîtres. L’Inde et d’autres colonies réclament
l’indépendance. L’Égypte, qui tient la route de l’Inde par le canal de
Suez, la réclame également. La Chine ne veut plus subir l’influence
étrangère.

                   *       *       *       *       *

L’hégémonie de l’Europe sur l’Orient se trouve d’autant plus ébranlée
que la solidarité européenne qui maintenait cette hégémonie s’est
désagrégée. L’Asie sait les États européens profondément divisés et
incapables d’union. Elle n’ignore pas que les blancs ne pourraient plus,
comme à l’époque de la révolte des Boxers, envoyer une expédition
internationale en Chine.

La défaite écrasante infligée par les Japonais aux Russes a d’ailleurs
montré aux Asiatiques que l’Europe n’était plus invincible.

En Orient comme en Occident, certains mots possèdent un magique empire.
Des formules telles que: «L’Inde aux Hindous, l’Afrique aux Africains»,
soulèvent les âmes, bien que ne correspondant à aucune possibilité. Que
deviendrait, par exemple, l’Inde, sans la domination anglaise? Ce
qu’elle était à l’époque de la puissance mogole: une collection de
royaumes profondément séparés par la race, la religion, la langue, sans
industrie, sans commerce et constamment en guerre. On connaît également
le sort misérable des républiques nègres: Haïti, Libéria, etc., que les
hasards des guerres coloniales avaient fait naître.

Les illusions sur le pouvoir transformateur des institutions européennes
que les Orientaux rêvent d’adopter, menacent également, nous l’avons vu,
de désorganiser la Turquie, et les pays soumis à la loi du prophète.

Les soixante millions de musulmans qui prétendent ravir aux Anglais la
domination de l’Inde deviendront peu dangereux le jour où ils auront
perdu leur foi. Le bloc encore unifié par la communauté de croyances ne
serait bientôt plus qu’une poussière d’hommes.

Les Orientaux sont, d’ailleurs, bien excusables de commettre des erreurs
dont tant d’Européens sont victimes quand ils oublient que les phases
politiques, comme les phases biologiques, ne peuvent être franchies que
par étapes successives.

                   *       *       *       *       *

Cette évolution, ou plutôt cette révolution de l’Orient, a surtout
inquiété l’Angleterre, qui espérait conserver l’hégémonie commerciale du
monde définitivement conquise par la dernière guerre.

On sait que la Grande-Bretagne, pays surtout industriel, est obligée de
se procurer au dehors les produits nécessaires à son alimentation, alors
que la France, pays agricole, pourrait, à la rigueur, vivre des produits
de son sol. Il est donc naturel que les questions coloniales, un peu
négligées en France, jouent un rôle capital en Angleterre.

Sans doute, les colonies anglaises constituent pour elle, comme le
disait Disraéli, un moyen de s’enrichir, mais elles sont d’abord un
moyen de vivre. Isolés du reste de l’univers, les Anglais périraient
bientôt de famine dans leur île.

                   *       *       *       *       *

Dans une intéressante conférence, M. Albert Sarraut, ancien ministre des
Colonies, envisage comme fort menaçante une guerre que pourraient faire,
sans trop de difficultés, les peuples de l’Orient à ceux l’Occident.

Les luttes guerrières dont l’Asie semble menacer l’Europe, et qui ont
vivement frappé cet homme d’État, ne sont pas les plus redoutables. Les
luttes économiques seraient peut-être plus meurtrières.

Ce côté essentiel de la question ne paraissant pas avoir attiré
l’attention de M. Sarraut, je vais résumer quelques-unes des pages que
j’écrivis, jadis, à ce sujet, dans mon livre sur l’Inde, publié à la
suite d’une mission en Asie dont m’avait chargé le gouvernement
français.

Les luttes militaires font périr en bloc un grand nombre d’hommes, mais
les luttes économiques comme celles qui se préparent entre l’Orient et
l’Occident, pour être plus pacifiques en apparence, n’accumuleraient pas
moins de ruines.

Par suite de l’évolution industrielle qui transforme aujourd’hui le
monde, l’Orient tend à devenir l’envahisseur commercial de l’Occident,
au lieu d’être, comme jadis, envahi par lui.

Invasions d’autant plus redoutables qu’elles n’amèneraient avec elles ni
hommes, ni canons, c’est-à-dire rien de ce qu’on puisse vaincre, mais
seulement des forces que l’on ne peut pas vaincre.

Dans la phase actuelle du monde, les armes avec lesquelles combattaient
autrefois les peuples tendent de plus en plus à se transformer. Ils
lutteront probablement beaucoup plus, désormais, avec leurs produits
industriels et agricoles qu’avec leurs canons.

Dans une telle lutte, l’avantage cesse de plus en plus d’appartenir à
l’Occident. Le rapprochement des deux mondes sous l’influence de la
vapeur et de l’électricité aura bientôt pour conséquence une égalisation
générale de la valeur des produits industriels et agricoles, et, par
conséquent, des salaires à la surface du globe.

Naturellement, le taux moyen de ces salaires sera déterminé par celui de
la journée de travail dont se contentent les peuples ayant le moins de
besoins et pouvant, par suite, produire à meilleur marché.

Dans une telle concurrence, les Orientaux, qui forment la majorité du
monde et qui sont en même temps les plus sobres de tous les peuples,
deviendront fatalement les régulateurs des salaires. Ces salaires
s’élèveront probablement un peu, mais ceux des Européens devront
s’abaisser considérablement.

Nos descendants se trouveront en face d’une lourde tâche s’ils veulent
demeurer quelque temps encore à l’avant-garde de l’humanité, et ne pas
sombrer trop vite dans l’abîme éternel où les lois de l’évolution
conduisent fatalement les hommes, les empires et les dieux.

                   *       *       *       *       *

Le bref exposé qui précède explique comment les problèmes de l’Orient
seront bientôt plus graves que les maigres questions politiques qui
préoccupent tant les Européens aujourd’hui. Un des plus importants,
peut-être, résultera du développement rapide de la puissance du Japon.
Cette nouvelle puissance paraît devoir exercer en Orient une hégémonie
analogue à celle rêvée par l’Allemagne et l’Angleterre en Occident.

Libéré, maintenant, de toutes influences étrangères, le Japon traite
d’égal à égal avec les grandes puissances européennes. Sa flotte est une
des premières du monde. Les États-Unis jettent des regards inquiets vers
ce minuscule pays, dont il y a moins d’un siècle l’Europe connaissait à
peine l’existence, et dont le rôle est devenu aujourd’hui considérable.
Le petit peuple japonais resta dédaigné jusqu’au jour où, à la
stupéfaction universelle, il obligea le plus vaste empire du monde à
signer une humiliante paix.

Grâce à ses incessants progrès, l’Empire du Soleil Levant est capable,
aujourd’hui, de tenir tête aux grandes puissances et vise à devenir
maître de l’Asie.

Une de ses forces principales réside dans l’accroissement rapide de sa
population. Alors que plusieurs peuples de l’Occident voient diminuer
leur natalité, celle du Japon augmente annuellement de près d’un
million. Nous avons rappelé déjà que les trente millions d’habitants de
1870 dépassent soixante millions aujourd’hui.

Ce surpeuplement rapide oblige impérieusement le Japon à chercher des
territoires pour y verser l’excédent de sa population. Impossible de
caser cet excédent en Chine, déjà trop peuplée. La place ne manquerait
pas aux États-Unis et dans les Dominions anglais: Australie, Canada,
etc. Mais Anglais et Américains ne veulent à aucun prix accepter
l’invasion des jaunes et leurs raisons ont une grande force.

Ils soutiennent, en effet, que le jaune pouvant, grâce à sa sobriété,
travailler à des prix beaucoup moins élevés que ceux des blancs, ferait
aux ouvriers de race blanche une concurrence désastreuse. Ils remarquent
ensuite que la race japonaise se multipliant beaucoup plus vite que la
race blanche, les États-Unis et l’Australie deviendraient, en peu
d’années, par ce seul fait, de véritables colonies japonaises.

On conçoit donc que les États-Unis ne soient nullement disposés à suivre
le conseil humanitaire donné par M. Albert Sarraut, de se serrer un peu
pour faire place aux Japonais.

Les Japonais, étant bien forcés de déverser quelque part l’excédent
d’une population que, prochainement, ils ne pourront plus nourrir,
entreront fatalement en lutte avec les peuples refusant de les accepter
sur leurs territoires.

Dans l’état actuel du monde, et à moins de découvertes scientifiques
imprévues, cette lutte semble aussi inévitable que le furent, jadis,
celles de l’empire romain contre les invasions germaniques déterminées,
elles aussi, par un excédent de population.

                   *       *       *       *       *

J’ai beaucoup de sympathie pour le peuple japonais, depuis que j’ai
appris à le connaître. J’étais très lié avec un de ses plus éminents
représentants, le baron Motono, alors ambassadeur à Paris. Cet éminent
homme d’État voulut bien traduire en japonais plusieurs de mes ouvrages
et publier une longue étude d’ensemble sur mes livres de psychologie
politique. Nous avons souvent causé du problème qui vient d’être exposé,
sans y découvrir de solution claire. Ce sont justement les remarquables
qualités des Japonais, leur sobriété, leur ingéniosité et aussi leur
fécondité, qui les rendent si dangereux pour des peuples ne possédant
pas des aptitudes pareillement développées. Il faut donc laisser à
l’avenir le soin de résoudre un problème dont aucune solution pacifique
n’apparaît encore.

                   *       *       *       *       *

Dans la conférence à laquelle nous faisions allusion plus haut, M.
Albert Sarraut envisage non seulement la lutte entre le Japon et les
États-Unis, mais aussi celle de l’Europe contre tous les peuples de
l’Orient, et il écrit:

  «Si la conciliation n’intervient pas entre les forces antagonistes,
  éclatera le plus formidable conflit de l’Histoire, auprès duquel la
  guerre que nous avons subie cinq ans n’aura que la valeur d’une
  escarmouche.»

Il est évidemment possible que les peuples de l’Orient, ayant les armées
russes à leur tête, envahissent un jour l’Occident. Un journaliste
assurait que le traité russo-japonais serait le prélude d’une alliance
entre le Japon, la Russie et l’Allemagne.

On peut échafauder sur de tels sujets une foule d’hypothèses
effrayantes. Mais leur réalisation doit être envisagée comme appartenant
à la série des événements sur lesquels nous ne pouvons rien, tels qu’un
tremblement de terre ou le refroidissement inévitable de notre planète.




CHAPITRE VI

LES GUERRES INTÉRIEURES ET LES VOLONTÉS POPULAIRES


Les trente congrès réunis à Londres et à Paris pendant dix ans, et les
règlements de la Société des Nations, avaient pour but d’empêcher les
guerres entre peuples rivaux; mais personne ne paraît s’être préoccupé
des conflits entre les partis politiques d’un même peuple.

Ces conflits intérieurs sont pourtant aussi dangereux que les guerres
extérieures. Si le triomphe momentané du communisme en Hongrie, en
Allemagne et en Italie, s’était prolongé, il serait devenu plus
destructeur encore que des guerres d’invasion.

Un coup d’œil rapide jeté sur la situation actuelle de quelques grands
pays de l’Europe montrera à quel point les guerres sociales deviennent
menaçantes.

Ne pouvant faire l’historique de toutes les révolutions sociales, dont
la plupart des pays de l’Europe,--Allemagne, Russie, Autriche, Hongrie,
Grèce, Bulgarie, Turquie, etc.--ont été récemment victimes, nous ne
considérerons que les trois grandes nations latines: l’Italie, l’Espagne
et la France.

                   *       *       *       *       *

On sait dans quel désordre les succès du communisme et du syndicalisme
avaient plongé l’Italie. Le pillage des propriétés et des usines ainsi
que les assassinats étaient journaliers. L’armée devenait hésitante,
l’action du pouvoir royal complètement nulle.

Devant l’imminence d’une catastrophe, d’anciens combattants se réunirent
sous le commandement d’un chef vaillant, M. Mussolini, pour tenter de
sauver leur pays de l’anarchie. A la tête d’une nombreuse milice, le
futur dictateur marcha sur Rome et força le roi à l’accepter comme chef
du gouvernement.

L’énergie du nouveau maître lui conquit bientôt tous les suffrages. Les
socialistes eux-mêmes se déclarèrent ses partisans.

Grâce à cette intervention, l’Italie fut sauvée des guerres intérieures.

L’Espagne a été--comme l’Italie--menacée d’une guerre civile et n’en fut
également préservée que par un dictateur. Le coup d’État réalisé, en
septembre 1933, par le général Primo de Rivera, et le Directoire
militaire qui en est sorti ont totalement supprimé les partis politiques
espagnols, toujours en luttes acharnées. Constitution, ministres, Sénat,
tout a été balayé et, il faut bien le constater, à la grande
satisfaction du pays.

La France n’a pas encore, depuis la paix, subi de révolutions analogues
à celles de l’Italie et de l’Espagne, mais elle en est menacée par
l’intervention croissante de socialistes extrémistes chaque jour plus
nombreux. Son avenir, comme celui de divers pays de l’Europe, dépendra
des résultats de la lutte entre les partis qui préparent les guerres
intérieures et ceux qui tâchent de les prévenir.

Le conflit entre les forces de destruction et celles de cohésion grandit
chaque jour. Ces deux forces s’équilibrent à peu près en France; c’est
pourquoi il sera relativement facile d’y faire pencher la balance d’un
côté ou de l’autre.

On en eut la preuve lorsque, pour obéir aux théories de jacobins qui
préféreraient voir périr le pays plutôt que leurs principes, un
gouvernement dominé par les socialistes s’aliéna tous les catholiques en
supprimant l’ambassade du Vatican, et aussi, la majorité des Alsaciens
en prétendant supprimer leurs anciennes libertés. Un nouveau
gouvernement, comprenant que l’art de gouverner ne consiste pas à
appliquer des théories, mais à tenir compte des réalités, réussit, en
quelques jours, à pacifier l’Alsace en lui laissant ses libertés et à
calmer les catholiques en rétablissant l’ambassade auprès du pape.
C’était fort simple; mais, à un certain moment, le fanatisme des
extrémistes inspirait une telle crainte que les ministres timorés
n’osaient pas résister à des suggestions devenues bientôt des ordres.

                   *       *       *       *       *

L’action des foules est aujourd’hui prépondérante dans tous les états
modernes, et c’est en partie pour cette raison que les gouvernements
européens deviennent si instables. Leur existence dépend de votes
populaires toujours incertains.

Un des grands dangers de l’âge actuel résulte de l’influence des masses
dans la conduite des nations. Leurs sentiments sont violents, leur
raison faible et leur aptitude à prévoir complètement nulle.

L’incapacité des foules à prévoir les conséquences de leurs actes et
surtout de leurs votes, fut toujours un péril pour les gouvernements
populaires. Elles obéissent aux impulsions du moment comme jadis Ésaü
vendant son droit d’aînesse futur pour un plat de lentilles présent.
Cette mentalité est celle du barbare, et l’homme le plus intelligent
mêlé à une foule agissante redevient un barbare.

                   *       *       *       *       *

On s’illusionnerait fort sur l’importance des votes populaires en
oubliant que le vote d’un électeur traduit beaucoup plus son
mécontentement que ses opinions. C’est surtout en s’appuyant sur ce
mécontentement que les meneurs conduisent les hommes.

Les électeurs qui donnèrent jadis leurs votes à un capitaine condamné à
mort pour trahison, puis à un autre officier ayant voulu livrer un
bâtiment à l’ennemi professaient-ils vraiment les opinions subversives
que de pareils votes sembleraient supposer? En aucune façon. Ces
électeurs révolutionnaires étaient simplement des mécontents.

Les votes qui en 1924 amenèrent un grand nombre de socialistes au
parlement eurent pour origine de tels mécontentements exploités par les
meneurs.

Du groupe des mécontents faisaient partie des fonctionnaires irrités de
ne pas obtenir les salaires réclamés, des universitaires sourdement
indignés de ne pas voir reconnaître les qualités qu’ils se supposaient,
de petits bourgeois exaspérés de l’élévation constante du prix de la
vie, qu’ils attribuaient au gouvernement, etc.

Les candidats députés utilisèrent ces mécontentements, et firent de si
brillantes promesses de réformes que les électeurs se laissèrent
facilement séduire.

Les sentiments populaires sont généralement perturbés par les flatteries
des politiciens. «Le peuple ne se trompe jamais», disait déjà
Robespierre. Les politiciens modernes répètent cette assertion, et
enseignent aux foules qu’étant les vrais souverains, elles doivent tout
obtenir. Le résultat de cette propagande est d’avoir fait naître des
espérances et des haines aveugles dans l’âme des multitudes.

Le mécontentement, la défiance, la jalousie et la haine sont ainsi
devenus les véritables mobiles d’action des gouvernants obligés de
suivre les impulsions populaires.

                   *       *       *       *       *

L’extension dans tous les pays de l’Europe, y compris les plus
rationalisés, tels que l’Angleterre et le Danemark, des sentiments que
je viens d’énumérer, explique l’orientation universelle vers des partis
extrémistes riches en promesses.

Il est donc naturel que la religion socialiste, avec ses mystiques
espérances de bonheur, se généralise. Le communisme, qui promet aux âmes
simples le retour à ces temps primitifs où le sol et les femmes étaient
en commun fait également des progrès dans les couches inférieures des
populations.

Comme il est impossible de faire entrer beaucoup d’idées à la fois dans
les cervelles primitives, et qu’il s’agit surtout pour les meneurs
d’exciter des sentiments d’hostilité, quelques formules suffisent: lutte
des classes, dictature du prolétariat, suppression du capitalisme,
socialisation des richesses, etc. Sur dix mille électeurs, on n’en
trouverait peut-être pas un capable d’expliquer nettement le sens de ces
formules, et surtout de pressentir les conséquences de leur application,
mais elles impressionnent les auditeurs et cela suffit au but poursuivi
par les meneurs.

Le pouvoir magique de ces formules est à l’abri de tout argument
rationnel. La plupart des ouvriers restent persuadés qu’ils travaillent
uniquement pour enrichir quelques patrons, que des conseils d’ouvriers
remplaceraient facilement.

                   *       *       *       *       *

Comment expliquer que tous les pays ne voient pas leur civilisation
périr sous l’influence des forces révolutionnaires destructives, qui
continuent à grandir, et les menaces de guerre civiles redoutables?
Pourquoi, dans certaines nations, les votes populaires ne sont-ils que
transitoirement extrémistes et généralement suivis de votes très
conservateurs?

Simplement parce que le mécontentement et l’irritation dont nous
parlions plus haut, sont des sentiments momentanés, recouvrant un
substratum rigide constitué par l’âme des aïeux. C’est en s’appuyant sur
cette âme ancestrale que les dictateurs italien et espagnol purent
sauver leur pays de l’anarchie.

On ne comprend bien l’histoire qu’en recherchant derrière des agitations
violentes, mais fugitives comme les vagues de l’Océan, l’âme profonde de
la race. Elle intervient toujours dans les grandes circonstances où les
intérêts de cette race sont menacés. L’âme collective des foules est
très mobile, l’âme de la race très fixe quand elle a été stabilisée par
un long passé.

L’accroissement de la puissance des foules a été considérablement
favorisé par l’évolution profonde de l’industrie. La multiplication
immense d’ouvriers sur un même point a déterminé la création de forces
collectives telles que le syndicalisme dont le rôle grandit constamment.

                   *       *       *       *       *

Guidé jadis par ses élites, le monde moderne tend de plus en plus à
obéir aux volontés oscillantes des multitudes. Et comme les
civilisations sont arrivées à un degré de complication auquel les
cerveaux suffisamment développés peuvent seuls s’adapter, il en résulte
une tendance générale des foules à ramener violemment les sociétés à des
phases d’évolution inférieures mieux en rapport avec leur mentalité. Les
progrès du communisme traduisent cette aspiration.

Ainsi que nous le verrons dans un prochain chapitre, les foules sont
aujourd’hui en conflit avec les élites, bien qu’elles ne puissent se
passer d’elles.




LIVRE IV

LES FORCES POLITIQUES NOUVELLES




CHAPITRE PREMIER

LE CONFLIT ENTRE LES NÉCESSITÉS ÉCONOMIQUES ET LES ANCIENS PRINCIPES


«Ce n’est pas la fortune, dit Montesquieu, qui domine le monde. Les
Romains eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se
gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers
lorsqu’ils se conduisirent sur un autre.»

Il est évidemment utile de posséder des principes directeurs et
dangereux de les perdre. Malheureusement, ces principes ne se
choisissent pas toujours, et la nécessité peut forcer à renoncer aux
meilleurs. Ce n’est pas volontairement que les Romains subirent les
guerres civiles qui transformèrent leur république en empire, et ce
n’est pas volontairement non plus que le Sénat romain finit par laisser
les légionnaires renverser et élire les empereurs, ce qui fut une des
causes de la décadence de Rome.

                   *       *       *       *       *

Les conflits entre d’anciens principes politiques et des nécessités
nouvelles constituent une phase critique de la vie des peuples. Il en
résulte généralement une orientation différente de leurs destinées.

L’Angleterre peut être citée comme exemple de conflits entre d’anciens
principes et des nécessités imprévues obligeant à les modifier.

Un de ses principes essentiels était le libre-échange. Il avait assuré
la prospérité commerciale de la Grande-Bretagne et semblait inviolable.

Mais l’Angleterre ne constitue plus un empire régissant autocratiquement
des colonies lointaines. Plusieurs de ces colonies sont devenues des
Dominions, possédant des parlements, presque indépendants. Ils
consentirent à envoyer des troupes au secours de la métropole pendant la
grande guerre, mais les y obliger eût été impossible. On en eut la
preuve lorsque après la défaite des Grecs à Smyrne, le premier ministre
de l’Empire britannique ayant demandé des soldats aux Dominions vit sa
requête rejetée par tous.

Ces dominions se montrent de plus en plus exigeants. On le constata
notamment lorsque leurs représentants réunis à Londres demandèrent que
l’Angleterre, au moyen de taxes douanières sur les marchandises des
autres pays, réservât principalement sa clientèle à ses anciennes
colonies.

L’Australie ayant besoin de capitaux pour étendre ses chemins de fer,
ses canaux, etc., affirma ne pouvoir les obtenir qu’en exportant les
produits de son agriculture et de son élevage. Il fallait donc que
l’Angleterre entravât, par des droits protecteurs, l’entrée sur son
territoire des marchandises d’autres pays et, par conséquent, adoptât
des principes contraires à la liberté d’échange qui avait créé la
prospérité de l’Empire. Le premier ministre d’Australie alla jusqu’à
déclarer que son pays n’accepterait la venue d’ouvriers anglais sur le
territoire australien qu’autant que l’Angleterre lui assurerait ses
marchés. Il fit remarquer que la Grande-Bretagne, en réservant
spécialement sa clientèle aux Dominions, y trouverait les débouchés que
le reste du globe ne lui fournit plus. L’Empire britannique, quoique
dispersé dans les cinq parties du monde, pourrait ainsi vivre sur
lui-même.

Une des difficultés du problème est que tous les dominions, le Canada
notamment, n’ayant pas les mêmes intérêts ne professent pas les mêmes
principes. Ceux qui possèdent, par exemple, une industrie développée,
n’ont nullement l’intention de la sacrifier aux besoins des
manufacturiers anglais.

Parmi les causes de la campagne protectionniste figure encore le désir
de fermer en grande partie le marché britannique à la concurrence
allemande et américaine. Les Anglais voudraient bien, naturellement,
vendre leurs produits aux Allemands, mais acheter le moins possible les
marchandises de ces derniers.

Les perturbations économiques dont l’Angleterre est aujourd’hui victime
sont considérables. En 1926 elle était obligée de nourrir 1.500 mille
chômeurs, charge fort lourde pour son budget.

Leur accroissement, cauchemar de la Grande-Bretagne, résulte de ce que,
ayant perdu ses plus importants clients: Russie, Allemagne, Autriche, et
aussi un peu l’Extrême-Orient, elle voit se réduire le chiffre de ses
exportations et, par conséquent, celui de sa production.

                   *       *       *       *       *

La lutte entre les anciens principes et les nécessités nouvelles
s’accompagne souvent d’illusions politiques capables d’aveugler les
peuples sur leurs véritables intérêts.

Certains pays, comme la France et la Belgique, sont difficilement
gouvernables par suite des principes contradictoires des partis
politiques qui se succèdent au pouvoir. Les difficultés créées par les
rivalités politiques dans divers pays, Italie, Grèce, Espagne, etc, sont
devenues telles que pour les surmonter il a fallu recourir à des
dictatures.

L’Orient lui-même, malgré sa stabilité séculaire, n’a pas échappé au
désordre engendré par les conflits entre les principes anciens et les
nécessités nouvelles. J’ai rappelé comment la Turquie, dont la force
était surtout d’origine religieuse, avait supprimé le chef suprême des
croyants pour le remplacer par un président de république et un
parlement. Les auteurs de cette transformation s’imaginaient sans doute
que des siècles d’hérédité peuvent s’effacer en un jour.

                   *       *       *       *       *

Si les luttes entre les nécessités et les principes résultaient
seulement de l’apparition d’exigences économiques dues aux progrès de
l’évolution scientifique et industrielle, il serait relativement facile
d’en triompher. Elles sont malheureusement aussi les conséquences
d’exigences populaires n’ayant que des illusions sentimentales ou
mystiques pour soutien.

Nous venons de voir que des peuples fort traditionalistes comme
l’Angleterre, étaient obligés de renoncer à certains principes
fondamentaux de leur politique. Elle en est même arrivée à placer
momentanément à la tête de son gouvernement le chef du parti socialiste.
Il est vrai qu’en Angleterre le poids de la tradition est si fort que ce
ministre socialiste gouverna exactement comme l’eût fait un ministre
conservateur. Loin de réduire les armements il en accrut l’importance.

Ces conflits entre les principes anciens et les nécessités économiques
nouvelles ont plongé l’Europe dans une série de bouleversements dont la
fin ne s’entrevoit pas encore.

                   *       *       *       *       *

Les observations qui précèdent suffiraient à montrer que le gouvernement
des peuples modernes est entouré de difficultés formidables que les âges
antérieurs n’avaient pas connues.

Presque isolés de leurs voisins, les anciens souverains n’avaient pas à
se préoccuper des répercussions infinies que l’interdépendance des
nations engendre aujourd’hui. Ils gouvernaient avec quelques principes
universellement admis et rarement contestés.

La situation des conducteurs d’hommes est actuellement bien différente.
Une simple erreur de jugement engendre parfois de terribles
catastrophes. Pour s’être trompés dans leurs prévisions les souverains
de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Russie ont plongé leurs peuples
dans un abîme de désolation.

                   *       *       *       *       *

Ayant perdu leurs vieux principes directeurs, entourés de forces dont la
puissance dépasse souvent celle des volontés, beaucoup d’hommes d’État
modernes gouvernent au jour le jour, dominés par la crainte des
conséquences de leurs actes.

A l’exception de quelques illuminés poursuivant des chimères, les
gouvernants actuels vivent dans l’incertitude et doivent souvent
entendre, à l’heure du repos, la menace qui poursuivait Macbeth, devenu
roi:

  «Tu as tué le sommeil, Macbeth, le doux sommeil qui, de l’écheveau
  emmêlé de la vie, fait une pelote de soie unie... Macbeth a tué le
  sommeil. Macbeth ne dormira plus.»

Ces complications de la politique grandissent sans cesse. La vie
matérielle et morale des peuples est bouleversée. Les idéals qui
orientaient la conduite ont perdu leur prestige.

La désagrégation des anciens concepts est générale. Les vieux rêves de
fraternité se voient remplacés par des haines violentes entre les divers
peuples, et aussi entre les classes de chaque peuple.

L’universel mécontentement a eu, je l’ai montré, pour conséquence, dans
tous les pays, l’avènement de partis extrêmes proposant des formules
pour assurer le bonheur.

Cette période d’anarchie ne saurait durer; l’équilibre détruit finit
toujours par renaître. Nous savons ce qu’était la société d’hier, nous
voyons celle d’aujourd’hui. Que sera celle de demain?




CHAPITRE II

ROLE MODERNE DES FORCES COLLECTIVES.

DIVISION DES SOCIÉTÉS EN GROUPEMENTS CORPORATIFS


En dehors du socialisme qui n’est encore qu’une menace et dont
l’expérience russe a montré l’impuissance et les dangers, deux éléments
politiques nouveaux jouent un rôle essentiel dans les sociétés modernes.

Le premier est la substitution des forces collectives aux forces
individuelles, le second la division des grandes sociétés homogènes en
petits groupes hétérogènes ou syndicats.

Les gouvernements modernes sont de plus en plus dominés par les forces
collectives. Jadis, un chef d’État se préoccupait fort peu des exigences
populaires. L’opinion ne pouvait guère l’influencer puisqu’elle arrivait
rarement jusqu’à lui.

Il en est tout autrement aujourd’hui. Les volontés populaires agissent
profondément sur les volonté conscientes et surtout inconscientes des
gouvernants.

Les plus grands événements de l’histoire contemporaine, les guerres de
1870 et 1914, peuvent être donnés comme exemples d’actes attribués aux
volontés de souverains supposés tout puissants, alors que ces actes sont
issus en réalité de volontés collectives.

En ce qui concerne la guerre de 1870, j’ai déjà rappelé qu’elle naquit
d’une explosion soudaine d’indignation populaire provoquée par une
dépêche inoffensive falsifiée par Bismarck, persuadé qu’une guerre avec
la France était nécessaire pour fonder l’unité allemande. Utilisant
l’irritabilité collective du peuple français, il obligea Napoléon III,
qui déjà malade souhaitait vivement la paix, à déclarer la guerre.

Le conflit de 1914 fut également imposé à l’empereur Guillaume par la
volonté de son entourage, conforme d’ailleurs aux conclusions de tous
les écrivains germaniques. En réalité, le but de sa politique était de
posséder une armée et une flotte assez fortes pour imposer ses volontés
sans jamais avoir besoin de déclarer la guerre.

Une des caractéristiques des volontés collectives est qu’avant d’agir
sur les volontés conscientes individuelles, elles agissent d’abord sur
les volontés inconscientes. La mode opère justement de cette façon:
arts, toilettes, etc., pensées même, obéissent à ses lois. Son
despotisme est tel que toutes les classes sociales, des plus humbles aux
plus élevées, le subissent sans discussion. L’homme moderne devient de
plus en plus un être collectif et l’originalité est de moins en moins
tolérée.

Les opinions collectives, issues d’événements du moment, sont
généralement très instables. Celles fondées sur les croyances
religieuses et politiques sont au contraire assez fixes, comme
l’histoire des religions et des partis politiques le prouve.

La force de ces croyances collectives est de donner à tous les hommes
des volontés identiques, c’est-à-dire une unité de pensée et de
sentiment qui les font agir d’une même façon dans des conditions
semblables. C’est pourquoi le rôle des croyances est si considérable.

                   *       *       *       *       *

Parmi les conséquences des influences collectives qui dominent le monde
moderne il faut citer la transformation progressive des sociétés en
petits groupes corporatifs, dits syndicats. Uniquement préoccupés des
intérêts de leurs groupes, ces syndicats restent indifférents à
l’intérêt général.

Le syndicalisme et le socialisme s’associent quelquefois contre un
ennemi politique commun, mais ces deux doctrines sont fort différentes.

Le socialisme veut confier à un État omnipotent la gestion de toutes les
entreprises; le syndicalisme prétend établir dans l’État une série de
petits états indépendants. Les formules syndicalistes: la mine aux
mineurs, les chemins de fer aux cheminots, etc., représentent bien les
tendances de la doctrine.

Le socialisme, surtout sous sa forme communiste, constitue, au moins en
théorie, une forme parfaite d’altruisme social. Le syndicalisme
représente au contraire un égoïsme de groupes complètement indifférents
à l’intérêt général.

Ces syndicats se soucient fort peu, d’ailleurs, des théories politiques,
le seul but les intéressant est l’augmentation de leurs salaires. Pour
l’obtenir ils ne reculent pas, comme l’ont montré en France et en
Angleterre les cheminots, les mineurs et les postiers, devant l’arrêt
total de la vie d’un pays.

Dans sa dernière menace de grève, le syndicat anglais des cheminots
annonçait qu’il arrêterait brusquement tous les trains de chemin de fer
quand cela lui plairait, sans prévenir le public.

Peu importe, d’ailleurs, à ces syndicats que les chefs d’entreprise
aient l’argent nécessaire pour satisfaire leurs demandes. Ils exigent
qu’on impose à leur profit le reste de la nation.

C’est justement ce que fit d’abord le gouvernement anglais en accordant
aux mineurs des suppléments de salaire aux frais du trésor pour empêcher
la fermeture des mines. Cette maladroite concession ne pouvant durer,
les subsides furent supprimés et il en résulta une grève de six mois qui
menaça l’existence industrielle de l’Angleterre.

Le syndicalisme, qui divise chaque pays en groupes, animés d’intérêts
corporatifs souvent contraires à l’intérêt commun, n’a conquis sa
puissance actuelle qu’à la suite de l’évolution industrielle moderne
chiffrant par millions les ouvriers de certaines professions, mines,
chemins de fer, etc.; mais son apparition n’est pas nouvelle dans
l’Histoire. Il fit périr dans les dissensions plusieurs républiques
italiennes du moyen âge, Florence notamment. Pour échapper à l’anarchie
syndicaliste, l’illustre république en fut réduite à subir le joug des
Médicis.

Syndicalisme et socialisme constituent aujourd’hui deux grandes forces
contre lesquelles les sociétés auront souvent à lutter.




CHAPITRE III

LA LUTTE DU NOMBRE CONTRE LES ÉLITES


Toutes les civilisations furent toujours guidées par les élites,
c’est-à-dire par un petit nombre d’individus possédant une intelligence
supérieure à celle des multitudes.

Ces élites ont varié suivant les besoins de chaque époque, mais elles
eurent toujours pour caractéristique extérieure le prestige. Dès que ce
prestige s’affaiblit, l’influence de l’élite sur la foule tend à
disparaître.

C’est à ce dernier phénomène que nous assistons aujourd’hui. Pour des
raisons diverses, les élites perdent de plus en plus leur influence.
L’aveugle multitude se dresse contre elles et prétend les remplacer.

                   *       *       *       *       *

Comment se crée et se perd le prestige? Ayant déjà étudié cette question
ailleurs il serait inutile d’y revenir. Remarquons seulement que le
mécontentement général créé par l’incapacité de divers Parlements
suffirait à expliquer pourquoi le prestige politique exercé jadis par
certaines classes dirigeantes est si affaibli aujourd’hui.

Tant que les élites conservent leur prestige, les gouvernements restent
assez forts pour se faire obéir; lorsque ces élites sont divisées en
groupes politiques rivaux toujours en lutte, leur autorité s’évanouit et
le pays tombe dans l’anarchie.

En Russie, l’élite ayant fini par devenir impuissante, la victoire du
nombre a été complète. En France, les anciennes élites semblent
conserver encore quelque autorité; mais cette autorité s’affaiblit
chaque jour et le torrent populaire avance. Des députés craintifs ne
cherchent plus qu’à plaire aux volontés mobiles des électeurs et
oublient de plus en plus les intérêts généraux de leur patrie.

                   *       *       *       *       *

Un seul pays en Europe, l’Angleterre, semblait soustrait à la révolte du
nombre. Le peuple anglais était le plus traditionaliste de l’univers.
Une politique immuable le guidait depuis des siècles. Les volontés des
morts orientaient impérieusement les actions des vivants. Comment un tel
peuple eût-il pu se révolter contre des élites dont l’influence
séculaire avait déterminé sa grandeur?

Et voici qu’une importante fraction d’une nation qui semblait un bloc
immuable, solidifié pour toujours, a récemment tenté une des plus
profondes révolutions dont les chroniques du monde aient gardé la
mémoire.

Brusquement, sur l’ordre bref d’un comité de meneurs, et sans aucun
signe précurseur de l’orage, postes, usines, chemins de fer, bateaux, en
un mot, tout ce qui constitue la vie journalière d’un pays, cessa de
fonctionner.

Si le gouvernement n’avait pas immédiatement trouvé assez de volontaires
pour remplacer sommairement les millions d’ouvriers ayant cessé le
travail, l’Angleterre se fût trouvée condamnée par cette grève générale
ou à périr de famine, ou à prendre comme maîtres de l’empire les chefs
du mouvement révolutionnaire: roi, ministres, parlement eussent disparu
comme, jadis, les dirigeants de la Russie, pour faire place à la petite
oligarchie de meneurs représentant la puissance du nombre.

Si cette révolution fut évitée, c’est que le gouvernement anglais
conserva un prestige assez fort pour opposer une barrière au nombre;
mais combien de temps encore pourra-t-il dominer une immense armée fort
dangereuse parce qu’elle met une puissance considérable au service
d’exigences d’une réalisation impossible?

                   *       *       *       *       *

Il est intéressant de remarquer que, malgré l’insistance des chefs de
l’Internationale, la foule anglaise des grévistes ne trouva, en dehors
de quelques platoniques adhésions de fonctionnaires français et de
révolutionnaires russes, aucune aide dans les autres pays. Une fois
encore, le nationalisme fut plus fort que l’internationalisme.

L’envoi de la dépêche d’adhésion de fonctionnaires français aux
grévistes anglais mérite d’être noté, parce qu’il révèle à quel point le
principe d’autorité se désagrège en France. Une telle adhésion eût
constitué un phénomène invraisemblable, il y a quelques années.

Si les agents de l’administration anglaise, au lieu d’aider leur
gouvernement à se défendre, se fussent joints aux fonctionnaires
français pour se mettre du côté des révoltés, toute la puissance de
l’Angleterre se fût écroulée rapidement.

Parmi les enseignements de la grève anglaise, un des plus typiques est
l’obéissance aveugle des syndiqués aux ordres impératifs de leurs chefs.
Jamais despote asiatique ne fut plus servilement obéi.

La même obéissance s’observa en Italie et en Espagne, lorsque
l’énergique action des dictateurs supprima les violences exercées par le
syndicalisme. Elle constitue une caractéristique de l’âme populaire. Les
foules sont trop incapables de penser et de raisonner pour se passer
d’un chef.

Dans les révolutions analogues à celle dont la nation anglaise faillit
être victime, l’influence des meneurs est rendue facile parce qu’elle a
pour soutien des intérêts aussi visibles qu’une promesse d’augmentation
de salaires; mais l’Histoire prouve que les multitudes ne sont pas
toujours conduites par des motifs aussi intéressés. Des mobiles très
immatériels, comme une croyance politique ou religieuse, suffisent
parfois à les entraîner. J’en ai donné de frappants exemples dans un
livre jadis publié sous ce titre: _Les Opinions et les Croyances_.

                   *       *       *       *       *

La lutte du nombre contre l’élite s’est répétée plus d’une fois au cours
de l’Histoire. De l’antiquité grecque à nos jours, elle a coûté à divers
peuples leur indépendance.

Les moyens permettant de dominer l’anarchie créée par la révolte du
nombre ne sont pas nombreux. La dictature d’un chef est un des plus
efficaces. Nous avons déjà dit et y reviendrons encore, que c’est à
cette méthode qu’eurent recours, récemment, l’Italie et l’Espagne pour
échapper aux désordres causés par les socialistes.

Les formes nouvelles des aspirations populaires ont été nettement
marquées par lord Grey, dans les lignes suivantes relatives à la grève
anglaise:

  «La grève générale a posé un problème dans lequel la question des
  salaires des mineurs disparaît entièrement. Il ne s’agit pas,
  maintenant, de savoir ce que seront ces salaires, mais si le
  gouvernement démocratique parlementaire doit être renversé. C’est par
  ce gouvernement démocratique que la liberté a été conquise et c’est
  par lui seul qu’elle peut être maintenue. Les autres solutions sont le
  fascisme ou le communisme. L’un et l’autre sont contraires à la
  liberté et lui sont funestes. Ni l’un ni l’autre ne permettent la
  liberté de la presse, de la parole, la liberté d’agir et la liberté
  même de se mettre en grève.»

C’est justement parce que l’idéal démocratique dont vivaient les nations
modernes a perdu son empire sur les âmes que plusieurs peuples sont
entrés dans une période de bouleversements qui ne prendra fin que le
jour où naîtra un idéal assez fort pour unifier les pensées et pacifier
les cœurs.




CHAPITRE IV

LES POLES POLITIQUES NOUVEAUX ET LES FUTURS MAITRES DU MONDE


Les pôles politiques du monde se sont souvent déplacés, au cours de
l’Histoire. Ninive, Babylone, Thèbes et Memphis ont disparu dans la nuit
éternelle après avoir soumis de nombreux peuples à leurs lois.

Sans remonter à ces époques lointaines, voisines de la préhistoire, que
de changements depuis moins de cent cinquante ans! Paris, momentanément
devenu la vraie capitale de l’Europe sous l’égide d’un grand capitaine;
la Prusse, presque rayée de la carte du monde par le même conquérant,
arrivant à fonder un empire assez puissant pour disputer à l’Angleterre
son hégémonie commerciale et rêver l’asservissement de l’Europe.

A l’autre extrémité de l’univers, une petite colonie anglaise, jadis
perdue au sein de tribus sauvages qui semblaient devoir bientôt
l’anéantir, devenue si grande et si forte, sous le nom d’États-Unis,
qu’elle rivalise aujourd’hui avec la formidable puissance britannique.

Parmi ces nouveaux venus sur la scène du monde, il faut encore citer une
petite île, jadis ignorée, peuplée d’hommes jaunes alors sans prestige,
devenue assez puissante pour imposer un traité de paix au gigantesque
empire des tzars et rêver la domination de l’Asie.

                   *       *       *       *       *

L’Histoire enseigne que tout pouvoir politique qui grandit aspire à
l’hégémonie et tente de conquérir ses voisins jusqu’à ce qu’il soit
conquis à son tour.

L’Allemagne n’a pas échappé à cette antique loi. Peu de temps avant la
guerre, l’empereur Guillaume assurait que la divine Providence, dont il
connaissait les décrets par de mystérieuses voix, avait confié à
l’Allemagne le gouvernement des peuples. Cette constatation ne faisait
que préciser, d’ailleurs, les enseignements des philosophes et des
savants germaniques sur la supériorité supposée du peuple allemand.

La guerre terminée, ce fut l’Angleterre qui prétendit exercer son
hégémonie sur le monde. Dans un de ses discours, le premier ministre de
l’empire britannique, M. Lloyd George, homme pieux connaissant les
volontés du ciel, déclarait à son tour, je l’ai rappelé déjà, «que la
Providence avait visiblement désigné l’Angleterre pour gouverner les
peuples».

Ses compatriotes acceptèrent sans peine cette révélation, mais les
Américains ne l’admirent pas du tout. Après être venus au secours de
l’Europe, ils rêvaient de la dominer financièrement d’abord,
industriellement ensuite, en raison des supériorités diverses dont leur
race les rendait, suivant eux, détenteurs.

                   *       *       *       *       *

Il n’est pas de regard assez pénétrant pour lire les pages de la future
Histoire. Bornant les observations à l’heure présente, on doit bien
constater que les États-Unis tendent à réduire une partie de l’Europe à
un de ces vasselages financiers d’où le vasselage politique découle
bientôt. Un créancier suffisamment fort impose toujours ses lois à son
débiteur.

L’Angleterre a très bien compris cette situation et, pour éviter de
tomber sous la tutelle financière de l’Amérique, s’est empressée de
régler sa dette avec elle espérant, d’ailleurs, se faire rembourser par
la France.

Si cette double opération avait pu complètement réussir, l’empire
britannique eût évité d’être le vassal financier des États-Unis, alors
que la France tombait à la fois sous le vasselage de l’Angleterre et
sous celui de l’Amérique.

                   *       *       *       *       *

On sait que, d’après certains arrangements, la France devrait payer sa
dette envers les États-Unis en soixante-deux annuités, dont les
premières seraient de trente millions de dollars (soit neuf cents
millions de francs par an au cours du change) et les dernières de cent
vingt-cinq millions (soit, en monnaie française, environ trois
milliards). Cette dette extérieure de la France sera doublée quand
viendra s’y ajouter celle de l’Angleterre.

Les journaux français ont accueilli avec une résignation un peu irritée
ces conventions. Les lignes suivantes du _Gaulois_ résument assez bien
l’opinion générale:

  «... Nous ne pensons pas qu’aucun homme en possession de son bon sens,
  des deux côtés de l’Atlantique, puisse croire qu’un règlement aussi
  draconien soit supportable par six générations de Français.»

Le chiffre des dettes françaises est en voie de devenir tellement
invraisemblable que leur paiement semblera bientôt impossible.

Un grand journal anglais, le _Morning Post_, faisait, à propos de la
situation financière actuelle de la France, les réflexions suivantes:

  «... Les pays alliés sont appelés à supporter les charges qui
  résultent de la défaite, alors que les Allemands jouissent d’une
  prospérité qui reviendrait de droit aux vainqueurs. La réalité de la
  guerre est qu’elle s’est déroulée exclusivement sur les territoires
  alliés; la réalité de la paix, que ce sont les Alliés qui ont à
  supporter tous les frais.»

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la prodigieuse série de maladresses
économiques et diplomatiques qui amenèrent nos gouvernants à consentir
d’aussi écrasants paiements à l’Angleterre et à l’Amérique, alors que
l’Allemagne était de plus en plus dégrevée dans des conférences
successives.

Le «Français moyen», étranger à toutes ces erreurs, voit seulement que
l’Angleterre et l’Amérique, qui ont immensément profité de la guerre,
prétendent faire payer à la France les frais d’une opération jugée si
lucrative que lord Curzon reconnaissait, en plein Parlement, que «les
bénéfices de la guerre avaient dépassé pour l’Angleterre tout ce qu’elle
aurait pu rêver».

                   *       *       *       *       *

Si les diplomates français acceptèrent, au début de la paix, les
combinaisons dont les résultats heurtent violemment le bon sens
populaire aujourd’hui, c’est qu’à cette époque, si rapprochée par le
nombre des années mais si lointaine par le changement des idées, ils
professaient à l’égard des interventions de l’Angleterre et de
l’Amérique des opinions bien erronées.

La France, suivant eux, devait à l’Angleterre et à l’Amérique une
reconnaissance éternelle. N’était-ce pas simplement pour défendre le bon
droit outragé que ces deux puissances étaient généreusement venues à son
secours?

Tous les documents publiés depuis cette époque,--parmi lesquels les
aveux des intéressés eux-mêmes--ont montré que les interventions en
faveur de la France n’eurent aucune trace de générosité pour mobile. Ce
fut uniquement dans leur propre intérêt que l’Angleterre et l’Amérique
participèrent au conflit. Elles n’y entrèrent, d’ailleurs, qu’à la
dernière extrémité, et alors qu’il leur était vraiment impossible d’agir
autrement.

En ce qui concerne l’Angleterre, si sa première intention avait été de
se joindre à la France, elle l’eût déclaré avant les hostilités, et
l’empereur d’Allemagne n’eût vraisemblablement pas entrepris la guerre.
Elle ne se décida à y participer que lorsque la marche des Allemands sur
Anvers et Calais lui montra de quel danger sa puissance maritime était
menacée.

La France est, en réalité, une alliée indispensable pour l’Angleterre.
Comme l’écrivait justement le _Morning Post_:

  «C’est sur la France que nous devons compter pour nous venir en aide
  dans les dangers à venir. La sécurité de la France est une condition
  de la sécurité de l’Angleterre.»

Supposons que l’Angleterre eût laissé vaincre la France en ne se mettant
pas à ses côtés; combien de temps se serait-il écoulé avant que l’empire
britannique subît le même sort? Si la Grande-Bretagne put rester neutre
en 1870, c’est qu’alors l’Allemagne ne possédait pas une flotte
suffisante pour résister à celle de l’Angleterre.

                   *       *       *       *       *

La dernière guerre fut, en réalité, une lutte entre les aspirations
hégémoniques commerciales de l’Allemagne et celles de l’Angleterre. On
pourrait donc dire, sans paradoxe, que l’Angleterre vint au secours de
l’Angleterre avec le concours de la France. Les incidents de la Serbie
et de la Russie constituèrent simplement des causes occasionnelles d’un
conflit que diverses circonstances rendirent mondial, mais qui n’était,
au fond qu’une guerre anglo-germanique.

Des observations analogues pourraient être formulées pour l’Amérique,
qui n’entra dans le conflit qu’après y avoir été forcée par le
torpillage de ses vaisseaux de commerce. Malgré ses hésitations, elle
finit par comprendre de quel poids aurait pesé sur elle le triomphe de
l’Allemagne.

                   *       *       *       *       *

Alors que la France a été ruinée par la guerre, l’Angleterre et les
États-Unis ont largement bénéficié du conflit.

  «La guerre, écrivait un grand journal anglais, a valu aux États-Unis
  une prospérité illimitée et en a fait l’arbitre financier du monde.»

La prospérité actuelle de l’Amérique est indubitable. Elle a pu, sans se
gêner, prêter plus de cent milliards à l’Europe, équiper une importante
armée et créer de toutes pièces une immense flotte. Grâce à une
technique supérieure, résultat de son système d’éducation, elle tend à
dépasser, au point de vue industriel, tous les peuples du monde. Ses
ouvriers sont les mieux payés de l’univers, et leur aisance est
supérieure à celle d’un grand nombre de bourgeois européens.

C’est aussi au développement du régime capitaliste, si honni des
doctrinaires socialistes européens, que les États-Unis doivent en grande
partie leur prospérité industrielle et la richesse de leurs citoyens. On
conçoit aisément, dès lors, le mépris avec lequel ils rejettent les
utopies socialistes.

C’est justement parce que l’Europe tend de plus en plus à se courber
sous l’étatisme, phase ultime du socialisme, qu’elle devient impuissante
à lutter industriellement et commercialement contre les pays repoussant,
comme les États-Unis, cet oppressif régime.

Laissant de côté les causes et tenant compte seulement des effets, on
peut dire que les États-Unis d’Amérique s’apprêtent à priver l’Europe de
son antique prépondérance et à devenir les grands pôles politiques du
monde.

                   *       *       *       *       *

Comme le faisait remarquer un journal espagnol, _Sol_ du 8 septembre
1926, l’Europe doit tâcher de s’unir pour contrebalancer la puissance
commerciale et financière de l’Amérique et se relever économiquement.

  «Elle possédait avant la guerre des crédits immenses sur l’Amérique.
  Bien que politiquement indépendant, le nouveau monde devait de grandes
  sommes à l’Europe. Avec les intérêts l’Europe payait les matières
  premières et les aliments qu’elle recevait d’Amérique.

  Tout cela a changé. Aujourd’hui c’est l’Amérique qui est créancière.»

Les lignes suivantes, extraites d’un rapport des experts de la
commission des réparations, publiées par le _Temps_ du 4 février 1927,
montrent à propos de l’Allemagne à quel point devient étroite la
domination financière exercée par les États-Unis sur l’Europe:

  «L’Allemagne, disent-ils, est entièrement entre les mains des
  États-Unis, qui, par les sommes énormes qu’ils lui ont prêtée, la
  tiennent complètement sous leur domination. Elle fera ce qu’ils
  voudront. Si les États-Unis tiennent la main à ce que l’Allemagne
  paie, et ils feront tous leurs efforts pour cela, elle s’exécutera.»

Si l’on considère que l’Angleterre et la France doivent probablement aux
États-Unis des sommes aussi importantes que l’Allemagne, on entrevoit
combien pourrait être lourde dans l’avenir la tyrannie financière de
l’Amérique. C’est une forme d’hégémonie que le passé n’avait pas connue.

Si l’Europe continuait à s’endetter à l’égard de l’Amérique, on pourrait
considérer comme une forme nouvelle d’esclavage l’obligation où elle se
trouverait d’être assujettie à de durs labeurs pour payer un lourd
tribut annuel à une nation devenant infiniment riche pendant que
l’Europe deviendrait infiniment pauvre.

Cet avenir est, d’ailleurs, peu probable pour diverses raisons,
notamment celle-ci, qu’avec l’évolution mentale actuelle du monde, les
peuples préféreront toujours la guerre à une forme quelconque de
servitude.




LIVRE V

NÉCESSITÉS DÉTERMINANT LES INSTITUTIONS POLITIQUES.

POURQUOI L’EUROPE MARCHE VERS LA DICTATURE




CHAPITRE PREMIER

LA DÉCADENCE DU PARLEMENTARISME ET L’ÉVOLUTION DES PEUPLES VERS LA
DICTATURE


Beaucoup d’écrivains, de Platon et Aristote à Montesquieu, ont disserté
sur les avantages et les inconvénients des diverses formes de
gouvernement: monarchie, république, etc.

C’est dans les temps modernes seulement qu’on a bien compris que les
institutions traduisent les besoins d’un peuple à une époque déterminée
et ne dépendent pas du caprice des législateurs. Le césarisme ne fut pas
créé par César, mais imposé à César. Si Bonaparte n’eût pas mis fin à
l’anarchie révolutionnaire, un autre général eût agi comme lui. Sans la
crainte inspirée par les socialistes, Napoléon III n’eût pas recueilli
sept millions de suffrages.

Il semble démontré aujourd’hui, malgré des illusions très répandues
encore, surtout chez les extrémistes, que les institutions politiques ne
se décrètent pas. Elles naissent des besoins d’un pays, de sa situation
géographique, etc. C’est ainsi, par exemple, que dans les temps
antiques, la vie politique et sociale de l’Égypte fut déterminée par les
crues du Nil.

De nos jours, l’importance des influences extérieures n’a fait que
grandir, la possession du charbon a déterminé l’évolution économique de
l’Angleterre, puis de l’Allemagne et leurs aspirations à l’hégémonie.

Les peuples changent parfois leurs institutions mais ils se bornent le
plus souvent à en modifier les formes extérieures. La centralisation de
la France moderne n’a fait qu’accentuer celle de l’ancien régime.
L’Allemagne démocratique d’aujourd’hui est bien voisine de l’Allemagne
monarchique d’hier. On a dit avec raison:

  «La pensée, la philosophie, la littérature allemandes, depuis Hegel,
  subordonnent l’individu à l’État, l’absorbent dans l’État, alors que
  c’est précisément sur l’opposition de l’individu et de l’État, sur la
  souveraineté de l’individu contrôlant l’État, qu’est fondée la
  démocratie.»

                   *       *       *       *       *

Malgré ces évidences, les illusions sur la puissance réformatrice des
lois restent générales. Des cohortes de législateurs prétendent, au
moins chez les peuples latins, transformer la vie sociale à coups de
décrets.

Sans doute des conditions exceptionnelles ont permis aux
révolutionnaires russes de transformer la vie sociale de la Russie. Mais
cette transformation apparente, loin d’être contraire aux conceptions
qui précèdent, n’a fait que les justifier. On voit en effet, que malgré
un pouvoir absolu et le massacre total des opposants, le régime
communiste étatiste russe, imposé par la force, retourne graduellement
au régime abhorré de l’initiative privée, du capitalisme et de la
propriété individuelle.

Suivant les observations d’un diplomate publiées dans la _Revue
hebdomadaire_:

  «Les Soviets en sont réduits à admettre le retour à l’ordre normal de
  toutes les sociétés humaines: la propriété privée, la liberté des
  transactions, la monnaie, bientôt l’héritage...

  Il n’y a guère que les commerces d’exportation et d’importation qui
  soient restés encore un monopole de l’État.»

Si le régime communiste a pu se prolonger en Russie, bien que heurtant
plusieurs des conditions fondamentales d’existence des peuples, ce fut
simplement parce qu’il eut pour défenseurs des paysans entre lesquels
les terres avaient été partagées. J’ai déjà fait remarquer ailleurs que
ce fut précisément pour une raison analogue (vente à vil prix des
propriétés seigneuriales à la bourgeoisie), que la Révolution française
put se maintenir quelque temps malgré ses violences. Tant que les
paysans russes resteront possesseurs des terres, ils s’opposeront
naturellement à tout retour de l’ancien régime.

La grande difficulté pour un peuple n’est pas de choisir les
institutions les meilleures, mais d’accepter celles adaptées à sa
structure mentale. Il va parfois de révolution en révolution avant de
les découvrir.

Nous sommes justement à un âge où les peuples ayant perdu leur foi dans
des institutions qui ne leur ont pas évité les ruines d’une guerre
désastreuse, cherchent à les remplacer. Ils s’adressent naturellement
aux formes politiques les plus intelligibles, c’est-à-dire les plus
simples, et c’est pourquoi l’antique régime autocratique qualifié de
dictature reparaît partout.

                   *       *       *       *       *

Parmi les causes prépondérantes de cette nouvelle évolution se trouve
l’impuissance des collectivités constituées par les parlements, devant
les complications de l’âge moderne.

Les assemblées parlementaires se sont toujours montrées impuissantes à
résoudre des problèmes difficiles. Leur capacité est médiocre, comme
celle de toutes les collectivités. Elles obéissent toujours à quelques
meneurs, esclaves eux-mêmes d’autres meneurs: les clubs pendant la
Révolution, les comités électoraux et les congrès de nos jours. On sait
avec quel craintif respect les socialistes les plus autoritaires de la
Chambre actuelle attendent les décisions des congrès de leur parti:
autorisation ou défense d’entrer dans une combinaison ministérielle,
etc.

Dans toute assemblée politique, aussi bien à l’époque révolutionnaire
que de nos jours, les groupes extrêmes à volontés fortes arrivent vite à
dominer les groupes modérés à volontés faibles.

Si avancé que soit un parti, il se voit lui-même bien menacé par un
autre qui, pour le supplanter, renchérit sur chacune de ses
propositions.

Ce phénomène de la surenchère, qui contribua à rendre les parlements si
impuissants, s’observa toujours dans les grandes assemblées. Camille
Desmoulins s’en plaignait déjà. Elle conduisit les Girondins à la
guillotine, où les suivirent rapidement d’autres renchérisseurs: Danton,
puis Robespierre.

Aujourd’hui comme autrefois, la surenchère, momentanément utile à ses
auteurs, finit par leur devenir funeste. Les socialistes de notre
Parlement en firent l’expérience lorsque après avoir promis aux
électeurs, pour obtenir leurs suffrages, la réduction des impôts, ils se
virent obligés au contraire de les augmenter.

                   *       *       *       *       *

Dans l’évolution actuelle du monde, les Parlements de plusieurs États de
l’Europe se sont montrés tellement inférieurs à leur tâche qu’il fallut
bien, ou les supprimer, comme en Espagne, ou les placer, comme en
Italie, sous l’autorité d’un dictateur capable de gouverner le pays.

L’impuissance des Parlements à s’adapter aux conditions nouvelles de
l’évolution moderne est devenue si évidente que, même en Angleterre,
berceau du parlementarisme, les journaux présagent sa fin. Voici comment
s’exprimait récemment, à ce sujet, un des principaux organes anglais, la
_Westminster Gazette_:

  «Le système parlementaire perd du terrain dans toute l’Europe
  occidentale. Les partis conservateurs n’aiment pas un système qui
  implique un gouvernement faible, dont l’existence précaire n’est faite
  que de compromis. Les socialistes se rendent compte qu’avec le système
  actuel, ils ne pourront jamais effectuer quelques-unes de leurs
  réformes sociales. C’est pourquoi ils n’en sont pas plus partisans que
  les conservateurs. On dirait certainement que nous allons traverser
  une période de gouvernements autocratiques.»

Nos députés sont entourés d’une atmosphère d’illusions que les réalités
ne franchissent plus. Courbés sous la domination de socialistes
menaçants, impérieux et bruyants, hantés par la crainte d’électeurs
auxquels furent faites d’irréalisables promesses, ils votent les mesures
les plus dangereuses, et se perdent dans de byzantines discussions,
renversant les ministres sous les plus futiles prétextes. Un ancien
rapporteur de la commission des finances, M. Lamoureux, a tracé dans les
termes suivants cet aspect de la vie parlementaire:

  «Pendant six mois j’ai eu affaire à sept ministres des finances, à
  quatre présidents du conseil et j’ai dû soutenir quatre projets de
  budget.»

Si le parlementarisme continue à se maintenir dans quelques pays il
subira forcément la transformation suivante:

Pouvoir dictatorial confié à un premier ministre par le Parlement pour
une période limitée de quatre ou cinq ans.

M. Lloyd George, en Angleterre, a exercé pendant quatre ans une
dictature analogue, mais il fut renversé par un simple vote du
Parlement, alors que les futurs premiers ministres dictateurs devront
être indépendants de tels votes.

                   *       *       *       *       *

L’évolution des gouvernements européens vers des formes diverses de
dictature semble inévitable mais il est impossible d’indiquer avec
certitude de quels partis politiques proviendront les futurs dictateurs.

Dans une intéressante étude, le savant historien Madelin, après avoir
insisté sur la marche de l’Europe vers le césarisme, ajoutait: «que les
dictateurs ne sortent généralement pas des partis dits réactionnaires,
mais, au contraire, des partis de gauche.» Bonaparte fut appuyé, en
effet, par les Montagnards ayant échappé à la guillotine, et Mussolini
appartenait, jadis, au parti socialiste avancé. Sans doute, les
dictateurs peuvent sortir du parti populaire. C’est pourquoi la future
dictature pourrait bien être une dictature socialiste rappelant la
Commune de 1871, avec ses massacres et l’incendie des plus beaux
monuments de la capitale, mais l’histoire montre aussi que les
dictateurs peuvent venir de partis fort divers. Le dictateur Sylla était
chef du parti aristocratique, et Marius, chef du parti populaire. De nos
jours, Napoléon III qui, à ses débuts, doit être considéré comme un
simple dictateur, fut poussé au pouvoir aussi bien par la droite que par
la gauche, et il est difficile de dire que le dictateur espagnol Primo
de Rivera ait été, en Espagne, le représentant des partis avancés.

Quoi qu’il en soit de ces interprétations, on peut dire que si
l’évolution politique actuelle de l’Europe continue, les peuples en
seront réduits à choisir entre une dictature fasciste, une dictature
militaire ou une dictature communiste.

Ce n’est pas la force de l’idéal démocratique qui préservera les états
européens des dictatures. Cet idéal s’est profondément modifié depuis la
Révolution française. De la vieille devise: «Liberté, égalité,
fraternité», toujours gravée sur nos murs, l’égalité seule a conservé
son prestige. La fraternité a été remplacée par la lutte des classes, et
de la liberté, les partis politiques n’ont nul souci.

Nous montrerons bientôt comment s’est faite, dans plusieurs grands pays
européens, la transformation de monarchies constitutionnelles en
dictatures.

                   *       *       *       *       *

En dehors des considérations psychologiques précédentes, le mouvement
qui se dessine de plus en plus en Europe contre le parlementarisme peut
être considéré comme une phase nouvelle de l’antique lutte entre les
forces individuelles qui dirigèrent toujours le monde et les forces
collectives qui prétendent les remplacer.

Les forces collectives restent immenses mais, privées de direction,
elles sont surtout destructrices. Dès qu’un peuple s’élève à certaines
formes compliquées de civilisation, les pouvoirs collectifs, comme les
parlements, deviennent incapables de le gouverner.

Les forces individuelles pouvant être constructives sont nécessaires à
la direction des forces collectives. La pensée individuelle est aux
puissances collectives ce qu’est le gouvernail d’un cuirassé à la masse
formidable du vaisseau. Ce gouvernail paraît bien faible; sans lui
pourtant, le navire se briserait vite sur les écueils.

Jamais la lutte entre les forces individuelles et les forces collectives
ne fut aussi violente qu’aujourd’hui. Syndicalisme, communisme et toutes
les variétés du socialisme se coalisent contre l’individualisme. La
colossale et catégorique expérience de la Russie n’a encore converti
personne.

                   *       *       *       *       *

Le parlementarisme, issu des votes populaires, avait établi une sorte de
transaction entre la pensée individuelle et les forces collectives;
mais, avec les nécessités de l’évolution moderne, les Parlements sont
devenus, en raison même des infériorités psychologiques de toutes les
collectivités, totalement impuissants, quand ils n’ont pas à leur tête
une personnalité suffisamment forte. C’est justement pourquoi, depuis
plusieurs années, les premiers ministres des divers parlements tendent
comme je le disais plus haut à se transformer en véritables dictateurs.

Ainsi, par des voies nouvelles, l’individualisme arrive à reprendre son
rôle de conducteur du monde. S’il devait succomber devant la force
brutale et aveugle des foules, les grandes civilisations subiraient une
décadence qui précéderait de bien peu la fin de leur histoire.




CHAPITRE II

LES FORMES RÉCENTES DE DICTATURE RÉALISÉES EN EUROPE


Les dictatures nouvellement nées en Europe ont revêtu des formes
diverses suivant les pays: prolétarienne en Russie, militaire en
Espagne, en Turquie en Pologne et en Grèce, politique en Italie.

Laissant de côté la dictature prolétarienne russe, qui ne diffère qu’en
théorie de l’ancien tzarisme, la dictature grecque, qui ne représente
qu’un conflit d’ambition militaire, les dictatures polonaise et turque
qui restent encore un régime demi-constitutionnel, nous n’envisagerons
ici que les dictatures italienne et espagnole. Nous dirons ensuite
quelques mots de la demi-dictature spontanément réalisée en France à
l’époque de la chute du franc.

                   *       *       *       *       *

La dictature italienne sortit de l’excès du désordre dans lequel
socialistes et syndicalistes avaient plongé l’Italie. Meurtres et
pillages ne se comptaient plus. L’armée restait indifférente, le roi
impuissant.

On sait comment un citoyen énergique, M. Mussolini, mit fin au désordre
en marchant sur Rome à la tête d’une légion d’anciens combattants et
détermina le roi à l’accepter pour chef de son gouvernement.

Le peuple italien l’acclama comme un sauveur et en fait, le dictateur,
dégagé de l’influence d’un parlement qu’il ne conserva que pour la
forme, sut réorganiser rapidement son pays.

Résumant les doctrines du nouveau maître, le _Matin_ écrivait:

  «Mussolini parle des principes de 1789 comme de l’antithèse des siens.
  A l’égalité il a substitué la hiérarchie, à la liberté la discipline,
  à la fraternité la dévotion aux destins de la patrie.»

L’énergie et le jugement du dictateur le firent accepter par tous les
partis, y compris le communisme et le syndicalisme. Les dirigeants de la
Confédération du Travail demandèrent à s’associer au nouveau
gouvernement. Beaucoup de socialistes renoncèrent à leurs théories.

Cette conversion des socialistes ne constituait pas, d’ailleurs, un
phénomène bien nouveau. Seule, la rapidité de cette conversion pouvait
étonner.

Un des plus influents socialistes déclara «mort le socialisme
idéologique». Ajoutant, très justement, que la guerre avait fourni une
preuve catégorique que «le sentiment de race a toujours prévalu sur
l’idéologie de l’unité internationale de classe».

Le dictateur italien a fourni des preuves indubitables de capacité
politique: Suivant lui: «les divisions entre bourgeois et prolétaires
sont de vieilles méthodes de classement qui ont fait leur temps». Il
s’est très bien rendu compte que dans les temps modernes la puissance
des chefs d’État, rois, ministres ou dictateurs même dépend en grande
partie de conditions économiques extérieures dont les gouvernements ne
sont pas maîtres. C’est ainsi, par exemple, que la vie industrielle de
l’Italie dépend en grande partie de l’Angleterre et des divers pays qui
lui fournissent le charbon qu’elle ne possède pas. Ces nécessités que le
monde n’avait pas encore connues influencent considérablement la
politique étrangère des nations qui s’y trouvent soumises.

Pour faire pénétrer dans l’âme simpliste des foules l’importance des
conditions économiques qui régissent aujourd’hui la vie des peuples, le
dictateur italien se propose de donner un ministère aux organisations
ouvrières, «afin de les convaincre que l’administration d’un État est
chose extrêmement difficile et complexe, qu’il n’y faut guère
improviser, ni faire table rase, comme il est arrivé au cours de
certaines révolutions».

Le jour où ces vérités élémentaires pénétreront dans l’âme des
multitudes de sérieux progrès se trouveront réalisés.

En attendant, le dictateur a pris des mesures fort sages, qu’un
parlement n’aurait jamais pu imposer.

  «Il a également compris que, contrairement aux théories socialistes,
  un gouvernement moderne doit laisser à l’initiative privée le maximum
  de liberté d’action et renoncer à toutes législations, interventions
  et entraves qui peuvent sans doute satisfaire les démagogies
  parlementaires, mais qui, comme l’expérience l’a démontré,
  n’aboutissent qu’à être absolument pernicieuses. Tous les systèmes
  économiques négligeant la libre initiative et les ressorts individuels
  seront, dans un bref délai, voués à une complète faillite.

  Désireux d’appliquer ces conceptions, le dictateur s’est proposé de
  confier à l’industrie privée plusieurs monopoles, notamment celui des
  téléphones.»

Ces mesures judicieuses représentent exactement le contraire de ce que
les socialistes veulent réaliser en France.

L’œuvre de Mussolini ne peut être bien appréciée qu’en prenant l’utilité
comme élément de jugement. L’opinion générale en Europe a très bien été
formulée par M. Churchill à l’ambassade d’Angleterre de Rome devant une
réunion de journalistes, et dont le _Matin_ du 21 janvier 1927 a donné
l’extrait suivant:

  «Il est parfaitement absurde de dire que le gouvernement italien ne
  s’appuie pas sur une base démocratique.

  _Si j’avais été Italien, je suis sûr que j’aurais été entièrement avec
  vous, depuis le commencement jusqu’à la fin, dans votre lutte
  victorieuse._

  _Votre mouvement a rendu service au monde entier._

  L’Italie a démontré qu’il y a une manière pour combattre les forces
  subversives. Cette manière est d’appeler la masse du peuple à une
  coopération loyale avec l’État. L’Italie a démontré qu’en défendant
  l’honneur et la stabilité de la société civile, elle donne l’antidote
  nécessaire au poison russe.»

                   *       *       *       *       *

Laissant de côté l’Italie,--qui constitue un des rares exemples où une
dictature prolongée ait été utile à un peuple--arrivons à l’Espagne.

La dictature espagnole eut pour auteurs des officiers dirigés par le
général de Rivera. Elle fut comme en Italie la conséquence d’un état
d’anarchie contre lequel la royauté restait impuissante.

Le dictateur a rappelé dans ses proclamations que les assassinats
socialistes se multipliaient d’inquiétante façon. Depuis trois ans, des
centaines de citoyens étaient tombés sous les coups extrémistes. Parmi
eux figuraient un président du Conseil, un archevêque, quatre
gouverneurs civils et de nombreux chefs d’industrie. Syndicalistes et
communistes ne se ménageaient d’ailleurs pas entre eux. C’est ainsi que
le chef du syndicat des charretiers fut assassiné par des extrémistes
encore plus extrémistes que lui.

Tous ces meurtres restaient impunis. La magistrature tremblait et
l’anarchie commençait à gagner l’armée. Des juntes
militaires,--associations de type soviétique,--prétendaient imposer
leurs volontés aux ministres, régler les conditions d’avancement, etc.
L’indiscipline devenait générale: plusieurs provinces entamaient des
mouvements séparatistes.

La dictature espagnole fut donc aussi nécessaire que la dictature
italienne. Après avoir éliminé les ministres et le parlement, le
dictateur espagnol gouverna son pays avec un directoire composé de dix
généraux.

Ce Directoire, annonçait le général de Rivera, durera «jusqu’à ce que
des hommes capables et d’une moralité absolue soient trouvés pour
gouverner l’Espagne». On les cherche encore.

Convaincu de l’impuissance grandissante des gouvernements
constitutionnels le roi subit toutes les volontés du dictateur, y
compris la confiscation des biens personnels d’anciens ministres choisis
par lui. Sans doute a-t-il pensé, en signant de pareilles mesures, que
les rois modernes finiront par posséder moins de liberté que les plus
humbles de leurs sujets.

Au moment où j’écris ces lignes, le dictateur de l’Espagne est menacé,
selon une loi commune à toutes les dictatures militaires, des rivalités
de généraux ambitieux, désireux d’accéder à leur tour au pouvoir.
L’histoire des républiques espagnoles de l’Amérique donne une idée assez
claire du sort des pays dans lesquels la puissance des compétitions
individuelles est supérieure à celle des lois.

                   *       *       *       *       *

La France n’a pas été obligée de subir un régime dictatorial aussi
absolu que ceux de l’Italie et de l’Espagne; mais, pour la sauver de
l’anarchie financière dont elle était menacée, il fallut confier au
Président du Conseil un pouvoir demi-dictatorial constitué par le droit
de formuler des décrets sans prendre l’avis du Parlement. Les événements
qui amenèrent à cette situation ont été exposés par l’importante revue
anglaise _New statesman_ du 15 janvier 1927 dans les termes suivants:

  «Le franc continuait à tomber. M. Briand forma un nouveau cabinet avec
  M. Caillaux aux finances.

  M. Caillaux ne put gagner la confiance publique. Le franc descendait
  sans arrêt. La Chambre était en ébullition. La populace donnait des
  signes de colère. Le capital s’évadait du pays. Le Trésor était vide.
  M. Herriot joua un peu le rôle de paratonnerre lorsque le 17 juillet
  il renversa le cabinet Briand-Caillaux. Son propre ministère fut
  renversé après une seule journée d’existence. Dans les rues, comme le
  franc touchait presque 250 à la livre sterling, les foules réclamaient
  une trêve des partis. Le bloc des gauches, ou cartel, avait jeté sa
  nef sur les rochers et la France se trouvait «à deux doigts» de la
  ruine. Et c’est alors que M. Poincaré accepta un devoir formidable. Il
  travailla avec célérité. Les clameurs s’apaisèrent. Le franc fut
  arrêté au bord de l’abîme et ramené à une position qu’il pût défendre.
  Une caisse d’amortissement fut créée pour venir en aide au Trésor. La
  Chambre, profondément alarmée, fit tout ce qui lui fut demandé, et
  rapidement M. Poincaré fit voter des lois et obtint l’autorisation de
  gouverner par décrets qui, dans la période précédente, avait été
  farouchement combattue par les députés. Le budget fut voté en
  trente-six jours. Depuis des générations, la France n’avait pas eu le
  spectacle que lui donnait l’action de M. Poincaré.»

                   *       *       *       *       *

Quoi qu’il en soit de l’avenir des divers régimes, il faut bien
reconnaître que si les peuples sont les uns après les autres poussés
vers des formes variées de dictature, c’est qu’elles correspondent à des
nécessités nouvelles que l’évolution moderne du monde a fait surgir.




CHAPITRE III

RAISONS PSYCHOLOGIQUES DU DANGER DES DICTATURES


Après avoir montré l’utilité des dictatures à certains moments de la vie
des peuples, il importe aussi d’en mentionner les dangers.

L’autorité d’un dictateur étant, par définition, soustraite à tout
contrôle, ses erreurs peuvent, comme le prouve l’histoire, entraîner un
peuple vers d’irréparables désastres. Lorsque Napoléon III, aveuglé sur
les plus évidents intérêts de la France, favorisa l’écrasement de
l’Autriche par la Prusse, il préparait sa future défaite en 1870 et la
guerre de 1914 qui en représente une lointaine conséquence.

Durant la lutte mondiale, ce fut par une série de maladresses, dont
chacune constituait un acte dictatorial, que Guillaume II amena les
pacifiques commerçants des États-Unis à entrer dans le conflit. Cette
lourde faute lui fit perdre une guerre dont l’issue restait fort
douteuse avant l’intervention américaine.

J’ai déjà rappelé que l’Angleterre commit des erreurs du même ordre,
notamment quand le ministre Lloyd George usa de son pouvoir presque
dictatorial pour lancer la Grèce contre la Turquie dans l’espoir de
conquérir indirectement Constantinople.

La politique dictatoriale du même ministre envers la France ne fut pas
plus heureuse. Elle faillit faire perdre à l’Angleterre une alliance qui
lui était aussi nécessaire qu’à son ancienne alliée.

Bien d’autres exemples montrent la funeste influence que peuvent parfois
exercer les dictateurs. Les plus puissants que le monde ait connus
depuis longtemps furent Lénine en Russie, et, pour un instant en Europe,
le Président Wilson. Lénine ramena la Russie à la barbarie et le
Président Wilson fut un des principaux auteurs de la désorganisation
européenne actuelle.

Dès son arrivée en Europe l’illustre homme d’État américain vit ses
décisions dictatoriales acceptées comme des oracles. Oubliant que les
empires naissent de nécessités historiques accumulées et ne sont pas
créés par la raison pure, il prétendit refaire la carte de l’Europe en
ne prenant que l’idéologique principe des nationalités pour guide. Ce
principe lui inspira la rédaction d’un traité de paix où, dédaignant
mille ans d’histoire, l’Europe fut découpée en petits états, sans vie
économique possible et toujours prêts à s’entredéchirer.

                   *       *       *       *       *

Les dictatures prolongées présentent cet autre danger d’amener
rapidement l’affaissement du caractère de ceux qui les subissent. Sans
doute la dictature d’Auguste mit fin aux guerres civiles et assura pour
longtemps la prospérité de l’Empire. Mais, sous l’influence despotique
de ses successeurs, l’âme romaine se désagrégea et perdit les qualités
de caractère qui avaient maintenu à travers les âges la grandeur de
Rome.

La soumission des Romains à la puissance impériale était devenue
complète. Lorsqu’un César de la décadence pénétrait au Sénat, les
sénateurs tremblaient devant lui et applaudissaient avec frénésie quand,
sur un simple soupçon, le maître envoyait quelques-uns d’entre eux au
supplice. Les Conventionnels ne montraient pas moins de servilité
lorsqu’ils applaudissaient Robespierre marquant pour l’échafaud les
collègues ayant cessé de lui plaire.

                   *       *       *       *       *

Si les dictatures ont une tendance à se perpétuer, c’est que la plupart
des hommes, pour s’éviter l’effort de se guider eux-mêmes, cherchent un
maître capable d’orienter leurs pensées et leur conduite.

Jamais les peuples ne parlèrent plus qu’aujourd’hui de liberté et jamais
pourtant ils ne se soumirent aussi facilement à toutes les servitudes.
Si le besoin d’égalité ne cesse de grandir, l’idée de liberté a perdu
tout prestige. Certains partis, le communisme par exemple, la rejettent
complètement et attendent avec respect les ordres venus de lointains
despotes. Des millions de syndicalistes se conforment aux injonctions
impérieuses de leurs chefs. Sur un geste de ces maîtres, les chemins de
fer d’un pays cessent de fonctionner, les mineurs d’extraire du charbon,
les flottes marchandes suspendent leur commerce. Tous les éléments de la
vie sociale se trouvent ainsi paralysés.

Les purs socialistes ne se soucient pas davantage de liberté. Leur rêve
est un étatisme étroit gouvernant avec rigidité la vie des citoyens. Les
lois votées sous leur influence n’ont fait qu’effacer de plus en plus
les traces de liberté dont les hommes jouissaient encore. Dans les pays
latins ils semblent s’y résigner facilement.

Ici nous touchons à un élément psychologique fondamental dont la
connaissance éclaire ce qui précède. Si les universités des États-Unis
considèrent comme essentielle l’éducation du caractère, si négligée des
universités latines, c’est qu’elles savent bien que l’homme qui parvient
à se dominer lui-même n’a pas besoin d’être gouverné par d’autres.
Possédant une discipline interne qui le dispense de toute discipline
externe, il est son propre dictateur. Rien ne remplace pareille
dictature.




LIVRE VI

LES ILLUSIONS SUR L’ORIGINE ET LA RÉPARTITION DES RICHESSES




CHAPITRE PREMIER

LES ILLUSIONS SUR LA NATURE DU CAPITAL


La haine du régime dit capitaliste est devenue un des éléments
fondamentaux du socialisme et du communisme. Leur but principal est de
détruire ce régime soit violemment, soit au moyen d’amputations répétées
imposées au capital.

Bien que les illusions ne se réfutent guère avec des mots, il ne sera
pas inutile de résumer brièvement les idées qu’on peut se faire
aujourd’hui sur la nature du capital.

Ce résumé montrera, une fois encore, que l’incompréhension des mots,
beaucoup plus peut-être que celle des idées, se trouve à l’origine de
bien des mouvements révolutionnaires.

Examinons donc le sens réel du terme _capital_, l’un des plus chargés
d’illusions de l’âge moderne.

Pour les socialistes, le capital résulterait uniquement d’un prélèvement
sur le salaire des ouvriers. Son principal rôle serait de constituer des
rentes à une catégorie d’exploiteurs qualifiés de capitalistes.

                   *       *       *       *       *

Certaines idées très répandues encore sur le capital correspondent à une
phase ancienne d’évolution que les progrès de l’industrie ont fait
disparaître depuis longtemps.

Sous sa forme primitive, le capital était représenté par des trésors,
l’or notamment, accumulés dans des coffres d’où ils sortaient rarement;
sa valeur restait par conséquent invariable.

Aujourd’hui, le capital est sorti des coffres, et sa grandeur, loin
d’être invariable, varie sans cesse. Elle dépend en effet de divers
facteurs: l’intelligence entre autres.

J’ai déjà montré dans un précédent ouvrage que la richesse d’un individu
ou d’un peuple dépend de la rapidité de circulation du capital dont il
dispose. Peu importe que le capital soit minime si, grâce à l’influence
des facteurs capacité et travail, sa vitesse de circulation devient
considérable.

Cette loi est analogue à celle qui régit en mécanique la grandeur de la
force vive. Elle est égale, on le sait, au demi-produit de la masse par
le carré de la vitesse. Une balle de masse petite, mais animée d’une
grande vitesse, est beaucoup plus pénétrante qu’une balle cent fois plus
lourde, mais de faible vitesse.

Cette analogie mécanique doit être introduite dans les définitions de la
richesse. L’or enfermé dans un coffre représente une balle de fusil
immobilisée. La vitesse seule rend actifs l’or et la balle.

Il faut donc toujours, dans les définitions de la richesse, considérer
ces deux facteurs: grandeur du capital et rapidité de sa circulation.

Dans la richesse le facteur vitesse dépend surtout de la capacité:
capacité technique de l’ouvrier et surtout capacité de la direction.

Ces notions fondamentales se répandent de plus en plus. Résumant mes
explications à ce sujet, M. l’ingénieur en chef Marcel Bloch rappelait,
dans un remarquable rapport sur l’organisation des chemins de fer, ma
démonstration que l’importance du capital dépend de la vitesse de sa
circulation. Un capital relativement modeste, mais à circulation rapide,
aura bientôt une grandeur très supérieure à celle d’un capital important
mais à faible vitesse de circulation. La vitesse c’est de la richesse.
Travailler vite c’est s’enrichir, travailler lentement c’est
s’appauvrir.

                   *       *       *       *       *

Dans les trois facteurs dont se compose le capital moderne: l’or,
l’intelligence et le travail, l’intelligence est généralement le plus
important. On a constaté depuis longtemps, en Amérique surtout, que dans
beaucoup d’usines le rendement était au moins doublé en y introduisant
le facteur capacité.

Contrairement aux croyances communistes, la capacité intellectuelle, qui
dépassait à peine jadis en valeur la capacité manuelle, lui est,
aujourd’hui, si supérieure que la seconde ne peut plus rien sans la
première.

C’est la capacité intellectuelle qui permet de réaliser les découvertes
dont profite l’humanité, alors que la capacité manuelle ne profite guère
qu’à chaque travailleur. On a évalué à un tiers du revenu actuel de
l’Angleterre la part imputable à la capacité d’une petite élite.

Le capital est devenu aujourd’hui l’élément essentiel de la vie
industrielle; vouloir le réduire par toute une série de mesures
vexatoires comme le rêvent les socialistes, c’est méconnaître son rôle
prépondérant dans la vie des peuples. Un impôt sur le capital n’a
d’autre résultat que d’augmenter le prix des objets et de rendre
l’existence plus chère.

                   *       *       *       *       *

Ces notions, un peu abstraites pour des ouvriers latins, sont bien
comprises de leurs confrères américains. Plusieurs journaux ont
mentionné la pétition signée par des ouvriers pour obtenir qu’un grand
constructeur d’automobiles fût exempté des impôts capables de réduire
son capital. Les signataires comprenaient parfaitement que ces impôts
auraient pour résultat final d’augmenter le prix de vente des
automobiles dont un grand nombre d’entre eux étaient acquéreurs.

L’impôt sur le capital n’est qu’une illusion. Création de l’envie et de
la haine, il ne ferait qu’appauvrir davantage les classes dont il
prétend améliorer le sort.

Les théories socialistes ont été réfutées tant de fois et ont reçu un si
clair démenti des expériences tentées dans divers pays, qu’il serait
inutile d’y revenir.

Le régime dit capitaliste se modifie, d’ailleurs, chaque jour. Le
capital, qui soutient les industries, se diffuse actuellement de plus en
plus en un tel nombre de mains qu’il n’y aura bientôt plus d’individus
pouvant être qualifiés de grands capitalistes.

                   *       *       *       *       *

A quelques-unes des considérations qui précèdent sur le régime
capitaliste, les socialistes répondent que, s’ils veulent supprimer les
capitalistes, leur intention n’est nullement de détruire le capital,
mais bien de le remettre aux mains de l’État, qui serait alors chargé de
la gestion de toutes les industries.

Malheureusement pour cette conception, des expériences cent fois
répétées ont prouvé que les produits des industries gérées par l’État,
c’est-à-dire par un personnel non intéressé au succès des entreprises,
reviennent beaucoup plus cher que ceux dus à l’industrie privée. Le prix
de revient des marchandises fabriquées dans les pays étatisés serait tel
qu’elles ne pourraient concurrencer à l’étranger les produits dus à
l’industrie des pays ayant échappé au régime socialiste. La Russie
soviétique en fournit un frappant exemple.

                   *       *       *       *       *

Ne pouvant entrer ici dans l’étude détaillée des questions concernant le
capital et la monnaie qui le représente, je me bornerai à résumer en
propositions brèves quelques points fondamentaux:

--La valeur d’un capital dépend surtout de la rapidité de sa
circulation.

--La richesse d’un peuple ne réside pas dans l’or qu’il possède, moins
encore dans des monnaies artificielles sans garantie, fabriquées à
volonté. Un peuple est pauvre ou riche, suivant que les produits de son
sol, de ses usines, de son commerce, sont inférieurs ou supérieurs à ses
besoins.

--Un peuple s’appauvrit lorsqu’il consomme plus qu’il ne produit; c’est
ce qui arrive lorsque les marchandises qu’il fabrique deviennent, par
suite de la réduction des heures de travail ou d’autres motifs, trop
chères pour être exportées.

--Quand un peuple exporte une quantité de marchandises d’une valeur
exactement égale à celle qu’il importe, sa monnaie, fût-elle entièrement
fiduciaire, garde le même pouvoir d’achat.

--Lorsqu’un peuple importe plus de marchandises qu’il n’en exporte, et
si faute de ressources il est obligé d’effectuer ses paiements en
monnaie fiduciaire, cette monnaie subit une perte dépendant du degré de
confiance que l’acheteur lui accorde. Les marchandises achetées au
dehors augmentant forcément de prix, l’élévation du coût de la vie en
sera la conséquence.

--Dans les échanges de marchandises de valeur équivalente, l’or
n’intervient que comme unité de compte, sans qu’il soit besoin de le
déplacer des caisses où il est conservé.

--Lorsque le débiteur d’un capital de grandeur quelconque dispose d’un
temps suffisant, il peut, par le mécanisme de l’amortissement, réduire
cette dette, si grande qu’on la suppose, à un chiffre aussi faible qu’on
le désire.




CHAPITRE II

LES CONFLITS ENTRE L’INTELLIGENCE, LE CAPITAL ET LE TRAVAIL


Le mécontentement général, dont les effets ont été étudiés plusieurs
fois au cours de cet ouvrage, s’observe surtout dans la masse ouvrière
bien que sa situation matérielle n’ait jamais été aussi satisfaisante
qu’aujourd’hui. Les salaires, même en les ramenant à l’ancien étalon-or,
ont considérablement augmenté.

Mais, à mesure que ces salaires s’élevaient, naissaient de nouvelles
aspirations et de nouveaux besoins qui dépassèrent bientôt les moyens de
les satisfaire. Par un phénomène déjà observé à la veille de la
Révolution, la haine des classes inférieures à l’égard des classes
supérieures s’est accrue en même temps que par leurs ressources, les
premières se rapprochaient des secondes. On pourrait énoncer, comme une
loi de philosophie politique que, dans la vie des peuples les grandes
inégalités de situation sociale se tolèrent facilement alors que les
inégalités légères ne se supportent pas.

Le besoin d’égalité et la haine de l’autorité sont devenus des
caractéristiques de la mentalité populaire moderne. Le rêve de nombreux
travailleurs est de s’emparer violemment des mines, des usines, des
chemins de fer, etc., pour les administrer à leur profit. Les formules:
la mine aux mineurs, les chemins de fer aux cheminots, etc.,
synthétisent parfaitement ces aspirations.

L’illusion des classes ouvrières est de croire qu’elles gagneraient
quelque chose à cette transformation alors qu’elles y perdraient
beaucoup.

Les productions industrielles modernes exigent, en effet, non seulement
des capitaux mais surtout des capacités. Sans elles les industries les
plus brillantes péricliteraient rapidement.

Le public entier profite des concentrations industrielles actuelles,
dues à la combinaison des grands capitaux et des grandes capacités. Il
est évident, par exemple, qu’un petit patron n’occupant qu’une dizaine
d’ouvriers aura fatalement des prix de revient plus élevés que celui
dont l’usine comprend un millier de travailleurs. Le petit patron est en
effet obligé, pour vivre et payer ses frais généraux, de prélever une
part importante sur le travail de chaque ouvrier, alors qu’un chef
d’usine employant, je suppose, mille ouvriers, gagnerait soixante-quinze
mille francs par an en se bornant à prélever journellement vingt-cinq
centimes de bénéfice sur le travail de l’ouvrier payé cinquante francs
par jour.

Réduire les prix de revient, comme le fait la grande industrie, dite
capitaliste, c’est, en réalité, accroître l’aisance des ouvriers
puisque, avec la même somme, ils peuvent acheter plus d’objets.

                   *       *       *       *       *

L’observation démontre que si le rôle du capital est important dans
l’industrie moderne, celui de l’intelligence l’est plus encore. Seul, en
effet, le capital intellectuel peut faire fructifier le capital
matériel.

Aucune comparaison n’est possible entre la psychologie d’un chef
d’entreprise et celle des ouvriers qu’il dirige. Travaillant à ses
risques et périls, engageant de gros capitaux et oscillant sans cesse
entre la richesse et la ruine, c’est-à-dire entre des sanctions
personnelles très rigoureuses, le grand industriel exerce
nécessairement, dans la civilisation moderne une action considérable.

  «Si la petite île anglaise arrive à nourrir quarante-sept millions
  d’habitants dans un pays où ne pouvaient vivre, au temps de la reine
  Elisabeth, que cinq millions de personnes, elle ne le doit pas, comme,
  le fait observer l’Économiste Lysis, à ses travailleurs manuels, mais
  à ses chefs d’entreprise, à ses techniciens.»

                   *       *       *       *       *

Les socialistes essaient de persuader aux classes ouvrières qu’elles
gagneraient beaucoup plus qu’aujourd’hui en s’emparant des mines, des
usines et de tous les moyens de production pour en confier la gestion à
l’État.

L’expérience a cependant prouvé, ainsi qu’on l’a souvent rappelé, que
les usines administrées par des chefs non intéressés au succès des
entreprises donnaient de pauvres résultats. Celles gérées par
l’État--tabacs, allumettes, par exemple--fournissent des produits
extrêmement coûteux. Celles administrées par des ouvriers--la verrerie
de Carmaux, entre autres--donnent des résultats plus médiocres encore,
même avec des ingénieurs intelligents mis à leur tête.

La faible valeur des gestions ouvrières est encore démontrée par
l’histoire des coopératives de production, qui ont échoué presque
partout, alors que les coopératives de consommation, qui vendent, mais
ne produisent pas, réussissent généralement.

Des raisons psychologiques très simples expliquent ces échecs. Un
directeur à traitement fixe, élu par les travailleurs, n’a ni
l’indépendance d’action, ni le pouvoir, ni l’initiative, ni même
l’intérêt nécessaire à la bonne marche d’une entreprise.

                   *       *       *       *       *

Un des grands problèmes modernes est la répartition équitable des
bénéfices de la production entre les trois sources de cette production:
intelligence, capital et travail.

Nombreux furent les essais effectués pour modifier cette répartition.

La solution du problème serait très simple, si les producteurs,
participant aux bénéfices, participaient également aux pertes, comme les
actionnaires de toutes les entreprises industrielles.

Mais ce que les ouvriers réclament, c’est de participer aux bénéfices et
non aux pertes.

Les socialistes soutiennent que les bénéfices devraient revenir en
totalité aux ouvriers; or, comme nous le disions plus haut, il est
évident que sans le capital, qui supporte seul l’installation des
entreprises et les risques à courir, et sans l’intelligence, qui dirige,
aucune production économique n’est possible.

Il est évident aussi que les grands industriels ont tout intérêt à faire
participer l’ouvrier aux bénéfices, afin de l’intéresser à la bonne
marche de l’entreprise et stimuler son activité. C’est ce qui se fait à
peu près partout maintenant.

De nombreuses statistiques démontrent qu’aujourd’hui la part de
l’ouvrier grandit constamment alors que celle du capital et de
l’intelligence se restreint de plus en plus.

D’après les renseignements fournis par _L’Illustration Économique_, les
bénéfices des entreprises minières se répartiraient de la façon
suivante:

  «49 p. 100 à la main d’œuvre, 48,10 p. 100 à l’entretien et à la
  réfection de l’outillage, 2,90 p. 100 seulement au capital.

  Supposons que ces 2,90 p. 100, versés comme rémunération du capital,
  soient répartis entre les ouvriers, le salaire de chacun s’en
  trouverait accru de bien peu.»

Examinant les bénéfices d’une des plus prospères usines du monde, celle
d’Essen, qui occupait avant la guerre 439.000 ouvriers, recevant par an
870 millions de marks de salaires, le même auteur fait remarquer que la
répartition entre les ouvriers de la totalité des sommes distribuées en
dividende aux actionnaires n’eût procuré à chacun d’eux que 240 marks
par an. L’abandon total des bénéfices aux ouvriers n’ajouterait donc
qu’une somme infime à leur salaire.

Non seulement la répartition totale des bénéfices entre les ouvriers
n’augmenterait que d’une façon insignifiante leurs salaires, mais en
outre cette augmentation provisoire serait rapidement suivie d’une
réduction considérable. Bientôt, en effet, la disparition de
l’intelligence directrice entraînerait une diminution importante de la
production des usines.

Les ouvriers et leurs meneurs se font donc de grandes illusions en
supposant qu’une entreprise dirigée par eux, ou simplement sur la
gestion de laquelle ils exerceraient un contrôle prépondérant, leur
rapporterait plus de bénéfices qu’ils n’en touchent actuellement.

                   *       *       *       *       *

L’expérience et le raisonnement étant sans influence sur les convaincus,
les illusions ouvrières restent indestructibles. Malgré toutes les
démonstrations, les socialistes continuent à professer à l’égard du
capital une haine intense qui, dans les pays où leur influence peut
s’exercer, se manifeste par des lois vexatoires, désastreuses pour
l’industrie.

Au cours d’une conversation relatée par _Le Temps_, un observateur
autrichien faisait remarquer qu’à Vienne, la municipalité socialiste
s’est appliquée par tous les moyens à supprimer peu à peu le capital, à
tarir l’une après l’autre toutes les sources de l’énergie et de
l’activité humaines: impôts extravagants sur les automobiles, dont le
seul résultat a été d’anéantir cette industrie et de priver de travail
de nombreux ouvriers; impôts non moins extravagants sur la fabrication
des objets de luxe qui faisait vivre Vienne et dont le prix,
démesurément majoré par les taxes, les a rendus invendables à
l’étranger, etc.

  «Il faut, disait le même observateur, venir à Vienne pour se rendre
  compte des conséquences lamentables qu’entraîne l’application des
  doctrines socialistes.»

Un Américain, qui venait de visiter l’Europe, ajoute à ce propos:

  «J’ai l’impression que, presque partout, les gouvernements font leur
  possible pour que ceux qui sont riches cessent bientôt de l’être et
  que ceux qui ne le sont pas n’aient aucune envie de le devenir. C’est
  ce dernier point surtout qui est grave. On s’efforce d’imposer à tous
  la même médiocrité paresseuse.»

  «En Amérique, nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’il y ait
  beaucoup de riches, et le nombre de ceux qui le deviennent s’accroît
  de jour en jour. Et, cependant, il n’y a pas de pays au monde où les
  ouvriers touchent d’aussi gros salaires et soient aussi contents.»

Les socialistes se soucient peu de telles considérations. Leurs mesures
vexatoires dérivent d’un idéal de basse envie qui ne peut se satisfaire
qu’en appauvrissant les riches pour établir l’égalité dans la misère.

                   *       *       *       *       *

La lutte que nous voyons grandir, entre les classes, n’est pas nouvelle.
Elle se manifesta bien des fois au cours des siècles et occasionna la
chute de puissants empires. La Grèce antique, notamment, en fut victime.
De la guerre du Péloponèse à la conquête romaine, l’histoire grecque
n’est que le récit des luttes entre les classes fortunées et celles qui
ne l’étaient pas. Aveuglés par les mêmes illusions que les socialistes
modernes, les Grecs crurent, après avoir acquis l’égalité des droits
politiques, pouvoir imposer au moyen de lois l’égalité des conditions.
Le seul résultat obtenu fut une série de guerres civiles et de
dévastations.

Avant ces dissensions intestines, les Grecs possédaient une civilisation
que les peuples mirent bien des siècles à égaler. Des philosophes comme
Socrate, Platon et Aristote, des artistes comme Praxitèle, des
organisateurs comme Alexandre, illuminaient le monde de leur génie. Un
siècle et demi après cette période, unique dans l’Histoire, les luttes
sociales avaient conduit la Grèce à une si complète décadence que les
Romains n’eurent aucune peine à la réduire en servitude. Les descendants
des grands hommes, dont la gloire demeure si vivante encore, furent
vendus comme esclaves sur les marchés de Rome. L’évolution des peuples
change souvent, mais les lois psychologiques qui en orientent le cours
restent invariables.




CHAPITRE III

COMMENT L’AMÉRIQUE A RÉSOLU LE PROBLÈME DE LA LUTTE DES CLASSES


L’Histoire se compose surtout du récit des conflits entre peuples et des
luttes entre les diverses classes d’un même peuple.

Les conflits entre peuples eurent, parfois, des résultats utiles. C’est
par les armes que Rome établit sa civilisation dans le monde et finit
par imposer une paix universelle.

Mais si les guerres entre peuples eurent parfois des résultats heureux,
celles entre les classes d’un même peuple n’engendrèrent que des
désastres et la fin de plusieurs civilisations. Ce sont les dissensions
entre classes, nous venons de le voir à l’instant, qui conduisirent la
Grèce à la servitude et condamnèrent la république romaine à subir le
joug des empereurs.

De nos jours, les guerres entre classes furent également l’origine de
lourds désastres. Les luttes sociales de 1848 amenèrent la dictature
impériale qui se termina par Sedan.

Des événements plus récents encore ont montré les conséquences des
luttes de classes. Elles provoquèrent la décadence de la Russie et le
massacre des intellectuels auxquels ce vaste empire devait quelque
apparence de civilisation.

L’Italie faillit subir un sort analogue. Elle n’échappa aux massacres et
aux ruines qu’enfantent toujours les luttes de classes que par
l’énergique intervention d’un dictateur. On sait aussi que ce fut
seulement l’influence d’un chef de gouvernement provisoirement doué de
pouvoirs dictatoriaux qui sauva la France d’une faillite financière
résultant des menaces de luttes de classes dues au pouvoir croissant des
socialistes.

Donc, à tous les âges, chez tous les peuples, sous toutes les latitudes,
hier comme aujourd’hui, des luttes de classes déterminent fatalement la
ruine des peuples qui en sont victimes. Il faut donc considérer comme
grands bienfaiteurs de l’humanité les hommes découvrant les moyens sûrs
d’éviter de telles luttes.

                   *       *       *       *       *

Une des premières tentatives réalisées pour établir l’union entre les
classes sociales est due au Christianisme. Ne pouvant supprimer les
différences résultant d’inégalités héréditaires, il promit aux fidèles
son paradis futur où tous les hommes seraient égaux.

Cette bienfaisante chimère donna, pendant des siècles, des espérances
empêchant les hommes de trop souffrir des inégalités dont ils étaient
victimes. Alors même que le Dieu des chrétiens irait rejoindre des
divinités du monde antique dans le vaste panthéon où reposent les dieux
morts, il faudrait toujours saluer avec respect la grande ombre qui
voila aux hommes, pendant de longs siècles, les duretés du sort.

Mais l’heure a sonné où les croyances religieuses ont perdu leur pouvoir
pacificateur sur les âmes. Il fallait donc découvrir d’autres moyens
pour effacer les inégalités que les peuples modernes ne supportaient
plus.

L’union des classes de situations diverses semblant impossible aux
socialistes, ils proclamaient la nécessité d’une lutte entre ces
classes. Leur but final n’était pas, d’ailleurs, d’établir une égalité
générale mais de soumettre, comme ils y réussirent en Russie, les
classes supérieures aux classes inférieures. La formule «dictature du
prolétariat» résume bien cette conception. Contre de telles menaces
l’Europe civilisée cherche à se défendre aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

Ce grand problème de l’union des classes, considéré comme insoluble par
des moyens pacifiques, a cependant été résolu de la plus brillante façon
aux États-Unis, grâce à l’application de certains principes économiques
et psychologiques.

Sous leur influence, l’ouvrier est devenu l’associé et l’ami du patron,
et se trouve, on ne saurait trop le rappeler, dans une situation
supérieure à celle de la plupart des bourgeois européens.

Le succès obtenu par les Américains est d’autant plus remarquable qu’eux
aussi ont dû, comme en Europe, subir des conflits de classes. Sans
doute, le socialisme étatiste n’a jamais pu influencer les ouvriers
américains, qui le considèrent comme une forme d’esclavage acceptable
seulement par des mentalités inférieures; mais le syndicalisme, très
puissant pendant longtemps aux États-Unis, y fut l’origine de sérieux
conflits entre ouvriers et patrons avant l’union établie aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

L’association de classes que la mentalité et les intérêts semblaient
devoir toujours séparer, a eu pour auteurs des industriels éminents,
doués d’une sagacité économique et psychologique fort remarquable.

La fusion des classes obtenue par eux a été constatée dans beaucoup de
publications, et tout récemment encore, par une délégation d’ouvriers
anglais envoyée en Amérique par le _Daily Mail_.

Les rapports de ces délégués ont été traduits par la Société
d’Encouragement pour l’Industrie; ils sont précédés d’un résumé de M. de
Fréminville où est montré à quel point sont devenues cordiales les
relations entre ouvriers et patrons.

  «La prospérité actuelle de l’industrie des États-Unis, écrit cet
  auteur, résulte, dans une grande mesure, de relations entre patrons et
  ouvriers absolument différentes de celles qui existent dans les usines
  de la Grande-Bretagne. Ces relations reposent, du reste, sur une
  conception entièrement nouvelle des intérêts du patron et de
  l’ouvrier.»

En Amérique, patrons et employés sont des associés; en Angleterre et en
France, des ennemis. Cette brève formule condense leur histoire.

                   *       *       *       *       *

La principale cause de la situation actuelle de l’industrie américaine
tient, en grande partie, à l’application de divers principes
fondamentaux dus au grand industriel Taylor.

  «Avant lui, on se trouvait en présence de conceptions économiques
  contradictoires. Les uns croyaient que le chômage, et par conséquent
  la misère que l’ouvrier avait dû subir périodiquement, ne pouvait être
  évité qu’en limitant la production. A ces assertions, Taylor et son
  école opposaient que le plus bas prix de revient est parfaitement
  compatible avec le salaire le plus élevé; le haut salaire de
  l’ouvrier, augmentant sa puissance d’achat, crée pour l’industrie un
  marché énorme, en face duquel la surproduction n’est pas à craindre.

  «Un état de choses nouveau succéda bientôt à celui que Taylor
  rencontrait en prenant contact avec l’industrie. Les patrons
  comprirent très vite qu’une production infiniment supérieure à celle
  d’autrefois était possible, mais qu’il fallait, pour l’obtenir,
  organiser le travail dans ses moindres détails, éviter à l’ouvrier
  toute fatigue inutile, le payer largement afin de l’intéresser à
  l’application de toutes les mesures de nature à augmenter sa
  production. L’ouvrier devait être traité en collaborateur, en associé;
  il fallait tout faire pour améliorer ses conditions d’existence.

  «L’ouvrier s’est facilement prêté à l’emploi des nouvelles méthodes.
  Les syndicats eux-mêmes, renonçant aux luttes antérieures, se sont
  laissé entraîner dans le mouvement général.

  «Suivant la nouvelle école, l’ensemble des ouvriers constituerait
  l’énorme majorité des consommateurs, le marché même de l’industrie. Ce
  marché est d’autant meilleur que la puissance d’achat de l’ouvrier est
  plus grande, c’est-à-dire que les salaires sont plus élevés, et que
  les produits de l’industrie peuvent être offerts à des prix plus bas.»

Tous les délégués anglais qui ont constaté les résultats des méthodes
américaines venaient d’un pays en proie à une crise industrielle d’une
gravité exceptionnelle, dont les anciennes formules de la lutte des
classes, du contrat collectif, des démarcations jalouses entre ouvriers
et patrons, de la restriction de la production, n’avaient pu donner la
solution.

                   *       *       *       *       *

Ce qui précède montre nettement que la mentalité des ouvriers américains
est devenue fort différente de celle des travailleurs anglais et
français, en lutte constante avec le patronat. M. A. de Tarlé a très
bien montré dans les lignes suivantes les formes de ce conflit en
Angleterre:

  «Même lorsque les meneurs des Trade’s unions permettent aux ouvriers
  de travailler, ils restreignent leur travail de telle sorte qu’il en
  résulte les plus graves inconvénients. Par exemple, un navire est
  retenu au port 24 heures de plus qu’il ne faudrait, parce que à la fin
  de la journée il reste quelques rivets à poser, et que les ouvriers
  refusent de travailler les quelques minutes nécessaires pour achever
  la réparation. «Les mécaniciens travaillant aux pièces ne doivent
  fixer que 300 à 360 rivets dans la même journée. Aux États-Unis, ils
  en fixent 700. Un ouvrier anglais ne peut pas travailler aux pièces
  sans y être autorisé par son syndicat. La plupart des usines sont
  fermées aux ouvriers non syndiqués. Les Américains estiment que ce
  système est un crime économique dont pâtit le consommateur, car il
  empêche l’industrie britannique de soutenir la concurrence étrangère.»

                   *       *       *       *       *

Le rapporteur qui résume les dépositions des ouvriers anglais pose les
questions suivantes:

  «Les salaires élevés, aujourd’hui de règle aux États-Unis, sont-ils la
  cause de la prospérité actuelle ou son effet? La production élevée
  a-t-elle succédé aux salaires élevés, ou vice versa?»

Ces questions ont été posées à toutes les personnes compétentes.
L’opinion générale était nettement que la politique des hauts salaires a
précédé la production plus importante et plus économique et, par
conséquent, la consommation et la prospérité plus grandes.

D’après les dernières statistiques le marché national consommerait 92 p.
100 des marchandises produites aux États-Unis. L’Amérique peut donc se
passer aisément de l’Europe et n’a pas à craindre de surproduction,
puisqu’elle consomme presque tout ce qu’elle produit.

                   *       *       *       *       *

Ne pouvant rapporter ici toutes les intéressantes observations
consignées dans les rapports des ouvriers anglais, j’en citerai
seulement quelques-unes.

Suivant les enquêteurs, plus de 87 p. 100 de l’industrie des États-Unis
sont entre les mains des grandes Compagnies. Le capitalisme, si redouté
des socialistes européens, est un des principaux éléments de succès de
l’industrie américaine. Les enquêteurs ont constaté que les grosses
usines, exigeant naturellement d’importants capitaux, sont bien plus
avantageuses pour les ouvriers que les petites.

Le problème de la participation aux bénéfices a été résolu de la plus
simple façon, en Amérique. Les chefs d’entreprise facilitent aux
ouvriers l’achat d’actions de leurs usines.

C’est une méthode dont j’avais signalé l’importance il y a fort
longtemps.

Le système du travail aux pièces est peu pratiqué aux États-Unis. Les
salaires sont rarement au-dessous de dix livres par semaine (environ
douze cents francs de notre monnaie actuelle ou soixante mille francs
par an).

L’ouvrier américain touche, généralement, une pension quand il est trop
âgé pour travailler. Des assurances mettent sa famille à l’abri, en cas
d’accident.

                   *       *       *       *       *

L’amélioration du confort de l’ouvrier américain est l’objet de
méticuleuses recherches. L’expérience a prouvé que de telles
améliorations sont aussi profitables au patron qu’à l’ouvrier. C’est
ainsi qu’il a été constaté qu’en munissant les tabourets de dossiers,
l’ouvrier était moins fatigué et son rendement sensiblement accru.

Association entre patrons et employés, hauts salaires, soins constants
donnés aux ouvriers, perfectionnements de l’outillage: telles sont les
causes principales de la prospérité industrielle des États-Unis. Elle
devient chaque jour supérieure à l’industrie européenne, rongée par la
lutte des classes et les illusions socialistes.

L’association amicale entre patrons et ouvriers est l’application d’un
principe psychologique que connaissaient sûrement les hommes de la
préhistoire, mais si fréquemment oublié qu’il faut le redécouvrir
constamment.

Cet antique principe peut être formulé dans les termes suivants:
l’intérêt individuel étant très supérieur à l’intérêt collectif, c’est
toujours au premier qu’il faut s’adresser pour agir sur les hommes.

La charité, la fraternité, l’altruisme, sont des stimulants bien faibles
auprès de l’intérêt personnel. Quand un chef d’usine américain donne à
ses ouvriers des salaires leur permettant de se procurer les commodités
les plus luxueuses de la vie, lorsque, suivant l’exemple rapporté plus
haut, il se préoccupe de leur bien-être au point de faire mettre des
dossiers aux anciens tabourets traditionnellement utilisés dans les
ateliers, il n’est nullement poussé par un de ces besoins de
philanthropie humanitaire que nos chefs d’usine aiment à manifester
quelquefois. En améliorant le sort de l’ouvrier, le patron américain
cherche simplement à améliorer son propre sort. Il sait que ces deux
ordres d’amélioration sont solidaires. Cette élémentaire constatation a
permis de mettre fin, en Amérique, à la lutte des classes dont les
effets deviennent chaque jour plus menaçants en Europe.

Grâce à la perfection des méthodes d’organisation, l’ouvrier américain,
avec un nombre d’heures de travail inférieur à celui de ses confrères
français, fournit un rendement trois ou quatre fois supérieur, comme
plusieurs ingénieurs européens l’ont déjà constaté. Il est donc naturel
qu’à un rendement plus grand corresponde un salaire plus élevé.

En résolvant le problème de la lutte des classes, posé depuis des
siècles, les industriels américains se sont révélés économistes habiles
et psychologues plus habiles encore.

                   *       *       *       *       *

Les croyances à forme religieuse n’étant influençables ni par
l’observation ni par l’expérience, un adepte de la religion socialiste
ne saurait être impressionné par la comparaison entre l’état misérable
des ouvriers russes, soumis au socialisme, et la situation heureuse des
ouvriers américains, collaborateurs du capitalisme. Égalité dans la
misère d’un côté, égalité dans l’aisance de l’autre.

Mais si les faits que résume la précédente étude ne peuvent influencer
les socialistes, ils montreront aux chefs de nos grandes entreprises que
la prospérité présente, et surtout future, de ces entreprises dépend
beaucoup du bien-être des ouvriers. Privé de confortable à l’usine, et
souvent aussi à son propre foyer, l’ouvrier européen va chercher au
cabaret les moments heureux dont chaque être a besoin. Il s’y laisse
facilement influencer par les promesses de paradis que lui font
entrevoir les adeptes de la foi socialiste. A défaut de réalités
fuyantes, elles donnent au moins l’illusion d’un futur bonheur.




LIVRE VII

LA SITUATION FINANCIÈRE DU MONDE




CHAPITRE PREMIER

L’APPAUVRISSEMENT DE L’EUROPE ET L’HÉGÉMONIE FINANCIÈRE DE L’AMÉRIQUE


Parmi les diverses conséquences de la guerre, une des plus manifestes
est l’appauvrissement de l’Europe. Les réserves accumulées par les
patients efforts de plusieurs générations sont épuisées et la difficulté
de les renouveler grandit chaque jour.

Cet appauvrissement s’observe dans tous les pays de l’Europe, y compris
ceux considérés comme les plus prospères,--l’Angleterre, notamment.

La France semble dans une situation meilleure, mais sa prospérité
apparente tient à ce que, depuis la guerre, elle a vécu d’emprunts
successifs remboursés à leur échéance avec d’autres emprunts. Le
paiement des intérêts de ces emprunts absorbe annuellement une vingtaine
de milliards, soit la moitié du budget.

Si le chômage qui pèse sur une grande partie de l’Europe ne s’est pas
manifesté encore en France, c’est surtout parce que la restauration des
régions libérées a permis de donner du travail à une foule d’ouvriers
payés avec les emprunts et l’inflation.

Mais ces opérations devaient fatalement avoir un terme. La France finit
par ne plus trouver à emprunter et fut obligée de renoncer à
l’inflation, qui accroissait considérablement le prix de la vie en
réduisant chaque jour le pouvoir d’achat de la monnaie.

En résumé, comme le disait un ministre des Finances à la tribune, les
Français ont perdu les quatre cinquièmes de leur fortune.

Resté inaperçu pendant la période de richesse apparente créée par les
emprunts et l’inflation, l’appauvrissement finit par devenir visible à
tous les yeux.

Il faut remarquer, cependant, que les pertes financières n’ont pas sévi
sur toutes les classes. Si quelques-unes furent ruinées, d’autres
s’enrichirent. C’est ainsi que les anciens rentiers ont été très
appauvris tandis que les paysans et les commerçants voyaient, au
contraire, leurs ressources s’élever considérablement.

                   *       *       *       *       *

En dehors des causes d’appauvrissement résultant des ravages de la
guerre et qui sont spéciales à un petit nombre de pays, tels que la
France, il en est d’autres, tout à fait générales, qui menacent l’Europe
entière et augmentent chaque jour.

Elles sont constituées par l’indépendance industrielle croissante des
pays asiatiques: colonies, pays de protectorat, etc.

Jadis, ces pays se bornaient à fournir les matières premières que
manufacturait l’Europe.

«Si l’Amérique, disait Pitt, s’avisait de fabriquer un bas ou un clou de
fer à cheval, je voudrais lui faire sentir tout le poids de la puissance
de l’Angleterre.»

La petite colonie, que menaçait Pitt, est devenue la rivale redoutée de
l’Empire Britannique, et les autres colonies, telles que le Canada et
l’Australie, sont, aujourd’hui, des pays à peu près indépendants de
l’Angleterre. Elle l’a douloureusement reconnu, nous l’avons vu, dans
une conférence avec les représentants des Dominions récemment tenue à
Londres.

La plupart des pays d’outre-mer rejettent de plus en plus le joug
économique de l’Europe. Au lieu de se borner comme jadis à exporter des
matières premières, ils fabriquent des produits expédiés à leur gré dans
le monde.

L’univers asiatique est devenu le rival de l’Europe et, comme le travail
y est exécuté à bien meilleur marché, sa concurrence devient redoutable.

Ce phénomène, dont j’avais autrefois, dans un livre sur l’Inde, prédit
l’apparition certaine, se manifeste avec force aujourd’hui. Les pays
encore soumis à l’Angleterre, tels que l’Inde, aspirent de plus en plus
à l’indépendance.

  «L’Inde, qui, en 1910, importait environ vingt mille tonnes de fonte,
  en a exporté, en 1923, deux cent mille, écrit _L’Illustration
  Économique_. Le déclin du vieux continent s’accompagne de l’ascension
  des pays neufs. La guerre a habitué les nouveaux mondes à se passer de
  l’Europe. Ils ont vu tous les avantages de la nouvelle situation et se
  refusent à retourner sous le joug. Le XIXe siècle a vu l’Europe
  proclamer l’abolition de l’esclavage. Le XXe voit se libérer
  économiquement les peuples d’outre-mer, qui veulent, à leur tour, nous
  assujettir.»

Cette concurrence de pays jadis tributaires de l’Europe, et qui
travaillent à bien meilleur compte, aura de multiples conséquences.

Une des plus importantes sera l’apparition d’une loi économique nouvelle
régissant la valeur des salaires et qu’on peut formuler ainsi: le taux
des salaires ne sera bientôt plus fixé ni par la volonté des ouvriers ni
par celle des patrons, mais uniquement par les prix de vente mondiaux
des marchandises.

Il a fallu une grève de six mois et une perte évaluée à quatre cents
millions de livres sterling, soit dix milliards de francs-or, pour
incruster cette vérité économique nouvelle dans le cerveau des mineurs
britanniques.

Un économiste anglais disait récemment, à ce propos:

  «Sans son commerce et sans son industrie, l’Angleterre est condamnée à
  mourir de faim à bref délai. Or, il tombe sous le sens que les
  salaires, en Angleterre, sont beaucoup trop élevés pour nous permettre
  de supporter la concurrence mondiale. Nous subissons une hausse
  absurde, injustifiée des salaires, qui risque de nous réduire à la
  famine... Quand des ouvriers gagnent jusqu’à 150 p. 100 de plus qu’en
  1915, on est fatalement battu sur tous les marchés par la marchandise
  du voisin.»

                   *       *       *       *       *

Parmi les causes de l’appauvrissement de l’Europe et des troubles
politiques dont elle est le siège, il faut encore citer les exigences
des États-Unis à l’égard des dettes contractées par les alliés pendant
la guerre.

L’histoire des variations des sentiments de l’Europe pour l’Amérique est
d’un grand intérêt psychologique. Au lendemain de la paix, l’Angleterre
et la France éprouvaient des sentiments d’affectueuse sympathie à
l’égard de l’Amérique et une antipathie intense pour l’Allemagne. On a
dit avec raison «qu’aujourd’hui la France a des relations plus amicales
avec l’Allemagne qu’avec l’Amérique».

Cette variation des sentiments serait, comme l’écrivait le _Neues Wiener
Tageblatt_, «une conséquence naturelle du fait que l’Europe entière a
souffert de la guerre et que les États-Unis ont été les seuls à en tirer
un gain énorme».

Aujourd’hui, l’Europe semble tombée de plus en plus sous l’hégémonie
financière des États-Unis, qui réclament âprement l’argent prêté pour
une guerre dont ils furent seuls à profiter. Personne n’ignore
maintenant que les Américains songeaient uniquement à leur propre
intérêt en venant au secours des alliés. Voyant leurs navires torpillés
par l’Allemagne, qui voulait empêcher la vente de marchandises aux
alliés, ils sont entrés dans la guerre pour se défendre.

Les Américains ne constatent pas sans regret les sentiments qu’ils
inspirent aujourd’hui. Voici comment s’exprimait, à ce sujet, _La
Nation_, de New-York:

  «Nous nous enfonçons de plus en plus dans les difficultés, toujours
  froissant les sentiments. Nous nous trouvons de plus en plus en
  position d’autocrate du monde de la finance. Le président des
  États-Unis est malheureusement en présence d’une attitude presque
  unanime qui appuie les réclamations jusqu’au dernier sou contre nos
  anciens alliés. L’idée que des nations vont continuer à nous verser de
  l’argent pendant soixante-deux ans pour une guerre qui s’est terminée
  en 1918 est absolument déraisonnable. Tous les banquiers américains le
  savent parfaitement, mais ils profitent d’une situation qui leur
  permet de prêter aux États européens de l’argent à 7 et 8 p. 100 qui,
  autrement, dormirait improductif dans leur caisse.»

Cette opinion n’est pas isolée. La revue _American Review of Review_ de
décembre 1926, s’exprime comme il suit:

  «Si cet état de choses se prolonge il arrivera un jour où nous devrons
  posséder tout ce qui, en Europe, a quelque valeur. Nous détiendrons
  des hypothèques énormes sur les budgets nationaux de la France, de
  l’Allemagne, de l’Italie, de la Belgique et de la Pologne. De toute
  nécessité, la vie économique de ces pays devra converger sur les
  versements à faire aux Américains, et grâce à ces versements nous
  aurons de nouveaux moyens d’accentuer notre emprise sur les diverses
  nations européennes. Il est clair que l’on ne laisserait pas les
  choses arriver à ce point. L’Europe répudierait ses dettes ou
  entrerait en guerre.

  L’Europe est aujourd’hui trop pauvre et trop faible, et elle a trop
  conscience de cette pauvreté et de cette faiblesse, pour songer même
  en rêve à entrer en guerre contre les États-Unis. Mais la haine d’où
  naît la guerre est là, tout entière. L’aigreur, la colère, le
  sentiment de l’injustice, l’impression d’une menace d’exploitation
  pour le présent et pour l’avenir sont tous éléments nettement
  existants. La conviction que nous avons profité des malheurs récents
  de l’Europe pour nous faire donner des hypothèques et que nous
  profitons de sa détresse actuelle pour étendre ces hypothèques à
  l’infini, est une conviction déjà établie largement, et en voie de se
  développer sans arrêt.»

L’avenir montrera sûrement qu’en pressurant l’Europe pour lui arracher
le peu d’or qu’elle possède encore, l’Amérique n’a pas réalisé du tout
une fructueuse opération.

                   *       *       *       *       *

Pendant que le nouveau monde, par suite des fatalités de l’évolution
moderne, devient de plus en plus hostile au vieux continent, ce dernier
lutte péniblement pour tâcher d’unir les divers peuples de l’Europe et
aplanir les dissensions qui les séparent.

On sait que les stipulations du traité de Versailles inspirées par le
président Wilson ont complètement bouleversé la structure de l’Europe.
La Pologne, séparée de la Russie, a été constituée en république;
l’antique monarchie autrichienne découpée en fragments: Tchécoslovaquie,
Yougoslavie, Hongrie, etc.

L’application du principe des nationalités a porté au paroxysme les
nationalismes endormis. Les Balkaniques sont tout prêts à recommencer
les luttes séculières qui ont coûté si cher à l’Europe. L’Autriche,
ruinée par son isolement, demande son annexion à l’Allemagne; l’Italie
veut s’agrandir dans la Méditerranée aux dépens de ses voisins. Des
causes de conflit grandissent partout.

Aveuglés par des haines séculaires, les peuples européens n’arrivent pas
à s’entendre et dépensent en armements coûteux les derniers vestiges de
leur ancienne richesse. Les partis politiques se disputent avec fureur
pour réaliser leurs chimères; la jalousie, l’envie et la haine dominent
l’Europe d’aujourd’hui. Comment réaliser des progrès avec la persistance
de tels sentiments?

Les États européens n’échapperont pourtant à la ruine qui les menace
qu’en arrivant à s’unir industriellement et commercialement pour fonder
le bloc européen dont un homme d’État illustre ébaucha à Locarno les
contours. Prospérer en s’unissant ou périr dans les dissensions: tel est
le dilemme qui se pose aujourd’hui.




CHAPITRE II

LA SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE


Les philosophes de l’avenir diront sûrement qu’aucune époque de
l’histoire ne fut plus fertile en illusions que la nôtre: illusions
politiques, illusions sociales, illusions financières, pèsent sur l’âme
des peuples depuis les débuts de la grande guerre. Elles ont aveuglé des
esprits très clairvoyants. Et c’est pourquoi tant d’événements ont
déjoué leurs prévisions.

L’âge des nouvelles illusions a commencé avec la guerre. Les Allemands
en furent les premières victimes. Persuadés qu’une nation, supérieure
par le nombre de ses soldats et la force de ses armements, était
invincible, ils provoquèrent le conflit mondial et succombèrent devant
des coalitions qu’ils ne prévoyaient pas.

La lutte terminée, les vainqueurs entrèrent à leur tour dans un cycle
d’illusions qui devait provoquer bien des ruines.

La paix illusoire de Versailles fut, en effet, une des causes
principales de la terrible situation financière où la France est
aujourd’hui plongée.

Des esprits dégagés d’illusions auraient vu facilement que l’Allemagne
ne pouvant pas payer en or les sommes immenses qui lui étaient
réclamées, il fallait bien se résigner à se contenter des réparations
proposées.

Remplacer l’or par des marchandises livrées pendant de nombreuses années
aurait eu pour résultat de rendre l’Allemagne la plus grande nation
exportatrice de l’univers. Devant l’afflux de ses marchandises, les
usines françaises fabriquant des produits similaires eussent été
réduites au chômage.

Obliger les Allemands à effectuer eux-mêmes les réparations des régions
dévastées constituait donc la meilleure solution, mais, dans la
persuasion que les vaincus finiraient par payer ces réparations, le
Gouvernement français préféra s’en charger. Soixante-quinze milliards
furent ainsi engloutis et finalement il fallut bien reconnaître que
cette formidable dépense, qui devait si lourdement peser sur les
finances de la France, ne serait jamais remboursée par l’Allemagne,
puisque les sommes annuellement obtenues d’elle suffiraient à peine à
payer les dettes de la France envers ses alliés.

Et c’est ainsi que la période de reconstruction qui suivit la guerre fut
une ère de grandes dépenses et aussi de grandes erreurs. La formule
magique: «l’Allemagne paiera», fit accepter toutes les prodigalités. Les
ministres dépensaient sans compter.

Nulle barrière ne s’opposant à leur imprévoyance ils empruntèrent et
quand la répétition des emprunts les rendit impossibles ils eurent
recours à l’inflation.

Cette situation artificielle ne pouvait durer. Impuissante à équilibrer
ses budgets, la France finit par perdre bientôt la confiance de
l’étranger et sa monnaie fiduciaire, sans cesse multipliée, se déprécia
de plus en plus. Elle en est arrivée à payer à l’étranger les
marchandises nécessaires cinq à six fois plus cher que leur cours
mondial. J’ai déjà rappelé que plus de la moitié de son budget est
consacrée à payer les intérêts de ses emprunts.

                   *       *       *       *       *

Les causes réelles de la chute rapide du franc sur les marchés étrangers
semblent avoir été assez mal comprises des ministres qui se sont
succédé. Ils l’attribuaient aux influences les plus variées:
spéculation, exportation des capitaux, etc., auxquelles ils tentaient de
remédier par des mesures draconiennes. Les améliorations espérées furent
d’ailleurs complètement nulles.

Désespéré de son impuissance, un des derniers ministres des Finances
disait: «Je me heurte à des phénomènes inconnus.»

Les phénomènes inconnus auxquels se heurtèrent tant de ministres
étaient, en réalité, très simples pour des esprits que les illusions
n’aveuglaient pas.

On les déduit facilement du court exposé qui précède et on peut les
résumer dans un petit nombre de propositions d’une élémentaire évidence.

1º Une nation s’appauvrit rapidement quand, d’une façon permanente, ses
dépenses sont supérieures à ses recettes.

2º Tout ce qui entrave la capacité de production d’un pays: persécution
des capitaux générateurs des grandes industries, interdiction aux
ouvriers d’augmenter leurs heures de travail, etc., accélère la ruine.

3º Pour restaurer les finances d’un pays, il faut accroître sa
production et son commerce puis réduire ses dépenses.

                   *       *       *       *       *

Les chiffres de notre dette sont considérables, quoique différents
suivant les auteurs. Dans un discours prononcé en décembre 1926, M.
Poincaré les évalue à 281 milliards, répartis comme il suit: 150
milliards de dettes perpétuelles, 37 milliards de dettes à court terme
et 94 milliards de dette flottante. Au total de cette dette on devra
bientôt joindre 21 milliards nécessaires à l’achèvement des réparations
des régions libérées.

Il faudra probablement ajouter encore aux chiffres précédents 16
milliards 325 millions de francs-or dus à l’Angleterre et 23 milliards
de francs-or aux États-Unis. Converties en billets de banque français,
ces sommes représenteraient près de 200 milliards au cours actuel de 125
francs la livre.

Le total de toutes ces dettes atteindrait environ 500 milliards; c’est à
peu près le chiffre donné par le _Journal de la Société de statistique
de Paris du 19 mai 1926_.

Les recettes annuelles produites par l’impôt se montent à 41 milliards,
dont plus de la moitié (22 milliards 778 millions) sont consacrés à des
dépenses obligatoires: service des rentes, pensions, etc. Voici,
d’ailleurs, comment se répartit cette dernière somme: dette intérieure
12 milliards 906 millions, dette extérieure 4 milliards 778 millions,
pensions civiles et militaires, 5 milliards 94 millions.

L’emprunt, et surtout l’inflation, ont été jusqu’ici les principales
ressources utilisées pour faire face à nos formidables dépenses.

Le montant des billets de banque, qui atteignait déjà 39 milliards et
demi en mai 1924, s’est élevé à 54 milliards en juillet 1926. A ce
chiffre il faut ajouter 44 milliards de bons de la Défense nationale qui
sont en réalité des billets de banque portant intérêts. Ces 100
milliards environ de billets sont garantis seulement par une réserve
d’or et d’argent ne dépassant pas 4 milliards.

A mesure que s’accroissait le chiffre des billets sans garantie, la
chute du franc s’accélérait, et son pouvoir d’achat diminuait, phénomène
observé invariablement dans tous les pays ayant pratiqué l’inflation.

Aujourd’hui le pouvoir d’achat du franc est cinq fois moindre qu’avant
la guerre; ce qui veut dire, naturellement, que la vie est cinq fois
plus chère.

                   *       *       *       *       *

La situation financière que nous venons de résumer a eu pour conséquence
la ruine de plusieurs classes de la population française.

L’impôt sur le capital, qui obsède l’imagination des socialistes, s’est
trouvé, en dehors de leur intervention, beaucoup plus élevé qu’ils
n’auraient pu l’espérer. Un particulier possédant un capital de 100.000
francs de rentes françaises au moment de la guerre, a vu sa valeur
réduite de moitié. Sans doute le revenu n’a pas diminué en apparence
mais, comme le pouvoir d’achat du billet de banque ne représente que le
cinquième au plus de sa valeur primitive, un revenu actuel de 5.000
francs équivaut à 1.000 francs seulement d’avant guerre.

De l’abaissement du pouvoir d’achat du franc, commerçants, agriculteurs
et ouvriers n’ont, je l’ai montré plus haut, nullement souffert. Les
premiers ont simplement élevé le prix de leurs marchandises; les
derniers, le taux de leurs salaires. Ces salaires ont même été accrus
beaucoup plus que ne l’aurait justifié la baisse du franc.

En réalité l’ouvrier est notablement plus à son aise qu’avant la guerre.
Paysans et commerçants se sont enrichis. Terres et fonds de commerce ont
vu s’accroître de beaucoup, en effet, leur valeur.

Ce qui précède permet déjà de pressentir qu’à mesure que montaient vers
l’aisance ou la richesse ouvriers, paysans et commerçants, l’ancienne
bourgeoisie descendait lentement la pente conduisant à une gêne frisant
la pauvreté.

                   *       *       *       *       *

Nous ne pouvons examiner en détail les moyens poursuivis pour remédier à
l’appauvrissement de la France. Ceux indiqués sont généralement assez
illusoires. On n’améliorera la situation actuelle, ni par les emprunts,
ni par l’inflation, ni par la stabilisation artificielle des monnaies.
Ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, un pays n’accroît sa
richesse qu’en améliorant son agriculture et son industrie.

Sur ces deux éléments de la richesse nous étions dépassés depuis
longtemps. M. Cayeux a montré, dans _L’Ingénieur Français_, à quel
point, faute d’entente entre les industriels et de matériel convenable,
nos industries dépérissaient tour à tour, à mesure que progressaient
celles de l’Allemagne. Les progrès germaniques étaient tellement rapides
qu’en 1913, pour ne citer qu’un exemple, elle nous vendait 50.200 tonnes
de matériel électrique, contre 2.100 tonnes en 1907. «Les uns après les
autres, les industriels baissaient pavillon devant l’importation
d’outre-Rhin.»

Si les Allemands, au lieu d’une guerre militaire, se fussent bornés à
une guerre économique, c’est nous, aujourd’hui, qui serions les vaincus.

Sans doute la guerre a fait réaliser quelques progrès, mais ils sont
bien insuffisants encore.

Le but à poursuivre est d’arriver à rendre l’exportation supérieure aux
importations. Seul cet excédent permettra un redressement financier.

C’est donc très justement que notre ministre des Finances, M. Raymond
Poincaré, recommandait, dans un important discours, «d’intensifier sous
toutes les formes la production métropolitaine et coloniale».

  «Il n’est pas, ajoutait-il, de réforme financière ni surtout de
  réforme monétaire durable, et il n’est point de stabilisation vraie,
  si la balance commerciale, ou tout au moins la balance des comptes, ne
  présente pas un excédent permanent.»

                   *       *       *       *       *

La nécessité d’accroître notre production nationale, celle de
l’agriculture notamment, est malheureusement paralysée par une de ces
aberrations démocratiques, d’où dérive souvent la décadence d’un pays.
La terrible loi des 8 heures, qui a supprimé la liberté du travail en
interdisant aux ouvriers d’augmenter leur production, a considérablement
élevé les frais d’exploitation de beaucoup d’industries, les chemins de
fer notamment.

C’est avec une inlassable vigueur, que d’imprévoyants ministres ont
appliqué cette loi. Dans une séance de la Chambre des Députés, le
Ministre du travail s’exprimait comme il suit:

  «L’industrie est totalement réglementée, nous allons maintenant
  entreprendre la réglementation des autres professions: hôtels,
  restaurants, cafés, banques, assurances, salons de coiffure,
  pharmacies, etc... au total, sur 7.000.000 de travailleurs français
  pouvant être assujettis à la loi, il n’y a pas à l’heure actuelle
  500.000 personnes qui y échappent et elles n’y échapperont pas
  longtemps.»

M. de Dion, sénateur de la Loire-Inférieure, a eu la curiosité de
rechercher ce que coûtait à la France, l’application de cette
désastreuse loi, conservée en théorie, mais rejetée en pratique depuis
longtemps, par les Allemands.

Voici quelques-uns de ses calculs:

  «Si les 6.500.000 travailleurs français soumis à la loi de 8 heures
  avaient le droit de travailler 10 heures, cela ferait annuellement
  4.056.000.000 d’heures de travail.»

  Fixant la valeur de l’heure à 2 francs, M. de Dion fait remarquer que:
  «les pertes de richesse économique sont de 8 milliards 112 millions de
  francs par année... L’auteur ajoute que les heures de travail ainsi
  perdues ont été faites: par 1.625.000 ouvriers étrangers, qui sont
  venus combler la défaillance légale de la main-d’œuvre française. Si
  l’ouvrier français avait travaillé 10 heures, une telle immigration ne
  se serait pas produite.

  D’après les calculs du même auteur, «ces ouvriers étrangers
  enverraient, annuellement, dans leur pays, 1 milliard 625 millions de
  francs, économisés par eux. C’est, depuis six ans, près de dix
  milliards qui ont franchi la frontière.»

Cette importante exportation des capitaux a sûrement contribué à
l’élévation du change, et à l’augmentation du coût de la vie qui en a
été la suite. Les exemples qui précèdent, joints malheureusement à
beaucoup d’autres, montrent que la France a été victime non pas
seulement de ses dépenses, mais d’une accumulation d’erreurs politiques
et financières.




CHAPITRE III

LE THERMOMÈTRE PSYCHOLOGIQUE DES SITUATIONS FINANCIÈRES


Le passage du qualitatif au quantitatif constitue, je l’ai rappelé
ailleurs, un des plus importants progrès réalisés dans les sciences.
Elles ont été transformées lorsque furent découverts les instruments de
mesure tels que le thermomètre. Les progrès se sont multipliés avec la
précision des mesures. C’est ainsi que la découverte du bolomètre, qui
permet d’évaluer les variations de température d’un millionième de
degré, a montré que le spectre solaire invisible était immensément plus
long que le spectre visible. Il en résultait que l’œil humain ne perçoit
qu’une infime portion de la lumière qui enveloppe les choses.

Malheureusement, la découverte d’instruments de mesure des forces qui a
transformé la physique, n’a pu être réalisée jusqu’ici dans le domaine
de la psychologie. Le plaisir et la douleur, l’amour et la haine, la
tristesse et la joie, ne peuvent se mesurer avec précision encore. Très
vagues sont les indications qui prétendent en déterminer
approximativement la grandeur.

                   *       *       *       *       *

Des événements imprévus ont permis de découvrir une méthode permettant
de mesurer avec la rigoureuse précision qui n’appartient qu’aux
chiffres, l’opinion collective de l’univers sur la situation financière
de divers pays.

Cette méthode de mesure est constituée par la cote des changes.
Véritable thermomètre psychologique, elle formule nettement l’opinion
générale sur la situation financière d’un pays. Devant ses chiffres, les
gouvernements grandissent ou s’effondrent. Sur ses indications fut
instantanément renversée toute une équipe ministérielle, et le parlement
obligé d’accepter un chef de gouvernement dont, quelques jours
auparavant, il n’aurait voulu à aucun prix.

                   *       *       *       *       *

Le thermomètre physique traduit les forces matérielles. Le nouveau
thermomètre psychologique révèle la synthèse d’un immense réseau de
forces collectives.

Et il s’agit bien ici d’une puissance nouvelle qui vient de surgir de
l’infini tourbillon des causes. On pourrait feuilleter longtemps des
pages d’histoire avant de découvrir, parmi les anciens maîtres du monde,
papes, rois et empereurs, un pouvoir politique ayant égalé celui de la
force nouvelle que les temps modernes ont vu naître.

Les centres de son rayonnement ne sont situés ni dans les parlements, ni
dans les palais des rois, mais dans les édifices imposants où siègent
les Bourses des grandes capitales. C’est de ces tribunaux anonymes que
partent les chiffres qui domineront les volontés des parlements, des
souverains et des peuples. Ils feront naître la pauvreté ou la richesse,
les révolutions, l’anarchie et les dictatures.

De quelles influences la puissance nouvelle dont nous venons de montrer
la grandeur est-elle formée?

Jadis inconnue, elle ne pouvait naître qu’à la suite de découvertes
permettant à certains personnages disséminés dans tout l’univers,
d’associer un instant leurs volontés individuelles pour la transformer
en une seule volonté collective.

Sur quels éléments se basent les jugements de cette volonté collective
dont les arrêts instantanés exercent une influence si colossale?

Dans les cas les plus simples, cette volonté collective est d’une
interprétation facile, mais il n’en est pas toujours ainsi. On comprend
la brusque hausse d’une cinquantaine de francs de la livre, quand arriva
au pouvoir un président du Conseil soumis aux volontés socialistes. Le
tribunal mondial entrevit immédiatement l’évasion des capitaux et les
mesures spoliatrices des socialistes capables de provoquer la ruine de
la France.

Dans des cas aussi simples, la relation des effets aux causes apparaît
nettement. Elle s’aperçoit moins dans les circonstances ordinaires.

Sans prétendre résoudre entièrement le problème de l’unanimité des
volontés collectives, on peut dire qu’avec la suppression des distances
par le télégraphe, il se forme dans le monde, sur certaines questions
essentielles, une opinion universelle moyenne que la contagion mentale
propage rapidement.

Un grand nombre des mesures prises par les gouvernements de certains
pays pour provoquer la confiance collective et assainir leur monnaie
sont les équivalents d’une plaidoirie prononcée par un avocat habile
devant un tribunal redouté dont les décisions sans appel peuvent avoir
les plus lourdes conséquences sur la vie d’un peuple.

                   *       *       *       *       *

Les forces qui régirent le monde aux diverses périodes de son histoire
étant inaccessibles à la mentalité populaire furent transformées en
personnalités divines ou humaines douées d’imaginaires pouvoirs.

Et c’est pourquoi la mystérieuse évolution des forces qui dirigent la
naissance des chiffres enregistrés par les Bourses dépend, dans la
croyance populaire, des volontés d’une petite oligarchie de tout
puissants banquiers que les socialistes poursuivent de leur haine et
dont les chefs d’État sollicitent le concours.

Et ici, l’erreur des gouvernants ressemble fort à l’erreur populaire:
ils croient, eux aussi, qu’avec le concours de quelques puissants
banquiers, la situation financière d’un pays pourrait être transformée.
Il dépendrait de leur concours, par exemple, que le cours d’une monnaie
fût changé.

En réalité, ce pouvoir supposé est imaginaire. L’expérience suffirait à
montrer que les millions, parfois prêtés par les princes de la finance,
pour modifier le cours d’une monnaie, ont toujours été engloutis sans
résultat durable.

Plusieurs expériences du même ordre ont prouvé à quel point les forces
individuelles étaient impuissantes à lutter contre l’immense agrégat de
forces économiques collectives qui, de nos jours, déterminent la marche
financière du monde.

                   *       *       *       *       *

Dans la plupart des pays européens: France, Italie, Belgique, Pologne,
Autriche, etc., les problèmes financiers sont aujourd’hui au premier
plan. Ils conditionnent la vie politique et sociale tout entière.

Les deux points essentiels de ces problèmes sont l’équilibre du budget
et la création d’une monnaie à valeur fixe, c’est-à-dire n’étant soumise
à aucune oscillation.

Ces deux problèmes, le second surtout, ne semblent pas d’une solution
facile, puisque les experts nommés dans divers pays pour les résoudre
ont généralement abouti à d’insuffisants résultats.

Il ne faut pas s’en étonner, d’ailleurs: les experts ne font, en effet,
entrer dans leurs calculs que des éléments économiques mesurables, alors
que les problèmes à résoudre sont souvent dominés par des facteurs
psychologiques échappant à toute mesure.




CHAPITRE IV

DIFFICULTÉS PSYCHOLOGIQUES DES RÉFORMES ADMINISTRATIVES


Parmi les moyens employés par les États européens, la France notamment,
pour restaurer leur situation financière, figurent les économies que
pourraient produire les transformations opérées dans des administrations
compliquées et coûteuses.

Le gouvernement français a débuté dans cette tâche par la phase aisée
des suppressions qui précède la période plus difficile des
réorganisations.

                   *       *       *       *       *

La coûteuse multiplication des fonctionnaires a des causes
psychologiques lointaines que nous résumerons bientôt; elle résulte
également du régime démocratique. Chaque député réclame la création
d’emplois nouveaux afin d’y caser les plus influents de ses électeurs,
et les ministres ont trop besoin du vote des parlementaires pour leur
refuser ces créations. C’est ainsi que les fonctionnaires ont pullulé
d’une formidable façon.

Le même phénomène s’observe depuis longtemps dans la plupart des pays
dotés d’un régime parlementaire,--l’Italie, notamment. Il fallut la
révolution fasciste pour débarrasser ce pays d’un excédent de personnel
qui le ruinait et l’opprimait.

                   *       *       *       *       *

Cette multiplication des fonctionnaires est une des causes de la
coûteuse complication de l’administration française; mais il en existe
d’autres, plus profondes encore.

Malgré ses allures révolutionnaires, le Français est peut-être le plus
conservateur de tous les peuples, et c’est pourquoi une administration
adaptée aux besoins d’époques antérieures et qui vieillissait chaque
jour, a pu se conserver sans changement, depuis la période lointaine où
elle fut réorganisée par Napoléon.

Les régimes politiques ont péri tour à tour, des partis nouveaux sont
nés, des révolutions ont balayé les trônes; seule, la vieille
administration française est restée immuable. Elle est l’unique pouvoir
qu’aucun bouleversement n’ait effleuré. Plus puissante que les
souverains, les parlements et les ministres, elle continue à gouverner
despotiquement la France.

Tout en conservant des cadres invariables, les administrations publiques
se sont compliquées en vieillissant et ont formé, finalement, une série
de petits pouvoirs indépendants séparés par des cloisons étanches.

Ce dernier phénomène constitue une des caractéristiques de nos
administrations; il est traduit clairement dans l’histoire souvent
rappelée--parce qu’elle est typique--de ces trottoirs parisiens, dépavés
et repavés trois fois en un mois, en raison de l’impossibilité d’une
entente entre les administrations chargées de la pose du gaz, de l’eau
et du téléphone pour exécuter leur travail en même temps.

Dans toutes les administrations, les bureaux vivent séparés et
persistent à ne pas se connaître. Il en résulte que la moindre affaire
demande au public des dérangements énormes.

L’impuissance des administrations à se concerter dans un intérêt commun
est spéciale à la France. Elle ne s’observe pas en Allemagne.

Cette différence avait beaucoup frappé un grand industriel du Nord, M.
Guérin, qui, accepté par les gouvernements allemand et français comme
intermédiaire pendant la guerre pour la distribution des vivres reçus
d’Amérique, avait l’autorisation de se rendre alternativement à Paris et
à Berlin afin de régler les difficultés relatives à cette distribution.

--A Berlin, disait-il devant moi, alors même que l’affaire en cours
concernait plusieurs administrations, la décision m’était remise en
vingt-quatre heures. A Paris, pour la même affaire, je passais souvent
huit jours à courir de ministère en ministère, renvoyé de bureau en
bureau sans pouvoir obtenir une solution.

                   *       *       *       *       *

Toute tentative de réforme administrative se heurte dans certains pays,
la France notamment, à des concepts psychologiques fondamentaux auxquels
l’hérédité et l’habitude ont donné une grande force.

C’est en raison de telles influences que notre histoire présente, malgré
des apparences contraires, une remarquable continuité dans les régimes
divers qui se sont succédé. Tous tendaient à soumettre le pays à
l’autorité d’un pouvoir central chaque jour plus absorbant.

L’unité faite, les habitudes fixées dans les âmes ne pouvaient changer.
Sous des noms nouveaux, nous continuons, en réalité, l’ancien régime.

Sous la pression d’une mentalité créée par des siècles d’efforts, l’État
a fini par absorber la gestion d’une foule d’entreprises et a substitué
de plus en plus son autorité à l’initiative des citoyens. Le
développement du socialisme, c’est-à-dire de l’étatisme, ne représente,
en fait, que la suprême floraison d’un long passé, la conséquence
dernière d’un idéal poursuivi pendant des siècles. Les socialistes ne
font que continuer une tradition historique en réclamant chaque jour
davantage l’intervention de l’État. On peut tout au plus leur reprocher
d’aller un peu loin dans cette voie. C’est ainsi que le maire et député
du Creusot préconisait récemment la reprise par l’État non seulement des
usines, mais aussi de la terre. Tout ce que récolteraient les paysans
appartiendrait à la collectivité.

On ne peut dire que le socialisme nous menace puisque, en réalité, il
est établi depuis longtemps. J’ai souvent répété que, malgré tant
d’apparences contraires, il n’existait en France qu’un seul parti
politique: l’étatisme.

Cette assertion ne serait contestable que s’il était possible de citer
un seul groupe politique français qui ne réclamât pas constamment, dans
les moindres actes de la vie publique ou privée, l’intervention de
l’État. Les socialistes ne font qu’exagérer cette tendance.

                   *       *       *       *       *

L’influence absorbante de l’État est une conséquence des difficultés
qu’éprouva en France le pouvoir central à unifier les diverses provinces
dont se composait, jadis, le pays, et à faire disparaître les dernières
phases de la vie locale. Cette vie étant détruite, l’initiative des
citoyens, anéantie, ne pouvait renaître.

L’Allemagne a pu échapper à cette centralisation parce que son unité est
toute récente, puisqu’elle remonte seulement à 1874. Si la vie
provinciale, disparue en France, est restée, au contraire, très vivante
en Allemagne, c’est que chacun des anciens royaumes, principautés, etc.,
dont se compose aujourd’hui l’Empire, avait joui d’une existence
indépendante pendant des siècles. Alors qu’en France il ne reste plus
guère qu’un grand centre intellectuel: Paris, l’Allemagne en compte
plusieurs.

                   *       *       *       *       *

La formidable et coûteuse complication des moindres opérations
administratives en France est trop connue pour qu’il soit utile d’y
revenir longuement. Elle fut bien des fois signalée au Parlement et,
notamment dans un rapport déjà ancien de Camille Pelletan sur le budget
de la Marine. On y lisait que:

  «Dans les arsenaux, pour la réception des moindres objets il faut des
  pièces de comptabilité demandant quinze jours de travail; des
  centaines d’employés sont exclusivement occupés à calculer, à
  transcrire, à copier dans d’innombrables registres, à reproduire sur
  d’innombrables feuilles volantes, à diviser, à totaliser.»

Le même rapporteur, voulant savoir de quelle façon, dans des cas
identiques, opérait l’industrie privée, visita un établissement
industriel consacré, comme les arsenaux de l’État, à la construction des
navires. Cet établissement avait sur chantier deux cuirassés brésiliens,
un grand croiseur et plusieurs bâtiments à voile. Malgré les nombreux
détails exigés par cette fabrication, un seul livre indiquant les
entrées, les sorties et les existants, suffisait à la comptabilité de
chaque magasin. Grâce à ces simplifications, les prix de l’industrie
privée étaient de 25 à 50 p. 100 moins élevés que ceux des arsenaux de
l’État.

Ces différences de prix de revient s’observent dans tous les domaines.
L’ingénieur R. Carnot écrivait, récemment, que les bateaux charbonniers
réquisitionnés par l’État avaient un rendement inférieur de 40 à 50 p.
100 à celui des navires dirigés par les importateurs travaillant pour
leur compte.

Mêmes constatations dans toutes les gestions étatistes. _Le Matin_ en a
fourni un nouvel exemple avec l’histoire de la liquidation des stocks
américains d’Aubervilliers. L’État, n’arrivant pas à terminer cette
liquidation, la confia à un industriel. Ce dernier commença par
remplacer les centaines d’employés officiels par huit agents de son
choix. En quelques jours, la liquidation était achevée.

                   *       *       *       *       *

Les causes de la coûteuse complication de la gestion de l’État sont tout
à fait indépendantes de l’intelligence des employés. Elle résulte
surtout de leur terreur des responsabilités, conséquence du réseau de
vérifications superposées et minutieuses dont les moindres actes de
chaque agent sont enveloppés. L’omission de la plus légère formalité est
sévèrement relevée.

La crainte des responsabilités et l’accumulation des règlements dans les
administrations rendent extrêmement compliquées et longues des
opérations qui, dans l’industrie privée, n’exigeraient que quelques
minutes. On en peut juger par l’histoire que citait jadis au Parlement
M. Delcassé, sur les longs rapports échangés entre une demi-douzaine de
chefs de bureaux pour savoir si une dépense de 77 kilos de fer
figurerait pour 3 fr. 46 ou 3 fr. 47 dans la comptabilité.
L’intervention directe du ministre fut finalement nécessaire pour
trancher cette grave question.

                   *       *       *       *       *

L’organisation conduisant aux complications qui viennent d’être
signalées n’a pas seulement pour résultat un gaspillage énorme d’argent,
mais aussi un véritable écrasement du public sous le poids de formalités
accablantes dont est enveloppé, aujourd’hui, le moindre acte
administratif. _Le Temps_ faisait, à ce propos, les réflexions
suivantes:

  «La suppression de fonctionnaires serait bien acceptée, si elle
  signifiait réellement la suppression des formalités, de tant de
  formalités administratives dont depuis longtemps il souffre et dont il
  est las. Tant de démarches dans tant de bureaux, tant de paperasses à
  faire signer et contresigner, tant d’autorisations à solliciter, et
  tant de retards interminables dus à l’ingénieuse superposition de
  contrôles, qui, d’ailleurs, ne servent jamais de rien; tant de
  déclarations échelonnées tout le long de l’année à propos de tout;
  l’impossibilité de se mouvoir sans la permission en règle de qui de
  droit: voilà bien ce que voudraient voir disparaître ou, du moins,
  s’atténuer l’immense majorité des Français.»

                   *       *       *       *       *

On entrevoit déjà combien seront difficiles les réformes projetées.

Les peuples très conservateurs, et par conséquent n’ayant pas su
évoluer, n’arrivent souvent à se soustraire au joug de coutumes devenues
trop pesantes que par des révolutions violentes.

Ce qui précède suffit à montrer que la réduction du personnel
administratif aura bien peu d’effet, si elle n’est accompagnée d’une
transformation complète des méthodes. Cette transformation sera
difficile, car l’aptitude à l’organisation est une des plus rares
facultés de l’esprit humain.

Ce n’est pas à un comité d’experts qu’il faudra demander des réformes.
Qu’il s’agisse de finances, d’industrie ou de guerre, les collectivités
se sont toujours montrées insuffisantes, je le répète, aussi bien à
organiser qu’à décider.

Ce n’est pas, assurément, qu’une collectivité soit inutile, mais à la
condition formelle qu’elle soit consultative et non dirigeante. Quand
Bonaparte rédigea le code qui devait fusionner en lois uniformes le
droit coutumier régissant alors les diverses provinces de France, il
laissait discuter librement devant lui les membres du Conseil d’État,
mais décidait seul du texte qui serait adopté.

                   *       *       *       *       *

Les considérations qui précèdent étaient nécessaires pour montrer de
quelles difficultés seront entourées les réformes projetées. Plus on
avance dans l’étude de l’Histoire, plus on constate que les institutions
des peuples dépendent surtout d’influences psychologiques créées par un
long passé. L’âme latine est très stabilisée, aujourd’hui, et chargée
d’influences ataviques fort lourdes.

Les progrès de l’industrie et de l’interdépendance des peuples
nécessiteront, cependant, une violente réaction contre l’étatisme qui
domine la France. Il n’est plus possible d’enfermer la vie des citoyens
et leurs entreprises dans un inextricable et paralysant réseau de
formalités tracassières, destructrices de toutes les initiatives.

                   *       *       *       *       *

Des réformes administratives auraient même été totalement impossibles
sans les événements qui forcèrent les députés à donner au Président du
Conseil le droit dictatorial d’opérer des transformations sans
l’autorisation du Parlement.

En raison des origines de notre Parlement, toute économie se heurtait,
en effet, à un mur d’impossibilités qu’aucune volonté n’avait réussi à
briser encore.

Dès qu’un ministre essayait de réaliser des économies il constatait
rapidement qu’en France, comme le disait un jour devant moi un ancien
ministre de Finances, aucun personnage n’est assez puissant pour
supprimer un cantonnier inutile; le ministre qui aurait tenté un tel
acte d’autorité se serait vu menacé d’interpellations et d’ennuis divers
par tous les députés du département auquel aurait appartenu le
cantonnier supprimé. Plus impossible encore de fermer un collège sans
élèves, un tribunal sans clients, un arsenal sans travail, etc.

Non seulement les ministres restaient impuissants à réaliser la moindre
économie, mais ils étaient amenés, chaque jour, par des députés que
leurs électeurs harcelaient, à créer des emplois nouveaux inutiles et à
multiplier les gaspillages. Parmi ces derniers on peut citer la
distribution, pour de simple fêtes locales à certaines communes
privilégiées, de centaines de millions prélevés sur le «fonds commun» et
toutes les dépenses inutiles critiquées dans les rapports de la Cour des
comptes.

Pour opérer des réformes semblables à celles de Mussolini en Italie, il
fallut bien accorder au Président du Conseil la faculté de réaliser ces
économies par décret sans consulter le Parlement.

Malgré le pouvoir conféré au chef du gouvernement d’imposer
impérativement les réformes jugées nécessaires, on ne doit pas croire
qu’il soit facile de les imposer par simple décret. Le décret est une
force, mais la mentalité de ceux auxquels on va l’imposer est une autre
force capable de paralyser la première.




LIVRE VIII

ROLE DE LA MONNAIE DANS L’ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE DU MONDE




CHAPITRE PREMIER

LES FORMES DIVERSES DE LA MONNAIE: APPARENCES ET RÉALITÉS


La vie de plusieurs peuples européens est suspendue aujourd’hui à leur
monnaie. Les questions de change, de stabilisation, etc., profondément
ignorées du public il y a quelques années à peine, exercent maintenant
une action prépondérante. Souvent mal comprises elles furent l’origine
d’erreurs qui firent perdre des centaines de millions à divers États.

Pour jeter un peu de lumière sur un sujet aussi compliqué il faut
remonter aux principes très simples d’où les notions accessoires
dérivent; nous allons l’essayer maintenant.

                   *       *       *       *       *

_Origines et nature de la monnaie?_--On peut considérer comme monnaie
tout objet pouvant servir de moyen d’échange.

Chez les peuples primitifs, des matières fort diverses servent de
monnaie. C’est la phase dite du troc, à laquelle reviennent les nations
civilisées quand leur ancienne monnaie n’est plus acceptée. Lorsque les
marks tombèrent en Allemagne au voisinage de zéro, une foule d’objets:
le stère de bois, l’hectolitre de blé, le quintal de charbon, etc.,
devinrent des unités monétaires servant aux transactions. Les guerriers
du temps d’Homère n’opéraient pas autrement lorsqu’ils échangeaient un
bœuf contre un bouclier.

Le bœuf resta longtemps une forme de monnaie usuelle, comme l’indiquait
l’expression «mettre à quelqu’un un bœuf sur la langue», c’est-à-dire
acheter son silence.

Le bœuf, ou des unités analogues, n’étant pas d’un maniement facile, on
chercha naturellement une autre marchandise aisée à manier et possédant,
en même temps, une certaine valeur sous un faible poids. Des métaux
divers, l’or et l’argent notamment, divisés en petits fragments,
finirent par devenir la monnaie universelle.

A une époque relativement récente on chercha les moyens d’éviter les
transports incommodes de monnaies en les déposant dans les coffres-forts
d’établissements spéciaux chargés de les conserver et qui donnaient, en
échange, des reçus indiquant que l’or et l’argent déposés seraient
rendus immédiatement à toute personne présentant ce reçu de dépôt. Avant
la guerre le billet de banque n’était pas autre chose puisqu’il
représentait simplement le reçu d’un dépôt remboursable à volonté.

Malgré ses apparences, le nouveau billet de banque à coût forcé, non
échangeable contre une valeur métallique, n’a aucune analogie avec
l’ancien billet de banque remboursable à vue. Il constitue simplement un
titre d’emprunt sans date de remboursement et se trouve comme tous les
titres analogues soumis aux fluctuations du change.

Cette créance peut être comparée à un titre de rente dont la seule
garantie est la confiance inspirée par l’état émetteur. Son cours varie
avec les oscillations de cette confiance. La cote de la Bourse, comme il
a été précédemment expliqué représente les arrêts sans appel d’une sorte
de tribunal mondial décidant du degré de confiance inspiré par les
divers états.

                   *       *       *       *       *

La facilité d’émettre des billets sans garantie métallique permet aux
états de créer une source artificielle de richesse momentanée. Mais, à
mesure que les émissions augmentent, phénomène qualifié d’inflation, la
confiance diminue et la valeur des billets émis descend rapidement vers
zéro, comme l’Allemagne en fit l’expérience.

L’inflation continue aboutit donc à la ruine, comme le ferait,
d’ailleurs, la répétition d’emprunts quelconques.

Mais si l’expérience prouve que l’inflation prolongée se termine
toujours par la ruine, elle montre aussi que cette inflation peut rendre
momentanément de grands services à un pays.

C’est grâce, en effet, à l’emploi prolongé de billets de banque à cours
forcé que l’Angleterre put se procurer les ressources nécessaires pour
combattre Napoléon. Plus heureux que nos billets modernes, les billets
anglais ne perdirent jamais plus de 50 p. 100 de leur cours et, après la
guerre, ils purent être bientôt remboursés au pair.

Ce fut également avec le mark à cours forcé que les Allemands
reconstruisirent leur flotte, bâtirent de grandes usines et préparèrent
leur renaissance économique. Elle leur servit également à se constituer
à l’étranger une réserve de devises appréciées qui constituèrent plus
tard la garantie d’une nouvelle monnaie dès que l’ancien mark, tombé au
voisinage de zéro, fut retiré de la circulation.

Cette réserve s’étant montrée insuffisante pour servir de garantie à une
émission importante de la nouvelle monnaie, il fallut y ajouter une
garantie hypothécaire portant sur un certain nombre d’immeubles. Les
billets alors émis étaient comparables aux obligations hypothécaires de
notre Crédit foncier, c’est à dire parfaitement garantis. Par le fait
seul de cette garantie, la nouvelle monnaie se trouva soustraite aux
variations du change et resta aussi stable que la livre anglaise ou les
dollars américains.

La très instructive évolution du mark allemand présente, entre autres
particularités, ce phénomène curieux qu’avec sa mauvaise monnaie
constituée par ce mark déprécié, l’Allemagne atteignit momentanément un
certain degré de prospérité, alors qu’avec sa bonne monnaie elle se
trouve gênée, comme le montre l’existence de 1.700.000 chômeurs sur son
territoire.

Ce phénomène résulte de la rareté d’une monnaie qu’on ne pourrait
multiplier qu’en retombant dans l’inflation.

En France, l’inflation fut pratiquée sur une large échelle et donna
pendant quelques années l’illusion de la richesse, mais emprunts et
inflation se multiplièrent tellement qu’aujourd’hui, sur un budget de 40
milliards, plus de la moitié est consacrée au versement de l’intérêt des
sommes empruntées.

                   *       *       *       *       *

L’expérience d’un peuple servant rarement à un autre, la France a répété
les mêmes erreurs que l’Allemagne sur l’inflation et les emprunts.

En France, comme en Allemagne, on mit un certain temps à comprendre que
le billet de banque ne peut constituer une valeur invariable qu’à partir
du jour où il est échangeable à volonté contre une quantité d’or ou
d’argent égale à celle imprimée sur le billet. C’est un principe
fondamental dont l’importance apparaîtra dans les problèmes de la
stabilisation et de la revalorisation que nous allons étudier
maintenant.




CHAPITRE II

STABILISATION ET REVALORISATION


La guerre ayant obligé les grands états européens à des dépenses fort
supérieures à leurs ressources, ils ont été forcés d’utiliser la monnaie
artificielle constituée par des billets de banque sans garantie. Cette
source apparente de richesse étant d’un emploi facile, tous les États en
ont abusé jusqu’au moment où la monnaie artificielle ainsi créée perdit
toute sa valeur comme en Allemagne, ou seulement une grande partie de sa
valeur comme en France, en Belgique, etc.

Les gouvernements ayant fini par constater que la baisse continue de la
monnaie rendait les relations commerciales fort difficiles, il était
nécessaire de trouver un remède à cette situation.

Plusieurs méthodes furent successivement tentées, résumons-les
brièvement.

                   *       *       *       *       *

La plus simple paraissait être de réduire la valeur attribuée aux
billets dépréciés, déclarer comme les Belges, par exemple, que l’ancien
billet de 5 francs ne serait plus admis que pour un franc. Quel que soit
le nom donné à l’opération, elle constitue une simple faillite. Dans le
cas de la Belgique, la faillite a été de 80 p. 100.

A côté de cette stabilisation légale, et par conséquent forcée, d’autres
États, comme la France, se sont contentés, jusqu’à l’heure où j’écris
ces lignes, d’une stabilisation de fait, c’est-à-dire de la
stabilisation établie par la loi générale de l’offre et de la demande.
Cette manière d’opérer est conforme à la conception des économistes qui
pensent que:

  «La véritable stabilisation, est celle qui se fait d’elle-même
  lorsque, pendant une longue période, la valeur de la monnaie a été
  stable sur le marché des changes.»

D’autres économistes assurent que la revalorisation du franc obtenue par
la prospérité industrielle croissante d’un pays, serait supérieure à la
faillite constituée par une stabilisation légale. Ils font remarquer que
la revalorisation succédant à la dévalorisation n’est pas un fait unique
dans l’histoire, puisque l’Angleterre fit la guerre à Napoléon avec des
billets de banque à cours forcé, qui finirent par perdre plus de 50 p.
100 de leur valeur, mais reprirent progressivement leur ancien cours,
après une prospérité industrielle d’une quinzaine d’années.

Cet exemple ne semble pas malheureusement applicable à la situation de
divers pays, la France notamment.

Les dettes, les traitements, les salaires ont été, en effet, établis à
des époques où les valeurs successives du franc étaient fort
différentes. Il est évident, par exemple, que les emprunts contractés à
la parité or, c’est-à-dire à l’époque où le franc n’avait pas encore
baissé, et ceux contractés à un moment où le franc avait perdu les
quatre cinquièmes de sa valeur, représentent, malgré la similitude des
chiffres inscrits sur les billets, des valeurs bien différentes. On le
voit immédiatement lorsqu’au moyen d’une cote des changes on convertit
en dollars ou en livres les valeurs énoncées en francs.

                   *       *       *       *       *

La consolidation des dettes, c’est-à-dire la transformation d’une dette
immédiatement exigible en dette à échéance lointaine, est un des moyens
proposés non pour stabiliser la monnaie, mais pour reculer les dates de
paiements et alléger, par conséquent, les charges financières d’un pays.

Le gouvernement belge employa cette méthode, lorsque utilisant les
pouvoirs absolus obtenus du parlement, le roi décréta, le 31 juillet
1926, la consolidation de la quasi totalité de la dette flottante
intérieure, représentée par des bons qui atteignaient quatre milliards,
et dont l’échéance de près de la moitié venait le premier décembre
suivant. Les créanciers recevaient, en échange de leurs anciens titres,
des actions privilégiées de la Société Nationale des chemins de fer. Les
porteurs refusant cet échange devaient être remboursés par tirage au
sort dans la mesure des disponibilités du Trésor, c’est-à-dire d’une
très incertaine façon.

La moralité financière de cette opération est évidemment contestable; la
question était de savoir si elle était préférable à l’inflation à
laquelle il eût fallu recourir pour rembourser les bons à leur échéance.

                   *       *       *       *       *

La tentative au retour à l’étalon or par une faillite partielle, comme
en Belgique, est une opération avantageuse en apparence au point de vue
mathématique, mais qui, en réalité, ne l’est pas plus à ce dernier point
de vue qu’au point de vue psychologique.

Elle ne l’est pas au point de vue psychologique pour les raisons que
voici:

Lorsqu’un billet de banque de cent francs n’est accepté à l’étranger que
pour vingt francs, le franc est momentanément stabilisé au cinquième de
sa valeur. C’est donc, en apparence, la même chose que si l’on donnait,
comme le font les Belges, un billet de vingt francs convertissable en
or, en échange d’un billet de cent francs ordinaire.

En réalité, ces diverses opérations, d’aspect identique, sont
psychologiquement bien différentes. Le franc a, en effet, conservé, dans
divers pays, en France surtout, un prestige mystique indépendant de sa
valeur réelle d’échange. L’ouvrier auquel on proposerait un salaire de
dix francs-or au lieu de cinquante francs-papier, ce qui serait pourtant
la même chose, n’accepterait pas cette substitution, et d’autant moins
que ses fournisseurs habituels ne se décideraient que lentement à lui
donner pour ses dix francs-or une quantité de marchandises identique à
celle livrée pour cinquante francs-papier.

Il faut remarquer aussi qu’en conseillant de stabiliser définitivement
le franc au cinquième de son ancienne valeur, opération consistant
réellement en une faillite de 80 p. 100, «on semble oublier, comme le
fait remarquer la _Westminster Gazette_, que ce serait supprimer
définitivement une part très importante des richesses et des biens que
possède la population.»

Évidemment la stabilisation de fait, indépendante de toute action
gouvernementale, a réduit le franc au cinquième de sa valeur, mais les
intéressés conservent l’espérance qu’il pourrait reprendre son ancien
taux.

Stabilisation de fait et stabilisation obligatoire sont au fond la même
chose, mais la stabilisation forcée consacrant, comme celle de la
Belgique, une ruine définitive des quatre cinquièmes de la fortune, ne
laisse place à aucune espérance. La stabilisation naturelle permet au
contraire d’espérer le retour de la monnaie à son ancienne valeur. Or,
en politique comme en religion, les hommes vivent surtout d’espérances.

Ces influences psychologiques, que ne voient pas toujours les experts,
rendent fort dangereuses les solutions radicales qu’ils proposent en
leur donnant des arguments mathématiques pour soutien. Ces arguments ne
suffisent nullement, d’ailleurs, à justifier une stabilisation forcée
comme celle dont nous venons de montrer les inconvénients
psychologiques.

Les raisons mathématiques de l’opération réalisée en Belgique ne
seraient valables que si les billets nouvellement émis avaient une
représentation équivalente en or dans les caisses de la banque qui les a
émis, mais il n’en a rien été.

Pratiquement, en effet, il fallut bien se contenter d’une garantie en or
très inférieure au chiffre d’émission des billets.

Les nouveaux billets n’ayant qu’une garantie partielle en or se
trouveront, par ce seul fait, soumis aux spéculations de la Bourse,
c’est-à-dire à toutes les fluctuations du change. Les Belges en feront
probablement bientôt l’expérience.

                   *       *       *       *       *

Étant donné la situation de la France au moment où j’écris ce livre, on
peut dire que la meilleure solution actuelle des problèmes de la
stabilisation est celle formulée par le ministre des Finances à la
tribune:

  «Une stabilisation de fait doit précéder la stabilisation légale.
  Cette stabilisation de fait ne se décrète pas, elle s’obtient par la
  sagesse; elle n’existera que lorsque toutes les principales causes de
  trouble monétaire auront disparu, et malheureusement nous n’en sommes
  pas encore là.»

On sait les violentes critiques que provoqua, chez les députés
socialistes, le refus du ministre de stabiliser légalement la monnaie.
Convaincus que les sociétés se refont à coups de décrets, ces naïfs
législateurs étaient persuadés qu’il suffisait d’un décret pour obliger
tous les peuples de l’univers à accepter les billets de banque français
au cours déterminé par une loi.

Dans les circonstances actuelles il faut donc vivre avec une monnaie
dépréciée, mais ne pas oublier qu’une monnaie quelconque devient
excellente dès que l’industrie et le commerce prospèrent. Essayons de
les améliorer et renonçons, malgré les conseils des experts, aux
dangereux emprunts étrangers. Ils alourdiraient encore notre budget par
le paiement des intérêts et, en outre, finiraient par mettre la France
sous la tutelle de l’étranger. Elle s’y trouve déjà beaucoup trop.

                   *       *       *       *       *

On a souvent représenté les Américains comme spéculant contre les
monnaies européennes dépréciées pour en faire baisser le cours; ils
sont, au contraire, très intéressés à la stabilisation de ces monnaies,
celle de la France notamment. Dans une conférence faite à l’Association
économique internationale, M. Owen D. Young, un des auteurs du plan
Dawes, faisait remarquer:

  Qu’«il était plus important pour les États-Unis de restaurer la
  stabilité des monnaies du monde et de les sauver des fluctuations des
  changes que d’obtenir le paiement de nos créances sur les nations
  étrangères.»

  «--C’est maintenant notre devoir de veiller à ce que les moyens
  d’échange entre tous les pays reposent sur une base qui rende le
  crédit possible et les prêts sûrs. C’est pourquoi aussi l’or qui reste
  en la possession des États-Unis constitue un fonds de garantie pour
  les valeurs du monde.»

                   *       *       *       *       *

Le problème de la stabilisation des monnaies, à l’étude duquel vient
d’être consacré ce chapitre, est un nouvel exemple des conflits entre
les forces économiques et les influences psychologiques qui
caractérisent l’âge actuel.

La solution des problèmes résultant de ces conflits reste difficile. Ils
représentent, en effet, des équations dont les divers termes n’ont pas
de commune mesure. Elles contiennent des éléments économiques qui se
pèsent facilement et des influences psychologiques dont aucune méthode
ne permet d’évaluer exactement la grandeur. Les forces économiques
pondérables tendent à dominer le monde, mais les impondérables forces
psychologiques sont parfois plus puissantes encore.




CHAPITRE III

FACTEURS ÉCONOMIQUES ET PSYCHOLOGIQUES DU PROBLÈME DE LA STABILISATION


Nous venons d’étudier sommairement le problème de la stabilisation. Il
ne sera pas sans intérêt de rappeler quelques-unes des discussions dont
il fut l’objet. Cet exposé fera voir à quel point, dans les questions
économiques nouvelles entremêlées d’influences politiques et
psychologiques, il est difficile d’arriver à des certitudes.

On sait que, pour tâcher de découvrir les moyens de restaurer nos
finances, et notamment d’améliorer la valeur du franc, une commission
d’experts fut chargée de découvrir les méthodes à employer. Après de
laborieuses réunions, ils formulèrent les conseils suivants:

1º reconnaître immédiatement les dettes envers les États-Unis;

2º faire de grands emprunts à l’étranger afin d’obtenir une masse de
manœuvre permettant d’empêcher les oscillations du franc;

3º stabiliser la valeur du franc par décret.

Malgré toute l’autorité des experts aucun de leurs conseils ne fut
suivi, l’amélioration du franc fut obtenue, comme le faisait remarquer
ironiquement un grand journal anglais, en opérant d’une façon exactement
contraire à celle indiquée par les experts. Ils déclaraient
indispensable la reconnaissance des dettes extérieures, et ces dettes
n’ont pas été reconnues. Ils déclaraient non moins indispensable un
grand emprunt à l’étranger et le franc a été amélioré sans qu’il ait été
fait aucun emprunt. Ils déclaraient une stabilisation légale du franc
nécessaire et aucune stabilisation n’a été effectuée.

Ainsi qu’il arrive souvent, la sagacité d’un seul homme a été fort
supérieure à celle d’une collectivité. Le ministre des finances a marqué
combien à la tribune, il eût été onéreux de suivre les conseils des
experts, lorsqu’il disait: «que la situation actuelle eût été beaucoup
plus redoutable si nous avions stabilisé à un taux élevé avec le
concours de l’étranger».

                   *       *       *       *       *

Dans les problèmes relatifs à la valorisation du franc, les illusions
ont joué, comme dans beaucoup d’opinions collectives, un rôle
prépondérant.

Les experts se sont inspirés des illusions les plus répandues et c’est
pourquoi leurs conclusions furent si médiocres. En ce qui concerne,
notamment, la stabilisation par décret. M. Charles Dupuy, sous-directeur
de l’École des Sciences politiques, leur a fait justement observer que:

  «... La stabilisation est impuissante à donner la stabilité, parce que
  la stabilité ne saurait dépendre d’une disposition législative,
  qu’elle ne peut résulter que d’un équilibre réel, et non artificiel,
  entre les ressources et les engagements. Stabilisation n’est pas
  stabilité; stabilisation ne garantit pas stabilité.»

                   *       *       *       *       *

Les problèmes posés aux experts étaient à la fois d’ordre économique et
psychologique. C’est en s’appuyant principalement sur les facteurs
psychologiques que le gouvernement réussit à relever la valeur du franc.

Le rapport de M. Chéron au Sénat montre combien, à un certain moment, la
situation avait été critique:

  «Le gouverneur de la Banque de France, le 21 juillet 1926, avait
  averti le gouvernement de l’imminence d’une suspension des paiements
  de l’établissement. Les demandes de remboursement des bons de la
  Défense Nationale affluaient. Les menaces du cartel avaient tué la
  confiance. Le 20 juillet 1926, la livre sterling était cotée en bourse
  240 fr. 25, le dollar 49 fr. 22, le cours de la rente 3% était tombé à
  44 fr. 50... L’État se trouvait acculé soit à une inflation nouvelle
  qui eût précipité la chute du franc, soit à la redoutable éventualité
  de suspendre ses paiements.»

La situation fut transformée par un nouveau Président du Conseil qui sut
inspirer confiance.

Les conséquences de son intervention furent rapides: à la date du 11
décembre 1926 la livre est à 122 fr. 50, avec une diminution de près de
120 points sur le mois de juillet.

La crise qui avait failli emporter le crédit de la France, et qui
ébranla le pays tout entier, fut une crise de confiance.

La confiance qui permit le relèvement du franc fut le résultat de
plusieurs facteurs, notamment le rétablissement de l’équilibre
budgétaire et la barrière opposée aux menaces socialistes.

Un grand journal a très bien résumé, dans les termes suivants, ce rôle
des influences psychologiques:

  «Tant que les socialistes ont gouverné dans la coulisse, la livre à
  240 francs, la catastrophe toute proche. Dès que les socialistes n’ont
  plus eu de prise sur le gouvernement, la livre à 123 francs, la
  stabilité de fait.»

La confiance est un des soutiens psychologiques de la monnaie mais ce
soutien est provisoire. Ainsi que je l’ai précédemment rappelé le cours
de la monnaie ne peut être maintenu que par l’accroissement de la
richesse nationale due aux progrès de l’agriculture et de l’industrie.
Les questions de monnaie s’évanouissent fatalement dès qu’un pays peut
payer ses importations avec ses exportations. Toute monnaie devient
alors presque inutile.

                   *       *       *       *       *

Le rôle de la confiance dans le relèvement du franc n’avait pas échappé
aux experts, mais les moyens proposés par eux pour la rétablir auraient
été probablement plus dangereux qu’utiles.

Parmi ces moyens figuraient comme nous l’avons dit plus haut: 1º
l’urgence de régler les dettes interalliées; 2º la nécessité de faire un
emprunt important destiné à procurer à la Banque de France les devises
nécessaires pour augmenter la garantie des billets de banque, et
accroître ainsi leur valeur; 3º la stabilisation du franc par décret.

Les faits ont prouvé, qu’une amélioration du franc dépassant toutes les
espérances des experts avait été obtenue sans aucun des moyens indiqués
par eux. On saisira les causes des illusions dont cette collectivité
d’hommes sages fut victime en discutant les causes de leurs
propositions.

                   *       *       *       *       *

_Le paiement des dettes interalliées pouvait-il influencer la situation
financière?_ A en croire les experts et plusieurs économistes,--anglais
et américains, surtout,--l’amélioration de la situation financière de la
France aurait été liée à la reconnaissance des dettes envers ses anciens
alliés.

Il est pourtant visible, sans y réfléchir longuement, que le paiement
annuel de nombreux milliards à l’étranger, loin d’améliorer le franc,
n’aurait fait qu’en précipiter la chute. Pour se procurer les livres et
les dollars nécessaires aux paiements, il aurait fallu vendre, en effet,
sur les marchés étrangers des quantités colossales de francs. En raison
de la souveraine loi de l’offre et de la demande, cette opération eût
fait baisser énormément la valeur du franc, résultat exactement
contraire à celui espéré.

En admettant même que les banquiers étrangers aient pu être influencés
par la reconnaissance des dettes, il est infiniment probable que le
nombre de milliards prêtés par eux eût été très au-dessous de la réserve
d’or nécessaire pour améliorer le cours des cinquante milliards environ
des billets de banque français en circulation.

J’ai déjà rappelé que les Américains eux-mêmes commencent à voir
l’inconvénient de ces dettes si aisément reconnues par les experts. Aux
citations déjà reproduites dans un précédent chapitre j’ajouterai encore
celle de M. Baker, ancien secrétaire de la guerre aux États-Unis:

  «Il est inconcevable, que le reste du monde continue à faire des
  affaires avec nous pendant les soixante-deux ans où chaque pays verra
  peser sur ses propres industries des impôts écrasants payables aux
  États-Unis sous une forme ne différant pas beaucoup du tribut que Rome
  imposait à ses ennemis.»

Les experts ne paraissent pas d’ailleurs avoir possédé des notions
psychologiques bien judicieuses sur sa mentalité des banquiers
américains. Ces banquiers sont, en réalité, des commerçants ne désirant
pas laisser improductif l’or constituant leur marchandise. Non seulement
ils demandent à l’utiliser en prêts fructueux, mais ils cherchent aussi
à prendre des intérêts dans les industries susceptibles de rapport.
C’est ainsi qu’aujourd’hui ils possèdent beaucoup d’actions
d’entreprises diverses en Allemagne.

On voit par ce qui précède que la proposition des experts d’améliorer
notre situation financière par la reconnaissance de lourdes dettes à
l’étranger constituait une illusion dangereuse.

                   *       *       *       *       *

_Peut-on stabiliser une monnaie par des rachats en Bourse?_ Cette
illusion, partagée par d’éminents financiers, a coûté un milliard à
l’Allemagne, quand elle voulut empêcher la chute du mark, et 500
millions à la Belgique, dans sa première tentative de stabilisation.

Semblable illusion a été également partagée par tous les ministres des
finances français qui se sont succédé depuis quelque temps. Elle a
englouti bien des millions et, sans un changement de ministère, la
réserve d’or de la Banque de France eût subi un anéantissement total.

Lorsque nos experts conseillaient la reconnaissance des dettes de la
France envers ses alliés, ils supposaient sans doute, eux aussi, qu’avec
les milliards prêtés par les banquiers étrangers émus de cette
reconnaissance des dettes, on pourrait constituer «une masse de
manœuvre» permettant, par des rachats méthodiques, de maintenir le cours
du franc.

Assurément, on peut, par des demandes d’une devise en Bourse, faire
monter artificiellement son cours; mais, pour réussir à maintenir
indéfiniment ce cours, il faudrait une réserve d’or que l’État, acheteur
de sa propre monnaie, ne possède pas, puisque c’est justement sa
pauvreté en or qui occasionne la dépréciation de la monnaie.

Sans doute, l’État l’acheteur s’imagine volontiers que le rachat en or
de la monnaie dépréciée inspirera une telle confiance qu’après quelques
remboursements le public conservera son papier sans en demander
l’échange.

De cette illusion dont furent successivement victimes les gouvernants
allemand et belge, nous aurions été victimes à notre tour, en suivant
les mêmes errements.

Tant que la Belgique, à l’époque de sa première tentative de
stabilisation, posséda assez d’or ou de devises équivalentes pour
racheter ses francs sur le marché, elle put maintenir la livre à 107
francs; mais aussitôt que sa réserve se trouva épuisée, les
remboursements furent forcément suspendus. La livre remonta rapidement à
150 francs, taux qu’elle devait dépasser bientôt.

L’amélioration d’une monnaie par des rachats en Bourse n’a encore réussi
à aucun État.

L’impossibilité de maintenir artificiellement le taux d’une monnaie
fiduciaire par des rachats en Bourse ne semble pas due uniquement à des
motifs économiques ou psychologiques, mais aussi à certaines raisons
mathématiques.

Le calcul des probabilités démontre, en effet, qu’un joueur à fortune
finie, jouant avec le possesseur d’une fortune infinie, est fatalement
condamné à la ruine. Une Bourse quelconque, en raison de ses relations
télégraphiques instantanées avec toutes les autres Bourses de l’univers,
représente une immense salle de jeu contenant tous les spéculateurs du
monde. Le pays qui rachète sa monnaie représente le joueur à fortune
limitée dont je parlais plus haut. Le joueur à fortune illimitée est
constitué par la totalité des joueurs du monde. En raison de la loi
mathématique formulée plus haut, le joueur à fortune finie, c’est-à-dire
un simple État, est fatalement condamné à engloutir tout l’or qu’il
possède dans la tentative de faire monter le cours de sa monnaie.

Quelle que soit la valeur de l’argument mathématique qui précède,
l’expérience prouve qu’aucun rachat en Bourse ne peut faire remonter
longtemps la valeur d’une monnaie, si le public n’a pas confiance dans
cette monnaie.

A défaut des expériences précédemment rappelées et des arguments qui
viennent d’être énoncés, un raisonnement bien simple montrera aisément
combien sont erronées les espérances relatives à l’efficacité d’une
masse de manœuvre.

Supposons, en effet, qu’un État possède une masse de manœuvre déclarée
suffisante pour ôter aux spéculateurs l’idée de provoquer par des ventes
la baisse d’une monnaie. Si l’impossibilité supposée était réelle, il
s’ensuivrait que le pays possédant une certaine masse de manœuvre
pourrait imprimer un nombre indéfini de billets de banque sans s’exposer
à voir baisser leur valeur. Il deviendrait donc bientôt le plus riche
pays de l’univers.




LIVRE IX

ROLE DE L’IDÉAL DANS LA VIE DES PEUPLES.

LA RELIGION SOCIALISTE




CHAPITRE PREMIER

L’ÉVOLUTION DES IDÉALS MODERNES


Si les grands génies de la Grèce et de Rome dont la pensée éclaira tant
de générations revenaient à la lumière, ils seraient éblouis par la
simple énumération des merveilles réalisées depuis un siècle: des
forces, jadis insoupçonnées, mises au service de l’homme, l’espace
conquis, la foudre captée, la parole instantanément transmise à travers
le monde et bien d’autres découvertes encore.

Ces illustres penseurs seraient étonnés sans doute, mais leur pénétrant
génie découvrirait vite que, si la raison a transformé l’aspect matériel
des civilisations, elle exerce sur la conduite des hommes bien peu
d’action encore. Les croyances politiques et sociales modernes ont les
mêmes bases sentimentales et mystiques que les croyances religieuses
antérieures. Les passions qui armèrent jadis tant de peuples les uns
contre les autres sont identiques à celles qui les arment aujourd’hui.
Les dissensions qui ruinèrent la Grèce antique, les luttes civiles qui
mirent fin à la République romaine sont nées de sentiments semblables à
ceux qui bouleversent encore la vie des nations.

                   *       *       *       *       *

Devant les découvertes de la science, les philosophes espéraient que
notre siècle deviendrait celui de la raison pure, que les temples et les
casernes seraient remplacés par ces laboratoires d’où surgissent des
forces supérieures à celles dont disposaient les dieux et qu’une
concorde universelle unirait les peuples.

Il n’en a rien été et on ne saurait s’en étonner. Comment des
découvertes d’origine rationnelle auraient-elles pu modifier les
sentiments qui forment la trame de notre nature?

La science a fourni aux sentiments de nouveaux moyens d’action, mais ne
les a pas transformés. Et c’est pourquoi les découvertes scientifiques,
loin d’introduire la paix dans le monde, n’ont fait que rendre les
guerres modernes plus meurtrières et plus cruelles que celles du passé.

Les savants dont je parlais plus haut constateraient également que les
illusions mystiques sont aussi puissantes aujourd’hui qu’elles l’étaient
de leur temps. Faisant partie de la nature de l’homme, elles ne meurent
pas plus que l’amour, l’ambition et la haine. Ils verraient très vite
que les fidèles, prosternés il y a 8.000 ans devant les autels d’Isis,
les socialistes transformant l’État en arbitre souverain de la destinée
des hommes appartiennent, au point de vue psychologique, à la même
famille. Les influences mystiques qui dominaient les premiers sont
identiques à celles qui dominent les seconds.

Les peuples n’ont jamais supporté sans bouleversement la mort de leurs
dieux, et c’est pourquoi, dès qu’un idéal divin se transforme, la
civilisation qu’il inspirait se transforme également.

Sous l’influence des idéals issus des méditations de Bouddha, de Jésus
et de Mahomet, de grands empires ont été détruits et d’autres ont été
fondés.

                   *       *       *       *       *

En dehors des idéals religieux, chaque époque fut influencée par un
idéal politique qui change généralement après un petit nombre de
générations. C’est ainsi, par exemple, qu’en France au XVIIe siècle,
l’idéal politique fut la monarchie absolue représentée par Louis XIV. Au
XVIIIe siècle, la révolution réussit à détruire en partie l’ancien
régime, elle aboutit finalement à la création de monarchies
constitutionnelles laissant aux peuples des pouvoirs politiques dont des
révolutions successives amenèrent l’extension. Le XXe siècle vit le
développement des pouvoirs populaires et, en même temps, la formation de
grands états nouveaux tels que l’Italie et l’Allemagne, constitués par
la réunion de petits états jadis séparés.

Le développement des idées démocratiques, celles d’égalité surtout, eut
pour aboutissement final l’extension des influences socialistes. Leur
application dans divers pays enfanta des désordres qui ont déjà ramené
plusieurs grands états de l’Europe à des formes diverses de dictature.
Elles semblent destinées à s’étendre si les gouvernements socialistes
continuent à prouver leur incapacité à s’adapter aux nécessités qui
dirigent aujourd’hui le monde.

L’insuccès des tentatives faites en Russie et ailleurs montre combien il
est difficile pour les peuples fatigués d’un idéal ancien d’en créer un
nouveau capable d’unifier les âmes.

La difficulté est d’autant plus grande aujourd’hui qu’un idéal n’a
d’influence durable que s’il ne se heurte pas, comme l’idéal socialiste,
aux exigences économiques nouvelles que les progrès des sciences et de
l’industrie ont fait surgir.

                   *       *       *       *       *

Trois grandes formes d’idéals sont en lutte, aujourd’hui, dans le monde:
l’idéal religieux, l’idéal national, l’idéal international.

L’idéal religieux, très vivace encore chez beaucoup de nations, n’a
cependant d’influence politique profonde que chez les peuples de l’Asie,
ceux de l’Asie musulmane notamment. En Europe la religion socialiste
tend à se substituer aux anciennes croyances religieuses.

L’idéal national, d’où l’idée de patrie dérive, s’est développé chez
beaucoup de peuples depuis la guerre, en particulier chez ceux
artificiellement créés par le traité de paix.

L’idéal international, qui repousse l’idée de patrie, est défendu par
les socialistes et les communistes, qui s’imaginent que la suppression
de la patrie engendrerait une paix universelle.

L’Histoire prouvant qu’une nation ne change pas d’idéal sans que sa
civilisation se transforme bientôt, il en résulte que l’avenir des
peuples dépendra de l’idéal qui régira leurs sentiments et leurs
pensées.

Étudiés aux seules lumières de la raison, la plupart des idéals
deviennent d’illusoires fantômes, mais, les observations répétées
pendant de longs siècles prouvent que ces fantômes engendrèrent de
vivantes réalités. Bouddha, Jésus et Mahomet ont transformé le monde, et
du fond de leur tombeau, ils orientent encore la pensée de plusieurs
millions d’hommes.

                   *       *       *       *       *

Les idéals religieux le plus souvent, les idéals politiques quelquefois,
ont eu seuls, jusqu’ici, le pouvoir de créer l’unité de sentiments et de
pensée sans laquelle aucune civilisation n’a encore pu durer.

La puissante action d’idéals mystiques échappe aux partisans de la
théorie dite matérialiste de l’histoire. Ses adeptes soutiennent que les
peuples sont uniquement conduits par des besoins matériels, alors qu’en
réalité la plupart des grands événements formant la trame de l’histoire
ont eu pour origine des idéals mystiques bien étrangers à ces besoins.
La fondation de l’Empire musulman, les croisades, les guerres de
religion et bien d’autres événements du même ordre, eurent des
influences mystiques pour cause et non des besoins matériels. Tout
autant que les besoins, les idéals dirigent l’âme des peuples.

                   *       *       *       *       *

De nos jours, l’importance des idéals religieux est devenue, chez
beaucoup de peuples, bien moindre que celles des idéals politiques ou
sociaux, tels que le désir d’hégémonie, les doctrines socialistes, etc.

L’idéal d’hégémonie, forme exagérée de l’idéal national, souvent
qualifié d’impérialisme, faillit triompher avec les armées allemandes,
mais il ne fut pas le plus fort, et c’est l’idéal socialiste qui
remplace aujourd’hui les idéals mystiques divers dont l’homme n’a jamais
pu se passer.

Comme tous les idéals, il inspire des convictions qu’aucun raisonnement
ne saurait effleurer, mais ces convictions, qui sont une des conditions
de sa force, constituent également une cause de sa faiblesse. Le monde
est arrivé en effet à une époque où des nécessités économiques qui ne
fléchissent pas limitent étroitement le pouvoir des illusions. Lorsque
Mahomet, au nom d’une foi nouvelle, fille de ses rêves, réussissait à
bouleverser le vieux monde, il ne trouvait pas devant lui
l’infranchissable mur des nécessités économiques que les disciples de
Karl Marx rencontrent maintenant.

Mais, si le pouvoir constructeur de l’idéal socialiste est bien faible,
son action destructrice peut devenir considérable. La Russie en fit
l’expérience. Il fallut l’influence d’un tout-puissant dictateur pour
mettre fin en Italie aux désordres engendrés par l’application de la
doctrine.

                   *       *       *       *       *

De tous les idéals légués par le passé, un des plus puissants encore est
l’idéal national constitué par le culte de la patrie.

A défaut d’arguments rationnels ou affectifs, il suffit de voyager un
peu pour comprendre en quoi consiste une patrie.

La patrie, ce n’est pas seulement la terre des aïeux dont les
générations nouvelles continuent la vie, mais cet ensemble de
traditions, de pensées, de sentiments communs, de préjugés même, qui
font que tous les hommes d’un pays se sentent frères. Il suffirait de
transporter les plus farouches apôtres de l’internationalisme chez des
peuples étrangers pour leur faire rapidement saisir la profondeur de
l’abîme psychologique qui sépare des peuples de mentalités différentes.

On constate ces divergences quand sont réunis dans un Congrès des hommes
de patries différentes. Bientôt éclatent les dissemblances, non pas
seulement d’intérêts, mais de sentiments et de pensées qui les empêchent
de se comprendre. Leurs croyances politiques les rapprochent un instant
mais leur passé les désunit et ils s’en aperçoivent bientôt.

L’histoire du monde antique montre clairement, elle aussi, la puissance
de l’idée de patrie. Les Romains dominèrent et civilisèrent le monde
tant que le culte de Rome gouverna leurs âmes. Lorsque, sous l’influence
des guerres civiles créées par les luttes sociales, le culte de la
patrie s’affaiblit dans les cœurs, la décadence commença.

                   *       *       *       *       *

On peut résumer ce qui précède dans les conclusions suivantes:

En dehors des besoins matériels nécessaires à l’entretien de sa vie,
l’homme est guidé par des éléments affectifs: ambition, haine, amour,
etc., par des influences mystiques: croyances religieuses, politiques ou
sociales et par des influences rationnelles dont le pouvoir est encore
bien faible.

Les croyances mystiques engendrent les idéals qui dominent chaque peuple
et lui permettent de ne pas rester une poussière d’hommes sans
résistance et sans force.

Ces idéals, jadis concrétisés dans des dieux personnels, tendent à être
remplacés par des dogmes et des formules auxquels est attribuée la même
puissance, mais qui se heurtent à des nécessités économiques
irréductibles.

Les bouleversements et l’anarchie actuelle du monde continueront
jusqu’au jour où les besoins mystiques, qui ne sauraient périr,
puisqu’ils font partie de la pâture humaine, auront créé un idéal
nouveau ne se heurtant pas aux réalités économiques qui transforment
l’âge moderne.




CHAPITRE II

LES PROGRÈS DE LA RELIGION SOCIALISTE


On ne comprend bien la force du socialisme et du communisme qu’en les
considérant comme une religion nouvelle inspirant la même foi mystique
que les religions antérieures.

Cette assimilation, jugée paradoxale à l’époque où je la formulais dans
un de mes plus anciens livres, est généralement admise aujourd’hui, même
par les socialistes. Leur chef en France l’a déclaré du haut de la
tribune parlementaire dans les termes suivants:

  «Quand on vient nous dire: «Vous êtes une église», on ne nous offense
  pas... Nous sommes une catholicité! Nous aussi prétendons à la
  domination spirituelle. Nous aussi créons quelque chose qui ressemble
  à une foi. Nous aussi, comme l’Église catholique, avons l’orgueil
  d’envisager les événements et les choses _sub specie æternitatis_.

  ... Le rôle de l’arbitrage entre les nations n’est plus réalisable par
  l’Église; c’est nous, le socialisme, qui le revendiquons, c’est à
  cette succession spirituelle que nous prétendons.»

La naissance d’une religion, phénomène assez rare dans l’histoire, est
toujours accompagnée de bouleversements. Des méditations de Bouddha sous
l’arbre de la sagesse, cinq siècles avant notre ère, surgit une religion
qui changea l’existence de l’Extrême-Orient et dirige encore la pensée
de quatre cents millions d’hommes. Le Christianisme détermina des
transformations aussi profondes. Le dieu sorti des rêves de Mahomet
permit à d’obscurs nomades de fonder un immense empire disparu
aujourd’hui, mais dont la foi qui le fit naître est toujours vivante.

Si les religions possèdent une pareille force, c’est qu’elles donnent
aux hommes ces pensées et ces sentiments communs qui créent l’unité et,
par conséquent, la puissance des nations.

                   *       *       *       *       *

L’inégale expansion du socialisme chez les divers peuples tient aux
différences de mentalité qui les séparent. On résumerait sommairement
quelques-unes de ces différences par une classification des peuples en
étatistes et individualistes.

Chez les individualistes, toutes les grandes entreprises sont dirigées
par l’initiative privée. Chez les étatistes, le gouvernement se trouvant
chargé du plus grand nombre de fonctions possibles, les citoyens ne
conservent qu’une dose d’initiative et d’indépendance fort restreinte.

C’est précisément en raison de ces divergences de mentalité que les
peuples individualistes, les Américains surtout, repoussent avec horreur
le socialisme. Les Latins, au contraire, l’admettraient facilement, s’il
n’était entouré d’autant de menaces de ruine et de dévastation.

Les Américains se montrent justement fiers de leur individualisme et si,
par nécessité militaire, ils ont dû subir l’étatisme pendant la guerre,
ils l’ont rejeté dès la signature de la paix.

                   *       *       *       *       *

Les différences de constitution mentale qui viennent d’être signalées
ont des conséquences aussi importantes au point de vue économique qu’au
point de vue social.

Des expériences fréquemment répétées ayant prouvé que toutes les
fabrications de l’État sont beaucoup plus onéreuses que celles de
l’industrie privée, les peuples définitivement socialisés se
trouveraient dans un état d’infériorité manifeste à l’égard de ceux qui
ne le seraient pas. Or, la plupart des pays ne pouvant vivre qu’en se
procurant à l’étranger les matières premières que leur sol ne fournit
pas, doivent les payer avec des marchandises dont les prix ne dépassent
pas ceux de leurs concurrents sur le marché mondial.

Une nation entièrement étatisée par le socialisme serait obligée de
vendre ses produits un prix plus élevé que ceux de ses rivaux. Elle
deviendrait fatalement alors une nation de vie chère, de chômage et, par
conséquent, comme en Russie, de misère pour les ouvriers dont le
socialisme prétend améliorer le sort.

                   *       *       *       *       *

Parmi les points essentiels du socialisme se trouve la suppression du
capitalisme et du salariat. Un savant économiste a très bien montré,
dans les lignes suivantes, publiées par le _Temps_, les côtés illusoires
des théories socialistes sur ces questions fondamentales.

  «Le salariat étant considéré comme un mode barbare de rémunération qui
  laisse toujours le travailleur aux prises avec les inquiétudes de
  l’avenir, les socialistes voudraient transmettre à l’État la
  responsabilité de la création continue du travail dont le profit
  global serait réparti entre les travailleurs, sans perception
  intermédiaire. Il s’agit moins pour eux de supprimer effectivement le
  capital que de l’arracher à ses possesseurs actuels pour leur enlever
  du même coup la direction des affaires. Ainsi une révolution serait
  nécessaire, mais ensuite le capital subsisterait, pesant du poids de
  ses intérêts sur le budget de l’État comme la rente d’aujourd’hui. Du
  moins, les travailleurs seraient-ils les maîtres apparents de leur
  destinée.

  Nous avons pu voir ce que donnait la mise en œuvre de cette formule en
  Russie: un fonctionnarisme beaucoup plus onéreux que le patronat, et
  surtout l’incapacité d’adapter la production à la consommation.
  L’ouvrier se retrouva finalement plus salarié que jamais, mais à des
  taux moindres et soumis tout de même au chômage. En vérité, on ne peut
  concevoir toute «l’économique» d’un pays centralisée entre les mains
  des fonctionnaires sans que s’ensuive la ruine de l’État.»

Sans doute le salariat subira la loi commune qui oblige les institutions
à changer. La fusion des intérêts de l’ouvrier avec ceux du patron comme
en Amérique, la possession par les travailleurs d’une partie des actions
des entreprises auxquelles ils collaborent, montre que le salariat
évoluera, mais dans un sens fort différent de celui rêvé par les
socialistes.

                   *       *       *       *       *

Les illusions des théoriciens ne sauraient prévaloir contre cette loi
psychologique irréductible que l’initiative et l’effort individuel
constituent, d’après l’expérience, des stimulants qu’aucun sentiment
collectif n’arrive à remplacer.

Supposons que, par miracle, le rêve socialiste ait été réalisé il y a un
siècle sous l’influence d’un gouvernement international autocratique.
Tous les salaires ayant été égalisés, la concurrence et tous les autres
éléments de l’effort et de l’initiative personnelle, étant trouvés
supprimés, aucun progrès nouveau n’aurait pu naître. Les chemins de fer,
l’électricité et les diverses découvertes qui ont transformé la
civilisation seraient inconnus. L’ouvrier continuerait à mener la vie de
privations à laquelle il était alors condamné.

Si le miracle que nous supposons réalisé il y a cent ans se réalisait
demain, le résultat serait identique, la naissance de tout progrès se
verrait empêchée et tant que durerait ce régime, l’humanité resterait
maintenue exactement au point où elle se trouve aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

Ces évidences ne touchent pas les socialistes. Ils sentent bien,
cependant, que leur régime mettrait en grand état d’infériorité les
peuples qui l’accepteraient. Et c’est pourquoi leur rêve tend à
l’établissement d’une dictature internationale, qui réglerait pour
l’univers la production, les salaires, les prix, les échanges, etc., de
façon à supprimer toute concurrence industrielle et commerciale.

  «Il faudra, disait au parlement M. Léon Blum, introduire dans la vie
  respective des nations, une sorte de légalité internationale; il
  faudra admettre une sorte de limitation.»

Traduites en termes clairs, ces déclarations signifient simplement que
le monde devrait être régi par un gouvernement socialiste, lequel
constituerait nécessairement une dictature internationale absolue.

                   *       *       *       *       *

La force de la religion socialiste ne réside nullement dans sa doctrine,
mais, je le répète, dans les sentiments qui lui servent de soutien.

Le plus caractéristique de ces sentiments est un besoin d’égalité d’où
résulte la haine intense de toutes les supériorités de la fortune et de
l’intelligence.

Les diverses formes de supériorités étant individuelles et jamais
collectives, on conçoit aisément que l’être collectif les ait toujours
mal supportées. Peu importe à la multitude que les merveilles de la
science et de l’art, qui, en transformant les civilisations,
transformèrent également le sort des travailleurs, soient exclusivement
dues à des capacités individuelles. Elle veut régner à son tour. La
formule: «Dictature du prolétariat» traduit nettement cette aspiration.
Il est donc naturel que le premier acte du socialisme triomphant en
Russie ait été le massacre systématique de toutes les élites.

«L’envie, disait La Rochefoucauld, est une fureur qui ne peut souffrir
le bien des autres.»

A cet élément de force, le socialisme joint encore le besoin d’une foi
mystique dont les peuples ne purent jamais se passer.

Devenu une religion, le socialisme échappe par ce seul fait à
l’influence de la raison et de l’expérience. Les religions qui menèrent
toujours le monde ne sont pas nées de la raison et ne craignent pas nos
raisons.

Ce n’est donc ni la faiblesse des dogmes qu’elle propose, ni l’esclavage
qu’elle impose qui pourraient entraver la diffusion de la religion
socialiste.

                   *       *       *       *       *

Le socialisme comprend deux branches encore distinctes, mais qui tendent
à se confondre. D’abord, le socialisme que l’on pourrait qualifier de
bourgeois, parce qu’il a surtout des bourgeois pour adeptes; puis, le
socialisme populaire, qualifié de communisme, défendu principalement par
les meneurs de la classe ouvrière.

Ces deux frères se combattent quelquefois, mais poursuivent exactement
les mêmes buts: suppression de la propriété privée, expropriation des
entreprises industrielles et leur gestion par l’État. Ils ne diffèrent
que dans les méthodes de propagande. Le socialisme bourgeois a
l’illusion de pouvoir transformer la société avec des lois, le
communisme voudrait la détruire d’abord pour la rebâtir ensuite.

En attendant que la religion socialiste unisse les hommes, elle n’a fait
que les diviser davantage. Ses résultats les plus clairs ont été de
ramener à la barbarie la Russie, seul pays qui l’ait entièrement
adoptée, et de forcer l’Italie à s’en débarrasser par un dictateur.

                   *       *       *       *       *

Il est attristant de songer que tant d’accumulations de ruines et tant
de sang versé pour transformer la vie sociale des peuples, c’est-à-dire
en réalité refaire leur âme, n’ait généralement réussi qu’à changer le
nom des institutions détruites.

Rappelant, à propos de la Russie, les démonstrations que j’ai souvent
répétées, un éminent académicien, M. Bourdeau, écrivait dans le journal
des _Débats_:

  «A quel point l’exemple de la Russie ne justifie-t-il pas les thèses
  du docteur Gustave Le Bon? Celle-ci, tout d’abord, que les révolutions
  ne changent point le caractère des peuples et que, si elles brisent la
  chaîne des traditions, elles en forgent de nouvelles sur le modèle des
  anciennes. Le culte de Lénine n’a fait que remplacer celui du tzar. De
  même, la dictature militaire et policière sur le prolétariat n’a fait
  que renforcer celle de l’ancien régime. La classe jadis dominante a
  été dépossédée et massacrée, de nouvelles classes lui ont succédé.
  L’égalité politique n’a pas plus été réalisée que l’égalité économique
  et l’égalité sociale.»

                   *       *       *       *       *

Un des dangers du socialisme en France, c’est qu’il attire les partis
politiques incertains qui espèrent, en s’alliant à lui, conquérir les
suffrages des électeurs.

Ils oublient alors que la loi d’accélération des mouvements
révolutionnaires est analogue à celle qui régit la chute des corps. En
deux années, la même charrette conduisit au fatal couteau les doux
Girondins qui croyaient, eux aussi, refaire le monde avec des lois et
des discours, le farouche Danton, fondateur d’un tribunal destiné à
faire périr sans retards inutiles les contempteurs de sa foi, enfin le
sombre Robespierre, espérant régénérer la France en abattant le plus
grand nombre possible de têtes.

Cette courbe des mouvements révolutionnaires a été également observée en
Russie. Après la pâle Douma, puis le verbeux Kerenski, ce fut Lénine
avec ses fusillades en masse et son cortège de bourreaux chinois,
destinés à raffiner les supplices.

Les conséquences de l’extrémisme sont partout les mêmes. Au couperet de
Robespierre, aux fusillades de Lénine, succède bientôt le sabre du
dictateur, qui met généralement fin à l’anarchie. Il n’a pas encore
surgi en Russie, mais sa venue est inévitable.

                   *       *       *       *       *

Nos agitateurs devraient se rappeler que si la France est parfois
révolutionnaire, comme tous les pays à évolution trop lente, elle
possède une âme ancestrale stabilisée depuis longtemps, qui la rend
finalement très conservatrice.

Ce double caractère: révolutionnaire dans la forme, conservateur dans le
fond, doit être retenu pour comprendre notre histoire et l’invariable
tendance des foules à se tourner vers un César libérateur quand
l’anarchie grandit. Elle explique Bonaparte au moment où la France,
fatiguée du désordre révolutionnaire, cherchait un maître. Elle explique
le second Empire, surgissant lorsque le peuple, inquiet des progrès
socialistes, accorda sept millions de suffrages au dictateur qui
promettait de rétablir l’ordre. Les événements de l’Histoire semblent
issus d’imprévisibles hasards; ils sont, en réalité, régis par des lois
éternelles.

                   *       *       *       *       *

Quels que soient les arguments qu’on puisse invoquer contre les
doctrines socialistes, elles continuent à se propager parce qu’elles ont
pour adeptes l’immense légion des hommes mécontents de leur sort et
auxquels les anciens idéals ne suffisent plus.

Parmi eux figure la foule de fonctionnaires et de petits bourgeois qui
ont envoyé beaucoup d’extrémistes au Parlement parce qu’ils mettaient en
eux l’espoir de voir améliorer leur situation, et renaître l’aisance que
les perturbations financières avaient fait disparaître. Ils
abandonneront d’ailleurs bien vite le socialisme, quand ils verront que
ses défenseurs sont incapables de leur rendre l’aisance perdue.

Le passage suivant, publié en avril 1926 dans le plus influent des
journaux socialistes français, donne un exposé très net des aspirations
du parti, et des conséquences que leur réalisation pourrait entraîner.

A propos du 1er mai 1926, ce journal invitait les membres du parti:

  «A revendiquer le prélèvement sur le grand capital et la
  nationalisation des banques et des grands monopoles capitalistes,
  seules mesures susceptibles de faire payer effectivement les riches.

  ... La paix immédiate au Maroc et en Syrie, en exerçant sur les
  gouvernants au service des banquiers «colonisateurs» une pression
  prolétarienne d’une telle force qu’ils soient contraints de faire la
  paix.»

La diffusion des théories socialistes s’observe aujourd’hui dans tous
les éléments de la vie journalière jusque dans les administrations
municipales, qui tendent de plus en plus à intervenir dans les
industries et le commerce local. On a fait observer avec raison que le
socialisme municipal est bien autrement dangereux que le socialisme
d’État, étant donné l’infiltration communiste dans maintes localités
urbaines ou rurales.

                   *       *       *       *       *

L’âge actuel représente une période d’incertitudes résultant des
conflits qui divisent les peuples et les partis politiques de chaque
peuple.

Il en sera ainsi, je le répète, tant que l’homme moderne n’aura pas
trouvé un idéal nouveau possédant, comme les anciens, le pouvoir de
diriger la vie, de créer les volontés fortes et les persévérants
labeurs. L’idéal socialiste, n’étant que destructeur, ne saurait exercer
un tel rôle.

Le socialisme est en réalité beaucoup plus dangereux, peut-être, par la
mentalité révolutionnaire et envieuse qu’il propage, que par les
doctrines qu’il propose. Dès que ces doctrines arrivent, en effet, à se
réaliser, elles se heurtent à un mur de nécessités économiques et
d’impossibilités psychologiques qui en révèlent bientôt l’impuissance;
mais la mentalité nouvellement créée subsiste.

Les théoriciens, incapables de comprendre l’infériorité de leurs
doctrines, s’en prennent aux hommes et, comme en Russie, massacrent par
milliers tous ceux auxquels ils attribuent leurs insuccès.

                   *       *       *       *       *

En politique, les raisonnements ont peu d’action, seules des expériences
répétées finissent par agir sur l’âme des peuples. Elles n’agissent
malheureusement qu’après avoir été suffisamment répétées et coûtent fort
cher. Les expériences socialistes, qui ruinèrent la Russie et faillirent
ruiner l’Italie, avaient été précédées d’autres expériences également
fort coûteuses, En France, notamment, en 1848 et en 1871.

En 1848, elles coûtèrent une révolution, la division de la France en
partis rivaux, et finalement la nomination par 7.000.000 de suffrages
d’un dictateur couronné qui devait conduire plus tard la France à une
dangereuse invasion. En 1871, la naissance de la commune socialiste eut
pour conséquences de nombreux massacres et l’incendie des plus beaux
monuments de la capitale.

                   *       *       *       *       *

Le socialisme et sa forme extrême, le communisme, sont devenus fort
dangereux. On a évalué à huit cent mille le nombre des électeurs
communistes en France, chiffre très supérieur aux deux cent mille
Jacobins de la Terreur. C’est donc avec raison que les chefs moscovites
du bolchevisme classent le parti communiste français au second rang par
sa puissance.

Le parti radical, qui jouait en France un rôle considérable alors qu’il
était unifié, se traîne de plus en plus à la remorque du socialisme,
grand pôle d’attraction pour les esprits faibles, ne pouvant se passer
d’une croyance capable d’orienter leurs pensées.

Sans doute, nous l’avons vu déjà, les forces ancestrales finissent
toujours par limiter les dangereuses oscillations des foules. Mais ces
forces agissent lentement et ne sauraient prévenir les ravages exercés
par les influences extrémistes.

On redoute fort, aujourd’hui, les ennemis du dehors, mais il faut
craindre davantage peut-être les ennemis du dedans.

Socialistes, communistes, syndicalistes, bien que représentants de
théories diverses, s’unissent partout contre l’ordre social établi. Ils
l’ont brisé en Russie et faillirent le détruire en Italie, en Espagne et
en Grèce.

                   *       *       *       *       *

Les conséquences de l’évolution socialiste étaient depuis longtemps
faciles à prévoir, car ce n’est pas d’aujourd’hui, nous l’avons vu, que
sous des formes diverses cette doctrine a fait son apparition dans le
monde. Rappelant, dans un ancien ouvrage, que les guerres sociales,
après avoir conduit la Grèce à la servitude, contribuèrent à amener la
fin de la république romaine et la venue des Césars, j’écrivais:

  «Plusieurs peuples de l’Europe vont être obligés de subir la
  redoutable phase du socialisme. Trop oppressif pour pouvoir durer, il
  fera regretter l’âge de Tibère et de Caligula et ramènera cet âge. On
  se demande, parfois, comment les Romains du temps des empereurs,
  supportaient si facilement les férocités furieuses de tels despotes.
  C’est qu’eux aussi avaient passé par les luttes sociales, les guerres
  civiles, les proscriptions, et y avaient perdu leur caractère. Ils en
  étaient arrivés à considérer ces tyrans comme les derniers instruments
  de salut. On les toléra parce qu’on ne savait comment les remplacer.
  Ils ne furent pas remplacés en effet. Après eux, ce fut l’écrasement
  final sous le pied des barbares, la fin d’un monde. L’Histoire tourne
  dans le même cercle.»




CHAPITRE III

LA MENTALITÉ BOLCHEVISTE


En dehors des théories qui lui servent quelquefois de support, mais dont
la plupart des sectateurs de la doctrine n’ont jamais entendu parler, le
bolchevisme constitue une mentalité spéciale fort répandue aujourd’hui.

En quoi consiste donc cette mentalité si répandue, alors que la doctrine
politique ne s’est développée qu’en Russie et n’a envahi certains états
civilisés, comme la Hongrie, que pour être bientôt repoussée par ceux-là
mêmes qui l’avaient acceptée?

La mentalité bolcheviste a, comme caractéristiques principales, un
esprit de révolte permanent contre toutes les formes d’autorité, à
l’exception de celle des chefs de la doctrine, la haine jalouse de
toutes les supériorités, le retour aux instincts primitifs, l’ardent
désir de supprimer violemment les contraintes sociales que la
civilisation oppose à ces instincts.

Cette mentalité, plus répandue chaque jour, se manifestait déjà dès les
débuts de la paix. J’en eus la première notion lorsque des milliers
d’électeurs parisiens choisirent comme député un capitaine bolcheviste,
sans avoir d’ailleurs la moindre idée de sa doctrine.

Ignorant à cette époque en quoi consistait le bolchevisme, je cherchais
à me renseigner le soir même de cette élection auprès d’un vieux
philosophe de mes amis.

Il était malheureusement aussi ignorant que moi, mais m’assura que, si
je voulais bien dîner avec lui, les propos de sa bonne, très révoltée
depuis quelque temps, pourraient me documenter.

Ils me documentèrent en effet; bien que faiblement érudite, la servante
bolcheviste me donna en réponse à mes interrogations d’assez judicieux
conseils.

--Laissez vos bouquins, dit-elle, regardez le grouillement de la vie.
Les livres, ça parle de choses mortes et c’est pourquoi les savants qui
passent leur temps à les lire ne savent pas grand chose du monde.
Regardez autour de vous et peut-être arriverez-vous à comprendre le
bolchevisme.

Malgré leur forme médiocrement littéraire, ces conseils contenaient un
fonds de vérité dont je m’empressai de tenir compte.

Le hasard me servit assez bien. Dès le lendemain, en effet, je
rencontrai chez un ami qui faisait réparer son appartement une équipe
d’ouvriers divers échangeant, à propos de l’élection récente, des
réflexions révolutionnaires, d’ailleurs dépourvues d’aménité pour les
patrons qui les employaient. Me mêlant à leur conversation, je déclarai
d’un air entendu au plus bruyant des orateurs de la bande que le
bolchevisme était sans doute, suivant les prétentions des propagateurs
de la doctrine, une application des principes de Karl Marx.

--Karl Marx? Connais pas. Ça doit être un des rois boches détrônés
récemment. Les rois et les bourgeois, n’en faut plus. C’est l’ouvrier
qui doit être bourgeois à son tour. Voilà le bolchevisme.

Ce jugement, bref sans doute, mais suffisamment clair, me fit continuer
mes recherches.

Elles furent instructives, puisque de leur ensemble se dégageait
nettement l’armature de la mentalité bolcheviste: haine de l’ouvrier
contre le patron, hostilité des employés contre leurs chefs, jalousie
générale des inférieurs à l’égard des supérieurs, libération des
instincts que les contraintes sociales réprimaient jadis, mépris de
l’autorité partout.

De ces observations et d’autres du même ordre il ressortait assez
clairement que le bolchevisme désignait sous un nom nouveau un état
mental extrêmement ancien, puisqu’il se manifestait déjà avant le
déluge. Le Caïn de la légende biblique tuant son frère de la prospérité
duquel il était jaloux est le véritable ancêtre des bolchevistes. Caïn
traita Abel exactement comme Lénine devait traiter plus tard les
bourgeois favorisés par la fortune ou l’intelligence.

                   *       *       *       *       *

Nous venons d’esquisser sommairement la mentalité bolcheviste. Disons,
maintenant, quelques mots de la doctrine.

Rajeunie en apparence par des théories livresques, elle n’est qu’un
simple retour au communisme des premiers âges.

Ces théories représentent, en réalité, le besoin des révolutions
triomphantes de trouver une justification rationnelle à leurs violences.
_Le Contrat Social_ de J.-J. Rousseau, qui enseignait la bonté primitive
de l’homme uniquement perverti par les sociétés, fut la bible de
Robespierre et servit à rationaliser la guillotine. L’œuvre du juif Karl
Marx, dont les doctrines sont souvent aussi enfantines que celles de
Rousseau, devint la bible de Lénine et de ses associés. Elle permit de
justifier les systématiques massacres des intellectuels et le pillage
général des fortunes.

En fait, les foules révoltées ne se préoccupent guère des systèmes. Il
n’existe que de bien lointains rapports entre l’idéologie marxiste et
l’organisation des républiques soviétiques. Les communistes russes
connaissent fort peu leur grand prêtre Karl Marx, et les communistes
français ne le connaissent pas davantage. L’un d’eux avouait, au
parlement français, n’avoir jamais lu une ligne de ce théoricien
célèbre. Il faut l’en louer, car les livres de Karl Marx contiennent un
si grand nombre d’assertions démenties plus tard par les événements, que
leur lecture suffirait à guérir du communisme tout esprit impartial.

Jugeant inutile d’insister sur les théories communistes, il sera
suffisant d’indiquer sommairement les formes que le bolchevisme revêt
dans la pratique.

                   *       *       *       *       *

Au point de vue théorique, le bolchevisme oriental semblerait
représenter la domination totale de l’être individuel par l’être
collectif. En Russie, une pyramide de conseils ouvriers, dits soviets,
s’étend du village au comité central directeur. En sont exclus les
bourgeois, les professeurs et tous les intellectuels.

Cette dictature apparente du prolétariat n’est en réalité qu’une
fiction. La machine gouvernementale reste entièrement dirigée par un
petit nombre de chefs assez absolus pour avoir pu supprimer toutes les
libertés, celles de la parole et de la presse notamment. Des fusillades
sommaires terminent immédiatement la moindre tentative d’opposition.

Le bolchevisme russe n’est, d’ailleurs, qu’une simple continuation de
l’ancien régime tsariste. Il se maintient pour des raisons identiques à
celles qui soutenaient ce régime. La Russie demi-barbare, composée de
races différentes, ne peut, comme tous les pays asiatiques, conserver
une certaine unité que sous la main de chefs absolus.

                   *       *       *       *       *

L’essai actuel du communisme en Russie n’est pas unique en Orient. La
Chine, notamment, expérimenta le communisme plusieurs fois. Au XIe
siècle, sous l’empereur Tcheng-Tsong, la propriété privée fut abolie,
les capitaux, les terres et les industries mis en commun.

Après une quinzaine d’années d’expérience, les ouvriers et paysans
renversèrent le régime dont les graves inconvénients avaient fini par
les frapper. La terre et l’industrie ne rapportaient plus rien, par
suite de l’indifférence des exploitants que l’intérêt personnel
n’animait plus.

Une nouvelle expérience du communisme faillit ruiner la Chine vers le
milieu du dernier siècle. Elle dura également une quinzaine d’années, au
bout desquelles les masses elles-mêmes virent que, loin d’être diminuée
par le nouveau régime, leur misère augmentait.

                   *       *       *       *       *

Si le communisme tend à se répandre chez certaines grandes nations,
c’est, comme je l’ai fait remarquer déjà, que les civilisations, à
mesure qu’elles se compliquent, traînent derrière elles un nombre
immense d’êtres incapables de s’y adapter et désireux par conséquent de
les renverser.

Pareil phénomène fut souvent observé dans l’histoire. Lorsqu’une race
inférieure arrive à dominer accidentellement par la force une
civilisation trop élevée pour elle, cette dernière est détruite avec
violence. On le vit, notamment, lorsque les barbares anéantirent en
Gaule la civilisation romaine, trop raffinée pour eux. On le vit
également, de nos jours, lorsque les nègres de Saint-Domingue et d’Haïti
anéantirent, sans pouvoir la remplacer, la civilisation que les
Européens leur avaient apportée.

Des phénomènes du même ordre se manifestent actuellement en Russie. Un
observateur judicieux, M. Chessin, explique comment le régime communiste
fit une guerre féroce aux intellectuels. Il rapporte cette profession de
foi publiée par la _Pravda_:

  «L’Orient moujik a jeté bas les théories de la science occidentale, il
  a obligé le savant à ployer l’échine devant l’ouvrier noir de crasse.»

Un des grands maîtres de la doctrine, Zinovief, proclame que, «dans
chaque intellectuel, il voit un ennemi du pouvoir soviétique».

C’est en raison de cette mentalité que l’enseignement de l’histoire, de
la philosophie, de la morale a été exclu des écoles.

  «Suivant l’auteur précédemment cité, les maîtres du pouvoir ont
  interdit, sous la menace de pénalités exemplaires, dans les
  bibliothèques publiques, des ouvrages de Platon, Aristote, Descartes,
  Kant, Spencer, etc. Les grands auteurs russes modernes eux-mêmes sont
  exclus.»

D’après le même auteur les professeurs des universités seraient choisis
parmi les élèves des écoles ouvrières, n’ayant d’autres connaissances
que les quatre règles de l’arithmétique et quelques rudiments de
grammaire.

La Russie retourne ainsi aux formes inférieures de civilisation que
rêvent tous les inadaptés.

                   *       *       *       *       *

Nous venons de résumer brièvement la mentalité bolcheviste, la doctrine
bolcheviste et ses applications.

La doctrine bolcheviste est dangereuse, mais la mentalité qui l’inspire
plus dangereuse encore. Si elle continuait à envahir le monde, elle
saperait définitivement tous les principes servant de base aux grandes
civilisations.

La doctrine bolcheviste est en train de détruire le capital matériel des
peuples, mais la mentalité bolcheviste menace un capital moral plus
précieux que de fugitives richesses et dont la création a demandé de
longs siècles d’efforts.




CHAPITRE IV

LUTTES DU SOCIALISME ET DU SYNDICALISME CONTRE LA CIVILISATION


Le socialisme et sa forme dernière le communisme peuvent être envisagés
sous trois aspects différents: 1º comme religion; 2º comme doctrine
politique; 3º comme état mental.

L’état mental a été étudié dans le précédent chapitre. La doctrine
socialiste est à peu près celle jadis formulée par Karl Marx. La
religion est constituée par les espérances d’un paradis terrestre promis
aux prolétaires: l’usine aux ouvriers, la mine aux mineurs, la paix
imposée par des réunions internationales d’ouvriers. Plus de guerres,
plus de misère.

                   *       *       *       *       *

Une croyance politique ou religieuse représente un bloc dont chacun
extrait ce qui est conforme à la nature de son esprit, c’est pourquoi,
en passant d’un peuple à un autre, croyances politiques et croyances
religieuses se transforment au point de devenir parfois méconnaissables.
C’est ainsi, par exemple, que le bouddhisme, religion d’abord dépourvue
de divinités, devint, en passant de l’Inde en Chine, polythéiste. Les
livres sacrés, gardiens de la croyance primitive, demeurent toujours
sacrés bien qu’étant devenus différents de la croyance dont ils
traduisaient d’abord la doctrine. Le texte primitif n’a pas changé, mais
ce texte est sans rapport avec les conceptions qu’il représentait jadis.

En appliquant ces observations au bolchevisme, on constate qu’il
représente, suivant les pays, des idées assez différentes souvent sans
rapport avec le marxisme théoriquement resté son évangile.

Chez la plupart des peuples, le communisme constitue simplement une
tendance à la libération des instincts primitifs, le besoin intense de
détruire l’ordre social établi et le désir, pour les pauvres, de
s’emparer de la fortune des riches.

En France, aussi bien qu’en Russie, les communistes ne dissimulent pas
leur programme. Une guerre civile générale en est pour eux le prélude
nécessaire.

Le journal _l’Humanité_ l’a très bien marqué dans les lignes suivantes,
écrites en mars 1927, à propos du projet de loi sur la réorganisation de
l’armée:

  «Pour nous le problème de l’organisation générale de la nation pour le
  temps de guerre est clair.

  Il s’agit, et il s’agit exclusivement pour nous, d’organiser la
  transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et de
  préparer la mobilisation de l’armée au service du prolétariat.»

Le bolchevisme, dont les fondements étaient déjà connus des anciens
Grecs, fut la cause principale des conflits sociaux qui se terminèrent
par leur servitude.

Qu’il soit ancien ou moderne, le bolchevisme ne s’établit et ne se
maintient quelque temps que par un despotisme très dur. La Russie en
fournit aujourd’hui un nouvel exemple. L’autocratie des chefs y est si
tyrannique qu’on a pu dire avec raison que la dictature du prolétariat
était, en réalité, une dictature sur le prolétariat.

                   *       *       *       *       *

M. Jules Sauerwein a résumé dans les termes suivants l’effroyable régime
soviétique.

  «Ce régime, dit-il, aboutit à la destruction des énergies
  stimulatrices de l’effort, les individus y sont enrégimentés dans des
  conditions qui leur imposent une vie où tout est rabaissé à un niveau
  des plus médiocres. Les joies, à part quelques manifestations
  artistiques dans les grandes villes, sont réduites à rien. Les espoirs
  sont vains, les ambitions interdites. Il n’y a plus d’élite,
  c’est-à-dire plus personne qui, par son effort, ait le droit de
  conquérir du pouvoir en même temps que des capacités et du bonheur
  individuel. S’enrichir est un crime, s’élever au-dessus des autres une
  trahison.

  «... Si les choses continuent de la sorte, la Russie redescendra peu à
  peu vers le moyen âge. Déjà, au lieu de s’adresser aux grandes
  organisations de l’État, bien des gens construisent de leurs mains des
  masures, en remplaçant les vitres par n’importe quoi et en fabriquant
  sur un établi de fortune les quelques objets indispensables. Les
  agriculteurs ne travaillent plus que pour leur propre subsistance.»

Aucun peuple civilisé ne supporterait longtemps un pareil régime. S’il a
pu durer en Russie, c’est que, comme le disait déjà Michelet: «Ce grand
pays asiatique, demi barbare, pratiqua toujours le communisme.» Dans
beaucoup de régions, les terres appartenaient en commun depuis longtemps
à tous les habitants des villages.

                   *       *       *       *       *

Le communisme ne se recrute pas seulement dans le monde ouvrier
illettré, mais aussi comme je l’ai plusieurs fois rappelé, dans
l’immense armée des inadaptés, c’est-à-dire des êtres vivant dans une
civilisation trop compliquée pour eux, ou dont ils croient avoir à se
plaindre.

Font partie de cette grande armée les individus mécontents de leur sort,
et ceux victimes de tares héréditaires: hérédo-syphilitiques, fils
d’alcooliques, etc.; êtres incomplets auxquels les soins d’une
puériculture compliquée permettent péniblement de végéter. Ils sont des
ennemis irréductibles de tout ce qui dépasse leur mentalité inférieure.
Pendant le triomphe du bolchevisme en Hongrie, on constata que les
communistes atteints de tares héréditaires déployèrent une férocité
impitoyable à l’égard de leurs victimes, faisant périr les plus éminents
citoyens dans d’affreux supplices.

Subissant la loi rappelée plus haut, commune à toutes les croyances, le
communisme s’est transformé en changeant de milieu. En Chine et dans
l’Inde, il est devenu une sorte de nationalisme ayant pour devise: «La
Chine aux Chinois, l’Inde aux Hindous, et le rejet des influences
étrangères.»

                   *       *       *       *       *

Les idéals religieux et politiques d’un peuple peuvent vivre
parallèlement, se fusionner ou entrer en conflit.

L’Histoire ancienne ou moderne fournit de nombreux exemples de ces
situations diverses. Dans la Rome antique, comme dans l’Angleterre
moderne, l’idéal religieux et l’idéal politique vivaient sans se
heurter. Au Moyen Age, un idéal religieux très puissant dominait en
Europe l’idéal politique alors assez faible. De nos jours, l’idéal
religieux et l’idéal politique sont entrés en conflit chez plusieurs
peuples et c’est pour eux une grande cause de faiblesse. Des idéals
contraires finissent généralement par provoquer des luttes prolongées.
L’Europe fut déjà ensanglantée par de tels conflits à l’époque des
guerres de religion. Actuellement, le radicalisme est entré en lutte
contre l’idéal religieux qualifié de cléricalisme, et toute une série de
persécutions en fut la suite.

                   *       *       *       *       *

Le monde a fini par devenir assez indifférent aux questions religieuses,
mais il a vu renaître, depuis un siècle, la lutte de la foule contre les
élites qui a si souvent agité les peuples au cours de leur histoire. Les
attaques du socialisme et du communisme contre l’ordre établi sont des
manifestations indirectes de ce grand conflit.

C’est de la lutte entre l’élite dirigeante et les multitudes soumises au
socialisme qu’est, depuis un siècle, tissée en partie notre histoire.

Les phases de cette lutte sont toujours les mêmes et peuvent se résumer
de la façon suivante:

A la suite d’une révolution, le nombre triomphe, mais comme ce triomphe
s’accompagne bientôt de désordres et de ruines, une réaction se
manifeste, un pouvoir dictatorial surgit, qui met fin aux désordres. Ce
pouvoir sans contrôle finit par commettre des erreurs politiques qui
provoquent sa chute.

Ces phases diverses se sont succédé en France depuis un siècle, comme
nous l’avons déjà rappelé.

                   *       *       *       *       *

Les hommes d’État redoutent fort le socialisme, mais le syndicalisme les
préoccupe beaucoup moins. Il est cependant, je le répète, aussi
dangereux que le socialisme. Ses progrès journaliers sont en effet plus
rapides et plus destructeurs. Les grèves anciennes des postiers et des
cheminots en France, celle des mineurs en Angleterre ont montré de quels
dangers le syndicalisme pouvait menacer la vie des nations. Le
socialisme est une menace lointaine, le syndicalisme un danger immédiat.

Et c’est ainsi qu’une fois encore nous retombons sur les conclusions
déjà formulées, que les luttes intérieures sont devenues plus menaçantes
que les luttes extérieures contre lesquelles ont été réunis tant
d’inutiles congrès.




CHAPITRE V

LA DÉFENSE CONTRE LE COMMUNISME


LE «FRANÇAIS MOYEN», peu initié aux mystères des intérêts généraux et
privés qui font mouvoir les hommes d’État, ne doit rien comprendre à
certaines oscillations de la politique contemporaine.

Un ministre anglais reconnaît à Gênes le gouvernement communiste de la
Russie, et, quelques années plus tard, un autre ministre, également
anglais, rompt toutes relations diplomatiques avec ce gouvernement.

Mêmes variations en France. Les bolchevistes y possèdent une ambassade,
les simples communistes s’associent parfois aux radicaux dans les
élections. Puis, tout change. «Le communisme, voilà l’ennemi!» affirme
un radical socialiste, devenu ministre, et la guerre est déclarée aux
anciens alliés.

                   *       *       *       *       *

Que le communisme soit l’ennemi, il est difficile d’en douter. Qu’on ait
mis aussi longtemps à s’en apercevoir montre à quelle limite
invraisemblable certains hommes d’État peuvent pousser l’aveuglement.

Les communistes n’ont jamais dissimulé, en effet, leurs intentions
destructrices. Un de leurs chefs affirmait, devant le Parlement, que
l’antagonisme s’accentuait partout entre la bourgeoisie et la classe
ouvrière. Cette dernière, lasse d’être exploitée, rêverait la
destruction des classes dirigeantes par une guerre civile sans pitié.

Les communistes se préparent à passer de la théorie à l’action.
Plusieurs journaux, notamment _La Revue de Paris_ du 15 mai 1927, ont
signalé l’organisation autour de Paris d’une véritable armée communiste
de plus de douze mille hommes, ayant en réserve un important matériel de
guerre. Les soldats de cette milice ont un uniforme spécial et sont
commandés par des officiers que dirige un état-major.

Avec une troupe révolutionnaire aussi bien organisée, le gouvernement
pourrait être, d’après l’opinion de personnages compétents, brusquement
renversé par un coup de main analogue à celui qui, en 1871, substitua le
pouvoir de quelques insurgés à celui de M. Thiers.

On sait de quels incendies et de quels massacres fut suivie la
domination de Paris par la Commune. Il serait inutile d’insister sur ces
leçons du passé; la mémoire affective est trop courte pour que les
hommes d’État ordinaires puissent être impressionnés par le souvenir
d’événements datant d’un demi-siècle. Leurs futurs intérêts électoraux
les aveuglent au point de les rendre impuissants à percevoir les menaces
de l’heure présente.

                   *       *       *       *       *

La découverte du péril communiste, brusquement effectuée par le ministre
de l’Intérieur, est bien tardive. Les poursuites proposées pour
combattre le danger ont une valeur singulièrement faible.

Mais pourquoi cette faiblesse prolongée des radicaux envers les
communistes? Ce n’est pas seulement parce que les deux partis furent
souvent associés dans les campagnes électorales. L’indulgence du parti
radical a des causes psychologiques plus profondes.

Le communisme est le terme ultime et inévitable du radicalisme. Il se
borne, en effet, à développer les conséquences du principe d’égalité.

  «Le communisme, écrit _Le Temps_, est tout à fait dans la tradition de
  1793, et qu’a-t-il fait d’autre que de copier notre Révolution en ce
  qu’elle eut de plus destructeur et de plus sanglant?... La pure
  doctrine des révolutionnaires de 1793, c’est, théoriquement,
  l’affranchissement de l’individu, pratiquement son écrasement total
  sous le poids de la collectivité... Les actes des radicaux parlent
  plus clair encore que leurs paroles mêmes. Les voici, allant toujours
  plus à gauche, comme le firent aussi leurs ancêtres rejoignant déjà,
  sous prétexte de défendre l’individualisme, le collectivisme le plus
  dédaigneux des Droits de l’Homme, le communisme lui-même. C’est que,
  derrière leurs doctrines particulières il y a, pour les Jacobins du
  jour aussi bien que pour ceux d’hier, la doctrine fondamentale, la
  pensée directrice et inspiratrice, celle du _Contrat Social_, qui
  exige «l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la
  communauté». «Les fruits sont à tous, dit J.-J. Rousseau, et la terre
  n’est à personne. Car chacun de nous met en commun ses biens, sa
  personne, sa vie et toute sa puissance sous la suprême direction de la
  volonté générale»... C’est _Le Contrat Social_ qui est la loi et les
  prophètes des gauches radicales. Et si nous leur permettons d’abattre
  tous les organismes sociaux qui sont les meilleurs boulevards de la
  liberté individuelle, de la liberté de posséder, de la liberté d’agir,
  même de la liberté de penser, contre les agressions violentes d’un
  parti disposant à son gré de la puissance de l’État, c’est l’individu
  qui tombe en esclavage... La «pensée de Robespierre» qui n’exista
  d’ailleurs que pour avoir été pensée par un autre que lui, par J.-J.
  Rousseau, est bien celle de nos radicaux socialistes.»

Bien que le jugement qui précède sur la Révolution soit un peu sommaire
on ne peut nier que le communisme dérive de l’idée d’égalité. En
essayant de libérer l’homme des illusions religieuses qui avaient
orienté sa vie pendant de longs siècles, la Révolution conduisit à
rechercher sur la terre l’égalité qui jadis devait être réalisée dans le
ciel.

Il est visible, d’ailleurs, que la conception d’égalité n’est pas
compatible avec celle de la liberté. La Russie communiste n’a pu
subsister qu’en supprimant toutes les libertés. Devenu dieu à son tour,
l’État s’est montré aussi intolérant que les divinités du passé.

                   *       *       *       *       *

Il ne faut donc pas trop compter sur le parti radical pour combattre un
frère, provisoirement ennemi, le communisme. Si les élections ne
ramènent pas, comme en Angleterre, un nombre suffisant de modérés au
pouvoir, la France a bien des chances de subir un régime socialiste plus
ou moins voisin du communisme. Il engendrera naturellement, comme en
Italie, une période de désordre à laquelle, suivant une loi séculaire
vérifiée maintes fois au cours des âges, mettra fin la main pesante d’un
dictateur.

C’est, qu’en effet, contrairement à une illusion encore générale, les
foules les plus révolutionnaires en apparence redoutent le désordre et
finissent toutes par réclamer un maître. Ce ne fut pas la peur, comme le
disait Lucrèce, mais l’espérance et le besoin d’une direction mentale
qui peuplèrent de divinités le monde antique.

Les progrès des sciences n’ont pas réduit dans les multitudes ce besoin
d’être dirigées. Et c’est pourquoi nous voyons les troupes
syndicalistes, socialistes et communistes obéir si aveuglément et si
fidèlement aux ordres de leurs chefs. Ces chefs possèdent, du reste, des
volontés fortes qui s’imposent alors que nos gouvernants n’ont que des
volontés faibles dépourvues de prestige.

                   *       *       *       *       *

Une révolution socialiste peut très bien triompher en France comme elle
a triomphé d’une façon durable en Russie et d’une façon momentanée en
Italie. Mais le régime socialiste ne saurait durer, parce que la
doctrine se heurte à des barrières économiques contre lesquelles toutes
les théories restent impuissantes.

La Russie en fait aujourd’hui l’expérience. Bien que le régime
socialiste y soit théoriquement conservé, les gouvernants se voient
forcés de renoncer progressivement à son application. L’expérience leur
a prouvé, en effet, que sous le régime communiste, le salaire de
l’ouvrier était beaucoup moins élevé que sous l’ancien régime
capitaliste.

La cause de cette différence est très simple. La Russie, comme
d’ailleurs la plupart des peuples de l’univers, ne peut vivre qu’en
achetant au dehors les produits que son sol ne fournit pas. Elle les
paie, naturellement, avec ses marchandises; mais, pour que ces dernières
puissent servir de monnaie d’échange, il faut que leur prix de vente sur
les marchés étrangers ne soit pas supérieur au prix des concurrents. Or,
l’expérience a toujours prouvé, et elle vient de le démontrer une fois
encore, en Russie, que les produits fabriqués par l’industrie étatisée
reviennent beaucoup plus cher que ceux de l’industrie privée.

Suivant la pure doctrine communiste, l’État s’est emparé, en Russie, de
la fabrication de tous les produits; mais leur prix de revient est trop
élevé pour donner aucun bénéfice.

  «La Russie, écrit M. Max Hoschiller, ne produit plus à bon marché: le
  niveau moyen de ses prix intérieurs dépasse de vingt-cinq pour cent
  celui du marché international. Lorsque certains produits se présentent
  dans des conditions de prix avantageuses, comme les céréales par
  exemple, les frais qu’occasionne l’appareil bureaucratique de l’État
  sont tellement élevés qu’elle exporte à perte.»

Nous voyons par ce nouvel exemple à quel point les nécessités
économiques qui mènent le monde l’emportent sur les rêveries des
illuminés qui voudraient le réformer à leur gré.

                   *       *       *       *       *

Le communisme a réalisé en Russie le rêve jacobin: «Toutes les libertés,
y compris celle d’opinion, sont immédiatement supprimées. Le
gouvernement seul a le droit de penser et d’agir.»

En échange d’un pareil esclavage, l’ouvrier est-il plus heureux qu’en
régime capitaliste? Aucune des personnes ayant visité la Russie n’a
encore répondu par l’affirmative. Ce serait donc pour aboutir à
l’esclavage complet du travailleur, et nullement à son émancipation, que
serait entreprise l’effroyable guerre civile rêvée par les communistes
dans l’espoir de défaire la bourgeoisie à laquelle sont dues, avec tous
les progrès de la civilisation, les améliorations sociales dont la
classe ouvrière profite.

Le militarisme ou le fascisme semblent les inévitables conséquences du
communisme. Ces régimes ne comportent aucune liberté; mais, alors que le
communisme appartient à la série des forces destructives, le fascisme et
le militarisme font partie des forces constructives.

                   *       *       *       *       *

On connaît la légende de l’apprenti sorcier qui, possédant la formule
magique capable de faire jaillir l’eau du sol, mais ignorant celle
pouvant l’arrêter, fut submergé par le torrent qu’il avait fait surgir.

Nos imprudents radicaux pourraient bien être victimes, eux aussi, de la
force destructrice des communistes, qu’ils soutinrent souvent dans les
périodes électorales. Un des grands chefs du radicalisme assurait ne pas
connaître d’ennemis à gauche. C’était pourtant à gauche que
grandissaient les futurs destructeurs de son parti. Suivant une loi
constante de l’Histoire, les mouvements révolutionnaires non réprimés à
leurs débuts s’accélèrent rapidement et finissent par acquérir une
irrésistible puissance.

                   *       *       *       *       *

Nous avons souvent eu occasion de revenir sur cette notion fondamentale
que les institutions, les religions, les langues et les arts ne passent
jamais d’un peuple à un autre sans se transformer. Les radicaux ont mis
longtemps à comprendre cette vérité, contraire d’ailleurs aux fondements
mêmes de leur doctrine. Quelques-uns, cependant, deviennent plus
clairvoyants. C’est ainsi que le ministre cité plus haut a très bien vu
que le marxisme allemand transporté en Russie y a subi de profonds
changements.

  «Le communisme actuel, dit-il, a puissamment incorporé à la substance
  primitive du matérialisme marxiste le double alliage de ces deux
  éléments nouveaux: le messianisme russe et les ambitions propres de la
  politique russe... Le communisme actuel porte la double empreinte de
  la pathologie et de l’impérialisme russe. A la première, il emprunte
  une idée mystique de rénovation du monde par la destruction de
  l’esprit de l’Occident. A la seconde, il emprunte les ambitions
  immuables et les vieilles méthodes d’expansion de la politique russe
  contre les intérêts ou les influences politiques du même Occident.»

                   *       *       *       *       *

Diverses élections ont montré la puissance du communisme sur l’âme
populaire. La propagande entreprise contre la société moderne par les
adeptes du bolchevisme russe est, comme je l’ai rappelé dans un
précédent ouvrage[5], une croisade comparable à la propagande islamique
au temps de Mahomet et aux grandes croisades religieuses qui
précipitèrent l’Occident sur l’Orient au moyen âge.

  [5] _Psychologie des Temps Nouveaux_ (12e édition).

Il ne faudrait pas supposer, cependant, que les votes récents accordés
aux candidats du parti communiste proviennent toujours de véritables
convaincus. Ils sont émis surtout par l’immense armée des mécontents
dont les perturbations sociales issues de la guerre accroissent chaque
jour le nombre. Ces mécontents votent pour les disciples de Lénine comme
ils votaient, jadis, pour Napoléon III ou le général Boulanger. Aucun
argument rationnel ne guide leurs votes.

                   *       *       *       *       *

Les causes de mécontentement des électeurs ne sont pas uniquement
d’ordre matériel. Sans doute, comme le disait à la Chambre le chef du
parti communiste, il existe aujourd’hui, dans beaucoup de pays, une
antipathie profonde entre la bourgeoisie et la classe ouvrière; mais
l’orateur aurait pu ajouter aussi que la même antipathie s’observe entre
les diverses classes de la bourgeoisie.

Cette antipathie tient-elle, comme l’affirme le chef communiste, à ce
que la classe ouvrière serait écrasée et exploitée par la bourgeoisie?
En réalité, le motif est plus apparent que réel. Beaucoup d’ouvriers
sont assez instruits pour savoir que les gros bénéfices industriels
proviennent de la longue addition de sommes infimes perçues sur chacun
d’eux et dont la distribution totale aux travailleurs augmenterait d’une
insignifiante façon leurs salaires. Le communisme s’est d’ailleurs
répandu dans des classes, très convenablement rétribuées, comme celle
des instituteurs.

                   *       *       *       *       *

Si les différences de salaires ne suffisent pas à expliquer les motifs
de l’antipathie constatée entre les diverses classes de la population,
quelles en sont les vraies causes?

Ici, nous entrons dans l’immense domaine dit des «impondérables», terme
fort impropre d’ailleurs, car ces impondérables possèdent un poids
immense. Ils ont contribué à bouleverser le monde et continuent à le
bouleverser encore.

C’est dans l’action de ces impondérables et non dans les mobiles
généralement invoqués qu’il faut chercher les causes profondes des
divisions qui s’accentuent entre les diverses couches de la société
française.

Sans prétendre déterminer toutes les causes de ce phénomène, nous nous
bornerons à constater que la France est divisée en classes nombreuses
extrêmement distinctes, ne se connaissant pas, se tolérant à peine et où
les individus privilégiés par leurs titres, leur fortune, leurs emplois,
etc., professent pour les autres un dédaigneux mépris. Les victimes de
ce sentiment en éprouvent de vives blessures d’amour-propre. Or, les
blessures de cette nature jouèrent un rôle considérable dans la genèse
de beaucoup de révolutions,--la Révolution française, notamment.

De nos jours, les privilèges de la naissance ont été remplacés par des
privilèges résultant de concours, mais la nouvelle féodalité issue de
ces concours est parfois plus orgueilleuse et plus exigeante encore que
l’ancienne féodalité, issue de la naissance et moins facilement tolérée.

Le régime des castes n’a été détruit qu’en apparence par la Révolution
française. Il suffit de vivre dans une petite ville de province pour y
constater la persistance de ce régime avec les rivalités et les
inimitiés qu’il entraîne. Son influence en politique, aux périodes
électorales surtout, est considérable.

La force immense des États-Unis est de n’être pas divisés en classes.
Ouvriers et patrons ont à peu près le même costume, le même genre de vie
et, malgré la différence de situation, se fréquentent comme le font en
France les officiers, quel que soit leur grade.

                   *       *       *       *       *

Pour obtenir, au moyen de la dictature du prolétariat, l’égalité des
conditions, le communisme veut d’abord détruire tous les éléments de la
civilisation: industrie, armée, colonies, etc.

C’est aux détenteurs du pouvoir qu’il appartient de se défendre. Les
moyens ne sont pas, d’ailleurs, nombreux. Le plus fondamental est
d’exiger le respect des lois et d’empêcher énergiquement la propagande
antimilitariste répandue dans l’armée par plus de vingt journaux
communistes. Aucun gouvernement ne saurait subsister sans l’appui d’une
armée.

Quant à la lutte entre les classes, elle ne peut être supprimée que par
des réformes analogues à celles résumées dans un autre chapitre et qui
ont fait de l’ouvrier américain l’associé du patron. L’Amérique se
trouve ainsi le pays de l’égalité réelle, alors que la France est le
pays des inégalités profondes dissimulées sous des formules d’égalité
apparente. Les révolutions déplaceront peut-être ces inégalités, mais ne
les détruiront pas, car le besoin d’inégalités fait partie, chez
certains peuples, d’un héritage ancestral que les révolutions
n’atteignent pas.




CHAPITRE VI

LES ANTINOMIES DE L’AGE MODERNE.

VISIONS D’AVENIR


Les périodes de désordre et d’anarchie dont est entrecoupée l’histoire
des peuples aboutissent généralement à des phases momentanées de
stabilisation. Les règnes d’Auguste dans l’antiquité, de Louis XIV dans
les temps modernes sont des exemples de telles phases.

Des influences diverses, guerres sociales et proscriptions avant
Auguste, guerres de religion et insurbordination de la noblesse avant
Louis XIV, préparèrent ces périodes de provisoire fixité.

Les États-Unis représentent aujourd’hui une des rares parties du globe
ayant atteint une certaine stabilité. L’Europe reste dans une phase de
crises résultant d’antinomies si nombreuses et si fortes, que la période
actuelle pourrait être qualifiée d’âge des antinomies. On se bornera à
en énumérer quelques-unes.

                   *       *       *       *       *

La plus dangereuse, peut-être, est celle constatée dans les relations
des peuples. L’évolution industrielle du monde a créé entre les nations
une si étroite interdépendance économique qu’elles ne sauraient
subsister les unes sans les autres.

Mais en même temps que la communauté d’intérêts rapprochait les hommes,
la divergence de leurs héréditaires sentiments les séparait. Jamais les
haines entre nations ne furent aussi intenses qu’aujourd’hui.

L’antinomie entre les conceptions politiques n’est pas moins profonde.
D’antiques monarchies ont été remplacées par des gouvernements
démocratiques. Les derniers souverains régnant encore ne gouvernent
plus.

Mais à mesure que grandissait le pouvoir des parlements, grandissait
aussi leur impuissance à bien gouverner. Cette impuissance devint telle
dans divers pays qu’il fallut les remplacer, soit par des dictateurs
comme en Italie et en Espagne, soit par des premiers ministres munis,
comme en France et en Angleterre, de pouvoirs presque dictatoriaux.

Les peuples modernes semblent donc condamnés à choisir entre les deux
termes de cette antinomie: subir des gouvernements collectifs
impuissants ou accepter des dictatures personnelles avec tous leurs
dangers.

Les aspirations pacifiques et les menaces de conflits entre peuples
différents ou entre classes d’un même peuple constituent des antinomies
aussi dangereuses que les précédentes.

Très dangereuse encore l’antinomie créée par les besoins croissants
d’égalité et les inégalités issues des complications scientifiques et
industrielles du monde moderne. Confusément sentie par l’immense armée
des inadaptés, cette antinomie les conduit à vouloir ramener violemment
à des formes inférieures les civilisations trop compliquées pour des
cerveaux insuffisamment évolués.

                   *       *       *       *       *

Les antinomies qui viennent d’être énumérées ont pour cause principale
l’opposition entre des réalités qui ne fléchissent pas et des illusions
que la poursuite d’idéals nouveaux fait naître.

Les conséquences de ces conflits ne sauraient être déterminées encore.
Il n’est pas de cerveau assez vaste pour prévoir l’avenir de l’Europe et
de sa civilisation.

La simple énumération des bouleversements qui se sont succédé depuis la
Révolution française suffirait à montrer la difficulté de telles
prévisions.

Un esprit pénétrant aurait pu, à la rigueur, entrevoir l’ombre d’un
Bonaparte derrière les violences de Robespierre et les désordres du
Directoire, mais comment eût-il deviné la série de révolutions et
d’événements divers qui se déroulèrent jusqu’à nos jours? L’imprévisible
domine l’Histoire.

                   *       *       *       *       *

Les destinées de l’Europe dépendront de la solution donnée à certains
problèmes fondamentaux dont les plus importants sont les suivants:

1º La France et l’Angleterre pourront-elles éviter une nouvelle guerre
avec l’Allemagne isolée ou associée à la Russie? 2º L’Europe est-elle
menacée d’un grand conflit avec l’Asie? 3º Le monde occidental
pourra-t-il se soustraire aux destructions socialistes? 4º L’hégémonie
économique du monde, que la guerre avait transférée de l’Allemagne à
l’Angleterre, passera-t-elle de l’Europe à un autre continent? 5º Les
États européens en seront-ils réduits à devenir les vassaux économiques
et financiers de l’Amérique?

La solution de ces divers problèmes dépendra surtout de la prédominance,
impossible à prévoir, de certains éléments de la vie mentale des
peuples.

Les influences affective, mystique et rationnelle qui mènent les peuples
agissent dans le même sens aux époques brillantes des civilisations. Une
révolution est inévitable lorsqu’elles entrent en conflit.

De nos jours, ce sont les éléments rationnels qui semblent dominer; mais
cette domination ne s’observe, eu réalité, que dans les laboratoires et
les usines. En dehors de leur enceinte, les impulsions mystiques et
affectives restent prépondérantes. Elles s’opposent souvent aux
influences rationnelles, et c’est là une des grandes causes du chaos où
l’Europe est plongée.

                   *       *       *       *       *

Les conflits entre les influences mystiques affectives et rationnelles
qui se disputent l’orientation du monde, se manifestent journellement
dans toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles des intérêts
économiques. Et c’est pourquoi on peut se demander si les haines
profondes divisant les peuples pèseront plus dans la balance de leurs
destinées que les intérêts économiques capables de les rapprocher.

Si la logique rationnelle dirigeait le cours de l’Histoire, les hommes
admettraient sans discussion qu’ils ont plus d’intérêt à s’associer qu’à
se combattre; mais les impulsions affectives et mystiques d’où la
plupart de nos actions dérivent ont une force si grande que les intérêts
rationnels les plus clairs s’évanouissent souvent devant elles. On eut
une nouvelle preuve de cette impuissance quand la Chine entreprit
d’expulser violemment les étrangers. Malgré la communauté évidente de
leurs intérêts, les diverses nations ne réussirent que très
difficilement à s’unir un peu pour se défendre.

                   *       *       *       *       *

La paix de l’Europe dépendra surtout des intentions pacifiques ou
guerrières de l’empire germanique, c’est-à-dire de la prédominance que
pourraient prendre sur les intérêts rationnels les besoins de revanche
et de grandeur.

Si les influences rationnelles ne prédominent pas, une nouvelle guerre
européenne est certaine dans un délai qui ne saurait être immédiat,
parce que tous les peuples, y compris l’Allemagne, ont aujourd’hui un
ardent besoin de paix, mais dans un délai moins long que celui qui a
séparé la guerre de 1870 du dernier conflit.

Contrairement aux dangereuses illusions des rêveurs du désarmement, plus
les grandes nations seront armées plus elles auront de chances d’éviter
une nouvelle agression. On n’attaque pas les peuples suffisamment forts.
Réduire les armées à une sorte de milice, comme le voulaient les
socialistes avant 1914 et comme ils le veulent aujourd’hui encore,
serait assurer la guerre.

                   *       *       *       *       *

Quelles idées se forment de l’avenir de l’Europe les hommes d’État qui
dirigent ses destinées? Leurs opinions semblent généralement dominées
par la question de savoir si la paix pourra être maintenue et si
l’Europe repoussera définitivement, comme y a réussi l’Italie, les
influences socialistes.

«Si une guerre nouvelle se déchaînait en Europe, affirmait le premier
ministre de l’empire britannique, M. Chamberlain, elle aurait pour
conséquence la fin dernière des civilisations de l’Occident.» Les
grandes capitales modernes: Londres, Paris, Rome, etc., qui illuminèrent
le monde d’un si vif éclat, auraient le sort de Ninive, Babylone et des
nombreuses cités antiques dont il ne subsiste que des ruines et des
souvenirs.

Le même ministre considère qu’en dehors des guerres, «la propagation du
socialisme est le grand danger menaçant l’Europe».

Les hommes d’État français un peu clairvoyants semblent aussi
pessimistes:

  «... L’idée d’égalité, écrit un ancien ministre, M. Bérard, est
  profondément incorporée à nos idées et à nos mœurs... Égalité dans le
  demi-savoir, voilà pour l’ordre intellectuel; égalité dans la misère,
  voilà pour l’ordre économique, en attendant l’excès suprême, qui
  serait de détruire ce que l’on ne peut pas avoir.»

Une des grandes forces des États-Unis est d’être entièrement libérés des
influences socialistes qui rongent l’Europe et la menacent d’un retour à
la barbarie.




CONCLUSIONS


Les conclusions diverses que comporte cet ouvrage ayant déjà été
résumées dans plusieurs chapitres, il suffira de rappeler les plus
importantes.

Elles ne sont pas nombreuses. L’âge moderne représente, en effet, une
période de conflits dont l’issue reste ignorée, entre des illusions
politiques et des nécessités économiques nouvelles.

Parmi ces illusions le socialisme joue un rôle prépondérant. Comme le
christianisme à ses débuts, il est devenu la religion des mécontents et
des inadaptés que les grandes civilisations suscitent fatalement.

Tous ces infériorisés de la vie rêvent de ramener un monde trop élevé
pour eux à des formes d’organisation mieux en rapport avec leur
mentalité.

Si le socialisme triomphait en Occident, les États-Unis hériteraient du
flambeau de la civilisation, pendant que les grandes capitales
européennes subiraient une décadence analogue à celle dont la Russie
socialisée est devenue victime.

                   *       *       *       *       *

En même temps que grandissait le rôle perturbateur des illusions
politiques grandissait aussi l’influence de la science dans toutes les
formes de l’évolution moderne. Elle a transformé l’existence matérielle
des peuples et aussi leur pensée.

Son action dans le monde moral est loin cependant d’avoir égalé son rôle
dans le monde matériel. Elle s’est montrée incapable d’établir la paix
entre les hommes et de créer un idéal assez fort pour les orienter.

Malgré ses patientes investigations, la philosophie n’a pas mieux réussi
que la science à résoudre les grands problèmes qui se posent à la
curiosité des penseurs: l’univers est-il fini ou infini, créé vu incréé,
éphémère ou éternel, de quelles sources mystérieuses dérivent la vie et
la pensée, l’homme n’est-il qu’un infime atome perdu dans une immensité
à laquelle il est impossible d’attribuer un commencement ni d’entrevoir
une fin? Insolubles problèmes.

Et c’est pourquoi les peuples toujours avides d’illusoires espérances se
retournent vers les divinités du passé ou se soumettent aveuglément à
des doctrines auxquelles sont attribués de magiques pouvoirs.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas seulement parce que la philosophie et la science semblent
impuissantes encore à régir le monde moral que la religiosité ancestrale
est si lente à disparaître. C’est aussi parce que les abstractions
savantes sont trop froides pour séduire les cœurs. Les temples de la
connaissance, constitués par les laboratoires, ont d’ailleurs une
architecture bien sévère auprès de celle des édifices grandioses où, à
l’ombre des autels, s’élaborèrent pendant tant de siècles les mobiles de
l’activité des hommes. Apôtres de la science et apôtres des religions ne
parlent pas la même langue. Alors que les seconds promettent les futures
félicités d’un éternel paradis, les premiers ne s’occupent que de
présentes réalités.

                   *       *       *       *       *

L’évolution des points fondamentaux de la pensée humaine, depuis les
origines de l’histoire, peut être résumée de la façon suivante:

Dès que l’homme put réfléchir un peu il se sentit dominé par des forces
supérieures que la crainte et l’espérance divinisèrent bientôt. Jupiter
lançait la foudre, Neptune soulevait les flots, Cérès faisait mûrir les
moissons.

Des siècles de recherches furent nécessaires pour découvrir que les
dieux personnels étaient l’illusoire image de forces impersonnelles
inaccessibles à la prière. Ce ne fut plus alors Jupiter, mais
l’électricité, qui produisit la foudre, ce ne fut plus Neptune, mais
l’attraction de certains astres, qui souleva les mers.

Sans doute, la nature intime de ces forces restait complètement ignorée,
mais l’on savait au moins qu’elles ne résultaient pas de divins
caprices.

Ce passage des anciens dieux personnels à des forces impersonnelles
constitue un des grands progrès de l’esprit humain; ses conséquences ont
été capitales.

L’homme, d’abord esclave d’une nature soumise à des lois tellement
rigides que les dieux seuls pouvaient en changer le cours, devenait
capable de lutter victorieusement contre elle.

De cette grande découverte résultèrent des transformations profondes
dans la marche des civilisations. Conquérir les forces de la nature
sembla plus efficace alors que de solliciter la protection des dieux.

Avec les progrès nés de cette conquête des horizons imprévus surgissent
et déjà s’entrevoit l’aurore d’une humanité nouvelle assez évoluée pour
comprendre, avec les raisons premières des choses, les mystères
formidables dont le monde reste encore enveloppé.




TABLE DES MATIÈRES


  INTRODUCTION
  Physionomie actuelle du monde.

  LIVRE PREMIER
  Les forces qui mènent le monde.

  Chapitre I.--Les forces matérielles et immatérielles dans
                 l’histoire                                           19
     --   II.--Comment naissent les opinions et les croyances.
                 Rôle de la crédulité dans l’histoire                 21
     --  III.--Les conflits entre les vivants et les morts            38
     --   IV.--Les conséquences politiques des erreurs de
                 psychologie                                          45

  LIVRE DEUXIÈME
  Les illusions sur le problème de la sécurité.

  Chapitre I.--Les rivalités des peuples et les illusions
                 pacifistes                                           51
     --   II.--Les illusions sur le désarmement et les alliances      59
     --  III.--Les illusions sur la valeur des arbitrages             67

  LIVRE TROISIÈME
  Les guerres modernes, leurs causes et leurs conséquences.

  Chapitre I.--Caractères destructeurs des prochaines guerres         73
     --   II.--Pourquoi certaines guerres sont inévitables            78
     --  III.--Les guerres résultant d’un excédent de population      84
     --   IV.--Les conflits avec l’Islam                              93
     --    V.--Les menaces de conflits asiatiques                     99
     --   VI.--Les guerres intérieures et les volontés populaires    107

  LIVRE QUATRIÈME
  Les forces politiques nouvelles.

  Chapitre I.--Le conflit entre les nécessités économiques
                 nouvelles et les anciens principes                  115
     --   II.--Rôle moderne des forces collectives. Division des
                 sociétés en groupements corporatifs                 122
     --  III.--La lutte du nombre contre les élites                  127
     --   IV.--Les pôles politiques nouveaux et les futurs maîtres
                 du monde                                            132

  LIVRE CINQUIÈME
  Nécessités déterminant les institutions politiques.
  Pourquoi l’Europe marche vers la dictature.

  Chapitre I.--La décadence du parlementarisme et l’évolution des
                 peuples vers la dictature                           141
     --   II.--Les formes récentes de dictature réalisées en Europe  150
     --  III.--Raisons psychologiques du danger des dictatures       157

  LIVRE SIXIÈME
  Les illusions sur l’origine et la répartition des richesses.

  Chapitre I.--Les illusions sur la nature du capital                161
     --   II.--Les conflits entre l’intelligence, le capital et le
                 travail                                             168
     --  III.--Comment l’Amérique a résolu le problème de la lutte
                 des classes                                         176

  LIVRE SEPTIÈME
  La situation financière du monde.

  Chapitre I.--L’appauvrissement de l’Europe et l’hégémonie
                 financière de l’Amérique                            187
     --   II.--La situation financière de la France                  195
     --  III.--Le thermomètre psychologique des situations
                 financières                                         204
     --   IV.--Difficultés psychologiques des réformes
                 administratives                                     209

  LIVRE HUITIÈME
  Rôle de la monnaie dans l’évolution économique du monde.

  Chapitre I.--Les formes diverses de la monnaie. Apparences et
                 réalités                                            221
     --   II.--Stabilisation et revalorisation                       226
     --  III.--Facteurs économiques et psychologiques du problème
                 de la stabilisation                                 234

  LIVRE NEUVIÈME
  Rôle de l’idéal dans la vie des peuples.
  La religion socialiste.

  Chapitre I.--L’évolution des idéals modernes                       243
     --   II.--Les progrès de la religion socialiste                 251
     --  III.--La mentalité bolcheviste                              265
     --   IV.--Luttes du socialisme et du syndicalisme contre la
                 civilisation                                        273
     --    V.--La défense contre le communisme                       279
     --   VI.--Les antinomies de l’âge moderne. Visions d’avenir     291

  Conclusions                                                        298




E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--7-1927.







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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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