Hier et demain: pensées brèves

By Gustave Le Bon

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Title: Hier et demain: pensées brèves

Author: Gustave Le Bon

Release date: March 12, 2025 [eBook #75601]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1918

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HIER ET DEMAIN: PENSÉES BRÈVES ***






  Dr GUSTAVE LE BON

  HIER ET DEMAIN
  PENSÉES BRÈVES


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, Rue Racine, 26

  1918
  Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
  pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.




PRINCIPALES PUBLICATIONS DU Dr GUSTAVE LE BON


1º VOYAGES, HISTOIRE ET PSYCHOLOGIE

Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
l’auteur. (Publié par la _Societé géographique de Paris_.)

Voyage au Népal avec nombreuses illustrations d’après les photographies
et dessins exécutés par l’auteur pendant son exploration. (Publié par le
_Tour du Monde_.)

L’Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier.
Développement physique et intellectuel de l’homme.--Tome II.
Développement des sociétés. (_Épuisé._)

Les Premières Civilisations de l’Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.).
In-4º illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies. (_Épuisé._)

La Civilisation des Arabes. Grand in-4º, illustré de 366 gravures, 4
cartes et 11 planches en couleurs d’après les documents de l’auteur.
(_Épuisé._)

Les Civilisations de l’Inde. Grand in-4º, illustré de 352 photogravures
et 2 cartes, d’après les photographies exécutées par l’auteur.
(_Épuisé._)

Les Monuments de l’Inde. In-folio, illustré de 400 planches d’après les
documents, photographies, plans et dessins de l’auteur. (_Épuisé._)

Lois psychologiques de l’Évolution des Peuples. 12e édition.

Psychologie des Foules. 23e édition.

Psychologie du Socialisme. 7e édition.

Psychologie de l’Éducation. 20e mille.

Psychologie politique. 13e mille.

Les Opinions et les Croyances. 10e mille.

La Révolution française et la Psychologie des Révolutions. 11e mille.

Aphorismes du Temps présent. 7e mille.

La Vie des Vérités. 8e mille.

Enseignements psychologiques de la Guerre européenne. 27e mille.

Premières Conséquences de la Guerre. 20e mille.


2º RECHERCHES SCIENTIFIQUES

La Fumée du Tabac. Recherches chimiques. (_Épuisé._)

Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du
Volume du Crâne. In-8º. (_Épuisé._)

La Méthode graphique et les Appareils enregistreurs, contenant la
description des nouveaux instruments de l’auteur, avec 63 fig.
(_Épuisé._)

Les Levers photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
cartes et de plans employées par l’auteur pendant ses voyages. 2 vol.
in-18. (Gauthier-Vilars.)

L’Equitation actuelle et ses Principes.--Recherches expérimentales. 4e
édition. Un vol. in-8º, avec 57 figures et un atlas de 178 photographies
instantanées.

Mémoires de Physique: Lumière noire. Phosphorescence invisible. Ondes
hertziennes. Dissociation de la matière, etc. (_Revue scientifique._)

L’Évolution de La Matière, avec 63 figures. 30e mille.

L’Évolution des Forces, avec 40 figures. 19e mille.

Il existe des traductions en anglais, allemand, espagnol, italien,
danois, suédois, russe, arabe, polonais, tchèque, turc, hindostani,
japonais, etc. de quelques-uns des précédents ouvrages.


A la Librairie Flammarion

L’œuvre de Gustave Le Bon, par le baron Motono, ambassadeur du Japon.
In-8 avec un portrait.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1918 by ERNEST FLAMMARION.




INTRODUCTION


L’immense conflit où se heurtent si violemment les forces de l’univers
n’a pas accumulé seulement des ruines matérielles, mais aussi des ruines
morales. Si nous voyons le monde changer, ce n’est pas uniquement parce
que des cités ont été anéanties, des frontières géographiques déplacées,
mais surtout parce que les anciennes conceptions orientant la vie des
peuples ont perdu leur force.

Les idées qui rayonnaient au firmament de la civilisation et réglaient
les rapports entre les hommes pâlissent tour à tour. Les peuples voient
s’ébranler leur confiance dans la puissance des armatures sociales qui
les protégeaient.

Les divers gouvernements, quelle que fût leur forme, ont manifesté la
même insuffisance. Toutes les doctrines: le pacifisme et le socialisme,
la liberté aussi bien que l’autocratie montrèrent une égale impuissance.
Aucun des dogmes proposés aux nations n’a révélé une efficace vertu. Les
formules les plus chargées d’espoir perdent tout prestige.

La meurtrière épopée issue des ambitions germaniques n’a donc pas
seulement fait sortir les peuples de leur vie journalière, mais aussi
des conceptions traditionnelles qui leur servaient de flambeau.

                   *       *       *       *       *

Le monde se trouve arrêté dans sa marche et l’avenir enveloppé de
ténèbres parce qu’un peuple puissant par les armes s’est précipité sur
l’Europe pour l’asservir. Invoquant les principes d’une philosophie que
beaucoup admiraient sans en comprendre les menaces, il affirma que le
droit donné par la force était supérieur à tous les autres. L’équité, la
justice, l’humanité et toutes les acquisitions résultant de siècles
d’efforts furent déclarées sans valeur. L’Allemagne espérait qu’elles se
montreraient sans force.

Pour faciliter son entreprise cette nation fit preuve d’une férocité et
d’un mépris des lois traditionnelles de l’honneur qui remplirent le
monde de stupeur et dressèrent bientôt contre elle les peuples indignés
par ce retour à la barbarie.

L’invasion fut repoussée, mais combien de temps encore faudra-t-il
rester en armes pour éviter les attaques d’un peuple ne reconnaissant
aucune valeur aux traités?

                   *       *       *       *       *

L’histoire a vu des périodes où les hommes agirent autant
qu’aujourd’hui, elle n’en a pas connu où il leur fut aussi nécessaire de
réfléchir. N’invoquant plus pour expliquer les choses, ni les hasards
d’un sort incertain, ni les volontés souveraines de dieux inconstants,
l’homme moderne ne cherche qu’en lui-même les causes de son destin. Il
voit le danger des illusions et comprend que le monde n’est pas gouverné
par les chimères issues de ses désirs.

Puissante destructrice d’illusions, la guerre a considérablement modifié
notre vision générale des choses et forcé tous les esprits à méditer sur
des questions de droit, de psychologie et d’histoire abandonnées jadis
aux spécialistes.

                   *       *       *       *       *

Les problèmes que la paix fera surgir sont nombreux et difficiles.
Croire à leur simplicité conduit aux solutions incertaines chargées de
conséquences dangereuses. Tout se tient dans l’édifice économique et
social. Les intérêts y sont enchevêtrés et contradictoires. La nécessité
les domine plus que nos volontés.

J’ai déjà consacré un volume aux Enseignements psychologiques de la
guerre et un second à ses premières conséquences. Je me propose
d’examiner plus tard les problèmes qu’elle fera naître.

Ces longues études aboutissent finalement à un petit nombre de
conclusions faciles à formuler en pensées brèves.

La pensée brève semble une forme littéraire bien adaptée aux besoins de
l’âge actuel. Le champ de la connaissance est devenu si vaste et la
spécialisation si étroite qu’il faut bien se résigner à n’aborder que
les idées générales servant de soutien aux diverses branches du savoir.
Elles constituent l’armature philosophique des choses, l’âme des
phénomènes.

Peu nombreuses à chaque époque, elles évoluent lentement et ne peuvent
changer sans que les civilisations qu’elles orientaient soient
transformées.

Condensées en propositions concises, ces idées générales et les
réflexions qu’elles entraînent n’ont d’ailleurs d’intérêt qu’à la
condition d’être la synthèse de faits nombreux. Elles disent alors
beaucoup de choses en peu de mots et dispensent de longs discours. Leur
rôle est surtout de faire penser et non de démontrer.

Les lecteurs bienveillants qui, de régions variées du globe, suivent
depuis longtemps ma pensée à travers des langages fort divers,
retrouveront dans ce livre les principes que j’ai déjà appliqués à
l’étude de grands problèmes historiques. Une fois encore j’ai tâché de
dégager la psychologie des vagues théories livresques pour l’adapter aux
réalités journalières qu’elle semblait vouloir ignorer et que seule elle
peut expliquer pourtant.

Ce nouveau travail sera utile s’il conduit le lecteur à considérer
certaines faces des phénomènes qui avaient pu lui échapper, à reviser
ses opinions en faisant le tour des choses, à se défier surtout des
explications simplistes que la complication extrême des phénomènes ne
comporte jamais.

                   *       *       *       *       *

Ce ne sont pas seulement des pensées nées du spectacle de la guerre et
des possibilités d’avenir dont elle sera la source que renferme cet
ouvrage. Il se termine par des réflexions scientifiques d’intérêt
général. L’auteur ne pouvait oublier qu’une partie de sa vie fut
consacrée à des travaux de laboratoire et que la science est la seule
génératrice de nos rares certitudes. Elle est aussi la grande
consolatrice pendant ces heures sombres où tous les charmes de la vie
disparaissent, où l’ombre de la mort grandit chaque jour et où l’avenir
lui-même semble dépourvu d’espérance. La chaîne des heures serait trop
lourde si, pour fuir des réalités obsédantes ramenant aux barbaries de
la préhistoire, on ne pouvait errer dans les régions lointaines de la
science pure où s’élaborent les lois souveraines qui orientent les
mondes vers des buts mystérieux.

Paris, novembre 1917.




LIVRE I

Les Forces qui mènent l’Histoire




CHAPITRE PREMIER

Les puissances matérielles et morales.


Les guerres représentent l’extériorisation visible de forces invisibles
en conflit.

                   *       *       *       *       *

Les forces psychologiques sont l’âme des phénomènes matériels.

                   *       *       *       *       *

Les forces matérielles sont redoutables. Les forces psychologiques
invincibles.

                   *       *       *       *       *

La guerre est un merveilleux exemple de la puissance des forces
psychologiques qui mènent les hommes. Elle montre avec quelle facilité
la crainte de la mort et les intérêts personnels s’évanouissent dès
qu’agissent ces forces.

                   *       *       *       *       *

Dans ses préparatifs de guerre l’Allemagne avait tout prévu, sauf
l’influence des facteurs psychologiques. Ils devinrent assez puissants
pour soulever le monde contre elle.

                   *       *       *       *       *

Le développement matériel d’une civilisation est sans parallélisme avec
son évolution morale.

                   *       *       *       *       *

Les forces psychologiques furent toujours les véritables souveraines des
peuples. Transformées en croyances religieuses, politiques ou sociales,
elles conduisent, suivant le sens de leur action, les civilisations à
grandir ou disparaître.

                   *       *       *       *       *

Les forces qui mènent l’histoire: forces biologiques, forces affectives,
forces mystiques, forces collectives et forces intellectuelles,
possèdent des logiques distinctes n’ayant pas de commune mesure.




CHAPITRE II

Les forces biologiques et affectives.


Les forces biologiques comprennent tous les besoins nécessaires à
l’entretien de la vie. Elles sont canalisées par les deux grands
facteurs d’activité de tous les êtres: le plaisir et la douleur.

                   *       *       *       *       *

Les forces affectives, c’est-à-dire les sentiments et les passions, se
mettant le plus souvent au service des forces biologiques, la raison est
impuissante contre elles.

                   *       *       *       *       *

Les progrès de la civilisation ont développé considérablement
l’intelligence, mais ils sont restés sans action sur les sentiments dont
l’agrégat constitue le caractère. L’ambition, la cupidité, la férocité
et la haine survivent à toutes les époques.

                   *       *       *       *       *

Sur la plupart des questions scientifiques ou techniques dépendant de
l’intelligence, les hommes de tous les pays se trouvent d’accord parce
que l’expérience est leur guide. En matière religieuse, politique ou
sociale, les impressions personnelles remplaçant l’expérience, la
compréhension n’est possible qu’entre personnes douées de sentiments
identiques. Ce n’est plus alors la justesse des choses, mais l’identité
des sentiments provoqués par ces choses qui crée l’entente.

                   *       *       *       *       *

Les divergences intellectuelles se supportent et une raison faible
s’incline facilement devant une raison forte. Les divergences
sentimentales, au contraire, ne se tolèrent pas. La violence seule les
fait céder.

                   *       *       *       *       *

Les sentiments deviennent facilement contagieux. L’intelligence ne l’est
pas.

                   *       *       *       *       *

Les êtres s’égalisent beaucoup plus dans le domaine des sentiments que
dans celui de l’intelligence.

                   *       *       *       *       *

Les sentiments et l’intelligence n’ayant ni évolution parallèle, ni
commune mesure, une civilisation très haute se superpose aisément à des
sentiments très bas.

                   *       *       *       *       *

Des hommes d’intelligence supérieure ont parfois, au point de vue
sentimental, une mentalité voisine de celle d’un sauvage.

                   *       *       *       *       *

Dès qu’un sentiment s’exagère, la faculté de raisonner disparaît.

                   *       *       *       *       *

Un peuple qui ne réussit pas à dominer ses instincts de barbarie finit
par les glorifier afin de pouvoir leur obéir sans honte. Ce fut une
grande habileté des philosophes germaniques d’essayer de justifier par
des raisons biologiques et historiques les impulsions ataviques de
conquête, de meurtre et de pillage de leur race.

                   *       *       *       *       *

Certains sentiments ne peuvent être combattus que par des sentiments
identiques. On ne domine pas la méchanceté, la violence et la mauvaise
foi avec de l’honnêteté et des scrupules.

                   *       *       *       *       *

Les grands auteurs dramatiques de tous les temps comprirent que les
sentiments ne se hiérarchisent pas. Le plus intense domine à un moment
donné tous les autres. Euripide montre la jalousie l’emportant sur
l’amour maternel quand Médée immole les fils qu’elle avait eus de Jason,
pour le punir de son infidélité. Corneille, au contraire, nous fait voir
le besoin de vengeance effacé chez Chimène par son amour pour le
meurtrier de son père.

                   *       *       *       *       *

La loi physiologique d’après laquelle deux douleurs étant simultanées,
la plus forte efface la plus faible, se vérifie également dans le
domaine des sentiments. Les diplomates allemands l’ignoraient quand ils
escomptaient nos haines politiques. Elles étaient très fortes, mais
disparurent instantanément devant la haine plus forte encore de
l’étranger.

                   *       *       *       *       *

Les passions vivent rarement isolées. L’envie a pour compagne la haine,
l’amour n’existe guère sans jalousie. L’avarice est inséparable de la
dureté.

                   *       *       *       *       *

Dans les civilisations modernes, le besoin du luxe, ou tout au moins de
ses apparences, est souvent plus impérieux que celui du nécessaire.

                   *       *       *       *       *

Un être sans préjugés, sans illusions, sans vices et sans vertus serait
tellement insociable que la solitude constituerait son seul refuge.

                   *       *       *       *       *

La plupart des chagrins et des joies de l’existence résultent de ce que
nous attachons aux choses une importance disproportionnée à leur valeur.

                   *       *       *       *       *

Si imparfaite que soit encore la connaissance des logiques affective,
mystique et collective, elle donne cependant déjà la clef de phénomènes
historiques que la logique rationnelle ne saurait expliquer.




CHAPITRE III

Les forces mystiques.


L’esprit mystique se caractérise par l’attribution de pouvoirs
imaginaires et mystérieux à des doctrines, des rites, des amulettes, des
personnages ou des formules. Il est indépendant de la dévotion à une
divinité quelconque. Les défenseurs d’une foule de sectes politiques et
sociales sont saturés d’esprit mystique.

                   *       *       *       *       *

Quand des millions d’hommes professent certaines opinions et d’autres
millions d’hommes des opinions exactement contraires, on peut être
certain que ces convictions reposent sur des bases mystiques ou
affectives, et nullement rationnelles.

                   *       *       *       *       *

Les forces mystiques possèdent un pouvoir créateur immense. Elles ont
édifié de grandes civilisations et fait surgir du néant les merveilles
de l’art, que les générations admireront toujours si les futurs canons
ne les anéantissent pas.

                   *       *       *       *       *

Le monde moderne se croyait soustrait à l’influence des forces
mystiques. Jamais pourtant l’humanité n’y fut plus asservie. Ce sont
elles qui mirent l’Europe en feu.

                   *       *       *       *       *

L’esprit mystique est créateur de forces imaginaires mais puissantes en
raison de la confiance qu’elles inspirent. Ces forces font parfois agir
l’homme contrairement à ses sentiments les plus chers, à ses intérêts
les plus évidents.

                   *       *       *       *       *

Les conceptions d’ordre affectif ou mystique s’acceptent ou se rejettent
en bloc, mais ne se démontrent pas.

                   *       *       *       *       *

Sur les forces mystiques la raison est sans prise.

                   *       *       *       *       *

En pénétrant dans la sphère du mystique, l’esprit le plus sagace perd
ses facultés de discernement. Le manifeste des intellectuels allemands,
où l’on vit des savants réputés nier l’évidence et interpréter les faits
aux seules lumières de leurs illusions, est une nouvelle confirmation de
cette loi.

                   *       *       *       *       *

Dans le domaine des forces mystiques plus encore que dans celui des
forces sentimentales, toutes les intelligences s’égalisent.

                   *       *       *       *       *

Une croyance mystique se suffit, mais elle acquiert plus de force encore
en s’associant à des intérêts matériels. L’idéal mystique d’hégémonie de
l’Allemagne n’eût peut-être pas suffi à provoquer la guerre sans
l’espoir de conquérir et piller de riches provinces.

                   *       *       *       *       *

Si l’Allemagne établissait actuellement le bilan des résultats de
l’impulsion mystique qui l’a lancée sur le monde, elle trouverait à son
passif: la mort misérable de plusieurs millions d’hommes, une perte de
cent milliards et une aversion universelle. A son actif figurerait
seulement l’annexion de quelques provinces impossibles à garder sans des
dépenses militaires très lourdes.

                   *       *       *       *       *

Croire aveuglément dispense de raisonner et empêche d’être influencé par
un raisonnement. Bien des années s’écouleront avant que le peuple
allemand perde la conviction d’avoir été attaqué par la France et
l’Angleterre conspirant sa perte.

                   *       *       *       *       *

La leçon des faits n’instruit pas l’homme prisonnier d’une croyance ou
d’une formule.

                   *       *       *       *       *

Les convictions d’origine mystique se propagent par contagion mentale ou
suggestion, jamais par des raisonnements.

                   *       *       *       *       *

Les vérités rationnelles les plus sûres n’acquièrent de prestige sur les
peuples qu’après avoir revêtu une forme mystique.

                   *       *       *       *       *

Un parti politique ou une révolution ne triomphent jamais par des
arguments rationnels, mais seulement après avoir inspiré une foi
mystique très vive à leurs adeptes.

                   *       *       *       *       *

Un peuple ayant foi dans la victoire ne ressent ni sa faim ni la misère.
Sa résistance morale s’écroule le jour précis ou il commence à douter du
succès.

                   *       *       *       *       *

Si on éliminait d’une civilisation toutes les entités mystiques qui
servirent à l’édifier, elle perdrait la plupart de ses mobiles d’action.

                   *       *       *       *       *

Il n’est guère d’exemple, dans l’histoire, de croyances à forme
religieuse ébranlées par l’issue des batailles. Après des siècles de
défaites, l’islamisme est encore redoutable. Le rêve d’hégémonie de
l’Allemagne ayant pris une forme religieuse restera pour l’Europe une
source de conflits prolongés.

                   *       *       *       *       *

On ne triomphe pas d’une foi vive avec des armes matérielles, mais
seulement en lui opposant une foi plus forte.

                   *       *       *       *       *

Contre les illusions mystiques les canons sont sans force.




CHAPITRE IV

Les forces collectives.


Un peuple devient très fort quand il possède un idéal capable
d’engendrer chez tous ses citoyens les mêmes sentiments, les mêmes
pensées et, par conséquent, les mêmes actes. L’anarchie séculaire des
Germains disparut lorsqu’au moyen de l’école et de la caserne la Prusse
leur fit acquérir un idéal de domination universelle.

                   *       *       *       *       *

Quand un peuple a été longuement dressé à l’effort collectif, il finit
par superposer à son âme individuelle une âme collective qui la domine
entièrement. Tous ses sentiments: orgueil, gloire, soif de puissance,
deviennent alors collectifs.

                   *       *       *       *       *

La substitution du collectif à l’individuel n’élève pas l’intelligence,
mais elle donne une grande force militaire et industrielle aux peuples
qui la réalisent.

                   *       *       *       *       *

Les sentiments collectifs obéissent à la même loi que les sentiments
individuels, c’est-à-dire la domination de toutes les passions par une
seule devenue très forte. L’orgueil du peuple allemand s’était tellement
développé qu’il lui fit sacrifier à son ambition d’hégémonie l’intérêt
évident de maintenir la paix nécessaire aux progrès de son industrie.

                   *       *       *       *       *

Faire surgir des sentiments dans l’âme des multitudes est relativement
facile, les refréner difficile. En se développant ils deviennent des
forces qu’on ne maîtrise plus.

                   *       *       *       *       *

Avec l’évolution actuelle de la civilisation, chaque société semble
conduite à se diviser en petits groupements possédant des intérêts
similaires et dirigés par des individualités fortes.

                   *       *       *       *       *

Dans les sociétés nouvelles en voie de formation l’individu isolé sera
vite écrasé. Il ne pourra y prospérer qu’en s’agrégeant à des groupes
possesseurs d’intérêts semblables.

                   *       *       *       *       *

En matière de sentiments, l’âme collective d’un peuple est supérieure
aux âmes individuelles. En matière d’intelligence, les âmes
individuelles l’emportent au contraire beaucoup sur l’âme collective.

                   *       *       *       *       *

Les grandes personnalités indépendantes tendent de plus en plus à
disparaître. L’être collectif remplace progressivement l’être
individuel.

                   *       *       *       *       *

Chez les peuples primitifs n’ayant pas sensiblement dépassé l’étape de
la tribu et du clan les individus ne possèdent pas encore d’âme
personnelle nettement formée, mais seulement une âme collective. Le
militarisme et l’évolution industrielle ramènent certaines nations à la
phase collective des premiers âges.

                   *       *       *       *       *

S’annexer à une collectivité, c’est accroître sa force sociale, mais
perdre sa personnalité.

                   *       *       *       *       *

Les Grecs préféraient la grandeur individuelle à la grandeur collective,
les Romains se contentaient de la supériorité collective.

                   *       *       *       *       *

Les Romains encore demi-barbares asservirent la Grèce qui possédait déjà
une légion de penseurs et d’artistes immortels, grâce à des qualités
collectives de discipline et ténacité un peu dédaignées des vaincus.

                   *       *       *       *       *

Les batailles tendent à devenir collectives. Les combinaisons d’un grand
chef ne sauraient suffire aujourd’hui à décider en quelques heures des
succès d’une campagne. Une victoire moderne représente l’addition de
milliers d’énergies.

                   *       *       *       *       *

Les nations doivent toujours se tenir en défense contre les accès de
délire collectif d’un peuple, surtout quand il appuie sa soif de
conquêtes sur la conviction d’accomplir une mission divine. C’est au nom
de conceptions analogues que les Arabes et les Turcs ont jadis ravagé le
monde. Le canon seul peut combattre de telles illusions.

                   *       *       *       *       *

La plupart des sentiments ou des associations de sentiments tels que
l’optimisme, le pessimisme et le courage, se propagent par contagion
mentale, mais la propagation est beaucoup plus facile quand elle prend
la forme collective.

                   *       *       *       *       *

On peut demander à l’âme collective des sacrifices impossibles à obtenir
de l’âme individuelle.

                   *       *       *       *       *

Une souffrance collective se supporte plus aisément qu’une souffrance
individuelle.

                   *       *       *       *       *

Pendant la guerre les sentiments collectifs ont été les plus actifs. Si,
après la paix, leur prédominance se maintient ils atténueront les
influences individuelles souvent fort égoïstes.

                   *       *       *       *       *

Ténacité, solidarité, discipline sont des qualités de caractère qui
donnèrent toujours aux peuples une grande force. Aucune qualité
intellectuelle ne saurait les remplacer.

                   *       *       *       *       *

L’âge moderne représente le triomphe de la médiocrité collective.




CHAPITRE V

Les forces intellectuelles.


Créatrice de toutes les découvertes qui ont transformé l’existence des
hommes, la raison possède un pouvoir très grand. Il ne le fut cependant
jamais assez pour déterminer la conduite des peuples.

                   *       *       *       *       *

La logique rationnelle bâtit la science, mais ne joue qu’un faible rôle
dans la genèse de l’histoire.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas avec la raison, et c’est le plus souvent contre elle, que
s’édifient les croyances capables d’ébranler le monde.

                   *       *       *       *       *

Guidée seulement par la raison, l’Allemagne aurait vu que, sans combats
et par la simple extension d’une puissance industrielle due à sa
richesse houillère et à son éducation technique, elle imposerait son
hégémonie à l’Europe. Dominée par son rêve d’ambition mystique elle ne
le vit pas.

                   *       *       *       *       *

Les gouvernants qui prétendent n’avoir que la logique rationnelle pour
guide arrivent vite à l’incohérence.

                   *       *       *       *       *

En politique, le rationalisme sert surtout à revêtir d’une forme
acceptable des appétits qui ne le sont pas.

                   *       *       *       *       *

Une des sources les plus fréquentes d’erreur est de prétendre expliquer
avec la raison des actes dictés par des influences affectives ou
mystiques.

                   *       *       *       *       *

La raison sert beaucoup plus à justifier la conduite qu’à la diriger.

                   *       *       *       *       *

Derrière les actes que la raison croit guider se trouve la formidable
armée des atavismes qui les déterminent.

                   *       *       *       *       *

L’homme qui prétend n’agir que par raison se condamne à rarement agir.

                   *       *       *       *       *

L’intuition fait penser, la volonté fait agir, la raison sert surtout à
expliquer.

                   *       *       *       *       *

Des idées mal élaborées engendrent des résolutions faibles et des actes
médiocres.

                   *       *       *       *       *

Le monde est évidemment plus guidé par l’instinctif que par le
rationnel. Mais alors que les philosophes allemands considèrent
l’instinctif comme le meilleur guide des peuples, les philosophes latins
admettent que le progrès de la civilisation consiste à soumettre de plus
en plus l’instinctif au rationnel.

                   *       *       *       *       *

L’instinctif est un principe de vie, mais non de civilisation.

                   *       *       *       *       *

L’intelligence tendant souvent à paralyser l’action, il n’est jamais
avantageux pour un peuple d’avoir plus d’intelligence que de caractère.
Les Byzantins discutaient fort bien, mais agissaient fort peu, tandis
que Mahomet était déjà dans leurs murs.

                   *       *       *       *       *

En matière de prévision, le jugement est supérieur à l’intelligence.
L’intelligence montre toutes les possibilités pouvant se produire. Le
jugement discerne parmi ces possibilités celles qui ont le plus de
chance de se réaliser.

                   *       *       *       *       *

L’analogie, origine fréquente de jugements définitifs, alors qu’elle
devrait être seulement créatrice d’hypothèses à vérifier, est une source
de fréquentes erreurs. C’est en se guidant sur des analogies
superficielles que les dirigeants de notre état-major accumulèrent tant
de fautes et se refusèrent si longtemps à multiplier les canons et les
munitions.

                   *       *       *       *       *

Si l’on s’entend peu dans les discussions, c’est que des esprits
différents emploient les mêmes mots pour traduire des idées
dissemblables.

                   *       *       *       *       *

Les personnes ayant l’habitude de tout critiquer sont généralement
celles qui possèdent le moins d’esprit critique.

                   *       *       *       *       *

L’esprit critique est à la fois créateur de progrès et générateur
d’inaction.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas à la raison, mais au bon sens, qu’il eût fallu jadis élever
un temple. Beaucoup d’hommes sont doués de raison, très peu de bon sens.

                   *       *       *       *       *

L’abondance de paroles inutiles est un symptôme certain d’infériorité
mentale.

                   *       *       *       *       *

Les hommes de génie font la grandeur intellectuelle d’une nation, mais
rarement sa puissance.

                   *       *       *       *       *

Les hommes de pensée préparent les hommes d’action. Ils ne les
remplacent pas.

                   *       *       *       *       *

La pensée d’un grand homme ne vit pleinement qu’après sa mort.




CHAPITRE VI

Les interprétations de l’histoire.


L’histoire comporte des témoignages, des principes et des méthodes. Il
faut se défier des témoignages, douter des principes et n’accepter que
les méthodes.

                   *       *       *       *       *

La notion de pourcentage devrait être à la base des observations
psychologiques et sociales. Les faits isolés ne prouvent rien, seul leur
degré de fréquence relative est important à connaître.

                   *       *       *       *       *

L’histoire de la guerre, telle que les Allemands l’écrivent, montre avec
quelle facilité les auteurs déforment les faits quand ils contredisent
leurs convictions ou leurs principes.

                   *       *       *       *       *

En attribuant aux intérêts économiques un rôle prépondérant, les
théoriciens de la conception matérialiste de l’histoire oublient que ces
intérêts se trouvent facilement balayés par des forces psychologiques
dont les plus puissantes seront toujours les impulsions mystiques.

                   *       *       *       *       *

Une vision exacte mais fragmentaire d’un événement conduit à des
interprétations inexactes dès qu’on l’applique à une autre partie du
même événement.

                   *       *       *       *       *

C’est parce qu’elle se compose surtout de visions fragmentaires
généralisées que l’histoire reste si incertaine.

                   *       *       *       *       *

Ce que contient souvent de plus sûr un livre d’histoire n’est pas le
récit des événements, mais la mentalité de l’écrivain qui les raconte.

                   *       *       *       *       *

Les générations qui forgent l’histoire d’une époque ne surent jamais
l’écrire. Les vivants n’ont un peu d’impartialité que pour les morts.

                   *       *       *       *       *

Les historiens voient généralement les événements passés à travers les
idées du temps où ils vivent. C’est pourquoi les hommes et les doctrines
populaires à une époque semblent exécrables à une autre. Le pape
Alexandre VI et César Borgia furent sympathiques à leurs contemporains.
Machiavel ne devint antipathique qu’après sa mort. La Saint-Barthélemy
provoqua un tel enthousiasme dans divers pays que plusieurs médailles
furent frappées pour la commémorer. Le pape fit reproduire sur les murs
du Vatican, où on les voit encore, les détails du massacre.

                   *       *       *       *       *

Les textes, les médailles, les monuments permettent de reconstituer le
squelette du passé, mais qui ne sait pas déterminer les sentiments et
les idées dont ils dérivent ignore tout de l’histoire.

                   *       *       *       *       *

Création du passé, le présent est générateur d’avenir. Étudier les
changements révolus permet souvent de pressentir les événements futurs.
Demain est la floraison d’aujourd’hui et d’hier.

                   *       *       *       *       *

Un fait historique n’apprend rien, séparé de sa genèse.




CHAPITRE VII

Les explications et les causes.


Il n’y a guère de causes simples en histoire. Chacune est entourée d’un
cortège d’éléments invisibles plus actifs que les causes visibles
immédiates.

                   *       *       *       *       *

Une des caractéristiques de mentalité primitive est d’attribuer des
causes simples aux phénomènes.

                   *       *       *       *       *

L’interprétation simpliste des causes a toujours faussé l’histoire. De
grands événements comme la guerre mondiale ont rarement pour origine la
volonté d’un seul homme. Les sources en sont profondes, lointaines et
variées. La décision d’un souverain ne peut agir qu’après leur lente
accumulation.

                   *       *       *       *       *

Aux esprits supérieurs seuls apparaît l’extrême complexité des causes,
la difficulté de les relier aux effets observés et l’impossibilité
d’expliquer les origines réelles du phénomène le plus simple, la chute
d’une pierre par exemple.

                   *       *       *       *       *

Dans la genèse des phénomènes historiques les causes s’additionnent en
progression arithmétique et leurs effets en progression géométrique. Des
causes infimes peuvent donc, à certains moments, engendrer des effets
considérables.

                   *       *       *       *       *

Examinée au point de vue de la raison pure, la guerre mondiale
apparaît à sa naissance et durant son évolution comme un chaos
d’invraisemblances. Elle contribuera à montrer aux théoriciens qui en
doutaient encore le faible rôle joué par la raison sur les actions des
peuples.

                   *       *       *       *       *

On ne saisit bien les origines de la guerre imposée par l’Allemagne
qu’en lisant les dissertations de ses philosophes, de ses historiens et
de ses économistes depuis un demi-siècle. Leurs conclusions sont
nettement résumées dans cette déclaration récente d’un professeur
germain: «L’Allemand a conscience de ses droits et de ses devoirs et il
entend prendre la direction du monde.»

                   *       *       *       *       *

Le rôle du philosophe ne consiste pas à rechercher la valeur rationnelle
des mobiles faisant mouvoir les hommes, mais l’influence que ces mobiles
exercent.

                   *       *       *       *       *

Dans leurs interprétations le savant et l’ignorant débutent par des
hypothèses. Mais alors que l’hypothèse est aux yeux du savant une simple
supposition tenue pour provisoire jusqu’à sa vérification, elle
constitue une certitude pour l’ignorant.

                   *       *       *       *       *

L’hypothèse admise sans contrôle retarde longtemps la découverte de la
vérité.




CHAPITRE VIII

L’imprévisible en histoire.


L’obscure volonté des choses semble parfois supérieure à celle des
hommes et déroute leurs prévisions. Quand la guerre cessa entre la
France et l’Angleterre en 1815, ces pays avaient été en lutte pendant
soixante ans sur une période de 127 années. Au moment de Fachoda, le
conflit faillit se renouveler. Comment deviner alors que ces deux
grandes nations deviendraient un jour alliées?

                   *       *       *       *       *

Les événements imprévisibles ont été beaucoup plus nombreux pendant la
guerre que les faits prévisibles. Personne, par exemple, ne prévoyait sa
durée. On pouvait encore moins deviner l’accumulation de fautes
psychologiques qui dressa presque tous les peuples de l’univers contre
l’Allemagne, malgré son désir de maintenir une neutralité conforme à ses
intérêts.

                   *       *       *       *       *

Longue serait la liste des événements réalisés contrairement à toutes
les prévisions. Nul n’avait soupçonné la défaite de l’immense Russie par
le petit empire japonais; et personne n’aurait pu supposer que la faible
Belgique résisterait au puissant empire germanique. On eût moins présagé
encore que l’Angleterre et l’Amérique, dépourvues d’armées et
profondément hostiles au militarisme, constitueraient des puissances
militaires de premier ordre.

                   *       *       *       *       *

Après la retraite de Charleroi, un esprit raisonnant selon les données
de la psychologie, de la stratégie et de l’histoire, n’eût jamais prévu
qu’une armée en retraite se retournerait brusquement et arrêterait net
l’élan d’un envahisseur victorieux.

                   *       *       *       *       *

Un événement est imprévisible quand chacune des possibilités dont il
dépend offre des chances de réalisation presque égales. Les Allemands
reconnaissent que la prolongation de la guerre leur eût été impossible
s’ils n’avaient, à ses débuts, conquis le bassin de Briey dont la
défense était facile. Les Alliés n’auraient pu également continuer à
lutter si l’Amérique avait, comme les Allemands l’espéraient, interdit
l’exportation du fer qui nous manquait. De tels événements échappaient
évidemment à toutes les prévisions.

                   *       *       *       *       *

Il restera toujours inexplicable que l’Allemagne n’ait pas compris
l’intérêt immense qu’elle avait à ne pas obliger les États-Unis à lui
déclarer la guerre. Tout l’or des Alliés serait passé progressivement en
Amérique et le moment approchait où, leur crédit étant épuisé, ils
n’auraient pu se procurer l’acier et le matériel que seuls les
États-Unis étaient en mesure de fournir.

                   *       *       *       *       *

L’Allemagne avait intérêt à attaquer sa rivale redoutée l’Angleterre, à
envahir la France pour conquérir ses richesses, mais on cherche
vainement quel pouvait être son but en attaquant la Russie dont
l’industrie, le commerce et la banque étaient entre ses mains au point
que beaucoup de Germains considéraient ce pays comme une colonie
allemande. Impossible de comprendre un tel événement quand on ignore ses
causes mystiques.

                   *       *       *       *       *

Les Allemands avaient prévu bien des choses avant de déclarer la guerre,
sauf cependant les plus essentielles, telles que la résistance des
Français, les interventions de l’Angleterre, de l’Italie et de
l’Amérique.




LIVRE II

Pendant les Batailles




CHAPITRE PREMIER

La genèse psychologique des grands conflits.


Les causes immédiates d’une guerre n’ont qu’un intérêt secondaire. Il
faut plonger dans ses causes lointaines pour découvrir sa genèse.

                   *       *       *       *       *

Les éléments rationnels jouent en général un rôle peu important dans
l’origine des conflits qui remplissent l’histoire.

                   *       *       *       *       *

La raison se borne uniquement à servir les forces affectives, mystiques
ou collectives qui sont les vrais moteurs des grands conflits.

                   *       *       *       *       *

Les sentiments les plus actifs dans la genèse des guerres sont
l’orgueil, l’ambition, la méfiance et la haine.

                   *       *       *       *       *

La méfiance, plus encore que la haine, a été depuis cinquante ans le
sentiment dominant les relations entre peuples européens. Elle les a
conduits à des armements dont l’exagération rendait la guerre
inévitable.

                   *       *       *       *       *

On peut ramener à un petit nombre de causes les grands conflits de
l’histoire: 1º _Causes biologiques_: telles les impulsions de la faim
qui déterminèrent jadis les invasions germaniques destructrices de la
civilisation romaine. 2º _Causes affectives_: telles la jalousie, la
haine, la cupidité et surtout l’ambition. Les guerres de Cent Ans et de
Sept Ans sont des guerres d’ambition. 3º _Causes mystiques_: telles les
influences supposées de puissances supérieures ordonnant aux fidèles de
conquérir le monde. Elles déterminent les invasions musulmanes, les
croisades, les guerres de religion, la guerre de Trente Ans, et la
guerre actuelle. 4º _Causes économiques_: telle la surproduction
industrielle suscitant des rivalités commerciales.

                   *       *       *       *       *

La puissance militaire se met indifféremment au service des influences
biologiques, affectives, mystiques et économiques.

                   *       *       *       *       *

Les dirigeants allemands réussirent à rendre la guerre populaire en lui
attribuant pour cause la nécessité de se prémunir contre l’invasion
russe redoutée depuis longtemps, puis contre le désir supposé de
revanche des Français, enfin contre la menaçante rivalité économique de
l’Angleterre. La crainte de l’invasion russe fut la principale cause
déterminante de l’adhésion unanime des Allemands. Seuls leurs chefs
connaissaient assez la désorganisation de la Russie pour savoir qu’elle
n’était pas redoutable.

                   *       *       *       *       *

Il est bien rare que les peuples se battent avec acharnement pour des
intérêts purement matériels. Les plus grands peuples en conflit
aujourd’hui, les États-Unis notamment, combattent pour des principes.




CHAPITRE II

Éléments psychologiques des batailles.


L’histoire des peuples se compose surtout du récit de leurs batailles.
Les périodes de paix furent des accidents éphémères.

                   *       *       *       *       *

Les guerres utilisent des armes matérielles, mais leurs vrais moteurs
sont des forces psychologiques. Chaque canon, chaque baïonnette, est
enveloppé d’une atmosphère de forces invisibles dirigeant les sentiments
et les actions des combattants.

                   *       *       *       *       *

Napoléon disait à Sainte-Hélène que la destinée d’un pays dépend parfois
d’un seul jour. L’Histoire justifie cette assertion, mais montre aussi
qu’il faut généralement beaucoup d’années pour préparer ce seul jour.

                   *       *       *       *       *

Pas d’armée puissante sans un idéal pour guide. Amour de Rome chez ses
légionnaires, appât du butin chez les reîtres du Moyen Age et les
Germains de toutes les époques, amour de la gloire chez les soldats de
Napoléon, religion du devoir chez les volontaires anglais, amour de la
patrie chez les Français actuels.

                   *       *       *       *       *

Les mobiles d’action des armées ont varié à travers les âges. L’espoir
du butin et la peur du châtiment, seuls facteurs psychologiques utilisés
par les anciens chefs, n’ont d’influence aujourd’hui que chez des races
dont la civilisation n’a pas effacé encore les primitifs instincts.

                   *       *       *       *       *

Les actions collectives, dont le rôle social était déjà si grand,
tendent à prendre une influence prépondérante dans les batailles
modernes. Celle de la Marne est une bataille collective.

                   *       *       *       *       *

La force d’une armée tient surtout à ce que l’homme en foule perd son
égoïsme individuel pour acquérir un égoïsme collectif.

                   *       *       *       *       *

Toute-puissante dans la vie sociale, la contagion mentale représente
également une des bases les plus sûres de la conduite du soldat. Elle
est la véritable créatrice de la cohésion et de la solidité d’une armée.

                   *       *       *       *       *

La force de résistance d’un peuple grandit immensément quand il a pour
ennemi un dévastateur sans pitié, menaçant les faibles d’une servitude
sans espoir.

                   *       *       *       *       *

Ne reconnaître dans une guerre ni lois, ni traités, est assurément un
avantage momentané pour l’envahisseur, mais il crée chez les vaincus une
accumulation de haines à laquelle ne peut résister aucun vainqueur.

                   *       *       *       *       *

L’expérience semble prouver que dans les guerres modernes de tranchées
les armées s’usent lentement par le fait seul de la défensive. L’usure
complète constituerait la défaite.

                   *       *       *       *       *

Une défaite n’est rien si le vaincu ne désespère pas. On a justement
fait remarquer qu’aucun peuple ne subit plus de défaites que les
Romains. Appuyés cependant sur la constance de leur volonté, ils
finissaient toujours par triompher.

                   *       *       *       *       *

La guerre est surtout une lutte de volontés.

                   *       *       *       *       *

Dans les batailles prolongées et indécises, où l’équivalence des forces
crée l’équivalence des lassitudes, le succès appartient forcément à
celui qui sait prolonger la lutte quelques instants de plus que son
adversaire.

                   *       *       *       *       *

La guerre a révélé que prévoir et oser étaient les qualités qui
manquaient le plus aux généraux médiocres.




CHAPITRE III

L’âme nationale et l’idée de Patrie.


L’âme d’une race régit sa destinée. Il faut des générations pour la
créer, et parfois peu d’années pour la perdre.

                   *       *       *       *       *

L’âme collective d’une foule diffère beaucoup de l’âme collective d’une
race. La première est transitoire, la seconde permanente.

                   *       *       *       *       *

Les grandes nations modernes sont des agrégats de races diverses, dont
l’âme a été unifiée par un long passé de vie commune, d’intérêts, de
croyances et de sentiments identiques.

                   *       *       *       *       *

En raison de leur structure psychologique dissemblable, les races sont
diversement impressionnées par les mêmes sujets. Sentant et agissant de
façons différentes, elles ne sont pas accessibles aux mêmes évidences et
ne sauraient dès lors se comprendre.

                   *       *       *       *       *

C’est la supériorité de son âme ancestrale qui distingue le civilisé du
barbare. L’éducation ne saurait donc les égaliser.

                   *       *       *       *       *

La race est la pierre angulaire sur laquelle repose l’équilibre des
nations. Elle représente ce qu’il y a de plus stable dans la vie d’un
peuple. Des croisements répétés pouvant la dissocier, l’influence des
étrangers est fort dangereuse. De tels croisements détruisirent jadis la
grandeur de Rome. Elle perdit sa puissance en perdant son âme.

                   *       *       *       *       *

Les traditions nationales représentent un des principaux éléments
fixateurs de l’âme des peuples. Sans elles, chaque génération devrait
recommencer à chercher péniblement des guides pour orienter sa conduite.

                   *       *       *       *       *

L’évanouissement de l’âme individuelle transitoire dans l’âme permanente
de la race, sous l’influence d’un grand péril national, fortifie
considérablement l’unité mentale d’un peuple.

                   *       *       *       *       *

Quand l’intérêt de la race se substitue entièrement chez un peuple à
l’instinct de la conservation individuelle, la résistance de ce peuple à
ses agresseurs devient infinie. On peut le détruire, on ne le soumet
pas.

                   *       *       *       *       *

Le patriotisme est la plus puissante manifestation de l’âme d’une race.
Il représente un instinct de conservation collectif qui, en cas de péril
national, se substitue immédiatement à l’instinct de conservation
individuelle.

                   *       *       *       *       *

La patrie reste une abstraction un peu vague pendant la paix. Sa
puissance apparaît seulement quand elle est menacée. Dégagée alors du
voile mystique qui l’enveloppait, elle devient une réalité assez forte
pour transformer la conduite d’un peuple.

                   *       *       *       *       *

La patrie n’est pas constituée seulement par le sol où nous vivons, mais
aussi par les ombres des aïeux qui continuent à vivre en nous et
contribuent à élaborer notre destinée.

                   *       *       *       *       *

Défendre la patrie, c’est pour un peuple défendre à la fois son passé,
son présent et son avenir.

                   *       *       *       *       *

Le patriotisme acquiert toute sa valeur en devenant mystique. Qui ne
serait patriote que par raison le serait fort peu.

                   *       *       *       *       *

Un peuple chez lequel s’affaiblit l’idée mystique de patrie disparaît de
l’histoire sans même avoir le temps de parcourir toutes les étapes de la
décadence.

                   *       *       *       *       *

Les guerres sont les plus sûrs agents de consolidation d’une âme
nationale.

                   *       *       *       *       *

Les États-Unis avaient atteint le faîte de la puissance industrielle et
commerciale, mais leur âme nationale n’était pas encore très stable. La
guerre l’aura définitivement fixée.

                   *       *       *       *       *

Les conspirations allemandes en Amérique ont prouvé la difficulté pour
un peuple d’absorber des éléments étrangers. Si les vivants peuvent
fondre leur langue, leurs mœurs et leurs intérêts, les morts qui les
guident restent rebelles à cette fusion. On ne change pas de race en
changeant de latitude.

                   *       *       *       *       *

L’âme des races a des frontières qui ne se franchissent pas.

                   *       *       *       *       *

La patrie ne se défend bien qu’avec des qualités ancestrales. Il
suffisait à l’Angleterre d’une organisation habile pour créer en deux
ans une armée bien équipée, mais pour infuser à cette armée les qualités
de ténacité et de vaillance capables de transformer des volontaires
indécis en vétérans intrépides, il fallait l’influence de la race. Les
régiments et les canons se créent en quelques mois. Des siècles sont
nécessaires pour forger le cœur des hommes qui les manient.

                   *       *       *       *       *

La guerre révèle à un peuple ses faiblesses, mais aussi ses vertus.

                   *       *       *       *       *

La guerre transformerait certains peuples au point de changer le futur
déroulement de leur histoire s’ils pouvaient conserver pendant la paix
une faible partie des qualités manifestées pendant la guerre.

                   *       *       *       *       *

Les guerres provoquées par des haines de races peuvent se reculer, mais
ne s’évitent pas.




CHAPITRE IV

La vie des morts et la philosophie de la mort.


Les qualités de caractère qui font la grandeur d’un peuple sont l’œuvre
de ses aïeux. L’âme des vivants est façonnée par celle des morts.

                   *       *       *       *       *

Dans les grands conflits, pouvant décider du sort d’un peuple,
l’invisible armée des morts guide les gestes des combattants. La
bataille de la Marne fut gagnée par des morts. Ils étaient là plus
nombreux que les vivants, ceux de Tolbiac, de Bouvines, de Marengo et de
toutes les gloires passées, pour empêcher la France de sombrer dans
l’abîme où semblait la pousser un sinistre destin.

                   *       *       *       *       *

Les volontés des vivants ne luttent pas facilement contre celle des
morts.

                   *       *       *       *       *

En Angleterre, l’opinion des morts est plus puissante que celle des
vivants. Le gouvernement anglais en fit l’expérience pendant la première
année de la guerre. Conquérir l’âme des morts à travers celle des
vivants fut sa plus difficile tâche.

                   *       *       *       *       *

L’inconscient, où s’élaborent les motifs de beaucoup de nos actes,
représente une condensation de l’âme des aïeux.

                   *       *       *       *       *

Les morts doivent avoir leur place dans la direction d’une société, mais
il ne faut pas que leur puissance soit trop tyrannique, car, ne pouvant
progresser, ils tendent à paralyser le progrès.

                   *       *       *       *       *

La discipline interne créée par les morts est toujours moins dure que la
discipline externe imposée par des vivants. Les individus et les peuples
ne possédant pas la première doivent se résigner à subir la seconde.

                   *       *       *       *       *

Quand l’homme écoute l’âme de sa race, le sens de la mort devient
nouveau pour lui. Il comprend alors que sous l’éphémère se cache la
durée, et que la perpétuité refusée à l’individu est accordée à la race
dont il représente un fragment.

                   *       *       *       *       *

La mort n’est qu’un déplacement d’individualités. L’hérédité fait
circuler les mêmes âmes à travers la suite des générations d’une même
race.

                   *       *       *       *       *

Nos actes ne sont éphémères qu’en apparence. Leurs répercussions se
prolongent parfois pendant des siècles. La vie du présent tisse celle de
l’avenir.

                   *       *       *       *       *

Nos formes transitoires recèlent un contenu éternel. Héritier d’un long
passé, chaque être, momentanément surgi sur la ligne du temps, renferme
un nombre immense de générations attendant l’heure d’échapper à leur
provisoire néant.




CHAPITRE V

Changements de personnalité créés par la guerre.


Les éléments psychologiques fondamentaux d’une race restent permanents.
Les éléments secondaires possédés par les diverses individualités qui la
composent sont mobiles. De leurs combinaisons résultent des équilibres
nouveaux, générateurs de personnalités nouvelles.

                   *       *       *       *       *

Ce que nous connaissons des êtres qui nous entourent et ce qu’ils en
connaissent eux-mêmes représente seulement une de leurs personnalités
possibles.

                   *       *       *       *       *

Canalisée par l’habitude et la constance du milieu, notre âme
journalière change peu. Il est donc impossible de prévoir les
personnalités qui surgiront sous la nécessité impérieuse d’une
adaptation à des circonstances imprévues.

                   *       *       *       *       *

Tout être porte en lui des possibilités latentes de caractère léguées
par ses divers aïeux, que les événements font surgir.

                   *       *       *       *       *

L’homme peut généralement plus qu’il ne croit, mais il ne sait pas
toujours ce qu’il peut. Les circonstances seules lui révèlent ses
capacités ignorées.

                   *       *       *       *       *

Les discours ne traduisent pas la véritable personnalité de chaque être.
Seuls ses actes le révèlent, quelquefois même a ses propres yeux.

                   *       *       *       *       *

Quand, sous l’influence d’excitations puissantes, les équilibres de
l’organisme mental sont modifiés, l’homme peut se transformer au point
de devenir méconnaissable pour lui-même. A sa personnalité ancienne
s’est substituée une personnalité imprévue.

                   *       *       *       *       *

Pour que puissent naître des personnalités nouvelles, il faut que les
équilibres habituels de l’organisme mental soient désagrégés par des
événements troublant violemment les rapports de l’être avec son milieu.

                   *       *       *       *       *

La guerre est un puissant excitant de toutes les énergies, celles du
bien comme celles du mal. Elle stimule à la fois les vertus, les vices
et l’intelligence.

                   *       *       *       *       *

Les qualités développées par la guerre sont de celles qui élèvent
l’homme au-dessus de lui-même: l’héroïsme, la ténacité, l’esprit de
sacrifice, la vaillance et surtout la continuité de l’effort.

                   *       *       *       *       *

L’homme de la vie journalière est généralement guidé par son égoïsme
individuel. L’homme des batailles par les intérêts collectifs de sa
race.




CHAPITRE VI

Les formes du courage.


La résistance au sentiment naturel de crainte produite par le danger
constitue le courage. Si le danger, tout en restant menaçant, cesse
d’être immédiat, le courage nécessite de la persévérance.

                   *       *       *       *       *

Le courage militaire a beaucoup évolué dans le cours de l’histoire. Des
héros antiques aux barons féodaux, nul guerrier n’osait affronter
d’inoffensifs javelots et d’incertaines flèches sans la protection d’une
pesante armure. La tempête de fer à laquelle le soldat moderne s’expose
sans protection les eût fait reculer d’horreur.

                   *       *       *       *       *

Jadis un moment d’héroïsme suffisait pour assurer l’immortalité.
Conquérir aujourd’hui une ligne de tranchées exige une continuité du
courage inconnue aux guerriers d’Homère. Achille est célèbre depuis
trois mille ans pour des exploits qui, de nos jours, ne lui vaudraient
pas la croix de guerre.

                   *       *       *       *       *

Les guerres modernes ont substitué au courage intermittent et irréfléchi
le courage continu et prudent. Beaucoup plus utile que le premier, il
est plus difficile à créer.

                   *       *       *       *       *

L’héroïsme silencieux des luttes souterraines d’aujourd’hui et celui de
l’aviateur perdu dans l’immensité sont bien supérieurs aux héroïsmes
éclatants mais momentanés des anciennes batailles.

                   *       *       *       *       *

Le courage discontinu n’est transformé par l’habitude en courage continu
que si les dangers répétés sont semblables. Tel qui se montre héroïque à
l’assaut sera effrayé par un engin ignoré.

                   *       *       *       *       *

Le courage devant un danger imprévu exige une volonté forte nécessitant
une dépense nerveuse qui ne saurait se prolonger et ne peut être réparée
que par un long repos.

                   *       *       *       *       *

Savoir transformer en habitude un danger, une fatigue, un ennui, c’est
les rendre facilement acceptables.

                   *       *       *       *       *

L’attention n’étant pas divisible peut être dérivée. On détourne
utilement les préoccupations du soldat par des exercices variés et
continus.

                   *       *       *       *       *

Chaque groupe militaire finit par posséder une bravoure collective. Elle
demande toujours un certain temps pour se former.

                   *       *       *       *       *

Un homme courageux, sorti de son groupe et placé dans un autre où il est
inconnu, perd parfois beaucoup de sa bravoure.

                   *       *       *       *       *

Une même collectivité militaire peut osciller de la peur à l’héroïsme,
suivant le chef qui la commande.

                   *       *       *       *       *

Convaincre une troupe de sa supériorité, c’est lui insuffler un héroïsme
continu, générateur de succès.

                   *       *       *       *       *

Une des infériorités psychologiques de la défensive est de déprimer le
courage, alors que l’offensive le stimule.

                   *       *       *       *       *

La tranchée a prouvé que la valeur se mesure à la ténacité, l’endurance,
l’initiative, le courage, la volonté, le jugement, qualités que
n’enseignent pas les livres et qui dépendent uniquement du caractère.

                   *       *       *       *       *

L’héroïsme n’a pas de caste.




CHAPITRE VII

L’art de persuader et l’art de commander.


L’âme du chef faisant celle du soldat, une troupe qui perd le chef
sachant la commander perd en même temps sa cohésion et prend bientôt
l’inconsistance d’une foule.

                   *       *       *       *       *

Les galons facilitent le commandement, mais ne créent pas l’art de
commander.

                   *       *       *       *       *

Les grades n’établissent qu’une hiérarchie factice souvent illusoire en
temps de guerre. La valeur morale seule peut créer l’obéissance, le
respect et le dévouement chez les subalternes.

                   *       *       *       *       *

L’art de commander n’est complet que s’il a pour soutien l’art de
persuader.

                   *       *       *       *       *

Les traités de rhétorique donnent des règles pour composer des discours,
ils ne sauraient enseigner l’art de persuader.

                   *       *       *       *       *

Dans les harangues destinées à persuader une collectivité on peut
invoquer des raisons, mais il faut d’abord faire vibrer des sentiments.

                   *       *       *       *       *

La raison convainc quelquefois pour un instant, elle ne fait pas agir.
Les grands meneurs d’hommes y ont rarement recours.

                   *       *       *       *       *

Le maniement des lois psychologiques conduisant les foules est
indispensable pour inculquer à une collectivité l’esprit de corps.

                   *       *       *       *       *

On accroît énormément la valeur d’une troupe en créant chez elle
l’esprit de corps. Grâce à lui certains régiments acquirent pendant la
guerre une réputation telle qu’on avait toujours recours à eux dans les
circonstances où il fallait des hommes ne fléchissant jamais.

                   *       *       *       *       *

Dans une troupe possédant l’esprit de corps, la gloire et l’émulation
sont collectives. Ces sentiments s’étendent par contagion mentale aux
unités nouvelles introduites dans cette troupe, à la condition que les
hommes incorporés ne soient pas trop nombreux.

                   *       *       *       *       *

La confiance du soldat dans ses chefs est un des plus importants
éléments de sa valeur.

                   *       *       *       *       *

Au chef dont l’âme est en communication intime avec celle de ses hommes
la parole est inutile: un geste, un regard suffisent.

                   *       *       *       *       *

Entretenir la bonne humeur et la gaieté chez des soldats que la mort
menace à chaque minute est un art qu’aucun chef ne doit ignorer.

                   *       *       *       *       *

Certains mots accroissent les énergies et rendent le soldat invincible.
Il faut être déjà un grand chef pour les penser et les dire.

                   *       *       *       *       *

On agit facilement sur les hommes isolés en faisant appel à leurs
intérêts, c’est-à-dire à leur égoïsme. Les multitudes n’étant pas
égoïstes, il faut, pour les séduire, utiliser d’autres mobiles.

                   *       *       *       *       *

L’affirmation, la répétition, le prestige et la contagion constituent
les grands facteurs de la persuasion, mais leurs effets dépendent de
celui qui les emploie.

                   *       *       *       *       *

Pour persuader il faut, suivant les cas, s’adresser aux influences
affectives, mystiques ou collectives qui mènent les hommes, et fort peu
à leur intelligence.

                   *       *       *       *       *

La controverse est rarement un moyen de persuasion. Contredire une
opinion ne fait souvent que la fortifier. Les idées d’un adversaire se
modifient en l’amenant à se convaincre lui-même par une série de
suggestions et de réflexions qui germent lentement ensuite dans
l’inconscient. Les femmes connaissant d’instinct ce procédé persuadent
facilement.

                   *       *       *       *       *

Un orateur change aisément l’opinion de ses auditeurs, mais son
influence étant éphémère, il agit peu sur leur conduite.

                   *       *       *       *       *

Les votes d’une assemblée immédiatement après un discours ou le
lendemain de ce discours sont souvent fort différents.

                   *       *       *       *       *

En subjuguant les cœurs on domine facilement les volontés.




LIVRE III

La Psychologie des Peuples




CHAPITRE PREMIER

L’âme des peuples et sa formation.


L’âme d’un peuple représente une accumulation d’éléments ancestraux
stabilisés par les siècles. Sur ce roc solide flottent les éléments
mobiles des âmes individuelles créées par l’éducation et le milieu.

                   *       *       *       *       *

Un peuple n’atteint la stabilité qu’après avoir acquis une conscience
collective. Cette acquisition exige parfois des siècles.

                   *       *       *       *       *

La vie d’un peuple, ses institutions, ses croyances, ses arts et ses
luttes représentent la forme visible des forces invisibles qui le
mènent.

                   *       *       *       *       *

De la mentalité d’un peuple dérivent sa conduite et, par conséquent, son
histoire.

                   *       *       *       *       *

On ne peut pressentir les réactions possibles d’un peuple qu’en étudiant
ses actes dans les grandes circonstances de son histoire.

                   *       *       *       *       *

Les erreurs de prévision commises par les diplomates allemands sur la
neutralité supposée de l’Angleterre et de la Belgique ont montré
l’impossibilité de pressentir la conduite d’un peuple dans les grands
événements, d’après sa psychologie journalière.

                   *       *       *       *       *

Le caractère réel d’un peuple n’apparaît que dans les crises importantes
de son histoire.

                   *       *       *       *       *

L’âme d’un peuple se lit très bien dans ses actes, très mal dans ses
livres et ses discours.

                   *       *       *       *       *

Les écrits et les paroles représentent l’âme consciente de la vie
journalière; les actes, l’âme inconsciente et stable créée par les
aïeux.

                   *       *       *       *       *

Quelques années suffisent pour civiliser l’intelligence d’un peuple. Il
faut des siècles pour civiliser son caractère.

                   *       *       *       *       *

Les transformations mentales entraînent rapidement des transformations
matérielles.

                   *       *       *       *       *

Le progrès matériel de certains peuples est devenu destructeur de leur
progrès moral.

                   *       *       *       *       *

Un peuple ne change pas son âme ancestrale, mais elle peut subir des
orientations nouvelles, génératrices de succès ou de catastrophes. C’est
ainsi que la mentalité allemande a changé d’orientation sous l’influence
de trois facteurs: le militarisme, l’unification politique, l’éducation
technique.

                   *       *       *       *       *

Un peuple peut transformer sa civilisation en adoptant la langue, les
institutions et les arts d’un autre peuple. Il ne transforme pas pour
cela son âme. Après la conquête normande les Anglais parlèrent longtemps
français, mais restèrent Anglais. En latinisant les Gaulois Rome ne
changea pas leur caractère.

                   *       *       *       *       *

Le Japon qui, en quelques années, passa de l’emploi des arcs et des
flèches aux armes et à l’industrie modernes, n’eut pour s’assimiler une
civilisation nouvelle qu’à utiliser les qualités de patience, de
ténacité, de discipline léguées par ses aïeux. Il changea de
civilisation, mais ne changea pas d’âme.

                   *       *       *       *       *

La nationalité peut être constituée par quatre éléments différents
rarement réunis chez un même peuple: la race, la langue, la religion et
les intérêts.

                   *       *       *       *       *

Les peuples ne possédant pas une âme ancestrale suffisamment stabilisée
vivent dans l’anarchie et progressent peu. Ceux dont l’âme a été trop
stabilisée ne progressent plus. Dans les temps modernes, les Russes
représentent la phase de stabilisation insuffisante, les Chinois celle
de la stabilisation trop complète.

                   *       *       *       *       *

A une certaine période de l’histoire d’un peuple les fautes de pensée,
de caractère, de jugement et par conséquent de conduite restent sans
remède. Elles deviennent créatrices de ces fatalités inexorables sous le
poids desquelles de grands empires ont fini par succomber.

                   *       *       *       *       *

Substituer comme mobile d’action la gloire collective à la gloire
personnelle est pour un peuple un important progrès moral.

                   *       *       *       *       *

Les nations ne se transforment que par l’évolution des âmes. C’est en
lui-même et non hors de lui-même, qu’un peuple doit rechercher les
causes de sa grandeur ou de sa décadence.

                   *       *       *       *       *

Dans les circonstances graves de l’histoire, les peuples voient souvent
plus juste que leurs gouvernants. Ils voient alors par leurs morts.

                   *       *       *       *       *

L’âme d’un peuple, beaucoup plus que la volonté de ses dirigeants,
détermine le régime politique qu’il peut accepter.

                   *       *       *       *       *

Faire naître, grandir ou disparaître des sentiments et des croyances
dans l’âme des peuples est un fondement essentiel de l’art de gouverner.

                   *       *       *       *       *

Transformer la mentalité d’un peuple est parfois plus utile que
d’accroître ses armements.

                   *       *       *       *       *

Conquérir le territoire d’un peuple ne suffit pas. Pour le dominer il
faut encore vaincre son âme.




CHAPITRE II

Psychologie comparée de quelques peuples.


Tous les peuples présentent un certain nombre de caractères communs,
mais chacun d’eux en possède également de spéciaux qui les
différencient. Telles, par exemple, la ténacité chez les Anglais,
l’indécision et l’imprécision chez les Russes.

                   *       *       *       *       *

La vision des choses par un peuple dépend plus de son tempérament
psychologique, c’est-à-dire de son caractère, que de son intelligence.
Ce caractère conditionne la façon dont il réagit sous les excitations du
monde extérieur.

                   *       *       *       *       *

Chaque peuple a un idéal de droit, de morale et de justice trop
personnel pour être accepté par d’autres nations. L’ignorance de cette
loi psychologique a créé la décadence de plusieurs colonies.

                   *       *       *       *       *

Certains caractères des peuples se maintiennent dans tout le cours de
leur histoire. Jean de Saulx, vicomte de Tavanne, disait déjà sous
Charles IX que la France, invincible quand elle reste unie, est le pays
où l’on sait toujours pourvoir aux affaires alors qu’elles semblent
désespérées.

                   *       *       *       *       *

Un peuple est libre de qualifier d’immortels les principes qui le
guident, mais il n’a point le droit de les imposer à d’autres nations de
mentalités différentes. Les métaphysiques politiques sont aussi
respectables que les métaphysiques religieuses, à la condition qu’elles
ne prétendent pas s’imposer par la force.

                   *       *       *       *       *

Bien que fort simple et régie par un petit nombre d’éléments, l’âme des
Balkaniques resta au début de la guerre un mystère pour la plupart des
diplomates européens, parce qu’ils s’obstinèrent à la juger d’après les
règles de leur propre logique.

                   *       *       *       *       *

La guerre actuelle aura fourni des justifications nouvelles de cette loi
historique qu’un peuple ne peut adopter les institutions, les arts, la
langue, la religion d’une race différente, sans leur faire subir des
transformations profondes. Les dieux eux-mêmes sont condamnés à de tels
changements. Transporté en Chine, le Bouddha hindou prit rapidement les
caractères d’une divinité chinoise. Parvenu en Angleterre, le Jéhovah
biblique est devenu un Dieu anglais, gouvernant le monde au profit de
l’Angleterre. Adopté par les Germains, le Dieu charitable et doux des
chrétiens s’est transformé en divinité sanguinaire et farouche, sans
pitié pour les faibles, pleine d’égards pour les forts.

                   *       *       *       *       *

Avant la guerre l’Allemagne envahissait le monde avec son industrie,
mais elle ne l’envahissait plus avec ses pensées. L’ère des grands
philosophes, des grands écrivains y était close depuis longtemps.

                   *       *       *       *       *

L’Allemand même isolé reste toujours un être collectif. Il n’acquiert de
valeur que fondu dans un groupe. Chaque citoyen est une cellule du grand
organisme: l’État.

                   *       *       *       *       *

La conscience de l’Allemand est une conscience collective dirigée par
l’État, celle de l’Anglais et de l’Américain une conscience individuelle
n’abandonnant à l’État qu’une faible partie d’elle-même.

                   *       *       *       *       *

Ce qu’on appelle germanisme est simplement la synthèse des appétits
toujours engendrés chez un peuple par la conviction d’être assez fort
pour s’emparer des territoires et des richesses de peuples supposés
moins forts.

                   *       *       *       *       *

Il faut bien admettre que la culture germanique ne crée pas beaucoup de
clairvoyance, puisque les partisans d’annexions territoriales ruineuses
pour l’Allemagne se recrutent parmi les professeurs, les fonctionnaires
et les industriels.

                   *       *       *       *       *

La Prusse a mis plus d’un demi-siècle pour façonner la mentalité de
l’Allemagne au moyen de l’école et de la caserne, mais cette mentalité
étant contraire à la nature de l’homme reste artificielle. Les Allemands
finiront sûrement par constater que la gloire d’être à peu près les
seuls défenseurs de l’absolutisme et de la violence coûte cher et
rapporte peu.

                   *       *       *       *       *

La mentalité belliqueuse des Allemands semble pour le moment
irréductible. Après trois ans de lutte mondiale, le ministre de la
Guerre prussien a demandé au Reichstag des crédits pour une nouvelle
école d’officiers, afin de préparer les futures batailles qui, suivant
lui, succéderont à la guerre actuelle, le pacifisme n’étant qu’une
utopie dangereuse.

                   *       *       *       *       *

Le célèbre mémoire de Bissing, gouverneur de la Belgique, mériterait
d’être gravé sur le mur de nos écoles. Après avoir exposé que la
Belgique doit rester sous le joug allemand, et considérant que le
souverain dépossédé pourrait devenir gênant, Bissing recommande
énergiquement de suivre le conseil de Machiavel: «Quiconque se propose
de s’emparer d’un pays est contraint de se débarrasser du roi et du
gouvernement, fût-ce par la mort.» On ne trouverait dans aucun autre
pays un homme d’État moderne osant signer de pareilles lignes.

                   *       *       *       *       *

L’abîme mental entre l’Anglais et l’Allemand s’était déjà révélé avant
la guerre dans leur conduite à l’égard des peuples conquis. L’Angleterre
rendit la liberté au Transvaal vaincu. L’Amérique, après avoir organisé
l’île de Cuba, la laissa se gouverner elle-même. Les Allemands, au
contraire, en Pologne, en Alsace et dans toutes leurs colonies, n’ont
jamais connu d’autre régime politique que la violence et se créent pour
ennemis les peuples qu’ils gouvernent.

                   *       *       *       *       *

Si les Germains avaient soupçonné l’âme anglaise, ils eussent compris
que leurs férocités en Belgique n’auraient d’autres résultats que
d’indigner les Anglais au point de faire surgir du sol britannique des
millions de combattants.

                   *       *       *       *       *

Peu soucieux des théories et de la logique, l’Anglais n’envisage que la
réalité et tâche de s’y adapter.

                   *       *       *       *       *

Les peuples ont toujours hiérarchisé les valeurs d’après le degré
d’utilité qu’ils leur attribuaient. Les Romains des premiers âges
auraient mis l’aptitude à bien manier la lance très au-dessus de l’art
de composer des chants homériques. Un général allemand serait, de nos
jours, beaucoup plus fier d’incendier une cathédrale ou une bibliothèque
que de découvrir une planète.

                   *       *       *       *       *

La férocité est un sentiment de race, spécial à certains peuples et que
les siècles n’effacent pas. Le plaisir des anciens Assyriens à voir
écorcher vifs leurs captifs est de même nature que celui des Balkaniques
modernes torturant longuement leurs prisonniers et que la joie délirante
des Allemands en apprenant le torpillage du _Lusitania_.

                   *       *       *       *       *

Les peuples dont la civilisation a trop adouci les mœurs et paralysé les
qualités de caractère lutteront toujours difficilement contre des races
douées à la fois de subconscience bestiale, de discipline rigide, du
désir de conquêtes et de l’amour du pillage.

                   *       *       *       *       *

Une des caractéristiques de certains peuples est de n’avoir aucune
stabilité, ce qui rend impossible de se fier à eux. On peut généraliser
à leur égard l’observation faite par un ancien député au Reichstag,
l’abbé Wetterlé, à propos de ses collègues polonais. «C’étaient tous des
hommes de bonne compagnie et de commerce agréable, mais combien
inconstants et peu sûrs. Je les ai vus passer de l’opposition la plus
révolutionnaire au gouvernementalisme le plus échevelé, et cela d’un
moment à l’autre, sans motif apparent. Ils menaçaient un jour de placer
des bombes sous le siège du chancelier; le lendemain ils votaient
d’enthousiasme des lois réactionnaires. On ne pouvait jamais compter
d’une façon absolue sur le concours de ces personnages changeants.»

                   *       *       *       *       *

On s’expose à bien des erreurs dans l’interprétation de la conduite des
peuples quand on oublie que toutes les âmes ne se mesurent pas avec le
même mètre.




CHAPITRE III

L’incompréhension entre races différentes.


L’incompréhension régit les rapports entre les êtres de race,
d’éducation et de sexe différents, parce que les mêmes sensations et les
mêmes mots éveillent chez eux des idées et des sentiments dissemblables.

                   *       *       *       *       *

La guerre a montré une fois de plus à quel point les peuples se
connaissaient peu. L’Allemagne ignorait l’âme de la France et de
l’Angleterre. Nous n’ignorions pas moins celle de l’Allemagne.

                   *       *       *       *       *

Les peuples ont appris par la lutte actuelle combien variait, suivant
les races, le sens de certains mots abstraits: droit, liberté, justice,
humanité, force et bien d’autres. Les philosophes le savaient déjà.

                   *       *       *       *       *

Un des plus frappants exemples d’incompréhension entre hommes de races
différentes est fourni par ce fait que les socialistes allemands et
français s’étaient rencontrés dans de nombreux congrès sans avoir jamais
soupçonné leurs divergences d’idées, de sentiments et même de doctrines.

                   *       *       *       *       *

Possible dans le domaine des intérêts, l’internationalisme ne l’est pas
dans celui des sentiments.

                   *       *       *       *       *

La persistance des haines de race tient à ce que les hommes de
mentalités dissemblables réagissent de façons différentes sous des
excitations semblables. Croyances, jugements, visions de la vie, tout
chez eux diffère.

                   *       *       *       *       *

Si les idées des peuples étrangers ou des peuples morts sont souvent
inaccessibles, c’est que nous ne pouvons les juger qu’à travers notre
propre mentalité. Comment comprendre aujourd’hui, par exemple, un Romain
divinisant les empereurs, les cités et même de simples abstractions
comme la concorde?

                   *       *       *       *       *

Les professeurs qui déclaraient autrefois le peuple allemand un
admirable modèle le donnent aujourd’hui comme type de la barbarie. Ils
auraient évité de telles variations d’opinion en étudiant ses doctrines
philosophiques. Les conquêtes et les massacres des Germains sont, en
effet, de simples applications des enseignements que propageaient depuis
longtemps leurs livres.

                   *       *       *       *       *

L’âme d’un peuple nous est impénétrable quand elle s’écarte trop de la
nôtre et surtout lorsque, n’étant pas encore stabilisée, elle varie sans
cesse avec les circonstances. Les oscillations de l’âme russe nous
restent pour cette raison incompréhensibles.

                   *       *       *       *       *

Pour se supporter, les êtres de mentalité différente doivent s’éviter.
Dès qu’ils se fréquentent, leurs divergences psychologiques entrent en
conflit.

                   *       *       *       *       *

Nous considérons volontiers comme privé de tout jugement l’homme qui n’a
pas notre jugement.




CHAPITRE IV

Rôle des illusions dans la vie des peuples.


Les illusions correspondent à d’irréductibles besoins de la mentalité
humaine, puisque leur influence se montra toujours prépondérante à
travers l’histoire. A toutes les époques des millions d’hommes se
trouvèrent prêts à se sacrifier pour elles. C’est au nom d’illusions que
de grands empires ont été détruits et d’autres fondés.

                   *       *       *       *       *

Le faible rôle des influences rationnelles dans la vie des peuples est
une des causes qui rendent si difficile d’en pressentir le cours. Si
l’on éliminait de l’histoire les illusions et les fantômes, il n’y
aurait plus d’histoire.

                   *       *       *       *       *

Beaucoup d’esprits considéraient notre époque comme un âge positif
n’obéissant qu’à la raison. L’expérience est venue prouver au contraire
que le monde restait conduit par les plus chimériques utopies. Au nom de
leur illusoire mission d’hégémonie les Allemands ont ravagé l’Europe,
pendant que les pays envahis étaient victimes d’illusions d’un autre
ordre, pacifistes et internationalistes, qui faillirent amener leur
perte.

                   *       *       *       *       *

La crédulité complète et non le scepticisme constitue l’état normal des
individus et surtout des peuples.

                   *       *       *       *       *

Si les hallucinés n’avaient pas joué un rôle prépondérant dans
l’histoire, le cours des événements eût été différent. Il n’est pas
certain cependant que le monde y aurait gagné. L’erreur fut souvent un
stimulant plus fort que la vérité.

                   *       *       *       *       *

Les peuples se passent plus facilement de pain que d’illusions.
Subjugués par ces fantômes séduisants, ils oublient leurs intérêts les
plus chers.

                   *       *       *       *       *

Dans la lutte éternelle contre l’illusion, la raison ne peut triompher
sans l’aide du temps.

                   *       *       *       *       *

L’expérience seule est une destructrice rapide d’illusions, à la
condition de revêtir une forme catastrophique. Elle rend alors l’erreur
instantanément visible comme l’éclair illuminant la nuit.

                   *       *       *       *       *

Au moment où s’ébauchent dans le monde de nouvelles tentatives de
pacifisme, il est utile de rappeler cette réflexion du président
Roosevelt: les illusions pacifistes ont coûté à la France des torrents
de larmes et de sang.

                   *       *       *       *       *

Le pacifisme est un générateur certain de guerres de conquêtes. Un
peuple pacifiste n’étant pas redouté attire fatalement l’agression sur
lui. Une nation bien armée se voit rarement attaquée.

                   *       *       *       *       *

Les illusions collectives cèdent à des nécessités, jamais à des
raisonnements.

                   *       *       *       *       *

L’Allemagne restera pendant longtemps dangereuse parce que la coalition
des peuples contre elle a grandi ses illusions et son orgueil. Incapable
de comprendre les motifs de cette coalition, elle les attribue à une
jalousie universelle causée par sa prétendue supériorité.

                   *       *       *       *       *

Ce que nous nommons le progrès des idées n’est souvent qu’une
transformation des illusions créées par ces idées.

                   *       *       *       *       *

L’erreur étant généralement plus impressionnante que la vérité, les
politiciens préfèrent l’erreur à la vérité.

                   *       *       *       *       *

Les forces matérielles combattues aujourd’hui sont redoutables, mais les
illusions génératrices de ces forces plus redoutables encore.

                   *       *       *       *       *

Créatrices d’espérance et par conséquent de bonheur, les illusions
seront toujours plus séduisantes que les réalités.

                   *       *       *       *       *

Pour détruire une erreur il faut plus de temps que pour l’établir.

                   *       *       *       *       *

L’art de manier des illusions est aussi nécessaire aux conquérants que
l’art de manier les canons.

                   *       *       *       *       *

L’irréel est le grand générateur du réel.




CHAPITRE V

Les Opinions individuelles et la conduite.


Au point de vue intellectuel, la valeur de l’homme dépend d’abord de son
jugement, puis du nombre et de la précision de ses informations. Au
point de vue de la conduite, elle dépend de son caractère.

                   *       *       *       *       *

La véritable personnalité d’un individu ou d’un peuple réside moins dans
son intelligence que dans son caractère.

                   *       *       *       *       *

L’homme intelligent sans caractère reste toujours un mené et ne devient
jamais un meneur. Il est rarement le maître de sa conduite.

                   *       *       *       *       *

Les opinions que l’on professe exercent généralement une influence assez
faible sur la conduite que l’on pratique.

                   *       *       *       *       *

Beaucoup d’hommes ont raison d’affirmer l’invariabilité de leurs
opinions, mais tort de s’en vanter. C’est montrer qu’ils n’ont rien
appris depuis le jour où elles se sont formées. Une preuve aussi
évidente d’ignorance ou d’imbécillité ne s’affiche pas.

                   *       *       *       *       *

Rares sont les esprits capables d’édifier leurs opinions sur des
réflexions personnelles. La race, le groupe social, le milieu, la
profession, le journal suffisent le plus souvent à orienter les idées et
alimenter les discours.

                   *       *       *       *       *

Penser collectivement est la règle générale. Penser individuellement
l’exception.

                   *       *       *       *       *

La valeur attribuée à une opinion ne dépend pas généralement de sa
justesse, mais du prestige possédé par celui qui l’énonce.

                   *       *       *       *       *

La plupart des êtres restent enveloppés d’un réseau d’opinions, de
préjugés et d’erreurs qui leur voile les réalités. Ils traversent la vie
sans y percevoir autre chose que les visions de leurs rêves ou les
récits de leurs livres.

                   *       *       *       *       *

Dans les grands cataclysmes sociaux, l’âme individuelle est tellement
dominée par l’âme collective que les esprits les plus éminents perdent
leurs facultés critiques et deviennent incapables de percevoir
clairement aucune évidence.

                   *       *       *       *       *

Chez les individus, et surtout chez les peuples, les blessures d’intérêt
s’oublient assez facilement. Celles d’amour propre ne se pardonnent pas.

                   *       *       *       *       *

Le remords, sentiment individuel, est ignoré des collectivités. Les
pires crimes d’une nation trouvent chez elle autant de défenseurs que
ses vertus.

                   *       *       *       *       *

S’ignorer vaut mieux parfois que se connaître.

                   *       *       *       *       *

La véritable connaissance de soi-même rendrait généralement fort
modeste.

                   *       *       *       *       *

On rencontre beaucoup d’hommes parlant de liberté, mais on en voit très
peu dont la vie n’ait pas été principalement consacrée à se forger des
chaînes.

                   *       *       *       *       *

Nos vertus resteraient parfois bien incertaines si, à défaut de l’espoir
d’une récompense, elles n’avaient la vanité pour soutien.

                   *       *       *       *       *

L’homme est le vrai créateur de sa destinée. Il reste une épave dans la
vie quand il n’en est pas convaincu.

                   *       *       *       *       *

Les volontés précaires se traduisent par des discours, les volontés
fortes par des actes.

                   *       *       *       *       *

Tâcher de modifier sa vie intérieure est plus utile au bonheur que
d’user ses forces à poursuivre la transformation de sa vie extérieure.




CHAPITRE VI

Les opinions collectives.


L’opinion collective est devenue si puissante que les autocrates les
plus absolus ne sauraient lui résister. Les peuples, et non leurs
maîtres, dicteront bientôt la paix ou la guerre.

                   *       *       *       *       *

L’opinion publique représente une force considérable, mais rarement
spontanée. Il faut des meneurs pour la créer ou l’orienter, surtout dans
le cas de grands conflits.

                   *       *       *       *       *

S’annexer à un groupe, c’est prendre l’âme collective et les opinions de
ce groupe. Dans les agglomérations aux contours bien nets: militaires,
magistrats, professeurs, etc., l’identité des occupations et surtout la
contagion mentale donnent à tous les membres de ce groupe des opinions
collectives voisines.

                   *       *       *       *       *

Les enchaînements de la logique collective n’étant pas ceux de la
logique rationnelle, les contradictions que ne supporterait pas la
seconde sont acceptées facilement par la première.

                   *       *       *       *       *

Les foules raisonnent peu, mais sentent et réagissent vivement. Entre la
sensation et la réaction, l’individu sait intercaler un raisonnement,
l’homme en foule ne le peut pas.

                   *       *       *       *       *

Les mots et les images ont plus de pouvoir sur l’âme des multitudes que
tous les arguments.

                   *       *       *       *       *

Une opinion fondée sur des sentiments collectifs peut être exacte, mais
la raison n’a généralement aucune part dans sa genèse.

                   *       *       *       *       *

On a justement remarqué qu’en Russie les foules ne s’attachent pas aux
idées, mais au verbe. En quelques minutes elles applaudiront avec
enthousiasme des orateurs soutenant des opinions diamétralement
contraires. La même observation pourrait s’appliquer à beaucoup de pays.

                   *       *       *       *       *

Quand l’homme auquel on veut confier la direction d’une affaire propose
de se faire assister par un comité, il faut renoncer immédiatement à lui
confier cette affaire.

                   *       *       *       *       *

En devenant collective l’erreur acquiert la force d’une vérité.




CHAPITRE VII

Les idées dans la vie des peuples.


Chaque civilisation avec ses institutions, sa philosophie, sa
littérature et ses arts, dérive d’un petit nombre d’idées directrices.
Elles impriment leur marque sur tous les éléments de cette civilisation.

                   *       *       *       *       *

Transformer les idées d’un peuple c’est changer sa conduite, sa vie, et
par conséquent le cours de son histoire.

                   *       *       *       *       *

Bien que la guerre européenne ne semble mettre en jeu que des forces
matérielles, des idées sont en réalité aux prises. L’absolutisme y lutte
contre les aspirations démocratiques.

                   *       *       *       *       *

La destinée d’un peuple dépend beaucoup plus des certitudes qui le
guident que des volontés de ses gouvernants.

                   *       *       *       *       *

L’Allemand moderne est plus dangereux encore par ses idées que par ses
canons. Le dernier des Teutons reste convaincu de la supériorité de sa
race et du devoir, qu’en raison de cette supériorité, il a d’imposer sa
domination au monde. Cette conception, identique à celle professée
longtemps par les Turcs à l’égard des Chrétiens, donne évidemment à un
peuple une grande force. Il faudra peut-être une nouvelle série de
croisades pour la détruire.

                   *       *       *       *       *

Les peuples qui prétendent se guider par des idées purement rationnelles
seront toujours militairement inférieurs à ceux conduits par des
croyances politiques, religieuses ou sociales, assez fortes pour créer
des fanatismes collectifs.

                   *       *       *       *       *

Si l’idée allemande triomphait, la face du monde changerait parce que
l’indépendance des peuples serait anéantie pour toujours.

                   *       *       *       *       *

La valeur politique ou sociale d’une idée ne doit pas se mesurer à son
degré de vérité, mais aux dévouements qu’elle inspire. A en juger par
les enseignements du passé et ceux de la guerre actuelle, les idées les
plus fausses sont souvent celles qui impressionnent le plus profondément
les âmes.

                   *       *       *       *       *

Pour se propager et devenir mobile d’action, une idée doit avoir un
soutien sentimental ou mystique. L’idée purement rationnelle n’est pas
contagieuse et reste sans force sur l’âme des multitudes.

                   *       *       *       *       *

Une idée vague et imprécise mais enveloppée de mystère exalte
facilement, alors qu’une idée claire et précise reste souvent sans
action.

                   *       *       *       *       *

Les événements qui bouleversent la vie des peuples changent fréquemment
les idées évoquées par les mots. Des termes anciens un peu usés, tels
que celui de patrie, acquièrent soudain un vigoureux relief; d’autres
jadis chargés d’espérances, tels que pacifisme et internationalisme,
perdent tout prestige.

                   *       *       *       *       *

A force de se vanter des vertus qu’il n’a pas, un peuple finit par se
persuader qu’il les possède.

                   *       *       *       *       *

Pour orienter la conduite d’un peuple, les idées n’ont pas besoin d’être
justes, il suffit qu’elles possèdent du prestige.

                   *       *       *       *       *

Le pacifisme et l’internationalisme qui nous ont coûté si cher durent
leur force aux erreurs séduisantes leur servant de soutien.

                   *       *       *       *       *

Les grands événements sont parfois générateurs d’idées contraires à
celles qui les ont fait naître. Les théories allemandes sur le droit et
la force seront sans doute tout à fait transformées par la guerre
actuelle.

                   *       *       *       *       *

Les idées sont soumises, comme les êtres, au processus d’évolution qui
condamne le monde à se transformer. Des idées directrices, justes à une
époque, ne le sont plus à une autre. L’oubli de ce principe nous valut
beaucoup d’erreurs militaires au début de la guerre.

                   *       *       *       *       *

On ne modifie les idées d’un peuple qu’en changeant ses formules. Des
expériences répétées sont nécessaires pour déterminer de tels
changements.

                   *       *       *       *       *

L’optimisme est, comme le pacifisme, la conséquence d’un état mental.
L’optimisme fait l’homme plus heureux, le pessimisme le rend plus
prévoyant. Si la France s’était préparée à la guerre annoncée par
quelques pessimistes, mais que niaient des optimistes enveloppés de
pacifisme, elle eût évité bien des ruines.

                   *       *       *       *       *

Les idées fausses sont les grandes dévastatrices de l’histoire. Les
armes matérielles ne suffisent pas à les combattre.

                   *       *       *       *       *

Une idée fausse n’ayant à tenir compte ni des réalités, ni des
vraisemblances, se présente généralement sous un aspect plus séduisant
qu’une idée vraie.

                   *       *       *       *       *

Une idée fausse trouve facilement des milliers d’hommes pour la
défendre. Une idée vraie en trouve généralement bien peu.

                   *       *       *       *       *

Quand une idée fausse envahit le champ de l’entendement, les expériences
les plus démonstratives restent sans action sur elle.

                   *       *       *       *       *

Faire pénétrer une idée fausse dans l’âme des multitudes, c’est allumer
un incendie dont nul ne peut prédire les ravages. Les dirigeants de
l’empire allemand doivent en être persuadés aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

Si l’histoire des guerres enregistrait seulement celles provoquées par
des idées justes, cette histoire serait fort courte.

                   *       *       *       *       *

La ténacité des idées fausses et leur danger sont mis en évidence par
les congrès socialistes tenus en pleine guerre. On y vit d’incorrigibles
théoriciens répéter inlassablement leurs erreurs sur le pacifisme et
l’internationalisme, origines de nos désastres.

                   *       *       *       *       *

Quand les luttes militaires seront terminées, certaines idées,
silencieuses aujourd’hui, entreront de nouveau en conflit. Des résultats
de ce conflit entre les idées vraies et les idées fausses l’avenir des
peuples dépend.

                   *       *       *       *       *

Les plus sanguinaires conquérants sont moins dévastateurs que les idées
fausses.




CHAPITRE VIII

La vieillesse des peuples.


Il n’est pas d’exemple, dans l’histoire, de nations ayant progressé
toujours. Après une certaine phase de grandeur elles déclinent et
disparaissent, ne laissant parfois que d’incertains vestiges.

                   *       *       *       *       *

Si les cycles de l’histoire doivent se répéter, toutes les nations
seraient, comme celles du passé, condamnées à vieillir et disparaître.
Le sable a recouvert les vestiges de Ninive. La gloire de Rome n’est
plus qu’un souvenir.

                   *       *       *       *       *

Les peuples périssent, les œuvres survivent quelquefois. Mais de la mort
une vie nouvelle jaillit bientôt. Sur la poussière des races créatrices
des pyramides sont nées des races nouvelles, riches de vérités inconnues
des anciennes civilisations.

                   *       *       *       *       *

Ce qu’on appelle la vieillesse d’un peuple est une vieillesse mentale
beaucoup plus que biologique.

                   *       *       *       *       *

La vieillesse d’un peuple commence lorsque, amolli par le bien-être et
devenu incapable d’effort, il substitue l’égoïsme individuel à l’égoïsme
collectif, cherche à obtenir un maximum de tranquillité avec un minimum
de travail et se montre incapable de s’adapter aux nécessités nouvelles
que les progrès d’une civilisation font toujours surgir.

                   *       *       *       *       *

Les peuples ne grandissent plus quand la vie leur devient trop facile.
Rome ne progressa que pendant la période de ses luttes. L’âge de la paix
et de la prospérité matérielle marqua les débuts de son déclin.

                   *       *       *       *       *

Il existe dans l’histoire des peuples des moments où le culte de la
force, la passion du gain et la mauvaise foi peuvent constituer des
éléments de succès, mais de tels succès entraînent bientôt la décadence.
Carthage en fit jadis l’expérience. Malgré ses richesses et la puissance
de ses armées, elle disparut de l’histoire en ne laissant d’autres
vestiges que le mépris des peuples pour la foi punique.

                   *       *       *       *       *

Les vieillards, assurait Bacon, font trop d’objections, consultent trop
longuement, risquent trop peu, regrettent trop vite, agissent rarement
au moment propice et se contentent de succès médiocres. De tels défauts
s’observent également chez des peuples dont diverses causes ont paralysé
les énergies.

                   *       *       *       *       *

L’impuissance à se décider, la tendance à l’inaction et la peur des
responsabilités sont des symptômes caractéristiques de sénilité chez les
individus comme chez les peuples.

                   *       *       *       *       *

Il semblerait qu’arrivés à une certaine phase de leur existence, les
peuples ne puissent progresser sans l’action de grandes crises
bouleversant leur vie. Elles paraissent nécessaires pour les dégager de
l’étreinte d’un passé devenu trop lourd, de préjugés et d’habitudes trop
fixés.

                   *       *       *       *       *

Un peuple vieillit vite lorsque, ne sachant pas s’adapter aux nécessités
nouvelles, il se laisse dépasser. A en juger par les statistiques
industrielles, maritimes et commerciales, certaines nations étaient
avant la guerre considérablement distancées par d’autres. La lutte
actuelle sera peut-être un stimulant capable de réveiller les activités
endormies.

                   *       *       *       *       *

Lorsqu’une catastrophe met en évidence l’usure et par conséquent
l’insuffisance d’une ancienne armature sociale, la nécessité de la
transformer s’impose. Bien dirigée, cette difficile opération rend à la
société ébranlée une vie nouvelle. Mal conduite, et ce cas est le plus
fréquent, elle engendre une anarchie qui, pour certains peuples, a
marqué la fin de leur histoire.

                   *       *       *       *       *

Parmi les causes de destruction menaçant les civilisations trop
vieilles, on peut citer l’accumulation des règlements régissant la vie
sociale. Ils paralysent les libertés, les initiatives, et finalement la
volonté d’agir.

                   *       *       *       *       *

Certaines professions créèrent à toutes les époques les mêmes
déformations mentales. Machiavel se plaignait déjà de la paperasserie et
de la routine des états-majors de son temps.

                   *       *       *       *       *

Le développement du pacifisme, chez un peuple entouré de nations avides
de conquêtes, désagrège les ressorts de son activité et le conduit
rapidement à être asservi.

                   *       *       *       *       *

Un passé de grandeur est toujours pour les peuples un lourd, parfois
même un écrasant fardeau.

                   *       *       *       *       *

Le degré de vitalité des diverses nations sera plus visible encore au
lendemain de la paix que pendant la guerre.




LIVRE IV

Facteurs matériels de la Puissance des Nations




CHAPITRE PREMIER

L’âge de la houille.


Dans la phase d’évolution actuelle du monde, les actions des peuples et
des rois sont dominées par des nécessités économiques beaucoup plus
fortes que leurs volontés.

                   *       *       *       *       *

L’âge industriel a définitivement envahi le monde. La supériorité d’un
peuple n’est plus caractérisée par le développement de sa philosophie,
de sa littérature et de ses arts, mais par sa richesse en houille et sa
capacité technique.

                   *       *       *       *       *

Dans tout le monde antique et jusqu’à une époque récente la puissance
d’un pays dépendait beaucoup du nombre et de la capacité de ses
habitants. Elle résulte principalement aujourd’hui de sa richesse en
charbon.

                   *       *       *       *       *

L’évolution nouvelle de l’âge moderne se caractérise par le rôle de la
houille. Sans utilité il y a deux siècles, elle est devenue si
indispensable que la vie d’un pays s’arrêterait avec sa disparition.
Plus de chemins de fer, plus d’usines, et en temps de guerre plus de
canons.

                   *       *       *       *       *

La houille seule pouvait créer le machinisme rénovateur moderne de la
civilisation.

                   *       *       *       *       *

Dans la vie des peuples, l’enchaînement des phénomènes finit par dominer
toutes les volontés. La découverte de mines de houille permit à
l’Allemagne la fabrication économique de produits d’exportation. Il en
résulta une surproduction nécessitant la conquête de marchés lointains
et, par voie de conséquence, la création d’une flotte puissante pour
protéger ces exportations. Les ambitions germaniques grandirent et la
réalisation de l’ancien rêve d’hégémonie parut possible.

                   *       *       *       *       *

La richesse d’un pays en charbon et en fer détermine aujourd’hui, non
seulement le niveau de sa puissance militaire et industrielle, mais
encore sa possibilité d’expansion commerciale.

                   *       *       *       *       *

Le rôle prépondérant du fer et du charbon dans les guerres modernes a
été mis en évidence par le manifeste des six grandes associations
industrielles de l’Allemagne affirmant que sans la conquête du bassin de
Briey, au début de la guerre, la lutte n’aurait pu être continuée, faute
du fer nécessaire aux munitions.

                   *       *       *       *       *

La puissance conférée à un pays par sa richesse en charbon résulte du
fait que le travail annuel d’un ouvrier, coûtant environ 1 500 francs,
peut être accompli par une quantité de houille valant 3 francs.
L’ouvrier-houille coûte donc cinq cents fois moins cher que l’ouvrier
humain[1].

  [1] On trouvera les éléments de ce calcul dans mon ouvrage: _Les
    enseignements psychologiques de la guerre_ (27e édition).

                   *       *       *       *       *

La prospérité économique de l’Allemagne tient surtout à ce qu’elle
extrait annuellement de son sol 190 millions de tonnes de charbon. Leur
énergie mécanique représente le travail manuel de 950 millions
d’ouvriers.

                   *       *       *       *       *

Tâcher d’accaparer l’énergie solaire comme le firent les plantes qui
formèrent jadis la houille sera pour les peuples privés de charbon un
des gros problèmes de l’avenir.

                   *       *       *       *       *

Un pays dont la richesse houillère est insuffisante ne peut fabriquer
économiquement. Il se trouve par conséquent forcé de limiter ses
exportations à des produits dont la fabrication exige une faible force
motrice.

                   *       *       *       *       *

Accroître la production houillère d’un pays revient à augmenter le
chiffre de ses travailleurs. Avec beaucoup de houille et peu d’habitants
un peuple est plus riche et plus fort qu’avec peu de charbon et beaucoup
d’habitants.




CHAPITRE II

Les luttes économiques.


Les luttes économiques sont parfois aussi ruineuses que les luttes
militaires. L’histoire montre qu’elles engendrèrent la décadence de
plusieurs pays.

                   *       *       *       *       *

Pas de progrès sans concurrence, et par conséquent sans luttes
industrielles.

                   *       *       *       *       *

De nos jours, une lutte économique peut enrichir le vainqueur. Une lutte
militaire le ruine pour longtemps. Les relations entre peuples seront
transformées quand des expériences suffisamment répétées auront prouvé
l’exactitude de cette vérité.

                   *       *       *       *       *

Un peuple envahissant progressivement une nation avec ses produits
arrive à la dominer aussi complètement que s’il l’avait conquise par les
armes. La dépendance économique crée vite la dépendance politique.

                   *       *       *       *       *

Les alliances militaires sont faciles, parce qu’elles associent des
intérêts semblables. Les alliances économiques durables sont presque
impossibles, les intérêts industriels et commerciaux des alliés n’étant
pas identiques.

                   *       *       *       *       *

En matière industrielle et commerciale, aucune barrière douanière,
aucune intervention de l’État, aucun règlement ne sauraient protéger
utilement l’incapacité professionnelle et le défaut d’initiative.

                   *       *       *       *       *

Quand un peuple possède une industrie presque prospère, l’agriculture
par exemple, il doit s’efforcer avant toute autre entreprise de rendre
cette industrie entièrement prospère.

                   *       *       *       *       *

D’après les statistiques, la France malgré la qualité de son sol
n’obtient, en raison de ses procédés inférieurs de culture, qu’une
moyenne de 13 hectolitres de blé à l’hectare, alors que l’Allemagne et
l’Angleterre en obtiennent 21 et le Danemark 27. La différence est du
même ordre pour l’avoine et l’orge. Ne semble-t-il pas évident
qu’améliorer notre culture serait autrement rémunérateur que de
fabriquer péniblement pour l’exportation des marchandises rendues par la
concurrence peu rémunératrices?

                   *       *       *       *       *

C’est avec raison qu’un éminent défenseur de l’agriculture disait
récemment qu’elle deviendra la pierre angulaire de la reconstitution
nationale.

                   *       *       *       *       *

La capacité d’absorption commerciale des peuples lointains se réduit à
mesure qu’ils progressent. Le Japon et bientôt le reste de l’Asie
semblent devoir se fermer entièrement aux produits européens.

                   *       *       *       *       *

Dans les pays où l’industrie est restée individuelle, elle ne saurait
lutter contre les associations formées à l’étranger.

                   *       *       *       *       *

Une des grandes forces de l’industrie allemande est d’avoir régularisé
l’association des fabricants de produits similaires et rendu ainsi très
économique la production.

                   *       *       *       *       *

Les associations d’industries semblables, généralisées depuis longtemps
en Allemagne sous le nom de cartels, sont une condition nécessaire des
progrès industriels modernes. Pour lutter utilement contre de nouvelles
invasions commerciales, nos fabricants devront apprendre à s’associer au
lieu de se combattre.

                   *       *       *       *       *

La lutte contre l’invasion des marchandises allemandes n’est possible
que par la fabrication de produits similaires au même prix.
L’établissement de barrières douanières supposées inviolables n’aurait
d’autres conséquences que l’introduction, par les pays neutres, de
produits fabriqués en Allemagne ou dans ces mêmes pays neutres par des
Allemands. Ce serait enrichir à notre détriment d’autres peuples.

                   *       *       *       *       *

Il a fallu le conflit mondial pour révéler que le commerce allemand
allait progressivement conquérir tous les marchés. On accumulera bien
des discussions avant d’expliquer comment, avec une situation aussi
exceptionnelle, les Germains ne firent pas l’impossible pour éviter la
guerre.

                   *       *       *       *       *

Les futures tentatives d’hégémonie industrielle de l’Allemagne seront
aussi redoutables que son rêve d’hégémonie militaire.

                   *       *       *       *       *

En attendant le jour où l’orientation des idées aura complètement
changé, le monde verra sans doute les luttes économiques alterner avec
les luttes guerrières et s’engendrer réciproquement.

                   *       *       *       *       *

Les guerres à main armée représentent un état transitoire, les luttes
économiques un état permanent.




CHAPITRE III

Le conflit entre les conceptions chimériques et les nécessités
économiques.


Bien que souvent invisibles, les nécessités économiques sont les grandes
régulatrices du monde moderne.

                   *       *       *       *       *

L’État avec son inexpérience, sa rigidité, son irresponsabilité et
l’indifférence de ses employés, ne saurait intervenir dans les rouages
compliqués du commerce sans les fausser entièrement.

                   *       *       *       *       *

Les théories politiques illusoires exercent parfois plus de ravages que
les canons. Les conceptions socialistes sur le pacifisme, la lutte des
classes, la destruction du capital furent les causes principales
d’erreurs militaires et économiques sous le poids desquelles la France
faillit succomber.

                   *       *       *       *       *

Oublieux de la puissance des lois économiques qui mènent le monde, la
plupart des hommes politiques restent persuadés que les formules et les
décrets issus de leurs craintes ou de leurs désirs peuvent changer le
cours des choses.

                   *       *       *       *       *

Une des expériences les plus démonstratives du danger de violer les lois
économiques est fournie par les résultats des taxations pendant la
guerre. Elles contribuèrent à la disette de charbon et de divers
aliments.

                   *       *       *       *       *

L’activité possible d’un peuple dépend de toute une série de facteurs
indépendants de ses désirs: production de son sol, chiffre de sa
population, aptitudes de sa race surtout.

                   *       *       *       *       *

Un pays qui, sous prétexte de se suffire à lui-même, refuserait
d’acheter au dehors les matières premières: coton, soie, houille, etc.,
nécessaires à diverses industries, déterminerait la mort de ces
industries et des commerces qui s’y rattachent.

                   *       *       *       *       *

Certaines exportations d’articles de luxe peuvent être facilitées par
des sympathies internationales. Celles des matières premières
indispensables, telles que la houille ou le coton, dépendent de
nécessités impérieuses supérieures à tous les sentiments.

                   *       *       *       *       *

Prétendre cesser les relations commerciales avec un peuple qui peut seul
obtenir économiquement certains produits indispensables constitue une
illusion dangereuse. Le boycottage des personnes est utile, celui des
marchandises fabriquées souvent nécessaire, celui des matières premières
impossible.

                   *       *       *       *       *

Supprimer le risque et la concurrence dans les entreprises
industrielles, comme le rêvent encore les socialistes latins, serait
tarir tous les progrès de la civilisation.

                   *       *       *       *       *

L’exploitation de nos richesses industrielles et agricoles après la
guerre exigera un développement immense du crédit nécessitant une
décentralisation financière d’où résultera la renaissance des anciennes
banques provinciales que les grandes sociétés firent disparaître. Seules
ces banques régionales peuvent apprécier la valeur des industries
locales et par conséquent le crédit qu’elles méritent.

                   *       *       *       *       *

La diversité des conseils donnés par les théoriciens sur le sens de nos
futurs efforts montre qu’ils tiennent plus de compte de leurs désirs que
des possibilités économiques.

                   *       *       *       *       *

En poursuivant l’édification de sociétés imaginaires filles de la raison
pure, les théoriciens préparent la décadence des nations où ils vivent.

                   *       *       *       *       *

L’établissement d’une ligue pour la paix semble facile parce que, malgré
tous les enseignements de l’histoire, on suppose les alliances capables
de survivre à des intérêts économiques contradictoires.

                   *       *       *       *       *

L’affirmation des diplomates allemands que les petits États doivent
disparaître au profit des grands dérive d’une conception jadis exacte
mais inapplicable à l’évolution économique actuelle du monde. Une
fédération de petits États gardant leur indépendance est aujourd’hui
possible alors que leur annexion ne saurait être maintenue que par une
oppression militaire fort coûteuse.

                   *       *       *       *       *

Avec l’évolution des idées résultant de l’observation des faits, la
domination de territoires étrangers, but principal de la guerre
actuelle, apparaîtra bientôt comme une opération ruineuse dans le
présent et sans profit pour l’avenir.

                   *       *       *       *       *

Développer la production et supprimer tous les obstacles dont les
socialistes cherchèrent à l’entraver, devrait être le but essentiel de
notre future politique.

                   *       *       *       *       *

Le premier ministre de la Grande-Bretagne disait au Parlement que
l’avenir des peuples dépendra du parti qu’ils sauront tirer des
enseignements de la guerre. Le monde est entré, en effet, dans une phase
de civilisation où l’action des chimères serait aussi funeste que celle
des plus destructives invasions.




CHAPITRE IV

Le rôle de la fécondité.


Du microbe jusqu’à l’homme, la fécondité fut toujours une cause, sinon
de supériorité, au moins de prospérité. A l’époque des invasions
germaniques qui détruisirent la civilisation romaine, l’inlassable
fécondité des envahisseurs constitua leur principale condition de
succès. Tués par milliers ils renaissaient toujours.

                   *       *       *       *       *

Tout peuple qui se développe avec excès devient fatalement envahisseur
et destructeur des peuples dont la fécondité est moindre.

                   *       *       *       *       *

Un pays est redoutable pour ses voisins quand son sol ne lui procure
plus une nourriture suffisante. La faim fut l’origine des grandes
invasions qui bouleversèrent jadis l’Europe.

                   *       *       *       *       *

Si les hordes germaniques n’avaient pas autrefois pullulé sur un sol
incapable de les nourrir, le monde n’eût connu ni la destruction de la
civilisation romaine, ni les mille ans du moyen âge, ni la guerre
actuelle.

                   *       *       *       *       *

Il est dangereux de ne prospérer que lentement auprès d’un peuple
grandissant très vite. La guerre a prouvé l’importance de cette vérité.

                   *       *       *       *       *

La paix ne devra pas faire oublier les paroles suivantes prononcées au
Reichstag: «Tous les idéals humanitaires sont pour toujours ensevelis.
Nous voulons ce dont nous avons besoin, et surtout de la terre pour
nourrir de plus grandes masses d’hommes.»

                   *       *       *       *       *

Les Allemands qui avant la guerre voyaient, sous l’influence de causes
identiques à celles agissant en France, leur natalité commencer à
décroître, n’en cherchaient pas le remède dans des procédés fiscaux,
mais considéraient «qu’une politique de repopulation est avant tout une
politique de colonisation des campagnes».

                   *       *       *       *       *

La rivalité dans la fécondité est devenue pour certains économistes
l’idéal à proposer aux peuples. Toute l’histoire des êtres, de l’insecte
jusqu’à l’homme, et celle des invasions germaniques de l’antiquité à nos
jours, démontrent que la surpopulation fut toujours une cause de guerres
d’extermination et de conquêtes.

                   *       *       *       *       *

Darwin a insisté sur cette loi générale ne souffrant pas, dit-il,
d’exception: les êtres se reproduisent dans une telle proportion que les
descendants d’un seul couple d’animaux quelconques envahiraient
rapidement le monde s’ils n’étaient pas régulièrement détruits en partie
à chaque génération. Les êtres humains subissant cette loi sont obligés
quand ils se multiplient trop ou de se détruire réciproquement, ou
d’envahir les pays voisins.

                   *       *       *       *       *

La qualité de la population représente un facteur de progrès fort
supérieur à sa quantité. S’il en était autrement les pays du monde les
plus peuplés, tels que la Russie et la Chine, au lieu de rester
demi-barbares, seraient à la tête de la civilisation.

                   *       *       *       *       *

Dans les civilisations de type industriel le succès appartient forcément
aux peuples non les plus nombreux, mais les plus travailleurs, les plus
disciplinés, les plus capables d’efforts collectifs, s’ils possèdent en
même temps assez de fer et de houille.

                   *       *       *       *       *

Un grand pays sans charbon n’a pas intérêt à voir sa population
s’accroître. L’Italie, dépourvue de houille, n’a pu devenir industrielle
et semble destinée à rester pauvre.




LIVRE V

Facteurs psychologiques de la Puissance des Peuples




CHAPITRE PREMIER

Rôle de certaines qualités secondaires dans la vie des peuples.


Des qualités inutilisables à certaines périodes de la civilisation
déterminent la prospérité d’un peuple quand de nouvelles conditions
d’existence permettent leur utilisation.

                   *       *       *       *       *

Les supériorités littéraires, artistiques et intellectuelles furent dans
certaines civilisations, celles des anciens Grecs et des Italiens de la
Renaissance, par exemple, des éléments de grandeur. La patience, la
ténacité, l’obéissance aux règlements et autres qualités jadis tenues
pour médiocres constituent dans les civilisations à forme industrielle
des conditions de succès.

                   *       *       *       *       *

L’âge moderne, avec sa technique compliquée et sa division du travail,
exige des qualités de patience, de vigilante attention, de minutie,
d’effort soutenu et de solidarité que des races individualistes à
intelligence vive ne pratiqueront jamais facilement.

                   *       *       *       *       *

Le sentiment de la continuité est pour un peuple un élément de stabilité
très lent à acquérir et sans lequel il ne saurait, cependant, ni durer
ni grandir.

                   *       *       *       *       *

La force des peuples modernes dépend de moins en moins de leurs
gouvernants. Elle se compose surtout d’une addition de millions de
petits efforts individuels. Un pays devient grand lorsque tous ses
citoyens travaillent à sa grandeur. Son déclin est rapide quand il
abandonne à l’État les initiatives et les responsabilités.

                   *       *       *       *       *

Les succès d’un peuple sont dus aujourd’hui moins à la valeur de ses
gouvernants, ou même de ses élites, qu’à certaines qualités, secondaires
possédées par la majorité des citoyens.

                   *       *       *       *       *

Les supériorités individuelles peuvent parfois se remplacer par de
modestes qualités collectives. Avec des poussières d’individualités
médiocres les Allemands ont su faire des agrégats très forts.

                   *       *       *       *       *

La puissance d’un peuple exige des qualités communes à la grande
majorité de ce peuple. La supériorité des élites ne suffit pas à
déterminer sa grandeur.




CHAPITRE II

La volonté et l’effort.


La bataille de la Marne, qui sauva Paris de la destruction et représente
le plus important événement de notre vie nationale, est un mémorable
exemple du rôle dominateur de la volonté des hommes sur les prétendues
fatalités de l’histoire.

                   *       *       *       *       *

Une des plus fécondes découvertes de la psychologie moderne est d’avoir
montré que notre activité consciente constitue la manifestation
superficielle d’une activité inconsciente beaucoup plus importante.

                   *       *       *       *       *

La volonté peut être consciente ou inconsciente. Dans la volonté
inconsciente la décision arrive toute formée dans le champ de la
conscience. La volonté consciente est au contraire précédée d’une
délibération et par conséquent d’une évaluation des motifs.

                   *       *       *       *       *

La décision volontaire la plus réfléchie contient presque toujours une
part de volonté inconsciente ayant contribué sinon à la faire naître, du
moins à la fortifier. Quand le président des États-Unis déclara la
guerre à l’Allemagne il est probable que dans la balance des motifs où
se pèsent nos décisions vinrent inconsciemment agir des facteurs tels
que l’utilité d’une armée en cas de conflit avec le Mexique ou le Japon,
l’importance prépondérante du rôle à prendre pour les États-Unis dans
les affaires du monde, etc. De ce bloc de motifs la décision belliqueuse
finit par jaillir.

                   *       *       *       *       *

S’il existe parfois une grande divergence entre les actes d’un homme et
ses propos, c’est que la volonté inconsciente peut différer nettement de
la volonté consciente créée par des influences superficielles. On le vit
au début de la guerre quand pacifistes et socialistes agirent d’une
façon si opposée à leurs doctrines.

                   *       *       *       *       *

La volonté inconsciente créée par les aïeux, puis fortifiée par
l’éducation et les influences du milieu, dirige les actes. La volonté
consciente dirige surtout les discours.

                   *       *       *       *       *

La place de l’homme dans la vie est marquée non par ce qu’il sait, mais
par ce qu’il veut et ce qu’il peut.

                   *       *       *       *       *

Les événements dominent les volontés faibles. Ils sont dominés par les
volontés fortes.

                   *       *       *       *       *

Pour progresser, il ne suffit pas de vouloir agir, il faut d’abord
savoir dans quel sens agir.

                   *       *       *       *       *

La clairvoyance est plus rare encore que la volonté.

                   *       *       *       *       *

La guerre a réveillé en France les vieilles énergies. Notre situation
économique dans le monde dépendra de la continuité de nos efforts
pendant la paix.

                   *       *       *       *       *

L’homme d’action est un constructeur ou un destructeur suivant la
direction de ses efforts.

                   *       *       *       *       *

Le progrès naît de la continuité de l’effort; la décadence, du repos.

                   *       *       *       *       *

Le seul moyen d’obtenir la continuité de l’effort est de transformer cet
effort en habitude par une éducation convenable. Ce n’est pas à
l’instruction livresque qu’un tel résultat peut être demandé.

                   *       *       *       *       *

L’effort continu est un véritable créateur de miracles. Grâce à lui, un
pays aussi peu militariste que l’Angleterre créa une armée de 4 millions
de combattants et transforma toutes ses conditions d’existence.

                   *       *       *       *       *

Dans les guerres modernes où les grandes manœuvres sont rares,
l’intelligence organise la préparation, mais la continuité d’effort des
combattants est une condition principale de succès.

                   *       *       *       *       *

L’évolution prochaine du monde conduira les peuples à compter un peu sur
leurs alliances, mais beaucoup plus sur leurs propres efforts. Ayant
expérimentalement appris la faible valeur du droit sans force, ils
devront acquérir la puissance nécessaire pour ne jamais devenir des
vaincus.

                   *       *       *       *       *

L’inaction morne de certains hommes rebelles à tout effort ne diffère
pas sensiblement du repos de la tombe. Ces morts vivants n’ont de la vie
que l’apparence.




CHAPITRE III

L’adaptation.


La loi de l’adaptation régit tous les êtres. Se transformer en
s’adaptant ou disparaître est une nécessité universelle.

                   *       *       *       *       *

De même que chaque variation de climat entraîne une transformation
profonde de la faune et de la flore, tout changement économique,
religieux, politique ou social nécessite une adaptation nouvelle de la
mentalité des peuples soumis à son action.

                   *       *       *       *       *

La contagion mentale est un puissant agent d’adaptation. On se plie
inconsciemment aux modifications acceptées par l’entourage. Le difficile
est de trouver ceux qui donneront l’exemple.

                   *       *       *       *       *

La vie mentale est conditionnée par deux influences prépondérantes,
celle des milieux passés, dont l’hérédité entretient l’empreinte, et
celle des milieux présents qui transforment graduellement les êtres. Ces
deux influences sont indispensables, mais tout progrès est impossible si
la puissance de l’une paralyse celle de l’autre.

                   *       *       *       *       *

La stabilité de l’âme d’un peuple, qui fait sa force dans la vie
normale, l’entrave aux époques où une adaptation rapide est nécessaire.
Ce fut le cas de l’Angleterre qui mit plus d’une année, après la
déclaration de guerre, pour s’adapter à des conditions d’existence
entièrement nouvelles.

                   *       *       *       *       *

L’adaptation rapide est toujours pénible parce que, si l’homme
transforme avec peine ses manières de vivre, il change plus
difficilement encore ses façons de penser.

                   *       *       *       *       *

Un peuple décline dès que son armature sociale est trop rigide pour se
plier à des conditions nouvelles d’existence. Une des causes les plus
fréquentes de la chute des grands empires fut cette inaptitude à
s’adapter aux nécessités imprévues que les circonstances faisaient
naître.

                   *       *       *       *       *

Chaque peuple ne peut absorber qu’une quantité limitée de civilisation.

                   *       *       *       *       *

Un des plus grands dangers menaçant une société est de contenir beaucoup
d’individus restés à des phases d’évolution inférieure et par conséquent
mal adaptés à l’état actuel de cette société.

                   *       *       *       *       *

L’âge moderne va devenir de plus en plus impitoyable aux inadaptés. Les
nécessités nouvelles élimineront vite ces survivants d’époques
disparues.




CHAPITRE IV

L’éducation.


Les hommes se conduisant beaucoup plus avec leur caractère qu’avec leur
intelligence, le but de l’éducation devrait être de dresser le
caractère. Les Allemands connaissent cette vérité, notre Université
semblait l’ignorer tout à fait.

                   *       *       *       *       *

L’éducation pourrait inculquer à l’élève l’esprit de corps en
l’intéressant aux succès de sa classe autant qu’à ses propres succès. Il
comprendrait alors que mieux vaut s’associer avec ses rivaux que les
combattre. Très méconnu en France, ce principe constitue un des éléments
de la puissance industrielle allemande.

                   *       *       *       *       *

L’éducation technique, la discipline de l’école puis de la caserne et
l’aptitude à l’effort collectif rendent facile aux Germains l’exécution
minutieuse du travail commandé. Ce n’est pas le maître d’école, mais le
technicien qui permit l’expansion industrielle de l’Allemagne.

                   *       *       *       *       *

Un savant professeur a parfaitement résumé l’état de notre éducation
technique en écrivant: «La guerre nous a forcés de créer en quelques
mois un outillage chimique formidable, alors que nous nous refusions à
perfectionner en temps de paix un matériel rudimentaire qui nous faisait
prendre en pitié par nos concurrents.»

                   *       *       *       *       *

On saisit l’utilité de l’éducation technique à ne considérer même que
l’enseignement agricole. Les spécialistes affirment que si nous
obtenions en céréales le même rendement à l’hectare que les Allemands,
dont le sol est pourtant inférieur à celui de la France, notre richesse
annuelle serait accrue de deux milliards.

                   *       *       *       *       *

En France l’agriculture reste une des professions les moins considérées,
alors qu’elle exige des connaissances plus variées que la plupart des
autres. «L’homme sachant bien diriger une ferme serait capable de
gouverner l’empire des Indes», disait un ministre anglais.

                   *       *       *       *       *

La réforme de l’enseignement industriel et commercial, jugée d’une
utilité absolue en Angleterre, serait encore plus nécessaire en France,
mais elle s’y heurtera longtemps à l’opposition d’une Université qui
prétend tout diriger bien que rebelle à tous les changements.

                   *       *       *       *       *

Le fouet à l’école, le bâton à la caserne, rendent les Germains capables
d’obéir sans discussion aux ordres de leurs chefs. L’énergie développée
pendant la guerre par des peuples chez lesquels ces procédés sont
inconnus prouve que l’âme humaine peut être disciplinée par des méthodes
moins serviles.

                   *       *       *       *       *

Un ministre de la Guerre prussien affirmait, au cours du présent
conflit, que la préparation militaire de la jeunesse à l’école doit
avoir pour but non seulement de la rendre plus forte, «mais aussi de
mettre un frein à l’esprit d’indépendance personnelle et d’initiative
qui menace de dégénérer en un subjectivisme dissolvant dont périssent
les démocraties». Ces principes ne sont utiles que pour former des
soldats prêts à se sacrifier aux ambitions d’un souverain.

                   *       *       *       *       *

Si l’égalité démocratique est réalisable, elle le sera seulement par un
système d’éducation utilisant les capacités spéciales de chaque être et
non par des institutions politiques.

                   *       *       *       *       *

Une des forces de l’éducation allemande est de savoir tirer parti, grâce
à des enseignements variés, des aptitudes différentes de chaque élève.
Une cause de faiblesse dans l’éducation latine est son enseignement
identique appliqué à des mentalités dissemblables.

                   *       *       *       *       *

L’éducation ne devrait pas avoir pour but la récitation de manuels, mais
la création d’habitudes de pensée et de caractère. L’enseignement
purement mnémonique de nos Universités développe peu l’intelligence et
nullement le caractère. Professeurs, parents et élèves ne l’ont pas
encore compris.

                   *       *       *       *       *

Aucune amélioration possible de l’éducation en France si elle continue à
être dirigée par des universitaires ne connaissant le monde qu’à travers
leurs livres.

                   *       *       *       *       *

Une éducation purement intellectuelle devient vite une cause de
décadence.

                   *       *       *       *       *

Les théories livresques ne fournissent qu’une conception déformée de
l’univers, sans rapport avec les enseignements de l’expérience.

                   *       *       *       *       *

Les Anglais considèrent avec raison que certains jeux scolaires
préparent très utilement à la vie. Une équipe sportive implique en
effet: association, hiérarchie, discipline, qualités indispensables à
une société qui veut prospérer.

                   *       *       *       *       *

Une des réformes futures les plus nécessaires sera d’inculquer à tous
les jeunes Français le respect de la discipline. Elle était devenue
nulle dans la famille, nulle à l’école, nulle dans les administrations,
nulle dans les arsenaux, nulle enfin partout.

                   *       *       *       *       *

L’homme ne sachant pas se dominer lui-même y est contraint par les lois,
mais cette discipline imposée ne vaut jamais la discipline interne que
peut donner l’éducation.

                   *       *       *       *       *

La réforme de l’éducation constituera la tâche la plus urgente après la
guerre. Bien que des esprits éclairés aient inutilement tenté de
modifier notre Université, il ne faut plus désespérer d’y réussir en
songeant que les grandes catastrophes sont génératrices de réformes que
tous les discours du temps de paix ne pouvaient obtenir.

                   *       *       *       *       *

Une éducation capable d’accroître le jugement et la volonté est
parfaite, quelles que soient les choses enseignées. Avec ces seules
qualités, l’homme sait orienter sa destinée.

                   *       *       *       *       *

Mieux vaut comprendre qu’apprendre.




CHAPITRE V

La morale.


Parmi les causes de la force d’un peuple figure au premier rang le degré
de sa moralité. Lorsque la Russie se trouva sans munitions ni vivres,
par la faute d’une série de ministres, de généraux et de bureaucrates
prévaricateurs, elle comprit nettement le rôle de la morale dans la vie
des nations.

                   *       *       *       *       *

La morale d’un peuple est l’œuvre de son passé. Le présent crée les
vertus de l’avenir. Nous vivons de la morale de nos pères et nos fils
vivront de la nôtre.

                   *       *       *       *       *

Toute règle morale est d’abord une gêne, une contrainte qu’il faut
imposer. La répétition seule en fait une habitude facilement acceptable.

                   *       *       *       *       *

Une moralité commerciale élevée donne à un peuple la supériorité sur des
rivaux n’atteignant pas le même degré de moralité. Quand un éditeur, par
exemple, inscrit sur la couverture d’un guide ancien une date récente
pour tromper l’acheteur, ou qu’un fabricant réputé d’objectifs met sa
marque sur un instrument médiocre, ils ne font que favoriser les
concurrents étrangers tenant à jour leurs guides et vérifiant leurs
instruments.

                   *       *       *       *       *

La guerre actuelle aura contribué à prouver que, même en politique,
l’honnêteté est utile. L’Allemagne sait aujourd’hui ce que lui coûta la
violation de ses engagements à l’égard de la Belgique. Les ministres
russes qui trahirent leur patrie et occasionnèrent les désastres d’où
sortit la révolution durent faire dans leurs cachots de sérieuses
réflexions sur les avantages de la probité.

                   *       *       *       *       *

On citera pendant longtemps comme preuve de l’inintelligence des foules
les socialistes russes complotant d’abandonner les Alliés, entrés en
guerre uniquement pour défendre la Russie, sans comprendre que de tels
projets déshonoraient leur pays et engendraient à son égard une méfiance
qui l’empêcherait à l’avenir de trouver des alliés.

                   *       *       *       *       *

L’honnêteté raisonnée est de la sagesse, mais du fait seul qu’on la
raisonne elle tend à ne plus être de l’honnêteté.

                   *       *       *       *       *

Un des plus sûrs résultats des manœuvres diplomatiques allemandes fut de
provoquer une méfiance universelle. L’Allemagne a détruit dans le monde
toute confiance en ses discours. Elle souffrira longtemps de cette
défiance désormais indestructible.

                   *       *       *       *       *

En méprisant, au nom de leurs théories philosophiques, toutes les lois
morales pendant la guerre, les Allemands auront involontairement
contribué à la création d’une morale internationale. Réunis pour se
défendre, les peuples ont tellement insisté sur les principes pour
lesquels ils luttaient que ceux-ci, jadis un peu vagues, finiront par
s’incruster dans les âmes et inspirer un respect si universel qu’on
n’osera plus les violer.

                   *       *       *       *       *

Suivant les philosophes allemands, la morale qui règle les rapports
entre individus ne s’applique pas aux États. En leur qualité de
souverains absolus, les gouvernements ne sont liés par aucun traité. On
ne pourra évidemment attacher qu’une confiance bien limitée aux futurs
contrats faits avec un pays professant de pareilles doctrines.




CHAPITRE VI

L’organisation et la compétence.


L’organisation résulte simplement de l’application des principes
dominant toutes les sciences: dissocier les éléments générateurs d’un
phénomène, les étudier séparément et rechercher l’influence de chacun
d’eux. Pareille méthode implique division du travail, compétence et
discipline.

                   *       *       *       *       *

D’Alexandre à Auguste et à Napoléon tous les esprits supérieurs furent
de grands organisateurs. Aucun d’eux n’ignora qu’organiser ne consiste
pas seulement à créer des règlements, mais aussi à les faire exécuter.
Dans cette exécution gît la principale difficulté de l’organisation.

                   *       *       *       *       *

Pas d’organisation possible si chaque individu et chaque chose
n’occupent pas leur vraie place. L’application de cette élémentaire
vérité demande malheureusement une clairvoyance assez rare chez certains
peuples.

                   *       *       *       *       *

La valeur d’une organisation quelconque dépend du chef placé à sa tête.
Les collectivités, aptes à exécuter, sont incapables de diriger et moins
encore de créer.

                   *       *       *       *       *

Appliquées à l’organisation d’œuvres de prévoyance sociale,
d’assurances, de retraites et d’éducation technique les habitudes de
travail collectif et de discipline rendirent d’immenses services aux
Allemands. Leur organisation de l’apprentissage, par exemple, empêcha
chez eux la crise de la main-d’œuvre si menaçante en France.

                   *       *       *       *       *

L’absence de coordination des services semble le plus irréductible
défaut des administrations latines. Des générations de ministres ont
vainement tenté d’y remédier. Ce défaut sévissait à tel point qu’à Paris
une rue était dépavée et repavée trois à quatre fois dans le même mois,
parce que les services du gaz, de l’eau et de l’électricité ne
parvenaient pas à s’entendre pour faire en une seule fois cette
opération. Pendant la guerre on vit des délégués officiels, envoyés en
Amérique par deux ministères différents, se faire concurrence pour
acheter les mêmes chevaux que, faute d’entente préalable, ils payaient
quatre fois plus cher.

                   *       *       *       *       *

Multiplier les contrôles dans un service public c’est éparpiller
tellement les responsabilités qu’elles finissent par disparaître. Ce qui
est contrôlé par trop de personnes n’est jamais bien contrôlé.

                   *       *       *       *       *

La faible valeur de l’organisation des services publics dans certains
pays ne tient pas seulement à l’indifférence des employés et à leur peur
des responsabilités, mais à ce que la faveur remplace souvent la
compétence.

                   *       *       *       *       *

Les Américains semblent avoir très bien saisi tous les secrets de
l’organisation. Leur grand ingénieur Taylor a montré que dans la plupart
des travaux d’usine on peut, en éliminant méthodiquement les efforts
inutiles, obtenir les mêmes résultats avec beaucoup moins de fatigue.
Quantité d’usines, même allemandes, sont maintenant organisées d’après
ce principe.

                   *       *       *       *       *

La nécessité devient vite un puissant facteur d’organisation. Il est
douteux que l’esprit de méthode réputé des Allemands soit supérieur à
celui qui permit aux Anglais de former en deux ans une armée de 4
millions d’hommes avec ses officiers, ses munitions et tout le matériel
compliqué des guerres modernes.

                   *       *       *       *       *

Une des causes de notre faiblesse économique et gouvernementale tient à
ce que les industriels étaient mis chez nous à l’écart du gouvernement
ou traités en suspects. Les nécessités de la guerre ayant rendu leur
concours indispensable, on dut constater que des problèmes fort
complexes furent, grâce à eux, facilement résolus. S’ils n’agirent pas
toujours assez vite, c’est que la redoutable incompétence des bureaux
entrava constamment leur action.

                   *       *       *       *       *

L’interview de l’administrateur général des vivres en Amérique serait
utilement affichée dans certains bureaux dont l’organisation fut si
défectueuse pendant la guerre.

«Les vivres n’ont pas besoin, disait-il, d’une dictature, mais d’une
sage administration. Je conçois, pour moi, cette administration non dans
des décrets draconiens ou des inquisitions arbitraires, mais dans une
harmonieuse entente et une intelligente coopération des trois grands
groupes intéressés: producteurs, distributeurs, consommateurs. Mes
conseillers seront pris exclusivement parmi ces trois groupes et non
parmi les théoriciens ou les bureaucrates.» Quel abîme entre la
mentalité qui a dicté ces lignes et celle de nos gouvernants!

                   *       *       *       *       *

La Russie a constaté expérimentalement que l’organisation même médiocre
d’un grand pays est fort longue à établir et ne s’improvise pas. Cette
organisation n’acquiert de valeur qu’après avoir été fixée dans les
âmes.

                   *       *       *       *       *

L’excès d’organisation ne semble pas toujours favorable au progrès. La
méticuleuse organisation de la Chine finit par paralyser toutes les
initiatives et la conduisit à un état de décrépitude dont elle ne peut
sortir.

                   *       *       *       *       *

Un pays gouverné par l’opinion ne saurait l’être par la compétence.

                   *       *       *       *       *

Le nombre peut créer l’autorité, mais non la compétence.

                   *       *       *       *       *

Une des grandes supériorités de l’industrie sur les administrations
publiques est que la compétence s’y voit préférer à la hiérarchie et
surtout à la faveur.

                   *       *       *       *       *

La compétence sans autorité est aussi impuissante que l’autorité sans
compétence.

                   *       *       *       *       *

La compétence devient inefficace dès qu’elle est sous les ordres de
l’incompétence.




CHAPITRE VII

La cohésion sociale et la solidarité.


Les armes ne suffisent pas à constituer la puissance d’un peuple. Elle
réside surtout dans la cohésion mentale créée par l’acquisition de
sentiments communs, d’intérêts communs, de croyances communes. Tant que
ces éléments ne sont pas stabilisés par l’hérédité, l’existence d’une
nation reste éphémère et à la merci de tous les hasards.

                   *       *       *       *       *

Même invisible, l’influence de l’ordre social pèse d’un poids énorme sur
notre vie journalière. Elle oriente nos pensées et nos actes beaucoup
plus que tous les raisonnements.

                   *       *       *       *       *

Une société se maintient par l’équilibre des intérêts de ses membres.
Quand cet équilibre est rompu, les appétits et les haines, contenus
grâce aux freins sociaux lentement édifiés, se déchaînent librement. Le
pouvoir change alors sans cesse de mains et l’anarchie dure jusqu’au
jour où une autorité forte, apte à rétablir l’ordre, est universellement
réclamée.

                   *       *       *       *       *

A défaut de communauté ethnique, la foi en un même idéal religieux,
politique ou social, peut créer chez un peuple l’identité de pensées et
de conduite nécessaire au maintien de son existence.

                   *       *       *       *       *

L’union des partis politiques est indispensable à un pays pour lutter
contre ses ennemis. Si les dissensions qui nous avaient conduits au bord
de l’abîme renaissaient après la guerre, la France se verrait menacée
d’une irrémédiable décadence.

                   *       *       *       *       *

Il ne serait pas inutile de rappeler par une inscription gravée dans
l’enceinte des parlements que les peuples n’ayant pas su, comme jadis
les Grecs et plus tard les Polonais, renoncer à leurs luttes intestines,
finirent par la servitude et perdirent jusqu’au droit d’avoir une
histoire.

                   *       *       *       *       *

Un parti politique tenant à être utile s’attacherait à prouver aux
foules que la fusion des classes doit remplacer leurs rivalités.
Vainement tentée pendant longtemps, cette fusion deviendra peut-être
possible avec la démonstration pratique des bienfaits de l’association.

                   *       *       *       *       *

Aux rapports impersonnels et froids des diverses classes sociales, la
vie des tranchées aura substitué des relations cordiales et une
discipline sans raideur. Quand les hommes se connaissent, ils constatent
vite qu’ils s’égalisent sur beaucoup de points et que les différences
d’origine livresque sont sans importance.

                   *       *       *       *       *

Les émotions collectives résultant d’une guerre prolongée rapprochent
les hommes qui les ont ressenties en commun. Elles créent entre eux une
solidarité susceptible de survivre à la disparition de ces émotions.

                   *       *       *       *       *

Les peuples dont la solidarité n’aura pas été définitivement fixée par
la guerre verront sûrement succéder aux luttes militaires les batailles
socialistes, les batailles économiques et bien d’autres encore.

                   *       *       *       *       *

La solidarité fondée sur l’intérêt possède une base solide, celle
appuyée sur la fraternité ou la charité fut toujours fragile. C’est aux
groupements d’intérêts similaires que l’Allemagne doit beaucoup de ses
progrès économiques.

                   *       *       *       *       *

Les transformations sociales utiles ne dériveront pas des théories
socialistes actuelles, mais d’une solidarité sans dogme qui se
préoccupera surtout d’améliorer l’existence de chacun par une éducation
mieux adaptée aux besoins nouveaux et par des formes diverses
d’association.

                   *       *       *       *       *

Si le mot solidarité arrivait à remplacer celui de socialisme un grand
progrès serait réalisé, car la puissance des mots est généralement
supérieure à celle des doctrines.

                   *       *       *       *       *

Inutile de prêcher aux hommes qu’ils sont frères, chacun sachant bien
que ce n’est pas vrai. Plus inutile encore de les exhorter à des luttes
de classes. Elles sont créatrices de ruines réciproques. Il faut
simplement leur prouver qu’ils ont intérêt à s’aider en associant leurs
efforts.




CHAPITRE VIII

Les révolutions et l’anarchie.


Les révolutions les plus difficiles sont celles des habitudes et des
pensées.

                   *       *       *       *       *

De toutes les révolutions, la plus profonde, peut-être, fut celle
réalisée par l’Angleterre lorsque, contrairement à ses traditions
séculaires, elle accepta, pendant la guerre, de remettre tous les
pouvoirs entre les mains de l’État et lui accorda un droit absolu sur la
vie et la fortune des citoyens. Ce bouleversement national s’effectua
sans désordre, parce qu’il fut l’œuvre de tous les partis et non d’un
seul comme les révolutions antérieures.

                   *       *       *       *       *

Provoquer une révolution est toujours facile, la prolonger difficile.

                   *       *       *       *       *

Renverser un autocrate n’est nullement supprimer le régime autocratique.
Des milliers de sous-autocrates irresponsables, nécessaires à
l’administration d’un pays, continuent en effet à détenir le pouvoir
réel. Le régime peut changer de nom, mais ils restent les vrais maîtres.

                   *       *       *       *       *

Une révolution brusque ne fait que substituer un nouvel arbitraire à
l’ancien.

                   *       *       *       *       *

Les barrières sociales que les révolutions renversent se relèvent tôt ou
tard, car les peuples ne peuvent subsister sans leur pouvoir limitateur,
mais elles ne se relèvent généralement pas à la même place.

                   *       *       *       *       *

Il est parfois plus facile à un peuple de supporter ses maux que les
remèdes employés pour les guérir.

                   *       *       *       *       *

Dans un pays divisé en classes possédant des intérêts contraires, une
révolution peut se faire pacifiquement, mais il est bien rare qu’elle
reste longtemps pacifique.

                   *       *       *       *       *

Une révolution, à ses débuts, ne se gouverne pas plus qu’une avalanche
pendant sa chute.

                   *       *       *       *       *

La contagion mentale est le plus sûr facteur de propagation d’une
révolution.

                   *       *       *       *       *

Le plus grave danger menaçant une assemblée révolutionnaire n’est pas
dans les réactions qui se font à sa droite, mais dans les surenchères
surgissant à sa gauche.

                   *       *       *       *       *

Une révolution accomplie par des foules ne suit d’autre direction que
les impulsions mobiles et désordonnées de ces foules. De tels mouvements
ont une grande force, mais ils sont sans durée et engendrent fatalement
l’anarchie.

                   *       *       *       *       *

Les révolutionnaires russes ont oublié de méditer ce mot de Napoléon:
l’anarchie ramène toujours au pouvoir absolu.

                   *       *       *       *       *

Les révolutions qui commencent se meuvent dans une atmosphère
d’illusions et de surenchères génératrices d’un désordre social d’où,
finalement, les restaurations surgissent.

                   *       *       *       *       *

Parmi les causes de révolutions figure la perte de la foi générale dans
la valeur des conceptions anciennes dirigeant la vie sociale. L’anarchie
qui en résulte est alors une recherche inquiète de vérités nouvelles
capables d’orienter un peuple.

                   *       *       *       *       *

C’est pendant la période de triomphe d’une révolution, lorsque, les
liens sociaux étant rompus, chacun suit ses impulsions, qu’apparaît le
mieux le rôle indispensable joué dans les sociétés par la discipline et
la cohésion.

                   *       *       *       *       *

Les historiens jugeant les événements révolutionnaires leur attribuent
souvent des causes bien étrangères à leurs origines réelles. Quand, au
début de la révolution russe, les soldats abandonnèrent les tranchées,
ce ne fut pas au nom de principes incompréhensibles pour eux, mais
simplement afin de participer au partage des terres promis par les
socialistes.

                   *       *       *       *       *

Un des plus effrayants résultats de la révolution russe fut de
transformer par la destruction des cohésions sociales une armée de
plusieurs millions d’hommes parfaitement aguerris la veille, en un
troupeau sans âme fuyant devant la moindre attaque.

                   *       *       *       *       *

Les ennemis du dedans rendent une nation impuissante contre les ennemis
du dehors.

                   *       *       *       *       *

Certaines révolutions, telles que la révolution russe, détruisent en
quelques mois l’œuvre d’agrégation réalisée par des siècles d’efforts.

                   *       *       *       *       *

La clairvoyance est rare chez les révolutionnaires. Dès leurs premiers
triomphes ceux de la Russie poursuivirent trois buts également funestes
à l’avenir de leur pays: 1º une paix immédiate et par conséquent
l’abandon des Alliés qui s’étaient engagés dans la guerre pour eux; 2º
la promesse du partage des terres qui créera des luttes permanentes sur
tous les points du territoire; 3º la séparation des diverses
nationalités de la Russie qui entraînera la destruction de l’immense
empire.

                   *       *       *       *       *

Après la séparation de l’Ukraine, grande province de 30 millions
d’hommes très fertile et très riche, puis de la Finlande et de la
Lithuanie, la Russie restera encore le plus vaste des empires, mais il
en sera aussi le plus pauvre et se verra entouré de provinces hostiles,
toujours en lutte.

                   *       *       *       *       *

La révolution russe a simplement substitué à un rigoureux régime un
régime plus dur encore. Elle a de nouveau montré que les peuples ont les
gouvernements qu’ils méritent.

                   *       *       *       *       *

Aucune analogie à établir entre la Révolution française et la révolution
russe. La première fut faite par des bourgeois instruits, la seconde par
des ouvriers et des paysans illettrés dont le niveau mental ne dépasse
guère celui des anciens Scythes.

                   *       *       *       *       *

Pour la majorité des ouvriers russes une révolution se résume en cette
notion: personne ne commande, chacun fait ce qu’il veut.

                   *       *       *       *       *

Tant que les idées de l’Allemagne resteront inchangées, l’Europe sera
menacée de guerres fréquentes. Mais l’artificiel empire germanique
représentant un état féodal superposé à un état industriel, les
Allemands eux-mêmes comprendront un jour l’incompatibilité de ces deux
régimes. Il en résultera nécessairement une de ces révolutions de
pensées, toujours génératrices de révolutions politiques profondes.

                   *       *       *       *       *

Quoique les grandes révolutions soient aisément prédites, il n’est guère
d’exemples que leurs plus importantes conséquences aient été
pressenties.

                   *       *       *       *       *

L’anarchie est partout quand la responsabilité n’est nulle part.




LIVRE VI

Le Gouvernement moderne des Peuples




CHAPITRE PREMIER

Les progrès démocratiques.


Grâce à la guerre, l’égalité qui n’existait que dans les codes finira
sans doute par s’introduire un peu dans les mœurs.

                   *       *       *       *       *

La guerre actuelle aura fait davantage pour la réalisation des idées
démocratiques que des révolutions violentes. Les hommes soumis aux mêmes
dangers ont appris a se connaître et à constater l’équivalence des
capacités d’ordres différents.

                   *       *       *       *       *

La guerre marquera sans doute le triomphe définitif de la démocratie
dans le monde. Monarques et diplomates ont trop manqué de clairvoyance
pour que les peuples consentent désormais à remettre aveuglément leur
destinée entre leurs mains. Les guerres ne seront peut-être pas moins
fréquentes, mais elles seront au moins déclarées par ceux qui en
supportent le fardeau.

                   *       *       *       *       *

La guerre menace toutes les autocraties et cependant elle a eu pour
résultat l’apparition dans les pays en lutte de gouvernements
autocratiques. Utiles parfois pour les décisions rapides, ils ont
cependant accumulé de telles erreurs que la nécessité s’imposa de
contrôler leur gestion par des commissions compétentes.

                   *       *       *       *       *

Avec l’évolution des temps nouveaux, nul pouvoir absolu ne sera capable
de concilier et coordonner les intérêts variés et parfois
contradictoires des divers groupes sociaux pour les adapter à l’intérêt
général.

                   *       *       *       *       *

La guerre mondiale ayant eu pour résultat d’ébranler fortement
l’autorité des conceptions autocratiques, les seules monarchies pouvant
subsister seront celles de pays où le souverain ne gouverne pas et
constitue simplement un symbole de l’unité nationale.

                   *       *       *       *       *

Le passage de l’autocratie individuelle à l’autocratie collective semble
devoir être pour beaucoup de peuples une des conséquences de la guerre
européenne.

                   *       *       *       *       *

Si l’antique loi de l’offre et de la demande continue a régir le monde,
il est probable qu’après la guerre les ouvriers verront leur situation
grandir énormément, en raison de la rareté de la main-d’œuvre, devant
les nouveaux besoins de l’industrie.

                   *       *       *       *       *

Avec un peu d’ordre et la fermeture des cabarets, la classe ouvrière
arrivera vite à constituer une nouvelle bourgeoisie. La partie moyenne
de l’ancienne bourgeoisie: magistrats, fonctionnaires, professeurs,
etc., a beaucoup de chances, au contraire, de former bientôt une
catégorie de prolétaires qui alimenteront peut-être l’armée socialiste
abandonnée par les ouvriers satisfaits de leur sort.

                   *       *       *       *       *

Un grand progrès sera réalisé quand les électeurs des pays démocratiques
éliront pour les représenter, au lieu d’avocats ou d’hommes confinés
dans les livres, des industriels, des agriculteurs, des commerçants
connaissant les réalités de la vie.

                   *       *       *       *       *

Le véritable progrès démocratique n’est pas d’abaisser l’élite au niveau
de la foule, mais d’élever la foule vers l’élite.




CHAPITRE II

L’étatisme allemand et l’étatisme latin.


L’étatisme et sa forme ultime, le collectivisme, tendaient, avant la
guerre, à devenir la religion nationale des peuples latins. Héritier du
pouvoir de la Providence et de celui des rois, l’État constituait pour
eux une entité mystique toujours critiquée, mais sans cesse invoquée par
des citoyens lui réclamant surtout la satisfaction de leurs exigences
personnelles.

                   *       *       *       *       *

Le libéralisme respectueux de toutes les opinions et l’étatisme
n’admettant que la sienne semblent de plus en plus inconciliables. Les
progrès de l’étatisme feraient disparaître toute trace de liberté par
l’établissement d’une censure permanente des écrits, des actes et des
pensées.

                   *       *       *       *       *

L’histoire de la politique en France depuis trente ans est celle des
conquêtes du socialisme étatiste. A défaut du nombre, il avait l’audace
et le nombre cède toujours à l’audace. Ses surenchères démagogiques et
ses menaces conduisirent le pays à l’extrême bord de l’abîme où, sans la
guerre, il eût probablement sombré.

                   *       *       *       *       *

Les résultats si différents obtenus par l’étatisme en France et en
Allemagne contribuent à montrer non seulement que les effets des
institutions dépendent de la mentalité des peuples qui les adoptent,
mais encore que les mêmes mots peuvent désigner, d’un pays à l’autre,
des choses bien différentes.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme allemand est une institution surtout militaire. Sortant peu
de son domaine, il laisse aux industriels leur liberté d’action.
L’étatisme latin, au contraire, prétend tout gérer et tout diriger.
Quand il n’absorbe pas les entreprises industrielles, il les traite en
ennemies et les accable de règlements vexatoires paralysant leur essor.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme germanique est un facteur des immenses progrès économiques de
l’Allemagne, alors que l’étatisme latin fut une des causes les plus
sûres de notre décadence industrielle.

                   *       *       *       *       *

Lorsqu’un État prétend tout diriger et tout absorber, il se trouve
bientôt en présence d’intérêts collectifs inconciliables, qui limitent
son action. Son impuissance se résout alors en anarchie.

                   *       *       *       *       *

Dans les pays où l’étatisme latin domine, la gestion suprême des
affaires semble dévolue à des ministres. En fait, elle appartient à une
légion de commis irresponsables. Les ministres, peu écoutés, en raison
de leur incompétence, de la faible durée de leurs fonctions et de
l’indiscipline générale, n’exercent qu’une autorité illusoire.

                   *       *       *       *       *

Tout individu travaillant à une œuvre collective au succès de laquelle
il n’est pas intéressé fournit un faible rendement. De ce principe
psychologique, si méconnu des socialistes, résulte que les entreprises
gérées par l’État coûtent cher et rapportent peu.

                   *       *       *       *       *

Une des forces de l’industrie américaine est de se passer des
interventions de l’État. La faiblesse de la nôtre est due aux entraves
étatistes. Si nos conceptions ne changent pas, notre industrie
succombera sous le poids des lois et des règlements.

                   *       *       *       *       *

Quand les citoyens ne peuvent pas s’entendre pour gérer leurs affaires,
il faut bien que la lourde et coûteuse machine de l’État intervienne.

                   *       *       *       *       *

Les administrations de l’État et celles de l’industrie privée présentent
cette distinction fondamentale que les premières s’occupent beaucoup
plus de la forme que du fond, alors que les secondes dédaignent la forme
et ne s’attachent qu’aux réalités utiles.

                   *       *       *       *       *

Le mépris des lois économiques, l’incohérence des taxations et des
réquisitions pendant la guerre, la paralysie de toutes les initiatives
par des bureaux tyranniques et incompétents, peuvent faire pressentir
dans quelle anarchie tomberait un pays asservi définitivement au régime
du socialisme étatiste.

                   *       *       *       *       *

Les renchérissements consécutifs aux taxations pendant la guerre ne
firent que confirmer d’anciennes expériences. La Convention avait déjà
dû reconnaître que rien ne peut remplacer l’initiative privée, la
liberté du travail et le jeu mutuel des échanges.

                   *       *       *       *       *

Décourager la culture du blé par des taxations forçant l’agriculteur à
vendre sa récolte au-dessous du prix de revient et par conséquent à
cesser cette culture, puis tâcher de la ranimer par des subventions
soumises à l’arbitraire administratif, constituent deux exemples
mémorables de la pernicieuse influence des interventions étatistes.

                   *       *       *       *       *

Si, après la guerre, les initiatives industrielles, agricoles et
commerciales sont paralysées par des règlements vexatoires résultant
d’interventions étatistes, la décadence des peuples soumis à ce régime
est certaine. Il n’y a pas de progrès sans les initiatives individuelles
et ces initiatives sont impossibles dès que l’État prétend diriger
l’organisme compliqué de l’industrie et du commerce.

                   *       *       *       *       *

Le socialisme pacifiste, qui avait tant contribué à nos premières
défaites par l’insuffisante préparation due à la diffusion de ses
doctrines, a repris l’influence perdue au début de la guerre pour deux
motifs: 1º le développement universel, par suite des nécessités de la
guerre, d’une autocratie étatiste très voisine du joug rêvé par les
socialistes; 2º l’affirmation, impressionnante sur l’imagination
populaire, que l’on pourrait obtenir la paix au moyen d’un congrès
international socialiste.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme latin est une forme inférieure de gouvernement, ayant eu son
utilité comme jadis le régime féodal, mais qui n’en a plus aujourd’hui.
En se prolongeant il aurait pour terme ultime l’égalité dans la
servitude, puis la décadence.

                   *       *       *       *       *

La théorie allemande de l’État souverain absolu n’acceptant d’autre loi
que sa volonté implique nécessairement la prépondérance de la force sur
le droit. C’est pour justifier cette prédominance que les philosophes
allemands ont été amenés, après avoir divinisé l’État, à identifier le
droit et la force, et à considérer la douceur et l’humanité comme des
marques d’impuissance.

                   *       *       *       *       *

La conception allemande de l’État ne pouvant être lié par aucun traité
est plus asiatique que romaine, plus ancienne que moderne. Elle
constitue une véritable régression contre laquelle le monde entier s’est
dressé.

                   *       *       *       *       *

En faisant de l’État une divinité souveraine, Hegel et ses successeurs
formulèrent simplement en termes philosophiques la conception militaire
de tous les rois de Prusse.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme et le socialisme sont si voisins qu’en Allemagne la majorité
des socialistes constitue un parti gouvernemental.

                   *       *       *       *       *

Il est incontestable qu’en quelques années l’Allemagne avait réussi à se
placer à la tête de l’industrie. Mais on se tromperait fort en
attribuant son succès à des influences étatistes. Une éducation
technique supérieure, une discipline sévère, la solidarité des diverses
industries, l’intervention de hautes individualités capables de diriger,
les grandes entreprises et surtout la possession de riches mines de
houille furent les causes des progrès réalisés en vingt-cinq ans.

                   *       *       *       *       *

Précieuse pour coordonner l’effort d’esprits médiocres, l’organisation
étatiste de l’Allemagne ne saurait favoriser les recherches importantes,
œuvre exclusive des élites. En perdant son individualisme l’Allemagne a
perdu ses grands savants, ses grands écrivains, ses grands penseurs.

                   *       *       *       *       *

L’étatisme peut être momentanément une cause de progrès pour les peuples
faibles, mais, inévitablement, il engendre la décadence. Quand l’État
seul pense et agit à la place des citoyens, ils deviennent incapables de
penser et d’agir. Les supériorités individuelles se noient dans une
médiocrité universelle, puis disparaissent.

                   *       *       *       *       *

Les partisans irréductibles de l’étatisme deviendront fort dangereux
après la guerre. Ayant vu l’autocratie étatiste imposée à tous les
peuples pendant le conflit, ils en concluent à son utilité pendant la
paix. De toute évidence, pourtant, un régime adapté à une situation
anormale n’a de valeur que pour cette situation.

                   *       *       *       *       *

Si l’étatisme militaire créé par la guerre se continuait pendant la paix
on peut se demander dans quelles limites seraient tolérées
l’indépendance de pensée et la liberté individuelle. De la solution
donnée à ce problème l’avenir de la civilisation dépend.

                   *       *       *       *       *

L’individualisme moderne a vu se dresser contre lui deux ennemis
redoutables: le socialisme et le germanisme. Si l’humanité finit par
préférer l’asservissement collectif à la liberté elle entrera dans un
âge de définitive régression.

                   *       *       *       *       *

Déterminer les limites respectives de l’individualisme et de l’étatisme
sera un des plus difficiles problèmes de l’avenir.




CHAPITRE III

La religion socialiste.


Le rôle des croyances n’est pas moins important aujourd’hui que dans le
passé. Beaucoup d’hommes se croient dégagés de toute religion, mais
l’esprit mystique les domine toujours. La foi socialiste est une des
manifestations de cet esprit au même titre que le bouddhisme et
l’islamisme.

                   *       *       *       *       *

Les adeptes de sectes politiques diverses: nihilistes, francs-maçons,
socialistes, etc., sont des êtres religieux ayant perdu d’anciennes
croyances, mais ne pouvant se passer d’une foi pour orienter leurs
pensées.

                   *       *       *       *       *

En enseignant la fraternité universelle et la déchéance de l’homme, le
christianisme a détruit chez les Romains l’idée de patrie et anéanti la
civilisation antique. Le triomphe de l’idéal socialiste désagrégerait
aussi le culte de la patrie et, par la lutte des classes, il
engendrerait des guerres civiles conduisant chaque patrie à se détruire
elle-même.

                   *       *       *       *       *

Les croyances à forme religieuse comme le socialisme sont inébranlables
parce que les arguments restent sans prise sur une conviction mystique.
Le fidèle croit et ne raisonne pas.

                   *       *       *       *       *

Tous les dogmes, les dogmes politiques surtout, s’imposent généralement
par les espérances qu’ils font naître et non par les raisonnements
qu’ils invoquent.

                   *       *       *       *       *

Guidés seulement par la raison les pacifistes avaient de justes motifs
pour déclarer la guerre impossible. Ils oubliaient seulement que les
peuples sont orientés par des forces sur lesquelles la raison est sans
prise.

                   *       *       *       *       *

Les historiens ne constateront pas sans étonnement que le catéchisme
socialiste allemand n’exerça ses ravages chez les ouvriers français et
les politiciens qui les suivent qu’après avoir été pratiquement
abandonné en Allemagne.

                   *       *       *       *       *

Malgré leurs divergences de principes, le socialisme collectiviste et le
militarisme conduisent exactement au même résultat: la servitude.

                   *       *       *       *       *

Plusieurs penseurs ont soutenu que le triomphe du socialisme pouvait
amener un retour complet à la barbarie. L’expérience de la Russie montre
du moins qu’un peuple subjugué par la foi socialiste tombe vite dans un
état d’anarchie qui le rend victime de voisins peu soucieux d’adopter
une foi génératrice de pareilles conséquences.

                   *       *       *       *       *

Il n’existe qu’une parenté illusoire entre le socialisme latin et celui
des Américains et des Allemands. Préoccupés surtout de la production des
richesses, ces derniers l’ont favorisée, sachant bien que l’ouvrier en
profite toujours. Préoccupés uniquement de la répartition des richesses,
les socialistes français et leurs législateurs n’ont au contraire cessé,
en poursuivant le capital, de le détourner des entreprises nationales et
de l’obliger à se porter sur les placements étrangers. Ils ont ainsi
accentué notre décadence économique.

                   *       *       *       *       *

La guerre de classes, adoptée par les socialistes français après avoir
été délaissée par leurs confrères allemands, serait plus meurtrière et
plus coûteuse encore que les guerres entre peuples. Ces dernières ne
créent, en effet, que des ruines provisoires, alors que la première
engendrerait une ruine définitive.

                   *       *       *       *       *

L’homme ne donne tout son rendement que s’il est directement intéressé
au succès de l’œuvre entreprise. De ce principe psychologique résulte
que l’ouvrier ne touchant pas un salaire proportionnel à ses efforts
pour la prospérité de son usine, et l’employé de l’État travaillant à
prix fixe, fourniront toujours un rendement médiocre.

                   *       *       *       *       *

Si le socialisme consistait simplement à vouloir l’amélioration du sort
des multitudes, tout le monde serait socialiste, mais les deux points
fondamentaux de la doctrine: la lutte des classes et la suppression du
capital, entraîneraient la désagrégation des sociétés et leur ruine.

                   *       *       *       *       *

Jamais le rôle du capital ne s’est révélé aussi important que pendant la
guerre mondiale. Non seulement la puissance d’expansion économique d’un
pays, mais surtout sa force défensive et par conséquent son
indépendance, résultent de sa richesse. Il importe donc de ne plus
entraver son développement comme ne cessent de le faire les législateurs
dominés par les influences socialistes.

                   *       *       *       *       *

Les pays où les socialistes auront le pouvoir, non de détruire le
capital, ce qui est impossible, mais de le faire émigrer, sont voués à
une rapide décadence.

                   *       *       *       *       *

Le rôle du capital, prépondérant dans la guerre actuelle, le sera plus
encore dans les guerres futures. L’obus du canon de 75 coûte 60 francs,
celui du 305, 2 500 francs. Pour détruire un canon ennemi à 4 kilomètres
il faut tirer plus de 1 000 projectiles du 155 court. La destruction
d’un canon ennemi valant 10 000 francs, coûte plus de 300 000 francs
avec le 155 et énormément plus avec des calibres supérieurs. Les
spécialistes auteurs de ces calculs ont évalué à 25 milliards les
dépenses de l’artillerie depuis le commencement de la guerre.

                   *       *       *       *       *

Un pays sans capital est un pays sans défense.

                   *       *       *       *       *

La prodigieuse persistance des illusions socialistes se trouve bien
marquée dans les lignes suivantes d’un savant écrivain. «La dure épreuve
imposée depuis trois années au monde n’a rien appris aux socialistes.
Ils tournent obstinément autour des mêmes formules, par lesquelles ils
s’appliquaient jadis à créer les plus dangereuses illusions. Tout ce
qu’ils voient dans cette guerre c’est la possibilité d’en tirer argument
en faveur de cette lutte des classes sociales qui constitue le fond de
leur doctrine.»

                   *       *       *       *       *

Les nations peuvent-elles prospérer sans concurrences intérieures et
extérieures? Les socialistes résolvent facilement ce problème, mais
l’expérience ne l’a pas résolu encore.

                   *       *       *       *       *

Vivant dans les théories abstraites indépendantes des lois économiques,
les socialistes peuvent promettre aux foules les paradis dont elles sont
avides. Limités par des nécessités économiques inflexibles, les
adversaires du socialisme ne sauraient faire les mêmes promesses et
posséder par conséquent le même prestige.

                   *       *       *       *       *

La plus dangereuse des erreurs socialistes, fut de ne pas comprendre que
la lutte des classes nuit à une production dont l’ouvrier profite
toujours. Les socialistes allemands qui enseignent cette lutte dans
leurs livres, y ont pratiquement renoncé depuis longtemps.

                   *       *       *       *       *

Il fallait entièrement ignorer les mobiles conduisant les hommes pour
imaginer une société où tous les moyens de production seraient exploités
en commun. Cette conception impliquant pour les peuples une étroite
servitude ne pouvait germer que dans des cerveaux soumis à la rude
discipline des casernes germaniques.

                   *       *       *       *       *

L’intelligence, le capital et le travail sont les facteurs essentiels du
développement industriel moderne. En lutte chez les nations que dominent
les illusions socialistes, ces trois éléments ont fini, chez d’autres
peuples, par former une association génératrice principale de leurs
progrès.

                   *       *       *       *       *

Il est impossible de dire si le capitalisme disparaîtra dans l’avenir.
On ne peut nier aujourd’hui qu’après avoir transformé le monde en moins
d’un siècle, il reste l’élément indispensable de ses nouveaux progrès.

                   *       *       *       *       *

Pour comprendre la persistance de certaines illusions socialistes il
faut se souvenir que l’absurdité d’un dogme ne nuit jamais à sa
propagation.

                   *       *       *       *       *

On saisit la puissance de la religion socialiste en constatant que,
malgré les irréparables désastres qu’elle faillit engendrer, ses adeptes
n’ont rien perdu de leur foi et prétendent encore régir les sociétés
avec leurs chimères.

                   *       *       *       *       *

La religion socialiste a fait de tels progrès dans certains esprits que
parler de liberté individuelle, d’initiative, de limitation des droits
de l’État, leur semble le langage d’un âge disparu.

                   *       *       *       *       *

Au point de vue des doctrines socialistes, la guerre présente deux
phénomènes d’apparence contradictoire. Elle a d’abord déterminé
l’effondrement des théories internationalistes en prouvant que les liens
créés par la race sont beaucoup plus forts que ceux résultant des
intérêts de profession. D’autre part, le développement de l’étatisme
allant jusqu’au servage a momentanément réalisé le plus chimérique des
rêves socialistes.

                   *       *       *       *       *

Les convictions mystiques échappant aux atteintes de la raison et de
l’expérience, les socialistes verront seulement dans la guerre une
confirmation de leurs doctrines.

                   *       *       *       *       *

Les progrès de la religion socialiste vérifient cette loi de l’histoire
que si les peuples changent parfois les noms de leurs dieux ils ne
sauraient se passer de ces grands fantômes pour orienter leur vie.




CHAPITRE IV

Les qualités psychologiques nécessaires aux gouvernements.


Un chef d’État représente aujourd’hui une synthèse de volontés qu’il
peut orienter, mais qui le dominent s’il ne sait pas les orienter.

                   *       *       *       *       *

De même que le physicien connaissant les forces de la nature est maître
des phénomènes, l’homme d’État capable de manier les forces
psychologiques dirigerait à son gré les sentiments et les volontés des
hommes.

                   *       *       *       *       *

L’homme d’État habile sait utiliser les illusions dont beaucoup d’âmes
ne peuvent se passer. L’homme d’État inexpérimenté les persécute et en
est victime.

                   *       *       *       *       *

L’ignorance de la psychologie des peuples fut de tout temps une source
d’erreurs politiques désastreuses.

                   *       *       *       *       *

Les classes dirigeantes sont issues de concours révélant la mémoire,
mais non les qualités de jugement et de caractère qui font la valeur de
l’homme. Aussi les sociétés se trouvent-elles conduites par des chefs
souvent médiocres.

                   *       *       *       *       *

Vivre exclusivement dans les livres empêche de comprendre les réalités.
C’est pourquoi les gouvernements de théoriciens sont si dangereux pour
un pays.

                   *       *       *       *       *

Plus un problème politique est difficile, plus on trouve d’hommes se
croyant aptes à le résoudre.

                   *       *       *       *       *

L’absence de clairvoyance et l’irrésolution constituent les plus
habituels défauts des hommes politiques. Ne sachant pas diriger les
événements, ils se laissent dominer par eux, et subissent tous les
hasards.

                   *       *       *       *       *

Parmi les hommes politiques présidant aux destinées des peuples on
rencontre beaucoup d’esprits simplistes, persuadés que les lois
naturelles se modifient avec des décrets. Rares sont les esprits
observateurs ayant le sens des possibilités et se bornant à orienter la
marche des choses sans prétendre en transformer le cours.

                   *       *       *       *       *

Les foules s’imaginent volontiers que leurs gouvernants appartiennent à
une humanité supérieure infaillible. De là leurs fureurs dès qu’une
défaillance révèle l’homme derrière l’idole.

                   *       *       *       *       *

La valeur d’un ministre dépend beaucoup de son entourage, mais l’art de
choisir les hommes est encore plus difficile que celui de les gouverner.

                   *       *       *       *       *

Tel homme devenu ministre aurait dû être simple cocher et tel autre,
resté cocher, mériterait d’être ministre, disait Napoléon. Sans doute,
mais comment faire la distinction et découvrir les vraies capacités?

                   *       *       *       *       *

Les pires tyrans sont moins dangereux que les gouvernants indécis.
L’indécision fut toujours génératrice de catastrophes.

                   *       *       *       *       *

Si tant d’hommes d’État se montrent irrésolus dans leurs actes, c’est
faute d’avoir une idée nette de ce qu’ils veulent et de ce qu’ils
peuvent.

                   *       *       *       *       *

L’homme incapable de dominer ses nerfs est indigne d’occuper le plus
humble échelon de la puissance politique. Si la guerre de 1870 devint
inévitable, c’est que les négociations furent conduites par un ministre
n’ayant pas assez de calme pour vérifier, avant d’agir, l’exactitude des
faits rapportés dans la dépêche falsifiée qui déclencha le conflit. La
subtile psychologie d’un diplomate ennemi réussit à utiliser notre
irritabilité ethnique pour nous lancer dans une série de catastrophes.

                   *       *       *       *       *

Les chefs d’État doivent savoir discerner les mobiles susceptibles
d’agir sur les diverses mentalités. Incapables d’un tel discernement,
les diplomates allemands ne comprirent pas que la terreur, si efficace
sur les Balkaniques, serait sans action sur les autres peuples.

                   *       *       *       *       *

Une des plus dangereuses habitudes des hommes politiques médiocres est
de promettre ce qu’ils savent ne pouvoir tenir.

                   *       *       *       *       *

En politique les institutions importent moins que les mœurs.

                   *       *       *       *       *

Les assemblées parlementaires constitueraient un régime politique
suffisant si l’on pouvait les soustraire à l’influence des grands
fantômes qui les oppriment: la peur, la jalousie et la haine. Ils furent
depuis vingt-cinq ans les inspirateurs de persécutions et de lois
désorganisatrices de l’industrie, des finances et de l’armée.

                   *       *       *       *       *

Le sectarisme et la crainte des électeurs laissent difficilement aux
législateurs une grande liberté de jugement.

                   *       *       *       *       *

Aux États-Unis, les attributions de l’État se trouvant peu nombreuses,
les influences politiques demeurent sans action. Le rôle du politicien
ne devient désastreux que dans les pays où l’État absorbe toutes les
fonctions.

                   *       *       *       *       *

Il fut toujours dangereux pour les peuples d’être conduits par des
hommes plus préoccupés des effets de leurs mesures sur un parti que de
la valeur de ces mesures et de leur intérêt général.

                   *       *       *       *       *

L’homme d’État supérieur sait opposer l’évidence qu’il perçoit à
l’erreur que l’aveuglement des partis politiques prétend lui imposer.

                   *       *       *       *       *

L’inexpérience politique se manifeste généralement par le besoin
d’accumuler des mesures restrictives. Prises un peu au hasard, elles
sont généralement contraires à toutes les lois économiques et il faut
bientôt les rapporter.

                   *       *       *       *       *

Les gouvernements qui n’ont pas su créer l’opinion ne la connaissent
souvent qu’au moment où elle les renverse.

                   *       *       *       *       *

Les hommes d’État sans caractère tâchent vainement d’étayer leur
faiblesse individuelle en l’associant à des faiblesses collectives.

                   *       *       *       *       *

On ne peut rien attendre des hommes politiques pour lesquels le monde
est un miroir reflétant seulement leurs désirs, leurs rêves et leurs
craintes.

                   *       *       *       *       *

Alors que le savant recherche la vérité sans craindre ses conséquences,
le politicien médiocre s’en méfie et la considère comme une ennemie. Il
censure son expression dans la vaine espérance de l’anéantir.

                   *       *       *       *       *

Une des erreurs politiques les plus dangereuses est de confier à des
orateurs brillants la direction des affaires publiques. Napoléon avait
déjà remarqué que les grands orateurs aptes à gouverner une assemblée
étaient incapables de conduire la plus modeste affaire.

                   *       *       *       *       *

Un grand orateur est rarement un grand penseur. L’art de l’orateur
consiste surtout à manier habilement les formules illusoires capables
d’impressionner les foules.

                   *       *       *       *       *

L’homme politique qui dépense son activité en paroles la dépense
rarement en actions.

                   *       *       *       *       *

Pour les diplomates comme pour les femmes, le silence est souvent la
plus claire des explications.

                   *       *       *       *       *

Le véritable homme d’État se montre parfois intransigeant dans ses
discours, mais jamais dans ses actes. Les nécessités qui régissent la
vie des peuples modernes ne sont pas compatibles avec l’intransigeance.

                   *       *       *       *       *

Gouverner c’est pactiser, pactiser n’est pas céder.

                   *       *       *       *       *

Pour gouverner sagement, il ne faut pas oublier que l’influence du passé
limite l’action possible de l’homme sur le présent. La foule des vivants
reste toujours encadrée par celle des morts.

                   *       *       *       *       *

L’idée que les hommes se font des choses est pour les gouvernants plus
utile à connaître que la valeur réelle de ces choses.

                   *       *       *       *       *

Faire naître, grandir ou disparaître des sentiments et des croyances
dans l’âme des peuples représente un des éléments essentiels de l’art de
gouverner.

                   *       *       *       *       *

Savoir manier les sentiments d’un peuple, c’est diriger sa volonté.
Savoir les perpétuer, c’est refaire son âme.




CHAPITRE V

Imperfections des gouvernements révélées par la guerre.


Le défaut de clairvoyance a été la caractéristique générale des hommes
d’État avant et pendant la guerre. Les gouvernants capables de prévoir
les événements seulement quelques mois d’avance sont exceptionnels.

                   *       *       *       *       *

L’impuissance à prévoir et l’irrésolution s’expient toujours. Les
Allemands ne songent pas sans terreur à la destruction qui eût menacé
leur flotte si l’imprévoyance d’un ministre anglais ne leur avait jadis
abandonné l’île d’Héligoland. Les Alliés ne peuvent se rappeler sans
amertume que le déroulement de la guerre eût été tout autre si, au début
de la campagne, un ministre avait possédé l’esprit de décision et la
prévoyance nécessaires pour ordonner à quelques cuirassés de suivre les
vaisseaux allemands quand ils se dirigèrent sur Constantinople.

                   *       *       *       *       *

Un empereur clairvoyant eût compris que l’Allemagne était le pays de
l’univers le plus intéressé à maintenir la paix. Il eût ensuite saisi la
profondeur du conseil de Bismarck de ne jamais se brouiller avec la
Russie.

                   *       *       *       *       *

Les conséquences de l’imprévoyance ne se réparent guère. Les Alliés
perdirent inutilement plus de 100 000 hommes a Gallipoli, dans la vaine
tentative de réparer des fautes d’imprévoyance et d’indécision
antérieurement commises.

                   *       *       *       *       *

Un simple vocable: l’imprévision, résume les causes de la plupart des
échecs dont furent victimes les Alliés au début de la guerre.

                   *       *       *       *       *

Les maîtres des peuples continuent à vivre d’idées devenues sans valeur.
Une des vérités les mieux démontrées par les faits est qu’un pays ne
gagne rien à vouloir s’annexer des peuples étrangers contre leur
volonté. L’Autriche en fit jadis l’expérience avec la Vénétie,
l’Allemagne avec l’Alsace qui fut pour elle une cause de troubles et de
dépenses pendant cinquante ans.

                   *       *       *       *       *

«Trop tard», ce mot fut comme l’a dit un ministre anglais, l’explication
de bien des revers.

                   *       *       *       *       *

Impuissante jadis dans le déroulement de l’histoire, la volonté des
peuples est devenue un facteur essentiel de la politique moderne.

                   *       *       *       *       *

Si les grandes puissances sont si mal renseignées par leurs agents c’est
que, pour être considérés de leurs chefs, ces agents se bornent à en
refléter les opinions. Nos illusions sur les Bulgares et les Grecs, au
début du conflit, n’eurent guère d’autres causes.

                   *       *       *       *       *

Les erreurs dans le maniement des forces psychologiques peuvent annuler
la supériorité des armements. L’Allemagne en fit l’expérience à mesure
que l’insuffisance psychologique de ses diplomates lui suscitait de
nouveaux ennemis.

                   *       *       *       *       *

Les gouvernements faibles sont, comme les individus sans caractère, peu
redoutables pour leurs ennemis et dangereux pour leurs amis. La Russie
durant la guerre illustra cet exemple.

                   *       *       *       *       *

Un dictateur n’est qu’une fiction. Son pouvoir se dissémine en réalité
entre de nombreux sous-dictateurs anonymes et irresponsables dont la
tyrannie et la corruption deviennent bientôt insupportables.

                   *       *       *       *       *

Toute puissance sans responsabilité se transforme vite en tyrannie.

                   *       *       *       *       *

On peut se faire une idée de la formidable puissance des marchands de
vin et de la crainte qu’ils inspirent à nos législateurs en constatant
que le plus illustre de nos ministres de la Guerre faillit être renversé
pour avoir essayé d’entraver leur commerce, en raison de ses
conséquences sur la santé du soldat.

                   *       *       *       *       *

Les motifs de contester la valeur de notre Parlement sont nombreux, mais
il faut reconnaître que, sans les grandes commissions issues de son
sein, nous n’aurions jamais eu ni les munitions, ni les canons
nécessaires à la défense. Un gouvernement absolu, mais prisonnier
d’illusions bureaucratiques, n’avait pas réussi à les obtenir.

                   *       *       *       *       *

La surenchère, si générale en politique, fut toujours une dangereuse
méthode. Elle peut être momentanément utile à des partis, mais jamais à
des gouvernements.

                   *       *       *       *       *

Préférer l’utilité d’un jour à des vérités durables et gouverner d’après
les opinions du moment, c’est créer pour l’avenir des situations sans
remède.




CHAPITRE VI

Enseignements politiques déduits de la guerre.


Jamais l’art de gouverner n’aura été aussi malaisé qu’après la guerre.
Une des plus grandes difficultés consistera peut-être à rompre avec les
habitudes d’intervention universelles qu’avait nécessitées le conflit.

                   *       *       *       *       *

L’art de manier avec certitude la gamme des sentiments qui font mouvoir
les hommes ne s’enseigne ni dans les livres ni dans les écoles. Il est
resté empirique et s’acquiert seulement par l’expérience. A en juger
d’après toutes les erreurs de psychologie commises pendant la guerre,
cette acquisition n’est pas facile.

                   *       *       *       *       *

Les grands moteurs de la conduite des peuples sont les croyances et les
intérêts. Les croyances ne pouvant être réduites ni par la raison, ni
par la force, les gouvernants doivent se borner à concilier des
intérêts. Plusieurs siècles de persécutions et de guerres sanglantes
furent nécessaires pour établir la solidité de ce principe
psychologique.

                   *       *       *       *       *

Les hommes les plus aptes à guider les événements sont souvent entraînés
par eux après les avoir conduits jusqu’à une certaine limite qu’ils ne
peuvent d’avance prévoir.

                   *       *       *       *       *

Les buts obtenus en politique sont parfois fort différents de ceux
poursuivis. L’Allemagne ne se doutait certainement pas du service
qu’elle rendrait à l’Angleterre en la forçant à la guerre. Pour le
présent elle lui évita une lutte civile avec l’Irlande et consolida en
un bloc homogène les éléments inconsistants de son immense empire. Pour
l’avenir elle aura considérablement accru sa puissance industrielle et
économique en lui faisant comprendre les dangers de l’infiltration
germanique.

                   *       *       *       *       *

Grâce aux progrès de son industrie l’Allemagne eût vite conquis en temps
de paix l’hégémonie rêvée. Elle aura bouleversé l’univers pour un
résultat absolument contraire à celui qu’elle cherchait.

                   *       *       *       *       *

Laplace, dans son livre sur les probabilités, démontre «les avantages
que la bonne foi a procurés aux gouvernements qui en ont fait la base de
leur conduite. Voyez au contraire, ajoute-t-il, dans quel abîme de
malheur les peuples ont été souvent précipités par l’ambition et par les
perfidies de leurs chefs. Toutes les fois qu’une grande puissance
enivrée de l’amour des conquêtes aspire à la domination universelle, le
sentiment de l’indépendance produit entre les nations menacées une
coalition dont elle devient presque toujours la victime». Cette page
écrite il y a plus d’un siècle contient des vérités qui resteront
éternelles, quoique sans beaucoup de chances de recevoir une application
pratique.

                   *       *       *       *       *

Les luttes livrées pour des principes sont toujours fort longues. Telles
dans l’antiquité les guerres médiques et dans les temps modernes les
guerres de religion, la guerre de Trente Ans, les guerres de la
Révolution. Si la guerre de sécession aux États-Unis dura seulement cinq
ans, c’est que la ruine financière de l’un des partis en présence rendit
impossible la continuation du conflit.

                   *       *       *       *       *

Il est toujours dangereux pour une nation d’avoir un passé trop chargé
d’iniquités.

                   *       *       *       *       *

Si puissant que devienne un peuple, si grandes que soient ses conquêtes,
si supérieurs que puissent être ses armements, son pouvoir ne saurait
durer dès qu’il constitue une menace permanente pour les autres peuples.
Plus d’un conquérant en fit jadis l’expérience. Les Allemands la
répètent à leur tour.

                   *       *       *       *       *

Frédéric II posait déjà les règles appliquées plus tard par ses
successeurs quand il disait que la guerre est une affaire dans laquelle
le moindre scrupule peut tout perdre. Suivant lui on ne saurait faire
une guerre sans avoir le droit de pillage, d’incendie et de carnage.

                   *       *       *       *       *

Gouverner contre l’opinion est impossible, mais on peut la créer. Une
des forces du gouvernement allemand fut d’avoir su, depuis longtemps,
orienter l’opinion de son peuple vers la nécessité d’une guerre de
conquête. Il y parvint avec l’aide des universités, des journaux et de
nombreuses associations.

                   *       *       *       *       *

Des mesures d’exception imposées à un groupe politique, religieux ou
ethnique ne font que le fortifier. Persécuté il augmente de cohésion,
alors qu’il se dissout dès que cessent les inégalités de traitement.
Cette loi psychologique a maintenu aux Juifs leur individualité à
travers les siècles. Pour l’avoir méconnue l’empire d’Autriche verra
forcément ses provinces se dissocier.

                   *       *       *       *       *

Conquérir un peuple peut être l’œuvre d’un jour. L’assimiler demande
parfois des siècles. Souvent même le temps n’y suffit pas. L’Angleterre
ne put jamais s’agréger l’Irlande, l’Autriche a toujours pour ennemis
les peuples soumis à sa domination.

                   *       *       *       *       *

La violence ne suffit pas pour fusionner les âmes des races. Bien que
l’histoire ait solidement démontré cette loi psychologique, les maîtres
des peuples ne l’ont pas encore comprise.

                   *       *       *       *       *

L’utilité des esprits supérieurs dans le gouvernement des peuples fut
bien mise en évidence par l’histoire des vingt années qui suivirent la
guerre de 1870. Le chancelier alors à la tête de l’Allemagne sut isoler
la France en s’alliant à l’Italie, à la Roumanie et à l’Autriche, puis
en obtenant la neutralité bienveillante de la Russie et de l’Angleterre.
Cette situation disparut progressivement dès que l’Allemagne fut
gouvernée par des chefs arrogants, toujours prêts à menacer l’Europe de
la force allemande.

                   *       *       *       *       *

Pour les peuples de races, de langues, de religions ou d’intérêts
différents, réunis par les hasards des conquêtes, il n’existe que deux
formes possibles de gouvernement: l’autocratie pure ou une fédération de
provinces autonomes. Ce dernier type de gouvernement s’impose
aujourd’hui partout. L’Angleterre en fit l’expérience avec le Transvaal
et l’Irlande, l’Autriche avec la Hongrie et bientôt, sans doute, avec
ses autres provinces. La Russie, composée de peuples divers, arrivera
probablement aux mêmes séparations après une série de bouleversements.

                   *       *       *       *       *

Un peuple ne saurait espérer un gouvernement meilleur que lui-même. Aux
âmes incertaines correspondent des gouvernements incertains.

                   *       *       *       *       *

Si les gouvernements démocratiques furent toujours jusqu’ici des
gouvernements d’avocats c’est que les luttes parlementaires donnent à
l’habitude de la parole un rôle prépondérant. Dans les civilisations à
forme industrielle, la compétence technique devenant beaucoup plus
nécessaire que la compétence oratoire, le technicien semble appelé à
remplacer l’avocat. C’est une des réformes auxquelles songe le plus
l’Angleterre. L’ancien type moyen du politicien orateur tend à
disparaître.

                   *       *       *       *       *

Dans les grands conflits, la force des peuples fait celle des
gouvernants.




LIVRE VII

Perspectives d’avenir




CHAPITRE PREMIER

Quelques conséquences de la guerre.


La guerre européenne ouvre une de ces grandes périodes de l’histoire où,
comme à l’époque de la Réforme et de la Révolution, les peuples changent
leurs conceptions de la vie, leur idéal et aussi leurs élites.

                   *       *       *       *       *

C’est au lendemain de la paix que se dérouleront les plus importantes
répercussions de la guerre. Elle se prolongera dans des luttes
économiques, industrielles et sociales qui transformeront l’avenir des
peuples.

                   *       *       *       *       *

Les conséquences matérielles du conflit européen seront moins
importantes peut-être que les transformations mentales qu’il aura
engendrées. Les changements du monde extérieur façonnent rapidement un
nouveau monde intérieur.

                   *       *       *       *       *

L’Europe ne verra sans doute pas ses frontières géographiques très
modifiées par la guerre, mais ses frontières psychologiques se
trouveront changées.

                   *       *       *       *       *

Les guerres renversent toute l’échelle des valeurs morales. L’acte
sévèrement réprimé comme crime en temps ordinaire devient vertu et
gloire dans le combat. L’intérêt individuel s’efface. La vie humaine n’a
plus qu’une importance collective.

                   *       *       *       *       *

La démonstration expérimentale que la domination militaire d’un peuple
étranger constitue une opération coûteuse, improductive et par
conséquent inutile, épargnera peut-être au monde de nouveaux carnages.

                   *       *       *       *       *

On a justement remarqué que les grands génies apparurent souvent pendant
les périodes de guerre. Le siècle qui vit naître Raphaël, Michel-Ange,
Galilée, Copernic est celui où le monde se trouva le plus ravagé par des
luttes féroces. C’est dans la vie des camps que Descartes composa sa
_Méthode_. La guerre semblerait donc constituer un stimulant de toutes
les énergies. Une foule de progrès scientifiques et industriels
n’eussent probablement pas été réalisés sans le conflit actuel.

                   *       *       *       *       *

Les guerres exaltent ou dépriment un peuple suivant son état mental
quand elle éclate. La guerre de 1870 déprima considérablement la France.
La lutte actuelle réveilla au contraire ses activités endormies.

                   *       *       *       *       *

L’Allemagne, en croyant s’assurer de nouveaux débouchés, ne réussit qu’a
perdre ceux qu’elle possédait, surtout en Orient. Le Japon sera sans
doute le principal bénéficiaire de la guerre européenne.

                   *       *       *       *       *

Que trouve à son foyer, quand ses blessures l’y ramènent, le soldat
allemand qui rêvait d’une abondance illimitée créée par les richesses
conquises? La menace d’impôts nécessitant un écrasant labeur et une
pauvreté sans espoir. Ces constatations faites par quelques millions
d’hommes modifieront peut-être leurs idées sur les avantages des
guerres.

                   *       *       *       *       *

Les faits seuls pouvaient enseigner au peuple allemand ce que valaient
les théories de ses philosophes.

                   *       *       *       *       *

Ruines économiques, clientèle disparue, relations commerciales rompues
représentent la contrepartie des stériles victoires de l’Allemagne.
Toutes les statistiques montrent que la «Mittel Europa», même
parfaitement organisée, ne peut pas remplacer le commerce avec les
autres pays. Devant le bloc économique de l’Europe centrale se dressera
le bloc beaucoup plus fort des autres puissances.

                   *       *       *       *       *

Les conséquences immédiates de la guerre seront fort tangibles: rareté
de la main-d’œuvre et des matières premières, élévation des charges
fiscales, nécessité d’accroître la production avec des ressources
amoindries. En dehors de ces phénomènes visibles, surgiront des
conséquences lointaines comprenant trop de possibilités pour être
connaissables aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

Un statisticien allemand évalue comme il suit le coût de la guerre
européenne pendant les trois premières années: dépenses en argent 430
milliards, hommes tués 7 millions, estropiés 5 millions. Il serait
difficile de découvrir ce que les auteurs de tels cataclysmes pouvaient
y gagner.

                   *       *       *       *       *

Sans parler de pays comme la Russie où la banque, l’industrie et le
commerce étaient entièrement germanisés, l’infiltration de l’Allemagne
s’étendait rapidement partout. La guerre seule pouvait révéler le danger
que l’empire allemand faisait courir à l’univers.

                   *       *       *       *       *

L’agriculture prendra sans doute après la guerre une importance
supérieure à celle de l’industrie. Les disponibilités de tous les
peuples en céréales et en viande ayant été épuisées par les immenses
armées qu’il fallait nourrir, ils chercheront vainement à se ravitailler
au dehors. Une élévation énorme des prix en résultera jusqu’à ce que de
nouvelles ressources alimentaires aient été créées. L’exploitation
agricole des territoires et des colonies deviendra forcément la
principale préoccupation des peuples.

                   *       *       *       *       *

Dans certains pays, l’Angleterre notamment, l’industrie agricole était
de plus en plus reléguée au dernier plan. La menace de disette créée par
les torpillages la fit rapidement passer au premier rang. Il en sera de
même dans tous les pays aspirant à conserver leur autonomie.

                   *       *       *       *       *

Se reporter à un demi-siècle en arrière suffit pour voir qu’avec une
agriculture prospère et une industrie moyenne un peuple peut mener une
vie beaucoup plus heureuse que celle résultant du développement exagéré
de ses usines. Une conséquence utile de la guerre sera sans doute de
faire abandonner un peu l’usine pour la terre.

                   *       *       *       *       *

Ce sera surtout pendant la paix que la population civile sentira le
poids de la guerre.

                   *       *       *       *       *

L’appauvrissement des classes moyennes, conséquence de la guerre, ôtera
aux pays un grand élément de stabilité.

                   *       *       *       *       *

La France sortira évidemment de cette guerre épuisée d’hommes et
d’argent, mais dégagée peut-être des illusions politiques et sociales
qui eussent fini par engendrer une irrémédiable décadence.

                   *       *       *       *       *

La guerre aura été une grande destructrice de toutes les routines:
routines militaires, routines industrielles, routines mentales surtout.




CHAPITRE II

Les futures menaces de la politique.


De nouvelles croyances politiques se créeront nécessairement après la
guerre chez les hommes nouveaux, mais, se heurtant à des conceptions
trop anciennes pour être déracinées facilement, il en résultera de
violents conflits.

                   *       *       *       *       *

Les problèmes créés par la paix se trouveront aussi chargés d’imprévu
que ceux soulevés par la guerre. Il serait désespérant que les
politiciens seuls soient appelés à les résoudre.

                   *       *       *       *       *

Il faut dès à présent songer qu’au lendemain de la guerre la France
pourra se trouver sans matières premières, sans industries, sans fret,
sans charbon, avec des impôts triplés et beaucoup de villes à rebâtir.
Confier à des théoriciens politiques et non à des industriels, des
agriculteurs et des commerçants la direction du pays, serait engendrer
la ruine et l’anarchie.

                   *       *       *       *       *

L’esprit critique et l’esprit dogmatique resteront toujours trop
incompatibles pour n’être pas perpétuellement en lutte. Le premier
appartient à la sphère du rationnel, le second à celle du mystique et de
l’affectif.

                   *       *       *       *       *

L’esprit dogmatique croit et ne raisonne pas. Il ne règne pas seulement
dans les religions, mais aussi dans les institutions sociales et
militaires.

                   *       *       *       *       *

Le jacobinisme, le protectionnisme et le socialisme mis au service de
l’étatisme pourront constituer après la guerre des fléaux aussi funestes
que l’invasion germanique. Contraintes, inquisitions, réquisitions,
taxations deviendraient alors les principaux moyens de gouvernement.

                   *       *       *       *       *

Dans un pays où les partis politiques sont intolérants la centralisation
administrative restera longtemps nécessaire. La décentralisation
industrielle et financière semble seule possible.

                   *       *       *       *       *

La plus grande difficulté des futurs gouvernements sera d’équilibrer les
intérêts souvent contraires des divers groupements sociaux de façon
qu’ils ne se nuisent pas réciproquement et respectent l’intérêt général.




CHAPITRE III

Le droit et la force.


L’histoire philosophique du droit peut être divisée en trois phases
successives: 1º _Le droit biologique_. Régissant la vie du monde animal
et les rapports de l’homme avec les animaux, il a pour unique règle la
loi du plus fort. 2º _Le droit à l’intérieur des sociétés_. Il est
caractérisé par la domination de l’être collectif sur l’être individuel
dans l’intérêt commun. 3º _Le droit à l’extérieur des sociétés ou droit
international_. Constitué uniquement jusqu’ici par la domination de la
force, il se développera seulement lorsque les intérêts communs des
peuples lui auront créé des sanctions.

                   *       *       *       *       *

Au sein d’une société, le droit prime la force. Dans les rapports entre
sociétés différentes, c’est au contraire le droit qui est primé par la
force.

                   *       *       *       *       *

Pour les peuples de mentalité purement militaire, le droit de faire une
chose représente simplement le pouvoir d’accomplir cette chose. Le
Peau-Rouge scalpant ses prisonniers, le cannibale les dévorant, le
Germain pillant et massacrant, affirment avoir le droit de commettre ces
actes puisqu’ils en ont le pouvoir. Le canon est le seul argument
efficace contre de telles conception.

                   *       *       *       *       *

Le droit de détruire les animaux a pour seul fondement la force
résultant de notre intelligence. C’est en vertu du même principe que les
philosophes allemands attribuent aux races humaines supérieures le droit
d’anéantir les plus faibles. Toutes les civilisations seraient alors
menacées de destruction par le groupe humain momentanément le plus fort
et les peuples retourneraient à la barbarie de la préhistoire.

                   *       *       *       *       *

Dégagées de leur contenu métaphysique, les définitions du droit se
ramènent à celle du Digeste de Justinien: «ce qui dans chaque pays est
utile à tous ou au plus grand nombre.» L’utilité serait donc le seul
fondement du droit, mais, cette utilité variant suivant les pays, on ne
saurait parler de droit universel.

                   *       *       *       *       *

Les progrès des mœurs ont fini par créer certains principes qu’admettent
toutes les nations civilisées et dont la violation soulève l’indignation
universelle. Les peuples envisagent la défense de tels principes quand
ils déclarent combattre pour le droit.

                   *       *       *       *       *

Dans les relations entre individus d’une même société, le gendarme est
le soutien nécessaire du droit. Dans les relations entre peuples, le
canon seul a pu jusqu’ici remplacer le gendarme.

                   *       *       *       *       *

Le droit est fils de nécessités sociales. Les lois ne peuvent être
codifiées utilement que déjà stabilisées par la coutume.

                   *       *       *       *       *

Les codes n’ont de valeur que fixés dans les âmes. Sans autres soutiens
que le châtiment ils resteraient sans force.

                   *       *       *       *       *

Le droit civil ne représenta d’abord qu’une extension du droit
religieux. Les volontés divines se complétèrent plus tard par celles des
rois et beaucoup plus tard encore par celles des collectivités. Pour
certains peuples, comme les Musulmans, n’ayant pas séparé le droit civil
du droit religieux, une loi non soutenue par la religion est sans
prestige. Nos colonisateurs l’oublient quelquefois.

                   *       *       *       *       *

Le droit de conquête, survivance des idées antiques, et le droit à
l’indépendance, conception moderne des peuples, étant absolument
inconciliables, les guerres entre l’Allemagne et le reste du monde se
répéteront jusqu’à la disparition complète d’un de ces principes.

                   *       *       *       *       *

L’alliance d’un État faible avec un État fort n’a d’autre résultat
possible pour l’État faible que son vasselage si l’État fort est
vainqueur, et sa ruine si l’État fort est vaincu. La Turquie n’a retiré
de son alliance avec l’Allemagne que la perte de l’Arabie, de l’Arménie,
de la Mésopotamie, de la Syrie et une ruine financière complète.

                   *       *       *       *       *

Le droit qui veut être respecté a pour compagne nécessaire la force.

                   *       *       *       *       *

La force n’opprime jamais l’idée pendant longtemps, parce qu’une idée
opprimée devient vite génératrice de force.

                   *       *       *       *       *

Les psychologues allemands enseignent que le succès entraîne une aveugle
approbation et qu’aux yeux des peuples la cause triomphante a toujours
le droit pour elle. Ils ont dû cependant constater que ce fut justement
quand l’Allemagne était victorieuse que les neutres se dressèrent contre
elle.

                   *       *       *       *       *

L’abus d’une force finit par créer la destruction de cette force. Les
violences et les crimes passés sont alors expiés par les fils qui
gémissent longtemps sous le lourd fardeau des iniquités de leurs pères.

                   *       *       *       *       *

Rarement, au cours de l’histoire, la valeur d’un système philosophique
put être expérimentalement jugée comme le fut pendant la guerre la thèse
germanique conférant aux peuples forts le droit d’asservir les peuples
faibles.

                   *       *       *       *       *

Asservir n’est pas conquérir.

                   *       *       *       *       *

La force n’ayant que des armes matérielles pour soutien finit par
devenir aussi impuissante que le droit sans force.

                   *       *       *       *       *

Le droit établi sur la violence peut s’imposer quelque temps, mais ne
saurait durer. Il devient bientôt créateur de coalitions lui opposant un
droit plus fort. La naissance de ces coalitions est une loi constante de
l’histoire. On les vit se former après toutes les tentatives de
domination européenne, sous Charles-Quint, Louis XIV et Napoléon.

                   *       *       *       *       *

Un grand progrès pour les peuples fut d’organiser contre la force
individuelle une force sociale plus puissante. Le principal progrès
social de l’avenir, progrès lointain encore, sera de substituer à la
force agressive d’un seul peuple la force collective de tous les autres.

                   *       *       *       *       *

L’incendie des cathédrales, des bibliothèques et des œuvres d’art, les
massacres systématiques, les déportations d’esclaves, représentent un
recul de la civilisation qui, en se prolongeant, pourrait devenir
définitif et priver les peuples de toutes les conquêtes morales
élaborées par des siècles d’efforts.

                   *       *       *       *       *

Au point de vue du succès militaire, il semble avantageux d’être délesté
de générosité, d’humanité, d’équité, et de respect des engagements, mais
l’avantage n’est durable qu’à la condition qu’on reste indéfiniment le
plus fort. Or, il n’est pas d’exemple dans l’histoire de peuples restés
toujours les plus forts.

                   *       *       *       *       *

Les peuples faibles ont facilement des scrupules. Les peuples forts n’en
ont pas.

                   *       *       *       *       *

Les conquérants divinisent la violence tant qu’ils demeurent les plus
forts. Devenus les plus faibles, ils s’empressent de la maudire.

                   *       *       *       *       *

Il a fallu aux juristes de la Haye une dose singulière d’illusions pour
croire possible l’établissement d’un code dénué de sanctions. L’histoire
ne connut jamais semblable code ni religieux ni civil.

                   *       *       *       *       *

Empêcher la violence de rester la loi définitive des relations entre
peuples constituera peut-être le plus difficile problème de l’avenir.
Aucun progrès de la civilisation ne sera cependant possible s’il n’est
résolu.

                   *       *       *       *       *

La civilisation devra réaliser encore bien des progrès avant que les
droits des peuples puissent avoir d’autres soutiens que le nombre de
leurs soldats.

                   *       *       *       *       *

Le rôle de la justice sociale est d’empêcher par la menace de sanctions
la violation des règles nécessaires à la vie d’une société. Le rôle
futur de la justice internationale sera le même quand il deviendra
possible de lui découvrir des sanctions. Cette possibilité n’apparaît
pas encore.

                   *       *       *       *       *

La méfiance générale contre les peuples violant leurs engagements et les
lois de l’humanité sera sans doute le germe des sanctions nécessaires à
la création d’un code international.

                   *       *       *       *       *

Qu’elle soit d’ordre moral ou matériel, représentée par la puissance des
codes, des idées, des religions ou des armes, la force restera
nécessairement souveraine du monde. Un des plus importants progrès de la
civilisation serait de substituer les forces morales à la force armée.

                   *       *       *       *       *

Les civilisations se bâtissent avec des idées, mais ne se défendent
encore qu’avec des canons.




CHAPITRE IV

Les réformes et les lois.


Il faut de longues années de voyages et d’observations pour comprendre
que les véritables réformes ne se font pas avec des lois.

                   *       *       *       *       *

Science et politique ne sauraient avoir les mêmes méthodes. La première
est surtout préoccupée du général, la seconde du particulier. Étudiant
des choses fixes ou artificiellement fixées, la science établit
facilement les lois qui régissent les éléments des choses. La politique
se trouve au contraire en présence d’êtres vivants et mobiles aux
réactions souvent imprévues.

                   *       *       *       *       *

La valeur des institutions dépend uniquement de la façon dont elles sont
appliquées. Aucune ne possède une souveraine vertu.

                   *       *       *       *       *

Une réforme politique ou sociale est rarement utile quand elle ne
succède pas à une transformation mentale.

                   *       *       *       *       *

Les lois ne sont efficaces qu’à la condition de suivre les coutumes sans
chercher à les précéder. Leur rôle est de sanctionner des usages et non
de les créer.

                   *       *       *       *       *

Une réforme n’est durable que si elle représente l’addition de petites
réformes successives.

                   *       *       *       *       *

Les lois et les règlements deviennent nuisibles quand, au lieu de
traduire des nécessités d’intérêt général, ils ont simplement pour but
de satisfaire les exigences d’un parti.

                   *       *       *       *       *

Les lois cessent d’être justes quand elles s’appliquent à des êtres de
mentalité inégale. Régir une colonie avec des codes européens sous
prétexte d’assimilation constitue une dangereuse utopie.

                   *       *       *       *       *

Un règlement n’est compris et respecté que formulé en termes brefs et
clairs. Un long règlement est nécessairement mauvais parce qu’on ne peut
en retenir toutes les parties.

                   *       *       *       *       *

Une des forces de l’Allemagne est d’avoir su, grâce à sa militarisation,
faire observer les règlements et les lois alors qu’ils sont peu
respectés chez les peuples latins.

                   *       *       *       *       *

Ébranler le respect d’une seule loi c’est ébranler la force de toutes
les autres. Les décrets moratoires du début de la guerre fournissant des
prétextes pour se soustraire à de formels engagements ont porté à
l’armature sociale un coup dont elle ne se remettra que lentement.

                   *       *       *       *       *

Un véritable progrès après la guerre ne serait pas d’édicter de
nouvelles lois, mais d’en supprimer un grand nombre.

                   *       *       *       *       *

La guerre n’aura pas été sans utilité si elle nous fait découvrir qu’au
lieu de réclamer sans cesse des réformes à l’État c’est nous-mêmes qu’il
faudrait réformer.

                   *       *       *       *       *

Pas de force durable chez un peuple avec l’instabilité des lois, des
institutions, des idées et des doctrines.

                   *       *       *       *       *

On ne fait pas le droit, il se fait. Cette brève formule contient toute
son histoire.




CHAPITRE V

La future interdépendance des peuples.


L’élévation générale du prix de la vie pendant la guerre et la
privation, dans chaque pays, d’une foule de produits ont
expérimentalement prouvé l’interdépendance industrielle, commerciale et
financière des peuples. Les économistes la signalaient déjà, mais sans
avoir jamais convaincu personne.

                   *       *       *       *       *

On peut donner comme exemples de l’interdépendance des peuples, le fait
qu’avant la guerre la métallurgie française de l’Est se procurait son
charbon en Westphalie et lui donnait en échange des minerais de fer. Les
métallurgistes français ne pouvaient pas plus se passer du charbon
allemand que les métallurgistes allemands des minerais français.

                   *       *       *       *       *

L’interdépendance des peuples s’est manifestée même pendant la guerre.
Le coton nécessaire à la fabrication des explosifs venait des
États-Unis, les nitrates utilisés en agriculture du Chili. Les pyrites
indispensables dans la préparation de l’acide sulfurique, base de
certaines munitions, venaient d’Espagne et de Norvège.

                   *       *       *       *       *

Malgré les avantages certains du libre-échange et la probabilité de son
futur triomphe, la guerre aura donné une grande force au
protectionnisme. Elle a, en effet, montré aux peuples la nécessité de
produire le plus possible sur leur sol les matières dont ils ont besoin
pour se rendre indépendants.

                   *       *       *       *       *

Malgré les indestructibles divergences de structure mentale qui les
séparent, les peuples sont condamnés à des relations commerciales de
plus en plus étroites. Ils continueront à se haïr, mais ne pourront
éviter d’échanger les produits différents que chacun obtient suivant ses
capacités, son sol et son climat.

                   *       *       *       *       *

On peut raisonnablement espérer qu’après des luttes sauvages ayant
détruit des millions d’hommes, dévasté d’antiques cités, ruiné de
puissants empires, les philosophes allemands découvriront que, par suite
de l’interdépendance des nations, un peuple industriel s’enrichit plus
en exportant ses produits qu’en détruisant ses clients et leurs
richesses à coups de canon.

                   *       *       *       *       *

Quand l’Europe obtiendra une paix prolongée, ce ne sera pas la force du
droit ni des conventions internationales qui la maintiendront, mais la
démonstration définitive de l’interdépendance économique des peuples.

                   *       *       *       *       *

Supérieure à toutes les volontés, l’interdépendance des peuples pourra
provoquer une transformation profonde des idées qui mènent encore les
nations et leurs maîtres.




CHAPITRE VI

La militarisation de l’Univers.


Depuis l’origine des âges, la condition nécessaire de la vie fut
toujours l’aptitude à se défendre. L’être désarmé est rapidement écrasé.

                   *       *       *       *       *

Les nécessités se subissent et ne se discutent pas. Bien qu’incompatible
avec les progrès de la civilisation, le militarisme semble pourtant le
seul moyen de défense connu contre les menaces d’États puissamment
armés. Avant de songer à progresser, les peuples doivent éviter d’être
asservis.

                   *       *       *       *       *

La militarisation du monde civilisé et toutes les régressions qui en
seront la suite deviendront peut-être les caractéristiques du siècle
actuel.

                   *       *       *       *       *

Après avoir été successivement à base religieuse, à base militaire, à
base juridique, puis à base économique, les sociétés semblent retourner
à l’état purement militaire.

                   *       *       *       *       *

Le besoin d’expansion et de domination se développe fatalement chez les
peuples dont le pouvoir militaire grandit. Leurs armements étant fort
coûteux, ils essayent d’en tirer profit.

                   *       *       *       *       *

Les armements du temps de paix constituent une prime d’assurance contre
les attaques extérieures, mais le développement du matériel de guerre
rendra cette prime si ruineuse que peu de peuples seront capables de la
supporter.

                   *       *       *       *       *

Chez les nations très militarisées il n’existe d’autre droit que la
volonté des chefs. La célèbre affaire de Saverne, où l’on vit un colonel
prussien faire jeter dans une cave des civils dont la physionomie lui
avait déplu, constitue un mémorable exemple de la mentalité créée par la
substitution du droit militaire au droit civil.

                   *       *       *       *       *

Un des plus difficiles problèmes de l’avenir sera de superposer aux
civilisations raffinées un militarisme rigide, contraire au
développement de l’intelligence, mais indispensable au maintien de
l’indépendance.

                   *       *       *       *       *

Si, pour se protéger contre le militarisme allemand, tous les peuples de
l’univers sont obligés de se militariser, l’individualisme disparaîtra
forcément, même au sein des nations où il était le plus développé.

                   *       *       *       *       *

L’exagération des armements, créatrice de la puissance d’un peuple,
finit par entraîner sa ruine. Les empires fondés uniquement sur le
militarisme succombent par le militarisme. La décadence de l’empire
romain commença dès qu’il n’eut plus que des forces militaires pour
soutien.

                   *       *       *       *       *

Quand les méthodes d’armement d’un peuple présentent une évidente
supériorité, les autres nations sont bien obligées de les adopter, sous
peine de se voir asservies. Malgré son horreur du germanisme, l’Europe
est menacée d’en subir les principes militaires avec toutes les
servitudes politiques qu’ils entraînent.

                   *       *       *       *       *

Supposons le militarisme allemand détruit. Comment l’empêcher de
renaître, sinon en lui opposant un militarisme plus fort. Une
militarisation universelle sera donc nécessaire pour démilitariser un
seul peuple.

                   *       *       *       *       *

L’Europe ne pourra éviter le militarisme que par suite d’une
transformation profonde dans la mentalité du peuple germanique. Possible
pour l’avenir, cette transformation est bien improbable aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

Tant que les conceptions militaristes de l’Allemagne n’auront pas été
transformées, les peuples obtiendront des armistices, mais non une paix
durable.

                   *       *       *       *       *

On parle souvent d’une société des nations, mais, comme l’a déclaré un
premier ministre au Parlement, cette société ne pourra être constituée
que par les nations en armes. Or il est peu probable que des peuples
bien armés restent longtemps pacifiques. Ce n’est pas du moins ce
qu’enseignent la psychologie et l’histoire.




CHAPITRE VII

L’évolution industrielle des guerres modernes.


Le fondeur de canons est devenu le grand arbitre des temps nouveaux. Les
maîtres du monde ne pourraient rien sans lui.

                   *       *       *       *       *

Les guerres modernes sont des guerres d’industriels beaucoup plus que de
généraux. Le génie de César et celui de Napoléon resteraient impuissants
contre un adversaire possédant un nombre illimité de canons.

                   *       *       *       *       *

Les effectifs ont joué un rôle important, mais non essentiel, dans la
guerre actuelle. Les moyens de destruction mécaniques exercèrent une
action prépondérante appelée à le devenir davantage encore avec les
progrès de l’industrie. Dans l’avenir, ce ne seront pas sans doute les
pays les plus peuplés, mais possédant le plus d’engins de destruction,
qui acquerront la prédominance militaire.

                   *       *       *       *       *

Les philosophes qui voudront montrer avec quelles difficultés
s’établissent certaines vérités élémentaires rappelleront qu’il fallut
de longs mois d’observation et la perte de plusieurs centaines de
milliers d’hommes pour faire comprendre le rôle des tranchées, des fils
de fer et des canons à longue portée.

                   *       *       *       *       *

La guerre s’est faite avec des éléments dont aucun n’était connu de nos
généraux: sous-marins, tranchées, fils de fer, avions et canons lourds.

                   *       *       *       *       *

La tranchée constitue une forteresse mobile déplacée à volonté quand
elle est prise ou détruite.

                   *       *       *       *       *

La tranchée moderne a rendu impossibles les batailles décisives
d’autrefois comme celles d’Actium, d’Iéna et de Waterloo qui fixaient en
une journée le sort d’un pays. Quoique très longues et très meurtrières
les guerres actuelles restent cependant toujours indécises.

                   *       *       *       *       *

Primitivement dédaignée des chefs militaires, l’artillerie lourde finit
par être considérée comme le grand facteur des batailles. Son
efficacité, cependant, est limitée, puisque les Allemands ne réussirent
pas à s’emparer de Verdun.

                   *       *       *       *       *

Les difficultés de l’offensive moderne et la fréquente impossibilité de
percer des lignes de tranchées sont mises en évidence par les
statistiques affirmant que la destruction d’un mètre de tranchées coûte
30 000 francs, 3 tonnes d’acier et quatre à cinq jours de travail, alors
que le travail d’un jour suffit pour refaire une tranchée de mêmes
dimensions.

                   *       *       *       *       *

La guerre a prouvé une fois encore qu’un procédé de destruction
quelconque engendre immédiatement la création des moyens de s’en
protéger. Obusiers de 420, zeppelins, gaz asphyxiants, etc., ont vu
bientôt leurs effets plus ou moins annulés. Le sous-marin lui-même ne
saurait échapper longtemps à cette loi. Un agent de destruction vraiment
invincible devrait posséder des effets assez instantanés pour anéantir
les armées et les villes avant qu’elles aient le temps de se défendre.

                   *       *       *       *       *

Quand l’évolution industrielle des guerres aura pris tout son
développement un nombre immense d’engins destructeurs sera facilement
manié par un petit groupe de spécialistes exercés. La machine à tuer
remplacera alors le guerrier comme la houille a remplacé l’esclave.




CHAPITRE VIII

Possibilités d’avenir


Dans les temps troublés le domaine de l’imprévisible enveloppe tellement
celui du possible que la pensée recule devant les obscurités de
l’avenir. Elle seule cependant est capable d’éclairer un peu la route où
les peuples doivent s’engager.

                   *       *       *       *       *

Les enseignements du passé ne suffisent plus à guider les peuples sur
des routes inconnues. Obligés d’agir comme ils n’avaient jamais agi,
leurs pensées s’orienteront vers des principes directeurs nouveaux créés
par les nécessités nouvelles.

                   *       *       *       *       *

Bien qu’il soit contenu dans le présent, l’avenir n’y est perceptible
que sous forme de possibilités.

                   *       *       *       *       *

Les prévisions fondées sur des appréciations d’intérêts peuvent être
rationnelles, il est rare cependant qu’elles soient justes. Les passions
et les influences mystiques sont des mobiles de la vie des peuples
devant lesquels toutes les considérations d’intérêts s’évanouissent.

                   *       *       *       *       *

Nos visions d’avenir sont surtout des visions d’espérances sans parenté
nécessaire avec la réalité. On ne saurait les dédaigner, puisqu’elles
furent de puissants mobiles d’action. Une humanité privée d’espérance
aurait bien de la peine à vivre.

                   *       *       *       *       *

En raisonnant de l’avenir d’après le passé et en se rappelant la
persistance des idées d’origine mystique, on peut craindre pour l’Europe
une nouvelle guerre de Trente Ans interrompue seulement par des paix
incertaines. Le conflit aurait même des chances de durer davantage si la
mentalité allemande ne change pas. Les défaites n’empêchèrent point en
effet les Croisades et les guerres de religion de se renouveler aussi
longtemps que persistèrent les illusions mystiques leur ayant donné
naissance.

                   *       *       *       *       *

A mesure que la civilisation se développe, elle fait surgir des conflits
de plus en plus menaçants. Si toutes les aspirations hégémoniques:
allemandes, russes, balkaniques, japonaises, etc., qui grandissait,
entrent en lutte, l’ère de la paix sera close pour longtemps.

                   *       *       *       *       *

Il est impossible de pronostiquer l’issue des guerres modernes d’après
les règles applicables aux anciennes luttes. Une ou deux batailles
perdues décidaient jadis du sort d’un peuple, les armées battues ne se
remplaçant pas. La perte de quelques centaines de milliers d’hommes ne
saurait entraîner aujourd’hui de solution décisive, en raison des moyens
de défense actuelle et de la facilité de remplacer les combattants.

                   *       *       *       *       *

Un des principaux enseignements des guerres nouvelles et qui peut-être
empêchera leur répétition trop fréquente est que, dans une lutte mettant
aux prises des millions d’hommes, la défaite complète et définitive de
l’un des adversaires semble impossible. On détruit une armée, on
n’anéantit pas un peuple.

                   *       *       *       *       *

Pour évaluer la durée possible d’une guerre, il faut considérer le but
réel que les belligérants poursuivent. L’enjeu principal de la guerre
européenne est en réalité Anvers et surtout Constantinople, clef
commerciale de la Méditerranée, de l’Égypte et des routes de l’Inde.
Posséder l’antique cité c’est tenir en vasselage économique une partie
de l’Europe.

                   *       *       *       *       *

Les réflexions les plus justes sur la nécessité, pour la France,
d’éviter une paix incertaine furent formulées par un de nos ennemis, le
prince de Hohenlohe: «La France, disait-il, combattra coûte que coûte
jusqu’au bout; le peuple français sent nettement qu’il y va de son
existence. Il sait qu’il ne retrouvera jamais plus, à côté de lui,
d’aussi nombreux et d’aussi puissants alliés; il sait que s’il ne sort
pas vainqueur de la lutte terrible actuellement engagée, toutes ses
chances de victoire auront à jamais disparu.»

                   *       *       *       *       *

On pourrait espérer que le souvenir des dévastations et des haines
engendrées par le conflit mondial empêchera pendant longtemps le retour
des guerres si l’on ne savait combien est courte la mémoire des peuples.

                   *       *       *       *       *

La destruction de merveilleuses cités par des hordes incapables de
dominer leur férocité ancestrale permet de redouter l’anéantissement
futur des chefs-d’œuvre épargnés par les siècles. L’avenir nous réserve
peut-être un monde où toutes les œuvres d’art détruites seront
remplacées par des usines, des casernes et des tranchées. Les peuples
civilisés regretteraient alors d’avoir trop vécu.

                   *       *       *       *       *

Les batailles de l’avenir, probablement aériennes, auront pour but
principal l’incendie des cités et l’extermination de leurs habitants par
de petites équipes d’ingénieurs. La destruction systématique de la
population civile remplacera sans doute alors celle de la population
armée.

                   *       *       *       *       *

Un diplomate allemand affirmait qu’avec les progrès rapides des moyens
de destruction la prochaine guerre amènera l’anéantissement de la race
blanche. Sa disparition complète paraît douteuse, mais il est possible
que si de telles luttes se répétaient, le sceptre de la prospérité passe
entre les mains des nations de l’Extrême-Orient.

                   *       *       *       *       *

Les peuples auront été tellement habitués par les formes nouvelles de la
guerre à la mainmise de l’État sur la vie nationale, la liberté, la
fortune et l’existence des citoyens, qu’on peut se demander si ce retour
à l’antique servage ne deviendra pas la loi future du monde. Les notions
de droit individuel et de liberté s’évanouiraient alors au point de
n’être même plus comprises.

                   *       *       *       *       *

Un des plus importants personnages de l’empire allemand demandait que,
pour reconstituer les richesses perdues, l’état obligeât tous les
citoyens à exercer un métier manuel. La fabrication des objets de luxe
serait interdite, des impôts écrasants appliqués aux personnes
prétendant conserver de tels objets, les tableaux notamment. Si ces
projets se réalisaient, l’Allemagne deviendrait une gigantesque usine
où, sous le bâton de caporaux rigides, la masse des citoyens
fabriquerait des articles d’exportation et des canons, en échange d’une
ration modeste de bière et de choucroute. Il faut une mentalité bien
spéciale pour proposer comme idéal de vie un tel enfer.

                   *       *       *       *       *

La vie dans la caserne ou l’usine en attendant la mort sur les champs de
bataille serait-elle vraiment l’aboutissement de tant de siècles de
civilisation et d’efforts? Autant vaudrait alors revenir à l’âge des
cavernes. L’homme y vivait dans les dangers sans doute, mais il
jouissait au moins de quelque liberté.

                   *       *       *       *       *

La seule chance possible d’une paix prolongée ne se trouvera ni dans une
alliance des peuples, ces alliances étant incertaines, ni dans la
démonstration de l’interdépendance industrielle des nations, la foi
mystique dominant tous les intérêts, mais seulement dans la substitution
chez le peuple allemand d’une philosophie nouvelle à l’ancien idéal
mystique d’hégémonie. De telles transformations sont toujours très
lentes.

                   *       *       *       *       *

Il semble peu probable que l’Europe puisse espérer revoir de longtemps
une ère de liberté. En dehors même du militarisme qui la menace, comment
échapperait-elle aux chaînes diverses que les théoriciens de l’étatisme
et du socialisme rêvent de lui forger?




LIVRE VIII

Dans le Cycle de la Science




CHAPITRE PREMIER

Les vérités scientifiques et les limites de nos certitudes.


Le savant utilise les forces de la nature et en détermine les lois, mais
il ignore profondément leur essence.

                   *       *       *       *       *

A l’aurore des sciences les faits semblent facilement explicables. Quand
la science grandit, des phénomènes aussi simples en apparence que
l’électrisation d’un bâton de résine, la combustion d’une bougie, ou la
chute d’un corps, deviennent inexplicables.

                   *       *       *       *       *

Dans le domaine de l’observation la science n’a jamais fait faillite.
C’est seulement dans le cycle des interprétations que cette faillite est
réelle.

                   *       *       *       *       *

Toutes nos vérités scientifiques étant des approximations à notre
mesure, leur interprétation dépend de la mentalité qui les formule.

                   *       *       *       *       *

Les conséquences des lois scientifiques finissent généralement par
prendre plus d’importance que la découverte de ces lois. Les trois
principes fondamentaux de la thermodynamique s’énoncent en quelques
lignes, mais ils ont donné naissance à de nombreux volumes
d’explications.

                   *       *       *       *       *

Les vérités scientifiques les plus sûres en apparence sont seulement de
conventionnelles certitudes. C’est ainsi que les axiomes essentiels de
la géométrie s’appliquent à des corps inconcevables pour la pensée. On
essayerait vainement d’imaginer, par exemple, un point n’ayant pas trois
dimensions. Un point réel, c’est-à-dire pensable, a forcément de
l’étendue et peut par conséquent être traversé par plusieurs lignes
parallèles, contrairement à l’un des plus célèbres axiomes de géométrie.

                   *       *       *       *       *

Les grandes découvertes scientifiques débutent par des intuitions
surgissant dans l’esprit sous forme d’hypothèses que doit ensuite
vérifier l’expérience.

                   *       *       *       *       *

Refuser d’accepter l’hypothèse pour guide est se condamner à prendre le
hasard pour maître.

                   *       *       *       *       *

Les hommes de tous les âges ont vécu d’hypothèses mais, alors que
l’ignorant les accepte comme des certitudes définitives, le savant ne
leur accorde de valeur qu’après une vérification expérimentale.
L’hypothèse est seulement pour lui un échelon de la vérité.

                   *       *       *       *       *

Une doctrine scientifique et surtout philosophique n’a pas besoin pour
triompher de s’appuyer sur des raisons très sûres. Il suffit qu’elle
soit soutenue par des croyances très fortes.

                   *       *       *       *       *

Une banalité exprimée en termes algébriques cesse, pour beaucoup
d’esprits, d’être une banalité. La théorie la plus incertaine se fait
accepter facilement dès qu’elle est revêtue d’une forme mathématique.

                   *       *       *       *       *

L’histoire des sciences montre que bien des propositions admises comme
vérités sont le plus souvent de simples points de vue momentanés
destinés à disparaître.

                   *       *       *       *       *

L’ancienneté d’un dogme ne constitue nullement une preuve de son
exactitude. Pendant deux mille ans les philosophes et les savants
crurent à l’indestructibilité de l’atome. Aujourd’hui l’expérience a
prouvé que la matière subit la loi universelle condamnant les choses à
vieillir et mourir[2].

  [2] C’est à l’auteur du présent ouvrage qu’appartient cette
    démonstration. Elle demanda dix ans de recherches expérimentales
    consignées en dix-huit mémoires résumés dans un livre, _l’Évolution
    de la Matière_, dont la 30e édition vient de paraître.

                   *       *       *       *       *

Même en matière scientifique, il est rare que nos convictions aient
uniquement l’expérience pour soutien. Les théories les plus faciles à
démontrer, celles de la circulation du sang ou de la dématérialisation
de la matière, par exemple, ne furent acceptées qu’après l’assentiment
de savants revêtus d’un prestige officiel[3].

  [3] J’eus l’occasion de constater la justesse de cette proposition
    lorsque je fus pendant trois ans seul à soutenir, contrairement aux
    assertions du plus illustre des physiciens français, que les rayons
    émis par l’uranium ne se réfractant pas, ne se réfléchissant pas et
    ne se polarisant pas appartenaient à un champ nouveau de la
    physique.

                   *       *       *       *       *

L’utilité et la vérité sont des notions fort distinctes. On peut être
obligé d’accepter une nécessité, mais il est dangereux pour le progrès
de l’esprit humain d’identifier, comme le font les pragmatistes, le
véridique et l’utile.

                   *       *       *       *       *

Deux vérités d’aspect contradictoire ne sont parfois que des fragments
complémentaires d’une même vérité.




CHAPITRE II

Les vérités actives et les vérités inactives.


Au point de vue de leur action sur la conduite, nos certitudes
pourraient être divisées en vérités actives et vérités inactives. Les
vérités inactives se formulent en assertions banales que chacun répète
sans être influencé par elles jusqu’à ce qu’une catastrophe en révèle la
force.

                   *       *       *       *       *

Une vérité qui se heurte à des sentiments, des passions, des croyances,
des intérêts ou simplement à de l’indifférence, reste une vérité
inactive. Elle cesse même, pour beaucoup d’esprits, de constituer une
vérité.

                   *       *       *       *       *

Nous possédions avant la guerre un grand nombre de vérités inactives: la
supériorité des canons à longue portée, l’utilité de nombreuses
munitions, la valeur des tranchées et bien d’autres encore. L’expérience
seule révéla leur valeur.

                   *       *       *       *       *

L’énoncé d’une vérité est sans intérêt tant qu’elle ne frappe pas assez
l’esprit pour devenir mobile d’action.

                   *       *       *       *       *

Les catastrophes sont parfois nécessaires pour transformer en vérités
actives les vérités inactives. L’arrêt du recul des Allemands après la
bataille de la Marne montra, conformément aux théories de leurs livres,
qu’avec des tranchées on arrête une invasion. Nous eûmes huit
départements dévastés parce que cette vérité, active pour les Allemands,
était restée inactive pour nous.

                   *       *       *       *       *

Certaines vérités sont inactives parce que leur simplicité apparente
dissimule des conséquences difficiles à percevoir. On peut considérer,
par exemple, comme une vérité évidente qu’il ne faut pas prétendre
concurrencer ses rivaux sur des terrains où leurs ressources naturelles
les rendront toujours les plus forts. Le contenu de cette vérité est
très supérieur à sa partie évidente, puisqu’elle semble peu comprise
encore. De sa compréhension complète, tout notre avenir économique
dépend.

                   *       *       *       *       *

Les vérités évidentes deviennent vite des vérités inactives. C’est
pourquoi il faut souvent les répéter sous des formes diverses.

                   *       *       *       *       *

Le succès d’une vérité dépend beaucoup du moment où elle est formulée.
Quand un illustre général anglais prêchait à son pays, avant la guerre,
la nécessité d’une armée puissante, il n’était pas écouté. De même dans
le domaine de la science pure. Personne n’adopta les idées de Lamarck
lorsque avant Darwin il enseignait le transformisme.

                   *       *       *       *       *

Des vérités capables d’illuminer l’avenir restent sans action sur le
présent lorsque peu d’esprits sont aptes à en saisir la portée.

                   *       *       *       *       *

L’erreur est parfois plus génératrice d’action que la vérité.




CHAPITRE III

La nature et la vie.


La vie d’un être représente la somme de l’existence de millions de
petites cellules remplissant des fonctions fort différentes et se
conduisant comme si elles constituaient des individualités distinctes,
capables chacune de diriger son évolution dans un sens déterminé.

                   *       *       *       *       *

L’être vivant est comparable à un édifice dont les pierres s’usant très
vite devraient être sans cesse remplacées. L’édifice garde à peu près sa
forme, mais il ne contient bientôt plus aucun de ses matériaux
primitifs.

                   *       *       *       *       *

Durant leur évolution, les cellules d’un être vivant exécutent une série
d’opérations physiques et chimiques infiniment plus compliquées que
celles de nos laboratoires. Ces opérations n’ont rien d’un mécanisme
aveugle, puisqu’elles varient suivant les nécessités du moment. Les
choses se passent comme si les cellules étaient guidées par des
intelligences différentes de la nôtre et dans bien des cas fort
supérieures.

                   *       *       *       *       *

La petite cellule initiale d’où dérive chaque être vivant et qui,
développée dans un sens déterminé, deviendra oiseau, homme ou chêne,
contient un long passé et un immense avenir. Ce minuscule élément chargé
d’un entassement de siècles révèle un monde de forces, orienté par un
mécanisme dont la compréhension reste très au-dessus de notre
intelligence.

                   *       *       *       *       *

Le savant capable de résoudre les problèmes résolus à chaque instant par
les cellules d’un être vivant posséderait une intelligence si
immensément supérieure à celle des autres hommes qu’il mériterait d’être
considéré comme un Dieu.

                   *       *       *       *       *

La terrible loi de la lutte pour la vie dont les civilisations tentent
péniblement d’adoucir les effets semble bien une loi éternelle. Les
cellules de notre propre corps luttent constamment entre elles. La lutte
est aussi intense dans le monde végétal que dans le monde animal. Les
plantes combattent sur terre pour une place au soleil et sous terre pour
la possession des aliments du sol.

                   *       *       *       *       *

L’instabilité et la lutte sont les lois de la vie. Le repos, c’est la
mort.

                   *       *       *       *       *

Les forces physiques, la radiation solaire notamment, déterminent les
conditions de notre civilisation. Chaleur extrême ou froid extrême
impliquent la vie sauvage ou tout au moins la barbarie.

                   *       *       *       *       *

Chaque âge géologique eut ses rois de la création. Aux modestes
trilobites de l’âge primaire succédèrent les gigantesques reptiles de
l’âge secondaire, et plus tard les mammifères d’où l’homme devait
émerger un jour en attendant que le monde voie surgir de nouveaux
maîtres. Ils seront caractérisés peut-être par une intelligence
suffisante pour comprendre les phénomènes de la vie si inaccessibles
aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

La loi de la transformation des êtres par mutations brusques qui tend à
remplacer celle de l’évolution lente indique seulement qu’après une
série successive de changements intérieurs inaperçus, les équilibres de
l’être vivant ont été assez modifiés pour qu’une cause légère change
soudainement leur aspect.

                   *       *       *       *       *

La mutation brusque est une révolution, mais une révolution couronnant
une lente évolution. Les révolutions des peuples représentent une
application du même principe.

                   *       *       *       *       *

Dès que le temps intervient dans l’équation générale des choses, la
petitesse infinie peut engendrer l’infinie grandeur. D’infimes polypes
ont bâti des continents. Des îles et des montagnes furent créées par
l’accumulation continue de petits grains de sable. Une fourmi à laquelle
serait accordé le temps arriverait à niveler les plus hauts sommets.

                   *       *       *       *       *

Le temps est forcément associé à toute création. Les dieux eux-mêmes ne
pourraient rien sans lui.

                   *       *       *       *       *

La nature n’a nullement établi entre les animaux et l’homme l’abîme
profond que nous essayons de marquer par les termes méprisants de notre
langage. Pour nous, la femelle d’un animal n’est pas enceinte, mais
pleine; elle n’accouche pas, elle met bas; elle ne meurt pas, elle
crève; elle n’est pas enterrée, mais enfouie. Notre dédain pour les
animaux n’est dû qu’à l’ignorance de notre parenté avec eux.

                   *       *       *       *       *

Il est toujours imprudent de parler des buts supposés de la nature,
alors que nous la connaissons si peu. Elle agit dans un plan fort
différent du nôtre. Ses valeurs ne sont pas nos valeurs et elle ignore
nos mesures.

                   *       *       *       *       *

Lorsque, pour justifier leurs dévastations, les Allemands rappellent
comment la nature fit progresser les êtres en détruisant les plus
faibles, ils oublient que tous les progrès de la civilisation ont
justement consisté à soustraire l’homme aux forces de la nature. Elle
nous dominait jadis, nous la dominons aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

La civilisation et la nature semblent poursuivre des buts fort distincts
et souvent même contradictoires. La justice est une création humaine
indispensable à l’existence des sociétés, mais que les forces aveugles
de la nature ne connaissent pas.




CHAPITRE IV

La matière et la force.


L’évolution de la pensée scientifique a conduit de la certitude absolue
à des incertitudes progressives. Il y a cinquante ans la science
représentait un cycle de vérités que le doute n’effleurait jamais. Les
fondements de l’édifice étaient d’une imposante grandeur. Des équations
savantes reliant les éléments irréductibles des choses le temps,
l’espace, la matière et la force, semblaient tracer à la nature ses
lois. Les découvertes récentes ont anéanti toutes nos illusions sur la
simplicité de l’univers.

                   *       *       *       *       *

La mécanique classique, jadis en apparence la plus sûre des sciences,
est celle qui révéla le plus d’incertitudes dès que l’expérience toucha
ses fondements. A l’époque où ses adeptes croyaient expliquer le monde
avec les équations du mouvement, l’univers paraissait fort simple.
Aujourd’hui l’impuissance de la dynamique à interpréter les choses est
devenue évidente. La mécanique énergétique qui ne voit dans les
phénomènes que des mutations d’énergie, n’a pas réussi davantage à
donner des explications plus sûres.

                   *       *       *       *       *

Les nouvelles expériences sur la variation de la masse avec sa vitesse,
sur l’identité de la matière et de la force, sur le rayonnement de
l’énergie par éléments de grandeurs variables dits _Quanta_ et par
conséquent sur la substitution du discontinu au continu dans les
phénomènes, ont suffi à montrer la faible solidité de principes
scientifiques considérés jadis comme indestructibles.

                   *       *       *       *       *

Un éminent mathématicien faisait justement remarquer à propos des idées
nouvelles, qu’aujourd’hui on voit une même théorie «s’appuyer tantôt sur
les principes de l’ancienne mécanique et tantôt sur les hypothèses qui
en sont la négation». Très sûre quand elle se limite au domaine des
faits, la science devient plus incertaine chaque jour dans celui des
interprétations.

                   *       *       *       *       *

Les concepts de la mécanique, déjà tant modifiés dans ces dernières
années, devront changer encore quand sera généralisée l’idée que la
matière représente simplement une forme d’énergie douée d’une provisoire
fixité. La matière et la force, qui semblaient jadis constituer deux
mondes séparés, apparaissent aujourd’hui comme les formes différentes
d’une même chose[4].

  [4] Voir _l’Évolution des Forces_, par Gustave Le Bon, in-18, 16e
    édition.

                   *       *       *       *       *

Tous les éléments de la nature semblent reliés par d’invisibles liens.
Entraîné par les fils de l’attraction, l’océan oscille entre les astres
et la terre. Le volume d’un corps varie constamment avec la température
de son milieu. La table sur laque j’écris ces lignes est soumise aux
attractions de tous les astres de l’univers et les attire à son tour.
Rien ne reste isolé dans le mécanisme du monde.

                   *       *       *       *       *

Les phénomènes imprévus révélés par la découverte de la dissociation de
la matière ont prouvé que nous sommes entourés de forces gigantesques à
peine soupçonnées obéissant à des lois encore ignorées. La plus
colossale de ces forces, l’énergie intra-atomique, était aussi inconnue
il y a quelques années que le fut l’électricité pendant de longs
siècles.

                   *       *       *       *       *

Les réactions chimiques, origine des forces que nous utilisons,
modifient l’équilibre des molécules, mais effleurent à peine la
stabilité des atomes. Le jour où la science parviendra à désagréger
entièrement les atomes d’un corps, elle aura entre les mains une source
colossale d’énergie qui rendra inutile l’emploi de la houille et
transformera entièrement les conditions d’existence des peuples.

                   *       *       *       *       *

Sous son apparente immobilité, la matière la plus stable, un bloc de
marbre par exemple, possède une vie intense et une impressionnabilité
extrême facilement révélées par certains instruments tels que le
bolomètre.

                   *       *       *       *       *

La matière, considérée jadis comme un élément inerte image du repos, ne
subsiste que grâce à l’immense rapidité du mouvement tourbillonnaire des
atomes qui la composent. La matière c’est de la vitesse et non du repos.

                   *       *       *       *       *

La matière représente un état d’équilibre entre les forces internes dont
elle est le siège et les forces externes qui l’enveloppent. La
définition d’un corps reste donc inséparable de celle de son milieu. Le
métal le plus dur se transforme en vapeur quand son milieu éprouve
certaines variations. L’eau devient solide, liquide ou gazeuse suivant
le milieu où elle est plongée.

                   *       *       *       *       *

Il est frappant de constater avec quelle difficulté la science qui
observe si facilement les faits arrive à en déterminer la loi. Plus d’un
demi-siècle de pénibles recherches fut nécessaire pour s’apercevoir que
les lois déterminant l’apparition d’un mode quelconque d’énergie:
chaleur, électricité, mouvement, etc., étaient identiques à celles qui
régissent l’écoulement d’un liquide et qu’il n’y a par conséquent aucune
manifestation possible d’énergie sans dénivellation de certains
éléments.

                   *       *       *       *       *

Dans la nature, la petitesse apparente des éléments est parfois sans
rapport avec la grandeur de leurs effets. La cellule initiale d’un
éléphant ou d’un chêne est beaucoup moins grosse qu’une tête d’épingle.
Un minuscule fragment de métal contient une quantité immense d’énergie
intra-atomique.

                   *       *       *       *       *

Avec une force quelconque de la nature on peut obtenir toutes les
autres, sauf celles qui animent les êtres. La vie seule crée la vie.




CHAPITRE V

Visions philosophiques.


Personnifiée sous forme d’un être jugé d’après nos sentiments humains,
la nature apparaîtrait douée de qualités fort médiocres. Sa férocité
serait révélée par l’obligation où elle met toutes les créatures de
s’entre-dévorer pour vivre. Son intelligence semblerait restreinte,
puisqu’on la voit essayer des formes successives nombreuses avant d’en
réussir de plus parfaites. Sa bienveillance à notre égard serait tenue
pour nulle, puisque l’existence d’un funeste microbe est aussi
soigneusement assurée que celle des plus puissants génies.

                   *       *       *       *       *

Interrogé sur ses intentions, l’être personnifiant la nature répondrait
sans doute que dominé par la nécessité et le temps il ne possède aucune
volonté et ne lit pas mieux que les créatures dans le livre du destin.

                   *       *       *       *       *

Les hommes n’ont jamais cessé de rêver d’éternité et cependant
l’éphémère les domine toujours. Les plus grands empires se sont
évanouis, les dieux eux-mêmes sont tombés en poussière et aujourd’hui
l’astronomie montre que les astres peuplant le ciel finissent aussi par
disparaître.

                   *       *       *       *       *

Nos idées sur les choses varient nécessairement suivant que l’on
considère la forme éphémère de ces choses ou leur contenu éternel.

                   *       *       *       *       *

Les religions apprenaient jadis à l’homme à regarder dans le passé et le
considéraient comme déchu de sa primitive splendeur. La science montre
au contraire que le progrès est dans l’avenir. Nos efforts créent la
puissance de l’humanité future.

                   *       *       *       *       *

A l’éternité individuelle promise par les anciennes croyances doit se
substituer le sentiment de continuité et de perfectibilité de la race.
Cet idéal n’est pas insuffisant, puisque sur les champs de bataille des
millions d’hommes sacrifient leur vie pour assurer la prospérité future
d’êtres qu’ils ne verront jamais.

                   *       *       *       *       *

L’esprit humain préférera toujours une interprétation chimérique à
l’absence d’explications.

                   *       *       *       *       *

Les lois des phénomènes sont écrites dans un livre dont une existence
entière ne suffit pas à déchiffrer quelques lignes.

                   *       *       *       *       *

Rester convaincu que le monde est dominé par des fatalités occultes
contre lesquelles l’homme demeure impuissant, c’est oublier que tous les
progrès de la science consistent justement à dissocier des fatalités.
Les grandes épidémies cessèrent d’être des fatalités quand leurs causes
furent connues.

                   *       *       *       *       *

Les progrès de la civilisation représentent les triomphes successifs de
l’homme dans sa lutte contre les fatalités de la nature.

                   *       *       *       *       *

L’histoire semble prouver qu’il est plus facile de subjuguer la nature
que ses propres sentiments. Les forces naturelles sont asservies, le
soleil, la foudre et l’océan deviennent nos esclaves, mais nous n’avons
pas encore réussi à dominer certains instincts de notre animalité
primitive.

                   *       *       *       *       *

L’astronomie étant incapable de déterminer la trajectoire de trois corps
agissant les uns sur les autres, on conçoit l’impossibilité de calculer
l’action réciproque des milliers d’éléments intervenant dans les
phénomènes sociaux. Une prévision n’est possible que si l’un de ces
éléments devient très prépondérant à l’égard des autres.

                   *       *       *       *       *

La science ne pourra jamais servir de base à une morale parce qu’aucune
comparaison possible n’existe entre les lois morales et les lois
physiques. Les premières représentent des nécessités sociales variables,
d’un peuple à un autre. Les secondes sont universelles et ne varient
jamais.

                   *       *       *       *       *

Toutes nos définitions se ramenant à des comparaisons, ce qui n’est
comparable à rien, comme l’espace, le temps et la force, n’est pas
susceptible de définition, mais seulement de mesure.

                   *       *       *       *       *

L’appréciation philosophique de la valeur des choses dépend entièrement
du point de vue de l’observateur. Une intelligence supérieure
indépendante du temps envisagerait les races humaines comme
d’insignifiantes fourmilières peuplant un globe voué par son
refroidissement progressif à une mort certaine. Un esprit considérant
seulement la nature verrait dans le plus grand génie et dans la plus
humble moisissure des organismes du même ordre momentanément surgis de
la matière et destinés à y retourner bientôt. Au point de vue
exclusivement humain, l’homme devient au contraire le centre d’un
univers dont la durée est assez longue pour sembler éternelle.

                   *       *       *       *       *

Les dissertations sur la vanité des choses et sur les mystères qui nous
enveloppent ne doivent pas trop retenir nos pensées. La vraie sagesse
est de suivre sa destinée, sans se préoccuper des buts mystérieux d’un
univers que nous ne comprenons pas. Que serait la vie des éphémères ne
vivant qu’un jour s’ils employaient leur temps à disserter sur la
brièveté de ce seul jour?

                   *       *       *       *       *

Pour les dieux de prescience infinie dont les religions peuplent le
ciel, l’avenir en raison même de cette prescience est aussi fixé que le
passé l’est pour nous. Parcourant à leur gré l’échelle infinie du temps,
ils ne sauraient distinguer l’étroite ligne de séparation entre le passé
et l’avenir que nous nommons le présent.

                   *       *       *       *       *

La poursuite du bonheur et celle de la vérité sont fort distinctes. Pour
l’homme soucieux de son bonheur, il est sage de ne pas trop rechercher
les fondements des choses. Le chercheur avide seulement de vérité doit
au contraire essayer de tout approfondir.

                   *       *       *       *       *

La découverte philosophiquement la plus haute, puisqu’elle nous ferait
pénétrer dans l’essence des choses et côtoyer l’absolu, serait d’arriver
à connaître la matière et les forces autrement que par leurs relations
avec le monde extérieur. Les concevoir autrement est actuellement
impossible, puisque ce sont uniquement ces relations qui constituent les
propriétés permettant de définir les choses.

                   *       *       *       *       *

Chaque science aboutit bientôt à un mur de causalités inaccessibles. Il
n’est pas un seul phénomène dont la cause première soit connue.

                   *       *       *       *       *

L’observation astronomique révèle que les astres sont à divers âges
d’évolution. Ils semblent donc parcourir le cycle fatal des choses:
naître, grandir, décliner et mourir. Des mondes peuplés comme le nôtre,
couverts de cités florissantes, remplis des merveilles de la science et
de l’art, ont dû plus d’une fois sortir de la nuit éternelle et y
rentrer sans rien laisser derrière eux.

                   *       *       *       *       *

L’univers et les êtres qui l’habitent représentent des formes
transitoires régies par des forces éternelles.




TABLE DES MATIÈRES


  Les nouveaux problèmes
  Introduction                                                         1

  LIVRE I
  Les forces qui mènent l’histoire.

  1. Les puissances matérielles et morales                             7
  2. Les forces biologiques et affectives                              9
  3. Les forces mystiques                                             13
  4. Les forces collectives                                           17
  5. Les forces intellectuelles                                       22
  6. Les interprétations de l’histoire                                26
  7. Les explications et les causes                                   29
  8. L’imprévisible en histoire                                       32

  LIVRE II
  Pendant les batailles.

  1. La genèse psychologique des grands conflits                      37
  2. Éléments psychologiques des batailles                            40
  3. L’âme nationale et l’idée de Patrie                              43
  4. La vie des morts et la philosophie de la mort                    48
  5. Changements de personnalité créés par la guerre                  50
  6. Les formes du courage                                            51
  7. L’art de persuader et l’art de commander                         57

  LIVRE III
  La psychologie des peuples.

  1. L’âme des peuples et sa formation                                63
  2. Psychologie comparée de quelques peuples                         68
  3. L’incompréhension entre races différentes                        75
  4. Rôle des illusions dans la vie des peuples                       78
  5. Les opinions individuelles et la conduite                        82
  6. Les opinions collectives                                         86
  7. Les idées dans la vie des peuples                                88
  8. La vieillesse des peuples                                        94

  LIVRE IV
  Facteurs matériels de la puissance des nations.

  1. L’âge de la houille                                             101
  2. Les luttes économiques                                          104
  3. Le conflit entre les conceptions chimériques et les
       nécessités économiques                                        108
  4. Le rôle de la fécondité                                         112

  LIVRE V
  Facteurs psychologiques de la puissance des peuples.

  1. Rôle de certaines qualités secondaires dans la vie des peuples  119
  2. La volonté et l’effort                                          121
  3. L’adaptation                                                    125
  4. L’éducation                                                     128
  5. La morale                                                       133
  6. L’organisation et la compétence                                 136
  7. La cohésion sociale et la solidarité                            141
  8. Les révolutions et l’anarchie                                   145

  LIVRE VI
  Le gouvernement moderne des peuples.

  1. Les progrès démocratiques                                       153
  2. L’étatisme allemand et l’étatisme latin                         156
  3. La religion socialiste                                          164
  4. Les qualités psychologiques nécessaires aux gouvernements       172
  5. Imperfections des gouvernements révélées par la guerre          179
  6. Enseignements politiques déduits de la guerre                   183

  LIVRE VII
  Perspectives d’avenir.

  1. Quelques conséquences de la guerre                              191
  2. Les futures menaces de la politique                             197
  3. Le droit et la force                                            199
  4. Les réformes et les lois                                        206
  5. La future interdépendance des peuples                           209
  6. La militarisation de l’Univers                                  212
  7. L’évolution industrielle des guerres modernes                   216
  8. Possibilités d’avenir                                           219

  LIVRE VIII
  Dans le cycle de la science.

  1. Les vérités scientifiques et les limites de nos certitudes      227
  2. Les vérités actives et les vérités inactives                    231
  3. La nature et la vie                                             234
  4. La matière et la force                                          239
  5. Visions philosophiques                                          244


3374-17.--Corbeil. Imprimerie Crété.








*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HIER ET DEMAIN: PENSÉES BRÈVES ***


    

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exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.