Bouvard et Pécuchet

By Gustave Flaubert

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Title: Bouvard et Pécuchet

Author: Gustave Flaubert

Release Date: November 26, 2004 [EBook #14157]
[This file last updated November 3, 2010]

Language: French


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Gustave Flaubert

BOUVARD ET PÉCUCHET

Oeuvre posthume (parution 1881)


Table des matières

  CHAPITRE I
  CHAPITRE II
  CHAPITRE III
  CHAPITRE IV
  CHAPITRE V
  CHAPITRE VI
  CHAPITRE VII
  CHAPITRE VIII
  CHAPITRE IX
  CHAPITRE X




CHAPITRE I


Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se
trouvait absolument désert.

Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en
ligne droite son eau couleur d'encre. Il y avait au milieu, un bateau
plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.

Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers le grand
ciel pur se découpait en plaques d'outremer, et sous la réverbération du
soleil, les façades blanches, les toits d'ardoises, les quais de granit
éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l'atmosphère
tiède; et tout semblait engourdi par le désoeuvrement du dimanche et la
tristesse des jours d'été.

Deux hommes parurent.

L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plantes. Le plus
grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet
déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps
disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une
casquette à visière pointue.

Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s'assirent à la
même minute, sur le même banc.

Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa
près de soi; et le petit homme aperçut écrit dans le chapeau de son
voisin: Bouvard; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la
casquette du particulier en redingote le mot: Pécuchet.

--Tiens! dit-il nous avons eu la même idée, celle d'inscrire notre nom
dans nos couvre-chefs.

--Mon Dieu, oui! on pourrait prendre le mien à mon bureau!

--C'est comme moi, je suis employé.

Alors ils se considérèrent.

L'aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.

Ses yeux bleuâtres, toujours entreclos, souriaient dans son visage
colore. Un pantalon à grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers
de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la
ceinture;--et ses cheveux blonds, frisés d'eux-mêmes en boucles légères,
lui donnaient quelque chose d'enfantin.

Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.

L'air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.

On aurait dit qu'il portait une perruque, tant les mèches garnissant son
crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait tout en profil,
à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes prises dans des
tuyaux de lasting manquaient de proportion avec la longueur du buste; et
il avait une voix forte, caverneuse.

Cette exclamation lui échappa:--Comme on serait bien à la campagne!

Mais la banlieue, selon Bouvard, était assommante par le tapage des
guinguettes. Pécuchet pensait de même. Il commençait néanmoins à se
sentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi.

Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à bâtir, sur l'eau hideuse
où une botte de paille flottait, sur la cheminée d'une usine se dressant
à l'horizon; des miasmes d'égout s'exhalaient. Ils se tournèrent de
l'autre côté. Alors, ils eurent devant eux les murs du Grenier
d'abondance.

Décidément (et Pécuchet en était surpris) on avait encore plus chaud
dans les rues que chez soi!

Bouvard l'engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du qu'en
dira-t-on!

Tout à coup un ivrogne traversa en zigzag le trottoir;--et à propos des
ouvriers, ils entamèrent une conversation politique. Leurs opinions
étaient les mêmes, bien que Bouvard fût peut-être plus libéral.

Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé, dans un tourbillon de
poussière. C'étaient trois calèches de remise qui s'en allaient vers
Bercy, promenant une mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate
blanche, des dames enfouies jusqu'aux aisselles dans leur jupon, deux ou
trois petites filles, un collégien. La vue de cette noce amena Bouvard
et Pécuchet à parler des femmes,--qu'ils déclarèrent frivoles,
acariâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent meilleures que
les hommes; d'autres fois elles étaient pires. Bref, il valait mieux
vivre sans elles; aussi Pécuchet était resté célibataire.

--Moi je suis veuf dit Bouvard et sans enfants!

--C'est peut-être un bonheur pour vous? Mais la solitude à la longue
était bien triste.

Puis, au bord du quai, parut une fille de joie, avec un soldat. Blême,
les cheveux noirs et marquée de petite vérole, elle s'appuyait sur le
bras du militaire, en traînant ses savates et balançant les hanches.

Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une réflexion obscène.
Pécuchet devint très rouge, et sans doute pour s'éviter de répondre, lui
désigna du regard un prêtre qui s'avançait.

L'ecclésiastique descendit avec lenteur l'avenue des maigres ormeaux
jalonnant le trottoir, et Bouvard dès qu'il n'aperçut plus le tricorne,
se déclara soulagé car il exécrait les jésuites. Pécuchet, sans les
absoudre, montra quelque déférence pour la religion.

Cependant le crépuscule tombait et des persiennes en face s'étaient
relevées. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnèrent.

Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux
anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations individuelles.
Ils dénigrèrent le corps des Ponts et chaussées, la régie des tabacs, le
commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre humain, comme des
gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en écoutant l'autre
retrouvait des parties de lui-même oubliées;--et bien qu'ils eussent
passé l'âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir nouveau, une
sorte d'épanouissement, le charme des tendresses à leur début.

Vingt fois ils s'étaient levés, s'étaient rassis et avaient fait la
longueur du boulevard depuis l'écluse d'amont jusqu'à l'écluse d'aval,
chaque fois voulant s'en aller, n'en ayant pas la force, retenus par une
fascination.

Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand
Bouvard dit tout à coup:

--Ma foi! si nous dînions ensemble?

--J'en avais l'idée! reprit Pécuchet mais je n'osais pas vous le
proposer!

Et il se laissa conduire en face de l'Hôtel de Ville, dans un petit
restaurant où l'on serait bien.

Bouvard commanda le menu.

Pécuchet avait peur des épices comme pouvant lui incendier le corps. Ce
fut l'objet d'une discussion médicale. Ensuite, ils glorifièrent les
avantages des sciences: que de choses à connaître! que de recherches--si
on avait le temps! Hélas, le gagne-pain l'absorbait; et ils levèrent les
bras d'étonnement, ils faillirent s'embrasser par-dessus la table en
découvrant qu'ils étaient tous les deux copistes, Bouvard dans une
maison de commerce, Pécuchet au ministère de la marine,--ce qui ne
l'empêchait pas de consacrer, chaque soir, quelques moments à l'étude.
Il avait noté des fautes dans l'ouvrage de M. Thiers et il parla avec le
plus grand respect d'un certain Dumouchel, professeur.

Bouvard l'emportait par d'autres côtés. Sa chaîne de montre en cheveux
et la manière dont il battait la rémoulade décelaient le roquentin plein
d'expérience; et il mangeait le coin de la serviette dans l'aisselle, en
débitant des choses qui faisaient rire Pécuchet. C'était un rire
particulier, une seule note très basse, toujours la même, poussée à de
longs intervalles. Celui de Bouvard était continu, sonore, découvrait
ses dents, lui secouait les épaules, et les consommateurs à la porte
s'en retournaient.

Le repas fini, ils allèrent prendre le café dans un autre établissement.
Pécuchet en contemplant les becs de gaz gémit sur le débordement du
luxe, puis d'un geste dédaigneux écarta les journaux. Bouvard était plus
indulgent à leur endroit. Il aimait tous les écrivains en général, et
avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour être acteur!

Il voulut faire des tours d'équilibre avec une queue de billard et deux
boules d'ivoire comme en exécutait Barberou, un de ses amis.
Invariablement, elles tombaient, et roulant sur le plancher entre les
jambes des personnes allaient se perdre au loin. Le garçon qui se levait
toutes les fois pour les chercher à quatre pattes sous les banquettes
finit par se plaindre. Pécuchet eut une querelle avec lui; le limonadier
survint, il n'écouta pas ses excuses et même chicana sur la
consommation.

Il proposa ensuite de terminer la soirée paisiblement dans son domicile
qui était tout près, rue Saint-Martin.

À peine entré, il endossa une manière de camisole en indienne et fit les
honneurs de son appartement.

Un bureau de sapin placé juste dans le milieu incommodait par ses
angles; et tout autour, sur des planchettes, sur les trois chaises, sur
le vieux fauteuil et dans les coins se trouvaient pêle-mêle plusieurs
volumes de l'Encyclopédie Roret, le Manuel du magnétiseur, un Fénelon,
d'autres bouquins,--avec des tas de paperasses, deux noix de coco,
diverses médailles, un bonnet turc--et des coquilles, rapportées du
Havre par Dumouchel. Une couche de poussière veloutait les murailles
autrefois peintes en jaune. La brosse pour les souliers traînait au bord
du lit dont les draps pendaient. On voyait au plafond une grande tache
noire, produite par la fumée de la lampe.

Bouvard, à cause de l'odeur sans doute, demanda la permission d'ouvrir
la fenêtre.

--Les papiers s'envoleraient! s'écria Pécuchet qui redoutait, en plus,
les courants d'air.

Cependant, il haletait dans cette petite chambre chauffée depuis le
matin par les ardoises de la toiture.

Bouvard lui dit:--À votre place, j'ôterais ma flanelle!

--Comment! et Pécuchet baissa la tête, s'effrayant à l'hypothèse de ne
plus avoir son gilet de santé.

--Faites-moi la conduite reprit Bouvard l'air extérieur vous
rafraîchira.

Enfin Pécuchet repassa ses bottes, en grommelant: Vous m'ensorcelez ma
parole d'honneur!--et malgré la distance, il l'accompagna jusque chez
lui au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la Tournelle.

La chambre de Bouvard, bien cirée, avec des rideaux de percale et des
meubles en acajou, jouissait d'un balcon ayant vue sur la rivière. Les
deux ornements principaux étaient un porte-liqueurs au milieu de la
commode, et le long de la glace des daguerréotypes représentant des
amis; une peinture à l'huile occupait l'alcôve.

--Mon oncle! dit Bouvard, et le flambeau qu'il tenait éclaira un
monsieur.

Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d'un toupet frisant
par la pointe. Sa haute cravate avec le triple col de la chemise, du
gilet de velours, et de l'habit noir l'engonçaient. On avait figuré des
diamants sur le jabot. Ses yeux étaient bridés aux pommettes, et il
souriait d'un petit air narquois.

Pécuchet ne put s'empêcher de dire:--On le prendrait plutôt pour votre
père!

--C'est mon parrain répliqua Bouvard, négligemment, ajoutant qu'il
s'appelait de ses noms de baptême François, Denys, Bartholomée. Ceux de
Pécuchet étaient Juste, Romain, Cyrille;--et ils avaient le même âge:
quarante-sept ans! Cette coïncidence leur fit plaisir; mais les surprit,
chacun ayant cru l'autre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admirèrent
la Providence dont les combinaisons parfois sont merveilleuses.--Car,
enfin, si nous n'étions pas sortis tantôt pour nous promener, nous
aurions pu mourir avant de nous connaître! et s'étant donné l'adresse de
leurs patrons, ils se souhaitèrent une bonne nuit.

--N'allez pas voir les dames! cria Bouvard dans l'escalier.

Pécuchet descendit les marches sans répondre à la gaudriole.

Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frères,--tissus d'Alsace rue
Hautefeuille 92, une voix appela:--Bouvard! Monsieur Bouvard!

Celui-ci passa la tête par les carreaux et reconnut Pécuchet qui
articula plus fort.

--Je ne suis pas malade! Je l'ai retirée!

--Quoi donc!

--Elle! dit Pécuchet, en désignant sa poitrine.

Tous les propos de la journée, avec la température de l'appartement et
les labeurs de la digestion l'avaient empêché de dormir, si bien que n'y
tenant plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle.--Le matin, il
s'était rappelé son action heureusement sans conséquence, et il venait
en instruire Bouvard qui, par là, fut placé dans son estime à une
prodigieuse hauteur.

Il était le fils d'un petit marchand, et n'avait pas connu sa mère,
morte très jeune. On l'avait, à quinze ans, retiré de pension pour le
mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent; et le patron fut
envoyé aux galères, histoire farouche qui lui causait encore de
l'épouvante. Ensuite, il avait essayé de plusieurs états, maître
d'études, élève en pharmacie, comptable sur un des paquebots de la haute
Seine. Enfin un chef de division séduit par son écriture, l'avait engagé
comme expéditionnaire; mais la conscience d'une instruction défectueuse,
avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritaient son humeur; et
il vivait complètement seul sans parents, sans maîtresse. Sa distraction
était, le dimanche, d'inspecter les travaux publics.

Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la
Loire dans une cour de ferme. Un homme qui était son oncle, l'avait
emmené à Paris pour lui apprendre le commerce. À sa majorité, on lui
versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une
boutique de confiseur. Six mois plus tard, son épouse disparaissait, en
emportant la caisse. Les amis, la bonne chère, et surtout la paresse
avaient promptement achevé sa ruine. Mais il eut l'inspiration
d'utiliser sa belle main; et depuis douze ans, il se tenait dans la même
place, MM. Descambos frères, tissus, rue Hautefeuille 92. Quant à son
oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir le fameux
portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n'en attendait plus
rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui
permettaient d'aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet.

Ainsi leur rencontre avait eu l'importance d'une aventure. Ils
s'étaient, tout de suite, accrochés par des fibres secrètes. D'ailleurs,
comment expliquer les sympathies? Pourquoi telle particularité, telle
imperfection indifférente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans
celui-là? Ce qu'on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les
passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent.

Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l'un
paraissait, l'autre fermait son pupitre et ils s'en allaient ensemble
dans les rues. Bouvard marchait à grandes enjambées, tandis que Pécuchet
multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait les talons
semblait glisser sur des roulettes. De même leurs goûts particuliers
s'harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait
régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne mangeait au dessert
que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L'un
était confiant, étourdi, généreux. L'autre discret, méditatif, économe.

Pour lui être agréable, Bouvard voulut faire faire à Pécuchet la
connaissance de Barberou. C'était un ancien commis-voyageur,
actuellement boursier, très bon enfant, patriote, ami des dames, et qui
affectait le langage faubourien. Pécuchet le trouva déplaisant et il
conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur--(car il avait publié une
petite mnémotechnie) donnait des leçons de littérature dans un
pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la
tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard.

Aucun des deux n'avait caché à l'autre son opinion. Chacun en reconnut
la justesse. Leurs habitudes changèrent; et quittant leur pension
bourgeoise, ils finirent par dîner ensemble tous les jours.

Ils faisaient des réflexions sur les pièces de théâtre dont on parlait,
sur le gouvernement, la cherté des vivres, les fraudes du commerce. De
temps à autre l'histoire du Collier ou le procès de Fualdès revenait
dans leurs discours;--et puis, ils cherchaient les causes de la
Révolution.

Ils flânaient le long des boutiques de bric-à-brac. Ils visitèrent le
Conservatoire des Arts et Métiers, Saint-Denis, les Gobelins, les
Invalides, et toutes les collections publiques. Quand on demandait leur
passeport, ils faisaient mine de l'avoir perdu, se donnant pour deux
étrangers, deux Anglais.

Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant les
quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec
indifférence devant les métaux; les fossiles les firent rêver, la
conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les
vitres, et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient
des poisons. Ce qu'ils admirèrent du cèdre, c'est qu'on l'eût rapporté
dans un chapeau.

Ils s'efforcèrent au Louvre de s'enthousiasmer pour Raphaël. À la grande
bibliothèque ils auraient voulu connaître le nombre exact des volumes.

Une fois, ils entrèrent au cours d'arabe du Collège de France; et le
professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de prendre
des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses d'un
petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une séance de
l'Académie. Ils s'informaient des découvertes, lisaient les prospectus
et par cette curiosité leur intelligence se développa. Au fond d'un
horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des choses à la fois
confuses et merveilleuses.

En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n'avoir pas vécu à
l'époque où il servait, bien qu'ils ignorassent absolument cette
époque-là. D'après de certains noms, ils imaginaient des pays d'autant
plus beaux qu'ils n'en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les
titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un
mystère.

Et ayant plus d'idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une
malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de
partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la
campagne.

Un dimanche ils se mirent en marche dès le matin; et passant par Meudon,
Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils vagabondèrent
entre les vignes, arrachèrent des coquelicots au bord des champs,
dormirent sur l'herbe, burent du lait, mangèrent sous les acacias des
guinguettes, et rentrèrent fort tard, poudreux, exténués, ravis. Ils
renouvelèrent souvent ces promenades. Les lendemains étaient si tristes
qu'ils finirent par s'en priver.

La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le
grattoir et la sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les
mêmes compagnons! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en
moins; cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours
après l'heure, et reçurent des semonces.

Autrefois, ils se trouvaient presque heureux. Mais leur métier les
humiliait depuis qu'ils s'estimaient davantage;--et ils se renforçaient
dans ce dégoût, s'exaltaient mutuellement, se gâtaient. Pécuchet
contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la
morosité de Pécuchet.

--J'ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques! disait
l'un.

--Autant être chiffonnier s'écriait l'autre.

Quelle situation abominable! Et nul moyen d'en sortir! Pas même
d'espérance!

Un après-midi (c'était le 20 janvier 1839) Bouvard étant à son comptoir
reçut une lettre, apportée par le facteur.

Ses bras se levèrent, sa tête peu à peu se renversait, et il tomba
évanoui sur le carreau.

Les commis se précipitèrent; on lui ôta sa cravate; on envoya chercher
un médecin.

Il rouvrit les yeux--puis aux questions qu'on lui faisait:--Ah!... c'est
que... c'est que... un peu d'air me soulagera. Non! laissez-moi!
permettez! et malgré sa corpulence, il courut tout d'une haleine
jusqu'au ministère de la marine, se passant la main sur le front,
croyant devenir fou, tâchant de se calmer.

Il fit demander Pécuchet.

Pécuchet parut.

--Mon oncle est mort! j'hérite!

--Pas possible!

Bouvard montra les lignes suivantes:

ÉTUDE DE Me TARDIVEL, NOTAIRE. Savigny-en-Septaine 14 janvier 39.

«Monsieur,

«Je vous prie de vous rendre en mon étude, pour y prendre connaissance
du testament de votre père naturel M. François, Denys, Bartholomée
Bouvard, ex-négociant dans la ville de Nantes, décédé en cette commune
le 10 du présent mois. Ce testament contient en votre faveur une
disposition très importante.

«Agréez, Monsieur, l'assurance de mes respects.

«TARDIVEL, notaire.»

Pécuchet fut obligé de s'asseoir sur une borne dans la cour. Puis, il
rendit le papier en disant lentement:

--Pourvu... que ce ne soit pas... quelque farce?

--Tu crois que c'est une farce! reprit Bouvard d'une voix étranglée,
pareille à un râle de moribond.

Mais le timbre de la poste, le nom de l'étude en caractères
d'imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l'authenticité de
la nouvelle;--et ils se regardèrent avec un tremblement du coin de la
bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes.

L'espace leur manquait. Ils allèrent jusqu'à l'Arc de Triomphe,
revinrent par le bord de l'eau, dépassèrent Notre-Dame. Bouvard était
très rouge. Il donna à Pécuchet des coups de poing dans le dos, et
pendant cinq minutes déraisonna complètement.

Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien sûr, devait se
monter...?--Ah! ce serait trop beau! n'en parlons plus. Ils en
reparlaient.

Rien n'empêchait de demander tout de suite des explications. Bouvard
écrivit au notaire pour en avoir.

Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi: En
conséquence je donne à François, Denys, Bartholomée Bouvard mon fils
naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi.

Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l'avait tenu à
l'écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu; et le neveu
l'avait toujours appelé mon oncle, bien que sachant à quoi s'en tenir.
Vers la quarantaine, M. Bouvard s'était marié, puis était devenu veuf.
Ses deux fils légitimes ayant tourné contrairement à ses vues, un
remords l'avait pris sur l'abandon où il laissait depuis tant d'années
son autre enfant. Il l'eût même fait venir chez lui, sans l'influence de
sa cuisinière. Elle le quitta grâce aux manoeuvres de la famille--et
dans son isolement près de mourir, il voulut réparer ses torts en
léguant au fruit de ses premières amours tout ce qu'il pouvait de sa
fortune. Elle s'élevait à la moitié d'un million, ce qui faisait pour le
copiste deux cent cinquante mille francs. L'aîné des frères, M. Étienne,
avait annoncé qu'il respecterait le testament.

Bouvard tomba dans une sorte d'hébétude. Il répétait à voix basse, en
souriant du sourire paisible des ivrognes:

--Quinze mille livres de rente! et Pécuchet, dont la tête pourtant était
plus forte, n'en revenait pas.

Ils furent secoués brusquement par une lettre de Tardivel. L'autre fils,
M. Alexandre, déclarait son intention de régler tout devant la justice,
et même d'attaquer le legs s'il le pouvait, exigeant au préalable
scellés, inventaire, nomination d'un séquestre, etc.! Bouvard en eut une
maladie bilieuse. À peine convalescent, il s'embarqua pour Savigny--d'où
il revint, sans conclusion d'aucune sorte et déplorant ses frais de
voyage.

Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colère et d'espoir,
d'exaltation et d'abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur
Alexandre s'apaisant, Bouvard entra en possession de l'héritage.

Son premier cri avait été:--Nous nous retirerons à la campagne! et ce
mot qui liait son ami à son bonheur, Pécuchet l'avait trouvé tout
simple. Car l'union de ces deux hommes était absolue et profonde.

Mais comme il ne voulait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne
partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans; n'importe! Il demeura
inflexible et la chose fut décidée.

Pour savoir où s'établir, ils passèrent en revue toutes les provinces.
Le Nord était fertile mais trop froid, le Midi enchanteur par son
climat, mais incommode vu les moustiques, et le Centre franchement
n'avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu sans l'esprit
cagot des habitants. Quant aux régions de l'Est, à cause du patois
germanique, il n'y fallait pas songer. Mais il y avait d'autres pays.
Qu'était-ce par exemple que le Forez, le Bugey, le Roumois? Les cartes
de géographie n'en disaient rien. Du reste, que leur maison fût dans tel
endroit ou dans tel autre, l'important c'est qu'ils en auraient une.

Déjà, ils se voyaient en manches de chemise, au bord d'une plate-bande
émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant
des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l'alouette, pour suivre
les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient
faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les
ruches, et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur
des foins coupés. Plus d'écritures! plus de chefs! plus même de terme à
payer!--Car ils posséderaient un domicile à eux! et ils mangeraient les
poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en
gardant leurs sabots!--Nous ferons tout ce qui nous plaira! nous
laisserons pousser notre barbe!

Ils s'achetèrent des instruments horticoles, puis un tas de choses qui
pourraient peut-être servir telles qu'une boîte à outils (il en faut
toujours dans une maison), ensuite des balances, une chaîne d'arpenteur,
une baignoire en cas qu'ils ne fussent malades, un thermomètre, et même
un baromètre système Gay-Lussac pour des expériences de physique, si la
fantaisie leur en prenait. Il ne serait pas mal, non plus (car on ne
peut pas toujours travailler dehors), d'avoir quelques bons ouvrages de
littérature;--et ils en cherchèrent,--fort embarrassés parfois de
savoir si tel livre était vraiment un livre de bibliothèque. Bouvard
tranchait la question.

--Eh! nous n'aurons pas besoin de bibliothèque.

--D'ailleurs, j'ai la mienne disait Pécuchet.

D'avance, ils s'organisaient. Bouvard emporterait ses meubles, Pécuchet
sa grande table noire; on tirerait parti des rideaux et avec un peu de
batterie de cuisine ce serait bien suffisant. Ils s'étaient juré de
taire tout cela; mais leur figure rayonnait. Aussi leurs collègues les
trouvaient drôles. Bouvard, qui écrivait étalé sur son pupitre et les
coudes en dehors pour mieux arrondir sa bâtarde, poussait son espèce de
sifflement tout en clignant d'un air malin ses lourdes paupières.
Pécuchet huché sur un grand tabouret de paille soignait toujours les
jambages de sa longue écriture--mais en gonflant les narines pinçait les
lèvres, comme s'il avait peur de lâcher son secret.

Après dix-huit mois de recherches, ils n'avaient rien trouvé. Ils firent
des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens jusqu'à
Évreux, et de Fontainebleau jusqu'au Havre. Ils voulaient une campagne
qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site pittoresque,
mais un horizon borné les attristait. Ils fuyaient le voisinage des
habitations et redoutaient pourtant la solitude. Quelquefois, ils se
décidaient, puis craignant de se repentir plus tard, ils changeaient
d'avis, l'endroit leur ayant paru malsain, ou exposé au vent de mer, ou
trop près d'une manufacture ou d'un abord difficile.

Barberou les sauva.

Il connaissait leur rêve, et un beau jour vint leur dire qu'on lui avait
parlé d'un domaine à Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela
consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une manière de
château et un jardin en plein rapport.

Ils se transportèrent dans le Calvados; et ils furent enthousiasmés.
Seulement, tant de la ferme que de la maison (l'une ne serait pas vendue
sans l'autre) on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bouvard n'en
donnait que cent vingt mille.

Pécuchet combattit son entêtement, le pria de céder, enfin déclara qu'il
compléterait le surplus. C'était toute sa fortune, provenant du
patrimoine de sa mère et de ses économies. Jamais il n'en avait soufflé
mot, réservant ce capital pour une grande occasion.

Tout fut payé vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite.

Bouvard n'était plus copiste. D'abord, il avait continué ses fonctions
par défiance de l'avenir, mais s'en était démis, une fois certain de
l'héritage. Cependant il retournait volontiers chez les Messieurs
Descambos, et la veille de son départ il offrit un punch à tout le
comptoir.

Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses collègues, et sortit le
dernier jour, en claquant la porte brutalement.

Il avait à surveiller les emballages, faire un tas de commissions,
d'emplettes encore, et prendre congé de Dumouchel!

Le professeur lui proposa un commerce épistolaire, où il le tiendrait au
courant de la Littérature; et après des félicitations nouvelles lui
souhaita une bonne santé. Barberou se montra plus sensible en recevant
l'adieu de Bouvard. Il abandonna exprès une partie de dominos, promit
d'aller le voir là-bas, commanda deux anisettes et l'embrassa.

Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balcon une large bouffée d'air
en se disant: Enfin. Les lumières des quais tremblaient dans l'eau, le
roulement des omnibus au loin s'apaisait. Il se rappela des jours
heureux passés dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant,
des soirs au théâtre, les commérages de sa portière, toutes ses
habitudes; et il sentit une défaillance de coeur, une tristesse qu'il
n'osait pas s'avouer.

Pécuchet jusqu'à deux heures du matin se promena dans sa chambre. Il ne
reviendrait plus là; tant mieux! et cependant, pour laisser quelque
chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée.

Le plus gros du bagage était parti dès la veille. Les instruments de
jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un
caléfacteur, la baignoire et trois fûts de Bourgogne iraient par la
Seine, jusqu'au Havre, et de là seraient expédiés sur Caen, où Bouvard
qui les attendrait les ferait parvenir à Chavignolles. Mais le portrait
de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les bouquins, la
pendule, tous les objets précieux furent mis dans une voiture de
déménagement qui s'acheminerait par Nonancourt, Verneuil et Falaise.
Pécuchet voulut l'accompagner.

Il s'installa auprès du conducteur, sur la banquette, et couvert de sa
plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa
chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de
la Capitale.

Le mouvement et la nouveauté du voyage l'occupèrent les premières
heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes avec
le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d'exécrables auberges
et bien qu'ils répondissent de tout, Pécuchet par excès de prudence
couchait dans les mêmes gîtes. Le lendemain on repartait dès l'aube; et
la route, toujours la même, s'allongeait en montant jusqu'au bord de
l'horizon. Les mètres de cailloux se succédaient, les fossés étaient
pleins d'eau, la campagne s'étalait par grandes surfaces d'un vert
monotone et froid, des nuages couraient dans le ciel, de temps à autre
la pluie tombait. Le troisième jour des bourrasques s'élevèrent. La
bâche du chariot, mal attachée, claquait au vent comme la voile d'un
navire. Pécuchet baissait la figure sous sa casquette, et chaque fois
qu'il ouvrait sa tabatière, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se
retourner complètement. Pendant les cahots, il entendait osciller
derrière lui tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant
qu'elles ne servaient à rien, il changea de tactique; il fit le bon
enfant, eut des complaisances; dans les montées pénibles, il poussait à
la roue avec les hommes; il en vint jusqu'à leur payer le gloria après
les repas. Ils filèrent dès lors plus lestement, si bien qu'aux environs
de Gauburge l'essieu se rompit et le chariot resta penché. Pécuchet
visita tout de suite l'intérieur; les tasses de porcelaine gisaient en
morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux
imbéciles; et la journée suivante fut perdue, à cause du charretier qui
se grisa; mais il n'eut pas la force de se plaindre, la coupe d'amertume
étant remplie.

Bouvard n'avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore une
fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des messageries à la dernière
minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen; il s'était
trompé de diligence.

Le soir toutes les places pour Caen étaient retenues; ne sachant que
faire, il alla au Théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins, disant
qu'il était retiré du négoce et nouvellement acquéreur d'un domaine aux
alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen ses ballots n'y étaient
pas. Il les reçut le dimanche, et les expédia sur une charrette, ayant
prévenu le fermier qu'il les suivrait de quelques heures.

À Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval de
renfort, et jusqu'au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de
Bretteville, ayant quitté la grande route, il s'engagea dans un chemin
de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles.
Cependant les ornières s'effaçaient, elles disparurent, et ils se
trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir?
Enfin Pécuchet abandonna le chariot, et pataugeant dans la boue,
s'avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes, les
chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa route.
On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à coup
deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s'élança pour le
rejoindre. Bouvard était dedans.

Mais où pouvait être la voiture du déménagement? Pendant une heure, ils
la hélèrent dans les ténèbres. Enfin, elle se retrouva, et ils
arrivèrent à Chavignolles.

Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle.
Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur la charrette
encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils s'attablèrent.

On leur avait préparé une soupe à l'oignon, un poulet, du lard et des
oeufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à
autre s'informer de leurs goûts. Ils répondaient: Oh très bon! très bon!
et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix, tout les
délecta! Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant,
ils promenaient autour d'eux un regard de satisfaction, en mangeant sur
la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures étaient rougies
par le grand air. Ils tendaient leur ventre, ils s'appuyaient sur le
dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se répétaient:--Nous y
voilà donc! quel bonheur! il me semble que c'est un rêve!

Bien qu'il fût minuit, Pécuchet eut l'idée de faire un tour dans le
jardin. Bouvard ne s'y refusa pas. Ils prirent la chandelle, et
l'abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des
plates-bandes.

Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes: Tiens: des carottes!
Ah! des choux.

Ensuite, ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des
bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur;--et
les deux ombres de leur corps s'y dessinaient agrandies, en répétant
leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit
était complètement noire; et tout se tenait immobile dans un grand
silence, une grande douceur. Au loin, un coq chanta.

Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier
de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d'en
faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise.

Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis
s'endormirent; Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue, Pécuchet
sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d'un bonnet de
coton;--et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui
entrait par les fenêtres.




CHAPITRE II


Quelle joie, le lendemain en se réveillant! Bouvard fuma une pipe, et
Pécuchet huma une prise, qu'ils déclarèrent la meilleure de leur
existence. Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage.

On avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le clocher
de l'église,--et à gauche un rideau de peupliers.

Deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en
quatre morceaux. Les légumes étaient compris dans les plates-bandes, où
se dressaient, de place en place, des cyprès nains et des quenouilles.
D'un côté, une tonnelle aboutissait à un vigneau, de l'autre un mur
soutenait les espaliers;--et une claire-voie, dans le fond, donnait sur
la campagne. Il y avait au delà du mur un verger, après la charmille un
bosquet, derrière la claire-voie un petit chemin.

Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme à chevelure grisonnante
et vêtu d'un paletot noir, longea le sentier, en raclant avec sa canne
tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit que
c'était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l'arrondissement.

Les autres notables étaient le comte de Faverges, autrefois député, et
dont on citait les vacheries, le maire M. Foureau qui vendait du bois,
du plâtre, toute espèce de choses, M. Marescot le notaire, l'abbé
Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu.--Quant à elle, on
l'appelait la Germaine, à cause de feu Germain son mari. Elle faisait
des journées mais aurait voulu passer au service de ces messieurs. Ils
l'acceptèrent, et partirent pour leur ferme, située à un kilomètre de
distance.

Quand ils entrèrent dans la cour, le fermier, maître Gouy, vociférait
contre un garçon et la fermière sur un escabeau, serrait entre ses
jambes une dinde qu'elle empâtait avec des gobes de farine. L'homme
avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous, et les épaules
robustes. La femme était très blonde, avec les pommettes tachetées de
son, et cet air de simplicité que l'on voit aux manants sur le vitrail
des églises.

Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient suspendues au plafond.
Trois vieux fusils s'échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir
chargé de faïences à fleurs occupait le milieu de la muraille;--et les
carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc
et de cuivre rouge une lumière blafarde.

Les deux Parisiens désiraient faire leur inspection, n'ayant vu la
propriété qu'une fois, sommairement. Maître Gouy et son épouse les
escortèrent;--et la kyrielle des plaintes commença.

Tous les bâtiments, depuis la charreterie jusqu'à la bouillerie, avaient
besoin de réparations. Il aurait fallu construire une succursale pour
les fromages, mettre aux barrières des ferrements neufs, relever les
hauts-bords, creuser la mare et replanter considérablement de pommiers
dans les trois cours.

Ensuite, on visita les cultures. Maître Gouy les déprécia. Elles
mangeaient trop de fumier; les charrois étaient dispendieux,--impossible
d'extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les
prairies;--et ce dénigrement de sa terre atténua le plaisir que Bouvard
sentait à marcher dessus.

Ils s'en revinrent par la cavée, sous une avenue de hêtres. La maison
montrait de ce côté-là, sa cour d'honneur et sa façade.

Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le
hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux
ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On
rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande, et le
salon. Les quatre chambres au premier s'ouvraient sur le corridor qui
regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections; la
dernière fut destinée à la bibliothèque; et comme ils ouvraient les
armoires, ils trouvèrent d'autres bouquins, mais n'eurent pas la
fantaisie d'en lire les titres. Le plus pressé, c'était le jardin.

Bouvard, en passant près de la charmille découvrit sous les branches une
dame en plâtre. Avec deux doigts, elle écartait sa jupe, les genoux
pliés, la tête sur l'épaule, comme craignant d'être surprise.--Ah!
pardon! ne vous gênez pas!--et cette plaisanterie les amusa tellement
que vingt fois par jour pendant plus de trois semaines, ils la
répétèrent.

Cependant, les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître--on
venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les ouvertures
avec des planches. La population fut contrariée.

Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tête un mouchoir noué
en turban, Pécuchet sa casquette; et il avait un grand tablier avec une
poche par devant, dans laquelle ballottaient un sécateur, son foulard et
sa tabatière. Les bras nus, et côte à côte, ils labouraient, sarclaient,
émondaient, s'imposaient des tâches, mangeaient le plus vite
possible;--mais allaient prendre le café sur le vigneau, pour jouir du
point de vue.

S'ils rencontraient un limaçon, ils s'approchaient de lui, et
l'écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour
casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet,--et coupaient
en deux les vers blancs d'une telle force que le fer de l'outil s'en
enfonçait de trois pouces. Pour se délivrer des chenilles, ils battaient
les arbres, à grands coups de gaule, furieusement.

Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon--et des pommes d'amour qui
devaient retomber comme des lustres, sous l'arceau de la tonnelle.

Pécuchet fit creuser devant la cuisine, un large trou, et le disposa en
trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient
pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d'autres
récoltes, procurant d'autres engrais, tout cela indéfiniment;--et il
rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l'avenir, des montagnes de
fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. Mais le
fumier de cheval si utile pour les couches lui manquait. Les
cultivateurs n'en vendaient pas; les aubergistes en refusèrent. Enfin,
après beaucoup de recherches, malgré les instances de Bouvard, et
abjurant toute pudeur, il prit le parti d'aller lui-même au crottin!

C'est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, l'accosta
sur la grande route. Quand elle l'eut complimenté, elle s'informa de son
ami. Les yeux noirs de cette personne, très brillants bien que petits,
ses hautes couleurs, son aplomb (elle avait même un peu de moustache)
intimidèrent Pécuchet. Il répondit brièvement et tourna le
dos--impolitesse que blâma Bouvard.

Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils
s'installèrent dans la cuisine, et faisaient du treillage; ou bien
parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la
pluie tomber.

Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps, et répétaient chaque
matin: tout part. Mais la saison fut tardive; et ils consolaient leur
impatience, en disant: tout va partir.

Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent beaucoup.
La vigne promettait.

Puisqu'ils s'entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans
l'agriculture;--et l'ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du
bon sens et de l'étude ils s'en tireraient, sans aucun doute.

D'abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres;--et ils
rédigèrent une lettre, où ils demandaient à M. de Faverges l'honneur de
visiter son exploitation. Le Comte leur donna tout de suite un
rendez-vous.

Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d'un coteau qui
domine la vallée de l'Orne. La rivière coulait au fond, avec des
sinuosités. Des blocs de grès rouge s'y dressaient de place en place, et
des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise surplombant
la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l'autre colline, la
verdure était si abondante qu'elle cachait les maisons. Des arbres la
divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de l'herbe par des
lignes plus sombres.

L'ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuiles
indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la
droite avec un bois au delà, et une pelouse descendait jusqu'à la
rivière où des platanes alignés reflétaient leur ombre.

Les deux amis entrèrent dans une luzerne qu'on fanait. Des femmes
portant des chapeaux de paille, des marmottes d'indienne ou des visières
de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par terre--et à
l'autre bout de la plaine, auprès des meules, on jetait des bottes
vivement dans une longue charrette, attelée de trois chevaux. M. le
Comte s'avança suivi de son régisseur.

Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en
côtelette, l'air à la fois d'un magistrat et d'un dandy. Les traits de
sa figure, même quand il parlait, ne remuaient pas.

Les premières politesses échangées, il exposa son système relativement
aux fourrages; on retournait les andains sans les éparpiller, les meules
devaient être coniques, et les bottes faites immédiatement sur place,
puis entassées par dizaines. Quant au râteleur anglais, la prairie était
trop inégale pour un pareil instrument.

Une petite fille les pieds nus dans des savates, et dont le corps se
montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en
versant du cidre d'un broc, qu'elle appuyait contre sa hanche. Le comte
demanda d'où venait cet enfant; on n'en savait rien. Les faneuses
l'avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa les
épaules, et tout en s'éloignant proféra quelques plaintes sur
l'immoralité de nos campagnes.

Bouvard fit l'éloge de sa luzerne. Elle était assez bonne, en effet,
malgré les ravages de la cuscute; les futurs agronomes ouvrirent les
yeux au mot cuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il s'appliquait aux
prairies artificielles; c'était d'ailleurs un bon précédent pour les
autres récoltes, ce qui n'a pas toujours lieu avec les racines
fourragères.--Cela du moins me paraît incontestable.

Bouvard et Pécuchet reprirent ensemble: Oh! incontestable.

Ils étaient sur la limite d'un champ tout plat, soigneusement ameubli.
Un cheval que l'on conduisait à la main traînait un large coffre monté
sur trois roues. Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèlement
des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux
descendant jusqu'au sol.

--Ici dit le comte je sème des turneps. Le turnep est la base de ma
culture quadriennale et il entamait la démonstration du semoir. Mais un
domestique vint le chercher. On avait besoin de lui, au château.

Son régisseur le remplaça, homme à figure chafouine et de façons
obséquieuses.

Il conduisit ces messieurs vers un autre champ, où quatorze
moissonneurs, la poitrine nue et les jambes écartées, fauchaient des
seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait à droite.
Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle, et tous sur la même
ligne, ils avançaient en même temps. Les deux Parisiens admirèrent leurs
bras et se sentaient pris d'une vénération presque religieuse pour
l'opulence de la terre.

Ils longèrent ensuite plusieurs pièces en labour. Le crépuscule tombait;
des corneilles s'abattaient dans les sillons.

Puis ils rencontrèrent le troupeau. Les moutons, çà et là, pâturaient et
on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un tronc
d'arbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien près de lui.

Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils
traversèrent deux masures, où des vaches ruminaient sous les pommiers.

Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois
côtés de la cour. Le travail s'y faisait à la mécanique, au moyen d'une
turbine, utilisant un ruisseau qu'on avait, exprès, détourné. Des
bandelettes de cuir allaient d'un toit dans l'autre, et au milieu du
fumier une pompe de fer manoeuvrait.

Le régisseur fit observer dans les bergeries de petites ouvertures à ras
du sol, et dans les cases aux cochons, des portes ingénieuses, pouvant
d'elles mêmes se fermer.

La grange était voûtée comme une cathédrale avec des arceaux de briques
reposant sur des murs de pierre.

Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des
poignées d'avoine. L'arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils
montèrent dans le pigeonnier. La laiterie spécialement les émerveilla.
Des robinets dans les coins fournissaient assez d'eau pour inonder les
dalles; et en entrant, une fraîcheur vous surprenait. Des jarres brunes,
alignées sur des claires-voies étaient pleines de lait jusqu'aux bords.
Des terrines moins profondes contenaient de la crème. Les pains de
beurre se suivaient, pareils aux tronçons d'une colonne de cuivre, et de
la mousse débordait les seaux de fer-blanc, qu'on venait de poser par
terre.

Mais le bijou de la ferme c'était la bouverie. Des barreaux de bois
scellés perpendiculairement dans toute sa longueur la divisaient en deux
sections, la première pour le bétail, la seconde pour le service. On y
voyait à peine, toutes les meurtrières étant closes. Les boeufs
mangeaient attachés à des chaînettes et leurs corps exhalaient une
chaleur, que le plafond bas rabattait. Mais quelqu'un donna du jour. Un
filet d'eau, tout à coup se répandit dans la rigole qui bordait les
râteliers. Des mugissements s'élevèrent. Les cornes faisaient comme un
cliquetis de bâtons. Tous les boeufs avancèrent leurs mufles entre les
barreaux et buvaient lentement.

Les grands attelages entrèrent dans la cour et des poulains hennirent.
Au rez-de-chaussée, deux ou trois lanternes s'allumèrent, puis
disparurent. Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots sur
les cailloux--et la cloche pour le souper tinta.

Les deux visiteurs s'en allèrent.

Tout ce qu'ils avaient vu les enchantait. Leur décision fut prise. Dès
le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes de la
Maison Rustique, se firent expédier le cours de Gasparin, et
s'abonnèrent à un journal d'agriculture.

Pour se rendre aux foires plus commodément, ils achetèrent une carriole
que Bouvard conduisait.

Habillés d'une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des guêtres
jusqu'aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils rôdaient autour
des bestiaux, questionnaient les laboureurs, et ne manquaient pas
d'assister à tous les comices agricoles.

Bientôt, ils fatiguèrent maître Gouy de leurs conseils, déplorant
principalement son système de jachères. Mais le fermier tenait à sa
routine. Il demanda la remise d'un terme sous prétexte de la grêle.
Quant aux redevances, il n'en fournit aucune. Devant les réclamations
les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard déclara son
intention de ne pas renouveler le bail.

Dès lors maître Gouy épargna les fumures, laissa pousser les mauvaises
herbes, ruina le fonds. Et il s'en alla d'un air farouche qui indiquait
des plans de vengeance.

Bouvard avait pensé que vingt mille francs, c'est-à-dire plus de quatre
fois le prix du fermage, suffirait au début. Son notaire de Paris les
envoya.

Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies,
vingt-trois en terres arables, et cinq en friche situés sur un monticule
couvert de cailloux et qu'on appelait la Butte.

Ils se procurèrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux,
douze vaches, six porcs, cent soixante moutons--et comme personnel, deux
charretiers, deux femmes, un valet, un berger, de plus un gros chien.

Pour avoir tout de suite de l'argent ils vendirent leurs fourrages;--on
les paya chez eux; l'or des napoléons comptés sur le coffre à l'avoine
leur parut plus reluisant qu'un autre, extraordinaire et meilleur.

Au mois de novembre ils brassèrent du cidre. C'était Bouvard qui
fouettait le cheval et Pécuchet monté dans l'auge retournait le marc
avec une pelle. Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la
cuve, surveillaient les bondes, portaient de lourds sabots, s'amusaient
énormément.

Partant de ce principe qu'on ne saurait avoir trop de blé, ils
supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles, et comme
ils n'avaient pas d'engrais ils se servirent de tourteaux qu'ils
enterrèrent sans les concasser,--si bien que le rendement fut pitoyable.

L'année suivante, ils firent les semailles très dru. Des orages
survinrent. Les épis versèrent.

Néanmoins, ils s'acharnaient au froment; et ils entreprirent d'épierrer
la Butte; un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l'année, du
matin jusqu'au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait l'éternel
banneau avec le même homme et le même cheval, gravir, descendre et
remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait derrière,
faisant des haltes à mi-côte pour s'éponger le front.

Ne se fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes les animaux, leur
administraient des purgations, des clystères.

De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint enceinte.
Ils prirent des gens mariés; les enfants pullulèrent, les cousins, les
cousines, les oncles, les belles-soeurs. Une horde vivait à leurs
dépens;--et ils résolurent de coucher dans la ferme, à tour de rôle.

Mais le soir, ils étaient tristes. La malpropreté de la chambre les
offusquait;--et Germaine qui apportait les repas, grommelait à chaque
voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange
fourraient du blé dans leur cruche à boire. Pécuchet en surprit un, et
s'écria, en le poussant dehors par les épaules:

--Misérable! tu es la honte du village qui t'a vu naître!

Sa personne n'inspirait aucun respect.--D'ailleurs, il avait des remords
à l'encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop pour le
tenir en bon état.--Bouvard s'occuperait de la ferme. Ils en
délibérèrent; et cet arrangement fut décidé.

Le premier point était d'avoir de bonnes couches. Pécuchet en fit
construire une, en briques. Il peignit lui-même les châssis, et
redoutant les coups de soleil barbouilla de craie toutes les cloches.

Il eut la précaution pour les boutures d'enlever les têtes avec les
feuilles. Ensuite, il s'appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs
sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe
herbacée, greffe anglaise. Avec quel soin, il ajustait les deux libers!
comme il serrait les ligatures! quel amas d'onguent pour les recouvrir!

Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les
plantes, comme s'il les eût encensées. À mesure qu'elles verdissaient
sous l'eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et
renaître avec elles. Puis cédant à une ivresse il arrachait la pomme de
l'arrosoir, et versait à plein goulot, copieusement.

Au bout de la charmille près de la dame en plâtre, s'élevait une manière
de cahute faite en rondins. Pécuchet y enfermait ses instruments; et il
passait là des heures délicieuses à éplucher les graines, à écrire des
étiquettes, à mettre en ordre ses petits pots. Pour se reposer, il
s'asseyait devant la porte, sur une caisse, et alors projetait des
embellissements.

Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de géraniums; entre les
cyprès et les quenouilles, il planta des tournesols;--et comme les
plates-bandes étaient couvertes de boutons d'or, et toutes les allées de
sable neuf, le jardin éblouissait par une abondance de couleurs jaunes.

Mais la couche fourmilla de larves;--et malgré les réchauds de feuilles
mortes, sous les châssis peints et sous les cloches barbouillées, il ne
poussa que des végétations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas;
les greffes se décollèrent; la sève des marcottes s'arrêta, les arbres
avaient le blanc dans leurs racines; les semis furent une désolation. Le
vent s'amusait à jeter bas les rames des haricots. L'abondance de la
gadoue nuisit aux fraisiers, le défaut de pinçage aux tomates.

Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets--et du cresson de
fontaine, qu'il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous
les artichauts étaient perdus.

Les choux le consolèrent. Un, surtout, lui donna des espérances. Il
s'épanouissait, montait, finit par être prodigieux, et absolument
incomestible. N'importe! Pécuchet fut content de posséder un monstre.

Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l'art: l'élève du
melon.

Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies de
terreau, qu'il enfouit dans sa couche. Puis, il dressa une autre couche;
et quand elle eut jeté son feu repiqua les plants les plus beaux, avec
des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les préceptes
du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en
choisit un sur chaque bras, supprima les autres; et dès qu'ils eurent la
grosseur d'une noix, il glissa sous leur écorce une planchette pour les
empêcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aérait,
enlevait avec son mouchoir la brume des cloches--et si des nuages
paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n'en
dormait pas. Plusieurs fois même, il se releva; et pieds nus dans ses
bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller
mettre sur les bâches la couverture de son lit.

Les cantaloups mûrirent.

Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le
troisième non plus; Pécuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle,
jusqu'au dernier qu'il jeta par la fenêtre, déclarant n'y rien
comprendre.

En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces
différentes, les sucrins s'étaient confondus avec les maraîchers, le
gros Portugal avec le grand Mogol--et le voisinage des pommes d'amour
complétant l'anarchie, il en était résulté d'abominables mulets qui
avaient le goût de citrouilles.

Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour
avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de
bruyère et se mit à l'oeuvre résolument.

Mais il planta des passiflores à l'ombre, des pensées au soleil, couvrit
de fumier les jacinthes, arrosa les lys après leur floraison, détruisit
les rhododendrons par des excès d'abattage, stimula les fuchsias avec de
la colle forte, et rôtit un grenadier, en l'exposant au feu dans la
cuisine.

Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de
papier fort enduits de chandelle; cela faisait comme des pains de sucre,
tenus en l'air par des bâtons. Les tuteurs des dahlias étaient
gigantesques;--et on apercevait, entre ces lignes droites les rameaux
tortueux d'un sophora-japonica qui demeurait immuable, sans dépérir, ni
sans pousser.

Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les jardins
de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles? et Pécuchet se
procura le lilas des Indes, la rose de Chine et l'Eucalyptus, alors dans
la primeur de sa réputation. Toutes les expériences ratèrent. Il était
chaque fois fort étonné.

Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient
mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient
que résoudre devant la divergence des opinions.

Ainsi, pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat.

Quant au plâtre, malgré l'exemple de Franklin, Rieffel et M. Rigaud n'en
paraissent pas enthousiasmés.

Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant,
Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin cite
un Lyonnais qui pendant un demi-siècle a cultivé des céréales sur le
même champ; cela renverse la théorie des assolements. Tull exalte les
labours au préjudice des engrais; et voilà le major Beatson qui supprime
les engrais, avec les labours!

Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages d'après
la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s'allongent
comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux qu'on
prendrait pour des montagnes de neige--tâchant de distinguer les nimbus
des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient avant qu'ils
eussent trouvé les noms.

Le baromètre les trompa; le thermomètre n'apprenait rien; et ils
recoururent à l'expédient imaginé sous Louis XV, par un prêtre de
Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se
tenir au fond par beau fixe, s'agiter aux menaces de la tempête. Mais
l'atmosphère presque toujours contredit la sangsue. Ils en mirent trois
autres, avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent différemment.

Après force méditations, Bouvard reconnut qu'il s'était trompé. Son
domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura
ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille francs.

Excité par Pécuchet, il eut le délire de l'engrais. Dans la fosse aux
composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des
plumes, tout ce qu'il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le
lisier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons,
fit venir du guano, tâcha d'en fabriquer--et poussant jusqu'au bout ses
principes, ne tolérait pas qu'on perdit l'urine; il supprima les lieux
d'aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d'animaux, dont il
fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne.
Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans
un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient
l'air dégoûté, il disait: Mais c'est de l'or! c'est de l'or.--Et il
regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où
l'on trouve des grottes naturelles pleines d'excréments d'oiseaux!

Le colza fut chétif, l'avoine médiocre; et le blé se vendit fort mal, à
cause de son odeur. Une chose étrange, c'est que la Butte enfin épierrée
donnait moins qu'autrefois.

Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur
Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et le grand araire
de Mathieu de Dombasle. Le charretier le dénigra.

--Apprends à t'en servir!

--Eh bien, montrez-moi!

Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.

Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans
cesse, il criait derrière eux, courait d'un endroit à l'autre, notait
ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n'y pensait
plus--et sa tête bouillonnait d'idées industrielles. Il se promettait de
cultiver le pavot en vue de l'opium, et surtout l'astragale qu'il
vendrait sous le nom de café des familles.

Afin d'engraisser plus vite ses boeufs, il les saignait tous les quinze
jours.

Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d'avoine salée. Bientôt
la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient
les clôtures, mordaient le monde.

Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner, et
peu de temps après, crevèrent.

La même semaine, trois boeufs expiraient, conséquence des phlébotomies
de Bouvard.

Il imagina pour détruire les mans d'enfermer des poules dans une cage à
roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue--ce qui ne
manqua point de leur briser les pattes.

Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit chêne, et la donna
aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d'entrailles se
déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes
étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir; et Bouvard leur céda.

Cependant, pour les convaincre de l'innocuité de son breuvage, il en
absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha ses
douleurs, sous un air d'enjouement. Il fit même transporter la mixture
chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux s'efforçaient
de la trouver bonne. D'ailleurs, il ne fallait pas qu'elle fût perdue.

Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le
docteur.

C'était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer
son malade. La cholérine de Monsieur devait tenir à cette bière dont on
parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blâma en
termes scientifiques, avec des haussements d'épaule. Pécuchet qui avait
fourni la recette fut mortifié.

En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des
échardonnages intempestifs, Bouvard, l'année suivante, avait devant lui
une belle récolte de froment. Il imagina de le dessécher par la
fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer; c'est-à-dire qu'il
le fit abattre d'un seul coup, et tasser en meules, qui seraient
démolies dès que le gaz s'en échapperait, puis exposées au grand air;
après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude.

Le lendemain, pendant qu'ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée le
battement d'un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu'il y avait; mais
l'homme était déjà loin; presque aussitôt la cloche de l'église tinta
violemment.

Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et impatients
d'être renseignés, s'avancèrent tête nue, du côté de Chavignolles.

Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit
garçon qui répondit:--Je crois que c'est le feu? et le tambour
continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin, ils
atteignirent les premières maisons du village. L'épicier leur cria de
loin:--Le feu est chez vous!

Pécuchet prit le pas gymnastique; et il disait à Bouvard courant du même
train à son côté:--Une, deux; une, deux;--en mesure! comme les chasseurs
de Vincennes.

La route qu'ils suivaient montait toujours; le terrain en pente leur
cachait l'horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte;--et, d'un
seul coup d'oeil, le désastre leur apparut.

Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans--au milieu de
la plaine dénudée, dans le calme du soir.

Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes peut-être;
et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des
gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de
préserver le reste.

Bouvard dans son empressement faillit renverser Mme Bordin qui se
trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l'accabla d'injures
pour ne l'avoir pas averti. Le valet au contraire, par excès de zèle
avait d'abord couru à la maison, à l'église, puis chez Monsieur, et
était revenu par l'autre route.

Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l'entouraient parlant à la
fois;--et il défendait d'abattre les meules, suppliait qu'on le
secourût, exigeait de l'eau, réclamait des pompiers!

--Est-ce que nous en avons! s'écria le maire.

--C'est de votre faute! reprit Bouvard. Il s'emportait, proféra des
choses inconvenantes;--et tous admirèrent la patience de M. Foureau qui
était brutal cependant, comme l'indiquaient ses grosses lèvres et sa
mâchoire de bouledogue.

La chaleur des meules devint si forte qu'on ne pouvait plus en
approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des
crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des
grains de plomb. Puis, la meule s'écroulait par terre en un large
brasier, d'où s'envolaient des étincelles;--et des moires ondulaient sur
cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur, des
parties roses comme du vermillon, et d'autres brunes comme du sang
caillé. La nuit était venue; le vent soufflait; des tourbillons de fumée
enveloppaient la foule;--une flammèche, de temps à autre, passait sur le
ciel noir.

Bouvard contemplait l'incendie, en pleurant doucement. Ses yeux
disparaissaient sous leurs paupières gonflées;--et il avait tout le
visage comme élargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les
franges de son châle vert l'appelait pauvre Monsieur, tâchait de le
consoler. Puisqu'on n'y pouvait rien, il devait se faire une raison.

Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle ou plutôt livide, la bouche ouverte
et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à l'écart, dans
ses réflexions.--Mais le curé, survenu tout à coup, murmura d'une voix
câline:--Ah! quel malheur, véritablement; c'est bien fâcheux! Soyez sûr
que je participe!...

Les autres n'affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant, la
main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui
brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un
polisson s'écria même que c'était bien amusant.

--Oui! il est beau, l'amusement! reprit Pécuchet qui venait de
l'entendre.

Le feu diminua. Les tas s'abaissèrent;--et une heure après, il ne
restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes
et noires. Alors on se retira.

Mme Bordin et l'abbé Jeufroy reconduisirent Messieurs Bouvard et
Pécuchet jusqu'à leur domicile.

Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort
aimables sur sa sauvagerie--et l'ecclésiastique exprima toute sa
surprise de n'avoir pu connaître jusqu'à présent un de ses paroissiens
aussi distingué.

Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l'incendie--et au lieu de
reconnaître avec tout le monde que la paille humide s'était enflammée
spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait, sans doute,
de maître Gouy, ou peut-être du taupier? Six mois auparavant Bouvard
avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle d'auditeurs
que son industrie étant funeste, le gouvernement la devait interdire.
L'homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il portait sa barbe
entière, et leur semblait effrayant, surtout le soir quand il
apparaissait au bord des cours, en secouant sa longue perche, garnie de
taupes suspendues.

Le dommage était considérable, et pour se reconnaître dans leur
situation, Pécuchet pendant huit jours travailla les registres de
Bouvard qui lui parurent un véritable labyrinthe. Après avoir
collationné le journal, la correspondance et le grand livre couvert de
notes au crayon et de renvois, il découvrit la vérité: pas de
marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro; le
capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs.

Bouvard n'en voulut rien croire, et plus de vingt fois, ils
recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même
conclusion. Encore deux ans d'une agronomie pareille, leur fortune y
passait!

Le seul remède était de vendre.

Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop
pénible; Pécuchet s'en chargea.

D'après l'opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire
d'affiches. Il parlerait de la ferme à des clients sérieux et laisserait
venir leurs propositions.

--Très bien! dit Bouvard on a du temps devant soi! Il allait prendre un
fermier; ensuite, on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux
qu'autrefois! seulement nous voilà forcés à des économies!

Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardinage, et quelques jours
après, il dit:

--Nous devrions nous livrer exclusivement à l'arboriculture, non pour le
plaisir, mais comme spéculation!--Une poire qui revient à trois sols est
quelquefois vendue dans la capitale jusqu'à des cinq et six francs! Des
jardiniers se font avec les abricots vingt-cinq mille livres de rentes!
À Saint Pétersbourg pendant l'hiver, on paie le raisin un napoléon la
grappe! C'est une belle industrie, tu en conviendras! Et qu'est-ce que
ça coûte? des soins, du fumier, et le repassage d'une serpette!

Il monta tellement l'imagination de Bouvard, que tout de suite, ils
cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter;--et
ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils
s'adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s'empressa de leur
fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement.

Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier
pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des
arbres étaient d'avance dessinées. Des morceaux de latte sur le mur
figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des plates-bandes
guindaient horizontalement des fils de fer;--et dans le verger, des
cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cône celle
des pyramides--si bien qu'en arrivant chez eux, on croyait voir les
pièces de quelque machine inconnue, ou la carcasse d'un feu d'artifice.

Les trous étant creusés, ils coupèrent l'extrémité de toutes les
racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six
mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au
pépiniériste, et plantations nouvelles, dans des trous encore plus
profonds! Mais la pluie détrempant le sol, les greffes d'elles-mêmes
s'enterrèrent et les arbres s'affranchirent.

Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il
n'abattit pas les flèches, respecta les lambourdes;--et s'obstinant à
vouloir coucher d'équerre les duchesses qui devaient former les cordons
unilatéraux, il les cassait ou les arrachait, invariablement. Quant aux
pêchers, il s'embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères, et les
deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient toujours
où il n'en fallait pas;--et impossible d'obtenir sur l'espalier un
rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche,--non
compris les deux principales, le tout formant une belle arête de
poisson.

Bouvard tâcha de conduire les abricotiers. Ils se révoltèrent. Il
abattit leurs troncs à ras du sol; aucun ne repoussa. Les cerisiers,
auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.

D'abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la base,
puis trop court, ce qui amenait des gourmands: et souvent ils hésitaient
ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à fleurs. Ils
s'étaient réjouis d'avoir des fleurs: mais ayant reconnu leur faute, ils
en arrachaient les trois quarts, pour fortifier le reste.

Incessamment, ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du
cassage, de l'éborgnage. Ils avaient au milieu de leur salle à manger,
dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait
dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l'arbre.

Levés dès l'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit, le porte-jonc à la
ceinture. Par les froides matinées de printemps Bouvard gardait sa veste
de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa
serpillière;--et les gens qui passaient le long de la claire-voie les
entendaient tousser dans le brouillard.

Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel; et il en étudiait un
paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du
jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le
flatta même beaucoup. Il en conçut plus d'estime pour l'auteur.

Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les
pyramides. Un jour, il fut pris d'un étourdissement--et n'osant plus
descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours.

Enfin des poires parurent; et le verger avait des prunes. Alors ils
employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les
fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin à vent
les réveillait pendant la nuit--et les moineaux perchaient sur le
mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils
varièrent le costume, inutilement.

Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d'en
remettre la note à Bouvard quand tout à coup le tonnerre retentit et la
pluie tomba,--une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles,
secouait toute la surface de l'espalier. Les tuteurs s'abattaient l'un
après l'autre--et les malheureuses quenouilles en se balançant
entrechoquaient leurs poires.

Pécuchet surpris par l'averse s'était réfugié dans la cahute. Bouvard se
tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux, des
éclats de bois, des branches, des ardoises;--et les femmes de marin qui
sur la côte, à dix lieues de là regardaient la mer, n'avaient pas l'oeil
plus tendu et le coeur plus serré. Puis tout à coup, les supports et les
barres des contre-espaliers avec le treillage, s'abattirent sur les
plates-bandes.

Quel tableau, quand ils firent leur inspection! Les cerises et les
prunes couvraient l'herbe entre les grêlons qui fondaient. Les
passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les
Triomphes-de-Jodoigne. À peine, s'il restait parmi les pommes quelques
bons-papas. Et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches,
roulaient dans les flaques d'eau, au bord des buis déracinés.

Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur:

--Nous ferions bien de voir à la ferme, s'il n'est pas arrivé quelque
chose?

--Bah! pour découvrir encore des sujets de tristesse!

--Peut-être? car nous ne sommes guère favorisés!--et ils se plaignirent
de la Providence et de la Nature.

Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration--et,
comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui
revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau
genre de fromages.

Pécuchet respirait bruyamment;--et tout en se fourrant dans les narines
des prises de tabac, il songeait que si le sort l'avait voulu, il ferait
maintenant partie d'une société d'agriculture, brillerait aux
expositions, serait cité dans les journaux.

Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.

--Ma foi! j'ai envie de me débarrasser de tout cela, pour nous établir
autre part!

--Comme tu voudras dit Pécuchet;--et un moment après:

--Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sève,
par là, se trouve contrariée, et l'arbre forcément en souffre. Pour se
bien porter, il faudrait qu'il n'eût pas de fruits. Cependant, ceux
qu'on ne taille et qu'on ne fume jamais en produisent--de moins gros,
c'est vrai, mais de plus savoureux. J'exige qu'on m'en donne la
raison!--et, non seulement, chaque espèce réclame des soins
particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la
température, un tas de choses! où est la règle, alors? et quel espoir
avons-nous d'aucun succès ou bénéfice?

Bouvard lui répondit:

--Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième du
capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison de
banque; au bout de quinze ans, par l'accumulation des intérêts, on
aurait le double sans s'être foulé le tempérament.

Pécuchet baissa la tête.

--L'arboriculture pourrait bien être une blague?

--Comme l'agronomie! répliqua Bouvard.

Ensuite, ils s'accusèrent d'avoir été trop ambitieux--et ils résolurent
de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à
autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits, et ils
ne remplaceraient pas les arbres morts--mais il allait se présenter des
intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les autres qui
restaient debout. Comment s'y prendre?

Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de
mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n'arrivaient à rien
de satisfaisant. Heureusement qu'ils trouvèrent dans leur bibliothèque
l'ouvrage de Boitard, intitulé _L'Architecte des Jardins_.

L'auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d'abord, le genre
mélancolique et romantique, qui se signale par des immortelles, des
ruines, des tombeaux, et un ex-voto à la Vierge, indiquant la place où
un seigneur est tombé sous le fer d'un assassin; on compose le genre
terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des cabanes
incendiées, le genre exotique en plantant des cierges du Pérou pour
faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur. Le genre grave
doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les
obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux, de
la mousse et des grottes le genre mystérieux, un lac le genre rêveur. Il
y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen se voyait
naguère dans un jardin wurtembergeois--car, on y rencontrait
successivement, un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres, et une
barque se détachant d'elle-même du rivage, pour vous conduire dans un
boudoir, où des jets d'eau vous inondaient, quand on se posait sur le
sofa.

Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un
éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. Le
temple à la philosophie serait encombrant. L'ex-voto à la madone
n'aurait pas de signification, vu le manque d'assassins, et, tant pis
pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient trop
cher. Mais les rocs étaient possibles comme les arbres fracassés, les
immortelles et la mousse;--et dans un enthousiasme progressif, après
beaucoup de tâtonnements, avec l'aide d'un seul valet, et pour une somme
minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n'avait pas d'analogue
dans tout le département.

La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli
d'allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l'espalier,
ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la
perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en était
résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.

Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau
étrusque c'est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds de
hauteur, et l'apparence d'une niche à chien. Quatre sapinettes aux
angles flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et
enrichi d'une inscription.

Dans l'autre partie du potager une espèce de Rialto enjambait un bassin,
offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La terre
buvait l'eau, n'importe! Il se formerait un fond de glaise, qui la
retiendrait.

La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres
de couleur. Au sommet du vigneau six arbres équarris supportaient un
chapeau de fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une
pagode chinoise.

Ils avaient été sur les rives de l'Orne, choisir des granits, les
avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis
avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns
par-dessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un rocher,
pareil à une gigantesque pomme de terre.

Quelque chose manquait au delà pour compléter l'harmonie. Ils abattirent
le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort, du reste)
et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu'on
pouvait le croire apporté par un torrent, ou renversé par la foudre.

La besogne finie, Bouvard qui était sur le perron, cria de loin:

--Ici! on voit mieux!

--Voit mieux fut répété dans l'air.

Pécuchet répondit:

--J'y vais!

--Y vais!

--Tiens! un écho!

--Écho!

Le tilleul, jusqu'alors l'avait empêché de se produire;--et il était
favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon
surmontait la charmille.

Pour essayer l'écho, ils s'amusèrent à lancer des mots plaisants.
Bouvard en hurla d'obscènes.

Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d'argent à
recevoir--et il en revenait toujours avec de petits paquets qu'il
enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin, pour se rendre à
Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier qu'il cacha sous son
lit.

Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs
de la grand allée (qui la veille encore, étaient sphériques) avaient la
forme de paons--et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient
le bec et les yeux. Pécuchet s'était levé dès l'aube; et tremblant
d'être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure des
appendices expédiés par Dumouchel. Depuis six mois, les autres derrière
ceux-là imitaient, plus ou moins, des pyramides, des cubes, des
cylindres, des cerfs ou des fauteuils. Mais rien n'égalait les paons,
Bouvard le reconnut, avec de grands éloges.

Sous prétexte d'avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon dans le
labyrinthe. Car il avait profité de l'absence de Pécuchet, pour faire,
lui aussi, quelque chose de sublime.

La porte des champs était recouverte d'une couche de plâtre, sur
laquelle s'alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes,
représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des turcos, des femmes nues,
des pieds de cheval, et des têtes de mort!

--Comprends-tu mon impatience!

--Je crois bien!

Et dans leur émotion, ils s'embrassèrent.

Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d'être applaudis--et
Bouvard songea à offrir un grand dîner.

--Prends garde! dit Pécuchet tu vas te lancer dans les réceptions. C'est
un gouffre!

La chose pourtant, fut décidée.

Depuis qu'ils habitaient le pays, ils se tenaient à l'écart.--Tout le
monde, par désir de les connaître, accepta leur invitation, sauf le
comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se
rabattirent sur M. Hurel, son factotum.

Beljambe l'aubergiste, ancien chef à Lisieux devait cuisiner certains
plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la fille de
basse-cour. Marianne la servante de Mme Bordin viendrait aussi. Dès
quatre heures la grille était grande ouverte, et les deux propriétaires,
pleins d'impatience, attendaient leurs convives.

Hurel s'arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis, le curé
s'avança revêtu d'une soutane neuve, et un moment après M. Foureau, avec
un gilet de velours. Le Docteur donnait le bras à sa femme qui marchait
péniblement en s'abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans roses
s'agita derrière eux; c'était le bonnet de Mme Bordin, habillée d'une
belle robe de soie gorge de pigeon. La chaîne d'or de sa montre lui
battait sur la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux mains,
couvertes de mitaines noires.--Enfin parut le notaire, un panama sur la
tête, un lorgnon dans l'oeil; car l'officier ministériel n'étouffait pas
en lui l'homme du monde.

Le salon était ciré à ne pouvoir s'y tenir debout. Les huit fauteuils
d'Utrecht s'adossaient le long de la muraille, une table ronde dans le
milieu supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de la
cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à
contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de
moisissure aux pommettes ajoutait à l'illusion des favoris. Les invités
lui trouvèrent une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en
regardant Bouvard, qu'il avait dû être un fort bel homme.

Après une heure d'attente, Pécuchet annonça qu'on pouvait passer dans la
salle.

Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du
salon, complètement tirés devant les fenêtres;--et le soleil, traversant
la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout
ornement, un baromètre.

Bouvard plaça les deux dames auprès de lui, Pécuchet le maire à sa
gauche, le curé à sa droite;--et l'on entama les huîtres. Elles
sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses; et Pécuchet
se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe.

Pendant tout le premier service, composé d'une barbue entre un
vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la
manière de fabriquer le cidre. Après quoi on en vint aux mets digestes
ou indigestes. Le Docteur, naturellement fut consulté. Il jugeait les
choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science,
et cependant ne tolérait pas la moindre contradiction.

En même temps que l'aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble.
Bouvard attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit
goûter trois autres, sans plus de succès--puis versa du Saint-Julien,
trop jeune, évidemment; et tous les convives se turent. Hurel souriait
sans discontinuer; les pas lourds du garçon résonnaient sur les dalles.

Mme Vaucorbeil, courtaude et l'air bougon (elle était d'ailleurs vers la
fin de sa grossesse), avait gardé un mutisme absolu. Bouvard ne sachant
de quoi l'entretenir lui parla du théâtre de Caen.

--Ma femme ne va jamais au spectacle reprit le docteur.

M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens.

--Moi dit Bouvard je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville,
pour entendre des farces!

Foureau demanda à Mme Bordin si elle aimait les farces?

--Ça dépend de quelle espèce répondit-elle.

Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle
indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de
ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement
soignée.

Foureau interpella Bouvard:--Est-ce que vous êtes dans l'intention de
vendre la vôtre?

--Mon Dieu, jusqu'à présent, je ne sais trop...

--Comment! pas même la pièce des Écalles? reprit le notaire ce serait à
votre convenance, madame Bordin.

La veuve répliqua, en minaudant:--Les prétentions de M. Bouvard seraient
trop fortes!

On pouvait, peut-être, l'attendrir.

--Je n'essaierai pas!

--Bah! si vous l'embrassiez?

--Essayons tout de même! dit Bouvard--et il la baisa sur les deux joues,
aux applaudissements de la société.

Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations
amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe. Les rideaux
s'ouvrirent, et le jardin apparut.

C'était dans le crépuscule, quelque chose d'effrayant. Le rocher comme
une montagne occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des
épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus les
haricots--et la cabane, au delà, une grande tache noire; car ils avaient
incendié son toit pour la rendre plus poétique. Les ifs en forme de
cerfs ou de fauteuils se suivaient, jusqu'à l'arbre foudroyé, qui
s'étendait transversalement de la charmille à la tonnelle, où des pommes
d'amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et là, étalait
son disque jaune. La pagode chinoise peinte en rouge semblait un phare
sur le vigneau. Les becs des paons frappés par le soleil se renvoyaient
des feux, et derrière la claire-voie, débarrassée de ses planches, la
campagne toute plate terminait l'horizon.

Devant l'étonnement de leurs convives Bouvard et Pécuchet ressentirent
une véritable jouissance.

Mme Bordin surtout admira les paons. Mais le tombeau ne fut pas compris,
ni la cabane incendiée, ni le mur en ruines. Puis, chacun à tour de
rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard et Pécuchet
avaient charrié de l'eau pendant toute la matinée. Elle avait fui entre
les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les recouvrait.

Tout en se promenant on se permit des critiques:--À votre place j'aurais
fait cela.--Les petits pois sont en retard.--Ce coin franchement n'est
pas propre.--Avec une taille pareille, jamais vous n'obtiendrez de
fruits.

Bouvard fut obligé de répondre qu'il se moquait des fruits.

Comme on longeait la charmille, il dit d'un air finaud:

--Ah! voilà une personne que nous dérangeons! mille excuses!

La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame en
plâtre!

Après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la porte
aux pipes. Des regards de stupéfaction s'échangèrent. Bouvard observait
le visage de ses hôtes,--et impatient de connaître leur opinion:

--Qu'en dites-vous?

Mme Bordin éclata de rire: Tous firent comme elle. Le curé poussait une
sorte de gloussement, Hurel toussait, le Docteur en pleurait, sa femme
fut prise d'un spasme nerveux,--et Foureau, homme sans gêne, cassa un
Abd-el-Kader qu'il mit dans sa poche, comme souvenir.

Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard pour étonner son monde avec
l'écho, cria de toutes ses forces:

--Serviteur! Mesdames!

Rien! pas d'écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le
pignon et la toiture étant démolis.

Le café fut servi sur le vigneau--et les Messieurs allaient commencer
une partie de boules, quand ils virent en face derrière la claire-voie
un homme qui les regardait.

Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste
bleue sans chemise, la barbe noire taillée en brosse; et il articula
d'une voix rauque:

--Donnez-moi un verre de vin!

Le maire et l'abbé Jeufroy l'avaient tout de suite reconnu. C'était un
ancien menuisier de Chavignolles.

--Allons Gorju! éloignez-vous dit M. Foureau. On ne demande pas
l'aumône.

--Moi? l'aumône! s'écria l'homme exaspéré. J'ai fait sept ans la guerre
en Afrique. Je relève de l'hôpital. Pas d'ouvrage! Faut-il que
j'assassine? nom d'un nom!

Sa colère d'elle-même tomba--et les deux poings sur les hanches, il
considérait les bourgeois d'un air mélancolique et gouailleur. La
fatigue des bivouacs, l'absinthe et les fièvres, toute une existence de
misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres
pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel
empourpré l'enveloppait d'une lueur sanglante--et son obstination à
rester là causait une sorte d'effroi.

Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d'une bouteille. Le
vagabond l'absorba gloutonnement; puis disparut dans les avoines, en
gesticulant.

Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le
désordre. Mais Bouvard irrité par l'insuccès de son jardin prit la
défense du peuple;--tous parlèrent à la fois.

Foureau exaltait le gouvernement. Hurel ne voyait dans le monde que la
propriété foncière. L'abbé Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne protégeait
pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. Mme Bordin criait par
intervalle:--Moi d'abord, je déteste la République et le docteur se
déclara pour le progrès. Car enfin, monsieur, nous avons besoin de
réformes.

--Possible! répondit Foureau; mais toutes ces idées-là nuisent aux
affaires.

--Je me fiche des affaires! s'écria Pécuchet.

Vaucorbeil poursuivit:--Au moins, donnez nous l'adjonction des
capacités. Bouvard n'allait pas jusque-là.

--C'est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et
je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin!

--Moi aussi, je m'en vais dit un moment après M. Foureau; et désignant
sa poche où était l'Abd-el-Kader: Si j'ai besoin d'un autre, je
reviendrai.

Le curé, avant de partir confia timidement à Pécuchet qu'il ne trouvait
pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes. Hurel, en
se retirant salua très bas la compagnie. M. Marescot avait disparu après
le dessert.

Mme Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une seconde
recette pour les prunes à l'eau-de-vie--et fit encore trois tours dans
la grande allée;--mais en passant près du tilleul le bas de sa robe
s'accrocha; et ils l'entendirent qui murmurait:--Mon Dieu! quelle bêtise
que cet arbre!

Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur
ressentiment.

Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites
choses par-ci, par-là; et cependant les convives s'étaient gorgés comme
des ogres, preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le jardin,
tant de dénigrement provenait de la plus basse jalousie; et s'échauffant
tous les deux:

--Ah! l'eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu'à un cygne
et des poissons!

--À peine s'ils ont remarqué la pagode!

--Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion
d'imbécile!

--Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu'on
n'a pas le droit d'en construire un dans son domaine? Je veux même m'y
faire enterrer!

--Ne parle pas de ça! dit Pécuchet.

Puis, ils passèrent en revue les convives.

--Le médecin m'a l'air d'un joli poseur!

--As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait?

--Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que
diable! on respecte les curiosités.

--Mme Bordin dit Bouvard.

--Eh! c'est une intrigante! Laisse-moi tranquille.

Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre
exclusivement chez eux, pour eux seuls.

Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des
bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres.
Chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le
meilleur système de chauffage.

Ils tâchèrent par économie de fumer des jambons, de couler eux-mêmes la
lessive. Germaine qu'ils incommodaient haussait les épaules. À l'époque
des confitures, elle se fâcha, et ils s'établirent dans le fournil.

C'était une ancienne buanderie, où il y avait sous les fagots, une
grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l'ambition leur
étant venue de fabriquer des conserves.

Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en
lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent
sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans l'eau
bouillante. Elle s'évaporait; ils en versèrent de la froide; la
différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement furent
sauvés.

Ensuite, ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent des
côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles
sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait.
Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dans d'autres boîtes, des
oeufs, de la chicorée, du homard, une matelote, un potage!--et ils
s'applaudissaient, comme M. Appert d'avoir fixé les saisons; de
pareilles découvertes, selon Pécuchet, l'emportaient sur les exploits
des conquérants.

Ils perfectionnèrent les achars de Mme Bordin, en épiçant le vinaigre
avec du poivre; et leurs prunes à l'eau-de-vie étaient bien supérieures!
Ils obtinrent par la macération des ratafias de framboise et d'absinthe.
Avec du miel et de l'angélique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent
faire du vin de Malaga; et ils entreprirent également la confection d'un
champagne! Les bouteilles de chablis, coupées de moût, éclatèrent
d'elles-mêmes. Alors, ils ne doutèrent plus de la réussite.

Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes
dans toutes les denrées alimentaires.

Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent
un ennemi de l'épicier, en lui soutenant qu'il adultérait ses chocolats.
Ils se transportèrent à Falaise, pour demander du jujube;--et sous les
yeux même du pharmacien soumirent sa pâte à l'épreuve de l'eau. Elle
prit l'apparence d'une couenne de lard, ce qui dénotait de la gélatine.

Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils achetèrent le matériel
d'un distillateur en faillite--et bientôt arrivèrent dans la maison, des
tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses et des
balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic tête-de-maure,
lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de cheminée.

Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes de
cuite: le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, la morve et le
caramel. Mais il leur tardait d'employer l'alambic; et ils abordèrent
les liqueurs fines, en commençant par l'anisette. Le liquide presque
toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles se collaient
dans le fond; d'autres fois, ils s'étaient trompés sur le dosage. Autour
d'eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient
leur bec pointu, les poêlons décoraient le mur. Souvent l'un triait des
herbes sur la table, tandis que l'autre faisait osciller le boulet de
canon dans la sébile suspendue. Ils mouvaient les cuillers; ils
dégustaient les mélanges.

Bouvard, toujours en sueur, n'avait pour vêtement que sa chemise et son
pantalon tiré jusqu'au creux de l'estomac par ses courtes bretelles;
mais étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la cucurbite,
ou exagérait le feu. Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa
longue blouse, une espèce de sarrau d'enfant avec des manches; et ils se
considéraient comme des gens très sérieux, occupés de choses utiles.

Enfin ils rêvèrent une crème, qui devait enfoncer toutes les autres. Ils
y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans
le marasquin, de l'hysope comme dans la chartreuse, de l'ambrette comme
dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuli;--et
elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom
l'offrir au commerce? Car il fallait un nom facile à retenir, et
pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent qu'elle se
nommerait la Bouvarine!

Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois bocaux de
conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait
dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour
essayer les méthodes nouvelles ils manquaient d'argent. Leur ferme les
rongeait.

Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts. Bouvard n'en avait pas
voulu. Mais son premier garçon cultivait d'après ses ordres, avec une
épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient, tout
périclitait; et ils causaient de leur embarras, quand maître Gouy entra
dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en arrière,
timidement.

Grâce à toutes les façons qu'elles avaient reçues, les terres s'étaient
améliorées--et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia. Malgré
tous leurs travaux les bénéfices étaient chanceux, bref s'il la désirait
c'était par amour du pays et regret d'aussi bons maîtres. On le congédia
d'une manière froide. Il revint le soir même.

Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir; Gouy demanda une
diminution de fermage; et comme les autres se récriaient, il se mit à
beugler plutôt qu'à parler, attestant le Bon Dieu, énumérant ses peines,
vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait
la tête au lieu de répondre. Alors sa femme, assise près de la porte
avec un grand panier sur les genoux recommençait les mêmes
protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme une poule blessée.

Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an, un
tiers de moins qu'autrefois.

Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheter le matériel;--et les
dialogues recommencèrent.

L'estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s'en mourait de
fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire que Gouy,
d'abord en écarquilla les yeux et s'écriant:--Convenu, lui frappa dans
la main.

Après quoi, les propriétaires suivant l'usage offrirent de casser une
croûte à la maison; et Pécuchet ouvrit une des bouteilles de son malaga,
moins par générosité que dans l'espoir d'en obtenir des éloges.

Mais le laboureur dit en rechignant:--C'est comme du sirop de réglisse,
et sa femme pour se faire passer le goût implora un verre d'eau-de-vie.

Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la Bouvarine
étaient enfin rassemblés.

Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l'alcool, allumèrent le
feu et attendirent. Cependant, Pécuchet tourmenté par la mésaventure du
malaga prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter le
couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les
rejetait avec fureur, et appela Bouvard.

Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers les
conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau
ressemblaient à des semelles bouillies; un liquide fangeux remplaçait le
homard; on ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient
poussé sur le potage--et une intolérable odeur empestait le laboratoire.

Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux,
qui bondirent jusqu'au plafond, crevant les marmites, aplatissant les
écumoires, fracassant les verres; le charbon s'éparpilla, le fourneau
fut démoli--et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour.

La force de la vapeur avait rompu l'instrument, d'autant que la
cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau.

Pécuchet, tout de suite, s'était accroupi derrière la cuve, et Bouvard
comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes, ils demeurèrent dans
cette posture, n'osant se permettre un seul mouvement, pâles de terreur,
au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se
demandèrent quelle était la cause de tant d'infortunes, de la dernière
surtout?--et ils n'y comprenaient rien, sinon qu'ils avaient manqué
périr. Pécuchet termina par ces mots:

--C'est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!




CHAPITRE III


Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault--et
apprirent d'abord que les corps simples sont peut-être composés.

On les distingue en métalloïdes et en métaux,--différence qui n'a rien
d'absolu, dit l'auteur. De même pour les acides et les bases, un corps
pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les
circonstances.

La notation leur parut baroque.--Les Proportions multiples troublèrent
Pécuchet.

--Puisqu'une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs
parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant
de parties; mais si elle se divise, elle cesse d'être l'unité, la
molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.

--Moi, non plus! disait Bouvard.

Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin--où
ils acquirent la certitude que dix litres d'air pèsent cent grammes,
qu'il n'entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n'est que du
carbone.

Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la terre comme élément
n'existe pas.

Ils saisirent la manoeuvre du chalumeau, l'or, l'argent, la lessive du
linge, l'étamage des casseroles; puis sans le moindre scrupule, Bouvard
et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.

Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes
substances qui composent les minéraux. Néanmoins, ils éprouvaient une
sorte d'humiliation à l'idée que leur individu contenait du phosphore
comme les allumettes, de l'albumine comme les blancs d'oeufs, du gaz
hydrogène comme les réverbères.

Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.

Elle les conduisit aux acides--et la loi des équivalents les embarrassa
encore une fois. Ils tâchèrent de l'élucider avec la théorie des atomes,
ce qui acheva de les perdre.

Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments.
La dépense était considérable; et ils en avaient trop fait.

Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.

Ils se présentèrent au moment de ses consultations.

--Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?

Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et ayant exposé le but
de leur visite:

--Nous désirons connaître premièrement l'atomicité supérieure.

Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la
chimie.

--Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement, on la
fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable. Et
l'autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses
environnantes.

Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boite
chirurgicale posait au milieu du bureau. Des sondes emplissaient une
cuvette dans un coin--et il y avait contre le mur, la représentation
d'un écorché.

Pécuchet en fit compliment au Docteur.

--Ce doit être une belle étude que l'Anatomie?

M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprouvait autrefois dans les
dissections;--et Bouvard demanda quels sont les rapports entre
l'intérieur de la femme et celui de l'homme.

Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de
planches anatomiques.

--Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!

Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de
ses yeux, la longueur effrayante de ses mains.--Un ouvrage explicatif
leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et grâce au manuel
d'Alexandre Lauth ils apprirent les divisions de la charpente, en
s'ébahissant de l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si
le Créateur l'eût fait droite.--Pourquoi seize fois, précisément?

Les métacarpiens désolèrent Bouvard;--Pécuchet acharné sur le crâne,
perdit courage devant le sphénoïde, bien qu'il ressemble à une selle
turque, ou turquesque.

Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient--et ils
attaquèrent les muscles.

Mais les insertions n'étaient pas commodes à découvrir--et parvenus aux
gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.

Pécuchet dit, alors:

--Si nous reprenions la chimie?--ne serait ce que pour utiliser le
laboratoire!

Bouvard protesta; et il crut se rappeler que l'on fabriquait à l'usage
des pays chauds des cadavres postiches.

Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des
renseignements.--Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des
bonshommes de M. Auzoux--et la semaine suivante, le messager de Falaise
déposa devant leur grille une caisse oblongue.

Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émotion. Quand les
planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie
glissèrent, le mannequin apparut.

Il était couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avec
d'innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne
ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fort
vilain, très propre et qui sentait le vernis.

Puis ils enlevèrent le thorax; et ils aperçurent les deux poumons
pareils à deux éponges, le coeur tel qu'un gros oeuf, un peu de côté par
derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles.

--À la besogne! dit Pécuchet.

La journée et le soir y passèrent.

Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les
amphithéâtres, et à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient
leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la
porte.--Ouvrez!

C'était M. Foureau, suivi du garde champêtre.

Les maîtres de Germaine s'étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle
avait couru de suite chez l'épicière, pour conter la chose; et tout le
village croyait maintenant qu'ils recelaient dans leur maison un
véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s'assurer
du fait. Des curieux se tenaient dans la cour.

Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc; et les muscles de
la face étant décrochés, l'oeil faisait une saillie monstrueuse, avait
quelque chose d'effrayant.

--Qui vous amène? dit Pécuchet.

Foureau balbutia:--Rien! rien du tout! et prenant une des pièces sur la
table:--Qu'est-ce que c'est?

--Le buccinateur! répondit Bouvard.

Foureau se tut--mais souriait d'une façon narquoise, jaloux de ce qu'ils
avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.

Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les
gens qui s'ennuyaient sur le seuil avaient pénétré dans le fournil--et
comme on se poussait un peu, la table trembla.

--Ah! c'est trop fort! s'écria Pécuchet. Débarrassez-nous du public!

Le garde champêtre fit partir les curieux.

--Très bien! dit Bouvard! nous n'avons besoin de personne!

Foureau comprit l'allusion; et lui demanda s'ils avaient le droit,
n'étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste,
en écrire au Préfet.--Quel pays! on n'était pas plus inepte, sauvage et
rétrograde! La comparaison qu'ils firent d'eux-mêmes avec les autres les
consola.--Ils ambitionnaient de souffrir pour la science.

Le Docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop
éloigné de la nature; mais profita de la circonstance pour faire une
leçon.

Bouvard et Pécuchet furent charmés; et sur leur désir, M. Vaucorbeil
leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois
qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout.

Ils prirent en note dans le Dictionnaire des Sciences médicales, les
exemples d'accouchement, de longévité, d'obésité et de constipation
extraordinaires. Que n'avaient-ils connu le fameux Canadien de Beaumont,
les polyphages Tarare et Bijoux, la femme hydropique du département de
l'Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous les vingt jours,
Simorre de Mirepoix mort ossifié, et cet ancien maire d'Angoulême, dont
le nez pesait trois livres!

Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils distinguaient
fort bien dans l'intérieur, le _septum lucidum_ composé de deux lamelles
et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois rouge. Mais il y
avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des piliers, des
étages, des ganglions, et des fibres de toutes les sortes, et le foramen
de Pacchioni, et le corps de Pacini, bref un amas inextricable, de quoi
user leur existence.

Quelquefois dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre,
puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux.

Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout! et ils ne tardaient
pas à s'endormir, Bouvard le menton baissé, l'abdomen en avant, Pécuchet
la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la table.

Souvent à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières
visites, entr'ouvrait la porte.

--Eh bien, les confrères, comment va l'anatomie?

--Parfaitement! répondaient-ils.

Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre.

Quand ils étaient las d'un organe, ils passaient à un autre--abordant
ainsi et délaissant tour à tour le coeur, l'estomac, l'oreille, les
intestins;--car le bonhomme de carton les assommait, malgré leurs
efforts pour s'y intéresser. Enfin le Docteur les surprit comme ils le
reclouaient dans sa boîte.

--Bravo! Je m'y attendais. On ne pouvait à leur âge entreprendre ces
études;--et le sourire accompagnant ses paroles les blessa profondément.

De quel droit les juger incapables? est-ce que la science appartenait à
ce monsieur! Comme s'il était lui-même un personnage bien supérieur!

Donc acceptant son défi, ils allèrent jusqu'à Bayeux pour y acheter des
livres. Ce qui leur manquait, c'était la physiologie;--et un
bouquiniste leur procura les traités de Richerand et d'Adelon, célèbres
à l'époque.

Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments leur
semblèrent de la plus haute importance. Ils furent bien aises de savoir
qu'il y a dans le tartre des dents trois espèces d'animalcules, que le
siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans
l'estomac.

Pour en saisir mieux les Fonctions, ils regrettaient de n'avoir pas la
faculté de ruminer, comme l'avaient eue Montègre, M. Gosse, et le frère
de Bérard;--et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient,
accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le
suivaient même jusqu'à ses dernières conséquences, pleins d'un scrupule
méthodique, d'une attention presque religieuse.

Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la
viande dans une fiole, où était le suc gastrique d'un canard--et ils la
portèrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre résultat
que d'infecter leurs personnes.

On les vit courir le long de la grande route, revêtus d'habits mouillés
et à l'ardeur du soleil. C'était pour vérifier si la soif s'apaise par
l'application de l'eau sur l'épiderme. Ils rentrèrent haletants; et tous
les deux avec un rhume.

L'audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement. Mais
Bouvard s'étala sur la génération.

Les réserves de Pécuchet en cette matière l'avaient toujours surpris.
Son ignorance lui parut si complète qu'il le pressa de s'expliquer--et
Pécuchet en rougissant finit par faire un aveu.

Des farceurs, autrefois, l'avaient entraîné dans une mauvaise
maison--d'où il s'était enfui, se gardant pour la femme qu'il aimerait
plus tard;--une circonstance heureuse n'était jamais venue; si bien, que
par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement,
habitude, à cinquante deux ans et malgré le séjour de la capitale, il
possédait encore sa virginité.

Bouvard eut peine à le croire--puis il rit énormément, mais s'arrêta, en
apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet.

Car les passions ne lui avaient pas manqué, s'étant tour à tour épris
d'une danseuse de corde, de la belle-soeur d'un architecte, d'une
demoiselle de comptoir--enfin d'une petite blanchisseuse;--et le
mariage allait même se conclure, quand il avait découvert qu'elle était
enceinte d'un autre.

Bouvard lui dit:

--Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu! Pas de tristesse,
voyons! je me charge si tu veux...

Pécuchet répliqua, en soupirant, qu'il ne fallait plus y songer.--Et ils
continuèrent leur physiologie.

Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une
vapeur subtile? La preuve, c'est que le poids d'un homme décroît à
chaque minute. Si chaque jour s'opère l'addition de ce qui manque et la
soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait
équilibre. Sanctorius, l'inventeur de cette loi, employa un demi-siècle
à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se
pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs.

Ils essayèrent d'imiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne pouvait
les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença.

Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la perspiration--et il se
tenait sur le plateau, complètement nu, laissant voir, malgré la pudeur,
son torse très long pareil à un cylindre, avec des jambes courtes, les
pieds plats et la peau brune. À ses côtés, sur une chaise, son ami lui
faisait la lecture.

Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les
contractions musculaires, et qu'il est possible en agitant le thorax et
les membres pelviens de hausser la température d'un bain tiède.

Bouvard alla chercher leur baignoire--et quand tout fut prêt, il s'y
plongea, muni d'un thermomètre.

Les ruines de la distillerie balayées vers le fond de l'appartement
dessinaient dans l'ombre un vague monticule. On entendait par
intervalles le grignotement des souris; une vieille odeur de plantes
aromatiques s'exhalait--et se trouvant là fort bien ils causaient avec
sérénité.

Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.

--Agite tes membres! dit Pécuchet.

Il les agita, sans rien changer au thermomètre;--c'est froid,
décidément.

--Je n'ai pas chaud, non plus reprit Pécuchet, saisi lui-même par un
frisson mais agite tes membres pelviens! agite-les!

Bouvard ouvrit les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre,
soufflait comme un cachalot;--puis regardait le thermomètre, qui
baissait toujours.--Je n'y comprends rien! Je me remue, pourtant!

--Pas assez!

Et il reprenait sa gymnastique.

Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube.

--Comment! douze degrés!--Ah! bonsoir! Je me retire!

Un chien entra, moitié dogue moitié braque, le poil jaune, galeux, la
langue pendante.

Que faire? pas de sonnettes! et leur domestique était sourde. Ils
grelottaient mais n'osaient bouger, dans la peur d'être mordus.

Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.

Alors le chien aboya;--et il sautait autour de la balance, où Pécuchet
se cramponnant aux cordes, et pliant les genoux, tâchait de s'élever le
plus haut possible.

--Tu t'y prends mal dit Bouvard; et il se mit à faire des risettes au
chien en proférant des douceurs.

Le chien sans doute les comprit.--Il s'efforçait de le caresser, lui
collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles.

--Allons! maintenant! voilà qu'il a emporté ma culotte!

Il se coucha dessus, et demeura tranquille.

Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent l'un à
descendre du plateau, l'autre à sortir de la baignoire;--et quand
Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa:

--Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences!

Quelles expériences?

On pouvait lui injecter du phosphore, puis l'enfermer dans une cave pour
voir s'il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter? et du
reste, on ne leur vendrait pas de phosphore.

Ils songèrent à l'enfermer sous la machine pneumatique, à lui faire
respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut
être ne serait pas drôle! Enfin ils choisirent l'aimantation de l'acier
par le contact de la moelle épinière.

Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles à
Pécuchet, qui les plantait contre les vertèbres. Elles se cassaient,
glissaient, tombaient par terre; il en prenait d'autres, et les
enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme
un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et
se présenta dans la cuisine.

Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des
ficelles autour des pattes.

Ses maîtres qui le poursuivaient entrèrent au même moment. Il fit un
bond et disparut.

La vieille servante les apostropha.

--C'est encore une de vos bêtises, j'en suis sûre!--Et ma cuisine, elle
est propre! Ça le rendra peut-être enragé! On en fourre en prison qui ne
vous valent pas!

Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles. Pas une
n'attira la moindre limaille.

Puis, l'hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage,
revenir à l'improviste, se précipiter sur eux.

Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations--et pendant
plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt
qu'apparaissait un chien, ressemblant à celui-là.

Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les
pigeons qu'ils saignèrent l'estomac plein ou vide, moururent dans le
même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l'eau périrent au
bout de cinq minutes--et une oie, qu'ils avaient bourrée de garance,
offrit des périostes d'une entière blancheur.

La nutrition les tourmentait.

Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la
lymphe et des matières excrémentielles? Mais on ne peut suivre les
métamorphoses d'un aliment. L'homme qui n'use que d'un seul est,
chimiquement, pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin ayant
calculé toute la chaux contenue dans l'avoine d'une poule, en retrouva
davantage dans les coquilles de ses oeufs. Donc, il se fait une création
de substance. De quelle manière? on n'en sait rien.

On ne sait même pas quelle est la force du coeur. Borelli admet celle
qu'il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, et
Keill l'évalue à huit onces, environ. D'où ils conclurent que la
Physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N'ayant
pu la comprendre, ils n'y croyaient pas.

Un mois se passa dans le désoeuvrement. Puis ils songèrent à leur
jardin.

L'arbre mort étalé dans le milieu était gênant. Ils l'équarrirent. Cet
exercice les fatigua.--Bouvard avait, très souvent, besoin de faire
arranger ses outils chez le forgeron.

Un jour qu'il s'y rendait, il fut accosté par un homme portant sur le
dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux,
des médailles bénites, enfin le Manuel de la Santé, par François
Raspail.

Cette brochure lui plut tellement qu'il écrivit à Barberou de lui
envoyer le grand ouvrage. Barberou l'expédia, et indiquait dans sa
lettre, une pharmacie pour les médicaments.

La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections proviennent
des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie,
ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce qu'il y a de mieux
pour s'en délivrer c'est le camphre. Bouvard et Pécuchet l'adoptèrent.
Ils en prisaient, ils en croquaient et distribuaient des cigarettes, des
flacons d'eau sédative, et des pilules d'aloès. Ils entreprirent même la
cure d'un bossu.

C'était un enfant qu'ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère,
une mendiante, l'amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient sa
bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes un
cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et pour être
sûrs qu'il reviendrait, lui donnaient à déjeuner.

Ayant l'esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa sur la joue
de Mme Bordin une tache bizarre. Le Docteur, depuis longtemps la
traitait par les amers; ronde au début comme une pièce de vingt sols,
cette tache avait grandi, et formait un cercle rose. Ils voulurent l'en
guérir. Elle accepta; mais exigeait que ce fût Bouvard qui lui fît les
onctions. Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de son
corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un oeil, qui
aurait été dangereux sans la présence de Pécuchet. Dans les doses
permises et malgré l'effroi du mercure ils administrèrent du calomel. Un
mois plus tard, Mme Bordin était sauvée.

Elle leur fit de la propagande;--et le percepteur des contributions, le
secrétaire de la mairie, le maire lui-même, tout le monde dans
Chavignolles suçait des tuyaux de plume.

Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha la
cigarette, elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignit des
pilules d'aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard eut des
maux d'estomac et Pécuchet d'atroces migraines. Ils perdirent confiance
dans le Raspail, mais eurent soin de n'en rien dire, craignant de
diminuer leur considération.

Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent à saigner
sur des feuilles de chou, firent même l'acquisition d'une paire de
lancettes.

Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs
livres.

Les symptômes notés par les auteurs n'étaient pas ceux qu'ils venaient
de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français,
une bigarrure de toutes les langues.

On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien
commode, avec ses genres et ses espèces; mais comment établir les
espèces? Alors, ils s'égarèrent dans la philosophie de la médecine.

Ils rêvaient sur l'archée de Van Helmont, le vitalisme, le Brownisme,
l'organicisme, demandaient au Docteur d'où vient le germe de la
scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen
dans tous les cas morbides de distinguer la cause de ses effets.

--La cause et l'effet s'embrouillent, répondait Vaucorbeil.

Son manque de logique les dégoûta;--et ils visitèrent les malades tout
seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie.

Au fond des chambres sur de sales matelas, reposaient des gens dont la
figure pendait d'un côté, d'autres l'avaient bouffie et d'un rouge
écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec les narines
pincées, la bouche tremblante; et des râles, des hoquets, des sueurs,
des exhalaisons de cuir et de vieux fromage.

Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins, et étaient fort surpris
que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des
purgatifs, qu'un même remède convienne à des affections diverses, et
qu'une maladie s'en aille sous des traitements opposés.

Néanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient
l'audace d'ausculter.

Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au Roi, pour qu'on établit
dans le Calvados un institut de gardes-malades, dont ils seraient les
professeurs.

Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux (celui de Falaise
leur en voulait toujours à cause de son jujube) et ils l'engagèrent à
fabriquer comme les Anciens des _pila purgatoria_, c'est-à-dire des
boulettes de médicaments, qui à force d'être maniées, s'absorbent dans
l'individu.

D'après ce raisonnement qu'en diminuant la chaleur on entrave les
phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du
plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour
de bras quand le mari survenant les flanqua dehors.

Enfin au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la mode nouvelle
d'introduire des thermomètres dans les derrières.

Une fièvre typhoïde se répandit aux environs: Bouvard déclara qu'il ne
s'en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy leur fermier vint gémir chez
eux. Son homme était malade depuis quinze jours; et M. Vaucorbeil le
négligeait.

Pécuchet se dévoua.

Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, ventre
ballonné, langue rouge, c'étaient tous les signes de la dothiénentérie.
Se rappelant le mot de Raspail qu'en ôtant la diète on supprime la
fièvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout à coup, le
docteur parut.

Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière le dos,
entre la fermière et Pécuchet qui le renforçaient.

Il s'approcha du lit, et jeta l'assiette par la fenêtre, en s'écriant:

--C'est un véritable meurtre!

--Pourquoi?

--Vous perforez l'intestin, puisque la fièvre typhoïde est une
altération de sa membrane folliculaire.

--Pas toujours!

Et une dispute s'engagea sur la nature des fièvres. Pécuchet croyait à
leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre des organes.--Aussi
j'éloigne tout ce qui peut surexciter!

--Mais la diète affaiblit le principe vital!

--Qu'est-ce que vous me chantez avec votre principe vital! Comment
est-il? qui l'a vu?

Pécuchet s'embrouilla.

--D'ailleurs disait le médecin, Gouy ne veut pas de nourriture.

Le malade fit un geste d'assentiment sous son bonnet de coton.

--N'importe! il en a besoin!

--Jamais! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations.

--Qu'importe les pulsations! Et Pécuchet nomma ses autorités.

--Laissons les systèmes! dit le Docteur.

Pécuchet croisa les bras.

--Vous êtes un empirique, alors?

--Nullement! mais en observant.

--Et si on observe mal?

Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l'herpès de Mme Bordin,
histoire clabaudée par la veuve, et dont le souvenir l'agaçait.

--D'abord, il faut avoir fait de la pratique.

--Ceux qui ont révolutionné la science, n'en faisaient pas! Van Helmont,
Boerhave, Broussais, lui-même.

Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix:

--Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin?

Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère, et se mit à
pleurer.

Sa femme non plus ne savait que répondre; car l'un était habile; mais
l'autre avait peut-être un secret?

--Très bien! dit Vaucorbeil. Puisque vous balancez entre un homme nanti
d'un diplôme:... Pécuchet ricana. Pourquoi riez-vous?

--C'est qu'un diplôme n'est pas toujours un argument!

Le Docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans
son importance sociale. Sa colère éclata.

--Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice
illégal de la médecine! Puis se tournant vers la fermière: Faites-le
tuer par monsieur tout à votre aise, et que je sois pendu si je reviens
jamais dans votre maison.

Et il s'enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sa canne.

Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grande
agitation.

Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes. Vainement
avait-il soutenu qu'elles préservent de toutes les maladies, Foureau
n'écoutant rien, l'avait menacé de dommages et intérêts. Il en perdait
la tête.

Pécuchet lui conta l'autre histoire, qu'il jugeait plus sérieuse--et fut
un peu choqué de son indifférence.

Gouy, le lendemain eut une douleur dans l'abdomen. Cela pouvait tenir à
l'ingestion de la nourriture? Peut-être que Vaucorbeil ne s'était pas
trompé? Un médecin après tout doit s'y connaître! et des remords
assaillirent Pécuchet. Il avait peur d'être homicide.

Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais à cause du déjeuner lui
échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n'était pas la peine de les avoir
fait venir tous les jours de Barneval à Chavignolles!

Foureau se calma--et Gouy reprenait des forces. À présent, la guérison
était certaine; un tel succès enhardit Pécuchet.

--Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins...

--Assez de mannequins!

--Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèves sages-femmes.
Il me semble que je retournerais le foetus?

Mais Bouvard était las de la médecine.

--Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop
nombreuses, les remèdes problématiques--et on ne découvre dans les
auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la
diathèse, ni même du pus!

Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.

Bouvard, à l'occasion d'un rhume, se figura qu'il commençait une fluxion
de poitrine. Des sangsues n'ayant pas affaibli le point de côté, il eut
recours à un vésicatoire, dont l'action se porta sur les reins. Alors,
il se crut attaqué de la pierre.

Pécuchet prit une courbature à l'élagage de la charmille, et vomit après
son dîner, ce qui l'effraya beaucoup. Puis observant qu'il avait le
teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait: Ai-je
des douleurs? et finit par en avoir.

S'attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le
pouls, changeaient d'eau minérale, se purgeaient;--et redoutaient le
froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les
courants d'air.

Pécuchet imagina que l'usage de la prise était funeste. D'ailleurs, un
éternuement occasionne parfois la rupture d'un anévrisme--et il
abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts; puis,
tout à coup, se rappelait son imprudence.

Comme le café noir secoue les nerfs Bouvard voulut renoncer à la
demi-tasse; mais il dormait après ses repas, et avait peur en se
réveillant; car le sommeil prolongé est une menace d'apoplexie.

Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien, qui à force de régime
atteignit une extrême vieillesse. Sans l'imiter absolument, on peut
avoir les mêmes précautions, et Pécuchet tira de sa bibliothèque un
Manuel d'hygiène par le docteur Morin.

Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là? Les plats qu'ils aimaient
s'y trouvent défendus. Germaine embarrassée ne savait plus que leur
servir.

Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie,
le hareng saur, le homard, et le gibier sont réfractaires. Plus un
poisson est gros plus il contient de gélatine et par conséquent est
lourd. Les légumes causent des aigreurs, le macaroni donne des rêves,
les fromages considérés généralement, sont d'une digestion difficile. Un
verre d'eau le matin est dangereux; chaque boisson ou comestible étant
suivi d'un avertissement pareil, ou bien de ces mots:
mauvais!--gardez-vous de l'abus!--ne convient pas à tout le
monde.--Pourquoi mauvais? où est l'abus? comment savoir si telle chose
vous convient?

Quel problème que celui du déjeuner! Ils quittèrent le café au lait, sur
sa détestable réputation; et ensuite le chocolat,--car c'est un amas de
substances indigestes; restait donc le thé. Mais les personnes nerveuses
doivent se l'interdire complètement. Cependant, Decker au XVIIe siècle
en prescrivait vingt décalitres par jour, afin de nettoyer les marais du
pancréas.

Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d'autant plus qu'il
condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, exigence
qui révolta Pécuchet. Alors ils achetèrent le traité de Becquerel où ils
virent que le porc est en soi-même un bon aliment, le tabac d'une
innocence parfaite, et le café indispensable aux militaires.

Jusqu'alors ils avaient cru à l'insalubrité des endroits humides. Pas du
tout! Casper les déclare moins mortels que les autres. On ne se baigne
pas dans la mer sans avoir rafraîchi sa peau. Bégin veut qu'on s'y jette
en pleine transpiration. Le vin pur après la soupe passe pour excellent
à l'estomac. Lévy l'accuse d'altérer les dents. Enfin, le gilet de
flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santé, ce palladium chéri de
Bouvard et inhérent à Pécuchet, sans ambages ni crainte de l'opinion,
des auteurs le déconseillent aux hommes pléthoriques et sanguins.

Qu'est-ce donc que l'hygiène?

--Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà affirme M. Lévy; et
Becquerel ajoute qu'elle n'est pas une science.

Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du
porc au choux, de la crème, un Pont-l'Évêque, et une bouteille de
Bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche; et ils se
moquaient de Cornaro! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme
lui! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son
existence! La vie n'est bonne qu'à la condition d'en jouir.--Encore un
morceau?--Je veux bien.--Moi de même!--À ta santé!--À la tienne!--Et
fichons-nous du reste! Ils s'exaltaient.

Bouvard annonça qu'il voulait trois tasses de café, bien qu'il ne fût
pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles, prisait coup
sur coup, éternuait sans peur, et sentant le besoin d'un peu de
champagne, ils ordonnèrent à Germaine d'aller de suite au cabaret, leur
en acheter une bouteille. Le village était trop loin. Elle refusa.
Pécuchet fut indigné.

--Je vous somme, entendez-vous! je vous somme d'y courir.

Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt ses maîtres,
tant ils étaient incompréhensibles et fantasques.

Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur le vigneau.

La moisson venait de finir--et des meules au milieu des champs
dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit, bleuâtre et
douce. Les fermes étaient tranquilles. On n'entendait même plus les
grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humant la brise
qui rafraîchissait leurs pommettes.

Le ciel très haut, était couvert d'étoiles; les unes brillant par
groupes, d'autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignés.
Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se
bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés, de
grands espaces vides;--et le firmament semblait une mer d'azur, avec des
archipels et des îlots.

--Quelle quantité! s'écria Bouvard.

--Nous ne voyons pas tout! reprit Pécuchet. Derrière la voie lactée, ce
sont les nébuleuses; au delà des nébuleuses des étoiles encore! La plus
voisine est séparée de nous par trois cents billions de myriamètres! Il
avait regardé souvent dans le télescope de la place Vendôme et se
rappelait les chiffres. Le Soleil est un million de fois plus gros que
la Terre, Sirius a douze fois la grandeur du soleil, des comètes
mesurent trente-quatre millions de lieues!

--C'est à rendre fou dit Bouvard. Il déplora son ignorance et même
regrettait de n'avoir pas été, dans sa jeunesse, à l'École
Polytechnique.

Alors Pécuchet le tournant vers la Grande Ourse, lui montra l'étoile
polaire, puis Cassiopée dont la constellation forme un Y, Véga de la
Lyre toute scintillante, et au bas de l'horizon, le rouge Aldebaran.

Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles,
quadrilatères et pentagones qu'il faut imaginer pour se reconnaître dans
le ciel.

Pécuchet continua:

--La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une
seconde. Un rayon de la Voie lactée met six siècles à nous parvenir--si
bien qu'une étoile, quand on l'observe, peut avoir disparu. Plusieurs
sont intermittentes, d'autres ne reviennent jamais;--et elles changent
de position; tout s'agite, tout passe.

--Cependant, le Soleil est immobile?

--On le croyait autrefois. Mais les savants aujourd'hui, annoncent qu'il
se précipite vers la constellation d'Hercule!

Cela dérangeait les idées de Bouvard--et après une minute de réflexion:

--La science est faite, suivant les données fournies par un coin de
l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore,
qui est beaucoup plus grand, et qu'on ne peut découvrir.

Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur des astres--et
leurs discours étaient coupés par de longs silences.

Enfin ils se demandèrent s'il y avait des hommes dans les étoiles.
Pourquoi pas? Et comme la création est harmonique, les habitants de
Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d'une taille moyenne, ceux
de Vénus très petits. À moins que ce ne soit partout la même chose? Il
existe là-haut des commerçants, des gendarmes; on y trafique, on s'y
bat, on y détrône des rois!...

Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel
comme la parabole d'une monstrueuse fusée.

--Tiens! dit Bouvard voilà des mondes qui disparaissent.

Pécuchet reprit:

--Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles
ne seraient pas plus émus que nous ne le sommes maintenant! De pareilles
idées vous renfoncent l'orgueil.

--Quel est le but de tout cela?

--Peut-être qu'il n'y a pas de but?

--Cependant! et Pécuchet répéta deux ou trois fois cependant sans
trouver rien de plus à dire.--N'importe! je voudrais bien savoir comment
l'univers s'est fait!

--Cela doit être dans Buffon! répondit Bouvard, dont les yeux se
fermaient. Je n'en peux plus! je vais me coucher!

Les Époques de la nature leur apprirent qu'une comète, en heurtant le
soleil, en avait détaché une portion, qui devint la Terre. D'abord les
pôles s'étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe.
Elles s'étaient retirées dans les cavernes; puis les continents se
divisèrent, les animaux et l'homme parurent.

La majesté de la création leur causa un ébahissement, infini comme elle.
Leur tête s'élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands
objets.

Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer;--et ils recoururent comme
distraction, aux Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre.

Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques, humaines,
fraternelles et même conjugales, tout y passa--sans omettre les
invocations à Vénus, aux Zéphyrs et aux Amours! Ils s'étonnaient que les
poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les semences une
enveloppe--pleins de cette philosophie qui découvre dans la Nature des
intentions vertueuses et la considère comme une espèce de saint Vincent
de Paul, toujours occupé à répandre des bienfaits!

Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les
forêts vierges;--et ils achetèrent l'ouvrage de M. Depping sur les
Merveilles et beautés de la nature en France. Le Cantal en possède
trois, l'Hérault cinq, la Bourgogne deux--pas davantage--tandis que le
Dauphiné compte à lui seul jusqu'à quinze merveilles! Mais bientôt, on
n'en trouvera plus! Les grottes à stalactites se bouchent, les montagnes
ardentes s'éteignent, les glacières naturelles s'échauffent;--et les
vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognée des
niveleurs, ou sont en train de mourir.

Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.

Ils rouvrirent leur Buffon et s'extasièrent devant les goûts bizarres de
certains animaux.

Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils
entraient dans les cours, et demandaient aux laboureurs s'ils avaient vu
des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les
vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes.

--Jamais de la vie! On trouvait même ces questions un peu drôles pour
des messieurs de leur âge.

Ils voulurent tenter des alliances anormales.

La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne
possédait pas de bouc. Une voisine prêta le sien; et l'époque du rut
étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en se
cachant derrière les futailles, pour que l'événement pût s'accomplir en
paix.

Chacune, d'abord, mangea son petit tas de foin. Puis, elles ruminèrent,
la brebis se coucha;--et elle bêlait sans discontinuer, pendant que le
bouc, d'aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses
oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans
l'ombre.

Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable de faciliter
la nature. Mais le bouc se retournant contre Pécuchet, lui flanqua un
coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit à
tourner dans le pressoir comme dans un manège. Bouvard courut après, se
jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignées de
laine dans les deux mains.

Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un
dogue et une truie, avec l'espoir qu'il en sortirait des monstres et ne
comprenant rien à la question de l'espèce.

Ce mot désigne un groupe d'individus dont les descendants se
reproduisent. Mais des animaux classés comme d'espèces différentes
peuvent se reproduire, et d'autres compris dans la même en ont perdu la
faculté.

Ils se flattèrent d'obtenir là-dessus des idées nettes, en étudiant le
développement des germes; et Pécuchet écrivit à Dumouchel, pour avoir un
microscope.

Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac, des
ongles, une patte de mouche. Mais ils avaient oublié la goutte d'eau,
indispensable. C'était, d'autres fois, la petite lamelle;--et ils se
poussaient, dérangeaient l'instrument; puis, n'apercevant que du
brouillard accusaient l'opticien. Ils en arrivèrent à douter du
microscope. Les découvertes qu'on lui attribue ne sont peut-être pas si
positives.

Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à son
intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était
toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la
géologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrand avec le Discours de
Cuvier sur les révolutions du globe.

Après ces deux lectures, ils se figurèrent les choses suivantes.

D'abord une immense nappe d'eau, d'où émergeaient des promontoires,
tachetés par des lichens; et pas un être vivant, pas un cri; c'était un
monde silencieux, immobile et nu.--Puis de longues plantes se
balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d'une étuve.
Un soleil tout rouge surchauffait l'atmosphère humide. Alors des volcans
éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes; et la pâte
des porphyres et des basaltes qui coulait, se figea.--Troisième tableau:
dans des mers peu profondes, des îles de madrépores ont surgi; un
bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des
coquillages pareils à des roues de chariot, des tortues qui ont trois
mètres, des lézards de soixante pieds. Des amphibies allongent entre les
roseaux leur col d'autruche à mâchoire de crocodile. Des serpents ailés
s'envolent.--Enfin, sur les grands continents, de grands mammifères
parurent, les membres difformes comme des pièces de bois mal équarries,
le cuir plus épais que des plaques de bronze, ou bien velus, lippus,
avec des crinières, et des défenses contournées. Des troupeaux de
mammouths broutaient les plaines où fut depuis l'Atlantique; le
paléothérium, moitié cheval moitié tapir, bouleversait de son groin les
fourmilières de Montmartre, et le _cervus giganteus_ tremblait sous les
châtaigniers, à la voix de l'ours des cavernes, qui faisait japper dans
sa tanière, le chien de Beaugency trois fois haut comme un loup.

Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres par des
cataclysmes, dont le dernier est notre déluge. C'était comme une féerie
en plusieurs actes, ayant l'homme pour apothéose.

Ils furent stupéfaits d'apprendre qu'il existait sur des pierres des
empreintes de libellules, de pattes d'oiseaux,--et ayant feuilleté un
des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles.

Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande
route, M. le curé passa, et les abordant d'une voix pateline:

--Ces messieurs s'occupent de géologie? fort bien!

Car il estimait cette science. Elle confirme l'autorité des Écritures,
en prouvant le Déluge.

Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments de bêtes,
pétrifiés.

L'abbé Jeufroy parut surpris du fait; après tout, s'il avait lieu,
c'était une raison de plus, d'admirer la Providence.

Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu'alors n'avaient pas été
fructueuses,--et cependant les environs de Falaise, comme tous les
terrains jurassiques, devaient abonder en débris d'animaux.

--J'ai entendu dire répliqua l'abbé Jeufroy qu'autrefois on avait trouvé
à Villers la mâchoire d'un éléphant. Du reste, un de ses amis, M.
Larsonneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archéologue, leur
fournirait peut-être des renseignements! Il avait fait une histoire de
Port-en-Bessin où était notée la découverte d'un crocodile.

Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d'oeil; le même espoir leur
était venu;--et malgré la chaleur, ils restèrent debout pendant
longtemps, à interroger l'ecclésiastique qui s'abritait sous un
parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd avec le
nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tête en fermant les
paupières.

La cloche de l'église tinta l'angélus.

--Bien le bonsoir, messieurs! Vous permettez, n'est-ce pas?

Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines la réponse de
Larsonneur. Enfin, elle arriva.

L'homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodonte s'appelait
Louis Bloche; les détails manquaient. Quant à son histoire, elle
occupait un des volumes de l'Académie Lexovienne, et il ne prêtait point
son exemplaire, dans la peur de dépareiller la collection. Pour ce qui
était de l'alligator, on l'avait découvert au mois de novembre 1825,
sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de
Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments.

L'obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir de Pécuchet. Il
aurait voulu se rendre tout de suite à Villers.

Bouvard objecta que pour s'épargner un déplacement peut-être inutile, et
à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre des informations--et ils
écrivirent au Maire de l'endroit une lettre, où ils lui demandaient ce
qu'était devenu un certain Louis Bloche. Dans l'hypothèse de sa mort,
ses descendants ou collatéraux pouvaient-ils les instruire sur sa
précieuse découverte? Quand il la fit, à quelle place de la commune
gisait ce document des âges primitifs? Avait-on des chances d'en trouver
d'analogues? Quel était par jour le prix d'un homme et d'une charrette.

Et ils eurent beau s'adresser à l'Adjoint, puis au premier Conseiller
Municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les
habitants étaient jaloux de leurs fossiles? À moins qu'ils ne les
vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut résolu.

Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite
une carriole les transporta de Caen à Bayeux;--et de Bayeux, ils
allèrent à pied jusqu'à Port-en-Bessin.

On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes offrait des cailloux
bizarres--et sur les indications de l'aubergiste, ils atteignirent la
grève.

La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie
de goémons jusqu'au bord des flots.

Des vallonnements herbeux découpaient la falaise, composée d'une terre
molle et brune et qui se durcissant devenait dans ses strates
inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d'eau en tombaient
sans discontinuer, pendant que la mer au loin, grondait. Elle semblait
parfois suspendre son battement;--et on n'entendait plus que le petit
bruit des sources.

Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter des
trous.--Bouvard s'assit près du rivage, et contempla les vagues, ne
pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte pour
lui faire voir un ammonite, incrusté dans la roche, comme un diamant
dans sa gangue. Leurs ongles s'y brisèrent, il aurait fallu des
instruments, la nuit venait, d'ailleurs!--Le ciel était empourpré à
l'occident, et toute la place couverte d'une ombre.--Au milieu des
varechs presque noirs, les flaques d'eau s'élargissaient. La mer montait
vers eux; il était temps de rentrer.

Le lendemain dès l'aube, avec une pioche et un pic, ils attaquèrent leur
fossile dont l'enveloppe éclata. C'était un ammonite nodosus, rongé par
les bouts mais pesant bien seize livres, et Pécuchet, dans
l'enthousiasme, s'écria:--Nous ne pouvons faire moins que de l'offrir à
Dumouchel!

Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, des orques, et pas
de crocodile!--à son défaut, ils espéraient une vertèbre d'hippopotame
ou d'ichthyosaure, n'importe quel ossement contemporain du Déluge, quand
ils distinguèrent à hauteur d'homme contre la falaise, des contours qui
figuraient le galbe d'un poisson gigantesque.

Ils délibérèrent sur les moyens de l'obtenir.

Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet en dessous,
démolirait la roche pour le faire descendre, doucement, sans l'abîmer.

Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête, dans
la campagne un douanier en manteau, qui gesticulait d'un air de
commandement.

--Eh bien! quoi? fiche-nous la paix! et ils continuèrent leur besogne,
Bouvard sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche, Pécuchet les
reins pliés, creusant avec son pic.

Mais le douanier reparut, plus bas, dans un vallon, en multipliant les
signaux: ils s'en moquaient bien! Un corps ovale se bombait sous la
terre amincie, et penchait, allait glisser.

Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup.

--Vos passeports!

C'était le garde champêtre en tournée;--et au même moment survint
l'homme de la douane, accouru par une ravine.

--Empoignez-les, père Morin! ou la falaise va s'écrouler!

--C'est dans un but scientifique répondit Pécuchet.

Alors une masse tomba, en les frôlant de si près tous les quatre, qu'un
peu plus ils étaient morts.

Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât de navire qui
s'émietta sous la botte du douanier.

Bouvard dit en soupirant:--Nous ne faisions pas grand mal!

--On ne doit rien faire dans les limites du Génie! reprit le garde
champêtre. D'abord qui êtes-vous? pour que je vous dresse procès!

Pécuchet se rebiffa, criant à l'injustice.

--Pas de raisons! suivez-moi!

Dès qu'ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins les escorta.
Bouvard rouge comme un coquelicot, affectait un air digne. Pécuchet,
très pâle, lançait des regards furieux;--et ces deux étrangers, portant
des cailloux dans leurs mouchoirs n'avaient pas une bonne figure.
Provisoirement, on les colloqua dans l'auberge, dont le maître sur le
seuil, barrait l'entrée. Puis le maçon réclama ses outils; ils les
payèrent; encore des frais!--et le garde champêtre ne revenait pas!
pourquoi? Enfin un monsieur qui avait la croix d'honneur, les délivra;
et ils s'en allèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et domicile, avec
l'engagement d'être à l'avenir plus circonspects.

Outre un passeport, il leur manquait bien des choses! et avant
d'entreprendre des explorations nouvelles ils consultèrent le _Guide du
voyageur géologue_ par Boné.

Il faut avoir, premièrement, un bon havresac de soldat, puis une chaîne
d'arpenteur, une lime, des pinces, une boussole, et trois marteaux,
passés dans une ceinture qui se dissimule sous la redingote, et vous
préserve ainsi de cette apparence originale, que l'on doit éviter en
voyage. Comme bâton, Pécuchet adopta franchement le bâton de touriste,
haut de six pieds, à longue pointe de fer. Bouvard préférait une
canne-parapluie, ou parapluie-polybranches, dont le pommeau se retire,
pour agrafer la soie contenue, à part, dans un petit sac. Ils
n'oublièrent pas de forts souliers, avec des guêtres, chacun deux paires
de bretelles, à cause de la transpiration et bien qu'on ne puisse se
présenter partout en casquette ils reculèrent devant la dépense d'un de
ces chapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus,
leur inventeur. Le même ouvrage donne des préceptes de conduite: Savoir
la langue du pays que l'on visite, ils la savaient. Garder une tenue
modeste, c'était leur usage. Ne pas avoir d'argent sur soi, rien de plus
simple. Enfin, pour s'épargner toutes sortes d'embarras, il est bon de
prendre la qualité d'ingénieur!

--Eh bien! nous la prendrons!

Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absents
quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air.

Tantôt sur les bords de l'Orne, ils apercevaient dans une déchirure, des
pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers et des
bruyères;--ou bien ils s'attristaient de ne rencontrer le long du chemin
que des couches d'argile. Devant un paysage, ils n'admiraient ni la
série des plans, ni la profondeur des lointains ni les ondulations de la
verdure; mais ce qu'on ne voyait pas, le dessous, la terre;--et toutes
les collines étaient pour eux encore une preuve du Déluge.

À la manie du Déluge, succéda celle des blocs erratiques. Les grosses
pierres seules dans les champs devaient provenir de glaciers
disparus;--et ils cherchaient des moraines et des faluns.

Plusieurs fois, on les prit pour des porte-balles, vu leur
accoutrement--et quand ils avaient répondu qu'ils étaient des ingénieurs
une crainte leur venait; l'usurpation d'un titre pareil pouvait leur
attirer des désagréments.

À la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs échantillons,
mais intrépides les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des
marches dans l'escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la
cuisine; et Germaine se lamentait sur la quantité de poussière.

Ce n'était pas une mince besogne avant de coller les étiquettes, que de
savoir les noms des roches; la variété des couleurs et du grenu leur
faisait confondre l'argile avec la marne, le granit et le gneiss, le
quartz et le calcaire.

Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien,
jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n'étaient pas
ailleurs qu'en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura?
Impossible de s'y reconnaître! ce qui est système pour l'un est pour
l'autre un étage, pour un troisième une simple assise. Les feuillets des
couches, s'entremêlent, s'embrouillent; mais Omalius d'Halloy vous
prévient qu'il ne faut pas croire aux divisions géologiques.

Cette déclaration les soulagea--et quand ils eurent vu des calcaires à
polypiers dans la plaine de Caen, des phillades à Balleroy, du kaolin à
Saint-Blaise, de l'oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny,
et du mercure à la Chapelle-en-Juger près Saint-Lô, ils décidèrent une
excursion plus lointaine, un voyage au Havre pour étudier le quartz
pyromaque et l'argile de Kimmeridge!

À peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin qui conduit
sous les phares. Des éboulements l'obstruaient;--il était dangereux de
s'y hasarder.

Un loueur de voitures les accosta, et leur offrit des promenades aux
environs, Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, Rome s'il le
fallait.

Ses prix étaient déraisonnables; mais le nom de Fécamp les avait
frappés: en se détournant un peu sur la route, on pouvait voir
Étretat--et ils prirent la gondole de Fécamp, pour se rendre au plus
loin, d'abord.

Dans la gondole Bouvard et Pécuchet firent la conversation avec trois
paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n'hésitèrent pas à se
qualifier d'ingénieurs.

On s'arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinq minutes
après, la frôlèrent, pour éviter une grande flaque d'eau avançant comme
un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virent une arcade qui
s'ouvrait sur une grotte profonde. Elle était sonore, très claire,
pareille à une église, avec des colonnes de haut en bas, et un tapis de
varech tout le long de ses dalles.

Cet ouvrage de la nature les étonna; et ils s'élevèrent à des
considérations sur l'origine du monde.

Bouvard penchait vers le neptunisme. Pécuchet au contraire était
plutonien. Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les
terrains, fait des crevasses. C'est comme une mer intérieure ayant son
flux et reflux, ses tempêtes. Une mince pellicule nous en sépare. On ne
dormirait pas si l'on songeait à tout ce qu'il y a sous nos
talons.--Cependant le feu central diminue, et le soleil s'affaiblit, si
bien que la Terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra
stérile; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide
carbonique--et aucun être ne pourra subsister.

--Nous n'y sommes pas encore dit Bouvard.

--Espérons-le! reprit Pécuchet.

N'importe! cette fin du monde, si lointaine qu'elle fût, les
assombrit--et côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les
galets.

La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çà et là,
par des lignes de silex, s'en allait vers l'horizon tel que la courbe
d'un rempart ayant cinq lieues d'étendue. Un vent d'est, âpre et froid
soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre et comme enflée. Du
sommet des roches, des oiseaux s'envolaient, tournoyaient, rentraient
vite dans leurs trous. Quelquefois, une pierre se détachant,
rebondissait de place en place, avant de descendre jusqu'à eux.

Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées:--À moins que la terre ne
soit anéantie par un cataclysme? On ignore la longueur de notre période.
Le feu central n'a qu'à déborder.

--Pourtant, il diminue?

--Cela n'empêche pas ses explosions d'avoir produit l'île Julia, le
Monte-Nuovo, bien d'autres encore.

Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand--Mais de pareils
faits n'arrivent pas en Europe?

--Mille excuses! témoin celui de Lisbonne! Quant à nos pays, les mines
de houille et de pyrite martiale y sont nombreuses et peuvent très bien
en se décomposant, former les bouches volcaniques. Les volcans,
d'ailleurs, éclatent toujours près de la mer.

Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer au loin, une
fumée qui montait vers le ciel.

--Puisque l'île Julia reprit Pécuchet, a disparu, des terrains produits
par la même cause, auront peut-être, le même sort? Un îlot de l'Archipel
est aussi important que la Normandie, et même que l'Europe.

Bouvard se figura l'Europe engloutie dans un abîme.

--Admets dit Pécuchet qu'un tremblement de terre ait lieu sous la
Manche. Les eaux se ruent dans l'Atlantique. Les côtes de la France et
de l'Angleterre en chancelant sur leur base, s'inclinent, se rejoignent,
et v'lan! tout l'entre-deux est écrasé.

Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite qu'il fut
bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l'idée d'un cataclysme le
troubla. Il n'avait pas mangé depuis le matin. Ses tempes bourdonnaient.
Tout à coup le sol, lui parut tressaillir,--et la falaise au-dessus de
sa tête pencher par le sommet. À ce moment, une pluie de graviers,
déroula d'en haut.

Pécuchet l'aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria,
de loin:--Arrête! arrête! la période n'est pas accomplie.

Et pour le rattraper, il faisait des sauts énormes avec son bâton de
touriste, tout en vociférant: La période n'est pas accomplie! la période
n'est pas accomplie!

Bouvard en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba,
les pans de sa redingote s'envolaient, le havresac ballottait à son dos.
C'était comme une tortue avec des ailes, qui aurait galopé parmi les
roches; une plus grosse le cacha.

Pécuchet y parvint hors d'haleine, ne vit personne; puis retourna en
arrière pour gagner les champs par une valleuse que Bouvard avait prise,
sans doute.

Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans la falaise, de
la largeur de deux hommes, et luisant comme de l'albâtre poli. À
cinquante pieds d'élévation, Pécuchet voulut descendre. La mer battait
son plein. Il se remit à grimper.

Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. À mesure
qu'il approchait du troisième, ses jambes devenaient molles. Les couches
de l'air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait à l'épigastre;
il s'assit par terre les yeux fermés, n'ayant plus conscience que des
battements de son coeur qui l'étouffaient. Puis, il jeta son bâton de
touriste, et avec les genoux et les mains reprit son ascension. Mais les
trois marteaux tenus à la ceinture lui entraient dans le ventre, les
cailloux dont ses poches étaient bourrées tapaient ses flancs; la
visière de sa casquette l'aveuglait, le vent redoublait de force; enfin
il atteignit le plateau et y trouva Bouvard qui était monté plus loin,
par une valleuse moins difficile.

Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.

Le lendemain soir au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au bas
d'un journal, un feuilleton intitulé De l'enseignement de la géologie.

Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était
comprise à l'époque.

Jamais il n'y eut un cataclysme complet du globe; mais la même espèce
n'a pas toujours la même durée, et s'éteint plus vite dans tel endroit
que dans tel autre. Des terrains de même âge contiennent des fossiles
différents comme des dépôts très éloignés en renferment de pareils. Les
fougères d'autrefois sont identiques aux fougères d'à présent. Beaucoup
de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les plus
anciennes. En résumé, les modifications actuelles expliquent les
bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la
Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne
sont après tout que des abstractions.

Cuvier jusqu'à présent leur avait apparu dans l'éclat d'une auréole, au
sommet d'une science indiscutable. Elle était sapée. La Création n'avait
plus la même discipline; et leur respect pour ce grand homme diminua.

Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des
doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.

Tout cela contrariait les idées reçues, l'autorité de l'Église.

Bouvard en éprouva comme l'allégement d'un joug brisé.

--Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy me répondrait
sur le Déluge!

Ils le trouvèrent dans son petit jardin où il attendait les membres du
Conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout à l'heure, pour
l'acquisition d'une chasuble.

--Ces messieurs souhaitent...?

--Un éclaircissement, s'il vous plaît, et Bouvard commença.

Que signifiaient dans la Genèse, l'abîme qui se rompit et les cataractes
du ciel? Car un abîme ne se rompt pas, et le ciel n'a point de
cataractes!

L'abbé ferma les paupières, puis répondit qu'il fallait distinguer
toujours entre le sens et la lettre. Des choses qui d'abord nous
choquent deviennent légitimes en les approfondissant.

--Très bien! mais comment expliquer la pluie qui dépassait les plus
hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues! y pensez-vous, deux
lieues! une épaisseur d'eau ayant deux lieues!

Et le maire, survenant, ajouta:--Saprelotte, quel bain!

--Convenez dit Bouvard que Moïse exagère diablement.

Le curé avait lu Bonald, et répliqua:--J'ignore ses motifs; c'était,
sans doute, pour imprimer un effroi salutaire aux peuples qu'il
dirigeait!

--Enfin, cette masse d'eau, d'où venait-elle?

--Que sais-je? L'air s'était changé en pluie, comme il arrive tous les
jours.

Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des
Contributions, avec le capitaine Heurtaux, propriétaire; et Beljambe
l'aubergiste donnait le bras à Langlois l'épicier, qui marchait
péniblement à cause de son catarrhe.

Pécuchet, sans souci d'eux, prit la parole.

--Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l'atmosphère (la science nous le
démontre) est égal à celui d'une masse d'eau qui ferait autour du globe
une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, si tout l'air condensé
tombait dessus à l'état liquide, il augmenterait bien peu la masse des
eaux existantes.

Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient.

Le curé s'impatienta.

--Nierez-vous qu'on ait trouvé des coquilles sur les montagnes? qui les
y a mises, sinon le Déluge? Elles n'ont pas coutume, je crois, de
pousser toutes seules dans la terre comme des carottes! Et ce mot ayant
fait rire l'assemblée, il ajouta en pinçant les lèvres: À moins que ce
ne soit encore une des découvertes de la science?

Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, la théorie
d'Élie de Beaumont.

--Connais pas! répondit l'Abbé.

Foureau s'empressa de dire:--Il est de Caen! Je l'ai vu une fois à la
Préfecture!

--Mais si votre Déluge repartit Bouvard avait charrié des coquilles, on
les trouverait brisées à la surface, et non à des profondeurs de trois
cents mètres quelquefois.

Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la tradition du genre
humain et les animaux découverts dans de la glace, en Sibérie.

Cela ne prouve pas que l'Homme ait vécu en même temps qu'eux! La Terre,
selon Pécuchet, était considérablement plus vieille.--Le Delta du
Mississippi remonte à des dizaines de milliers d'années. L'époque
actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de Manéthon...

Le comte de Faverges s'avança.

Tous firent silence à son approche.

--Continuez, je vous prie! Que disiez-vous?

--Ces messieurs me querellaient répondit l'abbé.

--À propos de quoi?

--Sur la sainte Écriture, monsieur le Comte!

Bouvard, de suite, allégua qu'ils avaient droit, comme géologues, à
discuter religion.

--Prenez garde dit le comte. Vous savez le mot, cher monsieur, un peu de
science en éloigne, beaucoup y ramène. Et d'un ton à la fois hautain et
paternel: Croyez-moi! vous y reviendrez! vous y reviendrez!

Peut-être!--mais que penser d'un livre, où l'on prétend que la lumière a
été créée avant le soleil, comme si le soleil n'était pas la seule cause
de la lumière!

--Vous oubliez celle qu'on appelle boréale dit l'ecclésiastique.

Bouvard, sans répondre à l'objection, nia fortement qu'elle ait pu être
d'un côté et les ténèbres de l'autre, qu'il y ait eu un soir et un matin
quand les astres n'existaient pas, et que les animaux aient apparu tout
à coup, au lieu de se former par cristallisation.

Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, on marchait dans
les plates-bandes. Langlois fut pris d'une quinte de toux. Le capitaine
criait: Vous êtes des révolutionnaires! Girbal: La paix! la paix! Le
prêtre: Quel matérialisme! Foureau: Occupons-nous plutôt de notre
chasuble!

--Hou! Laissez-moi parler! Et Bouvard s'échauffant, alla jusqu'à dire
que l'Homme descendait du Singe!

Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis, et comme pour s'assurer
qu'ils n'étaient pas des singes.

Bouvard reprit:--En comparant le foetus d'une femme, d'une chienne, d'un
oiseau...

--Assez!

--Moi, je vais plus loin! s'écria Pécuchet. L'homme descend des
poissons! Des rires éclatèrent. Mais sans se troubler: le Telliamed! un
livre arabe!...

--Allons, messieurs, en séance!

Et on entra dans la sacristie.

Les deux compagnons n'avaient pas roulé l'abbé Jeufroy, comme ils
l'auraient cru--aussi Pécuchet lui trouva-t-il le cachet du jésuitisme.

Sa lumière boréale les inquiétait cependant; ils la cherchèrent dans le
manuel de d'Orbigny.

C'est une hypothèse, pour expliquer comment les végétaux fossiles de la
baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales. On suppose, à la
place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont
les aurores boréales ne sont peut-être que les vestiges.

Puis un doute leur vint sur la provenance de l'Homme;--et embarrassés,
ils songèrent à Vaucorbeil.

Ses menaces n'avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le
matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux
l'un après l'autre.

Bouvard l'épia--et l'ayant arrêté, dit qu'il voulait lui soumettre un
point curieux d'anthropologie.

--Croyez-vous que le genre humain descende des poissons?

--Quelle bêtise!

--Plutôt des singes, n'est-ce pas?

--Directement, c'est impossible!

À qui se fier? Car enfin le Docteur n'était pas un catholique!

Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las de l'éocène
et du miocène, du Mont-Jorullo, de l'île Julia, des mammouths de Sibérie
et des fossiles invariablement comparés dans tous les auteurs à des
médailles qui sont des témoignages authentiques, si bien qu'un jour,
Bouvard jeta son havresac par terre, en déclarant qu'il n'irait pas plus
loin.

La géologie est trop défectueuse! À peine connaissons-nous quelques
endroits de l'Europe. Quant au reste, avec le fond des Océans, on
l'ignorera toujours.

Enfin, Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral:

--Je n'y crois pas, au règne minéral! puisque des matières organiques
ont pris part à la formation du silex, de la craie, de l'or peut-être!
Le diamant n'a-t-il pas été du charbon: la houille un assemblage de
végétaux:--en la chauffant à je ne sais plus combien de degrés, on
obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout coule. La
création est faite d'une matière ondoyante et fugace. Mieux vaudrait
nous occuper d'autre chose!

Il se coucha sur le dos, et se mit à sommeiller, pendant que Pécuchet la
tête basse et un genou dans les mains, se livrait à ses réflexions.

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes
dont les cimes légères tremblaient. Des angéliques, des menthes, des
lavandes exhalaient des senteurs chaudes, épicées; l'atmosphère était
lourde; et Pécuchet, dans une sorte d'abrutissement, rêvait aux
existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui
bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des plantes,
aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature,
sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans
sa grandeur.

--J'ai soif! dit Bouvard, en se réveillant.

--Moi de même! Je boirais volontiers quelque chose!

--C'est facile reprit un homme qui passait, en manches de chemise, avec
une planche sur l'épaule.

Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avait donné un
verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en
accroche-coeur, la moustache bien cirée, et dandinait sa taille d'une
façon parisienne.

Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d'une cour, jeta sa
planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine.

--Mélie! es-tu là, Mélie?

Une jeune fille parut; sur son commandement, alla tirer de la boisson et
revint près de la table, servir ces messieurs.

Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin de toile
grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de son corps sans
un pli;--et le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose de
délicat, de champêtre et d'ingénu.

--Elle est gentille, hein? dit le menuisier, pendant qu'elle apportait
des verres. Si on ne jurerait pas une demoiselle, costumée en paysanne!
et rude à l'ouvrage, pourtant!--Pauvre petit coeur, va! quand je serai
riche, je t'épouserai!

--Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorju répondit-elle d'une
voix douce, sur un accent traînard.

Un valet d'écurie vint prendre de l'avoine dans un vieux coffre, et
laissa retomber le couvercle si brutalement qu'un éclat de bois en
jaillit.

Gorju s'emporta contre la lourdeur de tous ces gars de la campagne puis,
à genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. Pécuchet en
voulant l'aider, distingua sous la poussière, des figures de
personnages.

C'était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des pampres
dans les coins, et les colonnettes divisaient sa devanture en cinq
compartiments. On voyait au milieu, Vénus-Anadyomène debout sur une
coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circé et ses
pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père; tout cela délabré,
rongé de mites, et même le panneau de droite manquait. Gorju prit une
chandelle pour mieux faire voir à Pécuchet celui de gauche, qui
présentait sous l'arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort
indécente.

Bouvard également admira le bahut.

--Si vous y tenez, on vous le céderait à bon compte.

Ils hésitaient, vu les réparations.

Gorju pouvait les faire, étant de son métier ébéniste.--Allons! Venez!
et il entraîna Pécuchet vers la masure, où Mme Castillon, la maîtresse,
étendait du linge.

Mélie quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de la fenêtre, son
métier à dentelles, s'assit en pleine lumière, et travailla.

Le linteau de la porte l'encadrait. Les fuseaux se débrouillaient sous
ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait
penché.

Bouvard la questionna sur ses parents, son pays, les gages qu'on lui
donnait.

Elle était de Ouistreham, n'avait plus de famille, gagnait une pistole
par mois--enfin, elle lui plut tellement qu'il désira la prendre à son
service pour aider la vieille Germaine.

Pécuchet reparut avec la fermière, et pendant qu'ils continuaient leur
marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorju, si la petite bonne
consentirait à devenir sa servante.

--Parbleu!

--Toutefois dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami.

--Eh bien! je ferai en sorte. Mais n'en parlez pas! à cause de la
bourgeoise.

Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le
raccommodage on s'entendrait.

À peine dans la cour Bouvard dit son intention relativement à Mélie.

Pécuchet s'arrêta, afin de mieux réfléchir, ouvrit sa tabatière, huma
une prise, et s'étant mouché:

--Au fait, c'est une idée! mon Dieu, oui! pourquoi pas? D'ailleurs, tu
es le maître!

Dix minutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d'un fossé--et les
interpellant:

--Quand faut-il que je vous apporte le meuble?

--Demain!

--Et pour l'autre question, êtes-vous décidés?

--Convenu! répondit Pécuchet.




CHAPITRE IV


Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues;--et leur
maison ressemblait à un musée.

Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens
de géologie encombraient l'escalier;--et une chaîne énorme s'étendait
par terre tout le long du corridor.

Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne
couchaient pas et condamné l'entrée extérieure de la seconde, pour ne
faire de ces deux pièces qu'un même appartement.

Quand on avait franchi le seuil on se heurtait à une auge de pierre (un
sarcophage gallo-romain) puis, les yeux étaient frappés par de la
quincaillerie.

Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une
plaque de foyer, qui représentait un moine caressant une bergère. Sur
des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des
boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles
rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus rares: la
carcasse d'un bonnet de Cauchoise, deux urnes d'argile, des médailles,
une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait sur son
dossier un triangle de guipure. Un morceau de cotte de mailles ornait la
cloison à droite; et en dessous, des pointes maintenaient
horizontalement une hallebarde, pièce unique.

La seconde chambre, où l'on descendait par deux marches, renfermait les
anciens livres apportés de Paris, et ceux qu'en arrivant ils avaient
découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils
l'appelaient la bibliothèque.

L'arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le
revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d'une
dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. Le
chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre noir,
et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d'un nid.

Deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse)
flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence, que chevauchait un
paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime,
rendu par un canard.

Devant la bibliothèque, se carrait une commode en coquillages, avec des
ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une souris
dans sa gueule,--pétrification de Saint-Allyre,--une boîte à ouvrage en
coquilles mêmement; et sur cette boîte, une carafe d'eau-de-vie
contenait une poire de bon-chrétien.

Mais le plus beau, c'était dans l'embrasure de la fenêtre, une statue de
saint Pierre! Sa main droite couverte d'un gant serrait la clef du
Paradis, de couleur vert pomme; sa chasuble que des fleurs de lis
agrémentaient était bleu ciel, et sa tiare très jaune pointue comme une
pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la bouche
béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un
baldaquin fait d'un vieux tapis où l'on distinguait deux amours dans un
cercle de roses--et à ses pieds comme une colonne se levait un pot à
beurre, portant ces mots en lettres blanches sur fond chocolat: Exécuté
devant S.A.R. Monseigneur le duc d'Angoulême, à Noron, le 3 d'octobre
1817.

Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade--et parfois même
il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour allonger la
perspective.

Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut
renaissance.

Il n'était pas achevé. Gorju y travaillait encore; varlopant les
panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant.

À onze heures, il déjeunait; causait ensuite avec Mélie, et souvent ne
reparaissait plus de toute la journée.

Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble Bouvard et Pécuchet
s'étaient mis en campagne. Ce qu'ils rapportaient ne convenait pas. Mais
ils avaient rencontré une foule de choses curieuses. Le goût des
bibelots leur était venu, puis l'amour du moyen âge.

D'abord, ils visitèrent les cathédrales;--et les hautes nefs se mirant
dans l'eau des bénitiers, les verreries éblouissantes comme des tentures
de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour incertain des
cryptes, tout, jusqu'à la fraîcheur des murailles leur causa un
frémissement de plaisir, une émotion religieuse.

Bientôt, ils furent capables de distinguer les époques--et dédaigneux
des sacristains, ils disaient:--Ah! une abside romane! Cela est du XIIe
siècle! voilà que nous retombons dans le flamboyant!

Ils tâchaient de comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux,
comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs.
Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoire grotesque qui
terminent les cintres de Feuguerolles;--et pour l'exubérance de l'homme
obscène couvrant un des meneaux d'Hérouville, cela prouvait, suivant
Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole.

Ils arrivèrent à ne plus tolérer la moindre marque de décadence. Tout
était de la décadence--et ils déploraient le vandalisme, tonnaient
contre le badigeon.

Mais le style d'un monument ne s'accorde pas toujours avec la date qu'on
lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siècle domine encore dans la
Provence. L'ogive est peut-être fort ancienne! et des auteurs contestent
l'antériorité du roman sur le gothique--Ce défaut de certitude les
contrariait.

Après les églises ils étudièrent les châteaux forts, ceux de Domfront et
de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse, et
parvenus au sommet, ils voyaient d'abord toute la campagne, puis les
toits de la ville, les rues s'entrecroisant, des charrettes sur la
place, des femmes au lavoir. Le mur dévalait à pic jusqu'aux
broussailles des douves--et ils pâlissaient en songeant que des hommes
avaient monté là, suspendus à des échelles. Ils se seraient risqués dans
les souterrains, mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et
Pécuchet la crainte des vipères.

Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully,
Fontenay-le-Marmion, Argouges. Parfois, à l'angle des bâtiments,
derrière le fumier se dresse une tour carlovingienne. La cuisine garnie
de bancs en pierre fait songer à des ripailles féodales. D'autres ont un
aspect exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore
visibles, des meurtrières sous l'escalier, de longues tourelles à pans
aigus. Puis, on arrive dans un appartement, où une fenêtre du temps des
Valois ciselée comme un ivoire laisse entrer le soleil qui chauffe sur
le parquet des grains de colza, répandus. Des abbayes servent de grange.
Les inscriptions des pierres tombales sont effacées. Au milieu des
champs, un pignon reste debout--et du haut en bas est revêtu d'un lierre
que le vent fait trembler.

Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d'étain, une
boucle de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d'argent les
retenait.

Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un étameur,
un vitrail gothique,--qui fut assez grand pour couvrir près du fauteuil
la partie droite de la croisée jusqu'au deuxième carreau. Le clocher de
Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un effet
splendide.

Avec un bas d'armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous le
vitrail, car il flattait leur manie. Elle était si forte qu'ils
regrettaient les monuments sur lesquels on ne sait rien du tout,--comme
la maison de plaisance des évêques de Séez.

--Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre. Ils en cherchèrent
la place inutilement.

Le village de Montrecy contient un pré célèbre, par des médailles
d'empereurs qu'on y a découvertes autrefois. Ils comptaient y faire une
belle récolte. Le gardien leur en refusa l'entrée.

Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre
une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu'on y avait
introduits reparurent à Vaucelles, en grognant:--Can can can d'où est
venu le nom de la ville.

Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacrifice.

À l'auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un déjeuner
pour la somme de quatre sols.--Ils y firent le même repas, et
constatèrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça!

Quel est le fondateur de l'abbaye de Sainte-Anne? Existe-t-il une
parenté entre Marin-Onfroy, qui importa au XIIe siècle une nouvelle
espèce de pommes, et Onfroy gouverneur d'Hastings, à l'époque de la
conquête? Comment se procurer L'Astucieuse Pythonisse, comédie en vers
d'un certain Dutrésor, faite à Bayeux, et actuellement des plus rares?
Sous Louis XVI, Hérambert Dupaty, ou Dupastis Hérambert, composa un
ouvrage, qui n'a jamais paru, plein d'anecdotes sur Argentan.--l
s'agirait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mémoires
autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultés pour l'histoire
inédite de Laigle, par Louis Dasprès, desservant de
Saint-Martin?--Autant de problèmes, de points curieux à éclaircir.

Mais souvent un faible indice met sur la voie d'une découverte
inappréciable.

Donc, ils revêtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l'éveil;--et
sous l'apparence de colporteurs, ils se présentaient dans les maisons,
demandant à acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas.
C'étaient des cahiers d'école, des factures, d'anciens journaux, rien
d'utile.

Enfin, Bouvard et Pécuchet s'adressèrent à Larsonneur.

Il était perdu dans le celticisme, et répondant sommairement à leurs
questions en fit d'autres.

Avaient-ils observé autour d'eux des traces de la religion du chien
comme on en voit à Montargis; et des détails spéciaux, sur les feux de
la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc.? Il les priait
même de recueillir pour lui, quelques-unes de ces haches en silex,
appelées alors des celtoe, et que les druides employaient dans leurs
criminels holocaustes.

Par Gorju, ils s'en procurèrent une douzaine, lui expédièrent la moins
grande--les autres enrichirent le muséum.

Ils s'y promenaient avec amour, le balayaient eux-mêmes, en avaient
parlé à toutes leurs connaissances.

Un après-midi, Mme Bordin, et M. Marescot se présentèrent pour le voir.

Bouvard les reçut, et commença la démonstration par le vestibule.

La poutre n'était rien moins que l'ancien gibet de Falaise, d'après le
menuisier qui l'avait vendue--lequel tenait ce renseignement de son
grand-père.

La grosse chaîne dans le corridor provenait des oubliettes du donjon de
Torteval. Elle ressemblait suivant le notaire, aux chaînes des bornes
devant les cours d'honneur. Bouvard était convaincu qu'elle servait
autrefois à lier les captifs. Et il ouvrit la porte de la première
chambre.

--Pourquoi toutes ces tuiles? s'écria Mme Bordin.

--Pour chauffer les étuves! mais un peu d'ordre, s'il vous plaît! Ceci
est un tombeau découvert dans une auberge où on l'employait comme
abreuvoir.

Ensuite, Bouvard prit les deux urnes pleines d'une terre, qui était de
la cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer
par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs.

--Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres!

Effectivement, c'était un peu sérieux pour une dame, et alors il tira
d'un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d'argent.

Mme Bordin demanda au notaire, quelle somme aujourd'hui cela pourrait
valoir.

La cotte de mailles qu'il examinait, lui échappa des doigts; des anneaux
se rompirent. Bouvard dissimula son mécontentement.

Il eut même l'obligeance de décrocher la hallebarde--et se courbant,
levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les
jarrets d'un cheval, de pointer comme à la baïonnette, d'assommer un
ennemi. La veuve, intérieurement, le trouva un rude gaillard.

Elle fut enthousiasmée par la commode en coquillages. Le chat de
Saint-Allyre l'étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins.
Puis arrivant à la cheminée:

--Ah! voilà un chapeau qui aurait besoin de raccommodage.

Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords.

C'était celui d'un chef de voleurs sous le Directoire, David de La
Bazoque, pris en trahison, et tué immédiatement.

--Tant mieux, on a bien fait! dit Mme Bordin.

Marescot souriait devant les objets d'une façon dédaigneuse. Il ne
comprenait pas cette galoche qui avait été l'enseigne d'un marchand de
chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet de
cidre;--et le saint Pierre, franchement, était lamentable avec sa
physionomie d'ivrogne.

Mme Bordin fit cette remarque:--Il a dû vous coûter bon, tout de même?

--Oh pas trop! pas trop!

Un couvreur d'ardoises l'avait donné pour quinze francs.

Ensuite, elle blâma, vu l'inconvenance, le décolletage de la dame en
perruque poudrée.

--Où est le mal? reprit Bouvard, quand on possède quelque chose de beau?
et il ajouta plus bas: Comme vous, je suis sûr?

Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille
Croixmare. Elle ne répondit rien, mais se mit à jouer avec sa longue
chaîne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage;
et les cils un peu rapprochés, elle baissait le menton, comme une
tourterelle qui se rengorge. Puis d'un air ingénu:

--Comment s'appelait cette dame?

--On l'ignore! c'est une maîtresse du Régent,--vous savez--celui qui a
fait tant de farces!

--Je crois bien! les mémoires du temps!... et le notaire, sans finir sa
phrase déplora cet exemple d'un prince, entraîné par ses passions.

--Mais vous êtes tous comme ça!

Les deux hommes se récrièrent; et un dialogue s'en suivit sur les
femmes, sur l'amour. Marescot affirma qu'il existe beaucoup d'unions
heureuses.--Parfois même, sans qu'on s'en doute, on a près de soi, ce
qu'il faudrait pour son bonheur. L'allusion était directe. Les joues de
la veuve s'empourprèrent; mais se remettant presque aussitôt:

--Nous n'avons plus l'âge des folies! n'est-ce pas monsieur Bouvard?

--Eh! eh! moi, je ne dis pas ça! et il offrit son bras pour revenir dans
l'autre chambre. Faites attention aux marches. Très bien! Maintenant,
observez le vitrail.

On y distinguait un manteau d'écarlate et les deux ailes d'un ange
--tout le reste se perdant sous les plombs qui tenaient en équilibre les
nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait; des ombres
s'allongeaient; Mme Bordin était devenue sérieuse.

Bouvard s'éloigna, et reparut, affublé d'une couverture de laine, puis
s'agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans les
mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie;--et il avait
conscience de cet effet, car il dit:--Est-ce que je n'ai pas l'air d'un
moine du moyen âge? Ensuite, il leva le front obliquement, les yeux
noyés, faisant prendre à sa figure une expression mystique.

On entendit dans le corridor la voix grave de Pécuchet:

--N'aie pas peur! c'est moi!

Et il entra, la tête complètement recouverte d'un casque--un pot de fer
à oreillons pointus.

Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout.
Une minute se passa dans l'ébahissement.

Mme Bordin parut un peu froide à Pécuchet. Cependant, il voulut savoir
si on lui avait tout montré.

--Il me semble? et désignant la muraille: Ah! pardon! nous aurons ici un
objet que l'on restaure en ce moment.

La veuve et Marescot se retirèrent.

Les deux amis avaient imaginé de feindre une concurrence. Ils allaient
en courses l'un sans l'autre, le second faisant des offres supérieures à
celles du premier. Pécuchet ainsi venait d'obtenir le casque.

Bouvard l'en félicita et reçut des éloges à propos de la couverture.

Mélie avec des cordons, l'arrangea en manière de froc. Ils la mettaient
à tour de rôle, pour recevoir les visites.

Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurtaux, puis de
personnes inférieures, Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu'aux
servantes des voisins;--et chaque fois, ils recommençaient leurs
explications, montraient la place où serait le bahut, affectaient de la
modestie, réclamaient de l'indulgence pour l'encombrement.

Pécuchet, ces jours-là, portait le bonnet de zouave qu'il avait
autrefois à Paris, l'estimant plus en rapport avec le milieu artistique.
À un certain moment, il se coiffait du casque, et le penchait sur la
nuque, afin de dégager son visage. Bouvard n'oubliait pas la manoeuvre
de la hallebarde; enfin, d'un coup d'oeil ils se demandaient si le
visiteur méritait que l'on fît le moine du moyen âge.

Quelle émotion quand s'arrêta devant leur grille, la voiture de M. de
Faverges! Il n'avait qu'un mot à dire. Voici la chose.

Hurel, son homme d'affaires, lui avait appris que cherchant partout des
documents ils avaient acheté de vieux papiers à la ferme de la Aubrye.

Rien de plus vrai.

N'y avaient-ils pas découvert, des lettres du baron de Gonneval, ancien
aide de camp du duc d'Angoulême, et qui avait séjourné à la Aubrye? On
désirait cette correspondance, pour des intérêts de famille.

Elle n'était pas chez eux. Mais ils détenaient une chose qui
l'intéressait s'il daignait les suivre, jusqu'à leur bibliothèque.

Jamais pareilles bottes vernies n'avaient craqué dans le corridor. Elles
se heurtèrent contre le sarcophage. Il faillit même écraser plusieurs
tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches--et parvenus dans la
seconde chambre, ils lui firent voir sous le baldaquin, devant le saint
Pierre, le pot à beurre, exécuté à Noron.

Bouvard et Pécuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait
servir.

Le gentilhomme par politesse inspecta leur musée.--Il répétait:
Charmant, très bien! tout en se donnant sur la bouche de petits coups
avec le pommeau de sa badine,--pour sa part, il les remerciait d'avoir
sauvé ces débris du moyen âge, époque de foi religieuse et de
dévouements chevaleresques. Il aimait le progrès,--et se fût livré,
comme eux, à ces études intéressantes.--Mais la Politique, le conseil
général, l'Agriculture, un véritable tourbillon l'en détournait!

--Après vous, toutefois, on n'aurait que des glanes; car bientôt, vous
aurez pris toutes les curiosités du département.

--Sans amour-propre, nous le pensons dit Pécuchet.

Et cependant, on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par
exemple, il y avait contre le mur du cimetière dans la ruelle, un
bénitier, enfoui sous les herbes, depuis un temps immémorial.

Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard
signifiant est-ce la peine? mais déjà le Comte ouvrait la porte.

Mélie, qui se trouvait derrière, s'enfuit brusquement.

Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju, en train de fumer sa
pipe, les bras croisés.

--Vous employez ce garçon! Hum! un jour d'émeute je ne m'y fierais pas.
Et M. de Faverges remonta dans son tilbury.

Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur?

Ils la questionnèrent; et elle conta qu'elle avait servi dans sa ferme.
C'était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneuses quand
ils étaient venus. Deux ans plus tard, on l'avait prise comme aide, au
château--et renvoyée par suite de faux rapports.

Pour Gorju, que lui reprocher? Il était fort habile, et leur marquait
infiniment de considération.

Le lendemain, dès l'aube, ils se rendirent au cimetière.

Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna.
Ils arrachèrent quelques orties, et découvrirent une cuvette en grès, un
font baptismal où des plantes poussaient.

On n'a pas coutume cependant d'enfouir les fonts baptismaux hors des
églises.

Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description; et ils envoyèrent le
tout à Larsonneur.

Sa réponse fut immédiate.

--Victoire, mes chers confrères! Incontestablement, c'est une cuve
druidique!

Toutefois qu'ils y prissent garde! La hache était douteuse.--Et autant
pour lui que pour eux-mêmes il leur indiquait une série d'ouvrages à
consulter.

Larsonneur confessait en post-scriptum, son envie de connaître cette
cuve--ce qui aurait lieu, à quelque jour, quand il ferait le voyage de
la Bretagne.

Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l'archéologie celtique.
D'après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk et
Kron, Taranis, Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les
Eaux,--et, par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne des
Païens.--Car Saturne, quand il régnait en Phénicie épousa une nymphe
nommée Anobret, dont il eut un enfant appelé Jeüd--et Anobret a les
traits de Sara, Jeüd fut sacrifié (ou près de l'être) comme
Isaac;--donc, Saturne est Abraham, d'où il faut conclure que la religion
des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs.

Leur société était fort bien organisée. La première classe de personnes
comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxième les
jurisconsultes,--et dans la troisième, la plus haute, se rangeaient,
suivant Taillepied, les diverses manières de philosophes c'est-à-dire
les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages, Bardes et Vates.

Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d'autres enseignaient la
Botanique, la Médecine, l'Histoire et la Littérature, bref tous les arts
de leur époque. Pythagore et Platon furent leurs élèves. Ils apprirent
la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, l'aruspicine aux
Étrusques--et aux Romains, l'étamage du cuivre et le commerce des
jambons.

Mais de ce peuple, qui dominait l'ancien monde, il ne reste que des
pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en
galeries, ou formant des enceintes.

Bouvard et Pécuchet, pleins d'ardeur, étudièrent successivement la
Pierre-du-Post à Ussy, la Pierre-Couplée au Guest, la Pierre du Jarier,
près de Laigie--d'autres encore!

Tous ces blocs, d'une égale insignifiance, les ennuyèrent
promptement;--et un jour qu'ils venaient de voir le menhir du Passais,
ils allaient s'en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de
hêtres, encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux, ou
à de monstrueuses tortues.

La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se
relève--et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu'à terre;
c'était pour l'écoulement du sang; impossible d'en douter! Le hasard ne
fait pas de ces choses.

Les racines des arbres s'entremêlaient à ces rocs abrupts. Un peu de
pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands
fantômes. Il était facile d'imaginer sous les feuillages, les prêtres en
tiare d'or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines les bras
attachés dans le dos--et sur le bord de la cuve la druidesse, observant
le ruisseau rouge, pendant qu'autour d'elle, la foule hurlait, au tapage
des cymbales et des buccins faits d'une corne d'auroch.

Tout de suite, leur plan fut arrêté.

Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière,
marchant comme des voleurs, dans l'ombre des maisons. Les persiennes
étaient closes, et les masures tranquilles; pas un chien n'aboya. Gorju
les accompagnait, ils se mirent à l'ouvrage. On n'entendait que le bruit
des cailloux heurtés par la bêche, qui creusait le gazon. Le voisinage
des morts leur était désagréable; l'horloge de l'église poussait un râle
continu, et la rosace de son tympan avait l'air d'un oeil épiant les
sacrilèges.

Enfin, ils emportèrent la cuve.

Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de
l'opération.

L'abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire
l'honneur d'une visite; et les ayant introduits dans sa petite salle, il
les regarda singulièrement.

Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière
décorée de bouquets jaunes.

Pécuchet la vanta, ne sachant que dire.

--C'est un vieux Rouen reprit le curé, un meuble de famille. Les
amateurs le considèrent, M. Marescot, surtout. Pour lui, grâce à Dieu il
n'avait pas l'amour des curiosités;--et comme ils semblaient ne pas
comprendre, il déclara les avoir aperçus lui-même dérobant le font
baptismal.

Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L'objet en
question n'était plus d'usage.

N'importe! ils devaient le rendre.

Sans doute! Mais au moins qu'on leur permît de faire venir un peintre
pour le dessiner.

--Soit, messieurs.

--Entre nous, n'est-ce pas? dit Bouvard sous le sceau de la confession!

L'ecclésiastique, en souriant les rassura d'un geste.

Ce n'était pas lui, qu'ils craignaient, mais plutôt Larsonneur. Quand il
passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve--et ses
bavardages iraient jusqu'aux oreilles du gouvernement. Par prudence, ils
la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la cahute,
dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler.

La possession d'un tel morceau les attachait au celticisme de la
Normandie.

Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l'Orne
s'écrit parfois Saïs comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par
le taureau, importation du boeuf Apis. Le nom latin de Bellocastes qui
était celui des gens de Bayeux vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire
de Bélus. Bélus et Osiris même divinité. Rien ne s'oppose dit Mangon de
la Lande à ce qu'il y ait eu, près de Bayeux, des monuments druidiques.

--Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays où les Égyptiens
bâtirent le temple de Jupiter-Ammon. Donc, il y avait un temple et qui
enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en renferment.

En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma aux environs de
Bayeux, plusieurs vases d'argile, pleins d'ossements--et conclut
(d'après la tradition et des autorités évanouies) que cet endroit, une
nécropole, était le mont Faunus, où l'on a enterré le Veau d'or.

Cependant le Veau d'or fut brûlé et avalé!--à moins que la Bible ne se
trompe?

Premièrement, où est le mont Faunus? Les auteurs ne l'indiquent pas. Les
indigènes n'en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des
fouilles;--et dans ce but, ils envoyèrent à M. le préfet, une pétition,
qui n'eut pas de réponse.

Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n'était pas une
colline mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus?

Plusieurs contiennent des squelettes, ayant la position du foetus dans
le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme
une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc, le tumulus
symbolise l'organe femelle, comme la pierre levée est l'organe mâle.

En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin ce
qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot.
Anciennement, les bornes des routes et même les arbres avaient la
signification de phallus--et pour Bouvard et Pécuchet tout devint
phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de
fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait
les voir, ils demandaient: À qui trouvez-vous que cela ressemble? puis,
confiaient le mystère--et si l'on se récriait, ils levaient, de pitié,
les épaules.

Un soir, qu'ils rêvaient aux dogmes des druides, l'abbé se présenta,
discrètement.

Tout de suite, ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail,
mais il leur tardait d'arriver à un compartiment nouveau, celui des
Phallus. L'ecclésiastique les arrêta, jugeant l'exhibition indécente. Il
venait réclamer son font baptismal.

Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d'en
prendre un moulage.

--Le plus tôt sera le mieux dit l'abbé. Puis il causa de choses
indifférentes.

Pécuchet qui s'était absenté une minute, lui glissa dans la main un
napoléon.

Le prêtre fit un mouvement en arrière.

--Ah! pour vos pauvres!

Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la pièce d'or dans sa soutane.

Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices? Jamais de la vie! Ils voulaient
même apprendre l'hébreu, qui est la langue mère du celtique, à moins
qu'elle n'en dérive?--et ils allaient faire le voyage de la
Bretagne,--en commençant par Rennes où ils avaient un rendez-vous avec
Larsonneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de
l'Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine
Artémise--quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en
homme grossier qu'il était.

--Ce n'est pas tout ça, mes petits pères! Il faut le rendre!

--Quoi donc?

--Farceurs! je sais bien que vous le cachez!

On les avait trahis.

Ils répliquèrent qu'ils le détenaient avec la permission de monsieur le
curé.

--Nous allons voir.

Et Foureau s'éloigna.

Il revint, une heure après.

--Le curé dit que non! Venez vous expliquer.

Ils s'obstinèrent.

D'abord on n'avait pas besoin de ce bénitier,--qui n'était pas un
bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques.
Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu'il
appartenait à la commune.

Ils proposèrent même de l'acheter.

--Et d'ailleurs, c'est mon bien! répétait Pécuchet. Les vingt francs,
acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat--et s'il fallait
comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux serment!

Pendant ces débats, il avait revu la soupière, plusieurs fois; et dans
son âme s'était développé le désir, la soif, le prurit de cette faïence.
Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non.

Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda.

Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La cuve
décora le porche de l'église; et ils se consolèrent de ne plus l'avoir
par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la valeur.

Mais la soupière leur inspira le goût des faïences--nouveau sujet
d'études et d'explorations dans la campagne.

C'était l'époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats de
Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns, et tirait de là comme une
réputation d'artiste, préjudiciable à son métier, mais qu'il rachetait
par des côtés sérieux.

Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il vint
leur proposer un échange.

Pécuchet s'y refusa.

--N'en parlons plus! et Marescot examina leur céramique.

Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un fond
d'une blancheur malpropre;--et quelques-unes étalaient leur corne
d'abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et
soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le coeur, dans
le sinus de la redingote.

Marescot en fit l'éloge, parla des autres faïences, de l'hispano-arabe,
de la hollandaise, de l'anglaise, de l'italienne;--et les ayant éblouis
par son érudition:--Si je revoyais votre soupière?

Il la fit sonner d'un coup de doigt, puis contempla les deux S peints
sous le couvercle.

--La marque de Rouen! dit Pécuchet.

--Oh! oh! Rouen, à proprement parler, n'avait pas de marque. Quand on
ignorait Moustiers toutes les faïences françaises étaient de Nevers. De
même pour Rouen, aujourd'hui! D'ailleurs on l'imite dans la perfection à
Elbeuf!

--Pas possible!

--On imite bien les majoliques! Votre pièce n'a aucune valeur--et
j'allais faire, moi, une belle sottise!

Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s'affaissa dans le fauteuil,
prostré!

--Il ne fallait pas rendre la cuve dit Bouvard mais tu t'exaltes! tu
t'emportes toujours.

--Oui! je m'emporte et Pécuchet empoignant la soupière, la jeta loin de
lui, contre le sarcophage.

Bouvard plus calme, ramassa les morceaux, un à un;--et, quelque temps
après, eut cette idée:

--Marescot par jalousie, pourrait bien s'être moqué de nous?

--Comment?

--Rien ne m'assure que la soupière ne soit pas authentique? tandis que
les autres pièces, qu'il a fait semblant d'admirer, sont fausses
peut-être?

Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets.

Ce n'était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils
comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.

Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus
vite le raccommodage du meuble. La perspective d'un déplacement le
contraria et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu'ils
comptaient voir:

--Je connais mieux leur dit-il; en Algérie, dans le Sud, près des
sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités. Il fit même la
description d'un tombeau, ouvert devant lui, par hasard;--et qui
contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour
des jambes.

Larsonneur, qu'ils instruisirent du fait, n'en voulut rien croire.

Bouvard approfondit la matière, et le relança.

--Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes,
tandis que ces mêmes Gaulois étaient civilisés au temps de Jules César?
Sans doute, ils proviennent d'un peuple plus ancien?

--Une telle hypothèse, selon Larsonneur, manquait de patriotisme.

--N'importe! rien ne dit que ces monuments soient l'oeuvre des
Gaulois.--Montrez-nous un texte!

L'académicien se fâcha, ne répondit plus;--et ils en furent bien aises,
tant les Druides les ennuyaient.

S'ils ne savaient à quoi s'en tenir sur la céramique et sur le
celticisme c'est qu'ils ignoraient l'histoire, particulièrement
l'histoire de France.

L'ouvrage d'Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque; mais la suite
des rois fainéants les amusa fort peu, la scélératesse des maires du
Palais ne les indigna point;--et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par
l'ineptie de ses réflexions.

Alors ils demandèrent à Dumouchel quelle est la meilleure histoire de
France.

Dumouchel prit en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et
leur expédia les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de
Genoude.

D'après cet écrivain, la royauté, la religion, et les assemblées
nationales, voilà les principes de la nation française, lesquels
remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les
Capétiens, d'accord avec le peuple s'efforcèrent de les maintenir. Sous
Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi, pour vaincre le
Protestantisme, dernier effort de la Féodalité--et 89 est un retour vers
la constitution de nos aïeux.

Pécuchet admira ces idées.

Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d'abord.

--Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation française! puisqu'il
n'existait pas de France, ni d'assemblées nationales! et les
Carlovingiens n'ont rien usurpé, du tout! et les Rois n'ont pas
affranchi les communes! Lis, toi-même!

Pécuchet se soumit à l'évidence, et bientôt le dépassa en rigueur
scientifique! Il se serait cru déshonoré s'il avait dit: Charlemagne et
non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig.

Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se
rejoindre les deux bouts de l'histoire de France, si bien que le milieu
est du remplissage;--et pour en avoir le coeur net, ils prirent la
collection de Buchez et Roux.

Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de
catholicisme les écoeura; les détails trop nombreux empêchaient de voir
l'ensemble.

Ils recoururent à M. Thiers.

C'était pendant l'été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle.
Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix
caverneuse, sans fatigue, ne s'arrêtant que pour plonger les doigts dans
sa tabatière. Bouvard l'écoutait la pipe à la bouche, les jambes
ouvertes, le haut du pantalon déboutonné.

Des vieillards leur avaient parlé de 93;--et des souvenirs presque
personnels animaient les plates descriptions de l'auteur. Dans ce
temps-là, les grandes routes étaient couvertes de soldats qui chantaient
la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient
de la toile, pour faire des tentes. Quelquefois, arrivait un flot
d'hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d'une pique une tête
décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune de la Convention
dominait un nuage de poussière, où des visages furieux hurlaient des
cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du bassin des
Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil à des coups de
mouton.

Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûres se
balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards
autour d'eux, ils savouraient cette tranquillité.

Quel dommage que dès le commencement, on n'ait pu s'entendre--car si les
royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait mis
plus de franchise, et ses adversaires moins de violence, bien des
malheurs ne seraient pas arrivés.

À force de bavarder là-dessus, ils se passionnèrent. Bouvard, esprit
libéral et coeur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien.
Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclara sans-culotte
et même robespierriste.

Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents, le
culte de l'Être Suprême. Bouvard préférait celui de la nature. Il aurait
salué avec plaisir l'image d'une grosse femme, versant de ses mamelles à
ses adorateurs, non pas de l'eau, mais du chambertin.

Pour avoir plus de faits à l'appui de leurs arguments, ils se
procurèrent d'autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois,
Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les
embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa
cause.

Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus pour
faire des motions qui perdraient la République;--et selon Pécuchet
Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois.

--Jamais de la vie! Explique-moi plutôt, pourquoi la soeur de
Robespierre avait une pension de Louis XVIII?

--Pas du tout! c'était de Bonaparte; et puisque tu le prends comme ça,
quel est le personnage qui peu de temps avant la mort d'Égalité eut avec
lui une conférence secrète? Je veux qu'on réimprime dans les mémoires de
la Campan les paragraphes supprimés! Le décès du Dauphin me paraît
louche. La poudrière de Grenelle en sautant tua deux mille personnes!
Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise! car Pécuchet n'était pas loin de
la connaître, et rejetait tous les crimes sur les manoeuvres des
aristocrates, l'or de l'étranger.

Dans l'esprit de Bouvard, montez-au-ciel-fils-de-saint-Louis, les
vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient indiscutables.
Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste.

Mais la Loire rouge de sang depuis Saumur jusqu'à Nantes, dans une
longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également conçut
des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens.

La Révolution est pour les uns, un événement satanique. D'autres la
proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté,
naturellement sont des martyrs.

Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de
rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre
cette méthode dans l'examen des époques plus récentes? Mais l'Histoire
doit venger la morale; on est reconnaissant à Tacite d'avoir déchiré
Tibère. Après tout, que la Reine ait eu des amants, que Dumouriez dès
Valmy se proposât de trahir, en prairial que ce soit la Montagne ou la
Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine,
qu'importe au développement de la Révolution, dont les origines sont
profondes et les résultats incalculables! Donc, elle devait s'accomplir,
être ce qu'elle fut; mais supposez la fuite du Roi sans entrave,
Robespierre s'échappant ou Bonaparte assassiné--hasards qui dépendaient
d'un aubergiste moins scrupuleux, d'une porte ouverte, d'une sentinelle
endormie, et le train du monde changeait.

Ils n'avaient plus sur les hommes et les faits de cette époque, une
seule idée d'aplomb.

Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les histoires,
tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces manuscrites,
car de la moindre omission une erreur peut dépendre qui en amènera
d'autres à l'infini. Ils y renoncèrent.

Mais le goût de l'Histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour
elle-même.

Peut-être, est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes?
Les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et
ils commencèrent le bon Rollin.

--Quel tas de balivernes! s'écria Bouvard, dès le premier chapitre.

--Attends un peu dit Pécuchet, en fouillant dans le bas de leur
bibliothèque, où s'entassaient les livres du dernier propriétaire, un
vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit;--et ayant déplacé beaucoup
de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des
traductions d'Horace, il atteignit ce qu'il cherchait: l'ouvrage de
Beaufort sur l'Histoire romaine.

Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus. Salluste en fait
honneur aux Troyens d'Énée. Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor,
par les stratagèmes d'Attius Tullus, si l'on en croit Denys; Sénèque
affirme qu'Horatius Coclès s'en retourna victorieux, Dion qu'il fut
blessé à la jambe. Et La Mothe le Vayer émet des doutes pareils,
relativement aux autres peuples.

On n'est pas d'accord sur l'antiquité des Chaldéens, le siècle d'Homère,
l'existence de Zoroastre, les deux empires d'Assyrie. Quinte-Curce a
fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous aurions de César une
autre idée, si le Vercingétorix avait écrit ses commentaires.

L'Histoire ancienne est obscure par le défaut de documents. Ils abondent
dans la moderne;--et Bouvard et Pécuchet revinrent à la France,
entamèrent Sismondi.

La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaître plus
profondément, de s'y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux,
Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms étaient
bizarres ou agréables.

Mais les événements s'embrouillèrent faute de savoir les dates.

Heureusement qu'ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12
cartonné avec cette épigraphe: Instruire en amusant.

Elle combinait les trois systèmes d'Allévy, de Pâris, et de Feinaigle.

Allévy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s'exprimant par
une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris
frappe l'imagination au moyen de rébus; un fauteuil garni de clous à vis
donnera: Clou, vis = Clovis; et comme le bruit de la friture fait ric,
ric des merles dans une poêle rappelleront Chilpéric. Feinaigle divise
l'univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre
parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un emblème. Donc, le
premier roi de la première dynastie occupera dans la première chambre le
premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il s'appelait Phar à
mond système Pâris--et d'après le conseil d'Allévy, en plaçant au-dessus
un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra
420, date de l'avènement de ce prince.

Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre
maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait
distinct;--et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n'avait
plus d'autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la
campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres
généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole.
Ils cherchaient sur les murs, des quantités de choses absentes,
finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu'elles
représentaient.

D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent
dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être
reportée cinq ans plus tôt qu'on ne la met ordinairement, qu'il y avait
chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez
les Latins de faire commencer l'année.--Autant d'occasions pour les
méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères, et des
calendriers différents.

Et de l'insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits.

Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de l'Histoire!

Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet.

--L'aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes et
l'Amérique! mais a soin de nous apprendre que Théodose était la joie de
l'univers, qu'Abraham traitait d'égal avec les rois et que la
philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des Hébreux
m'agace!

Pécuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico.

--Comment admettre objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies
que les vérités des historiens?

Pécuchet tâcha d'expliquer les mythes, se perdait dans la _Scienza
Nuova_.

--Nieras-tu le plan de la Providence?

--Je ne le connais pas! dit Bouvard.

Et ils décidèrent de s'en rapporter à Dumouchel.

Le Professeur avoua qu'il était maintenant dérouté en fait d'histoire.

--Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les
voyages de Pythagore! On attaque Bélisaire, Guillaume Tell, et jusqu'au
Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C'est à
souhaiter qu'on ne fasse plus de découvertes, et même l'Institut devrait
établir une sorte de canon, prescrivant ce qu'il faut croire!

Il envoyait en post-scriptum des règles de critique, prises dans le
cours de Daunou:

--Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaise preuve; elles ne
sont pas là pour répondre.

--Rejetez les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre
avalée par Saturne.

--L'architecture peut mentir, exemple: l'Arc du Forum, où Titus est
appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée.

--Les médailles trompent, quelquefois. Sous Charles IX, on battit des
monnaies avec le coin de Henri II.

--Tenez en compte l'adresse des faussaires, l'intérêt des apologistes et
des calomniateurs.

Peu d'historiens ont travaillé d'après ces règles--mais tous en vue
d'une cause spéciale, d'une religion, d'une nation, d'un parti, d'un
système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des
exemples moraux.

Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux. Car on
ne peut tout dire. Il faut un choix. Mais dans le choix des documents,
un certain esprit dominera;--et comme il varie, suivant les conditions
de l'écrivain, jamais l'histoire ne sera fixée.

C'est triste, pensaient-ils.

Cependant on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire
bien l'analyse--puis le condenser dans une narration, qui serait comme
un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Une telle
oeuvre semblait exécutable à Pécuchet.

--Veux-tu que nous essayions de composer une histoire?

--Je ne demande pas mieux! Mais laquelle?

--Effectivement, laquelle?

Bouvard s'était assis. Pécuchet marchait de long en large dans le musée;
quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s'arrêtant tout à coup:

--Si nous écrivions la vie du duc d'Angoulême?

--Mais c'était un imbécile! répliqua Bouvard.

--Qu'importe! Les personnages du second plan ont parfois une influence
énorme--et celui-là, peut-être, tenait le rouage des affaires.

Les livres leur donneraient des renseignements--et M. de Faverges en
possédait sans doute, par lui-même, ou par de vieux gentilshommes de ses
amis.

Ils méditèrent ce projet, le débattirent, et résolurent enfin, de passer
quinze jours à la Bibliothèque municipale de Caen, pour y faire des
recherches.

Le Bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des
brochures, avec une lithographie coloriée, représentant, de trois
quarts, Monseigneur le duc d'Angoulême.

Le drap bleu de son habit d'uniforme disparaissait sous les épaulettes,
les crachats, et le grand cordon rouge de la Légion d'honneur. Un collet
extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête piriforme était
encadrée par les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris;--et
de lourdes paupières, un nez très fort et de grosses lèvres donnaient à
sa figure une expression de bonté insignifiante.

Quand ils eurent pris des notes, ils rédigèrent un programme.

Naissance et enfance, peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l'abbé
Guénée, l'ennemi de Voltaire. À Turin, on lui fait fondre un canon, et
il étudie les campagnes de Charles VIII. Aussi, est-il nommé, malgré sa
jeunesse, colonel d'un régiment de gardes-nobles.

97. Son mariage.

1814. Les Anglais s'emparent de Bordeaux. Il accourt derrière eux--et
montre sa personne aux habitants. Description de la personne du Prince.

1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite, il appelle le roi d'Espagne,
et Toulon, sans Masséna, était livré à l'Angleterre.

Opérations dans le Midi. Il est battu, mais relâché sous la promesse de
rendre les diamants de la couronne, emportés au grand galop par le Roi,
son oncle.

Après les Cent-Jours, il revient avec ses parents, et vit tranquille.
Plusieurs années s'écoulent.

Guerre d'Espagne.--Dès qu'il a franchi les Pyrénées, la Victoire suit
partout le petit-fils de Henri IV. Il enlève le Trocadéro, atteint les
colonnes d'Hercule, écrase les factions, embrasse Ferdinand, et s'en
retourne.

Arcs de triomphe, fleurs que présentent les jeunes filles, dîners dans
les préfectures,_ Te Deum_ dans les cathédrales. Les Parisiens sont au
comble de l'ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les
théâtres des allusions au Héros.

L'enthousiasme diminue. Car en 1827 à Cherbourg un bal organisé par
souscription rate.

Comme il est grand-amiral de France, il inspecte la flotte, qui va
partir pour Alger.

Juillet 1830. Marmont lui apprend l'état des affaires. Alors il entre
dans une telle fureur qu'il se blesse la main à l'épée du général.

Le roi lui confie le commandement de toutes les forces.

Il rencontre, au bois de Boulogne, des détachements de la ligne--et ne
trouve pas un seul mot à leur dire.

De Saint-Cloud il vole au pont de Sèvres. Froideur des troupes. Ça ne
l'ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s'assoit au pied
d'un chêne, déploie une carte, médite, remonte à cheval, passe devant
Saint-Cyr, et envoie aux élèves des paroles d'espérance.

À Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux.

Il s'embarque, et pendant toute la traversée est malade. Fin de sa
carrière.

On doit y relever l'importance qu'eurent les ponts. D'abord il s'expose
inutilement sur le pont de l'Inn, il enlève le Pont-Saint-Esprit et le
pont de Lauriol; à Lyon, les deux ponts lui sont funestes--et sa fortune
expire devant le pont de Sèvres.

Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il joignait
une grande politique. Car il offrit soixante francs à chaque soldat,
pour abandonner l'Empereur--et en Espagne, il tâcha de corrompre à prix
d'argent les Constitutionnels.

Sa réserve était si profonde qu'il consentit au mariage projeté entre
son père et la reine d'Étrurie, à la formation d'un cabinet nouveau
après les ordonnances, à l'abdication en faveur de Chambord, à tout ce
que l'on voulait.

La fermeté pourtant ne lui manquait pas. À Angers, il cassa l'infanterie
de la garde nationale, qui jalouse de la cavalerie, et au moyen d'une
manoeuvre, était parvenue à lui faire escorte--tellement, que Son
Altesse se trouva prise dans les fantassins à en avoir les genoux
comprimés. Mais il blâma la cavalerie, cause du désordre, et pardonna à
l'infanterie, véritable jugement de Salomon.

Sa piété se signala par de nombreuses dévotions, et sa clémence en
obtenant la grâce du général Debelle, qui avait porté les armes contre
lui.

Détails intimes--traits du Prince:

Au château de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir avec son
frère à creuser une pièce d'eau que l'on voit encore. Une fois il visita
la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin, et le but à la santé
du Roi.

Tout en se promenant, pour marquer le pas, il se répétait, à lui-même:
Une, deux; une, deux; une, deux!

On a conservé quelques-uns de ses mots:

À une députation de Bordelais:--Ce qui me console de n'être pas à
Bordeaux c'est de me trouver au milieu de vous!

Aux protestants de Nîmes:--Je suis bon catholique; mais je n'oublierai
jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant.

Aux élèves de Saint-Cyr, quand tout est perdu:--Bien, mes amis! Les
nouvelles sont bonnes! Ça va bien! très bien.

Après l'abdication de Charles X: Puisqu'ils ne veulent pas de moi,
qu'ils s'arrangent!

Et en 1814, à tout propos, dans le moindre village:--Plus de guerre,
plus de conscription, plus de droits réunis.

Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout.

La première du comte d'Artois débutait ainsi:--Français, le frère de
votre roi est arrivé.

Celle du prince:--J'arrive! Je suis le fils de vos rois! Vous êtes
Français.

Ordre du jour, daté de Bayonne:--Soldats, j'arrive!

Une autre, en pleine défection:--Continuez à soutenir avec la vigueur
qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencée. La
France l'attend de vous!

Dernière à Rambouillet.--Le roi est entré en arrangement avec le
gouvernement établi à Paris; et tout porte à croire que cet arrangement
est sur le point d'être conclu. Tout porte à croire était sublime.

--Une chose me chiffonne dit Bouvard c'est qu'on ne mentionne pas ses
affaires de coeur?

Et ils notèrent en marge: Chercher les amours du Prince!

Au moment de partir, le bibliothécaire se ravisant, leur fit voir un
autre portrait du duc d'Angoulême.

Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l'oeil
encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats,
voltigeant.

Comment concilier les deux portraits? Avait-il les cheveux plats, ou
bien crépus, à moins qu'il ne poussât la coquetterie jusqu'à se faire
friser?

Question grave, suivant Pécuchet; car la chevelure donne le tempérament,
le tempérament l'individu.

Bouvard pensait qu'on ne sait rien d'un homme tant qu'on ignore ses
passions;--et pour éclaircir ces deux points ils se présentèrent au
château de Faverges. Le comte n'y était pas, cela retardait leur
ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés.

La porte de la maison était grande ouverte. Personne dans la cuisine.
Ils montèrent l'escalier; et que virent-ils au milieu de la chambre de
Bouvard? Mme Bordin qui regardait de droite et de gauche.

--Excusez-moi dit-elle en s'efforçant de rire. Depuis une heure je
cherche votre cuisinière, dont j'aurais besoin, pour mes confitures.

Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise, et dormant
profondément. On la secoua. Elle ouvrit les yeux.

--Qu'est-ce encore? Vous êtes toujours à me diguer avec vos questions!

Il était clair qu'en leur absence, Mme Bordin lui en faisait.

Germaine sortit de sa torpeur, et déclara une indigestion.

--Je reste pour vous soigner dit la veuve.

Alors ils aperçurent dans la cour, un grand bonnet, dont les barbes
s'agitaient. C'était Mme Castillon la fermière. Elle cria: Gorju! Gorju!

Et du grenier, la voix de leur petite bonne répondit hautement:

--Il n'est pas là!

Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en
émoi.--Bouvard et Pécuchet lui reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla
leurs guêtres sans murmurer.

Ensuite, ils allèrent voir le bahut.

Ses morceaux épars jonchaient le fournil; les sculptures étaient
endommagées, les battants rompus.

À ce spectacle, devant cette déception nouvelle, Bouvard retint ses
pleurs et Pécuchet en avait un tremblement.

Gorju se montrant presque aussitôt, exposa le fait: il venait de mettre
le bahut dehors pour le vernir quand une vache errante l'avait jeté par
terre.

--À qui la vache? dit Pécuchet.

--Je ne sais pas.

--Eh! vous aviez laissé la porte ouverte comme tout à l'heure! C'est de
votre faute!

Ils y renonçaient du reste: depuis trop longtemps, il les lanternait--et
ne voulaient plus de sa personne ni de son travail.

Ces messieurs avaient tort. Le dommage n'était pas si grand. Avant trois
semaines tout serait fini;--et Gorju les accompagna jusque dans la
cuisine où Germaine en se traînant, arrivait, pour faire le dîner.

Ils remarquèrent sur la table, une bouteille de calvados, aux trois
quarts vidée.

--Sans doute par vous? dit Pécuchet à Gorju.

--Moi? jamais.

Bouvard objecta:--Vous étiez le seul homme dans la maison.

--Eh bien, et les femmes? reprit l'ouvrier, avec un clin d'oeil oblique.

Germaine le surprit:--Dites plutôt que c'est moi!

--Certainement c'est vous!

--Et c'est moi, peut-être qui ai démoli l'armoire!

Gorju fit une pirouette.--Vous ne voyez donc pas qu'elle est saoule!

Alors, ils se chamaillèrent violemment, lui pâle, gouailleur, elle
empourprée, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de
coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, Mélie pour Gorju.

La vieille éclata.

--Si ce n'est pas une abomination! que vous passiez des journées
ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit! espèce de Parisien,
mangeur de bourgeoises! qui vient chez nos maîtres, pour leur faire
accroire des farces.

Les prunelles de Bouvard s'écarquillèrent.--Quelles farces?

--Je dis qu'on se fiche de vous!

--On ne se fiche pas de moi! s'écria Pécuchet, et indigné de son
insolence, exaspéré par les déboires, il la chassa; qu'elle eût à
déguerpir. Bouvard ne s'opposa point à cette décision--et ils se
retirèrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur,
tandis que Mme Bordin tâchait de la consoler.

Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces événements, se
demandèrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s'était brisé,
que réclamait Mme Castillon en appelant Gorju,--et s'il avait déshonoré
Mélie?

--Nous ne savons pas dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et
nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du duc
d'Angoulême!

Pécuchet ajouta:--Combien de questions autrement considérables, et
encore plus difficiles!

D'où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut
les compléter par la psychologie. Sans l'imagination, l'Histoire est
défectueuse.--Faisons venir quelques romans historiques!




CHAPITRE V


Ils lurent d'abord Walter Scott.

Ce fut comme la surprise d'un monde nouveau.

Les hommes du passé qui n'étaient pour eux que des fantômes ou des noms
devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets,
gardes-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent,
combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et
prient, dans la salle d'armes des châteaux, sur le banc noir des
auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l'auvent des
échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement
composés, entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des
yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu des
genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un
bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les
huttes de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces
peintures ressemblantes, et l'illusion était complète. L'hiver s'y
passa.

Leur déjeuner fini, ils s'installaient dans la petite salle, aux deux
bouts de la cheminée;--et en face l'un de l'autre, avec un livre à la
main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient
se promener sur la grande route, dînaient en hâte, et continuaient leur
lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe Bouvard avait des
conserves bleues, Pécuchet portait la visière de sa casquette inclinée
sur le front.

Germaine n'était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir au
jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses
matérielles.

Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d'une
lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme
des boeufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement,
sautent des toits sur le pavé, reçoivent d'affreuses blessures dont ils
guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les
planchers, des antidotes, des déguisements--et tout se mêle, court et se
débrouille, sans une minute pour la réflexion. L'amour conserve de la
décence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire.

Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras
de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, Marchangy ni d'Arlincourt.

La couleur de Frédéric Soulié, comme celle du bibliophile Jacob leur
parut insuffisante--et M. Villemain les scandalisa en montrant page 85
de son _Lascaris_, un Espagnol qui fume une pipe une longue pipe arabe
au milieu du XVe siècle.

Pécuchet consultait la biographie universelle--et il entreprit de
réviser Dumas au point de vue de la science.

L'auteur, dans _Les Deux Diane_ se trompe de dates. Le mariage du
Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549.
Comment sait-il (voir _Le Page du Duc de Savoie_) que Catherine de
Médicis, après la mort de son époux voulait recommencer la guerre? Il
est peu probable qu'on ait couronné le duc d'Anjou, la nuit, dans une
église, épisode qui agrémente _La Dame de Montsoreau_. _La Reine
Margot_, principalement, fourmille d'erreurs. Le duc de Nevers n'était
pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-Barthélémy. Et Henri de
Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Et Henri III ne
revint pas de Pologne aussi vite. D'ailleurs, combien de rengaines, le
miracle de l'aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés de
Jeanne d'Albret. Pécuchet n'eut plus confiance en Dumas.

Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son
_Quentin Durward_. Le meurtre de l'évêque de Liège est avancé de quinze
ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d'Arschel et non
Hameline de Croy. Loin d'être tué par un soldat, il fut mis à mort par
Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre,
n'exprimait aucune menace, puisque les loups l'avaient à demi dévorée.

Bouvard n'en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s'ennuyer
de la répétition des mêmes effets. L'héroïne, ordinairement, vit à la
campagne avec son père, et l'amoureux, un enfant volé, est rétabli dans
ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant
philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets
facétieux et d'interminables dialogues, une pruderie bête, manque
complet de profondeur.

En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.

Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, aurait
voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise! Il
poussait des soupirs, ne savait pas ce qu'il avait, se trouvait lui-même
changé.

Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de
théâtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne,
plusieurs Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d'Arc, et bien des
marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare!

Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car il
existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire.
Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les figurines de son
chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie Stuart pleureuse,
Richelieu cruel--enfin, tous les caractères se montrent d'un seul bloc,
par amour des idées simples et respect de l'ignorance--si bien que le
dramaturge, loin d'élever abaisse, au lieu d'instruire abrutit.

Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire
_Consuelo_, _Horace_, _Mauprat_, fut séduit par la défense des opprimés,
le côté social, et républicain, les thèses.

Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de
lecture des romans d'amour.

À haute voix et l'un après l'autre, ils parcoururent La _Nouvelle
Héloïse, Delphine, Adolphe, Ourika_. Mais les bâillements de celui qui
écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt laissaient
tomber le livre par terre. Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien
dire sur le milieu, l'époque, le costume des personnages. Le coeur seul
est traité; toujours du sentiment! comme si le monde ne contenait pas
autre chose!

Ensuite, ils tâtèrent des romans humoristiques; tels que Le _Voyage
autour de ma chambre_, par Xavier de Maistre, _Sous les Tilleuls_,
d'Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la
narration pour parler de son chien, de ses pantoufles, ou de sa
maîtresse. Un tel sans-gêne, d'abord les charma, puis leur parut
stupide;--car l'auteur efface son oeuvre en y étalant sa personne.

Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans d'aventures,
l'intrigue les intéressait d'autant plus qu'elle était enchevêtrée,
extraordinaire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir les
dénouements, devinrent là dessus très forts, et se lassèrent d'une
amusette, indigne d'esprits sérieux.

L'oeuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, et
comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses les
plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n'avaient pas
soupçonné la vie moderne aussi profonde.

--Quel observateur! s'écriait Bouvard.

--Moi je le trouve chimérique finit par dire Pécuchet. Il croit aux
sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les
coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne
sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est
plat, et décrire tant de sottises? Il a fait un roman sur la chimie, un
autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer. Comme un
certain Ricard avait fait le cocher de fiacre, le porteur d'eau, le
marchand de coco. Nous en aurons sur tous les métiers et sur toutes les
provinces, puis sur toutes les villes et les étages de chaque maison et
chaque individu, ce qui ne sera plus de la littérature, mais de la
statistique ou de l'ethnographie.

Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s'instruire, descendre
plus avant dans la connaissance des moeurs. Il relut Paul de Kock,
feuilleta de vieux ermites de la Chaussée d'Antin.

--Comment perdre son temps à des inepties pareilles? disait Pécuchet.

--Mais par la suite, ce sera fort curieux, comme documents.

--Va te promener avec tes documents! Je demande quelque chose qui
m'exalte, qui m'enlève aux misères de ce monde!

Et Pécuchet, porté à l'idéal tourna Bouvard, insensiblement vers la
Tragédie.

Le lointain où elle se passe, les intérêts qu'on y débat et la condition
de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de grandeur.

Un jour, Bouvard prit _Athalie_, et débita le songe tellement bien, que
Pécuchet voulut à son tour l'essayer.--Dès la première phrase, sa voix
se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone, et bien
que forte, indistincte.

Bouvard, plein d'expérience lui conseilla, pour l'assouplir, de la
déployer depuis le ton le plus bas jusqu'au plus haut, et de la
replier,--émettant deux gammes, l'une montante, l'autre descendante;--et
lui-même se livrait à cet exercice, le matin dans son lit, couché sur le
dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant ce temps-là,
travaillait de la même façon; leur porte était close--et ils braillaient
séparément.

Ce qui leur plaisait de la Tragédie, c'était l'emphase, les discours sur
la Politique, les maximes de perversité.

Ils apprirent par coeur les dialogues les plus fameux de Racine et de
Voltaire et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme au
Théâtre-Français, marchait la main sur l'épaule de Pécuchet en
s'arrêtant par intervalles, et roulait ses yeux, ouvrait les bras,
accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le
_Philoctète_ de La Harpe, un joli hoquet dans _Gabrielle_ de Vergy--et
quand il faisait Denys tyran de Syracuse une manière de considérer son
fils en l'appelant _Monstre, digne de moi!_ qui était vraiment terrible.
Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui manquaient, non la bonne
volonté.

Une fois dans la Cléopâtre de Marmontel, il imagina de reproduire le
sifflement de l'aspic, tel qu'avait dû le faire l'automate inventé
exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu'au soir. La
Tragédie tomba dans leur estime.

Bouvard en fut las le premier, et y mettant de la franchise démontra
combien elle est artificielle et podagre: la niaiserie de ses moyens,
l'absurdité des confidents.

Ils abordèrent la Comédie--qui est l'école des nuances. Il faut
disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet
n'en put venir à bout--et échoua complètement dans Célimène.

Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs
assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux
qu'Égisthe et qu'Agamemnon.

Restait la Comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l'on voit
des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs maîtres, des
richards offrant leur fortune, des couturières innocentes et d'infâmes
suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu'à Pixérécourt. Toutes
ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme triviales.

Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa
jeunesse. Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas,
ou Bouchardy;--et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine,--mais
lyrique, désordonnée.

Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de
Frédéric Lemaître, Mme Bordin se montra tout à coup avec son châle vert,
et un volume de Pigault-Lebrun qu'elle rapportait, ces messieurs ayant
l'obligeance de lui prêter des romans, quelquefois.

--Mais continuez! car elle était là depuis une minute, et avait plaisir
à les entendre.

Ils s'excusèrent. Elle insistait.

--Mon Dieu! dit Bouvard rien ne nous empêche!...

Pécuchet allégua, par fausse honte, qu'ils ne pouvaient jouer à
l'improviste, sans costume.

--Effectivement! nous aurions besoin de nous déguiser. Et Bouvard
chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec, et le prit.

Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon.

Des araignées couraient le long des murs--et les spécimens géologiques
encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des
fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme
Bordin pût s'asseoir.

Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de
_La Tour de Nesle_. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent
trop d'action.

--Elle aimera mieux du classique! _Phèdre_ par exemple?

--Soit.

Bouvard conta le sujet.--C'est une reine, dont le mari, a, d'une autre
femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme--y sommes-nous? En
route!

--Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée,

--Je l'aime!

Et parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage,
cette tête charmante, se désolait de ne l'avoir pas rencontré sur la
flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.

La mèche du bonnet rouge s'inclinait amoureusement;--et sa voix
tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en pitié
sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de
l'émotion.

Mme Bordin immobile écarquillait les yeux, comme devant les faiseurs de
tours. Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches de chemise,
les regardait par la fenêtre.

Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens,
le remords, le désespoir, et il se rua sur le glaive idéal de Pécuchet
avec tant de violence que trébuchant dans les cailloux, il faillit
tomber par terre.

--Ne faites pas attention! Puis, Thésée arrive, et elle s'empoisonne!

--Pauvre femme! dit Mme Bordin.

Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau.

Le choix l'embarrassait. Elle n'avait vu que trois pièces: _Robert le
Diable_ dans la capitale, le _Jeune Mari_ à Rouen--et une autre à
Falaise qui était bien amusante et qu'on appelait _La Brouette du
Vinaigrier_.

Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de _Tartuffe_, au troisième
acte.

Pécuchet crut une explication nécessaire:

Il faut savoir que _Tartuffe_...

Mme Bordin l'interrompit. On sait ce que c'est qu'un Tartuffe!

Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe.

--Je ne vois que la robe de moine dit Pécuchet.

--N'importe! mets-la!

Il reparut avec elle, et un Molière.

Le commencement fut médiocre. Mais Tartuffe venant à caresser les genoux
d'Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme.

--Que fait là votre main?

Bouvard bien vite répliqua d'une voix sucrée:

--Je tâte votre habit, l'étoffe en est moelleuse. Et il dardait ses
prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air extrêmement
lubrique, finit même par s'adresser à Mme Bordin.

Les regards de cet homme la gênaient--et quand il s'arrêta, humble et
palpitant, elle cherchait presque une réponse.

Pécuchet eut recours au livre:--La déclaration est tout à fait galante.

--Ah! oui, s'écria-t-elle, c'est un fier enjôleur.

--N'est-ce pas? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d'un
chic plus moderne, et ayant défait sa redingote, il s'accroupit sur un
moellon et déclama la tête renversée.

_Des flammes de tes yeux inonde ma paupière._ _Chante-moi quelque chant,
comme parfois, le soir,_ _Tu m'en chantais, avec des pleurs dans ton
oeil noir._

--Ça me ressemble pensa-t-elle.

_Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie,_ _Car cette heure est
à nous, et le reste est folie._

--Comme vous êtes drôle!

Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait
ses dents.

_N'est-ce pas qu'il est doux_ _D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à
genoux?_

Il s'agenouilla.

--Finissez donc!

_Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,_ _Doña Sol! ma beauté! mon
amour!_

--Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.

--Heureusement! car sans cela...! Et Mme Bordin sourit, au lieu de
terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.

Il avait plu tout à l'heure--et le chemin par la hêtrée n'étant pas
facile, mieux valait s'en retourner par les champs. Bouvard l'accompagna
dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.

D'abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était
encore ému de sa déclamation;--et elle éprouvait au fond de l'âme comme
une surprise, un charme qui venait de la Littérature. L'Art, en de
certaines occasions, ébranle les esprits médiocres;--et des mondes
peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.

Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches
lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits
cris sautillaient sur le tronc d'un vieux tilleul abattu. Une épine en
fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.

--Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l'air à pleins poumons.

--Aussi, vous vous donnez un mal!

--Ce n'est pas que j'aie du talent, mais pour du feu, j'en possède.

--On voit reprit-elle--et mettant un espace entre les mots que vous
avez... aimé... autrefois.

--Autrefois, seulement--vous croyez!

Elle s'arrêta.

--Je n'en sais rien.

--Que veut-elle dire? Et Bouvard sentait battre son coeur.

Une flaque au milieu du sable obligeant à un détour, les fit monter sous
la charmille.

Alors ils causèrent de la représentation.

--Comment s'appelle votre dernier morceau?

--C'est tiré de _Hernani_, un drame.

--Ah! puis lentement, et se parlant à elle-même ce doit être bien
agréable, un monsieur qui vous dit des choses pareilles,--pour tout de
bon.

--Je suis à vos ordres répondit Bouvard.

--Vous?

--Oui! moi!

--Quelle plaisanterie!

--Pas le moins du monde!

Et ayant jeté un regard autour d'eux, il la prit à la ceinture, par
derrière, et la baisa sur la nuque, fortement.

Elle devint très pâle comme si elle allait s'évanouir--et s'appuya d'une
main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête.

--C'est passé.

Il la regardait, avec ébahissement.

La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une
rigole coulait de l'autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe,
et se tenait au bord, indécise.

--Voulez-vous mon aide?

--Inutile!

--Pourquoi?

--Ah! vous êtes trop dangereux!

Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.

Bouvard se blâma d'avoir raté l'occasion. Bah! elle se retrouverait;--et
puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il faut brusquer les unes,
l'audace vous perd avec les autres. En somme, il était content de
lui;--et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet, ce fut dans la peur
des observations, et nullement par délicatesse.

À partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju
tout en regrettant de n'avoir pas un théâtre de société.

La petite bonne s'amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage,
fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades
philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans
les mélodrames;--si bien que charmés de son goût ils pensèrent à lui
donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective
éblouissait l'ouvrier.

Le bruit de leurs travaux s'était répandu. Vaucorbeil leur en parla
d'une façon narquoise. Généralement on les méprisait.

Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta
des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde
et sa calvitie, que de se faire une tête à la Béranger!

Enfin, ils résolurent de composer une pièce.

Le difficile c'était le sujet.

Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur
indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils
allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans le
verger, s'y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors
l'inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.

Ou bien, ils s'enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table,
mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au
plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes
droites et la tête basse.

Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d'une idée; au moment
de la saisir, elle avait disparu.

Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un
titre, au hasard, et un fait en découle; on développe un proverbe, on
combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n'aboutit. Ils
feuilletèrent vainement des recueils d'anecdotes, plusieurs volumes des
causes célèbres, un tas d'histoires.

Et ils rêvaient d'être joués à l'Odéon, pensaient aux spectacles,
regrettaient Paris.

--J'étais fait pour être auteur, et ne pas m'enterrer à la campagne!
disait Bouvard.

--Moi de même, répondait Pécuchet.

Une illumination lui vint: s'ils avaient tant de mal, c'est qu'ils ne
savaient pas les règles.

Ils les étudièrent, dans _La Pratique du Théâtre_ par d'Aubignac, et
dans quelques ouvrages moins démodés.

On y débat des questions importantes: Si la comédie peut s'écrire en
vers,--si la tragédie n'excède point les bornes en tirant sa fable de
l'histoire moderne,--si les héros doivent être vertueux,--quel genre de
scélérats elle comporte,--jusqu'à quel point les horreurs y sont
permises? Que les détails concourent à un seul but, que l'intérêt
grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute!

«Inventez des ressorts qui puissent m'attacher», dit Boileau.

Par quel moyen inventer des ressorts?

«Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le coeur,
l'échauffe et le remue.»

Comment chauffer le coeur?

Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie.

Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Académie française,
n'entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué
par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.

La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle,
et firent venir les comptes rendus de pièces, dans les journaux.

Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des
chefs-d'oeuvre, des révérences faites à des platitudes--et les âneries
de ceux qui passent pour savants et la bêtise des autres que l'on
proclame spirituels!

C'est peut-être au Public qu'il faut s'en rapporter?

Mais des oeuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les
sifflées quelque chose leur agréait.

Ainsi, l'opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la
foule inconcevable.

Bouvard posa le dilemme à Barberou. Pécuchet, de son côté, écrivit à
Dumouchel.

L'ancien commis-voyageur s'étonna du ramollissement causé par la
province, son vieux Bouvard tournait à la bedolle, bref n'y était plus
du tout.

Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela rentre dans
l'article-Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien,
c'est ce qui amuse.

--Mais imbécile s'écria Pécuchet ce qui t'amuse n'est pas ce qui
m'amuse--et les autres et toi-même s'en fatigueront plus tard. Si les
pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il que
les meilleures soient toujours lues? Et il attendit la réponse de
Dumouchel.

Suivant le professeur, le sort immédiat d'une pièce ne prouvait rien. Le
Misanthrope et Athalie tombèrent. Zaïre n'est plus comprise. Qui parle
aujourd'hui de Ducange et de Picard?--Et il rappelait tous les grands
succès contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu'à Gaspardo le
Pêcheur, déplorait la décadence de notre scène. Elle a pour cause le
mépris de la Littérature--ou plutôt du style.

Alors, ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style?--et
grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de
tous ses genres.

Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui
sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relève par dévorants.
Vomir ne s'emploie qu'au figuré. Fièvre s'applique aux passions.
Vaillance est beau en vers.

--Si nous faisions des vers? dit Pécuchet.

--Plus tard! Occupons-nous de la prose, d'abord.

On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur
lui mais tous ont leurs dangers--et non seulement ils ont péché par le
style--mais encore par la langue.

Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à
étudier la grammaire.

Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en
latin? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n'osèrent se
décider.

Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le
sujet ne s'accorde pas.

Nulle distinction autrefois entre l'adjectif verbal et le participe
présent, mais l'Académie en pose une peu commode à saisir.

Ils furent bien aises d'apprendre que leur, pronom, s'emploie pour les
personnes mais aussi pour les choses, tandis que où et en s'emploient
pour les choses et quelquefois pour les personnes.

Doit-on dire cette femme a l'air bon ou l'air bonne?--une bûche de bois
sec ou de bois sèche--ne pas laisser de ou que de--une troupe de voleurs
survint, ou survinrent?

Autres difficultés: Autour et à l'entour dont Racine et Boileau ne
voyaient pas la différence--imposer ou en imposer synonymes chez
Massillon et chez Voltaire; croasser et coasser confondus par La
Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d'une grenouille.

Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord; ceux-ci voyant une
beauté, où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes
dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont
ils refusent les principes, s'appuient sur la tradition, rejettent les
maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage au lieu de lentilles
et cassonade préconise nentilles et castonade. Bouhours jérarchie et non
pas hiérarchie, et M. Chapsal les oeils de la soupe.

Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des z'annetons vaudrait
mieux que des hannetons, des z'aricots que des haricots--et sous Louis
XIV, on prononçait Roume et M. de Loune pour Rome et M. de Lionne!

Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n'y eut
d'orthographe positive, et qu'il ne saurait y en avoir.

Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une
illusion.

En ce temps-là, d'ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu'il faut
écrire comme on parle et que tout sera bien pourvu qu'on ait senti,
observé.

Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent
capables d'écrire. Une pièce est gênante par l'étroitesse du cadre; mais
le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent dans
leurs souvenirs.

Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur,
et il ambitionnait de s'en venger par un livre.

Bouvard avait connu à l'estaminet, un vieux maître d'écriture ivrogne et
misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.

Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets, en un
seul--en demeuraient là, passèrent aux suivants:--une femme qui cause le
malheur d'une famille--une femme, son mari et son amant--une femme qui
serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un mauvais
prêtre.

Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses
fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient. Pécuchet était
pour le sentiment et l'idée, Bouvard pour l'image et la couleur--et ils
commençaient à ne plus s'entendre, chacun s'étonnant que l'autre fût si
borné.

La science qu'on nomme esthétique, trancherait peut-être leurs
différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya
une liste d'ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part, et se
communiquaient leurs réflexions.

D'abord qu'est-ce que le Beau?

Pour Schelling c'est l'infini s'exprimant par le fini, pour Reid une
qualité occulte, pour Jouffroy un trait indécomposable, pour De Maistre
ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à la Raison.

Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans les sciences, la
géométrie est belle, un beau dans les moeurs, on ne peut nier que la
mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le règne animal. La Beauté
du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu
ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en nous des
idées de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être
beaux. Enfin la condition première du Beau, c'est l'unité dans la
variété, voilà le principe.

--Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux
yeux droits et produisent moins bon effet,--ordinairement.

Ils abordèrent la question du sublime.

Certains objets, sont d'eux-mêmes sublimes, le fracas d'un torrent, des
ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est beau
quand il triomphe, et sublime quand il lutte.

--Je comprends dit Bouvard le Beau est le Beau, et le Sublime le très
Beau.

Comment les distinguer?

--Au moyen du tact, répondit Pécuchet.

--Et le tact, d'où vient-il?

--Du goût!

--Qu'est-ce que le goût?

On le définit un discernement spécial, un jugement rapide, l'avantage de
distinguer certains rapports.

--Enfin le goût c'est le goût,--et tout cela ne dit pas la manière d'en
avoir.

Il faut observer les bienséances; mais les bienséances varient;--et si
parfaite que soit une oeuvre, elle ne sera pas toujours
irréprochable.--Il y a, pourtant, un Beau indestructible, et dont nous
ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.

Puisqu'une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons
reconnaître des limites entre les Arts, et dans chacun des Arts
plusieurs genres. Mais des combinaisons surgissent où le style de l'un
entrera dans l'autre sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.

L'application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation
de la Beauté empêche le Vrai. Cependant, sans idéal pas de Vrai;--c'est
pourquoi les types sont d'une réalité plus continue que les portraits.
L'Art, d'ailleurs, ne traite que la vraisemblance--mais la vraisemblance
dépend de qui l'observe, est une chose relative, passagère.

Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en
moins, croyait à l'esthétique.

--Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des
exemples. Or, écoute. Et il lut une note, qui lui avait demandé bien des
recherches.

Bouhours accuse Tacite de n'avoir pas la simplicité que réclame
l'Histoire. M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange
du sérieux et du bouffon, Nisard, autre professeur, trouve qu'André
Chénier est comme poète au-dessous du XVIIe siècle, Blair, Anglais,
déplore dans Virgile le tableau des harpies. Marmontel gémit sur les
licences d'Homère. Lamotte n'admet point l'immoralité de ses héros, Vida
s'indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques,
de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles!

--Tu exagères! dit Pécuchet.

Des doutes l'agitaient--car si les esprits médiocres (comme observe
Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maîtres,
et on devra les admirer? C'est trop fort! Cependant les maîtres sont les
maîtres! Il aurait voulu faire s'accorder les doctrines avec les
oeuvres, les critiques et les poètes, saisir l'essence du Beau;--et ces
questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y
gagna une jaunisse.

Elle était à son plus haut période, quand Marianne la cuisinière de Mme
Bordin vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.

La veuve n'avait pas reparu depuis la séance dramatique. Était-ce une
avance? Mais pourquoi l'intermédiaire de Marianne?--Et pendant toute la
nuit, l'imagination de Bouvard s'égara.

Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et
regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette retentit.
C'était le notaire.

Il traversa la cour, monta l'escalier, se mit dans le fauteuil--et les
premières politesses échangées, dit que las d'attendre Mme Bordin, il
avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.

Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de
Pécuchet.

Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux;--M. Vaucorbeil devant
venir tout à l'heure.

Enfin, elle arriva. Son retard s'expliquait par l'importance de sa
toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied
aux occasions sérieuses.

Après beaucoup d'ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas
suffisants?

--Un acre! Mille écus? jamais!

Elle cligna ses paupières:--Ah! pour moi!

Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.

Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin--et
en la posant sur la table:

--Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme--question
brûlante;--mais voici une chose qui vous appartient sans doute? Et il
tendit à Bouvard le second volume des Mémoires du Diable.

Mélie, tout à l'heure, le lisait dans la cuisine; et comme on doit
surveiller les moeurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en
confisquant le livre.

Bouvard l'avait prêté à sa servante. On causa des romans.

Mme Bordin les aimait, quand ils n'étaient pas lugubres.

--Les écrivains dit M. de Faverges nous peignent la vie sous des
couleurs flatteuses!

--Il faut peindre! objecta Bouvard.

--Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exemple!...

--Il ne s'agit pas d'exemple!

--Au moins, conviendrez-vous qu'ils peuvent tomber entre les mains d'une
jeune fille. Moi, j'en ai une.

--Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu'il avait les jours
de contrat de mariage.

--Eh bien, à cause d'elle, ou plutôt des personnes qui l'entourent, je
les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur!...

--Qu'a-t-il fait, le Peuple? dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup sur
le seuil.

Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.

--Je soutiens reprit le comte qu'il faut écarter de lui certaines
lectures.

Vaucorbeil répliqua:--Vous n'êtes donc pas pour l'instruction?

--Si fait! Permettez?

--Quand tous les jours dit Marescot on attaque le gouvernement!

--Où est le mal?

Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe,
rappelant l'affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté
de la presse.

--Et celle du théâtre! ajouta Pécuchet.

Marescot n'y tenait plus.--Il va trop loin, votre théâtre!

--Pour cela, je vous l'accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le
suicide!

--Le suicide est beau!--témoin Caton, objecta Pécuchet.

Sans répondre à l'argument, M. de Faverges stigmatisa ces oeuvres, où
l'on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le
mariage!

--Eh bien, et Molière? dit Bouvard.

Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus--et
d'ailleurs était un peu surfait.

--Enfin dit le comte Victor Hugo a été sans pitié--oui sans pitié, pour
Marie-Antoinette, en traînant sur la claie, le type de la Reine dans le
personnage de Marie Tudor!

--Comment! s'écria Bouvard moi--auteur--je n'ai pas le droit...

--Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de nous montrer le crime sans
mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.

Vaucorbeil trouvait aussi que l'Art devait avoir un but: viser à
l'amélioration des masses! Chantez-nous la science, nos découvertes, le
patriotisme et il admirait Casimir Delavigne.

Mme Bordin vanta le marquis de Foudras.

Le notaire reprit:--Mais la langue, y pensez-vous?

--La langue? comment?

--On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien
écrits?

--Sans doute, fort intéressants!

Il leva les épaules--et elle rougit sous l'impertinence.

Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il
était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.

Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.

Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l'arrêta.

--Vous m'oubliez, Docteur!

Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches, et ses cheveux
noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.

--Purgez-vous dit le médecin; et lui donnant deux petites claques comme
à un enfant: Trop de nerfs, trop artiste!

Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait;--et dès qu'ils
furent seuls:

--Tu crois que ce n'est pas sérieux?

--Non! bien sûr!

Ils résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. La moralité de l'Art se
renferme pour chacun dans le côté qui flatte ses intérêts. On n'aime pas
la Littérature.

Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du Comte. Tous réclamaient le
suffrage universel.

--Il me semble dit Pécuchet que nous aurons bientôt du grabuge? Car il
voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.




CHAPITRE VI


Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un
individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades--et le
lendemain, la proclamation de la République fut affichée sur la mairie.

Ce grand événement stupéfia les bourgeois.

Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la Cour des
Comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre des
avocats, le Conseil d'État, l'Université, les généraux et M. de la
Rochejacquelein lui-même donnaient leur adhésion au Gouvernement
Provisoire, les poitrines se desserrèrent;--et comme à Paris on plantait
des arbres de la liberté, le Conseil municipal décida qu'il en fallait à
Chavignolles.

Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du
Peuple--quant à Pécuchet, la chute de la Royauté confirmait trop ses
prévisions pour qu'il ne fût pas content.

Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui bordaient
la prairie au-dessous de la Butte, et le transporta jusqu'au Pas de la
Vaque, à l'entrée du bourg, endroit désigné.

Avant l'heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège.

Un tambour retentit, une croix d'argent se montra; ensuite, parurent
deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole, le
surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de choeur
l'escortaient, un cinquième portait le seau pour l'eau bénite, et le
sacristain le suivait.

Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni de
bandelettes tricolores. On voyait en face le maire et ses deux adjoints
Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil,
Coulon le juge de paix, bonhomme à figure somnolente; Heurtaux s'était
coiffé d'un bonnet de police--et Alexandre Petit le nouvel instituteur,
avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches.
Les pompiers, que commandait Girbal sabre au poing, formaient un seul
rang; de l'autre côté brillaient les plaques blanches de quelques vieux
shakos du temps de La Fayette--cinq ou six, pas plus, la garde nationale
étant tombée en désuétude à Chavignolles. Des paysans et leurs femmes,
des ouvriers des fabriques voisines, des gamins, se tassaient par
derrière;--et Placquevent, le garde champêtre, haut de cinq pieds huit
pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisés.

L'allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même
circonstance. Après avoir tonné contre les Rois, il glorifia la
République. Ne dit-on pas la République des Lettres, la République
chrétienne? Quoi de plus innocent que l'une, de plus beau que l'autre?
Jésus-Christ formula notre sublime devise; l'arbre du peuple c'était
l'arbre de la Croix. Pour que la Religion donne ses fruits, elle a
besoin de la charité--et au nom de la charité, l'ecclésiastique conjura
ses frères de ne commettre aucun désordre, de rentrer chez eux,
paisiblement.

Puis, il aspergea l'arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu. Qu'il
se développe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de toute
servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de ses
rameaux!--Amen!

Des voix répétèrent Amen--et après un battement de tambour, le clergé,
poussant un Te Deum, reprit le chemin de l'église.

Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y
voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un
hommage rendu à leurs principes.

Bouvard et Pécuchet trouvaient qu'on aurait dû les remercier pour leur
cadeau, y faire une allusion, tout au moins;--et ils s'en ouvrirent à
Faverges et au docteur.

Qu'importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la
Révolution, le Comte aussi. Il exécrait les d'Orléans. On ne les
reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais!--et suivi de
Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé.

Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l'aubergiste, vexé
par la cérémonie, ayant peur d'une émeute;--et instinctivement il se
retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le Capitaine,
l'insuffisance de Girbal, et la mauvaise tenue de ses hommes.

Des ouvriers passèrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju,
au milieu d'eux, brandissait une canne; Petit les escortait, l'oeil
animé.

--Je n'aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s'exalte!

--Eh bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s'amuse!

Foureau soupira. Drôle d'amusement! et puis la guillotine, au bout! Il
avait des visions d'échafaud, s'attendait à des horreurs.

Chavignolles reçut le contrecoup des agitations de Paris. Les bourgeois
s'abonnèrent à des journaux. Le matin, on s'encombrait au bureau de la
poste, et la directrice ne s'en fût pas tirée sans le Capitaine, qui
l'aidait, quelquefois. Ensuite, on restait sur la Place, à causer.

La première discussion violente eut pour objet la Pologne.

Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la délivrât.

M. de Faverges pensait autrement.

--De quel droit irions-nous là-bas? C'était déchaîner l'Europe contre
nous. Pas d'imprudence! Et tout le monde l'approuvant, les deux Polonais
se turent.

Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin.

Foureau riposta par les 45 centimes.

Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l'esclavage.

--Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage!

--Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matière politique?

--Parbleu! reprit Foureau; on voudrait tout abolir. Cependant qui sait?
Les locataires déjà, se montrent d'une exigence!

--Tant mieux! les propriétaires selon Pécuchet étaient favorisés. Celui
qui possède un immeuble...

Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il était un communiste.

--Moi? communiste!

Et tous parlaient à la fois, quand Pécuchet proposa de fonder un club!
Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n'en verrait à
Chavignolles.

Ensuite, Gorju réclama des fusils pour la garde nationale--l'opinion
l'ayant désigné comme instructeur.

Les seuls fusils qu'il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y tenait.
Foureau ne se souciait pas d'en délivrer.

Gorju le regarda.--On trouve, pourtant, que je sais m'en servir car il
joignait à toutes ses industries celle du braconnage--et souvent M. le
maire et l'aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin.

--Ma foi! prenez-les! dit Foureau.

Le soir même, on commença les exercices.

C'était sur la pelouse, devant l'église. Gorju en bourgeron bleu, une
cravate autour des reins, exécutait les mouvements d'une façon
automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale.--Rentrez les
ventres! Et tout de suite, Bouvard s'empêchant de respirer, creusait son
abdomen, tendait la croupe.--On ne vous dit pas de faire un arc, nom de
Dieu! Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite,
demi-tour à gauche; mais le plus lamentable était l'instituteur: débile
et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous
le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins.

On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers crasseux,
de vieux habits d'uniforme trop courts, laissant voir la chemise sur les
flancs;--et chacun prétendait n'avoir pas le moyen de faire autrement.
Une souscription fut ouverte pour habiller les plus pauvres. Foureau
lésina, tandis que des femmes se signalèrent. Mme Bordin offrit cinq
francs, malgré sa haine de la République. M. de Faverges équipa douze
hommes; et ne manquait pas à la manoeuvre. Puis il s'installait chez
l'épicier et payait des petits verres au premier venu.

Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après les
ouvriers. On briguait l'avantage de leur appartenir. Ils devenaient des
nobles.

Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands. D'autres
travaillaient dans les manufactures d'indiennes, ou à une fabrique de
papiers, nouvellement établie.

Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait
boire les intimes chez Mme Castillon.

Mais les paysans étaient plus nombreux; et les jours de marché, M. de
Faverges se promenant sur la Place, s'informait de leurs besoins,
tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre,
comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu'on
diminuât les impôts.

À force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu'on le porterait à
l'Assemblée.

M. de Faverges y pensait comme lui,--tout en cherchant à ne pas se
compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot.
Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi--un rustre, un
crétin. Le docteur s'en indigna.

Fruit sec des concours, il regrettait Paris--et c'était la conscience de
sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus vaste
allait se développer--quelle revanche! Il rédigea une profession de foi
et vint la lire à messieurs Bouvard et Pécuchet.

Ils l'en félicitèrent; leurs doctrines étaient les mêmes.

Cependant, ils écrivaient mieux, connaissaient l'histoire, pouvaient
aussi bien que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas? Mais lequel
devait se présenter? Et une lutte de délicatesse s'engagea. Pécuchet
préférait à lui-même, son ami. Non! non, ça te revient! tu as plus de
prestance!--Peut-être répondait Bouvard mais toi plus de toupet! Et sans
résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite.

Ce vertige de la députation en avait gagné d'autres. Le Capitaine y
rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde; et
l'instituteur aussi, dans son école, et le curé aussi entre deux
prières--tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en
train de dire: Faites, ô mon Dieu! que je sois député!

Le Docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux, et
lui exposa les chances qu'il avait.

Le capitaine n'y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute;
mais peu chéri de ses confrères, et spécialement des pharmaciens. Tous
clabauderaient contre lui; le peuple ne voulait pas d'un Monsieur; ses
meilleurs malades le quitteraient;--et ayant pesé ces arguments, le
médecin regretta sa faiblesse.

Dès qu'il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux
militaires on s'oblige! Mais le garde champêtre, tout dévoué à Foureau,
refusa net de le servir.

Le curé démontra à M. de Faverges que l'heure n'était pas venue. Il
fallait donner à la République le temps de s'user.

Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu'il ne serait jamais assez
fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, l'emplirent
d'incertitudes, lui ôtèrent toute confiance.

Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint que
s'il échouait, sa destitution était certaine.

Enfin, Monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille.

Donc, il ne restait que Foureau.

Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté pour
les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son
avarice;--et même persuadèrent à Gouy qu'il voulait rétablir l'ancien
régime.

Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l'exécrait d'une
haine accumulée dans l'âme de ses aïeux, pendant dix siècles--et il
tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme,
beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde.

Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire; et
le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne s'en
doutât, pouvaient réussir.

Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne trancha
rien--et ils allèrent consulter là-dessus, le docteur.

Il leur apprit une nouvelle. Flacardoux, rédacteur du Calvados, avait
déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande; chacun,
outre la sienne, ressentait celle de l'autre. Mais la Politique les
échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes.
Flacardoux l'emporta.

M. le comte s'était rejeté sur la garde nationale, sans obtenir
l'épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer
Beljambe.

Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux. Il
avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les
manoeuvres, et émettre des observations. N'importe! Il trouvait
monstrueux qu'on préférât un aubergiste à un ancien Capitaine de
l'Empire--et il dit, après l'envahissement de la Chambre au 15 mai: Si
les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne
m'étonne plus de ce qui arrive!

La Réaction commençait.

On croyait aux purées d'ananas de Louis Blanc, au lit d'or de Flocon,
aux orgies royales de Ledru-Rollin--et comme la province prétend
connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles ne
doutaient pas de ces inventions, et admettaient les rumeurs les plus
absurdes.

M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre
l'arrivée en Normandie du Comte de Chambord.

Joinville, d'après Foureau, se disposait avec ses marins, à vous réduire
les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte
serait consul.

Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient
dans la campagne.

Un dimanche (c'était dans les premiers jours de juin) un gendarme, tout
à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d'Acqueville, Liffard,
Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles.

Les auvents se fermèrent, le Conseil municipal s'assembla;--et résolut,
pour prévenir des malheurs, qu'on ne ferait aucune résistance. La
gendarmerie fut même consignée, avec l'injonction de ne pas se montrer.

Bientôt on entendit comme un grondement d'orage. Puis le chant des
Girondins ébranla les carreaux;--et des hommes, bras dessus bras
dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur,
dépenaillés. Ils emplissaient la Place. Un grand brouhaha s'élevait.

Gorju et deux compagnons entrèrent dans la salle. L'un était maigre et à
figure chafouine avec un gilet de tricot, dont les rosettes pendaient.
L'autre noir de charbon--un mécanicien sans doute--avait les cheveux en
brosse, de gros sourcils, et des savates de lisière. Gorju, comme un
hussard, portait sa veste sur l'épaule.

Tous les trois restaient debout--et les Conseillers, siégeant autour de
la table couverte d'un tapis bleu, les regardaient, blêmes d'angoisse.

--Citoyens! dit Gorju il nous faut de l'ouvrage!

Le maire tremblait; la voix lui manqua.

Marescot répondit à sa place, que le Conseil aviserait
immédiatement;--et les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs
idées.

La première fut de tirer du caillou.

Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d'Angleville à
Tournebu.

Celui de Bayeux rendait absolument le même service.

On pouvait curer la mare? ce n'était pas un travail suffisant! ou bien
creuser une seconde mare! mais à quelle place?

Langlois était d'avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas
d'inondation--mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères.
Impossible de rien conclure!--Pour calmer la foule, Coulon descendit sur
le péristyle, et annonça qu'ils préparaient des ateliers de charité.

--La charité? Merci! s'écria Gorju. À bas les aristos! Nous voulons le
droit au travail!

C'était la question de l'époque. Il s'en faisait un moyen de gloire. On
applaudit.

En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné
jusque-là--et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait; la
mairie était cernée. Le Conseil n'échapperait pas.

--Où trouver de l'argent? disait Bouvard.

--Chez les riches! D'ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux.

--Et si on n'a pas besoin de travaux?

--On en fera, par avance!

--Mais les salaires baisseront! riposta Pécuchet. Quand l'ouvrage vient
à manquer, c'est qu'il y a trop de produits!--et vous réclamez pour
qu'on les augmente!

Gorju se mordait la moustache.--Cependant... avec l'organisation du
travail...

--Alors le gouvernement sera le maître?

Quelques-uns, autour d'eux, murmurèrent:--Non! non! plus de maîtres!

Gorju s'irrita.--N'importe! on doit fournir aux travailleurs un
capital--ou bien instituer le crédit!

--De quelle manière?

--Ah! je ne sais pas! mais on doit instituer le crédit!

--En voilà assez dit le mécanicien; ils nous embêtent, ces farceurs-là!

Et il gravit le perron, déclarant qu'il enfoncerait la porte.

Placquevent l'y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés.
--Avance un peu!

Le mécanicien recula.

Une nuée de la foule parvint dans la salle; tous se levèrent, ayant
envie de s'enfuir. Le secours de Falaise n'arrivait pas! On déplorait
l'absence de M. le Comte. Marescot tortillait une plume. Le père Coulon
gémissait. Heurtaux s'emporta pour qu'on fît donner les gendarmes.

--Commandez-les! dit Foureau.

--Je n'ai pas d'ordre.

Le bruit redoublait, cependant. La Place était couverte de monde;--et
tous observaient le premier étage de la mairie, quand à la croisée du
milieu, sous l'horloge, on vit paraître Pécuchet.

Il avait pris adroitement l'escalier de service;--et voulant faire comme
Lamartine, il se mit à haranguer le peuple:

--Citoyens!

Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de
prestige.

L'homme au tricot l'interpella:

--Est-ce que vous êtes ouvrier?

--Non.

--Patron, alors?

--Pas davantage!

--Eh bien, retirez-vous!

--Pourquoi? reprit fièrement Pécuchet.

Et aussitôt, il disparut dans l'embrasure, empoigné par le mécanicien.
Gorju vint à son aide.--Laisse-le! c'est un brave! Ils se colletaient.

La porte s'ouvrit, et Marescot sur le seuil, proclama la décision
municipale. Hurel l'avait suggérée.

Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui
mènerait au château de Faverges.

C'était un sacrifice que s'imposait la commune dans l'intérêt des
travailleurs. Ils se dispersèrent.

En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées
par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des
exclamations, la veuve criait plus fort,--et à leur aspect:

--Ah! c'est bien heureux! depuis trois heures que je vous attends! mon
pauvre jardin! plus une seule tulipe! des cochonneries partout, sur le
gazon! Pas moyen de le faire démarrer.

--Qui cela?

--Le père Gouy!

Il était venu avec une charrette de fumier--et l'avait jetée tout à vrac
au milieu de l'herbe. Il laboure maintenant! Dépêchez-vous pour qu'il
finisse!

--Je vous accompagne! dit Bouvard.

Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d'un
tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant
les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu
les dahlias--et des mottes de fumier noir, comme des taupinières,
bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur.

Un jour, Mme Bordin avait dit négligemment qu'elle voulait le retourner.
Il s'était mis à la besogne, et malgré sa défense continuait. C'est de
cette manière qu'il entendait le droit au travail, le discours de Gorju
lui ayant tourné la cervelle.

Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard.

Mme Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d'oeuvre et garda
le fumier. Elle était judicieuse, l'épouse du médecin--et même celle du
notaire, bien que d'un rang supérieur, la considéraient.

Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n'advint.
Gorju avait quitté le pays.

Cependant la garde nationale était toujours sur pied; le dimanche une
revue, promenades militaires, quelquefois--et chaque nuit des rondes.
Elles inquiétaient le village.

On tirait les sonnettes des maisons, par facétie; on pénétrait dans les
chambres où des époux ronflaient sur le même traversin; alors on disait
des gaudrioles; et le mari se levant allait vous chercher des petits
verres. Puis on revenait au corps de garde, jouer un cent de dominos; on
y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui
s'ennuyait à la porte l'entrebâillait à chaque minute. L'indiscipline
régnait, grâce à la mollesse de Beljambe.

Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d'accord pour
voler au secours de Paris, mais Foureau ne pouvait quitter la mairie,
Marescot son étude, le Docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers. M. de
Faverges était à Cherbourg. Beljambe s'alita. Le capitaine grommelait:
On n'a pas voulu de moi, tant pis! et Bouvard eut la sagesse de retenir
Pécuchet.

Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin.

Des paniques survenaient, causées par l'ombre d'une meule, ou les formes
des branches; une fois, tous les gardes nationaux s'enfuirent. Sous le
clair de la lune, ils avaient aperçu dans un pommier, un homme avec un
fusil--et qui les tenait en joue.

Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille faisant halte sous
la hêtrée entendit quelqu'un devant elle.

--Qui vive?

Pas de réponse!

On laissa l'individu continuer sa route, en le suivant à distance, car
il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête--mais quand on fut dans le
village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous à la
fois se précipitèrent sur lui, en criant: Vos papiers! Ils le
houspillaient, l'accablaient d'injures. Ceux du corps de garde étaient
sortis. On l'y traîna;--et à la lueur de la chandelle brûlant sur le
poêle, on reconnut enfin Gorju.

Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se
montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions
faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement, et
roulait des yeux, comme un loup.

Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la
hêtrée, ce qu'il revenait faire à Chavignolles, l'emploi de son temps,
depuis six semaines.

Ça ne les regardait pas. Il était libre.

Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait
provisoirement le coffrer.

Bouvard s'interposa.

--Inutile! reprit le maire on connaît vos opinions.

--Cependant?...

--Ah! prenez garde, je vous en avertis! Prenez garde.

Bouvard n'insista plus.

Gorju alors, se tourna vers Pécuchet:--Et vous, patron, vous ne dites
rien?

Pécuchet baissa la tête, comme s'il eût douté de son innocence.

Le pauvre diable eut un sourire d'amertume.--Je vous ai défendu,
pourtant!

Au petit jour, deux gendarmes l'emmenèrent à Falaise.

Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la
correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant au
bouleversement de la société.

De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer
prochainement un certificat de bonne vie et moeurs--et leur signature
devant être légalisée par le maire ou par l'adjoint, ils préférèrent
demander ce petit service à Marescot.

On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats de
vieille faïence. Une horloge de Boulle occupait le panneau le plus
étroit. Sur la table d'acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes,
une théière, des bols. Mme Marescot traversa l'appartement dans un
peignoir de cachemire bleu. C'était une Parisienne qui s'ennuyait à la
campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal de
l'autre;--et tout de suite, d'un air aimable, il apposa son cachet--bien
que leur protégé fût un homme dangereux.

--Vraiment dit Bouvard, pour quelques paroles!...

--Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez!

--Cependant reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entre les
phrases innocentes et les coupables? Telle chose défendue maintenant
sera par la suite applaudie. Et il blâma la manière féroce dont on
traitait les insurgés.

Marescot allégua naturellement la défense de la Société, le Salut
Public, loi suprême.

--Pardon! dit Pécuchet, le droit d'un seul est aussi respectable que
celui de tous--et vous n'avez rien à lui objecter que la force--s'il
retourne contre vous l'axiome.

Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement. Pourvu
qu'il continuât à faire des actes, et à vivre au milieu de ses
assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices
pouvaient se présenter sans l'émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il
s'excusa.

Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs
parlaient maintenant comme Robespierre.

Autre sujet d'étonnement: Cavaignac baissait. La garde mobile devint
suspecte. Ledru-Rollin s'était perdu, même dans l'esprit de Vaucorbeil.
Les débats sur la Constitution n'intéressèrent personne;--et au 10
décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte.

Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l'encontre du
peuple;--et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel.

Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d'intelligence. Un
ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau, les
électeurs n'étant pas même contraints de savoir lire;--c'est pourquoi,
suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans l'élection
présidentielle.

--Aucune, reprit Bouvard, je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense
à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l'eau
des châtelaines, etc.! Ces nigauds forment la masse électorale, et nous
subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire avec des lapins
trois mille livres de rentes? C'est qu'une agglomération trop nombreuse
est une cause de mort.--De même, par le fait seul de la foule, les
germes de bêtise qu'elle contient se développent et il en résulte des
effets incalculables.

--Ton scepticisme m'épouvante! dit Pécuchet.

Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur
apprit l'expédition de Rome. On n'attaquerait pas les Italiens. Mais il
nous fallait des garanties. Autrement, notre influence était ruinée.
Rien de plus légitime que cette intervention.

Bouvard écarquilla les yeux.--À propos de la Pologne, vous souteniez le
contraire?

--Ce n'est plus la même chose! Maintenant, il s'agissait du Pape.

Et M. de Faverges en disant: Nous voulons, nous ferons, nous comptons
bien représentait un groupe.

Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La
plèbe en somme, valait l'aristocratie.

Le droit d'intervention leur semblait louche. Ils en cherchèrent les
principes dans Calvo, Martens, Vattel;--et Bouvard conclut:

--On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir un
peuple--ou par précaution, en vue d'un danger. Dans les deux cas, c'est
un attentat au droit d'autrui, un abus de la force, une violence
hypocrite!

--Cependant, dit Pécuchet, les peuples comme les hommes sont solidaires.

--Peut-être! Et Bouvard se mit à rêver.

Bientôt commença l'expédition de Rome à l'intérieur.

En haine des idées subversives, l'élite des bourgeois parisiens,
saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l'ordre se formait.

Il avait pour chefs dans l'arrondissement, M. le comte, Foureau,
Marescot et le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils se
promenaient d'un bout à l'autre de la Place, et causaient des
événements. L'affaire principale était la distribution des brochures.
Les titres ne manquaient pas de saveur: _Dieu le voudra--les
Partageux--Sortons du gâchis--Où allons-nous? _Ce qu'il y avait de plus
beau, c'était les dialogues en style villageois, avec des jurons et des
fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par une loi
nouvelle, le colportage se trouvait aux mains des préfets--et on venait
de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie--immense victoire.

Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles obéit
à la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son peuplier sur
une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes;--et on offrit la
souche à M. le Curé--qui l'avait béni, pourtant! quelle dérision!

L'instituteur ne cacha pas sa manière de penser. Bouvard et Pécuchet
l'en félicitèrent un jour qu'ils passaient devant sa porte.

Le lendemain, il se présenta chez eux. À la fin de la semaine, ils lui
rendirent sa visite.

Le jour tombait; les gamins venaient de partir, et le maître d'école en
bouts de manche, balayait la cour. Sa femme coiffée d'un madras
allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe; un
mioche hideux jouait par terre, à ses pieds; l'eau du savonnage qu'elle
faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison.

--Vous voyez dit l'instituteur comme le gouvernement nous traite! Et
tout de suite, il s'en prit à l'infâme capital. Il fallait le
démocratiser, affranchir la matière!

--Je ne demande pas mieux! dit Pécuchet.

Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l'assistance.

--Encore un droit! dit Bouvard.

N'importe! le Provisoire avait été mollasse, en n'ordonnant pas la
Fraternité.

--Tâchez donc de l'établir!

Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme de
monter un flambeau dans son cabinet.

Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés des
orateurs de la gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de
sapin. On avait pour s'asseoir une chaise, un tabouret et une vieille
caisse à savon; il affectait d'en rire. Mais la misère plaquait ses
joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier, un
intraitable orgueil. Jamais il ne calerait.

--Voilà d'ailleurs ce qui me soutient!

C'était un amas de journaux, sur une planche--et il exposa en paroles
fiévreuses les articles de sa foi: désarmement des troupes, abolition de
la magistrature, égalité des salaires, niveau--moyens par lesquels on
obtiendrait l'âge d'or, sous la forme de la République--avec un
dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça, rondement!

Puis, il atteignit une bouteille d'anisette, et trois verres, afin de
porter un toast au Héros, à l'immortelle victime, au grand Maximilien!

Sur le seuil, la robe noire du curé parut.

Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l'instituteur, et lui dit
presque à voix basse:

--Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle?

--Ils n'ont rien donné! reprit le maître d'école.

--C'est de votre faute!

--J'ai fait ce que j'ai pu!

--Ah!--vraiment?

Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se
rasseoir; et s'adressant au curé:--Est-ce tout?

L'abbé Jeufroy hésita;--puis, avec un sourire qui tempérait sa
réprimande:

--On trouve que vous négligez un peu l'histoire sainte.

--Oh! l'histoire sainte! reprit Bouvard.

--Que lui reprochez-vous, monsieur?

--Moi? rien! Seulement il y a peut-être des choses plus utiles que
l'anecdote de Jonas et les rois d'Israël!

--Libre à vous! répliqua sèchement le prêtre--et sans souci des
étrangers, ou à cause d'eux: L'heure du catéchisme est trop courte!

Petit leva les épaules.

--Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires!

Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place.
Mais la soutane l'exaspérait.--Tant pis, vengez-vous!

--Un homme de mon caractère ne se venge pas! dit le prêtre, sans
s'émouvoir. Seulement,--Je vous rappelle que la loi du 15 mars nous
attribue la surveillance de l'instruction primaire.

--Eh! je le sais bien! s'écria l'instituteur. Elle appartient même aux
colonels de gendarmerie! Pourquoi pas au garde-champêtre! ce serait
complet!

Et il s'affaissa sur l'escabeau, mordant son poing, retenant sa colère,
suffoqué par le sentiment de son impuissance.

L'ecclésiastique le toucha légèrement sur l'épaule.

--Je n'ai pas voulu vous affliger, mon ami! Calmez-vous! Un peu de
raison! Voilà Pâques bientôt; j'espère que vous donnerez l'exemple,--en
communiant avec les autres.

--Ah c'est trop fort! moi! moi! me soumettre à de pareilles bêtises!

Devant ce blasphème le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa
mâchoire tremblait.--Taisez-vous, malheureux! taisez-vous!

Et c'est sa femme qui soigne les linges de l'église!

--Eh bien? quoi? Qu'a-t-elle fait?

--Elle manque toujours la messe!--Comme vous, d'ailleurs!

--Eh! on ne renvoie pas un maître d'école, pour ça!

--On peut le déplacer!

Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l'ombre.
Petit, la tête sur la poitrine, songeait.

Ils arriveraient à l'autre bout de la France, leur dernier sou mangé par
le voyage;--et il retrouverait là-bas sous des noms différents, le même
curé, le même recteur, le même préfet!--tous, jusqu'au ministre, étaient
comme les anneaux de sa chaîne accablante! Il avait reçu déjà un
avertissement, d'autres viendraient. Ensuite?--et dans une sorte
d'hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos,
ceux qu'il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de poste!

À ce moment-là, sa femme dans la cuisine fut prise d'une quinte de toux,
le nouveau-né se mit à vagir; et le marmot pleurait.

--Pauvres enfants! dit le prêtre d'une voix douce.

Le père alors éclata en sanglots.--Oui! oui! tout ce qu'on voudra!

--J'y compte reprit le curé;--et ayant fait la révérence:--Messieurs,
bien le bonsoir!

Le maître d'école restait la figure dans les mains.--Il repoussa
Bouvard.

--Non! laissez-moi! j'ai envie de crever! je suis un misérable!

Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur
indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait.

On l'appliquait maintenant à raffermir l'ordre social. La République
allait bientôt disparaître.

Trois millions d'électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel.
Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en
voulait aux romans-feuilletons; la philosophie classique était réputée
dangereuse; les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels--et
le Peuple semblait content.

Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres.

M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l'Eure, fut porté à la
Législative, et sa réélection au Conseil général du Calvados était
d'avance certaine.

Il jugea bon d'offrir un déjeuner aux notables du pays.

Le vestibule où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs
paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans
les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes d'or
aux lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe
immédiatement les flatta comme une politesse qu'on leur faisait;--et en
entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de
viandes sur les plats d'argent, avec la rangée des verres devant chaque
assiette, les hors d'oeuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les
visages s'épanouirent.

Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet
de Bayeux, et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes
d'excuser la comtesse, empêchée par une migraine;--et après des
compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre
corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle: le projet
d'une descente en Angleterre par Changarnier.

Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants,
Foureau dans l'intérêt du commerce.

--Vous exprimez dit Pécuchet des sentiments du moyen âge!

--Le moyen âge avait du bon! reprit Marescot. Ainsi, nos cathédrales!...

--Cependant, monsieur, les abus!...

--N'importe, la Révolution ne serait pas arrivée!...

--Ah! la Révolution, voilà le malheur! dit l'ecclésiastique, en
soupirant.

--Mais tout le monde y a contribué! et--(excusez-moi, monsieur le
comte), les nobles eux-mêmes par leur alliance avec les philosophes!

--Que voulez-vous! Louis XVIII a légalisé la spoliation! Depuis ce
temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases!...

Un roastbeef parut--et durant quelques minutes on n'entendit que le
bruit des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le
parquet et ces deux mots répétés: Madère! Sauterne!

La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment
s'arrêter sur le penchant de l'abîme?

--Chez les Athéniens dit Marescot chez les Athéniens, avec lesquels nous
avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens
électoral.

--Mieux vaudrait dit Hurel supprimer la Chambre; tout le désordre vient
de Paris.

--Décentralisons! dit le notaire.

--Largement! reprit le Comte.

D'après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu'à
interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable.

Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses,
champignons, légumes en salade, rôtis d'alouettes, bien des sujets
furent traités: le meilleur système d'impôts, les avantages de la grande
culture, l'abolition de la peine de mort--le sous-préfet n'oublia pas de
citer ce mot charmant d'un homme d'esprit:--Que MM. les assassins
commencent!

Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l'entouraient avec
celles que l'on disait--car il semble toujours que les paroles doivent
correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour
les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au dessert, et
entrevoyait les compotiers dans un brouillard.

On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga... M. de
Faverges qui connaissait son monde fit déboucher du champagne. Les
convives, en trinquant burent au succès de l'élection--et il était plus
de trois heures, quand ils passèrent dans le fumoir, pour prendre le
café.

Une caricature du Charivari traînait sur une console, entre des numéros
de l'Univers; cela représentait un citoyen, dont les basques de la
redingote laissaient voir une queue, se terminant par un oeil. Marescot
en donna l'explication. On rit beaucoup.

Ils absorbaient des liqueurs--et la cendre des cigares tombait dans les
capitons des meubles. L'abbé voulant convaincre Girbal attaqua Voltaire.
Coulon s'endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour
Chambord.--Les abeilles prouvent la monarchie.

--Mais les fourmilières la République! Du reste, le médecin n'y tenait
plus.

--Vous avez raison! dit le sous-préfet. La forme du gouvernement importe
peu!

--Avec la liberté! objecta Pécuchet.

--Un honnête homme n'en a pas besoin répliqua Foureau. Je ne fais pas de
discours, moi! Je ne suis pas journaliste! et je vous soutiens que la
France veut être gouvernée par un bras de fer!

Tous réclamaient un Sauveur.

Et en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui disait
à l'abbé Jeufroy:

--Il faut rétablir l'obéissance. L'autorité se meurt, si on la discute!
Le droit divin, il n'y a que ça!

--Parfaitement, monsieur le comte!

Les pâles rayons d'un soleil d'octobre s'allongeaient derrière les bois;
un vent humide soufflait;--et en marchant sur les feuilles mortes, ils
respiraient comme délivrés.

Tout ce qu'ils n'avaient pu dire s'échappa en exclamations:

--Quels idiots! quelle bassesse! Comment imaginer tant d'entêtement?
D'abord, que signifie le droit divin?

L'ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur
l'esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante.

La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l'Anglais
Filmer.

La voici:

Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut
transmise à ses descendants; et la puissance du Roi émane de Dieu. _Il
est son image_, écrit Bossuet. L'empire paternel accoutume à la
domination d'un seul. On a fait les rois d'après le modèle des pères.

Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du
monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que le
monarque sur les siens. La royauté n'existe que par le choix
populaire--et même l'élection était rappelée dans la cérémonie du sacre,
où deux évêques, en montrant le Roi, demandaient aux nobles et aux
manants, s'ils l'acceptaient pour tel.

Donc le Pouvoir vient du Peuple. Il a le droit de faire tout ce qu'il
veut, dit Helvétius, de changer sa constitution, dit Vattel, de se
révolter contre l'injustice, prétendent Glafey, Hotman, Mably, etc.!--et
saint Thomas d'Aquin l'autorise à se délivrer d'un tyran. Il est même,
dit Jurieu, dispensé d'avoir raison.

Étonnés de l'axiome, ils prirent le _Contrat social_ de Rousseau.

Pécuchet alla jusqu'au bout--puis fermant les yeux, et se renversant la
tête, il en fit l'analyse.

--On suppose une convention, par laquelle l'individu aliéna sa liberté.
Le Peuple, en même temps, s'engageait à le défendre contre les
inégalités de la Nature et le rendait propriétaire des choses qu'il
détient.

--Où est la preuve du contrat?

--Nulle part! et la communauté n'offre pas de garantie. Les citoyens
s'occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des métiers,
Rousseau conseille l'esclavage. Les sciences ont perdu le genre humain.
Le théâtre est corrupteur, l'argent funeste; et l'État doit imposer une
religion, sous peine de mort.

Comment, se dirent-ils, voilà le dieu de 93, le pontife de la
démocratie!

Tous les réformateurs l'ont copié;--et ils se procurèrent l'_Examen du
socialisme_, par Morant.

Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne.

Au sommet le Père, à la fois pape et empereur. Abolition des héritages,
tous les biens meubles et immeubles composant un fonds social, qui sera
exploité hiérarchiquement. Les industriels gouverneront la fortune
publique. Mais rien à craindre! on aura pour chef celui qui aime le
plus.

Il manque une chose, la Femme. De l'arrivée de la Femme dépend le salut
du monde.

--Je ne comprends pas.

--Ni moi!

Et ils abordèrent le Fouriérisme.

Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l'Attraction soit
libre, et l'Harmonie s'établira.

Notre âme enferme douze passions principales, cinq égoïstes, quatre
animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à
l'individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes de
groupes, ou séries, dont l'ensemble est la Phalange, société de dix-huit
cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmènent
les travailleurs dans la campagne, et les ramènent le soir. On porte des
étendards, on donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute femme, si
elle y tient, possède trois hommes, le mari, l'amant et le géniteur.
Pour les célibataires, le Bayadérisme est institué.

--Ça me va! dit Bouvard; et il se perdit dans les rêves du monde
harmonien.

Par la restauration des climatures la terre deviendra plus belle, par le
croisement des races la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages
comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes
pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires dégelées
sous les aurores boréales--car tout se produit par la conjonction des
deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles--et les aurores
boréales sont un symptôme du rut de la planète, une émission prolifique.

--Cela me passe dit Pécuchet.

Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de
salaire.

Louis Blanc, dans l'intérêt des ouvriers veut qu'on abolisse le commerce
extérieur, La Farelle qu'on impose les machines, un autre qu'on dégrève
les boissons, ou qu'on refasse les jurandes, ou qu'on distribue des
soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et réclame pour l'État le
monopole du sucre.

--Tes socialistes disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie.

--Mais non!

--Si fait!

--Tu es absurde!

--Toi, tu me révoltes!

Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les résumés.
Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant:

--Lis, toi-même! Ils nous proposent comme exemple, les Esséniens, les
Frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, et jusqu'au régime des
prisons.

Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes
accouchent à l'hôpital. Quant aux livres, défense d'en imprimer sans
l'autorisation de la République.

--Mais Cabet est un idiot.

--Maintenant voilà du Saint-Simon: les publicistes soumettront leurs
travaux à un comité d'industriels.

Et du Pierre Leroux: la loi forcera les citoyens à entendre un orateur.

Et de l'Auguste Comte: les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront
toutes les oeuvres de l'esprit, et engageront le Pouvoir à régler la
procréation.

Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua.

--Qu'il y ait chez les utopistes, des choses ridicules, j'en conviens.
Cependant, ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, et
pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus
décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarroti avec une
chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d'autres. Ils
auraient pu vivre tranquilles! mais non! ils ont marché dans leur voie,
la tête au ciel, comme des héros.

--Crois-tu que le monde reprit Bouvard, changera grâce aux théories d'un
monsieur?

--Qu'importe! dit Pécuchet, il est temps de ne plus croupir dans
l'égoïsme! Cherchons le meilleur système!

--Alors, tu comptes le trouver?

--Certainement!

--Toi?

Et dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre
sautaient d'accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette
sous l'aisselle, il répétait: Ah! ah! ah! d'une façon irritante.

Pécuchet sortit de l'appartement, en faisant claquer la porte.

Germaine le héla par toute la maison;--et on le découvrit au fond de sa
chambre dans une bergère, sans feu ni chandelle et la casquette sur les
sourcils. Il n'était pas malade; mais se livrait à ses réflexions.

La brouille étant passée, ils reconnurent qu'une base manquait à leurs
études: l'économie politique.

Ils s'enquirent de l'offre et de la demande, du capital et du loyer, de
l'importation, de la prohibition.

Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d'une botte dans le
corridor. La veille comme d'habitude, il avait tiré lui-même tous les
verrous--et il appela Bouvard qui dormait profondément.

Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença
pas.

Les servantes interrogées n'avaient rien entendu.

Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu d'une
plate-bande, près de la claire-voie l'empreinte d'une semelle--et deux
bâtons du treillage étaient rompus.--On l'avait escaladé, évidemment.

Il fallait prévenir le garde champêtre.

Comme il n'était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l'épicier.

Que vit-il dans l'arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi les
buveurs? Gorju!--Gorju nippé comme un bourgeois,--et régalant la
compagnie.

Cette rencontre était insignifiante. Bientôt, ils arrivèrent à la
question du Progrès.

Bouvard n'en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais en
littérature, il est moins clair--et si le bien-être augmente, la
splendeur de la vie a disparu.

Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier.

--Je trace obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la
parcourir, toutes les fois qu'elle s'abaisse, ne verraient plus
l'horizon. Elle se relève pourtant, et malgré ses détours, ils
atteindront le sommet. Telle est l'image du Progrès.

Mme Bordin entra.

C'était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal.

Ils lurent bien vite et côte à côte, l'Appel au peuple, la dissolution
de la Chambre, l'emprisonne ment des députés.

Pécuchet devint blême. Bouvard considérait la veuve.

--Comment? vous ne dites rien!

--Que voulez-vous que j'y fasse? Ils oubliaient de lui offrir un siège.
Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir. Ah! vous n'êtes guère
aimables aujourd'hui et elle sortit, choquée de leur impolitesse.

La surprise les avait rendus muets. Puis, ils allèrent dans le village,
épandre leur indignation.

Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment. Le
bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait désormais
une politique d'affaires.

Beljambe ignorait les événements, et s'en moquait d'ailleurs.

Sous les Halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.

Le médecin était revenu de tout ça.--Vous avez bien tort de vous
tourmenter.

Foureau passa près d'eux, en disant d'un air narquois:--Enfoncés les
démocrates!--Et le capitaine au bras de Girbal, cria de loin: Vive
l'Empereur!

Mais Petit devait les comprendre--et Bouvard ayant frappé au carreau, le
maître d'école quitta sa classe.

Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait le
Peuple.--Ah! ah! messieurs les Députés, à votre tour!

La fusillade sur les boulevards eut l'approbation de Chavignolles. Pas
de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes! Dès qu'on se
révolte on est un scélérat.

--Remercions la Providence! disait le curé--et après elle Louis
Bonaparte. Il s'entoure des hommes les plus distingués! Le comte de
Faverges deviendra sénateur.

Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent.

Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire.

--Veux-tu savoir mon opinion? dit Pécuchet.

Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres
serviles--et que le Peuple enfin, accepte tous les tyrans, pourvu qu'on
lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait!--qu'il le
bâillonne, le foule et l'extermine! ce ne sera jamais trop, pour sa
haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement!

Bouvard songeait:--Hein, le Progrès, quelle blague! Il ajouta:--Et la
Politique, une belle saleté!

--Ce n'est pas une science reprit Pécuchet. L'art militaire vaut mieux,
on prévoit ce qui arrive. Nous devrions nous y mettre?

--Ah! merci! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre
baraque--et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages!

--Comme tu voudras!

Mélie dans la cour, tirait de l'eau.

La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle
courbait les reins--et on voyait alors ses bas bleus jusqu'à la hauteur
de son mollet. Puis, d'un geste rapide, elle levait son bras droit,
tandis qu'elle tournait un peu la tête--et Pécuchet en la regardant,
sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini.




CHAPITRE VII


Des jours tristes commencèrent.

Ils n'étudiaient plus dans la peur de déceptions; les habitants de
Chavignolles s'écartaient d'eux; les journaux tolérés n'apprenaient
rien--et leur solitude était profonde, leur désoeuvrement complet.

Quelquefois, ils ouvraient un livre, et le refermaient; à quoi bon? En
d'autres jours, ils avaient l'idée de nettoyer le jardin, au bout d'un
quart d'heure une fatigue les prenait; ou de voir leur ferme, ils en
revenaient écoeurés; ou de s'occuper de leur ménage, Germaine poussait
des lamentations; ils y renoncèrent.

Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum, et déclara ces bibelots
stupides. Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des
alouettes; l'arme éclatant du premier coup faillit le tuer.

Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel
blanc écrase de sa monotonie un coeur sans espoir. On écoute le pas d'un
homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du
toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient frôler la
vitre, puis tournoie, s'en va. Des glas indistincts sont apportés par le
vent. Au fond de l'étable, une vache mugit.

Ils bâillaient l'un devant l'autre, consultaient le calendrier,
regardaient la pendule, attendaient les repas;--et l'horizon était
toujours le même! des champs en face, à droite l'église, à gauche un
rideau de peupliers; leurs cimes se balançaient dans la brume,
perpétuellement, d'un air lamentable!

Des habitudes qu'ils avaient tolérées les faisaient souffrir. Pécuchet
devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir.
Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. Des
contestations s'élevaient, à propos des plats ou de la qualité du
beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes.

Un événement avait bouleversé Pécuchet.

Deux jours après l'émeute de Chavignolles, comme il promenait son
déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes
touffus; et il entendit derrière son dos une voix crier:--Arrête!

C'était Mme Castillon. Elle courait de l'autre côté, sans l'apercevoir.
Un homme, qui marchait devant elle, se retourna. C'était Gorju;--et ils
s'abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les séparant
de lui.

--Est-ce vrai? dit-elle tu vas te battre?

Pécuchet se coula dans le fossé, pour entendre:

--Eh bien! oui, répliqua Gorju je vais me battre! Qu'est-ce que ça te
fait?

--Il le demande! s'écria-t-elle, en se tordant les bras. Mais si tu es
tué, mon amour? Oh reste!--Et ses yeux bleus, plus encore que ses
paroles, le suppliaient.

--Laisse-moi tranquille! je dois partir!

Elle eut un ricanement de colère.--L'autre l'a permis, hein?

--N'en parle pas! Il leva son poing fermé.

--Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses larmes
descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette.

Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés
jaunes. Tout au loin, la bâche d'une voiture glissait lentement. Une
torpeur s'étalait dans l'air--pas un cri d'oiseau, pas un bourdonnement
d'insecte. Gorju s'était coupé une badine, et en raclait l'écorce. Mme
Castillon ne relevait pas la tête.

Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les
dettes qu'elle avait soldées, ses engagements d'avenir, sa réputation
perdue. Au lieu de se plaindre elle lui rappela les premiers temps de
leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la
grange;--si bien qu'une fois son mari croyant à un voleur, avait lâché
par la fenêtre un coup de pistolet. La balle était encore dans le
mur.--Du moment que je t'ai connu, tu m'as semblé beau comme un prince.
J'aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur! Elle ajouta plus
bas:--Je suis en folie de ta personne!

Il souriait, flatté dans son orgueil.

Elle le prit à deux mains par les flancs,--et la tête renversée, comme
en adoration.

--Mon cher coeur! mon cher amour! mon âme! ma vie! voyons! parle! que
veux-tu?--est-ce de l'argent? on en trouvera. J'ai eu tort! je
t'ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois du
champagne, fais la noce! je te permets tout,--tout!--Elle murmura dans
un effort suprême: jusqu'à elle!... pourvu que tu reviennes à moi!

Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour l'empêcher
de tomber;--et elle balbutiait:--Cher coeur! cher amour! comme tu es
beau! mon Dieu, que tu es beau!

Pécuchet immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les
regardait, en haletant.

--Pas de faiblesse! dit Gorju. Je n'aurais qu'à manquer la diligence! on
prépare un fameux coup de chien; j'en suis!--Donne-moi dix sous, pour
que je paye un gloria au conducteur.

Elle tira cinq francs de sa bourse.--Tu me les rendras bientôt. Aie un
peu de patience! Depuis le temps qu'il est paralysé! songe donc!--Et si
tu voulais nous irions à la chapelle de la Croix-Janval--et là, mon
amour, je jurerais devant la sainte Vierge, de t'épouser, dès qu'il sera
mort!

--Eh! il ne meurt jamais, ton mari!

Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa;--et se cramponnant à
ses épaules:

--Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as besoin de
quelqu'un. Mais ne t'en va pas! ne me quitte pas! La mort plutôt!
Tue-moi!

Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les
baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts
s'éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles--et comme elle le
regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières rouges
et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la repoussa.

--Arrière la vieille! Bonsoir!

Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d'or, qui pendait à son
cou--et la jetant vers lui:

--Tiens! canaille!

Gorju s'éloignait,--en tapant avec sa badine les feuilles des arbres.

Mme Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles
éteintes elle resta sans faire un mouvement,--pétrifiée dans son
désespoir,--n'étant plus un être,--mais une chose en ruines.

Ce qu'il venait de surprendre fut pour Pécuchet comme la découverte d'un
monde--tout un monde!--qui avait des lueurs éblouissantes, des
floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors--et des
abîmes d'une profondeur infinie;--un effroi s'en dégageait; qu'importe!
il rêva l'amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l'inspirer
comme lui.

Pourtant, il exécrait Gorju--et, au corps de garde, avait eu peine à ne
pas le trahir.

L'amant de Mme Castillon l'humiliait par sa taille mince, ses
accroche-coeurs égaux, sa barbe floconneuse, un air de conquérant;
--tandis que sa chevelure--à lui--se collait sur son crâne comme une
perruque mouillée, son torse dans sa houppelande ressemblait à un
traversin, deux canines manquaient, et sa physionomie était sévère. Il
trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité, et son ami ne
l'aimait plus. Bouvard l'abandonnait tous les soirs.

Après la mort de sa femme, rien ne l'eût empêché d'en prendre une
autre--et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison. Il était
trop vieux pour y songer!

Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs
couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois; pas une dent n'avait
bougé;--et à l'idée qu'il pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse;
Mme Bordin surgit dans sa mémoire.--Elle lui avait fait des avances, la
première fois lors de l'incendie des meules, la seconde à leur dîner,
puis dans le muséum, pendant la déclamation, et dernièrement, elle était
venue sans rancune, trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et
y retourna, se promettant de la séduire.

Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant de l'eau
il lui parlait plus souvent;--et soit qu'elle balayât le corridor, ou
qu'elle étendit du linge, ou qu'elle tournât les casseroles, il ne
pouvait se rassasier du bonheur de la voir,--surpris lui-même de ses
émotions, comme dans l'adolescence. Il en avait les fièvres et les
langueurs,--et était persécuté par le souvenir de Mme Castillon,
étreignant Gorju.

Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s'y prennent
pour avoir des femmes.

--On leur fait des cadeaux! on les régale au restaurant.

--Très bien! Mais ensuite?

--Il y en a qui feignent de s'évanouir, pour qu'on les porte sur un
canapé, d'autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les meilleures
vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se répandit en
descriptions, qui incendièrent l'imagination de Pécuchet, comme des
gravures obscènes. La première règle, c'est de ne pas croire à ce
qu'elles disent. J'en ai connu, qui sous l'apparence de Saintes, étaient
de véritables Messalines! Avant tout, il faut être hardi!

Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement
ajournait sa décision, était d'ailleurs intimidé par la présence de
Germaine.

Espérant qu'elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de
besogne, notait les fois qu'elle était grise, remarquait tout haut, sa
malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu'on la renvoya.

Alors Pécuchet fut libre!

Avec quelle impatience, il attendait la sortie de Bouvard! Quel
battement de coeur, dès que la porte était refermée!

Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté d'une
chandelle. De temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents, puis
clignait les yeux, pour l'ajuster dans la fente de l'aiguille.

D'abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Étaient-ce, par
exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas du tout; elle préférait les
maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux?--Jamais!

Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le
tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et l'exhortait à la
sagesse.

En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes
blanches d'où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue. Un
soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il en
ressentit un ébranlement jusqu'à la moelle des os. Une autre fois, il la
baisa sous le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, tant
elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L'appartement tourna.
Il n'y voyait plus.

Il lui fit cadeau d'une paire de bottines, et la régalait souvent d'un
verre d'anisette.

Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois,
allumait le feu, poussait l'attention jusqu'à nettoyer les chaussures de
Bouvard.

Mélie ne s'évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir et Pécuchet
ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le
satisfaire.

Bouvard faisait assidûment la cour à Mme Bordin.

Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-pigeon qui
craquait comme le harnais d'un cheval, tout en maniant par contenance sa
longue chaîne d'or.

Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles, ou défunt son
mari, autrefois huissier à Livarot.

Puis, elle s'informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître ses
farces de jeune homme, sa fortune incidemment, par quels intérêts il
était lié à Pécuchet?

Il admirait la tenue de sa maison, et quand il dînait chez elle, la
netteté du service, l'excellence de la table. Une suite de plats, d'une
saveur profonde, que coupait à intervalles égaux un vieux pommard, les
menait jusqu'au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre le
café;--et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe
sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'un duvet noir.

Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard. Comme
il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui passer les
deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne recommença plus
mais il se figurait des rondeurs d'une amplitude et d'une consistance
merveilleuses.

Un soir, que la cuisine de Mélie l'avait dégoûté, il eut une joie en
entrant dans le salon de Mme Bordin. C'est là qu'il aurait fallu vivre!

Le globe de la lampe, couvert d'un papier rose, épandait une lumière
tranquille. Elle était assise auprès du feu; et son pied passait le bord
de sa robe. Dès les premiers mots, l'entretien tomba.

Cependant, elle le regardait, les cils à demi fermés, d'une manière
langoureuse, avec obstination.

Bouvard n'y tint plus!--et s'agenouillant sur le parquet, il
bredouilla:--Je vous aime! Marions-nous!

Mme Bordin respira fortement; puis, d'un air ingénu, dit qu'il
plaisantait, sans doute, on allait se moquer, ce n'était pas
raisonnable. Cette déclaration l'étourdissait.

Bouvard objecta qu'ils n'avaient besoin du consentement de personne. Qui
vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque pareille, un
B! nous unirons nos majuscules.

L'argument lui plut. Mais une affaire majeure l'empêchait de se décider
avant la fin du mois. Et Bouvard gémit.

Elle eut la délicatesse de le reconduire,--escortée de Marianne, qui
portait un falot.

Les deux amis s'étaient caché leur passion.

Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard
s'y opposait il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, où
l'existence n'est pas chère! Mais rarement il formait de ces hypothèses,
plein de son amour, sans penser aux conséquences.

Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que
Pécuchet ne s'y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse.

Un après-midi de la semaine suivante,--c'était chez elle dans son
jardin; les bourgeons commençaient à s'ouvrir; et il y avait, entre les
nuées, de grands espaces bleus,--elle se baissa pour cueillir des
violettes, et dit, en les présentant:

--Saluez Mme Bouvard!

--Comment! Est-ce vrai?

--Parfaitement vrai.

Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. Quel homme!--puis
devenue sérieuse, l'avertit que bientôt, elle lui demanderait une
faveur.

--Je vous l'accorde!

Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain.

Personne jusqu'au dernier moment n'en devait rien savoir.

--Convenu!

Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil.

Pécuchet le matin du même jour s'était promis de mourir, s'il n'obtenait
pas les faveurs de sa bonne--et il l'avait accompagnée dans la cave,
espérant que les ténèbres lui donneraient de l'audace.

Plusieurs fois, elle avait voulu s'en aller; mais il la retenait pour
compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des
tonneaux; cela durait depuis longtemps.

Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite,
les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé.

--M'aimes-tu? dit brusquement Pécuchet.

--Oui! je vous aime.

--Eh bien, alors, prouve-le-moi!

Et l'enveloppant du bras gauche, il commença, de l'autre main, à
dégrafer son corset.

--Vous allez me faire du mal?

--Non! mon petit ange! N'aie pas peur!

--Si M. Bouvard...

--Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!

Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s'y laissa tomber, les seins
hors de la chemise, la tête renversée;--puis se cacha la figure sous un
bras--et un autre eût compris qu'elle ne manquait pas d'expérience.

Bouvard, bientôt, arriva pour dîner.

Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les
servait impassible, comme d'habitude. Pécuchet tournait les yeux, pour
éviter les siens, tandis que Bouvard considérant les murs, songeait à
des améliorations.

Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux.

--La sacrée garce!

--Qui donc?

--Mme Bordin.

Et il conta qu'il avait poussé la démence jusqu'à vouloir en faire sa
femme. Mais tout était fini, depuis un quart d'heure, chez Marescot.

Elle avait prétendu recevoir en dot les Écalles, dont il ne pouvait
disposer--l'ayant comme la ferme, soldée en partie avec l'argent d'un
autre.

--Effectivement! dit Pécuchet.

--Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur, à son choix!
C'était celle-là! j'y ai mis de l'entêtement; si elle m'aimait, elle
m'eût cédé! La veuve, au contraire s'était emportée en injures, avait
dénigré son physique, sa bedaine. Ma bedaine! je te demande un peu.

Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes
écartées.

--Tu souffres? dit Bouvard.

--Oh!--oui! je souffre!

Et ayant fermé la porte, Pécuchet après beaucoup d'hésitations, confessa
qu'il venait de se découvrir une maladie secrète.

--Toi?

--Moi-même!

--Ah! mon pauvre garçon! qui te l'a donnée?

Il devint encore plus rouge, et dit d'une voix encore plus basse:

--Ce ne peut être que Mélie!

Bouvard en demeura stupéfait.

La première chose était de renvoyer la jeune personne.

Elle protesta d'un air candide.

Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais honteux de sa turpitude,
il n'osait voir le médecin.

Bouvard imagina de recourir à Barberou.

Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un
docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle,
persuadé qu'elle concernait Bouvard, et l'appela vieux roquentin, tout
en le félicitant.

--À mon âge! disait Pécuchet n'est-ce pas lugubre! Mais pourquoi
m'a-t-elle fait ça!

--Tu lui plaisais.

--Elle aurait dû me prévenir.

--Est-ce que la passion raisonne! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin.

Souvent, il l'avait surprise arrêtée devant les Écalles, dans la
compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine,--tant de manoeuvres
pour un peu de terre!

--Elle est avare! Voilà l'explication!

Ils ruminaient ainsi leur mécompte, dans la petite salle, au coin du
feu, Pécuchet, tout en avalant ses remèdes, Bouvard en fumant des
pipes--et ils dissertaient sur les femmes.

--Étrange besoin, est-ce un besoin?--Elles poussent au crime, à
l'héroïsme, et à l'abrutissement! L'enfer sous un jupon, le paradis dans
un baiser--ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de
chat;--perfidie de la mer, variété de la lune--ils dirent tous les
lieux communs qu'elles ont fait répandre.

C'était le désir d'en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords
les prit.--Plus de femmes, n'est-ce pas? Vivons sans elles!--Et ils
s'embrassèrent avec attendrissement.

Il fallait réagir!--et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, estima
que l'hydrothérapie leur serait avantageuse.

Germaine, revenue dès le départ de l'autre, charriait tous les matins,
la baignoire dans le corridor.

Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands
seaux d'eau;--puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres.--On les
vit par la claire-voie;--et des personnes furent scandalisées.




CHAPITRE VIII


Satisfaits de leur régime, ils voulurent s'améliorer le tempérament par
de la gymnastique.

Et ayant pris le manuel d'Amoros, ils en parcoururent l'atlas.

Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les
jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux,
chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des
trapèzes, un tel déploiement de force et d'agilité excita leur envie.

Cependant, ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase,
décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un
vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin
pour la natation, ni une montagne de gloire, colline artificielle, ayant
trente-deux mètres de hauteur.

Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux,
ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât
horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout à
l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des
contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait,
retombait toujours, finalement, y renonça.

Les bâtons orthosomatiques lui plurent davantage, c'est-à-dire deux
manches à balai reliés par deux cordes dont la première se passe sous
les aisselles, la seconde sur les poignets--et pendant des heures il
gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes
le long du corps.

À défaut d'haltères, le charron leur tourna quatre morceaux de frêne qui
ressemblaient à des pains de sucre, se terminant en goulot de bouteille.
On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière;
mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur
broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux mils persanes et
même craignant qu'elles n'éclatassent, tous les soirs, ils les
frottaient avec de la cire et un morceau de drap.

Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à
leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche,
s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis
recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin;--et
les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses
extraordinaires, bondissant à l'horizon.

L'automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les
ennuya. Que n'avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste imaginé
sous Louis XIV par l'abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce construit?
où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre!

Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux
poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à
chaque bout. Sitôt qu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre de ses
orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveau du sol; le premier,
par sa pesanteur, attirait le second, qui lâchant un peu la cordelette,
montait à son tour; en moins de cinq minutes leurs membres
dégouttelaient de sueur.

Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâchèrent de devenir
ambidextres, jusqu'à se priver de la main droite, temporairement. Ils
firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu'il faut chanter dans
les manoeuvres--et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l'hymne
nº 9:

Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.

Quand ils se battaient les pectoraux: Amis, la couronne et la gloire,
etc. Au pas de course:

À nous l'animal timide!

Atteignons le cerf rapide!

Oui! nous vaincrons!

Courons! courons! courons!

Et plus haletants que des chiens, ils s'animaient au bruit de leurs
voix.

Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de
sauvetage.

Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans des
sacs;--et ils prièrent le maître d'école de leur en fournir
quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se
rabattirent sur les secours aux blessés. L'un feignait d'être évanoui;
et l'autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de
précautions.

Quant aux escalades militaires, l'auteur préconise l'échelle de
Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en
montant par la falaise.

D'après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble, et
l'attachèrent sous le hangar.

Dès qu'on a enfourché le premier bâton, et saisi le troisième, on jette
ses jambes en dehors, pour que le deuxième qui était tout à l'heure
contre la poitrine se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on
empoigne le quatrième et l'on continue.--Malgré de prodigieux
déhanchements, il leur fut impossible d'atteindre le deuxième échelon.

Peut-être a-t-on moins de mal en s'accrochant aux pierres avec les
mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l'attaque du
Fort-Chambray?--et pour vous rendre capable d'une telle action, Amoros
possède une tour dans son établissement.

Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l'assaut.

Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d'un trou, eut peur et fut
pris d'étourdissement.

Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé ce qui concerne les
phalanges--si bien qu'ils devaient se remettre aux principes.

Ses exhortations furent vaines;--et dans sa présomption, il aborda les
échasses.

La nature semblait l'y avoir destiné; car il employa tout de suite le
grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol;--et tranquille
là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque cigogne qui
se fût promenée.

Bouvard à la fenêtre le vit tituber--puis s'abattre d'un bloc sur les
haricots, dont les rames en se fracassant amortirent sa chute. On le
ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide--et il
croyait s'être donné un effort.

Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur âge;
ils l'abandonnèrent, n'osaient plus se mouvoir par crainte des
accidents, et restaient tout le long du jour assis dans le muséum, à
rêver d'autres occupations.

Ce changement d'habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint très
lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se faire
maigrir, mangea moins, et s'affaiblit.

Pécuchet également, se sentait miné, avait des démangeaisons à la peau
et des plaques dans la gorge. Ça ne va pas, disaient-ils, ça ne va pas.

Bouvard imagina d'aller choisir à l'auberge quelques bouteilles de vin
d'Espagne, afin de se remonter la machine.

Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient à
Beljambe une grande table de noyer; Monsieur l'en remerciait beaucoup.
Elle s'était parfaitement conduite.

Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en
plaisanta le clerc.

Cependant par toute l'Europe, en Amérique, en Australie et dans les
Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des
tables;--et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de
donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des
escargots. La Presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le
renforçait dans sa crédulité.

Les Esprits-frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là
s'étaient répandus dans le village--et le notaire principalement, les
questionnait.

Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée
de tables tournantes.

Était-ce un piège? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s'y
rendit.

Il y avait, comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine,
d'autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin
effectivement, de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot,
Mlle Laverrière, personne un peu louche avec des cheveux gris tombant en
spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait
un cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air impertinent.

Les deux lampes de bronze, l'étagère de curiosités, des romances à
vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres
exorbitants faisaient toujours l'étonnement de Chavignolles. Mais ce
soir-là les yeux se portaient vers la table d'acajou. On l'éprouverait
tout à l'heure, et elle avait l'importance des choses qui contiennent un
mystère.

Douze invités prirent place autour d'elle, les mains étendues, les
petits doigts se touchant. On n'entendait que le battement de la
pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.

Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans
les bras. Pécuchet était incommodé.

--Vous poussez! dit le capitaine à Foureau.

--Pas du tout!

--Si fait!

--Ah! monsieur!

Le notaire les calma.

À force de tendre l'oreille, on crut distinguer des craquements de
bois.--Illusion!--Rien ne bougeait.

L'autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de
Lisieux et qu'on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait
si bien marché! Mais celle-là aujourd'hui montrait un entêtement!...
Pourquoi?

Le tapis sans doute la contrariait;--et on passa dans la salle à manger.

Le meuble choisi fut un large guéridon, où s'installèrent Pécuchet,
Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred.

Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite; les
opérateurs sans déranger leurs doigts suivirent son mouvement, et de
lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.

Alors M. Alfred articula d'une voix haute:

--Esprit, comment trouves-tu ma cousine?

Le guéridon en oscillant avec lenteur frappa neuf coups. D'après une
pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela
signifiait--charmante. Des bravos éclatèrent.

Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l'esprit de déclarer l'âge
exact qu'elle avait.

Le pied du guéridon retomba cinq fois.

--Comment? cinq ans! s'écria Girbal.

--Les dizaines ne comptent pas reprit Foureau.

La veuve sourit, intérieurement vexée.

Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l'alphabet était
compliqué. Mieux valait la Planchette, moyen expéditif et dont Mlle
Laverrière s'était servie pour noter sur un album les communications
directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau,
etc. Ces mécaniques se vendaient rue d'Aumale; M. Alfred en promit une,
puis s'adressant à la sous-maîtresse:

--Mais pour le quart d'heure, un peu de piano, n'est-ce pas? une
mazurka!

Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, disparut
avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe qui frôlait
les portes en passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait son
bras. On admirait la grâce de l'une, l'air fringant de l'autre; et sans
attendre les petits fours, Pécuchet se retira, ébahi de la soirée.

Il eut beau répéter:--Mais j'ai vu! Bouvard niait les faits et néanmoins
consentit à expérimenter, lui-même.

Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi en face l'un de
l'autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille,
sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.

Le phénomène des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le
vulgaire l'attribue à des Esprits, Faraday au prolongement de l'action
nerveuse, Chevreul à l'inconscience des efforts, ou peut-être, comme
admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assemblage des personnes une
impulsion, un courant magnétique?

Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le
Guide du magnétiseur par Montacabère, le relut attentivement, et initia
Bouvard à la théorie.

Tous les corps animés reçoivent et communiquent l'influence des astres,
propriété analogue à la vertu de l'aimant. En dirigeant cette force on
peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer,
s'est développée;--mais il importe toujours de verser le fluide et de
faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.

--Eh bien, endors-moi dit Bouvard.

--Impossible répliqua Pécuchet pour subir l'action magnétique et pour la
transmettre la foi est indispensable. Puis considérant Bouvard:--Ah!
quel dommage!

--Comment?

--Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n'y aurait pas de
magnétiseur comme toi!

Car il possédait tout ce qu'il faut: l'abord prévenant, une constitution
robuste--et un moral solide.

Cette faculté qu'on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se
plongea sournoisement dans Montacabère.

Puis comme Germaine avait des bourdonnements d'oreilles, qui
l'assourdissaient, il dit un soir d'un ton négligé: Si on essayait du
magnétisme? Elle ne s'y refusa pas. Il s'assit devant elle, lui prit les
deux pouces dans ses mains,--et la regarda fixement, comme s'il n'eût
fait autre chose de toute sa vie.

La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir
le cou; ses yeux se fermèrent, et tout doucement, elle se mit à ronfler.
Au bout d'une heure qu'ils la contemplaient Pécuchet dit à voix basse:
Que sentez-vous?

Elle se réveilla.

Plus tard sans doute la lucidité viendrait.

Ce succès les enhardit;--et reprenant avec aplomb l'exercice de la
médecine ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs
intercostales, Migraine, le maçon, affecté d'une névrose de l'estomac,
la mère Varin, dont l'encéphaloïde sous la clavicule exigeait pour se
nourrir des emplâtres de viande, un goutteux, le père Lemoine, qui se
traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien
d'autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures.

Après l'exploration de la maladie, ils s'interrogeaient du regard pour
savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands ou à
petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales,
transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l'un en
avait trop, l'autre le remplaçait. Puis revenus chez eux, ils notaient
les observations, sur le journal du traitement.

Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait
Bouvard; et sa réputation parvint jusqu'à Falaise quand il eut guéri la
Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours.

Elle sentait comme un clou à l'occiput, parlait d'une voix rauque,
restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre ou
du charbon. Ses crises nerveuses débutant par des sanglots se
terminaient dans un flux de larmes; et on avait pratiqué tous les
remèdes, depuis les tisanes jusqu'aux moxas--si bien que par lassitude,
elle accepta les offres de Bouvard.

Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit à
frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires--un
bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa
un doigt entre les sourcils au haut du nez--tout à coup elle devint
inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa tête garda les
attitudes qu'il voulut--et les paupières à demi closes, en vibrant d'un
mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui
roulaient avec lenteur; ils se fixèrent dans les angles, convulsés.

Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle répondit que non; ce qu'elle
éprouvait maintenant? elle distinguait l'intérieur de son corps.

--Qu'y voyez-vous?

--Un ver!

--Que faut-il pour le tuer?

Son front se plissa:--Je cherche,--je ne peux pas; je ne peux pas.

À la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d'orties, à la
troisième de l'herbe au chat. Les crises s'atténuèrent, disparurent.
C'était vraiment comme un miracle.

L'addigitation nasale ne réussit point avec les autres; et pour amener
le somnambulisme ils projetèrent de construire un baquet
mesmérien.--Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé
une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l'arrêta. Parmi les
malades, il viendrait des personnes du sexe.--Et que ferons-nous s'il
leur prend des accès d'érotisme furieux?

Cela n'eût pas arrêté Bouvard; mais à cause des potins et du chantage
peut-être, mieux valait s'abstenir. Ils se contentèrent d'un harmonica
et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les
enfants.

Un jour, que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons
cristallins l'exaspérèrent; mais Deleuze ordonne de ne pas s'effrayer
des plaintes, la musique continua. Assez! assez! criait-il.--Un peu de
patience répétait Bouvard. Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de
verre, et l'instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le
médecin parut attiré par le vacarme.

--Comment! encore vous! s'écria-t-il, furieux de les retrouver toujours
chez ses clients. Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors il tonna
contre le magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets
proviennent de l'imagination.

Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l'affirme et M.
Lafontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n'avaient pas de
lionne. Le hasard leur offrit une autre bête.

Car le lendemain à six heures un valet de charrue vint leur dire qu'on
les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée.

Ils y coururent.

Les pommiers étaient en fleurs, et l'herbe dans la cour fumait sous le
soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d'un drap, une vache
beuglait, grelottante des seaux d'eau qu'on lui jetait sur le corps;--et
démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame.

Sans doute, elle avait pris du venin en pâturant dans les trèfles. Le
père et la mère Gouy se désolaient--car le vétérinaire ne pouvait venir,
et un charron qui savait des mots contre l'enflure ne voulait pas se
déranger, mais ces messieurs dont la bibliothèque était célèbre devaient
connaître un secret.

Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l'un devant les cornes,
l'autre à la croupe--et avec de grands efforts intérieurs et une
gesticulation frénétique ils écartaient les doigts, pour épandre sur
l'animal des ruisseaux de fluide tandis que le fermier, son épouse, leur
garçon et des voisins les regardaient presque effrayés.

Les gargouillements que l'on entendait dans le ventre de la vache
provoquèrent des borborygmes au fond de leurs entrailles. Elle émit un
vent. Pécuchet dit alors:

--C'est une porte ouverte à l'espérance! un débouché, peut-être?

Le débouché s'opéra; l'espérance jaillit dans un paquet de matières
jaunes éclatant avec la force d'un obus. Les coeurs se desserrèrent, la
vache dégonfla. Une heure après, il n'y paraissait plus.

Ce n'était pas l'effet de l'imagination, certainement. Donc, le fluide
contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des
objets, où on ira la prendre sans qu'elle se trouve affaiblie. Un tel
moyen épargne les déplacements. Ils l'adoptèrent;--et ils envoyaient à
leurs pratiques, des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de
l'eau magnétisée, du pain magnétisé.

Puis continuant leurs études, ils abandonnèrent les passes pour le
système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, au
tronc duquel une corde s'enroule.

Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le
préparèrent en l'embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc fut
établi en dessous. Leurs habitués s'y rangeaient; et ils obtinrent des
résultats si merveilleux que pour enfoncer Vaucorbeil ils le convièrent
à une séance, avec les notables du pays.

Pas un n'y manqua.

Germaine les reçut dans la petite salle, en priant de faire excuse, ses
maîtres allaient venir.

De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C'était les malades
qu'elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du coude les
fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la peinture
s'éraillant;--et le jardin était lamentable! Du bois mort partout!--Deux
bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger.

Pécuchet se présenta.--À vos ordres, messieurs! et l'on vit au fond sous
le poirier d'Édouïn, plusieurs personnes assises.

Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting
avec une calotte de cuir, s'abandonnait à des frissons occasionnés par
sa douleur intercostale; Migraine, souffrant toujours de l'estomac,
grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa tumeur portait un
châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans des savates,
avait ses béquilles sous les jarrets--et la Barbée en costume des
dimanches était pâle, extraordinairement.

De l'autre côté de l'arbre, on trouva d'autres personnes: une femme à
figure d'albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou. Le visage
d'une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes bleues. Un
vieillard dont une contracture déformait l'échine heurtait de ses
mouvements involontaires Marcel, une espèce d'idiot, couvert d'une
blouse en loques et d'un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre mal recousu
laissait voir ses incisives--et des linges embobelinaient sa joue,
tuméfiée par une énorme fluxion.

Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l'arbre;--et des
oiseaux chantaient, l'odeur du gazon attiédi se roulait dans l'air. Le
soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse.

Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières.

--Jusqu'à présent, ce n'est pas drôle dit Foureau.--Commencez, je
m'éloigne une minute. Et il revint, en fumant dans un Abd-el-kader,
reste dernier de la porte aux pipes.

Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa
bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui
l'électricité--et en même temps, Bouvard étreignait l'arbre, dans le but
d'accroître le fluide.

Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l'homme à
la contracture ne bougea plus.--On pouvait maintenant s'approcher d'eux,
leur faire subir toutes les épreuves.

Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l'oreille Chamberlan, qui
tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente. Le
goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un
rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour
l'éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le Docteur l'ayant
refusée, il pinça la malade fortement. Le Capitaine lui chatouilla les
narines avec une plume, le Percepteur allait lui enfoncer une épingle
sous la peau.

--Laissez-la donc dit Vaucorbeil rien d'étonnant, après tout! une
hystérique! le diable y perdrait son latin!

--Celle-là dit Pécuchet, en désignant Victoire la femme scrofuleuse est
un médecin! elle reconnaît les affections et indique les remèdes.

Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe; il n'osa;--mais
Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes.

Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire--et les
cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres
frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du Valum
Becum.

Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra
qu'elle voulait dire de _l'album graecum _mot entrevu, peut-être, dans
la pharmacie.

Puis il aborda le père Lemoine qui selon Bouvard percevait à travers les
corps opaques.

C'était un ancien maître d'école tombé dans la crapule. Des cheveux
blancs s'éparpillaient autour de sa figure;--et adossé contre l'arbre,
les paumes ouvertes, il dormait, en plein soleil, d'une façon
majestueuse.

Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate;--et Bouvard lui
présentant un journal dit impérieusement:--Lisez.

Il baissa le front, remua les muscles de sa face; puis se renversa la
tête, et finit par épeler: Cons-ti-tu-tionnel.

Mais avec de l'adresse on fait glisser tous les bandeaux!

Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s'aventura jusqu'à
prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement
dans sa propre maison.

--Soit répondit le docteur; et ayant tiré sa montre: À quoi ma femme
s'occupe-t-elle?

La Barbée hésita longtemps--puis, d'un air maussade:--Hein? quoi? Ah!
j'y suis. Elle coud des rubans à un chapeau de paille.

Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin, et écrivit un billet, que
le clerc de Marescot s'empressa de porter.

La séance était finie. Les malades s'en allèrent.

Bouvard et Pécuchet en somme, n'avaient pas réussi. Cela tenait-il à la
température, ou à l'odeur du tabac, ou au parapluie de l'abbé Jeufroy,
qui avait une garniture de cuivre--métal contraire à l'émission
fluidique?

Vaucorbeil haussa les épaules.

Cependant, il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze,
Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maîtres affirment que des
somnambules ont prédit des événements, subi, sans douleur, des
opérations cruelles.

L'abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des
brahmanes parcourir une voûte la tête en bas, le Grand-Lama au Thibet se
fend les boyaux, pour rendre des oracles.

--Plaisantez-vous? dit le médecin.

--Nullement.

--Allons donc! Quelle farce!

Et la question se détournant chacun produisit des anecdotes.

--Moi dit l'épicier j'ai eu un chien qui était toujours malade quand le
mois commençait par un vendredi.

--Nous étions quatorze enfants reprit le juge de paix. Je suis né un 14,
mon mariage eut lieu un 14--et le jour de ma fête tombe un 14!
Expliquez-moi ça.

Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre de voyageurs qu'il aurait
le lendemain à son auberge. Et Petit conta le souper de Cazotte.

Le curé, alors, fit cette réflexion:--Pourquoi ne pas voir là dedans,
tout simplement...

--Les démons, n'est-ce pas? dit Vaucorbeil.

L'abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.

Marescot parla de la Pythie de Delphes.--Sans aucun doute, des
miasmes...

--Ah! les miasmes, maintenant!

--Moi, j'admets un fluide reprit Bouvard.

--Nervoso-sidéral ajouta Pécuchet.

--Mais prouvez-le! montrez-le! votre fluide! D'ailleurs les fluides sont
démodés; écoutez-moi.

Vaucorbeil alla plus loin, se mettre à l'ombre. Les bourgeois le
suivirent. Si vous dites à un enfant: Je suis un loup, je vais te
manger, il se figure que vous êtes un loup et il a peur; c'est donc un
rêve commandé par des paroles. De même le somnambule accepte les
fantaisies que l'on voudra. Il se souvient et n'imagine pas, n'a que les
sensations quand il croit penser. De cette manière des crimes sont
suggérés et des gens vertueux, pourront se voir bêtes féroces, et
devenir anthropophages.

On regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des périls pour la
société.

Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre
de Mme Vaucorbeil.

Le Docteur la décacheta,--pâlit--et enfin lut ces mots:

--Je couds des rubans à un chapeau de paille!

La stupéfaction empêcha de rire.

--Une coïncidence, parbleu! Ça ne prouve rien. Et comme les deux
magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la porte
pour leur dire:

--Ne continuez plus! ce sont des amusements dangereux!

Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement.

--Êtes-vous fou? sans ma permission! des manoeuvres défendues par
l'Église!

Tout le monde venait de partir; Bouvard et Pécuchet causaient sur le
vigneau avec l'instituteur quand Marcel débusqua du verger, la
mentonnière défaite, et il bredouillait:

--Guéri! guéri! Bons messieurs!

--Bien! assez! laisse-nous tranquilles!

--Ah bons messieurs! je vous aime! serviteur!

Petit, homme de progrès, avait trouvé l'explication du médecin terre à
terre, bourgeoise. La Science est un monopole aux mains des Riches. Elle
exclut le Peuple. À la vieille analyse du moyen âge, il est temps que
succède une synthèse large et primesautière! La Vérité doit s'obtenir
par le Coeur--et se déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages,
défectueux sans doute, mais qui étaient le signe d'une aurore.

Ils se les firent envoyer.

Le spiritisme pose en dogme l'amélioration fatale de notre espèce. La
terre un jour deviendra le ciel; et c'est pourquoi cette doctrine
charmait l'instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint
Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie même des fragments
dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle
est pratique, bienfaisante, et nous révèle, comme le télescope, les
mondes supérieurs.

Les Esprits, après la mort et dans l'Extase, y sont transportés. Mais
quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les
meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la
Nature et les plaisirs des Arts.

Cependant, plusieurs d'entre nous possèdent une trompe aromale,
c'est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les
cheveux jusqu'aux planètes et nous permet de converser avec les esprits
de Saturne;--les choses intangibles n'en sont pas moins réelles, et de
la terre aux astres, des astres à la terre, c'est un va-et-vient, une
transmission, un échange continu.

Alors le coeur de Pécuchet se gonfla d'aspirations désordonnées--et
quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre
contemplant ces espaces lumineux, qui sont peuplés d'esprits.

Swedenborg y a fait de grands voyages. Car en moins d'un an il a exploré
Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu à
Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu
Moïse, et en 1736, il a même vu le Jugement dernier.

Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel.

On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises
absolument comme chez nous.

Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées sur des feuillets,
devisent des choses du ménage, ou bien de matières spirituelles; et les
emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux, qui dans leur vie
terrestre, ont cultivé l'Écriture sainte.

Quant à l'enfer, il est plein d'une odeur nauséabonde, avec des cahutes,
des tas d'immondices, des personnes mal habillées.

Et Pécuchet s'abîmait l'intellect pour comprendre ce qu'il y a de beau
dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d'un imbécile.
Tout cela dépasse les bornes de la Nature! Qui les connaît, cependant?
Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes.

Des bateleurs peuvent illusionner une foule; un homme ayant des passions
violentes en remuera d'autres; mais comment la seule volonté
agirait-elle sur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on, mûrit les
raisins; M. Gervais a ranimé un héliotrope; un plus fort à Toulouse
écarte les nuages.

Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous?
L'od, un nouvel impondérable, une sorte d'électricité, n'est pas autre
chose, peut-être? Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés
croient voir, les feux errants des cimetières, la forme des fantômes.

Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons
extraordinaires des Possédés pareils à ceux des somnambules, auraient
une cause physique?

Quelle qu'en soit l'origine, il y a une essence, un agent secret et
universel. Si nous pouvions le tenir, on n'aurait pas besoin de la force
de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une minute;
tout miracle serait praticable et l'univers à notre disposition.

La magie provenait de cette convoitise éternelle de l'esprit humain. On
a, sans doute, exagéré sa valeur; mais elle n'est pas un mensonge. Des
Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges; tous les voyageurs
le déclarent; et au Palais-Royal M. Dupotet trouble avec son doigt,
l'aiguille aimantée.

Comment devenir magicien? Cette idée leur parut folle d'abord, mais elle
revint, les tourmenta, et ils y cédèrent, tout en affectant d'en rire.

Un régime préparatoire est indispensable.

Afin de mieux s'exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et voulant
faire de Germaine un médium plus délicat rationnèrent sa nourriture.
Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d'eau-de-vie, qu'elle
acheva de s'alcooliser. Leurs promenades dans le corridor la
réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses
bourdonnements d'oreilles et les voix imaginaires qu'elle entendait
sortir des murs. Un jour qu'elle avait mis le matin un carrelet dans la
cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva
désormais plus mal; et finit par croire qu'ils lui avaient jeté un sort.

Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque,
réciproquement, ils se firent des sachets de belladone, enfin ils
adoptèrent la boîte magique; une petite boîte, d'où s'élève un
champignon hérissé de clous et que l'on garde sur le coeur par le moyen
d'un ruban attaché à la poitrine. Tout rata. Mais ils pouvaient employer
le cercle de Dupotet.

Pécuchet avec du charbon barbouilla sur le sol une rondelle noire, afin
d'y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits
ambiants--et heureux de dominer Bouvard, il lui dit d'un air pontifical:
Je te défie de le franchir!

Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son coeur battit, ses yeux
se troublaient. Ah! finissons! Et il sauta par-dessus pour fuir un
malaise inexprimable.

Pécuchet, dont l'exaltation allait croissant, voulut faire apparaître un
mort.

Sous le Directoire, un homme rue de l'Échiquier montrait les victimes de
la Terreur. Les exemples de Revenants sont innombrables. Que ce soit une
apparence, qu'importe! il s'agit de la produire.

Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel; mais
il n'avait aucune relique de sa famille, ni bague ni miniature, pas un
cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer son
père--et comme il témoignait de la répugnance Pécuchet lui demanda:--Que
crains-tu?

--Moi? Oh! rien du tout! Fais ce que tu voudras!

Ils soudoyèrent Chamberlan qui leur fournit en cachette une vieille tête
de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un
capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un
long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à l'oeuvre, l'un
curieux de l'exécuter, l'autre ayant peur d'y croire.

Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient au
bord de la table poussée contre le mur sous le portrait du père Bouvard,
que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une chandelle dans
l'intérieur du crâne;--et des rayons se projetaient par les deux
orbites.

Au milieu, sur une chaufferette, de l'encens fumait. Bouvard se tenait
derrière--et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l'âtre des
poignées de soufre.

Avant d'appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce
jour-là étant un vendredi--jour qui appartient à Béchet, on devait
s'occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de
gauche, fléchi le menton, et levé les bras, commença.

--Par Éthaniel, Amazin, Ischyros il avait oublié le reste.--Pécuchet
bien vite souffla les mots, notés sur un carton.

--Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messias la kyrielle était
longue je te conjure, je t'obsècre, je t'ordonne, ô Béchet puis baissant
la voix: Où es-tu Béchet? Béchet! Béchet! Béchet!

Bouvard s'affaissa dans le fauteuil; et il était bien aise de ne pas
voir Béchet--un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilège.
Où était l'âme de son père? Pouvait-elle l'entendre? Si tout à coup,
elle allait venir?

Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un
carreau fêlé;--et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de
mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait
également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n'avaient
plus de lumière. Mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de
la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l'autre,
poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris;--et la toile, à
demi déclouée, oscillait, palpitait.

Peu à peu, ils sentirent comme l'effleurement d'une haleine, l'approche
d'un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de
Pécuchet--et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe
lui serrait l'épigastre, le plancher comme une onde fuyait sous ses
talons, le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à grosses
volutes, des chauves-souris en même temps tournoyaient, un cri
s'éleva;--qui était-ce?

Et ils avaient sous leurs capuchons, des figures tellement décomposées,
que leur effroi en redoublait--n'osant faire un geste, ni même
parler--quand derrière la porte ils entendirent des gémissements, comme
ceux d'une âme en peine.

Enfin, ils se hasardèrent.

C'était leur vieille bonne--qui les espionnant par une fente de la
cloison, avait cru voir le Diable;--et à genoux dans le corridor, elle
multipliait les signes de croix.

Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même--ne voulant
plus servir des gens pareils.

Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place;--et il se forma contre eux
une sourde coalition, entretenue par l'abbé Jeufroy, Mme Bordin, et
Foureau.

Leur manière de vivre--qui n'était pas celle des autres--déplaisait. Ils
devinrent suspects; et même inspiraient une vague terreur.

Ce qui les ruina surtout dans l'opinion, ce fut le choix de leur
domestique. À défaut d'un autre, ils avaient pris Marcel.

Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa personne.
Enfant abandonné, il avait grandi au hasard dans les champs et
conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes mortes
de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui convenait,
pourvu que le morceau fût gros;--et il était doux comme un mouton; mais
entièrement stupide.

La reconnaissance l'avait poussé à s'offrir comme serviteur chez
Messieurs Bouvard et Pécuchet;--et puis, les croyant sorciers, il
espérait des gains extraordinaires.

Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de
Poligny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d'or. L'anecdote est
rapportée dans les historiens de Falaise; ils ignoraient la suite: douze
frères avant de partir pour un voyage avaient caché douze lingots
pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu'à
Bretteville;--et Marcel supplia ses maîtres de commencer les recherches.
Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis au moment de
l'émigration.

C'était le cas d'employer la baguette divinatoire. Les vertus en sont
douteuses. Ils étudièrent la question, cependant;--et apprirent qu'un
certain Pierre Garnier donne pour les défendre des raisons
scientifiques: les sources et les métaux projetteraient des corpuscules
en affinité avec le bois.

Cela n'est guère probable. Qui sait, pourtant? Essayons!

Ils se taillèrent une fourchette de coudrier--et un matin partirent à la
découverte du trésor.

--Il faudra le rendre dit Bouvard.

--Ah! non! par exemple!

Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta: La route de
Chavignolles à Bretteville!--était-ce l'ancienne, ou la nouvelle? Ce
devait être l'ancienne?

Ils rebroussèrent chemin--et parcoururent les alentours, au hasard, le
tracé de la vieille route n'étant pas facile à reconnaître.

Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse;
toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler;
Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches,
la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu'une force, et comme un
crampon, la tirait vers le sol;--et Marcel bien vite faisait une
entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard.

Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s'ouvrit, ses prunelles se
convulsèrent. Bouvard l'interpella, le secoua par les épaules; il ne
remua pas, et demeurait inerte, absolument comme la Barbée.

Puis il conta qu'il avait senti autour du coeur une sorte de
déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute;--et il
ne voulait plus y toucher.

Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. Marcel
avec une bêche creusait des trous; jamais la fouille n'amenait rien;--et
ils étaient chaque fois extrêmement penauds. Pécuchet s'assit au bord
d'un fossé; et comme il rêvait la tête levée, s'efforçant d'entendre la
voix des Esprits par sa trompe aromale, se demandant même s'il en avait
une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette; l'extase de la
veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante.

Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut;
c'était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le
hélèrent.

La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner
Pécuchet, il lui souleva sa casquette--et apercevant un front couvert de
plaques cuivrées:

--Ah! ah! fructus belli!--ce sont des syphilides, mon bonhomme!
soignez-vous! diable! ne badinons pas avec l'amour.

Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret, bouffant sur
une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans
l'atlas d'Amoros.

Les paroles du Docteur le stupéfiaient. Il y songeait, les yeux en
l'air--et tout à coup fut ressaisi.

Vaucorbeil l'observait, puis d'une chiquenaude, il fit tomber sa
casquette.

Pécuchet recouvra ses facultés.

--Je m'en doutais dit le médecin la visière vernie vous hypnotise comme
un miroir; et ce phénomène n'est pas rare chez les personnes qui
considèrent un corps brillant avec trop d'attention.

Il indiqua comment pratiquer l'expérience sur des poules, enfourcha son
bidet, et disparut lentement.

Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal, dressé à
l'horizon, dans une cour de ferme--on aurait dit une grappe de raisin
noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C'était suivant
l'usage normand, un long mât garni de traverses où juchaient des dindes
se rengorgeant au soleil.

--Entrons et Pécuchet aborda le fermier qui consentit à leur demande.

Avec du blanc d'Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir,
lièrent les pattes d'un dindon, puis l'étendirent à plat ventre, le bec
posé sur la raie. La bête ferma les yeux, et bientôt sembla morte. Il en
fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet, qui
les rangeait de côté dès qu'elles étaient engourdies. Les gens de la
ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria; une petite fille
pleurait.

Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient,
progressivement; mais on ne savait pas les conséquences. À une objection
un peu rêche de Pécuchet le fermier empoigna sa fourche.

--Filez, nom de Dieu! ou je vous crève la paillasse!

Ils détalèrent.

N'importe! le problème était résolu; l'extase dépend d'une cause
matérielle.

Qu'est donc la matière? Qu'est-ce que l'Esprit? D'où vient l'influence
de l'une sur l'autre, et réciproquement?

Pour s'en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, dans
Bossuet, dans Fénelon--et même ils reprirent un abonnement à un cabinet
de lecture.

Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des oeuvres ou
la difficulté de l'idiome; mais Jouffroy et Damiron les initièrent à la
philosophie moderne;--et ils avaient des auteurs touchant celle du
siècle passé.

Bouvard tirait ses arguments de La Mettrie, de Locke, d'Helvétius;
Pécuchet de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s'attachait à
l'expérience, l'idéal était tout pour le second. Il y avait de
l'Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là--et ils discutaient.

--L'âme est immatérielle disait l'un.

--Nullement! disait l'autre; la folie, le chloroforme, une saignée la
bouleversent et puisqu'elle ne pense pas toujours, elle n'est point une
substance ne faisant que penser.

--Cependant objecta Pécuchet j'ai, en moi-même, quelque chose de
supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit.

--Un être dans l'être? l'homo duplex! allons donc! Des tendances
différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout.

--Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les
changements du dehors. Donc, elle est simple, indivisible et partant
spirituelle!

--Si l'âme était simple répliqua Bouvard, le nouveau-né se rappellerait,
imaginerait comme l'adulte! La Pensée, au contraire, suit le
développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum d'une
rose, ou l'appétit d'un loup, pas plus qu'une volition ou une
affirmation ne se coupent en deux.

--Ça n'y fait rien! dit Pécuchet; l'âme est exempte des qualités de la
matière!

--Admets-tu la pesanteur? reprit Bouvard. Or si la matière peut tomber,
elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme doit
finir, et dépendante des organes, disparaître avec eux.

--Moi, je la prétends immortelle! Dieu ne peut vouloir...

--Mais si Dieu n'existe pas?

--Comment? Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes; primo,
Dieu est compris dans l'idée que nous en avons; secundo, l'existence lui
est possible; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de
l'infini?--et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu,
donc Dieu existe!

Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au
besoin d'un créateur. Quand je vois une horloge...

--Oui! oui! connu! mais où est le père de l'horloger?

--Il faut une cause, pourtant!

Bouvard doutait des causes.--De ce qu'un phénomène succède à un
phénomène on conclut qu'il en dérive. Prouvez-le!

--Mais le spectacle de l'univers dénote une intention, un plan!

--Pourquoi? Le mal est organisé aussi parfaitement que le Bien. Le ver
qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut comme
anatomie au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les fonctions
normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois quarts du
globe sont stériles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours!
Crois-tu l'Océan destiné aux navires, et le bois des arbres au chauffage
de nos maisons?

Pécuchet répondit:

--Cependant, l'estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher,
l'oeil pour voir, bien qu'on ait des dyspepsies, des fractures et des
cataractes. Pas d'arrangement sans but! Les effets surviennent
actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc, il y a des causes
finales.

Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et
il écrivit à Dumouchel, pour avoir la traduction de Saisset.

Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur
Varlot, exilé au Deux décembre.

L'Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent
seulement les endroits marqués d'un coup de crayon, et comprirent ceci:

La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine.
Cette substance est Dieu.

Il est seul l'Étendue--et l'Étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la
borner?

Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu; car elle
ne contient qu'un genre de perfection; et l'Absolu les contient tous.

Souvent ils s'arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des
prises de tabac et Bouvard était rouge d'attention.

--Est-ce que cela t'amuse?

--Oui! sans doute! va toujours!

Dieu se développe en une infinité d'attributs, qui expriment chacun à sa
manière, l'infinité de son être. Nous n'en connaissons que deux:
l'Étendue et la Pensée.

De la Pensée et de l'Étendue, découlent des modes innombrables, lesquels
en contiennent d'autres.

Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'Étendue et toute la Pensée
n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel--mais une suite
géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.

--Ah! ce serait beau! dit Pécuchet.

Donc, il n'y a pas de liberté chez l'homme, ni chez Dieu.

--Tu l'entends! s'écria Bouvard.

Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait pour une cause, c'est
qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une perfection. Il ne
serait pas Dieu.

Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses--et
l'univers impénétrable à notre connaissance, une portion d'une infinité
d'univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L'Étendue
enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans
sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est
enveloppée dans sa substance.

Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés
d'une course sans fin, vers un abîme sans fond,--et sans rien autour
d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Éternel. C'était trop fort. Ils
y renoncèrent.

Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de
philosophie, à l'usage des classes, par monsieur Guesnier.

L'auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l'ontologique ou la
psychologique?

La première convenait à l'enfance des sociétés, quand l'homme portait
son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu'il la replie
sur lui-même nous croyons la seconde plus scientifique et Bouvard et
Pécuchet se décidèrent pour elle.

Le but de la psychologie est d'étudier les faits qui se passent au sein
du moi; on les découvre en observant.

--Observons! Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement,
ils cherchaient dans leur conscience, au hasard--espérant y faire de
grandes découvertes, et n'en firent aucune--ce qui les étonna beaucoup.

Un phénomène occupe le moi, à savoir l'idée. De quelle nature est-elle?
On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau; et le cerveau
envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la connaissance.

Mais si l'idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là
scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les
objets spirituels ne seraient pas représentés? De là scepticisme en fait
de notions internes. D'ailleurs qu'on y prenne garde! cette hypothèse
nous mènerait à l'athéisme! car une image étant une chose finie, il lui
est impossible de représenter l'infini.

--Cependant objecta Bouvard quand je songe à une forêt, à une personne,
à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. Donc les
idées les représentent.

Et ils abordèrent l'origine des idées.

D'après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion--Condillac
réduit tout à la sensation.

Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d'un sujet,
d'un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes
vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le
beau, etc., notions qu'on nomme innées, c'est-à-dire antérieures à
l'Expérience et universelles.

--Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance.

--On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et
Descartes...

--Ton Descartes patauge! car il soutient que le foetus les possède et il
avoue dans un autre endroit que c'est d'une façon implicite.

Pécuchet fut étonné.

--Où cela se trouve-t-il?

--Dans Gérando! Et Bouvard lui donna une claque sur le ventre.

--Finis donc! dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: Nos pensées ne sont
pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les met en
jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière de
soi-même ne peut produire le mouvement;--et j'ai trouvé cela dans ton
Voltaire! ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.

Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,--chacun méprisant l'opinion
de l'autre, sans le convaincre de la sienne.

Mais la Philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient
avec pitié leurs préoccupations d'Agriculture, de Littérature, de
Politique.

À présent le muséum les dégoûtait. Ils n'auraient pas mieux demandé que
d'en vendre les bibelots;--et ils passèrent au chapitre deuxième: des
facultés de l'âme.

On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître,
celle de vouloir.

Dans la faculté de sentir distinguons la sensibilité physique de la
sensibilité morale.

Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces,
étant amenées par les organes des sens.

Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au
corps.--Qu'y a-t-il de commun entre le plaisir d'Archimède trouvant les
lois de la pesanteur et la volupté immonde d'Apicius dévorant une hure
de sanglier!

Cette sensibilité morale a quatre genres;--et son deuxième genre désirs
moraux se divise en cinq espèces, et les phénomènes du quatrième genre
affections se subdivisent en deux autres espèces, parmi lesquelles
l'amour de soi penchant légitime, sans doute, mais qui devenu exagéré
prend le nom d'égoïsme.

Dans la faculté de connaître, se trouve l'aperception rationnelle, où
l'on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.

L'Abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.

La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec
l'avenir.

L'imagination est plutôt une faculté particulière, sui generis.

Tant d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de
l'auteur, la monotonie des tournures Nous sommes prêts à le
reconnaître--Loin de nous la pensée--Interrogeons notre conscience
l'éloge sempiternel de Dugalt-Stewart, enfin tout ce verbiage, les
écoeura tellement, que sautant par dessus la faculté de vouloir, ils
entrèrent dans la Logique.

Elle leur apprit ce qu'est l'Analyse, la Synthèse, l'Induction, la
Déduction et les causes principales de nos erreurs.

Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.

--Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche locutions
vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles quand il ne
s'agit que d'événements bien simples!--Je me souviens de tel objet, de
tel axiome, de telle vérité illusion! ce sont les idées, et pas du tout
les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je
me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j'ai perçu cet objet,
par lequel j'ai déduit cet axiome, par lequel j'ai admis cette vérité.

Comme le terme qui désigne un accident ne l'embrasse pas dans tous ses
modes, ils tâchèrent de n'employer que des mots abstraits--si bien qu'au
lieu de dire: Faisons un tour,--il est temps de dîner,--j'ai la colique
ils émettaient ces phrases: Une promenade serait salutaire,--voici
l'heure d'absorber des aliments,--j'éprouve un besoin d'exonération.

Une fois maîtres de l'instrument logique, ils passèrent en revue les
différents critériums, d'abord celui du sens commun.

Si l'individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en
sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans,
par cela même qu'elle est vieille ne constitue pas la vérité. La Foule
invariablement suit la routine; c'est, au contraire, le petit nombre qui
mène le Progrès.

Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois, et
ne renseignent jamais que sur l'apparence. Le fond leur échappe.

La Raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle
--mais pour se manifester, il lui faut s'incarner. Alors, la Raison
devient ma raison. Une règle importe peu, si elle est fausse. Rien ne
prouve que celle-là soit juste.

On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir
leurs ténèbres. D'une sensation confuse, une loi défectueuse sera
induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.

Reste la morale. C'est faire descendre Dieu au niveau de l'utile, comme
si nos besoins étaient la mesure de l'Absolu!

Quant à l'Évidence, niée par l'un, affirmée par l'autre, elle est à
elle-même son critérium. M. Cousin l'a démontré.

--Je ne vois plus que la Révélation dit Bouvard. Mais pour y croire il
faut admettre deux connaissances préalables, celle du corps qui a senti,
celle de l'intelligence qui a perçu, admettre le Sens et la Raison,
témoignages humains, et par conséquent suspects.

Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.--Mais nous allons tomber dans
l'abîme effrayant du scepticisme.

Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.

--Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits
indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite.

--Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il, en
quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à-peu-près du
vrai, une fraction de Dieu, la partie d'une chose indivisible?

--Ah! tu n'es qu'un sophiste! Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois
jours.

Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard
souriait de temps à autre--et renouant la conversation:

--C'est qu'il est difficile de ne pas douter! Ainsi, pour Dieu, les
preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et
mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un
esprit, demeure inconcevable.

Je me sens à la fois matière et pensée tout en ignorant ce qu'est l'une
et l'autre. L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent
des mystères aussi bien que mon âme--à plus forte raison l'union de
l'âme et du corps.

Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la
prémotion, Cudworth un médiateur, et Bonnet y voit un miracle perpétuel
qui est une bêtise, un miracle perpétuel ne serait plus un miracle.

--Effectivement! dit Pécuchet.

Et tous deux s'avouèrent qu'ils étaient las des philosophes. Tant de
systèmes vous embrouille. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre
sans elle.

D'ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques
de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, cent vingt
francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense allait toujours;
et maître Gouy ne payait pas.

Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvât de l'argent,
soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou
en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont ils
garderaient l'usufruit--moyen impraticable, dit Marescot, mais une
affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.

Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit
l'émondage de la charmille. Pécuchet la taille de l'espalier--Marcel
devait fouir les plates-bandes.

Au bout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient, l'un fermait sa serpette,
l'autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se
promener,--Bouvard à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en
avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, les
mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par
précaution; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir
Marcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe de
pain.

Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s'abordaient,
craignant de les perdre; et la métaphysique revenait.

Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d'un gravier dans leur
soulier, d'une fleur sur le gazon, à propos de tout.

En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est
dans l'objet ou dans notre oeil. Puisque des étoiles peuvent avoir
disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des
choses qui n'existent pas.

Ayant retrouvé au fond d'un gilet une cigarette Raspail, ils
l'émiettèrent sur de l'eau et le camphre tourna.

Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du mouvement
amènerait la vie.

Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne
seraient pas si variés. Car il n'existait à l'origine, ni terres, ni
eaux, ni hommes, ni plantes. Qu'est donc cette matière primordiale,
qu'on n'a jamais vue, qui n'est rien des choses du monde, et qui les a
toutes produites?

Quelquefois ils avaient besoin d'un livre. Dumouchel, fatigué de les
servir, ne leur répondait plus, et ils s'acharnaient à la question,
principalement Pécuchet.

Son besoin de vérité devenait une soif ardente.

Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait
bientôt pour le quitter, et s'écriait la tête dans les mains: Oh! le
doute! le doute! j'aimerais mieux le néant!

Bouvard apercevait l'insuffisance du matérialisme, et tâchait de s'y
retenir, déclarant, du reste, qu'il en perdait la boule.

Ils commençaient des raisonnements sur une base solide. Elle
croulait;--et tout à coup plus d'idée,--comme une mouche s'envole, dès
qu'on veut la saisir.

Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du feu,
en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait
trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et
la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs pensées.

Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au bout de l'appartement, puis
revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le
sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait au
plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de
chasse.

On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n'y
prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe
tombante et son air d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis
longtemps, ils voulaient s'en défaire; mais par négligence, remettaient
cela, de jour en jour.

Un soir au milieu d'une dispute sur la monade, Bouvard se frappa
l'orteil au pouce de saint Pierre--et tournant contre lui son
irritation:

--Il m'embête, ce coco-là, flanquons-le dehors!

C'était difficile par l'escalier. Ils ouvrirent la fenêtre, et
l'inclinèrent sur le bord doucement. Pécuchet à genoux tâcha de soulever
ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. Le bonhomme de
pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la hallebarde, comme
levier--et arrivèrent enfin à l'étendre tout droit. Alors, ayant
basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant--un bruit mat
retentit;--et le lendemain, ils le trouvèrent cassé en douze morceaux,
dans l'ancien trou aux composts.

Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle.
Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une
hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: Pardon! elle y
met une clause! c'est que vous lui vendrez les Écalles pour quinze cents
francs. Le prêt sera soldé aujourd'hui même. L'argent est chez moi dans
mon étude.

Ils avaient envie de céder l'un et l'autre. Bouvard finit par
répondre:--Mon Dieu... soit!

--Convenu! dit Marescot; et il leur apprit le nom de la personne, qui
était Mme Bordin.

--Je m'en doutais! s'écria Pécuchet.

Bouvard, humilié, se tut.

Elle ou un autre, qu'importait! le principal étant de sortir d'embarras.

L'argent touché (celui des Écalles le serait plus tard) ils payèrent
immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile, quand au
détour des Halles, le père Gouy les arrêta.

Il allait chez eux, pour leur faire part d'un malheur. Le vent, la nuit
dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu la
bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de
l'après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le
charpentier, le maçon, et le couvreur. Les réparations monteraient à
dix-huit cents francs, pour le moins.

Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait conté
tout à l'heure la vente des Écalles. Une pièce d'un rendement
magnifique, à sa convenance, qui n'avait presque pas besoin de culture,
le meilleur morceau de toute la ferme!--et il demandait une diminution.

Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il
conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l'acre estimé deux mille
francs, lui faisait un tort annuel de soixante-dix francs;--et devant
les tribunaux il gagnerait certainement.

Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Comment vivre bientôt?

Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel
n'entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres.
La soupe ressemblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais,
les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et au dessert,
Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.

--Soyons philosophes dit Pécuchet; un peu moins d'argent, les intrigues
d'une femme, la maladresse d'un domestique, qu'est-ce que tout cela? Tu
es trop plongé dans la matière!

--Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.

--Moi, je ne l'admets pas! repartit Pécuchet.

Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley, et ajouta: Je nie
l'étendue, le temps, l'espace, voire la substance! car la vraie
substance c'est l'esprit percevant les qualités.

--Parfait dit Bouvard mais le monde supprimé, les preuves manqueront
pour l'existence de Dieu.

Pécuchet se récria, et longuement, bien qu'il eût un rhume de cerveau,
causé par l'iodure de potassium;--et une fièvre permanente contribuait à
son exaltation. Bouvard, s'en inquiétant, fit venir le médecin.

Vaucorbeil ordonna du sirop d'orange avec l'iodure, et pour plus tard
des bains de cinabre.

--À quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l'autre, la forme s'en ira.
L'essence ne périt pas!

--Sans doute dit le médecin la matière est indestructible! Cependant...

--Mais non! mais non! L'indestructible, c'est l'être. Ce corps qui est
là devant moi, le vôtre, docteur, m'empêche de connaître votre personne,
n'est pour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un masque.

Vaucorbeil le crut fou.--Bonsoir! Soignez votre masque!

Pécuchet n'enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie
hégélienne, et voulut l'expliquer à Bouvard.

--Tout ce qui est rationnel est réel. Il n'y a même de réel que l'idée.
Les lois de l'Esprit sont les lois de l'univers; la raison de l'homme
est identique à celle de Dieu.

Bouvard feignait de comprendre.

--Donc, l'Absolu c'est à la fois le sujet et l'objet, l'unité où
viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires
sont résolus. L'ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit
la température, l'organisme ne se maintient que par la destruction de
l'organisme; partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.

Ils étaient sur le vigneau; et le curé passa le long de la claire-voie,
son bréviaire à la main.

Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition d'Hegel et
voir un peu ce qu'il en dirait.

L'homme à la soutane s'assit près d'eux;--et Pécuchet aborda le
christianisme.

--Aucune religion n'a établi aussi bien cette vérité: La Nature n'est
qu'un moment de l'idée!

--Un moment de l'idée? murmura le prêtre, stupéfait.

--Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union
consubstantielle avec elle.

--Avec la Nature? oh! oh!

--Par son décès, il a rendu témoignage à l'essence de la mort; donc, la
mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.

L'ecclésiastique se renfrogna. Pas de blasphèmes! c'était pour le salut
du genre humain qu'il a enduré les souffrances...

--Erreur! On considère la mort dans l'individu, où elle est un mal sans
doute, mais relativement aux choses, c'est différent. Ne séparez pas
l'esprit de la matière!

--Cependant, monsieur, avant la création...

--Il n'y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce
serait un être nouveau s'ajoutant à la pensée divine; ce qui est
absurde.

Le prêtre se leva; des affaires l'appelaient ailleurs.

Je me flatte de l'avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque
l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la vie à la mort,
et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais tout
devient; comprends-tu?

--Oui! je comprends, ou plutôt non! L'idéalisme à la fin exaspérait
Bouvard. Je n'en veux plus! le fameux cogito m'embête. On prend les
idées des choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu'on
entend fort peu, au moyen de mots qu'on n'entend pas du tout! Substance,
étendue, force, matière et âme, autant d'abstractions, d'imaginations.
Quant à Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s'il est!
Autrefois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. À présent, il
diminue. D'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité.

--Et la morale, dans tout cela?

--Ah! tant pis!

Elle manque de base, effectivement se dit Pécuchet.

Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des
prémisses qu'il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un
écrasement.

Bouvard ne croyait même plus à la matière.

La certitude que rien n'existe (si déplorable qu'elle soit) n'en est pas
moins une certitude. Peu de gens sont capables de l'avoir. Cette
transcendance leur inspira de l'orgueil; et ils auraient voulu l'étaler.
Une occasion s'offrit.

Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant
la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il était
question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le
conducteur l'avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes et
les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.

Girbal et le capitaine restèrent sur la Place; puis, arriva le juge de
paix curieux d'avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de
velours et pantoufles de basane.

Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils seraient
là plus à leur aise; et malgré les chalands, et le bruit de la sonnette,
ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.

--Mon Dieu dit Bouvard il avait de mauvais instincts, voilà tout!

--On en triomphe par la vertu répliqua le notaire.

--Mais si on n'a pas de vertu? Et Bouvard nia positivement le libre
arbitre.

--Cependant dit le capitaine je peux faire ce que je veux! je suis
libre, par exemple... de remuer la jambe.

--Non! monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!

Le capitaine chercha une réponse, n'en trouva pas--mais Girbal décocha
ce trait:

--Un républicain qui parle contre la liberté! c'est drôle!

--Histoire de rire! dit Langlois.

Bouvard l'interpella:

--D'où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?

L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.

--Tiens! pas si bête! je la garde pour moi!

--Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment,
puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous
n'êtes pas libre!

--C'est une chicane répondit en choeur l'assemblée.

Bouvard ne broncha pas;--et désignant la balance sur le comptoir:

--Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux sera vide. De même, la
volonté;--et l'oscillation de la balance entre deux poids qui semblent
égaux, figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les
motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte, le détermine.

--Tout cela dit Girbal ne fait rien pour Touache, et ne l'empêche pas
d'être un gaillard joliment vicieux.

Pécuchet prit la parole:

--Les vices sont des propriétés de la Nature, comme les inondations, les
tempêtes.

Le notaire l'arrêta; et se haussant à chaque mot sur la pointe des
orteils:

--Je trouve votre système d'une immoralité complète. Il donne carrière à
tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.

--Parfaitement dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans
son droit, comme l'honnête homme qui écoute la Raison.

--Ne défendez pas les monstres!

--Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide,
cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était connu, comme
si la nature agissait pour une fin!

--Alors vous contestez la Providence?

--Oui! je la conteste!

--Voyez plutôt l'Histoire! s'écria Pécuchet rappelez-vous les
assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les
familles, le chagrin des particuliers.

--Et en même temps ajouta Bouvard, car ils s'excitaient l'un l'autre
cette Providence soigne les petits oiseaux, et fait repousser les pattes
des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence, une loi qui règle
tout, je veux bien, et encore!

--Cependant, monsieur dit le notaire il y a des principes!

--Qu'est-ce que vous me chantez! Une science, d'après Condillac, est
d'autant meilleure qu'elle n'en a pas besoin! Ils ne font que résumer
des connaissances acquises, et nous reportent vers ces notions, qui
précisément sont discutables.

--Avez-vous comme nous poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les arcanes
de la métaphysique?

--Il est vrai, messieurs, il est vrai!

Et la société se dispersa.

Mais Coulon les tirant à l'écart, leur dit d'un ton paterne, qu'il
n'était pas dévot certainement et même il détestait les jésuites.
Cependant il n'allait pas si loin qu'eux! Oh non! bien sûr;--et au coin
de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en
grommelant: Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!

Bouvard et Pécuchet proférèrent en d'autres occasions leurs abominables
paradoxes. Ils mettaient en doute, la probité des hommes, la chasteté
des femmes, l'intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin
sapaient les bases.

Foureau s'en émut, et les menaça de la prison, s'ils continuaient de
tels discours.

L'évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des
thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent
inventées.

Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir
la bêtise et de ne plus la tolérer.

Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux,
le profil d'un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.

En songeant à ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait
jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres
Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la
terre.

Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.

Un après-midi, un dialogue s'éleva dans la cour, entre Marcel et un
monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires.
C'était l'académicien Larsonneur. Il ne fut pas sans observer un rideau
entrouvert, des portes qu'on fermait. Sa démarche était une tentative de
raccommodement et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de dire
à ses maîtres qu'il les regardait comme des goujats.

Bouvard et Pécuchet ne s'en soucièrent. Le monde diminuait
d'importance--ils l'apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur
cerveau sur leurs prunelles.

N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être,
qu'en somme, les prospérités et les malheurs s'équilibrent? Mais le bien
de l'espèce ne console pas l'individu.

--Et que m'importent les autres! disait Pécuchet.

Son désespoir affligeait Bouvard. C'était lui qui l'avait poussé
jusque-là; et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par
des irritations quotidiennes.

Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient
des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un
découragement profond.

À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, à gémir d'un
air lugubre--Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans sa
cuisine où il s'empiffrait solitairement.

Au milieu de l'été, ils reçurent un billet de faire-part annonçant le
mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.

Que Dieu le bénisse! et ils se rappelèrent le temps où ils étaient
heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les
jours qu'ils entraient dans les fermes cherchant partout des antiquités?
Rien maintenant n'occasionnerait ces heures si douces qu'emplissaient la
distillerie ou la Littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose
d'irrévocable était venu.

Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs,
allèrent très loin, se perdirent.--De petits nuages moutonnaient dans le
ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d'un pré un
ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta; et
ils virent sur des cailloux, entre des joncs, la charogne d'un chien.

Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait
sous des babines bleuâtres des crocs d'ivoire; à la place du ventre,
c'était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant
grouillait dessus la vermine. Elle s'agitait, frappée par le soleil,
sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur, une
odeur féroce et comme dévorante.

Cependant Bouvard plissait le front; et des larmes mouillèrent ses
yeux.--Pécuchet dit stoïquement: Nous serons un jour comme ça!

L'idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant.

Après tout, elle n'existe pas. On s'en va dans la rosée, dans la brise,
dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de
l'éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la
Nature ce qu'elle vous a prêté et le Néant qui est devant nous n'a rien
de plus affreux que le néant qui se trouve derrière.

Ils tâchaient de l'imaginer sous la forme d'une nuit intense, d'un trou
sans fond, d'un évanouissement continu. N'importe quoi valait mieux que
cette existence monotone, absurde, et sans espoir.

Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours
désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, et de
belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L'ambition de
Pécuchet était le savoir philosophique. Or, le plus vaste des problèmes,
celui qui contient les autres, peut se résoudre en une minute. Quand
donc arriverait-elle?

--Autant tout de suite, en finir.

--Comme tu voudras dit Bouvard.

Et ils examinèrent la question du suicide.

Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase? et de commettre une
action ne nuisant à personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce
pouvoir? Ce n'est pas une lâcheté, bien qu'on dise;--et l'insolence est
belle, de bafouer même à son détriment, ce que les hommes estiment le
plus.

Ils délibérèrent sur le genre de mort.

Le poison fait souffrir. Pour s'égorger, il faut trop de courage. Avec
l'asphyxie, on se rate souvent.

Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique.
Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un noeud
coulant et avança dessous deux chaises, pour atteindre aux cordes.

Ce moyen fut résolu.

Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans
l'arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs
paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait
s'attendrir sur eux-mêmes. Cependant, ils ne lâchaient point leur
projet, et à force d'en parler, s'y accoutumèrent.

Le soir du 25 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient
dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur
son gilet de tricot--et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la
robe de moine, par économie.

Comme ils avaient grand faim (car Marcel sorti dès l'aube n'avait pas
reparu) Bouvard crut hygiénique de boire un carafon d'eau-de-vie et
Pécuchet de prendre du thé.

En soulevant la bouilloire, il répandit de l'eau sur le parquet.

--Maladroit! s'écria Bouvard.

Puis trouvant l'infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux
cuillerées de plus.

--Ce sera exécrable dit Pécuchet.

--Pas du tout!

Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba; une des tasses fut
brisée, la dernière du beau service en porcelaine.

Bouvard pâlit.--Continue! saccage! ne te gêne pas!

--Grand malheur, vraiment!

--Oui! un malheur! Je la tenais de mon père!

--Naturel ajouta Pécuchet, en ricanant.

--Ah! tu m'insultes!

--Non, mais je te fatigue! avoue-le!

Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi. Ils
criaient à la fois tous les deux, l'un irrité par la faim, l'autre par
l'alcool. La gorge de Pécuchet n'émettait plus qu'un râle.

--C'est infernal, une vie pareille; j'aime mieux la mort. Adieu.

Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.

Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l'ouvrir, courut derrière
lui, arriva dans le grenier.

La chandelle était par terre--et Pécuchet debout sur une des chaises
avec le câble dans sa main.

L'esprit d'imitation emporta Bouvard:--Attends-moi! Et il montait sur
l'autre chaise quand s'arrêtant tout à coup:

--Mais... nous n'avons pas fait notre testament?

--Tiens! c'est juste!

Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour
respirer.

L'air était froid; et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir
comme de l'encre. La blancheur de la neige, qui couvrait la terre, se
perdait dans les brumes de l'horizon.

Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol; et grandissant, se
rapprochant, toutes allaient du côté de l'église.

Une curiosité les y poussa.

C'était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des
bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.

Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres, suspendus, dans la
longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores--et
au bout de la perspective des deux côtés du tabernacle, les cierges
géants dressaient des flammes rouges. Par dessus les têtes de la foule
et les capelines des femmes, au delà des chantres, on distinguait le
prêtre dans sa chasuble d'or; à sa voix aiguë répondaient les voix
fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte de bois tremblait, sur
ses arceaux de pierre. Des images représentant le chemin de la croix
décoraient les murs. Au milieu du choeur, devant l'autel, un agneau
était couché, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites.

La tiède température, leur procura un singulier bien-être; et leurs
pensées, orageuses tout à l'heure, se faisaient douces, comme des vagues
qui s'apaisent.

Ils écoutèrent l'Évangile et le Credo, observaient les mouvements du
prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenille, les
fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous
priaient, absorbés dans la même joie profonde;--et voyaient sur la
paille d'une étable, rayonner comme un soleil, le corps de
l'enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa
raison, et Pécuchet malgré la dureté de son coeur.

Il y eut un silence; tous les dos se courbèrent--et au tintement d'une
clochette, le petit agneau bêla.

L'hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus
haut possible. Alors éclata un chant d'allégresse, qui conviait le monde
aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet involontairement s'y
mêlèrent; et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme.




CHAPITRE IX


Marcel reparut le lendemain à trois heures, la face verte, les yeux
rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant l'eau-de-vie,
immonde.

Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près
d'Iqueville faire le réveillon chez un ami;--et bégayant plus que
jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce comme s'il
eût commis un crime. Ses maîtres l'octroyèrent. Un calme singulier les
portait à l'indulgence.

La neige avait fondu tout à coup--et ils se promenaient dans leur
jardin, humant l'air tiède, heureux de vivre.

Était-ce le hasard seulement, qui les avait détournés de la mort?
Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion;
et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils
dépendaient, l'idée leur vint de faire des lectures pieuses.

L'Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils
apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en
dessous l'écoutant--ou bien au bord du Lac, parmi les Apôtres qui tirent
des filets--puis sur l'ânesse, dans la clameur des alléluias, la
chevelure éventée par les palmes frémissantes--enfin au haut de la
croix, inclinant sa tête, d'où tombe éternellement une rosée sur le
monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c'est la tendresse pour
les humbles, la défense des pauvres, l'exaltation des opprimés.--Et dans
ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal; au milieu de tant de
préceptes, pas un dogme; nulle exigence que la pureté du coeur.

Quant aux miracles, leur raison n'en fut pas surprise; dès l'enfance,
ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet--et le
disposa à mieux comprendre l'Imitation.

Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux--mais des plaintes, un
resserrement de l'âme sur elle-même. Bouvard s'attrista en feuilletant
ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d'un
cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît
si lamentable qu'il faut, l'oubliant, se retourner vers Dieu;--et les
deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin
d'être simples, d'aimer quelque chose, de se reposer l'esprit.

Ils abordèrent l'Ecclésiaste, Isaïe, Jérémie.

Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le fracas
du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et son Dieu
dispersant les empires, comme le vent fait des nuages.

Ils lisaient cela le dimanche, à l'heure des vêpres, pendant que la
cloche tintait.

Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C'était une
distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges
les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix leur dit, en
clignant de l'oeil:--Parfait! je vous approuve. Toutes les bourgeoises,
maintenant leur envoyaient le pain bénit.

L'abbé Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se fréquenta;
et le prêtre ne parlait pas de religion.

Ils furent étonnés de cette réserve; si bien que Pécuchet, d'un air
indifférent lui demanda comment s'y prendre pour obtenir la Foi.

--Pratiquez, d'abord.

Ils se mirent à pratiquer, l'un avec espoir, l'autre par défi, Bouvard
étant convaincu qu'il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il
suivit régulièrement tous les offices, mais, à l'encontre de Pécuchet,
ne voulut pas s'astreindre au maigre.

Était-ce une mesure d'hygiène? on sait ce que vaut l'Hygiène! une
affaire de convenance? à bas les convenances! une marque de soumission
envers l'Église? il s'en fichait également! bref, déclarait cette règle
absurde, pharisaïque, et contraire à l'esprit de l'Évangile.

Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine leur
servait.

Mais Bouvard cette fois, s'était commandé un beefsteak. Il s'assit,
coupa la viande;--et Marcel le regardait scandalisé, tandis que Pécuchet
dépiautait gravement sa tranche de morue.

Bouvard restait la fourchette d'une main, le couteau de l'autre. Enfin
se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains
tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait.

--Tu te trouves mal?

--Non!... Mais... et il fit un aveu. Par suite de son éducation (c'était
plus fort que lui) il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la
crainte de mourir.

Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise.

Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie sérieuse, et lâchant
le mot, dit qu'il venait de se confesser.

Alors ils discutèrent l'importance de la confession.

Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en public:
la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette enquête
sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de moralité.

Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices. Les bouffées
d'orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail
l'exemptait de la paresse. Quant à la gourmandise, personne de plus
sobre. Quelquefois des colères l'emportaient. Il se jura de n'en plus
avoir.

Ensuite, il faudrait acquérir les vertus, premièrement l'Humilité;
--c'est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne de la moindre
récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas que l'on vous
foule aux pieds comme la boue des chemins. Il était loin encore de ces
dispositions.

Une autre vertu lui manquait: la chasteté--car intérieurement, il
regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV, le gênait
avec son décolletage.

Il l'enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusque à craindre de
porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon.

Tant de soins autour de la Luxure la développèrent. Le matin
principalement il avait à subir de grands combats--comme en eurent saint
Paul, saint Benoît et saint Jérôme, dans un âge fort avancé. De suite,
ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une
expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour
veut des sacrifices--et quel plus pénible que celui de notre corps!

Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas,
se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne
mettait plus de casquette.

Un jour, Bouvard qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le mur
de la terrasse près de la maison--et sans le vouloir, se trouva plonger
dans la chambre de Pécuchet.

Son ami, nu jusqu'au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait
les épaules doucement, puis s'animant, retira sa culotte, cingla ses
fesses, et tomba sur une chaise, hors d'haleine.

Bouvard fut troublé comme à la découverte d'un mystère, qu'on ne doit
pas surprendre.

Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux,
moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure--changements
qui étaient dus à l'intervention de Reine, la servante de M. le curé.

Mêlant les choses de l'église à celles de sa cuisine, forte comme un
valet de charrue et dévouée bien qu'irrespectueuse, elle s'introduisait
dans les ménages, donnait des conseils, y devenait maîtresse. Pécuchet
se fiait absolument à son expérience.

Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à la
chinoise, un nez en bec de vautour. C'était M. Goutman, négociant en
articles de piété;--il en déballa quelques-uns, enfermés dans des
boîtes, sous le hangar: croix, médailles et chapelets de toutes les
dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de
clinquant--et des sacrés-coeurs en carton bleu, des saint Joseph à barbe
rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le prix seul
l'arrêtait.

Goutman ne demandait pas d'argent. Il préférait les échanges, et monté
dans le muséum, il offrit, contre les vieux fers et tous les plombs, un
stock de ses marchandises.

Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l'oeil de Pécuchet, les
instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le
convaincre. Quand il le vit si coulant Goutman voulut, en outre, la
hallebarde; Bouvard, las d'en avoir démontré la manoeuvre, l'abandonna.
L'estimation totale étant faite, ces messieurs devaient encore cent
francs. On s'arrangea, moyennant quatre billets à trois mois
d'échéance--et ils s'applaudirent du bon marché.

Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une
crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum.
Il y eut sur la cheminée de Pécuchet, un saint Jean-Baptiste en cire, le
long du corridor les portraits des gloires épiscopales, et au bas de
l'escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en manteau
d'azur et couronnée d'étoiles--Marcel nettoyait ces splendeurs,
n'imaginant au paradis rien de plus beau.

Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait bien
dans le vestibule! Pécuchet s'arrêtait parfois devant l'ancienne fosse
aux composts, où l'on reconnaissait la tiare, une sandale, un bout
d'oreille, lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner;--car
maintenant, il joignait les travaux manuels aux exercices religieux--et
bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint
Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège; il y renonça.

Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la fréquentation
du curé. Il en avait le sourire, la voix, et d'un air frileux glissait
comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu'aux poignets. Un jour
vint où le chant du coq l'importuna; les roses l'ennuyaient; il ne
sortait plus, ou jetait sur la campagne des regards farouches.

Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient
des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure, lui avaient
donné comme le sentiment d'une jeunesse impérissable. Dieu se
manifestait à son coeur par la forme des nids, la clarté des sources, la
bienfaisance du soleil;--et la dévotion de son ami lui semblait
extravagante, fastidieuse.

--Pourquoi gémis-tu pendant le repas?

--Nous devons manger en gémissant répondit Pécuchet; car l'Homme par
cette voie, a perdu son innocence phrase qu'il avait lue dans le Manuel
du séminariste, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy. Et il buvait
de l'eau de la Salette, se livrait portes closes à des oraisons
jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de Saint-François.

Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage à
la sainte Vierge.

Le choix des localités l'embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de
Fourvières, de Chartres, d'Embrun, de Marseille ou d'Auray? Celle de la
Délivrande, plus proche, convenait aussi bien.--Tu m'accompagneras!

--J'aurais l'air d'un cornichon dit Bouvard.

Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l'être, et
céda par complaisance.

Les pèlerinages doivent s'accomplir à pied. Mais quarante-trois
kilomètres seraient durs;--et les gondoles n'étant pas congruentes à la
méditation ils louèrent un vieux cabriolet, qui après douze heures de
route les déposa devant l'auberge.

Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes, supportant deux
pots à l'eau dans des petites cuvettes ovales, et l'hôtelier leur apprit
que c'était la chambre des capucins. Sous la Terreur on y avait caché la
dame de la Délivrande avec tant de précaution que les bons Pères y
disaient la messe clandestinement.

Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la
chapelle, prise en bas dans la cuisine.

Elle a été fondée au commencement du IIe siècle par saint Régnobert
premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert qui vivait au VIIe, ou
par Robert le Magnifique au milieu du XIe.

Les Danois, les Normands et surtout les Protestants l'ont incendiée et
ravagée à différentes époques.

Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton, qui en
frappant du pied dans un herbage, indiqua l'endroit où elle était--sur
cette place le comte Baudouin érigea un sanctuaire.

Ses miracles sont innombrables:--un marchand de Bayeux captif chez les
Sarrasins l'invoque, ses fers tombent et il s'échappe.--Un avare
découvre dans son grenier un troupeau de rats, l'appelle à son secours
et les rats s'éloignent.--Le contact d'une médaille ayant effleuré son
effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste de
Versailles.--Elle rendit la parole au sieur Adeline qui l'avait perdue
pour avoir blasphémé; et par sa protection, M. et Mme de Becqueville
eurent assez de force pour vivre chastement en état de mariage.

On cite parmi ceux qu'elle a guéris d'affections irrémédiables Mlle de
Palfresne, Anne Lorieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de
Jumillac, née d'Osseville.

Des personnages considérables l'ont visitée: Louis XI, Louis XIII, deux
filles de Gaston d'Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche
d'Antioche, Mgr Véroles, vicaire apostolique de la Mandchourie;--et
l'archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du
prince de Talleyrand.

--Elle pourra dit Pécuchet te convertir aussi!

Bouvard déjà couché, eut une sorte de grognement, et s'endormit tout à
fait.

Le lendemain à six heures, ils entraient dans la chapelle.

On en construisait une autre;--des toiles et des planches embarrassaient
la nef et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout
l'autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens.

La statue miraculeuse dans une niche à gauche du choeur est enveloppée
d'une robe à paillettes. Le bedeau survint, ayant pour chacun d'eux un
cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant la balustrade,
demanda trois francs, fit une révérence, et disparut.

Ensuite ils regardèrent les ex-voto.

Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des
fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève de
l'École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles militaires,
des coeurs d'argent, et dans l'angle au niveau du sol, une forêt de
béquilles.

De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire.

Quand il fut resté quelques minutes au bas de l'autel, il monta les
trois marches, dit l'Oremus, l'Introït et le Kyrie, que l'enfant de
choeur à genoux récita tout d'une haleine.

Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On
entendait le froissement de leurs chapelets, et le bruit d'un marteau
cognant des pierres. Pécuchet incliné sur son prie-Dieu répondait aux
Amen. Pendant l'élévation il supplia Notre-Dame de lui envoyer une foi
constante et indestructible.

Bouvard dans un fauteuil, à ses côtés, lui prit son Eucologe, et
s'arrêta aux litanies de la Vierge.

--Très pure, très chaste, vénérable, aimable--puissante, clémente--tour
d'ivoire, maison d'or, porte du matin ces mots d'adoration, ces
hyperboles l'emportèrent vers celle qui est célébrée par tant
d'hommages.

Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d'église, sur un
amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l'Enfant-Dieu à sa
poitrine--mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de la
terre,--idéal de la Femme transportée dans le ciel; car sorti de ses
entrailles l'Homme exalte son amour et n'aspire qu'à reposer sur son
coeur.

La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s'adossent contre
le mur du côté de la Place. On y voit des images, des bénitiers, des
urnes à filets d'or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets
d'ivoire;--et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait les
yeux, faisait ressortir la brutalité des peintures, la hideur des
dessins. Bouvard, qui chez lui trouvait ces choses abominables, fut
indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue.
Pécuchet comme souvenir se contenta d'un rosaire.

Les marchands criaient:--Allons! allons! pour cinq francs, pour trois
francs, pour soixante centimes, pour deux sols! ne refusez pas
Notre-Dame!

Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques
désobligeantes s'élevèrent.

--Qu'est-ce qu'ils veulent ces oiseaux-là?

--Ils sont peut-être des Turcs!

--Des protestants, plutôt!

Une grande fille tira Pécuchet par la redingote; un vieux en lunettes
lui posa la main sur l'épaule; tous braillaient à la fois; puis quittant
leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de sollicitations
et d'injures.

Bouvard n'y tint plus.--Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu! La tourbe
s'écarta.

Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la Place, et cria
qu'ils s'en repentiraient.

En rentrant à l'auberge, ils trouvèrent dans le café Goutman. Son négoce
l'appelait en ces parages--et il causait avec un individu examinant des
bordereaux, sur la table, devant eux.

Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le
teint rouge et la taille fine, malgré ses cheveux blancs, l'air à la
fois d'un officier en retraite, et d'un vieux cabotin.

De temps à autre, il lâchait un juron puis, sur un mot de Goutman dit
plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier.

Bouvard qui l'observait, au bout d'un quart d'heure s'approcha de lui.

--Barberou, je crois?

--Bouvard! s'écria l'homme à la casquette, et ils s'embrassèrent.

Barberou depuis vingt ans avait enduré toutes sortes de fortunes. Gérant
d'un journal, commis d'assurances, directeur d'un parc aux huîtres; je
vous conterai cela; enfin revenu à son premier métier, il voyageait pour
une maison de Bordeaux, et Goutman qui faisait le diocèse lui plaçait
des vins chez les ecclésiastiques--mais permettez; dans une minute, je
suis à vous!

Il avait repris ses comptes, quand bondissant sur la banquette:

--Comment, deux mille?

--Sans doute!

--Ah! elle est forte, celle-là!

--Vous dites?

--Je dis que j'ai vu Hérambert moi-même, répliqua Barberou furieux. La
facture porte quatre mille; pas de blagues!

Le brocanteur ne perdit point contenance.

--Eh bien; elle vous libère! après?

Barberou se leva, et à sa figure blême d'abord, puis violette, Bouvard
et Pécuchet croyaient qu'il allait étrangler Goutman.

Il se rassit, croisa les bras. Vous êtes une rude canaille, convenez-en!

--Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des témoins; prenez garde!

--Je vous flanquerai un procès!

--Ta! ta! ta!

Puis ayant bouclé son portefeuille, Goutman souleva le bord de son
chapeau:

--À l'avantage! et il sortit.

Barberou exposa les faits: pour une créance de mille francs doublée par
suite de manoeuvres usuraires, il avait livré à Goutman trois mille
francs de vins; ce qui payerait sa dette avec mille francs de bénéfice;
mais au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le
renverraient, on le poursuivrait!--Crapule! brigand! sale juif!--et ça
dîne dans les presbytères! D'ailleurs, tout ce qui touche à la
calotte!... Il déblatéra contre les prêtres, et tapait sur la table avec
tant de violence que la statuette faillit tomber.

--Doucement! dit Bouvard.

--Tiens! Qu'est-ce que ça? et Barberou ayant défait l'enveloppe de la
petite vierge: un bibelot du pèlerinage! À vous?

Bouvard, au lieu de répondre, sourit d'une manière ambiguë.

--C'est à moi! dit Pécuchet.

--Vous m'affligez reprit Barberou; mais je vous éduquerai
là-dessus,--n'ayez pas peur! Et comme on doit être philosophe, et que la
tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner.

Tous les trois s'attablèrent.

Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la
bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt, et
leur apporterait un livre farce.

L'idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans
la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet ferma
les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il penchait
vers la Religion.

M. Marescot s'était présenté la veille pour leur faire une communication
importante.--Marcel n'en savait pas davantage.

Le notaire ne put les recevoir que trois jours après;--et de suite
exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme
Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme.

Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et
aboutissants, défauts et avantages--et ce désir était comme un cancer
qui la minait. Car la bonne dame en vraie Normande, chérissait
par-dessus tout le bien moins pour la sécurité du capital que pour le
bonheur de fouler un sol vous appartenant. Dans l'espoir de celui-là,
elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance journalière, de
longues économies, et elle attendait avec impatience, la réponse de
Bouvard.

Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet un jour se trouvât sans
fortune; mais il fallait saisir l'occasion,--qui était l'effet du
pèlerinage.--La Providence pour la seconde fois se manifestait en leur
faveur.

Ils offrirent les conditions suivantes: la rente non pas de sept mille
cinq cents francs mais de six mille serait dévolue au dernier survivant.
Marescot fit valoir que l'un était faible de santé. Le tempérament de
l'autre le disposait à l'apoplexie, et Mme Bordin signa le contrat,
emportée par la passion.

Bouvard en resta mélancolique. Quelqu'un désirait sa mort; et cette
réflexion lui inspira des pensées graves, des idées de Dieu, et
d'éternité.

Trois jours après M. Jeufroy les invita au repas de cérémonie qu'il
donnait une fois par an à des collègues.

Le dîner commença vers deux heures de l'après-midi, pour finir à onze du
soir. On y but du poiré, on y débita des calembours. L'abbé Pruneau
composa séance tenante un acrostiche, M. Bougon fit des tours de cartes,
et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la
galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le
lendemain.

Le curé vint le voir fréquemment. Il présentait la Religion sous des
couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste?--et Bouvard consentit
bientôt à s'approcher de la sainte table. Pécuchet, en même temps que
lui, participerait au sacrement.

Le grand jour arriva.

L'église, à cause des premières communions était pleine de monde. Les
bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu peuple
se tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-dessus de la porte.

Ce qui allait se passer tout à l'heure était inexplicable, songeait
Bouvard; mais la Raison ne suffit pas à comprendre certaines choses. De
très grands hommes ont admis celle-là. Autant faire comme eux. Et dans
une sorte d'engourdissement, il contemplait l'autel, l'encensoir, les
flambeaux, la tête un peu vide car il n'avait rien mangé--et éprouvait
une singulière faiblesse.

Pécuchet en méditant la Passion de Jésus-Christ s'excitait à des élans
d'amour. Il aurait voulu lui offrir son âme, celle des autres--et les
ravissements, les transports, les illuminations des saints, tous les
êtres, l'univers entier. Bien qu'il priât avec ferveur, les différentes
parties de la messe lui semblèrent un peu longues.

Enfin, les petits garçons s'agenouillèrent sur la première marche de
l'autel, formant avec leurs habits, une bande noire, que surmontaient
inégalement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les
remplacèrent, ayant sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient; de
loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du choeur.

Puis ce fut le tour des grandes personnes.

La première du côté de l'Évangile était Pécuchet; mais trop ému, sans
doute, il oscillait la tête de droite et de gauche. Le curé eut peine à
lui mettre l'hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les
prunelles.

Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mâchoires que sa langue
lui pendait sur la lèvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya
Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sans savoir
pourquoi, il rougit.

Après Mme Bordin communièrent ensemble Mlle de Faverges, la Comtesse,
leur dame de compagnie,--et un monsieur que l'on ne connaissait pas à
Chavignolles.

Les deux derniers furent Placquevent, et Petit l'instituteur;--quand
tout à coup on vit paraître Gorju.

Il n'avait plus de barbiche;--et il regagna sa place, les bras en croix
sur la poitrine, d'une manière fort édifiante.

Le curé harangua les petits garçons. Qu'ils aient soin plus tard de ne
point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours
leur robe d'innocence. Pécuchet regretta la sienne. Mais on remuait des
chaises; les mères avaient hâte d'embrasser leurs enfants.

Les paroissiens à la sortie, échangèrent des félicitations. Quelques-uns
pleuraient. Mme de Faverges en attendant sa voiture se tourna vers
Bouvard et Pécuchet, et présenta son futur gendre:--M. le baron de
Mahurot, ingénieur. Le comte se plaignait de ne pas les voir. Il serait
revenu la semaine prochaine. Notez-le! je vous prie. La calèche était
arrivée; les dames du château partirent. Et la foule se dispersa.

Ils trouvèrent dans leur cour un paquet au milieu de l'herbe. Le
facteur, comme la maison était close, l'avait jeté par-dessus le mur.
C'était l'ouvrage que Barberou avait promis,--Examen du Christianisme
par Louis Hervieu, ancien élève de l'École normale. Pécuchet le
repoussa. Bouvard ne désirait pas le connaître.

On lui avait répété que le sacrement le transformerait: durant plusieurs
jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il était toujours le
même; et un étonnement douloureux le saisit.

Comment! la chair de Dieu se mêle à notre chair--et elle n'y cause rien!
La pensée qui gouverne les mondes n'éclaire pas notre esprit. Le suprême
pouvoir nous abandonne à l'impuissance.

M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le Catéchisme de l'abbé Gaume.

Au contraire, la dévotion de Pécuchet s'était développée. Il aurait
voulu communier sous les deux espèces, chantait des psaumes, en se
promenant dans le corridor, arrêtait les Chavignollais pour discuter, et
les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les épaules, et
le capitaine l'appela Tartuffe. On trouvait maintenant qu'ils allaient
trop loin.

Une excellente habitude c'est d'envisager les choses comme autant de
symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier;
devant un ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux; dites-vous
dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. Pécuchet
observa cette méthode. Quand il prenait ses habits il songeait à
l'enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité s'est
revêtue. Le tic-tac de l'horloge lui rappelait les battements de son
coeur, une piqûre d'épingle les clous de la croix. Mais il eut beau se
tenir à genoux pendant des heures, et multiplier les jeûnes, et se
pressurer l'imagination, le détachement de soi-même ne se faisait pas;
impossible d'atteindre à la contemplation parfaite!

Il recourut à des auteurs mystiques: sainte Thérèse, Jean de la Croix,
Louis de Grenade, Simpoli,--et de plus modernes, Monseigneur Chaillot.
Au lieu des sublimités qu'il attendait, il ne rencontra que des
platitudes, un style très lâche, de froides images, et force
comparaisons tirées de la boutique des lapidaires.

Il apprit cependant qu'il y a une purgation active et une purgation
passive, une vision interne et une vision externe, quatre espèces
d'oraisons, neuf excellences dans l'amour, six degrés dans l'humilité,
et que la blessure de l'âme ne diffère pas beaucoup du vol spirituel.

Des points l'embarrassaient.

--Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l'on doive
remercier Dieu pour le bienfait de l'existence? Quelle mesure garder
entre la crainte indispensable au salut, et l'espérance qui ne l'est pas
moins? Où est le signe de la grâce? etc.!

Les réponses de M. Jeufroy étaient simples:--Ne vous tourmentez pas! À
vouloir tout approfondir, on court sur une pente dangereuse.

Le Catéchisme de Persévérance par Gaume avait tellement dégoûté Bouvard
qu'il prit le volume de Louis Hervieu--c'était un sommaire de l'exégèse
moderne défendu par le gouvernement. Barberou, comme républicain l'avait
acheté.

Il éveilla des doutes dans l'esprit de Bouvard--et d'abord sur le péché
originel.--Si Dieu a créé l'Homme peccable, il ne devait pas le punir;
et le mal est antérieur à la chute, puisqu'il y avait déjà, des volcans,
des bêtes féroces! Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice!

--Que voulez-vous disait le curé c'est une de ces vérités dont tout le
monde est d'accord sans qu'on puisse en fournir de preuves;--et
nous-mêmes nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de leurs
pères. Ainsi les moeurs et les lois justifient ce décret de la
Providence, que l'on retrouve dans la Nature.

Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l'enfer.

--Car tout châtiment doit viser à l'amélioration du coupable--ce qui
devient impossible avec une peine éternelle!--et combien l'endurent!
Songez donc: tous les Anciens, les juifs, les musulmans, les idolâtres,
les hérétiques et les enfants morts sans baptême, ces enfants créés par
Dieu! et dans quel but? pour les punir d'une faute, qu'ils n'ont pas
commise!

--Telle est l'opinion de saint Augustin ajouta le curé et saint Fulgence
enveloppe dans la damnation jusqu'aux foetus. L'Église, il est vrai, n'a
rien décidé à cet égard. Une remarque pourtant: ce n'est pas Dieu, mais
le pécheur qui se damne lui-même; et l'offense étant infinie, puisque
Dieu est infini, la punition doit être infinie. Est-ce tout, monsieur?

--Expliquez-moi la Trinité dit Bouvard.

--Avec plaisir!--Prenons une comparaison: les trois côtés du triangle,
ou plutôt notre âme, qui contient: être, connaître et vouloir; ce qu'on
appelle faculté chez l'Homme est personne en Dieu. Voilà le mystère.

--Mais les trois côtés du triangle ne sont pas chacun le triangle. Ces
trois facultés de l'âme ne font pas trois âmes. Et vos personnes de la
Trinité sont trois Dieux.

--Blasphème!

--Alors il n'y a qu'une personne, un Dieu, une substance affectée de
trois manières!

--Adorons sans comprendre dit le curé.

--Soit! dit Bouvard.

Il avait peur de passer pour un impie, d'être mal vu au château.

Maintenant ils y venaient trois fois la semaine--vers cinq heures--en
hiver--et la tasse de thé les réchauffait. M. le comte par ses allures
rappelait le chic de l'ancienne cour, la Comtesse placide et grasse,
montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle Yolande leur
fille, était le type de la jeune personne, l'Ange des keepsakes--et Mme
de Noares leur dame de compagnie ressemblait à Pécuchet, ayant son nez
pointu.

La première fois qu'ils entrèrent dans le salon, elle défendait
quelqu'un.

--Je vous assure qu'il est changé! Son cadeau le prouve.

Ce quelqu'un était Gorju. Il venait d'offrir aux futurs époux un
prie-Dieu gothique. On l'apporta. Les armes des deux maisons s'y
étalaient en reliefs de couleur. M. de Mahurot en parut content; et Mme
de Noares lui dit:

--Vous vous souviendrez de mon protégé!

Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d'une douzaine d'années et sa
soeur, qui en avait dix peut-être. Par les trous de leurs guenilles, on
voyait leurs membres rouges de froid. L'un était chaussé de vieilles
pantoufles, l'autre n'avait plus qu'un sabot. Leurs fronts
disparaissaient sous leurs chevelures et ils regardaient autour d'eux
avec des prunelles ardentes comme de jeunes loups effarés.

Mme de Noares conta qu'elle les avait rencontrés le matin sur la grande
route. Placquevent ne pouvait fournir aucun détail.

On leur demanda leur nom. Victor--Victorine.--Où était leur père?--En
prison.--Et avant, que faisait-il?--Rien.--Leur
pays.--Saint-Pierre.--Mais quel Saint-Pierre? Les deux petits pour toute
réponse disaient en reniflant:--Sais pas, sais pas. Leur mère était
morte et ils mendiaient.

Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner; elle
attendrit la Comtesse, piqua d'honneur le Comte, fut soutenue par
Mademoiselle, s'obstina, réussit. La femme du garde-chasse en prendrait
soin. On leur trouverait de l'ouvrage plus tard;--et comme ils ne
savaient ni lire ni écrire, Mme de Noares leur donnerait elle-même des
leçons afin de les préparer au catéchisme.

Quand M. Jeufroy venait au château, on allait quérir les deux mioches,
il les interrogeait puis faisait une conférence, où il mettait de la
prétention, à cause de l'auditoire.

Une fois, qu'il avait discouru sur les Patriarches, Bouvard en s'en
retournant avec lui et Pécuchet, les dénigra fortement.

Jacob s'est distingué par des filouteries, David par les meurtres,
Salomon par ses débauches.

L'abbé lui répondit qu'il fallait voir plus loin. Le sacrifice d'Abraham
est la figure de la Passion. Jacob une autre figure du Messie, comme
Joseph, comme le serpent d'airain, comme Moïse.

--Croyez-vous dit Bouvard, qu'il ait composé le Pentateuque?

--Oui! sans doute!

--Cependant on y raconte sa mort! même observation pour Josué--et quant
aux Juges, l'auteur nous prévient qu'à l'époque dont il fait l'histoire,
Israël n'avait pas encore de Rois. L'ouvrage fut donc écrit sous les
Rois. Les Prophètes aussi m'étonnent.

--Il va nier les Prophètes, maintenant!

--Pas du tout! mais leur esprit échauffé percevait Jéhovah sous des
formes diverses, celle d'un feu, d'une broussaille, d'un vieillard,
d'une colombe; et ils n'étaient pas certains de la Révélation puisqu'ils
demandent toujours un signe.

--Ah!--et vous avez découvert ces belles choses?...

--Dans Spinoza! À ce mot, le curé bondit.--L'avez-vous lu?

--Dieu m'en garde!

--Pourtant, monsieur, la Science!...

--Monsieur, on n'est pas savant, si l'on n'est chrétien.

La Science lui inspirait des sarcasmes.--Fera-t-elle pousser un épi de
grain, votre Science! Que savons-nous? disait-il.

Mais il savait que le monde a été créé pour nous; il savait que les
Archanges sont au-dessus des Anges;--il savait que le corps humain
ressuscitera tel qu'il était vers la trentaine.

Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui par méfiance de Louis Hervieu
écrivit à Varlot. Et Pécuchet mieux informé, demanda à M. Jeufroy des
explications sur l'Écriture.

Les six jours de la Genèse veulent dire six grandes époques. Le rapt des
vases précieux fait par les juifs aux Égyptiens doit s'entendre des
richesses intellectuelles, les Arts, dont ils avaient dérobé le secret.
Isaïe ne se dépouilla pas complètement--Nudus en latin signifiant nu
jusqu'aux hanches; ainsi Virgile conseille de se mettre nu, pour
labourer, et cet écrivain n'eût pas donné un précepte contraire à la
pudeur! Ézéchiel dévorant un livre n'a rien d'extraordinaire; ne dit-on
pas dévorer une brochure, un journal?

Mais si l'on voit partout des métaphores que deviendront les faits?
L'abbé, soutenait cependant qu'ils étaient réels.

Cette manière de les entendre parut déloyale à Pécuchet. Il poussa plus
loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la
Bible.

L'Exode nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices dans
le désert; on n'en fit aucun suivant Amos et Jérémie. Les Paralipomènes
et Esdras ne sont point d'accord sur le dénombrement du Peuple. Dans le
Deutéronome, Moïse voit le Seigneur face à face; d'après l'Exode, jamais
il ne put le voir. Où est, alors, l'inspiration?

--Motif de plus pour l'admettre répliquait en souriant M. Jeufroy. Les
imposteurs ont besoin de connivence, les sincères n'y prennent garde.
Dans l'embarras recourons à l'Église. Elle est toujours infaillible.

De qui relève l'infaillibilité?

Les conciles de Bâle et de Constance l'attribuent aux conciles. Mais
souvent les conciles diffèrent, témoin ce qui se passa pour Athanase et
pour Arius. Ceux de Florence et de Latran la décernent au pape. Mais
Adrien VI déclare que le Pape, comme un autre, peut se tromper.

Chicanes! Tout cela ne fait rien à la permanence du dogme.

L'ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations: le baptême
autrefois était réservé pour les adultes. L'extrême-onction ne fut un
sacrement qu'au IXe siècle; la Présence réelle a été décrétée au VIIIe,
le Purgatoire, reconnu au XVe, l'Immaculée Conception est d'hier.

Et Pécuchet en arriva à ne plus savoir que penser de Jésus. Trois
évangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean il paraît
s'égaler à Dieu; dans un autre du même se reconnaître son inférieur.

L'abbé ripostait par la lettre du roi Abgar, les Actes de Pilate et le
témoignage des Sibylles dont le fond est véritable. Il retrouvait la
Vierge dans les Gaules, l'annonce d'un Rédempteur en Chine, la Trinité
partout, la Croix sur le bonnet du grand lama, en Égypte au poing des
dieux;--et même il fit voir une gravure, représentant un nilomètre,
lequel était un phallus suivant Pécuchet.

M. Jeufroy consultait secrètement son ami Pruneau, qui lui cherchait des
preuves dans les auteurs. Une lutte d'érudition s'engagea; et fouetté
par l'amour-propre Pécuchet devint transcendant, mythologue.

Il comparait la Vierge à Isis, l'eucharistie au Homa des Perses, Bacchus
à Moïse, l'arche de Noé au vaisseau de Xithuros, ces ressemblances pour
lui démontraient l'identité des religions.

Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu'il n'y a qu'un
Dieu--et quand il était à bout d'arguments, l'homme à la soutane
s'écriait:--C'est un mystère!

Que signifie ce mot? Défaut de savoir; très bien. Mais s'il désigne une
chose dont le seul énoncé implique contradiction, c'est une sottise;--et
Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait dans son jardin,
l'attendait au confessionnal, le relançait dans la sacristie.

Le prêtre imaginait des ruses pour le fuir.

Un jour, qu'il était parti à Sassetot administrer quelqu'un, Pécuchet se
porta au-devant de lui sur la route, manière de rendre la conversation
inévitable.

C'était le soir, vers la fin d'août. Le ciel écarlate se rembrunit, et
un gros nuage s'y forma, régulier dans le bas, avec des volutes au
sommet.

Pécuchet d'abord, parla de choses indifférentes, puis ayant glissé le
mot martyr:

--Combien pensez-vous qu'il y en ait eu?

--Une vingtaine de millions, pour le moins.

--Leur nombre n'est pas si grand, dit Origène.

--Origène, vous savez, est suspect!

Un large coup de vent passa, inclinant l'herbe des fossés, et les deux
rangs d'ormeaux jusqu'au bout de l'horizon.

Pécuchet reprit:--On classe dans les martyrs, beaucoup d'évêques
gaulois, tués en résistant aux Barbares, ce qui n'est plus la question.

--Allez-vous défendre les Empereurs!

Suivant Pécuchet, on les avait calomniés.--L'histoire de la Légion
thébaine est une fable. Je conteste également Symphorose et ses sept
fils, Félicité et ses sept filles, et les sept vierges d'Ancyre,
condamnées au viol, bien que septuagénaires, et les onze mille vierges
de sainte Ursule, dont une compagne s'appelait Undecemilla, un nom pris
pour un chiffre,--encore plus les dix martyrs d'Alexandrie!

--Cependant!... Cependant, ils se trouvent dans des auteurs dignes de
créance.

Des gouttes d'eau tombèrent. Le curé déploya son parapluie;--et
Pécuchet, quand il fut dessous, osa prétendre que les catholiques
avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les
protestants, et les libres penseurs que tous les Romains autrefois.

L'ecclésiastique se récria:

--Mais on compte dix persécutions depuis Néron jusqu'au César Galère!

--Eh bien, et les massacres des Albigeois! et la Saint-Barthélemy! et la
Révocation de l'édit de Nantes!

--Excès déplorables sans doute mais vous n'allez pas comparer ces
gens-là à saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule de
missionnaires.

--Pardon! je vous rappellerai Hypatie, Jérôme de Prague, Jean Huss,
Bruno, Vanini, Anne Du Bourg!

La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu'ils
rebondissaient du sol, comme de petites fusées blanches. Pécuchet et M.
Jeufroy marchaient avec lenteur serrés l'un contre l'autre, et le curé
disait:

--Après des supplices abominables, on les jetait dans des chaudières!

--L'Inquisition employait de même la torture, et elle vous brûlait très
bien.

--On exposait les dames illustres dans les lupanars!

--Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent décents?

--Et notez que les chrétiens n'avaient rien fait contre l'État!

--Les Huguenots pas davantage!

Le vent chassait, balayait la pluie dans l'air. Elle claquait sur les
feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel couleur de boue se
confondait avec les champs dénudés, la moisson étant finie. Pas un toit.
Au loin seulement, la cabane d'un berger.

Le maigre paletot de Pécuchet n'avait plus un fil de sec. L'eau coulait
le long de son échine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, dans
ses yeux, malgré la visière de la casquette Amoros. Le curé, en portant
d'un bras la queue de sa soutane, se découvrait les jambes, et les
pointes de son tricorne crachaient l'eau sur ses épaules comme des
gargouilles de cathédrale.

Il fallut s'arrêter, et tournant leur dos à la tempête, ils restèrent
face à face, ventre contre ventre, en tenant à quatre mains le parapluie
qui oscillait.

M. Jeufroy n'avait pas interrompu la défense des catholiques.

--Ont-ils crucifié vos protestants, comme le fut saint Siméon, ou fait
dévorer un homme par deux tigres comme il advint à saint Ignace?

--Mais comptez-vous pour quelque chose, tant de femmes séparées de leurs
maris, d'enfants arrachés à leurs mères! Et les exils des pauvres, à
travers la neige, au milieu des précipices! On les entassait dans les
prisons; à peine morts on les traînait sur la claie.

L'abbé ricana:--Vous me permettrez de n'en rien croire! Et nos martyrs à
nous sont moins douteux. Sainte Blandine a été livrée dans un filet à
une vache furieuse. Sainte Julie périt assommée de coups. Saint Taraque,
saint Probus et saint Andronic, on leur a brisé les dents avec un
marteau, déchiré les côtes avec des peignes de fer, traversé les mains
avec des clous rougis, enlevé la peau du crâne!

--Vous exagérez dit Pécuchet. La mort des martyrs était dans ce temps-là
une amplification de rhétorique!

--Comment de la rhétorique?

--Mais oui! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l'histoire. Les
catholiques en Irlande éventrèrent des femmes enceintes pour prendre
leurs enfants!

--Jamais.

--Et les donner aux pourceaux!

--Allons donc!

--En Belgique, ils les enterraient toutes vives.

--Quelle plaisanterie.

--On a leurs noms!

--Et quand même objecta le Prêtre, en secouant de colère son parapluie
on ne peut les appeler des martyrs. Il n'y en a pas en dehors de
l'Église.

--Un mot. Si la valeur du martyr dépend de la doctrine, comment
servirait-il à en démontrer l'excellence?

La pluie se calmait; jusqu'au village ils ne parlèrent plus.

Mais, sur le seuil du presbytère, l'Abbé dit:

--Je vous plains! véritablement, je vous plains!

Pécuchet conta de suite à Bouvard son altercation. Elle lui avait causé
une malveillance antireligieuse;--et une heure après, assis devant un
feu de broussailles, il lisait le Curé Meslier. Ces négations lourdes le
choquèrent; puis se reprochant d'avoir méconnu, peut-être, des héros, il
feuilleta dans la Biographie, l'histoire des martyrs les plus illustres.

Quelles clameurs du Peuple, quand ils entraient dans l'arène!--et si les
lions et les jaguars étaient trop doux, du geste et de la voix ils les
excitaient à s'avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire
debout le regard au ciel;--sainte Perpétue renoua ses cheveux pour ne
point paraître affligée.--Pécuchet se mit à réfléchir--La fenêtre était
ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d'étoiles brillaient--Il devait se
passer dans leur âme des choses dont nous n'avons plus l'idée, une joie,
un spasme divin?--Et Pécuchet à force d'y rêver dit qu'il comprenait
cela, aurait fait comme eux.

--Toi?

--Certainement.

--Pas de blagues! Crois-tu oui, ou non?

--Je ne sais.

Il alluma une chandelle--puis ses yeux tombant sur le crucifix dans
l'alcôve:--Combien de misérables ont recouru à celui-là! et après un
silence: On l'a dénaturé! c'est la faute de Rome: la politique du
Vatican!

Mais Bouvard admirait l'Église pour sa magnificence, et aurait souhaité
au moyen âge être un cardinal.--J'aurais eu bonne mine sous la pourpre,
conviens-en!

La casquette de Pécuchet posée devant les charbons n'était pas sèche
encore. Tout en l'étirant, il sentit quelque chose dans la doublure, et
une médaille de saint Joseph tomba. Ils furent troublés, le fait leur
paraissant inexplicable.

Mme de Noares voulut savoir de Pécuchet s'il n'avait pas éprouvé comme
un changement, un bonheur, et se trahit par ses questions. Une fois,
pendant qu'il jouait au billard, elle lui avait cousu la médaille dans
sa casquette.

Évidemment, elle l'aimait; ils auraient pu se marier: elle était veuve;
et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-être eût fait le bonheur de
sa vie.

Bien qu'il se montrât plus religieux que M. Bouvard, elle l'avait dédié
à saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions.

Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les
indulgences qu'ils procurent, l'effet des reliques, les privilèges des
eaux saintes. Sa montre était retenue par une chaînette qui avait touché
aux liens de saint Pierre. Parmi ses breloques luisait une perle d'or, à
l'imitation de celle qui contient dans l'église d'Allouagne une larme de
Notre-Seigneur. Un anneau à son petit doigt enfermait des cheveux du
curé d'Ars;--et comme elle cueillait des simples pour les malades, sa
chambre ressemblait à une sacristie et à une officine d'apothicaire.

Son temps se passait à écrire des lettres, à visiter les pauvres, à
dissoudre des concubinages, à répandre des photographies du Sacré-Coeur.
Un monsieur devait lui envoyer de la Pâte des martyrs: mélange de cire
pascale et de poussière humaine prise aux catacombes, et qui s'emploie
dans les cas désespérés en mouches ou en pilules. Elle en promit à
Pécuchet.

Il parut choqué d'un tel matérialisme.

Le soir, un valet du château lui apporta une hottée d'opuscules,
relatant des paroles pieuses du grand Napoléon, des bons mots de curé
dans les auberges, des morts effrayantes advenues à des impies. Mme de
Noares savait tout cela par coeur, avec une infinité de miracles.

Elle en contait de stupides--des miracles sans but, comme si Dieu les
eût faits pour ébahir le monde. Sa grand'mère, à elle-même, avait serré
dans une armoire des pruneaux couverts d'un linge, et quand on ouvrit
l'armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la
croix.--Expliquez-moi cela. C'était son mot après ses histoires, qu'elle
soutenait avec un entêtement de bourrique, bonne femme d'ailleurs, et
d'humeur enjouée.

Une fois pourtant, elle sortit de son caractère. Bouvard lui contestait
le miracle de Pezilla: un compotier où l'on avait caché des hosties
pendant la Révolution se dora de lui-même--tout seul.

Peut-être y avait-il, au fond, un peu de couleur jaune provenant de
l'humidité?

--Mais non! je vous répète que non! La dorure a pour cause le contact de
l'Eucharistie et elle donna en preuve l'attestation des évêques. C'est,
disent-ils, comme un bouclier, un... un palladium sur le diocèse de
Perpignan. Demandez plutôt à M. Jeufroy!

Bouvard n'y tint plus; et ayant repassé son Louis Hervieu, emmena
Pécuchet.

L'ecclésiastique finissait de dîner. Reine offrit des sièges, et sur un
geste, alla prendre deux petits verres qu'elle emplit de Rosolio.

Après quoi, Bouvard exposa ce qui l'amenait.

L'abbé ne répondit pas franchement. Tout est possible à Dieu--et les
miracles sont une preuve de la Religion.

--Cependant, il y a des lois.

--Cela n'y fait rien. Il les dérange pour instruire, corriger.

--Que savez-vous s'il les dérange? répliqua Bouvard. Tant que la Nature
suit sa routine, on n'y pense pas; mais dans un phénomène
extraordinaire, nous voyons la main de Dieu.

--Elle peut y être dit l'ecclésiastique et quand un événement se trouve
certifié par des témoins...

--Les témoins gobent tout, car il y a de faux miracles!

Le prêtre devint rouge.--Sans doute... quelquefois.

--Comment les distinguer des vrais? Et si les vrais donnés en preuves
ont eux-mêmes besoin de preuves, pourquoi en faire?

Reine intervint, et prêchant comme son maître, dit qu'il fallait obéir.

--La vie est un passage, mais la mort est éternelle!

--Bref ajouta Bouvard, en lampant le Rosolio, les miracles d'autrefois
ne sont pas mieux démontrés que les miracles d'aujourd'hui; des raisons
analogues défendent ceux des chrétiens et des païens.

Le curé jeta sa fourchette sur la table.--Ceux-là étaient faux, encore
un coup!--Pas de miracles en dehors de l'Église!

--Tiens se dit Pécuchet même argument que pour les martyrs: la doctrine
s'appuie sur les faits et les faits sur la doctrine.

M. Jeufroy, ayant bu un verre d'eau, reprit:

--Tout en les niant, vous y croyez. Le monde, que convertissent douze
pêcheurs, voilà, il me semble, un beau miracle?

--Pas du tout! Pécuchet en rendait compte d'une autre manière. Le
monothéisme vient des Hébreux, la Trinité des Indiens. Le Logos est à
Platon, la Vierge-mère à l'Asie.

N'importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait que le
christianisme pût avoir humainement la moindre raison d'être, bien qu'il
en vît chez tous les peuples, des prodromes ou des déformations.
L'impiété railleuse du XVIIIe siècle, il l'eût tolérée; mais la critique
moderne avec sa politesse, l'exaspérait.

--J'aime mieux l'athée qui blasphème que le sceptique qui ergote!

Puis il les regarda d'un air de bravade, comme pour les congédier.

Pécuchet s'en retourna mélancolique. Il avait espéré l'accord de la Foi
et de la Raison.

Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu:

Pour connaître l'abîme qui les sépare, opposez leurs axiomes:

La Raison vous dit: Le tout enferme la partie; et la Foi vous répond par
la substantiation. Jésus communiant avec ses apôtres, avait son corps
dans sa main, et sa tête dans sa bouche.

La Raison vous dit: On n'est pas responsable du crime des autres--et la
Foi vous répond par le Péché originel.

La Raison vous dit: Trois c'est trois--et la Foi déclare que: Trois
c'est un.

Et ils ne fréquentèrent plus l'abbé.

C'était l'époque de la guerre d'Italie. Les honnêtes gens tremblaient
pour le Pape. On tonnait contre Emmanuel. Mme de Noares allait jusqu'à
lui souhaiter la mort.

Bouvard et Pécuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du
salon tournait devant eux et qu'ils se miraient en passant dans les
hautes glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les allées, où
tranchait sur la verdure le gilet rouge d'un domestique, ils éprouvaient
un plaisir; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux paroles qui
s'y débitaient.

Le comte leur prêta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en
développait les principes, devant un cercle d'intimes: Hurel, le curé,
le juge de paix, le notaire et le baron son futur gendre, qui venait de
temps à autre pour vingt-quatre heures au château.

--Ce qu'il y a d'abominable disait le comte c'est l'esprit de 89!
D'abord on conteste Dieu, ensuite, on discute le gouvernement, puis
arrive la liberté; liberté d'injures, de révolte, de jouissances, ou
plutôt de pillage. Si bien que la Religion et le Pouvoir doivent
proscrire les indépendants, les hérétiques. On criera sans doute, à la
Persécution! comme si les bourreaux persécutaient les criminels. Je me
résume. Point d'État sans Dieu! la Loi ne pouvant être respectée que si
elle vient d'en haut; et actuellement il ne s'agit pas des Italiens mais
de savoir qui l'emportera de la Révolution ou du Pape, de Satan ou de
Jésus-Christ!

M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le
juge de paix en dodelinant la tête. Bouvard et Pécuchet regardaient le
plafond, Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les
pauvres--et M. de Mahurot près de sa fiancée, parcourait les feuilles.

Puis, il y avait des silences, où chacun semblait plongé dans la
recherche d'un problème. Napoléon III n'était plus un Sauveur, et même
il donnait un exemple déplorable, en laissant aux Tuileries, les maçons
travailler le dimanche.

--On ne devrait pas permettre était la phrase ordinaire de M. le Comte.
Économie sociale, beaux-arts, littérature, histoire, doctrines
scientifiques, il décidait de tout, en sa qualité de chrétien et de père
de famille;--et plût à Dieu que le gouvernement à cet égard eût la même
rigueur qu'il déployait dans sa maison. Le Pouvoir seul est juge des
dangers de la science; répandue trop largement elle inspire au peuple
des ambitions funestes. Il était plus heureux, ce pauvre peuple, quand
les seigneurs et les évêques tempéraient l'absolutisme du roi. Les
industriels maintenant l'exploitent. Il va tomber en esclavage!

Et tous regrettaient l'ancien régime, Hurel par bassesse, Coulon par
ignorance, Marescot, comme artiste.

Bouvard une fois chez lui, se retrempait avec La Mettrie, d'Holbach,
etc.--et Pécuchet s'éloigna d'une religion, devenue un moyen de
gouvernement. M. de Mahurot avait communié pour séduire mieux ces dames
et s'il pratiquait, c'était à cause des domestiques.

Mathématicien et dilettante, jouant des valses sur le piano, et
admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon goût;
ce qu'on rapporte des abus féodaux, de l'Inquisition ou des Jésuites,
préjugés, et il vantait le Progrès, bien qu'il méprisât tout ce qui
n'était pas gentilhomme ou sorti de l'École Polytechnique.

M. Jeufroy, de même, leur déplaisait. Il croyait aux sortilèges, faisait
des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les idiomes sont
dérivés de l'hébreu; sa rhétorique manquait d'imprévu; invariablement,
c'était le cerf aux abois, le miel et l'absinthe, l'or et le plomb, des
parfums, des urnes--et l'âme chrétienne, comparée au soldat qui doit
dire en face du Péché: Tu ne passes pas!

Pour éviter ses conférences, ils arrivaient au château le plus tard
possible.

Un jour pourtant, ils l'y trouvèrent.

Depuis une heure, il attendait ses deux élèves. Tout à coup Mme de
Noares entra.

--La petite a disparu. J'amène Victor. Ah! le malheureux.

Elle avait saisi dans sa poche, un dé d'argent perdu depuis trois jours,
puis suffoquée par les sanglots:--Ce n'est pas tout! ce n'est pas tout!
Pendant que je le grondais, il m'a montré son derrière! Et avant que le
Comte et la Comtesse aient rien dit: Du reste, c'est de ma faute,
pardonnez-moi!

Elle leur avait caché que les deux orphelins étaient les enfants de
Touache, maintenant au bagne.

Que faire?

Si le Comte les renvoyait, ils étaient perdus--et son acte de charité
passerait pour un caprice.

M. Jeufroy ne fut pas surpris. L'homme étant corrompu naturellement il
fallait le châtier pour l'améliorer.

Bouvard protesta. La douceur valait mieux.

Mais le Comte, encore une fois s'étendit sur le bras de fer,
indispensable aux enfants, comme pour les peuples. Ces deux-là étaient
pleins de vices, la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol,
après tout on l'excuserait, l'insolence jamais, l'éducation devant être
l'école du respect.

Donc Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne
fessée immédiatement.

M. de Mahurot, qui avait à lui dire quelque chose, se chargea de la
commission. Il prit un fusil dans l'antichambre et appela Victor, resté
au milieu de la cour, la tête basse:

--Suis-moi dit le Baron.

Comme la route pour aller chez le garde, détournait peu de Chavignolles,
M. Jeufroy, Bouvard et Pécuchet l'accompagnèrent.

À cent pas du château, il les pria de ne plus parler, tant qu'il
longerait le bois.

Le terrain dévalait jusqu'au bord de la rivière, où se dressaient de
grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d'or sous le soleil
couchant. En face les verdures des collines se couvraient d'ombre. Un
air vif soufflait.

Des lapins sortirent de leurs terriers, et broutaient le gazon.

Un coup de feu partit, un deuxième, un autre,--et les lapins sautaient,
déboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir, et haletait trempé
de sueur.

--Tu arranges bien tes nippes dit le baron.--Sa blouse en loques avait
du sang.

La vue du sang répugnait à Bouvard. Il n'admettait pas qu'on en pût
verser.

M. Jeufroy reprit:

--Les circonstances quelquefois l'exigent. Si ce n'est pas le coupable
qui donne le sien, il faut celui d'un autre,--vérité que nous enseigne
la Rédemption.

Suivant Bouvard, elle n'avait guère servi, presque tous les hommes étant
damnés, malgré le sacrifice de Notre-Seigneur.

--Mais quotidiennement, il le renouvelle dans l'Eucharistie.

--Et le miracle dit Pécuchet se fait avec des mots, quelle que soit
l'indignité du Prêtre!

--Là est le mystère, monsieur!

Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tâchait même d'y
toucher.

--À bas les pattes! Et M, de Mahurot prit un sentier sous bois.

L'ecclésiastique avait Pécuchet d'un côté, Bouvard de l'autre--et il lui
dit:

--Attention, vous savez: _Debetur pueris_.

Bouvard l'assura qu'il s'humiliait devant le Créateur, mais était
indigné qu'on en fît un homme. On redoute sa vengeance, on travaille
pour sa gloire; il a toutes les vertus, un bras, un oeil, une politique,
une habitation. Notre Père qui êtes aux cieux, qu'est-ce que cela veut
dire?

Et Pécuchet ajouta:

--Le monde s'est élargi; la terre n'en fait plus le centre. Elle roule
dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dépassent en
grandeur, et ce rapetissement de notre globe procure de Dieu un idéal
plus sublime. Donc la Religion devait changer. Le Paradis est quelque
chose d'enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours
chantant--et qui regardent d'en haut les tortures des damnés. Quand on
songe que le christianisme a pour base une pomme!

Le curé se fâcha.--Niez la Révélation, ce sera plus simple.

--Comment voulez-vous que Dieu ait parlé? dit Bouvard.

--Prouvez qu'il n'a pas parlé! disait Jeufroy.

--Encore une fois, qui vous l'affirme?

--L'Église!

--Beau témoignage!

Cette discussion ennuyait M. de Mahurot;--et tout en marchant:

--Écoutez donc le curé! il en sait plus que vous!

Bouvard et Pécuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin,
puis à la Croix-Verte:--Bien le bonsoir.

--Serviteur dit le baron.

Tout cela serait conté à M. de Faverges; et peut-être qu'une rupture
s'en suivrait? tant pis! Ils se sentaient méprisés par ces nobles; on ne
les invitait jamais à dîner; et ils étaient las de Mme de Noares avec
ses continuelles remontrances.

Ils ne pouvaient cependant garder le De Maistre;--et une quinzaine après
ils retournèrent au château, croyant n'être pas reçus.

Ils le furent.

Toute la famille se trouvait dans le boudoir, Hurel y compris, et par
extraordinaire Foureau.

La correction n'avait point corrigé Victor. Il refusait d'apprendre son
catéchisme; et Victorine proférait des mots sales. Bref le garçon irait
aux Jeunes Détenus, la petite fille dans un couvent. Foureau s'était
chargé des démarches, et il s'en allait quand la Comtesse le rappela.

On attendait M. Jeufroy, pour fixer ensemble la date du mariage qui
aurait lieu à la mairie, bien avant de se faire à l'église, afin de
montrer que l'on honnissait le mariage civil.

Foureau tâcha de le défendre. Le Comte et Hurel l'attaquèrent. Qu'était
une fonction municipale près d'un sacerdoce!--et le Baron ne se fût pas
cru marié s'il l'eût été, seulement devant une écharpe tricolore.

--Bravo! dit M. Jeufroy, qui entrait. Le mariage étant établi par
Jésus...

Pécuchet l'arrêta.--Dans quel évangile? Aux temps apostoliques on le
considérait si peu, que Tertulien le compare à l'adultère.

--Ah! par exemple!

--Mais oui! et ce n'est pas un sacrement! Il faut au sacrement un signe.
Montrez-moi le signe, dans le mariage! Le curé eut beau répondre qu'il
figurait l'alliance de Dieu avec l'Église. Vous ne comprenez plus le
christianisme! et la Loi...

--Elle en garde l'empreinte dit M. de Faverges; sans lui, elle
autoriserait la Polygamie!

Une voix répliqua: Où serait le mal?

C'était Bouvard, à demi caché par un rideau. On peut avoir plusieurs
épouses, comme les patriarches, les mormons, les musulmans et néanmoins
être honnête homme!

--Jamais s'écria le Prêtre! l'honnêteté consiste à rendre ce qui est dû.
Nous devons hommage à Dieu. Or qui n'est pas chrétien, n'est pas
honnête!

--Autant que d'autres dit Bouvard.

Le comte croyant voir dans cette repartie une atteinte à la Religion
l'exalta. Elle avait affranchi les esclaves.

Bouvard fit des citations, prouvant le contraire:

--Saint Paul leur recommande d'obéir aux maîtres comme à Jésus.--Saint
Ambroise nomme la servitude un don de Dieu.--Le Lévitique, l'Exode et
les Conciles l'ont sanctionnée.--Bossuet la classe pari le droit des
gens.--Et Mgr Bouvier l'approuve.

Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait développé la
civilisation.

--Et la paresse, en faisant de la Pauvreté, une vertu!

--Cependant, monsieur, la morale de l'Évangile?

--Eh! eh! pas si morale! Les ouvriers de la dernière heure sont autant
payés que ceux de la première. On donne à celui qui possède, et on
retire à celui qui n'a pas. Quant au précepte de recevoir des soufflets
sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les
poltrons et les coquins.

Le scandale redoubla, quand Pécuchet eut déclaré qu'il aimait autant le
Bouddhisme.

Le prêtre éclata de rire.--Ah! ah! ah! le Bouddhisme.

Mme de Noares leva les bras.--Le Bouddhisme!

--Comment,--le Bouddhisme? répétait le comte.

--Le connaissez-vous? dit Pécuchet à M. Jeufroy, qui s'embrouilla.

--Eh bien, sachez-le! mieux que le christianisme, et avant lui, il a
reconnu le néant des choses terrestres. Ses pratiques sont austères, ses
fidèles plus nombreux que tous les chrétiens, et pour l'incarnation,
Vischnou n'en a pas une, mais neuf! Ainsi, jugez!

--Des mensonges de voyageurs dit Mme de Noares.

--Soutenus par les francs-maçons ajouta le curé.

Et tous parlant à la fois:--Allez donc--Continuez!--Fort joli!--Moi, je
le trouve drôle--Pas possible si bien que Pécuchet exaspéré, déclara
qu'il se ferait bouddhiste!

--Vous insultez des chrétiennes! dit le Baron. Mme de Noares s'affaissa
dans un fauteuil. La Comtesse et Yolande se taisaient. Le comte roulait
des yeux; Hurel attendait des ordres. L'abbé, pour se contenir, lisait
son bréviaire.

Cet exemple apaisa M. de Faverges; et considérant les deux
bonshommes:--Avant de blâmer l'Évangile, et quand on a des taches dans
sa vie, il est certaines réparations...

--Des réparations?

--Des taches?

--Assez, messieurs! vous devez me comprendre! Puis s'adressant à
Fourreau: Sorel est prévenu! Allez-y! Et Bouvard et Pécuchet se
retirèrent sans saluer.

Au bout de l'avenue, ils exhalèrent tous les trois, leur ressentiment.
On me traite en domestique grommelait Foureau;--et les autres
l'approuvant, malgré le souvenir des hémorroïdes, il avait pour eux
comme de la sympathie.

Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L'homme qui les
commandait se rapprocha; c'était Gorju. On se mit à causer. Il
surveillait le cailloutage de la route votée en 1848, et devait cette
place à M. de Mahurot, l'ingénieur, celui qui doit épouser Mlle de
Faverges! Vous sortez de là-bas, sans doute?

--Pour la dernière fois! dit brutalement Pécuchet.

Gorju prit un air naïf.--Une brouille? tiens, tiens!

Et s'ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tourné les talons,
ils auraient compris qu'il en flairait la cause.

Un peu plus loin, ils s'arrêtèrent devant un enclos de treillage, qui
contenait des loges à chien, et une maisonnette en tuiles rouges.

Victorine était sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du
garde parut.

Sachant pourquoi le maire venait, elle héla Victor.

Tout d'avance, était prêt, et leur trousseau dans deux mouchoirs, que
fermaient des épingles. Bon voyage leur dit-elle, heureuse de n'avoir
plus cette vermine!

Était-ce leur faute, s'ils étaient nés d'un père forçat! Au contraire
ils semblaient très doux, ne s'inquiétaient pas même de l'endroit où on
les menait.

Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher devant eux.

Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras,
comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois;
et Pécuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure,
regrettait de n'avoir pas une enfant pareille. Élevée en d'autres
conditions, elle serait charmante plus tard: quel bonheur que de la voir
grandir, d'entendre tous les jours son ramage d'oiseau, quand il le
voudrait de l'embrasser;--et un attendrissement, lui montant du coeur
aux lèvres, humecta ses paupières, l'oppressait un peu.

Victor comme un soldat, s'était mis son bagage sur le dos. Il
sifflait--jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait
sous les arbres, pour se couper des badines--Foureau le rappela; et
Bouvard, en le retenant par la main jouissait de sentir dans la sienne
ces doigts d'enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne
demandait qu'à se développer librement, comme une fleur en plein air! et
il pourrirait entre des murs avec des leçons, des punitions, un tas de
bêtises! Bouvard fut saisi par une révolte de la pitié, une indignation
contre le sort, une de ces rages où l'on veut détruire le gouvernement.

--Galope! dit-il. Amuse-toi! jouis de ton reste!

Le gamin s'échappa.

Sa soeur et lui coucheraient à l'auberge--et dès l'aube, le messager de
Falaise prendrait Victor pour le descendre au pénitencier de
Beaubourg--une religieuse de l'orphelinat de Grand-Camp emmènerait
Victorine.

Foureau, ayant donné ces détails, se replongea dans ses pensées. Mais
Bouvard voulut savoir combien pouvait coûter l'entretien des deux
mioches.

--Bah!... L'affaire, peut-être, de trois cents francs! Le comte m'en a
remis vingt-cinq pour les premiers débours! Quel pingre!

Et gardant sur le coeur, le mépris de son écharpe, Foureau hâtait le
pas, silencieusement.

Bouvard murmura:

--Ils me font de la peine. Je m'en chargerais bien!

--Moi aussi dit Pécuchet, la même idée leur étant venue.

Il existait sans doute des empêchements?

--Aucun! répliqua Foureau. D'ailleurs il avait le droit comme maire de
confier à qui bon lui semblait les enfants abandonnés.--Et après une
longue hésitation:--Eh bien oui! prenez-les! ça le fera bisquer.

Bouvard et Pécuchet les emmenèrent.

En rentrant chez eux, ils trouvèrent au bas de l'escalier, sous la
madone, Marcel à genoux, et qui priait avec ferveur. La tête renversée,
les yeux demi clos, et dilatant son bec-de-lièvre, il avait l'air d'un
fakir en extase.

--Quelle brute! dit Bouvard.

--Pourquoi? Il assiste peut-être à des choses que tu lui jalouserais si
tu pouvais les voir. N'y a-t-il pas deux mondes, tout à fait distincts?
L'objet d'un raisonnement a moins de valeur que la manière de raisonner.
Qu'importe la croyance! Le principal est de croire.

Telles furent à la remarque de Bouvard les objections de Pécuchet.




CHAPITRE X


Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l'Éducation--et leur
système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique,--et
d'après la méthode expérimentale suivre le développement de la Nature.
Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu'ils avaient
appris.

Bien qu'ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un
Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux
intempéries, et même qu'ils portassent des chaussures trouées afin de
prévenir les rhumes. Bouvard s'y opposa.

Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher. Elle
avait pour meubles deux lits de sangle, deux cuvettes, un broc.
L'oeil-de-boeuf s'ouvrait au-dessus de leur tête; et des araignées
couraient le long du plâtre.

Souvent, ils se rappelaient l'intérieur d'une cabane où l'on se
disputait. Une nuit, leur père était rentré avec du sang aux mains.
Quelque temps après les gendarmes étaient venus. Ensuite ils avaient
logé dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur
mère. Elle était morte; une charrette les avait emmenés; on les battait
beaucoup, ils s'étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre,
Mme de Noares, Sorel, et sans se demander pourquoi cette autre maison,
ils s'y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible quand au
bout de huit mois les leçons recommencèrent.

Bouvard se chargea de la petite. Pécuchet du gamin.

Victor distinguait ses lettres, mais n'arrivait pas à former les
syllabes. Il en bredouillait, s'arrêtait tout à coup, et avait l'air
idiot. Victorine posait des questions. D'où vient que ch dans orchestre
a le son d'un q et celui d'un k dans archéologie? On doit par moments
joindre deux voyelles, d'autres fois les détacher. Tout cela n'est pas
juste. Elle s'indignait.

Les maîtres professaient à la même heure; dans leurs chambres
respectives--et la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée, une
profonde et deux aiguës composaient un charivari abominable. Pour en
finir et stimuler les mioches par l'émulation, ils eurent l'idée de les
faire travailler ensemble dans le muséum; et on aborda l'écriture.

Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple. Mais la
position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser; leurs pages
tombaient, les plumes se fendaient, l'encre se renversait.

Victorine en de certains jours, allait bien pendant cinq minutes puis
traçait des griffonnages; et prise de découragement restait les yeux au
plafond. Victor ne tardait pas à s'endormir, vautré au milieu du bureau.

Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte nuit aux jeunes
cervelles.--Arrêtons-nous dit Bouvard.

Rien n'est stupide comme de faire apprendre par coeur; mais si on
n'exerce pas la mémoire, elle s'atrophiera;--et ils leur serinèrent les
premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui
thésaurise, le loup qui mange l'agneau, le lion qui prend toutes les
parts.

Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement leur
donner?

Jean-Jacques, dans Émile conseille au gouverneur de faire faire à
l'élève ses jouets lui-même en l'aidant un peu, sans qu'il s'en doute.
Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une
balle.

Ils passèrent aux jeux instructifs, tels que des découpures, un verre
ardent. Pécuchet leur montra son microscope;--et la chandelle étant
allumée, Bouvard dessinait avec l'ombre de ses doigts un lièvre ou un
cochon sur la muraille. Le public s'en fatigua.

Des auteurs exaltent comme plaisir, un déjeuner champêtre, une partie de
bateau; était-ce praticable, franchement? Fénelon recommande de temps à
autre une conversation innocente. Impossible d'en imaginer une seule!

Ils revinrent aux leçons; et les boules à facettes, les rayures, le
bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un
stratagème.

Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom
d'un plat: bientôt il lut couramment dans le Cuisinier français.
Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si pour l'avoir,
elle écrivait à la couturière: en moins de trois semaines elle accomplit
ce prodige. C'était courtiser leurs défauts, moyen pernicieux mais qui
avait réussi.

Maintenant qu'ils savaient écrire et lire, que leur apprendre? Autre
embarras. Les filles n'ont pas besoin d'être savantes comme les garçons.
N'importe! on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur
bagage se bornant à des sottises mystiques.

Convient-il de leur enseigner les langues? L'espagnol et l'italien
prétend le Cygne de Cambrais ne servent qu'à lire des ouvrages
dangereux. Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n'aurait
que faire de ces idiomes; tandis que l'anglais est d'un usage plus
commun. Pécuchet en étudia les règles, et il démontrait, avec sérieux,
la façon d'émettre le th comme cela, tiens--the, the, the!

Mais avant d'instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes.
On les devine par la Phrénologie. Ils s'y plongèrent. Puis voulurent en
vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la bosse
de la bienveillance, de l'imagination, de la vénération et celle de
l'énergie amoureuse; vulgo: érotisme.

On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et
l'enthousiasme, joints à l'esprit de ruse.

Tels étaient leurs caractères.

Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaître chez l'un comme
l'autre le penchant à l'amitié;--et charmés de la découverte, ils
s'embrassèrent avec attendrissement.

Leur examen, ensuite, porta sur Marcel.

Son plus grand défaut et qu'ils n'ignoraient pas, était un extrême
appétit. Néanmoins, Bouvard et Pécuchet furent effrayés en constatant
au-dessus du pavillon de l'oreille, à la hauteur de l'oeil, l'organe de
l'alimentivité. Avec l'âge leur domestique deviendrait peut-être comme
cette femme de la Salpêtrière, qui mangeait quotidiennement huit livres
de pain, engloutit une fois douze potages--et une autre, soixante bols
de café. Ils ne pourraient y suffire.

Les têtes de leurs élèves n'avaient rien de curieux. Ils s'y prenaient
mal sans doute? Un moyen très simple développa leur expérience. Les
jours de marché ils se faufilaient au milieu des paysans sur la Place,
entre les sacs d'avoine, les paniers de fromages, les veaux, les
chevaux, insensibles aux bousculades--et quand ils trouvaient un jeune
garçon, avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but
scientifique.

Le plus grand nombre ne répondait même pas. D'autres croyant qu'il
s'agissait d'une pommade pour la teigne refusaient vexés--quelques-uns
par indifférence se laissaient emmener sous le porche de l'église, où
l'on serait tranquille.

Un matin que Bouvard et Pécuchet commençaient leur manoeuvre le curé,
tout à coup, parut; et voyant ce qu'ils faisaient accusa la phrénologie
de pousser au matérialisme et au fatalisme. Le voleur, l'assassin,
l'adultère, n'ont plus qu'à rejeter leurs crimes sur la faute de leurs
bosses.

Bouvard objecta que l'organe prédispose à l'action, sans pourtant vous y
contraindre. De ce qu'un homme a le germe d'un vice, rien ne prouve
qu'il sera vicieux. Du reste, j'admire les orthodoxes; ils soutiennent
les idées innées, et repoussent les penchants. Quelle contradiction!

Mais la Phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l'omnipotence divine, et
il était malséant de la pratiquer à l'ombre du saint-lieu, en face même
de l'autel. Retirez-vous! non! retirez-vous.

Ils s'établirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation
Bouvard et Pécuchet allaient jusqu'à régaler les parents d'une barbe ou
d'une frisure.

Le docteur, un après-midi vint s'y faire couper les cheveux. En
s'asseyant dans le fauteuil, il aperçut reflétés par la glace, les deux
phrénologues, qui promenaient leurs doigts sur des caboches d'enfant.

--Vous en êtes à ces bêtises-là? dit-il.

--Pourquoi, bêtises?

Vaucorbeil eut un sourire méprisant; puis affirma qu'il n'y avait point
dans le cerveau plusieurs organes. Ainsi, tel homme digère un aliment
que ne digère pas tel autre. Faut-il supposer dans l'estomac autant
d'estomacs qu'il s'y trouve de goûts?

Cependant, un travail délasse d'un autre, un effort intellectuel ne tend
pas à la fois, toutes les facultés. Chacune a donc un siège distinct.

--Les anatomistes ne l'ont pas rencontré dit Vaucorbeil.

--C'est qu'ils ont mal disséqué reprit Pécuchet.

--Comment?

--Eh! oui! Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des
parties, phrase d'un livre--qu'il se rappelait. Voilà une balourdise!
s'écria le médecin. Le crâne ne se moule pas sur le cerveau, l'extérieur
sur l'intérieur. Gall se trompe et je vous défie de légitimer sa
doctrine, en prenant au hasard, trois personnes dans la boutique.

La première était une paysanne, avec de gros yeux bleus.

Pécuchet, dit en l'observant:

--Elle a beaucoup de mémoire.

Son mari attesta le fait, et s'offrit lui-même à l'exploration.

--Oh! vous mon brave, on vous conduit difficilement.

D'après les autres il n'y avait point dans le monde un pareil têtu.

La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand-mère.

Pécuchet déclara qu'il devait chérir la musique.

--Je crois bien! dit la bonne femme montre à ces messieurs pour voir!

Il tira de sa blouse une guimbarde--et se mit à souffler dedans. Un
fracas s'éleva. C'était la porte, claquée violemment par le docteur qui
s'en allait.

Ils ne doutèrent plus d'eux-mêmes, et appelant les deux élèves
recommencèrent l'analyse de leur boîte osseuse.

Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération--mais
son frère avait un crâne déplorable! une éminence très forte dans
l'angle mastoïdien des pariétaux indiquait l'organe de la destruction,
du meurtre;--et plus bas, un renflement était le signe de la convoitise,
du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours.

Il faudrait comprendre le sens des mots; ce qu'on appelle la combativité
implique le dédain de la mort. S'il fait des homicides, il peut de même
produire des sauvetages. L'acquisivité englobe le tact des filous et
l'ardeur des commerçants. L'irrévérence est parallèle à l'esprit de
critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct se dédouble
en deux parties, une mauvaise, une bonne; on détruira la seconde en
cultivant la première; et par cette méthode, un enfant audacieux, loin
d'être un bandit deviendra un général. Le lâche n'aura seulement que de
la prudence, l'avare de l'économie, le prodigue de la générosité.

Un rêve magnifique les occupa; s'ils menaient à bien l'éducation de
leurs élèves, ils fonderaient un établissement ayant pour but de
redresser l'intelligence, dompter les caractères, ennoblir le coeur.
Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse.

Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres--et des gens les
venaient consulter, afin qu'on leur dise leurs chances de fortune.

Il en défila de toutes les espèces: crânes en boule, en poire, en pains
de sucre, de carrés, d'élevés, de resserrés, d'aplatis, avec des
mâchoires de boeuf, des figures d'oiseau, des yeux de cochon--Tant de
monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes frôlaient
l'armoire à vitres contenant la parfumerie, on dérangeait les peignes,
le lavabo fut brisé;--et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant
Bouvard et Pécuchet de les suivre, ultimatum qu'ils acceptèrent sans
murmurer, étant un peu fatigués de la cranioscopie.

Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils
aperçurent causant avec lui Girbal, Coulon, le garde champêtre, et son
fils cadet Zéphyrin, habillé en enfant de choeur. Sa robe était toute
neuve, il se promenait dessous avant de la remettre dans la
sacristie--et on le complimentait.

Placquevent pria ces Messieurs de palper son jeune homme, curieux de
savoir ce qu'ils penseraient.

La peau du front avait l'air comme tendue; un nez mince, très
cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées; le
menton était pointu, le regard fuyant, l'épaule droite trop haute.

--Retire ta calotte lui dit son père.

Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille; puis ce
fut le tour de Pécuchet; et ils se communiquaient à voix basse leurs
observations.

--Biophilie manifeste. Ah! ah! l'approbativité! Conscienciosité absente!
Amativité nulle!

--Eh bien? dit le garde champêtre.

Pécuchet ouvrit sa tabatière, et huma une prise.

--Rien de bon! hein?

--Ma foi répliqua Bouvard ce n'est guère fameux.

Placquevent rougit d'humiliation.--Il fera, tout de même, ma volonté.

--Oh! oh!

--Mais je suis son père, nom de Dieu, et j'ai bien le droit!...

--Dans une certaine mesure reprit Pécuchet.

Girbal s'en mêla:

--L'autorité paternelle est incontestable.

--Mais si le père est un idiot?

--N'importe dit le Capitaine son pouvoir n'en est pas moins absolu.

--Dans l'intérêt des enfants ajouta Coulon.

D'après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs
jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture,
l'instruction, des prévenances, enfin tout!

Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent
en était blessé comme d'une injure.

--Avec cela, ils sont jolis, ceux que vous ramassez sur les grandes
routes! ils iront loin! Prenez garde.

--Garde à quoi? dit aigrement Pécuchet.

--Oh! je n'ai pas peur de vous!

--Ni moi, non plus.

Coulon intervint, modéra le garde champêtre, et le fit s'éloigner.

Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question des
dahlias du capitaine qui ne lâcha point son monde, sans les avoir
exhibés l'un après l'autre.

Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand à cent pas devant
eux, ils distinguèrent Placquevent, et Zéphyrin près de lui, levait le
coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles.

Ce qu'ils venaient d'entendre exprimait sous d'autres formes les idées
de M. le comte; mais l'exemple de leurs élèves témoignerait combien la
liberté l'emporte sur la contrainte. Un peu de Discipline était
cependant nécessaire.

Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations; on
tiendrait un journal où les actions de l'enfant notées le soir seraient
relues le lendemain. Tout s'accomplirait au son de la cloche. Comme
Dupont de Nemours, ils useraient de l'injonction paternelle d'abord,
puis de l'injonction militaire et le tutoiement fut interdit.

Bouvard tâcha d'apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois, il se
trompait; ils en riaient l'un et l'autre; puis le baisant sur le cou, à
la place qui n'a pas de barbe, elle demandait à s'en aller; il la
laissait partir.

Pécuchet aux heures des leçons avait beau tirer la cloche, et crier par
la fenêtre l'injonction militaire, le gamin n'arrivait pas. Ses
chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles; à table même, il
se fourrait les doigts dans le nez, et ne retenait point ses gaz.
Broussais là-dessus défend les réprimandes; car il faut obéir aux
sollicitations d'un instinct conservateur.

Victorine et lui, employaient un affreux langage, disant mé itou pour
moi aussi, bère pour boire, al pour elle, un deventiau, de l'iau; mais
comme la grammaire ne peut être comprise des enfants,--et qu'ils la
sauront s'ils entendent parler correctement, les deux bonshommes
surveillaient leurs discours jusqu'à en être incommodés.

Ils différaient d'opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu'il
est plus logique de débuter par la commune. Pécuchet par l'ensemble du
monde.

Avec un arrosoir et du sable il voulut démontrer ce qu'était un fleuve,
une île, un golfe; et même sacrifia trois plates-bandes pour les trois
continents; mais les points cardinaux n'entraient pas dans la tête de
Victor.

Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en rase campagne. Tout en
marchant, il préconisait l'astronomie; les navigateurs l'utilisent dans
leurs voyages; Christophe Colomb sans elle n'eût pas fait sa découverte.
Nous devons de la reconnaissance à Copernic, Galilée, Newton.

Il gelait très fort et sur le bleu noir du ciel, une infinité de
lumières scintillaient.

Pécuchet leva les yeux. Comment? pas de grande ourse; la dernière fois
qu'il l'avait vue, elle était tournée d'un autre côté; enfin il la
reconnut puis montra l'étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle
on s'oriente.

Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser
autour.

--Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre!
Elle se meut ainsi.

Victor le considérait plein d'étonnement.

Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles
puis l'encercla d'un trait au charbon pour marquer l'équateur. Après
quoi, il promena l'orange à l'entour d'une bougie, en faisant observer
que tous les points de la surface n'étaient pas éclairés simultanément,
ce qui produit la différence des climats, et pour celle des saisons, il
pencha l'orange, car la terre ne se tient pas droite ce qui amène les
équinoxes et les solstices.

Victor n'y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur une
longue aiguille et que l'équateur est un anneau, étreignant sa
circonférence.

Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui exposa l'Europe; mais ébloui par tant
de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et
les montagnes ne s'accordaient pas avec les royaumes, l'ordre politique
embrouillait l'ordre physique.

Tout cela, peut-être, s'éclaircirait en étudiant l'Histoire.

Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite
l'arrondissement, le département, la province. Mais Chavignolles n'ayant
point d'annales, il fallait bien s'en tenir à l'Histoire universelle.

Tant de matières l'embarrassent qu'on doit seulement en prendre les
Beautés.

Il y a pour la grecque: Nous combattrons à l'ombre, l'envieux qui bannit
Aristide et la confiance d'Alexandre en son médecin; pour la romaine:
les oies du Capitole, le trépied de Scévola, le tonneau de Régulus. Le
lit de roses de Guatimozin est considérable pour l'Amérique; quant à la
France, elle comporte le vase de Soissons, le chêne de saint Louis, la
mort de Jeanne d'Arc, la poule au pot du Béarnais,--on n'a que
l'embarras du choix. Sans compter À moi d'Auvergne, et le naufrage du
Vengeur!

Victor confondait les hommes, les siècles et les pays.

Cependant, Pécuchet n'allait pas le jeter dans des considérations
subtiles et la masse des faits est un vrai labyrinthe.

Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les
oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie de
Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui!
Conclusion: l'Histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de lectures.
Ils les feraient.

Le dessin est utile dans une foule de circonstances; or Pécuchet eut
l'audace de l'enseigner lui-même, d'après nature! en abordant tout de
suite le paysage. Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du
caoutchouc, deux cartons, des crayons, et du fixatif pour leurs
oeuvres--qui sous verre et dans des cadres orneraient le muséum.

Levés dès l'aurore, ils se mettaient en route, avec un morceau de pain
dans la poche;--et beaucoup de temps était perdu à chercher un site.
Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses pieds,
l'extrême horizon et les nuages. Mais les lointains dominaient toujours
les premiers plans; la rivière dégringolait du ciel, le berger marchait
sur le troupeau--un chien endormi avait l'air de courir. Pour sa part il
y renonça.

Se rappelant avoir lu cette définition: Le dessin se compose de trois
choses: la ligne, le grain, le grainé fin, de plus le trait de
force--mais le trait de force, il n'y a que le maître seul qui le donne
il rectifiait la ligne, collaborait au grain, surveillait le grainé fin,
et attendait l'occasion de donner le trait de force. Elle ne venait
jamais tant le paysage de l'élève était incompréhensible.

Sa soeur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de Pythagore.
Mlle Reine lui montrait à coudre--et quand elle marquait du linge, elle
levait les doigts si gentiment que Bouvard ensuite, n'avait pas le coeur
de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s'y
remettraient.

Sans doute, l'arithmétique et la couture sont nécessaires dans un
ménage. Mais il est cruel, objecta Pécuchet, d'élever les filles en vue
exclusivement du mari qu'elles auront. Toutes ne sont pas destinées à
l'hymen, et si on veut que plus tard elles se passent des hommes il faut
leur apprendre bien des choses.

On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus
vulgaires;--dire par exemple, en quoi consiste le vin; et l'explication
fournie Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des
épices, des meubles, de l'éclairage; mais la lumière, c'était pour eux
la lampe, et elle n'avait rien de commun avec l'étincelle d'un caillou,
la flamme d'une bougie, la clarté de la lune.

Un jour, Victorine demanda d'où vient que le bois brûle; ses maîtres se
regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant.

Une autre fois, Bouvard depuis le potage jusqu'au fromage, parla des
éléments nourriciers, et ahurit les deux petits sous la fibrine, la
caséine, la graisse et le gluten.

Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle,
et il pataugea dans la circulation.

Le dilemme n'est point commode; si l'on part des faits, le plus simple
exige des raisons trop compliquées, et en posant d'abord les principes,
on commence par l'Absolu, la Foi.

Que résoudre? combiner les deux enseignements, le rationnel et
l'empirique; mais un double moyen vers un seul but est l'inverse de la
méthode? Ah! tant pis!

Pour les initier à l'histoire naturelle, ils tentèrent quelques
promenades scientifiques.

--Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un boeuf, les
bêtes à quatre pieds, ce sont des quadrupèdes. Les oiseaux présentent
des plumes, les reptiles des écailles, et les papillons appartiennent à
la classe des insectes. Ils avaient un filet pour en prendre--et
Pécuchet tenant la bestiole avec délicatesse, leur faisait observer les
quatre ailes, les six pattes, les deux antennes et la trompe osseuse qui
aspire le nectar des fleurs.

Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms ou en
inventait, afin de garder son prestige. D'ailleurs, la nomenclature est
le moins important de la Botanique.

Il écrivit cet axiome sur le tableau: Toute plante a des feuilles, un
calice, et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la
graine.

Puis il ordonna à ses élèves d'herboriser au hasard dans la campagne.

Victor en rapporta des boutons d'or, sorte de renoncule dont la fleur
est jaune. Victorine une touffe de graminées; il y chercha vainement un
péricarpe.

Bouvard qui se méfiait de son savoir fouilla toute la bibliothèque et
découvrit dans le Redouté des Dames, le dessin d'une rose; l'ovaire
n'était pas situé dans la corolle, mais au-dessous des pétales.

--C'est une exception, dit Pécuchet.

Ils trouvèrent une rubiacée qui n'a pas de calice.

Ainsi le principe posé par Pécuchet était faux.

Il y avait dans leur jardin des tubéreuses, toutes sans calice.--Une
étourderie! La plupart des Liliacées en manquent.

Mais un hasard fit qu'ils virent une shérardie (description de la
plante)--et elle avait un calice.

Allons, bon! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui se
fier?

Un jour dans une de ces promenades, ils entendirent crier des paons,
jetèrent les yeux par-dessus le mur, et au premier moment, ils ne
reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d'ardoises, les
barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy parut: Pas
possible! est-ce vous? Que d'histoires depuis trois ans, la mort de sa
femme entre autres. Quant à lui il se portait toujours comme un chêne.

--Entrez donc une minute.

On était au commencement d'avril--et les pommiers en fleurs alignaient
dans les trois masures leurs touffes blanches et roses; le ciel couleur
de satin bleu, n'avait pas un nuage; des nappes, des draps et des
serviettes pendaient verticalement, attachés par des fiches de bois à
des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer quand tout à
coup, ils rencontrèrent Mme Bordin, nu-tête, en camisole,--et Marianne
lui offrait à pleins bras, des paquets de linge.

--Votre servante, messieurs! Faites comme chez vous! moi, je vais
m'asseoir, je suis rompue.

Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson.

--Pas maintenant dit-elle j'ai trop chaud!

Pécuchet accepta, et disparut vers le cellier avec le père Gouy,
Marianne et Victor.

Bouvard s'assit par terre, à côté de Mme Bordin. Il recevait
ponctuellement sa rente, n'avait pas à s'en plaindre, ne lui en voulait
plus.

La grande lumière éclairait son profil, un de ses bandeaux noirs
descendait trop bas, et les frisons de sa nuque se collaient à sa peau
ambrée, moite de sueur. Chaque fois qu'elle respirait, ses deux seins
montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de sa chair
solide; et Bouvard eut un revif de tempérament, qui le combla de joie.
Alors il lui fit des compliments sur sa propriété.

Elle en fut ravie, et parla de ses projets. Pour agrandir les cours,
elle abattrait le haut-bord.

Victorine, à ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des
primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d'un vieux
cheval, qui broutait l'herbe, au pied.

--N'est-ce pas qu'elle est gentille? dit Bouvard.

--Oui! c'est gentil, une petite fille! et la veuve poussa un soupir, qui
semblait exprimer le long chagrin de toute une vie.

--Vous auriez pu en avoir.

Elle baissa la tête.

--Il n'a tenu qu'à vous!

--Comment?

Il eut un tel regard, qu'elle s'empourpra, comme à la sensation d'une
caresse brutale--mais de suite, en s'éventant avec son mouchoir:

--Vous avez manqué le coche, mon cher!

--Je ne comprends pas et sans se lever, il se rapprochait.

Elle le considéra de haut en bas, longtemps,--puis, souriante et les
prunelles humides:--C'est de votre faute!

Les draps, autour d'eux, les enfermaient comme les rideaux d'un lit.

Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure.

--Pourquoi? hein? pourquoi? et comme elle se taisait, et qu'il était
dans un état où les serments ne coûtent rien, il tâcha de se justifier,
s'accusa de folie, d'orgueil:--Pardon! ce sera comme autrefois!...
voulez-vous?... et il avait pris sa main, qu'elle laissait dans la
sienne.

Un coup de vent brusque fit se relever les draps--et ils virent deux
paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les
jarrets pliés, la croupe en l'air. Le mâle se promenant autour d'elle
arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis sauta
dessus, en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un berceau;--et
les deux grands oiseaux tremblèrent, d'un seul frémissement.

Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dégagea, bien
vite. Il y avait devant eux, béant, et comme pétrifié le jeune Victor
qui regardait; un peu plus loin, Victorine étalée sur le dos en plein
soleil, aspirait toutes les fleurs qu'elle s'était cueillies.

Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des
cordes, s'y empêtra les jambes, et galopant dans les trois cours,
traînait la lessive après lui.

Aux cris furieux de Mme Bordin Marianne accourut. Le père Gouy injuriait
son cheval: Bougre de rosse! carcan! voleur, lui donnait des coups de
pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le manche d'un
fouet.

Bouvard fut indigné de voir battre un animal.

Le paysan répondit:--J'en ai le droit! il m'appartient.

Ce n'était pas une raison.

Et Pécuchet survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs
droits, car ils ont une âme, comme nous,--si toutefois la nôtre existe?

--Vous êtes un impie s'écria Mme Bordin.

Trois choses l'exaspéraient: la lessive à recommencer, ses croyances
qu'on outrageait, et la crainte d'avoir été entrevue tout à l'heure dans
une pose suspecte.

--Je vous croyais plus forte dit Bouvard.

Elle répliqua magistralement:

--Je n'aime pas les polissons. Et Gouy s'en prit à eux d'avoir abîmé son
cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout bas: Sacrés gens
de malheur! j'allais l'enterrer, quand ils sont venus.

Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules.

Victor leur demanda pourquoi ils s'étaient fâchés contre Gouy.

--Il abuse de sa force, ce qui est mal.

--Pourquoi est-ce mal?

Les enfants n'auraient-ils aucune notion du juste? Peut-être.

Et le soir, Pécuchet ayant Bouvard à sa droite, sous la main quelques
notes, et en face de lui les deux élèves, commença un cours de morale.

Cette science nous apprend à diriger nos actions.

Elles ont deux motifs, le plaisir, l'intérêt--et un troisième plus
impérieux: le devoir.

Les devoirs se divisent en deux classes: Primo devoirs envers
nous-mêmes, lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de
toute injure. Ils entendaient cela parfaitement. Secundo devoirs envers
les autres, c'est-à-dire être toujours loyal, débonnaire, et même
fraternel, le genre humain n'étant qu'une seule famille. Souvent une
chose nous agrée qui nuit à nos semblables; l'intérêt diffère du Bien,
car le Bien est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient
pas. Il remit à la fois prochaine, la sanction des devoirs.

Dans tout cela suivant Bouvard, il n'avait pas défini le Bien.

--Comment veux-tu le définir? On le sent.

Alors les leçons de morale ne conviendraient qu'aux gens moraux; et le
cours de Pécuchet s'arrêta.

Ils firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer
l'amour de la vertu. Elles assommèrent Victor.

Pour frapper son imagination, Pécuchet suspendit aux murs de sa chambre
des images, exposant la vie du Bon Sujet, et celle du Mauvais Sujet. Le
premier, Adolphe, embrassait sa mère, étudiait l'allemand, secourait un
aveugle, et était reçu à l'École Polytechnique. Le mauvais, Eugène,
commençait par désobéir à son père, avait une querelle dans un café,
battait son épouse, tombait ivre mort, fracturait une armoire--et un
dernier tableau le représentait au bagne, où un monsieur accompagné d'un
jeune garçon disait, en le montrant: Tu vois, mon fils, les dangers de
l'inconduite.

Mais pour les enfants l'avenir n'existe pas. On avait beau prêcher, les
saturer de cette maxime: le travail est honorable et les riches parfois
sont malheureux, ils avaient connu des travailleurs nullement honorés,
et se rappelaient le château où la vie semblait bonne. Les supplices du
remords leur étaient dépeints avec tant d'exagération qu'ils flairaient
la blague et se méfiaient du reste.

On essaya de les conduire par le point d'honneur, l'idée de l'opinion
publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands
hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin,
Jacquard! Victor ne témoignait aucune envie de leur ressembler.

Un jour qu'il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit à sa
veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous. Mais ayant
oublié la mort de Henri IV, Pécuchet le coiffa d'un bonnet d'âne. Victor
se mit à braire avec tant de violence et pendant si longtemps, qu'il
fallut enlever ses oreilles de carton.

Sa soeur comme lui, se montrait flattée des éloges et indifférente aux
blâmes.

Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir, qu'ils
durent soigner;--et on leur confiait deux ou trois sols pour qu'ils
fissent l'aumône. Ils trouvèrent la prétention odieuse; cet argent leur
appartenait.

Se conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard mon
oncle et Pécuchet bon ami mais ils les tutoyaient, et la moitié des
leçons, ordinairement, se passait en disputes.

Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les
cheveux; pour se moquer de son bec-de-lièvre, parlait du nez comme
lui,--et le pauvre homme n'osait se plaindre, tant il aimait la petite
fille. Un soir, sa voix rauque s'éleva extraordinairement. Bouvard et
Pécuchet descendirent dans la cuisine. Les deux élèves observaient la
cheminée--et Marcel joignant les mains s'écriait: Retirez-le! c'est
trop! c'est trop!

Le couvercle de la marmite sauta, comme un obus éclate. Une masse
grisâtre bondit jusqu'au plafond, puis tourna sur elle-même
frénétiquement, en poussant d'abominables cris.

On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poil, la queue pareille à un
cordon. Des yeux énormes lui sortaient de la tête. Ils étaient couleur
de lait, comme vidés et pourtant regardaient.

La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l'âtre, disparut, puis
retomba au milieu des cendres, inerte.

C'était Victor qui avait commis cette atrocité;--et les deux bonshommes
se reculèrent--pâles de stupéfaction et d'horreur. Aux reproches qu'on
lui adressa, il répondit comme le garde champêtre pour son fils, et
comme le fermier pour son cheval:--Eh bien? puisqu'il est à moi! sans
gêne, naïvement, dans la placidité d'un instinct assouvi.

L'eau bouillante de la marmite était répandue par terre, des casseroles,
les pincettes, et des flambeaux jonchaient les dalles. Marcel fut
quelque temps à nettoyer la cuisine--et ses maîtres enterrèrent le
pauvre chat dans le jardin, sous la pagode.

Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longuement de Victor. Le sang
paternel se manifestait. Que faire? Le rendre à M. de Faverges ou le
confier à d'autres serait un aveu d'impuissance. Il s'amenderait
peut-être un peu.

N'importe! L'espoir était douteux, la tendresse n'existait plus! Quel
plaisir que d'avoir près de soi un adolescent curieux de vos idées, dont
on observe les progrès, qui devient un frère plus tard; mais Victor
manquait d'esprit, de coeur encore plus! et Pécuchet soupira, le genou
plié dans ses mains jointes.

--La soeur ne vaut pas mieux dit Bouvard.

Il imaginait une fille, de quinze ans à peu près, l'âme délicate,
l'humeur enjouée, ornant la maison des élégances de sa jeunesse; et
comme s'il eût été son père et qu'elle vînt de mourir, le bonhomme en
pleura.

Puis cherchant à excuser Victor, il allégua l'opinion de Rousseau:
L'enfant n'a pas de responsabilité, ne peut être moral ou immoral.

Ceux-là, suivant Pécuchet avaient l'âge du discernement et ils
étudièrent les moyens de les corriger.

Pour qu'une punition soit bonne, dit Bentham, elle doit être
proportionnée à la faute, sa conséquence naturelle. L'enfant a brisé un
carreau, on n'en remettra pas, qu'il souffre du froid. Si, n'ayant plus
faim, il redemande d'un plat, cédez-lui; une indigestion le fera vite se
repentir. Il est paresseux; qu'il reste sans travail; l'ennui de
soi-même l'y ramènera.

Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait endurer
des excès, et la fainéantise lui conviendrait.

Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale. Des pensums
lui furent donnés; il devint plus paresseux. On le privait de confiture;
sa gourmandise en redoubla.

L'ironie aurait peut-être du succès? Une fois qu'il était venu déjeuner
les mains sales, Bouvard le railla, l'appelant joli coeur, muscadin,
gants-jaunes. Victor écoutait le front bas, blêmit tout à coup, et jeta
son assiette à la tête de Bouvard--puis furieux de l'avoir manqué, se
précipita vers lui. Ce n'était pas trop que trois hommes pour le
contenir. Il se roulait par terre, tâchait de mordre.--Pécuchet l'arrosa
de loin avec une carafe; de suite il fut calmé;--mais enroué, pendant
trois jours. Le moyen n'était pas bon.

Ils en prirent un autre; au moindre symptôme de colère, le traitant
comme un malade, ils le couchaient dans son lit. Victor s'y trouvait
bien, et chantait.

Un jour, il dénicha dans la bibliothèque une vieille noix de coco;--et
commençait à la fendre, quand Pécuchet survint.

--Mon coco!

C'était un souvenir de Dumouchel! Il l'avait apporté de Paris à
Chavignolles, en leva les bras d'indignation.--Victor se mit à rire. Bon
ami n'y tint plus--et d'une large calotte l'envoya bouler au fond de
l'appartement;--puis tremblant d'émotion, alla se plaindre à Bouvard.

Bouvard lui fit des reproches.--Es-tu bête avec ton coco! Les coups
abrutissent, la terreur énerve. Tu te dégrades toi-même!

Pécuchet objecta que les châtiments corporels sont quelquefois
indispensables. Pestalozzi les employait; et le célèbre Mélanchthon
avoue que sans eux il n'eût rien appris.

Mais des punitions cruelles ont poussé des enfants au suicide; on en
relate des exemples.

Victor s'était barricadé dans sa chambre. Bouvard parlementa derrière la
porte; et pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes. Dès
lors il empira.

Restait un moyen, préconisé par Dupanloup: le regard sévère. Ils
tâchaient d'imprimer à leurs visages un aspect effrayant et ne
produisaient aucun effet.

Nous n'avons plus qu'à essayer de la Religion dit Bouvard.

Pécuchet se récria. Ils l'avaient bannie de leur programme.

Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le coeur et
l'imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes est
indispensable, et ils résolurent d'envoyer les enfants au catéchisme.

Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait
se faire aimer par des manières caressantes. Victorine changea tout à
coup, fut plus réservée, mielleuse, s'agenouillait devant la Madone,
admirait le sacrifice d'Abraham, ricanait avec dédain au nom seul de
protestant.

Elle déclara qu'on lui avait prescrit le jeûne. Ils s'en informèrent; ce
n'était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, les juliennes disparurent
d'une plate-bande pour décorer le reposoir; elle nia effrontément les
avoir coupées. Une autre fois elle prit à Bouvard vingt sols qu'elle mit
dans le plat du sacristain.

Ils en conclurent que la morale se distingue de la Religion;--quand elle
n'a point d'autre base, son importance est secondaire.

Un soir, pendant qu'ils dînaient M. Marescot entra--Victor s'enfuit
immédiatement.

Le notaire ayant refusé de s'asseoir, conta ce qui l'amenait. Le jeune
Touache avait battu, presque tué son fils.

Comme on savait les origines de Victor et qu'il était désagréable, les
autres gamins l'appelaient Forçat; et tout à l'heure il avait flanqué à
M. Arnold Marescot une violente raclée. Le cher Arnold en portait des
traces sur la figure. Sa mère est au désespoir, son costume en lambeaux,
sa santé compromise, où allons-nous?

Le notaire exigeait un châtiment rigoureux; et que Victor ne fréquentât
plus le catéchisme, afin de prévenir des collisions nouvelles.

Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout
ce qu'il voulut, calèrent.

Victor avait-il obéi au sentiment de l'honneur, ou de la vengeance? En
tout cas, ce n'était point un lâche..

Mais sa brutalité les effrayait. La musique adoucissant les moeurs,
Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège.

Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes, et à ne pas
confondre les termes adagio, presto, sforzando. Son maître s'évertua à
lui expliquer la gamme, l'accord parfait, le diatonique, le chromatique
et les deux espèces d'intervalles, appelés majeur et mineur.

Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, la bouche grande
ouverte, et pour l'instruire par l'exemple, poussa des intonations d'une
voix fausse; celle de Victor lui sortait du larynx péniblement tant il
le contractait--quand un soupir commençait la mesure, il partait tout de
suite, ou trop tard.

Pécuchet néanmoins, aborda le chant en partie double. Il prit une
baguette pour tenir lieu d'archet, et faisait aller son bras
magistralement, comme s'il avait eu un orchestre derrière lui; mais
occupé par deux besognes, il se trompait de temps;--son erreur en
amenait d'autres chez l'élève, et les yeux sur la portée, fronçant les
sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils continuaient au hasard,
jusqu'au bas de la page.

Enfin Pécuchet dit à Victor:--Tu n'es pas près de briller aux orphéons
et il abandonna l'enseignement de la musique. Locke d'ailleurs a
peut-être raison: Elle engage dans des compagnies tellement dissolues
qu'il vaut mieux s'occuper à autre chose.

Sans vouloir en faire un écrivain il serait commode pour Victor de
savoir au moins trousser une lettre. Une réflexion les arrêta. Le style
épistolaire ne peut s'apprendre; car il appartient exclusivement aux
femmes.

Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de
littérature; et embarrassés du choix, consultèrent l'ouvrage de Mme
Campan. Elle recommande la scène d'Éliacin, les choeurs d'Esther,
Jean-Baptiste Rousseau, tout entier.

C'est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant
le monde sous des couleurs trop favorables.

Cependant, elle permet Clarisse Harlowe et le Père de famille par miss
Opy.--Qui est-ce miss Opy?

Ils ne découvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud. Restait les
contes de Fées. Ils vont espérer des palais de diamants dit Pécuchet. La
littérature développe l'esprit mais exalte les passions.

Victorine fut renvoyée du catéchisme, à cause des siennes.

On l'avait surprise, embrassant le fils du notaire; et Reine ne
plaisantait pas! sa figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux.
Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue?

Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le
défendit. Ils ripostèrent, et elle s'en alla en roulant des yeux
terribles, en grommelant: On vous connaît! on vous connaît!

Victorine effectivement, s'était prise de tendresse pour Arnold, tant
elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours, ses
cheveux sentant bon;--et elle lui apportait des bouquets, jusqu'au
moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin.

Quelle niaiserie que cette aventure! Les deux enfants étaient d'une
innocence parfaite.

Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération? Je n'y verrais
pas de mal dit Bouvard. Le philosophe Basedow l'exposait à ses élèves,
ne détaillant toutefois que la grossesse et la naissance.

Pécuchet pensa différemment, Victor commençait à l'inquiéter.

Il le soupçonnait d'avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas? des
hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le Duc
d'Angoulême s'y livrait. Il interrogea son disciple d'une telle façon
qu'il lui ouvrit les idées, et peu de temps après n'eut aucun doute.

Alors il l'appela criminel, et voulait comme traitement lui faire lire
Tissot. Ce chef-d'oeuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux qu'utile.

Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique. Aimé Martin rapporte
qu'une mère, en pareil cas, prêta La Nouvelle Héloïse à son fils; et
pour se rendre digne de l'amour, le jeune homme se précipita dans le
chemin de la Vertu.

Mais Victor n'était pas capable de rêver un Ange.

--Si plutôt nous le menions chez les dames?

Pécuchet exprima son horreur des filles publiques.

Bouvard la jugeait idiote; et même parla de faire exprès un voyage au
Havre.

--Y penses-tu? on nous verrait entrer!

--Eh bien achète-lui un appareil!

--Mais le bandagiste croirait peut-être que c'est pour moi dit Pécuchet.

Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse; elle amènerait
la dépense d'un fusil, d'un chien. Ils préférèrent le fatiguer par
l'exercice, et entreprirent des courses dans la campagne.

Le gamin leur échappait. Bien qu'ils se relayassent ils n'en pouvaient
plus et le soir, n'avaient pas la force de tenir le journal.

Pendant qu'ils attendaient Victor ils causaient avec les passants--et
par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l'hygiène,
déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers.

Ils en vinrent à inspecter les nourrices, et s'indignaient contre le
régime de leurs poupons. Les unes les abreuvent de gruau, ce qui les
fait périr de faiblesse. D'autres les bourrent de viande avant six
mois--et ils crèvent d'indigestion. Plusieurs les nettoient avec leur
propre salive; toutes les manient brutalement.

Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient
dans la ferme et disaient:

--Vous avez tort;--ces animaux vivent de rats, de campagnols; on a
trouvé dans l'estomac d'une chouette jusqu'à cinquante larves de
chenilles.

Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme
médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des
cailloux, et ils répondaient:

--Allez donc, farceurs! n'essayez pas de nous en remontrer!

Leur conviction s'ébranla. Car les moineaux purgent les potagers, mais
gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même temps,
les chauves-souris, qui sont utiles--et si les taupes mangent les
limaces, elles bouleversent le sol. Une chose dont ils étaient certains
c'est qu'il faut détruire tout le gibier, funeste à l'Agriculture.

Un soir qu'ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent devant
la maison du garde. Sorel au bord de la route gesticulait entre trois
individus.

Le premier était un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et à figure
sournoise. Le second le père Aubain, commissionnaire dans les villages,
portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de coutil bleu.

Le troisième Eugène, domestique chez M. Marescot, se distinguait par sa
barbe, taillée comme celle des magistrats.

Sorel leur montrait un noeud coulant, en fil de cuivre--qui s'attachait
à un fil de soie retenu par une brique, ce qu'on nomme un collet; et il
avait découvert le savetier, en train de l'établir.

--Vous êtes témoin, n'est-ce pas?

Eugène baissa le menton d'une manière approbative--et le père Aubain
répliqua:

--Du moment que vous le dites.

Ce qui enrageait Sorel, c'était le toupet d'avoir dressé un piège aux
abords de son logement, le gredin se figurant qu'on n'aurait pas l'idée
d'en soupçonner dans cet endroit.

Dauphin prit le genre pleurard.

--Je marchais dessus, je tâchais même de le casser. On l'accusait
toujours; il était bien malheureux!

Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche, un calepin, une plume
et de l'encre pour écrire un procès-verbal.

--Oh non? dit Pécuchet.

Bouvard ajouta: Relâchez-le, c'est un brave homme!

--Lui! un braconnier!

--Eh bien, quand cela serait! Ils se mirent à défendre le braconnage. On
sait d'abord, que les lapins rongent les jeunes pousses; les lièvres
abîment les céréales, sauf la bécasse peut-être...

--Laissez-moi donc tranquille. Et le garde écrivait, les dents serrées.

--Quel entêtement murmura Bouvard.

--Un mot de plus, je fais venir les gendarmes.

--Vous êtes un grossier personnage! dit Pécuchet.

--Vous, des pas grand'chose, reprit Sorel.

Bouvard s'oubliant, le traita de butor, d'estafier!--et Eugène répétait:
La paix, la paix tandis que le père Aubain gémissait à trois pas d'eux
sur un mètre de cailloux.

Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs
cabanes; on voyait à travers le grillage, leurs prunelles ardentes,
leurs mufles noirs, et courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.

--Ne m'embêtez plus s'écria leur maître ou bien, je les lance sur vos
culottes!

Les deux amis s'éloignèrent, contents d'avoir soutenu le Progrès, la
Civilisation.

Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant le
tribunal de simple police, pour injures envers le garde--et s'y entendre
condamner à cent francs de dommages et intérêts sauf le recours du
ministère public, vu les contraventions par eux commises. Coût six
francs, soixante-quinze centimes. Tiercelin, huissier.

Pourquoi un ministère public? La tête leur en tourna. Puis se calmant,
ils préparèrent leur défense.

Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la Mairie, une heure
trop tôt. Personne--des chaises et trois fauteuils entouraient une table
couverte d'un tapis; une niche était creusée dans la muraille pour
recevoir un poêle, et le buste de l'Empereur occupant un piédouche
dominait l'ensemble.

Il flânèrent jusqu'au grenier, où il y avait une pompe à incendie,
plusieurs drapeaux,--et dans un coin par terre d'autres bustes en
plâtre: Napoléon sans diadème, Louis XVIII, avec des épaulettes sur un
frac, Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante, Louis-Philippe, les
sourcils arqués, la chevelure en pyramide. L'inclinaison du toit lui
frôlait la nuque et tous étaient salis par les mouches et la poussière.
Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet. Les gouvernements leur
faisaient pitié quand ils revinrent dans la grande salle.

Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l'un ayant sa plaque au
bras, l'autre un képi.

Une douzaine de personnes causaient, incriminées, pour défaut de
balayage, chiens errants, manque de lanterne ou avoir tenu pendant la
messe un cabaret ouvert.

Enfin Coulon se présenta, affublé d'une robe en serge noire et d'une
toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à sa
gauche. Le Maire en écharpe, à droite.--Et on appela, de suite,
l'affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet.

Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles
(Calvados), profita de sa position de témoin, pour épandre tout ce qu'il
savait sur une foule de choses étrangères au débat.

Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et de
nuire à ces messieurs, il avait entendu de gros mots, en doutait
cependant, allégua sa surdité.

Le juge de paix le fit se rasseoir, puis s'adressant au garde:
Persistez-vous dans vos déclarations?

--Certainement.

Coulon ensuite demanda aux deux prévenus, ce qu'ils avaient à dire.

Bouvard soutenait n'avoir pas injurié Sorel, mais en défendant Dauphin
avoir défendu l'intérêt de nos campagnes. Il rappela les abus féodaux,
les chasses ruineuses des grands seigneurs.

--N'importe! la contravention.

--Je vous arrête! s'écria Pécuchet. Les mots contravention, crime et
délit ne valent rien.--Prendre la peine, pour classer les faits
punissables, c'est prendre une base arbitraire. Autant dire aux
citoyens: Ne vous inquiétez pas de la valeur de vos actions. Elle n'est
déterminée que par le châtiment du Pouvoir; du reste, le Code pénal me
paraît une oeuvre irrationnelle, sans principes.

--Cela se peut, répondit Coulon. Et il allait prononcer son jugement:
Attendu...

Mais Foureau qui était ministère public se leva. On avait outragé le
garde dans l'exercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas les
propriétés, tout est perdu. Bref, plaise à M. le juge de paix
d'appliquer le maximum de la peine.

Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel.

--Très bien prononça Bouvard.

Coulon n'avait pas fini:--Les condamne à cinq francs d'amende comme
coupables de la contravention relevée par le ministère public.

Pécuchet se tourna vers l'auditoire: L'amende est une bagatelle pour le
riche mais un désastre pour le pauvre. Moi, ça ne me fait rien! Et il
avait l'air de narguer le tribunal.

--Je m'étonne, dit Coulon, que des Messieurs d'esprit...

--La loi vous dispense d'en avoir répliqua Pécuchet. Le juge de paix
siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé
capable jusqu'à soixante-quinze ans,--et celui de première instance ne
l'est plus à soixante-dix.

Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s'avança. Ils protestèrent.

--Ah! si vous étiez nommés au concours!

--Ou par le conseil général.

--Ou un comité de prud'hommes!

--D'après un titre sérieux.

Placquevent les poussait;--et ils sortirent, hués des autres prévenus
croyant se faire bien voir par cette marque de bassesse.

Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe.

Son café était vide, les notables ayant coutume d'en partir vers dix
heures. On avait baissé le quinquet; les murs et le comptoir
s'apercevaient dans un brouillard.

Une femme survint.

C'était Mélie.

Elle ne parut pas troublée,--et en souriant, leur versa deux bocks.
Pécuchet mal à son aise, quitta vite l'établissement.

Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes
contre le maire, et dès lors fréquenta l'estaminet.

Dauphin, six semaines après fut acquitté, faute de preuves. Quelle
honte! On suspectait ces mêmes témoins, que l'on avait crus déposant
contre eux.

Et leur colère n'eut plus de bornes, quand l'Enregistrement les avertit
d'avoir à payer l'amende. Bouvard attaqua l'Enregistrement comme
nuisible à la propriété.

--Vous vous trompez! dit le Percepteur.

--Allons donc! Elle endure le tiers de la charge publique! Je voudrais
des procédés d'impôts, moins vexatoires, un cadastre meilleur, des
changements au Régime hypothécaire, et qu'on supprimât la Banque de
France, qui a le privilège de l'usure.

Girbal n'était pas de force, dégringola dans l'opinion, et ne reparut
plus.

Cependant Bouvard plaisait à l'aubergiste; il attirait du monde; et en
attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne.

Il émit des idées drôles sur l'instruction primaire. On aurait dû, en
sortant de l'école, pouvoir soigner les malades, comprendre les
découvertes scientifiques, s'intéresser aux Arts!--Les exigences de son
programme le fâchèrent avec Petit; et il blessa le Capitaine en
prétendant que les soldats au lieu de perdre leur temps à la manoeuvre
feraient mieux de cultiver des légumes.

Quand vint la question du libre échange, il ramena Pécuchet;--et pendant
tout l'hiver, il y eut dans le café, des regards furieux, des attitudes
méprisantes, des injures et des vociférations, avec des coups de poing
sur les tables qui faisaient sauter les canettes.

Langlois et les autres marchands, défendaient le commerce national;
Voisin filateur, Oudot gérant d'un laminoir et Mathieu orfèvre
l'industrie nationale, les propriétaires et les fermiers l'agriculture
nationale, chacun réclamant pour soi des privilèges, au détriment du
plus grand nombre.--Les discours de Bouvard et de Pécuchet alarmaient.

Comme on les accusait de méconnaître la Pratique, de tendre au
nivellement et à l'immoralité, ils développèrent ces trois conceptions.

Remplacer le nom de famille par un numéro matricule.

Hiérarchiser les Français,--et pour conserver son grade, il faudrait de
temps à autre, subir un examen.

Plus de châtiments, plus de récompenses, mais dans tous les villages une
chronique individuelle qui passerait à la Postérité.

On dédaigna leur système.

Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, une note au Préfet,
une pétition aux Chambres, un mémoire à l'Empereur.

Le journal n'inséra pas leur article; le Préfet ne daigna répondre; les
Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli du Château.
De quoi s'occupait l'Empereur? de femmes sans doute!

Foureau leur conseilla plus de réserve de la part du sous-préfet.

Ils se moquaient du sous-préfet, du Préfet, et des Conseils de
Préfecture, voire du Conseil d'État, la Justice administrative étant une
monstruosité, car l'administration par des faveurs et des menaces
gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref ils devenaient
incommodes;--et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir
ces deux particuliers.

Alors Bouvard et Pécuchet voulurent se signaler par une oeuvre qui
forçant les respects, éblouirait leurs concitoyens--et ils ne trouvèrent
pas autre chose que des projets d'embellissement pour Chavignolles.

Les trois quarts des maisons seraient démolies; on ferait au milieu du
bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des
abattoirs sur la route de Caen et au pas de la Vaque, une église romane
et polychrome.

Pécuchet composa un lavis à l'encre de Chine, n'oubliant pas de teinter
les bois en jaune, les prés en vert, les bâtiments en rouge; les
tableaux d'un Chavignolles idéal, le poursuivaient dans ses rêves! Il se
retournait sur son matelas. Bouvard, une nuit, en fut réveillé!

--Souffres-tu?

Pécuchet balbutia:--Haussmann m'empêche de dormir.

Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le prix
des bains de mer de la côte normande.

--Qu'il aille se promener avec ses bains! Est-ce que nous avons le temps
d'écrire? Et quand ils se furent procuré une chaîne d'arpenteur, un
graphomètre, un niveau d'eau et une boussole, d'autres études
commencèrent.

Ils envahissaient les demeures; souvent les bourgeois étaient surpris
d'y voir ces deux hommes plantant des jalons dans les cours. Bouvard et
Pécuchet annonçaient d'un air tranquille ce qui en adviendrait. Le
Public s'inquiéta car enfin, l'autorité se rangerait peut-être à leur
avis?

Quelquefois, on les renvoyait brutalement. Victor escaladait les murs et
montait dans les combles pour y appendre un signal, témoignait de la
bonne volonté et même une certaine ardeur.

Ils étaient aussi plus contents de Victorine.

Quand elle repassait le linge elle poussait son fer sur la planche, en
chantonnant d'une voix douce, s'intéressait au ménage, fit une calotte
pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de
Romiche.

C'était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes, raccommoder les
habits. On l'eut quinze jours à la maison.

Bossu, avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une
humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors il amusait
Marcel et Victorine, en leur contant des farces, tirait sa langue
jusqu'au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et le soir
s'épargnant les frais d'auberge, allait coucher dans le fournil.

Or un matin, de très bonne heure, Bouvard sentant une envie de travail
vint y prendre des copeaux, pour allumer son feu.

Un spectacle le pétrifia.

Derrière les débris du bahut, sur une paillasse Romiche et Victorine
dormaient ensemble.

Il lui avait passé le bras sous la taille--et son autre main, longue
comme celle d'un singe, la tenait par un genou, les paupières
entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle
souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait à
découvert sa gorge enfantine marbrée de plaques rouges par les caresses
du bossu. Ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de l'aube jetait
sur tous les deux une lumière blafarde.

Bouvard, au premier moment avait ressenti comme un heurt en pleine
poitrine. Puis une pudeur l'empêcha de faire un pas, un geste. Des
réflexions douloureuses l'assaillaient.

--Si jeune! perdue! perdue!

Ensuite il alla réveiller Pécuchet, d'un mot lui apprit tout.

--Ah! le misérable!

--Nous n'y pouvons rien! Calme-toi!

Et ils furent longtemps à soupirer l'un devant l'autre. Bouvard, sans
redingote les bras croisés, Pécuchet au bord de sa couche, pieds nus, et
en bonnet de coton.

Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le
payèrent d'une façon hautaine, silencieusement.

Mais la Providence leur en voulait.

Marcel les conduisit à pas de loup dans la chambre de Victor;--et leur
montra au fond de sa commode une pièce de vingt francs. Le gamin l'avait
prié de lui en fournir la monnaie.

D'où provenait-elle? d'un vol, bien sûr! et commis durant leurs tournées
d'ingénieurs.

Si on la réclamait ils auraient l'air complices.

Enfin ayant appelé Victor ils lui commandèrent d'ouvrir son tiroir; la
pièce n'y était plus.

Tantôt, pourtant, ils l'avaient maniée et Marcel était incapable de
mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que depuis le matin,
il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard.

Monsieur,

Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j'ai recours a votre
obligeance. De qui donc la signature? Olympe Dumouchel, née Charpeau.

Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire,
Courseulles, Langrune ou Ouistreham, se trouvait la compagnie la moins
bruyante? tous les moyens de transport, le prix du blanchissage, mille
choses.

Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel, puis la fatigue
les plongea dans un découragement plus lourd.

Ils récapitulèrent tout le mal qu'ils s'étaient donné, tant de leçons,
de précautions, de tourments.

--Et songer disaient-ils que nous voulions autrefois, faire d'elle une
sous-maîtresse! et de lui dernièrement un piqueur de travaux!

--Si elle est vicieuse ce n'est pas la faute de ses lectures.

--Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de
Cartouche.

--Peut-être ont-ils manqué d'une famille, des soins d'une mère.

--J'en étais une! objecta Bouvard.

--Hélas reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens
moral;--et l'éducation n'y peut rien.

--Ah! oui! c'est beau, l'éducation.

Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait deux
places de domestiques,--et puis à la grâce de Dieu! ils ne s'en
mêleraient plus!--Et désormais Mon oncle et Bon ami les firent manger à
la cuisine.

Mais bientôt ils s'ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d'un travail,
leur existence d'un but!

D'ailleurs que prouve un insuccès? Ce qui avait échoué sur des enfants,
pouvait être moins difficile avec des hommes? Et ils imaginèrent
d'établir un cours d'adultes.

Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande salle
de l'auberge conviendrait à cela, parfaitement.

Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d'abord,
puis changea d'opinion, le fit dire par la servante. Bouvard dans
l'excès de sa joie, la baisa sur les deux joues.

Le maire était absent, l'autre adjoint Marescot pris tout entier par son
étude, ainsi la conférence aurait lieu et le tambour l'annonça, pour le
dimanche suivant à trois heures.

La veille seulement, ils pensèrent à leur costume.

Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie a
collet de velours, deux cravates blanches, et des gants noirs. Bouvard
mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor, et
ils étaient fort émus en traversant le village.

_Ici s'arrête le manuscrit de Gustave Flaubert_




End of the Project Gutenberg EBook of Bouvard et Pécuchet, by Gustave Flaubert

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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
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fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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