Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune

By Graffigny and Le Faure

The Project Gutenberg EBook of Aventures extraordinaires d'un savant russe, by 
Georges Le Faure et Henri de Graffigny

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Title: Aventures extraordinaires d'un savant russe, I. La lune

Author: Georges Le Faure et Henri de Graffigny

Editor: G. Édinger

Release Date: November 8, 2006 [EBook #19738]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES EXTRAORDINAIRES ***




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[Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée.]




               G. LE FAURE et H. DE GRAFFIGNY

      Aventures Extraordinaires D'UN SAVANT RUSSE; I. La lune

               PRÉFACE DE CAMILLE FLAMMARION

          _400 Dessins de L. VALLET, HENRIOT, etc._

NOMBREUSES REPRODUCTIONS DE PHOTOGRAPHIES LUNAIRES, ETC., ETC.

[Illustration]

PARIS
ÉDINGER, ÉDITEUR, 34, RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, 34,
MDCCCLXXXIX
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

                   _A CAMILLE FLAMMARION_

     Notre pensée se sent en communication latente avec ces mondes
     inaccessibles.

     CAMILLE FLAMMARION. _Les Terres du Ciel_.

[Illustration: L'AÉROPLANE.]




                            PRÉFACE

             A MM. G. LE FAURE ET H. DE GRAFFIGNY


Vous me demandez si j'approuve la pensée qui a présidé à l'élaboration,
des _Aventures extraordinaires d'un Savant russe_, c'est-à-dire à la
mise au jour d'un roman scientifique, tout entier basé sur l'Astronomie.

Non seulement je l'approuve, mais encore, je vous félicite sincèrement
de la voie que vous avez choisie.

Maintenant, en effet, l'Astronomie n'est plus une science qui reste
inaccessible ou indifférente. Elle sort du chiffre pour devenir vivante.
C'est elle qui nous touche de plus près; sans elle, nous vivrions en
aveugles au milieu d'un Univers inconnu.

Nul être intelligent, nul esprit cultivé ne peut, aujourd'hui, demeurer
étranger aux découvertes splendides de l'Astronomie, découvertes qui
nous font vivre au sein des grandioses spectacles de la nature et nous
mettent en communication directe avec les sublimes réalités de la
création.

Ce n'est pas la première fois qu'on essaie d'écrire un voyage à travers
l'espace. Lucien de Samosate nous a ouvert le chemin, il y a près de
deux mille ans, et Cyrano de Bergerac nous a tous transportés dans ses
ingénieux voyages célestes, écrits il y a deux siècles, au sein des
«États et empires de la Lune et du Soleil.»

Plus récemment encore, Edgard Poë nous a raconté les aventures d'un
bourgeois de Rotterdam, s'élevant en ballon jusqu'à notre satellite, et
envoyant de ses nouvelles à sa bonne ville natale par un Sélénite
complaisant. D'autres écrivains, très nombreux, ont suivi la même voie.

Mais, c'était l'imagination qui jouait le plus grand rôle--presque le
seul--dans ces excursions idéales. Désormais, la science, plus avancée,
peut servir de base solide pour de telles compositions, et, en encadrant
sous une affabulation ingénieuse, les faits révélés par les
merveilleuses découvertes télescopiques de notre temps, vous offrirez
aux intelligences de tout âge des lectures incomparablement plus
attachantes, plus instructives, plus séduisantes même, que ces romans
alambiqués, cette littérature vide et malsaine jetée chaque jour en
pâture à des esprits dévoyés, et qui ne laisse après elle ni vérité, ni
lumière, ni satisfaction.

C'est que l'étude de l'univers exerce d'elle-même, sur tous ceux qui
l'entreprennent, un charme profond et captivant. C'est qu'on éprouve
d'intenses jouissances à s'élancer, sur les ailes de l'imagination, vers
ces mondes qui gravitent, de concert avec nous, dans l'immensité des
cieux, vers ces comètes, mystérieuses messagères de l'infini, vers ces
étoiles scintillant radieuses à notre zénith.

Que de questions à résoudre dans ce parcours à travers les immensités
béantes de l'espace!

Quelles sont les causes des changements produits à la surface de la
Lune? Qu'est-ce que cette tache rouge, plus large que la terre, apparue
sur Jupiter? Et ces canaux reliant toutes les Méditerranées de Mars
entre elles, qui les a creusés? Quelle est la constitution physique de
ces pâles nébuleuses, perdues au fond des cieux, et de la transparente
queue des comètes? Quels mondes, quelles humanités éclairent les soleils
de rubis, d'émeraude et de saphir qui constituent les systèmes d'étoiles
doubles?

Que de points à élucider encore!

Que les personnes, donc, qui veulent se rendre compte, sans fatigue, de
la constitution générale de l'Univers et comprendre ce que notre terre
et ses habitants sont dans l'espace, vous suivent dans votre audacieuse
et féconde tentative, ô vous qui avez choisi pour mission de les
transporter à travers les magnifiques panoramas des Cieux. Il est doux
de vivre dans la contemplation des beautés de la nature; il est agréable
de planer dans les hauteurs éthérées, dans la sphère de l'esprit,
d'oublier quelquefois les choses vulgaires de la vie, pour voyager
quelques instants parmi les inénarrables merveilles de cet Infini dont
le centre est partout, la circonférence nulle part.

     CAMILLE FLAMMARION.

     Observatoire de Juvisy, novembre 1888.




_AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR_


Loin de nous la pensée de vouloir ajouter aux lignes qu'on vient de lire
et d'arrêter le lecteur au seuil de cet ouvrage, maintenant que le
célèbre astronome et écrivain, signataire de cette préface, lui en a
ouvert la porte avec sa haute compétence et son autorité incontestée.

Mieux que nous, il a mis en lumière les points par lesquels l'oeuvre
présente diffère des tentatives faites; mieux que nous, il a dit,--et
son affirmation vaut garantie,--que dans les _Aventures extraordinaires
d'un Savant russe_, le lecteur soucieux des vérités scientifiques
pourra, en parcourant des pages dramatiques quelquefois, spirituelles
souvent, intéressantes toujours, se mettre au niveau des découvertes
astronomiques dont les plus récentes ont, au courant de cette année
même, stupéfié le monde savant.

Mais le point sur lequel nous voulons insister est celui-ci:

Jusqu'à ce jour, les romans _plus ou moins_ scientifiques qui ont traité
d'astronomie n'ont guère parlé que de la lune; aucun d'eux n'a conduit
ses héros à travers l'ensemble des mondes célestes, sans en omettre
aucun, depuis notre humble satellite, première station du voyage,
jusqu'aux resplendissantes étoiles, et par delà encore, en passant par
le soleil et les planètes télescopiques, moyennes ou géantes de notre
système.

MM. Le Faure et de Graffigny ont entrepris cette tâche difficile et
nous avons le droit d'affirmer, après M. Camille Flammarion, qu'ils
l'ont menée à bien, car ils ont réussi à encadrer dans leur récit, sous
une forme des plus originales, toutes les données scientifiques qu'en
Astronomie il est indispensable de connaître aujourd'hui.

Deux artistes connus et aimés du public, L. Vallet et Henriot, ont
concouru, avec tout l'esprit et le talent de leur crayon, à faire de ce
livre une merveille d'édition qui laisse loin derrière elle ce qui a
paru jusqu'à présent en publications du même ordre--nous entendons de
celles destinées aux gens de goût.

Est-il besoin d'ajouter que par la forme et par le fond, cet ouvrage
s'adresse à tous, aux jeunes gens amateurs d'aventures attrayantes et
instructives comme aux grandes personnes que la science aimable captive.

Notre dernier mot sera pour remercier ici publiquement la haute
personnalité scientifique qui a bien voulu accepter le parrainage des
_Aventures extraordinaires d'un Savant russe_.

     G. ÉDINGER.




Aventures Extraordinaires D'UN SAVANT RUSSE




CHAPITRE PREMIER

DANS LEQUEL IL EST PARLÉ UN PEU DE MARIAGE

et

BEAUCOUP DE LA LUNE.


Au dehors, il neigeait; les blancs flocons, tombant mollement et sans
bruit, poudrederisaient les arbres et les toits des maisons, feutrant la
chaussée d'un épais tapis sur lequel les traîneaux glissaient
silencieusement.

[Illustration]

Seules, les sonnettes des rares attelages qui passaient dans ce quartier
écarté de Saint-Pétersbourg mettaient dans l'air épais un
tintinnabulement joyeux, coupé parfois par le claquement sec d'un fouet.

Au dedans, un profond silence régnait, que troublaient seuls le
ronflement d'un énorme poêle de faïence occupant tout le milieu de la
pièce et le tic-tac monotone d'une horloge enfermée dans un cadre de
bois sculpté et accrochée au mur, vis-à-vis la porte.

Dans l'embrasure de la fenêtre, enfoncée en un vaste fauteuil, une jeune
fille, les mains abandonnées sur un ouvrage de broderie qu'elle avait
laissé tomber sur ses genoux, rêvait.

Avec son visage pâle et d'un ovale régulier que deux grands yeux bleus,
à fleur de tête, éclairaient, son nez fin et droit, aux narines roses et
palpitantes, sa bouche petite et ourlée de lèvres un peu fortes
peut-être, mais d'une adorable couleur purpurine, son menton bien
dessiné et que creusait une mignonne fossette, ses cheveux d'un blond de
lin crépelés naturellement sur le front, et tombant sur ses épaules en
deux nattes longues et épaisses, réunies à l'extrémité par un ruban de
soie bleue, cette jeune fille représentait dans toute sa pureté le type
féminin russe.

Ses épaules étroites, sa poitrine à peine accusée, sa taille mince et
flexible, ses bras un peu grêles indiquaient de seize à dix-sept ans;
mais à voir son front grave et le pli qui se creusait à la commissure
des lèvres, on lui en eût donné vingt.

Soudain, l'horloge sonna cinq heures; la jeune fille tressaillit, passa
sa main sur ses yeux, du geste d'un dormeur qui s'éveille, et murmura:

--Cinq heures... il ne viendra plus maintenant... Mme Bakounine
m'avait cependant bien promis...

Ses regards se fixèrent un moment sur la neige, dont les flocons
tourbillonnaient dans l'espace et venaient mollement s'aplatir sur les
vitres.

[Illustration]

--C'est peut-être le temps qui l'a effrayé, ajouta-t-elle, cherchant
ainsi à se donner à elle-même les excuses que pourrait bien invoquer le
retardataire.

Ses lèvres s'avancèrent dans une moue charmante.

--Si cependant il m'aime autant qu'il l'a dit à Mme Bakounine,
balbutia-t-elle, la neige ne devrait pas l'arrêter...

Comme elle achevait ces mots, une détonation violente retentit,
ébranlant la maison jusqu'au plus profond de ses fondations, la secouant
à croire qu'elle allait être arrachée du sol; en même temps, les vitres
de la fenêtre volèrent en éclats, une crédence appuyée au mur et chargée
d'instruments de toutes sortes s'abattit avec un vacarme épouvantable,
jonchant le sol de débris; et de hautes bibliothèques, qui couraient le
long des murs, laissèrent s'écrouler par leurs glaces brisées des
montagnes de volumes.

Puis un silence profond se fit, que ne troublait même plus le tic-tac
monotone de l'horloge arrêtée par la secousse. La jeune fille s'était
dressée tout d'une pièce, comme mue par un ressort; mais une fois
debout, elle était demeurée immobile, les deux mains appuyées au dossier
du fauteuil, plutôt étonnée que véritablement effrayée, les sourcils un
peu froncés et les paupières demi-closes, dans l'attitude d'une personne
qui cherche à se rendre compte.

[Illustration]

--Ce pauvre père, murmura-t-elle enfin avec un sourire, il finira par
nous faire sauter pour de bon...

Et soudain, secouant ses épaules que venait geler un courant d'air froid
passant par les vitres brisées, elle fit quelques pas, s'approcha d'une
table et frappa sur un timbre.

Un domestique, vêtu de la chemise de laine rouge des moujiks avec son
pantalon de cotonnade enfoncé dans des demi-bottes, entra aussitôt.

--Wassili, commanda la jeune fille en étendant la main vers la fenêtre,
il faudrait aviser à réparer cela.

--C'est le batiouschka (petit père) qui a encore fait des siennes,
grommela-t-il entre ses dents.

Puis apercevant tous les débris qui jonchaient le sol, il leva les bras
au ciel dans un geste épouvanté.

--Ah! bonne sainte Vierge! exclama-t-il d'une voix que l'émotion
étranglait, que va dire le batiouschka?... son beau télescope!... ses
photographies!... ses lentilles!... ses lunettes!... ses livres!...

Wassili était tombé à genoux et se traînait à quatre pattes sur le
tapis, s'arrêtant à chaque désastre qu'il rencontrait pour se livrer à
de nouvelles lamentations.

--Wassili!... fit la jeune fille avec impatience, vite cette fenêtre...
il fait un froid de loup, ici...

Le domestique se releva et sortit en courant.

Comme il venait de disparaître, une porte s'ouvrit et un nouveau
personnage se précipita comme une bombe dans la pièce.

C'était un petit vieillard, ne paraissant pas plus d'une soixantaine
d'années, vif, alerte, avec un visage blanc et rose, d'une allure
poupine, tout auréolé d'une chevelure grise et crépelée, laissant
apercevoir au sommet de la tête le crâne poli et brillant comme de
l'ivoire.

[Illustration]

Ce que l'on pouvait voir de ses vêtements, qu'un immense tablier de cuir
recouvrait presque entièrement, était tout maculé, rongé, déchiqueté par
les acides et les produits chimiques.

Ses mains, ses bras eux-mêmes, nus jusqu'aux coudes, avaient la peau
brûlée en maints endroits.

D'une main il tenait un masque de verre fort épais, recouvert d'un
grillage en fils d'acier aux mailles serrées, de l'autre il brandissait
un tube en métal tout noirci par la déflagration d'un explosif puissant.

--Ah! Séléna! Séléna!... s'écria-t-il en courant à sa fille, j'ai
trouvé!...

Et le vieillard baisa à plusieurs reprises le front que la jeune fille
lui tendait. Puis lui mettant sous les yeux le tube qu'il tenait à la
main et posant son doigt sur une étroite fissure qui se dessinait dans
toute la longueur:

--Vois... dit-il d'un ton vibrant, la formule est trouvée... et personne
au monde ne me le contestera... un gramme,--tu entends bien--un gramme
seulement de cette matière explosive enflammé par une étincelle et
dilaté par une chaleur de quatre cent cinquante degrés, développe dix
mètres cubes de gaz... Comprends-tu, Séléna?... dix mètres cubes de
gaz!... dans un fusil ordinaire, je supprime la cartouche et ne laisse
qu'une rondelle grande tout au plus comme une pièce d'argent... et
sais-tu ce que produit la déflagration de cette simple rondelle?... Non!
eh bien! elle donne à une balle de platine pesant cent grammes une
vitesse initiale de deux mille mètres par seconde et la projette à seize
kilomètres...

[Illustration]

La jeune fille joignit les mains et ouvrit la bouche pour répondre; mais
le vieillard ne lui en laissa pas le temps.

--Comprends-tu quelle révolution dans la balistique?... enfoncés tous
les explosifs connus, depuis la poudre à canon jusqu'à la dynamite, la
roburite et même la mélinite!...

Il agita son tube d'un air terrible.

--Avec un kilogramme de ceci, vois-tu bien, Séléna, je me charge
d'envoyer dans les nuages la ville de Saint-Pétersbourg, et avec
quelques tonnes on ferait éclater, par morceaux, la terre qui nous
porte.

[Illustration]

Et, le visage radieux, les yeux étincelants, il se mit à arpenter la
pièce de toute la grandeur de ses petites jambes.

Puis tout à coup, il s'arrêta net devant sa fille.

--Et sais-tu, exclama-t-il, comment je vais l'appeler, ma poudre?... Je
veux que tu en sois la marraine et je la baptise _Sélénite_.

La jeune fille eut un geste d'horreur.

--Que je donne mon nom à une chose aussi épouvantable! s'écria-t-elle,
jamais... jamais...

Et elle ajouta d'un ton de reproche:

--Eh quoi! mon père, est-ce bien à l'art de détruire vos semblables que
vous consacrez tant de veilles et tant d'efforts?

Le petit vieillard bondit, comme froissé par les paroles de sa fille.

--Est-ce bien toi qui parles ainsi, Séléna?.. demanda-t-il; comment
peux-tu me supposer capable?... sois tranquille; si je veux donner ton
nom à une aussi terrible substance que celle que je suis parvenu à
combiner, ce n'est pas pour me procurer le plaisir de détruire quoi que
ce soit... le but que je poursuis est plus noble, plus grandiose, plus
digne de Mickhaïl Ossipoff, membre de l'Institut des sciences de
Saint-Pétersbourg et du Vozdouhoplavatel.

Ce disant, il s'était redressé de toute la hauteur de sa petite taille
et il semblait que son attitude se fût ennoblie.

[Illustration]

Puis soudain s'attendrissant, il s'approcha de Séléna, lui prit les
mains et, l'attirant sur sa poitrine, l'y tint serrée quelques instants.

--Chère fille, dit-il enfin, tu sais bien qu'_Elle_ et toi vous êtes
toute ma vie; _Elle_ occupe toute ma pensée et toi tu remplis tout mon
coeur... et souvent, la nuit, dans mes rêves, je te vois, toi, belle et
chaste comme la Vierge, ton gracieux visage nimbé d'or, ainsi que celui
d'une sainte, par son disque lumineux.

--Mon père... murmura la jeune fille tout émue.

--Ah! je suis bien heureux, aujourd'hui... ajouta-t-il, bien heureux, et
je veux te faire partager mon bonheur...

Il dénoua son étreinte et, subitement pensif, vint s'asseoir dans un
fauteuil de cuir, près du poêle, où il demeura, la tête baissée,
laissant filtrer sous ses paupières mi-baissées un regard vague, tandis
que ses lèvres balbutiaient des paroles muettes.

--Séléna, dit-il tout à coup en fixant sa fille debout devant lui,
immobile et surprise, Séléna, il faut que je t'avoue quelque chose.

--A moi, mon père! murmura la jeune fille qui se troubla aussitôt.

--Oui, fillette, tu es grande aujourd'hui et je veux te mettre enfin au
courant d'un projet que je caresse depuis longtemps.

[Illustration]

Le trouble de Séléna augmenta; ses joues se colorèrent d'une subite
rougeur et ses longs cils soyeux vivement abaissés mirent une ombre sur
sa peau mate et pâle.

Puis, comme, son père ouvrait la bouche pour continuer, la jeune fille,
dans un geste de gracieuse câlinerie, plaça sa main sur les lèvres du
vieillard.

--Moi aussi, mon père, balbutia-t-elle, j'ai quelque chose à vous dire.

Surpris, il la regarda.

--Un secret! toi aussi? dit-il.

De la tête, elle fit signe que oui.

--Ah bah!... et de quoi s'agit-il?

Sans répondre, la jeune fille vint s'asseoir sur les genoux de Mickhaïl
Ossipoff, passa son bras autour de son cou, appuya sa tête sur l'épaule
du vieillard et murmura tout bas, bien bas, comme honteuse:

--J'aime.

Ce seul mot fit tressaillir le vieillard.

--Tu aimes!... grommela-t-il, tu aimes! Qu'est-ce que cela veut dire?

Alors, très vite, les yeux fixés à terre, la jeune fille répondit:

--Vous savez, mon petit père, que je vais tous les jeudis et tous les
dimanches, entendre la messe à Notre-Dame de Kazan... or, il y a deux
mois environ, comme je me relevais après m'être agenouillée pour
l'élévation, mon pied se prit dans ma robe et je serais tombée
assurément si, par le plus grand des hasards, un jeune homme ne s'était
trouvé là et ne m'avait soutenue par le bras...

[Illustration]

Elle s'arrêta un moment pour reprendre haleine et attendant une parole
d'encouragement.

Mais son père gardant le silence, elle continua:

--Depuis ce jour, tous les jeudis et tous les dimanches, je l'ai revu,
ce jeune homme, accoudé au même pilier, ne me quittant pas des yeux tout
le temps que durait la messe, me regardant avec beaucoup de respect...
et aussi avec... comment dirais-je?... enfin, d'une manière qui me
gênait et me faisait plaisir en même temps... puis, un jour, à la sortie
de Notre-Dame, je l'ai trouvé près du bénitier, me tendant de l'eau
bénite... mes doigts ont effleuré les siens et, je ne sais pas pourquoi,
tout à coup je me suis mise à trembler... mais tellement que j'ai dû
prendre le bras de Maria Pétrowna pour revenir à la maison.

[Illustration]

De nouveau elle se tut et jeta à la dérobée un regard sur son père qui
continuait à l'écouter en silence, sans que sur son visage immobile
parût la moindre marque d'approbation ou de désapprobation.

[Illustration]

Enhardie par l'attitude même du vieillard, Séléna poursuivit:

--Quelques jours après, Maria Pétrowna m'a fait remarquer, au moment où
nous approchions de la maison, qu'un homme nous suivait depuis la sortie
de Notre-Dame de Kazan... sans le voir, je devinai que c'était lui et je
ne me retournai pas, tellement j'avais peur de lui montrer mon
trouble... cependant, comme Wassili venait d'ouvrir la porte, je n'ai
pas pu résister, j'ai incliné la tête, un tout petit peu, et je l'ai vu
à quinze pas en arrière, arrêté au coin de la rue, les yeux fixés sur
moi... c'était un jeudi, je me le rappelle, et le dimanche suivant, il
y avait une sauterie chez Mme Bakounine,--même vous n'aviez pas pu
m'accompagner parce qu'il y avait ce soir-là, à l'Observatoire, une
grande réunion de savants à propos d'une éclipse de... de... de je ne
sais plus quoi,--et voilà qu'en entrant dans le salon de Mme
Bakounine, la première personne que j'aperçus... c'était lui, accoudé à
une fenêtre, et qui me regardait en souriant...

[Illustration]

Séléna s'arrêta, toute tremblante, s'attendant à voir son père bondir;
il n'en fut rien; le vieillard ne broncha pas, alors la jeune fille
ajouta:

--Quelques instants après, Mme Bakounine me l'a présenté comme un
excellent valseur et j'ai dansé avec lui... puis, je suis retournée tous
les dimanches soir chez Mme Bakounine et je l'ai toujours retrouvé...
de plus en plus aimable... de plus en plus galant... si bien que je n'ai
pas été surprise quand il y a huit jours Mme Bakounine m'a dit qu'il
m'aimait... qu'il l'avait chargée de me le dire et de savoir s'il
pouvait espérer que... alors j'ai embrassé cette bonne Mme Bakounine;
elle a compris et il a été convenu qu'elle l'accompagnerait aujourd'hui
pour faire sa demande officielle...

[Illustration]

Et elle ajouta, après une courte pause:

--Il a un peu de fortune... il est diplomate et il s'appelle Gontran de
Flammermont.

A ce nom, le vieillard tressauta et, saisissant les mains de sa fille,
il s'écria:

--Flammermont! as-tu dit... tu viens de prononcer le nom de Flammermont?

--Mais oui, mon père, répondit la jeune fille toute saisie, il s'appelle
de Flammermont, il m'aime et il devait venir aujourd'hui même vous
demander ma main.

Le vieillard se dressa tout d'une pièce et arpenta fébrilement son
cabinet.

--Flammermont ici! murmura-t-il en levant les bras au ciel, Flammermont
qui t'aime et veut devenir mon gendre!... Ah! je n'espérais pas un
bonheur si grand...

Séléna ouvrait de grands yeux.

--Vous le connaissez donc, mon père? balbutia-t-elle toute surprise.

--Comment, si je le connais!... exclama le vieillard... mais qui donc
dans le monde des sciences ne connaît Flammermont, ce savant Français
dont les découvertes ont fait faire à l'étude de l'astronomie de si
étonnants progrès... mais j'ai là, dans ma bibliothèque, tous ses
ouvrages, je les ai lus, relus et relus... je les sais par coeur... Ah!
c'est un homme bien étonnant... bien étonnant...

La jeune fille regardait son père d'un air épouvanté.

--Mais il confond, murmura-t-elle, sans doute y a-t-il un savant
français qui porte ce nom; mais Gontran n'est que diplomate... il ne
connaît pas un mot de sciences et encore bien moins d'astronomie.

Et tout de suite la vérité lui apparut; le vieillard n'avait pas écouté
une syllabe de toutes les explications qu'elle lui avait données;
quelque problème astronomique avait sans doute sollicité son esprit et
seul le nom de Flammermont, le dernier mot prononcé par Séléna, avait pu
attirer son attention.

Et comme la jeune fille ouvrait la bouche pour tirer son père de
l'erreur dans laquelle l'avait fait tomber la distraction dont il était
coutumier, la cloche électrique de la porte d'entrée résonna, annonçant
un visiteur.

--C'est lui, murmura Séléna toute rose d'émotion.

--C'est lui, répéta radieusement Mickhaïl Ossipoff.

Puis aussitôt jetant un coup d'oeil sur ses vêtements tachés, déchirés,
brûlés, il ajouta:

--Je ne puis le recevoir décemment comme cela... ma chère enfant,
tiens-lui compagnie, le temps que je vais changer de vêtements.

Et, sans attendre la réponse, il souleva une tenture et disparut.

Au même instant Wassili ouvrit la porte et annonça:

--Monsieur le comte Gontran de Flammermont.

Puis s'effaçant, il livra passage à un jeune homme paraissant de
vingt-cinq à vingt-six ans, d'une taille élégante, bien moulée dans une
redingote de coupe irréprochable, portant haut la tête, le visage coupé
transversalement par de grandes moustaches rousses, d'allure militaire,
et surmontant une bouche au dessin spirituel et railleur; les yeux
bruns, un peu petits, mais brillant d'un vif éclat, s'ouvraient sous des
sourcils touffus et se rejoignaient à la naissance du nez comme deux
sabres recourbés; le front grand et pur était encadré dans une forêt de
cheveux coupés en brosse et de même couleur que les moustaches.

--Mademoiselle, dit-il en s'inclinant bien bas et en enveloppant la
jeune fille d'un regard plein d'amour, Mme Bakounine s'étant
subitement trouvée indisposée, n'a pu m'accompagner; néanmoins, voyant
combien grande était mon impatience de connaître mon sort, elle m'a
engagé à venir, en m'assurant que vous seriez assez aimable pour me
présenter à monsieur votre père... alors, malgré le caractère un peu
irrégulier de cette démarche...

Séléna sourit finement et répondit en rougissant un peu:

--En effet, ce n'est peut-être pas très... très diplomate... mais enfin,
il y a cas de force majeure.

Et elle ajouta, très gracieuse, en désignant un siège au jeune homme:

--Vous excuserez mon père, monsieur, il vient de me quitter à l'instant
pour changer ses vêtements de laboratoire contre un costume plus
convenable.

Puis aussitôt, se rapprochant du comte de Flammermont:

--Ah! monsieur, dit-elle à voix basse, si vous saviez...

[Illustration]

[Illustration]

Tout de suite il s'inquiéta et demanda:

--Qu'arrive-t-il?

Comme elle allait répondre, M. Ossipoff parut, grotesquement accoutré
d'un habit noir démodé découvrant une chemise toute froissée et salie
par les travaux du laboratoire et autour du col de laquelle, une cravate
blanche fripée était nouée comme une ficelle.

Les mains tendues, il s'avança au-devant du jeune homme qui lui aussi se
précipita.

--Excusez-moi, monsieur, dit le comte de Flammermont, de venir troubler
ainsi dans ses travaux et ses études l'homme de génie auquel la Russie
et le monde entier doivent tant de belles et grandes découvertes.

--Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit Ossipoff, car c'est un grand
bonheur pour moi que de serrer les mains de l'auteur des _Continents du
Ciel_ et de l'_Astronomie du Peuple_...

Gontran, tout interloqué, regarda le vieillard en écarquillant les yeux,
puis son regard glissa jusqu'à Séléna et sa surprise s'accrut encore en
apercevant la jeune fille, un doigt placé sur la bouche.

M. Ossipoff remarqua l'attitude du jeune homme et répliqua:

--Vous paraissez surpris... mais, mon cher monsieur, la Russie n'est
pas un pays de sauvages... nous nous occupons du mouvement scientifique
des autres nations et, en ce qui vous concerne personnellement...

Il le prit sans façon par la main et, l'entraînant devant l'une des
immenses vitrines qui couraient le long du mur, montrant leurs tablettes
surchargées de bouquins:

--Tenez, dit-il, en lui désignant du doigt d'énormes in-folio, reliés en
maroquin et sur le dos desquels brillaient des inscriptions en lettres
dorées, vous voyez que vous avez la place d'honneur.

Gontran était atterré, car un regard jeté sur ces volumes venait de lui
faire comprendre la confusion dont le vieillard était victime: c'étaient
les _Continents du ciel_, l'_Astronomie du peuple_, les _Mondes
planétaires_, l'_Atmosphère Terrestre_, tous ouvrages dus à la plume du
célèbre astronome français Flammermont.

[Illustration]

Mickhaïl Ossipoff s'imaginait avoir affaire à l'auteur de ces
remarquables travaux, alors que lui, Gontran de Flammermont, comte par
naissance et diplomate par désoeuvrement, haïssait de toutes ses forces
tout ce qui ressemblait à la science. Les seuls mots «d'équation du
premier degré», de «polynôme», de «bissectrice» lui donnaient la
migraine, et voilà qu'il était confondu avec l'un des savants qui sont
l'honneur de son pays!

En vérité le hasard faisait bien les choses!

Et tout de suite, il comprit combien ses projets matrimoniaux avaient
de chances d'échouer, maintenant que le vieillard croyait que l'homme
qui aspirait à la main de sa fille était comme lui un savant, comme lui
un être naviguant dans l'infini, habitant plus les astres que la terre,
s'intéressant davantage aux volcans de la lune et aux taches du soleil,
qu'aux grandes marées et aux éruptions volcaniques de notre pauvre
planète.

Cependant, d'un naturel plein de franchise et de droiture, il ne put se
décider à entretenir l'erreur du savant et il lui dit:

--Je ne sais, monsieur Ossipoff, qui a pu causer votre erreur; mais je
dois vous avouer humblement que je ne suis pas celui que vous croyez.

Comme par enchantement l'attitude du vieillard changea.

--Que m'as-tu donc dit? demanda-t-il en s'adressant à Séléna d'un ton
rogue, ne m'as-tu pas raconté que monsieur s'appelait Flammermont?

--Effectivement, mon cher père, répondit la jeune fille, mais je ne vous
ai point dit que monsieur fût le savant que vous croyez.

Aussitôt, le vieillard s'écarta et se redressant d'un air soupçonneux:

--Alors, fit-il sèchement, que vient faire ici monsieur?

Le comte se tourna vers Séléna.

--Je croyais, murmura-t-il, que mademoiselle votre fille vous avait
expliqué...

Séléna prit la parole.

--Je vous ai dit, mon père, que M. de Flammermont m'aimait et qu'il
venait aujourd'hui vous demander ma main.

Et voyant les sourcils contractés et l'attitude hostile du vieillard
elle ajouta pour l'amadouer un peu:

--Du reste, Mme Bakounine et moi n'avons encouragé monsieur à faire
auprès de vous une semblable démarche, que lorsque nous avons su que
vous et lui êtes en communion d'idées.

Le visage d'Ossipoff se dérida un peu.

[Illustration]

Celui de Gontran refléta l'étonnement le plus profond.

--Oui, poursuivit Séléna en adressant au jeune homme un regard
d'intelligence, monsieur le comte est plus qu'un ami des sciences; c'est
un fervent adepte que ne laisse indifférent aucun des grands progrès qui
intéressent notre époque... En dehors de la carrière diplomatique qu'il
a dû suivre, il a continué à s'occuper d'astronomie, de chimie et de
physique et de bien d'autres choses encore...

M. de Flammermont regarda la jeune fille d'un air effaré.

Le vieux savant, lui, fixa sur le jeune homme des regards subitement
adoucis.

--Vous êtes le bienvenu dans mon logis, monsieur, donnez-vous la peine
de vous asseoir.

Et indiquant un siège au visiteur, il s'enfonça dans son fauteuil,
tandis que, par une manoeuvre habile, Séléna se plaçait sur un pouf de
tapisserie, juste derrière la chaise de Gontran.

[Illustration]

Une fois installée, à moitié noyée dans la demi-obscurité qui régnait
dans la pièce, elle se pencha un peu et murmura:

--Ne craignez rien, laissez parler mon père et comptez sur moi.

Le jeune homme, un peu rassuré par ces mots, se prépara à faire bonne
contenance et à soutenir du mieux qu'il pourrait l'assaut qu'il
prévoyait.

--Vous êtes sans doute parent de l'auteur des _Continents célestes_?
demanda M. Ossipoff après un instant.

Gontran, qui s'attendait à voir tout d'abord la conversation s'engager
sur sa demande en mariage, répondit à tout hasard:

--Effectivement.

Aussitôt, le vieillard, comme intéressé au plus haut point par cette
réponse, roula son fauteuil tout près de celui du jeune homme.

--Et vous vivez sans doute beaucoup dans sa société?

--Autant que je le puis, répliqua Gontran décidé à faire les réponses
que semblaient solliciter les questions.

Le visage de M. Ossipoff s'illumina.

--En ce cas, dit-il, vous devez être imprégné de ses théories, j'entends
de ses vraies théories, de celles qu'il émet dans l'intimité.

--Imprégné n'est peut-être pas tout à fait juste, fit Gontran qui
craignait de trop s'avancer, mais enfin je suis, j'ose le dire, assez au
courant des pensées de cet illustre savant.

Et il ajouta _in petto_:

--Je veux que le diable me cuise tout vif si je sais un mot de ce que
pense mon digne homonyme.

[Illustration]

Quant à Ossipoff, il se frottait les mains, d'un air de parfait
contentement.

--Voyons, monsieur le comte, dit-il à brûle-pourpoint, que pensez-vous
personnellement de la lune?

Le jeune homme demeura quelques instants tout abasourdi, se creusant la
cervelle pour y trouver une réponse qui pût satisfaire le vieux savant,
lorsque celui-ci ajouta:

--Je m'explique... Croyez-vous,--comme la plupart des astronomes, qui
partent de ce point que la lune n'a point d'atmosphère et qu'on n'y voit
rien remuer,--pensez-vous que notre satellite est un monde mort et un
astre dépourvu de toute espèce de vie, animale et végétale?

--Certes, je n'ai pas la prétention de rien affirmer, fit alors Gontran
qui ne voulait pas se compromettre, cependant, la raison la plus
élémentaire, le plus simple bon sens nous conduisent à penser...

--... Que la lune est le séjour d'habitants quelconques, et vous avez
raison, termina de la meilleure foi du monde Ossipoff, qui crut deviner
le sens ambigu des paroles du jeune homme.

Et il ajouta mentalement, considérant ces paroles comme les reflets des
théories du célèbre Flammermont:

--Je m'étais toujours douté que Flammermont pensait ainsi. Cela se voit
entre les lignes de ses ouvrages.

[Illustration]

Puis tout haut:

--Ainsi vous êtes partisan de la doctrine de la pluralité des mondes
habités?

--C'est la seule qui réponde à mes sentiments intimes, répliqua avec feu
le jeune homme qui ne savait seulement pas quelle était cette doctrine
dont parlait le vieux savant, mais qui avait entendu Séléna lui souffler
l'affirmative.

Ossipoff se leva et, le front penché, absorbé dans ses pensées, fit
quelques pas à travers son cabinet de travail.

[Illustration]

Puis s'arrêtant devant le jeune Français:

--Ma fille avait raison, mon ami, de dire que nous sommes en communion
d'idées; oui, je le vois, vous êtes un amateur de ces grandes choses qui
distinguent l'humanité de la brute dont elle n'a malheureusement gardé
que trop souvent les regrettables instincts; et je suis heureux de
constater que vous considérez la lune comme une province annexée à
cette terre où nous sommes condamnés à ramper... Quant à moi, je le
déclare bien haut, la lune deviendra tôt ou tard une de nos colonies
célestes.

--Mais... interrompit Gontran, avec un geste de dénégation.

--Vous vous êtes dit sans doute, poursuivit Ossipoff, que cette colonie
serait peut-être bien difficile à fonder, vu que la science n'a jusqu'à
présent imaginé aucun moyen de locomotion pour quitter notre globe
terraqué et franchir une centaine de mille lieues à travers le vide!

--Il est vrai, fit le jeune homme en ayant toutes les peines du monde à
conserver son sérieux.

--Puis, vous pensez aussi que le pays que l'on coloniserait est affreux
et forme un séjour des plus tristes et cela parce que le télescope ne
nous y fait apercevoir que des rochers se considérant dans un éternel
silence et qu'éclaire, pendant 354 heures de suite, un soleil implacable
dont aucun nuage ne vient adoucir l'intensité.

Le comte de Flammermont écoutait, immobile, de peur que le moindre geste
ne fût interprété par son interlocuteur comme une contradiction aux
théories qui lui étaient chères.

Ossipoff poursuivit:

--A cela, je vous réponds que je pense, comme Airy et bien d'autres
astronomes et cosmographes, qu'il ne faut pas se hâter de conclure en
prenant comme base ce que nos lunettes imparfaites nous permettent de
distinguer... le plus puissant télescope, en effet, nous fait apercevoir
du sol de la lune juste ce que nous en apercevrions si nous planions en
ballon à cent lieues au-dessus de lui.

Le vieillard eut un mouvement d'épaules plein de commisération.

--Or, je vous le demande, ajouta-t-il, que peut-on voir à cent lieues de
distance? des objets ayant plusieurs centaines de mètres de hauteur ou
de largeur; ainsi les pyramides d'Égypte transportées dans la lune
demeureraient invisibles pour nos plus puissants appareils d'optique! et
on vient nous objecter que la lune est un astre mort, inhabité et
inhabitable parce que nous la voyons de trop loin pour distinguer ses
villes, ses habitants, ses végétaux et ses animaux!... mais c'est
insensé!

--Il est vrai, cependant,... commença le diplomate.

Ossipoff lui coupa la parole.

--Oh! je vous vois venir, répliqua-t-il en le menaçant de son index...
vous allez me dire que si la lune peut être habitée par des êtres créés
exprès pour vivre heureux dans un monde qui n'a ni nuages, ni eau, il ne
s'ensuit pas que cette planète soit habitable pour des hommes comme
nous; en un mot que transporté là-bas, rien ne prouve que vous y
puissiez vivre, parce que pour cela il faudrait que votre conformation,
en harmonie avec les forces en action sur la terre, fût encore, par le
plus grand des hasards, en harmonie avec les éléments existant sur notre
satellite.

Gontran allait répondre lorsque, se sentant tirer en arrière par le pan
de sa redingote, il comprit que Séléna lui recommandait le silence et il
se tut.

--A cela, poursuivit le savant, je répondrai avec Hansen que la lune a
la forme d'un oeuf, dont le petit bout regarde la terre et dont le
centre de gravité est placé à soixante kilomètres du point central
intérieur de l'hémisphère qui nous est inconnu; or, s'il existe une
atmosphère et des liquides dans notre satellite, comme j'en suis
convaincu, ils doivent s'être trouvés attirés dans cet hémisphère,
n'ayant pu demeurer longtemps dans celui que nous voyons par suite de
l'attraction de la terre et de l'existence de ce centre de gravité.

[Illustration]

Ici, Ossipoff fit une pause, regardant victorieusement le jeune homme,
espérant sans doute une marque d'approbation qui, d'ailleurs, ne se fit
pas attendre.

--Voilà qui est parlé! s'écria chaleureusement M. de Flammermont, vos
déductions sont justes, illustre maître, et, quant à moi, j'ai toujours
pensé, contrairement à l'opinion générale, qu'il devait y avoir des
habitants dans la lune et qu'il se pourrait fort bien que l'homme
terrestre s'y acclimatât.

Et il ajouta en souriant:

--Mais comme on n'ira jamais y essayer...

--Qu'en savez-vous? s'écria Ossipoff en se croisant les bras et en
regardant le comte d'un air de défi. Est-ce la distance qui vous
effraye? Belle affaire, en vérité, que les quatre-vingt-seize mille
lieues qui nous séparent de la lune! Une misère en comparaison des
millions et des millions de lieues qui servent de cirque au système
solaire!... Est-ce, au contraire, le moyen de franchir ces
quatre-vingt-seize mille lieues qui vous arrête? Mais songez que
l'humanité terrestre est jeune sur son globe et, si vous tenez compte de
la marche constante du progrès, vous admettrez bien qu'un jour la
science et l'industrie fourniront à nos descendants le procédé véritable
d'abandonner notre mondicule pour visiter, non seulement la lune--qui
sera tôt envahie par des légions d'émigrants,--mais encore le système
solaire tout entier. Le vieillard s'était levé et, debout devant Gontran
ébahi, il parlait d'une voix vibrante, comme inspiré.

--Et ce jour-là, ajouta-t-il d'un ton mystérieux, ce jour-là luira
peut-être plus tôt qu'on ne pense.

[Illustration]

D'un pas rapide, Ossipoff alla à sa bibliothèque, l'ouvrit, et, étendant
la main vers les volumes empilés sur les rayons:

--Je possède, dit-il, tous les voyages imaginaires écrits depuis
l'antiquité et qui ont les astres pour objet, et il semble que la lune
ait été le rendez-vous de tous les conteurs et de tous les
pseudo-voyageurs... Voici, par exemple, l'_Histoire véritable_ écrite
par Lucien de Samosate, cinq cents ans avant notre ère; la _Face qu'on
voit dans la lune_, de Plutarque; l'_Homme dans la lune_, de Goodwin, un
Anglais qui imagine de se faire traîner jusqu'à notre planète par un
attelage de grands cygnes... Si nous arrivons à ce que j'appellerai la
période moderne, je vous citerai entre autres ouvrages: l'_Histoire des
États et Empires de la Lune et du Soleil_, de l'un de vos compatriotes,
Cyrano de Bergerac; _Les Découvertes dans la lune_, de l'Américain
Locke; les _Voyages à la lune_, d'Edgard Poë, du docteur Cathelineau, et
bien d'autres encore qu'il est inutile de vous citer, mais qui sont là,
côte à côte, se reposant des nombreuses fatigues auxquelles je les ai
soumis... Chaque voyageur, poussé par son imagination, a adopté un mode
particulier de locomotion... mais il faut avouer qu'ils sont tous le
moins scientifiques possible.

Le comte de Flammermont, qui avait religieusement écouté cette longue
tirade, la voyant finie, se leva.

--Monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton grave, je désirerais vous poser une
question.

--Parlez.

--Le charme de votre conversation est tel, monsieur, dit le jeune homme,
et j'éprouve un tel contentement à entendre discuter des sujets que vous
avez bien voulu effleurer devant moi, que j'avais totalement oublié le
but de ma visite. C'est là un crime de lèse-galanterie dont je demande
pardon à mademoiselle Séléna...

Et, s'inclinant sérieusement devant le vieillard:

--Monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix grave, j'ai l'honneur...

Le savant étendit la main.

--Je sais, je sais, fit-il, mais nous ferons de cela, si vous voulez
bien, l'objet d'un entretien particulier... après le thé, car vous
prendrez bien le thé avec nous?

Et sans attendre la réponse du jeune homme, Mickhaïl Ossipoff fit un
signe à Séléna.

Celle-ci se leva, prit le samovar qui fumait en ronronnant sur le poêle
et versa le liquide ambré et odorant dans trois tasses de fine
porcelaine du Japon.

[Illustration]

Puis, s'approchant, une tasse à la main, de Gontran, qui la suivait de
l'oeil, muet et comme en extase, elle murmura:

--Ne restez point ainsi sans rien dire, n'attendez pas que mon père vous
pose une question embarrassante... allez au-devant.

Fort embarrassé, Gontran réfléchit quelques instants, puis, enfin, après
avoir absorbé gravement une gorgée de thé, il dit non sans une certaine
désinvolture:

--Mon Dieu! du moment que certains considèrent la lune comme un monde
habitable pour des hommes de même espèce que nous, il est tout naturel
qu'elle ait toujours été l'objet des rêves et des aspirations des
voyageurs célestes.

Ce qui m'étonne, c'est qu'on n'ait point plutôt pensé à visiter les
étoiles mystérieuses qui scintillent si poétiquement dans la nuit
transparente.

Ossipoff sursauta sur son siège et Séléna se mordit les lèvres.

Gontran, lui, inconscient de ce qu'il venait de dire, promenait ses
regards de l'un à l'autre, cherchant à deviner sur leur visage
l'énormité de ses paroles.

--Si vous réfléchissiez, répliqua le vieillard d'un ton quelque peu
dédaigneux, et si vous revoyiez, par la pensée, les distances colossales
où gravitent,--je ne parle pas des étoiles,--mais les planètes du
système solaire, vous comprendriez la difficulté d'aller jusque dans ces
mondes lointains... et d'abord la lune, qui tourne en vingt-sept jours
et demi autour de nous est la première étape, la première station d'un
voyage céleste.

Le comte de Flammermont, tout penaud, baissait la tête, fixant avec
obstination la peau d'ours qui couvrait le plancher, comme s'il eût
espéré y trouver une idée géniale.

--Eh! parbleu! monsieur Ossipoff, fit-il, je n'ignore pas les distances
immenses qui séparent les astres du ciel et la disposition de l'univers
n'a, comme bien vous pensez, rien d'inconnu pour moi.

Et il ajouta d'un ton emphatique, en se penchant un peu en arrière pour
mieux saisir ce que Séléna lui chuchotait tout bas à l'oreille:

--Qui ne sait que le soleil est immobile au centre de notre système et
qu'il soutient les mondes sur le puissant réseau de son attraction!

Et s'emballant devant les hochements de tête approbateurs d'Ossipoff,
sentant la nécessité de faire disparaître complètement la mauvaise
impression produite par la malencontreuse phrase de tout à l'heure, il
poursuivit:

--Ces mondes... ces mondes... c'est d'abord...

--C'est d'abord?... demanda le vieillard.

--Ces mondes, répéta Gontran en se penchant en arrière à perdre
équilibre, c'est d'abord...

Mais Séléna demeurant muette,--pour quelle cause il l'ignorait,--il ne
pouvait faire autrement que de l'imiter.

Surpris de ce silence, Ossipoff regardait le jeune homme, assailli tout
à coup par des doutes touchant les connaissances cosmographiques de
celui qui aspirait à devenir son gendre.

--Eh bien! demanda-t-il avec une sorte d'étonnement impatienté... ces
mondes...

[Illustration]

Le comte de Flammermont tressaillit comme sortant d'un rêve et répondit
en désignant Séléna qui s'approchait de son père, une tasse de thé à la
main:

--Excusez-moi, mon cher monsieur Ossipoff, si je suis descendu de
l'immensité où je m'étais élevé avec vous; mais n'ai-je point sous les
yeux ici même, chez vous, une image des phénomènes célestes: cette
étoile de beauté gravitant autour de ce soleil de science!

La jeune fille devint toute rose de contentement; quant à Ossipoff, son
front se dérida et, flatté dans son amour paternel et dans son orgueil
de savant, il adressa à Gontran un regard reconnaissant.

Par une habile manoeuvre, la jeune fille était passée derrière le
fauteuil de son père sur lequel elle s'accouda quelques secondes.

--Mais, pour en revenir à notre conversation, reprit le vieillard, vous
disiez donc?

Le corps ployé en deux, les coudes sur les genoux, il avait plongé la
tête dans ses mains, les yeux fermés, concentrant toute son attention
sur ce qu'allait répondre Gontran.

Celui-ci haussait désespérément les épaules en regardant Séléna.

Soudain celle-ci sourit radieusement, comme si une idée géniale lui eût
subitement traversé l'esprit. Sans bruit, elle s'écarta du fauteuil, se
retourna vers le mur que couvrait un immense tableau noir destiné aux
calculs algébriques du savant, et saisissant un morceau de craie,
dessina au milieu du tableau une circonférence sur laquelle elle
inscrivit en lettres apparentes le mot: _Soleil_.

A côté, une circonférence un peu plus grande apparut avec ce mot:
_Mercure_.

Aussitôt, le jeune homme s'écria avec assurance en suivant du coin de
l'oeil la mimique explicative de Séléna:

--Le premier de ces mondes que nous rencontrons en partant du soleil,
c'est Mercure...

--... Qui tourne autour du soleil en quatre-vingt-huit jours... C'est
bien cela, ajouta Ossipoff.

Séléna continuait à écrire et Gontran, les yeux fixés sur le tableau
sauveur, poursuivit emphatiquement:

--Après Mercure, c'est Vénus, jeune soeur de la Terre...

--... Dont l'année compte deux cent quatre-vingt jours, en effet, et
dont la distance au Soleil est de vingt-six millions de lieues, comme
vous le dites fort bien... Ensuite, n'est-ce pas? c'est notre Terre...

--A cent quarante-huit millions de kilomètres, ajouta Gontran en lisant
ce nombre qui venait d'apparaître en chiffres énormes sur le coin du
tableau.

[Illustration]

--Ensuite, nous trouvons?...

--Mars, se hâta de dire le jeune comte, Mars, distant de cinquante-deux
millions de lieues, et enfin... Jupiter... le colossal, le monstrueux
Jupiter.

Il n'avait pas hésité à attribuer ces épithètes à la planète qu'il
venait de nommer à cause de la grande circonférence par laquelle Séléna
la représentait sur le tableau.

Le vieux savant avait brusquement relevé la tête, et lestement la jeune
fille avait repris sa place, accoudée au dossier du fauteuil.

--Oui, fit Ossipoff d'une voix vibrante, vous avez raison de qualifier
de monstrueux un astre qui égale treize cents terres comme la nôtre et
dont le diamètre n'est pas moins de trente-cinq mille lieues. Jupiter!
ce monde gigantesque qui tourne majestueusement sur son axe vertical en
dix heures seulement! Jupiter, qui marche escorté de quatre satellites
dont deux sont aussi gros que la planète Mercure!

Impressionné malgré lui par l'enthousiasme du vieillard, Gontran
demeurait immobile, intéressé, subjugué par ces révélations étonnantes
sur un monde dont il entendait parler pour la première fois.

--Et après Jupiter, continua Ossipoff sur le même ton, nous trouvons
Saturne, le gigantesque Saturne, éloigné de trois cent cinquante-cinq
millions de lieues de l'astre central et qui tourne sur lui-même au
milieu de ses sept anneaux, presque aussi rapidement que Jupiter.

Le savant s'arrêta fixant sur le comte de Flammermont un regard qui fit
pressentir à Séléna une question embarrassante pour le jeune homme;
aussi prit-elle la parole.

--N'est-ce pas cette planète-là dont le calendrier compte, m'avez-vous
dit, mon père, dix mille de nos jours, soit vingt-neuf ans et trois
mois?

--En effet, mais...

--Saturne mesure plus de cent mille lieues de tour, continua la jeune
fille, et entraîne dans son mouvement autour du soleil ses anneaux
cosmiques et huit satellites...

Elle s'arrêta, et, saisissant à deux mains la tête du vieux savant la
renversa en arrière pour l'embrasser sur le front.

--Hein! dit-elle, monsieur mon père, suis-je une élève hors ligne et
fais-je honneur à mon professeur?

[Illustration]

Mickhaïl Ossipoff était radieux; il enveloppa sa fille d'un regard
attendri et s'écria, en s'adressant à Gontran:

--Et vous croyez que je pourrais donner cette enfant-là au premier venu,
à un de ces êtres oisifs et terre à terre, indifférents aux merveilles
célestes qui nous environnent!... mais ce serait un crime, mon cher
monsieur, et je préférerais cent fois voir Séléna rester fille que
d'avoir un gendre de l'instruction duquel je ne me serais pas assuré
auparavant.

Le comte de Flammermont frémit jusqu'aux moelles en entendant ces
paroles dont l'énergie prouvait la sincérité.

--Et puis, ajouta le vieillard d'un ton mystérieux, j'ai en tête, depuis
bien des années, un grand projet pour l'exécution duquel je compte sur
le concours de mon gendre--car un gendre, c'est presque un fils et en
lui je pourrai avoir confiance... tandis qu'un étranger me tromperait...
me volerait, et je courrais risque d'avoir épuisé ma vie dans les
veilles et les études pour qu'un misérable vienne me dépouiller non pas
de l'honneur du succès, mais de l'honneur de la tentative seule.

Il y avait dans ces derniers mots tant d'amertume, que Gontran, ému
malgré lui, se leva et vint serrer la main du vieux savant.

--Monsieur Ossipoff, dit-il, soyez persuadé que vous aurez en moi, sinon
un collaborateur bien utile, tout au moins un fils plein de respect et
de dévouement.

--Merci, mon ami, mon enfant, balbutia le vieillard en faisant des
efforts pour garder une larme qui roulait au bord de sa paupière... je
retiens votre proposition, je retiens votre demande... mais, comme je
vous l'ai dit tout à l'heure, je me réserve de causer de cela plus tard
avec vous... pour l'instant...

Séléna, elle, avait continué à crayonner sur le tableau noir et,
rapidement, en quelques coups de craie, elle avait complété la carte
sidérale.

Aussi, Gontran désireux d'étaler aux yeux de son futur beau-père
l'érudition instantanée qu'il devait au subterfuge de la jeune fille,
s'écria:

--Et quand on pense que derrière ces mondes géants dont le rapprochement
relatif nous permet d'apprécier les dimensions, il en est d'autres, et
puis d'autres, et d'autres encore!...

Il jeta un coup d'oeil rapide sur le tableau et ajouta:

--Ainsi, l'on ne saura jamais ce que sont véritablement les dernières
planètes du système solaire, Uranus et Neptune, que plus d'un milliard
de lieues éloignent du soleil... à une semblable distance du flambeau de
l'univers, ces mondes doivent être inertes et glacés...

--Permettez, permettez, s'écria Mickhaïl Ossipoff, qu'est-ce que ce
milliard de lieues où l'on rencontre l'orbite de la planète Neptune, en
le comparant au désert sidéral dans lequel le système solaire se meut
tout d'une pièce, emporté par l'étoile centrale?

--Le désert sidéral, répéta machinalement le comte de Flammermont.

Croyant deviner une question dans le ton dont avaient été prononcés ces
trois mots, le vieux savant reprit:

--Représentez par un _mètre_ la distance de trente-sept millions de
lieues qui sépare notre terre du Soleil, la dernière planète, ce Neptune
dont nous parlions, qui voyage à un milliard de lieues d'Apollon, sera à
trente mètres; or, pour arriver à la zone du premier soleil, de l'étoile
la plus proche de nous, il faudrait répéter 7,400 fois ce chemin, ce qui
représente, à l'échelle de un mètre pour 37 millions de lieues, 222
kilomètres, c'est-à-dire la distance de Pétersbourg à Moscou... Tel est
le désert sidéral, et notez que ces 222 kilomètres forment en réalité
plusieurs trillions de lieues, c'est-à-dire un chiffre tellement
colossal qu'il ne dit plus rien à la pensée...

[Illustration]

Gontran, immobilisé par la stupéfaction en laquelle le jetaient ces
chiffres, fixait sur le vieillard des yeux tout ronds.

Ossipoff poursuivit:

--Vous savez que la lumière franchit 77,000 lieues ou 304,000 kilomètres
en une seconde; eh bien, elle met trois ans et demi à venir de l'étoile
la plus rapprochée de nous; quant au son, il ne parcourt que 330 mètres
à la seconde; en sorte que,--si cette même étoile éclatait--le bruit de
l'explosion ne nous parviendrait qu'au bout de trois millions d'années.

--Mais alors, fit le comte tout abasourdi, un train ne faisant que 60
kilomètres à l'heure, il lui faudrait...

--... Rouler sans interruption pendant 60 millions d'années, avant
d'arriver au terme de son voyage, c'est-à-dire à cette étoile.

--En ce cas, dit ingénument Gontran, ces astres dont nous apercevons le
scintillement dans l'immensité des cieux, ces astres peuvent être
éteints depuis longtemps et cependant continuer à nous éclairer, puisque
leur lumière met des siècles à nous parvenir.

--Assurément...

En prononçant ce mot, Mickhaïl Ossipoff, dont les yeux s'étaient
machinalement dirigés vers l'horloge, se leva en murmurant:

--Déjà neuf heures! Il est temps de partir.

Puis, se tournant vers Gontran:

--Mon ami, dit-il, présentez vos respects à ma fille qui va se retirer
chez elle.

--Oh! père, murmura la jeune fille d'un ton suppliant... ne sortez pas
ce soir.

--Le devoir m'appelle, mon enfant, répondit le vieillard.

--Pour ce soir seulement, et en faveur de monsieur, faites une exception
et demeurez ici...

--Monsieur m'accompagne, répondit Ossipoff... aussi bien, je ne veux pas
retarder l'entretien que nous devons avoir ensemble... et là où je vais,
nous serons à merveille pour causer.

Séléna fixait sur son père un regard curieux que surprit le comte de
Flammermont.

--Mais, sans indiscrétion, monsieur Ossipoff, demanda-t-il, pourrais-je
savoir où vous m'emmenez?

--Je vous le dirai tout à l'heure quand nous serons seuls...

--Oh! mon père, vous défiez-vous donc de moi? s'écria Séléna d'un ton de
reproche.

--Nullement, mon enfant... mais au point où j'en suis arrivé, la
prudence la plus grande m'est imposée.

Et il ajouta, avec un gros soupir, en s'adressant à Gontran:

--L'astronomie élève les esprits, mais hélas! elle n'empêche point
certains coeurs de ramper à terre; aussi... mais je vous expliquerai
cela plus tard... Venez.

Le diplomate était de plus en plus intrigué des réticences du vieillard,
sans compter qu'il redoutait d'avoir avec lui, en tête-à-tête, une
conversation scientifique, qui n'eût pas tardé à éclairer Ossipoff sur
la nullité de son futur gendre en matière astronomique.

Mais il n'y avait pas à reculer.

Déjà le vieux savant, enveloppé dans une épaisse pelisse et la tête
couverte d'un bonnet de fourrure enfoncé jusqu'aux oreilles, l'attendait
sur le seuil de la porte claquant de la langue avec impatience pour lui
indiquer qu'il eût à presser ses adieux.

Gontran prit entre ses mains la main mignonne que lui tendait Séléna,
et, s'inclinant comme les gentilshommes du XVIIIe siècle, y déposa un
baiser qui illumina d'une rougeur subite les joues de la jeune fille,
tout émue de cette caresse qui lui montait jusqu'au coeur.

Elle ne chercha point à retirer sa main et murmura tout bas, avec un
léger sourire:

--Soyez prudent, monsieur de Flammermont; songez que votre bonheur
dépend des réponses satisfaisantes que vous ferez à mon père.

--Comme au baccalauréat, pensa Gontran.

Et il répondit:

--Hélas! j'ai bien peur de faire fausse route, maintenant que je n'ai
plus mon étoile pour guider mes pas.

[Illustration]




CHAPITRE II

DANS LEQUEL GONTRAN CONÇOIT DES DOUTES SÉRIEUX SUR LA SOLIDITÉ CÉRÉBRALE DE
SON FUTUR BEAU-PÈRE


[Illustration]

La porte du vestibule était toute grande ouverte et, sur le seuil de la
maison, Wassili était campé dans une attitude menaçante, montrant le
poing à plusieurs individus rassemblés dans la «kaïa» et qu'il
invectivait de la plus véhémente façon.

Les mots de «chien» de «voleur» de «bandit» revenaient à chaque instant
dans le langage imagé du domestique: ce à quoi la foule répondait par
des hurlements sauvages, accompagnés de boules de neige fortement
pelotées et dont l'une avait déjà meurtri le nez de l'infortuné
Wassili. A la vue de Mickhaïl Ossipoff, les insultes redoublèrent de
vigueur et d'intensité; en même temps une décharge générale vint cribler
le vieux savant et son compagnon.

Ossipoff rentra précipitamment dans la maison; mais Gontran, dont la
patience était la moindre des qualités, courut jusqu'à son droschki qui
stationnait devant la porte, et saisissant le fouet de l'iemstchick
(cocher), il en fit siffler la longue lanière, qui s'abattit sur la
foule à plusieurs reprises, cinglant indifféremment mollets, épaules ou
visages.

En deux minutes la rue fut abandonnée.

--Qu'avaient donc ces brutes? demanda le comte à Wassili qui, oubliant
la douleur cuisante de son nez écrasé, riait à se tordre en entendant
les hurlements de ceux qu'avait atteints la lanière vengeresse.

--Ces brutes n'accusaient-ils pas le batiouschka d'être un
faux-monnayeur!... un voleur!... il y en avait même un qui le traitait
de nihiliste!

Et levant les bras au ciel dans un geste plein d'indignation, Wassili
ajouta:

--Le batiouschka nihiliste!... alors moi, vous comprenez, je n'ai pas
voulu entendre cela... et je les ai traités comme ils le méritent... et
voilà.

--Mais pourquoi ces gens prétendaient-ils des choses semblables? demanda
le jeune homme.

Le domestique regarda autour de lui pour s'assurer que M. Ossipoff ne
l'écoutait pas et répondit à voix basse:

--Il faut vous dire que le batiouschka ne doit pas être un voisin
agréable... car je ne sais pas ce qu'il manigance là-dessous,--et
Wassili frappait de sa botte les dalles du vestibule,--mais à chaque
instant ce sont des détonations... à croire que tout le quartier va
sauter.

Gontran ouvrit de grands yeux.

--C'est au point, poursuivit Wassili, que ce soir, quelque temps avant
que vous n'arriviez, la maison tout entière a tremblé... les vitres se
sont brisées... tellement que tous les beaux instruments du batiouschka
ont roulé par terre avec beaucoup de ses gros livres.

Puis, attirant le jeune homme vers le bord de la chaussée et se courbant
pour mieux distinguer le sol, le domestique indiqua du doigt une longue
fissure, très étroite, qui s'étendait sur presque toute la largeur de la
rue, et il ajouta:

[Illustration]

--Voilà encore de l'ouvrage au batiouschka... ça a été fait tout à
l'heure aussi, et c'est ce qui a mis les voisins dans la fureur où vous
les avez vus.

Gontran hocha la tête en murmurant:

--Voilà un singulier bonhomme.

Et il ajouta avec un petit rire railleur:

--Pourvu qu'il ne m'emmène pas nuitamment pour se livrer sur moi à des
expériences de balistique... il est capable de m'envoyer dans la lune
constater _de visu_ si ses théories sont les bonnes.

Comme il achevait _in petto_ cette réflexion, le vieux savant arriva
tout courant.

--Vous m'excuserez de vous avoir fait attendre, dit-il, mais j'avais
oublié certains papiers... maintenant nous pouvons partir.

Ce disant il monta dans la voiture et M. de Flammermont s'installa à
côté de lui en demandant, non sans une certaine curiosité:

--Où allons-nous?

--Voulez-vous, je vous prie, dire à votre cocher de gagner le quartier
Poulkowa... une fois là, je l'arrêterai quand il faudra.

--Que de mystère! pensa Gontran... après tout, ces drôles de tout à
l'heure ont peut-être raison... qui sait si ce vieux fou ne m'emmène pas
à une réunion secrète de nihilistes?

Néanmoins, il transmit les instructions du vieillard à l'iemstchick qui,
rassemblant ses chevaux, les enveloppa de la flexible et longue lanière
de son fouet, en ajoutant à ce stimulant un claquement de langue
particulier.

[Illustration]

Les bêtes partirent au grand trot et le droschki, glissant sans bruit
sur la neige, fila dans la direction des hauts quartiers de Pétersbourg.

La neige avait cessé de tomber et le ciel, très pur et très découvert,
étendait sur la ville silencieuse sa coupole d'un bleu sombre que
piquaient les étoiles comme des clous d'or.

Les deux hommes, enfoncés sous leurs fourrures pour se préserver du
froid beaucoup plus intense que pendant la soirée, se taisaient,
absorbés chacun dans leurs réflexions, d'ordre bien différent.

Gontran, les yeux vagues, songeait à Séléna dont la grâce et la beauté
l'avaient séduit tout entier, et la vision de la jeune fille amenait sur
les lèvres du comte un petit sourire, reflet du grand bonheur dont son
âme était remplie. Cependant, parfois ce sourire disparaissait et
faisait place à une moue inquiète, lorsque les regards de M. de
Flammermont venaient à tomber sur son compagnon et lorsqu'il songeait à
ce tête-à-tête dans lequel allait peut-être sombrer son amour.

[Illustration]

Et, mentalement, le jeune homme repassait dans sa mémoire tous les noms
et tous les chiffres dont avait été assaisonné le thé si gracieusement
offert par Séléna, se promettant d'utiliser ces notions astronomiques et
d'en tirer le meilleur parti possible.

--Après tout, pensait-il, je ne suis pas plus bête qu'un autre et ce M.
Ossipoff est si distrait...

Puis, après un moment:

--C'est égal, ajouta-t-il, toujours _in petto_, j'aimerais mieux aller à
un congrès de nihilistes... ce serait peut-être plus dangereux pour
moi, mais au moins mon amour ne courrait aucun risque.

De son côté, Ossipoff songeait; et, contrairement à ce que supposait
Gontran, le vieux savant n'était pas «parti pour la lune».

Il était au contraire tout à la situation, comme le jeune homme eût pu
s'en convaincre s'il avait aperçu les coups d'oeil rapides qu'à maintes
reprises le vieillard lançait à la dérobée sur son compagnon.

Et il semblait que ses yeux eussent acquis dans leur fréquentation avec
les lunettes et les télescopes un peu de la propriété des verres
grossissants, et qu'ils possédassent une acuité particulière grâce à
laquelle il pût sonder les profondeurs de l'âme humaine comme il sondait
l'immensité des cieux.

Les sourcils légèrement froncés, la paupière demi-close et les lèvres un
peu pincées, il se concentrait en lui-même, analysant en son cerveau,
comme dans un alambic, ce que ses regards avaient saisi de particulier
dans la physionomie et l'attitude du jeune homme, cherchant à deviner le
tempérament en présence duquel il se trouvait.

Était-ce le père qui voulait pressentir la dose de bonheur que pouvait
donner à sa fille l'homme qui aspirait à devenir son gendre? n'était-ce
pas plutôt le savant désireux de savoir jusqu'à quel point il pouvait se
confier à ce collaborateur naturel que l'amour lui procurait?

Pendant ce temps, le droschki, après avoir longé la rive droite de la
Neva, avait traversé le fleuve vis-à-vis le palais de l'Amirauté, et,
laissant à sa gauche le Garskowaïa et la Perspective Newski, s'était
engagé dans la Woznecenskaïa, qu'il suivit dans toute sa longueur,
entraîné par le trot rapide de ses chevaux, soulevant sous leurs sabots
une poussière de neige qu'ensanglantait le reflet rouge des lanternes.

Ensuite, tournant à droite, la voiture se trouva tout à coup dans la
banlieue de Pétersbourg et glissa sans bruit, pendant un quart d'heure,
à travers les ruelles silencieuses et endormies du faubourg de Poulkowa.

Puis soudain l'iemstchick tira sur les guides, les chevaux s'arrêtèrent
et lui-même, se penchant sur son siège, demanda:

--Où dois-je conduire maintenant, monsieur le comte?

Gontran toucha du doigt le bras de Mickhaïl Ossipoff.

--Le cocher désire savoir quel chemin il lui faut prendre.

Le savant, comme réveillé en sursaut, se redressa au milieu de ses
fourrures, et, après avoir jeté autour de lui un regard rapide, reconnut
le quartier et répondit:

--Nous allons descendre ici.

Et avant même que M. de Flammermont eût pu faire une objection, Ossipoff
avait sauté sur la neige durcie et invitait du geste son compagnon à
l'imiter.

Puis s'adressant au cocher:

[Illustration]

--Tu resteras ici, commanda-t-il, et tu attendras jusqu'à ce que nous
revenions.

Cela dit, il prit le bras de Gontran et, avec plus d'agilité qu'on n'en
aurait pu attendre d'un homme de son âge, il l'entraîna par une ruelle
étroite et sombre qu'éclairait seule la blancheur du tapis de neige
étendu sous leurs pas.

--Pour sûr, murmurait à part lui le jeune homme, nous allons assister à
quelque réunion secrète où va se discuter sans doute un moyen quelconque
de mettre à mort l'empereur de toutes les Russies!... en vérité, me
voilà bien!... et pour un attaché à l'ambassade de la République
française... c'est là une occupation des mieux choisies.

Et cependant, la douce image de Séléna l'entraînait en avant malgré sa
raison qui lui commandait de s'arrêter; pas un instant il ne songea à
retourner en arrière ou même à poser une question à son guide; l'amour
le rendait fataliste et il pensait, comme les orientaux, «que ce qui est
écrit est écrit».

Tout à coup, les masures qui bordaient la droite de la ruelle
disparurent pour faire place à une haute muraille que Mickhaïl Ossipoff
et Gontran de Flammermont suivirent sur une longueur de cinquante
mètres.

Puis, soudain, le vieux savant s'arrêta, fouilla sous son épaisse
fourrure et sortit de sa poche une clef qu'il introduisit dans la
serrure d'une petite porte percée dans la muraille et que Gontran
n'avait point remarquée.

--Nous sommes arrivés? murmura le jeune homme.

--Presque, répondit Ossipoff en s'effaçant pour lui laisser franchir le
seuil de la porte qui, sans bruit, avait tourné sur ses gonds.

A sa grande surprise, le jeune comte se trouva dans une vaste cour,
entourée de trois côtés par une haute muraille semblable à celle qu'il
venait de longer et formant ainsi un parallélogramme dont la quatrième
face était occupée par un monument d'aspect imposant surmonté d'une
coupole arrondie en dôme d'église.

--Qu'est-ce que cela peut bien être? se demandait Gontran en jetant tout
autour de lui des regards curieux, pendant qu'Ossipoff refermait la
porte avec soin.

--Si vous voulez me suivre, fit le vieux savant en traversant la cour,
juste dans la direction des bâtiments qui se dressaient noirs et
silencieux en face d'eux.

A l'aide d'une autre clef, Ossipoff ouvrit une nouvelle porte et poussa
devant lui Gontran qu'une légère émotion étreignait à la gorge; les deux
hommes se trouvèrent alors dans une obscurité profonde.

--Donnez-moi votre main, chuchota le vieillard à l'oreille de Gontran,
et laissez-vous conduire sans crainte... surtout ayez soin de faire le
moins de bruit possible.

Un silence imposant régnait dans ces lieux que le comte de Flammermont
jugea fort élevés de plafond, se basant sur la sonorité des échos
assourdis qu'éveillait sa marche et celle de son compagnon; une grande
fraîcheur lui tombait sur les épaules et il pensa que leur course se
poursuivait sous des voûtes de pierre.

[Illustration]

Mais ce fut là tout ce qu'il put deviner du logis mystérieux à travers
lequel, en dépit de l'ombre épaisse qui les enveloppait, Mickhaïl
Ossipoff se dirigeait sans hésitation aucune, ce qui prouvait que les
êtres lui étaient entièrement familiers.

Après avoir monté et descendu successivement plusieurs marches, ouvert
et refermé plusieurs portes, le savant poussa enfin un dernier vantail
et dit à voix basse:

--Nous y voici... demeurez tranquille, sans bouger, le temps que je vais
faire de la lumière.

Sur ces mots, il abandonna la main de Gontran, se dirigea avec assurance
contre la muraille, circulant à travers des objets dont la masse se
devinait vaguement dans l'obscurité, appuya son doigt sur un bouton et
aussitôt une clarté lumineuse jaillit d'une lampe électrique, inondant
de ses rayons l'endroit où se trouvaient Ossipoff et son compagnon.

C'était une vaste salle circulaire, coiffée d'un dôme hémisphérique,--le
même que Gontran avait aperçu de l'extérieur,--et assez semblable à
celui qui surmontait l'ancienne Halle aux blés de Paris, mais de
dimensions moindres.

Au milieu de cette _coupole_--pour employer le terme technique--sur un
affût de fonte et d'acier, se dressait un tube monstrueux, mesurant
quinze ou seize mètres de long sur un diamètre d'environ deux mètres.

La vue de cette gigantesque machine fit ouvrir d'énormes yeux à Gontran,
lui remettant aussitôt en mémoire les occupations mystérieuses
auxquelles, au dire du populaire et de l'honnête Wassili lui-même,
Ossipoff se livrait dans le sous-sol de sa maison, et un rapprochement
se fit dans sa cervelle entre ces terribles explosifs que devait
rechercher le savant et cet instrument.

--Un canon! murmura-t-il à mi-voix.

Le vieillard bondit.

--Un télescope! répliqua-t-il.

Gontran se mordit les lèvres, furieux contre lui-même de l'énorme
sottise dont il venait de se rendre coupable; mais la pensée de Séléna
lui rendit immédiatement tout son sang-froid, et il répondit avec un
calme admirable:

--C'est ce que je voulais dire.

--En vérité, fit M. Ossipoff en hochant la tête avec un sourire un peu
railleur.

--Notez bien, ajouta gravement le jeune homme, qu'en me servant de cette
expression, qui a paru vous surprendre, je n'ai fait que répéter ce
qu'avait dit devant moi, certain soir, mon illustre parent, M. de
Flammermont.

Ossipoff ouvrit de grands yeux.

--Oui, continua imperturbablement Gontran, un soir que le célèbre
Flammermont se trouvait avec moi et d'autres personnes à l'observatoire
de Paris et qu'il nous expliquait le mécanisme du grand télescope dont
il se sert généralement pour ses observations, il compara le télescope à
un canon qui envoyait dans les astres l'âme de l'observateur.

Le vieux savant approuva de la tête.

--Fort juste, murmura-t-il, fort juste.

Mais si Gontran eût eu l'oreille assez fine pour percevoir ce que se
disait à lui-même le vieillard, il eût entendu ajouter _in petto_:

--Flammermont, lui, n'y envoie que les âmes, tandis que moi,..

Puis se tournant vers Gontran:

--A vos paroles je vois que vous avez deviné où vous étiez...

--Parbleu! répliqua le jeune homme d'un ton plein de désinvolture, nous
sommes dans un observatoire...

--Oui, mon ami, nous sommes dans l'observatoire de Poulkowa, et cet
instrument, que mon illustre maître compare si justement à un canon, est
notre nouveau télescope, l'un des plus puissants, des plus grands et des
meilleurs du monde entier.

Gontran circulait autour de l'instrument avec des gestes pleins
d'admiration.

--Oui, poursuivit Ossipoff, sa construction a demandé près de dix ans de
travaux ininterrompus, et son installation est une merveille de
précision... Je ne parle pas des milliers et des milliers de roubles
qu'à coûtés sa construction... cela est un détail...

Tout en parlant, le vieillard s'était dirigé vers un pupitre sur lequel
un énorme volume était placé grand ouvert; c'était la _Connaissance des
temps_, publié par le Bureau des Longitudes de Paris; d'un doigt rapide
il le feuilleta, et Gontran le vit enfin fixer les yeux sur une page et
murmurer tout en promenant son index sur les lignes:

--Passage de la comète Biéla... éclipses des satellites de Saturne...
occultation de Mars...

Ossipoff poussa une petite exclamation.

--Voilà ce qu'il me faut...

Il quitta le pupitre, revint vers le grand télescope, alluma une petite
lampe qui éclaira le cercle méridien et, grâce à un puissant mécanisme
d'horlogerie qui se mit à fonctionner sur une simple pression de doigt,
l'énorme tube s'éleva doucement, dans le sens vertical, avec autant de
facilité que s'il n'eût pas pesé plus de quelques centaines de grammes;
lorsqu'il eut, dans ce sens, la position désirée, Ossipoff appuya sur un
autre bouton, et le télescope tourna horizontalement, semblable à une
pièce de marine pivotant sur son affût; puis, le savant débraya, et le
tube gigantesque demeura immobile.

Cela fait, Ossipoff courut à la coupole et en fit rouler tout d'une
pièce le dôme métallique sur ses galets de bronze, jusqu'à ce qu'il
l'eût placé dans la direction désirable; pesant alors sur des cordelles
attachées à la muraille, il ouvrit, juste devant la gueule du canon
télescopique, une trappe pratiquée dans la coupole et par laquelle un
carré de ciel apparut.

Gontran n'avait point perdu un seul des mouvements du savant; mais il
avait été assez habile pour ne manifester aucun étonnement, tout comme
si ces différentes opérations lui avaient été familières.

Ossipoff, lui désignant de la main le télescope, lui dit:

--Regardez.

Le jeune homme appliqua son oeil à l'oculaire et dut se cramponner au
télescope pour ne point reculer et demeurer immobile, tellement étaient
grandes sa surprise et son admiration.

--Vous reconnaissez, n'est-ce pas, le cirque de Triesnecker et ses
environs, situés dans la partie équatoriale de la lune? dit le
vieillard.

--Sans doute, répliqua brièvement Gontran, tout au spectacle qu'il avait
devant les yeux.

Il lui semblait planer à quelques kilomètres au-dessus d'un monde
inconnu; de hautes montagnes projetaient leurs pics aigus et brillants
dans l'espace, accusant leur prodigieuse élévation par les ombres
portées immenses qu'elles étendaient sur les plaines. C'était un
enchevêtrement inextricable de trous, de crevasses, de cratères béants,
et le jeune homme se sentait étreint à la gorge par une indéfinissable
émotion à l'aspect chaotique de ce paysage grandiose, et comme figé
dans une éternelle immobilité.

Cependant Ossipoff avait arrêté le mouvement du tube télescopique et la
lune, alors à son premier quartier, présentait successivement tout son
territoire aux yeux de Gontran émerveillé; la région orientale défila
lentement avec son sol pustuleux et cratériforme, ses rainures
mystérieuses, ses abîmes et ses mers desséchées; enfin, le bord du
disque se présenta lui aussi, et le comte poussa un cri de surprise.

--Qu'y a-t-il? demanda le vieillard.

--Une étoile! exclama le jeune homme, une étoile qui va passer derrière
la lune.

--Ce n'est point une étoile, c'est la planète Mars, riposta le savant.

Puis, saisissant Gontran par le bras:

--Regardez bien, dit-il avec une émotion contenue, regardez bien, et
dites-moi exactement ce que vous verrez.

--Dame! fit naïvement le jeune comte, j'aperçois une petite boule
rougeâtre qui s'avance doucement et qui est bien près de disparaître...
ah! voilà qui est singulier... elle a pâli un peu... mais je la vois
toujours.

Ossipoff dont les yeux étaient fixés sur l'horloge sidérale et qui
comptait les secondes tout bas, répliqua vivement:

--Ce n'est point elle que vous voyez... car elle a disparu depuis quinze
secondes derrière la lune, mais simplement son reflet.

--Ah! fit Gontran, cette fois-ci, je ne vois plus rien.

[Illustration]

Il allait quitter l'oculaire, mais, avec une force inimaginable,
Ossipoff le maintint à sa place.

--Restez, restez... commanda-t-il en poussant légèrement l'oculaire, et
ne cessez pas de regarder.

Docilement, le comte de Flammermont demeura immobile, s'écarquillant les
yeux, s'impatientant d'être ainsi immobile et de ne rien voir, lorsqu'il
s'écria:

--Ah! par exemple, c'est très curieux... je revois la planète, mais de
l'autre côté de la lune maintenant...

--Et cependant elle n'a pas reparu à l'horizon, riposta Ossipoff, les
yeux toujours fixés sur l'horloge.

Plusieurs minutes s'écoulèrent.

--La voici... la voici... répéta le jeune homme... elle est visible aux
deux tiers... Tiens, le bord de la lune est tout sombre à l'endroit où
la planète vient de sortir...

[Illustration]

Sans doute étaient-ce ces paroles qu'attendait le vieux savant, car lui
aussi jeta un cri, mais un cri de joie... un cri de triomphe, et,
saisissant Gontran, il l'arracha presque du télescope et, l'attirant à
lui:

--Vous l'avez-vu, n'est-ce pas... vous l'avez bien vu... je tenais à ce
que vous fussiez convaincu par vos propres yeux.

Et tout haletant, il fixait sur le jeune homme des regards dans lesquels
brillait une flamme étrange.

Puis, s'asseyant et désignant de la main un siège à son compagnon:

--Béni soit le hasard, murmura-t-il, qui m'a permis de vous faire
constater cela aujourd'hui même.

[Illustration]

Gontran le considérait, tout étonné.

--Vous venez d'avoir là, sous les yeux, la preuve matérielle, palpable,
que tous ceux qui présentent la lune comme un astre mort, inhabité et
inhabitable, que tous ceux-là se trompent grossièrement.

Le jeune homme se contenta d'approuver d'un hochement de tête, de peur
de se compromettre encore par quelque parole imprudente.

--Ils disent que la lune n'a point d'atmosphère! et pour cela, sur quoi
se basent-ils, je vous le demande? Sur ce que la surface du disque n'est
jamais voilée par aucun nuage et que ce disque se présente toujours à
nous sous le même aspect... sur ce que toute atmosphère produit des
crépuscules et que la partie éclairée et la partie obscure de la lune
sont séparées l'une de l'autre par une ligne nettement tranchée ne
présentant aucune dégradation de lumière!... d'autres ont examiné le
spectre d'une étoile, au moment de son occultation, et n'ayant remarqué
dans ce spectre aucune variation de couleur, concluent à l'absence de
l'atmosphère, qui devrait causer cette variation... d'autres, enfin,
partant de ce principe que les rayons lunaires ne sont que la réflexion
des rayons solaires, déclarent que le spectre formé par la lumière de la
lune devrait présenter les raies d'absorption ajoutées au spectre
solaire par l'atmosphère lunaire!... or, toutes les observations
prouvent, disent-ils, que la lune renvoie simplement la lumière solaire
comme un miroir, sans que la moindre atmosphère sensible la modifie en
quoi que ce soit.

Ossipoff haussa les épaules et ajouta:

--Tout cela est vraisemblable... mais cela n'est pas vrai... vous-même
venez d'en voir la preuve... croyez-vous donc que vous auriez pu, même
après sa disparition, apercevoir la planète Mars, si ses rayons
n'avaient pas été réfléchis... et dans quoi, je vous le demande un peu,
cette réflexion pourrait-elle avoir lieu sinon dans l'atmosphère
lunaire?... c'est pour cette même raison qu'avant la fin de
l'occultation il vous a été loisible de l'apercevoir de l'autre côté du
disque... voyons, franchement, ce que je dis là vous paraît-il insensé?

Gontran eut un beau mouvement d'indignation.

--C'est-à-dire, répondit-il d'une voix vibrante, que tout cela est clair
et limpide comme de l'eau de roche.

--Quant au crépuscule, poursuivit Ossipoff en s'animant progressivement,
Schroeter qui, certes, n'était pas un âne, non seulement a démontré
l'existence du crépuscule lunaire, mais encore a trouvé que son arc,
mesuré dans la direction des rayons solaires tangents, serait de 2° 34',
et que les couches atmosphériques qui éclairent l'extrémité de cet arc
devraient être à 352 mètres de hauteur... Est-ce concluant?

--Merveilleusement concluant, riposta Gontran avec un sang-froid
magnifique.

Le jeune homme avait placé son coude sur ses genoux et le menton dans la
paume de sa main, le visage grave, les yeux fixés sur le savant, il
semblait le suivre dans ses explications avec une compréhension
parfaite.

Ossipoff poursuivit:

--L'astronome Airy en discutant 295 occultations,--ce n'est pas rien
cela, 295 occultations,--eh bien! en a conclu que le demi-diamètre
lunaire est diminué de 2", dans la disparition des étoiles derrière le
côté obscur de la lune, et de 2",4 dans leur réapparition également au
bord obscur... il s'ensuit donc que le demi-diamètre conclu des
occultations est inférieur au demi-diamètre télescopique... A quoi, je
vous le demande, peut-on attribuer cette diminution, sinon à la
réfraction horizontale d'une atmosphère lunaire?

--Comme vous dites, répondit sérieusement le jeune homme.

--Du reste, poursuivit Ossipoff, si je devais énumérer toutes les
preuves diverses recueillies à différentes époques et par des savants
qui n'étaient pas les premiers venus, en faveur de l'existence d'une
atmosphère lunaire, il me faudrait plusieurs heures, au moins... quant à
moi, je ne puis expliquer le phénomène auquel donne lieu l'occultation
de certaines étoiles, que par une atmosphère existant surtout sur
l'hémisphère que nous ne voyons pas et qui serait de temps en temps
amenée par la libration vers le bord de la lune.

[Illustration]

Et il regardait Gontran, semblant attendre son approbation qui se
traduisit aussitôt par ces mots prononcés d'une voix ferme:

--C'est aussi mon opinion.

Puis, se reprenant aussitôt:

--Ou plutôt celle de mon illustre homonyme...

Ossipoff se redressa et tout dans son attitude révéla une grande
satisfaction intérieure.

--Maintenant, ajouta le jeune comte, il se pourrait parfaitement que la
lune possédât une autre atmosphère que la nôtre.

Le savant lui saisit la main.

--Ah! fit-il avec enthousiasme, on voit que vous avez lu l'_Astronomie
du peuple_, car ce que vous venez de dire est précisément une des
suppositions faites par Flammermont en faveur de l'atmosphère lunaire;
il admet parfaitement non seulement que dans une atmosphère céleste les
proportions d'oxygène et d'azote ne soient pas les mêmes, mais encore
que cette atmosphère soit composée d'autres gaz...

--Après tout, s'écria Gontran, qu'importe ce dont cette atmosphère est
composée, du moment qu'elle existe.

Puis, soudain, redevenant plus calme:

--Monsieur Ossipoff, dit-il, est-ce pour me parler de la lune, et de la
lune seulement que vous m'avez amené en si grand secret dans cet
observatoire?

Le savant tressaillit, se méprenant au sens des paroles du jeune homme
et répondit avec vivacité:

--Non pas... non pas, car, ainsi que je vous l'ai dit, la lune n'est
pour moi que la première station d'un voyage céleste et j'ai bien
l'intention de vous faire parcourir aujourd'hui toute l'immensité
planétaire et stellaire.

Gontran sourit doucement.

--Vous ne m'avez point compris, cher monsieur... j'ai voulu vous
demander si nous n'aborderions pas une autre question, intéressante
aussi celle-là... à un autre point de vue peut-être, mais...

[Illustration]

Le vieux savant arrondit ses yeux.

--Une autre question aussi intéressante que la lune... murmura-t-il avec
un doute dans la voix.

--Dame! monsieur Ossipoff, répondit Gontran, l'astronomie c'est fort
beau... mais l'amour, ce n'est pas vilain non plus... et vous savez que
j'aime Mlle Séléna et que je suis venu ce soir vous demander sa
main...

Ossipoff plissa ses paupières et fixa sur le jeune homme un regard plein
de finesse.

--De la lune à ma fille, il n'y a peut-être pas tant de distance que
vous le pouvez supposer, dit-il.

--Dame! quelque chose comme 96,000 lieues, répliqua Gontran dont la
mémoire avait, par hasard, retenu ce nombre.

Et il ajouta en plaisantant:

--En astronomie, cette distance n'est rien... mais en amour...

Et un gros soupir compléta sa phrase.

Le savant demeura un moment silencieux, enveloppant comme il l'avait
fait dans la voiture le jeune homme de regards perçants et scrutateurs,
puis, enfin:

--Je vais vous prouver, dit-il, qu'en amour il est des circonstances où
les distances sont nulles.

Il fit une nouvelle pause, regardant fixement Gontran qui prêtait
l'oreille.

--Monsieur le comte de Flammermont, dit enfin le vieillard d'une voix
grave, vous aimez ma fille?

--Profondément, monsieur Ossipoff.

--Mais vous êtes-vous fait cette réflexion que j'étais vieux et que, ma
fille une fois mariée, je resterais seul sur cette terre?

--Vous y êtes si peu, objecta Gontran qui voulut par cette plaisanterie
anodine faire diversion à l'attendrissement qui s'emparait de son
compagnon.

Celui-ci sourit, en effet.

--Vous avez raison, répliqua-t-il, mais les savants ont un coeur comme
les autres hommes, et le mien est rempli par la seule affection de ma
fille...

Le jeune comte lui saisit les mains.

--Si je vous entends bien, dit-il, vous craignez la solitude en laquelle
vous laisserait le mariage de Mlle Séléna.

--Effectivement... et cette crainte est chez moi si grande que j'ai
décidé de ne donner ma fille qu'à l'homme qui jurerait de ne m'en
séparer jamais.

--Vous avez mon serment, monsieur Ossipoff, dit le jeune homme avec une
grande franchise dans la voix.

Le vieillard hocha la tête.

--Ne craignez-vous pas de vous engager bien légèrement, monsieur le
comte? fit-il d'un ton un peu railleur... J'aime les voyages et la
fantaisie peut me prendre...

Gontran l'interrompit en s'écriant:

--Ah! monsieur Ossipoff, vous faites injure à mon amour si vous le
supposez capable de s'arrêter devant des distances, quelles qu'elles
soient.

--Tiens! tiens! observa le vieux savant avec un petit sourire, vous êtes
donc d'avis, comme moi, que les distances n'existent point,--qu'il
s'agisse d'astronomie ou d'amour.

--Monsieur Ossipoff! s'écria le jeune homme avec feu, j'aime
mademoiselle Séléna de toute les forces de mon âme et, s'il le fallait,
je la suivrais jusqu'au bout du monde.

--Jusque dans la lune? ajouta le vieillard en fixant sur lui un regard
étrange.

Nul doute que si Gontran se fût aperçu de la transfiguration soudaine
qui venait de s'opérer dans la physionomie du vieillard, il eût fait
attention à ses paroles; mais la pensée de Séléna l'emplissait tout
entier et il exclama en levant les bras au ciel:

--Ah! que n'existe-t-il un audacieux d'âme assez vigoureusement trempée
pour se lancer dans l'espace à la conquête de tous ces mondes
inconnus... Si la main de Séléna était à ce prix, j'irais le supplier de
m'emmener avec lui pour vous prouver que ce ne sont pas des millions,
des billions et des trillions de lieues qui peuvent effaroucher un amour
tel que le mien.

[Illustration]

Il était superbe à voir, debout, la face levée vers la coupole de
l'observatoire, par laquelle tombait un rayon lumineux de la lune alors
dans son plein, les yeux brillants, les lèvres entr'ouvertes, les
narines palpitantes.

--Ah! mon enfant! Ah! mon fils...

Et, en poussant ces deux appellations d'une voix attendrie, M. Ossipoff
se jeta au cou du jeune homme et l'embrassa sur les deux joues à
plusieurs reprises.

Surpris de cette expansion à laquelle il ne comprenait qu'une chose,
c'est qu'elle était l'indice de la bonne marche de ses projets
matrimoniaux, le comte de Flammermont regardait le vieillard qui,
dénoué de son étreinte, le considérait avec émotion.

Puis le savant lui saisit les mains, les secoua, les secoua encore en
balbutiant:

--Ah! mon enfant!... mon enfant!...

--Monsieur Ossipoff, dit le jeune homme, pourrais-je savoir...

--Eh! quoi! s'écria le savant, ne venez-vous pas de dire que, pour avoir
la main de Séléna, vous l'iriez chercher dans la lune...

--C'est vrai... mais pour cela il faudrait que mademoiselle votre fille
fût dans la lune...

Alors, se campant devant le comte de Flammermont, les bras croisés, dans
une attitude de défi et le regard fulgurant, le petit vieillard s'écria:

--Et si cet homme, assez audacieux pour avoir rêvé la conquête de ces
mondes inconnus qui scintillent au-dessus de nos têtes, existait... si,
non content d'avoir rêvé, cet homme avait résolu de mettre son rêve à
exécution!...

Gontran jeta sur Ossipoff des regards éperdus; il commençait à croire
que la passion de l'astronomie avait dérangé les idées du pauvre savant.

--Oui, poursuivit celui-ci, si, après vingt ans de travaux incessants,
d'études ininterrompues, de veilles laborieuses, j'étais arrivé à rendre
pratique ce voyage merveilleux que tant de philosophes, de penseurs et
de poètes ont fait en imagination... si je venais vous dire: «Je pars
pour la lune et l'immensité céleste; qui aime ma fille me suive!» que
répondriez-vous?

Gontran l'examinait avec attention et même, disons-le, avec un peu de
méfiance... c'était, on le sait, la première fois qu'il se trouvait avec
le vieillard et cette connaissance, remontant à quelques heures à peine,
ne lui permettait pas d'apprécier exactement l'intensité de ce qu'il
supposait la folie de M. Ossipoff.

Il savait, pour l'avoir entendu dire, que beaucoup de fous n'admettent
pas la contradiction et que les maniaques, même les plus doux et les
plus inoffensifs, sont à redouter lorsqu'on les contrarie dans leurs
idées.

Aussi, à la question que venait de lui poser le savant, répondit-il sans
hésiter:

-Et vous me demandez cela, à moi, monsieur Ossipoff, après le langage
que je vous ai tenu tout à l'heure!... vous me demandez si je suivrais
Mlle Séléna dans la lune... Mais la lune, c'est trop près... je
voudrais qu'elle allât dans le soleil!

--Le soleil viendra après, répondit gravement le vieillard.

Puis, aussitôt, lisant dans les yeux du jeune homme une sorte de pitié,
ses sourcils se contractèrent et il lui dit:

--Vous me croyez fou, n'est-ce pas? Vous vous dites: «Ce vieux
déraisonne... Mais avec sa manie il a une fille charmante... Flattons la
manie pour avoir la fille...»

Gontran voulut protester.

--Eh bien! non, mon cher comte, je ne suis pas fou... Ce que je vous ai
dit est parfaitement sérieux et je ne vous ai amené ici ce soir que pour
bien vous convaincre que l'impossibilité opposée par une certaine école
de savants à l'habitabilité de la lune,--à savoir la non-existence d'une
atmosphère lunaire,--que cette impossibilité n'existe pas... ce premier
point établi et démontré par vingt années d'études et d'observations,
que restait-il pour la réalisation du problème auquel j'ai consacré ma
vie?... Trouver un moyen de se rendre dans notre satellite!... Depuis
plusieurs années, j'ai dans mes cartons les plans d'un canon gigantesque
et tout, à l'heure, avant votre visite, je faisais ma dernière
expérience sur une poudre spéciale dont les effets sont suffisants pour
envoyer dans la lune... tout ce que je voudrai y envoyer... Donc, la
lune est habitable et j'ai trouvé un moyen de m'y rendre... Qu'avez-vous
à répondre à cela?

[Illustration]

Ossipoff avait parlé doucement, avec calme, sans paraître aucunement en
proie à un surchauffement cérébral.

Gontran n'en devint que plus méfiant: cette tranquillité lui parut être
le présage d'un orage prochain et il résolut de tout tenter pour
empêcher cet orage d'éclater; aussi répondit-il pour donner le change au
vieillard et lui faire croire qu'il prenait ses paroles au sérieux:

--A votre place, mon cher monsieur Ossipoff, j'aurais dédaigné de
m'occuper de la lune, monde trop connu et défloré par toutes les études
dont il a été l'objet... et j'aurais tourné mes vues vers un astre d'une
conformation plus en rapport avec notre planète et aussi moins fréquenté
par les voyages imaginaires... par exemple, pourquoi n'irions-nous pas
plutôt sur Mars?...

Le visage du vieux savant s'illumina.

[Illustration]

--Ah! ah! mon jeune ami, dit-il gaiement, vous y prenez goût, à ce que
je vois, et votre esprit cherche les aventures... Tout à l'heure, vous
proposiez d'aller chercher Séléna dans la lune, maintenant, vous parlez
de Mars... Je suis enchanté de voir vos idées prendre si facilement de
semblables directions... mais chaque chose a son heure... Pour le
moment il s'agit d'aller dans la lune, d'abord, je vous le répète, parce
que, de même qu'une voie ferrée, la voie céleste a ses stations
auxquelles il faut s'arrêter... et ensuite... cela il faut que je vous
l'avoue, parce que ma poudre serait insuffisante pour nous faire
franchir des millions de lieues...

Il disait cela du ton le plus naturel du monde, bien que cependant il y
eût dans son intonation comme une honte d'avouer le côté imparfait de
son explosif.

--Mais alors, comment ferons-nous pour continuer notre voyage? demanda
sérieusement M. de Flammermont.... Devrons-nous rester en panne dans la
lune?

--Pourquoi cela?

--Dame, si votre poudre est incapable de nous emporter à de grandes
distances...

--Nous trouverons là-bas les moyens de poursuivre notre voyage, répondit
le vieux savant avec un sourire plein de mystère.

--A la bonne heure, fit le jeune homme qui ajouta _in petto_: C'est
singulier, il paraît jouir de toute sa raison... ses idées s'enchaînent
avec une justesse et une logique qui, s'il parlait d'un tout autre
sujet, feraient douter du déséquilibrement de sa cervelle... pauvre
homme... enfin, flattons sa manie, jusqu'au moment où les choses iraient
trop loin...

Puis il dit tout haut pour connaître entièrement la pensée du vieillard:

--Sans être indiscret, pourrais-je savoir pourquoi vous m'avez amené ici
en si grand mystère?... car ce me semble une occupation fort louable que
la vôtre et il n'y a aucune raison pour que vous ne vous y livriez pas
au grand jour.

Cette observation, en apparence si simple, apporta dans la physionomie
de M. Ossipoff un brusque changement.

Son visage s'assombrit soudain, ses sourcils se contractèrent
violemment, sa bouche se creusa à chaque coin en un pli profond et il
répondit à voix basse et d'un ton chagrin:

--Le monde est rempli de jaloux, mon cher enfant... sans en avoir la
certitude, je me sens surveillé, épié, espionné... entre savants on
devine aisément lorsqu'un collègue a en tête un projet quelconque et...

--Eh quoi! s'écria Gontran avec sincérité, supposeriez-vous un de vos
collègues de vouloir vous voler le fruit de tant de travaux et de
veilles?

--A Dieu ne plaise! s'écria le vieillard, que je fasse cette injure aux
hommes éminents, mes collègues... mais enfin, je ne veux point que mes
projets soient déflorés avant même qu'ils aient reçu un commencement
d'exécution... c'est pourquoi je viens ici, depuis de longues années,
tous les soirs où je suis certain de n'y rencontrer personne, pour
pouvoir me livrer en toute solitude, à mes études et à mes recherches...
je veux que la nouvelle de mon départ éclate comme une bombe dans le
monde scientifique... en ce qui vous concerne, comme je vous le disais à
la maison, vos goûts très prononcés pour les sciences et vos
connaissances en matière astronomique, me font vous considérer comme le
gendre qu'il me faut, parce que je veux vous associer à mes travaux et
qu'en même temps votre amour pour ma fille me garantit votre zèle et
votre discrétion.

[Illustration]

Dans une énergique pression de main, Gontran affirma au savant qu'il
pouvait compter sur son entier dévouement.

--Cela dit, poursuivit le vieillard, nous allons, si vous le voulez
bien, retourner à la maison, où j'ai hâte de vous expliquer le système
de canon que j'ai inventé et de faire devant vous une nouvelle
expérience de «sélénite».--C'est ainsi que j'ai baptisé ma poudre.

Tout en parlant, Ossipoff s'occupait de remettre chaque chose à sa
place, de manière que nul ne pût se douter le lendemain de la visite
nocturne qu'avait reçue l'observatoire; la lampe éteinte, le savant prit
son compagnon par la main et, comme il avait fait pour venir, le
conduisit à travers les couloirs obscurs jusqu'à la porte de sortie.

Sur la neige durcie, leurs pas ne laissaient aucune trace et quand
Ossipoff eut refermé la porte qui donnait sur la rue, le blanc tapis
étendu dans la cour intérieure était aussi immaculé que si nul ne s'y
fût aventuré.

Ils retrouvèrent à la place où ils l'avaient laissé l'iemstchick battant
la semelle à côté de ses chevaux immobiles et chaudement couverts de
fourrures prises dans le droschki.

Sitôt Ossipoff et son compagnon emmitoufflés dans leurs chaudes pelisses
et confortablement assis sur les coussins, le cocher rendit la main et
les chevaux, aiguillonnés par le froid, partirent comme des hirondelles,
filant sans bruit à travers les rues désertes.

Comme ils approchaient de la rue où était située la petite maison de
Mickhaïl Ossipoff, deux formes surgirent soudain de l'ombre des maisons
et sur un geste impérieux accompagné du mot «halte!» prononcé d'une voix
sonore, le cocher dut arrêter ses chevaux.

[Illustration]

--Qu'y a-t-il?... demanda Ossipoff en se penchant.

Mais il poussa une exclamation de surprise en reconnaissant que les gens
qui arrêtaient ainsi le droschki étaient deux gendarmes à cheval; la
lame nue de leur sabre luisait au clair de lune.

L'un des soldats s'approcha.

--Où vas-tu, batiouschka? demanda-t-il avec politesse.

--Je rentre chez moi, répondit le vieillard.

--Ah! fit vivement l'autre gendarme en s'approchant à son tour, tu
habites donc par ici?

--Je me nomme Mickhaïl Ossipoff, répliqua le savant, membre de
l'Académie des sciences, et je demeure dans cette petite maison que vous
voyez là-bas.

Il sembla que les gendarmes avaient tressailli en entendant le vieillard
décliner ses noms et qualités; cependant ils se contentèrent de dire, en
s'écartant un peu:

--C'est bien, tu peux passer, batiouschka.

Le droschki reprit sa course et Mickhaïl Ossipoff dit à son compagnon
qui s'étonnait:

--Cela arrive fréquemment... la police a probablement éventé quelque
complot nihiliste.

A ces mots, Gontran sentit un petit frisson lui courir le long de
l'échine.

Pourquoi? lui-même, assurément, eût été incapable de le dire.

Puis il se retourna, son oreille étant frappée par un bruit, qu'elle
n'avait pas entendu jusque-là.

Les deux gendarmes galopaient à vingt pas derrière la voiture.

Le front du jeune homme se plissa un moment; puis il haussa les épaules
et se reprit à penser à Séléna.

Enfin le droschki s'arrêta, on était arrivé.

Involontairement, en sautant à terre, à la suite de son compagnon, le
comte de Flammermont jeta un regard soupçonneux autour de lui; la rue
était déserte, la façade de la maison était silencieuse, tout semblait
dormir.

Ossipoff souleva le heurtoir de cuivre et le laissa retomber à plusieurs
reprises, mais la porte demeura close.

--Cet animal de Wassili se sera endormi, grommela-t-il.

Et tirant de sa poche une clé, il l'introduisit dans la serrure; la
porte tourna sur ses gonds et le savant entra, suivi de Gontran, dans le
vestibule plein d'obscurité.

Mais ils n'avaient pas fait trois pas que des bras surgirent de l'ombre
et les saisirent, les immobilisant.

En même temps une voix brève ordonna, au milieu de froissements de
sabres, de heurts d'éperons sur les dalles:

--Garrottez-les solidement.

Et une lanterne subitement allumée montra aux yeux du vieillard et de
son compagnon, le vestibule rempli de gendarmes et d'hommes de police.
Dans un coin Wassili était étendu, garrotté et bâillonné, dans
l'impossibilité absolue de faire un mouvement et de dire un mot.

--Mais il y a erreur, s'écria le vieillard, je m'appelle Mickhaïl
Ossipoff.

--C'est précisément toi que nous cherchons, répondit d'une voix rogue un
colonel de gendarmes.

--Mais je proteste, hurla le savant, je proteste... je me plaindrai au
Tzar... je...

Il ne put dire davantage; sur un geste du colonel, deux gardawoï lui
avaient posé sur la bouche un bâillon qu'ils assujettirent solidement
par derrière la tête.

[Illustration]

Dès le premier instant, Gontran avait fait mine de résister, il avait
même fouillé dans sa poche pour y chercher son revolver; mais il avait
été jeté brutalement à terre, puis désarmé, ligotté, bâillonné et il
était déjà dans son droschki, étendu sur le dos, roulant des yeux
furieux, mais impuissants, lorsque Mickhaïl Ossipoff fut lancé à ses
côtés, avec autant de précaution qu'un paquet de vieux effets.

Puis deux gardawoï s'assirent sur le devant de la voiture, tandis
qu'une dizaine de gendarmes à cheval, le doigt sur la détente de leur
revolver, entouraient le droschki.

--Où allons-nous, mon colonel? demanda l'iemstchick d'une voix
tremblante.

--A la prison centrale, répliqua l'officier en mettant son cheval au
trot.

Et la petite troupe disparut bientôt au coin de la rue, laissant dans la
petite maison silencieuse Wassili que l'on avait oublié de délivrer, et
Séléna qui, dans sa chambre, dormait bien paisiblement, rêvant de la
lune et de Gontran.

A la porte de la maison, deux gendarmes à cheval, immobiles sur la
blancheur de la neige, veillaient.

[Illustration]




CHAPITRE III

COMME QUOI, FÉDOR SHARP, BIEN QUE SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES
SCIENCES, ÉTAIT UNE CANAILLE

[Illustration]

Eh bien! très honorable monsieur Sharp?

--Eh bien! mon très estimé monsieur Mileradowich!

Cela dit, les deux hommes gardèrent le silence, s'examinant du coin de
l'oeil, la face grave comme il convient à des personnages pénétrés de
l'importance de leur mission, avec cependant, dans la physionomie,
quelque chose de railleur qui eût fort donné à penser à un observateur
attentif.

L'un, grand, sec, tout en os semblait flotter dans une ample redingote
noire croisée sévèrement sur la poitrine et dont les pans, démesurément
longs, se drapaient en larges plis sur un pantalon également noir qui
s'enroulait tout en tire-bouchonnant autour des chevilles; aux pieds, de
gros souliers lacés, en cuir de vache à peine dégrossi, mettaient, à
chacun de ses pas, le bruit de leurs énormes clous sur les dalles qui
pavaient la pièce. Sur le col de la redingote luisant de graisse, les
cheveux tombaient longs et raides, assouplis vainement à grands renforts
d'huile parfumée, encadrant un visage en lame de couteau, dont les
pommettes saillantes crevaient la peau toute couturée de rides et
terreuse; la face, qu'éclairaient deux petits yeux profondément
enfoncés dans leur orbite, mais brillants comme des éclats de jais,
était entièrement rasée, à l'exception d'une forte touffe de poils gris
ménagée sous le menton et qui descendait, fort longue, sur la poitrine,
semblable à une barbiche de bouc.

[Illustration]

L'autre personnage était quelconque, semblable à tous ceux dont un
travail sédentaire et un amour immodéré de la table ont arrondi le
ventre et apoplectisé la face.

Le premier n'était autre que Fédor Sharp, secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences.

L'autre s'appelait Mileradowich et occupait à Pétersbourg les
importantes fonctions de juge criminel.

Tous deux, au moment où nous faisons leur connaissance,--c'est-à-dire le
lendemain même du jour où nous avons assisté à la surprenante
arrestation de Mickhaïl Ossipoff et de Gontran de Flammermont,--tous
deux se trouvaient dans le laboratoire du savant qu'ils fouillaient dans
tous les coins, depuis près de trois heures.

Mileradowich, assis à une grande table, devant une feuille de papier
blanc, prenait des notes sous la dictée de Sharp qui allait et venait à
travers la pièce, furetant, examinant tout avec un soin extrême, agitant
les cornues, soulevant les couvercles des creusets, regardant les
éprouvettes, s'aidant dans ses recherches à l'aide d'un gros registre
qu'il tenait à la main et sur lequel il jetait fréquemment les yeux.

[Illustration]

Tout à coup, alors que le juge d'instruction penché sur son papier
écrivait, Sharp s'était arrêté devant une fiole d'assez grande dimension
et placée sur un fourneau refroidi; à côté se trouvait le tube de métal
tout noirci qu'Ossipoff, au commencement de cette histoire, avait si
victorieusement montré à sa fille.

Et sans doute cette découverte avait-elle pour le secrétaire de
l'Académie des sciences de Pétersbourg une importance toute
particulière, car il ne put retenir une exclamation de joyeuse surprise.

Et c'est cette exclamation qui avait provoqué de la part du juge
d'instruction criminelle l'interrogation par laquelle débute le présent
chapitre. On a vu quelle réponse M. Sharp avait cru devoir faire à cette
interrogation.

Puis tous deux s'étaient tus, le juge à demi retourné sur sa chaise pour
mieux voir son compagnon, celui-ci adossé au fourneau, tenant entre les
mains la fiole sur laquelle il fixait des regards ardents.

--Eh bien! répéta Mileradowich, avez-vous trouvé, monsieur Sharp?

Celui-ci appliqua sur la fiole son doigt maigre et osseux.

--Voici, répondit-il.

Un éclair de joie brilla dans la prunelle du juge.

--En êtes vous bien sûr? demanda-t-il.

--Je ne le serai vraiment qu'après une analyse minutieuse et surtout
après une expérience qui me permettra de me baser sur des résultats
indéniables... mais voyez-vous, mon très estimé monsieur Mileradowich,
je sens quelque chose qui me dit que c'est bien là ce que nous
cherchons.

Et il plaçait la main sur son coeur.

Le juge d'instruction criminelle avait posé sa plume et se frottait les
mains en manifestation du contentement qui gonflait sa poitrine.

Puis, tout à coup, il demeura immobile, les yeux fixés sur son
compagnon.

--Savez-vous bien, dit-il, que c'est là une affaire de laquelle nous
pouvons retirer bien des avantages.

--Qu'entendez-vous par là? demanda Sharp d'un ton singulier.

--Dame! si le Tzar est juste, il me donnera de l'avancement et à vous la
croix du Mérite... tout au moins.

--Je ne demande rien, répondit vivement Sharp.

--Sans demander, on peut accepter.

Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences eut un énergique
mouvement de protestation.

[Illustration]

--Je n'ai rien fait autre chose que mon devoir, riposta-t-il, et je
n'estime point cela une cause suffisante à la reconnaissance du Tzar...
j'ai reçu une mission... je l'accomplis sans plus songer à m'en faire
récompenser que je n'ai songé à m'en défendre... quelques regrets que
j'éprouvasse à agir contre mon excellent collègue M. Ossipoff.

Il avait prononcé ces quelques mots d'un accent pénétré en levant vers
le ciel ses petits yeux brillants, qu'une larme semblait ternir.

Mileradowich fit entendre un petit ricanement moqueur.

--Ce désintéressement est fort édifiant, mon très estimé monsieur Sharp,
dit-il, mais moi qui n'ai pas les mêmes raisons que vous,--et il appuya
sur ces derniers mots,--de ne pas aspirer aux libéralités du Tzar, vous
me permettrez de compter, n'est-ce pas, sur votre appui pour retirer de
cette affaire quelque bénéfice.

Sans doute M. Sharp crut-il deviner une menace dans le ton assez étrange
dont ces paroles avaient été prononcées, car, posant précipitamment sur
le fourneau la fiole et le tube qu'il tenait à la main, il s'en vint
précipitamment vers le juge et lui secoua les mains dans une énergique
étreinte.

--Comptez sur moi, dit-il, comptez sur moi...

--Il faut avouer, reprit Mileradowich, après un petit silence, que sans
cette dénonciation, jamais la police ne se serait douté que l'Institut
de Pétersbourg recelât dans son sein un conspirateur aussi dangereux.

Une légère rougeur colora quelques secondes le visage terreux de M.
Sharp.

--Ce sont les choses les plus invraisemblables qui sont quelquefois les
plus vraies, répondit-il sentencieusement.

En ce moment, un bruit de grelots retentit dans la rue, accompagné d'un
piétinement de chevaux et d'une rumeur sourde; puis grelots et
piétinements se turent soudain; seule la rumeur, transformée en cris et
en vociférations, continua à s'élever crescendo.

--Les voilà, fit le juge d'un air de vive satisfaction.

--Les voilà, répéta Sharp, dont les sourcils se contractèrent aussitôt,
sous l'empire d'une vive contrariété.

Mileradowich désigna à son compagnon une chaise à côté de lui; puis il
frappa sur un timbre et un petit homme, chafouin et crasseux, qui
attendait probablement dans la pièce voisine, entra.

C'était le greffier qui, sur un signe du juge, prit place sur un
tabouret à la même table que son supérieur.

Ces préparatifs étaient à peine terminés que la porte s'ouvrit et qu'un
homme de police parut, arrêté respectueusement sur le seuil.

--Voilà les prisonniers, dit-il.

--Qu'on amène Mickhaïl Ossipoff, commanda Mileradowich en se renversant,
plein d'importance, sur le dossier de son siège.

Sharp, au contraire, les deux coudes sur la table, le visage enfoui dans
ses deux mains, paraissait réfléchir profondément; on eût dit qu'un
violent combat se livrait dans l'âme de cet homme; sous ses sourcils
fortement contractés, ses petits yeux brillaient d'un feu sombre; un pli
profond coupait verticalement son front en deux et de ses dents aiguës
il mordillait jusqu'au sang ses lèvres minces et pâles.

Enfin, il reconquit tout son sang-froid, il releva la tête, croisa les
bras sur sa poitrine et, les traits impassibles, les regards fixés sur
la porte par laquelle le prisonnier allait entrer, il attendit.

Mickhaïl Ossipoff parut, les mains attachées derrière le dos au moyen
d'une corde dont chaque extrémité était tenue par un gardawoï, le
revolver au poing.

A la vue de Sharp, le vieux savant poussa un cri de joie.

--Vous ici, mon cher ami! dit-il en faisant en avant plusieurs pas
précipités en dépit des efforts de ses gardiens pour le retenir.

--Moi-même, monsieur Ossipoff, répondit froidement le secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences.

Ossipoff eût reçu sur la nuque un seau d'eau glacée qu'il n'eût
certainement pas été plus abasourdi qu'il ne le fut par l'attitude et le
ton de son collègue et ami.

Il fixa sur Sharp un regard plein d'étonnement et aussi de reproche et
lui dit, non sans amertume:

--Je ne m'attendais guère à vous voir ici, monsieur.

--Croyez, monsieur Ossipoff, répondit l'autre, que ce n'est qu'à mon
corps défendant que j'ai accepté la pénible mission dont je suis
chargé... mais je suis avant tout un fidèle serviteur du Tzar et je n'ai
pu faire autrement que de lui obéir.

Un sourire railleur plissa les lèvres de Mileradowich.

--Faites asseoir l'accusé, commanda le juge.

Mais à ces mots. Ossipoff au lieu de prendre place sur le tabouret que
ses gardiens lui désignaient, bondit en avant, tout rouge de colère.

--Accusé! cria-t-il... Ah! je suis accusé! Et de quoi, s'il vous plaît?

Mileradowich fit un signe, les gardawoï saisirent Ossipoff et, pesant de
toutes leurs forces sur ses épaules, l'obligèrent à s'asseoir.

[Illustration]

--Votre nom? demanda le juge.

--Mickhaïl Ossipoff.

--Votre âge?

--Cinquante-neuf ans.

--Votre profession?

--Membre de l'Académie des sciences de Pétersbourg... correspondant de
toutes les sociétés scientifiques de la terre.

Et il ajouta en relevant la tête avec orgueil:

--L'une des gloires de la Russie, ainsi que le Tzar, tout dernièrement,
a bien voulu me le dire.

Un flot de bile monta au visage de M. Sharp qui, sous ses paupières
abaissées, jeta à son collègue un regard furieux.

Le juge continua:

--La maison dans laquelle nous nous trouvons est bien la vôtre?

--C'est la mienne.

--Cette pièce est votre laboratoire, n'est-ce pas?

--Effectivement.

--Vous reconnaissez comme étant vôtres tous les objets qui sont ici?

Ossipoff abaissa la tête affirmativement.

--Comme aussi vous déclarez avoir été fabriquées par vos mains toutes
les substances qui se trouvent dans votre laboratoire?

--Assurément.

Ce mot, le vieux savant l'avait prononcé avec une assurance où perçait
une pointe d'orgueil.

Sharp le sentit et involontairement baissa les yeux.

Le juge s'était tu et surveillait les transcriptions que faisait le
greffier, des réponses d'Ossipoff.

--Maintenant, fit celui-ci avec beaucoup de courtoisie, que j'ai répondu
docilement à toutes vos demandes, me sera-t-il permis de vous poser une
question?

--Parlez, répliqua Mileradowich.

--Pourquoi suis-je ici, chez moi, les mains liées et gardé à vue comme
un malfaiteur, tandis que vous, des étrangers, siégez devant moi,
semblables à des juges, après avoir tout bouleversé dans ma maison?

Le gros Mileradowich tourna vers Sharp sa ronde figure qu'égayait un
sourire narquois, il haussa légèrement les épaules en signe de
commisération, puis s'adressant au vieux savant:

--Bien que cette question n'ait aucune raison d'être, dit-il, puisque
tout comme nous vous y pouvez répondre, sachant parfaitement à quoi vous
en tenir sur votre cas, comme aussi bien il est d'usage de faire
connaître,--pour la forme,--à un accusé ce dont on l'accuse, sachez
donc, Mickhaïl Ossipoff, que vous êtes accusé de crime de haute
trahison.

L'ébahissement du vieillard fut si grand qu'il garda le silence, la
langue clouée au palais, les yeux démesurément agrandis, les lèvres
entr'ouvertes par une exclamation étranglée dans sa gorge.

Mileradowich se méprit à cette attitude et continua en détachant chaque
syllabe qui tombait sur la cervelle du prisonnier aussi lourdement qu'un
coup de massue:

--Vous conspirez contre la sûreté de l'État et contre la vie du Tzar.

Ossipoff avait les membres comme brisés par ces paroles.

Lui, accusé de vouloir bouleverser l'État!... lui, accusé de vouloir
mettre à mort l'empereur Alexandre!... en un mot, lui, nihiliste!... Il
fallait que les gens qui l'accusaient fussent atteints de folie ou qu'il
fût victime lui-même de la plus grossière des méprises.

Ce fut à cette dernière supposition que son esprit, un moment dérangé
par cette effroyable accusation, s'arrêta, après quelques secondes de
réflexion.

Il recouvra l'usage de ses membres, sa langue se délia et il éclata d'un
rire franc et large, en étendant la main vers Sharp qui le regardait
par-dessous ses lunettes, sévère et raide sur son siège, semblable à un
bonhomme en bois.

--Monsieur le juge, dit Ossipoff, lorsque son hilarité fut un peu
calmée, à votre accusation je ne répondrai qu'un mot: Il y a erreur, je
n'en prends pour témoin que M. Sharp, ici présent, mon excellent
collègue de l'Académie des sciences, qui va vous dire si Mickhaïl
Ossipoff peut être vraisemblablement accusé de nihilisme.

Contre l'attente du pauvre savant, le secrétaire perpétuel de l'Académie
scientifique de Pétersbourg demeura immobile et muet.

Mileradowich prit la parole.

--Le très honorable monsieur Sharp, dit-il d'un ton sec, n'a rien à voir
en tout ceci; l'accusation qui pèse sur vous ne le regarde nullement.

--Alors, riposta Ossipoff que l'impatience commençait à gagner, si M.
Sharp n'a rien à voir ici, qu'y vient-il faire?

--Il a été désigné par le grand maître de la police pour m'aider de ses
lumières dans la perquisition que j'ai dû faire céans, perquisition qui,
je dois vous l'avouer, établit nettement votre culpabilité et le
bien-fondé de l'accusation.

Ossipoff courba la tête, les oreilles bourdonnantes de ces deux mots:

Culpabilité... accusation... accusation... culpabilité.

--Depuis plusieurs mois, poursuivit Mileradowich, vos voisins se sont
émus de vos allées et venues mystérieuses, de vos allures singulières;
vous vivez ici enfermé presque tout le temps dans votre laboratoire,
sortant peu, excepté la nuit, pour faire dans Pétersbourg des courses
dont nul ne connaît le but.

Le savant releva la tête et ouvrit la bouche pour répliquer; mais le
juge continua:

--On a entendu à plusieurs reprises de sourdes détonations qui partaient
de votre maison... Les habitations avoisinantes ont été maintes fois
ébranlées par des secousses formidables qui ont même lézardé
profondément le sol; on a vu des flammes briller par les soupiraux de
cette cave... tout cela est étrange, incompréhensible.

--Cela suffit-il pour me traiter comme un voleur, comme un assassin!
demanda Ossipoff indigné.

Sans répondre, Mileradowich lui dit brutalement:

--Mickhaïl Ossipoff, dans votre intérêt même, je vous engage à changer
de système de défense... un aveu complet peut détourner de votre tête la
sévérité du Tzar.

[Illustration]

--Je ne crains point la sévérité du Tzar, s'écria le savant, je ne
demande que sa justice.

Mileradowich haussa les épaules en coulant un regard du côté de M.
Sharp, puis il continua:

--Quelles étaient vos occupations?

Sharp, à ces mots, releva la tête et regarda fixement l'accusé.

--Je faisais des recherches chimiques, répondit Ossipoff.

--Sur des explosifs, n'est-ce pas? demanda le juge.

--Je reconnais, en effet, que mes études avaient principalement pour
objet les compositions fulminantes.

Mileradowich se frotta les mains et se pencha vers son greffier pour
bien constater qu'il transcrivait fidèlement les réponses de l'accusé.

--Et dans quel but, demanda-t-il d'un ton insinuant, recherchiez-vous
avec tant d'ardeur un fulminate?

--Dans un but scientifique, vous le pensez bien... Quel autre
pourrais-je avoir?

Le juge ricana en hochant la tête.

--Vous oubliez que la fabrication des explosifs est le monopole de
l'Etat et par conséquent formellement interdite aux particuliers.

--Mais il ne s'agit pas de fabrication... seulement de recherches...

Mileradowich asséna sur la table un formidable coup de poing.

-Si vous continuez à donner ainsi de continuels démentis à la justice,
gronda-t-il, je vous fais bâillonner...

[Illustration]

Donc pour vous livrer aussi secrètement que vous le faisiez à la
fabrication d'un engin de destruction aussi puissant, la _sélénite_,
comme vous l'appelez...

Ossipoff fit un mouvement.

--... Vous aviez un but terrible, et ce but vous n'étiez pas loin de
l'atteindre, car en consultant vos registres, M. Sharp a relevé à la
date d'hier la formule de cette poudre indispensable aux projets de
l'association dont vous faites partie.

[Illustration]

Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences promena sur l'énorme
volume ouvert devant lui son doigt maigre et osseux, en murmurant:

KO, AZO5 + BaO + C2 O4

Mickhaïl Ossipoff releva la tête et fixa sur son collègue un regard
profond.

--Heureusement, continua Mileradowich, l'attention de vos voisins avait
été attirée par vos allures mystérieuses et vos dangereuses
manipulations. La police, qui veillait déjà, a été avertie par un ami de
la sûreté publique.

Puis, brusquement:

--D'où reveniez-vous hier soir, lorsqu'on vous a arrêtés vous et l'un de
vos complices?

Ossipoff ne put s'empêcher de hausser les épaules.

--Décidément, dit-il un peu railleur, votre erreur est manifestement
trop grossière pour que je vous aide, par mes réponses, à la
reconnaître.

Et il se tut, examinant attentivement M. Sharp qui feuilletait toujours
des paperasses, prenant des notes sur un calepin ouvert à côté de lui.

--Greffier, s'écria le juge irrité, écrivez que l'accusé refuse de
reconnaître être allé hier soir à une réunion de nihilistes.

Ossipoff éclata de rire.

--Et ceci, poursuivit Mileradowich furieux en mettant sous le nez du
vieux savant une feuille de papier noircie de chiffres et de noms,
qu'est-ce que c'est que cela?

--Dame, répliqua l'accusé avec beaucoup de sang-froid, vous savez lire
comme moi.

--Jupiter... Mars... Saturne... Sirius et un tas d'autres noms bizarres,
exclama le juge, nierez-vous que ce soient des pseudonymes sous lesquels
se cachent les conspirateurs les plus dangereux?

Ahuri, Ossipoff demeura muet un bon moment, puis, désignant Sharp:

--Avez-vous demandé à M. Sharp ce qu'il pensait de la théorie que vous
venez d'émettre? fit-il railleusement.

--M. Sharp partage mes sentiments à ce sujet, répondit vivement
Mileradowich.

Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences fit un tel bond, que
les énormes lunettes de fer qu'il portait à califourchon sur son nez
sautèrent sur la table.

--Permettez, dit-il, permettez, je ne vous ai point dit cela.

Le visage apoplectique de Mileradowich s'empourpra davantage.

--Comment, s'écria-t-il indigné en se croisant les bras sur la poitrine,
que m'avez-vous donc répondu lorsque je vous ai montré cette liste?

--Que c'étaient là des noms d'étoiles et de planètes.

--Cela est vrai... mais que vous ai-je répondu, moi?

--Autant que je puis me rappeler, vous m'avez répondu que ces noms
d'astres devaient servir à désigner des complices de M. Ossipoff.

La face du juge s'illumina triomphalement.

--Et à cela, qu'avez-vous ajouté? demanda-t-il.

--Rien, répliqua Sharp en dissimulant un sourire narquois.

--Donc, vous partagiez mon opinion.

--Ah! mais, permettez, exclama le secrétaire perpétuel, je suis ici pour
vous donner mon avis, quand vous me le demandez, mais nullement pour
vous faire un cours d'astronomie. Vous ignorez ce que sont Mars...
Saturne... etc., c'est votre droit... mais ne me faites pas passer pour
un imbécile.

Cela dit, il tira de la poche de sa redingote un vaste mouchoir à
carreaux multicolores, avec lequel il se mit à nettoyer méticuleusement
les verres de ses lunettes.

[Illustration]

Mileradowich haussa les épaules.

--Je puis, dit-il un peu vexé, ne pas connaître un mot d'astronomie
mais, sauf le respect que je vous dois, très honoré monsieur Sharp, vous
ne savez point tous les tours qu'emploient les gredins pour échapper à
la police.

Et s'adressant à Ossipoff:

--Vos précautions étaient bien prises, dit-il, mais vous êtes pincé;
et, dans votre intérêt, je ne saurais trop vous conseiller d'entrer dans
la voie des aveux.

Il pencha son buste sur la table, avançant vers le savant sa face
enluminée et baissant la voix, il lui dit d'un ton de confidence:

--Tenez, le sort qui vous attend est aussi certain que nous sommes M.
Sharp et moi d'honnêtes gens, tandis que vous n'êtes qu'un gredin... si
vous persistez à nier, vous serez pendu... Eh bien! en regard de chacun
de ces noms d'étoiles, mettez-moi le nom de vos complices, et je
m'engage à faire commuer votre peine en bannissement.

[Illustration]

--Vraiment, monsieur le juge, riposta Ossipoff, vous parlez à merveille
et l'on voit que la trahison ne vous coûterait guère, à vous.

Les lunettes de M. Sharp brillèrent d'un vif éclat, et Mileradowich
s'écria furieux:

--Greffier, écrivez que l'accusé a des complices et qu'il refuse de les
nommer.

-Eh! par l'excellente raison que je n'en ai pas. Maintenant, si cela
peut vous faire plaisir, inscrivez: Uranus, Neptune, Bételgeuse,
Capella... mais je vous préviens que ce sont des étoiles.

Derrière ses lunettes, M. Sharp plissa ses paupières, laissant filtrer à
travers ses cils abaissés un regard aigu:

--Qu'aviez-vous donc à vous occuper autant des étoiles, demanda-t-il de
son ton glacial, et que peut-il y avoir de commun entre l'astronomie et
la balistique?

Ossipoff se tourna vers son collègue et, malgré le sentiment de
prévention que lui inspiraient l'attitude et le langage de M. Sharp, il
allait peut-être se laisser aller à quelque confidence sur le projet
gigantesque dont il s'était ouvert à Gontran de Flammermont, lorsque
dans la pièce voisine, un vacarme épouvantable retentit; c'était comme
un bruit de lutte auquel se mêlaient des vociférations en langue russe
et des jurons français fortement accentués.

[Illustration]

M. Sharp regarda le juge d'instruction criminelle, lequel se pencha vers
le greffier pour lui ordonner d'aller voir ce qui se passait.

Le petit bonhomme crasseux et chafouin déposa son porte-plume, repoussa
son tabouret et, d'un pas lent, se dirigea vers la porte.

Mais à peine l'eut-il ouverte qu'un groupe se précipita tumultueusement
dans la pièce, au grand ébahissement de M. Sharp, mais à la grande
frayeur du gros Mileradowich qui se leva précipitamment pour mettre
entre lui et les nouveaux arrivants toute la largeur de la table.

Quant à Mickhaïl Ossipoff, maintenu immobile sur son siège par les
gardawoï préposés à sa garde, il reconnut, dans ceux qui venaient
d'envahir le laboratoire, Gontran de Flammermont qui, bien qu'il eût les
mains liées derrière le dos, secouait énergiquement quatre hommes de
police suspendus à ses vêtements, ainsi que fait un sanglier des chiens
qui le coiffent.

--Où est-il ce juge? s'écria le jeune Français d'une voix tonnante, où
est-il?... qu'il se montre s'il existe!

Voyant le prisonnier solidement contenu par ses gardiens, Mileradowich
reprit un peu d'assurance et répondit d'une voix mal affermie:

--Vous demandez un juge, monsieur? me voici.

Le comte de Flammermont, entraînant les gardawoï, s'élança jusqu'à la
table derrière laquelle Mileradowich s'était retranché.

--Ah! c'est vous le juge, exclama-t-il, les lèvres tremblantes de colère
et les regards étincelants, c'est par vos ordres que j'ai été traité
comme un malfaiteur et qu'encore, à l'heure actuelle, je suis ligotté
comme un gibier de potence!... Eh bien! puisque c'est vous le juge, je
vous requiers de me faire remettre en liberté séance tenante... chaque
minute qui s'écoule aggrave votre cas, je vous en préviens, comme aussi
je vous avertis qu'en sortant d'ici je ferai adresser, par
l'intermédiaire de mon ambassadeur, des observations à votre
gouvernement...

Abasourdi par ce flot de paroles, ému par l'assurance du jeune homme,
Mileradowich se taisait.

Le comte poursuivit d'un ton plus calme:

--Je suis outré, monsieur, de la manière dont les Russes traitent les
représentants d'une nation amie... on n'agit pas de semblable façon...
et il faut venir dans votre... russe de pays pour être traité aussi
brutalement.

Puis, la colère s'emparant de lui de plus belle, il s'écria:

--Eh bien! qu'attendez-vous pour me faire mettre en liberté?

Le juge d'instruction criminelle avait reconquis tout son sang-froid.

--Une seule chose, monsieur, répondit-il avec une politesse obséquieuse,
que vous m'ayez dit qui vous êtes et sur quoi vous basez votre
réclamation.

Gontran fit un bond formidable.

--Qui je suis? exclama-t-il... vous me demandez qui je suis! Ne le
saviez-vous donc pas quand vous m'avez fait arrêter?

--Les ordres concernaient Mickhaïl Ossipoff seul, riposta Mileradowich;
le voyant accompagné, les gardawoï ont pris celui qui l'accompagnait
pour un complice et ils ont cru bien faire en l'arrêtant lui aussi, ce
dont je ne saurais les blâmer jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé...

--Que je me nomme le comte Gontran de Flammermont et que j'appartiens au
corps diplomatique! continua le jeune homme... Envoyez un de vos hommes
à l'ambassade française et vous ne tarderez pas à avoir la preuve de la
grossière erreur que vous avez commise.

--Pas moi, mais les gardawoï, protesta vivement le juge d'instruction
qui, au ton et à l'attitude de Gontran, commençait à craindre de s'être
fourvoyé.

Ce disant, il griffonnait à la hâte quelques mots sur une feuille de
papier qu'il remettait à l'un des agents de police en ajoutant ces mots:

--Hâte-toi!

L'homme sortit en courant.

Puis, afin de se concilier les bonnes grâces du prisonnier, au cas où
véritablement il aurait commis l'erreur grossière d'arrêter un membre
de l'ambassade française, il donna ordre qu'on lui déliât les mains, en
même temps qu'il disait qu'on lui avançât un siège.

Mais au lieu de s'asseoir, Gontran courut à Ossipoff.

--Et vous, s'écria-t-il, mon cher, mon vénéré monsieur Ossipoff, ne
va-t-on pas également reconnaître que l'on s'est trompé en vous faisant
subir un traitement aussi honteux?

Le vieux savant sourit tristement.

--Hélas! moi, répondit-il, je n'ai pas comme vous, l'honneur
d'appartenir au corps diplomatique.

--Mais, riposta Gontran avec véhémence, les savants du monde entier
protesteront.

Ossipoff hocha la tête et désignant Sharp qui, muet et immobile,
assistait à cette scène, il répliqua:

--Monsieur que voici est le secrétaire perpétuel de l'Académie des
sciences de Pétersbourg, et il a pour mission de bien prouver à la
justice le crime dont je suis accusé.

Les yeux du jeune homme s'arrondirent et il exclama:

--Le crime dont vous êtes accusé!... Vous êtes accusé d'un crime! et
lequel donc, bon Dieu?

--J'appartiens à la terrible association des nihilistes, répondit
ironiquement le vieillard, et hier, quand on nous a arrêtés, nous
revenions d'un conciliabule tenu secrètement par les conspirateurs et
qui avait probablement pour but d'organiser un nouvel attentat contre le
Tzar.

Gontran partit d'un formidable éclat de rire.

--Quelle fable me racontez-vous là? s'écria-t-il.

--Ce n'est point une fable, c'est la vérité; du moins M. le juge
d'instruction, éclairé du reste par les lumières de M. Sharp, l'affirme.

--Comment! mais hier soir nous sommes allés à l'observatoire de
Poulkowa; ne l'avez-vous pas dit à ces messieurs?

Un éclair rapide brilla dans la prunelle du secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences, et Mileradowich s'écria:

--Vous avez passé votre soirée à l'observatoire?... vous le jurez.

--Nous le jurons, répondirent ensemble les deux hommes, et le comte de
Flammermont ajouta:

--C'est même mon droschki qui nous y a conduits.

Le juge d'instruction criminelle laissa entendre un petit ricanement.

--Votre iemstchick, interrogé, a déposé qu'il avait arrêté la voiture
dans une rue déserte où il vous avait attendus près de deux heures, ce
qui m'a donné à supposer que vous aviez pris vos précautions pour que
personne ne pût savoir où vous vous rendiez.

Il fit une courte pause et reprit:

--Vous avouerez avec moi que s'en aller à l'observatoire étudier les
astres, n'est point une occupation qui demande à être entourée d'un tel
mystère.

Gontran se mordit les lèvres, se rappelant en effet que le vieux savant
s'était arrangé de façon à ne laisser à l'observatoire aucune trace de
son passage et, désespéré de cet alibi qui lui échappait ainsi qu'à
Ossipoff, il regarda celui-ci avec des yeux qui semblaient dire:

--Mais pourquoi donc vous taisez-vous au lieu de prouver votre
innocence... ce qui serait si facile.

A cette muette interrogation, Mickhaïl Ossipoff allait faire une muette
réponse, lorsque l'homme de police que le juge d'instruction avait
dépêché à l'ambassade de France, revint tout essoufflé.

Sans mot dire, il tendit à Mileradowich un large pli dont le gros homme
fit sauter les cachets de cire rouge d'un doigt fébrile.

A mesure que le juge avançait dans la lecture des quelques lignes
écrites à la hâte, les traits de son visage s'altéraient sensiblement.

Enfin il se leva et, s'inclinant devant Gontran:

--Monsieur le comte, dit-il, vous êtes libre. Croyez que je regrette
bien sincèrement ce qui s'est passé... Quelquefois la police a la main
lourde qui s'appesantit aveuglément sur les innocents comme sur les
coupables; mais elle reconnaît franchement son erreur, quand on la lui a
démontrée, et s'efforce de la réparer.

[Illustration]

--C'est bien, monsieur le juge, répondit sèchement M. de Flammermont, en
ce qui me concerne, je sais ce qui me reste à faire... cependant, de ce
que vous venez de dire je retiens une chose: la police répare son erreur
quand elle lui est démontrée... pourquoi, alors, ne donnez-vous pas
l'ordre de mettre en liberté M. Ossipoff qui est aussi innocent que moi?

Mileradowich hocha la tête.

--Quant à Ossipoff, dit-il, son affaire est aussi claire que son crime
est probant... la potence l'attend.

--Mais c'est une infamie, s'écria Gontran.

--Monsieur de Flammermont, riposta Sharp d'une voix menaçante,
permettez-moi de vous dire qu'ici comme en France, il y a des lois
destinées à faire respecter la justice et ses représentants... ne nous
obligez pas à les appliquer.

[Illustration]

--Mais défendez-vous! s'écria le jeune homme en se tournant vers
Ossipoff, prouvez-leur qu'ils font fausse route, que bien loin de songer
à nuire au Tzar, vous ne songiez qu'à donner une gloire de plus à votre
patrie, que cette poudre qui vous accuse n'avait pas pour but de
détruire quoi que ce soit... mais bien au contraire...

Le vieillard étendit vivement les mains vers Gontran pour le supplier de
garder le silence.

--Taisez-vous, monsieur le comte, dit-il d'une voix ferme, tout ce que
vous pourriez dire, tout ce que je pourrais dire serait inutile, je me
sens enveloppé dans les fils d'une machination terrible dont il me
semble pressentir le but; si je ne me trompe pas, je suis un homme
perdu...

--Mais je vous sauverai, moi! exclama Gontran dans un élan superbe.

Ossipoff hocha la tête.

--Hélas! je connais mon pays, je sais qu'il est impossible de
s'innocenter d'un crime semblable à celui dont je suis accusé.

--Mais le Tzar est juste.

--Oui! mais on l'aveuglera, si l'on y a intérêt.

--Mais vous avez des preuves de votre innocence... produisez-les, et
cette accusation terrible, mais absurde, tombera d'elle-même.

Le vieillard se redressa et répondit d'une voix rauque:

--Rappelez-vous ce que je vous disais hier soir... et voyez combien
justes étaient mes pressentiments... on m'a soupçonné, on m'a épié, et
maintenant...

Il se tut, sentant les yeux de Sharp braqués sur lui.

Puis il reprit avec fermeté:

--Il est peu probable que je vous reverrai... Adieu donc, et soyez
persuadé, quelque soit le sort qui m'attend, que je le subirai avec
résignation si vous me jurez de protéger Séléna... ma pauvre fille, que
ma disparition va laisser sans protection... sans soutien.

Ému au souvenir de son enfant, le vieillard s'arrêta; un sanglot
s'étrangla dans sa gorge et une larme vint rouler au bord de sa
paupière.

--Jurez-vous, Gontran, reprit-il, jurez-vous?

--Sur ce que j'ai de plus sacré au monde, répondit Gontran, je jure
d'aimer Séléna, de la respecter, de la défendre et de tout faire avec
elle pour vous sauver.

Il se pencha vers le vieillard, le baisa au front et sortit du
laboratoire sans même honorer d'un salut le juge et son compagnon.

Dans le vestibule, il se heurta à Wassili.

--Ah! monsieur le comte! exclama le domestique, vous êtes libre!... et
mon maître?

[Illustration]

Gontran fit un geste désespéré.

Wassili commença aussitôt à se répandre en lamentations auxquelles le
jeune homme coupa court aussitôt.

--Allons, dit-il brusquement, garde tes doléances pour plus tard et
conduis-moi auprès de Mlle Séléna.

--Mlle Séléna? répéta Wassili, qu'est-ce que vous lui voulez donc?

--J'ai besoin de lui parler. Mène-moi à sa chambre, ou plutôt prie-la en
mon nom de vouloir bien descendre.

--Aucune de ces deux choses n'est possible, riposta le domestique en
hochant la tête.

--Et pourquoi?

--Parce que la chambre de mademoiselle est fermée à clé et que cette clé
est entre les mains d'un gardawoï qui monte la garde à la porte.

Gontran réfléchit un moment et commanda:

--Conduis-moi quand même; j'aviserai.

Après avoir monté derrière Wassili une vingtaine de marches, le comte se
trouva sur un palier où un homme de police se promenait de long en
large, d'un air profondément ennuyé.

A la vue des nouveaux venus, il s'avança vivement et demanda d'une voix
rude:

--Que venez-vous faire ici?

--Réponds-lui, fit Gontran à Wassili, que je désire parler à Mlle
Ossipoff.

Le domestique traduisit en russe la réponse; le gardawoï éclata d'un
gros rire brutal.

--Impossible de parler à la demoiselle, répliqua-t-il.

--Pourquoi? demanda Wassili sur l'ordre du comte.

--Parce que c'est la consigne.

Le comte tira de sa poche une pièce d'or qui alluma dans l'oeil de
l'homme de police un éclair de convoitise.

--Offre-lui cela, dit M. de Flammermont, s'il veut me laisser causer
cinq minutes avec Mlle Ossipoff.

Sans doute le gardawoï devina-t-il le sens de ces paroles, car il tira
la clé de sa poche, l'introduisit dans la serrure, fit jouer le pène et
tendit la main dans laquelle Wassili laissa tomber la pièce d'or.

Alors l'homme ouvrit la porte et Gontran entra dans la chambre.

Séléna, assise dans un fauteuil, le visage enfoui dans ses mains,
sanglotait.

Au bruit de la porte qui s'ouvrait elle releva la tête, et, apercevant
M. de Flammermont, elle courut à lui, les mains tendues.

--Mon père! cria-t-elle.

--Hélas! mademoiselle, M. Ossipoff, victime d'une erreur de police ou
d'une machination odieuse, est prisonnier.

--Prisonnier! mais c'est infâme!... c'est horrible!... Je veux le voir!

Ce disant, elle s'avançait vers la porte.

--Cela n'est pas possible, fit Gontran, un gardien est là qui ne vous
laissera pas sortir... moi-même, pour entrer, j'ai dû le soudoyer.

La jeune fille, désespérée, se tordit les mains.

--On ne peut pourtant pas emmener mon père, sans que je le voie, sans
que je l'embrasse.

Gontran hocha la tête.

--Hélas! murmura-t-il, il est plus que probable que le juge vous
refusera cette grâce... aussi étais-je venu vous trouver pour vous
assurer de mon entier dévouement et vous dire que vous pouviez compter
sur moi en tout et pour tout.

--Il faut sauver mon père, monsieur, il faut le sauver...

--Je cours à l'ambassade, et par l'intermédiaire de mon ambassadeur je
vais demander une audience au Tzar... Si dans cette première entrevue
j'échoue, je tenterai d'en obtenir une seconde et alors vous
m'accompagnerez... vos larmes et vos prières obtiendront peut-être
justice.

--Mais de quoi mon pauvre père est-il donc accusé? demanda-t-elle.

--On prétend qu'il fait partie d'une association de nihilistes.

On eût dit que cette réponse était tombée comme un coup de massue sur la
tête de la jeune fille, qui ferma les yeux et eût glissé sur le plancher
si le bras de Gontran ne l'avait retenue.

--A moi, Wassili, à moi, cria-t-il.

Le domestique entra, suivi du gardawoï qui fit signe à M. de Flammermont
de quitter la chambre.

Et comme le comte faisait la sourde oreille déclarant qu'il
n'abandonnerait pas Séléna dans l'état où elle se trouvait.

--- Partez, monsieur le comte, partez, fit le domestique... cet homme
est capable de nous enfermer tous trois ici... et alors qui donc
s'occuperait de faire remettre en liberté mon pauvre maître?

[Illustration]

Gontran, éperdu, porta à ses lèvres la main inerte de la jeune fille,
puis il sortit précipitamment, dégringola quatre à quatre l'escalier et
se lança comme un fou dans la rue, bousculant sans pitié les curieux
massés devant la petite maison.

Dans le laboratoire, l'interrogatoire se terminait: le juge Mileradowich
y mettait toute l'âpreté possible, enserrant l'accusé dans un réseau de
questions insidieuses et à double entente, furieux déjà de voir le comte
de Flammermont lui échapper et craignant de voir avorter cette superbe
affaire dont il avait déjà supputé les bénéfices, comme on a pu le voir
au commencement de ce chapitre.

Le vieux savant ne répondait que par quelques paroles brèves et
saccadées et encore seulement lorsque les demandes devenaient plus
incisives, plus venimeuses.

A la fin, la patience échappa à Ossipoff qui s'écria:

--Mon collègue, M. Sharp, secrétaire perpétuel de l'Institut des
sciences, comprend bien pourquoi votre accusation est ridicule et
pourquoi je ne suis ni un assassin ni un agent soudoyé par les sociétés
secrètes.

Sharp se leva et mit la main sur son coeur.

--Dieu m'est témoin, dit-il d'une voix larmoyante, que je remplis ici
un devoir bien pénible et qu'il m'est douloureux... très douloureux
d'avoir à analyser les travaux d'un ancien collègue. Mais ayant été, à
mon corps défendant, désigné comme expert, par M. le grand maître de la
police, j'ai dû, bien malgré moi, étudier vos cahiers et me rendre
compte par l'examen de votre laboratoire du genre de travaux auxquels
vous vous livrez.

Ossipoff tressaillit et demanda:

--Et vos investigations?...

--...m'ont fait découvrir certains indices que je n'ai pu faire
autrement que de communiquer à M. le juge... Pour moi, comme pour tous
les savants qui pourront examiner votre laboratoire et vos livres, il
est indiscutable--et vous-même l'avez avoué--que vous fabriquiez un
explosif terrible... dans quel but? je l'ignore et je laisse à la
justice le soin de bâtir des hypothèses dont je ne veux pas connaître la
valeur, désirant me renfermer strictement dans mon rôle d'expert.

[Illustration]

Ossipoff se laissa prendre au ton plein de sincérité dont ces paroles
furent prononcées, et il revint complètement sur les mauvaises pensées
qui un moment lui avaient traversé l'esprit, touchant M. Sharp.

Et puis, qu'allait-il arriver, s'il ne pouvait prouver son innocence des
méfaits dont on l'accusait?

Et ses chers projets d'exploration céleste, si longtemps caressés, à la
réussite desquels il avait consacré une partie de sa vie, y devait-il
donc renoncer pour toujours?

Et sa fille, sa chère Séléna, devait-il abandonner pour jamais l'espoir
de la serrer dans ses bras?

Il résolut alors de s'ouvrir en partie à son collègue afin d'avoir au
moins, auprès de la justice, un avocat convaincu de la réalité de ses
assertions.

--Monsieur le juge, dit-il d'une voix quelque peu tremblante, je vous
demande la permission d'entretenir quelques instants, seul à seul, M.
Sharp.

Mileradowich se tourna vers l'expert dont le masque était demeuré
impassible à ces paroles.

--Vous avez entendu le prisonnier? dit-il.

--Oui.

--Consentez-vous?

Sharp inclina la tête.

Le juge fit signe aux argousins de se retirer et lui-même se levant de
son siège, se dirigea vers la porte, suivi de son greffier.

--Je vous accorde dix minutes d'entretien, dit-il à Ossipoff d'un ton
rauque.

Puis se tournant vers l'expert:

--Quant à vous, mon cher, je vous recommande la plus grande prudence;
ces gens-là sont fort dangereux.

Le secrétaire perpétuel sourit d'un air singulier et le juge sortit.

Demeurés seuls, les deux savants gardèrent le silence, se mesurant du
regard, cherchant à deviner mutuellement les pensées qui s'agitaient en
eux.

Ce fut Mickhaïl qui parla le premier:

--En vérité, mon cher Sharp, s'écria-t-il avec un élan qu'il ne put
contenir, comment pouvez-vous me croire coupable, moi que vous
connaissez depuis de si longues années?

--Eh! mon cher Ossipoff, riposta le secrétaire perpétuel, il ne
m'appartient pas de porter sur vous un jugement quel qu'il soit... ce
faisant, j'outrepasserais la mission qui m'a été confiée.

--Mais il ne vous est pas défendu d'interpréter dans un sens qui me soit
favorable le résultat de vos investigations.

Sharp se rapprocha de l'accusé.

--Je ne demande pas mieux, dit-il, mais il faut que vous m'y aidiez.

--Comment cela? demanda Ossipoff surpris.

--Cette poudre qui forme contre vous la base de la plus terrible
accusation qui puisse être suspendue sur la tête d'un Russe, cette
poudre, quelle en est la formule exacte?

Il avait prononcé cette phrase d'une voix haletante, dont les mots
sifflaient à travers ses dents serrées et il avait posé ses mains sur
les épaules d'Ossipoff, le regardant avec anxiété, guettant la réponse
qui allait lui être faite.

Saisi d'un pressentiment, le prisonnier se recula et répliqua:

--Mais cette formule, vous l'avez trouvée sur mon registre.

--Non pas, elle est incomplète... je me connais assez en chimie pour
comprendre que l'un des agents constitutifs de cette _sélénite_ n'est
pas indiqué.

--Que vous importe?

--Il m'importe, grommela Sharp, que si vous voulez sauver votre tête, il
me faut donner cette formule tout entière.

--Et si je refuse...

--La potence vous enverra voir dans la lune si j'y suis, ricana Sharp.

--Misérable! s'écria Ossipoff, dis donc franchement que tout ce qui
m'arrive est ton oeuvre et que tu veux voler le fruit de tous mes
travaux.

--Cette formule? répéta froidement le secrétaire perpétuel de l'Académie
des sciences, il me faut cette formule.

Sous l'empire de la colère et de l'indignation, Mickhaïl Ossipoff fit un
mouvement tellement brusque que les cordes qui lui liaient les mains se
brisèrent.

N'écoutant que sa fureur, le petit vieillard se rua sur M. Sharp, lui
sauta à la gorge.

Le secrétaire perpétuel surpris de cette attaque imprévue recula à pas
précipités, mais ses jambes rencontrant le siège laissé vacant par
Mileradowich, il tomba à la renverse, entraînant dans sa chute Ossipoff
qui ne lâchait pas prise.

Au bruit de la lutte, le juge criminel se précipita dans le laboratoire,
suivi des gardawoï qui en un clin d'oeil eurent arraché Ossipoff de
dessus l'infortuné Sharp, puis le bâillonnèrent, le ficelèrent, et sur
les ordres de Mileradowich le transportèrent dans la voiture cellulaire
qui prit, aux acclamations de la foule, le chemin de la prison de
Roggatznaïa.

Une demi-heure après, Mickhaïl Ossipoff était jeté dans une cellule dont
il ne devait plus franchir le seuil que pour se rendre à la potence, à
moins que la clémence du Tzar ne l'envoyât en Sibérie.

[Illustration]




CHAPITRE IV

OÙ LA PROVIDENCE SE PRÉSENTE A SÉLÉNA SOUS LES TRAITS D'ALCIDE FRICOULET


[Illustration]

Un mois s'était écoulé pendant lequel Séléna avait passé par les plus
épouvantables alternatives d'espoir insensé et de désespérances
profondes.

Sans Gontran de Flammermont qui la visitait chaque jour et qui trouvait
moyen de ranimer son courage, la pauvre jeune fille fût morte sans
doute; mais l'attaché d'ambassade savait si habilement démontrer à
mademoiselle Ossipoff--bien qu'il n'en pensât pas un mot lui-même--que
les juges ne pouvaient pas être assez aveugles pour ne pas reconnaître
l'erreur de la police, que les larmes de Séléna finissaient par se
sécher et qu'en reconduisant Gontran jusqu'au seuil de la petite maison,
elle avait le visage plus serein et le coeur moins gros.

Un soir, c'était, nous le répétons, un mois après l'arrestation du vieux
savant, M. de Flammermont s'apprêtait à sortir du petit logement qu'il
habitait non loin de l'ambassade, avenue Voïnnensky, lorsqu'une vive
altercation s'élevant dans l'antichambre, il ouvrit la porte de son
cabinet, en demandant:

--Qu'y a-t-il donc, Jean?

Jean était le domestique, amené de Paris, qui servait le comte.

--Il y a, monsieur le comte, que voici une espèce de cosaque qui veut
forcer la consigne et parler à monsieur le comte.

[Illustration]

L'espèce de cosaque n'était autre que Wassili.

Gontran reconnut aussitôt le moujick de Mlle Ossipoff et courant à
lui.

--Séléna? demanda-t-il, la gorge serrée par l'angoisse.

--Mademoiselle va bien, répondit Wassili... mais c'est mon pauvre
maître...

Et le domestique fondit en larmes.

Saisi d'un pressentiment, Gontran demanda:

--As-tu donc des nouvelles?

--Condamné! monsieur le comte, balbutia Wassili au milieu de ses
sanglots, ils l'ont condamné!

Le jeune homme chancela; bien qu'il s'attendît à ce dénouement, la
nouvelle le frappa douloureusement.

Une question lui brûlait les lèvres et cependant il gardait le silence,
redoutant la réponse.

A quoi était condamné Ossipoff? à la potence ou à la déportation?

Certes à envisager froidement les choses, la première est préférable à
la seconde; qu'est-ce que la mort, comme supplice, comparée à la vie
sans la liberté?

Mais Séléna? quel coup terrible pour la jeune fille s'il lui fallait
renoncer à l'espoir--quelque insensé qu'il fût--de jamais serrer entre
ses bras son père adoré!

Elle était capable de mourir sur le coup.

Et à cette pensée, le pauvre Gontran sentit les battements de son coeur
se ralentir, comme si la vie allait l'abandonner.

--Les misérables! gronda Wassili tout pleurant... le pauvre batiouschka!
il en mourra certainement.

Ces quelques mots soulagèrent le jeune comte.

Le sort qui frappait Ossipoff et qui inspirait à Wassili de si mortelles
appréhensions n'était donc pas la potence; il respira largement et
demanda:

--Où l'envoie-t-on?

Le moujick leva les bras au plafond.

--Ça, dit-il, on ne le sait jamais... c'est le secret de la police.

Gontran prit son chapeau, s'enveloppa dans sa pelisse.

--Mlle Ossipoff connaît-elle la condamnation de son père?
demanda-t-il en descendant l'escalier.

--Je ne pense pas, répondit Wassili... c'est en rôdant autour du
tribunal que j'ai appris la chose d'un gardawoï... alors, je suis
accouru tout de suite ici pour vous prévenir, afin que vous annonciez
vous-même la chose à la pauvre mademoiselle.

--Tu as bien fait, Wassili, répéta le jeune homme... rentre à la maison,
ne parle de rien à ta maîtresse... moi, je cours aux informations.

Et montant dans son droschki, il commanda à l'iemstchick de le conduire
chez le grand maître de la police.

Comme il sautait à terre, un individu qui descendait précipitamment le
perron, le heurta de si rude façon que le jeune comte s'écria d'une voix
furieuse:

--Que le diable emporte l'étourdi!

[Illustration]

L'autre s'arrêta court et soulevant poliment le chapeau de voyage dont
il était coiffé, répliqua:

--Mille excuses, monsieur, je ne suis qu'un maladroit.

Et il ajouta avec enjouement:

--Vous me permettrez cependant de bénir mon étourderie, car, grâce à
elle, j'aurai entendu au moins une fois encore les accents mélodieux de
ma langue natale.

Et, s'inclinant de nouveau, il allait s'éloigner lorsque Gontran, lui
posant la main sur le bras, l'attira vers la voiture, de manière à ce
que la lueur de la lanterne l'éclairât en plein.

Le jeune comte vit alors une face toute ronde, qu'éclairaient deux
petits yeux noirs très vifs, percés en vrille; au-dessous du nez camus
s'ouvrait une bouche en coup de sabre ourlée de fortes lèvres très
colorées; de ci de là des poils noirs et frisés, irrégulièrement
plantés, formant ce qu'on appelle vulgairement «une barbe de
jardinier».

Certes cet homme n'était pas beau; bien plus, il était laid, mais d'une
laideur toute sympathique; en outre, sur le front large et élevé,
surmonté d'une toison de cheveux drus et crépus, se lisait une
intelligence rare.

Quant au reste du corps, bien qu'enfoui dans un épais manteau de
fourrure, on le devinait néanmoins maigre et gauche: la longueur des
bras faisait préjuger de la longueur des jambes; les mains ressemblaient
à des battoirs et les pieds eussent facilement soutenu la comparaison
avec des bateaux de petite taille.

--Mon Dieu! monsieur, dit Gontran avec hésitation, n'êtes-vous pas
monsieur Alcide Fricoulet?

L'autre poussa une exclamation de surprise.

--Comment savez-vous mon nom? balbutia-t-il.

Sans répondre, le comte de Flammermont se jeta à son cou en s'écriant:

--Alcide! Alcide! ne me reconnais-tu pas?

Un peu inquiet de cette subite manifestation d'amitié, l'étranger se
dégagea de l'étreinte du comte, en murmurant:

--Sans doute, y a-t-il méprise, monsieur... car j'avoue...

--Ne te rappelles-tu plus Gontran... Gontran de Flammermont?

En signe de joie, l'autre lança en l'air son chapeau qui s'en alla
rouler dans la neige, en même temps qu'il se précipitait sur le jeune
comte et qu'il le serrait dans ses bras en s'écriant:

--Gontran!... Gontran!... en voilà une rencontre.

Puis après un moment:

--Mais que fais-tu à Pétersbourg?

Le jeune comte eut un haut-le-corps.

--Ne t'ai-je pas écrit plusieurs fois?... N'as-tu pas reçu mes
lettres?... Ne sais-tu pas que je suis à l'ambassade française?

[Illustration]

Alcide Fricoulet se frappa le front.

--Eh! c'est parbleu vrai... mais au milieu de toutes mes occupations, je
l'avais oublié totalement.

--Et toi, fit M. de Flammermont, comment se fait-il que je te rencontre
sur les bords de la Neva, à cinq cents lieues du boulevard Montparnasse?

--Je ne suis ici qu'en passant... car je pars demain pour le district de
Nertchinsk où je vais, comme ingénieur, surveiller l'exploitation d'une
mine... Si tu n'as rien de mieux à faire, passons la soirée ensemble...

Le jeune comte ne répondit pas sur-le-champ; il baissait la tête,
réfléchissant; puis tout à coup:

--Tiens, monte dans mon droschki et attends-moi sans t'impatienter... il
me faut absolument parler au maître de la police pour une affaire dont
je t'entretiendrai.

Et pendant qu'Alcide Fricoulet s'installait sous les chaudes fourrures,
Gontran, gravissant lestement les marches du perron, disparaissait à
l'intérieur du sombre monument.

Quand, au bout d'une heure, il prit place, dans le droschki, à côté de
son ami, celui-ci fut frappé de l'altération de ses traits.

--Qu'as-tu donc? demanda Fricoulet avec sollicitude.

[Illustration]

--J'ai... qu'un grand malheur m'atteint.

--Un grand malheur! répéta l'autre avec une interrogation dans la voix.

Alors, pour répondre à cet impérieux besoin qu'a l'homme de faire
participer son semblable à ses peines comme à ses joies, M. de
Flammermont raconta brièvement à son compagnon l'aventure à laquelle il
était mêlé.

Aux premiers mots qu'il lui en dit, Fricoulet s'écria:

--Mais je connais cette histoire-là... elle a fait beaucoup de bruit à
Paris... Songe donc qu'Ossipoff est fort estimé là-bas dans le monde
savant que son arrestation a fort ému.

Gontran raconta comment, tout doucement et sans qu'il s'en aperçût
lui-même, l'amour avait germé dans son coeur et comment un beau jour il
s'était aperçu que cet amour avait poussé de trop solides racines pour
qu'il pût songer à le déraciner.

Durant que le jeune comte parlait, Fricoulet s'agitait sur les coussins
de la voiture, fronçant les sourcils, claquant de la langue, donnant
enfin tous les signes du mécontentement le plus grave.

--Ah! parbleu! s'écria-t-il enfin, ne pouvant plus se contenir, si tu
mets une femme dans ta vie... cela ne m'étonne pas que tous les malheurs
te tombent dessus.

Sans prendre garde à cette boutade Gontran conclut en disant:

--Bref, je me suis décidé à demander la main de Séléna.

L'étrangeté de ce nom fit oublier à Fricoulet sa mauvaise humeur.

--Séléna!... s'écria-t-il, celle que tu aimes s'appelle Séléna!... Ah!
il n'y a qu'un savant--et encore un savant russe--pour donner à sa fille
le nom de la lune.

--Le nom de la lune! répéta le comte, pourquoi le nom de la lune?

Fricoulet était ébahi.

--Comment! exclama-t-il, tu es amoureux... ta fiancée porte un nom
bizarre et que n'enregistre aucun calendrier et tu ne t'inquiètes pas de
connaître l'étymologie de ce nom.

Puis se croisant les bras, dans un geste d'indignation comique:

--Mais, monsieur le comte, savez-vous bien que les racines de votre
amour me paraissent avoir poussé au détriment des racines grecques?...
Que faites-vous donc dans la diplomatie que vous négligiez ainsi les
langues mères... Si tu avais Burnouf un peu plus présent à la mémoire,
tu saurais que Séléna vient du grec [grec: Selênê], qui veut dire: lune.

Puis, avec un sourire quelque peu railleur:

--Gageons que ta fiancée est blonde... blonde et pâle, comme Phoebé
pendant une belle nuit de printemps...

Il se tut un moment et reprit en ricanant:

--Au surplus, peu importe sa couleur; la femme brune, blonde ou rousse
n'en est pas moins le mauvais génie de l'homme.

Le comte haussa les épaules en murmurant:

--Tu n'as pas changé... je te retrouve avec cette même horreur de la
femme...

--Horreur que je compte bien conserver jusqu'à la mort! s'écria
Fricoulet.

--A moins qu'avant tu ne rencontres, toi aussi...

Fricoulet saisit son ami par le bras.

--Tais-toi, dit-il, tais-toi... rien qu'une supposition semblable me met
hors de moi... pour un peu je sauterais hors de la voiture.

Puis, se calmant:

[Illustration]

--Et la fin de ton histoire?

--Oh! je n'ai plus grand chose à te conter, poursuivit Gontran, le
malheureux Ossipoff, victime d'une machination odieuse, a été arrêté
comme accusé de nihilisme et de complot contre la vie du Tzar, et malgré
tous mes efforts et ceux de mes amis, il vient d'être aujourd'hui même
condamné à la déportation.

--Diable! murmura Fricoulet, la déportation en Sibérie, c'est la mort.

Et il ajouta _in petto_:

--Un beau-père de moins... c'est un nuage noir de moins aussi à
l'horizon conjugal.

Comme M. de Flammermont hochait la tête, il dit tout haut:

--Le hasard qui m'a fait te rencontrer si inespérément est capable
d'envoyer Ossipoff aux mines que je vais diriger.

--On vient de m'apprendre à l'instant que dès demain Ossipoff quitte
Pétersbourg pour rejoindre à Moscou un convoi de condamnés dirigés sur
Ekatherinbourg.

--Ah! oui, je sais, murmura l'ingénieur, il y a là des mines de platine
fort importantes.

Le droschki s'était arrêté devant la petite maison d'Ossipoff, et
Wassili, qui guettait sans doute l'arrivée du jeune comte, ouvrit la
porte et s'avança à sa rencontre.

A la vue de Fricoulet, le moujick souleva son bonnet en peau d'agneau et
se tint à l'écart.

--C'est ici que tu demeures? demanda l'ingénieur.

--Non, c'est l'habitation de Mlle Ossipoff.

Fricoulet fit un mouvement pour se débarrasser des fourrures qui le
couvraient, mais M. de Flammermont lui dit à voix basse, d'un ton de
prière:

--Fais-moi le plaisir de m'attendre encore; peut-être aurai-je besoin de
tes conseils... en tous cas, nous ne pouvons nous séparer aussi
brusquement.

Et sans attendre la réponse de son ami, il suivit Wassili.

Au bruit de la porte qui s'ouvrait, Séléna se leva vivement et vint
au-devant de Gontran, les mains tendues, le visage pâli, les paupières
rouges encore de larmes versées dans la journée.

Depuis le malheur qui l'avait frappée, la jeune fille avait pris des
vêtements de deuil, et tout ce noir qui l'enveloppait des pieds à la
tête faisait paraître plus transparente et plus diaphane sa peau mate et
ivoirine, tandis que ses longues nattes blondes serpentaient plus
lourdes et plus dorées jusqu'à sa taille.

[Illustration]

Ses premiers mots furent pour poser, comme tous les jours, la question
par laquelle débutait invariablement leur entrevue:

--Quoi de nouveau aujourd'hui?

Et elle plongeait ses regards dans ceux du jeune comte pour y deviner la
vérité, de peur que, par affection pour elle, il ne cherchât à la lui
déguiser.

Contrairement à son habitude, Gontran ne répondit pas et, sans quitter
les mains de la jeune fille, il l'amena près d'un sopha sur lequel d'une
douce pression il la fit asseoir; lui-même prit place à côté d'elle.

Émue de ce silence, Séléna s'écria:

--Il y a quelque chose.

Muettement, n'ayant point le courage de lui briser le coeur en lui
annonçant la fatale nouvelle, Gontran fit un signe affirmatif.

--Oh! mon Dieu! gémit-elle.

Et douloureusement elle inclina la tête, les paupières closes, les
lèvres convulsivement serrées, comme un oiseau frappé mortellement et
qui va s'abattre sans vie sur le sol.

--Séléna, murmura le jeune homme effrayé.

Mais Mlle Ossipoff était une vaillante nature que le sort impitoyable
pouvait plier mais non pas briser.

Elle releva la tête, et balbutia en regardant Gontran bien en face:

--Ils l'ont condamné, n'est-ce pas?

--Oui, fit Gontran à voix basse.

--Les misérables! s'écria-t-elle.

Puis elle reprit:

--Mais le Tzar est juste... il est clément... il fera grâce... Vous
m'accompagnerez, n'est-ce pas Gontran?... vous me l'avez promis...
J'irai me jeter aux pieds du Tzar et je le supplierai de me rendre mon
père...

Comme le comte se taisait, elle comprit qu'elle s'illusionnait et qu'il
lui fallait abandonner tout espoir.

Alors, une épouvante la saisit; la vision sinistre du gibet se dressa
devant elle.

Elle poussa un cri d'horreur et, se voilant la face de ses mains, elle
murmura:

--La mort! mon Dieu! la mort!...

--Non, se hâta de répondre Gontran, la déportation.

Elle tressaillit, lui saisit la main, et d'une voix étranglée:

--Alors pourquoi renoncer à tenter de nouvelles démarches?

Il hésita un moment, puis ne pouvant faire autrement que de répondre,
maintenant qu'il était acculé à la vérité:

--Parce que, lorsque l'aube se lèvera demain, dit-il, M. Ossipoff sera
déjà en route pour Moscou.

Séléna poussa un cri, se dressa toute droite et répéta:

--Pour Moscou!

--Oui, on l'envoie à Ekatherinbourg.

La jeune fille eut un geste désespéré.

--Lui, lui! condamné aux mines, comme un voleur, comme un assassin!...
ah! les misérables!... les bandits!...

Elle se tut, les traits contractés par la douleur, les yeux brillants
d'une lueur indignée.

Puis soudain elle releva la tête et agitant son poing fermé:

[Illustration]

--Mais nous le sauverons, monsieur de Flammermont, dit-elle, nous leur
arracherons cet innocent.

--Que faire? murmura pensivement le jeune homme... quel moyen
imaginer?... à quel subterfuge avoir recours?

Séléna frappa du pied et s'écria avec une certaine amertume dans la
voix:

--Je croyais qu'un grand homme de votre pays avait déclaré que le mot
_impossible_ n'était pas français!... reculeriez-vous?

--Non pas... mais je suis effrayé des difficultés sans nombre qui se
dressent dès à présent entre notre but et nous... Sauver votre père sur
le territoire russe, avant qu'il n'ait pénétré dans le désert sibérien,
il n'y faut penser... les mesures sont prises contre toute tentative
d'évasion et tout ce que nous ferions ne servirait qu'à aggraver la
situation.

Séléna inclina la tête, reconnaissant ainsi la sagesse de ce que venait
de dire M. de Flammermont.

Tout à coup, celui-ci se leva et se dirigeant vers la porte du cabinet:

--Le hasard m'a fait rencontrer aujourd'hui un de mes bons camarades
d'enfance, un jeune savant français qui connaissait de réputation M.
Ossipoff et qui s'intéresse vivement à son malheureux sort...
Voulez-vous me permettre de vous le présenter?

Comme Séléna gardait le silence:

--C'est un garçon de grande valeur, poursuivit le comte, très ingénieux
et de bon conseil... Si je l'ai amené jusqu'ici, c'est parce que
j'estimais qu'il pourrait nous être utile.

--Faites-le donc entrer, répondit Mlle Ossipoff... Il est le bienvenu
à l'avance, toute ma reconnaissance lui est déjà acquise.

Quelques instants après, Gontran rentrait dans le salon suivi du jeune
ingénieur.

--Chère demoiselle, dit-il en s'adressant à Séléna, permettez-moi de
vous présenter un de mes bons amis, un savant français, M. Alcide
Fricoulet, ingénieur de son état et... inventeur fécond.

Séléna indiqua un siège au nouveau venu, puis s'assit, et souriant
tristement:

--Vous êtes ici doublement le bienvenu, monsieur, fit-elle
gracieusement... votre titre d'ami de M. de Flammermont vous ouvre les
portes de cette maison non moins grandes que ne vous les eût ouvertes
votre titre de savant.

Devant cette phrase aimable, Alcide Fricoulet s'inclina.

--Mademoiselle, répondit-il, mon ami Gontran, qui m'avait déjà fait tout
à l'heure part du grand malheur qui vous frappe, m'est venu chercher
pour me demander conseil... Hélas! je n'ai point la prétention de vous
apporter de grandes lumières... mais si faibles que soient les miennes,
elles vous sont tout acquises.

Puis, se tournant vers le jeune comte:

--Donc, dit-il, délibérons.

Et s'adressant à Séléna:

--Possédez-vous ici des cartes de Russie?

La jeune fille frappa sur un timbre et Wassili apporta une carte
gigantesque qui fut déployée sur la table de travail d'Ossipoff.

Pendant plusieurs minutes, Fricoulet demeura penché sur la toile,
examinant attentivement la carte de Sibérie, mesurant minutieusement la
distance qui séparait les mines d'Ekatherinbourg de Pétersbourg,
vérifiant la hauteur des monts ouraliens, et au fur et à mesure qu'il
avançait dans son étude et qu'il se rendait compte davantage des
difficultés à vaincre, pour traverser les montagnes et les steppes de la
Russie orientale, ses sourcils se fronçaient et ses lèvres
s'allongeaient dans une moue significative.

--Satané pays! grommela-t-il.

Puis, relevant la tête:

--A moins de circonstances exceptionnelles, dit-il d'une voix ferme, je
crois qu'il est impossible de s'échapper de Sibérie.

--Vous aussi, monsieur, s'écria Séléna, vous désespérez.

L'ingénieur étendit la main et répliqua:

--J'ai dit «à moins de circonstances exceptionnelles», mademoiselle...
donc je continue: les défilés sont gardés, dit-on, par des postes
vigilants. Il faudrait suivre les montagnes jusqu'à Orenbourg, à travers
des plaines sans végétation, continuellement battues par les tribus
kirghises qui font la chasse aux prisonniers évadés.

Et secouant énergiquement la tête, il déclara:

--Un homme seul, ne comptant que sur lui-même, ne peut s'enfuir des
mines; il serait infailliblement repris, qu'il aille à pied, qu'il soit
monté sur un cheval vigoureux, ou même qu'il suive en bateau le cours
des fleuves du pays.

--Mais alors, fit Gontran dont la mine s'allongeait à mesure que son ami
parlait, si tu déclares impraticables tous les moyens de fuite... si
l'on ne peut se sauver ni par terre, ni par eau, il ne nous reste plus
rien...

--Et l'air, s'écria Fricoulet... estimes-tu par hasard la voie aérienne
inférieure aux autres?

--Un ballon! exclama le jeune comte d'un air moitié incrédule, moitié
enthousiaste.

L'ingénieur haussa les épaules.

--Un ballon! répéta-t-il un peu dédaigneusement. Eh! bon Dieu! qu'en
pourrais-tu faire? quand tu voudrais aller en Sibérie, il t'emmènerait
en Norvège... tu sais bien que ce sont des machines indirigeables.

Gontran baissa la tête.

--Alors? murmura-t-il.

[Illustration]

Alcide Fricoulet, demeurait immobile, les sourcils contractés comme sous
l'empire d'une violente tension d'esprit, les paupières demi-baissées,
laissant filtrer un regard vague et indécis.

Tout à coup il se redressa et s'adressant à M. de Flammermont:

--Je le répète, dit-il d'une voix vibrante, l'air est la seule voie
qu'il nous soit permis de prendre pour tenter de sauver M. Ossipoff.

--L'air!... l'air!... objecta Gontran... c'est fort joli... mais il faut
un moyen de s'en servir.

--Ce moyen, je crois l'avoir trouvé.

Séléna bondit de son siège et saisissant les mains du jeune savant:

--Oh! monsieur, ne vous trompez-vous pas? Ne me leurrez pas d'un vain
espoir! Si vous vous engagez à sauver mon père, il faudra le sauver.

--Mademoiselle, répliqua gravement Fricoulet, je m'engage à tenter
l'impossible, c'est tout ce qu'un honnête homme peut faire.

Puis se tournant vers le jeune comte:

[Illustration]

--Es-tu prêt à tous les sacrifices? demanda-t-il.

--Même à celui de ma vie, répondit Gontran d'une voix vibrante.

Malgré la gravité de la situation un sourire imperceptible crispa les
lèvres de Fricoulet.

--Je ne t'en demande pas tant, dit-il.

--Que faut-il, alors?

--D'abord être libre de tes actions et, pour cela, donner ta démission.

--Dès ce soir je verrai mon ambassadeur, répondit sans hésiter le jeune
diplomate, et en attendant que ma démission soit acceptée par le
ministre des affaires étrangères, j'obtiendrai un congé immédiat.

Séléna leva vers Gontran ses yeux mouillés de larmes.

--Oh! Gontran! murmura-t-elle d'une voix pleine de reconnaissance.

Il lui prit les mains, les serra doucement et répliqua:

--Qu'est-ce que ce petit sacrifice si, grâce à lui, je puis sécher vos
pleurs et ramener le sourire sur vos lèvres.

Fricoulet haussa légèrement les épaules.

--Ces amoureux, pensa-t-il, tous les mêmes; pas un seul n'a assez
d'imagination pour trouver d'autres phrases que celles dites et redites
depuis la création d'Adam et d'Ève.

--Que marmottes-tu donc entre tes dents? demanda le comte en se
retournant.

--Je dis que ta démission ne me suffit pas, qu'il me faudrait encore une
cinquantaine de mille francs.

--Dès ce soir encore, j'écrirai à mon notaire de m'envoyer des fonds.

Puis, à l'oreille de son ami, il ajouta tout bas:

--Tu as bien fait de n'être pas trop exigeant, car c'est à peu près tout
ce qui me reste de ma fortune.

--Gontran, s'écria Séléna, je ne veux pas...

--Il s'agit de votre père, mademoiselle Ossipoff, répondit Fricoulet.

La jeune fille rougit et murmura:

--Je ne puis cependant laisser M. de Flammermont se ruiner.

--Ah! s'écria le jeune homme avec chaleur, que n'ai-je des millions pour
vous en faire le sacrifice!

--En ce cas, dit froidement Fricoulet, Mickhaïl Ossipoff sera sauvé. Dès
demain nous prenons le train pour Paris et là-bas, nous préparons tout
pour l'évasion du prisonnier.

[Illustration]

Gontran désigna Séléna.

--Je ne puis la laisser seule ici, dit-il.

Fricoulet fronça les sourcils.

--Oh! les femmes! grommela-t-il.

Puis, après un moment:

--Eh bien! reste à Pétersbourg jusqu'au moment où tout sera prêt et où
je te dirai de venir me rejoindre.

--Mais explique-toi... que comptes-tu faire?... mets-nous au courant de
tes projets.

--Mes projets sont fort simples: J'ai dit tout à l'heure que la voie de
l'air était la seule praticable pour enlever Mickhaïl Ossipoff et c'est
la vérité... mais comme les ballons sont indirigeables, il s'agit de
construire un appareil à grande vitesse permettant de naviguer à
volonté dans l'atmosphère.

--Mais tu t'es moqué de moi tout à l'heure lorsque j'ai prononcé le mot
de ballon.

--Effectivement... pour pouvoir être maître de mon moyen de locomotion
il faut qu'il soit plus lourd que l'air.

Gontran ouvrit de grands yeux étonnés, ses principes scientifiques plus
qu'insuffisants se trouvaient bouleversés par cette déclaration.

--Tu ne parais pas bien convaincu? fit Fricoulet, un peu railleur.

Le jeune comte eut un sourire à l'adresse de Séléna et répliqua:

--En l'absence de ce bon M. Ossipoff, je puis bien te déclarer que je ne
suis qu'un sauvage en fait de sciences et que je ne comprends pas...

--Bast! tu n'as pas besoin de comprendre... As-tu confiance en moi?

--Aveuglément.

--Eh bien! alors, ne me demande pas des explications qui, outre qu'elles
ne jetteraient peut-être pas une grande lueur dans ton esprit, nous
attarderaient par trop....

Il regarda la pendule et, se levant brusquement:

--N'oublie pas que je suis arrivé hier soir après cinquante-trois heures
de voyage, et que demain à la première heure il faut que je sois en
wagon.

Puis soudain il se frappa le front et fixa alternativement sur Séléna et
sur Gontran des yeux ahuris.

--Qu'y a-t-il? demandèrent-ils à la fois, saisis du même pressentiment
que tout à coup une impossibilité venait de se dresser dans l'esprit de
l'ingénieur.

--Il y a... il y a... que tout ce que nous venons de dire est fort
joli... mais...

--Mais?... répétèrent les autres d'une voix anxieuse.

Alcide Fricoulet éclata de rire, se croisa les bras et s'écria:

--Et ma mine de Nertchinsk!

Gontran pâlit portant sur Séléna des regards désolés:

--C'est vrai, murmura-t-il, j'avais oublié que tu es simplement de
passage à Pétersbourg et que là-bas une brillante situation t'attend.

Mlle Ossipoff se couvrit le visage de ses mains pour cacher les
larmes qui ruisselaient le long de ses joues.

[Illustration]

En dépit du peu de sympathie que lui inspirait le sexe faible, le jeune
ingénieur se sentit ému à la vue de cette poignante douleur; il
regardait gravement Mlle Ossipoff et on voyait à son regard profond
et à ses lèvres plissées soucieusement qu'un violent combat se livrait
en lui.

--Au diable! dit-il tout à coup, les mines de Nertchinsk s'exploiteront
comme elles le voudront; les choses restent telles que nous venons de
les arrêter... Je pars demain pour Paris.

[Illustration]

Séléna releva la tête et un sourire radieux illumina sa face pâle toute
ruisselante de pleurs; Gontran, lui, se jeta sur les mains de son ami et
les secoua à plusieurs reprises.

--Alcide!... Alcide... comment pourrons-nous jamais te remercier?

L'ingénieur haussa les épaules:

--Bien simplement, dit-il. Engage-toi si, comme je l'espère fermement,
je réussis à faire évader M. Ossipoff, engage-toi en son nom à me faire
prendre part à la grande excursion céleste qu'il médite.

Séléna battit des mains en s'écriant:

--Oh! cela bien volontiers.

--En ce cas, répondit Fricoulet, loin de me rien devoir, mademoiselle,
c'est moi qui serai votre débiteur... car il ne s'organise pas tous les
jours des trains de plaisir pour la lune et je ne serais pas fâché
d'aller constater _de visu_ jusqu'à quel point les Sélénites ont amené
le perfectionnement de la mécanique.

       *       *       *       *       *

Deux mois après cet entretien Séléna dit à M. de Flammermont:

--Mon cher ami, que pensez-vous de M. Fricoulet?

--Dame!... fit le jeune comte assez embarrassé par cette question, je
ne sais trop que penser... je vous l'avoue... mes lettres restent sans
réponses... et le télégramme que j'ai envoyé il y a huit jours a eu le
même sort que mes lettres.

--Eh bien! savez-vous quel est mon avis à moi? reprit la jeune fille
d'un ton singulier... votre ami Fricoulet qui, sous l'empire de je ne
sais quel sentiment, nous avait fait ici de belles promesses, a réfléchi
sans doute et est tout simplement parti pour Nertchinsk.

M. de Flammermont eut un haut-le-corps.

--Que dites-vous là? mademoiselle, s'écria-t-il.

--Ce qui doit être la vérité, répondit-elle amèrement... M. Fricoulet a
peut-être trouvé qu'il était bien bête de sacrifier ses intérêts à un
vieillard qu'il ne connaît même pas... et voilà.

--Mais c'est impossible!.... j'ai reçu, quinze jours après le départ
d'Alcide, un mot de mon notaire m'informant qu'il lui avait remis les
cinquante mille francs.

[Illustration]

Séléna hocha la tête:

--Peut-être, fit-elle pensivement, a-t-il employé cet argent en
tentatives malheureuses et, n'osant vous en avertir, par amour-propre ou
pour toute autre cause... il fait le mort.

--Je connais Fricoulet, s'écria le jeune comte, c'est un brave et loyal
garçon... je m'en porte garant... attendons encore.

Mlle Ossipoff garda un moment le silence, puis d'une voix un peu
amère:

--Attendre! toujours attendre... et pendant ce temps, là-bas, dans cet
enfer des mines, mêlé à des bandits, mon pauvre père traîne sa vie
misérable, m'accusant, moi sa fille, de ne rien faire pour le sauver.

--Mais que pouvez-vous faire! exclama Gontran.

--Tenter de le rejoindre et si je ne puis le faire évader, tout au moins
partager son sort.

--Mais vous n'y pensez pas!...

--J'y pense si bien, monsieur de Flammermont, que tout est préparé pour
mon départ.

Le jeune homme n'en pouvait croire ses oreilles.

--Vous partez! dit-il... vous partez!... mais vous savez bien qu'il est
interdit aux familles des déportés de pénétrer en Sibérie.

--Je le sais, mais j'ai pris mes précautions pour dérouter les soupçons
et déjouer la surveillance de la police.

Et comme il la regardait d'un air surpris, elle alla à une armoire,
l'ouvrit et en tira un costume complet de paysanne lithuanienne qu'elle
étala sur un siège.

--Voyez, dit-elle, c'est avec ces vêtements que je voyagerai et nul ne
devinera que c'est Mlle Ossipoff, la fille de l'un des membres de
l'Institut de Pétersbourg qui, ainsi vêtue, rejoint son père en Sibérie.

--Mais vous ne pourrez franchir la frontière.

Elle prit sur la table une carte qu'elle ouvrit:

--Tenez, dit-elle, voyez si mon plan est exact... D'ici, je vais en
chemin de fer jusqu'à Orenbourg... là, j'abandonne mon costume de
paysanne russe et j'achète dans un bazar des vêtements de tzigane, grâce
auxquels je me faufile dans une de ces troupes nomades qui, vers le
printemps, émigrent en Sibérie pour y gagner leur vie, de bourgade en
bourgade, en donnant des représentations foraines.

[Illustration]

--Mais c'est de la folie, s'écria Gontran... vous ne ferez pas cela.

--Folie ou non, monsieur de Flammermont, dit la jeune fille d'une voix
ferme, je suis décidée à exécuter de point en point le plan que je viens
de vous tracer en quelques mots.

Le jeune comte ne trouvait pas une parole, sentant, au ton résolu de
Mlle Ossipoff, que toute contradiction était inutile.

--Et quand partez-vous? demanda-t-il d'une voix tremblante.

--Demain.

--Déjà! s'écria-t-il en lui prenant les mains.

--J'ai déjà trop tardé... songez à celui qui gémit tout seul... là-bas.

--Permettez-moi de vous accompagner jusqu'à Orenbourg, supplia-t-il.

--Je ne veux même pas que vous veniez à la gare de Pétersbourg; la
moindre imprudence peut attirer sur moi l'attention de la police.

Gontran eut un geste désespéré.

--C'en est donc fini de mon rêve! balbutia-t-il.

--Non, dit-elle énergiquement; ne désespérez pas plus que je ne
désespère... nous nous reverrons, je vous le jure... je sens quelque
chose qui me le dit.

Elle avait prononcé ces mots avec une conviction si profonde que Gontran
sentit un peu d'espoir renaître dans son coeur et que lorsqu'il prit
congé de Mlle Ossipoff, il était persuadé, lui aussi, que le vieux
savant échapperait à ses gardiens.

Cependant, le lendemain, en dépit de la défense que lui en avait faite
Séléna, il ne put résister au désir de la voir une dernière fois; il
emprunta les vêtements de Wassili et s'en fut à la gare, quelque temps
avant l'heure de départ du train.

Caché dans un coin, dissimulé derrière un pilier, il vit arriver Mlle
Ossipoff, plus charmante que jamais sous son costume de paysanne.

Comme si son coeur l'eût prévenu qu'il était là, la jeune fille promena
d'un air indifférent ses regards autour d'elle et l'aperçut enfin qui la
dévorait des yeux.

Elle lui fit signe qu'elle l'avait vu, puis, prenant son billet, elle se
mêla aux autres voyageurs dont la foule débordait sur le quai.

Il la suivit, la vit monter dans un wagon de 3e classe, à la portière
duquel elle demeura penchée pour être aperçue de lui jusqu'au dernier
moment.

Enfin, la machine lança son sifflement strident et le train s'ébranla.

Alors Séléna mit ses doigts sur sa bouche et envoya un baiser dans la
direction où, immobile, se tenait M. de Flammermont; puis, émue de la
désolation en laquelle elle le laissait, elle s'assit à sa place et
pleura silencieusement.

Cependant, plus rien ne retenait Gontran à Pétersbourg, sa démission
ayant été acceptée; et Séléna avait quitté la ville depuis huit jours à
peine qu'il se préparait à boucler sa valise et à filer sur Paris,
lorsque la veille même de son départ il reçut une dépêche ainsi conçue:

  «Tout est prêt; arrive,
              «Fricoulet.»

M. de Flammermont poussa un cri de joie.

[Illustration]

--Le brave garçon, dit-il, je savais bien que du moment qu'il avait
promis, il ferait l'impossible pour tenir sa promesse.

Mais, son visage radieux devint subitement sombre et sa joie se changea
en accablement, en pensant à Séléna qui n'avait pas eu la patience
d'attendre et qui maintenant, exposée à mille dangers, devait quitter
Orenbourg pour se lancer dans le désert sibérien.

--Pourvu qu'elle puisse arriver jusqu'à Ekatherinbourg, murmura-t-il,
Fricoulet saura bien en secourir deux au lieu d'un.

Et, soixante heures après, il débarquait à Paris et se faisait conduire
au boulevard Montparnasse où, sous le toit même d'une haute maison,
logeait Alcide Fricoulet.

Les appartements du jeune savant n'étaient rien moins que somptueux; ils
se composaient en tout et pour tout de deux vastes pièces mansardées par
les fenêtres desquelles on apercevait, se déroulant en un vaste
panorama, tout le Paris septentrional.

De ces deux pièces, l'une était une bibliothèque servant à la fois de
bureau de travail, d'observatoire, de fumoir et au besoin de salon;
l'autre servait de laboratoire et aussi de chambre à coucher, ainsi que
l'indiquait un petit lit de fer qui s'étendait dans un renfoncement de
la muraille avec son matelas mince comme une galette et sa couverture
légère comme une pelure d'oignon.

Sur le fourneau carrelé et à hotte vitrée mobile se trouvaient des
fourneaux en terre réfractaire, des cornues en grès et en verre, un
grand alambic, avec son serpentin réfrigérant; les rayons des tablettes
garnissant la muraille étaient surchargées de flacons de produits
chimiques, de matras, d'éprouvettes, d'allonges; la grande table, devant
la fenêtre, soutenait des balances de chimiste, un trébuchet sous sa
cage de verre, un puissant microscope avec des préparations toutes
fraîches; enfin des tubes d'essai pour l'étude des «infiniment petits».

Dans l'autre pièce--la bibliothèque--à la place des fourneaux se
trouvaient d'immenses armoires vitrées; les unes contenaient de nombreux
volumes dépareillés et dont le dos fatigué prouvait les constants
services, les autres renfermaient des appareils de physique: machines
électriques de toutes formes, pompes pneumatiques, batteries de piles,
appareils photographiques, lunettes, télescopes, etc.

Les seuls meubles de cette pièce étaient un canapé tout défraîchi,
quelques chaises et un guéridon; pas de glaces, encore moins de
tableaux, aucunement de rideaux aux fenêtres.

Maître Fricoulet, sans être un cénobite, dédaignait absolument toutes
ces futilités; ses appareils, ses livres suffisaient à tous ses besoins,
comme aussi toute un collection de pipes, plus ou moins culottées,
suspendues à la muraille.

[Illustration]

--Toi! s'écria-t-il en bondissant au-devant de son ami.

--Ne m'attendais-tu pas? demanda Gontran un peu étonné.

--Certainement si... mais seulement dans quelques jours.

Et il ajouta avec un petit sourire railleur:

--Je ne supposais pas que tu aurais le courage d'une séparation aussi
brusque.

Le visage du jeune comte changea subitement d'expression.

--Hélas! dit-il, voici huit jours que Séléna est partie.

Et en quelques mots navrés il mit Fricoulet au courant des événements.

--Ah! les femmes! s'écria le jeune ingénieur, toutes les mêmes! la
meilleure, vois-tu, ne vaut pas cela.

Et il fit dédaigneusement claquer contre ses dents l'ongle de son pouce.

Puis, brusquement:

--Tu n'es pas trop fatigué pour m'accompagner?

--Où cela?

[Illustration]

--Près de Nogent-sur-Marne.

--Quoi faire là?

--Voir la carcasse de mon appareil.

--Allons.

Une heure plus tard les deux amis descendaient de tramway devant le fort
de Vincennes et se lançaient dans les ombreuses allées du bois; après
avoir traversé Fontenay, Fricoulet s'engagea dans une ruelle peu
fréquentée et s'arrêta bientôt devant une porte munie d'une forte
serrure dans laquelle il introduisit une grosse clé qu'il avait tirée de
sa poche.

La porte s'ouvrit et les deux hommes se trouvèrent dans un vaste
terrain en friche, de près de huit cents mètres de superficie au fond
duquel un hangar se dressait.

--Mais je ne vois pas ton fameux appareil! fit Gontran, où donc est-il?

--Dans le hangar, là-bas... il n'est pas monté, car la machine motrice
n'est pas terminée, et d'ailleurs la place manque... car, pour enlever
quatre personnes, j'ai dû donner à mon oiseau de grandes dimensions.

--Ton oiseau! exclama le jeune comte.

Fricoulet sourit.

--Quand tu l'auras vu, tu comprendras pourquoi je l'appelle ainsi...

Ce disant, il avait poussé la porte du hangar et Gontran vit alors,
étendues sur le sol, une douzaine de pièces métalliques bizarrement
contournées et polies avec soin; il y avait aussi des pièces de soie
roulées sur elles-mêmes et des matériaux de toutes sortes; le long des
murs, sur des établis spéciaux se trouvaient tous les outils et les
appareils de menuisier et de mécanicien ajusteur.

Gontran paraissait désappointé.

--C'est là tout ce qu'il y a de fait... de ton oiseau? murmura-t-il.

--Comment! tout ce qu'il y a de fait!... mais crois bien que je n'ai pas
perdu mon temps.

Gontran désigna les pièces de soie.

--C'est un ballon que tu veux faire?

--Non pas... c'est un _aéroplane_.

Et lisant dans l'oeil de son ami une question toute naturelle, il y
répondit:

--Tu sais ce que c'est qu'un cerf-volant et tu connais la raison pour
laquelle il s'élève dans l'air: parce qu'il est tiré contre le vent au
moyen d'une corde qui le rattache à la terre; de cette traction et de la
résistance du vent vient la stabilité de l'appareil... Eh bien! suppose
une chose: je supprime la corde et je la remplace par un propulseur qui
tire en avant l'appareil, précisément avec la même vitesse que le fait
la personne qui tient l'extrémité de la corde... il te semble bien,
n'est-ce pas, que le résultat sera le même?

--C'est-à-dire que le cerf-volant demeurera immobile si la résistance ne
change pas... mais que si elle varie, il tombera ou avancera...

Fricoulet approuva de la tête.

--Ah! s'écria comiquement Gontran, que M. Ossipoff n'est-il là pour
m'entendre parler de la sorte! lui qui croyait n'avoir pour gendre qu'un
astronome!... quelle joie serait la sienne en s'apercevant que mes
connaissances s'étendent aussi à la mécanique!

Puis, aussitôt, d'un air plus sérieux, il ajouta:

--Mais tu n'as pas la prétention de m'emmener en cerf-volant?

--Pourquoi pas? répliqua l'ingénieur avec le plus grand calme.

M. de Flammermont regarda son ami; puis posant son index sur son front,
il demanda, en hochant la tête:

--Est-ce que?...

--Tu me crois fou! s'écria Fricoulet... eh bien! regarde, écoute et
tâche de comprendre.

Il avait saisi un morceau de charbon de bois qui traînait à terre et, à
grands traits, sur le mur blanc du hangar, il se mit à esquisser une
machine qui fit ouvrir des yeux énormes à Gontran.

--Qu'est-ce que cela? murmura celui-ci abasourdi.

[Illustration]

--Ça! exclama le jeune ingénieur, ça! c'est mon cerf-volant... ceci
d'abord, est une vaste surface de soie vernissée--tu vois les rouleaux
de soie à ta droite--qui aura près de quatre cents mètres de superficie,
de façon à constituer, en cas d'avarie de la machine, un immense et
efficace parachute... tu saisis bien le dessin, n'est-ce pas?

--Jusqu'à présent, c'est clair comme de l'eau de roche... mais ce que je
saisis le mieux... c'est le but du parachute... brrr... tu me fais
passer des frissons dans le dos...

--Ici--à ce que j'appellerai la tête, à l'avant du
cerf-volant--j'installe deux hélices en soie bordées de fils d'acier,
d'un diamètre de trois mètres...

--Ce sont ces machines-là, probablement, interrompit Gontran, en
désignant, du bout de sa canne, les plaques bizarrement contournées
qui, tout d'abord, avaient attiré son attention.

[Illustration]

--Oui, répondit l'ingénieur en souriant de l'expression, ce sont ces
machines-là... Or, ces machines-là--comme tu les appelles--sont mues à
raison de trois cents tours à la minute par un moteur à vapeur de mon
système... Veux-tu que je t'explique mon système?

--Non, non, s'écria le comte, avec un véritable effroi... j'ai déjà la
tête cassée du peu que tu m'as dit... sans compter que tu perdrais ton
temps... cependant... ce moteur, où le places-tu?... pas sur la soie, à
coup sûr?

--Pourquoi pas?...

Et faisant une croix au charbon sur le centre même du cerf-volant:

--Voici mon moteur, dit Fricoulet.

--Mais ça pèse... et l'eau et le feu?...

--Patience... nous allons en parler tout à l'heure... Pour l'instant
voici mon cerf-volant tiré en avant, grâce aux hélices, avec une vitesse
qui peut aller jusqu'à cinquante mètres par seconde; de toutes façons,
cette vitesse doit être suffisante pour que l'air présente une
résistance assez grande pour soutenir tout l'appareil.

--Mais une fois lancé, fit Gontran en goguenardant, ton cerf-volant
filera tout droit devant lui sans pouvoir dévier de la ligne droite et,
comme tu me le disais à Pétersbourg, en parlant des ballons, tu iras en
Norvège lorsque tu penseras atterrir en Sibérie.

Fricoulet haussa les épaules.

--Finaud! va, dit-il, et le gouvernail, le comptes-tu pour rien?

En même temps de trois traits de charbon il ajoutait à la partie
postérieure de l'appareil une surface triangulaire qui ressemblait à une
queue de poisson.

--Voici, poursuivit-il, de quoi faire virer de bord notre bateau aérien.

--C'est fort bien! riposta M. de Flammermont, mais parle-moi un peu du
moteur.

--Je le veux bien; mais cela va te sembler moins clair... Donc, mon
moteur se compose d'une chaudière à haute pression, ayant la forme d'un
serpentin pour être tout à fait inexplosible et ne contenant que cinq
cents grammes d'eau. Par suite de la grande chaleur développée par la
combustion des hydrocarbures liquides qui brûlent dans une lampe, les
cinq cents grammes d'eau sont transformés en vapeur à cinquante
atmosphères de pression et travaillant sur les deux faces d'un piston
très léger; ce piston a sa tige directement articulée sur la manivelle
de chacun des arbres supportant les hélices propulsives.

--Ouf! dit Gontran, quelle phrase!

--Mon cher, les explications scientifiques se prêtent peu aux périodes
oratoires; je continue: après s'être détendue en travaillant dans un
second cylindre, cette vapeur est ramenée au condenseur où elle se
liquéfie et où une pompe la reprend pour la ramener à la chaudière... de
cette façon, tous les poids morts d'eau et de combustible à traîner avec
soi sont pratiquement supprimés... As-tu compris?

--Peu de chose... mais, par exemple, ce que je comprends, c'est que ce
moteur avec tous ses accessoires pèse un certain poids.

--Mon cerf-volant peut supporter une charge de sept cents kilos! s'écria
triomphalement le jeune inventeur, et franchir d'une seule traite mille
kilomètres.

Gontran était abasourdi.

--Qu'as-tu à répondre à cela? ajouta Fricoulet.

--Rien, absolument rien, répartit le comte...

Puis soudain, se jetant au cou du jeune ingénieur.

--Ah! Fricoulet! exclama-t-il, tu es un grand génie!

--Peuh! fit l'autre, railleur, tu n'aurais jamais pensé à me le dire, si
mon cerf-volant ne devait ramener le sourire sur les lèvres de Mlle
Séléna.

--Ah! mon ami! riposta Gontran, je te devrai mon bonheur!

--Quel enragé! grommela Fricoulet, a-t-on jamais vu un être libre
aspirer avec plus de force après sa chaîne?

Puis, brusquement:

--Tu sais, dit-il en plantant ses regards dans les yeux de Gontran, ne
viens jamais me faire aucun reproche, si plus tard la lune de miel, que
tu entrevois, change de couleur et tourne au roux... car, je te le
déclare très carrément, malgré l'amitié que je te porte, ou plutôt à
cause même de cette amitié, je ne ferais pas ce que je fais, s'il ne
s'agissait de rendre à la science un homme aussi éminent que M.
Ossipoff.

Et après avoir prononcé cette phrase tout d'une haleine, essoufflé, le
jeune ingénieur se tut.

Gontran, qui connaissait de longue date l'antipathie de son ami pour le
mariage, haussa doucement les épaules.

--A propos d'Ossipoff, dit-il seulement, comment ferons-nous pour le
prévenir?

--Il l'est déjà, répondit Fricoulet d'un ton bourru.

Le comte demeura bouche bée.

--Ossipoff est prévenu!... fit-il, mais par qui?

--Par moi, riposta l'autre laconiquement.

Puis tirant sa montre:

--Deux heures, murmura-t-il, il faut que j'aille à l'usine Cail examiner
mon moteur... As-tu quelque chose encore à me demander?

--Je désirerais te poser une question.

--Parle.

--Vers quelle époque ton oiseau s'envolera-t-il?

Sans hésiter, Fricoulet répondit:

--Mon aéroplane sera prêt le 20 juillet... jusqu'à la fin du mois je
ferai des expériences; j'ai compté trois jours pour l'aménager
complètement et garnir les soutes de vivres et de provisions de toutes
sortes; cela nous mènera au 3 août... le 4 août au soir nous partirons.

--Dans six semaines! s'écria Gontran.

--Oui, dans six semaines et vers le 8 août, au matin, nous planerons
au-dessus d'Ekatherinbourg.

--A moins qu'en route nous ne nous soyons cassé la tête, observa M. de
Flammermont.

--Fort juste, répliqua Fricoulet.

Et il ajouta en haussant les épaules:

--Bast! finir comme cela ou par un mariage!...

Décidément, Alcide Fricoulet n'aimait pas les femmes.

[Illustration]




CHAPITRE V

L'ENLÈVEMENT D'OSSIPOFF


[Illustration]

A cinq cents verstes environ de la _Kamennoï Poïas_ (la ceinture de
pierre), ainsi que les Russes appellent la ligne des monts Oural, par
56° 51' de latitude Nord et 38° 18' de longitude Est, s'élève la ville
d'Ekatherinbourg, centre de toutes les mines et forges de la couronne.
C'est là qu'après deux mois d'un voyage épouvantable, le corps brisé par
les fatigues et les souffrances, mais le moral résistant quand même,
Mickhaïl Ossipoff était parvenu avec toute une colonne de forçats,
composée pour la plupart de condamnés criminels.

Le lendemain même de son arrivée, le vieillard, séparé de ses compagnons
et escorté de deux gendarmes,--en tunique bleue et coiffés d'un casque
de cuivre,--fut conduit à la maison de police.

Là, en présence du _smotritel_ (inspecteur), on le mit nu jusqu'à la
ceinture pour bien constater, signalement en main, son identité; puis
on lui donna le numéro 7327 qui, désormais, devait remplacer pour lui
tout état civil.

Ces différentes formalités remplies, l'inspecteur dit à son secrétaire:

--Vois donc si Ismaïl Krekow est là.

[Illustration]

L'autre rentra quelques minutes après, suivi d'un grand diable d'homme
tout vêtu de fourrures, avec un bonnet de peau d'ours enfoncé jusqu'aux
yeux, le visage disparaissant presque tout entier sous une barbe épaisse
et noire, dans laquelle les lèvres, fortement roulées, mettaient une
teinte écarlate.

--Ismaïl Krekow, dit l'inspecteur, voici l'homme que tu attends.

Le nouveau venu s'approcha du vieux savant.

[Illustration]

--C'est toi qui t'appelles Mickhaïl Ossipoff? demanda-t-il.

--C'est moi, répondit le savant assez surpris.

--Ah! poursuivit l'autre en tournant autour du prisonnier, l'examinant
du haut en bas.

L'inspecteur, impatienté, frappa du pied.

--Allons! exclama-t-il, qu'attends-tu pour t'en aller, Ismaïl Krekow?

--Je veux vérifier si c'est bien là celui dont on m'a parlé, répondit
l'autre gravement.

--Imbécile, murmura l'inspecteur, puisque tu ne l'as jamais vu, comment
veux-tu savoir si c'est lui!... Allons, prends livraison de ton homme et
va-t'en.

Docilement, Ismaïl Krekow se courba sur un grand registre qu'on ouvrit
devant lui, mit sa signature à l'endroit qu'on lui désignait, et sortit
en faisant signe à Mickhaïl Ossipoff de le suivre.

Devant la porte de la maison de police, une télègue, attelée de deux
chevaux, attendait.

Ismaïl Krekow y monta, le vieillard prit place à côté de lui et les
chevaux, enveloppés d'un vigoureux coup de fouet, emportèrent la légère
voiture à travers les faubourgs de la ville.

Bientôt les dernières maisons disparurent, puis, tournant brusquement la
grand'route, la télègue s'engagea dans un chemin étroit qui montait en
pente assez raide sur le flanc d'une montagne; alors le conducteur mit
ses chevaux au pas et, se tournant vers son compagnon:

--Eh bien! dit-il, tu peux te vanter d'avoir une vraie chance.

--Oui, fit évasivement Mickhaïl Ossipoff.

--Figure-toi que lorsqu'il y a trois jours j'ai reçu la lettre qui te
recommandait à moi, mon comptable, un condamné comme toi, venait de
mourir... alors, comme on me disait que tu étais un homme suffisamment
instruit pour tenir des livres, j'ai demandé au _smotritel_ de te céder
à moi.

--Ah! dit Ossipoff faisant tous ses efforts pour cacher son étonnement,
vous avez reçu une lettre parlant de moi?

--Oui, il y a trois jours... un ingénieur français que j'ai eu avec moi
pendant plusieurs années pour diriger la mine dont j'étais
concessionnaire, m'a écrit chaudement en ta faveur... Alors, comme il
m'avait rendu beaucoup de services et que j'avais conservé de lui un bon
souvenir, comme aussi j'avais besoin d'un autre comptable pour remplacer
celui qui est mort... alors, je t'ai pris avec moi... es-tu content?

--Je vous remercie, fit simplement Ossipoff.

La stupéfaction chez lui était si grande qu'il ne pensait pas à
remercier autrement cet homme du grand service qu'il lui rendait en
l'arrachant à cet enfer du travail minier; il se demandait quel ami
avait bien pu écrire de Paris pour le recommander, lui qui n'avait
jamais quitté Pétersbourg et qui n'avait dans la capitale de la France
presque aucune relation.

Ne pouvant répondre à cette question, il prit la chose en philosophe,
bénissant intérieurement, sans le connaître, celui auquel il était
redevable de cet adoucissement apporté à son sort.

Ces choses se passaient à peu près vers la même époque où Séléna et
Gontran de Flammermont, à huit jours d'intervalle, quittaient
Pétersbourg, la première pour venir rejoindre son père, à travers les
mille dangers des steppes sibériens, le second pour répondre à l'appel
de son ami Fricoulet qui le mandait à Paris par dépêche.

[Illustration: Le plus grand équatorial de Paris.]

Pendant les premiers temps de son séjour, Ossipoff trouva une
diversion à ses chagrins dans l'exploitation de la mine et dans les
opérations chimiques nécessitées par le traitement du platine extrait
des roches serpentines de la montagne.

[Illustration]

Débarrassé, au moyen de lavages répétés, de la terre et du sable qu'il
contient, le platine est plongé ensuite dans un bain d'eau régale où se
dissolvent l'or et le fer qui lui sont mélangés; on concentre ensuite
cette eau régale et le métal se dissout avec les autres corps qui
s'attachent encore à lui: le rhodium, le palladium et l'iridium.

La dissolution décantée est évaporée presque à siccité, pour chasser
l'excès d'eau régale et décomposer les corps métalliques énumérés plus
haut; puis on reprend la liqueur et on la traite par le chlorhydrate
d'ammoniaque qui donne un précipité de chlorure double de platine et
d'ammoniaque. Ce précipité lavé, séché et calciné au rouge, constitue
alors la _mousse de platine_, masse grise, spongieuse, qui sert à
composer le platine métallique.

C'est cette poudre qui était le résultat des travaux de la mine et de
l'usine que dirigeait Ismaïl Krekow; on l'expédiait telle que à Moscou,
où on la fondait par des procédés spéciaux, pour en faire de véritables
lingots.

Presque tous les condamnés employés par Ismaïl Krekow, aux teints
terreux, aux barbes incultes, aux regards effrayants, portaient sur le
front et sur les joues, écrites au fer rouge, les trois lettres de
l'infâme stigmate: _vor_, voleur; on les reconnaissait au carré de drap
noir cousu dans le dos de leur capote; ce même carré était rouge pour
les meurtriers et jaune pour les incendiaires.

Bien que toute la journée Mickhaïl Ossipoff, employé dans les bureaux de
l'administration, n'eût aucun rapport avec ses compagnons de captivité,
le soir venu, il lui fallait retourner dans l'_isba_, sorte de petite
cabane bâtie en torchis, qu'il partageait avec un condamné, dans le dos
duquel s'étalait un carré de drap rouge.

C'était un assassin, et, dès le premier soir où ils s'étaient trouvés
ensemble, Yegor--c'était le nom de cet homme--raconta son histoire à
Ossipoff avec des détails tellement cyniques que le vieillard ne put
s'empêcher de frémir.

--Et toi, demanda le bandit quand il eut fini, pourquoi es-tu ici?

Le savant, pour ne point irriter son compagnon, le mit en quelques mots
au courant de l'odieuse machination qui lui avait valu sa condamnation.

L'autre demeura pensif... Le lendemain soir, comme Ossipoff allait
s'étendre sur sa couche, Yegor l'attira vers la fenêtre de l'isba et,
lui montrant le ciel tout parsemé d'étoiles, lui dit:

--Cause-moi un peu de tout cela.

Surpris d'abord, le vieillard regarda son compagnon, doutant qu'il
parlât sérieusement.

Mais voyant la mine grave du bandit et ses regards curieux, il commença
à lui exposer en termes simples, susceptibles d'être compris de cette
intelligence naïve, les principes du mécanisme universel; puis il passa
à l'organisation de la machine céleste et il parla durant deux heures,
oubliant, à s'entretenir ainsi d'un sujet qui lui était cher, l'horrible
situation dans laquelle il se trouvait.

[Illustration]

Et tous les soirs, ce fut ainsi; le bandit se captivait de plus en plus
aux explications du savant; le savant sentait peu à peu sa réserve
première se fondre et une certaine sympathie pour ce malheureux pénétrer
dans son coeur.

--Ah! dit un jour Yegor avec un gros soupir et en étendant la main vers
le disque argenté de la lune, je voudrais bien la voir de plus près.

--Il faudrait une lunette pour cela, répondit Ossipoff.

Le lendemain matin, comme le vieillard s'installait dans la petite pièce
qui lui servait de bureau, on vint le prévenir qu'Ismaïl Krekow le
mandait dans son cabinet.

Le concessionnaire tenait une lettre à la main.

--Ton ami de Paris, dit-il à Ossipoff, m'écrit pour me prier de te
remettre ceci qui, m'assure-t-il, te fera grand plaisir; comme je suis
content de toi, je ne vois pas d'inconvénient à faire ce qu'il me
demande.

Ce disant, il désignait un objet étroit et allongé, posé sur la table,
soigneusement enveloppé de toile et de paille.

Vivement le vieillard déchira l'enveloppe et alors à ses yeux ravis une
magnifique lunette apparut.

Le vieillard poussa un cri de joie et ses mains tremblantes faillirent
laisser échapper le précieux objet.

--Emporte cela, dit Ismaïl Krekow, et ce soir, quand ta journée sera
finie, tu pourras te distraire tout à ton aise.

On juge si les heures passèrent lentement pour le vieux savant.

Une lunette! mais cet instrument seul le rattachait à la vie; grâce à
lui il allait pouvoir continuer ses études et chercher dans les astres
l'oubli de ses misères.

Quand il arriva à son isba, Yegor n'était pas encore remonté de la mine;
sans perdre une minute, Ossipoff, après avoir mis sa lunette au point,
la braqua vers la voûte où scintillaient des milliers d'étoiles.

Mais, ô surprise! le champ de l'instrument demeura obscur, aucun astre
ne traversa les lentilles: on eût dit qu'un voile épais s'étendait entre
l'oeil du savant et l'objectif.

Pensant qu'un corps étranger s'était glissé dans l'intérieur de
l'instrument, Ossipoff le démonta complètement, puis, une à une, en
examina les différentes parties avec un soin extrême.

Tout à coup, il poussa une sourde exclamation; sur l'un des verres était
collé un petit morceau de collodion, grand tout au plus comme l'ongle
d'un pouce.

Le vieux savant, la gorge serrée par l'émotion, le coeur battant avec
une violence inimaginable, reconnut que le collodion était comme
pointillé de taches noirâtres imperceptibles; tout de suite il eut le
pressentiment qu'il avait affaire à une réduction photographique;
appliquant sur la réduction l'un des verres grossissants de la lunette,
il lut distinctement ces mots:

«Nous veillons sur vous et travaillons à vous sauver. Entre le 7 et le 8
août, nous serons à Ekatherinbourg.--Nous arriverons par la voie des
airs.»

C'était signé: Gontran de Flammermont.

Ossipoff eut besoin de toute sa force de volonté pour ne pas pousser des
cris de joie.

On veillait sur lui, on ne l'abandonnait pas! on allait le sauver!

En vérité, cela était-il bien possible!

Et plusieurs fois, il relut le bienheureux billet; mais oui, cela était
écrit, bien écrit, et c'était au 8 août qu'était fixé le jour de sa
délivrance, et c'était signé de Flammermont.

Ainsi donc, ce mystérieux ami qui avait écrit à Ismaïl Krekow, c'était
le jeune comte.

Ah! le brave enfant, et comme lui, Ossipoff, était heureux que Séléna
aimât un homme tel que celui-là.

Cependant, le sang-froid lui revenant peu à peu, le savant se hâta de
gratter la feuille de collodion; puis il remonta la lunette et,
incapable de se livrer ce soir-là à son étude favorite, il allait se
coucher, lorsque des pas retentirent au dehors, et, par la porte
violemment poussée, deux hommes, deux condamnés, entrèrent dans l'isba,
portant par la tête et par les pieds un malheureux tout ensanglanté qu'à
la lueur de la lanterne Ossipoff reconnut être son compagnon de nuit.

Sans mot dire, les prisonniers déposèrent leur camarade sur son lit et
se retirèrent.

--Yegor! s'écria le vieillard.

Le blessé souleva péniblement ses paupières, regarda un moment en
silence Ossipoff, puis, d'un geste de la main l'appela auprès de lui.

--Je suis mort, murmura-t-il d'une voix faible... un quartier de roche
s'est écroulé sur moi... je n'ai plus que quelques heures à vivre...
mais, avant de mourir, je voudrais te dire quelque chose.

[Illustration]

--Parle, répliqua le savant en mettant son oreille tout près de la
bouche du moribond.

Celui-ci fit un effort violent, se redressa sur sa couche et étendant le
bras vers l'âtre:

--Là, dit-il d'une voix entrecoupée de hoquets, là! sous les pierres...
une fortune... trouvée dans la mine... depuis dix ans...pour toi... pour
toi... sous les pierres....

Il se renversa en arrière, ses membres se tordirent, puis restèrent
immobiles. Il était mort!

Ossipoff, vivement impressionné, passa toute sa nuit à veiller le
cadavre, puis, le lendemain, retourna à ses occupations, sans songer
même à constater la véracité des dernières paroles prononcées par Yegor.

Ce ne fut que plusieurs jours après que, seul un soir dans son isba, le
temps étant couvert et rendant impossible toute étude astronomique, le
vieillard, dont les yeux étaient machinalement fixés sur l'âtre,
tressaillit tout à coup, en songeant à la révélation du défunt.

Après avoir soigneusement fermé la porte et tendu son unique couverture
devant la fenêtre, il s'approcha de l'âtre, s'agenouilla et, à l'aide
d'un pic de fer, souleva les pierres du foyer; une excavation apparut
alors, sur laquelle il projeta la lumière de sa lanterne.

Il se recula, les yeux éblouis par les mille feux dont étincelait une
poignée de rubis, d'émeraudes et de tourmalines, dont les plus petites
avaient la grosseur d'un pouce, et qui remplissaient le trou mis à
découvert par lui.

--Une fortune! s'écria-t-il... oui, cet homme a dit vrai, il y a là une
fortune!

Un moment il demeura pensif, agenouillé sur la terre battue qui servait
de plancher à l'isba; son âme d'honnête homme se révoltait à la pensée
de s'emparer de ces pierres précieuses, et son premier mouvement fut de
les porter à Ismaïl Krekow.

Mais il réfléchit que cet homme n'était qu'un concessionnaire et qu'en
vertu des lois de l'empire, les pierres précieuses trouvées sur le
territoire russe, appartenaient au Tzar.

Donc, ce n'était pas à Ismaïl Krekow que revenait le trésor accumulé par
le bandit Yegor, mais bien à l'Empereur.

Or, l'Empereur...

Mickhaïl Ossipoff demeura hésitant une partie de la nuit; mais au matin,
sa décision était prise; cette fortune qui lui tombait si inespérément
entre les mains, il était résolu à l'employer à la réalisation de son
fameux projet.

--L'Empereur est frustré, pensa-t-il; mais la Russie y gagnera.

Il remit en place les pierres du foyer et conserva pour lui le secret de
Yegor.

Cependant, depuis une huitaine de jours, une animation singulière
régnait dans les rues d'Ekatherinbourg, occasionnée par la foire
annuelle--très importante--qui se tient chaque année dans cette ville,
de la mi-juillet jusqu'à la fin du mois d'août.

Plus l'époque fixée par Gontran de Flammermont approchait et plus
Ossipoff tremblait que le moindre incident vînt déranger les plans de
son sauveur.

Un dimanche matin, enfin,--c'était le 8 août,--après avoir caché dans sa
lunette les pierres précieuses léguées par Yegor, et s'être passé ladite
lunette en bandoulière sous son sayon de poils de chèvre, le vieux
savant demanda à Ismaïl Krekow l'autorisation de descendre en ville pour
aller faire un tour à la fête; ce n'était point là une faveur qu'il
implorait. L'administration pénitentiaire estime, en effet, qu'il est
bon de détendre un peu l'esprit des condamnés par quelques
réjouissances, si bien que les forçats ont permission de se mêler à la
foule, mais revêtus de leur casaque de _travailleurs de l'État_.

Arrivé à Ekatherinbourg, Ossipoff, entraîné par le courant irrésistible
des curieux, se trouva bientôt sur la grande place de la ville où
étaient, paraît-il, réunies les attractions de la foire.

Ces attractions consistaient surtout en des bandes de bohémiens qui se
livraient en plein vent à des exercices étranges: chantant, dansant,
faisant des tours de force et d'adresse, pour le plus grand ébahissement
des badauds.

Comme on le pense bien, ces distractions n'avaient aucun attrait pour
Ossipoff, et une fois sur la place, il n'eut qu'un but: gagner à travers
la foule qui l'enserrait, une isba isolée où il pût se rafraîchir et
attendre en paix les événements.

Tout à coup, d'un cercle de curieux, s'éleva une voix qui fit
tressaillir le vieillard.

Instinctivement, et avec une force dont il ne se fût pas cru capable, il
fendit les flots humains et arriva jusqu'au premier rang d'un cercle au
milieu duquel une jeune fille au visage hâlé et vêtue des oripeaux
pittoresques chers aux gens de Bohême, faisait danser en l'accompagnant
de sa voix, une petite chevrette blanche.

--Séléna! s'écria le vieillard.

--Mon père, mon cher père! fit à son tour la jeune bohémienne en tombant
éperdue dans les bras d'Ossipoff.

Puis, sans se soucier des murmures de la foule qui trouvait fort mauvais
qu'on interrompît aussi brusquement ces exercices divertissants, il
entraîna sa fille jusqu'à l'une des isbas qui bordaient la place.

--Toi, dit-il, toi ici, ma pauvre enfant! mais comment se fait-il?...

En quelques mots, la jeune fille mit le vieux savant au courant de ce
qui s'était passé; elle dit la visite de Fricoulet, la confiance qu'elle
avait eue en lui, puis son impatience et la résolution qu'elle avait
prise de venir retrouver son père, sinon pour le sauver, du moins pour
lui adoucir les rigueurs de sa captivité.

[Illustration]

--Mais, j'ai des nouvelles de monsieur de Flammermont, s'écria Ossipoff.

Et il raconta à Séléna l'avis contenu dans la lunette qu'on lui avait
expédiée de Paris; puis il ajouta:

--Mais sais-tu quel est leur plan?

--Je l'ignore absolument, répondit la jeune fille; je ne sais qu'une
chose, c'est que monsieur Fricoulet se proposait de construire un
appareil spécial naviguant dans l'air... mais c'est tout.

--Et sais-tu que c'est aujourd'hui même qu'ils doivent arriver à
Ekatherinbourg?

Séléna jeta un cri de joie.

--Aujourd'hui!... ah! cher père.

Et entourant de ses deux bras le cou du vieillard, elle l'embrassa
tendrement sur les deux joues.

Tout à coup, un gendarme parut à la porte de l'isba; un moment, arrêté
sur le seuil, la main sur les yeux en guise d'abat-jour, il promena ses
regards dans l'intérieur de la maison; puis, s'avançant vers Ossipoff:

--Le numéro 7327? fit-il d'une voix rude.

--C'est moi, répondit le vieux savant.

--C'est là ta fille? ajouta le représentant de l'autorité en se tournant
vers Séléna.

Le vieillard inclina affirmativement la tête.

[Illustration: CARTE GÉNÉRALE DE LA LUNE]

--Je vous arrête tous les deux, déclara-t-il.

[Illustration]

Et se retournant vers la porte, il fit un signe; alors, une dizaine de
gendarmes envahirent l'isba, se jetèrent sur le vieillard et sur sa
fille et leur passèrent aux pieds et aux mains de lourdes chaînes.

--Quel est notre crime? demanda Ossipoff.

--Tu préparais ton évasion.

--La preuve! riposta le savant.

--Le _Korosse_ (commissaire) éclaircira la chose.

Et poussant les prisonniers dehors, les gendarmes se mirent en devoir de
gagner la maison de police.

La traversée du marché ne s'accomplissait pas sans peine; en dépit de la
brutalité avec laquelle les gendarmes refoulaient les curieux, ceux-ci
s'entêtaient à voir de près les prisonniers dont l'aspect malheureux les
apitoyait.

De sourdes rumeurs commençaient même à circuler dans la foule, et les
gendarmes, pressentant de la part des paysans un mouvement favorable à
leurs captifs, s'interrogeaient d'un regard inquiet, lorsque, tout à
coup, l'un d'eux s'écria:

--N'aimez-vous donc plus le _Père_ (Tzar), que vous plaignez ceux qui
ont tenté de le mettre à mort?

Un mouvement de recul se produisit parmi les curieux des premiers rangs,
et plusieurs voix répétèrent:

--Ils ont tenté de tuer le Père?

--Ce sont des sorciers, ajouta le gendarme.

A ce mot, un cri d'effroi et de rage sortit de toutes les poitrines:

--Des sorciers!... des sorciers!... répétait-on.

--Ils porteront malheur aux récoltes.

--Ils feront mourir les bestiaux.

--A mort! les sorciers, cria une voix.

Et aussitôt, tous les assistants hurlèrent:

--Pendons-les!... pendons-les!...

Devant ces dispositions hostiles de la foule, l'inquiétude des gendarmes
augmenta; car leur devoir était aussi bien d'empêcher les prisonniers
d'être délivrés que d'être écharpés... et c'était certainement ce
dernier sort qui était réservé à l'infortuné Ossipoff et à sa fille.

En vain, les gendarmes assénaient-ils sans pitié des coups de bâton à
droite et à gauche sur les paysans; ceux-ci rendus furieux luttaient
avec acharnement pour s'emparer de la proie qu'ils convoitaient.

Tout à coup, un gendarme tiré traîtreusement par les jambes, tomba à la
renverse et, avant qu'il eût eu le temps de se relever, fut désarmé et
ligoté.

Cette capture accrut le courage des assaillants qui, poussant un cri
formidable se jetèrent, dans un élan unanime, sur le cortège qu'ils
disloquèrent, en dépit de la fermeté avec laquelle les gardiens
défendaient leurs prisonniers.

En quelques minutes, ils furent mis hors de combat; Ossipoff et Séléna
passèrent aux mains de ces forcenés qui les entraînèrent vers le milieu
du champ de foire où se dressait un gigantesque sapin étendant
horizontalement, à quelques mètres du sol, d'énormes branches.

--Mon enfant! ma chère Séléna! murmura le vieillard qui devina
l'intention de ces barbares.

[Illustration]

La jeune fille leva vers son père un oeil assuré.

--Ne craignez rien pour moi, mon père, dit-elle d'une voix ferme, je
saurai montrer à ces malheureux quel courage l'innocence peut donner à
une fille telle que moi.

Tiraillés, bousculés par les hommes, pincés, injuriés par les femmes,
les deux prisonniers ne se trouvaient plus qu'à une dizaine de mètres de
l'arbre fatal, quand soudain un sifflement aigu troubla si terriblement
l'espace que spontanément tous les assistants levèrent la tête.

Dans le ciel bleu, juste au-dessus d'Ekatherinbourg, un point noir
planait, qui grossissant à vue d'oeil, semblait descendre
perpendiculairement sur la ville.

Et toujours le même sifflement se faisait entendre.

--La grêle... la grêle... cria une voix... ce sont les sorciers qui
l'attirent sur nous... A mort!...

Mais le point grossissait toujours et maintenant on apercevait
jaillissant de lui comme un léger panache de fumée.

[Illustration]

Alors la stupeur se transforma en épouvante et de centaines de
poitrines, le même cri sortit à la fois:

--Un dragon... un dragon!...

Ossipoff, lui aussi, regardait comme tout le monde, cherchant
impassiblement, malgré la mort qui l'attendait, l'explication de ce
surprenant phénomène.

Soudain, Séléna poussa un cri de joie et, se penchant à l'oreille de son
père:

--Ce sont eux, murmura-t-elle... c'est M. de Flammermont et son ami.

Cependant, les plus braves d'entre les paysans entraînaient les
prisonniers vers le milieu de la place, quand au loin, le sol trembla et
plusieurs voix s'écrièrent:

--Les cosaques!... les cosaques!

C'était, en effet, un peloton de cavaliers qui, la lance en arrêt,
accouraient au grand trot pour arracher les prisonniers à la foule.

Ce fut un tumulte épouvantable où se mêlaient les voix des femmes et des
enfants piétinés par les chevaux et les hurlements de douleur des hommes
qu'atteignaient les lances cosaques.

Tout à coup, le surprenant appareil tout empanaché de fumée descendit
avec la promptitude de la foudre des hautes régions de l'atmosphère et
s'arrêta, immobile, à une vingtaine de mètres du sol, semblable à un
gigantesque oiseau planant, les ailes étendues.

Puis deux coups de feu retentirent et deux paysans qui se cramponnaient
l'un à Ossipoff, l'autre à sa fille, roulèrent à terre en poussant des
hurlements affreux.

Et, dominant le vacarme, une voix formidable qui semblait venir du ciel,
cria:

--Ossipoff!... garde à vous!... tenez-vous bien!

En même temps, un câble se déroulait portant, suspendu à son extrémité,
un appareil étrange, semblable à deux bobines qu'eût réunies un fer à
cheval; les branches de ce fer à cheval heurtèrent les chaînes qui
entravaient les mains et les pieds du savant, les happèrent, pour ainsi
dire, s'y rivèrent, ne semblant plus former qu'une seule masse de fer.

Instinctivement Séléna se jeta dans les bras de son père qui la serra
éperdûment sur sa poitrine, et tous deux, enlevés par une force
inconnue, perdirent pied.

--Hardi! cria une voix qu'Ossipoff reconnut pour celle de Flammermont;
hardi!... tenez bien!... vous êtes sauvés!

Et déjà le vieillard et la jeune fille se trouvaient à une quinzaine de
mètres du sol, suspendus dans l'espace par le câble qui amenait à
l'électro-aimant le courant électrique, lorsque les cosaques, revenus de
leur surprise, et furieux de voir les prisonniers leur échapper si
miraculeusement, mirent en joue les fugitifs et firent feu.

Ossipoff poussa un cri de douleur; une balle venait de l'atteindre à
l'épaule et il lui fallut une force de volonté peu commune pour tenir
quand même Séléna serrée dans ses bras.

Mais Gontran, électrisé par le danger de celle qu'il aimait, redoublait
d'énergie et faisait manoeuvrer le treuil autour duquel le câble
s'enroulait avec une rapidité vertigineuse; en quelques secondes,
l'électro-aimant rejoignit l'aéroplane, et le comte de Flammermont, aidé
de Fricoulet, tira sur la plate-forme Ossipoff et sa fille.

Puis l'ingénieur, laissant son ami prendre soin des deux fugitifs, se
pencha sur la rambarde et aperçut, grouillant au-dessous d'eux, la foule
qui vociférait en menaçant l'aéroplane, pendant que, sur les ordres du
bas-officier qui les commandait et leur désignait l'appareil, les
cosaques rechargeaient leurs armes.

Fricoulet comprit qu'une décharge générale pouvait crever de part en
part la toile vernissée de l'aéroplane.

--Tant pis pour eux! grommela-t-il.

Et, se baissant, il prit à ses pieds, dans un coffre grand ouvert,
plusieurs boules d'un métal brillant qu'il laissa tomber sur l'ennemi.

Déjà les soldats épaulaient, quand soudain des cris épouvantables
éclatèrent; en touchant le sol, les boules avaient fait explosion,
produisant un nuage opaque à travers lequel l'ingénieur aperçut
plusieurs cosaques démontés se tordant dans d'horribles convulsions,
tandis que leurs chevaux affolés se cabraient au milieu de la foule
épouvantée.

--En avant! cria-t-il.

Gontran, qui s'empressait auprès de Séléna évanouie, abandonna la jeune
fille, courut à un robinet, le tourna et, aussitôt, jetant à travers les
airs un son grave et continu, l'aéroplane s'éleva.

Il fut bientôt à une telle hauteur qu'Ekatherinbourg ne parut plus qu'un
ensemble de petits points noirs jetés sur l'immensité du désert
sibérien; puis il s'arrêta.

Alors Fricoulet se retourna et vit Ossipoff qui tenait attachés sur lui
des regards étonnés.

[Illustration]

--Mon cher Gontran, dit-il, veux-tu me faire le plaisir de me présenter
à monsieur Ossipoff?

Il s'était approché et, le chapeau soulevé, le corps incliné avec autant
de désinvolture que s'il eût été sur le plancher de son laboratoire, il
attendait.

Le jeune comte s'approcha à son tour et désignant son ami:

--Monsieur Ossipoff, dit-il, voulez-vous me permettre de vous présenter
M. Alcide Fricoulet, mon meilleur ami?

--...et un admirateur passionné de vos travaux, ajouta l'ingénieur, en
serrant cordialement la main que lui tendait le vieillard.

Puis aussitôt:

--Laissez-moi visiter votre blessure, dit-il.

--Êtes-vous donc médecin, monsieur Fricoulet? demanda Ossipoff en
enlevant sa casaque fourrée.

--S'il est médecin! s'écria le comte de Flammermont en riant; ah!
monsieur Ossipoff! quand vous connaîtrez mieux mon ami Alcide, vous ne
lui demanderez pas s'il est ceci ou cela... il est tout: physicien,
chimiste, mathématicien, botaniste, électricien, mécanicien,
astronome... que sais-je encore?

--Vous êtes astronome? demanda vivement le vieux savant.

--Gontran exagère, répliqua Fricoulet en souriant; astronome!... Je le
suis à peu près autant que lui... c'est-à-dire...

Il se mordit les lèvres, comprenant aux regards furieux de son ami qu'il
allait commettre un impair.

Il se pencha sur la blessure pour dissimuler son trouble, ce qui
l'empêcha de remarquer l'expression singulière avec laquelle le
vieillard avait accueilli ses dernières paroles.

--Ce n'est rien, fit-il enfin avec assurance, après s'être livré à un
minutieux examen de l'épaule de M. Ossipoff... une simple ecchymose,
l'angle de tir était exagéré, la balle n'a fait que frôler la clavicule
et elle a rebondi suivant l'angle de réflexion.

Il se retourna pour prendre, dans un coffre, des bandages qu'en homme de
précaution il avait emportés avec lui.

Ossipoff en profita pour murmurer à l'oreille de Gontran:

--J'ai bien peur que la science de votre ami ne soit plus en surface
qu'en profondeur.

--Bah! et pourquoi cela?

--Il sait trop de choses... et puis, ces quelques mots à votre égard...
un vrai savant ne jalouse pas la science des autres.

Gontran eut toutes les peines du monde à garder son sérieux.

En ce moment, Fricoulet revint près d'eux; avec l'habileté d'un
chirurgien consommé, il pansa la contusion sanglante faite par le
projectile, puis il entoura l'épaule d'un bandage spica simple et aida
le savant à remettre sa vareuse.

Comme M. de Flammermont, de retour près de Séléna, prenait entre ses
mains les mains de la jeune fille et la considérait avec anxiété, elle
ouvrit les yeux:

--Sauvés! balbutia-t-elle d'une voix faible.

--Oui, sauvés, ma chère Séléna, sauvés et réunis pour toujours, car
maintenant, rien ne nous séparera.

--Je te demanderai néanmoins de vouloir bien quitter mademoiselle
quelques instants, fit joyeusement Fricoulet en s'avançant, car si nous
n'avons pas l'intention de nous immobiliser ici, il est temps de songer
au but de notre voyage.

--Où allons-nous? demanda Séléna.

--A Paris, mademoiselle.

--A Paris! répéta Ossipoff surpris, que faire à Paris?

--Eh! répondit Gontran, n'est-ce point notre seul refuge? Ignorez-vous
que vous ne possédez plus rien, que votre fortune a été confisquée, que
votre petite maison elle-même sera vendue... enfin que le territoire
russe vous est interdit?

Mickhaïl Ossipoff baissa la tête, plongé soudain dans des réflexions
douloureuses; il se voyait mis au ban de la société et traqué partout
comme un malfaiteur, lui, innocent pourtant du crime dont on l'accusait;
devant ses yeux se profilait le visage sinistre et narquois de son
ancien collègue de l'institut des Sciences, de ce Sharp, en la
possession duquel tous ses papiers étaient tombés et qui peut-être, à
l'heure actuelle, mettait en oeuvre ses travaux scientifiques, résultats
d'une vie tout entière consacrée à l'étude.

[Illustration]

Cependant Fricoulet se préparait au départ; après avoir jeté autour de
lui un regard rapide, pour bien s'assurer que tout était paré, il
consultait sa boussole, une main sur le robinet d'introduction de vapeur
l'autre manoeuvrant la roue du gouvernail, lorsqu'une voix chuchota à
son oreille:

--Monsieur Fricoulet, j'aurais une grâce à vous demander.

Il se retourna; Séléna se tenait debout à côté de lui.

--Une grâce?... à moi!... mademoiselle... et laquelle donc? demanda-t-il
en réprimant un mouvement d'impatience.

--Plus bas, fit-elle en jetant un coup d'oeil sur son père, toujours
absorbé dans ses idées noires.

[Illustration]

Et elle ajouta en rougissant un peu:

--Je voudrais vous dire deux mots au sujet de Gontran.

--Allons, bon! grommela Fricoulet, me voilà passé à l'état de confident
de tragédie.

--Je ne sais pas, poursuivit-elle, si Gontran vous a dit...

--...qu'il vous aimait? si, mademoiselle, Gontran m'a dit cela...

Elle secoua la tête:

--Ce n'est point cela... Vous a-t-il dit que, pour conquérir les bonnes
grâces de mon père, il avait été obligé de feindre des connaissances
scientifiques dont il ne possède pas le premier mot?

--Ah! oui, dit l'ingénieur en riant; il m'a parlé de cela, vaguement...
Eh bien! en quoi cela me concerne-t-il?

[Illustration]

Elle se tut un moment, comme embarrassée, puis enfin:

--Voilà, dit-elle; je voulais vous demander, à vous qui êtes un savant,
un vrai savant, de l'aider un peu, lorsque mon père lui posera des
questions embarrassantes... car vous comprenez bien que, moi, je ne sais
pas grand'chose et que mon petit bagage sera vite épuisé.

--Ah! bon, dit Fricoulet en souriant, je comprends; je me rappellerai le
temps où, au collège, je lui soufflais ses leçons... Eh bien! mais,
c'est entendu, mademoiselle, vous pouvez compter sur moi.

Elle le remercia d'un sourire et s'en fut prendre place auprès de son
père.

[Illustration]

Fricoulet, lui, enrageait de la promesse qu'il venait de faire; car il
se trouvait contraint, lui célibataire endurci, d'aider au mariage de
son ami, et intérieurement il se traitait de lâche de prêter les mains à
une semblable comédie.

Mais Séléna était si gentille, si gracieuse, et elle lui avait demandé
cela d'une si charmante façon!

Il tourna un robinet et, la vapeur agissant plus fortement sur l'arbre
de couche des hélices, celles-ci se mirent à tourner avec une vitesse
vertigineuse, entraînant à travers l'espace l'aéroplane jusqu'alors
immobile.

Ossipoff avait relevé la tête, et, s'adressant à Gontran:

--Avec un vent favorable, demanda-t-il, combien comptez-vous mettre de
temps pour atteindre la France?

Ce fut Fricoulet qui répondit:

--Trente ou quarante heures... l'aéroplane peut très facilement franchir
ses cent ou cent cinquante kilomètres à l'heure.

--Jolie vitesse, murmura le savant émerveillé, tout en promenant ses
regards du moteur aux hélices et des hélices au gouvernail.

Il ajouta:

--Et c'est vous, monsieur Fricoulet, qui avez imaginé et construit cet
appareil?

--Construit! oui, monsieur, mais imaginé, non pas; tout l'honneur de
l'invention revient à mon ami Gontran.

Comme on le voit, le jeune ingénieur avait hâte de prouver à Séléna
qu'il était un homme de parole; en même temps, il n'était pas fâché de
faire payer par des transes passagères à Gontran ses velléités
conjugales.

M. de Flammermont regarda son ami avec épouvante.

Lui! inventeur de l'aéroplane! quelle était cette mystification?

Mais il comprit tout de suite, au regard tendre et caressant dont
l'enveloppait Ossipoff, que Fricoulet avait tout simplement voulu lui
faire gravir un échelon de plus dans l'estime de son futur beau-père.

--Ah! mon cher Gontran, dit enfin le vieillard, je ne saurais trop vous
féliciter d'être parvenu à mener à bien cette construction. Depuis bien
des années, en effet, les inventeurs s'acharnent, sans pouvoir y
parvenir, à imaginer des appareils, différant totalement de ces vessies
flottantes et instables qu'on appelle des ballons aérostatiques, et
pouvant s'élever dans les airs par un principe mécanique.

[Illustration: Le grand télescope de l'Observatoire de Paris.]

--C'est en France qu'on a le plus travaillé la question, déclara Gontran
avec une assurance qui fit sourire Fricoulet, et, pour ne remonter que
jusqu'à l'année 1863, nous comptons une foule de projets mis en avant
par: Nadar, de La Landelle, Ponton d'Amécourt, Bright, Pénaud, etc.

Séléna écoutait parler le jeune homme, ébahie de toute cette science
dont le comte de Flammermont, en garçon avisé, avait fait provision; il
prévoyait que l'aéroplane deviendrait l'objet d'une discussion et il
voulait pouvoir placer son mot.

--Il est certain, dit Fricoulet, que la liste est longue de ceux qui ont
dirigé leur effort de ce côté; mais, de tous ceux-là, lequel a réussi à
prouver quelque chose, lequel a jamais montré un appareil plus lourd que
l'air--et il appuya sur ces mots--s'élevant et se dirigeant dans
l'atmosphère?

Ossipoff toisa le jeune homme.

--Permettez, permettez, fit-il; un de mes compatriotes, un nommé
Philips, avait imaginé une hélice à quatre branches horizontales fixées
sur un moyeu sphérique qui n'était autre qu'un petit éolipyle renfermant
de l'eau; lorsqu'on mettait cette boule sur le feu, l'eau qu'elle
contenait s'échauffait et se transformait en vapeur qui s'échappait par
des petits trous pratiqués à une place convenable dans les bras de
l'hélice. Par la réaction que produisait cet échappement de vapeur, le
moyeu et les ailes tournaient, à peu près comme fait le tourniquet
hydraulique; l'hélice se vissait dans l'air en prenant un point d'appui
sur lui, et, par cet effet, montait rapidement; j'en ai vu faire l'essai
à Varsovie, en 1845.

Gontran eut un petit rire dédaigneux.

--Mais cet appareil était-il applicable en grand? demanda-t-il. Je me
rappelle avoir vu dans un musée l'hélicoptère à vapeur en aluminium de
Ponton d'Amécourt... j'ai lu aussi la description d'un mécanisme à peu
près semblable imaginé par l'italien Forlanini... mais tout cela ne vole
pas en grand.

Fricoulet, devant l'aplomb de Gontran, avait peine à garder son sérieux;
car, mieux que personne, il savait à quoi s'en tenir sur le bagage
scientifique de son ami.

--C'est précisément pourquoi, mon cher fils, riposta le vieux savant, je
trouve merveilleux le résultat auquel vous êtes parvenu... si vous
n'aviez eu qu'à copier, c'eût été tout simple.

--Gontran a inventé, c'était plus facile, ajouta Fricoulet.

--Ce qui était le plus difficile, reprit Ossipoff, c'était d'obtenir un
mécanisme d'une surprenante légèreté...

--Et pourquoi cela? demanda Fricoulet sans s'émouvoir.

Ossipoff ne lui répondit pas tout d'abord, mais, se penchant à l'oreille
de sa fille:

--Ce petit monsieur, murmura-t-il, commence à m'agacer considérablement,
avec sa manie de prendre la parole quand on ne s'adresse pas à lui...
tout cela pour faire voir qu'il sait quelque chose.

Le vieillard fit claquer sa langue et, le sourcil froncé, la bouche
sarcastique, il demanda d'une voix brève:

--Vous savez, n'est-ce pas, que l'intensité de la pesanteur à la surface
de notre monde fait tomber les corps avec une vitesse de 4 m. 90 dans la
première seconde; donc, il fallait lutter contre cette force; or, on a
constaté que la puissance d'un cheval-vapeur, qui enlève en une seconde,
à 1 mètre de haut, un poids de 75 kilogrammes, appliquée à une hélice
ascensionnelle, ne la rend capable de soulever qu'un poids de 15
kilogrammes.

--Pourquoi me dites-vous cela? demanda Fricoulet.

--Pourquoi?... pourquoi?... bougonna Ossipoff; vous n'avez que ce mot-là
à la bouche... eh! parbleu! pour arriver à ceci: afin de vous amener à
reconnaître que, pour rendre possible la navigation aérienne à l'aide
d'appareils plus lourds que l'air, il faut créer des machines motrices
ne pesant pas plus de 10 kilogrammes par cheval-vapeur.

--Pourquoi? dit encore Fricoulet.

Le vieillard haussa les épaules:

--Pour qu'elles puissent être enlevées avec leurs propulseurs.

Ossipoff regarda victorieusement Gontran.

--N'est-ce pas rigoureusement scientifique? conclut-il.

--C'est-à-dire... fit le jeune homme...

--...que c'est absolument faux, dit tranquillement Fricoulet, en
achevant la phrase commencée.

Le vieillard bondit et tourna un regard interrogateur vers le comte qui
opina de la tête en appuyant:

--Absolument faux...

--Pourtant Rinfaggy, dans son livre sur la _Navigation aérienne_...

--...s'est entièrement trompé, continua gravement l'ingénieur, et
vous-même allez le reconnaître...

--Par exemple! voyons, mon cher Gontran, je vous prends à témoin...

Mais le comte de Flammermont craignait bien trop de se compromettre,
pour répondre à l'invitation du vieillard; il se tut, trouvant beaucoup
plus prudent de laisser son ami répondre à sa place.

--D'abord, n'est-il pas vrai que cette vitesse de 4 m. 90 qui anime les
corps abandonnés à eux-mêmes, est une chute progressivement accélérée?
de combien de centimètres un objet pesant tombe-t-il dans le premier
dixième de seconde de chute?

Mickhaïl Ossipoff se frappa le front:

--De quelques centimètres à peine, c'est vrai, s'écria-t-il, mais
alors...

--Alors, il n'y a qu'à lutter, chaque dixième de seconde, contre une
force d'attraction de pesanteur, bien moindre... ce qui permet
d'employer des machines pesant plus de 10 kilogrammes par puissance de
cheval, ainsi que vous venez de dire... d'ailleurs, ce n'est pas le
principe de l'hélicoptère que nous avons appliqué dans la construction
de cet aéroplane, car il ne nous suffisait pas d'avoir une force
ascensionnelle, il nous fallait encore le moyen de nous mouvoir dans
l'air ambiant.

--C'est juste, répondit sèchement Ossipoff.

Et se penchant vers Séléna:

--C'est singulier, murmura-t-il, comme ce garçon-là m'agace; il parle
tout le temps, répétant sans doute, comme un perroquet, ce que lui a
appris Gontran.

La jeune fille put à peine réprimer un sourire; le vieillard ajouta en
désignant du coin de l'oeil le comte de Flammermont:

--Vois quelle différence entre celui-ci qui sait vraiment et l'autre qui
a une légère teinture de science... le silence modeste du premier parle
plus éloquemment en sa faveur que toute la faconde du second.

--A propos, monsieur Fricoulet, dit Séléna, pour détourner cette
conversation, quand mon père a été frappé d'une balle, je vous ai vu
lancer sur vos ennemis des espèces de boulets... qu'y avait-il
là-dedans? de la poudre? de la dynamite?

--Ou de la sélénite? murmura Gontran.

--Rien de tout cela, riposta Fricoulet, ce sont de simples récipients
contenant de l'acide chlorhydrique liquéfié... en touchant le sol, ces
récipients ont éclaté et, subitement décomprimé, l'acide s'est
transformé en gaz corrosif et asphyxiant, si bien que ceux de nos
assaillants qui n'ont pas été brûlés et corrodés par les jets d'acide
ont été étouffés et empoisonnés.

--Quelle belle chose que la science! pensa Gontran.

En ce moment, le baromètre indiquait une altitude de 1500 mètres
au-dessus du niveau de la mer et Mickhaïl Ossipoff accoudé au bordage
regardait pensif le panorama qui fuyait sous lui avec une vertigineuse
rapidité; les monts Ourals n'étaient plus qu'un amas de collines
ombragées de quelques brins d'herbe; les habitations humaines avaient
disparu, et sur les champs immenses couraient les ombres capricieuses
des nuages, volutes vaporeuses sillonnant l'atmosphère limpide
au-dessous des énormes ailes de l'aéroplane.

--Une grande ville! s'écria tout à coup Séléna.

--C'est Perm, répondit Fricoulet, après avoir consulté la carte.

[Illustration]

C'était en effet le chef-lieu du district de Perm, ville assez
importante située sur la Kama, au confluent de trois rivières: la
Tchiousovaïa, l'Iren et la Barola, à 250 verstes environ des monts
Ourals.

L'aéroplane, dont la vitesse était alors de trente-deux mètres à la
seconde, 115 kilomètres à l'heure, presque le double de la rapidité d'un
train express, l'aéroplane traversa Perm à une faible hauteur; à sa vue,
les habitants disparaissaient dans leurs petites maisons basses en
poussant des cris qui parvenaient comme un brouhaha confus aux oreilles
des aviateurs; en un instant, les rues furent désertes. A dix heures du
matin, l'_Albatros_ passa au zénith de la ville de Viatka distante de
l'Oural d'au moins 700 kilomètres; l'aéroplane, qui d'ailleurs, avait
vent favorable, avait franchi cette énorme distance en un peu plus de
cinq heures. Il marchait donc bien; mais la provision d'huile minérale,
qui servait de combustible à sa machine, tirait à sa fin.

Gontran qui, accoudé au bordage, causait avec Séléna, sentit tout à coup
une main se poser sur son épaule; c'était Fricoulet qui, l'attirant à
l'écart, lui dit:

--Nous n'avons plus d'huile.

--Eh bien! fit le jeune comte; cela a l'air de t'inquiéter... en
avons-nous donc besoin?

L'ingénieur fixa sur son ami des regards ébahis.

--Comment!... mais tu n'as donc pas compris le système de mon aéroplane?

--Vaguement! répondit Gontran avec un sourire.

--Les beaux yeux de mademoiselle Séléna t'intéressent bien autrement,
n'est-ce pas, bougonna Fricoulet... sache donc que sans huile, nous
tombons de quinze cents mètres de haut.

M. de Flammermont ne put retenir un cri qui fit accourir Séléna et son
père.

--Qu'y a-t-il donc? demanda la jeune fille.

--Il y a... s'empressa de répondre le jeune comte.

--...que Gontran et moi ne pouvons nous accorder sur l'endroit le plus
proche où nous pourrons nous procurer de l'huile minérale... les
ressources de ce pays nous échappent un peu.

Fricoulet, prévoyant que son ami allait prononcer quelque parole
imprudente, s'était empressé de lui couper la parole.

Mickhaïl Ossipoff dit aussitôt:

--Le pétrole, dont il existe dans le Caucase des sources considérables,
forme la base d'un commerce fort important en Russie et est très
répandu... vous en trouverez dans la plus petite ville de la région que
nous traversons.

--Tant mieux, pensa l'ingénieur.

Et il décida que l'_Albatros_ ferait halte à Popovskoe, petit bourg
situé à 150 kilomètres de Viatka; précisément, à ce moment, il ferait
nuit et l'atterrissage pourrait s'effectuer sans provoquer l'épouvante
des habitants; on camperait là et, le lendemain matin, dès l'aube,
l'aéroplane reprendrait son vol.

Ainsi fut-il fait.

La descente eut lieu sans encombre et, pendant que Fricoulet, aidé de
Séléna, dressait la tente et préparait tout pour le repas, Gontran et
Ossipoff s'en allaient au village voisin faire remplir de pétrole le
réservoir étanche du bord.

Le lendemain, au soleil levant, l'_Albatros_ reprenait le chemin des
airs.

On compte en nombre rond, de Viatka à Pétersbourg, et à vol d'oiseau,
mille verstes, soit 1100 kilomètres; il était midi lorsque nos voyageurs
traversèrent la capitale de toutes les Russies; par mesure de précaution
Fricoulet s'était élevé à une grande altitude afin de ne pas attirer
l'attention des Pétersbourgeois.

Séléna et son père, penchés sur le bordage, cherchaient à percer les
nuages sous lesquels se voilait cette ville que peut-être ils ne
reverraient jamais plus.

Mais pendant le long parcours que venaient d'effectuer nos voyageurs, le
vent avait tourné et, depuis quelques heures, il soufflait du Nord; la
bise était devenue aiguë et faisait vibrer les cordages de l'_Albatros_
qui fuyait devant elle comme un oiseau devant l'orage.

Séléna, la tête cachée dans les mains, se tenait toute tremblante contre
son père, effrayée par le sifflement du vent et par la trépidation de
l'appareil.

--Combien filons-nous? demanda Ossipoff avec un sang-froid
imperturbable.

--Environ 45 mètres à la seconde, répondit Fricoulet.

Gontran ouvrit des yeux effarés.

--Mais cela fait 162 kilomètres à l'heure, balbutia-t-il, est-ce que tu
ne crains pas...

--Je ne crains qu'une chose, répliqua l'ingénieur, c'est de tomber.--Or,
pour lutter contre la brise et pour conserver notre stabilité, nous
avons besoin de cette vitesse-là... Seulement une chose m'inquiète...

Ce disant, il consultait la boussole.

--Laquelle? demanda Ossipoff.

--C'est que je ne gouverne plus comme je le voudrais... j'ai beau
biaiser avec la ligne du vent et louvoyer autant que je puis... il
m'est impossible de sortir du courant.

[Illustration]

--Eh bien! suivons-le.

--C'est ce que je suis obligé de faire... mais il nous entraîne vers le
sud.

Pendant plusieurs heures, l'aéroplane suivit donc la ligne du railway de
Berlin; il passa successivement au zénith de Gatchina, de Dunabourg, de
Vilna; puis, à Orzestkitowsky, il quitta le territoire russe et
s'engagea au-dessus de l'ancienne Pologne.

--Nous descendons! constatait de temps en temps le jeune comte qui
partageait toute son attention entre le baromètre et Séléna.

--Eh! je le sais parbleu bien, ripostait Fricoulet d'un ton rageur.

Il avait ouvert tout grands les robinets, imprimant ainsi à l'aéroplane
toute la vitesse dont il était capable et, cramponné à la roue du
gouvernail, il persistait à maintenir sa route au nord.

--Mais, mon vieux, riposta Gontran un peu railleur, le vent n'était donc
pas dans ton programme?

L'ingénieur haussa les épaules.

--Pas un vent comme celui-là, grommela-t-il... ça file aux moins
quarante mètres à la seconde... comment veux-tu lutter?...

Et il frappait du pied la plateforme.

[Illustration]

--Eh bien! ne lutte pas, fit Gontran.

--Oh! murmura Fricoulet, les yeux ardents et les lèvres serrées, dire
que l'homme, avec toute sa science, est à la merci de cette chose
impalpable et sans nom, de cette force aveugle et brutale! le vent!

Une larme de rage brilla au bord de sa paupière et pendant une demi
heure encore, il continua la lutte; mais il eut fait en vain éclater la
chaudière et voler en morceaux les hélices: le vent était le maître.

Enfin après avoir examiné la carte:

--Il faut que je relève le point, murmura-t-il, car, du diable! si je
sais où nous sommes.

L'_Albatros_ descendit à une cinquantaine de mètres du sol, et, penché
sur le bordage, l'ingénieur voulut questionner un paysan qui travaillait
à la terre.

Mais, épouvanté, l'homme s'enfuit.

--Eh! dit tout à coup Ossipoff, qui examinait la carte, cette masse
d'eau ne serait-elle pas le lac de Platten?

--Vous avez raison, riposta Fricoulet.

L'aéroplane se trouvait en effet sur les rives du lac de Platten,
c'est-à-dire au centre de l'Autriche-Hongrie.

Depuis qu'il avait quitté Pétersbourg, treize heures s'étaient écoulées
et, en treize heures, il avait franchi plus de 2000 kilomètres, traversé
le Niémen, la Vistule, le Danube et escaladé, sans s'en douter, les
monts Karpathes.

Comme rapidité, c'était bien! mais comme direction, non pas; Alcide
Fricoulet espérait se trouver plus à l'ouest et, toujours dominé par le
même courant, il était entraîné invinciblement vers le sud.

A la première ville rencontrée, Szalavigerszeg, l'ingénieur renouvela sa
provision d'hydrocarbure et d'eau; puis comme le vent du nord paraissait
faibli il mit le cap en plein ouest et, vers le matin, l'_Albatros_
planait au-dessus de la ville de Goritz.

La vaste nappe d'eau de l'Adriatique apparut aux yeux des voyageurs,
toute dorée par les rayons du soleil levant.

A ce spectacle superbe, Séléna battit des mains.

--Que c'est beau! s'écria-t-elle enthousiasmée et que le vent a bien
fait de nous emmener vers le sud.

Un grognement lui répondit; c'était Fricoulet qui protestait à sa
manière contre la joie de la jeune fille.

--Heureusement, reprit-il, que nous allons pouvoir obliquer vers le
nord-ouest pour gagner la Suisse.

--C'est par là que nous entrons en France? demanda la jeune fille en
faisant la moue.

Le jeune ingénieur inclina la tête affirmativement.

--Eh bien, reprit Séléna, je ne vous fais pas compliment de votre
itinéraire; avec ses pics insensés, la Suisse va nous obliger à nous
élever à des hauteurs...

--Oh! quatre à cinq mille mètres tout au plus, dit Gontran gouailleur.

--Vous trouvez que cela n'est rien! continua Séléna; pour moi, si l'on
m'avait demandé mon avis, j'aurais conseillé l'Italie et je suis
persuadée que mon père n'aurait pas été fâché de voir des plaines
fertiles et riantes, en place de cet horrible panorama tout blanc qui
nous rappellera la Sibérie.

Gontran répliqua:

--Puisque tel est votre désir, ma chère Séléna, nous allons prendre le
chemin des écoliers... tout chemin, du reste, mène à Rome et peu importe
le côté par lequel nous entrerons en France.

--Tu en parles à ton aise, grommela Fricoulet.

--Eh! mon pauvre vieux, lui répondit le comte sur le même ton, ce que
j'en dis, c'est pour sauver ton amour-propre d'inventeur... le vent est
plus fort que toi... plutôt que de lui céder, feins de déférer au
caprice de Séléna, c'est plus galant pour l'homme et moins humiliant
pour le constructeur.

Fricoulet haussa les épaules et, sans répondre, donna au gouvernail un
brusque tour de roue qui fit obliquer l'aéroplane à l'ouest quart-nord.

Puis, la bonne direction une fois relevée à l'aide de la boussole,
l'_Albatros_ s'abaissa, aux cris de stupéfaction et d'effroi des
habitants de la Haute-Italie, et il fila de l'avant avec une
vertigineuse rapidité.

Successivement, les panoramas de Venise, Padoue, Vérone, Brescia,
Bergame se déroulèrent aux yeux éblouis des voyageurs célestes.

Au-dessus du pays bergamasque, le jeune ingénieur modifia encore la
route de l'_Albatros_ qui, vers le milieu de l'après-midi, passa au
zénith de Turin, se dirigeant vers la chaîne des Alpes qu'ils s'agissait
de franchir.

Cependant, depuis quelques heures, Fricoulet paraissait inquiet; sa
mine, enjouée d'ordinaire, était grave, ses lèvres se pinçaient sous
l'empire d'une violente tension cérébrale et ses sourcils se
contractaient soucieusement.

A chaque instant ses regards se dirigeaient vers ses instruments
météorologiques et se reportaient avec une indéfinissable expression sur
ses compagnons accoudés à la rambarde et absorbés par le panorama
magnifique qui se déroulait au-dessous d'eux.

Tout à coup, en se retournant machinalement, Gontran surprit l'un de ces
regards; il vint droit à l'ingénieur:

--Tu crains quelque chose, n'est-ce pas?

Silencieusement Fricoulet indiqua du doigt la boussole affolée et le
baromètre qui descendait rapidement.

[Illustration]

--Eh bien? fit le jeune comte... un danger nous menace-t-il?

L'ingénieur haussa les épaules.

--Dans la situation où nous sommes tout est danger, répondit-il... vois
ces nuages qui s'amoncellent là-bas en montagnes menaçantes... remarque
cette brume qui se répand dans l'atmosphère, et cette buée chaude qui
semble s'élever du sol et nous envelopper... tout cela présage un orage,
ou je ne m'y connais pas.

Aussitôt les regards de Gontran s'attachèrent sur Séléna.

--Que faire? murmura-t-il d'une voix angoissée.

Sans répondre, Fricoulet ouvrit tout grand le robinet et la vapeur se
précipita en sifflant dans les tuyaux de conduite; l'appareil tout
entier trépida, les moyeux des hélices gémirent, les ailes motrices
tournèrent vertigineusement; mais ce fut en vain. Il se faisait dans la
force et dans la direction du vent des intermittences telles que
l'_Albatros_, semblable à un oiseau égaré dans un tourbillon, voltigeait
sans avancer à peine.

Il en fut ainsi jusqu'à cinq heures du soir.

Le ciel était devenu sombre et menaçant, et, dans la profondeur de
l'horizon, de lointains roulements de tonnerre se faisaient entendre.

Brusquement, et sans que rien l'eût fait prévoir si proche, la
bourrasque arriva comme la foudre, courbant les arbres jusqu'au sol et
soulevant d'épais tourbillons de poussière sous lesquels la terre
disparut.

En ce moment l'aéroplane n'était pas à plus de deux cents mètres,
planant au-dessus des premiers contreforts des Alpes.

--En haut! en haut! cria Fricoulet en activant le feu de sa machine pour
tenter de faire face à l'ouragan.

Comme une flèche, l'appareil monta perpendiculairement et arriva dans
les nuages; mais là, plus terrible encore peut-être que dans les régions
inférieures, la tempête régnait; elle s'empara de l'_Albatros_ qui,
malgré les efforts de son pilote, dut se résigner à fuir comme un
vulgaire aérostat.

Pour laisser à Fricoulet toute sa liberté d'action dans la manoeuvre,
les voyageurs s'étaient serrés les uns contre les autres, tout contre la
rambarde et se taisaient.

Les éclairs sillonnaient l'espace, enflammant l'atmosphère et déchirant
les nuages qui s'effilochaient autour de l'_Albatros_.

Tout à coup, le sifflement de la vapeur à travers les tuyaux
d'échappement se tut comme aussi le grincement des moyeux et les hélices
s'arrêtèrent.

Fricoulet ne put retenir un cri de rage et il demeura immobile, comme
pétrifié, regardant avec des yeux terribles la lampe éteinte.

Subitement le pétrole venait de manquer.

--Nous descendons! cria Ossipoff.

--Non! murmura sourdement Fricoulet, nous tombons.

L'aéroplane, faute de combustible, et livré à sa seule pesanteur,
n'était plus retenu dans l'espace que par la puissance de son parachute.
Soudain Séléna poussa un cri terrible.

--La mer!... la mer!...

En effet, à l'horizon, la Méditerranée soulevait ses flots irrités, et
l'appareil, emporté comme une plume par l'ouragan, courait avec une
vitesse vertigineuse s'y précipiter.

--Sommes-nous perdus? demanda Gontran à son ami.

--Pas encore, que je sache, riposta celui-ci.

Et pesant de toute ses forces sur le gouvernail, pour tout au moins
diriger la chute de l'_Albatros_, il contraignit encore une fois
l'aéroplane à lui obéir.

Mais tout à coup un sifflement intense retentit au-dessus d'eux et, sous
leurs pieds le plancher de la plate-forme sembla brusquement
s'effondrer.

D'un même effort, un coup de foudre, d'une violence inouïe, venait
d'arracher les deux hélices propulsives et de mettre le feu aux toiles
des plans inclinés.

Dénué de tous ses engins de locomotion, l'_Albatros_ glissait sur les
couches d'air avec une violence que l'incendie ne faisait qu'activer. Il
allait infailliblement se briser contre les montagnes de la côte, quand,
par un effort désespéré, le jeune ingénieur parvint à replacer
horizontalement la vaste surface de toile qui formait gouvernail à
l'arrière.

La chute se modéra un peu et, avançant toujours sous la poussée terrible
des rafales, l'_Albatros_ arriva à dix mètres du sol.

--Attention! s'écria d'une voix stridente Fricoulet, attention au choc!
tenez-vous bien.

En même temps, une effroyable secousse se produisit; l'aéroplane venait
de s'abattre et, semblable à un oiseau qui tombe de la nue, mortellement
frappé par le plomb du chasseur, il gisait inerte, les ailes étendues.

[Illustration]

Par la force du contre-coup les voyageurs furent projetés hors de la
plate-forme et roulèrent sur le sol.

Quoique étourdi, Ossipoff fut le premier sur pied; tout de suite, ses
regards allèrent à Séléna.

La jeune fille, toute tremblante de peur, s'approcha de son père qui lui
ouvrit ses bras.

Après une étreinte émue, le vieux savant demanda:

--Et M. de Flammermont?

--Présent! s'écria joyeusement le jeune comte en surgissant d'une
crevasse au fond de laquelle il avait roulé.

--Eh bien? demanda tranquillement Fricoulet qui s'occupait à éteindre le
feu qui dévorait les toiles de l'aéroplane, eh bien! rien de cassé?

--Non, répondirent à la fois les trois voyageurs.

Puis tout à coup Ossipoff, qui promenait curieusement ses regards autour
de lui, s'écria:

--Mais, messieurs, nous sommes en pays civilisé... voici un
observatoire!

Il étendait la main vers une construction singulière qui sortait du sol,
à environ deux cents mètres de là, et assez semblable à une casquette de
jockey posée à terre.

--Hurrah! messieurs! fit Alcide Fricoulet en agitant triomphalement son
chapeau, hurrah! pour l'_Albatros_ et son ingénieur: ceci est
l'observatoire de Nice... Nous sommes en France!

[Illustration]




CHAPITRE VI

OÙ GONTRAN A UNE IDÉE LUMINEUSE


[Illustration]

Pendant que nos amis, réunis autour des lamentables épaves de
l'_Albatros_, se consultaient sur le parti à prendre, une vive agitation
régnait à l'Observatoire de Nice.

Une dizaine de jeunes gens, réunis dans la longue galerie couverte qui
conduit des bâtiments de l'administration à la bibliothèque, discutaient
d'une façon fort vive sur le surprenant phénomène auquel ils venaient
d'assister.

--C'est un aérolithe, disait l'un, j'en ai parfaitement reconnu les
caractères distinctifs; car si vous voulez bien vous rappeler...

--Et moi je suis tout prêt à vous prouver que c'est une comète dont
l'extrémité est venue balayer le Mont-Boron; vous avez dû constater, en
effet...

--Ni aérolithe, ni comète... mais tout simplement la résultante toute
naturelle de l'orage qui vient de passer sur la contrée... c'est la
foudre.

Un ricanement ironique accueillit cette déclaration, et chacun de
répéter:

--C'est un aérolithe.

--C'est une comète.

--C'est la foudre!

En même temps ils se regardaient d'un oeil furieux, brandissant entre
leurs mains les longues-vues et les lorgnettes dont ils étaient munis,
prêts à transformer en armes de combat ces pacifiques instruments de la
science.

--Eh bien! messieurs, dit tout à coup l'un d'eux qui paraissait avoir
conservé un peu plus de sang-froid que les autres, je propose un moyen
de reconnaître qui de nous a raison.

--Voyons ce moyen?

--C'est d'aller à la découverte... Rien ne nous sera plus facile, en
nous transportant sur les lieux où s'est produite la chute étrange qui
nous occupe, de constater si nous avons affaire à un aérolithe, à un
bolide, ou tout simplement à la foudre.

Cette proposition fut saluée d'un hurrah enthousiaste, et cinq minutes
après toute la bande s'élançait hors de l'Observatoire, sur la route qui
descend à Nice.

Tout à coup, au détour du chemin, ils aperçurent un groupe d'individus
qui péroraient avec chaleur en désignant avec force gestes un objet
étendu à terre.

Aussitôt nos jeunes gens, emportés par la curiosité et ne doutant pas
qu'ils eussent affaire à des témoins du phénomène qui les divisaient, se
mirent à courir et arrivèrent tout essoufflés auprès de nos amis.

--Où est-il tombé?

--Par où est-elle passée?

--A-t-elle causé des dégâts?

Ossipoff et ses compagnons, surpris par ces questions sorties en même
temps de toutes les bouches, regardaient les nouveaux venus avec une
certaine inquiétude.

--De quoi parlez-vous, messieurs? demanda le vieillard.

--De l'aérolithe!

--De la comète!

--De la foudre!

Ces réponses n'eurent d'autre résultat que de persuader à Ossipoff qu'il
avait affaire à des fous; néanmoins il ajouta:

--Quel aérolithe?... quelle comète?... quelle foudre?

--Vous n'avez donc rien vu? firent les autres, tout désappointés.

Le vieux Russe secoua la tête.

--Rien vu absolument, répondit-il... Mais qui êtes-vous... et que
cherchez-vous?

[Illustration]

--Nous sommes les élèves astronomes de l'Observatoire de Nice, répondit
l'un d'eux.

A peine eut-il prononcé ces mots qu'Ossipoff se précipita vers lui et,
le saisissant dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues avec frénésie
en s'écriant:

--Des astronomes!... des astronomes!...

Cette fois ce fut au tour des jeunes gens de croire qu'ils étaient en
présence d'un fou, ils reculèrent un peu et celui qui venait de subir
l'accolade d'Ossipoff répondit:

--Nous avons remarqué tout à l'heure, pendant la fin de l'orage, un
phénomène très curieux et sur la nature duquel nous sommes divisés; les
uns tiennent pour un aérolithe de feu, les autres pour la queue d'une
comète, les autres pour la flamme de la foudre.

Un éclat de rire accueillit ces mots.

C'était Fricoulet qui, faisant un pas en avant, s'écria:

--Eh bien! messieurs, vous êtes tous dans le vrai et tous dans l'erreur;
ce dont il s'agit tient de l'aérolithe, car il tombe du ciel; tient de
la comète, car il possède une queue; tient de la foudre, car comme elle
il était enflammé, et cependant il n'est ni aérolithe, ni comète, ni
foudre.

--Qu'est-ce donc? demandèrent-ils tous à la fois.

--C'est... ou plutôt c'était un aéroplane, répondit le jeune ingénieur
en désignant les membres disloqués de l'_Albatros_ qui gisaient à ses
pieds, et c'est à notre chute que vous avez assisté.

--Qui donc êtes-vous, messieurs? demandèrent-ils alors en s'approchant
des voyageurs.

--Oh! nous, répondit Fricoulet avec modestie, nous sommes quelconques,
nous n'avons pas de nom.

Et désignant Ossipoff:

--Monsieur, par exemple, doit être connu de vous... C'est M. Mickhaïl
Ossipoff.

A ce nom universellement connu du monde scientifique, les jeunes gens se
découvrirent avec respect, et celui qui avait déjà pris la parole
s'approcha du vieillard.

--Monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix émue, permettez-moi, au nom de la
jeunesse française qui connaît vos oeuvres et vous admire, de vous
serrer la main.

Puis, après une étreinte cordiale:

--Maintenant, fit-il, je compte que vous nous ferez le grand honneur
d'accepter l'hospitalité à l'Observatoire; nous y avons des chambres
d'amis, monsieur Ossipoff, et vous avez le droit de prétendre à ce
titre.

Le vieux savant jeta vers ses compagnons un rapide coup d'oeil et
répondit:

--Malgré la cordialité de votre invitation, monsieur, je la déclinerais
par crainte d'être indiscret... mais ce long voyage a épuisé les forces
de ma fille, qui ne pourrait peut-être pas aller jusqu'à Nice; j'accepte
donc et de grand coeur.

Ossipoff offrit le bras à Séléna et, accompagné de Fricoulet et de
Gontran, suivi, comme d'une escorte d'honneur, par la troupe des jeunes
astronomes, il se dirigea vers l'Observatoire.

       *       *       *       *       *

Construit au sommet du Mont-Boron, à cinquante mètres environ au-dessus
du niveau de la mer, l'Observatoire a vue d'un côté sur la Méditerranée
qui découpe ses rives bleues jusqu'au delà du cap de Fréjus, de l'autre
côté sur la vallée du Paillon et sur l'horizon éternellement blanc des
cimes alpestres.

En dehors des conditions climatologiques indispensables à un
observatoire, on ne pouvait choisir de site plus admirable pour reposer
de la contemplation des beautés célestes l'oeil ébloui des savants.

En cela, M. Bischoffsheim, à la générosité duquel est due la
construction de l'Observatoire de Nice, a fait oeuvre d'artiste,
admirateur de la nature, en même temps qu'oeuvre de philanthrope, ami du
progrès des sciences.

Mais ce qui a fait à cet établissement scientifique une réputation quasi
universelle, c'est sa lunette équatoriale, la plus puissante qui existe
actuellement dans le monde entier; elle a 18 mètres de longueur focale,
son objectif a 76 centimètres d'ouverture; avec son affût disposé
équatorialement, elle ne pèse pas moins de 25,000 kilogrammes, et cette
masse énorme obéit à un simple mouvement d'horlogerie!

Quant à la coupole--une des merveilles de constructions métalliques du
siècle--sous laquelle est installée cette lunette gigantesque, elle a 21
mètres de diamètre et plus de 30 mètres de hauteur; son poids n'est pas
moindre de 95,000 kilogrammes, 95 tonnes!

[Illustration]

On pourrait croire qu'un poids si considérable l'empêche d'être
manoeuvrée facilement; erreur. Le constructeur de cette coupole, M.
Eiffel, a en effet imaginé un procédé qui rend cette énorme construction
docile même à la main d'un enfant; au lieu de rouler sur des galets
métalliques, comme toutes les autres coupoles d'observatoire, la coupole
de Nice est élevée sur des coffres étanches équilibrant son poids et
flottant sur un bassin rempli d'eau contenu dans les murs de
soutènement; si bien que le plus faible effort suffit à diriger la fente
de cet hémisphère énorme vers n'importe quel point du ciel.

Tandis qu'à l'Observatoire de Paris, il faut près d'une heure de travail
pour faire accomplir un tour entier à la grande coupole qui, cependant,
ne mesure que 13 mètres, quelques minutes suffisent pour faire pivoter
complètement sur elle-même l'énorme coupole de l'Observatoire de Nice.

       *       *       *       *       *

Inutile de dire que, le lendemain matin, à la première heure, Mickhaïl
Ossipoff se mit à visiter en détail et minutieusement toutes ces
merveilles.

Tout d'abord, en se retrouvant au milieu de ces instruments en compagnie
desquels il avait passé sa vie, le souvenir de ses souffrances
s'évanouit et il se laissa aller à la joie de parcourir encore
visuellement ces mondes célestes vers lesquels il se sentait si
puissamment attiré.

Mais le soir, lorsqu'il vint rejoindre ses amis dans la petite salle où,
pour les laisser plus à eux-mêmes, on leur avait servi à souper, le
vieillard avait sur le visage un voile de tristesse qui n'échappa pas à
Séléna.

--Cher père, dit-elle en passant câlinement son bras autour du cou
d'Ossipoff, qu'avez-vous? Quelle peine secrète vous assombrit les
traits?

Il secoua la tête et répondit à voix basse:

--Je n'ai rien, mon enfant, je te jure que je n'ai rien.

Séléna, le regarda un moment, puis détourna du côté de Gontran ses beaux
yeux qu'une brume voilait.

Le jeune homme comprit que sa fiancée l'appelait à son secours, il
s'approcha du fauteuil dans lequel était enfoncé le vieux savant, et lui
mettant amicalement la main sur l'épaule:

--Je parie, mon cher monsieur Ossipoff, dit-il gaiement, je parie que je
connais le motif de votre souci.

Le vieillard tressaillit, mais ne répondit pas.

[Illustration]

--Je parie, poursuivit Gontran, que cette fameuse lunette qui vous a
permis, pour ainsi dire, de toucher du doigt les merveilles célestes,
est pour quelque chose dans votre chagrin.

Ossipoff hocha la tête.

--Il y avait si longtemps, murmura-t-il, que je n'avais parcouru mes
chères solitudes lunaires... Alors, vous comprenez, cela m'a ramené au
temps où j'étais si heureux à Pétersbourg... où je n'étais pas ce que je
suis aujourd'hui... un malheureux, un proscrit...

--Cela vous ramène aussi au temps où vous formiez le grand projet...

[Illustration]

Brusquement, Ossipoff lui saisit la main et lui désignant d'un coup
d'oeil Fricoulet qui, assis dans un coin, était enfoncé dans la lecture
d'un bouquin trouvé par lui dans la bibliothèque de l'Observatoire:

--Ne parlez pas de cela devant lui, dit-il à voix basse, il est inutile
de le mettre dans la confidence.

Séléna sourit et répliqua:

--Mon cher père, il n'y a pas à faire mystère de vos projets avec M.
Fricoulet... il est au courant de tout.

Le visage d'Ossipoff se contracta.

--Pourquoi lui avoir dit? balbutia-t-il.

--Ne le fallait-il pas pour l'intéresser à votre sort... et non
seulement il connaît vos projets, mais encore je me suis engagée en
votre nom à le faire participer à votre voyage céleste.

Pour le coup, Ossipoff sursauta.

--Quelle idée! s'écria-t-il.

--Dame, dit Gontran, ce n'est qu'à cette condition qu'il a consenti à
vous sauver.

Le vieillard haussa les épaules.

--Me sauver!... me sauver! bougonna-t-il, parce qu'il a bien voulu
construire cet aéroplane d'après vos plans!... C'est son métier, après
tout... En vérité, je vous trouve bien bon, mon cher Gontran, d'être
aussi large envers un petit monsieur qui cherche toutes les occasions de
vous effacer.

--Mais, permettez...

--Non, je ne vous permets pas de dire quoi que ce soit pour sa défense
car, pendant le voyage, je l'ai bien vu... Toutes les fois que je vous
adressais la parole, il répondait à votre place... uniquement pour se
donner de l'importance... mais il perd son temps!

Gontran fixait sur Séléna ses yeux dans lesquels une flamme gaie
brillait, en même temps qu'il faisait tous ses efforts pour réprimer un
sourire.

--Enfin, monsieur Ossipoff, reprit-il, tout cela ne nous dit pas la
raison pour laquelle vous êtes triste.

Le vieillard lui saisit les mains.

--Eh! répondit-il, ne l'avez-vous pas devinée cette raison?... Oui, je
songe à ce projet merveilleux, à la préparation duquel j'ai consacré ma
vie tout entière... et je me sens frappé au coeur en me voyant volé,
dépouillé par un misérable au moment où j'allais atteindre le but de mes
efforts.

--Mais qui vous empêche de profiter de votre liberté reconquise pour
vous remettre à l'oeuvre? Un homme tel que vous n'a point besoin de
notes pour reconstituer ses travaux... En quelques jours vous pouvez
avoir remis sur le papier vos plans et vos formules.

--Mais l'argent, murmura Ossipoff.

--L'argent? reprit Gontran, mais sans m'immiscer dans vos affaires
privées, comptiez-vous donc sur vos ressources personnelles pour mettre
votre projet à exécution?

--Assurément non, mais j'avais là-bas, à Pétersbourg, une situation qui
me permettait d'espérer de réunir les capitaux formidables nécessaires à
cette grande entreprise. On s'intéresse beaucoup aux choses célestes en
Russie, et une souscription publique m'eût rapidement fourni les moyens
de faire ce que je voulais faire.

Fricoulet, qui depuis quelques instants avait l'oreille à la
conversation, leva le nez de dessus son livre et répliqua:

--Pourquoi ne tenteriez-vous pas ici ce que vous vouliez tenter là-bas?

[Illustration]

En France, on aime les savants, sans compter que notre tempérament de
Don Quichotte nous pousse à prendre en main la cause de toutes les
victimes, toutes les infortunes; en outre, votre nationalité nous est
sympathique.

Comme le vieillard hochait la tête, le jeune ingénieur ajouta:

--Si j'étais à votre place, j'irais de ville en ville, faisant des
conférences sur mes projets, jusqu'au moment où j'aurais recueilli le
nombre d'adhésions nécessaires.

Ossipoff répondit:

--Je ne doute pas, monsieur Fricoulet, puisque vous me l'affirmez, des
chances de succès que pourrait avoir la combinaison dont vous me
parlez... malheureusement, le temps me manque.

--Le temps!... mais, Dieu merci! vous n'êtes point encore sur le point
de mourir, répliqua monsieur de Flammermont en plaisantant... J'ai même
rarement vu un homme de votre âge aussi vert et aussi résistant.

Séléna que la réflexion de son père avait attristée, sourit doucement à
Gontran.

--Mais ce n'est pas cela que je veux dire, fit Ossipoff; vous ne m'avez
pas compris.

--Alors, que signifiaient vos paroles?

--Ceci: que le Sharp ne m'a certainement pas volé tous mes plans pour
les laisser dormir dans des cartons et qu'il a dû mettre à profit les
longs mois de ma détention.

--Alors?

--Alors, répondit le vieillard en secouant douloureusement la tête, il
ne me reste plus qu'à mourir; car, même en supposant que je réunisse les
fonds nécessaires à cette grande entreprise, il faut, pour la mener à
bien, un temps matériel indispensable... et je ne pourrais jamais
arriver que le second, distancé par ce misérable.

--Cependant, objecta Fricoulet, avant de vous abandonner ainsi au
désespoir, il faudrait avoir la certitude que Sharp a l'intention de se
servir de vos plans, et, en admettant même qu'il veuille s'en servir, il
faudrait acquérir la certitude qu'il a pris une avance suffisante pour
neutraliser les efforts que vous pourriez faire...

Séléna embrassa le vieillard sur le front.

--Ce que dit là M. Fricoulet est très raisonnable, père, fit-elle;
voyons, il ne faut pas vous décourager; il faut réagir: écrivez à vos
amis de Pétersbourg pour leur demander des renseignements... si cet
homme se propose d'utiliser vos plans, déjà vos amis en auront entendu
parler et par eux vous saurez si la situation est aussi désespérée que
vous le craignez.

--De mon côté, ajouta Gontran, je vais écrire à mon ancien ambassadeur
pour le prier d'aller aux informations... ces renseignements serviront
de contrôle à ceux que vous recevrez d'autre part.

Et aussitôt Ossipoff et M. de Flammermont s'assirent devant la table et
se mirent en devoir de rédiger leur courrier.

Ils avaient bien écrit chacun une demi-douzaine de lettres lorsque
Fricoulet, qui était sorti pour rôder dans l'observatoire, entra
précipitamment.

--M. Ossipoff, dit-il, je vous signale l'arrivée à l'Observatoire d'un
de vos confrères des États-Unis.

Le savant suspendit sa plume et releva la tête.

--Son nom, demanda-t-il?

--M. Jonathan Farenheit.

Ossipoff parut chercher dans sa mémoire.

--C'est singulier, dit-il, je ne le connais pas.

--Peut-être, fit Gontran, n'est-il entré dans l'astronomie que depuis
votre départ de Pétersbourg.

Le jeune homme avait fait cette observation le plus naturellement du
monde; mais, heureusement pour lui, Ossipoff crut qu'il plaisantait et
répondit sur le même ton:

--Vous avez sans doute raison..., mais que vient-il faire ici?

--L'un des élèves que j'ai rencontré m'a dit qu'il venait faire quelques
études sur la lune à l'aide de la grande lunette de 18 mètres.

Les sourcils du vieux savant se contractèrent légèrement.

--Dans quel but?... vous l'a-t-on dit?

--Non... mais il paraît qu'il se propose de faire, à ce sujet, dans la
bibliothèque de l'Observatoire, une petite conférence à laquelle nous
sommes priés d'assister.

Une heure après, Ossipoff donnant le bras à sa fille, et accompagné de
Gontran et de Fricoulet, faisait son entrée dans la salle où se trouvait
déjà réuni tout le personnel de l'Observatoire.

A l'une des extrémités de la table qui occupait le milieu de la salle,
un homme était assis dans un fauteuil, ayant devant lui une pile de
dossiers dans lesquels ses doigts fouillaient nerveusement.

Cet homme était Jonathan Farenheit.

Son visage coloré était encadré d'un collier de barbe rouge dont les
poils paraissaient aussi durs que des soies de sanglier; les cheveux, de
même ton, étaient coupés en brosse et plantés fort bas sur le front; les
sourcils roux et fort touffus surplombaient une arcade sourcilière
proéminente abritant un petit oeil gris qui brillait, plein de malice,
au fond de l'orbite; la lèvre supérieure rasée empruntait, à ce manque
de moustache, un air de finesse et de méchanceté que démentait la lèvre
inférieure, fortement ourlée et pleine de bonhomie; le menton, gras,
retombait en double étage sur un col largement ouvert, afin, sans doute,
de donner plus de jeu au cou énorme et apoplectique.

A en juger par le buste haut et puissant, cet homme devait être d'une
taille quasi gigantesque; à en juger par les diamants qui brillaient à
sa cravate, à sa chemise, à ses doigts, cet homme devait jouir d'une
grosse fortune.

--Peste! murmura Fricoulet à l'oreille de Gontran, le métier de savant
dans la libre Amérique me paraît lucratif.

Le jeune homme allait répondre lorsque Jonathan Farenheit se leva.

--Messieurs, dit-il en saluant son auditoire, je commencerai par vous
remercier de l'accueil plus que sympathique que vous avez bien voulu me
faire... du reste, je dois vous avouer en toute franchise que je
n'attendais pas moins des illustres savants qui appartiennent à la
nation la plus civilisée et la plus aimable du monde entier.

[Illustration]

Ici l'Américain fit une pause, ce qui permit aux assistants de le
remercier par un petit murmure approbatif des quelques paroles
flatteuses qu'il venait de prononcer.

--Messieurs, poursuivit-il avec un petit sourire, j'ai une confession à
vous faire... je n'appartiens pas, à proprement parler, au corps
scientifique; je suis tout simplement président d'un comité américain
qui s'est proposé de résoudre un des plus grands problèmes que se soit
posé, depuis des siècles, le génie curieux de l'homme: je veux parler
des relations à établir entre notre globe terrestre et tous les mondes
célestes que nous voyons graviter autour de nous.

En ce moment, M. de Flammermont, saisi d'un pénible pressentiment,
regarda à la dérobée Mickhaïl Ossipoff: le vieillard était légèrement
penché en avant, les doigts crispés sur les bras de son fauteuil, la
face pâle, le front couvert de sueur, l'oeil brillant de fièvre, les
lèvres entr'ouvertes comme pour crier.

[Illustration]

--Aller dans la lune, s'exclama Jonathan Farenheit. Combien de génies ne
se sont-ils pas consumés dans la recherche de ce problème! Combien
d'existences humaines ne se sont-elles pas usées à la caresse de ce
rêve, taxé jusqu'à présent d'impossible... de fou... eh bien! cependant,
messieurs, ce rêve n'est plus un rêve... il est sur le point de devenir
une réalité!

Ici nouvelle pause qui permit à l'orateur de constater que l'intérêt de
son auditoire allait grandissant.

Jonathan Farenheit reprit:

--L'analyse du spectre lunaire a permis de découvrir, à la surface de
notre satellite, des gisements considérables de carbone cristallisé,
c'est-à-dire de diamants; une société américaine, formée pour
l'exploitation de ces gisements, a acquis pour une somme considérable
les plans d'un savant, qui rendent pratique le trajet de la terre à la
lune; mais, avant de faire appel à l'argent des actionnaires, on a
décidé d'exécuter un premier voyage pour s'assurer _de visu_ de
l'existence de ces gisements; or, bien qu'ayant confiance dans
l'affaire, je tiens néanmoins à avoir l'avis du monde scientifique,
c'est pourquoi, pendant que les travaux s'achèvent, je vais, de pays en
pays, exposant le plan en question et demandant à chacun ce qu'il en
pense... voilà, messieurs, pourquoi je suis ici.

Ossipoff se leva.

--Y aurait-il monsieur, fit-il d'une voix tremblante, indiscrétion à
vous demander le nom du savant duquel vous tenez ces plans?

--Monsieur, répondit l'Américain, j'ai, au contraire, toutes raisons
pour répandre, par le monde entier, le nom de ce génie hardi auquel
l'humanité devra, dans quelques mois, d'avoir fait un pas de géant dans
la voie du progrès: cet homme audacieux est le secrétaire perpétuel de
l'Académie des Sciences de Pétersbourg, son nom est: Fédor Sharp.

Ossipoff poussa un cri terrible, pendant qu'autour de lui ses amis se
levaient en proie à une colère indignée.

--Ce Sharp est un voleur! s'écria le vieillard, les plans qu'il a vendus
ne lui appartenaient pas.

Jonathan Farenheit parut surpris; néanmoins il conserva tout son
sang-froid.

--Cette accusation est grave, répliqua-t-il; sur quoi la basez-vous?

--Sur ceci: que les plans dont Sharp s'attribue la paternité sont les
miens!

Un murmure d'étonnement courut parmi les assistants.

--Il faudrait prouver cela, objecta l'Américain.

En quelques mots, Ossipoff fit le récit du guet-apens que Sharp lui
avait tendu pour le dépouiller en toute liberté du produit de ses
recherches et de ses travaux.

[Illustration]

Il ajouta:

--Vous avez, sans doute, là, dans ces dossiers, les plans qui vous ont
été vendus... eh bien! si vous le désirez, je m'en vais en faire la
démonstration à ces messieurs.

Jonathan Farenheit inclina la tête approbativement et Ossipoff commença:

--Vous savez, messieurs, qu'un mobile quelconque ne peut abandonner
définitivement le sol terrestre qu'animé d'une très grande vitesse;
lancez, en effet, horizontalement avec une vitesse initiale de huit
mille mètres dans la première seconde, un projectile quelconque,
qu'arrivera-t-il?

--Ce projectile ne retombera jamais sur la terre, répondit une voix.

Cette voix était celle de Gontran qui, voyant les regards du savant
fixés sur lui, s'était cru interrogé et auquel Fricoulet avait chuchoté
cette réponse.

--Oui, poursuivit Ossipoff: ce mobile tournera comme un nouveau
satellite autour de la terre sans jamais retomber, maintenu en équilibre
par sa force tangentielle qui devient alors égale à l'intensité de
l'attraction de la terre. Mais le cas qui nous occupe est autre; il
s'agit, en effet, pour atteindre la lune, de lancer un mobile au zénith
afin d'échapper le plus rapidement possible à l'attraction terrestre;
or, celle-ci, messieurs, tout en diminuant comme le carré de la distance
ne devient jamais égale à zéro; on ne peut donc s'y soustraire qu'à
condition de pénétrer dans la zone d'attraction d'un autre corps
céleste; c'est ce qui arriverait peut-être si l'on parvenait à lancer ce
mobile avec une rapidité supérieure à 11,300 mètres dans la première
seconde... j'ai donc cherché si l'homme pouvait produire une vitesse
aussi vertigineuse et je suis arrivé à une solution satisfaisante.

Pendant que le savant parlait, l'Américain consultait ses dossiers et
hochait la tête.

--Il me fallait deux choses, pour atteindre le but que je me proposais:
un explosif puissant et un canon capable de lancer, à 80,000 lieues, un
engin pesant 3,000 kilos: l'explosif que j'avais baptisé du nom de
_sélénite_, était un mélange détonant de carbazotate de potasse et de
gélatine explosive; quant au canon, permettez-moi de vous le tracer en
quelques coups de crayon.

[Illustration]

Il se retourna vers un grand tableau noir qui occupait, derrière lui
tout un panneau du mur et, rapidement, y dessina un croquis bizarre qui
fit arrondir les yeux de tous les assistants.

--Il a été constaté, dit-il tout en dessinant, que, dans toutes les
bouches à feu, plus est grand le trajet parcouru dans l'âme de l'engin,
plus la vitesse initiale croît; le meilleur résultat est obtenu quand la
charge tout entière brûle pendant le temps que met l'obus à sortir de la
pièce. Si pendant le temps que l'obus parcourt l'âme, animé d'une force
croissante, on pouvait recharger et mettre le feu à cette charge
nouvelle, la vitesse initiale irait croissant encore. De sorte que, pour
animer un projectile d'une vitesse considérable, il suffit d'augmenter
la longueur du canon et de mettre le feu à plusieurs charges successives
concourant toutes à donner à l'obus une rapidité de plus en plus
considérable.

Il se tut un moment et regarda Jonathan Farenheit; mais celui-ci avait
les yeux fixés sur ses paperasses et son visage était impassible.

[Illustration: La lunette méridienne de l'Observatoire de Nice.]

--Voici, poursuivit Ossipoff, comment je m'y suis pris pour faire
détoner, dans l'espace d'une seconde et à des intervalles parfaitement
calculés, plusieurs charges répétées... Je dois commencer par vous dire
que mon obus aurait eu trois mètres cinquante de haut et deux mètres de
diamètre... or, le canon dans lequel je l'aurais logé, aurait eu,
lui, en hauteur quarante fois ce diamètre, soit quatre-vingts mètres;
cet énorme tube aurait été fondu en acier, d'un seul bloc, par un
procédé que j'ai inventé et qui est beaucoup plus économique que celui
de Bessemer. Son poids total eût été de 600 tonnes (600,000 kilogs), et,
comme on l'aurait coulé dans le sol, sa résistance eût été infinie.
Mais, où réside le point capital de mon invention, c'est dans
l'adjonction à ce tube de plusieurs chambres à poudre situées le long de
la culasse.

[Illustration]

Ici Ossipoff s'interrompit de nouveau.

--C'est bien cela, n'est-ce pas? demanda-t-il à Jonathan Farenheit.

Celui-ci, qui suivait l'explication du savant sur l'un des dossiers
étalés devant lui, répondit impassiblement:

--C'est bien cela!

Un sourire de triomphe illumina le visage du Russe qui poursuivit:

--Ces chambres à poudre sont en acier de quinze centimètres d'épaisseur,
de façon à pouvoir résister aux pressions les plus formidables; elles
sont au nombre de douze et chacune d'elles contient cinq cents
kilogrammes de «sélénite»; le fond du canon lui-même en contient mille
kilogs et je laisse entre cette charge et la partie inférieure de l'obus
un vide de cinquante centimètres. Les chambres à poudre et la charge
initiale sont toutes reliées à un mécanisme électrique d'une extrême
délicatesse à la seconde précise où le projectile doit quitter le sol
terrestre, un courant est lancé dans la charge du fond: les gargousses
prennent feu... un million de mètres cubes de gaz sont instantanément
produits et l'obus est chassé en avant... au fur et à mesure que
celui-ci, en parcourant le tube, démasque l'orifice des chambres à
poudre, la déflagration de la sélénite qu'elles contiennent se produit,
ajoutant une nouvelle force à celle de la charge initiale, si bien qu'à
la sortie du canon le projectile est doué d'une vitesse de douze
kilomètres par seconde.

Ossipoff, électrisé par son sujet même, avait prononcé d'une voix
vibrante les dernières phrases de sa démonstration et les assistants,
lorsqu'il eût fini, éclatèrent en applaudissements.

Le vieux savant étendit la main pour réclamer le silence.

--J'ajouterai, dit-il, que dans mes projets, la fonte de ce canon, la
fabrication de cette poudre et le départ lui-même devaient s'effectuer
dans l'hémisphère méridional, non loin de l'archipel Gambier, dans l'île
Pitcairn, située par le 26me degré de latitude. Il fallait, en effet,
trouver sur le globe un point possédant la position géographique
indispensable pour que le canon pût être braqué convenablement sur la
lune et assez éloigné en même temps de tout endroit habité... Il est
facile de comprendre, en effet, que la production instantanée de
plusieurs millions de mètres cubes de gaz explosifs doit fatalement
donner naissance à une terrible perturbation atmosphérique, laquelle
détruira tout ce qui existera aux alentours du canon.

Il se tut; puis, après un instant:

--Eh bien! monsieur Jonathan Farenheit, demanda-t-il, ai-je reproduit à
peu près exactement les renseignements que contiennent vos dossiers?

L'Américain se leva.

--Pour rendre hommage à la vérité, dit-il, je dois déclarer que les
plans de M. Sharp sont en tous points semblables aux explications que
vous venez de nous fournir!

Ossipoff ne put retenir un cri de joie et, se précipitant vers
Farenheit, il lui secoua les mains dans une vigoureuse étreinte.

--Ah merci! balbutia-t-il, merci, monsieur!

--Alors, dit Fricoulet, qu'allez-vous faire?

L'Américain à cette question eut un haut-le-corps.

--Moi, répondit-il, ce que je vais faire?... mais que voulez-vous que je
fasse?

--Dame! répartit le jeune ingénieur, il me semble qu'en présence des
preuves que vous a données M. Ossipoff...

Jonathan Farenheit l'interrompit d'un geste.

--Monsieur, fit-il, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire en
commençant, il s'est formé, pour l'exploitation des mines lunaires, une
société au capital de cinq cents millions de dollars sur lesquels cinq
millions ont déjà été versés, tant pour payer les plans de M. Sharp que
pour subvenir aux frais du premier voyage d'exploration... nous sommes
avant tout un peuple pratique aux yeux duquel les questions de sentiment
comptent peu.

--C'est-à-dire?... demanda Ossipoff d'une voix tremblante.

--C'est-à-dire que, tout en trouvant bizarre la connaissance si
approfondie que vous avez des plans de M. Sharp, je ne vois pas ce qui
nous empêcherait de donner suite à nos projets; nous avons payé, nous
sommes propriétaires et nous entendons exploiter notre propriété!...

Le malheureux Ossipoff, en entendant ces mots, sentit comme un poids
formidable s'abattre sur son crâne, il tomba sur son fauteuil, ses yeux
se fermèrent, sa tête se renversa en arrière et il demeura immobile,
sans connaissance.

Quand il revint à lui, le vieillard était dans son lit, la tête couverte
d'un sac contenant de la glace, et les jambes brûlées par des sinapismes
destinés à attirer le sang aux extrémités inférieures.

A côté de lui, lui tenant la main et le regardant avec anxiété, se
tenait Séléna; enfoncé dans un fauteuil au pied du lit, Gontran de
Flammermont était plongé dans la lecture d'un livre qui devait être fort
intéressant, à en juger par la fièvre qui brûlait ses joues et la flamme
qui brillait dans ses prunelles.

--Mon père, s'écria la jeune fille en voyant le vieillard ouvrir les
yeux, mon père, me reconnaissez-vous?

Ossipoff fixa sur Séléna des regards attendris et demeura un moment sans
répondre, puis enfin un sourire triste dérida sa face grave.

--Mon enfant, balbutia-t-il, ma Séléna adorée.

Ensuite apercevant Gontran qui s'était levé pour s'approcher, il lui
tendit la main en murmurant:

--Mon fils.

Un silence ému plana quelques instants sur ces trois personnages; enfin
Ossipoff demanda:

--J'ai été très malade, n'est-ce pas?

--On a craint un transport au cerveau, répondit Gontran.

--Et il y a longtemps que je suis dans cet état?

--Il y aura demain dix jours.

Puis tout à coup, deux grosses larmes coulèrent au bord de sa paupière
et il ajouta:

--Pourquoi ne suis-je pas mort? Je n'aurais pas la douleur de voir cet
homme maudit, ce Sharp du diable, jouir impunément du produit de son
vol!

--Voyons, père, dit Séléna, soyez raisonnable, ne pensez plus à cela,
sinon vous allez retomber malade.

--D'autant plus que tout espoir n'est pas perdu, dit Gontran; en ce
moment, mon ami Fricoulet est à Nice pour organiser une grande
conférence, ainsi qu'il avait été convenu.

--A quoi bon maintenant? grommela Ossipoff... vous avez bien entendu ce
qu'a dit l'autre jour Jonathan Farenheit... Sharp a maintenant sur nous
trop d'avance pour que je puisse songer à lutter de vitesse.

[Illustration]

--Mais ne pourriez-vous inventer un procédé plus rapide? insista le
jeune comte.

Ossipoff secoua la tête.

--Mon cher ami, répondit-il, j'ai passé toute ma vie avant d'arriver au
résultat merveilleux que ce misérable m'a volé... et maintenant la mort
est là qui me guette... Qu'elle vienne donc et me débarrasse d'une
existence qui m'est à charge.

Gontran regardait silencieusement Séléna dont les yeux se gonflaient de
larmes, et la douleur de la jeune fille lui mettait le coeur à la
torture.

Tout à coup il poussa un cri de triomphe, et, saisissant le livre qu'il
était occupé à lire lorsque Ossipoff avait repris connaissance:

--Monsieur Ossipoff... dit-il d'une voix vibrante, le salut est là!

Séléna et son père crurent que le jeune homme devenait fou; néanmoins le
savant demanda:

--Quel est ce livre?

--Un ouvrage du P. Martinez da Campadores, prieur de la compagnie de
Jésus au couvent de Salamanque, le _Monde souterrain_.

[Illustration]

--Eh bien? interrogea Séléna dont le coeur, à son insu même, se rouvrait
à l'espoir.

--Eh bien! mademoiselle, s'écria M. de Flammermont, le diable soit des
canons, des aéroplanes, des ballons, de la vapeur d'eau et de la
sélénite elle-même, imaginés jusqu'à ce jour pour aller rendre visite
aux astres; tous ces moyens sont vieux jeu, rococos, démodés!...

Il reprit haleine et reprit d'une voix ironique:

--Et dire que les hommes se mettent l'esprit à la torture pour inventer
des engins terribles et des explosifs puissants, alors que la nature a
pris la peine de nous construire des appareils qui laissent bien loin
derrière eux tout ce que le génie humain a inventé!

Ossipoff, lui aussi, se laissait envahir par la confiance de Gontran, et
il demanda avec anxiété:

--Mais expliquez-vous, mon cher ami, je vous en conjure, de quels
appareils naturels voulez-vous parler?

--Des volcans, monsieur Ossipoff! s'écria M. de Flammermont d'une voix
triomphante.

--Les volcans! répéta Ossipoff complètement ahuri.

--Eh oui! répliqua Gontran, les volcans qui sont des canons naturels,
les volcans dont on pourrait obtenir des résultats surprenants, si l'on
parvenait à régler leur puissance!...

Ossipoff et sa fille considéraient Gontran, n'en pouvant croire leurs
oreilles, doutant que le jeune homme parlât sérieusement.

Celui-ci feuilleta d'un doigt rapide l'ouvrage du savant espagnol.

--Tenez, dit-il, à la page 130, Martinez da Campadores donne un tableau
des vitesses de projection observées sur différents volcans: l'Etna
lance des pierres avec une vitesse de 800 mètres par seconde; le
Vésuve, 1,250 mètres; l'Hécla, 1,500 mètres; le Stromboli, 1,600 mètres.

.....Mais ce sont les volcans de l'Amérique équatoriale qui ont le plus
de vigueur: ainsi le Pichincha, le Cotopaxi et l'Antisana communiquent
aux pierres qui s'échappent de leur cratère béant une vitesse initiale
de 3 à 4 kilomètres.

[Illustration]

Il se tut un moment pour reprendre haleine et ajouta:

--Eh bien! croyez-vous, monsieur Ossipoff, qu'il soit impossible de
réfréner la puissance de ces vapeurs souterraines et d'en régler
l'expansion?

Le vieux savant poussa un cri de joie.

--Ah! balbutia-t-il d'une voix tremblante... ah! Gontran!... mon
fils!... vous me sauvez la vie!...

Il attira le jeune homme à lui et le pressa sur sa poitrine dans un élan
de tendresse sincère.

A ce moment la porte s'ouvrit et Fricoulet parut sur le seuil.

--A la bonne heure! dit-il joyeusement, vous voilà revenu à la santé,
mon cher monsieur Ossipoff... et je vais vous communiquer une nouvelle
qui va hâter votre rétablissement.

--Parlez... parlez... se hâta de dire Ossipoff.

--J'ai vu le préfet, j'ai vu les présidents des différentes sociétés
savantes du département; je leur ai raconté votre histoire qui les a
vivement intéressés, et ils ont tous accepté de faire partie du comité
qui patronnera votre première conférence. La salle du théâtre est mise
gracieusement à votre disposition, et j'ai là une liste de personnages
fort riches en mesure de vous fournir des capitaux, auxquels nous allons
envoyer des invitations.

Il avait prononcé ces mots tout d'une haleine, les yeux brillants et le
visage rayonnant; puis il se laissa tomber sur un siège, épongeant avec
son mouchoir son front couvert de sueur.

Mais, à sa grande surprise, sa communication ne reçut pas l'accueil
enthousiaste auquel il s'attendait.

[Illustration: La Pleine Lune, (photographie directe).]

--Mon Dieu, mon cher monsieur Fricoulet, répondit Ossipoff avec une
froideur marquée, je vous suis fort reconnaissant de tout le mal que
vous vous êtes donné... mais je me vois obligé de vous déclarer que
je ne puis utiliser vos services.

Le jeune ingénieur ouvrit de grands yeux.

--Oui, poursuivit le vieillard, pendant que vous vous agitiez beaucoup
et parliez non moins, votre ami Flammermont, un vrai savant lui, qui se
remue moins et parle moins aussi, étudiait silencieusement le moyen de
mettre quand même à exécution nos projets de circumnavigation céleste.

Fricoulet regarda le jeune comte d'un air complètement ahuri, et Gontran
répliqua avec embarras:

--Oh! monsieur Ossipoff, vous exagérez... _doctus cum libro_.

--Non pas, non pas, insista le vieillard, vous avez l'érudition modeste,
mon jeune ami... et c'est d'ailleurs ce qui vous distingue des faux
savants qui cachent sous leur faconde et leur parlotte le semblant de
science dont ils font parade.

Ce disant, il glissait un regard dédaigneux vers Fricoulet.

--Ainsi donc, fit celui-ci en examinant curieusement Gontran, tu as
trouvé un moyen d'aller dans la lune?

--Mon Dieu! répliqua le jeune comte, c'est en feuilletant ce volume de
Campadores, laissé par toi sur le guéridon, que l'idée m'est venue que
peut-être on pourrait utiliser la force propulsive des volcans.

Fricoulet crut son ami devenu fou, il bondit de son fauteuil, courut à
lui et lui saisit les mains.

Gontran vit dans l'attitude du jeune ingénieur une preuve de son
enthousiasme et ajouta:

--Hein! que penses-tu de ma proposition?

Fricoulet fut sur le point de répondre que c'était là une folie qui
n'approchait d'aucun des cas d'aliénation mentale découverts jusqu'à
présent par les médecins; mais il songea qu'Ossipoff n'allait pas
manquer de mettre cette réponse sur le compte de la jalousie, et il
s'écria:

--Magnifique! sublime! géniale!

Mais, tout à coup, Ossipoff poussa une exclamation désolée.

--Hélas! fit-il, magnifique en théorie, cette proposition est impossible
en pratique, car pour pouvoir utiliser scientifiquement la puissance
d'un volcan, il faudrait savoir à quelle époque aura lieu l'éruption.

La mine de Gontran s'allongea considérablement.

--C'est vrai, balbutia-t-il.

--N'est-ce que cela qui vous arrête? demanda Fricoulet: en ce cas,
Martinez da Campadores se charge d'aplanir cette difficulté.

Et s'adressant à Gontran, il ajouta:

--Si tu avais lu l'ouvrage entièrement, tu aurais vu qu'à la fin,
l'auteur y dresse un tableau de prédictions sur les éruptions
volcaniques jusqu'à l'année 1900. Il part de ce principe,
universellement reconnu depuis, que les éruptions sont en rapport avec
le magnétisme terrestre, et que lorsqu'une éruption volcanique est
proche, l'aiguille de la boussole est affolée; il a donc étudié, pendant
plusieurs années, dans le cratère même du Vésuve, la relation qui existe
entre les phénomènes géologiques et le magnétisme, ce qui lui a permis
de formuler des lois sur la prédiction--plusieurs années à l'avance--des
grands cataclysmes souterrains.

--Mais, demanda Ossipoff dont la voix tremblait d'émotion, comment s'y
est-il pris pour dresser ce tableau?

--D'une façon fort simple: ces lois étant établies, il en résulte que
les mouvements de l'écorce terrestre peuvent être comparés à des marées
et obéissent à une périodicité incontestable causée par la position des
corps célestes et la force centrifuge. Donc, après avoir coordonné avec
soin les circonstances dans lesquelles se sont produits nombre
d'éruptions anciennes et de tremblements de terre, Martinez a dressé ce
tableau fort curieux qui termine son livre.

Ce disant, il avait pris le volume des mains de Gontran et le feuilleta
rapidement.

--Oui, murmura Ossipoff, mais en admettant qu'on puisse connaître la
date certaine de l'éruption, il faut encore que le volcan soit situé
entre les 28° parallèles Nord et Sud, pour que la lune passe au zénith;
et il faut encore que la montagne elle-même soit haute pour éviter une
notable diminution de vitesse au départ, par suite du frottement sur les
couches d'air.

Comme il achevait ces mots en hochant la tête d'un air désespéré,
Fricoulet s'élança vers lui, l'index posé triomphalement sur une des
pages du volume.

--Victoire, cria-t-il, victoire!... Voici ce que dit Campadores: _le 28
mars 1882, éruption formidable du Cotopaxi, secousses terribles dans la
région du noeud de Pastos..._ Or, il me semble que le Cotopaxi, l'une
des plus hautes montagnes de l'Amérique équatoriale, se trouve
précisément entre les deux 28° parallèles Nord et Sud.

Une flamme étrange s'alluma dans les prunelles d'Ossipoff qui croisa ses
bras sur sa poitrine en murmurant:

--Mon Dieu... mon Dieu!... ce rêve n'est-il pas insensé?

--Mais, dit Gontran, si le savant espagnol s'est trompé?

Fricoulet lui jeta un regard railleur.

--Bast! répliqua-t-il, il suffit d'inventer un appareil capable de
révéler d'avance l'état de fermentation de la croûte terrestre et
d'indiquer la proximité d'un phénomène sismologique... c'est la moindre
des choses et tu peux te charger de cela.

--Tu as raison, répondit M. de Flammermont avec un sang-froid
imperturbable, j'y songerai... maintenant, un autre point: l'éruption
est indiquée pour le mois de mars et nous sommes en octobre.

--Nous mettrons les bouchées doubles, riposta Ossipoff; en cinq mois,
nous arriverons à construire le wagon céleste qui devra être projeté par
le volcan, et à préparer le cratère du Cotopaxi au rôle de canon que
nous voulons lui faire jouer.

--Mais, papa, murmura Séléna qui voyait avec douleur le savant
s'emballer sur cette idée, et de l'argent pour mettre ces beaux projets
à exécution!

M. Ossipoff sourit d'une manière indéfinissable, et désignant la
longue-vue qu'il avait rapportée d'Ekatherinbourg et qui était pendue
par une courroie à la muraille:

--Donne-moi cela, ma chère enfant, dit-il.

[Illustration]

Puis dévissant l'objectif de la lunette, il renversa l'instrument sens
dessus dessous et fit s'écrouler sur son lit la cascade de pierres
précieuses à lui données par le criminel Yegor.

Les deux jeunes gens et la jeune fille joignirent les mains, éblouis par
les feux multicolores qu'irradiaient les émeraudes et les topazes.

--Saperlipopette, murmura Fricoulet, mais savez-vous bien, monsieur
Ossipoff, qu'il y a là une fortune.

--Peuh!... huit à neuf cent mille francs tout au plus... mais c'est tout
ce qu'il nous faut du moment où le Cotopaxi nous servira de canon.

Séléna, toute joyeuse, se jeta au cou de son père.

Alors Fricoulet tira Gontran un peu à l'écart et lui dit tout bas:

--Jusqu'où comptes-tu pousser cette plaisanterie?

--Jusqu'à mon mariage avec Séléna.

--Même s'il ne devait se faire que dans la lune?

M. de Flammermont regarda son ami avec ahurissement.

--Oh! dit-il, j'espère bien que les choses n'iront pas jusque-là!

--Ni moi non plus, mais enfin il faut tout prévoir.

Alors Gontran haussa doucement les épaules et répliqua:

--Dame... quand on aime, ce n'est pas comme quand on n'aime pas, donc,
que Cupidon, dieu des amours, veille sur nous!...

[Illustration]




CHAPITRE VII

LE WAGON-OBUS


[Illustration]

C'était deux mois après ces événements.

Gontran de Flammermont, que M. Ossipoff avait chargé de faire exécuter,
d'après ses plans, le projectile qui devait les emporter dans l'espace,
Gontran avait donné, ce soir-là, rendez-vous au vieux savant et à sa
fille. Il s'agissait, avait-il dit sommairement dans sa lettre d'avis,
de constater où en étaient les travaux.

Comme bien on pense, M. Ossipoff se trouva avec Séléna à l'heure
prescrite devant l'usine Cail, à Grenelle, où étaient construits le
colossal engin et les machines accessoires; là, ils rencontrèrent le
jeune comte, escorté de son inséparable Fricoulet, lequel les guida à
travers les ateliers déserts et les chantiers obscurs jusqu'à un hangar
vitré dans lequel il les introduisit.

Au milieu de l'immense pièce, dont les proportions semblaient presque
doublées par l'obscurité, une masse énorme se dressait, masse aux
contours vagues et qui semblait rayonner dans l'ombre.

[Illustration]

--Qu'est cela? murmura Séléna, malgré elle impressionnée par les
ténèbres silencieuses qui les environnaient.

--Demeurez à votre place, répondit Fricoulet.

En même temps, il s'éloignait du groupe formé par Ossipoff, sa fille et
Gontran de Flammermont.

Soudain ceux-ci poussèrent une triple exclamation, exclamation de
surprise et d'admiration.

En pressant sur un bouton, Fricoulet venait d'allumer une lampe
électrique suspendue au plafond du chantier et, comme en une féerie, le
bloc immense devant lequel les visiteurs étaient arrêtés, sortit,
irradié de lumière, de la nuit qui l'enveloppait.

[Illustration]

On eut dit une de ces anciennes tourelles du moyen âge, en forme de
poivrière, tout entière en métal poli et brillant comme de l'argent.

--L'obus! s'écria Ossipoff.

--Oui, mon cher monsieur, dit Fricoulet, c'est là l'obus dont vous aviez
donné le plan à M. de Flammermont et que j'ai fait construire sur ses
instructions.

Le vieux savant tournait autour du projectile d'un air évidemment
satisfait.

[Illustration: COUPE DU WAGON CÉLESTE L'_OSSIPOFF_.]

--Je me suis permis, fit l'ancien diplomate, d'apporter à votre plan une
petite modification en ce qui concerne le métal même de l'obus;
craignant, en effet, qu'il ne fût trop pesant, j'ai pensé à le faire en
magnésium nickelé... Vous savez que la production du magnésium est
devenue une opération absolument industrielle et qu'en outre il ne
coûte guère plus de quatre-vingts francs le kilogramme; enfin, c'est le
plus léger des métaux, car il pèse six fois moins que l'argent et moitié
moins que l'aluminium; de plus, nickelé, il est aussi résistant que
l'acier, aussi ai-je choisi le nickel de préférence à tout autre
alliage.

Le vieux savant approuvait de la tête; Séléna ajouta:

--Mais une masse comme celle-ci doit peser un poids considérable?

--Peuh! environ cinq à six cents kilos... comme vous le voyez, il a été
fondu et nickelé par pièces séparées, montées à l'aide de boulons et
d'écrous, ce qui le rend d'un transport relativement facile.

--Nous avons voulu le monter, ajouta Fricoulet, pour bien nous assurer
que l'ensemble répondait à vos vues et aussi pour que le remontage, dans
le cratère même du Cotopaxi, en soit plus facile.

Ossipoff s'était approché et promenait sur le métal poli ses doigts
tremblants, comme fait un père qui caresse un enfant dont il a
impatiemment attendu la venue.

Séléna, elle, examinait l'énorme projectile, la face grave et les yeux
agrandis.

--Il nous faudra entrer là-dedans? murmura-t-elle.

Comme la jeune fille achevait ces mots, Gontran pressa sur un ressort et
une porte dissimulée dans le flanc de l'obus s'ouvrit, tournant sans
bruit sur ses gonds et donnant accès à l'intérieur.

--Entrez, mademoiselle, entrez, fit-il en s'effaçant pour laisser passer
Séléna, que Mickhaïl Ossipoff bouscula presque pour pénétrer plus vite.

Tout comme un coffret à bijoux, l'intérieur de l'obus était garni d'un
capitonnage épais; montés sur des ressorts puissants d'une grande
élasticité, les planchers, couverts d'un tapis moelleux, étaient
également suspendus, de façon que, tout en étant d'une solidité à toute
épreuve, ils pussent céder, sans se briser, aux plus rudes chocs, quatre
hublots, aux quatre points cardinaux, étaient évidés dans les parois et
garnis de vitres, afin de permettre aux passagers d'examiner ce qui se
passait à l'extérieur.

Tout le long de la paroi capitonnée courait un divan circulaire et, du
plafond, pendait un lustre portant quatre lampes à incandescence.

--L'ameublement n'est pas complet, fit Gontran qui lisait sur le visage
du vieux savant les marques d'une évidente satisfaction; l'ébéniste ne
nous a pas encore livré l'unique meuble qui garnira cette pièce; c'est
une sorte d'armoire-buffet, formant bibliothèque dans le haut, bureau à
tiroirs dans le milieu, toilette un peu plus bas et dont la partie
inférieure nous servira à serrer nos vêtements.

--Bravo, s'écria Ossipoff; ce sont là des détails de grande importance
et qui m'avaient échappé à moi.

--Cette armoire est de l'invention de l'ami Fricoulet, fit Gontran.

Le jeune ingénieur inclina modestement la tête, tout en murmurant à
l'oreille de Séléna:

--Ce Gontran a un aplomb que je ne lui connaissais pas... c'est-à-dire
que l'armoire est de lui et que le reste est de moi... j'admire comme il
sait renverser les rôles.

--Oh! monsieur Fricoulet, implora la jeune fille... puisque le bonheur
de votre ami est à ce prix, sacrifiez un peu de votre amour-propre.

--Eh! mademoiselle, je ne fais que cela, de le sacrifier; bien plus, je
le piétine, mon amour-propre... véritablement, je le piétine... il ne
faut pas me demander davantage.

Et il grommela entre ses dents quelque chose que Séléna ne comprit pas
et qui, si elle l'eût compris, ne l'eût sans doute pas flattée; comme
toujours Fricoulet maugréait contre les femmes.

Mais, entendant parler derrière lui, Ossipoff se retourna brusquement:

--Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il, soupçonneux.

Fricoulet répondit avec vivacité:

--Mademoiselle m'interrogeait au sujet de la partie supérieure de l'obus
et je lui expliquais qu'il y avait là un autre étage auquel une échelle
formée de crampons fixés dans la coque donnera accès; il est divisé en
trois pièces prenant jour sur un palier circulaire et éclairée chacune
par un hublot; l'une servira de cuisine, l'autre de laboratoire, la
troisième de magasin de réserve pour l'oxygène, le vin et les différents
ustensiles ou instruments qu'il nous faudra emporter.

--Je vois, dit Ossipoff en s'adressant à Gontran, que vous avez laissée
intacte cette partie de mon plan.

--Elle m'a paru absolument parfaite, répondit gravement M. de
Flammermont et j'ai suivi vos instructions à la lettre.

Séléna dut faire appel à toute sa volonté pour réprimer une forte envie
de rire.

--Monsieur Fricoulet, dit-elle, vous venez de parler cuisine;
aurons-nous donc le moyen de faire le pot-au-feu?--Un moyen très
simple, mademoiselle; nous emporterons une batterie Trouvé.

--Tiens, murmura Gontran, c'est un inventeur de casseroles nouveau
modèle...

Fricoulet fut pris d'un violent accès de toux, en même temps qu'il
marchait énergiquement sur le pied de son ami pour lui imposer silence.

[Illustration]

--Nous emporterons, répéta-t-il, une batterie électrique Trouvé de douze
éléments, avec les matières nécessaires pour les faire fonctionner
pendant 240 heures, soit 10 jours sans discontinuer; le courant produit
alimentera le lustre à incandescence que vous voyez suspendu là, en même
temps qu'une lampe placée dans chaque pièce; quant aux fourneaux, ils
seront alimentés à l'alcool qui, tout en fournissant une chaleur
intense, ne donne aucune fumée et ne vicie pas l'air.

Séléna battit des mains.

--Bravo, exclama-t-elle, me voilà passée cordon bleu du bord et je vous
promets de succulents menus.

Gontran hochait la tête.

--Douteriez-vous de mon savoir-faire, monsieur? s'écria la jeune fille,
comme si son amour-propre de ménagère se fût trouvé froissé.

--Moi, s'écria M. de Flammermont, à Dieu ne plaise, ma chère Séléna; ce
dont je doute, c'est de pouvoir l'apprécier à sa juste valeur.

[Illustration]

--Que voulez-vous dire?

--Dame! avant de penser à se mettre quelque chose sous la dent, il faut
penser à se mettre quelque chose dans les poumons... en un mot, comment
respirerons-nous?... Je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur
Ossipoff, que c'est là un point qui ne laisse pas que de m'inquiéter
fort, vu que votre plan ne porte aucune trace de ce détail.

--Sans doute, dit Fricoulet, M. Ossipoff pense fabriquer
artificiellement de l'air respirable par le chlorate de potasse et le
bioxyde de manganèse?

[Illustration]

Le vieux savant eut un geste énergique de dénégation.

--Pas le moins du monde, répondit-il, car, pour décomposer ce mélange et
produire de l'oxygène, il faut le chauffer énergiquement...

Et il regardait Gontran, semblant l'interroger.

--Eh! j'y suis, s'écria l'ex-diplomate, auquel Fricoulet venait de
souffler cette réponse, vous voulez employer le procédé Tessié du
Motay...

Et il pensait _in petto_:

--Pourvu qu'il ne prenne pas fantaisie à Ossipoff de me demander quelque
explication à ce sujet.

Mais le vieillard secoua la tête, la face égayée d'un sourire:

--Je ne fais aucun appel à la chimie, dit-il.

--Alors... vous avez trouvé un procédé nouveau?

--Pas moi, mais des compatriotes à vous dont le renom est universel: MM.
Cailletet et Raoul Pictet qui sont parvenus, chacun de leur côté et par
des moyens différents, à liquéfier ces gaz réputés jusqu'à présent
incompressibles: l'hydrogène et l'oxygène... m'inspirant d'eux, je
procéderai comme eux, mais en grand; à l'aide d'une forte pression et
d'un abaissement considérable de température, je liquéfierai
l'oxygène... au besoin, je pourrais le solidifier et emporter une
provision d'air en tablettes, mais je préfère l'emporter dans des
récipients d'acier.

--Mais savez-vous bien qu'il vous en faut une grosse provision, dit
Fricoulet un peu inquiet.

--N'ayez crainte, mon cher ami; j'ai calculé qu'un litre d'oxygène
liquéfié représenterait quinze mètres cubes, soit quinze mille litres de
gaz vital. Avec cent litres de ce liquide, nous aurons une provision
suffisante, car, en vingt-quatre heures, nous n'en dépenserons guère
qu'un litre, soit pour chacun de nous cent cinquante litres de gaz vital
par heure.

--Mais avez-vous réfléchi, objecta Fricoulet, que l'air se viciera
pendant le voyage?

--Pour combattre cette viciation, j'emploierai la potasse caustique qui
absorbera l'acide carbonique, et, toutes les quarante-huit heures, je
chasserai, au moyen d'une ventilation énergique, les miasmes produits
par la respiration pulmonaire et cutanée... qu'en pensez-vous, monsieur
de Flammermont?

--Je pense, monsieur, répondit gravement le jeune homme, que vous avez
pensé à tout.

Et, ce disant, il serrait énergiquement les mains du vieux savant.

Pendant ce temps, Séléna s'était dirigée vers la porte et, désignant à
Fricoulet le marchepied qui servait à atteindre le plancher de la pièce
circulaire où ils se trouvaient réunis:

--De combien sommes-nous élevés au-dessus du sol? demanda-t-elle.

--D'un mètre, mademoiselle.

--Et qu'y aura-t-il là-dedans? ajouta-t-elle en frappant du bout de son
ombrelle la partie inférieure de l'obus.

--De l'air comprimé, mademoiselle, qui atténuera par son échappement le
contre-coup du départ.

Soudain, Gontran se frappa le front:

--Monsieur Ossipoff, vous n'avez pas pensé à une chose.

--Laquelle?

--C'est qu'il se peut parfaitement bien que votre obus ne soit pas de
calibre?

Le savant ouvrit de grands yeux.

--Pas de calibre! répéta-t-il... qu'entendez-vous par là?

--En ma qualité de chasseur, je connais un des principes fondamentaux de
la balistique et ce principe est le suivant: Pour utiliser toute la
détente d'un gaz, il est de toute nécessité de lui opposer une surface
résistante et obturant entièrement l'âme de l'engin, fusil ou canon,
afin d'éviter le _vent_, cause de déperdition de vitesse.

--Eh bien!

--Eh bien! votre obus a six mètres de diamètre... savez-vous combien a
la cheminée que nous utiliserons?

Ossipoff saisit son crâne à deux mains.

--Dieu du ciel! exclama-t-il, vous avez raison!... comment n'ai-je pas
pensé à cela plus tôt?

Et, véritablement atterré, il fixait sur Gontran des regards désespérés,
semblant lui demander un moyen de parer à cet inconvénient qu'il n'avait
pas prévu; de son côté, Gontran regardait Fricoulet, le suppliant
muettement de venir à son secours.

Et un silence de plomb pesait sur leurs épaules, lorsque le jeune
ingénieur, dans un geste inspiré, posa sur son front l'index de sa main
droite.

--Qui nous empêche, dit-il en parlant lentement, de disposer le caisson
d'air comprimé formant la base de notre obus sur un second caisson de
capacité plus grande que le premier, dont nous emporterons d'ici tous
les éléments et que nous construirons sur place d'un diamètre exactement
semblable à celui de la cheminée du volcan.

Tout le monde l'écoutait parler sans rien dire.

Fricoulet continua:

--Outre que cette adjonction pare à l'inconvénient signalé fort
judicieusement par mon ami Gontran, elle offre encore un autre avantage:
sous l'énorme pression des gaz souterrains, les cloisons inférieures de
ces caissons seront refoulées avec une telle vigueur que l'air
s'échappera par des soupapes fortement assujetties et placées à la
partie supérieure; de cette façon, la secousse sera graduelle et non
instantanée et nos chances de heurt diminuées d'autant.

[Illustration: Crépuscule sur Gassendi.]

Un sourire courut sur les lèvres d'Ossipoff, qui regarda un moment en
silence le jeune ingénieur; ensuite, il se pencha vers Gontran et lui
dit:

--Ce jeune homme paraît connaître son affaire; s'il savait parler un peu
moins et écouter davantage, il arriverait à quelque chose.

Puis, s'adressant à Fricoulet, il lui demanda un peu dédaigneusement:

--Seriez-vous capable de me faire le dessin de ce caisson et de ce
système de soupapes?

Humilié, Fricoulet répliqua sèchement:

--Ce dessin vous sera remis demain par M. de Flammermont, monsieur.

Et, tournant les talons, il descendit les trois marches qui menaient au
projectile.

--Surtout, fit Ossipoff à Gontran, remettez-moi le dessin de ce
garçon-là tel qu'il vous le donnera, sans y ajouter quoi que ce soit; je
veux voir de quoi il est capable.

L'ex-diplomate eut un geste de la main indiquant qu'il se conformerait à
la demande de son interlocuteur; puis, après un moment:

--Mais, monsieur Ossipoff, dit-il, avez-vous réfléchi qu'une fois dans
la zone d'attraction lunaire, l'obus tombera de près de trente mille
kilomètres de haut?--Avez-vous pensé à amortir ce choc?

Le vieux savant sourit et haussant doucement les épaules:

--Bast! fit-il, nous ne tomberons qu'avec une vitesse de 2,500 mètres
dans la dernière seconde... Or, comme vu la raréfaction de l'air, il ne
faut songer à aucun moyen physique, j'ai pensé tout simplement à garnir
le fond de notre wagon de tampons munis de ressorts très puissants, de
telle sorte que, pour nous, enfermés dans l'intérieur, le choc perdra
toute sa violence.

Tout en parlant Ossipoff donnait un dernier regard approbateur à
l'intérieur du projectile; puis, il descendit les marches, suivi de sa
fille et de Gontran.

--Mon cher enfant, dit-il en serrant énergiquement les mains du jeune
comte, permettez-moi de vous féliciter en toute sincérité pour être
parvenu, en si peu de temps, à mener à bien cette partie importante de
nos projets. Ce wagon est parfaitement conçu dans toutes ses parties et
son intérieur répond à l'extérieur... rien n'a été oublié et, je vous le
répète, vous avez marché avec une rapidité qui fait le plus grand
honneur à votre activité et à votre intelligence.

Alcide Fricoulet s'était approché et, les mains derrière le dos,
souriait complaisamment, prenant pour lui les compliments qu'on ne lui
adressait pas... mais qui lui revenaient de droit.

--Et vous n'avez pas tout vu, dit Gontran en entraînant le savant vers
une autre partie de l'atelier, voici les machines destinées à rendre
cylindrique et à calibrer exactement la cheminée intérieure du volcan;
voici les pompes, les outils de nos ouvriers; tous appropriés au travail
spécial auquel ils seront employés... voici les glissières du
projectile.

Ossipoff ne pouvait se lasser de regarder, d'examiner en détail, l'une
après l'autre, toutes les pièces que lui désignait Gontran.

--Mais toutes ces machines, dit-il enfin véritablement émerveillé, sur
quels plans ont-elles été construites? car je n'en vois là aucune qu'il
n'ait fallu dessiner spécialement en vue du rôle qu'elles ont à jouer
dans notre oeuvre.

M. de Flammermont allait répondre--pour dire la vérité sans
doute--lorsqu'un geste énergique de Fricoulet lui commanda le silence.

--Eh bien! vous ne répondez pas! fit Ossipoff étonné.

--Voyons, Gontran, dit le jeune ingénieur, quelle honte éprouves-tu à
dire que c'est toi l'auteur des plans d'après lesquels tout cela a été
construit?

Le vieillard leva les bras au ciel.

--Quel génie! exclama-t-il, et quelle modestie!

Et s'adressant à Fricoulet:

--Voilà, monsieur Fricoulet, les vrais savants sont tous ainsi, modestes
et silencieux... tandis que les autres...

Le jeune ingénieur fronça légèrement les sourcils.

--Monsieur Ossipoff, bougonna-t-il, vous vous répétez... car vous m'avez
déjà dit cela.

Ossipoff le regarda droit dans les yeux et le menaçant du doigt:

--Vous seriez jaloux du mérite de M. de Flammermont, que je n'en serais
nullement étonné, murmura-t-il.

Fricoulet garda un moment le silence, stupéfait, doutant que ses
oreilles eussent bien entendu; puis, tout à coup, poussant un vibrant
éclat de rire:

--Moi! s'écria-t-il, moi! jaloux du mérite scientifique de Gontran! Ah!
monsieur Ossipoff... méprisez mes humbles connaissances et mon petit
bagage scientifique, mais ne soupçonnez pas ma bonne amitié pour M. de
Flammermont.

Mlle Ossipoff qui, tout en rôdant curieusement à travers le chantier,
avait néanmoins l'oreille à la conversation, comprit que les choses
menaçaient de se gâter si elle ne faisait une diversion.

--Ah! la singulière machine! s'écria-t-elle en désignant dans un coin du
hangar une sorte de gigantesque fer à cheval surmonté d'un cadran sur
lequel jouait une grosse aiguille mobile... Qu'est-ce que cela?...

A l'exclamation de sa fille, le vieux savant se retourna.

--En effet, dit-il en s'approchant lui aussi, voilà une construction de
forme bizarre.

Fricoulet coula vers Gontran de Flammermont un regard singulier et lui
murmura tout bas à l'oreille:

--Garde à toi... sais-tu bien ton affaire?

L'ex-diplomate haussa les épaules et répondit en souriant:

--Tu vas voir.

Puis tout haut, non sans se donner un peu d'importance:

--Ceci, mademoiselle, est l'appareil que monsieur votre père m'avait
prié d'inventer.

--Un sismographe! exclama Ossipoff.

Gontran inclina la tête gravement

--Oui, monsieur Ossipoff, un sismographe: les deux branches de fer à
cheval ne sont autre chose que des électro-aimants; les courants
telluriques passent par les spires de ces bobines et les aimantent;
suivant l'intensité de cette aimantation, cette aiguille dévie plus ou
moins sur le cadran, indiquant les variations d'intensité du magnétisme
terrestre, qu'une loi inconnue relie aux manifestation volcaniques et
aux phénomènes éruptifs.

[Illustration]

--Bravo, s'écria Fricoulet qui avait suivi, non sans trembler, son ami
dans cette explication.

Séléna regarda le jeune ingénieur et le remercia d'un sourire pour le
rôle de providence qu'il consentait à jouer avec tant d'abnégation.

Ossipoff, lui, était au comble de la joie.

--Ah! mon fils, exclama-t-il d'une voix que l'émotion rendait toute
tremblante, quelle science est la vôtre!... je vous le dis en vérité,
moi vieilli sous le harnais, moi usé par les recherches scientifiques,
je vous admire!... quelle ingéniosité!... quelles profondeurs de vues!
quelle diversité de connaissances!

Et dans son enthousiasme il saisissait les mains de Gontran et les
secouait avec vigueur.

[Illustration]

--Ainsi, insista Fricoulet, pour rendre plus vraisemblable encore cette
comédie, tu penses que cet instrument répondra à ce que tu attends de
lui?

--Comment! s'écria M. de Flammermont, c'est-à-dire que, grâce à lui, je
me charge de vous indiquer, un mois à l'avance, la fermentation des
couches profondes du globe et de vous prédire la prochaine éruption du
Cotopaxi.

--Tous mes compliments, mon cher, répondit l'ingénieur.

Sans doute Ossipoff crut-il voir dans ces quelques mots une pointe de
raillerie, car il lança à Fricoulet un regard furieux et lui demanda,
non sans aigreur:

--Feriez-vous, par hasard, à M. de Flammermont, l'injure de mettre en
doute sa réussite... monsieur Fricoulet?

Celui-ci leva les bras au ciel.

--Nullement... nullement, se hâta-t-il de riposter... mais la science
de mon ami Gontran me plonge toujours dans une profonde stupéfaction.

L'ex-diplomate, qui craignait que les continuelles railleries de
Fricoulet n'éveillassent l'attention du vieux savant, se hâta
d'intervenir.

--Maintenant, monsieur Ossipoff, dit-il, il ne me reste plus qu'à
prendre congé de vous.

[Illustration]

Le vieillard et sa fille poussèrent en même temps un cri de surprise.

--Vous partez!

--Dame! ne faut-il pas que je vous précède pour expérimenter mon
sismographe au sein même du Cotopaxi... en outre, si j'en crois les
renseignements que j'ai recueillis, les moyens de locomotion ne sont
rien moins qu'abondants là-bas, et il faudra bien un mois avant d'avoir
organisé et réuni tout le matériel et le personnel, nécessaires au
transport de nos bagages jusqu'à la cime du Cotopaxi.

--Ah! fit Ossipoff en enveloppant le jeune homme d'un regard attendri,
quel collaborateur précieux!... vous pensez à tout... vous avez cent
fois raison... ma pensée était loin de ces détails.

Et il ajouta d'un ton rogue:

--Ce n'est pas vous, monsieur Fricoulet, qui auriez songé à cela!

L'ingénieur courba la tête.

--Cela, non, dit-il, je l'avoue humblement.

Soudain, Ossipoff se pencha à l'oreille de Gontran:

--Pourquoi donc, demanda-t-il, est-ce vous qui partez? ne vaudrait-il
pas mieux envoyer là-bas votre ami Fricoulet?... cela nous en
débarrasserait.

Séléna, dont le visage s'était couvert d'un voile de tristesse en
entendant Gontran parler de son départ, se mit à sourire.

--En effet, dit-elle, c'est là une excellente idée.

Et, sans attendre la réponse de son fiancé, elle s'adressa à
l'ingénieur, lui lançant un regard suppliant:

--Monsieur Fricoulet, fit-elle, vous ne laisserez certainement pas
partir votre ami; vous savez trop combien il éprouve de plaisir à rester
auprès de moi.

Gontran avait froncé légèrement les sourcils tandis qu'une moue de
mécontentement plissait ses lèvres; il adressa un signe imperceptible à
Fricoulet qui répliqua:

--Mon Dieu! mademoiselle, je suis tout prêt à faire ce que Gontran me
dira de faire... s'il me dit de partir, je partirai... s'il veut que je
reste, je resterai... c'est à lui de juger comment je puis être le plus
utile aux projets de M. Ossipoff.

[Illustration]

Il avait prononcé ces mots avec une humilité affectée qui lui valut de
la part du savant un regard un peu adouci.

Séléna frappa ses mains l'une contre l'autre.

--En ce cas, dit-elle joyeusement en se tournant vers M. de
Flammermont...

--En ce cas, répondit celui-ci, mon ami Fricoulet demeurera ici et moi,
je partirai là-bas, après demain.

Ossipoff et sa fille firent un mouvement; Gontran continua:

--Fricoulet vous sera ici d'un grand secours; il est mécanicien et il
vous faut un homme comme lui pour surveiller le démontage, l'emballage
de toutes les pièces de mécanique dont nous aurons besoin là-bas.

Le vieux savant hochait la tête d'un geste approbatif.

--Et puis, ajouta Gontran, je connais mieux que personne l'appareil que
j'ai construit, et personne mieux que moi ne pourrait l'expérimenter.

[Illustration: Ptolémée, Alphonse, Arzachel, les trois cratères soudés.]

D'un geste il attira Séléna en arrière.

--Chère Séléna, murmura-t-il, vous ne doutez pas du grand chagrin que me
cause cet éloignement... mais c'est par prudence et dans l'intérêt même
de mon amour que j'agis ainsi.

--Par prudence! répéta la jeune fille.

--Je redoute de me trouver seul en présence de M. Ossipoff... sans
Fricoulet, mon bon génie, votre père ne tarderait pas à me dépouiller du
vêtement d'emprunt dont je me suis affublé et il n'aurait pas besoin de
gratter bien fort pour que sous son doigt s'écaillât la couche de vernis
scientifique dont je me suis enduit... en m'éloignant au contraire, mon
coeur souffre, il est vrai, mais mon prestige demeure intact.

Il se tut un moment.

Puis, il reprit en plissant ses paupières, d'un air fin:

--N'est-ce pas sagement calculé?

Un léger sourire égaya le visage attristé de Séléna.

--Peut-être avez-vous raison, murmura-t-elle; mais c'est bien fâcheux
que vous ne soyez qu'un faux savant.

Et elle accentua son regret d'un gros soupir.

En ce moment Ossipoff se retourna vers le jeune homme.

--Et quand vous proposez-vous de partir? demanda-t-il.

--J'ai retenu ma cabine à bord d'un bâtiment américain qui quitte le
Havre après demain matin...

--Sitôt! exclama Séléna.

--Dans quinze jours je serai à Colon; je traverserai l'isthme de Panama
en chemin de fer et je me rembarquerai sur l'autre côté pour Guayaquil;
de là j'irai à cheval jusqu'à Quito où j'organiserai le convoi qui vous
sera nécessaire pour le transport de votre matériel; le premier février
prochain je serai au sommet du Cotopaxi, j'essaierai le sismographe et
de Guayaquil je vous ferai connaître le résultat de mon expérience, quel
qu'il soit.

--En caractères brouillés, n'est-ce pas! s'écria Ossipoff.

--Naturellement. Si Martinez da Campadores ne s'est pas trompé dans ses
calculs et si je reconnais les signes précurseurs d'une prochaine
éruption, vous prenez aussitôt la mer avec le navire que vous aurez
frété; en doublant à toute vapeur le cap Horn, vous pourrez être à
Guayaquil vers le premier mars et le 10 du même mois nous pourrons être
réunis dans le cratère du Cotopaxi.....

Fricoulet ajouta, en coulant vers l'ex-diplomate un regard singulier et
qu'eût sans doute donné beaucoup à penser au vieux savant:

--A moins, toutefois, qu'il ne survienne quelque incident que nous ne
prévoyons pas.....

Ossipoff haussa les épaules et, sans tenir compte de l'observation de
l'ingénieur, poursuivant la phrase de M. de Flammermont, il dit:

--Et en comptant une douzaine de jours pour l'appropriation de la
cheminée, le remontage du wagon et de toutes les pièces métalliques,
nous serons trois jours avant l'explosion prédite, prêts à nous élancer
dans les espaces intersidéraux!

En prononçant ces mots, il avait, dans un mouvement vraiment majestueux,
dressé le bras vers le ciel, du geste d'un guerrier désignant les
contrées qu'il s'apprête à conquérir.

[Illustration]




CHAPITRE VIII

OÙ IL EST DÉMONTRÉ UNE FOIS DE PLUS QUE FÉDOR SHARP EST UN GREDIN


[Illustration]

C'était le 29 janvier; il était deux heures de l'après-midi, et dans la
salle à manger de l'_Hôtel Royal_, à Brest, M. Ossipoff fumait son
cigare en compagnie de Fricoulet.

Séléna, assise près de la fenêtre, laissait ses regards errer à travers
la forêt de mâts qui hérissaient l'horizon; mais sa pensée était bien
loin, par delà les mers, près du cher absent.

--Savez-vous, père, dit-elle tout à coup en se retournant, que voici
près d'un mois que M. de Flammermont est parti?

--Un mois, en effet, fillette, répondit le vieux savant; la semaine ne
se passera certainement pas sans que nous ayons de ses nouvelles.

La jeune fille eut une petite moue.

--Il me semble, fit-elle, qu'il eût pu nous en donner déjà!

Fricoulet, qui était penché sur une carte de l'Atlantique, releva la
tête.

--En admettant que le voyage se soit effectué sans encombre et qu'aucune
difficulté imprévue ne l'ait retardé, Gontran est arrivé là-bas
avant-hier seulement... Eh bien! il lui a fallu le temps de faire
l'expérience sismographique, d'expédier la dépêche... En outre, il y a
la transmission télégraphique... Bref, en supposant qu'il n'ait pas
perdu une heure, une minute, nous ne pouvons recevoir de ses nouvelles
avant quarante-huit heures, au moins.

--Quarante-huit heures! murmura Séléna, c'est bien long.

--A moins, fit joyeusement Fricoulet, que le petit Cupidon ne lui ait
prêté ses ailes pour aller plus vite... mais ces choses se passaient aux
temps mythologiques et notre prosaïque époque n'est pas digne que les
dieux descendent de l'Olympe!

La jeune fille frappa impatiemment le sol de la pointe de sa bottine.

--Ah! monsieur Fricoulet, dit-elle, on voit bien que vous n'avez pas,
comme votre ami Gontran, la tête remplie de notions scientifiques...
vous plaisantez tout le temps.

Ce disant, elle souriait malicieusement pour répondre au regard de
reproche que lui lançait le jeune ingénieur.

[Illustration]

--Dites donc, monsieur Fricoulet, fit Ossipoff, sommes-nous complètement
prêts à partir?

--Depuis hier soir tout est terminé, monsieur Ossipoff; les dernières
caisses ont été arrimées devant moi; j'ai donné l'ordre de tenir la
machine sous pression, en sorte que deux heures après avoir reçu la
dépêche de Gontran,--en admettant toutefois qu'elle soit favorable,--la
_Maria-Séléna_ pourra prendre la mer.

Et il ajouta _in petto_:

--Voilà bien de l'argent dépensé et dépensé en pure perte... Il eût
mieux valu pour Gontran que le vieux transformât ses pierreries en
bonnes rentes 3% plutôt que de les dissiper en folies irréalisables...
Enfin, heureusement que cette comédie va prendre fin... Gontran, lorsque
je l'ai quitté, paraissait avoir compris mes raisonnements... Il va
télégraphier de là-bas que le sismographe n'a donné aucun résultat et
que le Cotopaxi est un volcan éteint... Ossipoff s'en prendra à Martinez
Campadores, le traitera de crétin et d'idiot, ce dont l'autre se moque
pas mal, puisqu'il est enterré depuis nombre d'années... Puis Gontran,
revenu, épousera Séléna, ce qui sera sa punition pour tout le temps
qu'il m'a fait perdre.

Et pendant qu'il monologuait de la sorte, le jeune ingénieur considérait
d'un oeil railleur Ossipoff qui pointait avec attention sur de longues
feuilles de papier la liste de tous les objets que la petite troupe
emportait avec elle.

Soudain Séléna poussa un cri.

--Père, dit-elle, père, voici un employé du télégraphe qui vient de ce
côté.

Le vieillard abandonna sa besogne et d'un bond fut près de sa fille.

--Il entre à l'hôtel, murmura-t-elle d'une voix tremblante.

--Mais nous ne sommes pas les seuls habitants de l'_Hôtel Royal_,
objecta Fricoulet d'un ton ironique.

Cependant, agité, sans trop savoir pourquoi, d'un pressentiment, il
s'apprêtait à courir aux nouvelles, lorsque la porte s'ouvrit et un
garçon entra:

--Une dépêche pour M. Ossipoff, dit-il.

Le vieux savant se précipita, saisit le papier bleu, le décacheta d'un
doigt fébrile et avidement en parcourut le contenu.

--Hurrah! cria-t-il en agitant en l'air ses bras dans un geste
désordonné; hurrah! pour le Cotopaxi... Hurrah! pour Gontran de
Flammermont!

Puis, brisé par l'émotion, il tomba sur une chaise, le visage tout pâle,
les lèvres bleuies, les paupières presque closes.

--Mon père! fit Séléna prise d'inquiétude en se précipitant vers le
vieillard.

Fricoulet, lui, demeurait immobile, les pieds cloués au plancher, dans
une attitude hébétée.

--Pauvre homme, pensait-il, le renversement de toutes ses espérances
vient de le rendre fou instantanément... Peut-être bien, si Gontran
l'eût tentée, l'expérience eût-elle donné de bons résultats.

Et, pris de remords, il ajouta:

--Sapristi! si c'était à refaire, je conseillerais à Gontran d'aller
jusqu'au Cotopaxi et d'essayer le sismographe; les hasards sont si
grands... peut-être cet instrument aurait-il donné les résultats qu'on
attendait de lui.

Et tout navré, tout furieux contre lui-même, il s'approcha à son tour de
Mickhaïl Ossipoff qui commençait à revenir à lui.

--Pauvre monsieur Ossipoff, murmura-t-il en lui prenant la main.

Le vieillard poussa un profond soupir, ouvrit les yeux, puis brusquement
se redressa, sauta sur ses pieds en s'écriant:

--Hurrah! hurrah! pour Gontran de Flammermont!

--Allons bon, pensa Fricoulet, voilà que cela recommence!

--Mon cher monsieur Fricoulet, dit Ossipoff, voulez-vous courir jusqu'au
port, dire au capitaine de la _Maria-Séléna_ que nous appareillons dans
deux heures... Moi, je me charge de boucler nos valises et de régler
notre compte à l'hôtel.

L'ingénieur eut un haut-le-corps désordonné. Décidément le vieillard
avait bien la cervelle détraquée.

Il attira Séléna à lui, d'un clignement d'yeux.

--Votre père ne me paraît pas dans son état normal, murmura-t-il.

Ce fut au tour de Séléna de tressaillir.

--Que voulez-vous dire? demanda-t-elle sans cesser d'examiner Ossipoff
qui, fiévreusement, s'occupait à mettre en ordre les paperasses éparses
sur la table.

--Ceci: c'est que cette dépêche a dû porter à votre père un coup
terrible et qu'il faudrait aviser.

--Aviser à quoi?

--Je ne sais trop... En tous cas nous ne pouvons le laisser en cet état.

La jeune fille regarda Fricoulet; un doute venait de se glisser soudain
dans son esprit sur le bon équilibre des facultés mentales de
l'ingénieur.

Comme ils étaient tous les deux l'un près de l'autre, Ossipoff se
retourna et, remarquant leur attitude embarrassée, demanda:

--Eh bien! qu'avez-vous à rester là, tous deux immobiles comme des
termes?... Monsieur Fricoulet, vous devriez déjà être parti; quant à
toi, Séléna, tu ferais bien mieux de m'aider un peu... Voyons,
qu'avez-vous? que vous dites-vous?

[Illustration: La Maria-Séléna.]

--C'est la dépêche, père, répondit la jeune fille; vous ne nous avez pas
montré la dépêche de M. de Flammermont, alors je disais à M.
Fricoulet que sans doute vous nous cachiez quelque chose... que
peut-être M. de Flammermont est malade... blessé...

Vivement Ossipoff sortit la dépêche du portefeuille dans lequel il
l'avait déjà serrée et, la tendant à Séléna:

--Tiens! lis, dit-il, et rassure-toi.

La jeune fille parcourut d'un rapide coup d'oeil le papier administratif
et le passa à Fricoulet en demandant à voix basse:

[Illustration]

--Je ne comprends plus ce que vous vouliez dire?... Cette dépêche n'a pu
que causer à mon père une grande joie.

Fricoulet se frottait énergiquement les yeux.

--J'ai la berlue, pensait-il, j'ai mal lu ou bien Gontran a été frappé
là-bas d'aliénation mentale.

Et il relut une troisième fois ces mots:

«Prédiction Martinez Campadores parfaitement juste. Sismographe indique
éruption prochaine. Partez sans perdre de temps. Amitiés.--Flammermont.»

Et il restait là, immobile, atterré, roulant la dépêche entre ses
doigts, se creusant la cervelle pour chercher à comprendre pourquoi
Gontran avait agi ainsi.

--Je ne puis mettre sa conduite que sur le compte d'une insolation,
pensa-t-il; en tous cas, il faut aller jusqu'au bout et du moment qu'il
dit de partir... il faut partir... Je souhaite seulement que nous
arrivions à temps pour éviter une catastrophe.

--Eh bien! monsieur Fricoulet! cria Ossipoff.

--Voilà, monsieur, voilà, répondit le jeune ingénieur en se précipitant
vers la porte; je cours au port et, quand vous arriverez, la
_Maria-Séléna_ sera prête à lever l'ancre.

       *       *       *       *       *

Quinze jours après, grâce aux vents qui soufflaient du nord-est, la
goëlette parvint à Aspinwall; le matériel, soigneusement emballé dans
d'énormes caisses, fut embarqué en grande vitesse sur le chemin de fer
de Panama; de l'autre côté de l'isthme, on le rechargea sur le
_Salvador-Urquiza_, caboteur de 500 tonnes qui devait le transporter à
Tacames, sur la rivière de Las Esmeraldas; là, un bateau à vapeur le
conduirait à Quito, au centre du massif montagneux des Andes, moins
éloigné que Guayaquil du Cotopaxi.

Or, le 24 février, vers huit heures du soir, comme Fricoulet accoudé sur
le bastingage de l'arrière, fumait un excellent cigare, tout en suivant
d'un oeil rêveur les blancs moutonnements formés par l'hélice dans les
flots clairs du Pacifique, soudain une lumière intense irradia
l'horizon, jetant sur la surface de l'océan comme une lueur d'incendie.

Pendant une seconde tout fut rouge, l'horizon, le ciel, la mer; le
bâtiment lui-même parut teint de sang; puis la lueur disparut, tout
redevint sombre, plus sombre encore qu'auparavant.

[Illustration]

Fricoulet, comme mû par un ressort, s'était redressé et d'un bond
s'était précipité à l'entrée des rouffles.

--Ossipoff! cria-t-il, Ossipoff!

Mais sans doute le vieux savant, par le hublot de sa cabine, avait lui
aussi, assisté à l'étrange phénomène car il escaladait quatre à quatre
les marches de l'escalier accompagné de Séléna; derrière eux venait le
capitaine, suivi d'une partie de l'équipage.

--Qu'arrive-t-il? demanda Mickhaïl Ossipoff en entraînant Fricoulet vers
le bordage.

--Là-bas! là-bas! répliqua le jeune ingénieur en étendant le bras vers
le point de l'horizon qui venait de s'embraser si soudainement. Comme il
achevait ses mots, un bruit effroyable, monstrueux éclata, semblable à
l'explosion de cent batteries d'artillerie tonnant ensemble; puis une
subite tempête s'abattit sur le navire arrachant ses voiles, tordant ses
mâts, tandis que les vagues soulevées par une force inconnue, se
dressaient semblables à des montagnes, soulevant à une vertigineuse
hauteur le malheureux bâtiment pour le laisser ensuite retomber dans des
gouffres insondables.

Le ciel, cependant, demeurait pur, scintillant de mille étoiles, comme
par une nuit de printemps.

[Illustration]

Tout à coup, le vent tomba, les vagues s'apaisèrent, l'atmosphère
redevint calme et sur la mer, figée comme une nappe d'huile, le navire
poursuivit sa route.

Ossipoff que son sang-froid n'abandonnait jamais, surtout lorsqu'il
s'agissait de constatations scientifiques, consulta sa montre; cet
étrange cyclone avait duré juste deux minutes.

Tout le monde à bord se taisait; passagers et matelots, encore sous
l'impression de cet incompréhensible cataclysme, se regardaient,
tremblants, épouvantés.

Fricoulet fut le premier qui reprit ses sens.

--Ma parole, s'écria-t-il, on viendrait me dire que nous avons subi le
contre-coup d'une éruption volcanique que je n'en serais nullement
étonné.

Une exclamation douloureuse lui répondit:

--Le Cotopaxi!

Et Ossipoff, les yeux hagards, les cheveux en désordre, se tenait
cramponné au bastingage, la face tournée vers l'horizon.

Séléna courut à lui.

--Père! cher père! bégaya-t-elle toute tremblante et le coeur serré par
une inexprimable angoisse, que voulez-vous dire?

--Je dis que les pressentiments de M. Fricoulet sont justes; que la
lueur que nous avons aperçue et que le bruit que nous avons entendu sont
produits par une éruption du Cotopaxi dont quelques centaines de
kilomètres à peine nous séparent.

Le jeune ingénieur s'empressa, ému par la douleur du vieillard.

--En vérité, dit-il, pensez-vous que ce soit là la cause de la tempête
qui s'est abattue sur nous?... en disant cela, je parlais un peu au
hasard...

Ossipoff secoua la tête.

--Hélas! répliqua-t-il, ce n'est que trop probable... par suite d'un
cataclysme souterrain que nul ne pouvait prévoir, l'éruption prédite par
Martinez da Campadores pour le mois prochain, vient de se produire.

Et il ajouta d'une voix brisée:

--Décidément la fatalité me poursuit et s'obstine à réduire mes projets
à néant.

Tout à coup Séléna poussa un cri terrible et s'abattit entre les bras de
son père, secouée par des sanglots convulsifs.

[Illustration]

--Séléna! ma chère fille, fit le vieux savant épouvanté, qu'as-tu?
pourquoi ces pleurs?

La jeune fille sanglota de plus belle.

Mickhaïl Ossipoff et Fricoulet, muets tous les deux, assistaient à
l'explosion de cette douleur, n'en pouvant deviner les causes et se
sentant impuissants à la calmer.

Ossipoff se bornait à répéter le plus tendrement possible les épithètes
que son affection paternelle lui faisait monter du coeur aux lèvres.

--Mais enfin, qu'as-tu ma fille chérie? demanda-t-il, profitant d'un
instant où les sanglots de Séléna semblaient s'apaiser.

Alors au milieu des pleurs, des gémissements de la jeune fille,
Fricoulet entendit ces mots.

--Le Cotopaxi!..... Gontran! oh! mon cher Gontran!

--Que dit-elle? demanda Ossipoff qui n'avait pas saisi le sens de ces
paroles inintelligibles.

Le jeune ingénieur fronça le sourcil et soudain ses traits se
contractèrent sous l'empire d'une violente émotion.

--Gontran! s'écria-t-il... ah! le malheureux!

Et ses bras retombèrent le long de son corps, dans un geste
d'accablement et de désespoir.

Et, voyant Ossipoff qui l'interrogeait du regard:

--Ah! gronda-t-il, vous ne comprenez pas que si le Cotopaxi a fait
éruption, Gontran a certainement péri enseveli sous les laves... tout à
votre égoïsme de savant, vous ne voyez dans cette catastrophe que la
ruine de vos espérances; votre fille, elle, y voit la mort de son fiancé
et moi celle de mon meilleur ami.

Et il ajouta:

--Vous l'avez envoyé à la mort... il est victime de votre folie et vous
n'avez pas un seul regret pour lui!...

Et Fricoulet se détournant, cacha son visage dans ses mains pour
dissimuler les larmes sincères qui ruisselaient le long de ses joues.

Ossipoff était atterré; sur le premier moment, en effet, son esprit
n'avait été frappé que d'une chose: l'anéantissement de ses espérances;
l'idée que Gontran avait pu trouver la mort, et quelle mort! dans les
laves brûlantes du volcan, ne s'était même pas présentée à lui; mais,
maintenant, il se sentait au coeur une douleur poignante, à la pensée
que cet aimable garçon dont il avait su apprécier les qualités et qu'il
aimait déjà à l'égal de son fils, que Gontran avait péri.

Oui, Fricoulet avait raison; c'est lui qui avait causé la mort du jeune
comte et brisait à tout jamais le coeur de sa fille, de cette Séléna
adorée pour le bonheur de laquelle il eût donné jusqu'à la dernière
goutte de son sang.

Alors, accablé, il tomba à genoux sur le pont et prenant entre ses mains
tremblantes les mains de Séléna:

--Ma fille, murmura-t-il, pardonne-moi... oui, je suis un fou, oui, je
suis un misérable, puisque j'ai laissé envahir mon âme par l'amour de la
science, alors qu'elle ne devait être pleine que d'affection pour toi.

Les larmes de Séléna redoublèrent; quant à Fricoulet, ému de l'attitude
désespérée du vieillard et regrettant déjà les dures paroles qu'il lui
avait adressées, il s'approcha de lui, le saisit par les épaules et le
relevant:

--Non, monsieur Ossipoff, dit-il, non, vous n'êtes pas un misérable,
non, vous n'êtes pas un fou... et votre fille vous pardonne la mort de
son fiancé comme je vous pardonne, moi, la mort de mon ami.

Le vieillard le regarda et balbutia:

--Bien vrai?

--Voici ma main, répondit Fricoulet simplement.

Ossipoff serra vigoureusement la main que lui tendait l'ingénieur; puis
se tournant vers sa fille:

--Et toi, Séléna? demanda-t-il tout bas, me pardonnes-tu aussi?

Pour toute réponse la jeune fille se jeta dans les bras de son père qui
la tint longtemps embrassée.

Tout à coup, Fricoulet partit d'un large éclat de rire et posant sa main
sur l'épaule du vieillard:

--Voulez-vous que je vous dise quelque chose? s'écria-t-il... eh bien!
nous sommes tous des imbéciles!...

Ossipoff le regarda avec des yeux que l'ahurissement grandissait.

--Que signifie? murmura-t-il.

--Cela signifie que le phénomène auquel nous venons d'assister ne peut
être attribué à une éruption du Cotopaxi.

Séléna se redressa et se jetant sur les mains de l'ingénieur:

--Oh! parlez, monsieur Fricoulet, parlez... ce que vous dites peut-il
être possible?

--Tout ce qu'il y a de plus possible, mademoiselle et voici pourquoi:
nous sommes en ce moment, si je ne me trompe, à peu près par 83° 30" de
longitude à l'ouest du méridien de Paris et par 4° de latitude nord...
eh bien! le Cotopaxi est situé, par rapport à nous, au sud-est. Or,
c'est par la hanche de bâbord que le phénomène est apparu, c'est-à-dire
en plein ouest... les Cordillères ne sont pas par là, que je sache.

Il n'acheva pas; le vieux savant s'était impétueusement jeté sur lui et
le serrait dans ses bras:

--Oh! mon ami! mon fils! s'écria-t-il, vous me rendez la vie!

[Illustration: L'île de Malpelo.]

Séléna, de son côté, lui avait de nouveau saisi les mains.

--Et à moi, dit-elle, vous me rendez Gontran!

--Mais alors, demanda Ossipoff, qu'est-ce que c'était que ce cataclysme?

--Peut-être un volcan sous-marin?...

--Ou bien la chute de la foudre!...

--A moins que ce ne soit un navire sautant en pleine mer!

Chacun donnait son opinion, mais le vieux savant hochait la tête.

--Je ne vois guère qu'un moyen de nous édifier sur la cause de ce
phénomène surprenant, dit Fricoulet.

--Et ce moyen, mon ami? demanda Ossipoff qui commençait à s'humaniser
avec le jeune ingénieur.

--C'est d'y aller voir; mettons le cap à l'ouest et marchons à toute
vapeur jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelque chose.

Le capitaine, consulté, fit aussitôt changer la direction du navire;
mais la nuit se passa sans que la vigie eût signalé à l'horizon autre
chose que les flots de la mer qui s'étendaient à l'infini.

[Illustration]

A l'aube, Fricoulet qui n'avait pas quitté le pont, sondant l'obscurité
à l'aide d'une lunette marine, Fricoulet fut le premier à demander à ce
qu'on remît le cap au sud-est.

Tout à coup, dans les huniers, une voix, celle d'un gabier, cria:

--Terre à bâbord!

Tout le monde tressaillit; Fricoulet sauta sur une lunette qu'il braqua
dans la direction indiquée.

--En effet, dit-il, il me semble voir là-bas, très loin, à l'horizon, un
petit point noir; quant à distinguer si ce point est un navire, une
terre ou seulement un nuage, cela, je ne le puis.

Le capitaine, penché sur sa dunette, étudiait lui aussi le point
signalé.

--Le matelot a raison, fit-il, c'est bien une terre que nous voyons
là... alors, que faisons-nous?...

--Marchons dessus à toute vapeur... il faut que nous en ayons le coeur
net... ce sont quelques heures de perdues... mais peut-être
trouverons-nous là un renseignement important au point de vue
scientifique.

Ossipoff ayant ainsi parlé, le capitaine fit augmenter la pression et le
navire fila droit sur la terre indiquée.

--Je ne savais pas, fit Ossipoff, qu'il y eût une terre quelconque dans
cette partie du Pacifique.

Le capitaine, qui consultait sa carte, répondit:

--Nous devons avoir là l'île de Malpelo, qui appartient à la Colombie;
c'est un roc aride et inhabité, le sommet, sans doute, d'une montagne
sous-marine.

Pendant deux heures, on marcha à toute vapeur et peu à peu on aperçut
plus distinctement, émergeant à peine des flots, une langue de terre
basse et où la lunette ne faisait apercevoir aucune trace de végétation.

[Illustration]

Soudain, le capitaine fit stopper; il ne connaissait qu'imparfaitement
ces parages et ne se souciait pas de crever la coque de son navire sur
des rocs qui pouvaient exister à fleur d'eau.

--Ces messieurs, demanda-t-il, se proposent-ils de pousser plus loin
l'aventure?

--Parbleu, riposta Fricoulet, nous voulons descendre à terre.

Un commandement retentit et quelques minutes après, un des canots du
bord dansait sur les vagues, monté par quatre rameurs.

--M'accompagnez-vous, monsieur Ossipoff? cria le jeune ingénieur en
prenant place à l'arrière de l'embarcation.

Sans répondre, le vieux savant descendit les échelons de corde et
s'assit à côté de son compagnon.

Alors on lâcha l'amarre, les avirons s'abattirent sur les flots avec un
ensemble merveilleux, et le canot fila comme une flèche dans la
direction de la terre.

Mais à mesure que l'on s'approchait du rivage, on rencontrait des épaves
en grande quantité: des herbes, des arbustes, des troncs d'arbres et
jusqu'à des cadavres d'animaux; même Fricoulet crut reconnaître le corps
d'un homme horriblement mutilé.

--Tiens! pensa-t-il, le capitaine prétendait que cette île était
inhabitée; il n'y paraît pas.

Ossipoff, lui, était sombre et silencieux; on eût dit que, depuis
quelques instants, son esprit était en proie à une grande préoccupation.

Enfin, on aborda sur une plage de cailloux, crevassée en maints endroits
et formant des ravins profonds.

Fricoulet se baissa et constata que ces crevasses étaient de formation
toute récente.

--Oh! oh! pensa-t-il, nous sommes certainement, ainsi que le disait le
capitaine, sur le sommet d'un volcan sous-marin et c'est à une éruption
que nous avons assisté hier... pourvu qu'il ne s'en produise pas une
nouvelle en ce moment... c'est tout ce que je demande.

Puis, laissant le canot à la garde des rameurs, ils avancèrent dans
l'intérieur de l'île, constatant à chaque pas les traces d'une
perturbation toute récente du sol.

Et plus il allait, plus Fricoulet se demandait comment l'homme pouvait
vivre sur cette terre brûlée du soleil, privée de toute végétation et
située en dehors de la route des navires.

--Et cependant, pensait-il, cette île était habitée, puisque nous avons
rencontré des cadavres.

Ossipoff, lui, s'enfermait dans un silence absolu.

Soudain, il s'arrêta, releva la tête et regardant l'ingénieur bien en
face:

--Ne sommes-nous pas aujourd'hui le 25 février? demanda-t-il.

--En effet... mais pourquoi cette question?

--Vous savez que dans trois jours la lune passe au zénith, et, en même
temps, à son périgée, au point le plus rapproché de la terre?

--Oui, je sais cela... mais je ne comprends pas.

Le vieillard fut sur le point de répondre, mais ses lèvres se
refermèrent et il se remit en marche, plus sombre encore et plus
taciturne.

Ils gravissaient en ce moment un petit monticule élevé de quelques
mètres au-dessus du niveau de la mer; ils espéraient, du haut de cet
observatoire naturel, jeter un regard d'ensemble sur cet îlot.

Fricoulet, qui était arrivé le premier au sommet, s'écria:

--Un homme!... un homme!...

--Mort? demanda Ossipoff.

--Non pas, vivant... tellement vivant qu'il accourt vers nous à toutes
jambes.

Un homme en effet, tête nue, les vêtements en lambeaux, arrivait de
toute la vitesse de ses jambes, semblant fuir un danger terrifiant.

--Sauvez-moi! sauvez-moi! cria-t-il en anglais.

Il fit encore, tout trébuchant, les quelques mètres qui le séparaient de
Fricoulet et de son compagnon, puis, exténué de fatigue, haletant, il
roula sur le sol à leurs pieds, répétant d'une voix affolée:

--Sauvez-moi! sauvez-moi!

Eux le considéraient curieusement, apitoyés par l'état misérable en
lequel ils le voyaient, souillé de boue et de sang, le visage bouleversé
par une indicible terreur, les yeux roulant effarés presque hors de la
tête.

--Farenheit! s'écria soudain Ossipoff d'une voix terrible, Jonathan
Farenheit!

Ces mots parurent faire sur le malheureux une singulière impression; il
se redressa lentement, passa ses mains tremblantes sur son front, comme
pour en chasser la terreur qui l'obsédait; puis tout à coup, ses traits
convulsés par l'affolement se rassérénèrent, son regard perdit sa fixité
de brute et dans la prunelle un rayon d'intelligence brilla.

Il leva les yeux vers les deux compagnons et murmura:

--Jonathan Farenheit! c'est moi; oui, c'est ainsi que je m'appelle...
mais comment savez-vous mon nom et qui êtes-vous, vous-mêmes?

Ossipoff était devenu tout pâle.

--Vous souvenez-vous de votre conférence à l'observatoire de Nice et
avez-vous conservé la mémoire de Mickhaïl Ossipoff? dit-il.

L'Américain jeta un cri terrible et saisissant la main du vieillard:

--Ah! c'est la Providence qui vous envoie! dit-il... Si vous saviez, le
monstre! le bandit! le gredin!

--Qui?... de qui parlez-vous? demandèrent ensemble Ossipoff et
Fricoulet.

--Venez, venez!... vous verrez!

Il prit le bras du vieux savant et l'obligeant ainsi à le suivre, il se
mit à courir jusqu'à deux cents mètres de là, en un endroit où le sol
paraissait plus bouleversé, plus ravagé qu'en aucune autre partie de
l'île.

L'ingénieur et son compagnon ne purent retenir un cri d'horreur, à la
vue du spectacle hideux qui s'offrait à eux.

Le sol était jonché de débris sans nom: ferrures tordues, planches
calcinées, au milieu desquelles une quarantaine de cadavres
épouvantablement mutilés gisaient: on eût dit une mer de sang dans
laquelle nageaient des bras hachés, des jambes brisées, des intestins
déchiquetés, des têtes fracassées.

Les deux hommes sentirent une sueur froide leur inonder les membres et
instinctivement ils se détournèrent de cet épouvantable charnier.

Fricoulet, le premier, reconquit une partie de son sang-froid.

--Mais qu'est-il donc arrivé? demanda-t-il à Farenheit; quel formidable
fléau s'est abattu sur ces malheureux?

--Éloignons-nous d'ici, d'abord, répondit l'Américain en entraînant ses
compagnons; je vous ferai ensuite le récit de cette horrible
catastrophe.

Mais, au bout de quelques pas, ses forces l'abandonnèrent, ses jambes
fléchirent sous lui et, si Fricoulet ne l'eût saisi aux épaules, le
malheureux eût roulé à terre.

--C'est le contre-coup, murmura Ossipoff, en voyant Farenheit devenir
subitement tout pâle et fermer les yeux.

--Le mieux est je crois que nous le transportions au canot, fit le jeune
ingénieur; plus vite nous regagnerons le bord et plus vite nous pourrons
lui donner les soins que réclame son état... sans compter que nous avons
perdu près de vingt-quatre heures et qu'il nous faudra, coûte que coûte,
les rattraper.

Mickhaïl Ossipoff saisit Farenheit par les jambes, Fricoulet l'empoigna
par les épaules et d'une marche rendue difficile et pénible par le
bouleversement du sol, ils se dirigèrent vers l'endroit du rivage où ils
avaient laissé l'embarcation et les rameurs.

Une heure après, le _Salvador Urquiza_ reprenait sa route à toute vapeur
et Jonathan Farenheit, couché dans le propre lit d'Ossipoff, dormait
d'un profond sommeil.

Le vieux savant avait voulu veiller lui-même le malade; anxieux de ce
récit qui lui avait été promis, il voulait être là pour le réclamer le
premier, aussitôt que la cervelle de l'Américain serait rouverte à
l'intelligence et que ses lèvres pourraient articuler des paroles
compréhensibles.

Tout à coup, au milieu de la nuit, comme Ossipoff, étendu dans un
fauteuil d'osier, commençait à s'assoupir au bercement du navire, des
lèvres du malade un mot s'échappa, vague et confus, mais qui cependant
fit bondir le vieillard.

--Sharp! avait dit Farenheit.

Et il répéta à plusieurs reprises:

--Sharp! ah! bandit!... ah! misérable!

Ossipoff se pencha sur le lit; Farenheit dormait et, sous l'impression
du cauchemar, prononçait des mots sans suite et sans signification.

Brutalement, le vieux savant secoua le malade; celui-ci ne bougea pas et
continua son somme.

Alors Ossipoff courut à la cabine de Fricoulet et heurta à la porte avec
une vigueur telle que le jeune ingénieur, réveillé en sursaut, accourut
tout effaré:

--Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demanda-t-il encore tout endormi, en
apparaissant sur le seuil de sa chambre... le feu est-il au navire? ou
bien coulons-nous?

[Illustration]

--Rien de tout cela, répondit Ossipoff d'une voix tremblante, c'est
Farenheit...

--Est-ce qu'il est mort? s'écria le jeune homme réveillé tout à fait.

--Non... mais il vient, dans son sommeil, de prononcer un nom...

--Eh bien?

--Eh bien! habillez-vous et venez me retrouver; j'aime autant ne pas
être seul.

[Illustration: Aristarque et Hérodote, les montagnes étincelantes.]

Intrigué, presque inquiet de l'allure étrange du vieillard, Fricoulet se
vêtit à la hâte et courut à la cabine de Farenheit, où il trouva
Ossipoff courbé sur le malade et épiant anxieusement le mouvement de
ses lèvres.

Le jeune ingénieur, on s'en souvient, était quelque peu médecin;
doucement il écarta Ossipoff, puis, prenant entre son pouce et son index
le poignet de l'Américain, il se mit à compter les pulsations.

--La fièvre est presque tombée, murmura-t-il au bout d'un instant.

Et sortant de sa poche une petite pharmacie de voyage, il y prit une
fiole dont il versa une partie du contenu entre les lèvres du malade.

Celui-ci demeura quelques secondes immobile; puis, soudain, sa bouche
s'ouvrit toute grande pour livrer passage à un soupir bruyant; ensuite
ses paupières se mirent à battre nerveusement et se levèrent, découvrant
l'oeil anormalement dilaté, tandis que les pommettes se rosissaient un
peu.

[Illustration]

L'Américain promena à travers la cabine ses regards vagues d'abord, qui
s'arrêtèrent ensuite sur Ossipoff et sur son compagnon; un moment il les
considéra comme s'il ne les reconnaissait pas; puis, tendant les bras
vers eux:

--Mes sauveurs, balbutia-t-il.

Avec l'aide de Fricoulet, il se dressa sur son séant, passa à
différentes reprises ses mains sur son front, comme pour y rappeler sa
mémoire envolée; soudain ses traits se contractèrent et il murmura d'une
voix étranglée:

--Oh! c'est horrible!... c'est horrible!

--Quoi? demanda Ossipoff tout anxieux... parlez... racontez-nous ce qui
vous est arrivé.

--Oui, oui, je me rappelle maintenant... hier, après que vous m'avez
sauvé, j'ai voulu vous faire le récit de cette épouvantable chose... et
puis... je ne me souviens plus.

--Oui, répliqua Fricoulet, vous avez été un peu malade... mais
maintenant vous allez mieux.

--Écoutez, dit Farenheit... vous vous rappelez, n'est-ce pas, cette
conférence que je fis à Nice et à laquelle vous assistiez... vous
n'ignorez pas, par conséquent, qu'une société avait été formée pour
l'exploitation de précieux gisements de minerais situés dans les plaines
lunaires et que j'étais président du comité de surveillance de cette
société.

--Oui, firent ensemble Ossipoff et Fricoulet, nous savons cela, mais
qu'est-ce que cela a de commun avec l'horrible catastrophe?

--Comment! mais tout, messieurs, tout... car cette société avait acheté
les plans d'un savant russe, du nom de Fédor Sharp et plusieurs membres
du comité, moi le premier, devaient accompagner ce Sharp dans son voyage
d'exploration, destiné à nous bien convaincre _de visu_ que les analyses
spectrales ne nous avaient pas induits en erreur... eh bien!

--Eh bien? demanda anxieusement Ossipoff.

--Ce misérable... ce bandit nous a volés... il devait nous prendre comme
passagers dans cet obus que la société américaine a payé de ses
dollars... il nous a brûlé la politesse... il est parti seul et vous
avez vu ce qu'a produit la déflagration de cette poudre terrible... le
canon a éclaté... toutes nos constructions ont sauté, presque tous nos
aides ont péri... moi seul qui, par un hasard providentiel, étais dans
une autre partie de l'île, ai survécu.

Ossipoff poussa un cri terrible:

--Sharp est parti!

--Oui, riposta Jonathan Farenheit, parti pour la Lune!!!

--Ah! je suis vaincu, murmura le vieux savant en tombant accablé dans un
fauteuil.

L'Américain, lui, semblait au contraire avoir retrouvé toutes ses forces
et toute son énergie.

--Et moi, hurla-t-il en dressant dans le vide ses poings formidables, je
n'abandonne pas la partie... je le poursuivrai, ce Sharp maudit, et
jusque dans la Lune... il ferait beau voir qu'un chenapan de cette
espèce se soit joué impunément de la libre Amérique... Ah! il ne sait
pas ce que peut être la ténacité d'un fils des États-Unis!

[Illustration]

Ossipoff, la tête dans les mains, était en proie à un accablement
profond, répétant d'une voix brisée:

--Parti! il est parti!... ah! l'infâme... le voleur!...

--Mais, continua Farenheit, il n'y a pas que ce moyen d'aller dans la
lune; il est impossible qu'un homme de génie ne trouve pas un système
plus rapide de relier la terre à son satellite... Voyons, monsieur
Ossipoff, voyons, vous, monsieur... donnez-moi seulement le moyen de me
venger et je mets à votre disposition ce que ce bandit de Sharp a laissé
de dollars dans ma caisse.

--Ce moyen est trouvé, monsieur Farenheit, répliqua Fricoulet et, tels
que vous nous voyez, nous sommes en route pour l'employer.

--Et ce moyen, c'est?...

--Une éruption volcanique du Cotopaxi!

L'Américain fit un bond formidable qui le jeta presque hors de son lit.

--Hurrah! s'écria-t-il, hurrah! pour le Cotopaxi!

Le jeune ingénieur secoua la tête.

--Malheureusement, dit-il, cette éruption ne doit avoir lieu que le 28
mars et le lendemain la lune passera au zénith et au périgée,
c'est-à-dire juste à sa plus courte distance de nous, à 84,000 lieues;
elle s'éloigne ensuite et, le 28 mars, il sera, je crois, matériellement
impossible de l'atteindre.

--Eh bien! fit Jonathan Farenheit, partons tout de suite!

--Il nous faut un mois pour approprier la cheminée du volcan à sa
nouvelle destination!

[Illustration]

L'Américain poussa un juron formidable.

Ossipoff, lui, s'était redressé soudain; son visage rayonnait et ses
yeux lançaient des éclairs.

--Puisque le 28 mars est une date trop éloignée, nous avancerons
l'éruption!

--Vous dites! exclama Fricoulet ahuri.

--Un de vos compatriotes s'est écrié un jour à la tribune: «de l'audace!
de l'audace! et toujours de l'audace!» eh bien! puisque la nature ne se
prête pas d'elle-même à nos plans, nous l'y contraindrons; nous
forcerons le cratère du Cotopaxi à nous jeter dans l'espace quand il
nous conviendra et nous partirons pour la pleine lune de mars.

De nouveau Farenheit poussa un hurrah formidable qui éclata comme un
coup de tonnerre dans le silence du navire endormi, pendant que
Fricoulet grommelait en regardant Ossipoff avec une surprise mélangée
d'admiration:

--Le diable d'homme! il le fera comme il le dit... je commence à croire
que nous partirons tout de même!...

[Illustration]




CHAPITRE IX

PRÉPARATIFS DE DÉPART


[Illustration]

Au moment même où, à bord du _Salvador Urquiza_, le vieil Ossipoff se
désolait de la ruine de ses plans, tandis que Séléna pleurait la mort de
son fiancé et Fricoulet celle de son ami, Gontran de Flammermont, lui,
travaillait avec une activité fébrile à préparer tout ce qui était
indispensable au transport de ses compagnons et de leurs bagages.

En quittant le sommet du Cotopaxi, après avoir fait, à l'aide du
sismographe, les constatations télégraphiées à Ossipoff, le jeune homme
avait résolu de ne pas faire suivre à l'expédition la même voie que
lui-même avait suivie pour venir, c'est-à-dire celle de Guayaquil.

Il avait constaté en effet combien avait été périlleuse et longue la
route de cette ville aux montagnes des Andes, sans compter qu'il doutait
fort qu'on trouvât à Guayaquil les objets nécessaires, fatalement
oubliés lors du départ d'Europe, et dont l'expédition était appelée à
avoir besoin.

[Illustration: Le cratère du Cotopaxi.]

Il résolut donc d'aller à Quito, ville située à quarante-huit kilomètres
de là, au milieu même du massif montagneux et volcanique, et d'en faire
le centre de ses opérations.

Quito est l'une des villes les plus importantes de la Colombie, bien
qu'elle soit située à 2,950 mètres au-dessus du niveau de la mer, au
sein d'une contrée désolée, aride, sous un climat âpre et glacé. Elle ne
compte pas moins de 80,000 âmes, sert de capitale au département de
l'Équateur et est le centre d'un important commerce.

Gontran fut fort surpris de trouver tant de mouvement et d'animation
dans cette cité perdue au milieu des plus hautes montagnes du globe; il
ignorait que les habitants de Quito sont renommés comme les plus affamés
de plaisirs parmi tous les indigènes de la Colombie; et cependant, leur
ville brille peu par la beauté de ses monuments et de ses rues:
l'édilité y est fort peu en honneur, et le service de voirie municipale
est chose totalement inconnue à Quito qui, en dehors de quatre routes la
mettant en communication avec le reste de l'Amérique, ne possède que des
ruelles tortueuses, inégales et sans pavage aucun.

Il y a cependant, à Quito, des églises très riches, une bibliothèque
contenant plus de cent mille volumes, une université célèbre dans toute
l'Amérique méridionale et une quantité de manufactures; au passage, le
jeune comte admira la façade de l'église des jésuites, richement
ornementée suivant les règles les plus rigoureuses du style corinthien,
et formée d'un seul bloc de pierre blanche haut de près de trente pieds.

Après avoir établi son quartier général dans un des plus luxueux hôtels
de la ville, il s'entendit avec le patron d'une de ces grandes barques
plates qui sillonnent la rivière de Las Esmeraldas, et qui mettent en
communication constante le littoral avec les Hauts-Plateaux et Quito,
afin de transporter dans cette ville Mickhaïl Ossipoff, ses compagnons
et ses bagages.

Puis il refit une fois encore le chemin du Cotopaxi, établissant, tous
les quinze kilomètres, des étapes avec relais de mules et appartements
préparés pour les voyageurs.

Cela fait, il n'eut plus qu'à attendre.

Enfin, le 26 février, il aperçut, remontant le courant à force de rames,
la grande barque qu'il avait louée; et, ne pouvant attendre le moment
où elle serait amarrée au quai, il sauta dans un canot et se fit
conduire à bord.

[Illustration]

Des bras d'Ossipoff, il passa dans ceux de Fricoulet; mais, arrivé
devant Séléna, toute rouge d'émotion et dans les yeux de laquelle une
larme de joie brillait, il s'arrêta interdit.

--Allons, dit gaiement Ossipoff, embrassez votre fiancée, vous l'avez
bien mérité.

--Si vous saviez comme j'ai eu de la peine, murmura la jeune fille, nous
vous avons cru mort!

Gontran poussa une exclamation de surprise.

--Mort!... moi! fit-il... et qui a pu vous faire croire à une si triste
chose?

En quelques mots, la jeune fille le mit au courant du surprenant
phénomène auquel avaient assisté les passagers du _Salvador-Urquiza_.

--Ah! j'ai bien pleuré, murmura-t-elle.

--Pauvre Séléna, reprit-il en lui pressant tendrement la main.

Puis, tout à coup:

--Alors, fit-il, ce brigand de Sharp est parti.

--Ah! mais nous le rattraperons, s'écria Farenheit en s'approchant.

A l'aspect de cet inconnu dont il ne remettait pas les traits, le comte
de Flammermont se recula, et, le toisant hautainement:

--Quel est cet homme? demanda-t-il d'un ton méfiant.

--Jonathan Farenheit, des États de New-York, répliqua l'Américain, un
homme que ce bandit de Sharp a joué et volé et qui compte sur vous pour
l'aider à mettre la main sur son voleur!

--Sur moi? s'écria Gontran.

--Inutile de dissimuler, monsieur de Flammermont; M. Ossipoff m'a tout
dit.

--Tout!

--Oui, tout...le volcan, le sismographe... et le reste... Je vois que
vous êtes non moins modeste que savant!

Et, étendant sa large main:

--Touchez-la, monsieur de Flammermont... si vous n'étiez Français, vous
seriez digne d'être Américain!

Après avoir répondu à l'étreinte du Yankee, le jeune comte s'en fut
rejoindre Fricoulet en murmurant:

--En voilà un encore pour lequel je suis un flambeau de science. C'est
jouer de malheur... jamais Fricoulet ne pourra m'aider à soutenir mon
rôle.

Et il s'apprêtait à faire part de ses appréhensions à l'ingénieur,
lorsque celui-ci lui dit d'un ton rogue:

--Eh bien! tu sais... tu es un joli farceur... Comment, avant ton départ
de France, nous convenons du texte de la dépêche qu'une fois arrivé ici
tu enverras à ce vieux fou... et voilà que tu lui télégraphies de
venir... Ah çà!... qu'est-ce que ça signifie?

--Ça signifie, mon cher ami, que, pendant la traversée, j'ai eu des
remords et qu'au lieu de demeurer tranquillement à Aspinwall, comme il
avait été convenu, puis de télégraphier à M. Ossipoff que le Cotopaxi
était un cratère éteint et qu'il n'y avait rien à faire... j'ai poussé
une pointe jusqu'au volcan... j'ai expérimenté mon sismographe...

--Le mien, si cela t'est égal, interrompit Fricoulet.

--Je te demande pardon, mon cher, je suis tellement entré dans la peau
du personnage, qu'il m'arrive parfois de prendre pour miennes tes idées
et tes inventions.

--Tu es tout pardonné... Alors ce sismographe?

--A fonctionné à merveille.

--Parbleu! si je m'attendais à cela!... Mais es-tu sûr de ne t'être pas
trompé, au moins?...

--Tu verras toi-même...

--Mais alors, ce voyage, tu es donc décidé à l'entreprendre? demanda
sérieusement Fricoulet.

--Ou du moins à tout faire pour cela... mais, au dernier moment, il
surviendra bien quelque incident qui le rendra impossible...

Le jeune ingénieur hocha la tête.

--Au dernier moment... au dernier moment... grommela-t-il... c'est bien
imprudent, car si l'incident ne survenait pas....

--Eh bien! répartit Gontran, nous partirions... nous irions voir, Séléna
et moi, si la lune de miel est plus complète de près que de loin.

Fricoulet leva les bras au ciel dans un geste désespéré.

--Oh! l'amour!... l'amour! dit-il d'un ton tragique.

Le lendemain matin, à pointe d'aube, une imposante caravane franchissait
les portes de Quito.

C'était d'abord, marchant en tête à côté du guide, Fricoulet qui
oubliait le but sidéral du voyage pour regarder, avec des yeux étonnés,
cette splendide nature équatoriale, si différente de celle de nos
climats.

Puis venait Gontran à cheval, escortant Séléna à laquelle une mule
choisie spécialement par le jeune homme servait de monture; derrière
eux, également à califourchon sur des mulets, s'avançaient, botte à
botte, Ossipoff et Jonathan Farenheit.

Ensuite, sur deux files, montés aussi sur des mulets, marchaient les
vingt-cinq mécaniciens, ajusteurs, terrassiers, maçons, etc., embauchés
à Quito par le comte de Flammermont et, tout à fait à l'arrière-garde,
sous la conduite de gens du pays, venaient une trentaine de bêtes de
charge transportant le matériel et les pièces métalliques soigneusement
emballées; en tout, quarante-cinq hommes et quatre-vingts quadrupèdes.

Après avoir marché toute la journée, on fit halte au pied du cône
supérieur: on déchargea les mulets et on campa pour passer la nuit; il
s'agissait, dès l'aube, de franchir un kilomètre au moins à travers les
neiges éternelles, et c'est ce à quoi la journée du lendemain tout
entière fut consacrée.

En quittant, la première fois, le sommet de Cotopaxi, Gontran avait eu
soin de préparer l'escalade des pics en laissant derrière lui,
accrochées aux rochers par des crampons de fer, de fortes et longues
échelles de corde.

[Illustration]

En dix heures, on grimpa cinq à six cents mètres, hissant après soi les
bagages au moyen d'un ingénieux système de poulies, et on se préparait à
continuer l'escalade lorsque Fricoulet, qui de son oeil perçant
fouillait chaque anfractuosité de rocher, aperçut une ouverture à
travers les monstrueuses roches entassées dans ce titanesque chaos;
toute la troupe se glissa dans ce souterrain tortueux creusé par les
laves incandescentes et les matières éruptives en fusion; après une
heure de marche, Fricoulet, qui marchait en tête, poussa d'une voix
retentissante, un hurrah répercuté par les échos. Il venait de
déboucher dans le cratère même du volcan.

Mickhaïl Ossipoff se précipita vers les _cheminées_, gueules effroyables
du géant aux entrailles de feu, et ses regards essayèrent d'en sonder
les sombres profondeurs; mais il ne vit rien que des gouffres terribles
dont jamais les ténèbres éternelles n'avaient été troublées par aucun
rayon solaire.

Dès le lendemain, grâce à la vigilance de Fricoulet, tout le monde fut
sur pied à quatre heures du matin.

Il s'agissait d'abord de déterminer celle des cheminées du volcan que
l'on transformerait en canon: plusieurs furent successivement éliminées
comme trop larges ou trop tortueuses par le jeune ingénieur, qui finit
par arrêter son choix sur la cheminée du milieu; elle ne mesurait pas
plus de cent pieds de diamètre.

Mais, sans s'en remettre à la sonde qui accusait 4,000 pieds de
profondeur, soit 1,333 mètres, Fricoulet résolut d'aller explorer
lui-même l'âme de ce prodigieux canon.

A ce sujet, une légère discussion s'éleva entre lui et M. de Flammermont
qui réclamait, comme lui revenant de droit, l'honneur de descendre au
fond du cratère.

Il brûlait, en effet, du désir de se signaler, en présence de Séléna,
par quelque acte de folie ou d'héroïsme.

--Voyons, dit tout à coup Fricoulet, je prends comme juge M. Ossipoff
lui-même; à lui de décider s'il t'appartient, à toi qui es, après lui,
l'âme de l'expédition, d'en compromettre le résultat en t'exposant à
quelque accident.

Il avait prononcé ces mots d'un ton convaincu, tout en adressant à son
ami un sourire railleur.

Gontran voulut discuter, mais le vieux savant lui coupa la parole:

--M. Fricoulet a raison, dit-il, et je m'oppose formellement à ce que
vous fassiez cette descente.

Le jeune ingénieur, sans plus tarder, tourna les talons et fit ses
préparatifs pour cette périlleuse expédition.

Une sorte de pont volant fut installé en travers de l'abîme; à quelques
pas de là, on fixa un treuil portant quinze cents mètres de corde qu'on
passa dans la gorge d'une poulie, frappée au-dessous de cette
passerelle.

A l'extrémité de cette corde, une planchette était attachée avec des
crampons de fer; Fricoulet y prit place, tenant d'une main une lampe
électrique de Trouvé, de l'autre un pic destiné aussi bien à rendre sa
descente moins périlleuse en l'écartant des parois, qu'à lui servir
d'arme défensive, au cas où quelque animal malfaisant l'attaquerait.

--Attention, dit le jeune ingénieur, j'ai mon revolver dans ma poche:
lorsque vous entendrez une détonation, vous arrêterez la descente; deux
détonations successives vous indiqueront qu'il faut me remonter, mais
d'une façon normale; si par hasard vous entendiez, coup sur coup, trois
détonations, vous me ramèneriez le plus rapidement qu'il vous serait
possible.

Gontran, plus ému qu'il ne le voulait paraître, lui serra la main avec
effusion.

--Sois tranquille, dit-il, je suis là et j'écoute!

--_All right_! fit l'ingénieur avec calme.

Deux hommes qui étaient attelés au treuil lâchèrent les manivelles, tout
en maintenant cependant le frein à friction, et, comme un corps
abandonné à lui-même, Fricoulet tomba dans le vide.

Penché sur le bord du trou, le jeune comte suivait avec anxiété la
descente de son ami; mais bientôt la lueur de la lampe, qui allait
diminuant rapidement, disparut tout à fait... et la corde se déroulait
toujours.

Cinq minutes s'écoulèrent; puis soudain, comme un écho à peine distinct,
le bruit d'une détonation arriva jusqu'au bord du gouffre.

--Halte! commanda Gontran.

A plat ventre au bord du cratère, il prêtait l'oreille, dans l'espérance
de percevoir quelque indice de ce qui se passait au fond; mais un
silence de mort emplissait ce gigantesque entonnoir, troublé par un être
humain pour la première fois depuis sa formation.

Dix nouvelles minutes se passèrent, pleines d'angoisse et de terreur;
enfin, deux détonations retentirent; quatre hommes s'attelèrent après
les manivelles du treuil et, une demi-heure après, la tête de Fricoulet
apparut.

Gontran se précipita vers son ami et, avant même qu'il eût eu le temps
de se débarrasser de son attirail, il l'avait pressé plusieurs fois dans
ses bras.

Ossipoff, lui, piétinait sur place, impatienté par ces témoignages
d'amitié qui retardaient d'autant le récit du jeune ingénieur.

--Voyons, dit-il nerveusement, voyons, quel est le résultat de votre
exploration?

[Illustration]

--D'abord des peurs terribles, insensées, répondit Fricoulet: primo,
j'ai manqué me briser les jambes en arrivant au fond... ensuite...

--Mais la cheminée? interrompit le vieux savant, la cheminée?...

--Secundo: je me suis rôti la plante des pieds sur les pierres qui sont
diablement chaudes, au point que les semelles de mes bottes en sont
entièrement calcinées.

--Mais le volcan? exclama Ossipoff, vous ne parlez pas du volcan? Quel
est votre avis?

--Mon avis est qu'il est bien près d'éternuer, riposta Fricoulet...
tertio: j'ai laissé tomber mon revolver et j'ai craint de ne pouvoir
remettre la main dessus, d'autant plus que... quarto: ma lampe s'était
éteinte, et il faisait là-dedans une obscurité... brrr.

Le vieillard avait saisi l'ingénieur par le bras.

--Ah çà! cria-t-il hors de lui, voulez-vous répondre?... Êtes-vous
descendu dans le cratère pour le simple plaisir d'y recueillir des
impressions de voyage?...

--Calmez-vous, monsieur Ossipoff, répondit Fricoulet en riant, et soyez
content... On ne peut souhaiter ni espérer rencontrer mieux, quoique, à
vrai dire, le puits soit bien un peu profond; la cheminée est
rigoureusement verticale; à ce sujet, il n'y a aucun doute, puisque j'ai
joué moi-même le rôle de fil à plomb; elle se rétrécit à quinze cents
pieds de profondeur pour ne plus mesurer à sa partie inférieure que dix
mètres de diamètre; c'est juste la dimension qu'il nous faut. Le sol du
fond est pierreux et repose, je crois, sur un massif d'obsidienne
inébranlable.

[Illustration]

--Alors, s'écria Ossipoff, ce cratère n'est pas en rapport avec le foyer
même du volcan?...

--Non certes! nous avons affaire à une cheminée bouchée et que ne
parcourent plus les gaz souterrains.

--En ce cas, nous ne pouvons l'utiliser!

--Au contraire, c'est justement ce qu'il nous faut!

--J'avoue que je ne vous comprends pas, fit le vieillard.

--C'est pourtant bien simple... nous allons pouvoir travailler en toute
sécurité sans redouter que quelque trépidation partielle vienne détruire
nos préparatifs, comme cela pourrait se produire dans tout autre cratère
en activité; puis, lorsque nous le voudrons, nous réduirons cette roche
en poussière au moyen de quelques pincées de sélénite, et nous ouvrirons
ainsi une nouvelle voie aux vapeurs souterraines.

--De la sorte, ajouta Gontran, au lieu de partir lorsque le Cotopaxi le
voudra bien, c'est nous qui lui imposerons notre heure de départ.

--Parfaitement, répliqua Fricoulet, qui continua:

Voici ce que nous allons faire; pendant que les mécaniciens et les
ajusteurs s'occuperont à déballer toutes les pièces du matériel, on va
installer une plate-forme volante sur laquelle dix hommes prendront
place; on descendra cette plate-forme jusqu'au fond du puits et, pendant
cette descente, sur les trois cents mètres de longueur de la partie
cylindrique du puits qui nous servira de canon, les hommes racleront
toutes les aspérités rocailleuses qui pourraient être un obstacle à la
marche ascensionnelle du projectile.

Ossipoff se tourna vers Gontran.

--Est-ce votre avis? demanda-t-il.

--Absolument, répondit l'ex-diplomate d'un ton grave, ne faut-il pas
rendre l'intérieur du cratère aussi lisse que l'âme d'un canon?

       *       *       *       *       *

Dès ce moment, sous l'active impulsion du savant russe et grâce à
l'intelligente direction du jeune ingénieur, les travaux commencèrent,
pour ne pas se ralentir d'une seconde jusqu'à leur entier achèvement.

Le cratère du Cotopaxi était transformé en une fourmillière humaine et
ses antiques échos répétaient le bruit des marteaux, des scies et des
pioches, tandis que ses ténèbres se dissipaient sous la vive lueur d'une
centaine de lampes électriques de Trouvé.

En six jours, le wagon-obus fut entièrement remonté, tandis que la
cheminée était «alésée» aussi complètement qu'eût pu l'être l'âme d'une
bouche à feu en acier.

Cet important travail accompli, Fricoulet sonda l'épaisseur de la couche
de pierre qu'il s'agissait de réduire en miettes; elle n'était pas
supérieure à quarante pieds.

Qu'était-ce cela pour quelques kilogrammes de sélénite?

Des fourneaux de mine furent creusés dans la roche et les cartouches
bourrées à quinze pieds de profondeur, de manière à mettre en petits
morceaux les douze mètres de pierre; de chaque cartouche sortaient deux
fils conducteurs en cuivre recouverts de gutta-percha, reliés à un
exploseur de mines du système Bréguet et destinés à amener au centre du
mélange détonant l'étincelle nécessaire à sa déflagration.

De leur côté, les mécaniciens n'étaient pas restés inactifs; tout le
matériel avait été déballé et, sous la direction du vieux savant, un
véritable camp s'était organisé dans les profondeurs du cratère
Cotopaxien.

[Illustration]

Or, un soir que les principaux personnages de ce récit prenaient leur
repas sous la tente transformée en salle à manger, une discussion
s'engagea entre Jonathan Farenheit et Gontran de Flammermont.

Pour la première fois depuis son arrivée, l'Américain avait consenti à
accompagner le jeune comte au fond du cratère; mais la chaleur
suffocante qui régnait dans cette gigantesque cheminée l'avait obligé à
remonter presque aussitôt; aussi était-il d'une humeur exécrable et
saisit-il avec empressement l'occasion qui se présenta de soulager ses
nerfs.

--Qu'avez-vous donc, sir Farenheit? demanda entre deux cuillerées de
soupe, Fricoulet, en s'apercevant de la mine furibonde du Yankee.

--Ce que j'ai? ce que j'ai?... j'ai que je commence à prendre votre
grande combinaison pour une simple _fumisterie_, ainsi que vous dites en
France.

Ossipoff devint rouge de colère, et étendant vers l'Américain son bras
armé d'une fourchette menaçante:

--Expliquez-vous, gronda-t-il, qu'entendez-vous par ces mots?

--J'entends qu'il ne peut être venu qu'à des cervelles folles la pensée
de faire sauter cinquante pieds de granit... croyez-vous que cela ne
soit rien, cinquante pieds?

--Non, ce n'est rien,... pour la sélénite, affirma le vieux savant.

--Eh bien! soit... admettons que vos cinquante pieds de roc s'en aillent
en poussière... à quoi donneraient-ils passage?--à rien... vous entendez
bien, à rien... Votre jésuite espagnol est un farceur et ses prédictions
sur les éruptions volcaniques ne sont qu'une aimable plaisanterie...
Votre Cotopaxi n'est pas plus un volcan que le Chimborazo, son
monstrueux confrère.

Ossipoff s'était levé; Fricoulet et Flammermont l'avaient imité.

--Et c'est vous, sir Farenheit, s'écria le jeune comte avec un
sang-froid merveilleux, vous un Américain, qui parlez de la sorte, vous
qui calomniez un volcan américain!...

--Monsieur, répondit gravement sir Farenheit, pour moi l'Amérique ce
sont les États-Unis... Le reste ne me regarde pas.

--Le Cotopaxi, pas un volcan! exclama Ossipoff; mais c'est la plus
effroyable bouche ignivome du monde entier; vous prétendez que c'est un
volcan éteint!... ne vous rappelez-vous donc plus l'épouvantable
éruption du 15 février 1843, qui fit tant de victimes?

Farenheit secoua la tête.

--D'ailleurs, poursuivit Ossipoff, cette dernière éruption n'est pas la
plus terrible; en 1698, un rocher haut de mille pieds se fendit par
l'action des forces souterraines; en 1738...

--Eh! passons au déluge, cher monsieur Ossipoff, s'écria l'Américain
qui, voyant son compagnon s'emballer, prévoyait un long discours et eût
voulu s'y soustraire.

--En 1738, poursuivit impitoyablement le vieux savant, les volcans d'air
de Turbaco que nous avons pu examiner en gravissant le cône supérieur de
la montagne qui nous porte, les volcans d'air ont redoublé d'activité et
produit d'horribles tempêtes...

--De grâce...

--En 1744, le cataclysme fut complet; de mémoire d'homme, jamais on
n'assista à un aussi grandiose et aussi surhumain spectacle; en l'espace
d'une seule nuit, les neiges éternelles, couronnant le sommet du mont,
fondirent entièrement, donnant naissance à des torrents d'eau qui se
précipitèrent dans les vallées, inondant et détruisant entièrement la
ville de Tacunga... mais ce n'est pas tout!...

Sir Farenheit s'était résigné, il avait philosophiquement roulé une
cigarette, et s'enveloppait, impassible, de nuages de fumée.

--En 1758, poursuivit le vieillard, il y eut une nouvelle éruption et un
tremblement de terre qui secoua dans ses entrailles tout le monde
américain. La région de l'Équateur fut particulièrement éprouvée; et à
Guayaquil, à plus de deux cents kilomètres de distance, on entendait
jour et nuit le bruit du volcan qui crachait, semblable à des décharges
continuelles d'artillerie... en 1768, ce fut encore mieux: on entendit
le mugissement du Cotopaxi jusqu'à Honda, à plus de neuf cents
kilomètres de là... mais cela n'est encore rien en comparaison des
éruptions du siècle présent. En 1803, les flammes s'élevèrent à plus
d'un kilomètre au-dessus du cratère, éclairant tout le pays d'une lueur
d'incendie, et l'on vit des pierres, des quartiers de roches tout
entiers, projetés dans l'atmosphère raréfiée avec des vitesses initiales
de 2800 et même de 3000 mètres!... et c'est ce géant équatorial que vous
croyez éteint et mort parce que, depuis trente ans, il n'a pas parlé?...
mais ce sol en travail ne vous dit donc rien?... est-ce que vous ne
voyez pas les neiges fondre rapidement? ne sentez-vous pas la chaleur
augmenter? n'entendez-vous pas les entrailles du globe s'agiter?

--Et mon sismographe! s'écria Gontran, le prenez-vous donc pour un
instrument de carton? Rassurez-vous, sir Jonathan Farenheit, l'éruption
prédite aura lieu, au besoin nous la hâterons, nous la provoquerons et
soyez certain que cette montagne que nous foulons aux pieds, renferme
dans son sein assez de vapeurs et de gaz comprimés pour projeter notre
véhicule à trois cents mille kilomètres dans l'espace!

Il avait prononcé ces paroles d'une voix vibrante d'émotion et il ajouta
un peu railleur:

--Après ça, vous savez, si vous n'avez pas confiance, il est encore
temps de ne pas partir.

Sir Jonathan Farenheit se redressa.

--Un Américain ne recule jamais, monsieur, dit-il d'un ton sec; j'ai dit
que je partirais avec vous, je partirai, quand bien même j'aurais
l'assurance de retomber et de me briser en mille miettes.

Ainsi se termina cette discussion qui n'eut d'ailleurs d'autre résultat
que de resserrer les liens qui unissaient déjà entre eux ces hommes,
hardis jusqu'à la témérité.

Le lendemain, on commença à descendre au fond du puits les cloisons en
acier des coffres à air comprimé; le montage avait été fait d'avance; il
n'y eut plus qu'à la mettre en place.

Entre l'assise de granit et la première cloison, Fricoulet avait laissé
un espace de cinquante pieds; puis, le caisson d'air une fois placé et
soutenu par quatre consoles de fonte enfoncées dans la muraille, on
installa les quatre _guides_, hautes colonnes creuses, destinées à
diriger l'obus pendant son ascension à travers la partie étroite du
puits.

[Illustration]

Depuis les premiers jours, le treuil rudimentaire avait été remplacé par
une énorme grue dont le contrepoids était un grand panier rempli de
pierrailles et de débris laviques, et au moyen de laquelle on descendit
l'obus, entièrement remonté, jusqu'aux caissons sur lesquels il fut
disposé le 20 mars.

Pendant que huit hommes, attelés aux bringuebales des pompes de
compression remplissaient d'air les caissons, on s'occupait d'aménager
l'intérieur du wagon et de remplir ses soutes de toutes les provisions
nécessaires à l'alimentation des voyageurs.

Et, Dieu sait que ce n'était pas là une mince besogne!

Enfin, le 21 mars au soir, tout était terminé.

Vingt-quatre jours de travail avaient suffi à ces quarante-cinq hommes
pour transformer la cheminée du volcan en un gigantesque canon, capable
de projeter dans la cible sidérale, sur laquelle il était braqué, le
formidable engin qui contenait nos voyageurs.

[Illustration]

Ossipoff tint à présider le dernier repas que le personnel prenait avant
de quitter le cratère.

Au dessert il se leva et d'une voix émue, prononça ces quelques mots:

--Mes amis, vous vous souvenez de nos conventions; je me suis engagé à
vous remettre une gratification en plus du prix de votre travail, le
jour où ce travail serait complètement terminé; ce jour est arrivé et,
vous tous, mécaniciens, ajusteurs, ouvriers expérimentés, qui nous avez
suivis depuis l'Europe, je vous remercie de votre zèle et de votre
dévouement; et je fixe la prime promise à la moitié de ce que chacun de
vous a touché; le navire qui vous a amenés vous attend à Aspinwall pour
vous transporter en France; partez donc, partez au plus vite, sans vous
attarder, sans regarder derrière vous, car dans deux jours, le volcan
dans lequel nous nous trouvons éclatera et jamais éruption n'aura été
plus terrible.

A ces mots une sourde rumeur courut dans la foule des ouvriers.

Il semblait à chacun que des grondements agitaient les couches
souterraines et que le vieux Cotopaxi se réveillait de son long sommeil
pour protester contre l'audace de ces étrangers qui troublaient la
solennité de son cratère inviolé depuis tant de siècles.

Après ce petit discours, Ossipoff leva son verre et tout le monde
trinqua à l'heureux succès de l'expédition.

Deux heures plus tard, la paye était faite, ouvriers et guides se
retiraient, émerveillés de la façon généreuse dont leurs services
avaient été rémunérés, et le même soir, Ossipoff, sa fille et ses trois
compagnons se préparaient à passer, seuls, la nuit dans le cratère.

--Cher père, demanda Séléna avant de s'endormir, quand partons-nous?

--Le 25 mars, à six heures dix minutes du soir.

--Mais êtes-vous bien sûr que l'éruption aura lieu ce moment-là?... rien
ne prouve qu'elle n'avancera ni ne retardera.

Ossipoff haussa doucement les épaules et répliqua:

--L'éruption aura lieu à l'heure qu'il me conviendra et cette heure est
celle que je viens de t'indiquer.

--Mais comment cela?

--Tout simplement au moyen de l'exploseur Bréguet que le contre-maître a
emporté avec lui.

--Ah! murmura simplement Séléna.

Elle n'en dit pas davantage, mais il était facile de lire sur son
visage, que la réponse de son père ne l'avait pas satisfaite.

--Tu ne parais pas avoir compris?... fit Ossipoff.

--A vous dire vrai...

--C'est pourtant bien simple, reprit complaisamment le vieux savant. A
deux mille mètres de hauteur, dans les flancs de la montagne, se trouve
une grotte de formation naturelle. C'est dans cet abri que le
contre-maître aménagera un appareil d'induction qui peut, par un simple
mouvement de levier, engendrer un courant électrique, lequel parviendra
en temps utile aux gargousses foncées dans la roche obsidienne, par
l'intermédiaire d'un fil conducteur déroulé pendant la descente.

Après quelques minutes, elle ajouta:

--Combien de temps durera le voyage?

[Illustration: La région d'Aristote.]

--Une centaine d'heures; je compte que nous atteindrons la lune le 29
mars, au moment de sa conjonction avec le soleil... nous ne pouvons
choisir d'époque plus propice.

Satisfaite de cette réponse, la jeune fille laissa tomber sa tête sur
l'oreiller de sa couchette.

Cinq minutes après elle s'envolait en rêve vers cette plaine céleste où
l'audacieux génie de son père devait, quarante-huit heures plus tard, la
transporter.

[Illustration]




CHAPITRE X

LA DERNIÈRE JOURNÉE TERRESTRE


[Illustration]

Au moment de jouer cette grosse partie dont l'enjeu était la
connaissance de ces mondes mystérieux dans la contemplation desquels il
avait passé la plus grande partie de son existence, le vieux savant se
sentait en proie à un trouble indicible.

S'être posé, durant des années entières, un aussi gigantesque problème
que celui de l'immensité céleste et être sur le point de le résoudre!

Il faudrait être de marbre et n'avoir jamais, en levant les yeux vers la
voûte bleue du ciel, aspiré à un miracle qui vous transportât
soudainement dans ces pays inconnus, pour ne point comprendre l'émotion
qui agitait le vieillard.

Par moments, cependant, son ardent désir de savoir faisait place à son
amour paternel; alors, il relevait la tête et ses regards, quittant les
feuilles de papiers noircies de calculs algébriques, se reportaient sur
Séléna.

La jeune fille, étendue sur son lit de camp, dormait paisible et
souriante: sans doute, se voyait-elle, en rêve, unie à celui qu'elle
aimait et cette vision donnait à son visage une expression de
contentement radieux.

[Illustration]

Les sourcils de Mickhaïl Ossipoff se fronçaient alors et ses lèvres se
crispaient dans une moue inquiète.

--Pauvre enfant, murmurait-il, ai-je bien le droit de risquer sa vie
dans une tentative aussi périlleuse?

Et pensif, la tête penchée sur la poitrine, il demeurait ainsi de longs
moments, absorbé dans ses réflexions; car, si d'un côté la crainte
d'exposer sa fille aux dangers de toutes sortes que lui-même allait
courir le poussait à ne pas l'emmener avec lui, d'un autre côté, il
avait souci de ce quelle deviendrait seule, livrée à elle-même, sans
guide et sans soutien dans la vie, s'il la laissait à terre.

Certes Gontran était là qui l'aimait et la protégerait.

Mais, en ce cas, il devait se priver de la compagnie du jeune diplomate,
et c'était là un sacrifice auquel il ne pouvait se résoudre; pour lui
Monsieur de Flammermont, avec ses connaissances multiples, était aussi
indispensable à l'expédition qu'il pouvait l'être lui-même et, dans son
for intérieur, il estimait que c'eût été en compromettre le résultat que
de ne point le faire participer au voyage.

Il lui restait, il est vrai, Alcide Fricoulet.

Mais, bien que l'antipathie première du vieillard pour le jeune
ingénieur eût presque entièrement disparu et qu'à cette antipathie
succédât peu à peu un sentiment voisin de l'amitié, néanmoins le savant
était loin d'avoir en Fricoulet une confiance absolue; ainsi qu'il le
lui avait dit et répété plusieurs fois, à ses yeux la science véritable
ne va point sans une certaine dose de modestie naturelle, et Ossipoff
prenait pour de la vantardise orgueilleuse cette habitude qu'avait le
jeune ingénieur de se substituer à M. de Flammermont.

Après avoir longuement débattu en lui-même ce point important, Mickhaïl
Ossipoff en arriva à ceci: que ne pouvant se fier entièrement à
Fricoulet, force lui était d'emmener avec lui Gontran de Flammermont et
qu'en conséquence, privant Séléna de celui qui devait être dans la vie
son protecteur naturel, il devait l'emmener elle aussi.

Cela bien établi, il se replongea dans ses études et les heures de la
nuit passèrent rapides et silencieuses sans qu'il s'aperçût de la fuite
du temps.

[Illustration]

Les premiers rayons du soleil levant doraient la cime du Cotopaxi
lorsque Mickhaïl Ossipoff éteignit sa lampe.

Et il se disposait à s'étendre, lui aussi, pour chercher dans un sommeil
de quelques heures les forces dont il allait avoir besoin au cours de la
journée qui se préparait, lorsqu'on gratta doucement à l'extérieur de la
tente.

Il se leva, se dirigea sur la pointe des pieds vers la toile qui servait
à fermer hermétiquement la tente et la souleva.

Dans l'encadrement apparut Fricoulet.

--Vous! murmura le vieillard à mi-voix, qu'arrive-t-il que vous voilà si
matinal?

--De grâce, répliqua le jeune ingénieur, baissez la voix, M. Ossipoff;
il ne faut pas qu'on se doute que je suis venu vous parler.

Ce disant, il étendait la main vers la tente qui servait d'abri à
Jonathan Farenheit.

--De quoi s'agit-il donc? demanda le vieillard intrigué des allures de
Fricoulet.

--Entrons, répliqua celui-ci; je vais vous expliquer ce qui m'amène.

Ossipoff s'assit sur le pied de son lit; l'ingénieur s'empara d'une
malle en guise de siège et se penchant vers son compagnon:

--Sérieusement, monsieur Ossipoff, dit-il, comptez-vous emmener avec
vous ce digne M. Farenheit?

Le vieillard ne put dissimuler la surprise que lui causait cette
question.

--Que voulez-vous donc que l'on en fasse? demanda-t-il; vous n'avez pas,
je suppose, l'intention d'abandonner ce malheureux sur la cime du
Cotopaxi?

--Il n'a qu'à aller rejoindre les autres.

--Il est trop tard, maintenant... Songez que l'éruption doit avoir lieu
à six heures dix minutes et que tout ce qui, à ce moment-là, se trouvera
dans un rayon de plusieurs milles du Cotopaxi est voué à une destruction
certaine.

--Eh! fit l'ingénieur avec un geste d'impatience, quand ce Yankee serait
plus ou moins réduit à l'état de charpie, le mal serait-il si grand?...
Croyez-vous que les États-Unis prendraient le deuil pour la perte de ce
citoyen?... Vous avez la mémoire courte, si vous ne vous souvenez déjà
plus de la brutale déclaration qu'il vous fit à l'observatoire de Nice.
Sans l'ami Gontran qui, grâce à une inspiration du ciel, a eu une idée
lumineuse, tous vos projets étaient anéantis... et c'est à cet homme qui
ne vous est rien qu'un ennemi, puisqu'il a fourni à ce voleur de Sharp
les moyens d'utiliser son vol, c'est à cet homme que vous allez offrir
une place dans votre projectile?...

Ossipoff sourit et posant sa main sur le bras de Fricoulet:

--Eh! dit-il d'une voix basse et sifflante, ne comprenez-vous pas que
c'est ma vengeance que j'emmène avec moi?... Personnellement, je méprise
ce Sharp, je le dédaigne et s'il me tombait sous la main, je crois que
je le laisserais aller... Pour Farenheit, au contraire, il n'en est pas
de même,... sa fureur est telle qu'il poursuivra son voleur jusque dans
les plus profondes solitudes lunaires... malheur à lui s'il se laisse
atteindre; ce sera la justice de Dieu! Ne faut-il pas que ce misérable
soit puni de sa double forfaiture?

--Sans doute, à ce point de vue spécial, vous avez raison, riposta le
jeune ingénieur; il n'en est pas moins vrai que la venue de cet
Américain va bouleverser vos projets si bien coordonnés... songez donc,
un voyageur de plus!...

--S'il n'y a que cela qui vous inquiète, répliqua le vieux savant, vous
pouvez être tranquille; vous n'avez pas oublié que nos soutes ont reçu
en air liquide, eau et vivres, des approvisionnements un peu supérieurs
à ceux qui avaient été prévus. Nous resterons donc dans les mêmes
conditions qu'auparavant, quoique ce Farenheit devienne notre passager.

--Hum! grommela Alcide, ces Yankees vous ont des appétits terribles et
celui-là, particulièrement, me paraît avoir un estomac qui peut compter
pour deux... sans compter que des poumons comme les siens doivent
engloutir au moins un mètre cube de gaz par heure.

[Illustration]

--Bast! répondit Ossipoff, nos provisions nous permettent de lui faire
cette charité.

Fricoulet eut un mouvement d'épaules impatienté.

--Va pour la consommation d'air et des vivres, fit-il... mais reste la
question de poids... Vous avez vu, tout comme moi, que cet homme-là a
une charpente énorme qui va nous ajouter au moins quatre-vingt-dix
kilogrammes... ce surplus de poids était-il prévu dans vos calculs? je
ne le pense pas... car dans une entreprise telle que celle-ci, les poids
doivent être rigoureusement calculés et établis.

Ossipoff sourit de nouveau d'un air de commisération profonde.

--Si vous saviez comme cent kilos sont peu de chose, dit-il... s'il n'y
a que cette inquiétude qui motive votre opposition au départ de
Farenheit...

--Ah! s'écria Fricoulet, ce n'est pas le départ qui m'inquiète, c'est
l'arrivée... peut-être l'adjonction de ce Yankee nous empêchera-t-elle
d'atteindre les régions lunaires.

En ce moment, un frais éclat de rire retentit derrière le jeune homme
qui se retourna aussitôt, tout étonné.

Séléna, appuyée sur son coude, écoutait la conversation depuis quelques
instants et s'amusait fort de la résistance que mettait l'ingénieur à
admettre l'Américain parmi ses compagnons de route.

--Ah! monsieur Fricoulet, fit-elle, comme vous avez peur de ne pas y
arriver, à cette belle lune.

--Dame, mademoiselle, vous avouerez que ce serait jouer de malheur que
de se donner tant de mal et de faire un si grand voyage pour manquer le
train... sans compter que si nous n'atterrissons pas là-haut, je veux
que le diable me croque si je sais où nous irons.

La jeune fille le regarda d'un air comiquement attristé.

--Ah! monsieur Fricoulet, dit-elle, combien je vous plains de n'avoir
pas une science aussi étendue que celle de votre ami Gontran... lui, au
moins, n'a pas de ces incertitudes-là... il connaît son itinéraire sur
le bout du doigt.

[Illustration]

Puis, se tournant vers le vieillard:

--Père, dit-elle; je voudrais bien savoir pourquoi nous partons
aujourd'hui, alors que la lune ne sera pleine que dans cinq jours. Je me
suis réveillée cette nuit, tourmentée par cette idée et me demandant
pourquoi nous n'attendions pas cette date.

--Tout simplement parce que pour atterrir, il faut que la lune soit
pleine au moment de notre arrivée c'est-à-dire éclairée de face par le
soleil ce qui nous permettra de voir clair en arrivant et aussi parce
que notre voyage durera quatre jours.

Séléna, satisfaite de cette explication, se tut durant quelques
secondes, puis elle reprit:

--Mais, êtes-vous bien certain qu'à la minute précise fixée pour le
départ, l'éruption se déchaînera et surtout qu'elle sera assez violente
pour nous faire franchir des espaces aussi considérables?

Ossipoff regarda soucieusement sa fille.

--Aurais-tu peur? demanda-t-il; en ce cas, il est temps encore d'aviser.

Séléna eut un geste brusque.

--Peur! moi? fit-elle, et pourquoi voulez-vous que j'aie peur, mon père?
entre vous et M. de Flammermont, qu'ai-je à craindre? Que ce soit la
vie, que ce soit la mort qui m'attende, qu'importe, du moment que vous
êtes à mes côtés?

Le vieillard prit les mains de la jeune fille.

--Chère enfant, murmura-t-il.

--Seulement, poursuivit Séléna, je suis femme, n'est-ce pas et par
conséquent un peu curieuse; il est donc tout naturel que je désire
savoir à l'avance de quels phénomènes sera entouré notre départ, tout
simplement de peur de prendre pour des dangers des effets tout naturels.

--En ce cas, fit Ossipoff répondant à la question que sa fille lui avait
posée, tranquillise-toi; lorsque le moment sera venu, le volcan, docile
à ma volonté, se réveillera pour détendre ses vapeurs depuis si
longtemps comprimées; à un signe de ma main, un chemin sera ouvert aux
laves incandescentes et aux gaz souterrains, dont la détente nous
chassera dans l'espace avec une vitesse de plus de douze kilomètres dans
la première seconde.

Le front de Séléna se plissa légèrement.

--Alors, murmura-t-elle, une chaleur épouvantable va entourer notre
wagon,... ne serons-nous pas asphyxiés, rôtis?

Ossipoff sourit.

--Enfant, répliqua-il, rien de tout cela n'est à craindre; la détente
des gaz sera si brusque qu'en moins d'une seconde nous serons chassés
hors de ce puits profond et du cratère du Cotopaxi; d'ailleurs, la
chaleur ne pourra parvenir jusqu'à nous, attendu que le wagon repose sur
deux caissons à air comprimé qui obturent entièrement la cheminée.

--Ces caissons nous accompagneront donc dans l'espace, demanda Séléna?

--Non, non; leur rôle de frein une fois joué, l'air comprimé s'étant
échappé sous la pression des gaz subterrestres, les cloisons retomberont
peut-être dans le cratère, peut-être sur le cône, mais, dans tous les
cas, à une faible distance du lieu de départ.

--Quel horrible fracas, quelle épouvantable détonation nous allons
entendre! murmura la jeune fille en pâlissant.

--Détrompez-vous, mademoiselle, répliqua Fricoulet, nous n'entendrons
absolument rien.

--Comment cela, dit-elle émerveillée déjà; auriez-vous donc trouvé
quelque moyen?

--Mais non, riposta Ossipoff, nous n'avons pas eu besoin de nous
préoccuper de cela, et pour en comprendre la raison, tu n'as qu'à te
rappeler combien de mètres le son parcourt dans l'espace d'une seconde.

[Illustration]

--Trois cents mètres environ, si je ne me trompe.

--Eh bien! si, au moment où le bruit se produira, notre wagon est animé
d'une vitesse de onze mille mètres au minimum, tu comprends facilement
que le bruit n'aura pas le temps de nous arriver.

--Oui, en effet, je comprends;... mais c'est bien singulier, tout de
même...

Il y eut un silence.

Puis soudain la jeune fille s'écria:

--Mais j'y pense, père, j'ai donné un coup d'oeil à l'ameublement de
notre wagon et je n'ai vu aucune trace de literie... où donc nous
reposerons-nous la nuit et où sont situés nos appartements?

Ossipoff sourit en hochant la tête.

--Tu comprends bien, mon enfant, que la place nous manquait pour
installer un salon, une salle à manger, une cuisine et cinq chambres à
coucher; donc la grande salle circulaire sera la pièce commune;
messieurs de Flammermont, Fricoulet et Farenheit en feront leur dortoir;
ils se reposeront soit sur les divans fixés aux parois, soit dans les
hamacs suspendus au plafond; l'étage supérieur est divisé en trois
pièces: une cuisine, un laboratoire et une soute; de la cuisine je ferai
ma chambre à coucher, c'est-à-dire que j'y tendrai mon hamac lorsque la
fatigue m'obligera à me reposer, car tu sais que, pendant le cours du
voyage, nous serons continuellement plongés dans les rayons solaires, en
sorte que la nuit n'existera pas pour nous. Quant à toi, le laboratoire
te sera abandonné pendant douze heures sur vingt-quatre.

Ils en étaient là de leur conversation, lorsque des pas retentirent au
dehors et bientôt ils entendirent M. de Flammermont qui demandait s'il
lui était possible de présenter ses respects à Mlle Ossipoff.

--Entrez, entrez, mon cher Gontran, cria le vieillard, Mlle Ossipoff
est éveillée depuis longtemps.

[Illustration]

--Et vous attend aussi depuis longtemps, ajouta en riant la jeune fille.

La toile de la tente se souleva et par l'ouverture apparurent presque en
même temps le visage navré de l'ex-diplomate et la physionomie grave de
l'Américain.

--Miss, fit ce dernier en s'inclinant cérémonieusement, j'espère que
vous avez passé une bonne nuit.

--Une excellente nuit, monsieur Farenheit, riposta Séléna; je vous
remercie de votre empressement à vous informer de ma santé; mais, comme
vous le voyez, vous et M. de Flammermont avez été devancés par M.
Fricoulet.

--Bast! fit l'ingénieur que la mine piteuse de son ami apitoyait malgré
lui; il ne faut pas trop en vouloir à Gontran; aussi bien c'est la
première fois qu'il lui est arrivé de passer la nuit dans un volcan et
on peut lui pardonner ce retard.

La journée s'écoula lentement: on avait, dans la matinée, achevé
d'emballer les derniers objets qu'il était nécessaire d'emporter, et
Mickhaïl Ossipoff, sans ses bouquins et ses instruments, était comme un
corps sans âme.

Il avait cependant conservé un crayon et du papier et, assis dans une
anfractuosité de rocher, il tuait le temps en se livrant à des calculs
infinitésimaux, pour bien s'assurer que rien n'avait été oublié par lui
dans ce grand problème qu'il allait résoudre et qu'il avait tenu compte
de toutes les influences et de toutes les probabilités.

[Illustration]

M. de Flammermont bâillait--comme on dit vulgairement--à se décrocher la
mâchoire, tellement l'ennui s'était emparé de lui; par moments aussi, sa
poitrine se soulevait sous l'effort d'un profond soupir; l'ex-diplomate
songeait à Paris, son bruyant et vivant Paris et, comme pour lui rendre
le départ plus cuisant, le hasard lui mettait devant les yeux, en une
vision dorée, son cher boulevard des Italiens avec tout son grouillement
de silhouettes parisiennes, l'allée des Poteaux, toute animée de
cavaliers hardis et de gracieuses amazones, le champ de courses
d'Auteuil, le jour du _Grand International_, avec son défilé de
mail-coachs.

C'était comme une lanterne magique.

Fricoulet, le placide Fricoulet, était nerveux; armé d'un petit marteau,
il soulageait ses nerfs en faisant de la minéralogie; mais, rien qu'à la
manière dont l'acier heurtait le roc, on sentait que le corps seul de
l'ingénieur était là et que son âme était absente.

Après avoir, dans les commencements, cherché à lutter contre les
circonstances multiples qui l'entraînaient, malgré lui, vers cette
extraordinaire aventure, après avoir, en tête-à-tête avec Gontran, taxé
de folie pure le projet de Mickhaïl Ossipoff, l'ingénieur à force
d'entendre, depuis des semaines, parler tous les jours de ce voyage
comme d'une chose possible, pratique, faisable, en était arrivé à le
considérer comme tel.

Et, au fur et à mesure que disparaissaient les obstacles considérés tout
d'abord par lui comme insurmontables, au fur et à mesure que
s'écoulaient les jours et les heures qui le séparaient du moment du
départ, il était devenu sinon aussi convaincu que le vieux savant
lui-même de la possibilité d'atteindre la lune, tout au moins aussi
enthousiaste que qui que ce fût de la tentative faite pour y atteindre.

[Illustration]

Aussi, abandonnait-il fréquemment son marteau pour considérer son
chronomètre et constater le temps pendant lequel il lui fallait encore
casser des cailloux avant de s'embarquer.

Quant à Jonathan Farenheit, il arpentait à grandes enjambées l'étroit
couloir qui circulait dans le roc autour de la cheminée centrale, avec
toutes les allures d'un ours blanc dans sa fosse.

Tout en marchant, il serrait frénétiquement les poings, dressait ses
bras comme des massues, roulant à droite et à gauche des regards furieux
et mâchonnant de sourdes imprécations. Comme Mickhaïl Ossipoff l'avait
dit à Fricoulet, l'Américain avait une âme vindicative, et désormais il
ne vivait plus qu'avec un seul objectif: se venger de Fédor Sharp.

Et notez bien qu'il ne lui en voulait pas tant pour avoir manqué de le
tuer, ainsi qu'il avait fait d'une quarantaine de ses compagnons, et
pour avoir volé à la société dont il était président environ deux
millions de dollars, que pour s'être joué de lui, Jonathan Farenheit,
citoyen de la libre Amérique.

Le Yankee considérait la conduite de Sharp comme attentatoire à
l'honneur du pavillon étoilé des États-Unis.

Et pour punir cet attentat, il fut aussi bien descendu dans les
profondeurs de l'Océan qu'il allait s'envoler dans l'immensité des
cieux.

Enfin, au chronomètre à répétition de Fricoulet, les douze coups de midi
sonnèrent; c'était l'heure du repas quotidien.

On expédia rapidement un dernier et sommaire déjeuner; puis la petite
troupe se prépara à descendre au fond du puits pour prendre place dans
le wagon-boulet.

Plus le temps s'écoulait et plus devenaient évidents les symptômes d'une
éruption imminente.

Solfatares et fumerolles étaient, il est vrai, assoupies; mais dans les
profondeurs volcaniques, de sourds grondements, semblables aux lointains
roulements du tonnerre retentissaient; les laves reprenaient leur teinte
brune, et sous l'influence de la température qui s'élevait
graduellement, les neiges du cône supérieur se désagrégeaient et
coulaient en ruisseaux bourbeux.

C'était encore le calme, mais un calme effrayant, précurseur de la
tempête.

Séléna, serrée contre son père, sondait d'un oeil terrifié l'abîme
creusé à ses pieds.

Le treuil, avec ses quinze cents mètres de corde, avait été laissé près
du puits; Ossipoff et ses amis s'en approchèrent.

--Allons, dit gravement monsieur de Flammermont, qui s'embarque le
premier?

Dire que le jeune homme n'était point ému serait mentir; mais il avait
remarqué la pâleur de Séléna et il voulait, en prenant un air enjoué,
lui remonter un peu le moral.

Jonathan Farenheit fit un pas en avant.

--Si vous voulez me laisser descendre, dit-il avec empressement, je suis
prêt.

L'ancien diplomate lui posa la main sur le bras:

--Non, monsieur, fit-il; il faut, si je puis m'exprimer ainsi, quelqu'un
de la maison.

Et il ajouta, afin de répondre au regard interrogateur de l'Américain:

--Vous ne sauriez comment vous y prendre pour ouvrir le _trou d'homme_
qui sert d'entrée au wagon.

Farenheit fit un geste qui montrait qu'il reconnaissait cet argument
comme bien fondé.

--Eh bien! dit à son tour Fricoulet, descends... tu es de la maison,
toi!

Sans prendre garde au mouvement craintif de Séléna, le jeune homme
enjamba la benne qui se balançait à l'extrémité de la corde, s'accroupit
au fond et cria d'une voix ferme:

--Adieu vat!

Le cliquet du treuil fut levé, la corde se déroula et bientôt le comte
disparut dans les profondeurs du puits.

Penchés au-dessus de l'abîme, Ossipoff et ses compagnons cherchaient à
percer les ténèbres, prêtant l'oreille pour saisir quelque bruit qui pût
les renseigner sur la manière dont s'effectuait la descente.

Mais ils n'entendaient que le glissement monotone de la corde sur le
treuil et, quant à la lampe que Gontran avait emportée avec lui, sa
clarté s'était presque aussitôt fondue dans les ténèbres épaisses qui
remplissaient le cratère.

Un quart d'heure s'écoula; puis la sonnerie électrique, indiquant que le
voyageur avait touché le fond, retentit.

On remonta la corde, Ossipoff prit place dans la benne et descendit à
son tour; et après lui, Séléna.

Il ne restait plus que Fricoulet et Jonathan Farenheit.

--Comment allons-nous faire? demanda l'Américain.

--Je ne comprends pas votre question.

--De quelle façon descendra le dernier de nous deux? car il faut
nécessairement débarrasser l'ouverture de la cheminée de ce treuil qui
l'obstrue.

L'ingénieur haussa les épaules.

--Ne vous embarrassez pas de cela, répliqua-t-il.

Et attirant à lui la benne qui remontait à vide.

--Embarquez, dit-il; je fais mon affaire de tout cela.

Une fois le signal convenu envoyé du fond de l'abîme par l'Américain,
Fricoulet se mit en mesure d'enlever tout ce qui pouvait faire obstacle
au passage de l'obus; après une demi-heure d'un travail acharné, il
réussit à retirer le pont volant et la poulie.

[Illustration]

Puis il se boucla autour du corps une large ceinture semblable à celle
dont les pompiers font usage; à l'anneau de la ceinture, il fixa un
petit appareil composé de deux poulies sur la première desquelles il
enroula le câble tandis que la seconde jouait simplement le rôle de
frein à friction.

Ensuite, saisissant d'une main sa lampe, de l'autre le câble, il se
laissa glisser dans l'abîme.

Deux minutes après, au grand émerveillement de ses compagnons, il
arrivait sans fatigue et pénétrait dans le wagon où ils étaient déjà
réunis.

--Monsieur Fricoulet! exclama Séléna, quel procédé avez-vous donc
employé pour descendre aussi facilement quinze cents mètres?

--Le plus simple des appareils, mademoiselle... _un descenseur à
spirale_.

Il pressa alors sur un bouton et les quatre lampes à incandescence,
s'illuminant soudain, éclairèrent de leur vive lueur l'intérieur de la
grande pièce circulaire.

A la vue de l'aménagement, non pas somptueux mais commode et pratique de
cette pièce, la large face de Jonathan Farenheit s'épanouit.

--A la bonne heure, grommela-t-il voilà quelque chose de bien compris!

Un des divans était rabattu; le Yankee y enfonça son poing pour juger
de la qualité des ressorts; ensuite, il passa sa main sur le tapis de
haute laine qui couvrait le plancher; il s'adossa à la paroi capitonnée,
il décrocha l'un des hamacs et se suspendit. Cette minutieuse inspection
terminée, il sourit de nouveau et murmura d'un ton de véritable
satisfaction:

--On sera bien ici!

Il se tourna alors vers Ossipoff qui avait assisté à ce petit manège
avec une impassibilité toute slave et lui dit:

--Tous mes compliments, mon cher monsieur; voilà un véhicule bien
conditionné et si la solidité répond à son ameublement, je crois que
nous ferons un voyage fort agréable.

[Illustration]

--Trop aimable, sir Farenheit, répliqua le vieillard; trop aimable en
vérité... mais vous n'avez pas encore tout vu, tout admiré.

Ce disant, il ouvrit les cases de la soute où se trouvaient les tonneaux
d'eau, les liquides variés, les légumes de conserve et une foule
d'objets d'alimentation dont il avait prévu le besoin.

Il rabattit les marches de l'escalier démontable et fit admirer à ses
compagnons la réserve d'air liquide, la batterie de cuisine étincelante
et les fioles du laboratoire situé dans la partie supérieure de l'ogive.

L'enthousiasme de l'Américain était à son comble.

--On jurerait un sleeping-car! s'écria-t-il.

Et serrant les mains de Gontran:

--Si vous habitiez New-York, ajouta-t-il, vous seriez millionnaire en
six mois.

M. de Flammermont faisait bonne contenance; mais, en lui-même il avait
de grandes appréhensions.

--Pourvu, pensait-il, que nous ne soyons pas rôtis au moment du départ
ou mis en pièces pendant le voyage.

Mais outre qu'il ne tenait nullement, en manifestant de semblables
craintes, à s'aliéner l'amitié réelle dont il était l'objet de la part
d'Ossipoff, il voyait Fricoulet si résolu, Séléna si résignée, Farenheit
si impatient, qu'il eût rougi de honte s'il avait pu se douter que l'on
soupçonnât son émotion.

Cette dernière après-midi parut interminable.

Dès que le projectile eut été visité dans tous ses coins et recoins, le
jeune ingénieur consulta son chronomètre; il marquait trois heures.

--Si vous m'en croyez, monsieur Ossipoff, dit-il, nous prendrons dès à
présent toutes nos dispositions pour le départ.

--Déjà!

Tel fut le mot qui sortit à la fois de toutes les poitrines.

En même temps Séléna et Gontran blêmirent légèrement.

Jonathan Farenheit, bien qu'ému, conserva un visage impassible.

Seul, Mickhaïl Ossipoff demeura calme; il se tourna vers M. de
Flammermont.

--Qu'en pensez-vous? demanda-t-il.

--Je pense, en effet, que cela serait peut-être plus prudent,
répondit-il.

Et, à part lui, il songeait que si, par hasard, l'éruption se trouvait
en avance, et s'ils étaient pris au dépourvu, ils seraient réduits en
miettes.

Aussitôt Fricoulet tourna la manette de l'appareil automatique à
distribution d'air et ferma hermétiquement, au moyen d'écrous, la porte
du projectile.

Sauf l'ingénieur et Ossipoff, les autres voyageurs se regardaient avec
une certaine anxiété, étudiant soigneusement la manière dont
fonctionnaient leurs poumons avec cet air nouveau de fabrication
artificielle.

Et chacun pensait à part soi:

--Pourvu que nous n'étouffions pas.

Gontran avait tiré sa montre; mais les secondes, les minutes
s'écoulaient et nul indice d'asphyxie ne se faisait sentir.

Décidément, on respirait et l'on respirait même à merveille.

--Vive Mickhaïl Ossipoff! s'écria Farenheit en jetant en l'air son
chapeau de voyage pour rendre son enthousiasme plus sensible.

Séléna, remise de son émotion première, vaquait à travers le wagon, tout
comme si elle eût été dans la petite maison de Pétersbourg.

Prestement elle avait dressé au milieu de la pièce commune la table,
qu'elle couvrit d'une nappe blanche et sur laquelle elle disposa les
couverts.

--Quoi! s'écria M. de Flammermont, on dîne déjà; mais il n'est que cinq
heures.

--Il me semblait qu'il était préférable de manger avant le départ,
répondit la jeune fille; qu'en pensez-vous, père?

--Je suis également de cet avis, répliqua le vieillard.

[Illustration]

Jonathan Farenheit avait déjà sa serviette autour du cou.

--Allons, dit-il en frappant la table du manche de son couteau, faisons
honneur à ce repas terrestre, le dernier peut-être de notre vie.

Et Fricoulet ajouta:

--Qui sait! nous souperons peut-être ce soir chez Pluton.

Cette réminiscence de l'histoire grecque fit courir sur l'épiderme de
Gontran un léger frisson.

--Fichtre! murmura-t-il, sais-tu que tu manques de gaieté!

Néanmoins, au bout de cinq minutes, grâce à un excellent bourgogne, le
jeune diplomate avait laissé ses appréhensions au fond de son verre et
faisait, comme ses compagnons, grand honneur au talent culinaire de
Mlle Ossipoff.

L'entrain était même si complet que personne ne songeait à consulter
l'horloge suspendue à l'une des parois du wagon.

On était au dessert, Alcide Fricoulet venait de remplir de champagne les
verres à la ronde et s'apprêtait à porter un toast à Mickhaïl Ossipoff,
lorsque soudain le wagon trembla sur sa base.

On eût dit que l'une des puissantes assises du globe venait de céder
sous le poids des Cordillères entassées; le sol fut agité d'une
trépidation prolongée en même temps que de sourds craquements se
faisaient entendre à travers la masse granitique.

Chacun reposa, du même mouvement, le verre qu'il portait à ses lèvres et
regarda son voisin d'un air inquiet.

Le vieux savant, lui, s'était redressé tout d'une pièce.

--L'éruption! s'écria-t-il.

--L'éruption! répéta gouailleusement Fricoulet, qu'elle soit la
bienvenue!

Et vidant son verre d'un trait, il ajouta d'une voix vibrante:

--Messieurs, je bois à Ossipoff et au Cotopaxi, ces deux forces, l'une
intellectuelle, l'autre brutale, grâce auxquelles nous partons à la
conquête des mondes inconnus.

Tous imitèrent son exemple; puis tous les regards se tournèrent vers
l'horloge; elle marquait le quart moins de six heures.

--Mais nous sommes en avance, balbutia Gontran.

--Ce ne sont probablement que les préliminaires de l'éruption, répliqua
Fricoulet avec sang-froid.

--Et si nous partions avant la seconde indiquée par vous, fit à son tour
Jonathan Farenheit?

--C'est fort possible.

--Que faire en ce cas?

--Attendre; on ne lutte pas contre les forces aveugles de la nature et
surtout contre les éruptions; les endiguer, les contenir, en utiliser la
puissance énorme, passe encore... mais leur commander, jamais... J'ai
pris mes précautions pour avancer l'explosion, au cas où elle ne se
produirait que passé l'heure assignée par moi au départ, mais je ne puis
rien faire pour la retarder.

Ainsi parla Ossipoff; personne ne lui répondit, chacun étant absorbé
dans ses propres pensées, attendant la minute fatale qui devait mettre à
néant ou à exécution les audacieux projets du vieux savant.

[Illustration]

Au dehors, les crépitements volcaniques et les détonations souterraines
augmentaient; de seconde en seconde, leur violence allait croissant.

Maintenant le wagon oscillait, tressautait sur ses deux caissons à air
comprimé et, à chaque trépidation plus forte, les voyageurs
s'attendaient à ce que les vapeurs et les matières laviques, se frayant
enfin un passage, les envoyassent dans l'espace ou leur brisassent les
membres.

Cependant, malgré l'intensité toujours croissante des secousses du sol
en travail, le repas se termina sans encombre.

Un moment, Ossipoff, qui prêtait une oreille attentive aux mille bruits
qui se croisaient dans l'espace, devint blême; une crainte lui traversa
l'esprit; si les laves qui s'élevaient dans les canaux voisins de la
cheminée où était enfermée le wagon, venaient à s'épancher par l'orifice
de la cheminée, c'en était fait du projectile et de ses voyageurs qui se
trouveraient ainsi ensevelis sous une masse de matières incandescentes.

Dans le silence qui emplissait le wagon, l'horloge égrena les six coups
de six heures.

--Nous avons dix minutes encore à demeurer sur terre, murmura le vieux
savant.

--Sous terre, voulez-vous dire, observa Gontran.

--Monsieur Ossipoff, fit Alcide Fricoulet, ne seriez-vous pas d'avis de
nous préparer au départ?

--Quels préparatifs? demanda l'Américain.

--D'abord, nous assurer que toutes les attaches des meubles sont
solides, que les écrous des hublots et des saisines sont serrés à fond,
afin que tout ce qui est à l'intérieur de ce véhicule résiste à la
secousse et que celui-ci joue le rôle d'un véhicule plein...

Ce disant, l'ingénieur inspectait minutieusement l'arrimage et
l'aménagement du wagon céleste; il ferma soigneusement toutes les portes
du meuble vitrine, mit un couvercle sur les piles au bichromate, poussa
les verrous des portes des soutes et enfin redescendit.

--Quelque brutale que soit la secousse, dit le jeune homme, tout
résistera au formidable contre-coup du départ, et le wagon fera l'effet
d'un bloc plein. Il faut que nous soyons également amarrés avec
solidité. Pour cela, nous allons nous introduire côte à côte dans les
«tiroirs capitonnés» que j'ai préparés. De cette façon, le choc du
départ ne nous écrasera pas contre les parois du véhicule avec lequel
nous ferons corps.

--Brr..., murmura Gontran en considérant les _tiroirs_ dont Fricoulet
venait de lever le couvercle, on dirait des cercueils!

Cependant et pour donner l'exemple à ses compagnons, Flammermont se
glissa dans la boîte près de Séléna et le couvercle fut rabattu et
boulonné.

Cinq minutes s'étaient écoulées au milieu de ces préparatifs et, dans ce
court intervalle, les éléments s'étaient déchaînés d'une effroyable
façon:

D'horribles craquements ébranlaient les contreforts de la montagne qui
frissonnait comme la tôle d'une chaudière en ébullition.

Le monstrueux Cotopaxi, ainsi que le jésuite espagnol, Martinez da
Campadores l'avait prédit, se réveillait de son long sommeil et dans ses
gigantesques entrailles sifflaient et hurlaient les vapeurs souterraines
accumulées sous une énorme pression.

--C'est à croire que les cinq cents mille diables de l'enfer sont tombés
au fond de ce trou, dit en plaisantant Alcide Fricoulet, qui était
demeuré debout tandis que ses compagnons, se cramponnaient aux parois de
leurs boîtes.

--Pourquoi ne te couches-tu pas? demanda Gontran.

--Parce qu'il me reste encore quelque chose à faire avant le départ,
répliqua l'ingénieur.

--Six heures huit minutes, prononça Ossipoff d'une voix vibrante...
attention!

--Enfin, nous allons partir, fit joyeusement l'Américain en se frottant
les mains avec énergie à la pensée qu'il allait enfin se lancer à la
poursuite de ce gredin de Sharp.

Au même moment, Fricoulet tourna la manette du commutateur-interrupteur
placé sur le trajet des fils conduisant le courant de la pile aux lampes
à incandescence et brusquement l'obscurité se fit dans l'intérieur du
wagon.

Subitement tout le monde se tut et l'on n'entendit plus que le bruit de
la respiration oppressée des cinq explorateurs et le battement de leurs
coeurs.

Quelques secondes se passèrent dans une anxiété mortelle.

[Illustration]

Soudain une effroyable secousse ébranla le projectile tout entier,
tendant à briser les ressorts en acier sur lesquels les boîtes étaient
suspendues; les voyageurs perçurent un bruit sourd et prolongé,
qu'accompagnaient des sifflements aigus; il leur sembla pénétrer dans
une zone d'incendie; et ils perdirent connaissance, tandis que, sous
l'indescriptible poussée de plusieurs millions de mètres cubes de gaz
souterrains, le projectile quittait, dans un nuage de feu, le cratère du
Cotopaxi et traversait, en moins de cinq secondes, toute l'atmosphère
terrestre.

Ils n'avaient pas entendu la terrible détonation produite par la brusque
détente des gaz si longtemps accumulés et comprimés dans les flancs du
volcan; leur wagon, ainsi qu'Ossipoff l'avait expliqué à Séléna, volait
plus vite que le son, et déjà ils flottaient dans le vide absolu
qu'argentaient mille étoiles brillant d'un incomparable éclat.

       *       *       *       *       *

Mais si les hardis voyageurs avaient pu, grâce à leur vitesse, se lancer
dans l'espace, sans avoir même conscience du cataclysme qui accompagnait
leur départ, il n'en fut pas de même pour toute l'Amérique.

Un immense panache de flammes, haut de plus de cinq cents mètres,
jaillit au-dessus du cratère du Cotopaxi et un bruit effroyable ébranla
jusqu'aux couches les plus reculées de l'atmosphère.

Ce panache de flammes fut aperçu de plus de cent lieues en mer par tous
les navires traversant cette partie de l'Océan Pacifique, tandis que
l'air, violemment agité et refoulé par cette exhalaison subite de
plusieurs millions de mètres cubes de gaz chauds, se transformait en un
ouragan furieux dont les ravages furent incalculables.

Cette tempête animée, ainsi que le constatèrent les savants du nouveau
monde, d'une vitesse de 155 kilomètres à l'heure, se précipita vers le
Nord-Est, traversa le golfe du Mexique, engloutissant une quinzaine de
navires qui voguaient tranquillement et furent pris à l'improviste dans
des trombes d'air et des tourbillons d'eau. Elle franchit les
États-Unis, enlevant les toitures, renversant les maisons, déracinant
des arbres centenaires et, en moins de six heures, alla se perdre dans
les régions polaires de la mer de Baffin.

Dans les régions de l'Amérique équatoriale, la terreur fut à son comble:
un tremblement de terre parcourut de ses ondes brisantes toute la zone
des Andes, depuis Quito jusqu'à Valparaiso.

Mais ce fut surtout la partie des Cordillères, dit le noeud de Pastos,
qui fut le plus éprouvée; la magnifique façade du collège des jésuites à
Quito, si admirée quelques semaines auparavant par Gontran de
Flammermont, fut fendue du bas en haut sur une largeur de vingt
centimètres; plusieurs cheminées d'usines furent jetées bas et une
quinzaine de maisons se trouvèrent lézardées, disloquées, bonnes pour la
démolition.

A quatre-vingts lieues de là, à Guayaquil, le terrain s'affaissa
brusquement et, à deux cents mètres du port, une crevasse de plusieurs
mètres de largeur se produisit soudain, d'où sortaient des gaz
méphitiques.

Bref, dans les deux Amériques, ce fut une désolation générale, et la
République de l'Équateur dut inscrire, à l'actif du plus immense volcan
qui orne son sol, une catastrophe de plus.

[Illustration]




CHAPITRE XI

MICKHAÏL OSSIPOFF RENCONTRE DANS L'ESPACE SON ANCIEN COLLÈGUE DE
L'ACADÉMIE DES SCIENCES.


[Illustration]

Pendant que le Nouveau-Monde était le théâtre des terribles catastrophes
sommairement décrites à la fin du chapitre précédent, les auteurs de ces
catastrophes semblaient déjà avoir reçu du ciel le juste châtiment dû à
leur épouvantable méfait.

Dans l'intérieur de l'obus régnait une ombre épaisse qui ne permettait
de distinguer quoi que ce fût; en outre, pas le moindre bruit, pas le
plus petit souffle, pas même le plus imperceptible gémissement.

Ombre et silence de tombe.

Tout à coup, sec comme un coup de pistolet, un éternument éclata; puis
un second, puis un troisième, puis toute une succession, pendant trois
minutes au moins.

C'était là l'indice certain que, sur les cinq passagers, un du moins
était vivant.

--Saperlipopette! fit une voix un peu sourde, un peu étouffée, je me
serai probablement enrhumé.

A peine ces mots étaient-ils balbutiés qu'un autre éternument éclata à
quelques pas.

--A vos souhaits, fit sur un ton joyeux la première voix.

--Tiens! monsieur Fricoulet!... vous êtes donc vivant! exclama le second
éternueur.

--En quoi cela vous surprend-il, honorable monsieur Farenheit?

--Mais cela ne fait pas que de me surprendre, cela me fait plaisir,
riposta l'Américain.

--Trop honnête, monsieur Farenheit.

--Dame! moi qui n'aime pas la solitude, je tremblais déjà de me voir
enfermé là-dedans en tête-à-tête, avec quatre cadavres.

--En effet, la conversation eût peut-être manqué d'animation, dit le
jeune ingénieur, un peu froissé de l'égoïsme du Yankee.

Puis, tout à coup, d'une voix tremblante:

--Mais vous venez de parler de cadavres, s'écria-t-il... pensez-vous
donc que nos compagnons?...

Il n'acheva pas, tellement l'angoisse lui étreignait la gorge...

--Dame! fit impassiblement Jonathan Farenheit, en dehors de nous deux,
personne ne bouge ni parle... il est donc à supposer...

Un frisson glacé courut par les membres de Fricoulet; domptant
l'engourdissement qui l'immobilisait dans sa boîte, il se coula à terre
et, une fois sur le tapis, se traîna à l'aide des genoux le long de la
paroi capitonnée qu'il palpait fébrilement de la main.

Tout à coup il poussa un cri de joie; ses doigts venaient de rencontrer
la manette du commutateur. Il la fit pivoter sur son axe et
instantanément les lampes à incandescence du lustre se rallumèrent,
inondant de leur clarté l'intérieur du wagon.

--Par le ciel! s'écria Jonathan, un peu de lumière fait grand bien.

Ce disant, il se redressait, s'étirant les membres avec volupté, faisant
l'une après l'autre craquer toutes ses articulations.

Cependant Fricoulet avait couru au premier «tiroir» qui se trouvait à sa
portée; sur le capiton moelleux, immobile et raide comme si la mort
l'eût frappé pendant son sommeil, M. de Flammermont était étendu.

--Gontran! s'écria le jeune ingénieur en secouant son ami aussi
vigoureusement que le lui permettait sa propre faiblesse.

Mais il eût autant valu chercher à communiquer de la vie à un
mannequin; sous l'effort de Fricoulet, le jeune comte roulait de droite
à gauche sa tête aux paupières closes et aux lèvres serrées.

--Mort! murmura Fricoulet épouvanté.

L'Américain s'était approché et, sans rien dire, avait collé son oreille
sur la poitrine du comte.

--Pas plus mort que vous, ricana-t-il... le coeur bat normalement.

--En ce cas, fit l'ingénieur, redressez-lui le haut du corps quelques
instants... cela facilitera toujours le jeu des poumons... je suis à
vous tout de suite.

[Illustration]

Il courut au meuble, l'ouvrit, chercha parmi plusieurs fioles rangées
sur les tablettes un flacon rempli d'un liquide blanchâtre qu'il secoua;
puis après l'avoir débouché, il le passa à plusieurs reprises sous les
narines de Gontran.

Presque aussitôt, le visage du comte se contracta, ses paupières
s'agitèrent, ses lèvres se retroussèrent, découvrant les dents,
nerveusement serrées; mais soudain la bouche s'ouvrit démesurément,
livrant passage à un formidable éternuement.

--Sauvé! s'écria Fricoulet, en se jetant au cou de son ami.

Mais à son cri, un autre cri, partant d'un autre tiroir avait répondu.

--Partis! nous sommes partis!

C'était Mickhaïl Ossipoff qui venait de prononcer ces paroles d'une voix
vibrante.

Il était dressé sur son séant et agitait ses bras fébrilement.

--Qu'avez-vous? demanda Fricoulet ahuri.

--Ne venez-vous pas d'entendre cette détonation effrayante? répliqua le
vieux savant.

--Eh bien!

--C'est le Cotopaxi qui fait éruption!

L'ingénieur et l'Américain se regardèrent avec des yeux surpris; puis
Farenheit s'écria:

--Ce que vous venez de prendre pour le Cotopaxi est tout simplement M.
de Flammermont saluant, par un éternuement, son retour à la vie.

Cependant, Gontran assis sur le bord de son tiroir se frottait
alternativement la tête, puis les reins.

--Oh! gémissait-il, je serais tombé du haut des tours Notre-Dame que je
n'aurais pas le crâne plus endolori; quant à mes reins, ils me procurent
la sensation exacte d'une sérieuse bastonnade.

Soudain, maux de tête et maux de reins disparurent comme par
enchantement; il sauta sur le plancher et courut vers le cercueil de
Séléna.

La jeune fille semblait dormir.

--Fricoulet! cria Gontran, viens vite... ce sommeil m'effraie!

D'un bond Ossipoff fut auprès de sa fille qu'il prit dans ses bras,
comme il eût fait d'un petit enfant, la couvrant de caresses et de
baisers.

Fricoulet l'écarta doucement et, ainsi qu'il avait fait pour son ami, il
passa doucement sous les narines de la jeune fille la petite fiole au
liquide blanchâtre qui opéra le même miracle, sans toutefois
l'accompagner des mêmes manifestations bruyantes.

--Cher père, murmura Séléna en revenant à elle et en tendant ses bras au
vieillard.

Puis apercevant Gontran qui la couvait de regards inquiets:

--Cher monsieur Gontran...

Et elle lui abandonna l'une de ses mains que le jeune homme effleura de
ses lèvres.

--Allons! bravo! dit joyeusement l'ingénieur, personne n'a avalé sa
langue... décidément le voyage pour la lune est moins périlleux que je
ne le croyais.

A peine Ossipoff avait-il constaté que sa fille était hors de danger
que, brusquement s'arrachant à ses caresses, il s'accroupit sur le
plancher et, marchant à quatre pattes, se dirigea vers le centre du
wagon.

Arrivé là, il s'arrêta, défit des courroies qui retenaient une partie du
tapis, lequel enlevé, découvrit le hublot évidé dans le plancher même;
ce hublot, qui ne mesurait pas moins de quarante centimètres de
diamètre, était formé d'une vitre assez épaisse pour que l'on y pût
marcher sans crainte; en prévision des chocs qui devaient accompagner le
wagon à son départ, ce hublot était protégé extérieurement par une
plaque de fer fixée au moyen d'écrous que des boulons retenaient
intérieurement.

--La clé! la clé! demanda fiévreusement Ossipoff.

Fricoulet se précipita vers le meuble et en tira une clé anglaise, au
moyen de laquelle le vieillard attaqua les écrous avec ardeur; lorsque
le dernier eut été dévissé, la plaque de fer se détacha, découvrant le
hublot et permettant de voir à l'extérieur du wagon.

[Illustration]

Ensuite, avec l'aide de Fricoulet, Ossipoff fit une semblable opération
aux quatre ouvertures percées dans la paroi du projectile et protégées
de semblable façon que le premier.

--Éteignez les lampes, je vous prie, commanda le vieux savant d'une voix
brève.

Le jeune ingénieur obéit immédiatement; il poussa la tige du commutateur
et de nouveau l'obscurité régna dans l'obus. Ossipoff se précipita vers
l'un des hublots.

--Victoire! cria-t-il, victoire!... nous avons quitté la terre... nous
filons vers la lune.

Farenheit, le visage aplati contre la vitre, s'écarquillait les yeux
sans distinguer autre chose qu'une intense obscurité.

--Par le ciel! exclama-t-il, je voudrais bien savoir, monsieur Ossipoff,
sur quoi vous vous basez pour affirmer que nous avons quitté la terre.

--Tout simplement sur ce fait qu'une ombre épaisse s'amasse entre la
terre et nous! Si nous étions retombés sur notre planète, nous verrions
autour de nous le sol éclairé par les rayons lunaires; si au contraire
notre chute s'était opérée dans l'Océan Pacifique, nous nous
ressentirions du bercement des vagues. Je le répète donc: nous sommes
partis.

--Cependant, si vous vous appuyez pour dire cela, uniquement sur l'ombre
qui vous entoure, murmura Gontran, je vous ferai observer que dans le
fond du cratère, l'ombre était aussi épaisse.

--Alors? demanda ironiquement Ossipoff.

--Alors, nous pourrions très bien être encore dans la cheminée du
Cotopaxi.

Sans répondre, le vieillard le prit par la main et l'amenant près de
l'un des hublots:

--Regardez, dit-il, quand vous étiez dans le volcan, voyiez-vous cela?

Et à travers la vitre épaisse, il désignait de la main les
constellations qui étincelaient d'un incomparable éclat, comme des
diamants sur un écrin velouté.

--Reste à savoir, grommela Fricoulet, si la force propulsive sera
suffisante pour nous conduire jusqu'à la sphère d'attraction de la lune?

--Nous le verrons, répondit sèchement le vieux savant.

--Dis donc, fit soudain Gontran en s'adressant à son ami, ne pourrait-on
pas ouvrir ces petites fenêtres?

--Pourquoi faire?

--Pour aérer un peu, parbleu! il me semble qu'on étouffe ici.

Heureusement que le jeune homme avait parlé à voix presque basse, en
sorte qu'Ossipoff n'entendit que confusément sa question.

Ce fut Fricoulet qui, se penchant à son oreille, murmura:

--Mais, imbécile, nous flottons dans le vide.

Le visage de l'ex-diplomate refléta l'ébahissement le plus profond.

--Dans le vide, répéta-t-il... avons-nous donc déjà traversé toute
l'atmosphère terrestre?

L'ingénieur consulta son chronomètre:

--Oui, répondit-il, depuis vingt et une minutes, trente secondes.

--Alors, où sommes-nous maintenant? demanda Gontran.

Fricoulet jeta un regard du côté d'Ossipoff:

--Plus bas, malheureux, plus bas, chuchota-t-il... si ton futur
beau-père t'entendait, c'en serait fait de ton mariage.

Puis, assourdissant sa voix:

--L'espace que nous traversons en ce moment est rempli de ce fluide
appelé _éther_ et qui est si raréfié que sa densité représente le vide
absolu que l'on obtient au moyen des machines pneumatiques... il est
donc absolument impossible d'ouvrir les hublots pendant toute la durée
du voyage... car au lieu de faire pénétrer ici de l'air respirable,
c'est au contraire le peu que nous possédons qui s'échapperait au
dehors.

[Illustration]

Jonathan Farenheit qui avait prêté l'oreille à cette explication,
demanda:

--Mais, monsieur l'ingénieur, si je me souviens bien des explications
que nous avait données autrefois ce Sharp de malheur, la surface de la
lune est à peu près privée d'air, comment donc vous y prendrez-vous pour
nous faire respirer?... avez-vous, comme lui, des scaphandres en
caoutchouc et des réservoirs d'air?

--Parfaitement, riposta Fricoulet; vous pensez bien que nous ne nous
sommes pas embarqués pour un aussi long voyage sans avoir prévu les
circonstances, même les plus invraisemblables... aussi, bien que d'après
les théories de l'éminent M. Ossipoff, la surface lunaire possède une
atmosphère suffisante pour les poumons humains, mon ami Flammermont, qui
est un homme de précaution, a fait construire six appareils complets,
grâce auxquels nous pourrons nous promener impunément dans une
atmosphère irrespirable ou même seulement fort raréfiée.

L'Américain, complètement rassuré, grommela:

--Ah! je ne demande pas à y respirer longtemps sur la lune; tout ce que
je demande, c'est d'avoir assez de souffle pour mettre la main sur ce
coquin de Sharp et l'étrangler avec les dix doigts que voici... cette
besogne une fois terminée, je ne demanderai qu'à m'en retourner.

Sur ces mots, il tourna les talons et se colla le visage au plus
prochain hublot, pendant que Gontran allait s'installer à une autre
vitre, aux côtés de Séléna.

--Mais, dit-il tout à coup, on ne voit la lune nulle part!...
aurait-elle l'indélicatesse de manquer au rendez-vous?

--Si tu veux te donner la peine de monter au premier étage, répliqua
Fricoulet, tu pourras apercevoir la marraine de Mlle Séléna, suivant
invariablement sa route au milieu de l'immensité stellaire pour se
trouver, dans quatre jours, juste à la place indiquée par nous.

--Elle doit avoir déjà grossi depuis notre départ?

--Si tu veux t'en rendre compte, tu n'as qu'à monter l'échelle!

Le jeune comte escalada prestement les degrés et se trouva devant une
petite porte ouverte dont il franchit le seuil à tâtons.

Mais dans l'obscurité son pied heurta un corps accroupi et cette
maladresse fut saluée d'une exclamation irritée.

--Quoi! c'est vous! cher monsieur, fit le jeune comte; mais que
faites-vous donc ici, dans cette posture?

[Illustration]

--Ah! c'est vous, Flammermont, riposta le vieillard; vous arrivez bien,
voilà dix minutes que je cherche à dévisser les écrous qui retiennent la
plaque du hublot... c'est, je crois, le diable qui s'y cramponne... vous
allez me donner un coup de main.

Comme il achevait ces mots et sans attendre le coup de main réclamé, il
donnait une dernière secousse si violente, celle-là, que le dernier
écrou céda et que le vieillard, perdant l'équilibre, tomba à la
renverse sur Gontran, lequel, renversé à son tour, roula sur le
plancher.

[Illustration]

L'ex-diplomate poussa un cri, non pas de douleur, bien que dans sa chute
il se fut froissé rudement, mais bien de surprise, car en même temps que
ses reins heurtaient le sol, une vive clarté, inondant soudain le
laboratoire, venait le frapper en plein visage.

--La lune? cria-t-il sur un ton d'interrogation.

Mais Ossipoff ne lui répondit pas; d'un bond, le vieillard s'était remis
sur pied, et tandis que son compagnon se relevait, il avait eu le temps
de saisir une lunette, d'en braquer l'objectif sur le brillant satellite
et de coller son oeil à l'oculaire.

Comme Gontran, visiblement intéressé, s'approchait du vieux savant, il
l'entendit murmurer:

--Enfin, nous allons pouvoir faire un peu de sélénographie.

Le jeune homme n'en écouta pas davantage; terrifié à la pensée de se
trouver seul, exposé aux redoutables questions du vieillard, il se
retira sur la pointe du pied et sans bruit descendit les marches du
petit escalier.

--Eh bien! demanda Fricoulet en le voyant apparaître, l'as-tu retrouvée,
la lune?

L'ex-diplomate mit un doigt sur sa bouche.

--Chut! fit-il, je fuis M. Ossipoff sur les lèvres duquel j'ai pressenti
des questions embarrassantes.

Fricoulet éclata de rire.

--Poltron, fit-il.

--Tu es bien bon, répliqua Gontran... je voudrais t'y voir... si tu
risquais de compromettre ton bonheur par une réponse idiote, je ne sais
pas si tu courrais au-devant de l'interrogatoire.

Le jeune ingénieur haussa les épaules.

--Son bonheur! grommela-t-il... ah! si j'étais bien sûr que quelque
grosse hérésie en sélénographie l'arrachât de ce précipice qu'on nomme
mariage...

Et en murmurant ces mots, un sourire mauvais errait sur ses lèvres.

En ce moment, Séléna qui était montée tout doucement en haut de
l'escalier, redescendit et s'approchant de l'ingénieur:

--Monsieur Fricoulet, dit-elle, il vient de me passer par la tête une
bonne idée.

--Laquelle, mademoiselle?

--Pendant que mon père est en contemplation devant son astre chéri, si
vous donniez à M. Gontran quelques notions d'astronomie... cela lui
permettrait de n'être pas pris au dépourvu par les questions que mon
père pourrait lui adresser en votre absence.

--Bravo! fit le jeune comte... Fricoulet, je te nomme mon précepteur
particulier... quant au prix des leçons, nous le réglerons plus tard.

Le jeune ingénieur fit la grimace; néanmoins, Gontran l'entraîna vers un
des hublots et étendant le bras vers les astres qui scintillaient dans
l'espace:

--Allons, dit-il, parle-moi de ces constellations.

--D'abord, commença Fricoulet, il n'y a pas de constellations; c'est la
situation de la terre dans l'infini, qui nous fait paraître réunies des
étoiles appartenant à des systèmes différents et éloignées les unes des
autres par d'incommensurables distances. Si nous étions transportés dans
une autre étoile, l'aspect du ciel tout entier serait changé par suite
du déplacement de notre point d'observation; tous ces soleils que nous
voyons briller dans la nuit obscure sont semés au hasard dans
l'immensité et, je te le répète, c'est simplement la perspective qui a
créé les constellations. En outre, chacune de ces étoiles est animée
d'un mouvement propre, quelquefois très rapide et se détache de ses
voisines qui souvent marchent en sens absolument contraire.

--En sorte que si nous revenions dans cinquante mille ans...

--L'aspect du ciel serait absolument changé pour les habitants de la
terre et aussi différent de celui que nous admirons maintenant que
celui-là même l'est du ciel existant il y a plusieurs milliers
d'années... veux-tu des exemples? la _Grande Ourse_ se démembre, le
_Chariot de David_ se disloque et les _Trois Rois_, qui paraissent
cependant avoir marché jusqu'à présent de compagnie, se tournent le dos
et s'enfuient dans des directions contraires.

Le jeune ingénieur se tut un moment.

--Tout change, reprit-il, tout se transforme dans l'univers et c'est
grâce à ce mouvement perpétuel que la vie se développe universellement
sur ces sphères et que jamais la mort ne pourra régner sur tous les
mondes de l'infini!

Il avait prononcé ces dernières paroles d'une voix vibrante qui prouvait
combien lui était cher le sujet qu'il traitait.

Il s'apprêtait à continuer, lorsque Gontran lui mettant la main sur le
bras, lui dit d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant:

--Mon cher ami, tu ferais un mauvais professeur, car, au lieu de
m'apprendre à lire en me faisant faire B... A... ba... tu me prononces
un discours... parle-moi donc tout simplement, et pour commencer, de la
lune.

En ce moment, un formidable bâillement retentit; c'était Jonathan
Farenheit qui manifestait à sa façon une invincible envie de dormir, et
presque aussitôt--rien n'est contagieux comme le sommeil--Gontran et
Fricoulet se sentirent pris d'un violent désir de s'étendre sur leurs
hamacs.

--Messieurs, dit Séléna en jetant un regard vers la pendule accrochée à
la muraille, il est onze heures... voilà le moment, je crois, de nous
reposer; je regagne ma chambre et vous souhaite une bonne nuit.

Ce disant, elle tendit gentiment la main à ses compagnons et disparut
dans la partie supérieure du wagon.

Cinq minutes après, les lampes étaient éteintes et nos trois amis,
roulés dans leurs couvertures, ronflaient à qui mieux mieux.

       *       *       *       *       *

Un intense rayonnement, entrant par les hublots et frappant en plein sur
le visage de Gontran, le fit se réveiller en sursaut.

--Sapristi, murmura-t-il, il fait grand jour.

Et, assis sur le bord de son hamac, il se frottait les paupières
gonflées par le sommeil.

--Sommes-nous loin de la terre? demanda Farenheit qui s'éveillait à son
tour.

Fricoulet consulta sa montre.

--Six heures, dit-il; il est probable que nous avons, en dix heures,
franchi pas mal de kilomètres.

--Mais encore?... insista Gontran.

--Pour vous répondre exactement, il me faudrait mesurer l'arc sous-tendu
par la terre et faire un calcul assez simple, en somme... mais, c'est
inutile... vous ne comprendriez pas.

--Cela se pourrait bien, pour ma part, riposta le jeune comte, car j'ai
la tête lourde comme du plomb.

Et avec une nuance d'inquiétude:

--Est-ce que je vais être malade? murmura-t-il.

Puis, en plaisantant, il ajouta:

--Ce doit-être le changement d'air.

Fricoulet frappa ses mains l'une contre l'autre.

--Moi aussi, dit-il, j'ai des bourdonnements d'oreilles... mais tu viens
de m'ouvrir les yeux sur les causes de ce malaise... parbleu! ce n'est
pas le changement d'air qui te rend malade... c'est précisément le
contraire... il faut épurer l'air vicié par notre respiration et le
débarrasser du surplus d'acide carbonique qu'il contient.

--Mais, comment cela?

--D'une manière bien simple.

Alcide Fricoulet tira d'une armoire un flacon renfermant des cristaux
blancs translucides qu'il transvasa dans plusieurs soucoupes déposées
sur le plancher; puis il ferma le robinet par lequel arrivait l'oxygène
pur.

Cinq minutes plus tard, les cristaux, qui n'étaient autre chose que de
la potasse caustique, avaient entièrement absorbé l'acide carbonique de
la pièce et s'étaient transformés en carbonate de potasse; alors,
l'ingénieur enleva les soucoupes qu'il remit en place et ouvrit de
nouveau le robinet d'oxygène.

--Eh bien! cela va-t-il mieux? demanda-t-il.

--On respire comme au bord de la mer, répondit Gontran.

--On se croirait dans les grandes plaines du Far-West, dit à son tour
Jonathan Farenheit.

D'un même mouvement, ils avaient sauté à bas de leurs hamacs et ils
finissaient de les rouler pour les mettre à la place qu'ils devaient
occuper durant le jour, lorsque la porte de l'étage supérieur s'ouvrit
et Ossipoff, le visage tout souriant, apparut en haut du petit escalier.

--Messieurs, dit-il d'une voix enjouée, je vous annonce le déjeuner: une
simple tasse d'arrow-root... le matin, il n'y a rien de meilleur.

En effet, derrière lui, portant sur un plateau cinq tasses fumantes,
Séléna descendit l'escalier et, avec l'aide de Gontran, eut tôt fait de
dresser la table.

[Illustration]

--Hurrah! pour miss Séléna! s'écria Jonathan Farenheit; voilà un
arrow-root tel qu'aucune ménagère des États-Unis n'en pourrait
confectionner de meilleur.

Ossipoff, lui, après avoir en quelques gorgées rapides, avalé le contenu
de sa tasse et mastiqué hâtivement la tranche de pain rôti posée sur son
assiette, se leva et remonta à son observatoire.

A peine était-il parti que Gontran, dissimulant un formidable
bâillement, murmura:

--Ce n'est pas tout ça! A quoi allons-nous employer notre temps?...

Il me semble que l'on va s'ennuyer ferme.

[Illustration]

--Ce n'est pourtant pas l'occupation qui te manquera, si tu veux me
donner un coup de main.

--Volontiers... de quoi s'agit-il?

--Tout simplement de m'aider à prendre des notes sur les incidents de
notre traversée: la vitesse de notre wagon, les indications des
instruments enregistreurs, les phénomènes sidéraux... en un mot: tenir
un livre de bord.

Le jeune comte secoua énergiquement la tête.

--Si tu n'as rien de mieux à me proposer, je ne suis pas ton homme.

Puis se tournant vers Séléna:

--Et vous, mademoiselle, demanda-t-il, ne puis-je pas vous être bon à
quelque chose?

--Je ne pense pas, répliqua-t-elle, car ma besogne, à moi, vous est tout
à fait étrangère.

Ce disant, elle prit dans l'armoire un livre avec lequel elle fut
s'asseoir sur le divan.

[Illustration]

--Quel est cet ouvrage? demanda Gontran... à moins toutefois qu'il n'y
ait indiscrétion...

--Oh! nullement, répondit-elle en souriant... c'est la _Cuisinière
Bourgeoise_; je vais étudier sérieusement pour vous confectionner, avec
les faibles ressources du bord, des menus un peu variés... vous voyez
que vous ne pouvez m'aider en rien.

Dépité, M. de Flammermont s'inclina avec un petit sourire railleur et,
se retournant vers l'Américain:

--Si j'osais, dit-il, à défaut des dominos absents, je vous proposerais
bien une partie de «doigt mouillé» ou de «pigeon vole».

Jonathan Farenheit éclata de rire.

[Illustration]

--Ah! par le ciel, dit-il, vous tombez bien... Et tous nos comptes de
banque qui sont en retard! croyez-vous que cela ne soit rien?...
c'est-à-dire que si vous voulez bien me faire quelques additions...

Les lèvres du jeune homme se plissèrent dans une moue significative.

--Merci de la proposition, répondit-il.

Et il alla s'étendre sur le divan, attendant avec impatience le moment
où le repas de midi réunirait à table tous les passagers.

[Illustration]

Une fois le café pris et chacun étant retourné à ses occupations,
l'infortuné comte se mit à un hublot et demeura, pendant toute la
journée, les yeux fixés sur l'immensité sidérale, intéressé malgré lui
par la diversité des spectacles qui s'offraient à lui.

Tantôt, c'étaient des bolides qui sillonnaient l'espace allant d'une
planète à l'autre; tantôt une comète qui, semblable à une salamandre
enflammée, parcourait le ciel, fouettant les astres de sa queue
étincelante.

Cependant, la traversée se poursuivait dans d'excellentes conditions de
sécurité et de vitesse; au bout de quarante-huit heures, le chemin
parcouru se trouvait être de 168,700 kilomètres et Ossipoff espérait
atteindre, dans une quarantaine d'heures, la zone d'égale attraction,
située à 78,500 lieues de la terre.

[Illustration]

Gontran, lui, avait enfin trouvé une distraction qui accaparait toute
son attention; elle consistait dans la disparition progressive du
croissant terrestre noyé dans les feux du soleil et dans le
grossissement continu de la lune qui apparaissait au zénith,
semblable--avait-il dit dans son premier mouvement de stupéfaction--à un
immense réflecteur étamé suspendu dans les airs.

A l'aide d'une lunette que lui avait prêtée Ossipoff il examinait, dans
tous ses détails, la surface de la planète que voilait une faible lueur
cendrée et au travers de laquelle il pouvait distinguer les taches
sombres des mers et quelques points brillants qu'il n'hésita pas à
qualifier de volcans en éruption.

On était au quatrième jour du voyage, et plus de soixante mille lieues
avaient déjà été franchies, lorsque survint un événement des plus
graves.

C'était le matin, et, après avoir absorbé sa tasse d'arrow-root,
Gontran, poussé par la curiosité, était monté dans l'observatoire de M.
Ossipoff afin d'examiner la lune avec la grande lunette du savant.

[Illustration]

Tout à coup, il poussa un cri tellement éclatant que Fricoulet, croyant
à un accident, se précipita vers l'échelle et, tout anxieux, accourut
près de lui.

--Qu'arrive-t-il? demanda le jeune ingénieur d'une voix haletante.

--Il y a, mon cher, que je viens de découvrir un satellite à la lune.

Fricoulet partit d'un franc éclat de rire.

--Qu'est-ce qui te prend donc? grommela Gontran froissé par cette
hilarité intempestive; est-ce que tu deviens fou?

--C'est plutôt toi, je crois, qui l'es devenu.

--Et pourquoi?

--Parce que la lune n'a pas de satellite

--Ah! par exemple...

--Je t'engage même à parler plus bas, car si M. Ossipoff t'entendait!...

M. de Flammermont se redressa et abandonnant la lunette, la désigna à
Fricoulet, en disant d'un ton froissé:

--Tiens, prends ma place et, à moins que tu ne sois aveugle, ou que je
n'aie la berlue...

L'ingénieur, tout en haussant les épaules, prit la place de son ami;
mais à peine eut-il appliqué son oeil à l'objectif, que lui aussi laissa
échapper une exclamation de surprise.

--C'est ma foi vrai, murmura-t-il.

Puis, quittant l'instrument, il se pencha vers l'escalier et cria:

--Monsieur Ossipoff, montez donc un moment!

[Illustration]

Le vieillard escalada les marches quatre à quatre.

--Que me voulez-vous? demanda-t-il.

--Gontran vient de signaler un corps--car je n'ose encore donner à cela
le nom d'astre--un corps qui paraît immobile aux environs de la lune.

Ossipoff n'en écouta pas davantage; à son tour, il s'accroupit devant la
lunette et regarda.

Il regarda longtemps, muet, frémissant; puis enfin, il se retourna et
saisissant le jeune comte dans ses bras:

--Mon cher Gontran... mon enfant... vous êtes un grand homme!

Et des larmes de joie ruisselaient sur les joues du vieillard.

--A vous revient l'honneur d'avoir découvert une nouvelle petite
planète, dit-il en donnant une nouvelle accolade à Gontran... dès à
présent je baptise cet astre: planète Flammermont.

Fricoulet battit un entrechat et, dégringolant l'escalier, il courut à
Séléna.

--Mademoiselle, balbutia-t-il, Gontran vient de découvrir une planète!

Mlle Ossipoff ouvrit de grands yeux.

--Comment a-t-il fait? demanda-t-elle.

--J'ai regardé dans la lunette, répondit Gontran... cela n'a pas été
plus difficile que cela.

Il haussa les épaules, murmurant à part lui:

--Et voilà pourtant comment prennent naissance les gloires
astronomiques!

--Je propose un toast à M. de Flammermont, s'écria Jonathan Farenheit
enthousiasmé.

Fricoulet tira les verres de l'armoire, les remplit de bordeaux et
chacun but à la gloire du jeune comte, excepté Mickhaïl Ossipoff qui
refusa de descendre, ne voulant pas quitter des yeux la nouvelle
planète.

Il demeura ainsi, seul, absorbé dans sa contemplation jusqu'au soir, ne
se dérangeant pas, même pour manger.

Tout à coup Fricoulet et Gontran s'entendirent appeler.

--Montez, montez vite, criait le vieillard.

Quand ils furent en haut, Ossipoff s'écarta et, désignant la lunette à
Gontran:

--Tenez, mon cher ami, dit-il, regardez!

Le jeune comte colla son oeil à l'oculaire et ne put retenir un cri.

--Que voyez-vous? demanda le vieillard.

Au lieu de répondre, Gontran secoua la tête et céda sa place à
Fricoulet.

Comme avait fait son ami, le jeune ingénieur poussa, lui aussi, une
exclamation de surprise.

--Eh bien! fit Ossipoff, cette planète...

--Ce n'est point une planète, répliqua Fricoulet, c'est un bolide, un
fragment de comète, un roc projeté par un volcan lunaire avec une
vitesse insuffisante pour lui faire atteindre le point d'égale
attraction situé entre la terre et la lune.

Gontran fit entendre un claquement de langue impatienté.

--Ce n'est pas cela, murmura-t-il... ton fragment de comète a une forme
bizarre, fort régulière du reste, allongée... on dirait...

Il s'arrêta, craignant de dire une bêtise.

--On dirait un obus, n'est-ce pas? demanda Ossipoff tout palpitant.

--C'est cela même, riposta vivement le jeune comte; tout de suite cette
ressemblance m'avait frappé, mais je n'avais pas osé en parler, car
c'est tellement invraisemblable...

Tout à coup il se frappa le front.

--Si c'était Sharp!!

A peine eut-il prononcé ces mots qu'il le regretta; le visage de
Mickhaïl Ossipoff devint d'une pâleur mortelle et ses jambes tremblèrent
tellement qu'il fut obligé de s'asseoir.

--Oui, oui, balbutia-t-il, vous avez raison, ce doit être Sharp!

--Eh! s'écria Fricoulet, voilà qui est encore bien plus invraisemblable!
Sharp, en ce moment, est dans la lune... à moins qu'il ne soit retombé
en miettes sur la terre.

Le vieillard ne répondit pas, mais de nouveau il s'installa devant la
lunette et regarda; autour de lui Gontran, Séléna, Farenheit et
Fricoulet lui-même, demeuraient immobiles, silencieux, épiant sur le
visage du vieux savant ce que ses regards apercevaient dans l'espace.

L'heure du repas arriva sans que personne s'en préoccupât; tous les
esprits étaient tendus vers le point découvert par Gontran.

Maintenant le wagon ne marchait plus qu'avec une relative lenteur; la
vitesse acquise, grâce aux gaz volcaniques du Cotopaxi commençait à
diminuer, augmentant l'impatience des passagers.

Enfin, vers minuit, le point devint distinct même à l'oeil nu, et
Ossipoff murmura entre ses dents:

--Oui, c'est bien cela, je reconnais l'obus inventé par moi; c'est bien
ce Sharp du diable qui est là-dedans!

--Ah! s'écria Gontran, voilà une belle occasion de vous venger; vous
avez votre voleur, à peine à quatre cents lieues de vous.

--Eh bien? interrogea le vieillard.

--Eh bien! répliqua Fricoulet, si nous en croyons sir Farenheit, Sharp a
quitté la terre le 24 février; or, aujourd'hui, après plus d'un mois de
voyage, il navigue encore dans l'espace sans avoir atteint la lune.

[Illustration]

--Nous le voyons comme vous, répliqua aigrement Ossipoff; mais où
voulez-vous en venir?

--A ceci: que la force de projection du canon ou de la sélénite a été
insuffisante pour faire franchir à l'obus le point dangereux, la zone
d'égale attraction, et qu'il est suspendu entre les deux astres,
maintenu au point neutre sans pouvoir le dépasser et retomber soit sur
la terre, soit sur la lune.

--Et il y demeurera éternellement? demanda Gontran.

--Oui, à moins qu'une cause quelconque ne vienne modifier cet état de
choses.

--Mais quelle cause?

--Par exemple, l'attraction d'un corps étranger circulant dans l'espace
et qui entraînerait à sa suite cet obus immobile jusqu'au moment où,
obéissant à une attraction plus forte, il atteindrait un monde
quelconque.

Pendant que Fricoulet donnait ces explications, Jonathan Farenheit, le
visage collé au hublot, dardait des yeux perçants sur l'obus qui
contenait Fédor Sharp.

--Ah! le bandit! grommelait-il, le voir là, presqu'à sa portée et ne
pouvoir faire avec lui une partie de boxe.

Et les joues de l'Américain tremblaient de colère pendant que se
crispaient ses poings formidables.

Cependant Ossipoff était toujours cramponné à la lunette.

--Nous nous dirigeons en plein sur lui, murmura-t-il.

--Tant mieux, cria Jonathan, culbutons-le, écrasons-le, mettons-le en
morceaux!

Le savant haussa les épaules.

--Le culbuter, c'est fort joli, reprit Gontran, et pour ma part je ne
demanderais pas mieux; mais tout en pensant à notre vengeance, il faut
songer aussi à notre peau... que va-t-il se passer?

--Tout dépend de notre vitesse, répondit Ossipoff. En admettant que nous
ne heurtions pas l'obus,--cas auquel Sharp et nous-mêmes retomberions
sur la terre,--si nous sommes animés d'une vitesse assez considérable,
nous le déracinerons...

--Et il tournera autour de nous comme un satellite! s'écria Gontran de
Flammermont; hein! voyez-vous notre wagon devenu planète et ayant, lui
aussi, un satellite?

Ossipoff s'arracha de l'oculaire pour fixer sur l'ex-diplomate un regard
surpris.

--Vous plaisantez, n'est-ce pas? dit-il, vous savez bien que les lois de
la mécanique céleste s'y opposent.

--C'eût été charmant cependant, murmura à part lui Gontran; le boulet de
Sharp eût tourné autour de nous, nous autour de la lune, la lune autour
de la terre, la terre autour du soleil, et le soleil...

Le jeune homme ne trouva pas autour de quoi eût bien pu tourner le
soleil et il se tut.

--Évidemment, dit Fricoulet: Sharp ne tournera pas autour de nous, mais
il nous suivra.

--Et, grâce à nous, il atteindra la lune, fit Ossipoff dans un accent de
rage inexprimable.

--Eh! n'y a-t-il donc aucun moyen de lui envoyer une torpille chargée de
dynamite pour le faire sauter! hurla Farenheit: ah! si nous étions en
Amérique!...

--Mais le malheur veut que nous en soyons un peu loin de l'Amérique,
répliqua ironiquement Fricoulet.

Comme bien on pense, il n'était pas question de dormir.

L'obus avait considérablement grossi, et maintenant Ossipoff estimait sa
distance à 100 kilomètres à peine; on pouvait l'observer par la paroi
latérale de la grande salle.

La nuit se passa ainsi, dans une attente pleine d'angoisse.

Pour les passagers, c'était une question de vie ou de mort qui
s'agitait.

A cinq heures du matin, les deux mobiles n'étaient pas à plus de dix
lieues l'un de l'autre et la lunette d'Ossipoff ramenait cette distance
à un peu moins de cent mètres.

Il pouvait donc distinguer, collés aux hublots de l'obus, deux visages
hâves et amaigris, dont les yeux ardents étaient braqués sur le wagon
qui contenait nos amis.

Le vieux savant reconnut Fédor Sharp; quant à son compagnon, Jonathan
Farenheit déclara que c'était Woriguin Sanburoff, le préparateur et
l'âme damnée de l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de
Saint-Pétersbourg, l'homme avec la complicité duquel Sharp lui avait
faussé compagnie.

Tout à coup, un incident étrange se produisit: l'obus de Sharp sembla
quitter le point du ciel où il était comme enchâssé pour se précipiter
vers le wagon de Mickhaïl Ossipoff.

--Nous sommes perdus! s'écria M. de Flammermont, il arrive sur nous!

Le vieux savant, qui visait attentivement l'obus avec un sextant, essuya
la sueur qui lui inondait le front.

Fricoulet, de son côté, bien qu'il fît tous ses efforts pour dissimuler
son émotion paraissait non moins anxieux.

Seul, Jonathan Farenheit, oublieux du danger, poussait des cris de joie
en voyant diminuer--pour ainsi dire à l'oeil nu--la distance qui le
séparait de son ennemi.

--Ah! gredin! grommela-t-il, gredin!

Et ses doigts d'hercule s'ouvraient et se refermaient comme si déjà ils
eussent tenu la gorge de Fédor Sharp.

--Eh bien? demanda Gontran à Fricoulet.

--Eh bien! tu vois, l'obus de cet animal-là nous suit et va tomber sur
la lune en même temps que le nôtre.

--S'il pouvait se casser les os dans sa chute! gronda l'Américain dont
un sourire cruel crispait les lèvres.

Tout à coup le jeune ingénieur poussa un cri de rage.

--Qu'y a-t-il? demanda-t-on.

--Il y a que ce maudit projectile nous a fait, par son attraction,
dévier de notre route!

--Alors? s'écria Séléna d'une voix anxieuse.

--Alors, répondit Fricoulet avec un grand sang-froid, nous ne tomberons
pas sur la lune, nous contournerons seulement son disque pour nous
perdre dans l'infini.

[Illustration]




CHAPITRE XII

UN DRAME DANS UN BOULET


[Illustration]

C'est ici le moment de compléter les explications sommaires fournies par
Jonathan Farenheit sur le départ de Sharp.

Chose bizarre, car les citoyens du Nouveau-Monde sont doués d'un sens
pratique qui les met généralement en garde contre les escrocs, Jonathan
Farenheit n'avait tiré aucun enseignement des déclarations, fort nettes
cependant, faites par Mickhaïl Ossipoff à l'observatoire de Nice,
touchant son ancien collègue de l'Institut des sciences de Pétersbourg.

Il eût dû pourtant avoir son attention mise en éveil et surveiller d'un
peu près l'homme auquel il abandonnait trop légèrement la manipulation
de quelques millions de dollars.

«Qui a bu boira» dit la sagesse des nations; et il y a
quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent à parier que celui qui a volé le
lundi, fera de même le mardi.

Mais, outre que Jonathan Farenheit avait eu le grand tort de ne pas
prendre pour sérieuses les révélations du savant russe qu'il considérait
sur le moment comme un déséquilibré du cerveau, il avait, lui, sa
cervelle si à l'envers à l'idée qu'il allait partir pour la lune que,
lui eût-on montré Fédor Sharp la main dans le sac, il eût douté encore.

[Illustration]

Songez donc! aller dans la lune!

Quelle chose extraordinaire! et combien un voyage si prodigieux
l'élèverait, lui ancien éleveur de porcs, enrichi dans le commerce des
suifs, au-dessus de la masse de ses concitoyens.

C'était là un premier point, propre à son caractère vaniteux, qui avait
contribué à l'aveugler, non pas sur les mérites de Sharp,--cet homme
était un savant, lui aussi, et un audacieux--mais sur sa probité et sa
bonne foi.

Secondement, en homme pratique, il envisageait ce voyage comme devant
lui rapporter une ample moisson de dollars; ébloui par les promesses
mirifiques de Sharp, il n'avait pas hésité à mettre dans cette affaire
la plus grande partie de sa fortune, comptant que les mines aurifères et
diamantifères de la lune rendraient au centuple les capitaux engagés par
lui et par les actionnaires.

Enfin, depuis plusieurs années, il faisait partie d'un cercle de
New-York dont le titre seul «l'Excentric Club» indique le but.

Pour être reçu membre de ce club, il fallait avoir à son actif une de
ces excentricités qui font sortir un homme du banal de la vie; un de ces
actes grâce auxquels, dans les rues de New-York, on vous désigne en
disant: «C'est un original.»

En France, on dirait: «C'est un fou.»

Mais ce n'était pas tout que d'être admis à faire partie de ce cercle;
la principale préoccupation des membres de «l'Excentric Club», une fois
reçus, était de se faire nommer membres du comité, secrétaires,
vice-présidents, président.

Et--est-il besoin de le dire--chacune de ces fonctions honorifiques ne
s'enlevait qu'à la force du poignet, c'est-à-dire en accumulant
excentricité sur excentricité, folie sur folie.

Or, Jonathan Farenheit avait un _dada_; c'était de se signaler par
quelque action si éclatante que tous les membres de l'Excentric Club
fussent contraints de le porter unanimement à la présidence.

Malheureusement il n'était pas seul à être talonné par cette ambition
et, en dépit de tous ses efforts, chaque année, au moment des élections,
il voyait un concurrent l'emporter sur lui et s'asseoir dans le fauteuil
si ardemment convoité.

Et voilà que tout à coup, alors qu'il commençait à désespérer, Fédor
Sharp lui tombait sous la main avec son vertigineux projet de voyage
lunaire.

Mais, sa présidence, il la tenait maintenant!

Quel membre de «l'Excentric Club» serait en mesure de rivaliser avec
lui, Jonathan Farenheit, retour d'une excursion de 96.000 lieues à
travers l'espace?

Nous en avons dit suffisamment maintenant pour que le lecteur comprenne
comment le digne Américain s'était abusé, jusqu'au dernier moment, sur
les véritables sentiments de l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie
des sciences de Pétersbourg.

S'il en eût été autrement, s'il avait eu l'oeil toujours ouvert et
l'oreille toujours tendue, il eût surpris certains sourires
énigmatiques, certaines phrases à double sens qui eussent mis ses
soupçons en éveil.

Pendant tout le temps que se poursuivirent dans l'île Malpelo les
travaux exécutés sur les plans dérobés à Mickhaïl Ossipoff, Fédor Sharp
avait eu de fréquents entretiens avec ses deux préparateurs: Woriguin et
Ladislas Rotterdack.

Que se disaient-ils?

Il eut été assez difficile de le savoir, Sharp ayant eu la précaution
d'établir sa tente en un endroit écarté et bien découvert, de manière à
ce qu'aucun indiscret ne pût venir rôder aux environs.

Mais si Farenheit avait eu l'oreille assez fine pour entendre ce que
chuchotaient à voix basse ces trois hommes, il eût été obligé de revenir
de beaucoup de son opinion sur l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie
des sciences.

Sharp, en effet, ne se souciait nullement de l'Américain, maintenant que
grâce à lui et aux dollars de la société dont Farenheit était président,
il avait pu mettre à exécution le grand projet de Mickhaïl Ossipoff,
projet duquel il comptait retirer honneur et profit.

Oui, profit; car si Fédor Sharp avait l'amour de la science, il avait
non moins celui de la richesse, et son excursion lunaire, tout en lui
permettant de se couvrir de gloire, lui permettait aussi de remplir ses
poches.

Aussi, ce qu'il complotait si secrètement avec ses deux acolytes ne
tendait-il rien moins qu'à se débarrasser de la personnalité encombrante
de Jonathan Farenheit.

Enfin, le jour du départ arriva.

Sharp réunit autour de lui tout le personnel et, d'une voix qu'il
s'efforça de rendre émue, il prononça les parole suivantes:

--Mes chers amis!--ah! oui, permettez-moi de vous donner ce titre, à
vous tous, ingénieurs, contremaîtres, ouvriers qui m'avez aidé avec tant
de courage et d'activité, à mener à bien mes audacieux projets,--mes
chers amis, grâce à vous, nous voici arrivés au moment décisif et prêts
à profiter de l'instant favorable pour nous élancer vers la lune...
permettez-moi, avant l'instant émouvant du départ, de vous remercier...

Ici, Jonathan Farenheit lui coupa la parole.

--Et moi, dit-il d'une voix vibrante, je vous remercie également au nom
de la «Compagnie des mines lunaires», au nom du gouvernement américain
qui s'honore dans un de ses membres, de la tentative audacieuse...

Il s'interrompit et se retourna; des voix qui chuchotaient derrière lui
attiraient son attention: c'était Sharp et ses amis qui échangeaient
rapidement quelques paroles.

--C'est entendu? demanda le Russe en terminant.

--Convenu, répliquèrent les autres.

Alors l'ex-secrétaire de l'Académie des sciences s'avança, et, d'un
geste de la main, réclama le silence.

--A huit heures trente-cinq minutes, dit-il, les charges de sélénite
seront enflammées et le projectile dans lequel l'honorable gentleman,
sir Jonathan Farenheit, mon ami Woriguin et moi, nous aurons pris place,
s'envolera vers les régions planétaires... je vous engage donc à vous
rembarquer sans tarder et à pousser au large pour fuir la terrible
secousse que va causer la brusque déflagration de la sélénite.

Il avait cessé de parler.

Un hurrah formidable s'échappa de toutes les poitrines; puis tous les
ouvriers défilèrent devant les voyageurs, leur serrèrent la main et
ensuite les opérations d'embarquement commencèrent.

[Illustration]

Ces opérations menaçaient d'être longues, car le navire avait dû
mouiller au large, par crainte des roches à fleur d'eau qui entouraient
l'île, et l'on devait transporter les hommes à bord, au moyen de deux
canots.

--Mais, demanda tout à coup Farenheit, par quel moyen la sélénite
s'enflammera-t-elle?

Fédor Sharp répondit tranquillement:

--Mon excellent ami, Ladislas Rotterdack se charge de déclancher, au
moment voulu, le mouvement d'horlogerie qui règle l'envoi du courant
électrique grâce auquel, à la seconde précise, les charges du canon
s'enflammeront.

Il se tourna vers Rotterdack et, tirant son chronomètre:

--Quelle heure avez-vous, cher ami? demanda-t-il.

L'autre consulta sa montre.

--Sept heures et quart, répondit-il.

--Vous avancez de trente-sept secondes, cher ami, fit Sharp d'un ton
plein de naturel, réglez-vous sur moi... car il importe de ne pas
avancer d'une seconde le moment du départ.

Ce disant, un sourire imperceptible plissait ses lèvres minces.

--Là, dit-il, il nous reste donc une heure vingt minutes et
quarante-sept secondes à demeurer ici... si vous le désirez, mon cher
Woriguin, nous profiterons de ce répit pour donner un dernier coup
d'oeil à l'aménagement de l'obus.

[Illustration]

Sans défiance, Jonathan Farenheit aida lui-même les deux hommes à
descendre, à l'aide d'une benne, dans le fond de l'énorme engin; puis il
s'occupa de presser l'embarquement du personnel.

Une demi-heure s'écoula; il restait encore à terre une cinquantaine
d'ouvriers attendant l'instant de monter dans les canots, lorsque
soudain une immense colonne de feu jaillit du sol, secouant l'île jusque
dans ses fondements, crevassant le sol, bouleversant les flots.

Devançant d'une demi-heure le moment fixé pour le départ, Stanislas
Rotterdack venait de mettre le feu à la mine, lançant seuls dans
l'espace Fédor Sharp et Woriguin.

Ceux-ci avaient parfaitement bien résisté au formidable contre-coup du
départ et les premiers jours du voyage s'étaient effectués dans les
meilleures conditions possibles.

Le quatrième jour seulement, en mesurant la distance angulaire de la
terre et de son satellite, Sharp fronça les sourcils et un juron
s'étrangla dans sa gorge.

La vitesse de l'obus allait se ralentissant d'une façon inquiétante.

Woriguin murmura tout pâle:

--Pourvu que nous passions le point neutre.

L'autre hocha la tête.

--Nous irons bien jusque-là, grommela-t-il... du moins, je l'espère.

--C'est peut-être parce que nous sommes partis en avance, balbutia
Woriguin d'un ton de reproche.

--Imbécile! répliqua Fédor Sharp; crois-tu donc que j'eusse fait une
semblable bêtise?... non, nous sommes partis à la seconde précise...
mais pour tromper cet idiot de Farenheit, Ladislas et moi avions, à
dessein, retardé nos montres d'une demi-heure.

--Enfin! murmura Woriguin avec un accent plein de résignation.

[Illustration]

Toute la nuit, les deux hommes furent sur pied, constatant d'heure en
heure le ralentissement évident de l'obus.

Puis tout à coup, Sharp poussa un cri de terreur: le projectile était
immobile sur la limite où l'attraction de la terre et celle de la lune
se contrebalancent.

--Tonnerre de sort! gronda-t-il, nous sommes arrêtés.

Et il se laissa tomber sur le siège qui courait tout autour du wagon,
les traits bouleversés, les yeux hagards, les dents serrées, les ongles
déchirant rageusement l'étoffe du meuble.

--Perdus! répéta Woriguin comme un lamentable écho... nous sommes
perdus.

Après quelques instants, il ajouta d'une voix rauque en fixant sur son
compagnon des regards affolés:

[Illustration: Woriguin, l'un des préparateurs de Fédor Sharp et son
compagnon de voyage.]

--Nous n'avons, n'est-ce pas, aucune chance de nous sauver d'ici?

Fédor Sharp répliqua d'un ton plein d'accablement:

--Nous sommes condamnés à demeurer éternellement figés à cette place...
à moins...

--A moins?... répéta Woriguin, avec une lueur d'espoir.

--A moins, continua Sharp, qu'une influence étrangère ne nous entraîne
en deçà ou en delà de cette maudite ligne d'attraction.

--En ce cas, balbutia l'autre, nous sommes irrévocablement perdus.

Une semaine, puis une autre semaine, puis un mois tout entier
s'écoulèrent dans cette situation, sans que rien vînt la modifier; dès
le premier jour, ils avaient dû fixer au plancher par de fortes saisines
tous les meubles qui, en raison de la suppression complète de la
pesanteur, se déplaçaient sous la plus légère impulsion, l'obus n'ayant
plus ni haut ni bas.

Eux-mêmes devaient s'abstenir de mouvements trop violents pour éviter
des chocs désagréables.

Woriguin, inoccupé maintenant et complètement démoralisé, passait son
temps à boire, cherchant dans l'ivresse l'oubli de la mort terrible qui
l'attendait.

Quant à Fédor Sharp, l'oeil rivé à sa lunette, il ne cessait de fouiller
l'espace, dans l'espoir insensé d'apercevoir cette cause providentielle
capable de l'arracher à son immobilité éternelle.

Tous les jours il allait au réservoir d'air, constater combien de temps
encore ils avaient à vivre, lui et son compagnon.

Et plus d'une fois, après avoir constaté que la provision s'épuisait
rapidement, il avait jeté des regards farouches du côté du hamac sur
lequel Woriguin ronflait à poings fermés, cuvant lourdement son ivresse.

[Illustration]

Un rictus tordait ses lèvres minces, tandis que ses mains se crispaient
dans un geste d'étranglement. La mort de Woriguin aurait prolongé du
double l'existence de Fédor Sharp.

--Ah! misérable Ossipoff! s'écria un jour l'ex-secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences, après avoir, des heures entières, sondé le
désert sidéral, qui aurait pensé que ses calculs étaient faux, la force
de propulsion de sa «sélénite» insuffisante et son acier fragile?

Et il répétait, en frappant du poing fermé sa table sur laquelle se
trouvaient les calculs recommencés la veille pour la centième fois:

--Ah! sans sa poudre et sans son canon...

Le misérable ne réfléchissait pas que cette poudre et ce canon, il ne
s'en était rendu possesseur qu'au moyen d'un vol.

Le lendemain matin il était étendu sur son hamac, les paupières closes,
mais ne dormant pas--depuis qu'il était enfermé dans ce wagon, le
sommeil l'avait fui--lorsqu'il entendit son compagnon se lever.

[Illustration]

Suivant son habitude, Woriguin s'était couché la veille à moitié gris et
Sharp avait dû l'attacher, suivant l'habitude qu'il en avait prise
lorsqu'il le voyait en cet état et de crainte de quelque violence.

Fort étonné qu'il eut pu se délivrer de ses liens, alors que d'ordinaire
il l'appelait pour le détacher, le savant eut le pressentiment que
quelque chose d'anormal se passait.

Il détourna légèrement la tête, et à travers ses cils abaissés, aperçut,
en effet, Woriguin qui, soulevé sur son coude, penché sur le bord de son
hamac, l'examinait avec attention.

Un moment il demeura immobile, puis un sourire hideux entr'ouvrit ses
lèvres, tandis que dans sa prunelle passait une lueur fauve.

--Il dort... murmura-t-il, tant mieux... ce sera plus vite fait.

L'une après l'autre, il sortit ses jambes du hamac, posa ses pieds sur
le plancher.

Un craquement léger le fit tressaillir et il reprit son immobilité, les
yeux toujours fixés sur Sharp.

Celui-ci continuait à simuler le sommeil.

Rassuré, Woriguin fit quelques pas dans la pièce, mais dans une
direction opposée à celle où se trouvait le Russe, et se dirigea vers
l'unique meuble qui servait à la fois de bibliothèque et de réserve pour
les instruments et les outils.

Il se courba, chercha sans bruit dans un casier, se releva et se
retournant, marcha droit au hamac de Sharp.

[Illustration]

A la lueur de la lampe, qu'ils laissaient brûler la nuit en veilleuse,
Sharp vit dans la main de son compagnon comme un reluisement d'acier et
un frisson convulsif secoua ses membres.

L'idée que lui-même avait eue plusieurs fois de tuer Woriguin, celui-ci
allait la mettre à exécution; il était armé d'un énorme ciseau à froid
et d'un seul coup, bien appliqué, il lui défoncerait la poitrine.

Brusquement Sharp se redressa et d'une voix terrible:

--Que veux-tu? demanda-t-il.

Surpris de trouver éveillé celui qu'il s'attendait à frapper, sans
lutte, dans son sommeil, l'autre recula d'un pas.

Puis, avec, un ricanement sauvage, il répondit:

--Ce que je veux? Eh! eh! la question est plaisante! Je veux te tuer,
parbleu!

--Que t'ai-je fait? demanda Sharp.

--Tu m'as amené ici.

--Est-ce ma faute, à moi, si les plans de ce maudit Ossipoff n'étaient
point exacts?...

Woriguin haussa les épaules.

--Quand on vole, grommela-t-il, on vole intelligemment.

--Mais je suis aussi peiné que toi.

--Que m'importe... et puis ce n'est pas pour me venger, c'est pour
vivre que je veux me débarrasser de toi;... l'air que tu respires, tu me
le voles.

Et farouchement il s'avança.

Fédor Sharp avait quitté sa couche et, saisissant un tabouret, s'était
mis en défense, bien décidé à lutter jusqu'au dernier moment.

Immobiles, les deux adversaires se toisaient en silence.

--Vivre! exclama enfin Fédor Sharp d'un ton plein de pitié... de combien
de jours espères-tu donc que ma mort prolongerait ton existence?

--D'autant de jours que tu en vivrais toi-même.

--Cela t'avancera bien de reculer ta mort de quelques semaines!

Woriguin ricana.

--Cela t'avance si bien toi-même que te voilà prêt à défendre ta peau...
Quand on a des principes on les applique... puisque tu prétends qu'il
importe peu de mourir quelques jours plus tôt ou plus tard, laisse-toi
tuer sans résistance.

Ce raisonnement était logique et Sharp demeura quelques instants muet et
la tête basse, ne sachant que répondre.

--Allons, dit l'autre d'une voix sourde, dépêchons; je te l'ai déjà dit,
l'un de nous est de trop ici,... tu es le plus vieux, cède-moi la place
de bonne volonté... sinon...

[Illustration]

Il s'avança, le bras levé.

Le Russe devint tout pâle.

--Écoute, dit-il enfin, accorde-moi jusqu'à la fin de la journée.

Woriguin haussa les épaules.

--A quoi bon?... fit-il, tu useras quelques mètres cubes d'air
inutilement... autant en finir de suite.

Tout à coup, une idée traversa la cervelle de Sharp.

--Peut-être bien, murmura-t-il, pourrons-nous être sauvés.

Une expression d'incrédulité se peignit sur le visage de Woriguin.

--Allons donc... grommela-t-il, qui te fait supposer cela?

--Mes calculs et mes observations.

--Tes observations!... ricana Woriguin, quelles observations?

--Celles que j'ai faites cette nuit; il m'a semblé apercevoir, à l'aide
de mon télescope, à quelques milliers de lieues, un corps céleste qui
pourrait bien modifier notre situation.

--Tu mens, tu m'aurais éveillé pour m'annoncer une telle nouvelle.

--Tu étais tellement gris que l'essayer eût été peine perdue.

Woriguin pinçait les lèvres d'un air profond; il réfléchissait à la
créance qu'il devait prêter aux paroles de son compagnon.

Cela lui paraissait bien invraisemblable... mais, pourtant, si cela
était vrai...

Et du coin de l'oeil il surveillait Fédor Sharp, cherchant à lire sur
son visage ce qu'il pensait.

Mais Sharp demeurait impassible, regardant son compagnon par dessous ses
lunettes, épiant avec joie les traces de l'indécision en laquelle il se
débattait.

Si Woriguin croyait à ce mensonge,--car il venait de mentir effrontément
puisqu'il avait passé la nuit dans son hamac,--il voudrait se rendre
compte par lui-même et il monterait à l'espèce d'observatoire pratiqué
dans le sommet de l'obus.

Si peu de temps qu'il resterait là-haut, c'en serait assez pour
permettre à Sharp de prendre dans le tiroir du meuble une paire
d'excellents revolvers qui le mettrait à même d'avoir de son côté toutes
les chances, au cas où un combat corps à corps deviendrait inévitable.

Malheureusement Woriguin semblait lire dans la pensée du misérable.

Après être demeuré quelques instants immobile et silencieux il eut un
hochement de tête qui signifiait clairement: «Au surplus, qu'est-ce que
je risque?»

Puis il alla droit au meuble, ouvrit le tiroir, prit les revolvers, les
mit tranquillement dans sa poche et se dirigea vers l'échelle qui menait
à l'étage supérieur.

Le dépit de Fédor Sharp fut si violent qu'il ne put le dissimuler; en
même temps une pâleur livide envahissait son visage.

Ce que voyant, le préparateur éclata de rire.

--Eh! Eh! fit-il d'un ton narquois, on eût donc voulu me faire sauter la
cervelle? vieux père... heureusement qu'on a encore sa tête.

Puis jetant à la face de Sharp un nouvel éclat de rire, il monta
lentement les échelons.

Le Russe se sentit perdu; dans quelques instants Woriguin allait
redescendre, furieux d'avoir été joué et lui logerait une balle dans la
poitrine.

Alors, ses forces l'abandonnèrent et il demeura inerte attendant le coup
mortel.

Soudain un cri éclata au-dessus de sa tête, cri de joie et de triomphe.

Presque aussitôt la porte du petit observatoire s'ouvrit avec fracas,
livrant passage à Woriguin qui dégringola l'escalier et vint se jeter
dans les bras de Fédor Sharp.

--Quoi! s'écria celui-ci en se relevant, qu'y a-t-il? es-tu fou?

--Sauvés! balbutia Woriguin dont l'émotion était telle que c'est à peine
s'il pouvait parler... Nous sommes sauvés!

Sharp était tout pâle, répétant machinalement comme s'il n'en comprenait
pas le sens:

--Sauvés... sauvés.

Son complice comme un fou, riant et chantant, gesticulant.

Alors Sharp le saisit par le bras, et le maintenant un moment immobile:

--Mais enfin, cria-t-il, répondras-tu?... Que se passe-t-il et pourquoi
prétends-tu que nous sommes sauvés?

Mais la joie était trop forte pour Woriguin, qui s'affaissa sur un siège
en balbutiant:

--Là-haut... la lunette... un corps qui vient à nous...

Et il s'évanouit.

En croyant à peine ses oreilles, Sharp s'élança d'un seul bond dans
l'ogive mais il tremblait tellement qu'il fut quelques minutes avant de
pouvoir ajuster l'oculaire.

Enfin, il y parvint et poussa, lui aussi, un cri perçant.

Là-bas, dans l'espace, un corps s'avançait avec une assez grande
rapidité.

Ainsi donc, son mensonge se trouvait être vrai et le hasard lui envoyait
un sauveur.

Mais tout à coup ses sourcils se froncèrent, sa bouche se tordit dans
une grimace de fureur et un juron s'échappa de ses lèvres.

[Illustration]

--Lui!... gronda-t-il, lui encore!... lui toujours!...

Et, ivre de rage, il lançait son poing fermé dans la direction du wagon
de Mickhaïl Ossipoff.

Cependant la joie d'être sauvé l'étreignait au coeur et aussi
l'espérance qu'il avait maintenant de pouvoir continuer sa route et
d'aborder sur les rivages lunaires.

Il se retrouvait, il est vrai, face à face avec son ennemi... mais cet
ennemi allait le tirer de la situation critique dans laquelle il se
débattait et l'entraîner à sa suite.

--Woriguin! cria-t-il, Woriguin!

En ce moment même le préparateur revenait à lui; s'entendant appeler, il
sortit entièrement de sa torpeur et rejoignit Fédor Sharp.

--Sais-tu qui est là? demanda celui-ci.

A cette question l'autre ouvrit de grands yeux.

--Eh! bon Dieu!... fit-il, comment veux-tu que je sache?... C'est
quelque aérolithe, sans doute...

Sharp secoua la tête.

--Une comète, peut-être?

--Non... fit le Russe d'une voix rauque que la colère étranglait, non,
c'est Mickhaïl Ossipoff.

A ce nom qu'il avait toujours entendu prononcer comme celui d'un ennemi
mortel, Woriguin fit un bond en arrière.

--Mickhaïl Ossipoff!... exclama-t-il, je ne comprends pas.

--Eh! riposta Fédor, ce misérable a trouvé le moyen de s'échapper et le
voilà qui, lui aussi, tente d'arriver dans la lune...

Woriguin tressaillit et murmura:

--Y arrivera-t-il?

Le Russe eut un mouvement d'épaules furieux.

--Sans doute, répondit-il, ou du moins il y a toute apparence.

Il avait remis l'oeil à l'oculaire du télescope.

--Sa vitesse est suffisante pour lui faire franchir la ligne d'égale
attraction... continua-t-il, il abordera.

--Et nous? demanda Woriguin d'une voix tremblante.

--Nous, il nous entraînera avec lui.

Woriguin jeta son chapeau en l'air.

--Hurrah! s'écria-t-il, hurrah pour Mickhaïl Ossipoff!

Le visage de Fédor Sharp s'assombrit.

--Oui, grommela-t-il, mais là-haut qu'arrivera-t-il?

--Bast! riposta Woriguin, ne sommes-nous pas deux?

Et un geste menaçant souligna sa phrase.

--Hum! pensa le Russe, Ossipoff ne doit pas être parti seul.

Pendant une heure, les deux projectiles voguèrent de conserve, à
quelques kilomètres à peine de distance.

L'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences ne cessait
d'étudier avec son télescope le véhicule dans lequel son ancien collègue
et ses amis étaient enfermés.

Il vit successivement apparaître aux hublots les visages étonnés et
curieux de Gontran de Flammermont, de Fricoulet, de Séléna.

--Ils sont donc tout un équipage, là-dedans? grommela-t-il.

Et il se tourmentait la cervelle pour comprendre quel explosif assez
puissant avait pu envoyer dans l'espace, à une distance si considérable
de la terre, un poids semblable à celui de ce véhicule et de ses
passagers.

Mais soudain, il repoussa loin de lui son télescope en jetant ce seul
cri d'une voix étranglée:

--Farenheit!

Woriguin devint subitement pâle et ses lèvres tremblantes répétèrent ce
nom:

--Farenheit?

--Oui, grommela Fédor Sharp, ce maudit Américain est avec eux!

--Mais c'est impossible, balbutia Woriguin; vous devez vous tromper...
comment voulez-vous que ce Yankee de malheur ait pu échapper... il a dû
périr dans l'île avec les autres.

Sharp frappa du pied avec impatience et poussant son compagnon vers le
télescope:

--Vois toi-même, gronda-t-il.

Woriguin regarda donc et aperçut, lui aussi, le visage menaçant de
Jonathan Farenheit collé à la vitre du hublot; même il put distinguer le
poing musculeux que l'Américain dressait dans leur direction.

Il se recula et fixant sur Fédor Sharp des regards dans lesquels se
lisait une épouvante réelle:

--Cet homme est le diable, murmura-t-il; s'il nous rattrape, nous sommes
perdus... d'autant plus qu'ils sont là-dedans une bande toute disposée à
lui prêter la main pour satisfaire sa vengeance.

Sans répondre, Fédor Sharp hocha la tête.

--Ah! grommela l'autre, mourir pour mourir, j'eusse préféré choisir mon
genre de mort... tandis que cet Américain est capable de nous lyncher.

--Tu as les revolvers sur toi, répliqua sourdement le Russe... si tu
veux te tuer, libre à toi.

--Mais, poursuivit Woriguin, peut-être bien que leur obus n'aura pas
assez de force pour nous arracher d'ici et nous entraîner dans la lune.

--Eh!... riposta Fédor Sharp, c'est déjà fait.

Woriguin le regarda effaré.

--Déjà fait! balbutia-t-il.

--Oui, répliqua le Russe, nous ne sommes plus immobiles... nous sommes
maintenant dans la zone d'attraction lunaire... nous tombons.

Et il demeura rageusement cramponné à son télescope, tandis que
Woriguin, tellement était grande sa frayeur de l'Américain, souhaitait
de se casser les reins dans la chute.

[Illustration]




CHAPITRE XIII

LA LUNE A VOL D'OISEAU


[Illustration]

Pendant que Fédor Sharp et son compagnon, en proie à une angoisse
justement méritée par leur infamie, attendaient tout tremblants les
événements, Mickhaïl Ossipoff et ses amis n'étaient guère plus rassurés.

La rencontre de leur véhicule avec le boulet de Sharp pouvait avoir,
pour eux, des conséquences fatales.

S'ils déviaient tant soit peu de leur route, ils pouvaient manquer le
but visé, et alors, lancés dans l'espace, que deviendraient-ils?

Atterré, Ossipoff, assis sur le divan, soutenait, sur son épaule, la
tête de Séléna défaillante.

Gontran de Flammermont ne pouvait se détacher du hublot, pensant à la
chute formidable dans laquelle l'obus pouvait, d'un moment à l'autre, se
broyer.

Jonathan Farenheit, lui, maudissait le hasard qui le mettait face à
face avec ce traître et ce voleur sans qu'il pût, avant de mourir, se
venger de lui comme il le méritait.

Fricoulet, seul, avait conservé son sang-froid.

Il ne bougeait pas de l'observatoire où, l'oeil collé au télescope, il
examinait l'espace.

Tout à coup il tomba comme une bombe au milieu de ses compagnons.

--Notre wagon se retourne, cria-t-il.

Gontran fit un brusque mouvement.

--Allons-nous donc marcher sur la tête? murmura-t-il.

[Illustration]

Son ami seul entendit cette réflexion qu'à part lui, il traita de
saugrenue.

--C'est-à-dire, répliqua-t-il, que nous allons avoir les pieds là où se
trouve notre tête... en un mot la partie conique de notre obus qui
regarde la lune, va dans quelques instants regarder la terre.

Farenheit poussa un grognement de joie.

--En ce cas, fit-il, je pourrai les rattraper.

--Pourquoi?

--Dame! si nous tombons à la surface de la lune.

Fricoulet haussa les sourcils.

--Ai-je dit cela?

--Cela me semble logique.

--Si logique que cela vous paraisse, c'est cependant douteux.

Gontran tressaillit.

--Alors?... questionna-t-il.

--Alors?... le sais-je, moi?... Nous allons voguer autour de la lune...
contourner son disque... en ce cas, Dieu seul peut savoir ce qui nous
attend.

--Confions-nous donc à Dieu, murmura Séléna.

En même temps elle fixait sur Gontran des regards pleins de tendresse.

--En tout cas, ajouta plaisamment Fricoulet, s'il arrive quelque chose,
nous serons les premiers à jouir du spectacle... c'est toujours une
consolation.

Ainsi que l'avait annoncé l'ingénieur, les voyageurs ne tardèrent pas à
s'apercevoir du mouvement d'évolution accompli par le wagon.

Il pivotait doucement sur son axe, tournant insensiblement vers la lune
sa partie inférieure, la plus lourde.

La chute commençait, mais obliquement comme l'avait prévu Fricoulet et
avec une force presque insensible.

Il est vrai que cette force n'allait pas tarder à s'accroître.

--Nous tombons de 10.000 lieues, murmura le jeune ingénieur.

Ossipoff s'était levé pour mesurer une fois de plus la distance du sol
lunaire.

Il l'évalua à 45.000 kilomètres.

Maintenant, à l'aide du plus fort oculaire de la lunette qui ramenait
cette distance à 150 kilomètres--environ 40 lieues--on distinguait à
merveille toute la configuration de ce terrain convulsionné.

Le disque entier apparaissait, éclairé en plein par les rayons solaires
et Ossipoff, émerveillé, apercevait une foule de détails qu'il était
impossible de soupçonner de la terre, même avec les plus puissants
instruments d'optique.

Cependant rien encore ne pouvait faire croire à la présence d'êtres
vivants à la surface de ce monde pierreux; ce n'étaient que rochers
arides, cratères béants, pics aigus, enchevêtrés dans un réseau
orographique des plus compliqués, qu'éclairait une lumière crue et
uniforme.

Si l'obus était tombé normalement à la surface de la lune, il eût abordé
non loin du pôle Nord; mais ce qui lui restait de vitesse, neutralisant
en partie l'attraction lunaire, il contournait tout l'hémisphère visible
et se dirigeait au Sud-Est du satellite dont le disque immense avait
envahi tout le ciel, reflétant une lumière intense.

--Si nous fermions les hublots pour permettre à Mlle Séléna de dormir
un peu, proposa Fricoulet.

--Moi! s'écria la jeune fille, dormir!... pas avant que nous soyons
arrivés.

--Songez, mademoiselle, insista l'ingénieur, que nous en avons pour
quarante-huit heures, au moins.

--Oui, fillette, dit à son tour Ossipoff, monsieur a raison; il faut
prendre un peu de repos pour être prêts à affronter les nouvelles
fatigues qui nous attendent; du reste, il n'y a aucune honte à dormir...
Vois plutôt.

Et il lui désignait Farenheit qui, accablé de fatigue, ronflait à poings
fermés, étendu sur le divan.

[Illustration]

La fureur use les forces autant que l'exercice le plus violent et,
depuis près de vingt-quatre heures qu'il apercevait son ennemi, Fédor
Sharp, l'Américain, ne dérageait pas.

En outre, le panorama des cratères lunaires ne l'intéressait pas assez
pour qu'il l'admirât durant quarante-huit heures consécutives.

Le wagon, en ce moment, venait de passer au-dessus de la _mer Humboldt_,
du _lac des Songes_ et du _lac de la Mort_ qui, aperçus de cette
hauteur, formaient des taches verdâtres assez semblables à des forêts
vues de très loin.

Bientôt il fut au zénith de la _mer de la Sérénité_.

Ossipoff, dans le ravissement, ne pouvait s'arracher à la contemplation
de ce monde dont tous les mystères se dévoilaient peu à peu à lui.

[Illustration: La Mer des Crises vue au moment du premier quartier.]

--Voyez, disait-il à ses compagnons, quelle surface accidentée présente
cette face du monde sélénien... vous vous y reconnaissez, n'est-ce
pas, mon cher Gontran... ces chaînes de montagnes immenses que vous
apercevez sur votre droite et qui paraissent avoir plusieurs kilomètres
d'élévation, ce sont les _Apennins_, les _Karpathes_, le _Caucase_.

Après un silence, l'astronome murmura, comme se parlant à lui-même:

--Ah! voilà la _mer des Pluies_, le _marais des Brouillards_, le _marais
de la Putréfaction_...

Gontran poussa le coude de Fricoulet.

--Des mers!... lui chuchota-t-il à l'oreille, où voit-il des mers?

Le jeune ingénieur lui répondit tout bas:

On appelle «mers» en terme de sélénographie des taches dont on n'a pu
encore bien définir la nature et qui ressemblent à des plaines
desséchées.

--Voilà, grommela le comte, en hochant la tête, une appellation bizarre
et qui me paraît manquer totalement de logique.

--Ainsi, poursuivit Fricoulet, cette tache ovale que tu aperçois là, sur
le bord gauche du disque, c'est la _mer des Crises_.

--_Mare Crisium_, dans le latin de Molière, fit plaisamment Gontran.

--Tout juste; et à côté, le _marais du Sommeil_.

--_Palus Somniorum_.

--Encore juste.

--Ainsi nommé, ajouta Gontran, parce que les habitants y dorment
continuellement.

--Les habitants! fit l'ingénieur... s'il y en a.

Pendant plusieurs heures, le wagon continua ainsi sa marche oblique vers
la lune, permettant aux voyageurs d'étudier facilement les moindres
accidents de ce terrain convulsionné.

--A quelle distance sommes-nous maintenant? demanda Fricoulet.

--A 8.000 lieues environ, répondit Ossipoff.

--C'est singulier, murmura Gontran, il me semble que nous nous
ralentissons.

--C'est absolument le contraire; en ce moment nous marchons, ou plutôt
nous tombons avec une rapidité qui n'est pas moindre de 500 mètres à la
seconde, soit 30 kilomètres à la minute.

--Tiens, fit tout à coup Gontran, je suis curieux devoir ce que devient
la terre à cette distance.

Il gravit les marches du petit escalier et découvrit le hublot percé
dans la partie conique de l'obus.

Il poussa un cri de surprise.

Perdue dans l'irradiation solaire, la terre ne semblait plus qu'un
croissant de plus en plus délié et d'une dimension extrêmement faible.

--Et c'est cela ma planète natale! murmura le jeune comte en haussant
dédaigneusement les épaules.

En redescendant il demanda:

--A quelle distance sommes-nous maintenant de la terre?

Fricoulet le regarda avec stupéfaction.

--N'as-tu pas entendu tout à l'heure que nous étions à huit mille lieues
de la lune?

--Parfaitement.

--Eh bien! qui de quatre-vingt dix mille ôte huit mille, reste
quatre-vingt-deux mille... c'est simple comme tout.

--En effet, riposta Gontran quelque peu vexé... mais il fallait y
penser.

Puis tout de suite ses idées prirent un autre cours.

[Illustration]

--Cependant, dit-il, comment se fait-il que, d'ici, la terre me paraisse
plus volumineuse que ne me paraissait la lune vue du sol terrestre?

Fricoulet roula dans la direction d'Ossipoff des regards terrifiés; mais
le vieillard, absorbé dans sa contemplation, n'avait pas entendu.

--Mais, malheureux ami, murmura l'ingénieur en entraînant rapidement
Gontran à l'extrémité de la pièce, tu n'aimes donc plus mademoiselle
Séléna?

[Illustration]

Le jeune homme se trouva tellement abasourdi par cette question qu'il ne
répondit pas tout de suite.

--Tu es fou? balbutia-t-il enfin.

--C'est à toi qu'il faudrait faire cette demande, riposta Fricoulet;
comment! tu aimes toujours ta fiancée et tu fais tout ton possible pour
ne pas l'épouser.

--Je ne comprends pas, balbutia Gontran.

--Ne viens-tu pas de t'étonner de ce qu'à distance égale, la terre te
semblait plus grosse que la lune?

--Eh bien?

--Ne sais-tu donc pas--ou plutôt ne devrais-tu pas paraître savoir--que
la lune est d'un volume quarante-neuf fois plus petit que la planète
autour de laquelle elle gravite...

--...en vingt-huit jours et demi, ajouta Gontran... c'est vrai, je me
rappelle cela maintenant.

Fricoulet posa sa main sur l'épaule de son ami pour attirer son
attention.

[Illustration]

--Rappelle-toi également, ajouta-t-il, que la densité des matériaux qui
composent le monde lunaire est beaucoup plus faible que celle des
pierres terrestres; elle est seulement des six dixièmes; cela revient à
dire que le globe sélénien ne pèse pas beaucoup plus qu'une sphère d'eau
du même diamètre que lui, la pesanteur y est aussi extrêmement faible;
c'est la plus faible qui ait été constatée à la surface des planètes du
système solaire. Elle est six fois moindre que sur terre...

Le jeune ingénieur sourit de la gravité avec laquelle l'écoutait M. de
Flammermont.

--Eh bien! demanda-t-il, te rappelleras-tu cela?

--Je ferai mon possible.

--Tu comprends bien, n'est-ce pas, ajouta amicalement Fricoulet, que si
je te raconte tous ces détails ce n'est pas pour faire étalage de mon
bagage scientifique, mais tout simplement pour te mettre en mesure de
répondre, d'une façon à peu près satisfaisante, quand ton futur
beau-père te _poussera une colle_.

D'une énergique pression de mains le comte remercia son ami.

Puis, après un silence, Fricoulet ajouta en poussant un soupir:

--Tu sais, c'est contre mon gré que j'agis ainsi... j'estime même que je
commets un crime de lèse-amitié... car je contribue à ton malheur en
aplanissant la route qui te mène au mariage.

Gontran haussa les épaules en riant.

--Grand fou, murmura-t-il... encore le même!

--Toujours, grommela Fricoulet.

Il tourna les talons dans un mouvement de mauvaise humeur, et colla son
visage au hublot de gauche par lequel il pouvait apercevoir tout le
panorama lunaire.

A ce moment, le wagon passait au zénith de la _mer des Vapeurs_, à vingt
mille kilomètres à peine du sol lunaire dont il se rapprochait
rapidement; il traversait le _cirque de Triesnecker_, et arrivait
au-dessus du cratère de _Pallas_ dont la surface rugueuse et bouleversée
apparaissait avec une rigoureuse netteté.

Gontran était venu se placer à côté de son ami et demeurait absorbé par
le spectacle de cette fantastique lanterne magique.

--Mais, murmura-t-il, il me semble que toutes ces montagnes sont d'une
prodigieuse hauteur pour l'astre qui les supporte... Je ne crois pas
qu'il existe sur la terre, cependant quarante-neuf fois plus
volumineuse, des pics aussi monstrueux.

--Cette fois-ci, répondit Fricoulet, tu as raison; ils mesurent tous
plusieurs kilomètres de hauteur, et si nous arrivions ici au moment de
l'une des phases de lune, tu jugerais encore mieux de leurs dimensions;
car alors, éclairés de côté par le soleil, ils projetteraient au loin
sur le sol l'ombre agrandie de leurs dentelures et de leurs crêtes
déchiquetées.

Depuis un instant le jeune comte n'écoutait plus; il examinait
curieusement un point étincelant qui apparaissait au centre d'une
immense plaine blanche, à plus de trois cents lieues dans l'est de la
lune.

--Le _cirque d'Aristarque_, dit Fricoulet, l'un des plus beaux spécimens
de l'orographie sélénienne. A quelques centaines de kilomètres au nord,
tu peux distinguer son frère aîné, le mont _Kepler_, situé également au
centre d'une plaine blanchâtre qui s'avance comme un promontoire dans
l'_océan des Tempêtes_.

Gontran regardait, muet d'étonnement.

--Mais ces montagnes, poursuivit l'ingénieur, ne sont encore rien auprès
de certaines autres, dont l'une est plus rapprochée de nous et que tu
peux apercevoir au nord de la chaîne des monts Karpathes; c'est le
_cirque de Copernic_, qui ne mesure pas moins de 160 kilomètres de
diamètre... à peu près toute la surface de la Bohême enclavée dans les
monts Karpathes d'Europe.

--Je vois bien, dit enfin M. de Flammermont, le rond volcanique dont tu
me parles... mais j'aperçois, au pied du _Copernic_, deux autres
cratères qui me paraissent énormes, eux aussi.

--Effet de perspective tout simplement, riposta Fricoulet; car les monts
_Stadius_ et _Eratosthène_ sont de dimensions beaucoup plus restreintes.

--Toutes ces montagnes, dit Gontran, ont donc eu pour parrains des
philosophes et des astronomes?

Fricoulet se mit à rire.

--Si tu avais lu attentivement l'ouvrage de ton homonyme, le célèbre
Flammermont, les _Continents célestes_, tu saurais qu'il y compare la
lune à un cimetière d'astronomes: «C'est là, dit-il, qu'on les enterre;
lorsqu'ils ont quitté la terre, on inscrit leurs noms sur les terrains
lunaires comme autant d'épitaphes...» J'ai retenu la phrase qui m'a paru
amusante.

En ce moment, la tête d'Ossipoff apparut au sommet de l'échelle qui
conduisait à la partie supérieure de l'obus.

--Victoire! cria le vieux savant... notre rapidité s'accroît... avant
trois heures nous planerons au-dessus de _Tycho_.

--Tycho! s'écria Fricoulet d'une voix étonnée.

--Oui, répéta le vieillard, Tycho!... qu'y a-t-il d'extraordinaire à
cela?

--C'est que la route que nous suivons, riposta le jeune ingénieur, nous
mène sur les mers des _Nuées_ et des _Humeurs_ et non dans la direction
de Tycho.

Ossipoff répondit avec un peu d'aigreur:

[Illustration: Tycho.--Pôle sud de la Lune.]

--Il faut que vous vous trompiez, monsieur, car je viens de reconnaître
à l'instant que notre route s'infléchit en arc de cercle et que nous
filons actuellement en plein sud... nous sommes, il y a une heure,
passés, au zénith du centre de la lune, au milieu du golfe du
_Centre_ et en vue du cratère d'_Herschel_; maintenant nous passons
entre _Guericke_ et _Ptolémée_ et nous longeons les deux cirques, soudés
par leurs remparts circulaires, d'_Alphonse_ et d'_Arzachel_.

Ce disant, le vieillard avait descendu lentement les degrés et tendant à
Fricoulet une jumelle:

--Voyez vous-même, d'ailleurs.

Tandis que l'ingénieur étudiait la configuration du terrain, Ossipoff
murmura à l'oreille de Gontran:

--Toujours le même... ce que ce garçon m'énerve avec ses prétentions
scientifiques...

Fricoulet, à ce moment, déclara d'un ton accablé:

--Vous avez raison, monsieur Ossipoff, nous suivons une trajectoire
inconnue et nous allons décrire autour de la lune tout un arc de cercle
qui nous mènera Dieu sait où.

--Eh! dit Gontran, qui nous mènera à la lune.

Fricoulet haussa les épaules.

--Monsieur de Flammermont a raison, répliqua sèchement le vieux savant.

Et il ajouta d'un ton légèrement dédaigneux:

--Avez-vous calculé l'inclinaison de notre chute?

--Non, je l'avoue.

--Eh bien! vous avez eu tort de parler sans l'avoir fait; car vous
auriez constaté, comme moi, que nous nous rapprochons de plus en plus de
la surface lunaire.

Il avait prononcé ces mots d'un ton cassant qui fit monter une légère
rougeur aux joues de Fricoulet.

--Qu'est-ce que cela prouve? demanda-t-il impatienté.

Ossipoff le regarda un moment tout ahuri, puis enfin:

--Comment!... vous demandez ce que cela prouve?... mais tout simplement
que nous ne pourrons pas tourner éternellement autour de ce satellite et
que forcément il arrivera un moment où nous heurterons son sol... il y
a, au pôle Nord, de très hautes montagnes, les pics _Doerfel_ et
_Leibnitz_, par exemple, qui ne mesurent pas moins de 7,610 mètres
d'élévation; qui nous dit que nous ne les rencontrerons pas?... pour
moi, j'affirme que nous atterrirons non loin du pôle.

--Je le souhaite, répondit froidement l'ingénieur... mais je le redoute
quand même.

Ossipoff se croisa les bras.

--Et pour quelles raisons, s'il vous plaît? demanda-t-il ironiquement.

--D'abord, parce qu'au lieu de heurter normalement le sol par le fond de
notre wagon, lequel est garni de tampons et de ressorts puissants pour
atténuer la vigueur du choc, nous rencontrerons les montagnes par le
côté, en sorte que la secousse sera formidable... ensuite, parce que
nous nous trouverons à plus de sept kilomètres de haut, sur un cratère
glacé et plongeant dans le vide.

[Illustration]

--Il est vrai, dit à son tour Gontran, que si on débarquait un indigène
de la lune sur le sommet du mont Blanc ou du Cotopaxi, il ne serait pas
positivement arrivé sur la terre... il en sera de même pour nous.

--Assurément, poursuivit Fricoulet, et c'est pour cela, mon cher
monsieur Ossipoff, que j'espère que vos calculs sont faux et que nous ne
resterons pas perchés sur le sommet du mont _Doerfel_.

L'astronome fit claquer sa langue, ce qui chez lui était toujours un
signe de colère; puis, sans répondre un mot, il gravit les échelons et
s'enferma dans l'observatoire.

--Il n'est pas content, murmura Gontran.

--Après tout, riposta l'ingénieur, suis-je obligé de dire toujours comme
lui... s'il n'aime pas la contradiction, qu'il vive seul... Il m'embête
à la fin...

Et, tout bougonnant, il reprit sa place près du hublot.

Le wagon passait au-dessus des cratères de _Walter_ et de _Bulialdus_;
le sol devenait plus pustuleux et plus bouleversé que jamais; de longues
raies blanchâtres se prolongeaient pendant des centaines de kilomètres,
tantôt au niveau des plaines, tantôt à la hauteur des pics les plus
élevés.

--Qu'est-ce que cela? demanda de Flammermont.

--Ce sont les _rainures_.

--Et qu'est-ce que c'est que les rainures?

--Tu peux en juger par toi-même et beaucoup mieux que ne l'ont pu faire
les astronomes terrestres, dans leurs observatoires perdus à 90,000
lieues d'ici.

Gontran hocha la tête.

--Mais quel est ton avis à toi? insista-t-il... moi, tu sais bien que je
n'y connais rien... sont-ce des laves refroidies? sont-ce des remparts
élevés par les sélénites?... Tu dois bien avoir une opinion...

--Ma foi, riposta l'ingénieur, plus je regarde et plus je me confirme
dans mes suppositions premières que ce sont là les traces d'un
tremblement de terre...

Gontran sourit et reprit:

--...de lune, veux-tu dire.

Fricoulet haussa les épaules:

--De lune, si tu veux. Cela a dû se produire alors que ce monde était
encore à l'état pâteux... en se refroidissant, l'écorce s'est ressoudée
d'elle-même, conservant à sa surface les traces de cet effroyable
cataclysme.

--Un monde qui se démolit et se recolle seul! fit plaisamment Gontran;
en vérité! voilà qui n'est pas commun... par exemple ce sont les
Sélénites qui ont dû avoir une fière peur en voyant leur globe s'en
aller en petits morceaux.

Fricoulet regarda son ami pour constater s'il parlait sérieusement; mais
il se rassura en le voyant sourire.

--Les Sélénites! fit-il en hochant la tête, il n'y en avait pas fort
probablement à cette époque... autrement il est certain qu'ils eussent
tous péri dans la catastrophe.

[Illustration]

En ce moment, la petite porte de l'observatoire s'ouvrit et Ossipoff
cria à ses compagnons:

--Tycho!

Puis sa tête disparut.

--Dix minutes d'arrêt!... buffet, murmura plaisamment l'ingénieur.

Et il prit place à la vitre où Gontran l'avait déjà précédé, les yeux
agrandis à la vue du panorama, sublime dans son étrangeté, qui se
déroulait à 1.000 kilomètres à peine au-dessous du projectile.

Au milieu du sol pustuleux, éblouissant d'une intense clarté que les
glaces éternelles dont ses flancs sont couverts reflétaient dans
l'espace, _Tycho_, la plus monstrueuse des montagnes lunaires, se
dressait majestueuse et formidable.

A son centre, en une vaste cavité ne mesurant pas moins de
quatre-vingt-sept kilomètres de diamètre, s'élevait un groupe de
montagnes dont la plus haute se dressait à 1,560 mètres au-dessus du
fond. Les montagnes, qui en formaient les remparts annulaires leur
parurent avoir, à l'est et à l'ouest, une élévation de près de 5,000
mètres.

De ce cratère s'élançaient, vers tous les points de l'horizon, lui
formant une immense auréole, des traînées lumineuses dont quelques-unes
s'étendaient à plus de 1.000 kilomètres.

--On dirait une pieuvre d'argent dont les tentacules embrassent le monde
lunaire, murmura Gontran que l'émotion étreignait à la gorge.

Fricoulet, lui-même, le sceptique Fricoulet, tout pénétré d'admiration,
demeurait muet, ne pouvant rassasier ses yeux de ce sublime spectacle.

--Eh bien! s'écria d'une voix triomphante Ossipoff qui apparut en haut
de l'escalier, que vous avais-je annoncé?... Voyez-vous que nous
tournons à l'Ouest, tout en nous abaissant graduellement!... avant peu,
nous allons apercevoir les cratères de _Clavius_, _Logomontanus_,
_Maginus_, _Fabricius_, _Maurolycus_...

--_Et coeterus_, pensa M. de Flammermont.

Le savant continua:

--Enfin, nous allons franchir, à quelques centaines de kilomètres de
hauteur, les sommets des monts Doerfel...

[Illustration]

--Mais, interrompit Gontran, si nous nous mettons à tout franchir ainsi
que vous le dites, nous finirons par tomber...

--Dans la partie invisible de la lune... parfaitement, oui, mon jeune
ami, s'écria Ossipoff en achevant la phrase du comte, heureusement pour
celui-ci qui, certainement, allait dire une bêtise.

M. de Flammermont se mordit les lèvres et garda le silence.

En ce moment Jonathan Farenheit s'éveilla.

--Où sommes-nous? murmura-t-il encore dans le premier engourdissement du
réveil.

--A la station de Tycho, cher monsieur, répondit Gontran, vous voudriez
peut-être descendre du train pour vous dégourdir les jambes.

L'Américain s'était redressé et s'étirait paresseusement les membres en
faisant craquer ses jointures.

--Ah! _by god_! grommela-t-il ce ne serait pas de refus, car depuis cinq
jours que je suis enfermé là-dedans, je commence à craindre que mes
articulations ne se rouillent.

[Illustration]

Et faisant le simulacre d'asséner à un adversaire invisible un
formidable coup de poing:

--J'ai cependant besoin de toutes mes forces pour assommer ce bandit de
Sharp.

--Tiens! s'écria Gontran, c'est vrai... qu'est-ce qu'il devient donc
celui-là?... Tout à l'admiration du paysage nous l'avons oublié lui et
son boulet.

Il courut coller sa face au hublot de droite et fouilla l'espace du côté
où se trouvait le projectile de Fédor Sharp.

Mais une exclamation lui échappa:

--Il n'est plus là!

Un énergique juron lui répondit en même temps, Jonathan Farenheit se
précipita à ses côtés.

[Illustration]

--Ah! le bandit! cria-t-il, il a eu peur de moi et il s'est enfui.

Il avait prononcé ces mots sous l'empire de la colère et sans réfléchir
à l'impossibilité d'une fuite, dans la situation de Sharp.

La vérité, c'est que le boulet avait disparu.

Ossipoff eut beau fouiller l'espace de sa plus puissante lunette.

Rien... rien que le désert sidéral que les astres piquaient de points
brillants, en dépit de la clarté solaire qui illuminait l'espace.

Le wagon, en se moment, franchissait la mer _Australe_; il était près de
six heures du matin.

Comme Gontran allait demander au vieux savant l'explication de cette
étrange disparition, une obscurité absolue, intense, les enveloppa.

Comme un rideau que l'on tire, la nuit succéda au jour et l'ombre la
plus épaisse remplaça instantanément, sans transition aucune, la
puissante et éclatante irradiation solaire.

Aux cris d'étonnement, de stupeur, de terreur même que poussèrent
Gontran et Farenheit, Séléna s'éveilla.

Croyant à un malheur, elle courut à son père et, toute tremblante,
l'enlaça de ses bras.

--Qu'est-il donc arrivé? demanda enfin Fricoulet que ce surprenant
phénomène avait saisi seulement, mais sans cependant lui inspirer aucune
crainte.

Ossipoff répondit, en embrassant sa fille pour la rassurer:

--Il arrive tout simplement ce qui était à prévoir, monsieur
Fricoulet... nous avons franchi le pôle et, en changeant d'hémisphère,
nous sommes entrés dans celui qui n'est pas encore éclairé par le
soleil... tout simplement... Je m'étonne que vous n'ayez pas songé à
cela.

Puis se tournant vers M. de Flammermont:

--Vous n'avez point été surpris, vous, mon cher Gontran?

Le jeune homme avait eu le temps de se remettre de son émotion et,
réprimant un sourire, il répondit avec une assurance qui arracha à
l'Américain, témoin de sa frayeur, un énergique juron:

--Étant donné que l'hémisphère visible était dans la lumière, ne
fallait-il pas s'attendre à trouver l'autre dans l'obscurité?

[Illustration]

--Je crois, dit Ossipoff, qu'il serait prudent de se préparer dès à
présent à l'atterrissage.

--A quelle distance croyez-vous donc que nous toucherons le sol? demanda
Jonathan Farenheit.

--Mais, si mes calculs ne me trompent pas, à environ 200 lieues du pôle.

--Ah! nous avons encore le temps, murmura Séléna.

--Pas tant que tu le peux croire, fillette, répondit le vieux savant; en
ce moment nous rasons la lune à une hauteur de 50 lieues, et plus nous
avançons, plus la chute se précipite... donc si vous m'en croyez...

Le lustre électrique fut allumé; puis on vérifia les saisines des
meubles, on resserra les attaches des objets et on ferma soigneusement
toutes les trappes.

Cette besogne demanda une heure.

--Dépêchons, dit Ossipoff, dépêchons, car maintenant nous ne devons pas
être loin d'aborder.

Par surcroît de précaution, les plaques métalliques protégeant les
hublots avaient été revissées, en sorte qu'il était impossible de juger
de la marche du véhicule.

Les hamacs furent roulés et les voyageurs se placèrent dans les tiroirs
matelassés, qui déjà les avaient protégés contre le choc du départ.

Un silence profond régnait que troublait seulement le tic-tac de
l'horloge.

Chacun se taisait, étreint à la gorge par l'anxiété.

Soudain, une secousse formidable ébranla tout le wagon; le lustre se
détacha et les lampes à incandescence, brisées en mille miettes,
dégringolèrent avec un horrible fracas, tandis que les meubles,
débarrassés de leurs amarres, s'entrechoquaient dans l'obscurité.

Pas un cri ne fut poussé par les voyageurs.

Et, cependant, c'était le cas ou jamais de lancer un «hurrah!» triomphal
car, en ce moment, Ossipoff et ses intrépides compagnons venaient
d'arriver au but de leur voyage.

Ils étaient sur la Lune!

[Illustration]




CHAPITRE XIV

A QUATRE-VINGT-DIX MILLE LIEUES DE LA TERRE


[Illustration]

Il est très curieux de penser que, quoique la lune soit beaucoup plus
petite que la terre, les habitants de ce monde--s'ils existent--doivent
être d'une taille plus élevée que la nôtre, et leurs édifices--s'ils en
ont construit--de dimensions plus grandes que les nôtres.

«Des êtres de notre taille et de notre force, transportés sur la lune,
pèseraient six fois moins, tout en étant six fois plus forts que nous;
ils seraient d'une légèreté et d'une agilité prodigieuses, porteraient
dix fois leur poids et remueraient des masses pesant 1,000 kilogrammes
sur la terre.

«Il est naturel de supposer que, n'étant pas cloués au sol comme nous,
par le boulet de la pesanteur, ils se sont élevés à des dimensions qui
leur donnent en même temps plus de poids et de solidité, et, sans doute
que si la lune était environnée d'une atmosphère assez dense, les
Sélénites voleraient comme des oiseaux; mais il est certain que leur
atmosphère est insuffisante pour ce fait organique.

«De plus, non seulement il serait _possible_ à une race de Sélénites
égale aux races terrestres en force musculaire, de construire des
monuments beaucoup plus élevés que les nôtres, mais encore il leur
serait _nécessaire_ de donner à ces constructions des proportions
gigantesques et de les asseoir sur des bases considérables et massives,
pour assurer leur solidité et leur durée.

[Illustration]

«Or, quoique des observateurs habiles tels que William Herschel,
Schroeter, Gruithuysen, Cittrow, aient cru distinguer de leurs yeux
perçants des traces de constructions «faites de mains d'hommes», un
examen plus attentif, à l'aide d'instruments plus puissants, a prouvé
que ces constructions (remparts, tranchées, canaux, routes) ne sont pas
artificielles, mais de formation purement naturelle. Le télescope ne
nous montre, en réalité, aucune trace d'habitation. Et pourtant, une
grande ville y serait sans doute facilement reconnaissable.

«Remarquons, toutefois, qu'elle y serait reconnaissable, _si elle
ressemblait_ aux nôtres. Mais rien ne prouve que les êtres ni les choses
lunaires ressemblent en quoi que ce soit aux choses et aux êtres
terrestres; au contraire, tout nous engage à penser qu'il y a la plus
extrême dissemblance entre les deux pays. Or, il pourrait très bien se
faire que nous eussions sous les yeux des villages et des habitations
lunaires, des constructions faites de leurs mains--s'ils ont des
mains,--à travers les campagnes, sans que l'idée pût nous venir en
aucune façon de supposer que ces objets ou ces travaux fussent le
résultat de la pensée des Sélénites.»

[Illustration]

Ainsi parle, dans un de ses livres, le savant français qui a tant fait
pour la vulgarisation de l'astronomie et la diffusion de l'instruction
dans le monde entier et avec lequel Ossipoff, dans le premier chapitre
de cette histoire, avait confondu Gontran de Flammermont.

Quels n'eussent pas été l'étonnement et la joie de l'illustre savant si,
comme son obscur homonyme, il eût pu être transporté dans ce monde qu'il
a, durant de si longues années, étudié au télescope et sur lequel il a
écrit tant de pages charmantes.

[Illustration]

Il eût pu constater _de visu_ qu'il ne s'était pas trompé dans ses
suppositions, que ses hypothèses basées sur des points scientifiques
parfaitement établis, étaient justifiées, bref, que la vie lunaire était
telle qu'il l'avait prévue et décrite dans les lignes qui précèdent.

Le soleil venait de se lever sur l'hémisphère de la lune dans lequel
était tombé le wagon d'Ossipoff. Les pics et les cratères des régions
montagneuses situées sur le contour de ce disque à jamais invisible pour
les regards terrestres, allongeaient sur les plaines s'étendant à leur
pied, des ombres démesurées.

Au milieu d'une vaste enceinte déserte, sorte de puits profond rempli
d'ombre dans lequel se glissait, comme honteusement, un pâle rayon de
lumière, s'élevait une construction bizarre, affectant la forme d'une
cage gigantesque dont les barreaux étaient formés de ces hautes sapines
qui servent aux entrepreneurs pour élever leurs échafaudages.

Cette cage, qui avait 4 ou 5 mètres de haut, était de forme conique,
c'est-à-dire que ses barreaux profondément enfoncés dans le sol, se
réunissaient tous à leur sommet.

A l'intérieur de cette cage, sur le sol recouvert d'une épaisse couche
de poussière lavique, cinq corps étaient étendus côte à côte, sans
mouvement comme raidis dans la mort.

Ces corps étaient ceux de Mickhaïl Ossipoff et de ses compagnons.

Dans un coin, empilés sans ordre, se trouvaient tous les ustensiles et
les instruments qu'avait contenus le wagon.

Tout à coup le rayon de soleil qui jetait dans le cratère une lueur
timide et douce, glissa jusqu'au visage de Gontran.

Il n'en fallut pas davantage pour tirer le dormeur du sommeil profond
dans lequel il était plongé.

Lentement son corps s'agita, ses membres raidis se détendirent dans une
sorte de convulsion et sa paupière alourdie se souleva, découvrant
l'oeil terne et vitreux.

Il demeura un bon moment ainsi, étendu sur le dos, les regards errant
dans le vague.

Puis, l'intelligence se réveillant, et avec elle la mémoire, il fut
surpris du spectacle que reflétaient ses yeux, spectacle si différent de
l'intérieur du wagon dans lequel il venait de vivre durant cinq jours et
cinq nuits.

Alors il se souleva péniblement et, appuyé sur un coude, regarda autour
de lui.

En apercevant les corps étendus à côté de lui, il poussa un cri de
terreur.

--Morts! fit-il, ils sont morts!

Et se redressant tout à fait, il courut à celui qui était le plus près.

C'était Fricoulet.

--Alcide! dit-il d'une voix tremblante, Alcide!

En même temps il le tirait à lui.

Chose bizarre, il le souleva de terre entièrement et le tint par une
seule main suspendu au-dessus du sol, alors qu'il voulait simplement le
secouer pour le réveiller.

Le jeune ingénieur se frotta les yeux, souleva les paupières, bâilla
longuement et balbutia d'une voix empâtée:

--Eh bien! quoi, qu'y a-t-il?

--Tu vis!... s'écria Gontran tout joyeux... tu vis!

Cette exclamation éveilla complètement Fricoulet.

--Oui, je vis, répliqua-t-il... et pourquoi ne vivrais-je pas? Tu vis
bien, toi...

M. de Flammermont hocha la tête.

--Si tu t'étais vu, répliqua-t-il, comme je t'ai vu moi, étendu là,
pâle, sans mouvement... tiens, juste comme sont les autres.

Il désignait Ossipoff, sa fille et Farenheit, qui ne remuaient pas plus
que des pierres.

--Mais où sommes-nous donc? demanda-t-il impressionné par le grand
silence qui régnait dans cette solitude.

Il avait prononcé ces mots presque à voix basse, mais cependant pas
assez pour que Fricoulet n'entendît pas.

Et cependant l'ingénieur lui cria:

--Parle plus haut si tu veux que je t'entende... qu'est-ce que tu viens
de dire?

--Tu n'as pas entendu? répéta Gontran tout surpris, en forçant sa voix,
j'ai cependant parlé fort... A quoi cela tient-il donc?

Quelqu'un répondit derrière eux:

--Probablement à la composition de l'atmosphère.

Ils se retournèrent et virent M. Ossipoff assis sur son séant, qui
jetait autour de lui des regards curieux.

--Oui, ajouta le vieux savant en parlant haut; la raréfaction de l'air
peut également être une des causes pour lesquelles la voix ne porte
pas...

Les deux jeunes gens s'approchèrent d'Ossipoff et lui serrèrent
cordialement la main.

--Rien de cassé, monsieur Ossipoff? demanda Fricoulet.

[Illustration: Éclipse de Soleil vue de la Lune.]

--Non, rien... ou du moins il n'y paraît pas... mais je ne vois pas
Séléna...

--Mademoiselle votre fille dort encore, répondit Gontran... elle est là,
derrière vous.

--Aidez-moi donc à me relever, mon cher enfant, dit le vieillard... je
me sens tout engourdi.

Le jeune homme saisit le vieillard par les poignets, et s'arc-boutant
solidement, le tira à lui.

[Illustration]

Mais il avait sans doute mal calculé son élan, ou bien il n'avait pas
lui-même conscience de sa force, car Ossipoff enlevé avec une vigueur
prodigieuse, échappa aux mains de Gontran par dessus la tête duquel il
passa comme une plume et alla rouler à quelques pas sur Jonathan
Farenheit qui continuait son somme aussi paisiblement que s'il eût été
sur le matelas de son hamac.

Trois cris retentirent à la fois.

Un de surprise, poussé par Gontran.

Le second, de douleur, poussé par Ossipoff.

Le troisième, enfin, était un cri de colère accompagné d'un «by god»
énergique.

Celui-là, on le devine sans peine, était dû aux poumons énergiques de
l'Américain qui, précisément, rêvait qu'il avait enfin mis la main sur
ce coquin de Fédor Sharp.

Instinctivement ses doigts se crispèrent sur la gorge de l'infortuné
savant, et ils le serrèrent avec une violence telle qu'ils l'eussent
fait passer de vie à trépas, si les autres n'étaient accourus à son
secours.

En voyant à quel adversaire il s'était attaqué, Jonathan Farenheit
demeurait tout penaud.

Quant à M. de Flammermont, il se confondait en excuses auprès du
vieillard.

Celui-ci, encore sous le coup de l'émotion, se contentait de sourire,
tout en défaisant sa cravate qui l'étranglait.

--Qu'arrive-t-il donc? demanda Séléna qui, réveillée par ce tumulte,
accourait toute inquiète de voir son père pâle et défait au milieu de
ses compagnons interloqués.

Ce fut le vieillard qui, revenu un peu à lui, répondit à la question de
la jeune fille en disant à Gontran:

--Vous avez oublié, mon cher enfant, que nous nous trouvons dans la lune
et qu'à la surface lunaire la pesanteur est six fois moindre que sur la
terre, c'est-à-dire qu'elle égale 0,164. Voilà pourquoi vous m'avez
enlevé avec tant de facilité et pourquoi, grâce à l'élan que vous m'avez
communiqué, je vous ai échappé pour aller troubler dans son sommeil ce
digne monsieur Farenheit... vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas... sir
Jonathan?

L'Américain tendit sa large main au savant et répondit:

--Non..., et cependant vous avez interrompu un rêve adorable...

Et en disant ces mots, un flot de sang empourprait le visage de
Farenheit, tandis que dans ses yeux luisait une flamme sombre.

--Que rêviez-vous donc? demanda Séléna.

--Que j'étranglais ce bandit de Sharp.

--Tiens! c'est vrai, s'écria Fricoulet tout étonné, cet animal-là nous a
faussé compagnie...

Et il ajouta en plaisantant:

--On prévient quand on fait ces choses-là.

--Qu'est-il devenu? demanda Gontran... par quel miracle a-t-il disparu?

Ossipoff sourit.

--Par un miracle bien simple, répondit-il: son projectile étant un corps
mort, c'est-à-dire n'étant pas comme le nôtre animé d'une vitesse propre
qui lui permit de lutter contre l'attraction lunaire, son projectile,
une fois dans cette zone d'attraction où il a été entraîné par nous,
nous a abandonnés pour obéir à une force supérieure à la nôtre... et
voilà...

--Pensez-vous qu'il soit tombé loin d'ici?

Le vieillard hocha la tête.

--A moins que mes suppositions ne soient bien fausses, Sharp a dû
aborder sur l'autre hémisphère de la lune.

[Illustration]

Jonathan Farenheit brandit ses poings d'un air menaçant.

--Oh! gronda-t-il, je le rattraperai, quand pour cela je devrais faire
le tour du monde.

--Lunaire! ajouta plaisamment Fricoulet.

--Oui, monsieur Fricoulet, riposta l'Américain furieux, et s'il le faut,
j'instituerai un prix d'un million de dollars et je mettrai au concours
un moyen de locomotion qui me permette de suivre ce bandit au cas où,
pour m'échapper, il aurait quitté la lune pour se réfugier dans une
autre planète.

--Mes amis, dit en ce moment Ossipoff, je crois qu'il serait bon de
laisser où il est ce peu intéressant personnage et de nous occuper de
nous.

Gontran appuya d'un geste énergique l'avis émis par le vieillard.

--Oui, dit-il, tenons conseil... qu'allons-nous faire?

--Le plus pressé, je crois, serait d'aviser à sortir de cette prison...
ou plutôt de cette cage, dit Fricoulet en désignant les troncs d'arbres
qui les environnaient.

--Une cage! s'écria Jonathan Farenheit en blêmissant, ils ont osé mettre
en cage un citoyen de la libre Amérique.

--Une cage! répéta Ossipoff en joignant les mains dans un geste
d'extase... une cage!

Et, courant jusqu'à ce qu'il rencontrât la barrière qui les enserrait,
il examina soigneusement la manière dont les barreaux étaient enfoncés
dans le sol et celle dont ils se réunissaient au-dessus de leurs têtes.

--Ah! bonté du ciel! exclama-t-il tout tremblant d'émotion, voilà bien
les traces du travail d'un être intelligent.

Gontran, qui l'avait entendu, s'approcha.

--Alors, monsieur Ossipoff, dit-il, vous croyez véritablement à
l'existence d'une humanité lunaire?

Le vieux savant leva les bras au ciel en fixant sur le jeune comte des
regards que la stupéfaction arrondissait.

[Illustration]

--Comment! fit-il, c'est vous qui me posez une semblable question, vous
qui, même avant d'entreprendre avec moi ce périlleux voyage, connaissiez
à ce sujet, l'opinion de l'illustre Flammermont... vous qui venez de
vous convaincre encore en ce moment de l'existence de cette humanité que
vous semblez mettre en doute.

Tout d'abord interloqué, Gontran baissa le nez silencieusement.

--Monsieur Ossipoff, dit-il au bout d'un moment, voulez-vous me
permettre de vous poser une question?

--Parlez, mon ami, parlez.

--Vous avez dit tout à l'heure que vous soupçonniez Sharp d'être tombé
sur l'autre hémisphère.

--En effet.

--Duquel entendez-vous parler?

--De l'hémisphère visible.

Gontran eut un geste surpris.

--Cependant, répliqua-t-il, je me rappelle que quelques heures avant
notre chute, comme nous nous étonnions de passer sans transition de la
lumière la plus éclatante dans l'obscurité la plus profonde, vous nous
avez donné comme explication que nous venions de franchir le pôle et de
pénétrer dans l'hémisphère invisible.

[Illustration]

--Oui--eh bien?

--Eh bien? mais il faisait nuit... tandis que maintenant...

--Tandis que maintenant c'est l'hémisphère visible qui est plongé dans
l'obscurité.

Gontran hocha la tête.

--Tiens! murmura-t-il, je n'aurais pas pensé à cela... c'est pourtant
bien simple.

Et il ajouta:

--Je croyais que nous étions dans l'hémisphère visible.

--S'il en était ainsi, nous ne respirerions probablement pas aussi
facilement que nous le faisons.

--Cependant il y a une atmosphère...

--Oui, mais elle doit être très faible, et si nous faisions une
excursion dans ces contrées, nous aurions, selon toutes probabilités,
besoin de nos appareils respiratoires.

En ce moment un bruit étrange, assez semblable à un claquement de fouet,
retentit derrière eux; en même temps Séléna éclatait de rire.

--Père, dit-elle, père, regardez-donc sir Jonathan... le voilà qui
détruit notre cage.

Ils se retournèrent et virent l'Américain qui brisait les jeunes sapins
aussi facilement que si c'eût été des roseaux.

Et il grommelait tout en jonchant le sol des arbres déracinés et cassés:

--Un citoyen des États-Unis!... un habitant de New-York, enfermé comme
un poulet... _by god_! ils ont bien fait de se cacher, je les eusse
cassés comme je fais de ces arbres.

Gontran assistait à cette dévastation avec un étonnement profond.

--Essayez vos forces, messieurs et mesdames, dit Fricoulet en imitant
plaisamment le ton des bateleurs de foire.

Et il saisissait lui-même une jeune pousse de grosseur respectable qu'il
faisait éclater sans aucun effort apparent.

Ce que voyant, le jeune comte s'écria:

--S'il en est ainsi, messieurs les Sélénites peuvent venir; à nous
quatre, nous sommes de force à leur tenir tête.

--Et moi, fit Séléna avec un petit air résolu, est-ce que je ne compte
pas?... je suppose que mes forces ont augmenté tout comme les vôtres.

Ossipoff ne put s'empêcher de sourire en voyant l'attitude belliqueuse
de sa fille.

Mais son visage redevint aussitôt soucieux.

--Qu'avez-vous, père? demanda-t-elle.

Sans lui répondre, le vieillard s'approcha de Gontran:

--Notre wagon, murmura-t-il, vous ne l'avez pas vu?

--Vous dites? cria le jeune homme en se faisant un cornet acoustique
avec sa main.

--Je vous demande si vous ne savez pas où est notre wagon?

--Eh! cher monsieur, répliqua Gontran, comment voulez-vous que je le
sache... je suis tombé en même temps que vous et il n'y avait pas cinq
minutes que j'avais cessé de dormir lorsque vous vous êtes éveillé
vous-même.

Puis, après un moment:

--Vous êtes bien sûr, n'est-ce pas, que nous sommes dans la lune?

Le vieillard haussa doucement les épaules, puis s'agenouillant dans le
coin où étaient rassemblés tous les instruments:

--Tenez, fit-il, la boussole est affolée et sans direction fixe; le
baromètre indique 320 millimètres de pression atmosphérique et
l'hygromètre accuse une sécheresse absolue.

Fricoulet ajouta:

--Et nous nous trouvons dans un cratère; voyez la forme tronconique des
murailles qui nous entourent... remarquez comme l'ouverture par laquelle
nous arrive la lumière est régulière et située loin au-dessus de nos
têtes.

Et il murmura, comme se parlant à lui-même:

--Il n'y a pas à en douter, nous sommes bien dans l'intérieur d'un
volcan lunaire.

--Volcan éteint, n'est-ce pas? se hâta de demander Gontran.

[Illustration: Un Sélénite.]

L'ingénieur ouvrait la bouche pour répondre et rassurer son ami, quand
d'une galerie obscure surgirent soudain des corps immenses.

--Les Sélénites!... cria-t-il, garde à nous!

Un à un, sortant d'une caverne que les voyageurs n'avaient point
remarquée, s'avançaient avec prudence une douzaine d'êtres étranges, de
dimensions gigantesques.

Pétrifiés d'étonnement, Ossipoff et ses compagnons considéraient, non
sans une certaine terreur, ces géants hauts de douze pieds environ et
dont la structure ne différait que fort peu de celle des terriens.

[Illustration]

La tête seule était d'un volume surprenant et paraissait
disproportionnée avec le reste du corps; elle se balançait à l'extrémité
d'un cou long et mince, lequel reposait sur des épaules étroites et
décharnées; à ces épaules s'ajustaient des bras maigres terminés par des
mains larges comme des battoirs; le buste prodigieusement plat, comme
s'il n'eût renfermé ni poumons ni intestins, se prolongeait par des
jambes en fuseau assez comparables à des pattes d'échassiers, n'étaient
les volumineux pieds plats qui s'y adaptaient, servant ainsi de bases
solides à l'édifice élevé qui s'appuyait sur eux.

La face ronde et imberbe était éclairée de deux yeux proéminents dans
lesquels aucune lueur ne brillait, ce qui leur donnait un regard terne
et glacé; point de cils, pour ainsi dire point de sourcils; par contre
une masse de cheveux qu'ils portaient uniformément, tombant en tresses
sur les épaules; la bouche, largement fendue, n'était point ourlée de
lèvres comme celles des habitants de la terre, mais, semblait un coup de
sabre en travers du visage.

La caractéristique de ces êtres étranges était leurs oreilles vastes et
s'évasant comme des conques acoustiques de chaque côté de la tête.
Instinctivement Gontran avait saisi une carabine et s'était placé
devant Séléna, décidé à se faire tuer plutôt que de permettre à l'un de
ces monstres d'approcher la jeune fille.

[Illustration]

--Paix, Gontran, du calme, mon ami, dit Fricoulet en remarquant
l'attitude hostile du jeune comte, n'aggravons pas notre situation en
attaquant les premiers ces insulaires... il sera toujours temps
d'arriver aux moyens coercitifs, quand nous ne pourrons plus faire
autrement... Essayons plutôt d'entrer en pourparlers avec eux.

--Eh! riposta M. de Flammermont, comment te faire entendre d'eux?... tu
as remarqué qu'en criant et en mettant nos oreilles contre nos bouches
c'est à peine si nos voix nous parviennent... à plus forte raison, étant
donnée la dimension de ces gaillards-là.

Le jeune ingénieur haussa les épaules.

--Tu vas voir, dit-il.

Il fit quelques pas en avant et d'un léger appel du pied, bondissant
dans l'espace, il atteignit un rebord rocheux situé à cinq mètres du
sol.

--Hein! cria-t-il à ses compagnons, suis-je à hauteur maintenant?

Le voyant ainsi juché, l'un des Sélénites qui marchait en tête des
autres et qui semblait être leur chef, parut comprendre dans quelle
intention il avait fait cette ascension rapide et se dirigea de son
côté.

Une fois près de lui, il prononça un long discours dans un langage
sonore dont les roulements se repercutèrent sur les parois immenses.

De temps en temps il s'arrêtait, promenait sur les terriens un regard
circulaire pour savoir s'il était compris; puis il recommençait à
parler.

--Chante, mon bonhomme, chante, grommelait Jonathan Farenheit, si tu
crois que l'on comprend un mot de ta harangue...

Fricoulet fit de la main signe à l'Américain de garder le silence.

Le Sélénite aperçut ce geste et le prenant pour un signe de
commandement, crut deviner que Fricoulet était le chef des étrangers et,
à partir de ce moment, il s'adressa directement à lui.

Il s'arrêta, regardant l'ingénieur et semblant attendre une réponse.

Fricoulet réfléchit quelques minutes.

Puis, soudain, une idée lumineuse traversa son esprit; cette idée était
que tout le long discours qu'il venait d'entendre ne tendait à rien
moins qu'à savoir d'où il venait lui et ses compagnons.

Il plongea la main dans ses poches, toujours pleines d'un assortiment
d'objets les plus disparates et de l'une d'elle sortit un morceau de
craie.

Rapidement, sur la paroi de lave noirâtre du cratère, il traça deux
sphères d'inégale grosseur qu'il réunit au moyen d'une ligne droite pour
figurer le chemin parcouru à travers l'espace par l'obus.

Puis mettant l'index de sa main droite sur la plus grosse sphère, il
appuya sa main gauche sur sa poitrine.

Le Sélénite semblait suivre cette mimique avec le plus vif intérêt.

Ensuite Fricoulet désigna la sphère la plus petite en étendant son bras
vers l'habitant de la lune.

Celui-ci parut surpris, s'approcha, considéra attentivement le dessin,
ensuite, il appela ses compagnons qui, l'un après l'autre, vinrent
regarder; après quoi ils s'éloignèrent, semblèrent se consulter et
s'enfoncèrent dans la galerie obscure par laquelle ils étaient venus.

Un moment Ossipoff et ses amis se regardèrent en silence.

--Eh bien! demanda Gontran, que dites-vous des Lunariens?

--Ils sont tels que je me les figurais, répondit le vieillard.

--En tout cas, ils ne sont pas beaux, murmura Séléna.

--Moi, ajouta Farenheit, je croyais voir des êtres plus étranges et plus
dissemblables de nous qu'ils ne le sont.

--Pourquoi cela? demanda le vieux savant. Quoique les conditions
d'habitabilité de leur monde soient bien différentes du nôtre, ils sont
issus comme nous de la nébuleuse solaire...

--Cependant fit observer Fricoulet, leur conformation physiologique ne
paraît pas être absolument identique à la nôtre... avez-vous remarqué
ces têtes énormes, ces yeux aux larges pupilles, et ce torse étroit?

--Parfaitement.

--A quoi attribuer cela?

--Jusqu'à présent, il faut s'en tenir aux suppositions.

--Eh bien, que supposez-vous?

--Que si les Sélénites ont un crâne très volumineux, c'est que leur
cervelle est plus développée que la nôtre...

--En faut-il donc conclure, interrogea Fricoulet, qu'ils sont plus
intelligents que nous?

--Peut-être pas... mais en tous cas ils doivent posséder plus de
connaissances acquises... Maintenant, si leur poitrine est étroite,
c'est que leurs poumons sont conformés autrement que les nôtres afin de
pouvoir fonctionner sans gêne sous une aussi basse pression
atmosphérique que celle qu'ils respirent ici... quant à l'estomac et au
ventre, s'ils ne dominent pas comme chez les terriens, c'est que ces
derniers appartiennent à une planète où il faut manger pour vivre, où la
loi de la vie est la loi de la mort, où les plus faibles sont absorbés
par les plus forts.

Séléna ouvrait de grands yeux en entendant parler son père.

--Père, demanda-t-elle, y a-t-il donc dans l'univers des mondes où l'on
ne mange pas?

--C'est probable, répondit le vieillard; il serait triste de penser que
l'on est astreint dans tous les mondes à cette ridicule fonction et à
ses suites. C'est bon pour une planète misérable et encore à l'état
d'enfance comme est la terre; mais ce serait taxer la nature
d'impuissance que de la mesurer à notre taille...

--Je ne m'imagine pas, interrompit Fricoulet, la forme extérieure
d'êtres ne mangeant pas.

--Il est certain, répliqua Ossipoff, que ces êtres doivent revêtir des
aspects fantastiques, des conformations étranges: hommes sans tête, sans
torse ni membres... car, notre cerveau n'est que l'épanouissement de la
moelle épinière; c'est lui qui a fait le crâne et le crâne la tête; nos
jambes et nos bras ne sont que les membres du quadrupède transformés et
perfectionnés... c'est la position graduellement verticale qui a fait
les pieds et c'est l'exercice répété qui a fait les mains... Le ventre
n'est que l'enveloppe de l'intestin; la forme et la longueur de cet
intestin dépendent du genre d'alimentation... il n'y a pas enfin, sur et
dans tout notre corps, un centimètre cube qui ne soit dû à notre
fonctionnement vital dans le milieu que nous habitons.

Comme Ossipoff achevait ces mots, la troupe des Sélénites reparut; deux
d'entre eux poussaient une sorte de chariot dans lequel le savant et ses
compagnons durent prendre place; puis ils s'enfoncèrent dans une longue
galerie souterraine et après quelques minutes d'une course rapide,
vertigineuse, ils revirent la lumière du soleil.

[Illustration]

Maintenant les terriens se trouvaient au milieu d'un cratère que
Fricoulet estima avoir plusieurs kilomètres de large et qui devait être
le cratère principal du volcan: cette immense arène était bordée par de
hautes montagnes aux sommets capricieusement déchiquetés et dont les
pics aigus s'élançaient à perte de vue dans l'espace.

Du fond de cette cheminée le ciel apparaissait d'un bleu foncé, presque
noirâtre, dans lequel, malgré l'éclat aveuglant du soleil, quelques
étoiles de première grandeur scintillaient, semblables à des diamants
énormes sur un écrin.

--Je suis étonné, murmura Fricoulet, de ne sentir aucune gêne dans la
respiration... la pression est pourtant bien faible.

--Peuh! répliqua Ossipoff, elle correspond à celle indiquée par le
baromètre sur le plus haut sommet des Andes, c'est-à-dire à 7,500
mètres.

--Pourtant, ajouta Gontran, on prétend qu'à cette altitude on ressent
les plus douloureux symptômes du _mal des montagnes_... et cependant je
ne ressens rien de pareil... au contraire il me semble que mes poumons
jouent avec une facilité merveilleuse, et, chose singulière, mon estomac
demeure silencieux.

--Il faut croire, répondit Ossipoff, que l'atmosphère dans laquelle nous
sommes plongés a une composition toute différente de celle de la terre,
ce dont je me rendrai compte en l'analysant;... ce qui me paraît
certain, c'est que l'oxygène s'y trouve en proportion plus considérable
que dans l'air respirable de notre planète natale et qu'en outre il s'y
rencontre d'autres gaz.

Cependant le chariot continuait à rouler à travers la plaine qui
s'étendait dans le fond du cratère.

Tout à coup, Farenheit signala au loin une masse brillante qui émergeait
du sol.

--Notre wagon! cria-t-il.

C'était en effet le véhicule qui avait entraîné loin de la terre les
hardis voyageurs; il était enfoncé d'un pied dans le sol rocailleux et,
en tombant, avait fait jaillir dans un assez large rayon une quantité de
scories et de débris laviques; la vitre d'un hublot était fendue, le
culot bossué et le métal, en certains endroits, était complètement
brûlé.

En constatant ces dégâts Fricoulet hocha la tête.

--Dieu veuille que nous puissions nous en servir pour repartir,
murmura-t-il.

Les Sélénites s'étaient approchés et, désignant l'obus, semblèrent
demander des explications à ce sujet.

Alors, Ossipoff prit une barre de fer qui avait sauté hors du wagon et
au moyen de cette barre avec autant de facilité que s'il se fût servi
d'un crayon, il dessina sur la poussière, comme Fricoulet l'avait fait
sur la paroi du volcan, deux sphères d'inégales dimensions.

[Illustration]

Il les rejoignit au moyen d'une ligne droite et compléta le dessin en
esquissant, à un point de cette ligne, la coupe du wagon.

Aussitôt l'un des Sélénites se mit à genoux pour être plus à la portée
de son interlocuteur; puis, au moyen d'une mimique expressive, il parut
demander si la grosse sphère dessinée sur le sol était un astre du
ciel.

Ossipoff abaissa la tête à plusieurs reprises.

[Illustration]

Ensuite, pour se faire mieux comprendre, le savant traça sur le sable le
système de Copernic, échelonnant les planètes suivant leur ordre de
distance au soleil qu'il figura par une sphère immense; arrivé à la
terre il traça l'orbe de la lune et appela plus particulièrement
l'attention du géant sur ces deux mondes.

Le Sélénite montra l'obus d'un air interrogateur.

--Il demande si c'est avec cela que nous sommes venus, dit Fricoulet.

Ossipoff fit signe que «oui».

--Dites-leur que nous sommes des ambassadeurs envoyés par la terre à son
satellite, murmura plaisamment monsieur de Flammermont.

--Demandez-leur plutôt s'ils n'ont pas vu dans ces parages un autre
projectile semblable à celui-ci, grommela Farenheit qui n'abandonnait
pas ses idées de vengeance.

Et il ajouta:

--Oh! pouvoir mettre la main sur ce gredin de Sharp...

Cependant, le colloque muet continuait entre le lunarien et Mickhaïl
Ossipoff.

A un moment donné le géant appuya son doigt sur sa langue; l'astronome
secoua négativement la tête.

--Jamais ils ne parviendront à s'entendre, murmura Séléna.

Elle se trompait sans doute, car, au même moment, le Sélénite se
relevait et, se tournant vers ses compagnons, se mit à leur parler avec
animation, désignant tantôt les terriens, tantôt les figures tracées sur
le sable par Ossipoff.

Enfin, il prit par la main l'un d'entre eux et s'approchant du vieux
savant il le lui indiqua en disant d'une voix forte:

--Telingâ.

En même temps il touchait la langue de Telingâ et ensuite l'oreille
d'Ossipoff.

Après, se frappant la poitrine pour se désigner lui-même:

--Roum Sertchoum, dit-il.

Celui qu'il venait de nommer Telingâ tira de son vêtement de longues
bandelettes couvertes d'une sorte d'écriture absolument indéchiffrable;
en même temps il faisait signe d'y tracer des caractères.

--Celui-là, dit Fricoulet en s'adressant à M. de Flammermont, est sans
doute un confrère, en astronomie de ton illustre homonyme... c'est lui
probablement qui va être chargé de notre instruction... car, si j'ai
bien compris le langage muet de l'autre, on va nous apprendre à parler.

Comme il achevait ces mots, les Sélénites désignèrent le chariot.

Ossipoff, avant de prendre place, recommanda, au moyen d'une mimique
éloquente, le wagon aux soins des indigènes.

Puis, de nouveau, le chariot se mit en marche, s'enfonça dans une
obscure galerie souterraine, pour aboutir, après bien des tours et des
détours à une immense salle prenant jour sur le côté d'où venait le
soleil.

Une fois dans cette salle on les laissa seuls.

--Prisonniers! exclama Jonathan Farenheit avec colère.

Ossipoff lui posa la main sur le bras.

--Calmez-vous, cher monsieur Farenheit, dit-il avec un grand sang-froid,
il y a un malentendu; dans la vie il ne s'agit que de s'expliquer.

L'Américain haussa furieusement les épaules.

--S'expliquer? grommela-t-il, et comment voulez-vous vous expliquer avec
ces sauvages qui ne parlent pas un mot d'anglais.

--Eh! il ne s'agit que d'apprendre leur langue.

--Je ne m'en charge pas, moi, riposta Farenheit.

--Mais, moi, je m'en charge, répliqua fermement le vieillard, vous savez
que les Russes sont les premiers linguistes du monde.

--Ce sera long? demanda l'Américain.

--Dans deux jours je vous affirme que je pourrai causer avec ces
gens-là.

Cette réponse du savant stupéfia le citoyen des États-Unis.

--Deux jours! répèta-t-il, c'est merveilleux.

Fricoulet cligna de l'oeil d'un air malicieux en chuchotant à l'oreille
de Gontran:

--Le pauvre homme! il ne se doute pas que, dans la lune, l'année ne se
compose que de 12 jours et que chacun d'eux compte 29 des nôtres, plus
12 heures et 44 minutes.

[Illustration]




CHAPITRE XV

A TRAVERS L'HÉMISPHÈRE INVISIBLE DE LA LUNE


[Illustration]

Dès le lendemain de leur arrivée sur le sol lunaire--leur chronomètre
seul, maintenant, pouvait donner aux voyageurs une notion exacte du
temps, que le jour et la nuit ne divisaient plus également comme sur la
terre,--ils virent entrer dans la grande salle qui leur avait été
assignée pour résidence, Telingâ.

Après des gestes empressés que Fricoulet leur assura être des
salutations cordiales, le Sélénite tira sa langue et posa son doigt
dessus; ensuite il toucha leurs oreilles et attendit.

--Il demande probablement, dit le jeune ingénieur qui s'instituait
carrément l'interprète de la petite troupe, il demande s'il vous
convient de commencer tout de suite vos leçons.

Sur la réponse affirmative de ses amis, Fricoulet se retourna vers
Telingâ et lui fit comprendre que lui, ainsi que ses compagnons, étaient
à sa disposition.

Le Sélénite s'inclina et sortit.

--Eh bien! exclama Gontran, tout étonné, il nous plante là!

[Illustration]

--Peut-être, riposta Fricoulet, est-il allé chercher ses grammaires et
ses dictionnaires.

--Penses-tu donc qu'il existe ici des Lhomond et des Littré? demanda le
jeune comte.

Ce fut Ossipoff qui lui répondit:

--J'estime, quant à moi, que le degré d'instruction doit être, de
beaucoup, plus élevé chez ces gens-là que chez nous.

Jonathan Farenheit se récria:

--Chez ces sauvages! fit-il d'un ton dédaigneux.

--Ces sauvages, répliqua froidement le vieillard, ont l'avantage
d'habiter un monde plus vieux que le nôtre.

L'Américain écrasa le sol d'un coup de talon furieux, ce qui, à sa
grande surprise, forma une profonde excavation dans laquelle sa jambe
enfonça jusqu'au mollet.

Il étouffa un juron.

--Toujours cette maudite force sextuplée! gronda-t-il.

--Eh! demanda Gontran, pourrait-on savoir, sir Jonathan, les motifs de
cette grande colère?

--Comment, riposta Farenheit, M. Ossipoff ne vient-il pas de dire que la
lune est un monde plus vieux que la terre?

--Oui, je viens de dire cela et je le répète.

--Mais la lune n'est-elle point formée de la terre?

--Scientifiquement exact.

--La lune n'est-elle pas autre chose qu'une parcelle du globe gazeux
tournant sur lui-même, qui s'est refroidi peu à peu et que nous avons
baptisé du nom de terre?

--Parcelle détachée de l'équateur terrestre par l'effet de la force
centrifuge, ajouta Fricoulet.

--Mon cher sir Jonathan, déclara Ossipoff, vous avez parfaitement
raison, la lune est bien tout ce que vous venez de dire,... mais, où
voulez-vous en venir?

--Tout simplement à ceci, _by god_! Puisque la lune est une partie
infime, il est vrai, de la terre, comment pouvez-vous prétendre que ce
monde soit plus vieux que celui duquel il est né!

Pendant que l'Américain parlait, Gontran regardait Fricoulet en
approuvant de la tête.

--Il a raison, murmura-t-il... je me disais aussi...

--Tais-toi, chuchota l'ingénieur à son oreille, ce que tu te disais
était une bêtise.

Le jeune comte allait se révolter lorsque Ossipoff, répondant à
l'observation de Farenheit, déclara:

--Vous n'avez pas réfléchi, mon cher sir Jonathan, que la lune ne mesure
environ que le quart du diamètre de la terre.

--Eh bien, qu'est-ce que cela fait?

--Comment! ce que cela fait! répéta le vieux savant... peu de chose en
effet, cela fait que la lune est quarante-neuf fois plus petite que la
terre.

L'Américain riposta d'un air un peu pincé:

--Inutile de me dire que la dimension d'un monde dérive de son
diamètre... mais, pour le point qui nous occupe, je ne vois pas ce que
sa dimension peut faire à son âge.

Ossipoff manifesta son impatience par un imperceptible mouvement
d'épaules.

--Oh! ces ignorants! pensa-t-il.

Et tout haut:

--Mais c'est précisément à cause de ses faibles dimensions, que le petit
soleil, qui était d'abord la lune, se refroidit et s'encroûta
rapidement, alors que la température de la terre était encore trop
élevée pour permettre à la vie de s'y manifester et de s'y
développer;... il s'ensuivit que l'évolution vitale s'y fit beaucoup
plus rapidement que sur la terre et que, tandis que celle-ci n'était que
le séjour d'animaux gigantesques, sur la lune, l'homme s'épanouissait et
marchait rapidement vers son apogée.

Doublement humilié, l'Américain se tut et baissa la tête.

En ce moment, le Sélénite rentrait, portant sur son épaule une sorte de
caisse qu'il posa sur le sol et de laquelle il fit signe aux terriens de
s'approcher.

Puis il leur montra leurs oreilles en désignant cette caisse et, ensuite
leurs yeux, en désignant la paroi de la salle placée devant eux.

--Comprends-tu quelque chose à ce qu'il dit? demanda Gontran à
Fricoulet.

Celui-ci ne put réprimer un geste d'impatience.

--Eh! grommela-t-il, si tu étais moins occupé à contempler le visage de
Mlle Séléna et si tu prêtais plus d'attention à ce que dit cet
homme...

--Ce Sélénite? veux-tu dire, rectifia le jeune comte.

Puis, avec un sourire:

--Mais tu n'as pas répondu à ma question.

--Eh bien! il nous prie, sans doute, de porter vers la boîte l'attention
de nos oreilles, tout en portant sur le mur l'attention de nos yeux.

Pendant que le jeune ingénieur parlait, le Sélénite avait disposé à
l'intérieur de la boîte des cylindres de métal, gravés à leur surface en
caractères creux, indéchiffrables; ensuite il avait dressé contre le mur
une sorte d'écran en bois recouvert d'une matière blanchâtre et relié à
la boîte par des fils de métal.

[Illustration]

[Illustration: Chuir, l'une des villes principales de l'hémisphère
invisible.]

Cela une fois disposé, il fit entendre une sorte de clappement de langue
pour attirer l'attention de ses auditeurs et, voyant leurs yeux fixés
sur le panneau, ainsi qu'il l'avait recommandé, il déclancha un petit
ressort.

Aussitôt, sortit de la boîte une petite voix claire et nettement
compréhensible, en tous points semblable à la voix humaine, sauf qu'elle
était monotone c'est-à-dire au même diapason; en même temps, sur le
panneau, des signes apparaissaient comme des ombres chinoises.

--Qu'est-ce que cela? demanda Séléna stupéfaite en étendant la main vers
le mur.

En entendant la voix de la jeune fille, le Sélénite, toucha la boîte qui
cessa de parler et le panneau redevint blanc comme devant.

--Voilà qui est bizarre, murmura Fricoulet.

Puis, soudain:

--Si je ne me trompe, dit-il, les signes qui apparaissent doivent être
la représentation des syllabes ou des mots prononcés par cette espèce de
boîte à musique... ce système a pour but de donner plus de rapidité à
l'instruction en apprenant à la fois à l'élève comment se prononcent et
s'écrivent les mots.

Monsieur de Flammermont secoua la tête.

--C'est fort joli, dit-il; mais quand je serai resté pendant des heures
entières devant cet orgue de Barbarie compliqué de lanterne magique, en
serai-je plus avancé?... J'entends prononcer un mot... je sais comment
il s'écrit... sais-je ce qu'il signifie?... et quand je répéterai comme
un perroquet les milliers de mots dont se compose la langue de ces
gens-là!--eh bien! après?

Le jeune ingénieur avança les lèvres dans une moue dubitative, et chacun
restant plongé dans ses réflexions, le silence régna de nouveau dans la
salle.

Le Sélénite, qui avait assisté patiemment à ce colloque, pensa que ses
élèves étaient disposés à reprendre leur leçon, et il pressa de nouveau
le ressort.

Alors la boîte se mit à parler, sur le panneau les caractères
réapparurent; mais en même temps, le Sélénite sortit d'une caisse un
objet qu'il montra aux terriens.

--Une coupe! s'écria Jonathan Farenheit.

Le Sélénite prononça un mot guttural, montrant successivement l'objet
qu'il tenait, la boîte et le panneau.

Séléna frappa ses mains l'une contre l'autre.

--J'ai compris! dit-elle joyeusement, j'ai compris!

--Et qu'as-tu compris? demanda Ossipoff.

--La boîte prononce un mot, le tableau l'écrit et le Sélénite montre
l'objet auquel il s'applique.

Et avec une sûreté de langue merveilleuse, elle répéta le mot qu'avait
prononcé le Sélénite.

Celui-ci sourit doucement et répéta lui aussi le mot en abaissant la
tête à plusieurs reprises.

Avec ce procédé, les leçons marchèrent rapidement, d'autant plus
rapidement que, le soleil ayant disparu à l'horizon, les voyageurs
n'eurent plus autre chose à faire qu'à écouter les leçons de leur
professeur pendant la longue période de nuit.

Le Sélénite apprit d'abord à ses élèves le nom des objets les plus
usuels que Mickhaïl Ossipoff inscrivait soigneusement sur un carnet
avec, en regard, la traduction russe, française et anglaise; ce qui lui
constitua, ainsi que le dit plaisamment Gontran «un petit dictionnaire
de poche».

Au bout de quatre leçons, le professeur passa au mécanisme de la langue
et de la grammaire séléniennes; cela fait, les _Terrigènes_ furent
bientôt en état de converser avec les habitants du satellite.

Mickhaïl Ossipoff, ainsi qu'il l'avait promis à l'Américain, s'assimila
rapidement cette langue chaude et sonore qui lui rappelait l'hindoustani
et les idiomes de l'Inde; il mit d'autant plus d'ardeur à ses études
qu'il lui tardait de quitter l'intérieur de ce cratère pour se lancer à
la découverte de cette face inconnue d'un monde après lequel il aspirait
depuis de si longues années.

Un jour, en feuilletant les volumes de la bibliothèque mise à leur
disposition, c'est-à-dire en faisant parler la boîte à musique, ou
mieux, le _phonographe_ qui prenait la peine non seulement de lire à
haute voix, mais encore de donner l'aspect de la page lue, il parvint à
trouver une carte de la lune.

Il se hâta d'en dresser un croquis d'après la silhouette très nette
projetée sur le panneau, afin, dit-il, de pouvoir au plus tôt tracer
l'itinéraire de son excursion.

Comme sur l'hémisphère visible de la lune, le côté invisible était
parsemé de grandes taches grises, de «mers» et d'«océans.»

[Illustration: Itinéraire de Mickhaïl Ossipoff.]

Mais étaient-ce de véritables étendues liquides, ou seulement des
plaines desséchées?

Voilà ce qu'Ossipoff brûlait de savoir.

Il y avait également de nombreux cratères, des chaînes de montagnes
élevées, des rainures, comme sur la face visible; par endroits aussi, il
y avait des points marqués sur la carte d'une façon spéciale.

Interrogé, Telingâ répondit que c'étaient des villes.

--Des villes! s'écria Gontran stupéfait... il y a des villes dans la
lune... nul doute que nous trouvions dans ces villes des succursales du
«Bon Marché» et de «la Belle Jardinière».--J'ai précisément besoin de
renouveler ma provision de gants.

Cependant Ossipoff qui, parmi les objets les plus précieux dont il avait
muni le wagon, n'avait eu garde d'oublier un calendrier, le consultait
avec une impatience égale du reste à celle de ses compagnons.

S'il lui tardait de commencer son voyage d'exploration, il ne tardait
pas moins à Farenheit et à Gontran de voir réapparaître la lumière du
soleil.

Enfin le vieillard signala la fin de la nuit.

--Dans deux heures, dit-il, il fera jour.

Et, s'adressant à Telingâ:

--Je demande, dit-il, à être entendu par votre chef.

--Quand il te plaira, répondit le Sélénite.

--Tout de suite, alors, car il n'y a pas de temps à perdre.

Quelques instants après, Ossipoff et ses compagnons étaient amenés dans
une salle au fond de laquelle, sur des sièges de forme bizarre et que
Fricoulet déclara taillés dans de la lave, une demi-douzaine de
lunariens étaient assis.

--Amis, dit l'un d'eux, ambassadeurs que la _Tournante_ a envoyés à son
petit mondicule, parlez et que vos désirs soient satisfaits.

--Nous voudrions partir, répondit le vieillard.

--Partir! s'écria le Sélénite, et pourquoi?

--Pensez-vous, demanda Ossipoff, que nous ayions quitté la terre et
franchi 90,000 lieues en affrontant les plus grands périls, pour
séjourner indéfiniment dans un cratère de votre monde? La lune n'est que
la première étape du voyage céleste que nous avons entrepris; ce n'est
qu'une station dans l'exploration que nous avons rêvé de faire à travers
le système solaire tout entier... mais avant de nous élancer vers les
planètes qui brillent radieusement dans votre ciel si pur, nous voulons
visiter votre monde; c'est pourquoi nous avons hâte de vous quitter.

--Avez-vous un but?

--Notre but, c'est le nord de l'hémisphère qui regarde la _Tournante_,
afin d'assister au spectacle de la pleine terre, vue de votre globe.

--Et puis, s'écria Jonathan Farenheit, en mêlant dans sa précipitation
l'idiome sélénite à sa langue natale, qu'il entremêlait aussi de phrases
françaises, et puis, nous désirerions rechercher les traces d'un
habitant de la terre que nous supposons être tombé sur l'autre
hémisphère.

Le Sélénite eut un geste d'effroi.

--S'il est tombé sur l'autre hémisphère, répondit-il, il doit être mort.

--Mort! gronda l'Américain en secouant furieusement ses poings, le
bandit m'échapperait donc?... En tous cas, j'en veux être certain et
tant que je n'aurai pas vu son cadavre...

Au bout de quelques instants de silence, le Sélénite ajouta:

--L'excursion que vous voulez tenter à travers l'hémisphère d'où l'on
aperçoit _la Tournante_ comme une vaste et tremblante horloge céleste,
est impossible.

--Impossible! s'écria Ossipoff, et pourquoi cela?

--Parce qu'une formidable ceinture de rochers, de montagnes sépare ces
deux hémisphères de la lune et que mille obstacles vous empêcheront
d'atteindre cette partie de notre monde, partie absolument aride,
stérile, abandonnée où vous ne trouverez que des vestiges de ce qui fut
des villes autrefois florissantes, où rien ne croît, où il est
impossible de vivre, même à nous autres dont la constitution est
cependant habituée à la raréfaction de l'air.

--Il n'y a pas d'air! s'écria Gontran.

Et se retournant vers Ossipoff:

--Alors, ajouta-t-il, nous nous sommes tous trompés, mon célèbre
homonyme, vous et moi...

Il avait prononcé ces deux derniers mots avec un aplomb qui fit sourire
Fricoulet.

Le vieux savant réfléchit un instant.

--Il y a certainement, dit-il, dans ce que vient de raconter ce
Sélénite, une grande exagération... peut-être n'y a-t-il pas une
quantité d'air suffisante pour entretenir la vie... mais si peu qu'il y
en ait, nous nous en contenterons.

Les yeux de Jonathan Farenheit s'arrondirent démesurément.

--Nous ne pouvons cependant vivre sans respirer, grommela-t-il.

--Eh! qui vous parle de cela? répliqua Ossipoff avec un mouvement
d'impatience... n'avons nous pas des provisions d'air liquide et des
appareils?

[Illustration]

--Pourtant, objecta Gontran en fixant un regard inquiet sur Séléna, s'il
y avait quelque danger grave à courir, peut-être serait-il préférable de
renoncer à cette excursion.

Le vieux savant se croisa les bras sur la poitrine.

--Et comment continuerons-nous notre voyage alors? demanda-t-il.

[Illustration: Triesnecker, le centre de la lune.]

--Qu'a de commun cette exploration de la lune avec notre excursion
interplanétaire?

--Ceci... c'est que le spectroscope m'a révélé l'existence à la surface
de la lune... non loin du pôle, d'un minerai précieux qui seul peut nous
permettre de nous lancer dans l'espace... mais si vous redoutez quelque
chose, demeurez ici; moi j'irai seul.

Farenheit s'écria:

--Vous n'irez point seul, monsieur Ossipoff, j'irai avec vous et pendant
que vous chercherez votre minerai,... moi, je chercherai ce bandit de
Sharp.

Et il souligna sa phrase d'un geste énergique.

Gontran se récria.

--Ce n'est pas pour moi que je redoute les dangers ou les fatigues du
voyage, répliqua-t-il, mais bien pour Mlle Ossipoff.

La jeune fille le remercia d'un sourire.

--Merci, mon cher monsieur Gontran, dit-elle, mais je n'ai pas peur et
partout où mon père ira... j'irai avec lui.

Il se fit un silence dont le Sélénite profita pour demander:

--Vous connaissez bien la conformation sélénographique du disque de la
lune que vous foulez en ce moment aux pieds?

--Bien... n'est peut-être pas l'expression exacte... en tous cas, je la
connais moins que celle de l'autre hémisphère.

--L'autre hémisphère... répéta le Sélénite stupéfait.

--Oui, l'hémisphère visible.

--Ce n'est pas croyable.

Ossipoff mit alors sous les yeux de l'indigène une des dernières
photographies lunaires, dues à l'habileté du célèbre astronome américain
Rutherfurd.

L'étonnement du Sélénite était prodigieux.

--Mais, murmura-t-il, comment avez-vous pu dresser ce plan puisque
jamais vous n'avez mis les pieds sur notre planète?

En quelques mots, Ossipoff essaya de faire comprendre au Sélénite ce que
c'était que la photographie; puis il ajouta:

--Cependant si vous pouviez nous donner un guide?...

--Telingâ vous accompagnera.

--Et quand partirons-nous?

--Demain, au soleil levant.

Ossipoff s'apprêtait à sortir de la salle, lorsque Fricoulet, revenant
sur ses pas, demanda:

--Mais quels moyens de locomotion emploierons-nous?

--Ils différeront suivant l'itinéraire que vous adopterez et aussi
suivant la rapidité avec laquelle vous voudrez voyager.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, après avoir été faire au wagon une importante provision de
comestibles pour subvenir à leur nourriture, les voyageurs se trouvèrent
prêts à se lancer dans de nouvelles aventures, et affronter de nouveaux
dangers.

Comme les premiers rayons solaires doraient les sommets du cratère qui
leur servait d'asile, Telingâ entra dans leur salle.

Voyant leurs bagages fixés sur leurs épaules, il leur fit signe de le
suivre et s'enfonça dans la route souterraine par laquelle ils avaient
été amenés.

Fricoulet, qui pensait à tout, avait heureusement emporté avec lui une
lampe électrique de Trouvé, si bien qu'il lui suffit de presser un
bouton pour illuminer le boyau sombre et tortueux dans lequel
s'enfonçait la petite troupe.

Ossipoff qui marchait, tenant à la main la carte qu'il avait dessinée de
cet hémisphère de la lune, demanda:

--Où donc allons-nous?

--Directement à Chuir, grande ville située au confluent du fleuve Tô,
répondit le Sélénite.

--Mais par quelle voie? demanda encore le vieillard.

--Vous le saurez dans quelques instants, répondit laconiquement Telingâ.

A cet endroit le cratère s'évasait brusquement en un immense cône
tronqué dont le sommet déchiqueté s'élançait à plus de 1.000 pieds dans
l'espace; le souterrain aboutissait à une sorte de salle mesurant près
d'un kilomètre de surface qu'éclairait la lumière du soleil tombant par
l'orifice du cratère.

Le Sélénite, auquel ces lieux paraissaient parfaitement connus, fit
entendre avec ses lèvres un appel qui réveilla dans l'intérieur du
volcan des échos sonores et prolongés.

A cet appel, sortit de l'ombre une forme vague qu'Ossipoff reconnut
bientôt pour être la silhouette d'un Sélénite.

[Illustration]

Telingâ s'avança à sa rencontre, s'entretint quelques instants avec lui,
puis, revenant sur ses pas:

--Dans une heure, dit-il, nous serons à Chuir.

Le savant consulta sa carte et poussa une exclamation de surprise.

Mais c'est à plus de 400 _verstes_ d'ici, s'écria-t-il; avez-vous donc,
pour nous y transporter, un moyen de locomotion rapide?

--Peut-être ont-ils des chemins de fer dans la lune, murmura Gontran.

Jonathan Farenheit haussa les épaules en grommelant:

--Quand bien même ils en auraient, il est impossible qu'ils franchissent
une semblable distance en une heure... le railway de New-York à San
Francisco en fait à peine le quart.

Et il ajouta orgueilleusement:

--Et c'est le train le plus rapide du monde entier.

En entendant la question d'Ossipoff, le Sélénite avait secoué la tête.

--Nous irons à Chuir, répondit-il, par la voie souterraine, mais sans
qu'aucune force nous y transporte... la distance est trop courte pour
que nous ayons besoin d'avoir recours à un autre moyen qu'un moyen
naturel.

L'étonnement des Terriens se transforma en ahurissement.

--Mais alors?... murmura Fricoulet.

Il n'acheva pas sa phrase; au milieu de la vaste salle, débouchant d'un
souterrain, venait d'apparaître comme dans une féerie, glissant sans
bruit dans des rainures de la lave, une sorte de bateau monté sur
patins.

Telingâ désigna silencieusement cet étrange véhicule à ses compagnons
qui, l'un après l'autre, prirent place sur un banc courant le long du
bordage; puis lui-même se tint debout à l'avant, la main placée sur un
levier de métal.

Le Sélénite, qui avait amené le véhicule, le poussa, sans efforts
apparents, jusqu'à l'entrée d'un boyau souterrain, où il l'abandonna.

Alors, comme tiré en avant par une force invisible, mais d'une puissance
extraordinaire, l'embarcation fila dans la nuit silencieusement et avec
une vitesse qui allait s'augmentant.

--Eh! j'y suis, dit Fricoulet à ses amis; nous glissons en ce moment sur
un plan incliné...

--Mais, objecta Gontran, nous ne pouvons descendre tout le temps...
sinon nous finirons par arriver au centre de la lune au lieu de demeurer
à sa surface.

Le jeune ingénieur réfléchit un moment.

--Ce tunnel, dit-il enfin, se compose peut-être d'une suite de
vallonnements, semblable à ce jeu de fête foraine que l'on nomme des
_montagnes russes_... Quand le wagon aura acquis dans une pente rapide
une vitesse propre suffisante, la courbe se relèvera probablement, pour
s'abaisser de nouveau, et ainsi de suite, jusqu'à ce que nous soyons
arrivés.

--Pensez-vous, monsieur Fricoulet, demanda Séléna, que ce système de
_montagnes russes_ pourrait se poursuivre pendant de longues distances?

--Je ne vois pas ce qui s'y opposerait, pourvu que le point de départ
ait une élévation suffisante, minime du reste, en raison de
l'insignifiance des frottements.

--En ce cas, murmura M. de Flammermont, c'en serait fait de la vapeur et
de l'électricité.

L'ingénieur ajouta en langue sélénite:

--Si ce tunnel a cent lieues de longueur, sa construction est
certainement une merveille.

--Ce tunnel, répliqua Telingâ, n'est pas construit par nos mains; c'est
tout simplement un boyau naturellement percé dans les couches
souterraines par les laves, à l'époque où le monde lunaire crachait ses
entrailles brûlantes par les mille bouches de ses volcans... ces
fissures sont nombreuses dans notre monde, c'est pourquoi nous avons
songé à les utiliser pour établir des communications entre nos
différents centres.

--C'est merveilleux, murmurait Ossipoff extasié.

--Le malheur, murmura Gontran, c'est que la route n'est pas éclairée;
une paire de lanternes n'aurait pas déparé notre voiture.

Le Sélénite, qui avait la faculté de voir dans l'obscurité, ne comprit
pas cette horreur des terriens; heureusement Fricoulet avait sa lampe
Trouvé qui «rompit le noir» et permit aux voyageurs d'examiner tant bien
que mal le chemin qu'ils suivaient.

Mais bientôt la vitesse du véhicule devint excessive car la pente de la
route, loin de se modifier, s'accentuait davantage encore; aussi
durent-ils tourner le dos au courant d'air impétueux qui leur soufflait
au visage et au travers duquel l'embarcation filait comme une flèche.

--Nous faisons près de cent mètres par seconde, murmura Ossipoff.

Séléna, prise de vertige, avait caché son visage contre la poitrine de
son père, Gontran se cramponnait au bordage en roulant des yeux inquiets
et Farenheit affectait une impassibilité que démentait la pâleur de ses
joues et le frémissement de ses lèvres.

Seul, Fricoulet était absolument calme et, tout en prenant ses
précautions pour n'être point étouffé, il examinait curieusement la
route sur laquelle glissait le véhicule.

Tout à coup il s'écria:

--C'est bien cela... c'est bien le système des _montagnes russes_...
nous remontons maintenant... sentez-vous que la vitesse décroît... nous
ne marchons plus que grâce à l'impulsion acquise à la descente, et dont
la puissance ira décroissant jusqu'au moment où le véhicule s'arrêtera
tout à fait, faute de force.

--Serons-nous bientôt arrivés? demanda Farenheit.

L'ingénieur consulta sa montre.

--Telingâ a demandé une heure, répondit-il, et voilà cinquante minutes
que nous sommes partis... nous devons approcher, très probablement.

Et il étendait la main vers un point lumineux qui apparaissait dans le
lointain, et dont la dimension augmentait rapidement.

Alors, le Sélénite pesa sur le levier qu'il tenait à la main et la
vitesse s'atténua encore jusqu'au moment où l'on déboucha dans un
cratère absolument semblable à celui d'où l'on était parti.

--Chuir, dit-il laconiquement en désignant le cratère.

Les voyageurs mirent pied à terre et s'engagèrent à la suite de leur
guide dans un petit couloir qui, en quelques minutes, les conduisit dans
un cirque de plus grandes dimensions et qu'éclairaient largement les
rayons du soleil.

--Une ville!... cela! exclama Farenheit en pivotant sur ses talons et en
écarquillant les yeux, du diable! si je vois une habitation ou un
habitant!

Le Sélénite sourit:

--Toutes les habitations, dit-il, sont creusées dans les flancs de la
montagne, et vous pouvez distinguer entre les rochers une grande
quantité de fissures qui permettent à l'air et au soleil--quand cet
astre brille--de pénétrer librement, mais que l'on referme pendant la
nuit de 354 heures.

--Mais, fit observer Ossipoff, la carte signale une rivière qui passe à
Chuir.

--Effectivement, et nous allons la gagner à pied, car nous devons nous
embarquer pour gagner Rouarthwer.

--Au bord de la mer du Centre? demanda le savant, après avoir consulté
sa carte.

--En effet, et de là nous irons à Maoulideck, la ville la plus
importante de la lune, habitée par plusieurs millions de Sélénites et de
laquelle on découvre quelquefois la Tournante.

--Elle est donc sur l'autre hémisphère? demanda Gontran.

--Non pas... mais elle est placée sans doute dans la zone de
_libration_.

--Ah! fit le jeune homme, comme si cette réponse l'avait satisfait.

Mais il laissa Ossipoff prendre les devants avec Telingâ qui lui
donnait des détails sur le pays et, ralentissant le pas, il s'approcha
de Fricoulet.

--Libration! murmura-t-il... qu'est-ce que c'est que cela?

[Illustration]

--Mais, mon pauvre ami, exclama l'ingénieur, sais-tu bien que, pour un
astronome, tu ne sais rien de rien... Enfin! Je te dirai donc que l'on
désigne sous le nom de _libration_, un balancement propre à la lune qui
nous laisse voir tantôt un peu de son côté gauche, tantôt un peu de son
côté droit, tantôt un peu au delà de son pôle supérieur, tantôt un peu
au delà de son pôle inférieur.

Cependant, on était arrivé à un fleuve que sillonnaient quelques
constructions bizarres, n'ayant rien de commun avec les bateaux d'Europe
et qui, cependant, naviguaient contre le courant avec une merveilleuse
rapidité: c'étaient des espèces de bouées, d'une dizaine de mètres de
large, paraissant dépourvues de toute espèce de moteur ou de propulseur.

Pour le coup, Fricoulet était stupéfait.

--C'est là-dedans que nous allons nous embarquer? pensa-t-il.

Il ne se trompait pas; Telingâ ayant fait entendre un appel, une de ces
singulières machines s'approcha du bord, sans que cependant aucun pilote
se montrât.

Le Sélénite descendit le premier s'asseoir sur la couronne et invita ses
compagnons à le venir rejoindre; puis une sorte de sifflement retentit,
l'eau bouillonna un moment et l'embarcation se déplaça avec rapidité.

[Illustration]

Nécessairement, à peine fut-on en route, que Fricoulet demanda à
Telingâ de lui expliquer par quel phénomène surprenant la curieuse
construction sur laquelle il se trouvait pouvait avancer avec une si
prodigieuse vitesse.

--Par le moyen le plus simple, répondit le Sélénite, et si vous voulez
vous rendre compte par vous-même de ce que vous appelez le «système»...

Il fit descendre le jeune homme dans la cale, où une pompe, qu'un moteur
actionnait, aspirait l'eau par un tube débouchant à l'avant pour
refouler cette eau à l'arrière.

--En effet, murmura l'ingénieur avec un sourire de pitié, rien n'est
plus simple.

Et il ajouta, en voyant les rives fuir au loin derrière la rapidité de
l'embarcation:

--Et ça marche!

Ça marchait même si bien, qu'après un jour de navigation, les voyageurs
arrivaient à Rouarthwer.

--Ici, dit Telingâ, nous nous arrêterons quelque temps pour vous
permettre de vous reposer, puis nous reprendrons notre course.

--Voilà une excellente idée, s'écria M. de Flammermont, car il me tarde
de faire un repas un peu substantiel, confectionné par les blanches
mains de Mlle Séléna: en outre, je ne suis nullement disposé à imiter
le soleil qui ne se couche pas durant 354 heures; j'ai contracté, dès ma
plus tendre enfance, l'habitude de dormir toutes les douze heures, et en
voici bientôt seize que nous sommes sur pied, donc, je propose de
remettre à demain la suite de notre voyage.

Tout le monde fut de cet avis; on dîna copieusement des provisions que
l'on avait prises dans le wagon-terrien, et on dormit dans un
compartiment du bateau qui se rendait à Maoulideck sans faire escale.

Le lendemain, ou du moins douze heures après s'être endormis, lorsque
les voyageurs se réveillèrent, l'embarcation était en vue de la capitale
de la lune, la seule qui eût des habitations non creusées comme des nids
de taupes, mais de véritables maisons d'une architecture bizarre et bien
véritablement lunaire.

--Voilà des gens, murmura M. de Flammermont, qui ont certainement passé
par «Polytechnique» ou par «Centrale»... qu'en penses-tu, Alcide?

Et le jeune comte faisait admirer à son ami une agglomération de figures
géométriques curvilignes, depuis le cylindre jusqu'à la sphère.

--Tous les maçons qui ont travaillé à cette ville, répondit l'ingénieur,
ont dû _faire des x_, assurément.

--En tous cas, ils ne sortent pas de l'école des beaux-arts, section de
l'architecture, ajouta Gontran, car tout cela est absolument laid...

Séléna, qui l'avait entendu, dit en souriant:

--Oh! vous, mon cher Monsieur de Flammermont, il suffit que quelque
chose touche à la science pour que vous le déclariez laid.

[Illustration]

Le comte prit la main de la jeune fille et la couvant d'un regard
amoureux:

--Oh! chère Séléna, murmura-t-il, ce que vous dites n'est pas conforme à
la vérité; car vous touchez de bien près à M. Ossipoff qui est bien ce
qu'il y a de plus scientifique au monde, et cependant je n'ai jamais
hésité à vous déclarer la plus charmante et la plus jolie.

La jeune fille sourit et baissa les yeux.

--Si M. Ossipoff vous entendait! grommela Fricoulet, que ce roucoulement
d'amoureux énervait.

Mais le digne savant pensait à bien autre chose qu'à surveiller la
conversation de sa fille et de son fiancé.

Telingâ venait de le présenter au directeur de l'observatoire et,
heureux de trouver un collègue, le vieillard était plongé dans une
discussion à perte de vue sur les choses qui lui étaient chères.

D'autre part, le savant Sélénite, enchanté de faire connaissance avec un
Terrien, eût bien voulu le garder plus longtemps pour lui demander des
renseignements sur les parties du ciel qui lui étaient inconnues.

Mais Telingâ déclara que si l'on voulait être prêt à passer avant la fin
du jour au pays des Subvolves, il ne fallait pas perdre son temps.

Il fut donc convenu qu'une fois l'exploration d'Ossipoff terminée, les
Terriens reviendraient à Maoulideck où se réunirait un grand congrès
scientifique de toutes les notabilités savantes du monde lunaire, pour
écouter les récits de leurs «frères du ciel».

A cette condition seule, le directeur de l'observatoire sélénite
consentit à laisser partir ses visiteurs.

Cependant, Telingâ, qui s'était éloigné un instant, revint en donnant
les signes du plus vif contentement, et s'approchant de Fricoulet:

--Monsieur l'ingénieur, dit-il, je vais vous prouver qu'en ce qui
concerne le domaine de l'atmosphère, nos moyens de locomotion égalent
nos véhicules de terre et d'eau... si vous voulez me suivre...

Et il se dirigea vers une butte assez élevée au sommet de laquelle les
Terriens arrivèrent en quelques bonds.

Là, ils trouvèrent étendue sur le sol une sorte de véhicule, assez
semblable au chariot qui les avait conduits à Chuir, avec cette
différence qu'il était plus allongé et avait à peu près la forme d'un
cigare.

--Si c'est là son ballon dirigeable... murmura Gontran, qui acheva sa
phrase en allongeant dédaigneusement les lèvres.

--Mon cher, lui répondit Fricoulet, les expériences que nous venons de
faire déjà auraient dû te servir à mieux augurer de l'imagination des
Sélénites...

--Alors, tu as confiance dans cette machine-là? demanda le jeune comte.

--Confiance absolue, répartit l'ingénieur en enjambant le rebord de la
«machine».

Il aperçut alors au centre une sorte de récipient ayant quelque
apparence avec une marmite.

[Illustration]

--Eh! bon Dieu! exclama Gontran qui avait suivi son ami, ce Sélénite
va-t-il donc faire le pot-au-feu?

Ossipoff, sa fille et l'Américain étaient déjà assis; le jeune comte fit
comme eux.

Alors Telingâ se baissa, laissa tomber dans la «marmite», par une
ouverture qu'il reboucha aussitôt, une espèce de mélange explosif et, au
bout de quelques instants, des crépitements retentirent.

--Nous partons, dit-il, tenez-vous bien.

En même temps, il ouvrit un robinet.

Aussitôt, un fusement prolongé se fit entendre à l'arrière et, poussée
par une force invisible, l'embarcation quitta le sol, montant dans
l'atmosphère, suivant un plan incliné.

Bouche bée, à demi penché sur le bordage, Gontran considérait ce
phénomène, se demandant intérieurement s'il n'assistait pas à un
miracle.

Fricoulet, que sa qualité d'ingénieur mettait à même de comprendre bien
des choses, se mit à sourire.

[Illustration]

--C'est tout simple, dit-il: la propulsion est obtenue par la
déflagration lente du mélange... les gaz produits s'échappent par un
tuyau situé à l'arrière, et c'est par la force du recul, par la réaction
des gaz sur l'air que l'appareil avance, glissant sur les couches d'air
à la façon d'une fusée... ou mieux d'un cerf-volant.

Ossipoff dit au jeune comte:

--C'est le même principe que votre aéroplane à vapeur.

--Oh! répondit sérieusement Gontran, avec un hochement de tête
dédaigneux... moins compliqué...

Cependant, tout simple qu'il fût, le véhicule avançait avec une rapidité
merveilleuse: les territoires lunaires filaient au-dessous des voyageurs
avant qu'ils eussent eu le temps de les admirer en détail.

Un moment l'appareil suivit un long canal tracé de main d'homme qui
faisait communiquer ensemble deux océans et que Séléna baptisa
plaisamment du nom de Canal de Panama.

--Eh! eh! fit Gontran, eux aussi ont des Ferdinand de Lesseps.

A l'océan du _Centre_, succéda une verte et immense forêt qu'un large
fleuve divisait en deux parties égales,... puis de grandes plaines;
puis, peu à peu, le pays devint plus accidenté et bientôt l'horizon
parut barré par une haute chaîne de montagnes, parmi lesquelles une
surtout dressait son pic à une hauteur vertigineuse.

C'était Phovethn, le plus formidable volcan en éruption de la lune tout
entière: le cratère de ce Cotopaxi sélénite ne mesurait pas moins d'une
lieue de large et il projetait, jusqu'aux confins de l'atmosphère, des
pierres, des blocs de rochers entiers, des débris laviques monstrueux.

--Voici un volcan, dit M. de Flammermont, qui ne demanderait pas mieux
que de nous délivrer un billet de retour pour notre patrie.

--En effet, répliqua Ossipoff, sa force serait sans doute plus que
suffisante pour nous faire atteindre la zone d'attraction de la terre...
si cette face de la lune n'avait pas le malheur de ne jamais voir notre
planète.

Ce disant, il examinait curieusement le jeune homme pour savoir s'il
avait parlé sérieusement ou s'il ne devait considérer ce qu'il avait dit
que comme une plaisanterie.

Cependant, Telingâ avait mis le cap au nord et maintenant l'embarcation
planait au-dessus d'une mer immense.

--Où allons-nous? demanda Ossipoff.

--A Tough, répondit le Sélénite; les matières dont la déflagration
produit la propulsion du bateau sont presque épuisées, et avant de nous
élancer au-dessus du pays des _Subvolves_, il nous faut les remplacer.

Ce ne fut qu'après trente-six heures de marche ininterrompue que les
voyageurs atteignirent Tough-Todivalou (la Reine du Nord) ville
importante de l'hémisphère boréal du monde lunaire et bâtie sur un
immense marais desséché, près d'un fleuve.

--Cela me rappelle Pinsk, en Russie, murmura Ossipoff.

On ne demeura du reste dans cette ville que juste le temps nécessaire
pour renouveler l'approvisionnement du bateau.

[Illustration: La plaine de Platon.]

Le voyage durait déjà depuis douze jours terrestres, le soleil
s'abaissait de plus en plus vers l'horizon et, dans trois fois
vingt-quatre heures, il allait cesser d'éclairer cet hémisphère de la
lune pour porter sa lumière et sa chaleur sur l'hémisphère visible.

Il importait donc de se hâter si l'on voulait fuir la nuit de quinze
jours et franchir le pôle en même temps que le soleil.

Cette seconde partie du voyage devait être de beaucoup la plus
difficile, la plus périlleuse et les 354 heures de jour ne seraient pas
de trop pour permettre à Ossipoff de trouver son précieux minerai, et à
Jonathan Farenheit de mettre la main sur Fédor Sharp.

[Illustration]




CHAPITRE XVI

LES MONTAGNES DE L'ÉTERNELLE LUMIÈRE


[Illustration]

Assis à l'avant de l'embarcation, une forte lunette à la main, Ossipoff
sondait l'horizon, et son visage, déjà grave, se rembrunissait
visiblement, à mesure que les montagnes, qui se profilaient au loin,
accusaient plus nettement leurs pics élevés et leurs monstrueux
remparts.

Une main se posa sur son épaule; il se retourna et vit Séléna, debout à
côté de lui et l'examinant avec inquiétude.

--Père, demanda-t-elle, redoutez-vous donc quelque danger que vous voilà
si soucieux?

--Ce sont ces montagnes qui m'effrayent! répondit le vieillard avec
inquiétude.

--Et pourquoi cela?... Ce volcan que nous avons franchi dernièrement
n'était-il pas aussi élevé?

--Peut-être... mais il n'avait pas la même position.

--Qu'entendez-vous par là?

--Que ces montagnes se trouvent situées sur la limite des deux
hémisphères et que par conséquent l'air doit y être fort rare.

Séléna sourit.

--N'avez-vous pas, dit-elle, les _respirols_ de M. Fricoulet?

Les lèvres du vieillard se plissèrent dédaigneusement.

--Vous n'avez pas confiance? murmura Séléna.

--Médiocrement.

La jeune fille réprima un léger sourire.

--M. de Flammermont qui les a examinés, ajouta-t-elle, m'a cependant
déclaré que lui-même n'aurait pas trouvé mieux.

--Hum! fit Ossipoff, ce cher Gontran est d'une indulgence pour son
ami... Je ne puis comprendre comment un homme plein de talent et
d'instruction comme lui, a pu se lier avec un aussi médiocre personnage.

Puis se tournant vers Telingâ:

--Allons-nous être obligés de franchir ces pics? demanda-t-il.

--Il faut bien, répondit le Sélénite... quelle autre voie voudriez-vous
prendre?

--Il aurait pu exister entre deux chaînes quelque étroit passage moins
élevé.

--Oui, dit l'autre, nous trouverons un couloir qui nous évitera un
détour considérable, mais nous ne pouvons atteindre _Romounhinch_ qu'en
allant droit devant nous.

Ossipoff consulta la carte qu'il avait dressée pendant la longue nuit
passée dans le volcan, et en la comparant avec son atlas de géographie
lunaire, il constata que Romounhinch était le nom sous lequel les
Sélénites désignaient le cirque de _Platon_.

--Mais, murmura-t-il, est-il bien nécessaire d'aller jusque là?

--C'est la route la plus courte pour aller à _Notoliders_, dans les
environs duquel, d'après les explications que vous m'avez données, doit
se trouver ce que vous cherchez.

Une nouvelle comparaison de son atlas terrien avec sa carte sélénite
apprit à Ossipoff que ce nouveau volcan n'était autre qu'_Archimède_.

--Mais ce volcan est fort avant dans l'autre hémisphère? s'écria-t-il.

--Presque au centre du pays des Subvolves... C'est du reste le plus
grand cratère de notre monde après le cirque de Clavius.

Ossipoff consulta ses instruments: le baromètre indiquait 28 centimètres
de pression seulement, la boussole était affolée et sans direction
fixe.

Les sourcils du vieillard se contractèrent violemment et il jeta sur ses
compagnons des regards anxieux.

En même temps, pour augmenter la gravité de la situation, plus
l'embarcation avançait, et plus la lumière du jour allait décroissant,
plus on s'enfonçait dans la nuit.

--Mes amis, dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de raffermir, il est
temps, je crois, d'endosser les appareils...

Ces _respirols_, comme les avait baptisés Fricoulet, étaient fort
simples.

[Illustration]

Ils avaient été construits pour permettre à leurs porteurs de
s'aventurer impunément au sein des atmosphères les plus irrespirables et
les plus raréfiées; ils se composaient d'une sorte de cagoule en
caoutchouc retombant jusqu'au dessous du thorax et se boutonnant
hermétiquement au-dessous des bras: deux verres placés devant les yeux
permettaient de voir aussi nettement que si l'on eût eu un binocle à
califourchon sur le nez, et devant la bouche, une ouverture était
percée, obstruée par une soupape s'ouvrant de dedans en dehors afin de
permettre l'évacuation des gaz de la combustion pulmonaire; cette
soupape devait en même temps permettre l'ajustement d'un tube de cuivre
destiné à être appliqué sur l'oreille de celui auquel on voudrait parler
au cas où la raréfaction de l'air empêcherait la transmission du son.
Dans une poche de côté se trouvait un cylindre d'acier, d'un quart de
litre de capacité, renfermant de l'oxygène liquéfié; lorsqu'on ouvrait
un robinet, on donnait issue à ce gaz et il arrivait, par un tuyau, à
l'enveloppe de caoutchouc qu'il gonflait sans pouvoir s'en échapper.

Ce récipient d'acier contenait une provision de trois mille litres
d'oxygène gazeux, c'est-à-dire de quoi fournir à une consommation de
trois jours.

Avec l'aide de l'inventeur, les voyageurs furent rapidement revêtus de
leurs _respirols_.

Fricoulet vérifia l'une après l'autre toutes les parties des appareils,
s'assura que l'attache des tubes était solide et que les boutonnières
fermaient hermétiquement; puis il ouvrit les robinets, et l'oxygène,
distendant les plis de la cagoule, chacun des voyageurs ressembla
bientôt, quant à la partie supérieure de son individu, à une énorme
bonbonne en baudruche.

Pendant ce temps, Telingâ avait rechargé l'appareil de son véhicule de
matières combustibles et les voyageurs s'élevaient dans l'espace montant
et descendant tour à tour suivant un plan incliné très prononcé.

--Toujours les «montagnes russes», pensa Gontran, auquel le système des
respirols rendait fort incommode l'échange de ses impressions.

Ossipoff lui, ne quittait pas de l'oeil l'aiguille de son baromètre, et
il était fort heureux que son visage fût caché par sa cagoule de
caoutchouc, car ses compagnons eussent été véritablement effrayés de
l'altération de ses traits.

--Diable, murmurait-il, la pression diminue!

Fricoulet qui, lui aussi surveillait le baromètre, appliqua sur
l'oreille du savant l'extrémité de son «parleur» ainsi qu'il avait
surnommé le tube acoustique.

--Avant peu, dit-il, la pression va être inférieure à celle que l'air
subirait à quinze mille mètres de hauteur dans l'atmosphère terrestre.

Ossipoff approuva de la tête en murmurant:

--Pourvu que les capuchons de caoutchouc n'éclatent pas!

En ce moment, ses regards tombèrent sur Gontran, qui, assis sur le
bordage à côté de Séléna, tenait entre ses mains les mains de la jeune
fille et qui remplaçait par un expressif langage des yeux les paroles
affectueuses qu'il lui répugnait de lui envoyer «par le tube».

--Quel homme! pensa le vieux savant, en mettant sur le compte du courage
et de l'indifférence devant la mort l'ignorance de M. de Flammermont.

Puis, sollicité par son angoisse, il se tourna vers Telingâ, surveillant
attentivement la manoeuvre.

Il craignait que, pour dépasser le niveau des montagnes, le Sélénite ne
forçât davantage la pression.

Mais, tout à coup, comme l'embarcation filait avec une vitesse
vertigineuse sur une masse de granit qui barrait l'horizon, Telingâ, fit
une chute brusque de cinquante mètres pour s'engager dans un boyau
circulant entre deux masses de roches brunes.

Bien qu'une obscurité presque complète régnât maintenant, le Sélénite
pénétra hardiment dans ce couloir, évitant avec une sûreté merveilleuse
tous les obstacles qui apparaissaient incessamment dans l'ombre.

Enfin, après dix minutes,--qui semblèrent aux voyageurs longues comme
dix siècles,--les roches s'élargirent soudain, et sur un horizon de
montagnes dentelées, un astre énorme, resplendissant, apparut.

--La terre! pensa Séléna.

[Illustration]

--La lune! s'écria Gontran en appliquant son «parleur» sur l'oreille
d'Ossipoff.

Au brusque mouvement du vieillard, Monsieur Flammermont comprit qu'il
venait de dire une bêtise.

--La lune... de la lune s'empressa-t-il de rectifier.

Et il ajouta aussitôt:

--La terre n'éclaire-t-elle pas comme un satellite le monde que nous
visitons en ce moment?

Pensive, accoudée sur le bordage, Séléna considérait cette sphère
étincelante, treize fois plus brillante que n'est la pleine lune dans
les plus belles nuits terrestres.

[Illustration]

Elle avait peine à se figurer qu'elle était née dans cet astre éloigné
et que cinq jours seulement avaient suffi pour creuser entre elle et lui
cet abîme immense, terrifiant de 90.000 lieues!

Ossipoff, lui, oubliant les dangers de la situation, l'oeil rivé à sa
longue-vue, reconnaissait les grandes taches des océans tranchant sur
les teintes plus claires des continents; en ce moment, il devait être
deux heures à Paris et quatre heures à Saint-Pétersbourg; les deux
Amériques sortaient de l'ombre et l'Asie avait disparu.

Pendant que le savant s'abîmait dans sa contemplation, la barque
contournait les contreforts de ces montagnes monstrueuses qui formaient
entre les deux hémisphères une barrière titanesque.

Au delà de cette barrière, le pays était tout autre.

Le panorama offert à la vue des voyageurs était grandiose et ne
présentait aucun point de comparaison avec le site le plus sauvage qui
se pût rencontrer sur la terre.

La raréfaction presque totale de l'air aux grandes altitudes qu'ils
avaient atteintes, donnait aux paysages un aspect de sombre monotonie.

Ce qui frappa le plus Gontran qui, artiste amateur, s'amusait à prendre
des croquis sur un album, c'était le manque absolu de perspective, par
suite de l'absence des demi-teintes; une lumière crue tombait du ciel,
et tout ce qui n'était pas directement éclairé par la clarté de la
Pleine-Terre demeurait d'un noir intense, en sorte que les derniers
plans paraissaient aussi accusés que les premiers.

Si bien que le comte, voulant dessiner ces rocs et ces cratères aux
sommets déchiquetés, ne put mettre, pour demeurer dans la note vraie,
que des taches d'encre sur sa feuille de papier blanc.

--En vérité, murmura-t-il, si j'envoyais au Salon un tableau dans ce
genre-là, les impressionnistes eux-mêmes me conspueraient, et cependant
c'est d'une exactitude photographique.

Il ajouta mélancoliquement:

--Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Ô Boileau! tu ne t'attendais certainement pas à éveiller les échos des
paysages lunaires!

Plus les voyageurs avançaient dans l'intérieur du pays des _Subvolves_,
plus s'accroissait l'aridité désolée de ces régions rocheuses.

Jonathan Farenheit ne cessait de jurer, Séléna avait envie de pleurer et
Fricoulet lui-même était d'une tristesse mortelle.

[Illustration]

Quant à Gontran, il s'ennuyait ferme en songeant qu'à cette même heure
le palais de l'Industrie, aux Champs-Élysées, regorgeait d'une foule
accourue pour assister au grand carrousel militaire donné au bénéfice
des pauvres.

Et fermant les yeux pour s'arracher à ce spectacle monotone et
attristant des solitudes lunaires, il franchissait d'un seul bond les
90.000 lieues qui le séparaient de Paris et, durant quelques secondes,
il s'éblouissait les yeux des toilettes claires et des uniformes
brillants, de l'éclat des diamants et du scintillement des ors et des
aciers, en même temps qu'à ses oreilles bourdonnantes l'orchestre
bruissait doucement, coupé net par un hennissement de cheval ou par des
salves d'applaudissements.

Tout à coup, il tressauta, arraché à sa douce vision par une voix qui
murmurait à son oreille:

--_Platon_.

C'était Ossipoff qui, le forçant à se pencher par dessus le bordage, lui
montrait au-dessous de l'embarcation le cratère d'un des plus curieux
cirques lunaires.

A peine le jeune homme eut-il jeté les yeux sur le panorama qui
s'étendait à ses pieds, qu'il s'écria:

--Une forêt!

--Vous dites? demanda Ossipoff en devinant l'étonnement du jeune homme
sans en comprendre la cause.

[Illustration: Arbre Lunaire.]

Au moyen de son tube, Gontran répéta l'exclamation qu'il venait de
pousser.

--Eh bien! qu'y a-t-il d'étonnant? fit le vieillard.

--Je croyais que tous les astronomes étaient d'accord pour refuser à
cette partie de la lune la moindre végétation.

Ossipoff protesta:

--Tous! fit-il; beaucoup assurément... mais pas tous, car la
photographie prouve le contraire; le sol de certaines plaines lunaires,
le fond de quelques cratères, tels que Platon, ne sont pas photogéniques
et la plupart des astronomes du siècle dernier ont attribué cette
absorption de rayons lumineux à des végétaux. Mais, comme depuis on a
reconnu à la surface du disque visible de la lune la faible densité de
l'atmosphère et le manque total de fleuves ou de liquides quelconques,
on a été disposé à nier cette végétation. Cependant, des savants
contemporains tels que Warren de la Rue, Rutherfurd et Secchi, qui se
sont spécialement occupés de photographie lunaire, ont été, au
contraire, d'opinion que ces différences photogéniques devaient provenir
d'une réflexion végétale. On a observé cette teinte verte dans la mer
des Crises et dans Platon.

Puis, passant à Gontran une feuille de papier:

--Tenez, dit-il, voici un dessin de Stanley Williams, représentant
l'intérieur du cirque au-dessus duquel nous planons... n'est-ce pas la
reproduction exacte de la nature?

[Illustration]

La barque volante était, en ce moment, presque immobile au zénith du
cratère et les voyageurs purent distinguer nettement que le sol du
cirque était couvert de vastes forêts coupées par de larges routes; dans
certains carrefours apparaissaient comme des taupinières que Telingâ
déclara avoir été autrefois des habitations, et un brouillard lourd et
opaque s'élevant en spirale de quelques cheminées souterraines
s'étendait comme un voile brumeux d'un bord à l'autre.

--Le dessin de Stanley Williams est bien conforme à la nature, dit
Fricoulet.

--Mais cette carte, dit sérieusement Gontran, je l'ai déjà vue dans l'un
des livres de mon illustre homonyme.

--Dans les _Continents célestes_? répliqua Ossipoff.

--Sans doute.

Le Sélénite, trouvant qu'assez de temps avait été perdu dans la
contemplation du cratère, pressa sur le levier qui lui servait à diriger
son embarcation, et le voyage aérien continua.

C'est alors que Fricoulet demanda à Ossipoff:

--Si j'ai bien compris le but de cette exploration, nous allons chercher
les moyens de continuer notre voyage interplanétaire?

Le savant, d'un signe de tête, répondit affirmativement.

--Vous voulez sérieusement abandonner la lune?

Ossipoff eut un mouvement impatienté.

--Un mondicule qui a à peine 800 lieues de diamètre! exclama-t-il; sur
lequel, à nous cinq, nous ne pesons pas plus que je ne pesais seul sur
la terre, un monde en décadence, pour ne pas dire à peu près mort, dont
quelques parties seulement sont habitées et habitables!

--Mais pour vous lancer de nouveau dans l'espace, objecta Fricoulet, il
vous faut un agent de projection plus rapide encore que le Cotopaxi; car
dans le désert sidéral, ce n'est pas par milliers, mais par millions que
se comptent les lieues.

--Mon cher monsieur, répliqua le vieillard avec un peu de hauteur, je
sais tout cela aussi bien que vous; aussi, vous pouvez être tranquille.
Si mes calculs ne me trompent pas, nous aurons, avant peu, cet agent
propulseur à grande vitesse dont vous parlez.

Et pour prouver à l'ingénieur qu'il désirait que la conversation
s'arrêtât là, le vieux savant lui tourna le dos et se mit à examiner le
panorama à l'aide de sa lunette.

--Notoliders! dit tout à coup le Sélénite en étendant la main vers une
montagne qui dressait au loin dans l'espace sa crête déchiquetée.

--Le mont _Archimède_, murmura Ossipoff.

Si Platon est le cirque lunaire qui, vu de la terre, présente le plus
singulier aspect, Archimède est certainement, après Tycho, la montagne
la plus remarquable.

Pendant la pleine lune, elle apparaît aux terriens sur le disque de leur
satellite comme un point brillant.

Mais pour Mickhaïl Ossipoff et ses compagnons qui planaient sur le
cirque à quelques centaines de mètres à peine, tous les détails
orographiques se détachaient avec une netteté surprenante; ils
distinguaient à merveille les hautes cimes qui s'élèvent depuis le fond
du cratère jusqu'à plus de 1.500 mètres d'altitude et les deux versants
de la montagne annulaire qui en forme l'enceinte; des chaînons et des
contreforts se détachaient de la montagne pour aller rejoindre dans le
lointain les monts Apennins.

La barque volante mit près d'une heure à traverser le cratère
d'Archimède qui ne mesure pas moins de 83 kilomètres de diamètre.

--Quelle chance, dit tout à coup Fricoulet à Gontran, que les Sélénites
aient inventé la navigation aérienne, autrement l'exploration de ce
monde nous eût été impossible.

Sans répondre, le jeune comte fixa sur son ami des regards
interrogateurs.

Alors l'ingénieur lui montra de la main des ravins profonds qui
s'ouvraient à travers les plaines au milieu desquelles se dressait
l'énorme cratère.

--Vois ces rainures, répondit-il, elles ont certainement plus d'un
kilomètre de large, quant à la longueur, elles se perdent à l'horizon;
elles sont taillées à pic et, par endroits, leur fond se trouve obstrué
par les éboulements. Eh bien! suppose qu'au lieu d'arriver par la voie
des airs, nous soyons venus simplement à pied, _pedibus cum jambis_,
qu'eussions-nous fait en présence de ces crevasses de 1.300 mètres de
large? Nous étions arrêtés.

--On fait un détour, objecta Gontran.

--De combien de kilomètres? et qui sait si au nord du versant nous
n'aurions pas rencontré une nouvelle crevasse qui nous eût contraint de
revenir sur nos pas?

[Illustration]

M. de Flammermont abaissa la tête affirmativement.

--Vues du télescope de l'observatoire de Poulkowa, dit-il, ces rainures
me semblaient les lits desséchés d'anciens fleuves.

Fricoulet lui fit signe de parler plus bas.

--Malheureux, dit-il, prends garde à M. Ossipoff; songe donc qu'il ne
peut y avoir sur cette partie de la lune ni fleuves, ni lacs, ni océans,
la pression atmosphérique étant trop faible pour maintenir l'eau à
l'état liquide. Ainsi que je te l'ai dit, quand nous en causions au
cours de notre voyage, ces crevasses sont de formation purement géo...
non... sélénologique.

Pendant cette conversation, la barque volante avait continué sa route et
maintenant elle n'était plus qu'à une cinquantaine de kilomètres de la
chaîne des Apennins dont les crêtes élevées s'élançaient à 6.000 mètres
dans le ciel, étendant sur les plaines avoisinantes des ombres
démesurées.

--Cette fois, murmura Fricoulet, nous ne passerons pas.

Mickhaïl Ossipoff, accroupi à l'avant de l'embarcation étudiait le
terrain avec sa longue-vue.

Tout à coup, il déposa son instrument et prit dans l'une de ses poches
un papier jauni, froissé, qu'il déplia avec soin et qu'il examina
attentivement.

Puis il reprit sa position première, après avoir toutefois murmuré
quelques mots à l'oreille de Telingâ.

L'embarcation aussitôt vira de bord et se mit à suivre les crêtes des
Apennins auxquels succédèrent bientôt les pics moins élevés des
Karpathes.

Tout à coup Ossipoff laissa de côté sa lunette, dont Farenheit s'empara
aussitôt, et il en prit une autre à laquelle il fit subir une
mystérieuse opération.

--Que faites-vous donc là, père? demanda Séléna.

--J'ajoute un prisme à cette lunette.

--Un prisme, répéta-t-elle, et pourquoi faire, mon Dieu?

--Pour faire de cette lunette un spectroscope simplifié; grâce à ce
prisme la lumière des terrains que je fixe se décompose et vient se
réfléchir sur un verre dépoli disposé dans le milieu du tube.

Puis, s'adressant à Gontran qui paraissait écouter, lui aussi, les
explications du vieux savant, il ajouta:

--Vous n'ignorez pas, mon cher ami, que dans le spectre solaire, on a
distingué une quantité de petites _raies_ noires ou coloriées situées
toujours à la même place et dans la même couleur. Grâce à ces points de
repères fondamentaux, on a pu imaginer la _spectroscopie_, science qui
permet de reconnaître la composition d'un corps,--quel qu'il soit,--dont
on observe le spectre lumineux, en identifiant ses couleurs et ses
lignes avec les couleurs et les lignes du spectre des corps connus.
C'est grâce à cette méthode que l'on sait, à n'en pas douter, qu'il y a
du fer, du magnésium, du zinc en combustion dans notre _Soleil_, de
l'hydrogène dans _Vega_, de l'or, du platine, du cuivre en fusion dans
d'autres astres.

Il se tut un moment, visa avec sa lunette les contreforts des Karpathes
puis, secouant la tête, il reprit:

--Ce que je viens de vous dire a pour but de vous expliquer comment, de
l'observatoire de Saint-Pétersbourg et grâce à des recherches
spectroscopiques minutieuses, j'ai reconnu dans les flammes des volcans
lunaires en activité, une substance qui a la propriété d'être attirée
vers la lumière; j'ai soigneusement relevé les raies et les couleurs de
cette substance, je les ai reportées sur ce verre dépoli disposé dans le
milieu de ma lunette. En sorte qu'en visant à l'aide de cette lunette
spectroscopique les divers objets à ma portée, le spectre de ces objets
vient se superposer sur celui qui est déjà peint et gravé sur le verre;
je compare, et lorsque j'aurai identifié les deux spectres, c'est que la
matière visée est bien celle que je recherche.

--Est-ce cette matière qui vous permettra de continuer votre voyage?
demanda Gontran, dont le visage reflétait un ahurissement profond.

Fricoulet s'était approché et une flamme railleuse brillait dans ses
yeux.

Ossipoff le remarqua et répliqua:

--Oui, j'ai pensé à utiliser cette substance qui a la curieuse propriété
de s'élancer vers la lumière.

--Mais comment l'emploierez-vous?

--Je la renfermerai dans des sphères de verre adaptées de chaque côté de
notre wagon et elle nous emportera vers le soleil... Nous pourrons ainsi
visiter les mondes qui se trouvent entre la terre et l'astre central.

Fricoulet demanda d'un ton narquois:

--Mais pour atterrir à notre volonté et ne pas aller nous jeter dans le
brasier solaire comme un papillon qui se brûle les ailes à la flamme
d'une bougie... comment vous y prendrez-vous?

Ossipoff haussa les épaules.

--Pour être maître de la direction et de la vitesse du wagon,
répondit-il, il me suffira de mettre à l'abri de la lumière les
récipients qui contiendront la matière en question, et, suivant la
surface attirée, je précipiterai ou je ralentirai la marche.

Gontran ne put retenir cette phrase admirative:

--Vous avez réponse à tout, monsieur Ossipoff!

Le vieux savant haussa légèrement les épaules et reprit son poste
d'observation à côté de Jonathan Farenheit qui, immobile à l'avant comme
une statue, tenait sa lunette rivée sur le sol.

[Illustration: Ossipoff et ses compagnons étaient descendus de la barque
volante.]

Soudain le vieillard poussa un cri, en indiquant du bras, à quelques
kilomètres plus loin, une colonne de fumée qui semblait sortir du sol et
s'élevait avec vitesse dans l'espace pour se perdre dans l'infini.

--Là, répéta-t-il, tandis que la lunette tremblait dans sa main... c'est
là...

En quelques instants, la barque volante, dirigée par la main sûre de
Telingâ sur un plan incliné, vint s'abattre au point indiqué par
Ossipoff.

C'était une sorte de cône peu élevé, dont le cratère projetait dans la
direction du soleil brillant dans l'espace des tourbillons d'une
poussière fine et pour ainsi dire impalpable; les voyageurs qui étaient
descendus eussent été certainement aveuglés si les lentilles de verre
encastrées dans leurs cagoules de caoutchouc, n'avaient protégé leurs
yeux.

Aussitôt le vieux savant tira du fond de la barque une toile immense
qu'avec l'aide de ses compagnons il étendit au-dessus du cratère, de
façon à intercepter la lumière de l'astre.

Comme par miracle, l'éruption cessa et des sacs apportés à cet effet
furent promptement remplis de la précieuse poussière et rechargés dans
l'embarcation qui, sur un signe d'Ossipoff, reprit le chemin des airs.

Le vieux savant exultait.

--Et maintenant, demanda Telingâ, où allons-nous?

--Nous retournons, comme il a été convenu, au pays des _Privolves_; ne
faut-il pas que nous assistions au congrès qui doit avoir lieu en notre
honneur dans la ville capitale?

Le Sélénite pressa sur son levier et la barque, évoluant rapidement,
reprit la direction de l'hémisphère invisible.

Mais, tout à coup, Jonathan Farenheit bondit et s'adressant à Ossipoff:

--Que faites-vous? demanda-t-il.

--Vous le voyez, nous repartons.

--Et Fédor Sharp? gronda-t-il.

Le vieillard leva les bras au ciel.

--Vous avez trouvé votre affaire, grommela l'Américain; moi, je veux
trouver la mienne.

--Croyez-moi, riposta Ossipoff, imitez-moi... renoncez à votre
vengeance,... d'autant plus qu'elle ne pourrait plus s'exercer que sur
un cadavre...

Farenheit étouffa un juron.

--Et puis, ajouta le vieux savant, le temps nous presse. Le Soleil se
lève à l'horizon et je ne me soucie nullement d'être surpris par la nuit
dans cette solitude,... ce serait la mort pour nous tous.

[Illustration]

L'Américain baissa la tête, puis il alla reprendre sa place et, sa
lunette à la main, recommença à fouiller le panorama qui fuyait
rapidement au-dessous de la barque.

Pendant ce temps, les autres voyageurs, auxquels ce retour ne réservait
plus aucune surprise, s'étaient étendus sur des coussins pour chercher
dans un long sommeil un repos réparateur.

Quand ils s'éveillèrent, la barque aérienne avait déjà laissé loin
derrière elle le cirque de Platon et filait à grande vitesse vers une
chaîne de montagnes dont les cimes élevées se profilaient vaguement à
l'horizon.

Ossipoff consulta sa carte.

--Le pôle Nord! cria-t-il.

Et courant à Farenheit toujours absorbé dans ses recherches:

--Sir Jonathan, dit-il, prêtez-moi votre lunette.

L'Américain céda l'instrument en bougonnant.

--Eh! fit-il, qu'il y a-t-il donc de si extraordinaire à voir au pôle
Nord? toujours des montagnes, des cratères, des rochers affreux et
dénudés, des gouffres.

Ossipoff regarda un moment Farenheit de l'air dont il eût regardé un
criminel.

Puis, après un moment:

--Au pôle Nord, monsieur, répliqua-t-il sèchement, nous verrons les
_montagnes de l'Éternelle Lumière_.

L'Américain écarquilla les yeux; Gontran et Séléna se rapprochèrent.

Le vieux savant poursuivit:

--Ces montagnes qui, comme Scoresby, Euctémon, Gioja, mesurent jusqu'à
2,800 mètres de hauteur et pour lesquelles le soleil ne se couche jamais
sont une des curiosités du monde que nous visitons.

--Pas possible, murmura M. de Flammermont.

Heureusement pour lui, le capuchon de caoutchouc étouffa le bruit de sa
voix.

Séléna demanda:

--Mais, père, comment un tel phénomène peut-il se produire?

--Le plus simplement du monde, mon enfant; par suite de l'inclinaison du
globe lunaire sur son axe, le soleil ne descend jamais que d'un degré et
demi au-dessous de l'horizon de l'un et de l'autre pôle,... or, en
raison de la petitesse du globe lunaire, une élévation de 595 mètres
suffit pour voir de un degré et demi au delà de l'horizon vrai... En
conséquence, les montagnes qui, comme celles que je viens de citer,
atteignent 2,800 mètres d'altitude, sont éternellement éclairées par le
soleil.

--Mais alors, murmura Gontran, les vallées environnantes sont toujours
dans la nuit?

--Dans la nuit est un peu exagéré, répondit Ossipoff; car si elles
restent éternellement dans l'ombre de ces montagnes, elles sont
cependant éclairées par le rayonnement de la lumière éclatante qui
frappe les pics élevés et en fait, d'ailleurs, le tour.

Puis, se tournant vers l'Américain:

--Eh bien! monsieur Farenheit, demanda-t-il, un tel spectacle vaut-il la
peine que vous abandonniez quelques instants vos recherches?

--Rien ne vaut une vengeance satisfaite, répliqua l'Américain.

Et, reprenant sa longue-vue, il s'immobilisa de nouveau, laissant ses
compagnons dans l'attente du sublime panorama qu'ils allaient admirer.

Telingâ, depuis un moment, avait légèrement modifié la route de la
barque aérienne, de façon à lui faire suivre les sinuosités des
contreforts extérieurs de la montagne de Scoresby; il passa au pied du
pic d'Euctémon, dont la hauteur ne le cède que de quatre cents mètres
aux monts les plus élevés des Pyrénées et fila, à travers ces
ramifications rocheuses, droit sur les chaînes qui entourent le pôle
boréal.

Pour franchir cet entassement cyclopéen de cratères monstrueux, le
Sélénite dut s'élever jusqu'à trois mille mètres.

La chaîne alors dépassée, l'aéroplane lunaire fut lancé à toute vitesse
sur un plan incliné qui l'amena jusqu'à 1,000 mètres du sol, au-dessus
d'une montagne isolée arrondissant son cratère en forme de cuvette.

--Le pôle Nord! s'écria Ossipoff.

Les Terriens admiraient, immobiles et muets, le féerique spectacle qui
soudain s'offrait à leurs yeux ravis.

Dans un ciel noir, tout parsemé d'étoiles brillant du plus vif éclat,
des pics élevés projetaient leurs crêtes aiguës dont les ombres énormes
s'étendaient au loin, enténébrant des vallées entières.

Du côté du soleil, ces pics resplendissaient comme des glaciers et leur
éclat brûlait la vue.

--Mais, sir Jonathan, regardez-donc, dit tout à coup M. de Flammermont,
en frappant sur l'épaule de l'Américain.

Celui-ci ne répondit pas; penché sur le bordage jusqu'à perdre
l'équilibre, il demeurait figé dans une immobilité complète, l'oeil rivé
à sa longue-vue.

--Pardieu! ricana le jeune comte, ne dirait-on pas que l'Américain est
tombé en arrêt sur ce bandit de Sharp?

Il n'avait pas achevé ces mots que Farenheit se redressait comme mû par
un ressort et courant à Ossipoff:

--Lui! cria-t-il en gesticulant comme un fou, lui...

--Qui ça?... lui! demanda le vieillard furieux d'être arraché si
brusquement à sa contemplation.

--Eh! qui voulez-vous que ce soit, riposta l'Américain, sinon ce voleur,
ce gredin, ce traître...

Et l'émotion qui l'étreignait à la gorge arrêta le flot d'injures qui
lui montait aux lèvres.

Plus ému qu'il ne le voulait paraître, le vieux savant se saisit de la
longue-vue et la braqua dans la direction indiquée par Farenheit.

Au bout de quelques minutes, il s'écria à son tour:

--J'aperçois en effet là-bas, à quelques kilomètres à peine, un point
brillant qui pourrait bien être le boulet;... voyez donc, Gontran...

Et il passa l'instrument au jeune comte qui le transmit à son tour à
Fricoulet en disant:

--Je donnerais ma tête à couper que c'est en effet le boulet de Sharp.

--Et moi aussi, ajouta l'ingénieur; seulement, je ne vois pas de traces
d'homme.

Ossipoff n'avait pas attendu pour commander à Telingâ d'atterrir et
quelques instants ne s'étaient pas écoulés que la barque aérienne
déposait les voyageurs sur le versant d'un cratère, auprès d'une masse
métallique bossuée, brûlée et que le vieux savant déclara être bien le
boulet de Fédor Sharp.

--Mais lui, gronda Farenheit, où est-il?

En même temps, il jetait autour de lui des regards furieux.

--Eh! riposta Fricoulet en frappant du pied le boulet, c'est là-dedans
qu'il faut le chercher.

--Là-dedans, riposta l'Américain; croyez-vous donc qu'il y soit resté?

--Et pour cause,... il lui a été impossible d'en sortir.

L'ingénieur faisait remarquer à ses compagnons qu'un tiers au moins de
l'obus était enfoncé dans le sol et que la petite porte pratiquée dans
sa paroi se trouvait précisément condamnée si solidement que tous les
efforts que les voyageurs avaient dû faire pour sortir de leur prison ne
pouvaient qu'être restés inutiles.

Et il ajouta:

--En tous cas, cette prison n'est plus qu'une tombe assurément et je
propose de laisser dormir en paix ceux qui y reposent du sommeil
éternel.

Mais l'Américain ne l'entendait pas ainsi; avant de s'éloigner, il
voulait s'assurer _de visu_ que son ennemi avait bien échappé à sa
vengeance, et, s'aidant des outils qu'Ossipoff, à tout hasard, avait
emportés avec lui, il se mit à attaquer le sol assez friable à cet
endroit.

Ce que voyant, Gontran, poussé par la curiosité, saisit une pioche et ne
tarda pas à être imité par Fricoulet lui-même.

Au bout d'une demi-heure, grâce à leur force colossale, sextuplée dans
la lune, ils avaient creusé autour du boulet une tranchée suffisamment
grande pour que la porte pût être ouverte.

--Attention, grommela l'Américain en se mettant sur la défensive,
tenons-nous sur nos gardes,... ils sont capables d'effectuer une sortie.

L'ingénieur haussa les épaules et, introduisant l'extrémité d'un pic
dans les jointures de la porte, il exerça une pesée si violente que les
boulons et les vis de la serrure finirent par céder.

Il ouvrit et, faisant un pas en avant, engagea la moitié du corps dans
l'intérieur du boulet; mais il ressortit aussitôt en poussant un cri
d'horreur.

--Morts! exclama-t-il, ils sont morts!!!

Jonathan Farenheit s'avança à son tour et, malgré la haine qui l'animait
contre l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, il sentit
un frisson glacé lui courir par les membres, à la vue du sinistre
spectacle qui s'offrait à lui.

Sur le plancher du wagon, un cadavre à moitié nu gisait au milieu d'une
mare de sang.

Une horrible blessure séparait presque la tête du tronc et, détail
épouvantable, des languettes de chair avaient été enlevées sur le gras
des cuisses.

Ce cadavre avait servi de pâture.

Non loin de là, un autre corps était étendu, recouvert de ses vêtements
celui-là, et vers lequel l'Américain se précipita.

Il venait de reconnaître Fédor Sharp.

Il le saisit dans ses bras et le tira hors du wagon.

--Mort! dit-il d'une voix sombre en courbant la tête.

[Illustration: Les contreforts extérieurs de la montagne de Scoresby.]

--Mort de faim!... s'écria Séléna en joignant les mains... Ah! le pauvre
homme.

--Non pas, répliqua Farenheit... car je le soupçonne d'avoir assassiné
son compagnon pour se nourrir de sa chair.

Un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines.

[Illustration]




CHAPITRE XVII

CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ DANS LE BOULET


[Illustration]

Que s'était-il passé?

Nous avons laissé Fédor Sharp et son compagnon dans leur boulet, l'un
furieux de voir son ancien collègue sur le point d'arriver, lui aussi, à
ce sol lunaire tant désiré, l'autre tremblant du sort qui l'attendait si
le hasard le mettait à proximité du poing formidable de Jonathan
Farenheit.

Ils restèrent ainsi de longues heures, immobiles et silencieux; Woriguin
supputait dans son esprit les chances qui lui restaient d'échapper à la
vengeance de l'Américain.

Sharp, l'oeil fixé à son objectif, suivait la marche dans l'espace du
projectile de Mickhaïl Ossipoff.

Tout à coup, il poussa une exclamation qui fit accourir auprès de lui
son préparateur déjà tout inquiet.

--Quel nouveau malheur? balbutia Woriguin.

Sans répondre, Sharp le prit aux épaules et lui collant le visage à la
longue-vue.

--Regarde, dit-il brièvement.

Ce fut au tour du préparateur de s'étonner.

--Ah! par le diable! fit-il, voilà qui est bizarre!

--Toi aussi, dit alors Sharp, tu t'aperçois de la chose?

[Illustration]

--Parbleu! riposta l'autre, il faudrait être aveugle pour ne pas
constater que le boulet de ce démon d'Américain est plus petit
maintenant que ce matin.

Il se redressa et tournant vers le Russe un regard anxieux:

--Alors? interrogea-t-il.

Sharp ne répondit pas; il réfléchissait.

--Sommes-nous donc arrêtés de nouveau? poursuivit Woriguin.

Toujours silencieux, Sharp monta les quelques degrés qui conduisaient à
l'ogive du boulet.

Là, il démasqua un hublot et regarda.

Là-bas, dans l'espace, loin, bien loin, un croissant lumineux brillait
au milieu d'un fourmillement d'étoiles.

Il prit une lunette, la tint braquée quelques instants; puis, il referma
le hublot, descendit l'échelle et dit à Woriguin:

--L'obus s'est retourné.

L'autre eut un geste d'effroi.

--Retourné! exclama-t-il... alors?

Sharp grimaça un sourire.

--Alors, rien... c'est maintenant le culot de l'obus qui regarde la lune
et la pointe qui est tournée vers la Terre.

Incrédule, Woriguin se précipita à quatre pattes sur le plancher et
regarda.

Au-dessous de lui, la lune s'étendait, semblable à une large mappemonde.

--Et eux? demanda-t-il.

[Illustration]

Sharp eut un haussement d'épaules.

--Eux, ricana-t-il, ils filent dans l'espace.

Un éclair joyeux brilla dans l'oeil du préparateur.

--N'atteindront-ils pas la lune?

--C'est peu probable.

Woriguin, en entendant cette réponse rassurante, se releva vivement et
voulut témoigner sa joie par un entrechat.

Mais, il avait oublié qu'en s'éloignant de la terre, les lois de la
pesanteur se modifiaient constamment pour le boulet et son contenu; si
bien qu'il alla donner de la tête contre la paroi supérieure du
projectile et retomba assez rudement sur le plancher.

La figure austère de Sharp se dérida en voyant le préparateur se saisir
le crâne à deux mains.

--Eh! eh! dit-il, voilà ce que c'est que d'avoir si peu de cervelle!

Woriguin fit entendre un sourd grognement; puis, sans rien riposter, il
s'en fut à la lunette et la braqua de nouveau sur le wagon de Mickhaïl
Ossipoff.

Emporté par une force inconnue, il continuait à s'éloigner dans la
direction des régions polaires de la lune.

--A quoi attribuez-vous cela, maître? demanda Woriguin.

--Sans doute à l'influence produite sur leur boulet par le nôtre,
influence qui a été suffisante pour les faire dévier de leur route.

[Illustration]

Le préparateur battit des mains.

--Oh! s'écria-t-il, si ce que vous dites là pouvait être vrai! ce me
serait une douce satisfaction que de savoir cet Américain maudit se
promenant à jamais dans l'infini, et ce par notre faute... car vous êtes
bien persuadé, n'est-ce pas, qu'ils n'atteindront pas le sol lunaire?

--On n'est jamais persuadé de ces choses-là, mon cher, répondit Sharp
d'un ton un peu dédaigneux; tout au moins, peut-on avoir des
probabilités.

--Et ces probabilités?

--...sont qu'Ossipoff va contourner le disque entier de la Lune pour se
perdre ensuite dans l'immensité.

Woriguin ajouta avec un sourire féroce:

--Eh! eh! je voudrais être dans un petit coin pour assister à ce qui se
passera... ce serait curieux, assurément, lorsqu'il n'y aura plus de
vivres à bord... ils sont capables de tirer à la courte paille pour
savoir «qui sera mangé» comme dans la chanson du _Petit Navire_.

Le malheureux oubliait déjà la scène sanglante qui avait failli se
passer entre son compagnon et lui, lorsqu'avait été signalé dans
l'espace l'obus sauveur.

Brusquement ses idées suivirent un autre cours et, abandonnant le
projectile d'Ossipoff, se reportèrent sur celui dans lequel il se
trouvait.

--Alors, nous tombons? demanda-t-il.

Sharp inclina la tête affirmativement.

--Et comment tombons-nous? poursuivit Woriguin.

Le savant consulta ses instruments.

[Illustration]

--C'est bizarre, murmura-t-il, nous suivons une ligne rigoureusement
perpendiculaire.

--Et pouvez-vous savoir à l'avance dans quelle contrée nous allons
atterrir?

Sharp s'agenouilla sur la vitre scellée au milieu du plancher circulaire
de l'obus, un fil à plomb à la main droite, une jumelle dans la main
gauche.

Après un instant d'observation, il répondit:

--Nous tomberons au centre même de la mer de _la Sérénité_.

--N'est-ce pas une des régions les plus curieuses du satellite?
questionna le préparateur.

Le savant s'était relevé et hochant la tête:

--C'est tout au moins, l'une des plus énigmatiques, répliqua-t-il; car
elle est sujette à des changements sur lesquels les astronomes
terrestres ne sont pas d'accord.

--Cependant s'ils les constatent...

--Aussi est-ce sur les causes de ces changements que l'on discute.

--Je ne comprends pas.

Sharp se courba de nouveau et, d'un signe de la main, appela son
compagnon auprès de lui.

--Regardez, commanda-t-il.

Woriguin s'écarquillait les yeux.

--Eh bien? fit-il, quoi d'extraordinaire? C'est toujours la même chose:
des montagnes... des cratères... des pics...

--N'apercevez-vous pas, sur la droite de la mer de _la Sérénité_, un
petit éboulement de rochers?

--Si fait... à côté de ces arêtes brillantes de rochers.

--C'est le _tumulus de Linné_.

--Eh bien?

--Eh bien! ce petit cirque, aujourd'hui à peine perceptible, a été jadis
très apparent; puisqu'on le trouve dessiné sur des cartes de la lune qui
remontent à l'année 1651... En 1788, l'astronome Schroeter l'observa et
le décrivit. Au temps de Lohrmann et de Maedler, ce cirque présentait un
diamètre de 30,000 pieds et son intérieur, noir, ombreux était visible,
par un éclairage oblique; au contraire, lorsque le soleil était élevé
sur l'horizon, le tout avait l'apparence d'une tache blanchâtre....
Puis, brusquement, en 1866, Schmidt, directeur de l'observatoire
d'Athènes, l'un des astronomes qui se sont le plus occupés de la lune,
constatait que ce cratère était remplacé par un cône blanc, peu élevé et
à pentes très douces... Enfin, tout récemment, le savant français
Flammermont, observant ce point mystérieux, concluait que, depuis 1830,
le cratère s'était plus ou moins comblé ou désagrégé.

Et maintenant, comme vous pouvez le constater vous-même, ce n'est plus
qu'un dôme, de couleur blanchâtre, sans aucune cavité au centre, alors
qu'il y a deux cents ans c'était un cirque ayant plus de dix kilomètres
de largeur.

--Et qui a causé ce bouleversement? demanda Woriguin.

Sharp se releva et haussa les épaules.

--Cela, dit-il, nous ne le saurons qu'une fois arrivés là-bas.

[Illustration: Nous tomberons au centre de la mer de la _Sérénité_.]

--Mais enfin, vous avez bien une opinion à ce sujet, insista le
préparateur; est-ce l'action de la nature ou faut-il voir là-dedans le
résultat du travail d'êtres intelligents?

--Je vous le répète, je n'ai aucune idée bien arrêtée relativement à ce
phénomène; je n'en conclus qu'une chose: c'est que les astronomes du
monde terrien ont tort de propager cette opinion que le monde lunaire
est un monde radicalement mort et glacé...

Il se tut un moment et ajouta:

--Quelles singulières gens! de ce qu'ils ne peuvent, avec les faibles
instruments dont ils disposent, découvrir la cause des changements
importants constatés à la surface lunaire, ils préfèrent conclure à la
non-vitalité du satellite..... c'est absurde, en vérité!

Il se croisa les bras et fixant sur son compagnon des regards courroucés
comme s'il l'eût rendu responsable de la sottise des astronomes.

[Illustration]

--La lune! un monde mort! s'écria-t-il.....mais c'est vouloir nier
l'évidence elle-même ou mettre en doute les constatations faites par les
plus illustres de nos devanciers!.... L'astronome allemand Gruithuysen
était, sans doute, aveugle lorsqu'en 1824, il aperçut dans la région
obscure de la lune à son premier quartier,--tenez sur cette même mer de
la _Fécondité_, au-dessus de laquelle nous planons,--une clarté
énigmatique qui ne mesurait pas moins de 100 kilomètres de longueur sur
20 de largeur? Cette clarté s'étendit jusqu'au cratère de _Copernic_,
dura dix minutes, puis disparut pour reparaître, peu après, comme une
flamme pâle qui brilla quelques instants et s'éteignit pour être
remplacée par des palpitations électriques vacillantes.

--C'était sans doute une aurore boréale, balbutia Woriguin.

--C'est précisément l'opinion de Gruithuysen, dit Sharp.

Après quelques instants employés à reprendre haleine il continua:

--M. Trouvelot a également constaté des traces de changement dans la
forme du grand cratère d'_Eudoxe_, que nous apercevons d'ici. Le 20
février 1877, en observant ce cratère, il fut frappé de voir une sorte
de muraille rectiligne et étroite, traversant le cirque sur une grande
largeur.... Elle n'était pas marquée sur la carte; elle se dirigeait de
l'Est à l'Ouest et était fort élevée, à en juger par l'ombre portée qui
la bordait au Nord..... Eh bien! un an plus tard, le 17 février 1878, le
même observateur, examinant de nouveau ce cratère, fut fort surpris de
ne plus retrouver les moindres traces de cette muraille.....

--Et depuis? demanda Woriguin.

--Il l'a toujours vainement cherchée au moment des mêmes phases et dans
les mêmes conditions d'éclairage.....

--Parbleu! s'écria le préparateur, elle s'est écroulée.

--Elle s'était élevée toute seule alors! riposta Sharp, puisqu'elle
n'existait pas auparavant!

--Une convulsion du sol, peut-être, hasarda l'autre.

--En ce cas, exclama Sharp, pourquoi affirmer la mort de ce monde?....
des êtres animés seuls peuvent avoir des convulsions.....

Puis, furieux du silence de Woriguin:

--Eh bien! fit-il, vous ne dites rien! vous restez là muet comme une
carpe!.... répondez..... qu'en pensez-vous?

--Mais je pense tout comme vous, se hâta de dire le préparateur..... les
gens qui osent publier que la lune est un astre mort sont les derniers
des crétins.

Ces paroles parurent calmer le savant.

--Tenez, dit-il d'une voix plus douce, voulez-vous une nouvelle preuve
de la vitalité de notre satellite, regardez cette teinte verdâtre que
présente la mer de la _Sérénité_!.... qu'est-ce que c'est à votre avis?

--Hum! murmura Woriguin, je n'oserais rien affirmer..... mais cela m'a
tout l'air d'être de la végétation.

Sharp dressa ses bras en l'air, d'un geste triomphant.

--A la bonne heure, s'écria-t-il, vous êtes dans le vrai.

--En êtes-vous bien certain? demanda l'autre ingénûment.

--Tout aussi certain que l'astronome Klein qui attribue cette teinte
générale de la mer de la _Sérénité_ à un tapis végétal épais et serré,
formé de plantes de taille inconnue, tandis que l'espèce de traînée
blanche qui divise cette «mer» en deux, représente, à ses yeux une zone
stérile et déserte.

Woriguin était pensif; tout en paraissant écouter attentivement les
explications de son compagnon, son esprit était ailleurs.

Pendant que Sharp s'emballait à la pensée des théories qui divisent les
astronomes terriens, le préparateur, lui, dont les idées étaient plus
pratiques, songeait au véritable but du voyage.

[Illustration]

Car, à son avis, ce n'était point pour éclairer les savants de la terre
sur la plus ou moins grande vitalité de la lune que l'obus avait été
frété et que Jonathan Farenheit avait constitué une société au capital
de plusieurs millions de dollars. Les murailles dans le cratère
d'_Eudoxe_ et la végétation de la mer de la _Sérénité_, cela assurément
était intéressant et ne manquait pas d'un certain charme.

Mais si, comme l'avait affirmé Sharp, la vie ne devait pour ainsi dire
rien coûter dans la lune, il n'en était malheureusement pas de même sur
la terre; et il fallait songer au retour.

Or Woriguin n'avait consenti à accompagner Sharp dans ce périlleux
voyage qu'à condition d'avoir une part proportionnée dans le rendement
des mines diamantifères découvertes au spectroscope par le savant.

Et il semblait à Woriguin que les dites mines diamantifères étaient bien
délaissées.

--A quoi pensez-vous donc? demanda au bout d'un instant, Sharp, surpris
de son silence et de son attitude sérieuse.

--Je pense au champ de diamants, répondit le préparateur.

Un imperceptible sourire de mépris plissa les lèvres minces du savant.

--Eh bien? fit-il.

--A quelle distance sont-ils situés du point où nous allons nous
abattre?

Sharp consulta une carte pendue à la muraille.

--A peine à cinq cents kilomètres, répondit-il.

--Eh!.... mais c'est un voyage, cela! exclama Woriguin.

--Peuh! un voyage d'une semaine, pas plus.

--Resterons-nous longtemps sur la lune?

Sharp haussa les épaules.

--Cela dépendra des circonstances.

Le visage du préparateur s'assombrit.

--C'est que la soute aux provisions est presque vide, murmura-t-il.

--Bast! de quoi allez-vous vous inquiéter? répliqua le savant. Dans dix
heures nous serons arrivés..... et si, comme j'ai tout lieu de le
supposer, il y a de la végétation à la surface lunaire, ce sera bien le
diable s'il ne s'y trouve point aussi des aliments.

Woriguin hocha la tête.

--Brr! grommela-t-il, mieux vaut ne pas penser à cela.

Puis, tout à coup, une idée subite lui traversa l'esprit.

--Mais, s'écria-t-il, comment ferons-nous pour revenir? nous ne nous
sommes occupés que de l'aller, sans songer au retour.

--En vérité, Woriguin, vous êtes l'homme le plus pusillanime que j'aie
jamais vu! s'écria dédaigneusement Sharp.

--Vous avez une dose de science que je ne possède pas, maître, répondit
humblement le préparateur; c'est cela qui vous donne une si grande
assurance.

[Illustration]

Adouci par ces paroles, le savant répliqua:

--Si vous vous donniez seulement la peine de réfléchir un peu, vous vous
éviteriez bien des inquiétudes..... ainsi, lorsque nous avons quitté la
terre, il nous a fallu avoir, pendant la première seconde, une vitesse
suffisante pour nous faire atteindre le point où sont contiguës les
sphères d'attraction de la terre et de la lune; or ce point était à
86,856 lieues de notre lieu de départ. Pour revenir, au contraire, nous
n'aurons que 9,244 lieues à parcourir pour arriver à ce point et pour
cela, il nous suffira d'une vitesse initiale de 2,500 mètres.

Au fur et à mesure que Sharp parlait, le visage du préparateur
s'éclairait.

--Et puis, ajouta le savant, il faut tenir compte de la différence de
pesanteur! ainsi combien pesait notre obus, lorsque nous sommes partis?

--Environ trois mille kilos, répondit Woriguin.

--Eh bien, là-bas, il ne va plus peser que cinq cent kilos, à peine,
soit six fois moins.

Un sourire dérida les lèvres plissées soucieusement du préparateur.

--Allons, murmura-t-il, tout cela ira mieux que je ne pensais.

Puis, après un moment:

--Dans combien de temps croyez-vous que nous arriverons? demanda-t-il.

--Dans huit heures, à peu près.

--En ce cas, je vous demanderai la permission de prendre un peu de
repos, car toutes ces émotions m'ont brisé.

Sharp tira sa montre.

--Il est, en ce moment, deux heures à Saint-Pétersbourg, dit-il d'une
voix grave..... à dix heures précises, nous foulerons du pied le sol de
la lune.

Woriguin s'étendit sur le divan qui courait autour du projectile et
tournant son visage vers la paroi capitonnée.

--Vous m'éveillerez, balbutia-t-il dans un bâillement.

Sharp le considéra un moment d'un oeil furieux, puis haussant les
épaules, alla s'installer devant une petite table couverte de papiers et
de livres.

Cinq minutes après, un ronflement sonore emplissait le wagon.

C'était Woriguin qui dormait.

Et pendant plusieurs heures, au bruit de cette musique étrange, Sharp
continua ses calculs, ne quittant sa plume que pour prendre ses
instruments et constater la vitesse toujours croissante du projectile.

Huit heures sonnaient, lorsque sur son divan, Woriguin s'agita.

--Eh bien! demanda-t-il, rien de nouveau?

--Rien..... nous continuons à tomber, suivant les lois de la
pesanteur.....

--Sommes-nous loin?

--Encore deux mille lieues à franchir.

Le préparateur bondit en entendant ces mots.

--Plus que deux mille lieues! exclama-t-il..... mais ne serait-il pas
temps de prendre nos dispositions d'atterrissage?

Ce disant, il se précipita à l'un des hublots et un involontaire cri lui
échappa, à la vue du monde immense au-dessus duquel l'obus planait.

Le spectacle, en effet, était merveilleux.

Aux confins de l'horizon apparaissaient les derniers contreforts d'une
chaîne de montagnes dont les cimes se dressaient dans l'espace,
semblables à des géants.

[Illustration]

Puis dans la plaine immense, d'aspect verdâtre, qui s'étendait à
l'infini, se distinguaient nettement maintenant avec leur cratère béant
et leurs pics aigus, de petits volcans mesurant à peine un
demi-kilomètre de diamètre.

L'obus avançait avec une vitesse de près de dix mille kilomètres à
l'heure et, d'instant en instant, le panorama devenait plus distinct.

Les montagnes qui barraient l'horizon formaient une ligne continue
montant jusqu'à la hauteur du projectile et le sol semblait se creuser
comme pour recevoir les explorateurs.

Sharp regarda sa montre.

--Encore une demi-heure, dit-il; préparons-nous en vue du choc qui sera
rude, je vous en préviens.....

Woriguin pâlit légèrement.

Les écrous des hublots furent vissés soigneusement; ensuite, on vérifia
la solidité des puissants ressorts à boudin dont le culot du projectile
était muni; enfin on essaya la force de résistance des suspensions des
Hamacs.

--Tout va bien, murmura Woriguin.

--Allons, fit Sharp, nous n'avons plus que cinq minutes; couchez-vous,
Woriguin, j'éteindrai moi-même les lampes à incandescence.

[Illustration]

Quand le préparateur se fut installé dans son hamac, le savant tourna
une manette et soudain l'obscurité se fit dans le wagon.

Alors il s'étendit auprès de son compagnon.

Un silence de mort régnait; les deux hommes, côte à côte, demeuraient
silencieux, attendant le choc, et peut-être avec lui, la mort.

Soudain, la température s'éleva anormalement, la demi-clarté qui
filtrait du dehors, à travers les hublots disparut, et un bruit
effroyable retentit.

Puis, une secousse épouvantable ébranla l'obus depuis le culot jusqu'à
l'ogive; en même temps, les ressorts des hamacs se brisaient avec un
bruit sec qui s'entendit à peine au milieu du fracas des vitres et des
appareils brisés, des meubles arrachés, des parois renversés et du
froissement de l'acier pénétrant dans le sol...

Étourdis, assommés, les deux voyageurs roulèrent sans connaissance sur
le plancher, jonché déjà de débris de toutes sortes.

       *       *       *       *       *

Longtemps, ils demeurèrent ainsi étendus côte à côte, sans mouvements,
semblables à des cadavres.

L'intérieur du projectile était sombre et silencieux.

Tout à coup, un gémissement sourd et plaintif se fit entendre.

--Sharp! murmura Woriguin, Sharp!

Aucune réponse.

Il répéta son appel sans plus de succès que la première fois.

Alors, faisant appel à toute la force de sa volonté, il se traîna, dans
l'obscurité, jusqu'au divan, s'y accrocha et parvint à se mettre debout.

Puis, il fouilla dans sa poche et prit une allumette qu'il frotta sur la
paroi.

A la lueur vacillante, il aperçut Sharp, les membres raides et le visage
ensanglanté.

--Tonnerre! gronda-t-il, il est mort!

Cette pensée lui redonna des forces.

Il courut à la manette du commutateur et, vivement, la tourna.

Mais la pile qui fournissait le courant aux lampes avait été brisée sans
doute, car aucune lumière ne brilla.

Woriguin demeura un moment fort embarrassé; l'allumette était éteinte,
lui brûlant le bout des doigts et l'obscurité, après cette clarté
passagère, lui parut plus intense encore et plus effroyable.

Soudain, il se rappela qu'il avait sur lui un petit bougeoir de poche;
il frotta une seconde allumette et alluma la bougie.

Sûr désormais de ne pas retomber dans les ténèbres, il revint vers
Sharp, s'agenouilla près de lui et lui posa la main sur le coeur.

Le coeur battait, faiblement il est vrai, mais enfin il battait.

L'angoisse qui étreignait Woriguin à la pensée qu'il était seul avec ce
cadavre pour tout compagnon, disparut aussitôt et il se mit en mesure de
rappeler à lui Fédor Sharp.

Il constata que le front du savant avait porté contre l'angle de la
bibliothèque et que, de la blessure, légère en somme, le sang coulait
avec abondance.

Le préparateur aperçut, parmi les débris dont le sol était jonché, une
boîte à pharmacie qui avait résisté au choc; il l'ouvrit et procéda à un
pansement sommaire.

L'hémorrhagie une fois arrêtée, Woriguin s'occupa de faire revenir le
blessé à lui; il prit une fiole qu'il déboucha et qu'il lui passa sous
les narines à plusieurs reprises.

Enfin, Sharp renifla avec vigueur, le sang colora ses pommettes et il
ouvrit les yeux.

Tout d'abord, il promena autour de lui des regards étonnés, semblant se
demander ce qu'il faisait là, étendu sur le plancher, au milieu des
meubles disloqués et des instruments en morceaux.

Puis soudain, la mémoire lui revint, il porta la main à sa tête et
s'écria:

--Nous sommes sur la lune?

--Il me semble, répliqua le préparateur.

--Comment! exclama le savant, il vous semble, ne vous en êtes-vous donc
pas assuré?

--Je vous avouerai que j'étais beaucoup plus pressé de m'assurer que
vous n'étiez pas mort.

Sharp leva les bras au ciel.

--Jour de Dieu! exclama-t-il..... Eh bien! moi, je vous affirme que mon
premier mouvement eût été de courir au hublot.

--Cela ne m'étonne pas, bougonna Woriguin d'un ton de mauvaise
humeur..... Vous n'êtes qu'un égoïste.

--Non, répliqua Sharp, je suis un savant! la science avant tout.

Comme il achevait cette réponse de la voix sèche et cassante qui lui
était habituelle, son visage s'assombrit soudain.

Seulement alors, il venait de s'apercevoir de l'état pitoyable dans
lequel se trouvait l'intérieur de l'obus.

--Pourquoi cette lumière? demanda-t-il en désignant la bougie que
Woriguin avait posée sur un pan brisé de la bibliothèque.

--Parce que les piles ne fonctionnent plus.

Sharp fronça le sourcil.

--Fait-il donc nuit? ajouta-t-il.

[Illustration]

Le préparateur haussa les épaules.

--Tout ce que je sais, dit-il, c'est que lorsque je suis revenu à moi,
le wagon était dans une obscurité complète.

A cette réponse, Sharp balbutia quelques mots que son compagnon
n'entendit pas.

--Eh! parbleu, exclama-t-il, cela vient de ce que nous avons rebouché
les hublots, de peur que les vitres ne se cassent dans la chute.

Et il ajouta:

--Donnez-moi votre bras pour me relever, Woriguin, car je me sens d'une
faiblesse extrême.

Quand il fut debout, il fit quelques pas appuyé avec l'aide du
préparateur.

--Ah! dit-il, cela va mieux: je crois que c'est ce sang qui m'a
affaibli.

Il s'adossa à la paroi de l'obus et dit à Woriguin:

--Avant toutes choses, il faut voir où nous sommes..... montez sur le
divan, dévissez la plaque du hublot et regardez.

Le préparateur obéit, mais ne réussit pas tout de suite à mettre le
hublot à nu; sans doute les écrous s'étaient-ils faussés dans la chute;
même il y en eut un qui cassa.

Enfin la plaque tomba et un vif rayon de lumière pénétra à l'intérieur
de l'obus.

Sharp, aussitôt, souffla la bougie.

--Eh bien? demanda-t-il d'une voix tremblante.

--Nous sommes arrivés, répondit Woriguin; du moins je le pense..., car
je découvre au loin des montagnes qui ressemblent fort à celles que nous
avons aperçues alors que nous étions encore dans l'espace.

Sharp poussa un cri de joie.

--Mais nous-mêmes, fit-il, où sommes-nous?

Le préparateur s'écrasait le visage contre la vitre, se haussant sur la
pointe des pieds pour mieux juger le paysage.

--Sans rien préciser, fit-il, je crois que nous devons être tombés sur
le versant d'un cratère...

--Versant intérieur ou extérieur?

--Extérieur... autrement je n'apercevrais pas des montagnes à l'horizon,
ma vue serait limitée...

--C'est sans doute l'un des petits volcans que je vous signalais dans la
mer de _la Sérénité_, murmura Sharp.

Puis, après un moment:

--Descendez... cria-t-il, descendez vite... il nous faut sortir d'ici.
Woriguin sauta sur le plancher.

--Sortir d'ici! répéta-t-il... nous allons prendre quelques précautions,
j'imagine?

Le savant haussa les épaules.

--Qu'avons-nous à craindre? demanda-t-il; une trop grande différence
entre la densité de l'atmosphère lunaire et l'air de notre wagon.

--A moins que la composition de l'atmosphère lunaire soit tout à fait
différente, riposta Woriguin.

--Chose encore possible! bougonna Sharp

--Et peut-être mortelle, ajouta l'autre.

Sharp le considéra d'un air méprisant.

--Vous n'êtes pas venu ici, je suppose, pour rester enfermé dans ce
wagon? grommela-t-il.

--Vous m'avez affirmé que l'atmosphère était respirable à la surface de
la lune.

--Je vous l'affirme encore.

--Possible... mais moi, j'en doute.

Le savant parut surpris.

--Pourquoi? demanda-t-il.

A cette question toute naturelle, Woriguin ne répondit pas.

--Bref, vous avez peur, ricana Sharp.

--Avouez qu'on pourrait avoir peur à moins, répliqua le préparateur.

--Cependant, vous avez couru des dangers autrement sérieux que celui-ci.

Woriguin protesta:

--Je ne dis pas... seulement, comme il me répugnerait fort de laisser
mes os ici, je voudrais prendre certaines précautions...

--Lesquelles? demanda Sharp.

--C'est à vous de les trouver et non à moi, bougonna l'autre; vous êtes
un homme de science, vous... tandis que moi...

Un sourire singulier courut sur les lèvres de Sharp.

--En ce qui vous concerne, dit-il, je ne connais qu'une seule précaution
à prendre.

--Parlez.

--Laissez-moi sortir le premier,--avouez que nulle expérience sur
l'atmosphère lunaire ne saurait être plus concluante.

[Illustration]

Les lèvres de Woriguin s'allongèrent dans une moue significative:

--D'accord... mais si vous mourez.

--Si je meurs... répondit Sharp... eh bien! vous serez fixé sur ce que
vous aurez à faire.

Et il s'avança vers le _trou d'homme_ qui servait de porte, armé d'une
clé anglaise destinée à dévisser les écrous.

Woriguin lui posa la main sur le bras.

Sharp s'arrêta et, le regardant tout étonné:

--Qu'y a-t-il encore? gronda-t-il.

--Croyez-vous avoir bien le droit de risquer ainsi votre vie? lui
demanda le préparateur.

Sharp ne put retenir un mouvement de surprise.

--Vous plaisantez! fit-il.

--Non pas, je parle sérieusement.

Le savant se croisa les bras.

--Vous vous arrogeriez le droit, demanda-t-il, de m'empêcher de disposer
à mon gré de l'existence?

--Sans doute... N'oubliez pas que vous m'avez entraîné ici, et que,
conséquemment, vous répondez de ma peau... vous mort, que deviendrai-je?

Sharp se mit à rire.

--Ah! dit-il, voilà donc la véritable raison de l'intérêt que vous
prenez à ma santé... Je trouvais aussi cette sollicitude bien
extraordinaire... d'autant plus quelle contraste singulièrement avec les
dispositions moins que bienveillantes que vous manifestiez à mon égard,
il y a deux jours, avant que ne fût signalée, dans l'espace, la présence
de l'obus de Mickhaïl Ossipoff.

Woriguin baissa la tête, les sourcils froncés, la bouche mauvaise.

--Eh bien, poursuivit Sharp, vous ne répondez pas...

Le préparateur releva le front.

--Lorsque j'ai voulu vous tuer, gronda-t-il, votre mort assurait ma vie,
en ce sens que l'air que vous auriez cessé de respirer, je l'aurais
respiré moi... maintenant, au contraire, votre mort amènerait la
mienne... que deviendrais-je, en effet, dans ces contrées que je ne
connais pas? comment reverrais-je jamais la terre, ignorant que je suis
de toutes ces choses que vous connaissez, vous?...

Il avait dit ces derniers mots d'une voix vibrante, rageuse, qui
témoignait de sa jalousie contre le savant.

Sharp approuvait de la tête.

--Bien, dit-il, très bien, je comprends... au fond, vous avez raison...
nous sommes deux associés; notre existence, à chacun de nous, représente
un apport social que nous n'avons pas le droit de dilapider.

Il réfléchit un moment.

--Eh bien! soyez tranquille, ajouta-t-il; je vous promets d'agir assez
prudemment pour ne pas compromettre une existence qui vous est si
précieuse.

--Vous me le promettez? fit Woriguin incrédule.

--Je le jure, fit Sharp, d'autant plus sincère qu'il ne lui était jamais
venu à l'esprit de risquer sa vie.

Puis, il s'approcha du _trou d'homme_ et se mit en devoir de dévisser
les écrous.

Mais en dépit de tous ses efforts, il ne put y parvenir.

--Qu'y a-t-il donc? grommela-t-il.

--C'est sans doute que vous êtes encore trop faible, riposta le
préparateur... passez-moi l'outil.

Il saisit la clé, et, d'un poignet vigoureux, s'escrima contre la plaque
d'acier qui servait de porte.

Mais ce fut en vain; les boulons résistaient et la plaque ne bougeait
pas d'une ligne.

--Au diable! gronda-t-il.

Il envoya la clé anglaise à travers la pièce et s'assit, essuyant d'un
revers de manche la sueur qui couvrait son front.

Sharp était devenu blême.

--Montez donc sur le divan, dit-il, et faites en sorte de voir dans
quelle position est tombé l'obus.

De nouveau Woriguin se hissa.

Mais à peine eut-il jeté un coup d'oeil au dehors, qu'il poussa un
épouvantable juron.

--Il y a, répondit-il d'une voix étranglée, qu'il est impossible de
sortir.

--Impossible! exclama Sharp.

--L'obus est enfoncé dans le sol jusqu'à quinze centimètres au-dessous
des hublots... la porte est murée.

Le savant se laissa choir sur le divan, les membres secoués par un
tremblement convulsif.

--Il faut à toutes forces, arracher les boulons de la plaque, dit-il
d'une voix rauque... une fois la plaque enlevée, nous attaquerons le
sol avec les outils que nous possédons.

Woriguin secoua la tête.

--Vous oubliez que la porte s'ouvre en dehors, dit-il.

--C'est vrai, murmura Sharp accablé.

Et un long silence régna entre les deux hommes qui se creusaient la
cervelle pour trouver un moyen d'échapper à la mort inévitable,
épouvantable, qui les attendait.

--Si nous brisions un hublot, dit tout à coup Woriguin.

--A quoi bon, fit Sharp; l'ouverture n'est pas assez large pour nous
donner passage.

--Je le sais, répliqua le préparateur, mais par cette ouverture nous
pourrons, au moyen d'un pic, déblayer la porte.

--Mais les vitres sont en verre trempé et, par conséquent,
incassables...

--Essayons toujours, riposta Woriguin..

Il se baissa, ramassa parmi les objets qui couvraient le plancher, une
forte pioche en acier et, se hissant sur la banquette, il levait les
bras pour attaquer la vitre, lorsqu'un cri de Sharp l'arrêta.

--Malheureux, hurla le savant, qu'allez-vous faire?

Woriguin le regarda stupéfait.

--Mais je m'en vais briser ce hublot.

--Et si l'atmosphère lunaire n'est pas respirable, balbutia Sharp.

--Eh bien? fit l'autre qui ne comprenait pas bien.

--Tout l'air de notre wagon s'en ira au dehors et nous périrons ici,
asphyxiés... Saisissez-vous?

Oui, Woriguin avait saisi.

Il laissa tomber sa pioche, s'affaissa sur le divan et, la tête dans les
mains, il se mit à sangloter.

Sharp, assis dans un coin, le regardait avec pitié.

Soudain, l'autre se redressa, courut au savant et l'empoignant par le
collet de son habit, le secoua furieusement en criant:

--Vous êtes un misérable! vous m'avez entraîné affirmant qu'on pouvait
vivre sur la lune... et ce n'était pas vrai... puisque vous aimez mieux
attendre la mort ici que de courir le risque de trouver de l'air au
dehors.

Sharp se débattait en vain, les poignets de son compagnon le tenaient
solidement et il ne pouvait se soustraire à leur étreinte.

Enfin Woriguin, ayant passé sa colère, le lâcha, et le savant alla
rouler sur le plancher parmi les débris d'instruments et de meubles.

Sharp n'était pas le plus fort, il dissimula sa colère, se releva
silencieusement et monta dans l'ogive du wagon.

Il demeura là de longues heures, réfléchissant à la situation, cherchant
quelque moyen de sortir de cette tombe.

Mais ses idées tournaient dans un même cercle et aucun éclair ne jaillit
dans son esprit.

Quand il redescendit, poussé par la faim, Woriguin lui dit d'une voix
sombre:

[Illustration]

--J'ai examiné le contenu de la soute aux vivres; il reste trente livres
de biscuits, quinze livres de viande de conserve et cinquante litres de
cognac... Combien croyez-vous que nous puissions vivre de temps avec
cela?...

Sharp réfléchit et répondit:

--Nous pouvons aller un mois.

--A condition que nous ayons suffisamment d'air pour cela.

--Avez-vous vérifié?

--Non... vous savez que je ne m'y connais pas très bien... je ne sais
pas transformer, dans les calculs, les litres de liquides en mètres
cubes gazeux; donc, si vous voulez voir vous-même...

Sans répondre, Sharp se dirigea vers le réservoir, en examina
minutieusement le contenu, se tut un moment, comme s'il se livrait à un
calcul; puis enfin, dit d'une voix un peu sourde:

--Nous avons encore six semaines devant nous.

Woriguin poussa un soupir.

--En six semaines, dit-il, bien des choses peuvent se passer.

--Vous oubliez que respirer n'est pas manger et que nous n'avons qu'un
mois de nourriture.

--Eh bien, mettons un mois, fit le préparateur.

Tout surpris de cette philosophie, Sharp regarda son compagnon.

--Quel espoir avez-vous donc? demanda-t-il.

L'autre hocha la tête.

--Ossipoff nous délivrera peut-être encore cette fois.

--Vous êtes fou! exclama le savant dont un flot de sang empourpra le
visage, Ossipoff navigue dans l'immensité.

--Eh! qui vous prouve que vous ne vous trompez pas? répliqua le
préparateur.

--Oh! rugit Sharp, plutôt la mort que la délivrance due à cet
homme-là...

--Je ne dis pas comme vous.

--Nous verrons ce que vous en penserez lorsque la main de Jonathan
Farenheit s'abattra sur vous, riposta Sharp.

Woriguin tressaillit; il n'avait plus songé à l'Américain.

De ce jour, commença une existence épouvantable.

L'antipathie, qui existait à l'état latent entre ces deux hommes, ne fit
que s'accroître et bientôt se transforma en haine.

Chacun d'eux, accusant mutuellement l'autre de lui voler sa part d'air
et sa part de nourriture, était hanté par une idée fixe: le meurtre de
son compagnon.

[Illustration]

Ils ne se parlaient pas et abrégeaient, autant qu'il leur était
possible, le moment des repas, le seul qu'ils passassent en commun.

Le reste du temps, Sharp restait enfermé dans le laboratoire, tantôt
plongé dans des rêveries pleines de rage, tantôt l'oeil rivé à
l'oculaire de son télescope, fouillant l'horizon fiévreusement.

Qui donc espérait-il voir poindre là-bas, au sommet de ces hautes
montagnes?

En bas, Woriguin demeurait étendu sur le divan, fumant et buvant, ainsi
qu'il avait fait pendant le mois que l'obus était resté immobile sur le
point d'égale attraction.

Seulement il buvait plus modérément, se défiant d'une ivresse qui l'eût
mis aux mains de Sharp.

[Illustration]

Celui-ci descendit un jour plus sombre et plus soucieux.

Il avait constaté que le soleil s'abaissait à l'horizon et, pour lui qui
connaissait la météorologie spéciale du monde lunaire, cela présageait
la nuit, la nuit longue et froide, la nuit mortelle. En même temps, un
coup d'oeil donné au réservoir lui fit constater la diminution rapide du
précieux gaz respirable. Lorsqu'il remonta, après le repas, il emporta
un litre de cognac.

Woriguin sourit, pensant que le savant, lui aussi, voulait demander à
l'alcool l'oubli du sort épouvantable qui les attendait.

Arrivé dans le laboratoire, Sharp déboucha la bouteille, avala trois ou
quatre gorgées du liquide, puis fouillant dans un coin sombre, en tira
une petite fiole pleine d'une liqueur verdâtre qu'il vida dans la
bouteille de cognac.

Cela fait, il parut plus tranquille et attendit avec résignation que le
soleil eût disparu au-dessous de l'horizon.

Alors, brusquement l'obscurité la plus intense succéda à la vive clarté
des rayons solaires, en même temps qu'un froid épouvantable, pénétrant
dans l'obus, vint glacer les deux compagnons.

[Illustration]

Pendant de longues heures, l'un et l'autre rôdaient à travers la cage
étroite dans laquelle ils étaient enfermés, cherchant à lutter, par une
marche obstinée, contre le froid qui engourdissait leurs membres.

--Oh! cria Woriguin dans un mouvement de colère, dire que je n'ai pas le
courage de me tuer!

Un sourire cruel crispa les lèvres de Sharp qui continua sa promenade.

Cet homme extraordinaire ne dormait pas; comprenant que s'immobiliser
dans le sommeil était s'immobiliser dans la mort, il s'était condamné à
marcher sans relâche.

Brisé, harassé de fatigue, il marchait, s'appuyant aux parois du boulet,
se soutenant aux meubles, la tête vacillante, les paupières closes, les
jambes molles, il marchait toujours.

Telle était sa force de volonté qu'il dormait en marchant.

Une seule fois il s'arrêta et prêta l'oreille.

Au-dessous de lui la promenade circulaire de Woriguin avait cessé.

Le savant hocha la tête et murmura:

[Illustration]

--Qui sait?... peut-être n'aurai-je pas besoin de faire ce que je me
proposais?

Et il reprit sa marche.

Douze heures se passèrent... puis vingt-quatre... puis quarante-huit...
la pièce qui servait d'habitation à Woriguin était toujours silencieuse.

Alors, Sharp entr'ouvrit la porte, descendit l'escalier à tâtons et, à
tâtons aussi erra dans la pièce.

Soudain ses mains rencontrèrent un corps inerte et glacé, et il se
releva en poussant un cri d'horreur.

C'était le corps de Woriguin saisi par le froid pendant son sommeil et
que le froid avait tué.

Sharp s'approcha de nouveau, palpa le cadavre, l'ausculta, le retourna
en tous sens: le visage, les mains étaient gelés dans le sens propre du
mot.

Alors il poussa un soupir de satisfaction et murmura:

--Tant mieux.

Il remonta ensuite dans l'ogive du boulet et y reprit sa marche
circulaire, jusqu'au moment où, l'estomac tiraillé par la faim, il
descendit et se dirigea vers la soute aux vivres.

Mais à peine y eut-il plongé la main qu'il poussa un cri de fureur et de
désespoir.

La soute était vide.

Woriguin avait dévoré le peu de biscuits et de viande qui restait, avant
de s'endormir; c'est même cet excès de nourriture qui avait causé sa
mort, car saisi par le froid au milieu d'une digestion difficile, il
avait été frappé de congestion pendant son sommeil même.

Accablé, Sharp se laissa tomber sur le divan.

A quoi bon lutter davantage contre le froid puisque la faim était là,
avec ses tortures cent fois plus effroyables?

[Illustration]

Et, durant de longues heures, figé dans une immobilité complète, il
attendit, sentant un engourdissement mortel envahir peu à peu ses
membres, les glacer, les raidir.

Puis, tout à coup, le désir de vivre s'empara de lui et de nouveau il se
mit à tourner, lentement d'abord, plus rapidement ensuite, pour faire
circuler le sang et ramener un peu de chaleur.

Mais la souffrance de l'estomac s'augmentait d'heure en heure; bientôt
elle devint intolérable et alors pour tromper sa faim, il saisit une
bouteille de cognac, en avala coup sur coup plusieurs gorgées.

Comme par enchantement la douleur s'apaisa; une sorte d'ivresse s'empara
de lui, lui monta à la tête et pendant quelque temps, il se sentit très
bien.

Même, l'alcool le réchauffant, il put s'asseoir et prendre un peu de
repos.

Mais, bientôt, les tiraillements d'estomac recommencèrent, plus
violents, plus atroces, lui arrachant des hurlements de bête fauve.

Alors, comme il avait fait une première fois, il eut recours à l'alcool
et avala le reste de la bouteille de cognac. Sans doute la dose
était-elle trop forte ou bien l'alcool, tombant dans l'estomac vide,
agit-il plus rapidement et avec plus de violence.

[Illustration]

Toujours est-il qu'une sorte de folie furieuse s'empara de lui, et la
tête en feu, les yeux sanglants, la bouche bavant hideusement, les
membres agités par un tremblement féroce, il se rua dans l'ombre sur le
cadavre de l'infortuné Woriguin.

Et ce fut ainsi toutes les fois que l'estomac réclamait sa nourriture
quotidienne.

Pendant des heures, il luttait désespérément, écoeuré de ces
épouvantables festins, ayant horreur de lui-même; puis, à bout de
forces, vaincu par la nature, il buvait et, quand l'ivresse l'avait
affolé, il mangeait.

Cela dura jusqu'au moment où le soleil, remontant au-dessus de
l'horizon, vint éclairer ces scènes d'horreur.

Le supplice du malheureux devint alors plus épouvantable encore; quand
les ténèbres l'enveloppaient, il pouvait du moins échapper au spectacle
hideux qu'il donnait, accroupi sur ce cadavre et le dépeçant à coups de
couteau.

Mais maintenant...

Et puis avec la lumière revint la chaleur, et ce corps, que le froid
avait conservé, se décomposa avec rapidité, empestant l'air de miasmes
empoisonnés.

En vain Sharp, qui sentait que la mort était dans cette atmosphère
viciée qu'il respirait, chercha-t-il à briser à coups de pioche l'un des
hublots.

Le fer de l'outil s'émoussa, le manche se brisa sans pouvoir même fêler
la vitre.

Alors, désespéré, à bout de courage et de forces, sentant l'inutilité
de lutter davantage, Sharp se coucha à côté du cadavre de Woriguin et
attendit.

Lorsque les yeux perçants de Jonathan Farenheit aperçurent le boulet qui
renfermait son ennemi, il y avait quelques heures à peine que celui-ci
s'était évanoui.

[Illustration]




CHAPITRE XVIII

ÉCLIPSE DE SOLEIL ET MARÉE LUNAIRE


[Illustration]

Fricoulet, on le sait, se piquait de quelques connaissances médicales.

En dépit de l'horreur et du dégoût que lui inspirait l'ex-secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences, il s'agenouilla auprès de lui et
déboutonnant son vêtement, l'ausculta minutieusement.

--Cet homme n'est pas mort, déclara-t-il enfin,... il est seulement
tombé en syncope.

A peine eut-il prononcé ces mots que l'Américain se précipita vers lui.

--Sauvez-le, implora-t-il, sauvez-le, monsieur Fricoulet, et la moitié
de ce que je possède est à vous.

Le jeune ingénieur le regarda tout surpris.

--Comment! dit-il, c'est vous qui parlez ainsi, sir Jonathan! d'où vous
vient cet intérêt subit pour un gredin que, tout à l'heure, vous vouliez
étrangler de vos mains?... si votre haine se traduit toujours de la
sorte, j'envie le sort de vos ennemis.

Il avait prononcé ces mots avec un léger accent railleur qui fit monter
le rouge au visage de l'Américain.

--Ce n'est pas le corps de Fédor Sharp que je soigne, répliqua
Farenheit, c'est ma vengeance.

Et il ajouta avec un éclair dans la prunelle:

--Cet homme m'appartient.

Ossipoff s'avança.

--Pardon, monsieur, déclara-t-il, cet homme était mon ennemi avant que
d'être le vôtre... j'espère que vous ne me contesterez pas cette
priorité.

Le vieux savant avait mis une telle autorité dans ces paroles que
Fricoulet le regardait tout surpris.

--Vous allez voir, murmura-t-il railleusement, que je vais être obligé
de mettre ce gredin de Sharp aux enchères.

Farenheit reconnaissant sans doute que la réclamation d'Ossipoff était
juste, tourna les talons en maugréant.

Alors le vieillard demanda à Fricoulet:

--Qu'allez-vous faire?

--Ce que vous déciderez.

--Peut-on le sauver?

L'ingénieur haussa les épaules:

--On peut essayer tout au moins... j'ai vu, dans un hôpital, à Paris,
alors que j'étais externe, un homme qui est demeuré en catalepsie durant
plusieurs semaines;... le même cas peut se présenter pour Sharp... Je
vais donc lui faire endosser le _respirol_ de rechange qui nous reste et
que j'avais emporté en prévision d'un accident...

--Et ensuite?...

--Ensuite, nous n'aurons plus qu'à attendre que la nature agisse.

Sur ces mots, avec l'aide de Gontran, il transporta le corps de Fédor
Sharp dans la barque aérienne où on retendit sur des coussins.

Sur le point d'embarquer, Fricoulet remarqua que leur guide avait le
visage soucieux et que ses regards considéraient l'horizon avec une
expression d'inquiétude visible.

--Qu'y a-t-il donc? demanda l'ingénieur.

--Je crains le mauvais temps, répondit laconiquement le Sélénite.

Ossipoff et ses comparons se retournèrent.

--Le mauvais temps! répétèrent-ils tout étonnés.

--Je vous ai déjà dit, et vous avez d'ailleurs dû vous en apercevoir,
répliqua Telingâ, que cette partie de la lune est des plus
inhospitalières; la cause en est à ces immenses forêts qui condensent et
retiennent dans leur feuillage jauni le peu d'humidité en suspens dans
l'atmosphère... il n'est pas rare de voir de véritables nuages se former
ici; se fondre en eau ou en brouillards opaques et, par leur
condensation, produire de violents appels d'air; ces vents, soufflant à
travers les gorges des montagnes, emportent dans leurs tourbillons, les
branches, les ponces légères et jusqu'aux débris laviques arrachés aux
flancs des cratères.

--Mais ces pluies de pierres, ces tempêtes doivent être dangereuses, fit
observer Gontran.

--Très dangereuses.

--Est-ce que vous prévoyez quelque chose de semblable?

Telingâ, d'un geste large, désigna l'espace.

[Illustration]

--Tout me fait craindre une prochaine perturbation dans l'atmosphère,
répliqua-t-il.

--Que faire? demanda Ossipoff.

--Fuir au plus vite.

Il avait à peine prononcé ces mots que déjà M. de Flammermont aidait
Séléna à prendre place dans l'esquif aérien et que Farenheit s'asseyait
à côté des deux jeunes gens.

--Quel chemin allons nous prendre? fit le vieux savant.

--Nous nous dirigerons sans doute au nord-ouest, répliqua Fricoulet qui
consultait sa carte; arrivés à la hauteur de l'équateur lunaire, nous
franchirons le cercle des montagnes et nous nous trouverons, toujours
avec le soleil, sur l'autre hémisphère et non loin de Chuir.

--Toujours avec le soleil, observa Ossipoff, il faudra nous hâter.

--Oh! de ce côté nulle crainte à avoir, répliqua Telingâ, nous avons
deux mille kilomètres à parcourir... C'est trente heures à peine qu'il
nous faut.

--A moins, murmura Gontran, qu'il n'arrive quelque catastrophe.

Tout était paré. Telingâ embarqua le dernier, tourna ses volants et
baissa les leviers de sa machine.

Aussitôt, de l'arrière de la barque, un crachement strident se fit
entendre: un jet de gaz fusa dans l'air et, prenant son point d'appui
sur le fluide raréfié, l'appareil s'enleva dans les couches
atmosphériques.

Mais soudain, comme si elles n'eussent attendu qu'un signal, toutes les
particules humides tenues en suspension dans l'air se condensèrent. De
lourdes volutes d'un noir d'encre se dégagèrent des masses végétales, se
tordant dans l'espace, semblables à de titanesques serpents, se
rassemblant en épais nuages, qui, bientôt, couvrirent la mer de la
_Sérénité_.

Gontran se pencha vers Fricoulet.

--Je suis sûr, dit-il, que jamais, malgré leurs télescopes
perfectionnés, les astronomes terrestres n'ont assisté à un semblable
phénomène; cela les aurait convaincus, au moins, de l'existence d'une
atmosphère lunaire.

L'ingénieur répliqua:

--Tu es dans l'erreur, cher ami; tous les astronomes ont constaté, comme
tu le fais en ce moment, que des nuages couvrent parfois une contrée
tout entière du satellite.

--Ces gens ont donc intérêt à nier l'évidence elle-même, s'écria M. de
Flammermont.

--Si tu doutes de ce que je te dis, tu peux interroger le vieil
Ossipoff, riposta l'ingénieur un peu piqué de l'incrédulité de son ami.

Gontran se tourna vers le savant et le mit au courant de la discussion.

--Mon dieu! répondit-il, M. Fricoulet n'a pas tort, mais il n'a pas tout
à fait raison, non plus. On n'a pas vu à proprement parler ces nuages:
mais c'est la seule explication rationnelle que l'on ait pu donner de
ces occultations singulières de cratères connus qui semblent disparaître
à des périodes irrégulières; de même que certains détails de
l'orographie lunaire ont été apparents, à certaines époques et pour
certains astronomes, tandis que pour d'autres ils n'existent même pas.
Ainsi, au milieu de la mer des _Vapeurs_, dans un passage bien connu
des sélénographes, se trouve un petit cratère nommé _Hyginus_, coupé en
deux par une sorte de fleuve tracé en droite ligne et bien
reconnaissable. Or, au nord-ouest de ce cratère, personne n'a jamais
signalé un cirque qui mesure cependant une demi-lieue de diamètre...

[Illustration]

--Et ce cirque existe?

--Je l'ai vu, étudié et photographié... C'est comme dans la _mer du
Nectar_, il y a un petit cratère de six kilomètres de diamètre que
Maedler et Lohrmann, deux observateurs consciencieux, n'ont cependant
pas vu. Schmidt l'aperçut pour la première fois en 1851 et on le
distingue fort bien sur une photographie de Rutherfurd qui date de
1865... Or, en 1875, le sélénographe anglais Neison examina, décrivit,
dessina avec les détails les plus minutieux et les mesures les plus
précises cette même contrée, sans apercevoir aucune trace de volcan...
Mais l'année dernière, on le distinguait fort bien, avec l'équatorial de
Poulkowa.

--Alors, quelle est la conclusion que vous en tirez? questionna
gravement le comte de Flammermont qui semblait suivre avec un grand
intérêt les explications du vieillard.

--La théorie que j'ai toujours préconisée et qui se trouve être la
vraie--ce phénomène auquel nous assistons en ce moment le prouve--est
que les volcans lunaires émettent de la fumée ou que les vapeurs
atmosphériques se condensent en brouillards au-dessus de ces régions et
les masquent pour les observateurs terriens, comme il arriverait pour un
aéronaute planant à quelques lieues au-dessus du Vésuve, aux époques
d'éruption.

Pendant que le vieux savant fournissait à Gontran ces explications
détaillées, la barque aérienne avait quitté les régions luxuriantes de
la mer de la _Sérénité_.

Le _Tumulus de Linné_ avait disparu à l'horizon et, après avoir doublé,
à une hauteur considérable, le petit cratère de _Bessel_, nos voyageurs
planaient au-dessus d'un gigantesque rempart granitique qui semblait
servir de clôture à la plaine sombre et veloutée de la mer de la
_Sérénité_.

--Père, demanda Séléna, quelles sont les montagnes que nous
franchissons?

--A gauche, répondit le vieillard, nous avons le cirque de _Pline_; à
droite, c'est _Ménélas_.

Ce nom éveilla aussitôt dans l'esprit de Gontran des idées d'un ordre
tout autre que celui auquel appartenait l'orographie lunaire; s'il eût
prêté attentivement l'oreille, Ossipoff eût entendu le jeune comte
fredonner un flon-flon d'opérette qui ressemblait à s'y méprendre à la
_Belle Hélène_.

Fricoulet poussa le coude de son ami.

--Est-ce que tu es fou? gronda-t-il.

--C'est l'association des idées, riposta Gontran; le cirque _Ménélas_ me
rappelle Mlle Schneider et ses roulades.

Il poussa un gros soupir et pour s'arracher à ses mauvaises pensées il
se tourna brusquement vers Ossipoff en demandant:

--Toujours à droite, mais plus loin que _Ménélas_, quel est ce pic aigu
qui se profile à l'horizon?

--_Sulpicius Gallus_... Vous pouvez d'ici distinguer les contreforts
bizarrement découpés qui le rattachent au système orographique de
_Manilius_.

--Manilius! répéta Farenheit.

--Un grand cratère que nous ne pouvons apercevoir d'ici, vu que nous en
sommes à plus de cent lieues.

Fricoulet qui consultait fréquemment sa carte, étendit le bras vers une
tache sombre, immense que l'on commençait à découvrir au loin.

--N'est-ce point la _mer de la Tranquillité_? demanda-t-il.

--Parfaitement, fit Ossipoff.

Le soleil, en ce moment au milieu de sa course, se trouvait au zénith et
versait sur le sol lunaire des torrents de lumière brûlante.

Tout à coup, l'astre parut s'assombrir.

--By god! s'écria Jonathan Farenheit, nous ne nous sommes pas
suffisamment hâtés... voici la nuit.

Gontran et Séléna qui causaient ensemble interrompirent leur
conversation.

--La nuit! répéta le jeune homme, c'est pourtant vrai... l'horizon
s'obscurcit sensiblement.

Il frappa sur l'épaule d'Ossipoff, très absorbé ainsi que Fricoulet,
dans l'étude de leur carte.

--Qu'y a-t-il? demanda le vieillard.

Ce disant, il releva la tête et poussa un cri de surprise.

Les ténèbres commençaient à envahir l'espace.

--Me suis-je donc trompé dans mes calculs? murmura-t-il.--Cependant le
jour a bien 354 heures... et il y en a la moitié à peine d'écoulée.

Il se retourna, en entendant derrière lui un violent éclat de rire.

Il aperçut Fricoulet qui se tenait les côtes.

--Qu'avez-vous donc? demanda le vieillard brusquement, d'où vous vient
cette hilarité?

--De l'attitude épouvantée de Gontran et de Farenheit.

Et l'ingénieur désignait du doigt ses deux compagnons, qui, la tête en
l'air et les bras dans l'espace, semblaient considérer avec épouvante
l'astre du jour, dont le disque se voilait rapidement.

Ossipoff frappa du pied avec colère.

[Illustration]

--Pour rire ainsi, demanda-t-il, avez vous donc l'explication de ce
phénomène?

--Une éclipse, répliqua Fricoulet.

--Une éclipse! répéta le vieillard ahuri.

--Eh, oui! une éclipse de soleil.

--Par la lune peut-être? riposta Gontran gouailleur.

Fricoulet haussa les épaules.

--Non, dit-il, mais par la terre.

Et il ajouta, pour répondre au geste d'incrédulité qui avait accueilli
ces paroles:

--Notre planète natale est nouvelle et en conjonction avec le soleil;
elle passe devant l'astre central et le masque, parce que, vue de la
lune, elle est quatre fois plus grosse que lui... Comme vous voyez,
c'est fort simple et très peu dangereux.

[Illustration: La face de l'astre du jour se voilait rapidement.]

[Illustration]

--Mais cela va-t-il durer longtemps? demanda Farenheit.

--Dame! l'éclipse est totale et ne durera certainement pas moins de deux
heures.

--Alors, fit Séléna, nous allons être obligés de nous arrêter.

--Pourquoi? répartit Fricoulet.

--Pensez-vous donc qu'il soit possible de se diriger dans une semblable
obscurité?

L'ingénieur se tourna vers Telingâ.

--Dangereux, fit laconiquement le sélénite... Brouillard...

Fricoulet fouilla dans un coffre établi à l'arrière de la barque et en
tira une lampe à laquelle il adapta un réflecteur argenté.

Au moyen d'une corde, il amarra solidement la lampe à la proue de
l'esquif, puis mettant les deux pôles en rapport, il produisit une
lumière éclatante dont le réflecteur projeta les rayons à dix mètres en
avant.

[Illustration]

--Comme cela, murmura-t-il, on ne se cassera pas le nez.

Au bout d'un instant Séléna demanda au vieux savant:

--Père, est-ce qu'il en est ainsi à chaque _conjonction_ de la terre?

--Non, ma chère enfant, répondit Ossipoff; le soleil, dans son cours de
chaque jour, passe au nord et au sud de la planète Terre, immobile dans
l'espace. Mais il arrive quelquefois, par suite des mouvements combinés
des deux astres, que l'astre radieux passe juste derrière sa
vassale--comme en ce moment--il devient alors invisible pour la lune qui
retombe dans la nuit. Mais ces éclipses ne sont pas fréquentes et il n'y
a guère lieu de s'en préoccuper, puisqu'elles se produisent pour des
contrées désertes.

Jonathan Farenheit asséna un coup de poing sur le bordage.

--Et nous, grommela-t-il, nous prenez-vous donc pour des rochers?

--Que non pas; mais nous, nous sommes dans une situation toute
exceptionnelle... quant à moi, je suis enchanté de la circonstance qui
va me permettre d'étudier les abords du soleil, la couronne lumineuse et
la lumière zodiacale.

Le vieux savant se frottait les mains d'un air visiblement satisfait.

Séléna, elle, réfléchissait.

--Mais, dit-elle au bout d'un instant, si la terre nous cache le soleil
parce qu'elle est en conjonction avec lui, et que ces deux astres se
trouvent dans le même prolongement, la lune est pleine pour les
habitants de la terre, n'est-ce pas?

--Parfaitement, mon enfant.

--Ils assistent donc à une éclipse de lune?

--Comment cela? fit Gontran.

--Puisque la terre intercepte les rayons solaires, ceux-ci ne peuvent se
réfléchir sur le sol lunaire; conséquemment, le satellite demeure
obscur.

--C'est juste, observa le jeune homme.

--Mais, où veux-tu en venir? fit le vieillard.

--A ceci: je croyais que les astronomes terrestres avaient dressé des
tables de prédiction des éclipses de lune... Le phénomène qui se produit
en ce moment devait donc vous être connu.

Et, ce disant, elle souriait malicieusement.

Fricoulet frappa joyeusement des mains.

--Bravo! mademoiselle, exclama-t-il; voilà de la logique ou je ne m'y
connais pas... tous mes compliments, d'ailleurs, car la logique n'est
généralement pas la qualité dominante de votre sexe.

--Eh! on ne pense pas à tout, grommela le vieux savant; pendant que je
songeais au danger que ce phénomène, tout d'abord inexplicable, menaçait
de faire courir à ma fille, je ne pouvais avoir présente à la mémoire,
cette table de prédictions.

Il haussa les épaules avec humeur et, prenant sa jumelle, se plongea
dans un examen attentif du soleil qui présentait, en ce moment, un
aspect des plus singuliers.

Cependant, Telingâ paraissait inquiet.

Malgré la rapidité avec laquelle la barque volait à travers l'espace,
elle était rejointe par le brouillard dont nos amis avaient constaté la
formation au-dessus des masses végétales des forêts séléniennes, et
naviguait maintenant au milieu de tourbillons poussiéreux qui eussent
aveuglé les voyageurs sans les vitres qui protégeaient les ouvertures de
leur respirol.

--Nous dévions de notre route, murmura Telingâ.

--Ne serait-il pas préférable de nous arrêter? lui demanda Fricoulet;
aussi peu maître que vous l'êtes de l'embarcation, vous risquez de nous
briser sur quelque pic inconnu.

[Illustration]

--Nous arrêter? répliqua Telingâ; pour cela, il faudrait atterrir et
cela serait bien dangereux.

Comme il achevait ces mots, au loin, un crépitement sourd retentit, un
violent mouvement de tangage secoua l'appareil aérien, brisant les fils
conducteurs de la lampe tandis que dans l'ombre, des masses monstrueuses
parurent s'ébranler sous la poussée de forces inconnues.

Les montagnes semblaient s'effondrer, les cratères se combler sous des
avalanches de pierres et des éboulements fantastiques de terrains.

C'était un chaos épouvantable, un bouleversement général; on eût dit que
la pauvre planète lunaire se disloquait jusque dans ses entrailles.

--C'est un tremblement de terre! s'écria Jonathan Farenheit, qui se
cramponnait au bordage.

--Dites donc de lune! riposta gouailleusement Fricoulet dont la voix se
perdait au milieu des rugissements de la tempête.

Telingâ avait fort à faire pour maintenir l'appareil au milieu du lit du
vent; l'appareil éprouvait de violentes secousses et menaçait de
chavirer comme sur une mer en fureur.

Tout de suite, dès les débuts de l'ouragan, sur le conseil de
Fricoulet, les voyageurs s'étaient attachés les uns les autres au moyen
d'une corde solide, comme font les pêcheurs, pour éviter d'être
précipités hors de l'embarcation.

L'obscurité intense qui régnait, augmentait encore l'horreur du
cataclysme, et Telingâ avait renonce à diriger la barque qui, enveloppée
dans les remous aériens, était chassée dans une direction inconnue.

[Illustration]

Ossipoff, lui, insouciant de la tourmente, demeurait dans la
contemplation du soleil qui, masqué entièrement par la terre, décelait
cependant sa présence par des aigrettes lumineuses, formant autour de la
planète comme une auréole de feu.

--Notre monde natal nous joue un bien vilain tour! grommela Fricoulet.

       *       *       *       *       *

Enfin, après deux heures de cette scène épouvantable, deux heures qui
semblèrent à nos amis longues comme deux siècles, un vif rayon s'élança
tout à coup de derrière la sphère terrestre et, soudainement, tout le
paysage se trouva illuminé.

Puis, insensiblement, la lumière s'accrut, la planète démasqua l'astre
radieux qui, de nouveau, inonda de ses rayons et de sa chaleur les
montagnes et les mers sélénites.

Aussitôt, Telingâ manoeuvra de façon à atterrir.

Il craignait que l'appareil eût subi quelque avarie, et il voulait
l'examiner en détail.

--Où sommes-nous donc? interrogea Gontran de Flammermont; n'est-il pas à
craindre que la tempête ne nous ait emportés bien loin de notre route?

--C'est plus que probable, murmura Fricoulet; mais les cartes ne sont
pas faites pour les chiens... et monsieur Ossipoff va pouvoir nous
renseigner.

Le vieux savant avait en effet déployé sur le sol sa carte qu'il
examinait attentivement.

--Eh bien! demanda l'ingénieur surpris de son long silence, où
sommes-nous, monsieur Ossipoff?

Le vieillard releva la tête et dit d'une voix inquiète:

--Je ne m'y reconnais pas!

Fricoulet ne put retenir un mouvement de surprise.

--Que dites-vous là? balbutia-t-il.

--La vérité, grommela Ossipoff; tout est changé. Je ne vois rien sur la
carte qui ressemble à cet entassement cyclopéen de rochers, près
desquels nous nous trouvons... voyez d'ailleurs vous-même.

Et il mettait la carte sous le nez de l'ingénieur.

--Oh! je m'en remets entièrement à vous, riposta celui-ci qui n'avait
aucune raison--bien au contraire--de douter de l'affirmation du
vieillard.

Seulement il ajouta:

--Telingâ pourra peut-être nous renseigner.

Consulté, le Sélénite, sans rien affirmer, déclara qu'il se croyait très
à l'ouest de la mer de _la Fécondité_, et très haut en latitude.

--Qu'est-ce qui vous fait supposer cela? demanda Ossipoff.

--La position du soleil, répondit Telingâ en désignant l'astre du jour
qui brillait radieux au zénith.

Et il ajouta:

[Illustration: Le soleil présentait, en ce moment, un aspect singulier.]

--D'ailleurs, nous nous orienterons plus facilement lorsque nous
planerons à une certaine hauteur et que nous pourrons embrasser un vaste
espace de pays.

On embarqua, l'appareil quitta le sol et, en quelques minutes, s'éleva à
trois cents pieds de haut.

Penchés sur la carte, Ossipoff et Fricoulet cherchaient vainement à
reconnaître le pays, mais aucun des détails de la carte ne se rapportait
au panorama qui se déroulait à leurs pieds.

[Illustration]

--Tenez, dit le vieux savant en étendant la main, n'était la forme
irrégulière du petit cirque de droite, je jurerais que ce que nous
voyons là-bas sont les deux cratères jumeaux auxquels Beer et Moedler
ont donné le nom de _Messier_.

L'ingénieur examina longuement, à l'aide de la jumelle, le point indiqué
par Ossipoff.

--En effet, répliqua-t-il, je remarque fort bien les deux bandes
blanches qui s'étendent vers l'Est et font ressembler ces cratères à une
comète à double noyau..... pourtant c'est impossible!

--Oui, reprit Ossipoff, c'est impossible. J'ai, à plusieurs reprises, de
l'observatoire de Poulkowa, étudié ces deux cratères et je les ai
trouvés absolument conformes à la description qu'en font Schroeter et
Beer-Moedler.

Et avec une sûreté de mémoire prodigieuse, il cita le texte même des
constatations faites par ces astronomes:

«Ils sont identiquement semblables l'un à l'autre: diamètres, formes,
hauteurs, profondeurs, couleurs de l'arène comme de l'enceinte, position
de quelques collines soudées aux contreforts, tout se ressemble
tellement qu'on ne peut expliquer ce fait que par un jeu étrange du
hasard ou une loi encore inconnue de la nature.»

Il se tut quelques instants et ajouta:

--Au lieu de cela, qu'avons-nous sous les yeux? deux cirques qui n'ont
entre eux aucun point de ressemblance: le plus près de nous est
elliptique et son grand axe se dirige de l'Est à l'Ouest, tandis que
l'autre est ovale, il est vrai, mais dans l'autre sens.

[Illustration]

Il courba la tête et murmura:

--J'en suis réduit aux conjectures.

Le vieillard se prit le front entre les mains et demeura plongé dans une
profonde méditation.

--Alors, dit Gontran de Flammermont en s'approchant, alors nous sommes
perdus?

Fricoulet haussa les épaules.

--Quel dommage! exclama le jeune comte, que nous n'ayons pensé à semer,
comme le Petit Poucet, des cailloux sur notre route.

L'ingénieur ne put s'empêcher de sourire.

--Si le Petit Poucet avait eu affaire à un tremblement de terre,
répondit-il, il n'aurait pas retrouvé son chemin, car les cailloux
auraient été dispersés et enfouis.

--Eh bien! répliqua Gontran, mais les cratères sont pour nous ce
qu'étaient les cailloux pour le Petit Poucet..... pourquoi voulez-vous
que, eux aussi, n'aient pas été dispersés, engloutis, déformés?

Fricoulet poussa un cri et courant à Ossipoff:

--Gontran, dit-il, vient de trouver la solution du problème qui nous
préoccupe.

--Et cette solution? demanda le vieillard.

--Est qu'il faut attribuer le changement de forme qui nous déroute à
l'effroyable bouleversement dont l'éclipse nous a caché les phases.

Une lueur brilla dans l'oeil d'Ossipoff.

--Soit, dit-il, j'admets que les deux cratères sont bien ceux de Messier
et qu'ils viennent d'être déformés par ce cataclysme dont nous avons été
témoins..... mais ce bouleversement, à quoi l'attribuer?

Gontran eut un geste qui pouvait signifier «cette fois, vous m'en
demandez trop long.»

Cependant, après un court silence, il répliqua:

--A un tremblement de lune, produit peut-être par une éruption
volcanique.

Fricoulet saisit son ami par le bras.

--Malheureux, chuchota-t-il à l'oreille de l'ex-diplomate, tu oublies
qu'il n'y a pas de volcans en ignition dans la lune.

Bien que parlant à voix basse, l'ingénieur fut entendu d'Ossipoff, qui
s'écria d'un ton de suprême satisfaction.

--Pas de volcans dans la lune! monsieur Fricoulet... en vérité, je vous
savais peu fort en matière astronomique, mais je ne m'attendais pas à
une semblable hérésie.

Et s'adressant à M. de Flammermont:

--Hein! Gontran, dit-il qu'en pensez-vous?

--Le fait est, balbutia le jeune comte, que l'observation de mon ami
Fricoulet m'étonne.

--Vraiment! exclama l'ingénieur d'une voix railleuse.

Ossipoff se croisa les bras.

--Faut-il donc vous rappeler, fit-il, le nombre d'astronomes qui n'ont
pu expliquer que par des éruptions volcaniques les changements constatés
à la surface de la lune?

Fricoulet fit un geste de la main pour indiquer l'inutilité de cette
énumération; mais le vieux savant n'y prit point garde et s'écria:

--Votre compatriote Laplace, monsieur Fricoulet, croyait aux volcans
lunaires, tout comme Herschel, Lalande, Maskelyne et bien d'autres... Je
vous ai parlé de ce nouveau volcan près d'Ukert, dans la vallée
d'Hyginus, du Tumulus de Linné et du cratère d'Eudoxe... vous venez de
voir la révolution produite dans les deux cratères jumeaux de Messier...
Tenez! mieux encore... il me revient en mémoire un fait qui va vous
convaincre: en 1788, Schroeter aperçut dans les alpes lunaires une
petite lumière analogue à une étoile de cinquième grandeur et qui resta
visible pendant un quart d'heure. En 1865, M. Grower, un astronome
anglais, a revu à la même place ce point lumineux qui brilla pendant 30
minutes, puis disparut...

Ossipoff se tut un instant et ajouta d'un air de défi:

--Voulez-vous me dire ce que ce pouvait être, sinon un volcan?

--Mais monsieur, commença Fricoulet.....

Le vieux savant ne le laissa pas continuer.

--Savez-vous ce que dit à ce sujet un des astronomes français qui ont le
plus étudié la lune, l'homonyme de votre ami Gontran? écoutez un peu:

«Il y avait, au mois de mai 1867, sur la gauche de la montagne
étincelante d'_Aristarque_, un point lumineux très brillant, offrant
l'aspect d'un volcan. Quoique peu disposé à admettre l'existence sur la
lune de volcans enflammés, j'ai cependant toujours gardé de cette
observation l'impression d'avoir assisté à une éruption volcanique
lunaire, peut-être non de flammes, mais au moins de matières
phosphorescentes. Ce point est d'ailleurs si remarquable que, depuis le
XVIIe siècle, plusieurs astronomes, notamment Hévélius et Herschell
l'ont considéré comme un volcan en ignition et telle était la conviction
d'Herschel sur sa réalité quand cet astronome écrivait, en 1787: «Le
volcan brûle avec une grande violence; les objets situés près du cratère
sont faiblement éclairés; cette éruption ressemble à celle dont je fus
témoin le 4 mai 1783». Le diamètre réel de la lumière volcanique était
d'environ 5,000 mètres et son intensité paraissait très supérieure à
celle d'une comète qui était alors sur l'horizon.»

Essoufflé par cette longue citation, le vieillard s'arrêta pour
reprendre haleine; puis, victorieusement:

--Eh bien! monsieur Fricoulet, demanda-t-il, que dites-vous de cela?
êtes-vous convaincu?

L'ingénieur sourit et dit:

--Dussiez-vous me traîter de crétin, mon cher monsieur Ossipoff, je vous
avouerai que je ne suis pas convaincu.

Le vieillard le regarda d'un air de pitié.

--Alors, fit-il, que pensez-vous?

--Que les changements que nous constatons en ce moment ne sont dus ni à
une agitation des couches sélénologiques ni à une éruption volcanique.

Ossipoff leva les bras au ciel, dans un geste désespéré.

--Quel entêté! exclama-t-il.

Et ironiquement:

--Selon vous, ajouta-t-il, à quoi devons-nous attribuer ces phénomènes?

--A une marée, tout simplement.

Cette réponse faite d'un ton tranquille, suffoqua le vieux savant.

--Une marée, balbutia-t-il... vous dites que c'est une marée qui...

Il n'en put dire plus long; seulement se tournant vers M. de
Flammermont, il fit un signe indiquant que, pour lui, la cervelle de
l'ingénieur s'était subitement détraquée.

Fricoulet haussa les épaules en souriant.

--Avant de porter un jugement prématuré sur l'état de mes facultés
mentales, écoutez-moi: Pour moi j'attribue ce bouleversement général, ce
soulèvement titanesque de terrains, cet affaissement de rochers à
l'attraction combinée de la terre et du soleil se trouvant sur la même
ligne. Cette attraction a été assez forte--aidée peut-être par d'autres
forces inconnues--pour remuer profondément le sol, changer la forme de
ces cratères, bouleverser la disposition de ces montagnes, produisant
ainsi une marée de fragments lunaires, puisque sur cette face de la
lune, l'eau n'existe pas.

Ossipoff ne riait plus, il réfléchissait.

Tout à coup Telingâ se leva:

--Je reconnais le pays, dit-il brièvement.

--Et où sommes-nous? demanda Gontran.

--Nous franchissons l'équateur du disque lunaire et nous côtoyons la mer
_des Crises_.

--_Mare Crisium_, murmura M. de Flammermont d'un air important.

--Tu l'as déjà dit, lui chuchota à l'oreille Fricoulet.

Le sélénite reprit:

--Avant vingt-quatre heures nous franchirons l'équateur.

Jonathan Farenheit se frotta les mains.

--Bravo! grommela-t-il, j'en ai assez des montagnes blanches et du ciel
noir; sans compter que nous avons l'air de momies dans ce sac de
caoutchouc... pour ce que nous avons vu de drôle par ici...

Il s'interrompit pour ajouter:

--Une seule chose m'a intéressé; ça été de voir la terre me servir de
lune.

Et il éclata de rire.

Mickhaïl Ossipoff considéra l'Américain avec pitié et se tournant vers
Gontran de Flammermont, laissa tomber ces mots d'une lèvre dédaigneuse.

--_Vulgum pecus_!

Le jeune comte répliqua:

--Quant à moi, je suis enchanté de cette exploration qui m'a convaincu
une fois de plus que le cycle des manifestations physiques ne se termine
pas à la surface de notre satellite... Les forces de la nature sont
incommensurables, et ce serait les taxer d'impuissance que de les
mesurer à notre taille. Partout elle agit et son impulsion mystérieuse
meut les rochers dans le cratère des volcans, comme les étoiles dans
l'immensité des cieux.

Le vieillard enveloppa Gontran d'un regard attendri.

Fricoulet tira son ami par la manche.

--La belle phrase! murmura-t-il railleusement; où as-tu pris cela?

--Dans les _Continents célestes_ de mon homonyme Flammermont.

[Illustration]




CHAPITRE XIX

DANS LEQUEL FÉDOR SHARP FAIT DES SIENNES


[Illustration]

Ce fut en pleine nuit que la barque aérienne atteignit Maoulideck, la
ville capitale de la lune où devait se réunir le congrès sélénite.

Une salle fut mise à la disposition des voyageurs pour leur permettre
d'attendre non seulement la lumière du jour qui ne devait luire que dans
trois fois vingt-quatre heures, mais encore l'époque fixée pour la
réunion des lunariens, c'est-à-dire la deux cent quarantième heure après
le lever du soleil.

Fédor Sharp, toujours en syncope, fut étendu dans un coin et les sacs de
minerai empilés dans un autre.

Puis, après s'être arrangé commodément pour attendre le jour, on
s'occupa du prochain voyage.

Ossipoff avait déclaré vouloir partir au plus tôt, afin de profiter de
la position astronomique favorable de Vénus par rapport à la Lune.

Le vieux savant supportait impatiemment cette obscurité, pendant
laquelle force lui était de demeurer dans l'inactivité et de perdre un
temps précieux.

[Illustration]

--Eh! mon cher monsieur Ossipoff, disait Fricoulet en plaisantant,
comment! vous voulez explorer les mondes et vous n'avez pas plus de
patience que cela? Mais qui vous dit que vous ne rencontrerez pas des
sphères où la nuit sera éternelle, où les habitants mettront peut-être
des siècles avant de prendre une décision ou de faire le moindre
mouvement?

--C'est fort possible, ajouta sérieusement M. de Flammermont... il y a
tant de terres dans l'espace, que l'on peut en rencontrer où l'on dort
éternellement comme d'autres où l'on ne dort jamais.

Le vieux savant, quand il était de mauvaise humeur, n'aimait pas la
plaisanterie; aussi tourna-t-il le dos aux deux jeunes gens pour aller
s'asseoir et étudier, à la lueur d'une lampe Trouvé, la marche de Vénus
dans l'espace.

Enfin, le soleil parut et tout le monde se trouva prêt à exécuter les
instructions du vieillard.

--Mon cher monsieur Ossipoff, dit tout à coup Fricoulet, il vient de me
pousser une idée lumineuse.

Le vieux savant qui avait pris pour principe de se défier tout d'abord
des idées de l'ingénieur, quitte à les déclarer excellentes lorsqu'il
les avait mises à exécution, le vieux savant fronça légèrement les
sourcils.

Puis, d'une voix qui n'avait rien d'engageant:

--Dites toujours, grommela-t-il.

--Eh bien! murmura Fricoulet en baissant la voix d'un air plein de
mystère, si nous nous arrangions de manière à donner aux Sélénites une
opinion merveilleuse des ambassadeurs de la «Tournante».

--Et, à votre avis, demanda le savant, que faut-il faire pour cela?

--Quitter la lune le jour même du congrès.

Ossipoff eut un mouvement de tête approbatif.

--Mieux que cela, s'écria Gontran, partons du sein même du congrès.

L'ingénieur et le vieillard eurent un haussement de sourcils plein
d'interrogation.

--Puisque nous connaissons le lieu où doivent se réunir les Sélénites,
soucieux de nous admirer et de nous entendre, transportons-y notre wagon
réparons-le avec le plus de rapidité possible et, la dernière parole
prononcée, alors que les applaudissements accueillant votre péroraison
retentiront encore, nous nous enlèverons à leurs yeux étonnés.

--Comme Mahomet au nez et à la barbe des musulmans, fit Séléna.

--Ou, mieux encore, comme Godard dans quelque fête foraine des environs
de Paris, dit à son tour Fricoulet en souriant malicieusement.

Et il ajouta:

--Il ne manquera que l'orphéon de la localité pour nous saluer des sons
de ses cornets à pistons.

Cependant Ossipoff restait sérieux.

--Eh bien? demanda Gontran.

Le vieillard ne répondit pas de suite; il est certain que si une
semblable proposition eût été faite par Fricoulet seul le vieux savant
s'en fût défié, croyant à une plaisanterie... mais, dans son esprit, M.
de Flammermont était un homme bien trop grave pour qu'il ne crût pas
devoir prêter attention à tout ce qui émanait de lui.

[Illustration]

Il réfléchit donc quelques instants et, enfin, répondit:

--A cela, je ne vois guère d'autre inconvénient que celui résultant du
travail à exécuter... bien que n'ayant pas examiné en détail notre
wagon, je crois qu'il a subi pas mal d'avaries.

--Il est facile de s'en rendre compte, dit Fricoulet, riant sous cape de
voir le vieillard accepter, sans même la discuter, cette originale idée
de départ.

Et, séance tenante, il fut décidé que la petite troupe se rendrait, sans
perdre un instant, à Chuir, d'où, à l'aide des «montagnes russes» comme
disait Gontran, elle irait chercher le projectile et le matériel pour
les ramener au cratère choisi comme lieu de départ.

Mais au moment de s'embarquer, Jonathan Farenheit refusa énergiquement
de suivre ses compagnons.

--Allez sans moi, leur dit-il, je reste ici... vous trouverez bien
quelque Sélénite pour me remplacer.

--Mais qu'y a-t-il donc? demandèrent les autres tout surpris.

--Il y a, répondit l'Américain dont les lèvres se plissèrent dans un
rictus féroce, il y a que je me suis constitué le gardien et le
garde-malade de Fédor Sharp et que je ne puis le quitter...

--Eh! c'est pardieu vrai, s'écria Fricoulet, nous oublions l'ami Fédor;
et tout bandit qu'il soit, nous ne pouvons l'abandonner dans cet état.

--Messieurs, dit à son tour Séléna, il y a une chose bien simple à
faire... Partez tous les quatre pour Chuir; quant à moi, qui ne pourrais
vous être là-bas d'aucune utilité, je demeurerai ici à soigner ce
malheureux.

En entendant sa fiancée faire cette proposition, M. de Flammermont pâlit
légèrement et son visage refléta la plus vive contrariété.

--Monsieur Ossipoff, dit-il en se tournant vers le vieillard, je vous
supplie de ne pas laisser mademoiselle Séléna seule avec cet homme.

[Illustration]

--Que craignez-vous donc? demanda la jeune fille?... Ce malheureux, vous
le voyez bien, est incapable de faire un mouvement; n'était sa
respiration, on le croirait mort.

--Eh! je sais cela, ma chère Séléna, repartit le jeune comte, mais que
voulez-vous? j'ai peur de vous voir demeurer ici seule avec lui.

Tous les regards étaient tournés vers le vieillard.

--Il est certain, dit-il enfin, qu'il serait bien préférable de ne pas
nous priver du concours précieux de sir Jonathan... mais il vaut mieux
qu'il demeure auprès de Sharp, au lieu et place de ma fille... je sais
bien qu'il n'y a rien à craindre, mais il ne faut pas tenter le diable.

Ce fut sur ces mots que le vieux savant, sa fille et ses deux compagnons
s'embarquèrent de nouveau dans la barque volante pour gagner Chuir,
laissant l'Américain installé au chevet du moribond.

Car, on peut dire que Fédor Sharp n'était pas autre chose.

Depuis le jour où ses ennemis l'avaient trouvé dans les montagnes
de l'Éternelle Lumière, plus d'une semaine s'était passée et,
toujours étendu sans mouvement sur sa couche, il eût semblé mort
si Fricoulet ne s'était de temps en temps, assuré que le coeur battait
toujours--faiblement, il est vrai--et si, toutes les douze heures, on
n'eût réussi à introduire à travers ses dents serrées la valeur d'une
demi-tablette de Liebig dissoute dans un peu d'eau.

Ce qui n'empêchait pas Jonathan Farenheit de le surveiller d'aussi près
que s'il y avait eu à craindre quelque tentative d'évasion de la part de
ce mort vivant.

C'est que la haine de l'Américain qui, avec le temps, avait paru
s'apaiser, s'était éveillée plus forte qu'auparavant depuis que le
hasard l'avait remis face à face avec son ennemi.

Certes, il ne l'eût pas touché du bout du doigt, alors qu'il était en un
si pitoyable état; il pouvait être rude, brutal, bougon, bref avoir tous
les défauts du monde, en réalité, c'était une nature franche et loyale.

Mais il suppliait Dieu de faire un miracle et de rendre la santé à Fédor
Sharp.

Oh! alors, si pareille chose arrivait, il en serait autrement.

Et en pensant à cela, un rictus féroce soulevait sa lèvre, découvrait
ses longues dents jaunes et déchaussées, tandis que ses poings
formidables et velus se serraient dans une crispation fiévreuse.

Malheureusement pour les projets de vengeance de l'Américain, Dieu ne
semblait nullement disposé à faire un miracle et, lorsque Ossipoff
revint au bout de trois jours, avec le wagon, Sharp était absolument
dans le même état où il se trouvait au départ.

Ce que voyant, Jonathan Farenheit perdit patience, sans compter qu'il
lui répugnait de voir ses compagnons travailler, tandis qu'il passait
ses journées à errer dans la salle où était le malade, comme un fauve
dans sa cage; aussi, se décida-t-il à abandonner sa faction pour
rejoindre les autres dans le cratère où ils s'occupaient de réparer le
véhicule.

Celui-ci avait quelque peu souffert dans la chute terrible qui l'avait
jeté sur le sol lunaire.

Le _culot_, ou partie inférieure, était bossué et déformé en plusieurs
endroits et il fallut aux terriens bien des efforts et bien des heures
de travail avant d'arriver à le rendre étanche comme auparavant.

Mais Mickhaïl Ossipoff était si savant, Fricoulet si ingénieux, Gontran
si adroit et Farenheit si vigoureux, que l'on en vint cependant à bout
en somme assez rapidement.

Lorsque l'extérieur du projectile eût été réparé, on passa à
l'intérieur; mais cette besogne n'était rien comparativement à celle qui
venait d'être terminée; il s'agissait simplement de remonter les
bibliothèques, de reclouer des planches, de remplacer les lampes à
incandescence brisées, de revisser le lustre, de remettre de nouveaux
fils conducteurs et de nouveaux zincs à la pile électrique.

Cela fait, et le wagon ayant repris son aspect primitif, on s'occupa de
remplir les réservoirs à air en liquéfiant au moyen des appareils
emportés par Ossipoff, l'oxygène contenu dans l'atmosphère lunaire.

Maintenant, il ne s'agissait plus que de garnir le wagon de son nouveau
moyen de locomotion.

Ossipoff avait fait tirer du laboratoire des caisses soigneusement
clouées sur le contenu desquelles il avait, durant tout le voyage, gardé
le secret le plus absolu, et ces caisses avaient été transportées dans
la salle mise à la disposition des Terriens. Dans un coin, faisant
pendant à la couchette de Fédor Sharp et protégés de la lumière par une
bâche en toile goudronnée, étaient empilés les sacs de minerai recueilli
dans le pays des «Subvolves».

Les caisses déclouées, on en sortit, soigneusement enveloppées dans de
la paille et protégées du moindre choc par des tampons de caoutchouc,
une demi-douzaine de sphères en cristal épais pouvant avoir 50
centimètres de diamètre.

--Eh! eh! monsieur Ossipoff, dit Fricoulet, vous êtes un homme de
précaution... ces récipients dont vous nous parliez l'autre jour pour
enfermer votre minerai... les voici.

--Précisément, monsieur Fricoulet, répondit le vieillard.

Puis, remarquant sur le visage du jeune ingénieur, les traces d'une
préoccupation visible, il ajouta:

--Auriez-vous par hasard quelque observation à m'adresser?... à quoi
pensez-vous?

--Je pense aux moyens que vous emploierez pour descendre.

Ossipoff haussa les épaules.

--Rien de plus simple, répondit-il; ces sphères transparentes seront
enfermées dans d'autres sphères métalliques... que voici d'ailleurs. En
découvrant plus ou moins, par un mécanisme se manoeuvrant de
l'intérieur, ces sphères métalliques, le minerai se trouvera plus ou
moins exposé aux rayons lumineux et nous réglerons ainsi notre vitesse.

Fricoulet hochait la tête et il allait certainement faire une autre
objection; mais ce fut Gontran qui le prévint.

--Voilà la question de vitesse bien réglée, cher monsieur, dit-il; reste
la question de direction... si la lumière devient le moteur de notre
projectile nous ne pourrons jamais nous diriger autre part que sur le
soleil.

Un sourire malicieux éclaira le visage de l'ingénieur qui ajouta à son
tour:

--En sorte que nous ne pourrons visiter que les planètes qui circulent
entre la terre et le soleil, c'est-à-dire Vénus et Mercure... quant aux
planètes extérieures à l'orbe de la terre, comme Mars, Saturne et bien
d'autres... nous ne devons pas y penser.

Le vieux savant, la tête penchée sur la poitrine, réfléchissait.

--Et puis, poursuivit M. de Flammermont désireux de faire montre de ses
quelques connaissances astronomiques, et puis, combien de temps durera
ce nouveau voyage? Avez-vous songé qu'il y a plus de vingt millions de
lieues de la Terre jusqu'à Mercure... ce sont des mois entiers qu'il
faudra pour franchir ces énormes distances..

Il se tut et il sembla que le vieillard fût écrasé sous le poids de ces
objections.

Les bras croisés, les yeux fixés sur le sol, les sourcils violemment
contractés, il demeurait plongé dans une profonde méditation.

--_By god_! s'écria tout à coup Jonathan Farenheit, qui jusqu'à présent
n'avait rien dit... Pourquoi ne badigeonnez-vous pas la paroi extérieure
de votre wagon avec le minerai... plus vous aurez de surface
impressionnée et plus votre vitesse sera grande.

[Illustration: La Terre sert de phare et d'horloge au pays des _Subvolves_.]

Ossipoff releva la tête, regarda fixement l'Américain et, se précipitant
vers lui, s'empara de ses mains qu'il secoua avec énergie.

--Vous êtes un génie, sir Jonathan! s'écria-t-il.

Puis se tournant vers Gontran et Fricoulet:

--Non, nous ne serons pas des années en route, monsieur de Flammermont,
dit-il victorieusement; non, monsieur Fricoulet, nous ne marcherons pas
toujours vers le soleil. Comme vient de le dire ce cher sir Jonathan
Farenheit, nous avons sur notre wagon un nombre respectable de mètres
carrés qu'il nous faut utiliser pour acquérir le maximum de vitesse...
quant à la direction, nous l'obtiendrons en disposant autour du wagon
une large plateforme dont un côté sera badigeonné avec du minerai et
l'autre côté peint en noir; cette plateforme sera composée de plaques
pivotant sur elles-mêmes en sorte que suivant qu'on exposera à la
lumière la face noire ou la face opposée on changera de direction.

Il tira un crayon de sa poche, fit rapidement sur la paroi même de la
salle quelques calculs et ajouta:

--Le maximum de vitesse que nous pourrons obtenir pourra atteindre
20.000 mètres par seconde, soit 18.000 lieues à l'heure... il nous
faudra donc pour atteindre Mercure, un peu plus de quarante jours de
voyage.

Il jeta autour de lui un regard quêtant les approbations; mais personne
ne répondit tellement ces hommes audacieux trouvaient extravagant le
projet du vieillard.

--Bast! grommela celui-ci entre ses dents, ils ne peuvent me comprendre;
mais l'expérience les convaincra.

Quelque peu de confiance que Gontran et l'Américain eussent dans ce
système de locomotion, quelque défiance même que Fricoulet pût avoir,
tout le monde néanmoins se mit à l'oeuvre avec acharnement.

On prépara une peinture gommeuse à laquelle on ajouta le précieux
minerai, préalablement vanné, criblé avec soin, débarrassé des parties
étrangères qu'il contenait.

Farenheit, transformé en ouvrier badigeonneur, fut chargé d'étendre
cette préparation sur les parois extérieures du wagon.

Pendant ce temps, Fricoulet, aidé de Gontran, fabriquait la plateforme
composée de vingt-quatre morceaux montés chacun sur un axe qui
traversait la paroi et pouvait le faire pivoter sur lui-même, à la
volonté des voyageurs, pour présenter l'une ou l'autre de ses faces aux
rayons lumineux.

Enfin, le matin même du jour fixé pour la réunion du congrès, les
Terriens avaient terminé leur besogne et ils laissaient l'obus tout prêt
au départ au milieu du cratère, pour aller prendre quelques heures de
repos.

--Qu'allons-nous faire de Sharp? demanda Fricoulet à Ossipoff tandis
qu'ils regagnaient leur demeure provisoire.

Un froncement de sourcils prouva à l'ingénieur que cette question
n'était pas sans embarrasser le vieillard.

--Je ne sais trop, répondit celui-ci au bout de quelques instants.

--On ne peut cependant abandonner ce malheureux dans cet état, murmura
Séléna d'une voix pleine de pitié.

--Il est certain que pour le moment, il ne vaut guère plus qu'un mort,
ajouta Fricoulet.

Farenheit étendit la main.

--Voulez-vous me confier le soin de le garder? demanda-t-il.

--Vous! s'écria Ossipoff.

--Oui... moi... je m'engage sur l'honneur à faire l'impossible pour le
sauver... mais une fois sur pied je reprends toute ma liberté, et
alors...

L'éclair qui brilla dans ses yeux acheva sa phrase plus
significativement que ne l'eussent pu faire les paroles les plus
énergiques.

--Vous nous abandonneriez donc! s'écria M. de Flammermont.

--Mon cher monsieur, répondit l'Américain, en vous encombrant de ma
personne, lorsque l'obus est parti de la Terre, je n'avais qu'un but:
arriver jusque dans la lune et une fois là, me mettre à la recherche de
ce gredin de Sharp... maintenant que je le tiens, je ne le quitte
plus... je n'aurai d'ailleurs aucune raison de pousser plus loin mes
pérégrinations.

Ossipoff eut un mouvement d'épaules plein de surprise.

--Eh quoi! s'écria-t-il, ne vous souciez-vous donc pas d'aller admirer
de près toutes ces merveilles célestes qui ont sollicité votre
attention, alors que vous ne les aperceviez qu'à une distance de
plusieurs millions de lieues?

L'Américain hocha la tête.

--Monsieur Ossipoff, répondit-il, pour être franc, je dois vous avouer
que je me suis toujours beaucoup plus occupé de l'élevage des porcs et
du commerce des suifs que des étoiles et des planètes... Pour le moment
je préfère de beaucoup contempler la face de Fédor Sharp, tout vilain
qu'il est, qu'admirer Mars ou Saturne, quels que soient les spectacles
féeriques qu'ils me promettent.

Et sur ces mots prononcés d'un ton qui n'admettait pas de réplique,
l'Américain franchit le seuil de la salle qui servait de demeure aux
terriens.

Mais à peine avait-il fait quelques pas qu'il leva les bras au ciel dans
un geste de fureur, en même temps qu'une exclamation étranglée sortait
de ses lèvres.

--Sharp!... Sharp!

Il n'en put dire davantage et sa bouche demeura grande ouverte, au
milieu de son visage apoplectisé dans lequel ses yeux ronds faisaient
deux taches luisant comme des brasiers.

Ses compagnons étaient accourus et, muets de stupeur, considéraient la
couchette sur laquelle Sharp était demeuré étendu depuis près de quinze
jours.

Elle était vide.

--Le drôle nous a joués! s'écria Gontran furieux.

Ossipoff se tourna vers Fricoulet et lui demanda d'un ton railleur:

--Eh bien! monsieur, vous le disiez si malade?

--Je cours après, monsieur Ossipoff, répondit l'ingénieur, et si je le
trouve, je vous jure que je vous le ramènerai mort ou vivant.

Ce disant, il sauta sur une carabine suspendue au mur et se précipita au
dehors.

Gontran et Farenheit se jetèrent sur ses talons, laissant le vieillard
et sa fille consternés.

Les trois hommes revinrent, quatre heures après, exténués et la tête
basse; nulle part ils n'avaient trouvé trace du fugitif.

--Méfions-nous, grommela Farenheit, le bandit est capable de méditer
quelque mauvais tour.

Comme il achevait ces mots, Telingâ les vint chercher pour les conduire
au cratère dans lequel une foule innombrable les attendait sous la
présidence des notables.

Au milieu d'un imposant silence, le directeur de l'Observatoire sélénite
se leva et prononça d'une voix vibrante les paroles suivantes:

«Mes chers compatriotes, vous tous qui avez répondu à notre appel et qui
avez franchi d'énormes distances pour vous réunir dans cette enceinte,
apprenez qu'enfin l'espace qui sépare la _Tournante_ de notre monde a
été traversé par des habitants audacieux de cette planète, curieux
d'étudier au passage notre humble sphère.

«Ainsi, le grand voile est déchiré, les mystères de la nature sont mis
au jour et avant l'extinction complète de la vie à sa surface, notre
monde aura reçu l'assurance qu'une autre vie se développe à ses côtés et
que, lorsqu'il roulera inerte et glacé à travers l'espace infini des
cieux, une autre humanité, plus jeune et supérieure à la nôtre,
poursuivra sa marche ascendante vers le progrès et la perfection.

«Quel fait plus prodigieux que celui dont nous sommes témoins! Quel
événement plus émouvant dans les annales de notre planète! Dès ce
moment, nous entrons en communication directe avec nos frères de
l'Infini. Avant de disparaître notre humanité les aura vus et aura
obtenu d'eux l'assurance que les Terres du Ciel sont le séjour d'êtres
intelligents et heureux...»

Ici, l'orateur fit une légère pause, ce qui permit à Gontran de murmurer
à l'oreille de Fricoulet:

--En avant la musique!

Le Sélénite reprit, en se tournant vers Ossipoff:

«Et maintenant, illustre savant, parle-nous de la Terre et fais nous de
ton voyage un récit détaillé, que nos écrivains puissent enregistrer sur
une page spéciale de notre histoire.»

Alors, le vieillard se leva et commença le récit de ses aventures.

Quand il en arriva à dire que le mobile le plus puissant de son voyage
avait été l'ardent désir de savoir si la lune était ou non habitée,
Telingâ lui demanda:

--Ainsi donc, sur la _Tournante_, on ne croit pas à l'habitabilité des
autres mondes et, en particulier, à celle de la lune?

--Pour dire vrai, répondit Ossipoff, les neuf dixièmes de l'humanité
terrestre se préoccupent fort peu des planètes et des étoiles dont ils
connaissent à peine le nom.

Ce disant, il laissait tomber un regard méprisant sur Jonathan
Farenheit.

[Illustration: une Sélénite.]

--Quant au reste, je parle du monde savant, poursuivit le vieillard,
malgré les efforts de nos philosophes, il discute fort âprement la
question de la pluralité des mondes habités..... Les plus célèbres
d'entre nous considèrent la terre comme le seul lieu qui puisse l'être;
pour eux, les autres planètes sont absolument désertes, par cette
simple raison qu'elles ne ressemblent pas à la boule terraquée qui leur
a donné naissance... En ce qui concerne plus particulièrement la lune,
voici, ou à peu près, le langage qu'ils tiennent: «Déshéritée de tout
liquide et de toute enveloppe aérienne, la lune n'est sujette à aucun
des phénomènes météorologiques terrestres; elle n'a ni pluie, ni nuages,
ni vent, ni grêle, ni orage. C'est une masse solide et aride, désolée et
silencieuse, sans le moindre vestige de végétation et où il est évident
qu'aucun animal ne trouverait le moyen de subsister... Si cependant la
lune a des habitants, ce ne sont que des êtres privés de toute
impressionnabilité, de tout sentiment, de tout mouvement, réduits à la
condition des corps bruts, des substances inertes, etc., etc..

Ces mots furent accueillis par un clappement de langue formidable que
firent retentir douze mille géants.

Pour un peu, cette explosion de gaieté eût pu s'entendre de la terre.

--Ces raisonnements des astronomes terrestres, riposta aussitôt Telingâ,
prouvent ou qu'ils ont de bien mauvais instruments d'optique pour
étudier notre planète, ou qu'ils ont l'entendement fermé aux
manifestations de la nature. Plutôt que vous, ne serions-nous pas fondés
à prétendre que votre monde est inhabitable, par suite des différences
qu'il présente avec le nôtre, de son régime météorologique tumultueux,
de sa lourde atmosphère, de ses océans continuellement agités? Ne
pourrions nous pas dire avec raison que votre planète n'a d'autre raison
d'être que de servir de phare et d'horloge au pays des _Subvolves_?

Après avoir par ces quelques mots satisfait son indignation, le Sélénite
s'assit et Ossipoff ajouta:

--Si je vous disais que ce n'est qu'après mille difficultés que j'ai pu
quitter ma planète natale et m'élancer dans l'espace.....

--Mais, interrompit encore Telingâ, et ces deux Terriens que vous avez
rencontrés dans les montagnes de l'Éternelle Lumière?

Ossipoff devint rouge de colère.

--De ces deux-là, répondit-il, l'un m'est inconnu, c'est celui qui est
mort; l'autre est un misérable qui a réussi à me voler mon procédé de
locomotion interlunaire... et pendant qu'un volcan me fournissait la
propulsion dont j'avais besoin, il construisait le canon que j'avais
inventé et il s'élançait vers votre monde.

--Pour exploiter des champs de diamants! s'écria d'une voix de tonnerre
Jonathan Farenheit, ces précieux _placers_ qui n'existaient que dans son
imagination de voleur!

Comme il achevait, de derrière une anfractuosité de rochers surgit une
longue et maigre silhouette; en même temps, une voix stridente
s'écriait:

--Jonathan Farenheit! vous mentez.

Celui qui venait de parler, c'était Fédor Sharp qui se tenait immobile
au milieu du cirque, non loin de la toile goudronnée, qui recouvrait le
wagon, toisant d'un regard railleur ses ennemis, semblant les défier.

Ossipoff et l'Américain s'étaient dressés d'un même mouvement.

Le premier était immobile de stupeur, mais le second se fût élancé, si
Fricoulet et Gontran ne l'eussent saisi à bras le corps.

--Laissez-moi, criait-il, laissez-moi... je veux me venger!

Mais ses compagnons qui, eux voulaient faire justice, en prenant Sharp
vivant, tenaient par cela même à empêcher Farenheit d'atteindre le
misérable.

Dans l'assemblée, le tumulte était à son comble; tous les Sélénites
étaient debout, cherchant à deviner, d'après les gestes des Terriens, ce
qu'ils disaient dans cette langue incompréhensible pour eux.

Tout à coup, Ossipoff dit à Sharp:

--Fédor Sharp, vous êtes un traître et un voleur... Je rougis pour la
Russie, ma patrie, qui vous a donné le jour et pour l'Institut des
sciences de Pétersbourg qui vous avait admis dans ses rangs... Votre
conduite infâme appelait une vengeance... les circonstances mêmes nous
permettent de vous punir... nous partons pour ne plus revenir et nous
vous laissons ici, sur cette terre inconnue, sans ami, sans soutien, au
milieu d'une population ennemie du mensonge, qui concevra pour vous le
plus profond mépris... Puisse Dieu vous prendre bientôt en pitié et vous
rappeler à lui...

Sharp répondit à ces paroles que le vieillard avait prononcées d'une
voix triste, par un ricanement moqueur.

--Ah! tu pars, Mickhaïl Ossipoff, riposta-t-il en dardant sur son ancien
collègue des regards pleins de haine... Pour toi, la gloire, n'est-ce
pas, et la joie d'avoir satisfait ta soif de l'infini!... et pour moi,
le néant, la mort!... Eh bien! cela ne sera pas!

Comme il achevait ces mots, Farenheit réussit enfin à se dégager de
l'étreinte des deux jeunes gens et d'un bond se précipita sur Fédor
Sharp.

Mais celui-ci ne le quittait pas des yeux; en le voyant accourir suivi
d'Ossipoff et des autres Terriens, il tira de son vêtement un tube
métallique ayant à peu près la forme et les dimensions d'une cartouche
de fusil et le lança sur le groupe qui se ruait vers lui.

Une détonation épouvantable retentit; Ossipoff et ses amis furent
entourés de flammes et de fumée; sous leurs pieds, le sol se crevassa et
ils roulèrent, au milieu de débris de rochers pulvérisés par la violence
de l'explosion.

Farenheit, frappé en pleine poitrine par les éclats meurtriers du
projectile bourré de sélénite, se tordait, en proie aux plus horribles
souffrances.

Profitant de la stupeur et de la panique générales, Fédor Sharp courut
vers Séléna qui gisait inanimée à côté de son père et la saisissant dans
ses bras, il s'enfuit à toutes jambes vers le milieu du cirque, puis
disparut sous la toile qui protégeait l'obus contre la lumière.

Mais déjà, les Terriens qui n'étaient qu'étourdis revenaient à eux.

--Ma fille! s'écria Ossipoff en constatant la disparition de Séléna.

Gontran poussa un cri de fureur.

--Ce bandit est capable de s'en être emparé comme d'un otage, fit-il.

Un Sélénite qui avait suivi la manoeuvre de Sharp, étendit le bras vers
le centre du cirque.

--Là, dit-il, cet homme s'est réfugié là avec votre compagne.

Comme il achevait ces mots, la toile goudronnée s'abattit, découvrant
l'obus qui étincelait comme un diamant sous les rayons solaires.

Ossipoff et ses compagnons, une angoisse poignante à l'âme, se
précipitèrent; mais avant qu'ils eussent fait la moitié du trajet,
l'obus, obéissant à la lumière qui l'attirait, s'enleva et fila comme un
éclair, emportant dans l'espace Fédor Sharp et la fille de son ennemi.

A cette vue, Mickhaïl Ossipoff tomba évanoui entre les bras de
Fricoulet, pendant que M. de Flammermont, affolé par sa rage
impuissante, menaçait du poing l'Infini.

FIN DU VOYAGE A LA LUNE

_Achevé d'imprimer_ le vingt-cinq novembre mil huit cent quatre-vingt-huit.
PAR CH. UNSINGER
83, rue du Bac,
POUR G. ÉDINGER, ÉDITEUR,
34, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, 34,
_A PARIS_




TABLE DES MATIÈRES


    I. Dans lequel il est un peu parlé de mariage et beaucoup de la lune
   II. Dans lequel Gontran conçoit des doutes sérieux sur la solidité
       cérébrale de son futur beau-père
  III. Comme quoi Fédor Sharp, bien que secrétaire perpétuel de l'Académie
       des Sciences, était une canaille
   IV. Où la Providence se présente à Séléna sous les traits d'Alcide
       Fricoulet
    V. L'enlèvement d'Ossipoff
   VI. Où Gontran a une idée lumineuse
  VII. Le wagon-obus
 VIII. Où il est démontré une fois de plus que Fédor Sharp est un gredin
   IX. Préparatifs de départ
    X. La dernière journée terrestre
   XI. Mickhaïl Ossipoff rencontre dans l'espace son ancien collègue de
       l'Académie des Sciences
  XII. Un drame dans un boulet
 XIII. La lune à vol d'oiseau
  XIV. A quatre-vingt-dix mille lieues de la terre
   XV. A travers l'hémisphère invisible de la lune
  XVI. Les montagnes de l'éternelle lumière
 XVII. Ce qui s'était passé dans le boulet
XVIII. Éclipse de soleil et marée lunaire
  XIX. Dans lequel Fédor Sharp fait des siennes





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russe, by Georges Le Faure et Henri de Graffigny

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*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
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works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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