La portée de la révolution russe

By graf Leo Tolstoy

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Title: La portée de la révolution russe

Author: graf Leo Tolstoy

Translator: E. Halpérine-Kaminsky

Release date: July 24, 2025 [eBook #76557]

Language: French

Original publication: Paris: Eugène Fasquelle, 1907

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioteca Centrală Universitară Carol I in Bucharest)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PORTÉE DE LA RÉVOLUTION RUSSE ***






  LÉON TOLSTOÏ

  LA
  RÉVOLUTION RUSSE
  SA PORTÉE MONDIALE

  TRADUIT DU RUSSE
  Par E. HALPÉRINE-KAMINSKY


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11
  1907




EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume.


  PLAISIRS VICIEUX, traduction par Halpérine-Kaminsky,
    préface par Alexandre Dumas, de l’Académie française          1 vol.

  PLAISIRS CRUELS, contenant la profession de foi de l’auteur,
    traduction par Halpérine-Kaminsky, préface par Charles
    Richet, professeur à la Faculté de médecine de Paris          1 vol.

  LA VRAIE VIE, traduct. par Halpérine-Kaminsky                   1 vol.

  APPELS AUX DIRIGEANTS, traduction par Halpérine-Kaminsky        1 vol.

  CONSEILS AUX DIRIGÉS, traduction par Halpérine-Kaminsky         1 vol.

  LA FOI UNIVERSELLE, _précédé d’un Appel au Clergé_,
    traduction par Halpérine-Kaminsky                             1 vol.

  LE GRAND CRIME, _précédé d’une Lettre au Tsar_, traduction
    par Halpérine-Kaminsky                                        1 vol.

  GUERRE ET RÉVOLUTION (_La fin d’un Monde_), traduction
    par Halpérine-Kaminsky                                        1 vol.

  LES RÉVOLUTIONNAIRES, traduction par J.-W. Bienstock            1 vol.

  CORRESPONDANCE INÉDITE, réunie et traduite par J.-W. Bienstock  1 vol.


Il a été tiré du présent ouvrage cinq exemplaires numérotés sur papier
de Hollande.


Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y
compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège.


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--16258.




LA PORTÉE

DE LA

RÉVOLUTION RUSSE




Nous vivons une grande époque. Jamais les hommes n’ont eu devant eux une
œuvre aussi grandiose à accomplir. Notre siècle est le siècle de
révolution dans la plus haute acception de ce mot: révolution morale et
non matérielle. Il se forme une idée supérieure d’organisation sociale
et de perfectionnement moral. Nous n’assisterons pas à la moisson, mais
c’est un grand bonheur que de semer avec foi.

CHANNING.


Les dévots de l’utile n’ont d’autre moralité que celle de l’intérêt, et
d’autre religion que celle du bien matériel. Ils ont trouvé le corps
humain mutilé et épuisé par la misère: dès lors, dans leur zèle
inconsidéré, ils se dirent: «Guérissons ce corps; quand il sera bien
portant, gras, gavé, l’âme reviendra y habiter.» Je dis, moi, qu’on ne
saurait guérir ce corps qu’après avoir guéri l’âme. L’origine du mal est
en elle, tandis que les maux corporels ne sont que les manifestations
extérieures de ce mal. L’humanité meurt, de nos jours, de l’absence
d’une foi commune, d’une idée commune, unissant la terre au ciel,
l’univers à Dieu. L’absence de cette religion spirituelle, dont n’ont
survécu que les formes creuses et les formules inertes; l’absence
complète du sentiment du devoir, de l’aptitude de se sacrifier, ont fait
que l’homme est tombé dans la sauvagerie et a dressé sur un autel vide
l’idole de l’utilité. Les despotes et les princes de ce monde sont
devenus ses pontifes. Ce sont eux qui ont donné l’odieuse formule de la
morale utilitaire proclamant: «Chacun pour les siens, chacun pour soi.»

Joseph MAZZINI.


Et voyant la multitude du peuple, Il fut ému de compassion envers eux de
ce qu’ils étaient dispersés et errants, comme des brebis qui n’ont pas
de berger.

SAINT MATTHIEU (IX, 36).




LA PORTÉE

DE LA

RÉVOLUTION RUSSE




AVANT-PROPOS


Une révolution s’accomplit en Russie, et le monde entier la suit avec
une attention soutenue, cherchant à deviner et à prévoir où elle
conduira les Russes.

Il est peut-être intéressant et important, pour les spectateurs qui
observent la révolution russe du dehors, de prévoir son aboutissant;
mais pour nous, Russes, qui la vivons, qui la faisons, l’intérêt
primordial n’est pas là; il est dans la détermination la plus nette et
la plus certaine de ce que nous devons faire en ces instants dangereux,
graves et d’une si grande portée pour nous.

Toute la révolution est dans la sanction du changement survenu dans les
rapports du peuple avec le gouvernement.

C’est bien ce changement qui s’effectue actuellement en Russie, et c’est
nous, tous les Russes, qui concourons à ce changement.

Pour savoir comment nous pouvons et devons modifier nos rapports envers
le pouvoir, il nous faut donc élucider ce qu’est celui-ci, quelle est
son origine et quelle serait la meilleure attitude à garder envers lui.




I


Les mêmes phénomènes se sont invariablement produits chez tous les
peuples. Parmi ceux qui étaient occupés aux travaux indispensables à
leur subsistance: la chasse, ou l’élevage des bétails, ou l’agriculture,
se sont trouvés des individus, compatriotes ou étrangers, qui enlevaient
à ceux qui travaillaient le produit de leur travail: ils pillaient
d’abord, puis asservissaient leurs victimes et exigeaient d’elles soit
leur travail, soit un tribut.

Les choses se passaient ainsi dans l’antiquité et se passent encore en
Afrique et en Asie. Et c’est ainsi que les travailleurs, toujours
occupés à leur œuvre indispensable et habituelle de la lutte contre les
forces naturelles, œuvre de leur subsistance et de celle de leurs
enfants, se soumettaient à toutes les exigences des conquérants, bien
qu’ils fussent plus nombreux et plus moraux que ceux-ci.

Ils se soumettaient en raison de la répulsion qu’ont toujours les hommes
de lutter contre des hommes. Cette répulsion caractérise surtout ceux
qui sont occupés à l’œuvre grave de la lutte contre la nature. Ils
préfèrent donc subir toutes les suites qu’entraînent pour eux les
violences que d’abandonner leur travail coutumier, si nécessaire et si
affectionné d’eux.

Il n’y avait certes question d’aucun «contrat» que font intervenir Hugo
Groz ou Rousseau pour déterminer les rapports entre manants et
seigneurs. Il ne pouvait pas y avoir non plus entente commune, comme
l’imagine Spencer dans ses _Principles of Sociology_, entente sur la
meilleure façon d’organiser la vie sociale. Au contraire, il se
produisait tout naturellement ceci: lorsque les uns subissaient la
violence des autres, les opprimés préféraient toutes les misères aux
soucis et aux efforts de la lutte contre les oppresseurs, et cela
d’autant plus que ceux-ci se chargeaient de défendre les pays soumis
contre les perturbateurs extérieurs ou intérieurs de l’ordre et de la
tranquillité.

Lorsqu’on étudie l’organisation des sociétés primitives, on omet
toujours le fait que ce sont les membres qui assurent l’existence de
toute la communauté qui sont les plus nécessaires et les plus moraux. Il
est donc plus naturel qu’ils n’abandonnent pas leur œuvre indispensable
pour aller lutter contre la violence.

Il en fut ainsi dans l’ancien temps, comme il en est aujourd’hui lorsque
nous voyons des Birmans, des Fellahs d’Égypte et des Boers se soumettre
à des Anglais ou des Bédouins à des Français.

Une étrange doctrine, fort répandue aujourd’hui et qu’on appelle la
science sociologique, affirme que les rapports sociaux évoluent et ont
toujours évolué suivant des conditions économiques. Mais cette
affirmation n’est que la substitution à la cause claire et évidente du
phénomène, de l’une de ses conséquences. La cause des unes ou des autres
conditions économiques a toujours été et n’a pu être que dans
l’oppression des uns par les autres; tandis que les conditions
économiques sont le résultat de la violence et ne peuvent, par suite,
déterminer les rapports entre les hommes.

De tout temps, les méchants, les envieux aimant l’oisiveté: les Caïn,
attaquaient les laboureurs: les Abel, et, en menaçant ceux-ci des pires
violences, jouissaient du produit de leur travail. Par contre, les bons,
les paisibles, ceux qui aimaient le travail, au lieu de lutter contre
les violateurs, trouvaient préférable de se soumettre à ceux-ci, parce
qu’ils ne pouvaient interrompre leur besogne nourricière. C’est bien sur
ces violences, et non pas sur le système économique, que reposaient et
reposent aujourd’hui tous les groupements humains existants.




II


Depuis les temps immémoriaux et chez tous les peuples de la terre, les
rapports entre dirigeants et dirigés ont donc eu la violence pour base.
Mais ces rapports, comme tout ici-bas, changent constamment, et cela
pour deux raisons: premièrement, parce que les oisifs qui détiennent le
pouvoir se pervertissent à mesure que leur pouvoir se prolonge,
deviennent insensés et cruels et leurs exigences sont de plus en plus
nuisibles à leurs subordonnés; deuxièmement, parce que la folie de la
soumission aux maîtres pervertis apparaît de plus en plus marquée aux
opprimés.

Quant aux maîtres, ils se pervertissent toujours: d’abord parce qu’ils
sont immoraux, et cela par le fait même qu’ils préfèrent l’oisiveté et
la violence au travail; puis, en mettant leur puissance au service de
leurs passions et de leurs vices, ils peuvent s’y adonner de plus en
plus; enfin, tandis que les simples mortels rencontrent des obstacles à
leurs penchants vicieux, les maîtres n’en rencontrent aucun, et, loin
d’en être blâmés, en sont couverts d’éloges par leurs courtisans. Car le
plus souvent ceux-ci tirent profit de la folie de leurs maîtres, et il
leur est en même temps agréable de penser que les vertus et la sagesse,
commandant le respect aux hommes sensés, sont attribuées à ceux à qui
ils se soumettent; c’est pourquoi les vices des dirigeants, vantés comme
des vertus, se développent dans des proportions monstrueuses.

C’est bien là la cause qui a entraîné les chefs couronnés ou non
couronnés jusqu’à la limite extrême de la folie et du vice qu’ont
atteinte les Néron, les Charles, les Henri, les Louis, les Ivan, les
Pierre, les Catherine, les Marat.

Mais il y a autre chose. Si les chefs se contentaient d’être débauchés
personnellement, ils ne seraient pas si nuisibles. Mais les débauchés
oisifs et blasés, tels que sont généralement les dirigeants, ont besoin
d’un but dans la vie qu’ils cherchent à atteindre. Or, ce but ne peut
être que l’accroissement de leur gloire.

Dans toutes les autres passions, la limite de la satiété est vite
atteinte; seule, la passion de la gloire est illimitée, et c’est
pourquoi tous les dirigeants ont toujours ambitionné la gloire,
principalement militaire, comme l’unique passion où les hommes débauchés
et blasés peuvent toujours trouver de nouvelles jouissances.

Or, pour entreprendre une guerre, il faut de l’argent, des soldats et
surtout une possibilité de carnage. C’est ce qui rend la situation des
soumis de plus en plus pénible. Finalement elle arrive à un degré si
aigu qu’ils ne peuvent plus supporter le poids du pouvoir et cherchent à
modifier leurs rapports envers lui.




III


Il est une autre cause, plus puissante encore, des changements de
rapports entre dirigeants et dirigés. Reconnaissant au pouvoir le droit
de les dominer et étant habitués à la soumission, ces derniers
commencent, à mesure que l’instruction et la conscience morale se
répandent, à se rendre compte non seulement de la nocivité grandissante
du pouvoir au point de vue matériel, mais encore de l’immoralité de la
soumission.

Il y a dix, ou même cinq siècles, les nations pouvaient, sur l’ordre de
leurs chefs, massacrer des populations entières des autres pays dans un
but de conquête, de dynastie ou de fanatisme religieux. Mais, au XIXe et
au XXe siècle, les dirigés, éclairés par le christianisme ou par
d’autres doctrines humanitaires engendrées par lui, ne peuvent plus
obéir aux autorités exigeant la participation à l’assassinat de ceux qui
défendent leur liberté, comme cela eut lieu notamment en Chine, au
Transvaal, aux Philippines; ils ne peuvent plus, comme jadis, la
conscience tranquille, se savoir participer aux violences que commettent
aujourd’hui tous les gouvernements.

Le pouvoir oppresseur, à mesure qu’il dure, fond par les deux bouts:
d’une part, par l’accroissement de l’immoralité des dirigeants
augmentant progressivement le poids qui écrase les dirigés, et, de
l’autre, en répondant de moins en moins au principe de moralité des
dirigés.

L’heure survient donc immanquablement quand se modifie l’attitude du
peuple envers l’autorité. Elle peut survenir tôt ou tard, suivant le
degré et la rapidité de la corruption du pouvoir, le tempérament plus ou
moins calme ou agité du peuple, voire suivant sa situation géographique
facilitant ou empêchant la communication des hommes entre eux; mais, tôt
ou tard, cette heure arrive forcément chez tous les peuples.

Chez les nations occidentales, nées sur les ruines de l’empire romain,
ce moment était arrivé depuis longtemps. La lutte du peuple contre le
gouvernement a continué dans les États qui lui avaient succédé, continue
encore aujourd’hui. Chez les Orientaux: la Turquie, la Perse, l’Inde, la
Chine, ce moment n’est pas encore venu. Enfin, il vient de sonner pour
le peuple russe.

Ce peuple est aujourd’hui en présence d’un terrible dilemme: doit-il
continuer, à l’exemple des populations orientales, à se soumettre à son
gouvernement irraisonné et corrompu malgré tous les maux dont il en
souffre; ou bien, à l’exemple des nations occidentales, reconnaissant le
caractère nuisible du gouvernement existant, doit-il le renverser par la
force et le remplacer par un nouveau?

Ce dilemme se présente comme naturel à ceux des Russes qui,
n’appartenant pas aux classes ouvrières, se trouvent en rapport avec les
classes supérieures des nations occidentales et considèrent comme un
bien la puissance militaire, le progrès industriel et commercial, le
perfectionnement technique et l’éclat extérieur auxquels sont parvenus
les peuples d’Occident à la suite du changement de leur régime
politique.




IV


La plupart des Russes n’appartenant pas aux classes laborieuses sont
persuadés que le peuple ne saurait rien faire de mieux, pendant la crise
actuelle, que de s’engager dans la voie qu’ont suivie et suivent encore
les nations occidentales: combattre le gouvernement, limiter son pouvoir
et élargir de plus en plus celui du peuple.

Cette conviction est-elle juste et cette activité est-elle rationnelle?

Les nations d’Occident, engagées sur cette voie depuis des siècles,
ont-elles atteint le but qu’elles poursuivaient? Se sont-elles
débarrassées de tous les maux dont elles souffraient?

Ces nations, comme toutes les autres, commencèrent par se soumettre à
toutes les exigences des autorités parce qu’elles préféraient la
soumission à la lutte. Mais le pouvoir, en la personne des
Charles-Quint, des Philippe, des Henri VIII, est parvenu à un tel degré
de corruption que les peuples ne purent plus en supporter le poids.
Aussi se révoltèrent-ils à plusieurs reprises contre leurs princes.

Cette lutte se manifestait en divers pays et à diverses époques, mais
toujours et partout sous les mêmes aspects: guerres civiles, pillages,
assassinats, supplices; finalement, l’ancien gouvernement devait faire
place à un nouveau. Lorsque celui-ci commençait à trop peser à son tour
au peuple, il était également renversé et remplacé par un autre, lequel,
par la perversité propre au pouvoir, se rendait aussi nuisible que le
précédent.

En France, par exemple, il se produisit, en l’espace de soixante-dix
ans, dix changements de gouvernement: les Bourbons, la Convention, le
Directoire, le Consulat, l’Empire, encore les Bourbons, Louis-Philippe,
de nouveau la République, de nouveau l’Empire, de nouveau la République.
Les changements de régime s’effectuaient également parmi les autres
peuples, quoique avec moins de brusquerie.

Ces successions de régime n’amélioraient généralement pas la situation
des peuples, et les auteurs des révolutions ne pouvaient se défendre de
l’idée que les maux proviennent moins de la nature des personnes
revêtues du pouvoir que du fait de la domination d’un petit nombre sur
la grande masse. C’est pourquoi ils cherchèrent à rendre le pouvoir
inoffensif en limitant ses attributions. Et on l’obtenait par
l’institution de corps élus où étaient représentées les diverses
classes.

Mais les hommes appelés à siéger dans les assemblées et à limiter
l’arbitraire du gouvernement, en détenant eux-mêmes l’autorité,
subissaient à leur tour l’influence corruptrice du pouvoir;
collectivement ou séparément, ils faisaient le même mal et pesaient
aussi lourdement sur le peuple que les souverains autocrates.

Pour y remédier et circonscrire davantage l’arbitraire, certains peuples
firent disparaître presque entièrement le pouvoir monarchique, et
établirent un gouvernement composé d’hommes élus par le suffrage
universel. Par la suite, s’établit le régime républicain en France, en
Amérique, en Suisse: d’où la possibilité pour chaque membre de la
société d’intervenir et de participer à la confection des lois.

Tous ces changements ne firent que corrompre de plus en plus les
citoyens de ces pays, en raison de leur participation au pouvoir et de
la négligence de leurs occupations. Quant aux maux dont souffraient les
peuples, ils ne continuaient pas moins à subsister, quel que fût le
régime: monarchie constitutionnelle ou république, avec ou sans
_referendum_.

Il n’en pouvait être autrement, car l’idée de limiter l’arbitraire du
pouvoir en y faisant participer tous les hommes pèche par sa base même.

S’il est injuste qu’un seul homme, avec le concours de ses auxiliaires,
puisse gouverner la collectivité entière et que son administration soit
nuisible au peuple, il n’est pas douteux qu’il en sera de même lors de
la domination de la minorité sur la majorité.

Mais le règne de la majorité sur la minorité ne garantit pas plus une
administration équitable, car il n’y a aucune raison de croire que la
majorité puisse être plus sensée que la minorité qui ne participe pas au
gouvernement.

Quant à l’extension du droit de gouverner _sur tous_,--par le
développement progressif du _referendum_ et du droit d’initiative,--elle
aboutirait simplement à ce que tout le monde lutterait contre tout le
monde.

Le pouvoir d’un homme sur un autre, fondé sur la violence, est un mal
dans sa source même. Aucune organisation ayant pour base la violence ne
saurait empêcher le mal de demeurer un mal.

Il s’ensuit que dans tous les pays, quel que soit leur régime,
despotique ou démocratique, les maux fondamentaux restent les mêmes:
accroissement progressif et effrayant des budgets; animosité envers les
voisins suscitant les préparatifs à la guerre; impôts et monopoles;
privation du peuple de son droit à la terre devenue propriété privée;
nationalités opprimées; enfin, guerre fauchant et corrompant de
nombreuses vies humaines.




V


Certes, les régimes représentatifs de l’Europe occidentale et de
l’Amérique, tant monarchie constitutionnelle que république, ont
supprimé certains abus des autorités, rendu impossible l’existence de
monstres, tels que les Louis, les Charles, les Henri, les Ivan.

(Il est vrai que sous un régime représentatif le pouvoir peut être
détenu par des hommes insignifiants, rusés, immoraux et intrigants, mais
l’organisation politique actuelle est telle, que seuls des hommes de
cette catégorie peuvent accéder au pouvoir.)

Le régime parlementaire a supprimé sans doute des abus: par exemple les
lettres de cachet, les persécutions religieuses; il a soumis l’impôt à
l’examen des représentants du peuple, rendu publics les actes du
gouvernement, concouru au perfectionnement technique de l’industrie,
facilitant ainsi la vie aux riches et ajoutant plus de puissance
militaire à l’État.

De sorte que, grâce à cet ordre de choses, les nations sont devenues
incontestablement plus puissantes dans l’industrie, le commerce et l’art
militaire que ne le sont celles où subsiste le régime despotique, et la
vie des classes privilégiées fut rendue plus assurée, plus commode,
agréable et belle qu’auparavant.

Mais la vie de la majorité de ces nations est-elle devenue mieux
assurée, plus libre, et surtout plus rationnelle et morale?

J’estime que non.

Sous le régime du pouvoir personnel, le nombre de ceux qui sont
pervertis par la participation au pouvoir et par leur existence
parasitaire est limité; il comprend les proches, les conseillers et les
courtisans du maître. La cour des souverains est l’unique foyer des
contagions immorales d’où elles rayonnent de tous côtés. Tandis que,
sous le régime constitutionnel, le nombre de ces foyers augmente, car
chacun des participants au pouvoir a ses amis, auxiliaires, courtisans,
ainsi que des descendants.

Enfin, sous le régime du suffrage universel, le nombre de ces centres de
contagion se multiplie davantage encore. Chaque électeur est l’objet de
flatterie et de subornation. Le caractère de la domination se modifie
également: au lieu de reposer sur la violence directe, elle a pour base
l’argent, ce qui est encore la violence, mais par transmission complexe.

Le nombre des hommes oisifs vivant du produit des travailleurs se
multiplie donc; une classe se forme, appelée bourgeoisie, qui, sous la
protection de la force, mène une vie facile et agréable, exempte de tout
travail pénible.

Étant donné qu’il faut--pour organiser une pareille existence pour des
milliers de roitelets remplaçant un seul souverain--une grande quantité
d’objets enjolivant et égayant leur vie de fête, à chaque passage du
régime despotique au régime représentatif surgissent des inventions
facilitant la production d’objets de plaisir et de sécurité pour les
classes fortunées.

Or, la fabrication de ces objets détache de plus en plus les ouvriers du
travail des champs. Ainsi se forme la classe des ouvriers de ville, qui,
en raison de leur situation précaire, tombent sous la complète
dépendance des classes aisées.

A mesure que le régime parlementaire se prolonge, le nombre des
travailleurs de ville augmente et leur situation empire. Aux États-Unis,
sur soixante-dix millions d’habitants, on compte dix millions de
prolétaires. La même proportion est observée en Angleterre, en Belgique,
en France.

On voit par là que le nombre de ceux qui abandonnent le travail
produisant les objets de première nécessité, pour fabriquer les objets
de luxe, croît progressivement dans ces États.

Il est donc clair que cette situation rend de plus en plus pénible la
vie des hommes qui sont forcés d’assurer le luxe aux oisifs dont le
nombre grandit sans cesse. Il est évident qu’une pareille vie sociale ne
saurait durer.

Il se produit ici un phénomène qui pourrait être comparé à ce qui se
passerait chez un homme dont le torse augmenterait de plus en plus,
tandis que ses jambes deviendraient de plus en plus grêles: les jambes
ne pourraient plus supporter le poids du torse.




VI


Les peuples d’Occident, comme partout ailleurs, se soumettaient à leurs
maîtres afin d’éviter les tribulations et le mal que comporte la lutte.
C’est seulement lorsque l’oppression leur devenait trop lourde, que les
peuples, tout en reconnaissant la nécessité du pouvoir, se mettaient à
le combattre. Ceux qui prenaient part à la lutte étaient d’abord peu
nombreux; mais, devant l’insuccès des efforts des premiers combattants,
d’autres se joignaient à eux, et leur nombre croissait de plus en plus.
Et en voici le résultat: au lieu de se libérer des maux qu’engendrait le
pouvoir, la plupart des hommes de ces pays prirent part à ce même
pouvoir dont ils voulaient s’affranchir.

Il arriva ce qui devait arriver: la perversion, propre au pouvoir, s’est
répandue non pas parmi un petit nombre comme cela a lieu sous le régime
d’un gouvernement personnel, mais bien parmi tous les membres de la
société. (Aujourd’hui, on s’emploie à ce que les femmes subissent la
même perversion.)

Sous le régime parlementaire et du suffrage universel, chaque député
commence sa carrière par la subornation, l’enivrement des électeurs, les
promesses qu’il sait ne pouvoir tenir, et, siégeant à la Chambre, il
participe à la confection des lois qu’on fait appliquer par la force. Il
en est de même des sénateurs, des présidents.

Les places au Parlement sont cotées; il est des hommes d’affaires qui
négocient cette opération financière entre les candidats et les
électeurs. La même corruption caractérise l’élection d’un président de
République. L’élection du président des États-Unis coûte des millions
aux brasseurs d’affaires qui escomptent l’élection de leur candidat en
vue des profits qu’ils tireront de tel ou tel système d’impôt ou de
l’exploitation de tel ou tel monopole, et ils regagnent en effet avec
usure ce que leur avait coûté l’élection présidentielle.

Cette corruption foncière en entraîne bien d’autres: le penchant à
éluder tout travail pénible, la jouissance des commodités et des
plaisirs procurés par d’autres, les intérêts et les soucis d’État
empêchant de s’occuper des classes laborieuses, la propagation des
journaux remplis de mensonges et d’animosité; enfin, et surtout, la
haine entre peuples, classes, et individus. Cette corruption,
progressant toujours, a atteint de notre temps un tel degré, que la
lutte des uns contre les autres est devenue un phénomène général, et que
la science--celle qui s’emploie à justifier toutes les vilenies--a
proclamé que la lutte et la haine sont les conditions nécessaires et
bienfaisantes de la vie humaine.

La paix qui, aux yeux des peuples antiques, apparaissait comme le bien
suprême,--ils se congratulaient avec les paroles: paix à vous,--a
disparu complètement parmi les peuples de l’Occident. Non seulement elle
a disparu, mais les hommes cherchent à se convaincre que la mission de
l’homme n’est pas dans la paix, mais dans la lutte de tous contre tous.

Effectivement, une lutte incessante, industrielle, commerciale,
militaire y est menée: État contre État, classe contre classe, parti
contre parti, ouvrier contre capitaliste, homme contre homme.

Il y a plus. La participation au pouvoir de tous les membres de la
société eut encore ce résultat que les hommes, détournés chaque jour
davantage du travail immédiat de la terre et prenant de plus en plus
goût à l’existence parasitaire, perdirent aussi leur indépendance, et,
par leur situation même, furent amenés à la nécessité de mener une vie
immorale.

N’ayant ni l’habitude, ni le goût de subvenir à leurs besoins par le
travail de la terre, les Occidentaux furent forcément obligés d’acquérir
leurs moyens d’existence chez les autres nations. Or, ils ne pouvaient
le faire que par deux moyens: la supercherie, c’est-à-dire l’échange
d’objets pour la plupart inutiles et immoraux, tels que l’alcool,
l’opium, les armes, contre des objets de première nécessité; l’autre
moyen est la violence, c’est-à-dire le pillage des peuples en Asie, en
Afrique, partout où on sent la possibilité de piller impunément.

Dans cette nécessité se trouvent l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la
France, les États-Unis, et surtout la Grande-Bretagne qui sert d’exemple
et d’objet d’envie aux autres nations. Presque tous les hommes de ces
pays, en devenant les participants conscients à la violence, dirigent
tous leurs efforts et toute leur attention vers l’activité
gouvernementale, industrielle et commerciale, ayant pour dessein
principal la satisfaction des besoins de luxe; et ils deviennent, soit
par la pression directe, soit par l’argent, les dominateurs des peuples
agricoles qui leur fournissent les objets de première nécessité.

Ils sont dans certains états la majorité, dans d’autres encore la
minorité; mais la proportion de ces hommes exploitant le travail des
autres augmente avec une grande rapidité au détriment de ceux qui vivent
de leur propre travail agricole si naturel. Il s’ensuit que la plupart
des nations d’Occident ne peuvent plus subsister par leur travail
agricole. Il leur faut, par la violence ou la tromperie, enlever les
objets de subsistance aux peuples qui vivent encore par la culture de
leur propre sol. Ce à quoi elles s’emploient en recourant, soit à la
force brutale, soit à la corruption.

Il arrive dès lors que l’industrie, ayant principalement pour but le
besoin des riches, et du plus riche de tous: le gouvernement, dirige ses
efforts vers la culture approximative des grandes étendues de terre, à
l’aide de machines; vers la confection de la toilette féminine, des
palais, bonbons, jouets, automobiles, tabacs, vins, médicaments, papier
à lettres, canons, fusils, poudre, etc., etc.

Et, comme il ne peut y avoir de fin aux caprices des hommes lorsqu’ils
exploitent le travail d’autrui, l’industrie se mit à fabriquer de plus
en plus des objets inutiles, stupides et corrupteurs, tout en détournant
les hommes du travail rationnel. Et nous ne voyons pas de fin à ces
inventions pour le plaisir des oisifs, puisque, plus bêtes et plus
immorales elles sont,--automobiles remplaçant les jambes d’hommes et les
animaux, les funiculaires de montagnes, ou les automobiles
blindées,--plus leurs auteurs et ceux qui en profitent sont contents et
fiers.




VII


En Angleterre, où le régime parlementaire est plus ancien, un septième
seulement de la population est occupé aujourd’hui aux travaux agricoles;
en Allemagne, on compte 45 p. 100; en France, la moitié; de sorte que,
dans le cas où ces états pourraient faire disparaître les maux du
prolétariat, leur situation présente ne leur permettrait pas de
subsister indépendamment des autres pays. De même que les prolétaires
dépendent des classes possédantes, ces nations dépendent de celles qui
peuvent pourvoir à leur propre subsistance et vendre aux étrangers le
superflu. Telles sont l’Inde, la Russie, l’Australie.

Les nations de l’Occident ont donc besoin pour exister de recourir aux
supercheries et aux violences sous forme de conquête des marchés, et,
poursuivant ce qu’elles appellent leur politique coloniale, elles
jettent plus loin et plus loin leur filet sur les hommes qui vivent
encore de l’agriculture dans diverses parties du monde. En rivalisant
entre elles, elles accroissent à chaque instant leurs armements et
enlèvent par des ruses diverses leurs terres à ceux qui mènent une vie
rationnelle et les forcent à les nourrir.

Elles ont encore la possibilité d’agir ainsi. Mais on aperçoit déjà la
limite de la conquête des marchés, de la supercherie envers les
acheteurs, de la vente des objets inutiles et nuisibles, de
l’asservissement des pays lointains. Les populations de ces pays
commencent à se pervertir à leur tour, à produire elles-mêmes les objets
que leur fournissaient les nations occidentales, voire à apprendre la
science peu compliquée de l’armement et à être aussi cruelles que leurs
professeurs.

On approche donc de la fin de cette existence immorale. En s’en
apercevant, les Occidentaux cherchent à s’étourdir, comme le font
toujours les hommes qui gâchent leur vie et qui le savent.

Ils s’incitent à croire aveuglément que les inventions et le
perfectionnement des commodités de la vie au profit des riches, ainsi
que les instruments de lutte entre les hommes, que durant plusieurs
générations les travailleurs asservis étaient forcés de fabriquer,
constituent des acquisitions très importantes, presque sacrées, appelées
culture, ou, mieux encore, _civilisation_.

Et comme toute foi avait sa science, la foi en la civilisation a la
sienne: la sociologie. Or, celle-ci n’a qu’un but: la justification de
l’ordre mensonger qui règne parmi les peuples de l’Occident.

Cette science démontre que les cuirassés, le télégraphe, les bombes, la
photographie, les chemins de fer électriques et tant d’autres sottes et
pernicieuses inventions, destinées à augmenter le confort des oisifs ou
à les défendre par la force, sont bonnes, sacrées, marquées d’avance par
des lois immuables. C’est pourquoi la dépravation à laquelle ils donnent
le nom de civilisation est une condition indispensable de la vie humaine
et doit être répandue sur toute l’humanité.

Et cette croyance est aussi aveugle, aussi inébranlable et présomptueuse
que toute croyance.

On peut tout discuter, mais non la civilisation, c’est-à-dire
l’arrangement de notre vie, ainsi que les vilenies et les sottises que
nous commettons; la civilisation est un bien certain ne souffrant aucun
doute. Tout ce qui compromet cette croyance est mensonge; tout ce qui la
soutient est vérité absolue.

Cette foi et cette science font que les Occidentaux, engagés dans leur
voie funeste, ne veulent pas voir et reconnaître qu’ils marchent vers
leur perte certaine. Les plus avancés parmi eux se réjouissent à la
pensée que cette voie les conduit, non à la perte, mais au plus grand
bonheur. Ils se persuadent que, par la violence qui les a déjà conduits
à leur malheureuse situation actuelle, ils parviendront à ce que les
hommes, qui visent le bien purement matériel, bestial, susciteront
l’apparition soudaine parmi eux, sous l’influence de la doctrine
socialiste, d’autres hommes qui, en possession du pouvoir, mais non
pervertis par lui, organiseront une vie sociale qui transformera ceux
qui sont habitués à mener une lutte égoïste en altruistes, et que tous
travailleront au bien commun pour en jouir fraternellement.

Mais, si cette croyance n’a pas de fondement raisonnable et perd déjà en
ces derniers temps crédit parmi les hommes qui réfléchissent, elle se
maintient encore dans la masse ouvrière à laquelle elle donne le change
sur sa malheureuse condition, en lui faisant espérer un devenir
meilleur.

Telle est la foi qui berce la plupart des peuples occidentaux et les
entraîne à la perte. Et cette fascination est si puissante que les voix
des sages qui vécurent parmi eux, tels Rousseau, Lamennais, Carlyle,
Ruskin, Channing, Harrisson, Emerson, Herzen, Carpenter, n’ont laissé
aucune trace dans la conscience des hommes, qui courent vers l’abîme et
ne veulent le voir ni en convenir.

Et c’est dans cette voie funeste que les politiciens européens invitent
le peuple russe à s’engager, tout joyeux qu’ils sont de voir une
nouvelle nation tomber dans la même situation sans issue! Ils poussent
également des Russes étourdis, qui, ne sachant pas penser par eux-mêmes,
imitent servilement ce qui se faisait il y a des centaines d’années,
alors qu’on ne savait pas encore où cela mènerait les peuples
d’Occident.




VIII


La soumission à la violence a conduit autant les Orientaux, qui
continuent à obéir à leurs souverains corrompus, que les Occidentaux,
chez qui le pouvoir et la corruption qui l’accompagne se sont
démocratisés, à de grands maux, à de nouveaux conflits inévitables qui
les menacent tous.

La condition malheureuse des peuples occidentaux à l’intérieur est
encore accrue par le fait qu’ils sont amenés à la nécessité de
soustraire pour leur alimentation, par la ruse et la force, aux peuples
orientaux leurs produits du travail.

Ils y parviennent toujours par la même méthode, connue sous le nom de
civilisation, et qui leur sert jusqu’au moment où les Orientaux
l’apprennent à leur tour. En attendant, la majorité de ceux-ci,
continuant à obéir à leur gouvernement, retardent dans les procédés de
lutte contre les Occidentaux et sont obligés de se soumettre à leur
puissance.

Mais certains parmi les peuples orientaux commencent déjà à se frotter à
la civilisation corruptrice des Européens, et, comme l’ont prouvé les
Japonais, s’assimilent aisément la ruse peu compliquée et la cruauté des
civilisés pour opposer les mêmes moyens de lutte qu’avaient employés
contre eux leurs oppresseurs.

Et voici que le peuple russe, placé entre les Occidentaux et les
Orientaux, s’étant assimilé en partie les procédés de l’Occident, mais
continuant jusqu’à ces derniers temps à obéir à son gouvernement
autocratique, est amené par la destinée à réfléchir sur les maux dont
souffrent les peuples aux deux antipodes. D’un côté, il voit les
souffrances que vaut aux Orientaux leur soumission au pouvoir
despotique; de l’autre, il se rend compte que la limitation du pouvoir
et sa démocratisation chez les Occidentaux, loin d’améliorer leur sort,
les a corrompus et les a acculés à la nécessité de tromper et de piller
les autres peuples.

Le peuple russe doit donc en conclure qu’il lui faut modifier ses
rapports envers le pouvoir d’une façon autre que ne l’avaient fait les
peuples de l’Occident.

Tel un chevalier de la mythologie slave, la Russie est aujourd’hui au
carrefour de deux routes, l’une et l’autre conduisant à la perte.

Il est désormais impossible à un peuple de continuer d’obéir à son
gouvernement.

C’est impossible, parce que, voyant le gouvernement dépouillé de son
prestige passé, ayant compris que la plupart des maux proviennent de
lui, le peuple russe ne peut ne pas vouloir se débarrasser de ces maux.

En outre, il n’a plus à obéir au gouvernement parce qu’en réalité il
n’en existe plus qui assurerait au peuple, comme par le passé, le loisir
et la tranquillité. Nous ne sommes plus en présence d’un gouvernement et
des révoltés, mais seulement de deux partis qui se combattent avec
acharnement.

Obéir au gouvernement comme sous l’ancien régime, c’est continuer à
supporter les souffrances passées: manque de terre, famine, lourds
impôts, guerres aussi inutiles que sauvages, et, de plus, participer aux
scélératesses que commet aujourd’hui le gouvernement pour se défendre,
vainement d’ailleurs, comme tout porte à le croire.

Il est moins sensé encore pour le peuple russe de s’engager dans la voie
qu’ont suivie les peuples occidentaux, puisque son caractère funeste est
devenu évident. Ceux-ci ignoraient où elle les conduisait lorsqu’ils
l’avaient choisie, tandis que nous, nous ne pouvons plus ignorer.

D’autre part, la majorité des Occidentaux qui s’étaient engagés sur
cette voie assuraient leur existence par l’industrie, le commerce, ou
l’esclavage direct (nègres) ou indirect (salariés); tandis que le peuple
russe est principalement agricole. S’engager sur la voie que suivaient
les nations occidentales, c’est donc commettre, consciemment cette fois,
des violences, non plus pour le compte du gouvernement, mais contre lui;
non plus commandé par autrui, mais par notre volonté propre, et pour
aboutir finalement, comme les Occidentaux, et après une lutte séculaire,
aux mêmes maux dont le peuple russe souffre actuellement: manque de
terre, accroissement progressif des impôts, dette publique, armements,
guerres aussi cruelles qu’insensées. Bien mieux: perdre comme les autres
peuples de l’Europe le bien primordial que possède le peuple russe:
l’existence agricole qui lui est si chère et habituelle, et cela pour
être ensuite à la merci de la production étrangère. Lutter enfin dans
les conditions les moins favorables contre l’industrie et le commerce
étrangers, avec la certitude d’être vaincu.

Ainsi, course à l’abîme sur l’une comme sur l’autre voie.




IX


Que doit donc faire le peuple russe?

La réponse, semble-t-il, est bien simple, naturelle, découlant de la
situation même: ne suivre ni l’une ni l’autre des deux voies; autrement
dit, ni obéir à son gouvernement qui l’a conduit à son malheureux état
actuel, ni organiser sur le modèle des peuples occidentaux le régime
parlementaire et oppresseur qui a rendu leur situation plus malheureuse
encore.

Cette réponse simple et naturelle doit venir à l’idée du peuple russe
plus qu’à tout autre, et surtout dans sa situation actuelle.

Au fait, on ne peut que s’étonner de ce qu’un paysan du gouvernement de
Toula ou de Saratov, de Vologda ou de Kharkov, qui ne voit aucun intérêt
à obéir au gouvernement, puisqu’il n’en tire que toute sorte de misères,
non seulement continue à se soumettre à lui, mais encore agisse contre
sa conscience, concoure lui-même à son asservissement, paye l’impôt sans
connaître l’usage qu’on en fait, donne ses fils au régiment, sachant
encore moins à qui sont nécessaires les souffrances et la mort de ces
travailleurs qu’il avait élevés avec tant de peine et qui lui sont si
indispensables dans sa maison.

Il serait plus surprenant encore que ce paysan, menant une vie paisible
et indépendante, indifférent à tout gouvernement, cherchât à se délivrer
d’un pouvoir oppresseur et inutile en recourant à la même violence dont
il souffre, en remplaçant les anciens oppresseurs par des nouveaux,
comme l’avait fait en son temps le paysan français ou anglais.

Ne serait-il pas plus simple au laboureur russe de cesser d’obéir à tout
gouvernement de violence, et de ne plus y participer? S’il le faisait,
aussitôt disparaîtraient d’eux-mêmes et les impôts, et le service
militaire, et les exactions des fonctionnaires, et la propriété
foncière, et toutes les misères qui en résultent pour les travailleurs.
Elles disparaîtraient parce qu’il n’y aurait plus personne pour les
maintenir.

Pour procéder ainsi, le peuple russe se trouve dans des conditions
historiques, économiques et religieuses exceptionnellement favorables.

La première condition est qu’il soit arrivé à la nécessité de changer
ses rapports envers le pouvoir, alors que l’erreur de la direction
qu’avaient suivie les nations occidentales, avec lesquelles il se trouve
depuis longtemps en relation étroite, fut apparue avec évidence.

En Occident, le pouvoir a déjà parcouru tout son orbite. Les peuples y
ont d’abord laissé faire l’autorité oppressive afin de se soustraire aux
soucis et à la lutte du pouvoir. Lorsque l’autorité s’est pervertie et
leur est devenue trop lourde, ils tentèrent d’alléger son poids en la
limitant, c’est-à-dire en assumant une part de responsabilité. Peu à peu
cette participation au pouvoir s’étendit. Finalement, ceux-là mêmes qui
avaient toléré le pouvoir pour ne pas y participer furent amenés à
lutter pour lui et, conséquence naturelle, à se pervertir à leur tour.

Il devint évident que la prétendue restriction de l’arbitraire d’un
petit nombre équivaut à un simple changement de maîtres à
l’accroissement de leur quantité, et, par voie de conséquence, à
l’extension de l’immoralité, de l’animosité et de l’irritation des uns
contre les autres. Car, de même que par le passé, le pouvoir est demeuré
la domination d’un petit nombre des plus mauvais sur le grand nombre des
meilleurs.

Il devint évident également que l’augmentation de la quantité des
participants à l’administration publique détournait les hommes du
travail agricole si naturel à l’homme, et les amenait à la production et
à la surproduction des objets de fabrique inutiles et nuisibles, ainsi
qu’à fonder leur existence sur la tromperie et l’asservissement des
peuples étrangers.

Le fait que cette situation est devenue évidente de notre temps, grâce à
l’exemple fourni par l’Occident, est la première condition favorable
pour le peuple russe qui traverse aujourd’hui seulement la phase où lui
apparaît la nécessité de changer ses rapports envers le pouvoir.

Marcher dans la voie qu’avaient suivie avant lui les nations
occidentales, c’est, pour le peuple russe, imiter le voyageur qui
s’engagerait dans une voie fausse où s’étaient déjà égarés d’autres
voyageurs et dont les plus perspicaces s’en détourneraient.

La deuxième condition favorable à la révolution pacifique en Russie est
que le peuple s’y trouve dans la nécessité de changer ses rapports
envers le pouvoir, alors qu’en majeure partie il mène encore une vie
agricole, qu’il l’aime et l’apprécie au point que la plupart de ceux qui
l’avaient abandonnée sont tout près à y revenir à la première occasion.
Cette condition est particulièrement importante pour les Russes, car
leur vie rurale nécessite bien moins une protection gouvernementale, ou
plus exactement, moins que tout autre elle donne prétexte au
gouvernement d’intervenir. Je connais des communautés agricoles qui se
sont transportées en Extrême-Orient, se sont installées en des régions
où la frontière entre la Chine et la Russie n’était pas exactement
délimitée, et, n’ayant affaire à aucune autorité, ont vécu et prospéré
jusqu’au moment où elles furent découvertes par les fonctionnaires
russes.

Les citadins considèrent généralement les travaux des champs comme une
occupation inférieure. Et pourtant, l’immense majorité des hommes du
monde entier s’occupe d’agriculture, et c’est elle qui assure
l’existence du reste des hommes. L’espèce humaine n’est donc en réalité
composée que d’agriculteurs. Les autres: ministres, serruriers,
professeurs, charpentiers, artistes, tailleurs, savants, guérisseurs,
généraux, soldats, ne sont que les domestiques ou les parasites des
agriculteurs. Donc, tout en étant l’occupation la plus morale, la plus
saine, joyeuse et nécessaire, l’agriculture est aussi la plus noble de
toutes les professions, et seule elle procure une réelle indépendance.

Dans son immense majorité, le peuple russe mène encore cette vie
agricole, et c’est là la deuxième et importante condition lui permettant
de changer actuellement ses rapports envers le pouvoir et de se délivrer
du mal gouvernemental en cessant simplement d’obéir à l’autorité, quelle
qu’elle soit.

Telles sont les deux premières conditions favorables à la révolution
russe.

Elles sont toutes deux extérieures.

Il en est une troisième qui est intérieure.

L’histoire du peuple russe et les observations des étrangers montrent sa
profonde religiosité; et c’est un trait particulier de ce peuple que la
conscience qu’il en a.

Soit parce que l’Évangile, imprimé en latin, fut inaccessible aux masses
populaires avant la Réformation, et le demeure jusqu’ici dans le monde
catholique, soit habileté avec laquelle la papauté a caché aux peuples
le véritable christianisme, soit caractère pratique de ces peuples, il
est certain en tout cas que la doctrine chrétienne a cessé depuis
longtemps d’être un guide dans leur vie et n’a laissé place qu’au culte
extérieur, ou bien, dans les classes supérieures, à l’indifférentisme et
à la négation complète de toute religion. Et cela se produit non
seulement dans le monde catholique, mais aussi luthérien et, plus
encore, anglican.

Par contre, soit parce que l’Évangile est devenu accessible au peuple
russe depuis le Xe siècle, soit pauvreté d’esprit de l’Église
gréco-russe, qui n’a pas su, malgré ses efforts, cacher le vrai sens de
la doctrine chrétienne, soit caractère particulier du peuple russe et sa
vie agricole, le christianisme n’a jamais cessé d’être le guide
principal dans la vie de l’immense majorité du peuple russe.

Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, la conception
chrétienne de la vie s’est toujours manifestée et se manifeste chez le
peuple russe d’une façon qui lui est particulière. Elle se manifeste par
la reconnaissance de la fraternité et de l’égalité des hommes de toutes
les nationalités, par la complète liberté de conscience et par
l’attribution aux criminels du caractère de malheureux et non de
coupables; par la coutume de se demander à certains jours mutuellement
pardon; voire par l’expression usuelle «pardonnez» au moment de prendre
congé[1]. Rappelons aussi le sentiment, si répandu dans le peuple, de
pitié, voire de respect pour le mendiant; la tendance au sacrifice, se
manifestant parfois sous une forme barbare au nom de tout ce qui est
considéré comme vérité religieuse, telle la secte des _skoptsi_, ou tels
ceux qui se font brûler tout vifs, ou, comme tout récemment, se font
enterrer vivants.

  [1] Le mot russe _prostchaïté_, qui correspond à l’«adieu» français et
    signifie: pardonnez.

Le peuple russe a toujours observé la même attitude chrétienne envers
l’autorité. Il préférait la soumission à la participation au pouvoir et
considérait comme un péché le fait d’être un gouvernant.

C’est dans cet esprit chrétien, manifesté par lui en toute occasion et
par rapport à l’autorité en particulier, qu’est la troisième et la plus
importante condition grâce à laquelle le peuple russe pourrait, dans sa
situation présente, continuer naturellement à vivre de sa vie chrétienne
et agricole habituelle, sans prendre la moindre part à l’ancien
gouvernement ni à la lutte entre l’ancien et le nouveau.

Telles sont les trois conditions qui distinguent le peuple russe de ceux
de l’Occident aux instants si graves qu’il traverse aujourd’hui. Il
semblerait qu’elles devraient l’inciter à choisir l’issue la plus
naturelle, qui est celle de la renonciation à tout gouvernement de
violence. Or, loin de choisir cette voie naturelle, il hésite entre
l’admission des violences gouvernementales et celles des
révolutionnaires, commence même, en la personne de ses plus mauvais
représentants, à prendre part aux violences et semble vouloir s’engager
sur la voie funeste qu’avaient suivie les peuples occidentaux.

Quelle en est la cause?




X


D’où vient que des hommes souffrant des abus du pouvoir ne font pas ce
qui pourrait les en débarrasser si promptement, c’est-à-dire en cessant
tout simplement d’obéir à l’autorité? Loin d’employer ce moyen, ils
continuent à agir de façon à se frustrer eux-mêmes d’un bien à la fois
matériel et spirituel, et se soumettent au pouvoir existant, ou
établissent un nouveau pouvoir oppresseur.

Les hommes sentent que la violence est la cause de leur situation
malheureuse; ils ont vaguement conscience que pour en sortir ils ont
besoin de liberté; et, chose surprenante, pour acquérir la liberté et se
débarrasser de la violence, ils cherchent, inventent et emploient toutes
sortes de moyens: révolte, changement de gouvernement, changement de
régime, nouvelles combinaisons diplomatiques entre États, politique
coloniale, organisation du prolétariat, cité socialiste, trust, tout,
sauf l’unique moyen qui les débarrasserait le plus simplement et le plus
sûrement de tous leurs maux: l’insoumission au pouvoir.

Tout esprit réfléchi devrait pourtant voir nettement que la violence
engendre la violence et que la seule méthode de s’en débarrasser est de
ne pas en commettre. Il n’est pas moins évident que la majorité des
hommes est soumise à la minorité, uniquement parce que les premiers
concourent eux-mêmes à leur asservissement.

Si les peuples sont asservis, c’est parce qu’ils ont recours à la force
pour lutter contre la force, et cela dans un intérêt égoïste.

Ceux qui s’en abstiennent ne peuvent pas être asservis, comme on ne peut
pas couper l’eau. Ils peuvent être dépouillés, immobilisés, blessés,
tués, mais non asservis, c’est-à-dire forcés à agir contrairement à leur
volonté raisonnée.

C’est vrai pour les individus, c’est vrai pour les collectivités. Si les
deux cents millions d’Hindous avaient refusé de commettre les violences
commandées par leurs maîtres: service militaire et impôts servant à
l’oppression; s’ils ne s’étaient pas laissé séduire par des biens, dont
on les avait auparavant dépouillés, ne s’étaient pas soumis aux lois de
leurs oppresseurs, il est certain que non seulement cinquante mille
Anglais, mais tous les Anglais tant qu’ils sont, auraient été
impuissants à asservir l’Inde, alors même que sa population ne
compterait pas deux cents millions, mais un seul millier d’hommes.

Il en est de même des Polonais, des Tchèques, des Irlandais, des
Bédouins et de tous les peuples conquis. Il en est de même des ouvriers
asservis par les capitalistes. Nul capitaliste au monde n’aurait pu les
exploiter, s’ils n’avaient pas concouru eux-mêmes à leur esclavage.

Tout cela est tellement évident qu’on éprouve quelque honte à le
démontrer. Pourtant, des hommes qui raisonnent logiquement dans tous les
cas de la vie non seulement ne s’en aperçoivent pas et ne font pas ce
que leur indique la raison, mais agissent et contre la raison et contre
leur intérêt.

«Comment pourrais-je commencer le premier à faire ce que personne ne
fait? se dit chacun. Que les autres commencent, et alors je cesserai à
mon tour d’obéir à l’autorité.»

Et tous parlent ainsi. Chacun, sous prétexte de ne pouvoir commencer le
premier, ne fait pas ce qui est de l’intérêt indiscutable de tous, mais
continue à agir contrairement à l’intérêt, à la raison et à la nature
humaine.

Parce que personne ne veut courir le risque des persécutions, on obéit
aux autorités, tout en sachant qu’on va subir à la guerre, extérieure ou
civile, des maux bien plus grands.

Pourquoi?

Parce que les hommes ne raisonnent pas, mais agissent sous l’action d’un
moteur, le plus répandu, le mieux étudié en ces derniers temps et qu’on
nomme suggestion ou hypnose.

Empêchant les hommes de faire ce qui est propre à leur nature et leur
est avantageux, l’hypnose leur fait admettre que les violences commises
par ceux qui se font appeler hommes d’État ne sont pas des actes
immoraux commis par des gens immoraux, mais la manifestation de
l’activité d’un être mystérieux et sacré, appelé État, sans lequel les
hommes n’ont jamais vécu en commun (ce qui est absolument faux) et ne
peuvent vivre.

Mais d’où vient que des êtres sensés subissent une suggestion aussi
contraire à la raison, au sentiment et à l’intérêt?

La réponse à cette question est que l’hypnose agit non seulement sur les
enfants, les malades et les idiots, mais encore sur tous ceux chez qui
la conscience religieuse s’affaiblit; et conscience religieuse signifie
celle qui établit notre rapport envers le Principe suprême dont dépend
notre existence. Or, cette conscience est obscurcie chez la plupart des
hommes de notre temps.

Quant à la cause qui le détermine elle réside en ce fait que les hommes
ayant commis le péché de la soumission au pouvoir humain ne l’ont pas
reconnu pour péché, et, cherchant à le justifier, ont exalté le pouvoir
au point de substituer sa loi à la loi divine.

Et, lorsque la loi des hommes eut remplacé la loi de Dieu, les hommes
perdirent la conscience religieuse, tombèrent sous l’action de l’hypnose
étatiste faisant croire que les gouvernants ne sont pas simplement des
égarés et des corrompus, mais les représentants de cette entité
mystique: l’État, sans lequel les hommes ne sauraient vivre.

Un cercle de mensonges s’était formé: la soumission à l’autorité a
affaibli, et en partie détruit, la conscience religieuse;
l’affaiblissement, ou la perte, de cette conscience a soumis les hommes
à l’autorité de leurs semblables.

Le péché de l’autorité a débuté ainsi: Les oppresseurs ont dit aux
opprimés: «Exécutez tout ce que nous allons vous demander; si vous
refusez, nous vous tuerons; si vous obéissez, nous organiserons l’ordre
parmi vous et nous vous défendrons contre d’autres violateurs.»

Afin de pouvoir continuer à mener leur vie habituelle et ne lutter ni
contre leurs violateurs, ni contre d’autres, les violés eurent l’air de
dire: «C’est bien, nous vous obéirons. Organisez l’ordre comme vous
l’entendrez; nous le maintiendrons, pourvu que nous puissions vivre
tranquilles, nous et nos familles.»

Les oppresseurs ne s’étaient pas aperçus du péché qu’ils commettaient,
aveuglés qu’ils étaient par le pouvoir. Les opprimés croyaient n’en pas
commettre parce qu’il leur semblait que l’obéissance valait mieux que la
lutte. Mais le péché était bien dans la soumission, et il n’était pas
moins grand que le péché de ceux qui se livraient aux violences.

Si les premiers avaient supporté tous les prélèvements d’impôts, toutes
les cruautés, sans reconnaître la légitimité du pouvoir oppresseur, sans
leur promettre la soumission, ils ne commettraient pas de péché. Car
c’est bien dans cette promesse qu’est la grande faute, aussi grande que
celle des dirigeants.

Cette promesse de sujétion, cette reconnaissance de la légitimité du
pouvoir rendait ce péché double: premièrement, c’est que les hommes qui
se soumettaient afin de ne pas commettre le péché de résistance
reconnaissaient sa légitimité chez ceux à qui ils obéissaient;
deuxièmement, ils renonçaient à leur véritable liberté, qui est dans la
soumission à la volonté de Dieu, en promettant d’obéir au pouvoir en
tout et toujours. Or, cette promesse est, en son principe, en opposition
directe avec la volonté de Dieu, puisque le pouvoir fondé sur la
violence exige de ceux qui se soumettent à lui la participation aux
assassinats, guerres, châtiments et lois qui sanctionnent ces violences.

On ne peut légèrement écarter ici, et partiellement observer là, la loi
divine. Il est clair, en effet, que si dans tel cas la loi divine peut
être remplacée par la loi humaine, la première n’est plus une loi
suprême, toujours obligatoire; et, si elle n’est pas telle, elle
n’existe pas.

Ensuite, privés de la direction que donne la loi divine, c’est-à-dire en
perdant la faculté humaine la plus élevée, les hommes descendent
immanquablement au degré inférieur de l’existence où les mobiles de
leurs actions sont seulement dans leurs passions et la suggestion qu’ils
subissent.

C’est dans cet état de reconnaissance de la nécessité d’obéir à
l’autorité que se trouvent tous les peuples qui vivent groupés en ce
qu’on appelle États. C’est également le cas du peuple russe.

Voilà pourquoi se produit ce phénomène étrange: cent millions
d’agriculteurs, une masse qui peut être considérée comme tout le peuple
russe, n’ayant besoin d’aucune tutelle gouvernementale, ne choisissent
pas la plus naturelle et la meilleure issue pour sortir de leur
situation, qui est de cesser d’obéir à toute autorité fondée sur la
violence, et continuent à participer à l’ancien gouvernement, ou bien à
lutter contre lui pour s’en préparer un autre, aussi oppresseur.




XI


Il nous arrive souvent d’entendre et de lire les arguments sur les
causes de la situation précaire et pleine de danger de toutes les
nations chrétiennes, ainsi que de celle au milieu de laquelle se débat
aujourd’hui le peuple russe, affolé et rendu féroce en certaines de ses
parties.

Les causes qu’on met en avant sont les plus diverses. En réalité, elles
peuvent être réduites à une seule. Les hommes _ont oublié Dieu_,
c’est-à-dire ils ont oublié leurs rapports envers le Principe infini de
la vie, ont oublié la mission qui en découle pour chacun:
l’accomplissement--pour sa propre satisfaction, pour la satisfaction de
l’âme--de la loi instituée par ce Principe-Dieu.

On l’a oublié parce que les uns s’étaient reconnu le droit de dominer
par la contrainte, tandis que les autres avaient consenti à leur obéir
et à participer à leur administration. Dès lors, les uns et les autres
ont renié par cela même Dieu et ont remplacé sa loi par celle des
hommes.

Dès qu’elle a oublié le rapport envers l’Être infini, la masse des
hommes est descendue au degré le plus bas de la conscience, où il n’a
pour guide que ses passions bestiales et la suggestion moutonnière, et
cela malgré toute la subtilité de ses travaux intellectuels.

C’est là l’origine de tout son malheur.

Le remède n’est donc qu’en ceci: le rétablissement dans la conscience
des hommes de leur dépendance de Dieu et de leur attitude raisonnée et
libre envers eux-mêmes et envers le prochain qui découle de cette
conscience.

C’est bien cette soumission consciente à Dieu et, par suite, la
disparition du péché d’autorité, qui pourrait guérir aujourd’hui tous
les peuples de leurs maux.

La possibilité et la nécessité de ne plus obéir à l’autorité humaine,
mais de revenir à la loi divine sont senties vaguement par tous les
hommes, et, en cet instant, avec une vivacité toute particulière par le
peuple russe. C’est bien cette vague conscience qui est le fond du
mouvement actuel en Russie.

Ce qui s’y accomplit aujourd’hui n’est pas, comme beaucoup se
l’imaginent, un soulèvement populaire contre le gouvernement dans le but
de le remplacer par un autre, mais quelque chose de bien plus grand et
de plus significatif. Ce qui fait mouvoir aujourd’hui les Russes, c’est
le vague sentiment de l’illégitimité, de l’irrationnalité de toute
violence, de la possibilité et de la nécessité d’organiser une vie
fondée non sur un pouvoir de contrainte, comme il l’a été jusqu’ici dans
tous les pays, mais sur le consentement libre, raisonné.

Le peuple russe accomplira-t-il cette grande œuvre, ou bien, s’engageant
à la suite des peuples occidentaux, laissera-t-il à un autre peuple
oriental le bonheur d’être le guide de l’humanité dans l’œuvre de son
affranchissement? Il est certain, en tous cas, que tous les peuples
commencent aujourd’hui à percevoir de plus en plus nettement la
possibilité de la substitution à la vie de folie et de violence d’une
vie libre, raisonnée et bonne.

Or, ce qui pénètre dans la conscience se réalise inévitablement. La
conscience des hommes est la manifestation de la volonté divine; et la
volonté divine doit s’accomplir, ne peut pas ne pas s’accomplir.




XII


«Mais une vie sociale est-elle possible sans autorité? Si les hommes
n’étaient pas retenus par la surveillance du pouvoir public, le vol et
le brigandage régneraient partout», objectent ceux qui ne croient qu’en
la vertu des lois humaines.

Ils sont sincèrement convaincus que les hommes se retiennent de
commettre des crimes et observent l’ordre uniquement parce qu’il existe
des lois, des tribunaux, une police, une administration, une armée, un
gouvernement, et que sans eux la vie sociale serait impossible. A leur
tour, les hommes corrompus par le pouvoir croient que les crimes commis
dans leur pays étant punis par le gouvernement, ces châtiments empêchent
les hommes d’en commettre de nouveaux.

Mais ces châtiments ne sauraient nullement prouver que tribunaux,
police, armée, prisons et potences mettent des obstacles à
l’accomplissement de tous les crimes qui pourraient être commis. Le fait
que le nombre de crimes ne dépend nullement des mesures pénales du
gouvernement est démontré avec une entière évidence par la vanité de ces
mesures qui ne peuvent arrêter les actes criminels les plus audacieux et
les plus cruels lorsque l’esprit de désordre règne dans la société,
comme cela a eu lieu pendant toutes les révolutions et comme cela se
produit aujourd’hui en Russie avec une acuité particulière.

La criminalité n’est pas aussi grande qu’elle pourrait l’être, parce que
la masse populaire, celle qui travaille, s’abstient d’actes criminels et
mène une bonne vie; cela non pas parce qu’il y a une police, une armée,
des juges, mais parce qu’il existe une conscience morale commune à la
plupart des hommes et qui tire son origine de la conception religieuse
commune qui pénètre partout grâce à l’éducation, à l’opinion publique,
aux usages.

Seule, cette conscience, manifestée par l’opinion publique, empêche
l’accomplissement des actes criminels, dans les villes et surtout à la
campagne où vit la majorité de la population.

J’ai parlé des communautés agricoles qui s’étaient installées en
Extrême-Orient et y vécurent heureuses pendant un grand nombre d’années.
Elles étaient inconnues du gouvernement et demeuraient en dehors de son
action; et, lorsqu’elles furent découvertes par les agents de celui-ci,
le profit qu’elles en tirèrent fut l’apparition parmi elles de nouvelles
misères et l’accroissement du penchant au crime.

De fait, l’activité gouvernementale abaisse le niveau de la société, et,
par là même, accroît la criminalité. Il ne peut pas en être autrement,
puisque, par sa mission, le gouvernement doit substituer à la loi
suprême, éternelle, obligatoire pour tous et écrite non dans les livres,
mais dans les cœurs des hommes, leurs lois à eux ayant pour but, non la
justice ni le bien commun, mais des considérations politiques,
intérieures et extérieures, le plus souvent injustes.

Les lois fondamentales, nettement iniques, sont notamment le droit
exclusif d’une minorité sur la terre, qui est un bien commun; le droit
des uns sur le travail des autres; le devoir de fournir de l’argent pour
perpétrer des assassinats, ou l’obligation de s’enrôler et de guerroyer;
le monopole sur le poison-tabac; la défense d’échanger les produits du
travail après une certaine limite appelée frontière; le droit de châtier
pour des actes non immoraux, mais qui sont contraires aux intérêts des
dirigeants.

Toutes ces lois et tous ces règlements, qu’on doit observer sous peine
des plus sévères punitions, abaissent inévitablement le niveau de la
conscience sociale.

On ne saurait donc imaginer une action plus démoralisatrice sur le
peuple que celle qui caractérise, et a toujours caractérisé, tous les
gouvernements.

Jamais aucun scélérat n’aurait pu avoir l’idée de commettre des actes
horribles tels que les autodafés, l’inquisition, les tortures, les
pillages, les écartèlements, les pendaisons, les emprisonnements
cellulaires, les meurtres pendant les guerres, et tant d’autres
violences qu’ont toujours accomplies et accomplissent avec solennité
tous les gouvernements. Toutes les horreurs de la Jacquerie, celles des
chefs de brigands Stegnka Razine, ou Pougatchev et d’autres ne sont que
des conséquences ou de faibles imitations des horreurs des Ivan, des
Pierre, des Biron, et qui se commettent également partout ailleurs.

Si même l’action gouvernementale empêche des dizaines d’hommes de se
livrer à des actes criminels,--ce qui est douteux,--des centaines de
mille de forfaits sont commis uniquement parce que les hommes sont
élevés dans une atmosphère de crime, d’injustice et de cruauté
gouvernementale.

Les industriels, les commerçants, les habitants des villes en général,
qui jouissent plus ou moins des avantages qu’assure l’autorité, ont
encore quelque raison de croire à l’utilité de celle-ci. Mais les
agriculteurs voient qu’elle ne leur cause que des souffrances et des
misères, tandis qu’ils n’en ont jamais aperçu la nécessité et se sont,
au contraire, rendu compte qu’elle pervertit ceux parmi eux qui tombent
sous son influence.

Chercher à démontrer que les hommes ne peuvent vivre sans gouvernement
et que le mal que peuvent leur faire les voleurs et les brigands est
plus grand que celui, moral et matériel, causé par le gouvernement, est
aussi étrange que furent, au temps de l’esclavage, les tentatives de
démontrer aux esclaves qu’il leur était plus profitable d’être des
esclaves que des hommes libres. Mais, de même qu’alors les maîtres
démontraient et suggéraient aux esclaves qu’ils avaient tout avantage à
l’être et que leur situation serait pire s’ils étaient libres (souvent
les esclaves y croyaient), les gouvernants d’aujourd’hui démontrent que
l’autorité est nécessaire, et les gouvernés sont influencés par cette
suggestion.

Ces derniers sont bien obligés de croire ceux-là, parce qu’ayant méconnu
la loi divine, il ne leur reste plus que les lois humaines. Pour eux,
l’absence de ces lois est l’absence de toute loi; la vie des hommes qui
ne reconnaissent aucune loi leur semble horrible, parce que l’absence
d’autorité humaine ne peut pas ne pas les effrayer, et ils refusent de
s’en séparer.

Il résulte de la même méconnaissance de la loi de Dieu ce phénomène
étrange, ou paraissant tel, que tous les théoriciens anarchistes, hommes
érudits et intelligents, depuis Bakounine et Prudhon jusqu’à Reclus, Max
Stirner et Kropotkine, démontrent irréfutablement l’illogisme et la
nocivité du pouvoir et que, cependant dès qu’ils se mettent à parler de
l’organisation de la vie sociale en dehors des lois humaines qu’ils
nient, ils tombent dans le vague, la loquacité, l’éloquence, se lancent
dans des conjectures les plus fantaisistes.

Cela provient de ce que tous ces théoriciens anarchistes méconnaissent
la loi divine commune à tous les hommes, puisqu’en dehors de la
soumission à une seule et même loi, humaine ou divine, aucune société ne
saurait exister.

Il n’est possible de se libérer de la loi humaine que sous condition de
la reconnaissance de la loi divine commune à tous.




XIII


«Soit, dira-t-on encore; en supposant même que des communautés agricoles
primitives, comme celles de Russie, puissent vivre sans gouvernement,
comment feraient les millions d’hommes qui ont déjà abandonné la vie
rurale et travaillent dans l’industrie, à la ville? Tout le monde ne
peut pourtant pas s’occuper d’agriculture.»

Les hommes ne peuvent être que des agriculteurs, répond fort justement
Henry George.

«Mais si tous les hommes retournaient aujourd’hui à la vie des champs et
voulaient se passer de gouvernement,--objecte-t-on encore,--toute la
civilisation acquise par l’humanité disparaîtrait, ce qui serait le plus
grand malheur; donc le retour à la vie agricole serait non un bien, mais
un mal pour l’humanité.»

Il est un procédé fort usité parmi les hommes pour justifier leurs
erreurs. Considérant comme un axiome irréfutable l’erreur qu’ils
professent, ils confondent cette erreur et toutes ses conséquences en
une seule idée et en un seul vocable, puis attribuent à l’une et à
l’autre une signification vague et mystique. Tels sont les idées et les
mots: _Église_, _science_, _droit_, _État_, _civilisation_.

Ainsi l’_Église_ n’est pas ce qu’elle est, c’est-à-dire la réunion de
certains hommes tombés dans la même erreur, mais l’union de vrais
croyants. Le _droit_ n’est pas l’assemblement de lois injustes élaborées
par certains hommes, mais la définition des conditions équitables dans
lesquelles les hommes peuvent vivre. La _science_ n’est pas le résultat
de spéculations hasardeuses qui occupent les oisifs, mais l’unique, le
vrai savoir. De même la _civilisation_ n’est pas le résultat des
violences des autorités et de l’activité pernicieuse des nations
occidentales voulant se libérer de l’oppression par l’oppression, mais
la seule voie certaine vers le bonheur futur de l’humanité.

Les défenseurs de la civilisation objectent pourtant: «S’il est vrai que
les inventions, le perfectionnement technique, les produits de
l’industrie dont jouissent actuellement les classes riches sont
inaccessibles aux travailleurs et ne peuvent, par suite, être considérés
de nos jours comme un bien pour toute l’humanité, cela provient de ce
que ces acquisitions n’ont pas encore atteint le perfectionnement
qu’elles peuvent avoir et sont mal distribuées. Lorsque les machines
seront plus perfectionnées encore, que les ouvriers s’affranchiront du
joug capitaliste, et que toutes les usines et fabriques seront en leur
possession, les machines produiront en si grande abondance et tout sera
si bien distribué que tous jouiront de tout, nul ne sera privé de rien
et tous seront heureux.»

Tout d’abord, il n’y a aucune raison de croire que ces mêmes ouvriers,
qui luttent aujourd’hui si âprement entre eux, non seulement pour
l’existence, mais encore pour se procurer un plus grand confort et des
plaisirs, deviendront tout à coup si équitables et si aptes au sacrifice
qu’ils se contenteront d’une part égale de bonheur fournie par les
machines. Mais, qui plus est, la supposition même que toutes les usines
avec leurs machines, qui ne pouvaient s’établir et exister que sous le
régime autoritaire et capitaliste, demeureront telles qu’elles sont
aujourd’hui lorsque le gouvernement et le capital disparaîtront, est
tout à fait arbitraire.

Le croire, c’est supposer qu’après l’affranchissement des serfs, le
château du seigneur, son parc, ses orangeries, orchestre privé, galerie
de tableaux, écuries, chasses, garde-robe pleine de vêtements, toutes
ces richesses seraient partagées en partie entre les paysans affranchis
et en partie réservées à l’usage commun.

Il semble pourtant évident que ni les chevaux, ni les vêtements, ni les
orangeries du riche seigneur ne peuvent servir aux paysans, et que
ceux-ci ne conserveront pas, lors de l’affranchissement des ouvriers de
l’autorité gouvernementale et capitaliste, ce qui avait été créé sous
l’ancien régime; de même les ouvriers affranchis n’iront pas travailler
dans les usines et les fabriques qui n’avaient pu exister que grâce à
l’asservissement des travailleurs, alors même que ce travail pourra leur
procurer profit et agrément.

Certes, on regrettera la disparition de machines et appareils ingénieux
qui tissent tant et si vite de superbes étoffes, ou fabriquent
d’excellents bonbons et de beaux miroirs, mais on a regretté également,
lors de l’affranchissement des serfs, les magnifiques chevaux de course,
les tableaux, les instruments de musique, les théâtres privés. Aussi, de
même que les paysans affranchis ont élevé des animaux domestiques et des
plantes répondant aux nécessités de leur existence, et qu’ont disparu
les chevaux de course et les fleurs d’orangerie, les ouvriers affranchis
du gouvernement et du capital dirigeront leurs efforts vers d’autres
buts qu’aujourd’hui.

«Mais il est bien préférable de cuire le pain en commun que chacun à
part et de tisser vingt fois plus vite à la fabrique que chacun sur son
métier», objectent les défenseurs de la civilisation en citant nombre
d’autres exemples probants. Est-ce à dire que les hommes sont des bêtes
pour lesquelles toutes les questions sont résolues par la nourriture,
les vêtements, le gîte, par plus ou moins de travail?

Le sauvage d’Australie sait fort bien qu’il est plus expéditif et
économique de se construire une seule cabane pour lui et sa femme; or,
il en construit deux afin qu’il et elle puissent s’isoler. Le paysan
russe sait fort bien qu’il lui est plus avantageux de vivre dans la même
maison avec son père et ses frères, et cependant il se sépare d’eux, se
construit sa propre isba et souffre plutôt du besoin que d’obéir à ses
aînés ou se quereller avec eux. Je pense que la majorité de gens sensés
préféreront brosser eux-mêmes leurs vêtements et chaussures, porter
l’eau et remplir leur lampe que de consacrer une seule heure par jour
aux travaux obligatoires de la fabrique et d’aider aux machines qui font
la même besogne.

Si la contrainte disparaissait, il ne resterait pas non plus grand’chose
de ces belles machines qui percent les tunnels et forgent l’acier, voire
qui brossent les chaussures et lavent la vaisselle.

Les ouvriers, une fois affranchis, laisseront immanquablement tomber en
ruine tout ce que leur servitude avait produit et créeront de tout
autres machines, pour d’autres buts, sur une autre échelle et avec une
tout autre distribution.

C’est si clair et évident qu’on ne saurait ne pas s’en rendre compte, si
on n’avait pas le préjugé de la civilisation.

C’est bien ce préjugé si répandu et si enraciné qui fait envisager comme
une sorte de sacrilège ou de folie toute indication de la fausseté de la
voie que suivent les peuples occidentaux, ainsi que toute tentative de
faire revenir les égarés à la vie rationnelle et libre.

Cette foi aveugle que notre organisation de la vie est la meilleure fait
que les principaux agents de la civilisation: hommes d’État, savants,
artistes, commerçants, fabricants, écrivains, ne s’aperçoivent pas de
leur existence oisive et dénaturée et sont fermement convaincus qu’elle
est très importante et utile à toute l’humanité; ils ne sont pas moins
convaincus que les choses futiles, bêtes et vilaines fabriquées sous
leur direction: canons, forteresses, cinématographes, temples,
automobiles, bombes, phonographes, télégraphes, machines rotatives
imprimant des montagnes de papier pleines de vilenies, de mensonges et
de sottises, demeureront telles que sous le régime de l’ouvrier libéré
et garderont à jamais leur caractère utile.

Les hommes libres, qui n’ont pas le préjugé de la civilisation, doivent
se rendre compte que les conditions de vie, appelées chez les
Occidentaux civilisation, ne sont rien autre que le résultat des
caprices des classes dirigeantes, comme l’avaient été les pyramides,
temples et sérails les résultats des lubies des despotes d’Égypte, de
Babylone, de Rome; comme l’avaient été les palais, les orchestres
composés de serfs, les théâtres particuliers, les étangs, les parcs, les
chasses, les dentelles, produits des serfs pour l’amusement des
seigneurs russes.

On dit que la désobéissance au gouvernement et le retour à la vie rurale
fera disparaître tout le progrès de l’industrie, ce qui serait une
calamité. Mais il n’y a aucune raison de croire que le retour à la vie
rurale et au régime où toute autorité serait absente, ferait disparaître
le progrès industriel réellement utile et n’exigeant pas
l’asservissement des hommes. Et si même la désobéissance au pouvoir et
la reprise de la vie des champs supprimaient la production et la
surproduction de la quantité infinie des objets inutiles et nuisibles
qui occupent aujourd’hui la majeure partie de l’humanité; si elles
supprimaient également la possibilité d’exister pour les oisifs qui
inventent ces objets et en justifient leur vie immorale, il ne
s’ensuivrait pas que _tout_ ce que l’humanité a produit pour son bien
disparaîtrait. Au contraire, la suppression de tout ce qui existe par la
violence susciterait une production intensive des objets perfectionnés
réellement utiles et nécessaires, production qui, sans transformer les
hommes en machines, allégerait le travail et embellirait la vie des
agriculteurs.

Cette nouvelle organisation de la vie se distinguerait de l’actuelle en
ce que les objets dus au progrès de l’industrie et de l’art n’auraient
plus pour but l’amusement des riches, la curiosité des oisifs, la
préparation à l’assassinat, la conservation de vies inutiles et
nuisibles au détriment de celles qui sont nécessaires; le nouveau régime
ne se soucierait pas de l’invention des machines permettant de produire
à l’aide d’un petit nombre d’ouvriers une grande quantité d’objets ou de
cultiver de grandes étendues de terre; les machines ne fabriqueraient
que ce qui peut accroître la force productrice du travail des
agriculteurs qui cultivent individuellement, de leurs bras, leur
terrain, et pourraient améliorer l’existence de ces derniers sans les
détacher de la terre ni porter atteinte à leur liberté.




XIV


Mais quelle sera l’existence de ceux qui n’obéiront pas à l’autorité des
hommes? Comment seront administrées les affaires publiques? Que
deviendront les États? Que deviendront l’Irlande, la Pologne, la
Finlande, l’Algérie, les Indes, les colonies en général? En quelles
collectivités se grouperont les nations?

Ces questions sont posées par ceux qui sont habitués à croire que les
conditions de la vie des sociétés sont déterminées par la volonté de
quelques-uns, et qui supposent, par suite, que les hommes peuvent
connaître comment s’organisera la vie future des sociétés.

Si l’on avait demandé à un citoyen romain, le plus érudit et le plus
perspicace, habitué à croire que la vie du monde dépend de la décision
du Sénat et des empereurs romains, ce que serait le monde romain
plusieurs siècles plus tard; ou bien si ce Romain avait eu l’idée
d’écrire un livre comme Belami de nos jours, on peut dire avec certitude
qu’il n’aurait jamais pu prévoir, même approximativement, ni les
barbares, ni la féodalité, ni la papauté, ni la dispersion et la
reconstitution des peuples en grands États. Il en est de même des
machines volantes, des rayons X, des moteurs électriques, du régime
socialiste et des autres tableaux du monde futur que se représentent
avec tant de hardiesse les Belami, les Morice, les Anatole France et
autres.

Non seulement il n’est pas donné aux hommes de connaître les formes
futures de la vie sociale, mais encore c’est un mal pour eux de croire
qu’ils peuvent les connaître. C’est un mal parce que rien n’empêche plus
le développement normal de la vie que cette prétendue science.

La vie des individus et des collectivités est caractérisée précisément
par ce fait que les uns et les autres marchent vers l’inconnu sans
cesser de se transformer; les uns et les autres évoluent non pas suivant
les plans dressés d’avance par quelques-uns, mais sous l’action de la
tendance naturelle de tous les hommes à se rapprocher de la perfection
morale, qui est atteinte par l’activité infiniment variée de millions et
de millions d’hommes. C’est pourquoi les rapports qui naîtront entre les
hommes, les formes que prendront les organisations sociales dépendent
exclusivement de la nature des hommes et non de la prévision de telle ou
telle forme de la vie que certains voudraient voir se créer.

Néanmoins, ceux qui ne croient pas en la loi de Dieu s’imaginent qu’ils
peuvent connaître le régime futur de la société et, partant,
accomplissent des actes qu’ils jugent eux-mêmes comme mauvais, afin que
se réalise l’ordre qu’ils prévoient et qu’ils considèrent comme
nécessaire.

Ils ne se troublent pas de voir d’autres hommes imaginer différemment la
cité de demain. En effet, cela ne les empêche pas non seulement de
décider que telle sera l’organisation de l’avenir, mais encore d’agir,
de combattre, de s’emparer des biens d’autrui, d’emprisonner,
d’assassiner, en vue du bonheur futur qu’ils ont imaginé. La vieille
formule de Caïphe: «Qu’un seul périsse plutôt que le peuple entier»
demeure indiscutable pour ces gens.

De fait, comment ne pas tuer jusqu’à des centaines de milliers d’hommes,
lorsqu’on est fermement convaincu que la mort de ces milliers aura pour
résultat le bonheur de millions?

Ceux qui ne croient pas en Dieu et en sa loi ne sauraient raisonner
autrement. Ils n’obéissent qu’à leurs passions, à leurs raisonnements et
à la suggestion du milieu; ils n’ont jamais pensé à leur mission dans la
vie ni à ce qu’est le véritable bonheur humain; si même ils y ont pensé,
ils décidaient qu’il était impossible de le connaître. Et ce sont eux,
ignorant en quoi consiste le bonheur de chacun, qui s’imaginent de
connaître avec certitude le bonheur nécessaire à toute la société! Ils
en sont tellement persuadés que pour atteindre ce bonheur, ils
accomplissent toutes sortes de violences qu’ils jugent eux-mêmes
condamnables.

Il semble singulier que ces hommes, qui ne savent pas où est leur propre
bonheur, s’imaginent connaître avec certitude où est celui de toute la
société, et que précisément parce qu’ils sont dans l’ignorance en ce qui
les concerne personnellement, ils puissent croire à la possibilité de
savoir ce que doit faire pour son bien la société entière.

L’instructif mécontentement qu’ils éprouvent en l’absence de toute
direction dans leur vie, leur en fait rejeter la responsabilité non pas
sur eux-mêmes, mais sur la mauvaise organisation sociale; et, dans les
préoccupations qu’ils mettent à réorganiser la société, ils voient la
possibilité de faire taire leur conscience qui leur rappelle la fausseté
de leur vie. C’est pour ces raisons que ceux qui ignorent leur mission
individuelle croient connaître d’autant mieux la mission qui incombe à
la société. Tels sont, soit les jeunes gens les moins sérieux, soit les
hommes publics les plus corrompus: les Marat, les Napoléon, les
Bismarck. C’est bien pour ces raisons que l’histoire des peuples
fourmille des plus grandes atrocités.

Mais la conséquence la plus néfaste de cette prétendue prévision de
l’avenir et de l’action qui en résulte est que l’une et l’autre
empêchent précisément, et plus que toute autre chose, la société de
marcher dans la voie qui conduit au véritable bonheur.

Nous répondons donc à la question: comment s’organisera la vie des
peuples qui cesseront d’obéir au gouvernement? nous répondons que nous
ne pouvons pas le savoir; et nous ne pouvons même pas croire que
quiconque puisse le savoir.

Il nous est impossible de connaître les conditions futures de la vie
sociale sans pouvoir central, mais nous savons fermement ce que chacun
de nous doit faire pour que ces conditions soient les meilleures. Nous
savons fermement qu’à cette fin nous devons avant tout nous abstenir des
actes brutaux qu’exige de nous le gouvernement existant, et nous devons
autant ne pas commettre les violences auxquelles nous engagent ceux qui
combattent le régime actuel afin d’en établir un nouveau.

En un mot, nous devons refuser l’obéissance à toute autorité. Et nous le
devons non pas parce que nous savons comment, à la suite de ce refus,
s’organisera le régime futur, mais parce que l’obéissance à l’autorité
nous demandant de violer la loi divine est un péché. Cela, nous le
savons avec certitude; et nous savons aussi qu’en ne désobéissant pas à
la volonté divine il ne peut en sortir que du bien, tant pour chacun de
nous que pour l’humanité entière.




XV


Les hommes ont la tendance de croire à la réalisation des événements les
plus fantastiques: la possibilité de voler, de communiquer avec les
planètes, d’établir le régime socialiste, de communiquer avec les
esprits, et à bien d’autres choses d’une irréalisation pourtant
certaine; mais ils se refusent à croire que la conception de la vie
qu’ils professent à l’époque présente pût changer.

Pourtant ces changements, et les plus surprenants, se produisent
constamment en chacun de nous, ainsi que chez les sociétés et nations
entières; et c’est cette transformation continue qui est le fond même de
la vie humaine.

Sans rappeler les évolutions de la conscience sociale dont témoigne
l’histoire, il se produit devant nos yeux, en Russie, une de ces
modifications, qui étonnent par leur rapidité, dans la conscience du
peuple, et qui ne s’était en rien manifestée il y a deux ou trois ans à
peine. Cette modification nous semble soudaine parce qu’elle a mûri
lentement dans les esprits sans que nous nous en soyons aperçus.

Le même phénomène se produit aujourd’hui sur le terrain spirituel,
inaccessible à notre observation. Si le peuple russe, qui considérait il
y a deux ans comme impossible de désobéir au pouvoir existant ou
seulement de le juger, le condamne aujourd’hui, se prépare à lui
désobéir et à le remplacer par un nouveau, pourquoi ne pas supposer que
dans sa conscience est en train de mûrir un autre changement de ses
rapports avec le pouvoir, savoir la nécessité de son affranchissement
moral, religieux?

Pourquoi une pareille évolution ne pourrait-elle s’accomplir chez
n’importe quel peuple et, aujourd’hui, chez les Russes? Pourquoi ne pas
supposer que la lutte égoïste, la peur, la haine qui font agir tous les
peuples; que la propagande du mensonge, de l’immoralité et de
l’ignorance, par les journaux, les livres, les discours et les actes,
pourraient être remplacées, chez tous les peuples et particulièrement
chez les Russes aujourd’hui, par une aspiration religieuse, humanitaire,
raisonnée, affectueuse, qui révélerait toute l’horreur de la soumission
au pouvoir et la joyeuse possibilité d’une vie sans violence ni
autorité?

Pourquoi telle influence, qui a agi dans la même direction pendant des
dizaines d’années, a-t-elle pu préparer la manifestation actuelle de
cette orientation dans la révolution, et pourquoi la conscience de la
possibilité et de la nécessité de l’affranchissement du péché
d’autorité, ainsi que l’établissement de l’union entre les hommes fondée
sur la concorde, le respect et l’affection mutuelle, ne pourraient-elles
pas mûrir de même?

Il y a une quinzaine d’années, l’écrivain français de talent Dumas fils
écrivit une lettre à l’adresse de Zola[2], où cet homme fort doué et
intelligent, mais occupé principalement de questions esthétiques et
sociales, a dit vers la fin de sa vie des paroles d’une surprenante
prophétie. C’est bien le cas de dire que l’esprit divin souffle où il
veut:

  [2] Ce n’est pas tout à fait exact. Dans sa lettre intitulée _Le
    Mysticisme à l’école_, Dumas fils faisait bien allusion au discours
    de Zola prononcé la même année, en 1893, au banquet de l’Association
    générale des étudiants, mais cette lettre fut adressée au directeur
    du _Gaulois_.

«L’âme est en travail incessant, en évolution continue vers la lumière
et la vérité, écrivait Dumas. Tant qu’elle n’aura pas reçu toute la
lumière et conquis la vérité, elle tourmentera l’homme.

«Eh bien, elle ne l’a jamais autant harcelé, elle ne lui a jamais autant
imposé son empire qu’aujourd’hui. Elle est pour ainsi dire répandue dans
la masse de l’air que tout le monde respire. Les quelques âmes
individuelles qui avaient eu isolément la volonté de la régénération
sociale se sont peu à peu cherchées, appelées, rapprochées, réunies,
comprises; elles ont formé un groupe, un centre d’attraction vers lequel
volent maintenant les autres âmes des quatre points du globe, comme font
les alouettes vers le miroir; elles ont, de la sorte, constitué, pour
ainsi dire, une âme collective, afin que les hommes réalisent désormais
en commun, consciemment et irrésistiblement, l’union prochaine et le
progrès régulier des nations récemment encore hostiles les unes aux
autres. Cette âme nouvelle, je la retrouve et la reconnais dans les
faits qui semblent le plus propres à la nier.

«Ces armements de tous les peuples, ces menaces que leurs représentants
s’adressent, ces reprises de persécutions de races, ces inimitiés entre
compatriotes et jusqu’à ces gamineries de la Sorbonne, sont des exemples
de mauvais aspect, mais non de mauvais augure. Ce sont les dernières
convulsions de ce qui va disparaître. Le corps social procède comme le
corps humain. La maladie n’y est que l’effort violent de l’organisme
pour se débarrasser d’un élément morbide et nuisible.

«Ceux qui ont profité et qui comptaient profiter longtemps encore des
errements du passé s’unissent donc pour qu’il n’y soit rien modifié. De
là, ces armements, ces menaces, ces persécutions; mais, si vous regardez
attentivement, vous verrez que tout cela est purement extérieur. Ce
colossal est vide. L’âme n’y est plus; elle a passé autre part; ces
millions d’hommes armés, qui font l’exercice tous les jours en vue d’une
guerre d’extermination générale, ne haïssent pas ceux qu’ils doivent
combattre et aucun de leurs chefs n’ose déclarer cette guerre. Quant aux
revendications, même comminatoires, qui partent de ceux qui souffrent en
bas, une grande et sincère pitié, qui les reconnaît enfin légitimes,
commence à répondre d’en haut.

«L’entente est inévitable dans un temps donné plus proche qu’on ne le
suppose. Je ne sais pas si c’est parce que je vais bientôt quitter la
terre et si les lueurs d’au-dessous de l’horizon qui m’éclairent déjà me
troublent la vue, mais je crois que notre monde va entrer dans la
réalisation des paroles: «Aimez-vous les uns les autres», sans se
préoccuper, d’ailleurs, si c’est un homme ou un Dieu qui les a dites.

«Le mouvement spiritualiste qu’on signale de toutes parts et que tant
d’ambitieux ou de naïfs croient pouvoir diriger va être absolument
humanitaire. Les hommes, qui ne font rien avec modération, vont être
pris de folie, de la fureur de s’aimer. Cela n’ira pas tout seul de
suite, évidemment; il y aura quelques malentendus, sanglants peut-être,
tant nous avons été dressés et habitués à nous haïr, quelquefois par
ceux-là mêmes qui avaient reçu mission de nous apprendre à nous aimer;
mais, comme il est évident que cette grande loi de fraternité doit
s’accomplir un jour, je suis convaincu que les temps commencent, et nous
allons irrésistiblement vouloir que cela soit[3].»

  [3] Voir la lettre de Dumas fils dans l’ouvrage de Léon Tolstoï,
    traduit par E. Halpérine-Kaminsky: _Zola, Dumas, Guy de Maupassant_.

Si étrange que paraisse l’expression: «Le temps viendra où les hommes
vont être pris de la fureur de s’aimer», je crois que cette idée est
absolument juste et est ressentie plus ou moins par tous les hommes de
notre temps. Il est impossible que l’époque ne vienne quand l’amour, qui
est le fond même de l’âme, occupera dans la vie des hommes la place qui
lui revient et deviendra la base des relations humaines.

Ce temps se prépare, ce temps est proche.

«Nous sommes aujourd’hui au temps prédit par le Christ, écrivait
Lamennais. D’un bout de la terre à l’autre tout s’ébranle. Rien de
solide dans toutes les institutions, quelles qu’elles soient, ni dans
les systèmes les plus divers qui sont la base de la vie des sociétés. On
sent que tout doit bientôt s’écrouler et que, de ce temple aussi, il ne
restera pas une seule pierre debout. Mais de même que des ruines de
Jérusalem et de son temple, que le Dieu vivant a déserté, devaient
surgir une cité nouvelle et un temple nouveau, vers lesquels affluaient
volontairement les hommes de toutes les tribus et de tous les peuples,
des ruines des temples et des villes d’aujourd’hui sortira une cité
nouvelle et un temple nouveau destinés à devenir le temple de l’univers
et la patrie commune du genre humain, aujourd’hui désuni par des
doctrines qui se combattent, font de frères des étrangers et sèment
parmi eux la haine sacrilège et les guerres hideuses. Lorsque viendra
l’heure--de Dieu seul connue--de l’union des peuples en un seul temple
et en une seule cité, alors s’établira vraiment le règne du Christ, se
réalisera définitivement sa divine mission.»

«Des forces puissantes travaillent le monde, écrivait de même Channing.
Nul ne peut les arrêter. Les signes en sont la naissance de la nouvelle
conception du christianisme, du nouveau respect pour l’homme, du nouveau
sentiment de fraternité et d’une égale attitude des hommes à l’égard du
Père de tous les hommes. Nous le voyons, nous le sentons. Et devant
cette manifestation de l’esprit nouveau tomberont toutes les
persécutions. La société pénétrée de cet esprit substitue la paix à la
guerre permanente. La force de l’égoïsme qui englobe tout et qui semble
invincible cède à cette puissance naturelle: «Paix sur terre et concorde
parmi les hommes» ne demeurera pas toujours un rêve.»




XVI


Pourquoi s’imaginer que les hommes, qui sont en la puissance de Dieu,
demeureront toujours dans l’erreur étrange que seules les lois humaines,
changeantes, injustes, locales, sont importantes et obligatoires, et non
la loi de Dieu, éternelle, juste et commune à tous les hommes?

Pourquoi penser que les pasteurs de l’humanité prêcheront toujours que
cette loi n’existe pas et ne saurait exister, lorsque chaque secte
possède ses lois religieuses, lorsque telle autre croit à celles qu’on
appelle scientifiques (lois de la matière, celles de la sociologie), qui
sont sans obligation ni sanction, ou lorsqu’on obéit à des lois civiles
que les hommes peuvent établir et changer à leur volonté?

Cette erreur peut être provisoire.

Pourquoi supposer, en effet, que les hommes, auxquels est révélée la loi
divine commune à tous, écrite dans leur âme, trouvant son expression
dans les doctrines des Brahmanes, de Bouddha, de Lao-Tseu, de Confucius,
du Christ, n’adopteront pas enfin cet unique principe de toutes les
lois, qui leur donnera et la satisfaction morale et une vie sociale
heureuse? Pourquoi demeureraient-ils fidèles au chaos des doctrines
théologiques, scientifiques et politiques, méchantes et pitoyables, qui
les détournent de la seule chose nécessaire, et les poussent vers les
choses vaines, ne leur donnant aucune indication sur la façon de se
conduire dans la vie individuelle et sociale?

Pourquoi se dire que les hommes continueront à endurer toutes les
souffrances, les uns en cherchant à dominer les autres, les autres en se
soumettant avec haine et envie à leurs maîtres et en s’efforçant à
devenir eux-mêmes des dirigeants?

Pourquoi supposer que le progrès, orgueil des hommes d’aujourd’hui,
consistera toujours dans l’accroissement de la population, dans les
mesures policières de nous conserver la vie, et non dans l’amélioration
morale de notre vie?

Pourquoi croire qu’on verra toujours le progrès dans de piètres
inventions mécaniques produisant de plus en plus des objets inutiles et
nuisibles, et non dans la marche vers l’union toujours plus étroite
entre les hommes et dans la nécessité, pour parvenir à cette union, de
vaincre nos passions?

Pourquoi ne pas supposer que les hommes se réjouiront et rivaliseront
non pas dans la richesse et le luxe, mais dans la simplicité, la
modération et la bonté?

Pourquoi ne pas penser que les hommes verront le progrès non pas dans
l’accroissement des biens, mais dans la tendance de demander de moins en
moins et de donner de plus en plus aux autres; non plus dans
l’élargissement de notre pouvoir, ni dans le succès, ni dans la
victoire, mais dans la tendance de nous modérer de plus en plus, et de
communier de plus en plus étroitement, individu avec individu, nation
avec nation?

Pourquoi se représenter les hommes toujours assoiffés de luxure ou se
multipliant comme des lapins, construisant dans les villes des usines
d’alimentation chimique pour assurer l’existence des générations qui se
multiplient et vivent dans les villes où il n’y a ni plantes ni animaux?

Pourquoi ne pas les voir plutôt chastes, luttant contre leurs passions,
vivant en paix avec leurs voisins, au milieu des champs, des jardins,
des forêts et des animaux domestiques bien nourris, et cela avec la
seule différence entre leur état actuel et celui de demain de ne pas
reconnaître la terre comme une propriété privée, ni eux-mêmes comme
appartenant à tel ou tel État, ne payer à personne d’impôt, ne pas
guerroyer, mais communier dans une paix universelle?

Pour se représenter ainsi la vie humaine on n’aurait rien à imaginer de
nouveau, ni à modifier, ni à ajouter à la vie des pays agricoles, telle
que nous la connaissons en Chine, en Russie, aux Indes, au Canada, en
Algérie, en Égypte, en Australie.

Pour s’imaginer cette vie, on n’a pas à inventer quelque organisation
compliquée, mais simplement à se dire que les hommes ne doivent
reconnaître qu’une seule loi supérieure, la loi de l’amour de Dieu et de
son prochain, celle qui est invariablement exprimée dans les religions
de Brahma, de Bouddha, de Confucius de Lao-Tseu, du Christ.

Pour que cette vie se réalise, il n’est nullement besoin que les hommes
se transforment au point de devenir des anges vertueux. Les hommes
garderont leur faiblesse et leurs passions, pécheront, se querelleront,
commettront des adultères, spolieront la propriété, tueront même; mais
tout cela ne sera que l’exception, non la règle. Leur vie sera tout
autre par le seul fait qu’ils ne considéreront plus la violence
organisée comme condition nécessaire, ne seront plus formés sous
l’influence des crimes de l’autorité envisagés comme actes méritoires.

La vie des hommes sera tout autre parce que la violence, contraire à la
loi divine, considérée aujourd’hui comme légitime et nécessaire, ne sera
plus un obstacle à l’enseignement de bonté, d’amour et de soumission à
la volonté de Dieu.

Pourquoi ne pas s’imaginer que la souffrance conduira les hommes au
désir de s’affranchir de la suggestion, de l’hypnose auxquelles ils
doivent leurs longues misères, à se souvenir qu’ils sont les fils et les
serviteurs de Dieu, et peuvent et doivent par suite n’obéir qu’à lui et
à leur conscience? Loin d’être difficile à se l’imaginer, il est au
contraire difficile de croire que cela ne puisse pas être.




XVII


«Si vous n’êtes pas comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le
royaume de Dieu.» Cette parole évangélique vise non seulement les
individus, mais aussi les sociétés. De même qu’un individu, ayant
souffert par ses passions et les tentations de la vie, revient
consciemment à l’état simple d’affection pour tous, état dans lequel se
trouvent inconsciemment les enfants, et y revient avec toute
l’expérience et l’acquis intellectuel de l’adulte, les sociétés, ayant
éprouvé toutes les conséquences malheureuses de l’oubli de la loi divine
et de l’obéissance à la loi humaine organisant leur vie en dehors du
travail de la terre, doivent aujourd’hui, avec toute l’expérience
acquise durant leurs errements, abandonner les tentatives d’existence
fondée sur la production industrielle et revenir à la loi supérieure de
Dieu et à la vie primitive des champs.

Cette indépendance consciente à l’égard de l’autorité humaine et la
soumission à l’autorité divine signifient la reconnaissance comme
obligatoire, partout et toujours, de la loi éternelle de Dieu, qui est
la même dans toutes les doctrines religieuses.

Quant à la vie rurale, elle implique la reconnaissance du travail de la
terre, non comme une condition provisoire de notre existence, mais comme
une occupation toujours et partout préférée, parce qu’elle nous facilite
le mieux l’accomplissement de la volonté divine.

Or, les peuples orientaux, et la Russie parmi eux, se trouvent dans les
meilleures conditions pour revenir à cette nouvelle vie.

Les Occidentaux, qui se sont déjà engagés si loin sur la fausse voie des
transformations politiques de régime, ayant toutes pour principe
l’autorité et la substitution du travail industriel au travail agricole,
ne sauraient revenir à la nouvelle vie qu’après de grands efforts. Mais,
tôt ou tard, l’animosité qui grandit parmi eux et l’instabilité de leur
situation les forceront bien à revenir à la véritable existence
indépendante et rationnelle fondée sur leur propre travail et non sur
l’exploitation des autres peuples.

Si séduisants que puissent paraître le progrès extérieur de l’industrie
et la façade de la vie actuelle, les esprits les plus pénétrants de
l’Occident montrent depuis longtemps à leurs nations la voie funeste
qu’elles suivent et la nécessité de retourner à la vie agricole qui fut
la forme primitive de la vie de toutes les sociétés et qui est faite
pour procurer à tous une existence heureuse et rationnelle.

Les peuples orientaux, parmi lesquels le russe, n’ont besoin à cette fin
de ne rien changer à leur existence; il leur suffit de s’arrêter sur la
voie fausse où ils viennent de s’engager et de manifester leur
indépendance à l’égard du pouvoir, ainsi que leur prédilection pour
l’agriculture qui fut toujours leur occupation naturelle.

Nous, les Orientaux, nous devons être reconnaissants à la destinée de
nous avoir placés dans la situation qui nous permet de profiter de
l’exemple des Occidentaux; nous devons en profiter non pas pour
l’imiter, mais au contraire pour éviter les fautes que les Occidentaux
avaient commises; nous ne devons pas nous avancer sur la voie funeste
d’où nous les voyons déjà revenir à notre rencontre, eux qui s’y étaient
aventurés si loin.

C’est bien dans cet arrêt de la marche sur la voie de l’erreur, ainsi
que dans l’indication de la possibilité et de la nécessité de s’en
frayer une autre, plus facile à suivre, plus joyeuse et plus naturelle à
l’homme, qu’est la grande portée de la Révolution qui s’accomplit
actuellement en Russie.




L’UNIQUE SOLUTION POSSIBLE

DE LA

QUESTION AGRAIRE




I


Le droit exclusif sur la terre des uns privant les autres de la
possibilité d’en jouir, est une iniquité aussi cruelle et aussi nuisible
pour tous que l’était en son temps le droit de posséder des serfs.

Instinctivement consciente chez tous les hommes, cette iniquité était
surtout et, de tout temps, ressentie par le monde rural de Russie. Ce
sentiment est plus vivace que jamais en ces jours de révolution, et
c’est vers son abolition que tendent actuellement tous les souhaits et
toutes les revendications du peuple russe.

Les cercles gouvernementaux autant que les groupements
anti-gouvernementaux sont occupés aujourd’hui à rechercher les moyens de
donner satisfaction à ces demandes.

Malheureusement, les uns et les autres ont généralement en vue leurs
buts particuliers de parti et non ce qui doit être leur but unique,
prédominant: le rétablissement de la justice.

Les uns espèrent répondre aux revendications du peuple en ajoutant au
lot de chaque paysan une part prise sur les terrains d’État et une
partie des apanages impériaux.

Les autres proposent de faciliter aux paysans, par l’intermédiaire de la
Banque agricole, l’achat des propriétés foncières mises en vente.

Les troisièmes voient le remède dans l’émigration des paysans qui
manquent de terres dans des régions où de vastes terrains demeurent
inoccupés.

Les quatrièmes veulent établir le fermage obligatoire et héréditaire.

Les cinquièmes préconisent l’expropriation des terres appartenant à la
couronne, aux apanages, aux couvents, aux propriétaires fonciers, et en
constituer une réserve pour la distribution des terrains aux paysans.

Les sixièmes s’appliquent à prouver la nécessité de la nationalisation
du sol, qui serait la préface d’une organisation socialiste.

Les septièmes, enfin, aperçoivent le remède dans la reconnaissance de
toute la terre comme propriété des seuls agriculteurs.

Toutes ces propositions se divisent en réalité en deux catégories: celle
des gouvernementaux et des conservateurs qui voudraient résoudre la
question agraire sans que cela modifie sensiblement leur situation
privilégiée, tout en apaisant, grâce à quelques concessions, l’agitation
populaire; celle des révolutionnaires, qui visent un but tout opposé:
l’accroissement de l’effervescence chez le peuple et son entraînement à
l’action révolutionnaire qu’ils considèrent comme la plus utile au bien
commun.

Jusqu’ici, les révolutionnaires atteignent de mieux en mieux leur but.
Sous l’influence de leur propagande verbale ou écrite, le peuple se rend
compte chaque jour davantage de l’iniquité, si ancienne et si lourde,
qui pèse sur lui, celle de la spoliation de son droit de jouir de la
terre.

Voyant que le gouvernement ne se soucie pas de faire disparaître cette
iniquité, s’en persuadant plus encore après la dissolution de la Douma,
le peuple s’irrite de plus en plus et il est tout prêt à commettre,
commet déjà, des actes les plus cruels pour se venger de l’injustice
dont il souffre depuis si longtemps.

Le peuple sent qu’au moment où tout change en Russie, il ne peut et ne
doit demeurer davantage dans sa situation précaire. D’autre part, il ne
saurait se contenter des mesures de circonstances, des palliatifs, tels
que l’achat des terres par l’intermédiaire des banques, l’expropriation
forcée, la colonisation, le fermage ou la constitution des réserves de
terre. Il veut un changement radical du système agraire actuel,
changement à la suite duquel il ne serait plus permis aux uns de ne pas
travailler la terre et d’empêcher en même temps les travailleurs de la
cultiver, tels des chiens gardant le foin qu’ils ne mangent pas
eux-mêmes. Le peuple veut que tous les hommes aient la faculté égale de
jouir de tous les profits et avantages que procure la terre.

Et le peuple a parfaitement raison de formuler cette revendication. Là
où il a tort, c’est lorsqu’il s’imagine, influencé qu’il est par des
hommes peu sérieux et égarés, que pour instituer le droit égal pour tous
à la terre, il suffit d’enlever les propriétés foncières aux possédants
et de les partager entre les cultivateurs qui travaillent de leurs bras.

Comment partager la terre expropriée?

Quelle part reviendra à telle communauté?

Comment distribuer les terres les plus fertiles, les prairies, les
forêts?

Que faire des petits propriétaires?

Que faire des hommes qui ne possèdent pas de terre et qui désirent
pourtant avoir leur part?

En cas d’une trop grande densité de population, qui doit émigrer et où
aller?

Toutes ces questions ne peuvent être résolues par aucune Commission;
elles ne peuvent que susciter des discussions, des querelles sans fin
et, surtout, donner naissance à des iniquités pires que celles
d’aujourd’hui.

Les paysans, occupés par leurs intérêts locaux, ne s’en aperçoivent pas
et ne peuvent s’en apercevoir. Mais les hommes qui se considèrent comme
appelés à résoudre ce problème au point de vue de l’équité générale
devraient s’en rendre compte.

Or, la solution du problème agraire, au point de vue général, n’est
aucunement dans l’expropriation forcée des uns et la distribution des
terres aux autres; elle n’est pas dans la disposition arbitraire de
terrains, mais uniquement en ceci: l’abolition complète de la vieille
propriété foncière qui est l’origine de toutes les oppressions et de la
haine entre les hommes.

Pour résoudre la question agraire, il importe donc avant tout de
rétablir le droit naturel de tous les hommes à la terre et le droit de
chacun au produit de son travail.




II


Tous les hommes ont le même droit à la terre et chaque homme a le droit
inaliénable au produit de son travail. L’un et l’autre droit furent
transgressés par la reconnaissance du droit de propriété exclusive sur
la terre et par les impôts et les taxes sur le produit du travail.

Pour rétablir le véritable droit, il n’est qu’un moyen: l’institution
d’un impôt sur la terre dont la valeur égalerait le profit que les
propriétaires tirent de leur terre, et la substitution à tous les autres
impôts, payés par le travail, d’un impôt unique sur toute la terre.

L’établissement de cet Impôt unique fut déjà proposé à diverses
reprises, dans différents pays, et fut de nos jours exposé en détail par
l’Américain Henry George.

Les principes de l’Impôt unique sont les suivants:

1º Tous les hommes ayant le droit égal à la terre, et chaque homme ayant
le droit inaliénable au produit total de son travail, nul ne doit avoir
le privilège de jouir de la terre et nul ne doit déposséder les
travailleurs du fruit de leur travail sous forme de redevance ou celle
d’impôts et de contributions;

2º Afin que ni l’un ni l’autre droits ne puissent être violés, il faut
que ceux qui jouissent de la terre payent à la communauté un impôt
correspondant aux profits qu’on tire de tel terrain comparativement aux
profits des autres terrains. Il faut ensuite que ceux qui ne possèdent
pas de terre et s’occupent d’autres affaires soient libérés de tout
impôt ou contribution.

Dans une pareille organisation, toutes les ressources, fournies
actuellement par le travail et destinées aux dépenses des services
publics, seraient tirées de la terre, suivant sa situation procurant tel
ou tel bénéfice aux possédants.

Par exemple, les terrains les plus fertiles ou situés à proximité des
voies de communication, rapportant, par suite, davantage que le sol
sablonneux ou le terrain situé loin des centres populeux, payeraient
davantage; les terrains situés dans les villes, ou près des lieux
d’embarquement, ou contenant des minerais, payeraient plus encore.
Enfin, ceux qui possèderaient un sol dépourvu de tout avantage, ou ceux
qui ne possèderaient pas de terre, jouiraient quand même de toutes les
commodités de l’organisation sociale: administration municipale, voies
de communication et tout autre service public, sans rien payer.




III


Les résultats de cette organisation seraient les suivants:

1º Les propriétaires fonciers, surtout les grands, qui ne cultiveraient
pas eux-mêmes leurs terres, mais qui devraient payer l’impôt,
renonceraient généralement à leurs possessions et les transmettraient
aux agriculteurs manquant de terre.

2º L’Impôt unique, en supprimant toutes les autres taxes sur les
produits de première nécessité: sucre, pétrole, allumettes, beurre,
œufs, etc., diminuerait les dépenses des travailleurs et améliorerait
ainsi leur bien-être.

3º Le même Impôt unique supprimerait les droits de douane, rétablirait,
dans les pays où il serait institué, le libre commerce avec le monde
entier et donnerait à ses habitants la possibilité de jouir sans
obstacle de tous les produits du sol, du travail et de l’art de tous les
autres pays.

4º L’Impôt unique, en permettant l’accès de la terre à tous les
travailleurs, améliorerait la situation des salariés: ils ne seraient
plus obligés, comme aujourd’hui, d’accepter les conditions que leur
imposent les patrons, mais établiraient eux-mêmes les conditions de leur
travail.

Cette situation indépendante des ouvriers ferait que toutes les
inventions facilitant le travail, qui ne sont aujourd’hui que des moyens
d’asservissement, ne seraient plus une calamité, mais un bien pour tous.

5º En améliorant le bien-être des travailleurs, l’Impôt unique rendrait
impossible la surproduction, si habituelle aujourd’hui, les ouvriers
ayant désormais plus de facilité d’acquérir les objets produits par eux;
de plus, on fabriquerait principalement des objets nécessaires à la
grande majorité et en quantité proportionnée à la demande réelle.

6º L’institution de l’Impôt unique dans tous les pays, surtout en Russie
et actuellement, ferait que toutes les revendications légitimes du
peuple recevront satisfaction dans une mesure plus grande qu’on ne s’y
attend; car, non seulement chacun aurait la possibilité de jouir au même
degré de tous les produits de la terre, mais encore les travailleurs
seraient libérés de tout impôt et contributions sur le produit de leur
travail.

Ainsi, quel que soit le régime social, celui d’aujourd’hui fondé sur la
violence gouvernementale, ou celui de demain fondé sur l’entente
universelle, l’institution de l’Impôt unique sur la terre serait le
moyen le plus sûr et le plus pratique tant pour se procurer, sans
imposer le travail, les ressources nécessaires aux dépenses de la
société que d’établir des relations agraires équitables.

(Il a été démontré dans nombre d’ouvrages traitant cette question que
l’Impôt unique sur la terre suffirait amplement pour remplacer toutes
les autres impositions. Les meilleurs ouvrages concernant l’Impôt unique
sont ceux de Henry George: _Progrès et pauvreté_, _Discours et études_,
_Problèmes sociaux_, etc.)




IV


Mais, dira-t-on, l’établissement de l’Impôt unique ruinerait les assises
de la société (la propriété foncière et le système fiscal), édifiées et
consolidées durant des siècles; il jetterait un trouble profond dans la
société et la masse populaire, ce qui, aux temps si agités
d’aujourd’hui, serait inopportun et dangereux.

J’estime, au contraire, qu’aucune des mesures qu’on propose actuellement
pour résoudre la question agraire ne saurait être appliquée avec moins
d’effervescence, d’agitation et de trouble dans les masses et parmi les
propriétaires, que l’institution de l’Impôt unique.

Il me semble que l’on pourrait procéder ainsi à son application:

La terre serait déclarée propriété nationale, et le produit du travail
de chacun, sa propriété à lui. C’est afin de rétablir ces droits
fondamentaux, aujourd’hui violés, qu’on instituerait ensuite l’Impôt
unique, selon la valeur du terrain et remplaçant toutes les autres taxes
et impositions.

Toutefois, comme la levée brusque et dans toute son étendue de l’impôt
sur la terre et la suppression non moins soudaine de tous les autres
impôts ruineraient nombre de propriétaires fonciers et d’industriels;
que, d’autre part, l’institution de l’Impôt unique demanderait
l’évaluation exacte des terrains à laquelle il serait impossible de
procéder rapidement, cette mesure serait appliquée progressivement.

La première année, on imposerait 15, 20 ou 30 pour cent de la rente
totale; l’année suivante une autre partie, et ainsi de suite, jusqu’au
transfert complet de tous les impôts sur la valeur de la terre,
transfert qui peut être effectué pendant un délai plus ou moins
prolongé.

Cette imposition progressive de la terre et la suppression des impôts
sur le travail ne pourraient et ne devraient produire ni trouble ni
agitation, puisque l’application progressive de cette mesure permettrait
aux propriétaires fonciers et aux industriels de s’adapter avec la même
gradation aux nouvelles conditions de la vie sociale.

La réalisation d’une pareille réforme générale ferait cesser la dure
iniquité que perpétue le droit exclusif sur la terre, iniquité dont se
rendent bien compte tous les hommes, mais surtout les cent millions de
paysans russes; elle ferait disparaître en même temps l’autre iniquité,
aussi cruelle, mais dont on se rend moins compte: l’imposition
arbitraire du travail; ce serait enfin le moyen le plus efficace
d’établir la paix et l’ordre dans toutes les classes de la société et
dans le monde rural en particulier, comprenant les neuf dixièmes du
peuple russe.

Cette solution de la question agraire ne viserait pas une seule classe,
si nombreuse soit-elle; elle ne serait ni locale ni provisoire:
expropriation, achat, colonisation, réserve de terrain, etc., mais une
solution générale, fondamentale et d’un caractère moral. Elle
supprimerait sûrement la si ancienne et si flagrante injustice en
établissant le droit égal à la terre et au travail, tant pour le
millionnaire que pour le plus pauvre des paysans, et seule cette
solution apaisera entièrement le peuple.

Les hommes qui participent au gouvernement justifient leur fonction par
le fait qu’ils assurent la justice à leurs administrés. Le
rétablissement de la justice devrait donc être reconnu par eux comme
leur premier et le plus urgent devoir. Ils le devraient d’autant plus
que l’iniquité est devenue évidente et est entrée dans la conscience de
tous.

Le servage, notamment, avait en son temps ce caractère, et il fut aboli
par le gouvernement d’alors. De notre temps, l’injustice de la propriété
foncière est ressentie plus vivement encore que ne le fut, il y a
cinquante ans, l’iniquité du servage.

Les hommes qui font partie du gouvernement en Russie ont donc
présentement le devoir devant Dieu, devant le peuple et devant leur
propre conscience, d’abolir cette criante iniquité dont le peuple est
devenu conscient. Ils ont le devoir de le faire s’ils ne s’abusent pas
et ne cherchent pas à abuser les autres sur leur mission.

Pourquoi dès lors demeurent-ils inertes?

La seule explication de leur inertie est que, par une habitude invétérée
d’imiter en tout l’Europe, ils craignent de recourir à une mesure qui
n’a pas encore été expérimentée nulle part. Ils oublient que les
conditions dans lesquelles se trouve le peuple russe sont tout autres
que celles des peuples occidentaux et qu’il n’est vraiment pas, à
jamais, prédestiné à imiter l’Europe.

Le temps est venu où le peuple russe peut déjà prétendre à sa majorité,
se fier sur sa propre raison et se conduire suivant sa nature et les
conditions qui l’entourent.

Les hommes qui sont maintenant au pouvoir en Russie doivent
particulièrement s’en souvenir, parce qu’en laissant subsister de nos
jours le système inique de la propriété foncière, ils ne remplissent pas
ce qu’ils reconnaissent comme leur devoir strict; ils deviennent donc
les fauteurs des plus grandes calamités et prononcent ainsi leur
faillite et leur inutilité.




L’IMPOT UNIQUE

D’HENRY GEORGE[4]

SON APPLICATION URGENTE ET FACILE EN RUSSIE

  [4] Ces pages, complétant les précédentes, ont servi de préface à la
    traduction des _Problèmes sociaux_ de Henry George.


Dans un des derniers chapitres de son livre: _Problèmes sociaux_, Henry
George dit: «Quiconque n’a pas pénétré le fond de la question, jugerait
ridicule le fait que je vois dans ce simple changement du système
d’impôts la plus grande révolution sociale.

«Mais celui qui a suivi le développement de ma pensée doit se rendre
compte que, dans ce simple changement, réside la plus grande
transformation sociale, transformation, ou révolution, au regard de
laquelle ne sont rien ni la révolution qui a aboli l’ancien régime en
France ni celle qui a supprimé l’esclavage aux États-Unis.»

C’est cette portée considérable de la révolution indiquée par Henry
George qui demeure jusqu’ici incomprise des hommes.

La principale raison en est que sa pensée est travestie ou est passée
sous silence. La plupart croient y déceler un système de changement des
lois réglementant la propriété foncière, changement dans le sens de la
nationalisation du sol comme l’entendent les socialistes.

Ceux qui se croient très savants objectent à l’idée de Henry George,
comprise dans ce sens étroit, tantôt en lui attribuant ce qu’il n’a
jamais dit, tantôt en lui opposant les axiomes, selon eux absolus, tirés
de l’ordre des choses existant, et qui furent cependant réfutés d’une
façon péremptoire par Henry George.

Les hommes du monde, les propriétaires fonciers, les opulents en
général, n’ayant pas la moindre notion des théories de Henry George,
mais se doutant vaguement qu’il veut, on ne sait comment, démunir la
terre de ses possesseurs actuels, sentent, par instinct de conservation,
le danger de sa théorie et nient tout simplement son caractère
rationnel.

«Oui, je sais, disent-ils. Imposer la terre pour que les propriétaires,
déjà écrasés par toutes sortes de taxes, paient encore l’impôt foncier.»

Ou bien: «Oui, je sais. Ce système consiste à faire payer aux
propriétaires fonciers toutes les améliorations qu’ils auront
introduites dans leurs propriétés.»

Et voilà trente ans, depuis l’exposition si claire, si probante et si
fortement étayée, de cette grande idée, qu’elle demeure absolument
ignorée de l’immense majorité des hommes.

Il ne pouvait en être autrement. De fait, cette idée, qui bouleverse
toute la vie sociale de l’humanité pour le plus grand profit de la
majorité opprimée et muette et au détriment de la minorité dominatrice,
est exprimée sous une forme si convaincante et, surtout, si simple,
qu’il est impossible de ne pas la comprendre.

Et une fois comprise, il est impossible de ne pas chercher à la
réaliser. Pour avoir raison d’elle, il ne reste donc qu’à la déformer ou
à la passer sous silence.

Voici plus de trente ans qu’on s’y emploie avec un tel succès qu’on a
bien de la peine à décider les hommes à lire avec attention ce qu’a
écrit Henry George, et à y réfléchir.

Certes, il existe en Angleterre, aux États-Unis, en Australie, en
Allemagne, de petites revues consacrées à la question de l’Impôt unique
et assez bien rédigées, mais elles sont fort peu répandues. Aussi, les
idées de Henry George continuent-elles à demeurer ignorées parmi les
classes cultivées du monde entier, et l’indifférence pour elles semble
plutôt s’accroître.

La société résiste aux idées qui troublent sa quiétude,--et l’idée de
Henry George est une de celles-là,--comme les abeilles se défendent
contre les vers nuisibles qu’elles sont impuissantes à détruire: elles
bouchent de résine les nids des vers et empêchent ainsi ces derniers de
se propager et de faire du mal. Les sociétés européennes se comportent
de même à l’égard des idées qu’elles jugent nuisibles pour l’ordre, ou
plutôt pour le désordre, établi.

«Mais la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne
l’absorbent point.» Une idée juste et féconde ne peut être déracinée. On
a beau l’étouffer sous des pensées et des paroles creuses, obscures et
prétentieuses, elle luit toujours, et, tôt ou tard, la vérité consume le
voile qui la couvre et elle brille sur le monde entier. Il en sera ainsi
de l’idée de Henry George.

Je crois bien que son heure est venue, et en Russie spécialement.
L’heure est venue parce qu’il s’accomplit en ce moment en Russie une
révolution qui est toute dans la négation de la propriété foncière par
le peuple, par le vrai peuple; l’heure est venue spécialement en Russie,
parce que dans l’immense majorité de sa population a toujours vécu la
même pensée que celle qui est à la base de la théorie de Henry George:
la terre est un bien commun des hommes et elle seule, non le travail,
peut être imposée.

Henry George dit encore que transmuer tous les impôts en un seul,
frappant la valeur de la terre, c’est conformer les réformes sociales
les plus importantes aux lois naturelles (_a conforming of the most
important adjustments to natural laws_).

Il dit que l’idée de disposer de la valeur de la terre (la rente) au
profit de toute la société est aussi naturelle pour un groupement que
l’est pour l’individu le fait de marcher sur ses pieds et non sur ses
mains.

Cette pensée a non seulement toujours été celle du monde rural en
Russie, mais encore a été réalisée par lui tant qu’il n’en fut pas
empêché par la contrainte gouvernementale.

Le statisticien Orlov écrivait vers 1870 ce qui suit sur la façon des
paysans russes de se comporter à l’égard de la terre:

«Le _mir_[5] ne comprend ni ne distingue entre les divers impôts qui
sont désignés dans les listes de contributions. Tous ces impôts,
redevances et contributions payés par les communautés sont confondus,
lors de leur répartition par le mir, en une somme globale qui est
prélevée sur les membres de la communauté d’après le nombre des «âmes de
taille» dont le chef de famille est le répondant. Une «âme de taille»
représente, dans l’esprit du paysan, la possession d’un lot de terre.
«L’âme de taille», d’après la conception particulière du paysan, est
inséparable de la possession de la terre; bien plus, le terme «âme» est
synonyme de celui de «nadiel», c’est-à-dire équivaut à chaque lot
faisant partie des terrains communaux et payant sa part de contributions
collectives. Si à la demande concernant le nombre d’âmes qu’il
représente, le chef du foyer répond qu’il est inscrit pour deux âmes, si
un autre répond qu’il en représente trois, cela veut dire que le premier
possède deux parts et le deuxième trois parts de la terre communale (du
mir).

  [5] Société rurale, ou assemblée des chefs de famille du village.

«Or, tous les impôts que doit payer la communauté d’après le rôle des
impositions sont intimement liés au revenu global de la terre du mir,
quelle que soit la dénomination ou la destination des taxes.»

Ces quelques lignes définissent l’idée fondamentale du peuple russe sur
la possession de la terre et sur la portée des impôts; et cette idée est
précisément celle que préconise et répand Henry George.

Elle n’est pas dans une nouvelle répartition des terres, comme on se
l’imagine généralement lorsqu’on caractérise les théories de Henry
George, mais dans la garantie à chaque homme de l’intégrité du produit
de son travail et dans la faculté égale de jouir de tous les revenus de
la terre.

Telles sont les vues du peuple russe, tant sur le travail que sur le
droit à la terre.

On comprend que les peuples d’Europe soient hostiles aux théories de
Henry George, puisque leur réalisation détruirait entièrement l’ordre
des choses établi, qui est favorable à la majeure partie des nations
occidentales.

Mais, chez nous, en Russie, où les neuf dixièmes de la population
appartiennent au monde rural et où cette théorie du penseur américain ne
fait qu’exprimer ce qui a toujours été reconnu comme juste par tout le
peuple russe, elle peut et doit trouver son application et terminer
ainsi par un grand acte de justice la révolution qui a pris jusqu’ici
une direction fausse et criminelle.




QUE FAIRE?


        Oubliez votre sainteté et votre sagesse, et le peuple vivra cent
        fois plus heureux. Oubliez que vous êtes bons et que vous êtes
        justes, et le peuple reviendra à la primitive affection entre
        enfants et parents. Oubliez votre ingéniosité et vos calculs, et
        il n’y aura plus de voleurs ni de brigands. On ne peut réaliser
        ces trois choses de façade seulement. Il faut être plus simple,
        moins enchaîné par les passions et moins raisonnant.

        LAO-TSEU.


I

Il y a quelque temps, je reçus la visite de deux jeunes gens qui
venaient m’emprunter des livres.

L’un était coiffé d’une casquette et chaussé de lapti[6]; l’autre
portait un chapeau noir, jadis élégant, et des bottes éculées.

  [6] Chaussure tressée en tille.

Je leur ai demandé qui ils étaient. Ils me répondirent avec une fierté
non dissimulée qu’ils étaient des ouvriers exilés de Moscou pour avoir
pris part en cette ville à la révolte de décembre 1905. Ils s’étaient
embauchés comme gardes dans un jardin de notre village, où ils restèrent
un mois environ. La veille, le propriétaire du jardin les congédia parce
qu’il croyait qu’ils incitaient les paysans à dévaliser son jardin. Ils
niaient avec un sourire cette accusation, affirmant qu’ils n’incitaient
personne, mais allaient seulement vers le soir causer au village avec
des camarades.

Tous deux, surtout le plus déluré, aux brillants yeux noirs et aux dents
blanches, étaient très au courant de la littérature révolutionnaire et
employaient à tout propos des mots étrangers: orateur, prolétariat,
social-démocrate, exploitation, etc.

Je les ai questionnés sur leurs lectures. Le noiraud répondit, avec son
constant sourire, qu’il a lu toutes sortes de brochures.

--Lesquelles? questionnai-je.

--De toutes sortes: _Terre et liberté_.

Je leur demandai ce qu’ils en pensaient.

--Tout y est juste, répondit le noiraud.

--Et qu’y dit-on de juste?

--C’est que l’existence est devenue impossible.

--Pourquoi impossible?

--Comment, pourquoi? Pas de terre, pas de travail; et le gouvernement
qui écrase le peuple sans rime ni raison.

Et tous deux se mirent à conter, en s’interrompant mutuellement, comment
les cosaques frappaient les gens de leur _nagaïka_, comment les
policiers arrêtaient tous ceux qui leur tombaient sous la main, comment
on fusillait chez eux des hommes qui n’avaient rien fait.

A mes objections que la révolte armée était un acte mauvais et insensé,
le noiraud ne faisait que sourire et répéter:

--Ce n’est pas notre avis.

Lorsque je me mis à parler du péché d’assassiner, puis de Dieu, ils se
regardèrent et le noiraud haussa les épaules.

--Alors quoi, il faut donc, suivant la loi de Dieu, laisser exploiter le
prolétaire? fit-il. C’était bon avant. Aujourd’hui, on est devenu
conscient. C’est fini...

Je leur apportais des livres sur des sujets pour la plupart religieux.
Ils regardèrent les titres, et se montrèrent déçus.

--Si cela ne vous plaît pas, laissez-les.

--On peut toujours les lire, fit le noiraud, et, cachant les brochures
sur sa poitrine, il prit congé de moi.

Bien que je ne lise pas les journaux, je connais d’après les
conversations de mes proches, d’après les lettres que je reçois et les
récits des visiteurs, ce qui s’est passé ces derniers temps en Russie;
je connais, particulièrement bien,--précisément parce que je ne lis pas
les journaux,--le changement surprenant survenu depuis peu dans l’esprit
de la société et du peuple.

Auparavant, quelques-uns seulement condamnaient certaines mesures du
gouvernement; aujourd’hui, tous, à peu d’exceptions, considèrent toute
l’activité du gouvernement comme criminelle, illégale et voient en lui
seul la cause de tous les troubles. Telle est l’opinion et des
professeurs, et des employés de poste, et des littérateurs, et des
boutiquiers, et des ouvriers, et même des policiers.

Cet état d’esprit s’est surtout répandu après la dissolution de la
première Douma. Mais depuis les assassinats quotidiens commis en ces
derniers temps par le gouvernement, il est devenu général.

Je le savais. Mais la conversation avec les deux ouvriers a eu sur moi
une action décisive: telle la secousse qui solidifie d’un coup un
liquide refroidi, cette conversation cristallisa en moi toute une série
d’impressions semblables reçues précédemment, en une conviction
définitive.

Après l’entretien avec ces deux hommes, j’ai aperçu nettement que tous
les crimes, commis par le gouvernement dans le but d’étouffer la
révolution, non seulement ne l’étouffaient pas, mais l’exaspéraient
davantage.

J’ai compris qu’au cas même où le mouvement révolutionnaire s’arrêterait
pour quelque temps, en raison de la terreur répandue par les
scélératesses du gouvernement, ce mouvement, loin de disparaître, ne
fera que s’étendre souterrainement, pour réapparaître ensuite à la
surface avec une force accrue.

J’ai compris que l’incendie s’est répandu à tel point, que la moindre
tentative de l’éteindre ne fait qu’augmenter sa violence. J’ai vu
clairement que seul l’arrêt de toutes les mesures de coercition: la
peine capitale, l’emprisonnement ou seulement le bannissement et autres
châtiments moins graves, pourrait mettre fin à cette lutte féroce.

J’ai acquis la certitude que le mieux que pourrait faire le gouvernement
serait de céder aux révolutionnaires, de les laisser s’organiser comme
ils l’entendent. Mais je n’étais pas moins certain que si je faisais une
pareille proposition, je serais considéré comme fou à lier.

Aussi, malgré la netteté avec laquelle je me rendais compte que la
continuation de l’horrible activité gouvernementale ne fait qu’empirer
la situation, je ne cherchai même pas à en persuader quiconque par
l’écrit ou par la parole.


II

Un mois s’était passé depuis la visite des deux ouvriers, et
malheureusement mon opinion trouvait à tout instant dans les faits une
nouvelle confirmation.

D’une part, les exécutions se multipliaient; de l’autre, les assassinats
et le brigandage augmentaient en fréquence. J’en étais renseigné par ce
que l’on me racontait et par les rares coups d’œil que je jetais sur les
journaux. Je savais aussi que les dispositions de la masse populaire et
de la société devenaient de plus en plus hostiles au gouvernement.

Ces jours derniers, au cours d’une promenade que je faisais, un jeune
paysan, suivant en chariot la même direction que moi, descendit de son
véhicule et me rejoignit.

C’était un gars de petite taille, au teint maladif de son visage
intelligent et pas bon, au regard morne et à la mince moustache blonde.

Il était vêtu d’un veston usé, chaussé de hautes bottes et coiffé d’une
casquette bleue de forme droite, à la mode parmi les révolutionnaires,
comme je l’ai su plus tard.

Il me pria de lui prêter des livres, prétexte sans doute pour entamer
une conversation. Je lui demandai de quel village il était.

Il habitait une commune peu éloignée, d’où j’avais récemment reçu la
visite des femmes de quelques paysans qui étaient détenus en prison. Je
connaissais bien son village pour y avoir procédé jadis à la
réglementation administrative, et j’y avais toujours admiré la beauté et
l’allure vive de ses habitants. Les enfants de cette région qui
fréquentaient mon école se distinguaient par leur vivacité d’esprit.

J’interrogeai le gars sur les paysans qui étaient emprisonnés. Il me
répondit, avec cette assurance excluant toute contradiction que je
remarque depuis quelque temps chez tous les Russes, que la faute en
était au gouvernement et qu’ils furent arrêtés sans aucune raison,
battus, puis enfermés.

C’est à grand peine que je finis par lui faire dire ce qu’on reprochait
au juste à ces gens.

J’ai appris qu’ils étaient des «orateurs» et qu’ils réunissaient des
«meetings», comme il disait, où l’on parlait de la nécessité
d’exproprier la terre.

Je lui fis observer que l’établissement des droits égaux sur la terre ne
peut être obtenu qu’en proclamant celle-ci propriété nationale et non
pas à l’aide de l’expropriation forcée ou de tout autre moyen de
contrainte.

Il ne fut pas de cet avis.

--Non, dit-il, il n’y a qu’à _s’organiser_.

--Comment s’organiser? demandai-je.

--Ça, on le verra bien plus tard!

--Et en attendant, encore des émeutes, des tueries?

--C’est une triste nécessité.

Je lui répondis ce que je dis toujours en pareil cas: On ne peut pas
vaincre le mal par le mal; on ne le peut que par la non-participation à
la violence.

--Mais puisqu’il n’y a plus moyen de vivre ainsi! Pas de travail, pas de
terre! Que faire? Où aller? fit-il en me jetant un regard de côté.

--Écoutez, mon garçon; j’ai l’âge qui pourrait être celui de votre
grand-père. Aussi, ne chercherai-je pas à discuter avec vous, mais je
vous dirai ceci, comme à un jeune homme qui débute dans la vie: ce que
le gouvernement fait est mal, ce que vous faites ou voulez faire est
aussi mal. A un jeune homme comme vous, qui va se créer des habitudes,
il n’importe qu’une chose: avoir une bonne conduite, ne pas pécher,
c’est-à-dire ne pas agir contre la volonté de Dieu.

Il secoua la tête d’un air mécontent:

--Chacun a son dieu; des millions de gens, des millions de dieux.

--Eh bien, je vous conseillerai quand même de ne plus travailler à la
révolution.

--Mais que faire? On ne peut cependant pas souffrir, et souffrir
toujours.

Et il reprit:

--Que faire?

J’ai bien senti que notre conversation ne mènerait à rien, et je fis
mine de m’éloigner; mais il m’arrêta.

--Ne pouvez-vous pas me donner quelque chose pour m’abonner à un
journal?

Je refusai et m’éloignai assez peiné.

Ce jeune homme n’était pas, lui, un ouvrier sans travail, comme il en
est, qui par milliers sillonnent aujourd’hui la Russie, mais un paysan
qui vit sur sa terre.

Rentré chez moi, je trouvai les membres de ma famille dans un état
d’esprit des plus pénibles. Ils venaient de lire un journal.

--On compte aujourd’hui vingt-deux nouvelles exécutions. C’est vraiment
terrible! me dit ma fille.

--Non seulement c’est terrible, mais cela devient de plus en plus
inepte, répondis-je.

--Mais _que faire?_ On ne peut cependant pas les laisser tuer et voler
impunément, dit quelqu’un, comme on dit toujours en pareil cas et comme
je l’ai entendu tant de fois répéter.

L’interrogation «que faire?» était la même que m’avaient adressée les
deux vagabonds, gardiens du jardin, et le paysan révolutionnaire de tout
à l’heure.

«On ne peut cependant pas souffrir passivement la folle terreur que
répand le gouvernement odieux, conduisant à leur perte le pays et le
peuple! Les moyens que nous sommes obligés d’employer nous répugnent,
mais _que faire_?» disent les uns, les révolutionnaires.

«Il est impossible d’admettre que de prétendus novateurs s’emparent du
pouvoir et gouvernent la Russie à leur guise, la débauchent, la mènent à
sa perte. Certes, les mesures d’exception sont gênantes, mais _que
faire?_» disent les autres, les conservateurs.

Et dans mon souvenir passèrent et des amis révolutionnaires, et des amis
conservateurs, et le paysan révolté, et ces malheureux égarés qui
confectionnent des bombes, tuent, volent, et d’autres, aussi malheureux,
aussi égarés, qui instituent des cours martiales, qui y siègent,
fusillent, pendent et se persuadent, les uns comme les autres, qu’ils
accomplissent leur devoir, tout en répétant, les uns comme les autres:
_que faire?_


III

_Que faire?_ demandent les uns et les autres, mais jamais dans le sens
de: «que dois-je faire?» Ils signifient que ce serait pis encore s’ils
cessaient de faire ce qu’ils font.

On s’est tellement habitué à cette étrange question, sous-entendant à la
fois et l’explication et la justification des actes les plus horribles,
les plus immoraux, qu’il ne vient à l’idée de personne de demander:
«Mais toi qui demandes: que faire? qui es-tu donc pour te considérer en
droit de décider de la destinée des autres, en se servant des moyens que
tous les hommes, et toi le premier, considèrent comme mauvais, comme
criminels?

«Comment sais-tu que le régime que tu veux modifier ou conserver doit
être modifié selon la recette que tu crois la meilleure ou doit être
conservé tel quel? Tu sais pourtant qu’il est nombre d’hommes qui
considèrent comme pernicieux ce qui te semble bon et utile.

«Comment sais-tu que ton action produira le résultat que tu attends,
quand tu ne peux ignorer que les conséquences sont le plus souvent
diamétralement opposées au but qu’on poursuit, surtout dans le domaine
des relations sociales?

«Mais par-dessus tout, quel droit as-tu de commettre des actes
contraires et à la loi de Dieu, si tu le reconnais, et aux lois morales
admises dans le monde entier, si tu ne reconnais qu’elles? De quel droit
te libères-tu de ces lois simples, certaines et universellement
reconnues, inconciliables ni avec tes œuvres révolutionnaires, ni avec
tes œuvres gouvernementales?

«Mais si tu poses la question: que faire? pour savoir réellement ce que
tu dois faire, et non comme une justification, la réponse se présente
d’elle-même et dans toute sa simplicité. Tu dois faire, non pas ce que
tu t’imagines comme nécessaire en ta qualité de tsar, ministre, soldat,
ou bien président de tel ou tel comité révolutionnaire, de membre d’une
organisation de combat, mais ce qui est dans ta nature d’homme, ce
qu’exige de toi la puissance qui t’a envoyé en ce monde, cette puissance
qui, dans un but connu d’elle seule, t’a donné une loi claire et bien
définie, inscrite dans ta conscience comme dans celle de tous les
hommes.»

Et il suffirait de répondre à la question: que faire? par l’affirmation
de la nécessité, pour tous, d’agir partout et toujours suivant la
volonté divine, pour qu’aussitôt se dissipe ce brouillard au milieu
duquel chacun s’imagine être seul appelé parmi les millions de ses
semblables à décider de la destinée de ces millions et à accomplir, pour
leur bien aléatoire, des actes conduisant à des malheurs, certains et
évidents ceux-là.

Il existe une loi commune, reconnue par tous les hommes sensés, conforme
d’ailleurs à la tradition, à toutes les religions, à la vraie science,
et qui est au fond de la conscience de chacun de nous. Suivant cette
loi, les hommes accomplissent leur mission et atteignent le plus grand
bonheur en s’entr’aidant mutuellement, en s’aimant, mais non en
attentant à la vie et à la liberté d’autrui.

Mais voici qu’apparaissent des gens qui se distribuent entre eux des
rôles différents: tels sont rois, ministres, soldats; tels autres sont
membres de comités, d’organisations politiques; et ils entrent tellement
dans leur rôle qu’ils oublient leur situation réelle, se persuadent et
persuadent aux autres qu’il n’est nullement nécessaire de suivre la loi
commune à tous les êtres humains, qu’il est des cas où l’on peut et l’on
doit s’en écarter, voire agir contre elle, et que ces écarts de la loi
immuable assureront aussi bien aux individus qu’aux sociétés plus de
félicité que l’observance de cette loi suprême.

Dans une grande usine au fonctionnement compliqué, les ouvriers
reçoivent du patron des instructions claires et précises, reconnues
comme telles par les ouvriers, afin qu’ils sachent ce qu’ils doivent ou
ne doivent pas faire pour la marche régulière du travail et pour leur
propre bien. Mais voici que surviennent des gens, n’ayant aucune notion
de ce qu’on fabrique et comment on fabrique dans cette usine, et qui
cherchent à convaincre les ouvriers qu’il ne faut plus faire ce qui leur
a été commandé par le patron, mais bien tout le contraire, afin que
l’usine marche régulièrement et les ouvriers reçoivent le plus de
profit.

N’est-ce pas ainsi qu’agissent les gens qui n’ont aucune possibilité de
prévoir toutes les conséquences de l’activité générale de l’humanité?
Non seulement ils n’observent pas la loi éternelle, promulguée par la
raison humaine pour le succès de cette activité commune et le bien de
chaque individu, mais encore ils la violent consciemment afin de
poursuivre un but borné, hasardeux, imposé par quelques-uns (souvent par
les plus égarés), et ils s’imaginent (tandis que d’autres s’imaginent le
contraire) qu’ils arriveront ainsi à des résultats plus heureux que ceux
qui sont réalisés par l’observance de la loi éternelle et conforme à la
nature humaine.

Je sais que ceux qui croient à la réalité des rôles qu’ils ont acceptés
trouveront cette réponse, simple et claire, trop abstraite et peu
pratique.

Ils considèrent comme pratique le fait que les hommes, ignorant les
conséquences de leurs actes, ne pouvant pas savoir s’ils seront encore
vivants une heure après, sachant parfaitement que tout meurtre et toute
violence est un mal, agissent pourtant comme s’ils connaissaient avec
certitude et à l’avance les conséquences de leurs actes, se conduisent
comme s’ils ignoraient que tuer et martyriser est un mal.

Ainsi procèdent tous ceux qui ont perdu la notion de leur dignité
humaine et de leur mission. Mais je pense que la grande majorité des
hommes, souffrant de toutes les atrocités qui se commettent
actuellement, comprendra enfin l’horrible mensonge dans lequel
s’enlisent ceux qui reconnaissent la légitimité et la bienfaisance de
l’oppression violente exercée par un homme sur un autre. Et une fois ce
mensonge dénoncé, les hommes s’affranchiront de la folie et du crime
qu’engendrent la participation et la soumission au pouvoir oppresseur.

Il suffirait qu’on comprenne que la seule règle de conduite est
d’accomplir ce que demande à chacun de nous le principe qui gouverne
l’univers, exigence dont nul homme doué de raison et de sentiment ne
peut méconnaître; il suffirait d’oublier la situation que chacun de nous
occupe: ministre, agent de police, membre de parti, militant ou non, et
aussitôt disparaîtraient tous les malheurs et toutes les souffrances
dont est accablée l’humanité et la Russie actuelle en particulier. Alors
s’établirait vraiment le Royaume de Dieu sur la terre.

Si une partie des hommes seulement adoptait cette conduite, elle
attirerait peu à peu vers elle d’autres adhérents, le mal diminuerait à
mesure, et le Royaume de Dieu vers lequel aspirent irrésistiblement tous
les cœurs deviendrait de plus en plus une réalité.




APPEL AUX RUSSES

AU GOUVERNEMENT, AUX RÉVOLUTIONNAIRES, AU PEUPLE




I

AU GOUVERNEMENT

(_J’appelle gouvernement l’ensemble des hommes qui, grâce au pouvoir
dont ils sont investis, appliquent et modifient à leur guise les lois
existantes. En Russie, le gouvernement comprend actuellement le tsar,
ses ministres et ses conseillers._)


La raison d’être avouée du pouvoir est le souci du bien public.

Ceci posé, je vous demande, hommes de gouvernement russes, comment
remplissez-vous votre mission?

Vous combattez les révolutionnaires en recourant à la ruse et, ce qui
pire est, à une cruauté plus perfectionnée encore que celle des
révolutionnaires.

Or, vous oubliez que des deux camps, le vainqueur ne saurait être celui
qui est plus rusé, plus méchant et plus cruel, mais bien celui qui vise
le but vers lequel marche l’humanité.

Que les révolutionnaires définissent bien ou mal leur but, ils tendent
en tout cas vers un ordre social nouveau, tandis que vous autres,
gouvernants, vous n’avez en vue que de conserver votre situation
avantageuse.

Aussi, vous sera-t-il impossible de résister à la révolution, quelle que
soit la bannière sous laquelle vous vous placerez: autocratie, même
mitigée par une Constitution, ou christianisme corrompu appelé
orthodoxie, avec rétablissement du patriarchat, et rénové par toutes
sortes d’interprétations mystiques.

Ce sont là choses du passé et rien ne saurait le faire revivre.

Votre salut n’est point dans la Douma avec tel ou tel système électoral;
il n’est pas dans l’emploi de canons ni dans les exécutions capitales;
il est uniquement dans l’aveu de votre culpabilité envers le peuple et
dans l’effort de racheter celle-ci, de la réparer d’une façon ou d’une
autre, pendant qu’il en est temps encore.

Dressez devant le peuple un idéal de justice, de bien et de vérité qui
soit supérieur à celui de vos adversaires; dressez-le, non en songeant à
votre salut, mais avec la sincère volonté de le réaliser, et par là même
vous n’assurerez pas seulement votre propre salut, vous délivrerez
encore la Russie de toutes les calamités qui l’accablent.

Vous n’avez pas à imaginer cet idéal: il existe déjà; c’est l’ancien
idéal de tout le peuple russe: le retour de toutes les classes,--non pas
des seuls paysans,--au droit naturel et légitime sur la terre.

Cet idéal paraît déraisonnable à ceux qui n’ont pas l’habitude de penser
par eux-mêmes; ils en sont intimidés parce qu’il ne rappelle en rien ce
qui existe partout ailleurs, en Europe et en Amérique. Or, c’est
précisément parce qu’il n’a encore été réalisé nulle part qu’il apparaît
comme le véritable idéal de notre temps. Il est plus particulièrement
l’idéal du peuple russe, parce que sa réalisation lui est plus facile
qu’à tout autre peuple; il peut et doit donc le mettre en pratique le
premier.

Effacez vos fautes par un acte de justice; efforcez-vous, pendant que
vous êtes encore au pouvoir, d’abolir la si ancienne et criante
iniquité: la propriété foncière; iniquité que tout le monde rural sent
avec tant d’acuité et dont il souffre si douloureusement; et dès que
vous l’aurez fait, tous les esprits cultivés, ceux qui composent
«l’intelligence», vous suivront. Vous aurez pour vous tous les partisans
d’un régime constitutionnel sincère, tous ceux qui comprennent qu’avant
d’appeler le peuple à élire ses représentants, il importe de
l’affranchir du servage foncier.

Les socialistes eux-mêmes se joindront à vous, puisque leur but: la
nationalisation des instruments de travail, exige avant tout la
nationalisation du sol, ce principal instrument du travail.

Les révolutionnaires seront également avec vous, puisque en abolissant
la propriété foncière, vous aurez réalisé l’un des points principaux de
leur programme.

Enfin, et surtout, vous aurez avec vous tous les agriculteurs,
c’est-à-dire les cent millions de paysans qui composent le vrai peuple
russe.

Faites, pendant qu’il en est temps encore, ce que vous impose votre
mission de gouvernants; posez-vous pour but la réalisation du véritable
bien public, et au lieu de la crainte et de l’irritation que vous
éprouvez maintenant, vous ressentirez la joie que donne la solidarité
avec le peuple, l’union avec les cent millions de paysans.

Vous connaîtrez alors l’affection et la gratitude de ce peuple si doux,
qui oubliera volontiers vos fautes et vous aimera comme il aime celui[7]
et ceux qui l’ont affranchi du servage.

  [7] Le tsar Alexandre II.

Oubliez que vous êtes tsar, ministres, sénateurs ou gouverneurs,
souvenez-vous seulement que vous êtes des hommes; et aussitôt la
douleur, le désespoir et la peur feront place au pardon et à l’amour.

Mais vous devez, à cet effet, vous donner de tout cœur à cette œuvre de
régénération; non dans votre intérêt et comme moyen de votre salut, mais
dans l’intérêt public. Vous verrez alors de quelle activité ardente,
sensée, toute de conciliation, sera saisie la société en ses meilleurs
représentants! L’élite de toutes les classes marchera au premier rang,
tandis que ceux qui troublent actuellement la Russie seront relégués à
leur vraie place.

Dès que vous aurez adopté cette attitude, disparaîtront d’eux-mêmes et
la vengeance, et la colère, et la cupidité, et l’envie, et l’ambition,
et la vanité, et l’ignorance, cette plaie principale, qui troublent et
mettent à feu et à sang la Russie, ce dont vous êtes seuls responsables.

Oui, il n’y a devant vous, hommes de gouvernement, que deux issues: ou
le massacre de vos frères et tant d’autres horreurs qu’engendre la
révolution, ce qui n’empêchera pas d’ailleurs votre chute honteuse; ou
la réalisation pacifique de la réforme agraire que revendique depuis
toujours le peuple, et l’indication que vous donnerez par cela même à
toutes les autres nations chrétiennes de la voie vers l’abolition de
cette grande iniquité dont les hommes souffrent depuis si longtemps.

Tant que le régime actuel vous assure le pouvoir, servez-vous-en, non
pour accroître encore le mal que vous avez commis et la haine que vous
avez suscitée, mais pour la grande œuvre qui sera salutaire aussi bien
pour votre peuple que pour l’humanité entière. Et avant que le régime
actuel meure, qu’il s’achève par un acte de bonté et de vérité, et non
pas par celui de mensonge et d’horreur[8].

  [8] Les éditeurs de Tolstoï, M. V. et Mme A. Tchertkoff, font cette
    remarque judicieuse à l’appel de l’auteur aux hommes de
    gouvernement, où il dit entre autres que «leur salut n’est pas dans
    la Douma élue d’après tel ou tel système électoral»: «Tolstoï ne
    veut nullement, par ces paroles, conseiller au gouvernement de ne
    faire aucune concession aux revendications de la société russe; au
    contraire, au moment où l’écrit actuel de Tolstoï était à
    l’impression, nous avons reçu de lui une lettre où il s’exprime
    ainsi à ce sujet:

    «... L’agitation publique ne saurait être réprimée par la force;
    mais le gouvernement, ou mieux, les hommes qui le composent ont le
    devoir, devant Dieu, devant les hommes et devant leur propre
    conscience, de ne plus employer aucun moyen violent, d’accorder tout
    ce qu’on leur demande, de dégager leur responsabilité; il doit
    accorder, et une assemblée constituante, et le suffrage universel
    égal, direct, secret, et l’amnistie, et tout le reste...»

    «Ainsi, ajoutent les éditeurs, Tolstoï veut dire seulement, dans le
    passage indiqué de son appel, que le remède n’est pas dans la Douma,
    mais dans un changement plus radical de la condition du pays.»




II

AUX RÉVOLUTIONNAIRES

(_J’entends par révolutionnaires tous ceux qui, depuis les
constitutionnalistes les plus pacifiques jusqu’aux terroristes les plus
violents, ont pour but de remplacer le gouvernement existant par un
autre, différemment organisé et comprenant d’autres personnes._)


Vous, les révolutionnaires de toute nuance et de toute dénomination,
vous considérez le régime existant comme mauvais; et vous cherchez à le
remplacer par un nouveau; à cet effet vous recourez à des moyens divers:
réunions autorisées ou non; propagande à l’aide d’articles et de
discours; grèves, manifestations et, conséquence naturelle et forcée de
tous ces actes, meurtre et révolte armée.

Bien que vous soyez en désaccord sur la forme du régime futur et sur les
moyens pratiques de l’organiser, vous ne vous arrêtez pas devant aucun
crime.

Vous n’avez pas assez de mots de mépris pour exprimer votre blâme aux
hommes de gouvernement qui luttent contre vous. Mais tous les actes de
cruauté qu’ils commettent en vous combattant sont parfaitement justifiés
à leurs yeux, car tous, depuis le tsar jusqu’au moindre agent de police,
formés qu’ils sont dans le respect infini pour l’ordre établi, sont
absolument convaincus qu’en défendant cet ordre, ils obéissent
précisément aux vœux de millions de gens qui reconnaissent la légitimité
de l’ordre existant et la situation privilégiée des gouvernants.

La responsabilité morale de leur cruauté ne retombe donc pas sur eux
seuls, mais se répartit sur un grand nombre de personnes.

D’autre part, vous les révolutionnaires, vous avez toutes sortes de
professions; vous êtes médecins, professeurs, ingénieurs, étudiants,
journalistes, mécaniciens, ouvriers, avocats, marchands, propriétaires
fonciers, professions qui n’ont rien de commun avec l’art de gouverner;
et cependant, sans autre préparation, vous croyez savoir quelle
organisation est nécessaire à la Russie, et, en raison de cette
prescience du régime futur, que chacun de vous définit à sa manière,
vous prenez sur vous la responsabilité des actes les plus horribles:
vous lancez des bombes, pillez, tuez, exécutez.

Des milliers de personnes sont ainsi mises à mort, réduites au
désespoir, exaspérées, transformées en fauves. Et pourquoi? Parce qu’un
petit nombre d’individus, une infime partie du peuple, a décidé que,
pour mieux organiser l’ordre public, il faut que la Douma continue à
siéger, ou bien qu’elle doit être remplacée par une autre, élue au
suffrage universel, secret, etc.; ou encore qu’on doit instituer la
république, que cette république soit sociale. Et c’est à cette fin que
vous provoquez la guerre civile.

Vous affirmez que vous agissez ainsi pour le bien public. Mais le peuple
de cent millions d’âmes, pour le bien de qui vous agissez, ne vous le
demande pas et n’a nullement besoin de ce que vous cherchez à réaliser
par d’aussi mauvais moyens.

Le peuple n’a aucun besoin de vous; il vous a toujours jugés et vous
juge encore à la même valeur que les autres parasites qui, d’une façon
ou d’une autre, le privent du produit de son travail et lui sont une
charge.

Considérez, en effet, ce peuple agriculteur de cent millions, qui à vrai
dire représente seul le corps de la Russie; rendez-vous compte que vous
tous: professeurs, ouvriers de fabrique, ingénieurs, médecins,
journalistes, étudiants, propriétaires, vétérinaires, commerçants,
avocats, employés de chemin de fer, vous qui êtes tellement préoccupés
du bien du peuple, vous n’êtes que les parasites nuisibles de ce corps,
que vous sucez son sang, pourrissez sur lui et lui transmettez votre
pourriture. Imaginez-vous ces millions d’hommes qui peinent
éternellement et qui soutiennent sur leurs épaules votre existence
factice, appliquez-leur les réformes que vous voulez obtenir, et vous
vous apercevrez combien elles sont étrangères à toute sa façon d’être.

Il a d’autres objectifs; il voit plus loin et plus à fond; il manifeste
la conscience de sa mission non par des articles de journaux, mais par
sa vie même, par la vie de cent millions d’âmes.

Non, vous ne pouvez pas le comprendre. Vous êtes fermement convaincus
que ce peuple grossier ne saurait avoir des principes à lui, que ce
serait pour lui un grand bien si vous l’instruisiez à l’aide du récent
article que vous avez lu, et vous espérez bien de faire du peuple une
chose aussi pitoyable, impuissante et dépravée que vous l’êtes
vous-mêmes.

Vous dites que vous voulez une organisation équitable de la vie; or,
vous ne pouvez exister que sous un régime injuste, désordonné.

S’il s’en établit un, réellement juste, où il n’y aurait plus de place
pour des exploiteurs du travail d’autrui, alors, vous tous,
propriétaires, commerçants, médecins, professeurs, avocats, fabricants,
ingénieurs, producteurs de tabac, d’alcool, de canons, de miroirs, de
velours, etc., vous mourrez de faim en compagnie des hommes du
gouvernement.

Loin d’éprouver la nécessité d’un ordre social équitable, il n’est rien
qui puisse vous répugner davantage, puisque, sous un pareil régime, tous
les hommes devront être au même titre occupés à une besogne d’utilité
commune.

Cessez de vous leurrer, envisagez la place réelle qui vous revient parmi
le peuple russe, rendez-vous compte de ce que vous faites, et vous vous
apercevrez que votre lutte contre le gouvernement est le combat entre
deux parasites sur un corps sain et que vous êtes également nuisibles.

Vous ferez donc mieux de vous occuper de vos intérêts, et non pas de
ceux du peuple; laissez-le en paix, ne lui mentez pas, c’est la seule
grâce qu’il vous demande.

Combattez le gouvernement si le cœur vous en dit; mais dites-vous bien
que c’est pour vos intérêts que vous luttez, non pas pour ceux du
peuple, et que les violences que vous commettez, loin d’avoir un
caractère noble et bienfaisant, sont des actes ineptes, nuisibles et,
surtout, immoraux.

Votre œuvre, assurez-vous, a pour but d’améliorer la situation générale
du pays. Or, à cet effet, on doit se préoccuper d’abord de
l’amélioration des hommes de ce pays.

C’est là un truisme à l’instar de celui qui constate que pour chauffer
l’eau d’un vase il faut que chacune de ses molécules soit chauffée.

Pour devenir meilleurs, les hommes doivent concentrer de plus en plus
leur attention sur eux-mêmes, sur leur vie intérieure. Or, l’activité
publique, surtout la lutte publique, détourne leur attention de leur vie
intérieure, les pervertit et abaisse ainsi le niveau moral de la
collectivité. Il en fut ainsi toujours et partout, il en est ainsi plus
encore aujourd’hui.

A son tour l’abaissement de la morale sociale a pour résultat de faire
remonter à la surface les éléments immoraux de la société et de former
une opinion publique aussi immorale, autorisant, approuvant tous les
crimes, y compris l’assassinat.

Il se forme ainsi un cercle vicieux: les éléments les plus pernicieux de
la société, déchaînés par la lutte, participent à l’agitation et
emploient des moyens conformes à leur bas niveau de moralité, et cette
activité attire, à son tour, la lie de la population. De sorte que la
moralité baisse de plus en plus, et ce sont les plus dépravés, les
Danton, les Marat, les Napoléon, les Talleyrand, les Bismarck qui
deviennent les héros du temps.

La participation à l’action publique et à la lutte qui s’ensuit n’est
donc nullement une œuvre bonne, noble, utile, comme le croient et le
disent les politiciens, mais est au contraire la plus inepte, nuisible
et immorale.

Réfléchissez-y, surtout vous, jeunes gens, qui n’êtes pas encore enlizés
dans la vase politique; secouez l’horrible hypnose qui pèse sur vous;
libérez-vous de la croyance mensongère en l’utilité de votre action pour
le peuple et au nom de quoi vous croyez pouvoir vous tout permettre;
songez surtout aux facultés supérieures de votre âme qui aspirent non
pas au suffrage universel, secret, etc., ni à la révolte armée, ni à une
Constituante et à d’autres choses vaines, mais à un idéal de justice et
de bonté.

Or, pour tendre vers cet idéal, vous devez, avant tout, ne pas vous
abuser, ne pas croire qu’en vous livrant à vos mesquines passions:
vanité, ambition, envie, exploits téméraires, penchant de trouver un
emploi à vos forces oisives ou d’améliorer votre condition personnelle,
vous servez le peuple; vous devez faire un retour sur vous-même et
tâcher de vous corriger de vos propres défauts, devenir meilleurs.

Si vous tenez quand même à prendre part à la vie publique, songez
d’abord à vos torts envers le peuple, efforcez-vous d’exploiter le moins
possible son travail, et si vous êtes incapables de lui venir en aide,
du moins ne le troublez ni ne l’égarez, ne commettez pas le crime de le
pousser au pillage et à l’émeute, qui ont toujours pour résultat plus de
misère et plus d’asservissement.

La situation compliquée et pénible où nous sommes actuellement en Russie
exige de vous, non des articles de journaux, non des discours, ou des
démonstrations bruyantes et souvent la déloyale excitation des paysans à
la révolte, en en fuyant la responsabilité, elle exige un rigoureux
examen de votre conscience, de votre vie, qui seule est au pouvoir de
l’homme et dont le relèvement individuel peut seul améliorer la
condition sociale.




III

AU PEUPLE

(_J’entends par le mot peuple tout le peuple russe, mais principalement
le monde rural, celui dont le travail fait vivre tout le pays._)


Peuple travailleur, surtout toi paysan russe, tu te trouves aujourd’hui
dans une situation particulièrement difficile. Si pénible qu’ait pu être
ton existence jusqu’ici par suite de l’insuffisance des terres dont tu
disposes, des impôts écrasants, des droits douaniers, des guerres
provoquées par le gouvernement, tu as vécu en gardant ta foi au tsar, à
l’impossibilité de se passer de lui, et tu te soumettais docilement à
lui.

Si mauvais que fût le gouvernement tsarien, tu lui obéissais tant qu’il
était seul à gouverner. Aujourd’hui qu’une partie du peuple s’est
révoltée contre lui, s’est mise à le combattre, que sur nombre de points
il s’est établi deux pouvoirs au lieu d’un, chacun exigeant de toi
l’obéissance, il ne t’est plus possible de te soumettre docilement au
gouvernement, puisqu’il te faut choisir entre celui qui existe et le
nouveau et tu dois te préoccuper de savoir quel est le meilleur.

Que devez-vous donc faire, vous les hommes du vrai peuple,--non pas les
dizaines de milliers d’ouvriers qui s’agitent dans les villes,--vous les
cent millions de paysans qui travaillez la terre?

Le traditionnel gouvernement impérial vous dit: «N’écoutez pas les
émeutiers; ils vous promettent beaucoup, et ils ne vous donneront rien.
Restez-moi fidèles, et je satisferai à tous vos besoins.»

Les révolutionnaires vous disent: «Ne croyez pas à ce gouvernement; il
vous a toujours opprimés et il continuera à vous opprimer. Joignez-vous
à nous, aidez-nous, et nous établirons un gouvernement sur le modèle de
celui des pays libres. Vous choisirez alors vous-mêmes vos gouvernants,
vous dirigerez vos affaires et vous porterez vous-mêmes remède à vos
misères.»

Que devez-vous donc faire?

Soutenir l’ancien gouvernement? Mais il promet depuis bien longtemps de
prendre souci de vos besoins, et, loin de les satisfaire, il ne fait
qu’accroître votre misère.

Vous joindre aux révoltés? Ils vous promettent de vous doter d’un régime
parlementaire, à l’exemple des pays les plus libres; mais partout où ce
système existe, même dans les républiques, la misère du peuple n’est pas
moins grande que chez nous. Comme chez nous, et plus encore, la terre y
appartient aux riches; et, de même que chez nous, on y impose le peuple
sans lui demander son avis; de même que chez nous, on y entretient une
force armée, on déclare et on fait la guerre quand le gouvernement le
juge nécessaire.

Au reste, le nouveau régime qu’on vous promet n’est pas encore établi,
et on ne sait nullement ce qu’il sera.

Ainsi, nul avantage pour vous d’adhérer à l’un ou à l’autre parti. De
plus, il s’agit moins d’avantages que de votre conscience, de votre
responsabilité devant Dieu.

Défendre l’ancien régime, c’est faire ce qu’on a fait en ces derniers
temps à Odessa, à Sébastopol, à Kiev, à Riga, au Caucase, à Moscou:
tuer, pendre, brûler vif, martyriser, fusiller les passants; massacrer
femmes et enfants.

Se joindre aux révolutionnaires, c’est commettre le même crime: tuer,
exploser, incendier, piller, combattre les soldats (instruments du
gouvernement), exécuter, pendre.

Ainsi, le gouvernement tsarien et les révolutionnaires vous convient
également à participer à une guerre fratricide. Vous ne pouvez donc pas,
vous, travailleurs chrétiens, ni devant Dieu, ni devant votre
conscience, _vous joindre ni à l’ancien ni au nouveau gouvernement et
prendre part aux actes antichrétiens ni de l’un ni de l’autre_.

Ne pas participer aux actes de l’ancien gouvernement signifie: refuser
de servir dans l’armée, dans la police, comme garde champêtre,
dizainier; n’assumer aucune fonction politique: service d’État, de
zemstvos, de municipalités.

Ne pas participer aux actes révolutionnaires signifie: ne pas former de
syndicats et d’associations politiques, ne pas déclarer de grèves, ne
pas incendier et ruiner les biens d’autrui, ne pas prendre part à des
soulèvements armés.

Vous avez actuellement devant vous deux pouvoirs hostiles, et tous deux
vous convient à des actions mauvaises, antichrétiennes.

Que pouvez-vous faire, sinon renoncer à tout gouvernement?

On affirme qu’il est difficile, impossible même, de se passer de
gouvernement. Cependant, vous autres, travailleurs russes, ouvriers des
champs surtout, vous savez parfaitement vous en passer en menant votre
existence champêtre, paisible, laborieuse, en jouissant de droits égaux
sur la terre et en réglant vos affaires dans vos assemblées communales.

Le gouvernement a besoin de vous, mais vous, paysans russes, vous pouvez
parfaitement vous en passer.

Voilà pourquoi, dans les circonstances actuelles si difficiles,
lorsqu’il est également mal de se joindre à l’un comme à l’autre système
gouvernemental, il est logique et bienfaisant pour vous de n’adhérer à
aucun d’eux.

                   *       *       *       *       *

Mais que doivent faire les ouvriers de fabrique qui, dans nombre de
pays, sont plus nombreux que les agriculteurs et qui dépendent
entièrement du gouvernement?

Ils doivent adopter en tous points la même attitude que les ouvriers des
champs: _ne se soumettre à aucun gouvernement_ et appliquer tous leurs
efforts pour retourner à la vie rurale.

Que les ouvriers des villes, autant que les ouvriers des champs, cessent
d’obéir au gouvernement, et du coup le pouvoir de celui-ci
disparaîtrait, et avec lui s’évanouirait d’elle-même la servitude où
vous vous trouvez, parce qu’elle n’est maintenue que grâce à votre
soumission volontaire.

C’est vous qui assurez l’existence de ce gouvernement qui grève de
droits d’entrée et de sortie tous les produits; qui impose tous les
objets à l’intérieur; qui établit toutes sortes de monopoles en faveur
des sociétés privées et assure le droit de propriété foncière; qui
dispose de la force armée, que vous-même lui fournissez, et qui vous
tient par elle en une dépendance et une soumission constantes.

«Mais s’il n’existait que de petites communautés autonomes, qui, dès
lors en l’absence d’un pouvoir central, assurerait le fonctionnement des
services publics? Comment établirait-on les voies de communication, le
télégraphe, la poste, l’enseignement supérieur, les bibliothèques
nationales, le commerce?»

Les hommes sont tellement habitués à croire que le gouvernement dirige
vraiment tous les services publics, qu’il leur semble que sans lui ils
ne sauraient exister. C’est une grave erreur.

Les entreprises sociales les plus importantes, et pas seulement dans un
pays, mais dans plusieurs à la fois, sont dues à l’initiative de
personnes privées agissant en dehors de toute intervention
gouvernementale. C’est bien dans ces conditions que furent fondées les
diverses sociétés internationales, savantes, commerciales,
industrielles.

Non seulement le gouvernement ne concourt pas à leur développement,
mais, au contraire, son intervention leur est une entrave.

«Mais si vous refusez d’obéir au gouvernement, de payer l’impôt et de
servir dans l’armée, les peuples étrangers envahiront votre pays et
deviendront vos maîtres», objectent encore les hommes qui veulent
demeurer nos chefs.

Ne les écoutez pas. Décidez-vous seulement à reconnaître la terre comme
propriété commune, à refuser les conscrits, les impôts, sauf ceux que
vous paierez de bonne volonté pour assurer les services publics; tâchez
de régler vos affaires en paix, et les peuples étrangers, séduits par
votre heureuse vie, ne songeraient pas à aller vous conquérir; et, s’ils
y songeaient, ils s’abstiendraient encore en voyant l’heureuse existence
que vous menez; bien mieux, ils vous imiteraient.

De même que vous, toutes les nations ont souffert et souffrent encore du
combat qu’ont mené et mènent entre eux les divers gouvernements:
rivalités militaires, commerciales, industrielles; luttes de classes,
luttes de partis.

Dans tous les pays chrétiens se poursuit un combat intérieur dont le
principal but est de s’affranchir du gouvernement. Mais cet
affranchissement des peuples, dont la majorité a abandonné la vie
agricole en faveur de la vie industrielle des villes, devient fort
difficile parce que ces nations industrielles dépendent de celles qui
sont demeurées agricoles.

Elles espèrent s’affranchir à l’aide de la doctrine socialiste. Mais
vous, ouvriers russes, qui tirez vos moyens d’existence de la terre
principalement, et qui pouvez satisfaire vos besoins par votre propre
travail, vous avez la chance de pouvoir vous libérer bien plus
facilement. Au surplus, le gouvernement, socialiste ou non, ne constitue
pas pour vous une nécessité, pas même une commodité; c’est un lourd
fardeau qui ne vous est en aucun cas utile à porter.

Le gouvernement vous prive de la terre, vous enlève, sous forme d’impôt,
la majeure partie du produit de votre travail, vous prive de vos enfants
en en faisant des soldats et en les envoyant à la boucherie.

Notez bien que l’autorité gouvernementale n’est nullement une condition
aussi absolue de la vie humaine que le sont, par exemple, la culture de
la terre, la famille, les relations entre les hommes, qui subsisteront
toujours, tant qu’il y aura des hommes. Le gouvernement est une
institution qui se crée quand le besoin en est, et elle disparaît quand
elle devient inutile, comme toutes les institutions humaines. Dans les
temps passés existaient le sacrifice humain, l’idolâtrie, la
sorcellerie, le supplice, l’esclavage et autres mœurs analogues. Or, à
mesure que les hommes progressaient, le caractère odieux de ces mœurs
devenait de plus en plus évident et, peu à peu, elles disparurent.

Il en est de même du gouvernement. Il naquit quand les hommes étaient
encore sauvages et cruels. Et le gouvernement était à leur image.
Presque tous les gouvernements ont emprunté leurs lois aux païens
romains, et leur système d’administration demeure aujourd’hui aussi
brutal qu’il l’était avant l’ère chrétienne.

Mais les peuples progressent, ressentent de moins en moins le besoin
d’être gouvernés par une autorité oppressive et y voient aujourd’hui un
véritable obstacle à leur bonheur.

La coquille est nécessaire à l’œuf tant que le poussin n’est pas formé.
Dès qu’il l’est, la coquille ne lui est qu’une gêne. On peut en dire
autant du gouvernement et du peuple qu’il protège, et la plupart des
nations chrétiennes, la nation russe plus vivement que les autres, s’en
rend bien compte.

«Le gouvernement est indispensable», disent certains, convaincus qu’ils
en sont, aujourd’hui surtout, en raison de l’agitation qui soulève le
peuple russe.

Mais qui sont-ils ceux qui se soucient de la plénitude du pouvoir du
gouvernement? Ce sont ceux qui vivent du travail du peuple et qui, ayant
conscience de leur culpabilité, craignent d’être dénoncés; ils espèrent
donc que le gouvernement, solidaire avec eux, protégera par la force
leur indignité.

On conçoit que le gouvernement leur soit indispensable. Mais pour toi,
peuple, n’était-il pas toujours une lourde charge?

Enfin, aujourd’hui que sa mauvaise administration a provoqué la révolte
et la division, il est devenu une véritable calamité dont tu dois te
délivrer pour ton bien matériel et spirituel.

Que vous réussissiez, paysans et ouvriers, à vous affranchir dès à
présent du gouvernement ou que vous ayez encore à en souffrir, de
l’actuel ou d’un nouveau, voire d’un gouvernement étranger, il ne vous
reste qu’une chose à faire à vous, travailleurs russes: ne plus obéir à
l’autorité et vous passer d’elle.

Vous en serez persécutés au début; vous souffrirez des discordes qui
naîtront peut-être parmi vous; mais toutes ces misères ne sont rien
comparées aux malheurs et aux souffrances qui vous assaillent
actuellement et qui vous attendent encore par la faute du gouvernement.
De fait, en exécutant les ordres de tel ou tel gouvernement, vous serez
entraîné à commettre toutes sortes de crimes et qui se perpétueront tant
que vous n’y mettrez pas un terme par votre refus d’y participer.

Laissez-vous seulement entraîner, répondez aux appels de l’un ou de
l’autre gouvernement, entrez en lutte contre les révolutionnaires pour
soutenir l’ancien gouvernement en qualité de soldats, de policiers, de
membres des bandes noires; ou bien aidez les révolutionnaires par des
grèves, pillages, émeutes, syndicats, élections, etc., etc.; outre qu’un
grand poids pèsera sur votre conscience, vous serez de nouveau asservis,
quel que soit le gouvernement qui triomphera, même celui que vous aurez
aidé à vaincre.

Donc, ne cédez pas, n’obéissez ni aux uns ni aux autres, et vous vous
délivrerez de tous vos maux.

Je vous le dis bien, il n’est qu’une issue de votre situation présente
si difficile: refuser d’obéir à toute autorité oppressive, supporter
avec résignation les violences et ne pas y participer en aucun cas.

Cette issue est simple, facile, et conduit infailliblement au bonheur.

Mais pour se comporter ainsi vous devez reconnaître l’autorité de Dieu
et de sa loi.

«Celui qui souffrira jusqu’au bout sera sauvé.» Et votre salut est entre
vos mains.

Ouvriers des villes, vous ne serez plus obligés d’accepter les
conditions que les patrons vous imposent; c’est vous qui les réglerez,
ou bien vous créerez des associations de production de tous les objets
de première nécessité; ou encore, la terre étant devenue libre, vous
retournerez à la vie naturelle, rurale.

«Mais si nous, Russes, nous nous mettons à vivre sans gouvernement, il
n’y aura plus de Russie», diront ceux qui croient qu’il est fort
important que la Russie, c’est-à-dire le rassemblement forcé de peuples
divers sous une même puissance, existe.

Or, ce conglomérat appelé Russie, loin de vous être nécessaire, à vous,
travailleurs russes, constitue précisément l’une des principales causes
de vos malheurs.

Si l’on vous écrase d’impôts, après avoir grevé vos ancêtres et amassé
d’énormes dettes publiques que vous devez payer, si l’on vous enrôle et
envoie guerroyer au bout du monde contre des gens dont vous ne vous
souciez pas et qui ne se soucient pas de vous, c’est précisément afin de
maintenir l’intégrité de cette Russie, qui n’est qu’un agglomérat forcé
de la Pologne, du Caucase, de la Finlande, de l’Asie centrale, de la
Mandchourie et d’autres territoires et populations sous la même
puissance.

Il y a pis encore. Cette agglomération, maintenue par la force, des
peuples et des races est un grand péché dont vous portez malgré vous la
responsabilité en obéissant au gouvernement.

De fait, pour que subsiste la Russie telle qu’elle est, il faut courber
sous le joug Polonais, Finlandais, Esthoniens, Géorgiens, Arméniens,
Tatares et bien d’autres nationalités; on doit leur interdire de vivre
comme ils l’entendent, les persécuter, voire les massacrer, en cas de
désobéissance.

Pourquoi donc participerez-vous à ces mauvaises actions puisqu’aussi
bien vous en souffrez vous-mêmes?

Ceux qui ont intérêt à ce que la Russie étende sa puissance sur la
Pologne, le Caucase, la Finlande, et autres pays, qu’ils s’arrangent
comme ils peuvent. Vous, travailleurs, vous n’y avez aucun intérêt. Ce
qui vous intéresse, c’est de ne pas manquer de terre, c’est de ne pas
être dépouillés de vos biens, privés de vos fils et, surtout, ne pas
être obligés de commettre de mauvaises actions.

Et tout cela finira dès que vous aurez cessé d’exécuter les ordres du
gouvernement qui vous perdent corps et âmes.




TABLE DES MATIÈRES


                                                            Pages.
  La portée de la Révolution russe                               5

  L’unique solution possible de la question agraire            135

  L’impôt unique d’Henry George: Son application urgente et
    facile en Russie                                           161

  Que faire?                                                   175

  Appel aux Russes:
      I.--Au Gouvernement                                      203
     II.--Aux Révolutionnaires                                 215
    III.--Au Peuple                                            227


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--16258.






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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

1.F.

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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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