La Franc-Maçonnerie en France

By Georges Goyau

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Title: La Franc-Maçonnerie en France

Author: Georges Goyau

Release date: October 3, 2024 [eBook #74513]

Language: French

Original publication: Paris: Perrin et Cie

Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


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  GEORGES GOYAU

  La Franc-Maçonnerie
  En France


  PARIS
  LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
  PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
  1899
  Tous droits réservés




DU MÊME AUTEUR


  L’Allemagne religieuse.--Le Protestantisme.--Paris,
    Perrin, 1897 (Ouvrage couronné par l’Académie française,
    premier prix Bordin); 2e édition.--Un volume in-16.         3 fr. 50

  Autour du Catholicisme social.--Paris, Perrin, 1897.--2e
    édition. Un volume in-16.                                   3 fr. 50

  L’École d’aujourd’hui.--Paris, Perrin, 1899.--Un volume
    in-16.                                                      3 fr. 50




«Ce qu’il y a de déplorable dans l’enseignement en France, c’est
l’Université française tout entière», disait M. Blatin au convent
maçonnique de 1898.

«Parfaitement», répondait une voix: c’était celle de l’un des «Frères»
de M. Blatin, professeur dans un lycée d’Algérie.

On devine quelle fut notre surprise, lorsque tomba sous nos yeux, il y a
quelques mois, le compte rendu sténographique de cet échange de propos.

Que la maçonnerie fût malveillante au clergé, on le savait de longue
date; qu’elle tînt l’armée dans une certaine disgrâce, le cours des
événements nous l’apprenait. Mais qu’à son tour l’Université fût traitée
de suspecte et que l’adhésion des «Frères» universitaires présents au
convent ratifiât et encourageât ces suspicions, c’était là un fait
nouveau: il nous éclairait, d’une lueur encore vacillante, sur
l’attitude que la grande association maçonnique observe à l’égard de
toutes les forces vives du pays.

Notre curiosité ne résista point à la provocation de M. Blatin.

M. Prache, député de la Seine, avec une généreuse obligeance dont nous
tenons à le remercier, voulut bien nous ouvrir, sans réserves, sa riche
collection de documents authentiques du Grand Orient.

Froidement, historiquement, nous appuyant sur les textes et nous
arrêtant aux textes, nous avons abordé l’étude de la maçonnerie. La
_Revue des Deux Mondes_ du 1er mai en publiait les résultats; on les
retrouvera dans cette brochure.

Et, si l’on y constate des lacunes, qu’on veuille bien en partager la
responsabilité entre l’auteur, qui a tenu à ne rien avancer sans
preuves, et la maçonnerie, qui ne tient point à être connue.




LA FRANC-MAÇONNERIE EN FRANCE


D’être né malin et de pousser souvent cette malice jusqu’à la
gouaillerie, c’est peut-être en définitive une faiblesse pour notre
peuple. Il y a deux catégories de Français: ceux qui croient à
l’existence de la maçonnerie, et ceux qui n’y croient pas; les premiers,
d’ordinaire, rient de la maçonnerie, et les seconds rient des premiers.
A l’abri de ce double éclat de gaieté, la «Veuve» et ses fils, depuis de
longues années, poursuivent dans notre pays une besogne sérieuse, une
tâche historique. L’heure est venue de la faire connaître.
Prétendrait-on, par hasard, que les procédés mêmes avec lesquels s’écrit
toute histoire,--consultation des «documents», juxtaposition des textes,
exégèse des sous-entendus,--soient en l’espèce impuissants et même
illégitimes? Il semble bien que ce soit là l’opinion de la maçonnerie,
puisque depuis 1896, le Grand Orient soustrait à la formalité du dépôt
légal les comptes rendus des «convents» et des «ateliers[1]»; et
qu’ainsi les publications maçonniques, seules parmi tout ce qui
s’imprime en France, échappent au contrôle du pouvoir et à la curiosité
des érudits. Mais nous avons trop de confiance dans la vertu des
méthodes historiques pour renoncer à soulever, en quelque mesure, le
toit des «temples». Au surplus, des circonstances toutes personnelles
nous ont aisément consolé de l’inefficacité de nos recherches à la
Bibliothèque nationale. Nous sommes à même de citer, dans les pages qui
suivent, les _Bulletins du Grand Orient de France_ depuis 1889 jusqu’au
1er août 1896[2]; les _Comptes rendus aux ateliers de la Fédération des
travaux du Grand Orient_, depuis le mois d’août 1896 jusqu’au début de
1899, et Les comptes rendus, aussi, de certains congrès régionaux. Les
«ateliers du suprême conseil du rite écossais ancien» et ceux de la
«grande loge symbolique écossaise» nous seront annuellement présentés,
par leurs dignitaires, dans les banquets mêmes du Grand Orient; quant à
ceux du «rite de Mizraïm», ils sont assez épars pour que nous les
puissions négliger[3]. Nous prodiguerons les citations: la langue,
peut-être, en paraîtra nouvelle. Il y a, en effet, une langue
maçonnique, comme il y a une ponctuation maçonnique: langue abstraite,
éprise des termes généraux et dédaigneuse de la variété, visant plus à
l’ampleur qu’à la richesse, détestant les vocables usuels, préférant,
par exemple, au mot «banquet» l’expression, évidemment plus digne, de
«travaux de mastication[4]», et s’exaltant souvent jusqu’à des effets de
grandiloquence dont le «profane» demeure accablé. Cette langue, commune
à toutes les loges, est un insigne instrument de nivellement
intellectuel: le sot et l’homme d’esprit, dans la maçonnerie, disent à
peu près les mêmes choses dans les mêmes termes; soit par
condescendance, soit par suite des nécessités de ce genre oratoire, les
originalités s’effacent, et les talents personnels, en même temps qu’ils
entrent en loge, entrent en sommeil. Ils sont captifs et victimes de la
phraséologie qui leur est imposée et que nous aurons nous-mêmes à subir.

  [1] Circulaire nº 6 du 20 décembre 1896, citée dans le recueil:
    _Constitution et Règlement général de la Fédération_, 1898, p. 233.

  [2] Nous désignerons le _Bulletin_ par les lettres _B. G. O._, et les
    _Comptes rendus_ par les lettres _C. R. G. O._

  [3] Sur les rapports de ces divers rites, voir _B. G. O._, sept. 1882,
    p. 283-368.

  [4] _B. G. O._, sept. 1883, p. 654.




I


Pénétrons dans une «tenue blanche»: on nomme ainsi, soit les harangues
d’apparat, soit les cérémonies d’«adoption», de «reconnaissance
conjugale», de «tenue funèbre», auxquelles la maçonnerie admet le
public. C’est une «tenue blanche» liturgique que nous choisirons. Il fut
un temps, proche encore, où ces solennités étaient inaccessibles:
lorsque, en 1885, M. Foussier, conseiller municipal de Paris, composait
le _Rituel d’adoption aux trois voiles_[5], il n’avait en vue qu’une
cérémonie intime, ésotérique; c’est en présence des «Frères», et d’eux
seulement, que les enfants devaient entrer dans le temple, la tête
triplement voilée, et que le «Frère surveillant», sur l’ordre du
«Vénérable», arrachait de leurs jeunes fronts les trois «étoffes
sombres» sur lesquelles on lisait en lettres d’or: «Misère, ignorance,
fanatisme.» Mais M. Blatin, longtemps maire et député radical de
Clermont-Ferrand, a préconisé, non sans succès, au cours des dernières
années, ce qu’il appelle la _Maçonnerie blanche_. «Les symbolismes,
disait-il au convent de 1883, ont jusqu’ici abrité, dans leurs formes
toujours puissantes, les doctrines d’ignorance et de servitude... Le
grand obstacle que rencontre la propagation de la libre-pensée, c’est
cette absence complète de symbolisme qui en rend la pratique d’une aussi
glaciale austérité... La naissance, l’adolescence, le mariage, la mort,
seront toujours des occasions de joies ou de douleurs, de regrets ou
d’espérances, qui demandent à se manifester par des signes physiques et
par des formules spéciales, dont les religions ont su jusqu’ici
conserver un monopole qu’il est de notre devoir de leur disputer
aujourd’hui... C’est au moyen de la maçonnerie blanche que nous
arriverons peu à peu à gagner les masses populaires et à faire pénétrer
les profanes dans nos temples[6].» Acclamé par le convent, M. Blatin se
mit à l’œuvre: en 1886, il faisait imprimer, à Clermont même, un _Rituel
de cérémonie funèbre pour tenue blanche_; en 1895, il publiait, au Grand
Orient, un _Rituel d’adoption_ et un _Rituel de reconnaissance
conjugale_.

  [5] Paris, imprim. Louis Hugonis, 1885.

  [6] Blatin, _Rituel de cérémonie funèbre pour tenue blanche_, Préface.
    Clermont-Ferrand, Imprimerie clermontoise, 1886.

Ce dernier, surtout, mérite attention: écrit avec recueillement, il le
faut lire de même. Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’emploi constant
et l’apologie systématique d’un symbolisme extrêmement compliqué, sans
racines historiques, sans attaches traditionnelles, symbolisme tout
abstrait qui, tant bien que mal, ajuste à des idées éperdument générales
les objets portatifs qui tapissent ou meublent les temples. Le Vénérable
qui célèbre, d’après le rituel Blatin, doit expliquer que «ce symbolisme
n’a rien de commun avec celui des sectes religieuses», qu’il en est au
contraire l’«antidote», qu’il a pour but de «matérialiser les devoirs
nouveaux qui s’imposent aux époux», et n’est qu’un «procédé emprunté à
l’universelle mimique dont l’humanité s’est servie de tout temps, une
des formes du langage universel». Sous les auspices de ces déclarations,
les Frères qui assistent le Vénérable viennent jouer sous les yeux du
jeune couple les épisodes de l’«universelle mimique»; ils se succèdent
en ordre, rituellement. Voici venir l’équerre, le compas, le niveau, le
maillet, la règle; et le Vénérable, tour à tour, commente les symboles:
«Frère qui portez l’équerre, venez déposer sur cette table ce symbole de
la rectitude et de la précision qu’une famille de maçons doit s’efforcer
d’apporter dans ses pensées, dans ses paroles et dans ses actes...
Frères qui portez le niveau, déposez sur cette table le symbole de
l’égalité qui doit régner dans un ménage de maçons.» Lorsqu’est achevée
l’explication, le Frère grand expert intervient, porteur du cordon
conjugal, qui doit être «de dimension suffisante pour pouvoir embrasser,
en même temps, les deux époux»; il le place «en écharpe, de l’épaule
droite de l’époux à l’aisselle gauche de l’épouse», et le Vénérable
reprend: «Que ce cordon commun qui les enlace emblématise pour eux les
générations nouvelles qui naîtront de leurs communes tendresses et qui,
pareilles à ces lianes dont les tiges flexibles unissent deux arbres
centenaires, les attacheront plus étroitement l’un à l’autre par les
liens d’un filial et jeune amour et les couvriront encore de frais
feuillages et de fleurs, alors qu’ils seront déjà sur le point de
s’affaiblir et de disparaître.»

Une pause: voici l’Amour. «Contrairement à la doctrine catholique,
disait tout à l’heure le Vénérable, la Maçonnerie sait que, dans toute
la nature, l’amour est le régulateur souverain de la vie de l’espèce,
qu’il est la grande force inconsciente qui préside, à travers les âges,
à l’antagonisme harmonique de l’hérédité et de l’adaptation.» Les époux,
peut-être, comprenaient mal; mais M. Blatin commande, et le Vénérable
après lui, qu’une baguette leur soit apportée, faite «de verre
transparent, rayée à la lime ou au diamant dans son milieu»; et cette
baguette, c’est l’amour. Elle est mise aux mains des mariés. Le
Vénérable leur dit, avec des périphrases liturgiques, qu’elle est pure
et fragile: «Que cet emblème vous rappelle que l’amour a besoin de soins
attentifs et constants.» Et, tandis que le couple timide, tenu lui-même
par le cordon conjugal, détient avec vigilance la baguette d’amour, le
Vénérable, pressé de rendre «hommage à la logique et à la sagesse des
législateurs républicains qui ont introduit dans nos lois le principe du
divorce», ordonne au frère grand expert,--une façon de diacre,--de
reprendre la baguette et de la briser sous les yeux des conjoints: on
leur explique, longuement, qu’ils pourront divorcer. Vite un peu de vin
pour écarter les sombres pressentiments! M. Blatin, vraiment paternel,
et le Vénérable après lui, poursuivent:

  Frère grand expert, donnez le vin à notre Frère. Que ce vin symbolise,
  pour lui, la santé et le courage, la force, la persévérance, la
  confiance en lui-même, qu’il doit apporter à sa nouvelle famille. Mais
  souvenez-vous, mon Frère, que de même que ce liquide réconfortant est,
  pour celui qui en abuse, l’agent effroyablement toxique d’un des vices
  les plus abjects, de même l’excès de certaines qualités peut engendrer
  les plus graves et les plus dangereux défauts. Vous devez donc prendre
  garde, ainsi que la Maçonnerie vous l’a toujours enseigné, que la
  force ne tourne à la brutalité, que la persévérance ne se transforme
  en entêtement et que la confiance en soi-même ne devienne un aveugle
  et insupportable orgueil. Donnez l’eau à la jeune épouse. Et que cette
  eau limpide et transparente emblématise, pour elle, la pureté du corps
  et de l’esprit, la douceur du caractère et la fraîcheur des
  sentiments. Mais qu’elle se garde d’emprunter, à cette eau symbolique,
  son abandon d’elle-même et sa soumission inconsciente et passive qui
  en font le dissolvant toujours prêt des amertumes comme des douceurs,
  l’inerte véhicule des remèdes comme des poisons, et la laissent se
  transformer indifféremment en un breuvage de vie ou en un liquide de
  mort.

Mais un mouvement se dessine: sur les «colonnes du Nord et du Midi», les
Frères forment la «chaîne d’union»: c’est ce que les pompiers appellent
faire la chaîne et les enfants faire un rond. De Frère à Frère
l’«attouchement mystérieux» du Vénérable circule: en présence des
profanes, on ne peut pas faire passer le «mot sacré»; les paumes donc,
se parlent entre elles, à défaut des lèvres. Et sur la «colonne du
Nord», le «signe parvient dans toute sa pureté»; la chaîne est
impeccable. Mais le Frère surveillant qui clôt la «colonne du Midi» se
plaint qu’il ne voit rien venir: l’attouchement est en détresse. On fait
un semblant d’enquête: c’est que, de ce côté, un anneau manque à la
chaîne; et cet anneau, c’est le marié. Alors l’Épouse, interpellée,
conduit à ses Frères ce Frère défaillant: «Elle apprendra de cette
manière, dit le Vénérable, que la femme d’un maçon ne doit jamais
retenir son mari.» De nouveau les paumes échangent leurs contacts: tout
va bien, cette fois: «C’est à cette jeune femme, continue le Vénérable,
que nous devons d’avoir pu renouer notre chaîne d’union momentanément
brisée.» Le grand expert donne trois baisers à l’Époux, et l’Époux les
passe à sa femme, cependant que les frères, levant brusquement leurs
glaives, dressent un toit d’acier sur les têtes du jeune couple et lui
font promettre que les enfants seront élevés «dans le respect de la
science et de la raison, dans le mépris des superstitions, dans l’amour
des principes de l’ordre maçonnique». Aussitôt, au nom du Grand Orient
de France, la reconnaissance conjugale est proclamée, et la liturgie est
à peu près finie;--il ne reste plus que les discours.

C’est en multipliant de semblables cérémonies que M. Blatin espère
multiplier, parmi les profanes, les conversions maçonniques. Il fut un
temps où le Grand Convent et la majorité du conseil de l’Ordre
semblèrent hostiles à cette espérance: c’était en 1890. M. Amiable,
maire du Ve arrondissement de Paris, mort conseiller à la Cour d’appel
d’Aix, proposa vainement, cette année-là, l’achat d’un matériel pour une
cérémonie funèbre triennale par laquelle le Grand Orient rendrait
hommage aux maçons disparus: «Sans le symbolisme, s’écria-t-il, nous
serions une association quelconque, nous ne serions plus la
franc-maçonnerie.» Mais M. Doumer, aujourd’hui gouverneur général de
l’Indo-Chine, riposta: «Nous ne croyons pas, comme le F∴ Amiable, que
toute la force, que la charpente de l’œuvre de l’institution maçonnique,
ce soient les rituels, les décors, l’apparat. Si nous voulions
contrefaire l’Église, nous réussirions mal.» M. Blatin vint à la
rescousse: «J’estime, déclara-t-il, que, le jour où vous porteriez une
atteinte au symbolisme maçonnique dans les conditions qui ont été
spécifiées par le F∴ Doumer, vous auriez tué d’une manière définitive le
Grand Orient.» M. Doumer eut raison de M. Blatin, et la proposition de
M. Amiable fut repoussée[7]. Mais le député du Puy-de-Dôme eut une
rapide revanche: choisi comme président par le convent de 1895, il
entendit M. Merchier, rapporteur général des travaux des loges, célébrer
avec conviction son œuvre de liturgiste[8]. On peut dire que, dans la
maçonnerie française, après une apparence de crise, le symbolisme est
demeuré vainqueur.

  [7] _B. G. O._, août-sept. 1890, p. 433-452.

  [8] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 168.

M. Minot, dont les _Rituels des trois premiers degrés et de la loge de
table_, publiés il y a deux ans[9], sont très usités dans les cérémonies
secrètes des loges, professe en sa préface que le symbolisme est «la
langue de l’égalité, un hommage pratique à la liberté, un puissant moyen
d’unité morale», et que «nulle langue humaine n’aura la même force de
pénétration et pareille action sensationnelle».--«Il est aussi
indispensable que jamais, poursuit-il, pour l’homme qui a les
dévouements du cœur, d’avoir un milieu homogène et gardé pour s’y
défendre de la contagion des vices sociaux et jouir de la liberté
d’étude et de communication intellectuelle à laquelle font obstacle le
tumulte et les aveuglements du dehors.» Et voilà pourquoi M. Minot, dans
son rituel du premier degré, ordonne que le profane qui veut devenir
maçon soit conduit, les yeux bandés, au «Cabinet de Réflexions»; qu’on
enlève son bandeau et qu’on lui fasse expliquer, par écrit, quelles
seraient ses dernières volontés s’il était sur le point de mourir; que
ce «testament», suspendu à la pointe d’un glaive, soit porté au
Vénérable; que le profane, introduit ensuite parmi les Frères,
longuement interrogé, soit mené par une route semée d’obstacles au
milieu d’un «bruit intense et confus», produit par les Frères armés de
glaives, et qu’enfin il mette la main à plat sous sa gorge, pour
signifier qu’il aimerait mieux avoir la gorge coupée que de violer les
secrets maçonniques. Voilà pourquoi, dans son rituel du second degré, M.
Minot stipule que le candidat au grade de «compagnon» recevra, à l’aide
d’un maillet, d’un ciseau, d’un compas, d’une règle, d’un livre et d’un
niveau, des enseignements sur les sens, les arts, les sciences, les
bienfaiteurs de l’humanité et la glorification du travail, et qu’il
prêtera un nouveau serment en portant sa main droite à l’endroit du
cœur, «les doigts prêts à l’arracher». Voilà pourquoi, dans son rituel
du troisième degré, M. Minot exige que le compagnon qui veut devenir
«maître» soit introduit dans une loge tendue de noir et contraint
d’enjamber le corps d’un Frère couché par terre, symbole du cadavre de
l’architecte Hiram, contemporain de Salomon, qui mourut plutôt que de
violer ses serments. Et voilà pourquoi, enfin, dans son rituel de la
loge de table, M. Minot règle la façon dont les Frères, après avoir
fraternellement partagé la _pierre brute_ et le _sable_, doivent, en
scandant leurs _tuiles_ avec leurs _glaives_, porter certaines santés
avec des _canons_ de _poudre rouge_ ou de _poudre forte_, tempérée s’ils
le veulent par les _barriques_ de _poudre blanche_ qui sont à leur
disposition[10]. Tout cela, c’est le symbolisme: il est par ses signes,
affirme M. Minot, une «langue universelle».

  [9] Paris, impr. Adolphe Reiff, 1897.

  [10] Pierre brute = pain; sable = sel; tuile = assiette; glaive =
    couteau; canon = verre; poudre rouge = vin rouge; poudre forte = vin
    blanc; barrique = bouteille; poudre blanche = eau.--Cf. le récit de
    l’initiation de M. Andrieux, raconté par lui-même. (_Souvenirs d’un
    préfet de police_, t. I, p. 124-137.)

Il craint, pourtant, qu’elle ne soit «point apte à être comprise de
plain-pied»; et cette crainte le rend assez peu favorable aux rituels
pour tenue blanche qui ont fait la réputation de M. Blatin. Mais peu
nous importe cette querelle entre officiants, d’autant qu’en fait, les
grimoires occultes de M. Minot ne sont pas plus introuvables pour les
bouquinistes profanes que les missels élémentaires de M. Blatin. Le
symbolisme est, pour la maçonnerie, un élément essentiel, ou tout au
moins fort important: c’est là un premier fait; les textes authentiques
affluent pour le prouver, sans qu’il soit besoin de parler ici de
satanisme ni de ressusciter de la fosse du mépris, où il s’est
définitivement abîmé, le fantôme mystificateur de Diana Vaughan,
associée de Lucifer.




II


Derrière l’image, cherchons l’idée; et derrière le symbole, la pensée.
Le même symbole, à des époques successives, peut abriter des contenus
assez différents; et, comme on peut être assuré que les Bourbons ou
Lamartine n’interprétaient point le symbolisme maçonnique comme le font
M. Blatin ou M. Minot, il nous faut ici tenir compte des dates et ne
point remonter au delà de trente-cinq ans en arrière. En l’an 1864,
Alexandre Massol, Vénérable de la loge de la _Renaissance_, faisait
grand bruit dans le monde maçonnique. Il était né en 1806, s’était fait
Saint-Simonien, avait suivi jusqu’en Égypte les pérégrinations du P.
Enfantin, collaboré, sous la seconde République, au journal de
Lamennais, puis à celui de Proudhon; et sous l’Empire, enfin, il
partageait son temps entre l’industrie et la maçonnerie. «La
systématisation de la morale indépendante», tel était son rêve: il y
voyait, paraît-il, «l’œuvre capitale du siècle, l’aboutissant final de
tous les efforts scientifiques depuis le mouvement de la Renaissance, et
le seul moyen de coordonner l’éducation laïque, cette garantie du
suffrage universel, coordination impossible tant qu’on restera dans les
données théologiques ou métaphysiques[11]».

  [11] Adrien Desprez, _Massol_, p. 20. A la photographie de la
    Maçonnerie française, Paris, 1865.

Son _Rapport sur la question de la Morale_, publié dans le _Monde
maçonnique_ en avril 1864[12], produisit sur ses Frères une impression
profonde. Il expliquait que, sur les ruines de l’idée théologique,
l’idée de la morale indépendante devait surgir; et c’est aux loges qu’il
appartiendrait de l’élaborer. La morale, telle qu’il la concevait,
reposait sur un fait et sur une idée: le fait, c’est que «l’homme n’est
pas un être collectif individuel qui s’ignore, comme l’abeille ou le
castor, parties intégrantes d’un organisme qui est leur fin, mais un
être qui se sait, un être conscient de lui-même»; l’idée, c’est le
«concept de l’absolue indépendance, autrement dit du franc-arbitre:
l’homme est une personne, membre actif d’une association tacitement ou
expressément consentie et dont il est la fin». Massol déduisait, de ces
prémisses, la doctrine du «droit pur», exclusive de toute hétéronomie
morale. «La réciprocité de respect entre les personnes humaines et la
paix ou le trouble qui l’accompagnent»: c’est là ce qui constituait la
«conscience», aux yeux de Massol. «Respect de soi, respect des autres,
l’homme sacré à l’homme; par suite, félicité personnelle et harmonie
sociale»: ainsi définissait-il la loi morale et sa sanction.

  [12] Tirage à part à _l’Orient de Paris_, 1864.

Cette simplification de l’éthique déplut à beaucoup de maçons. M.
Scarchefigue, «orateur» des _Amis de l’Ordre_, composa contre Massol une
réponse qu’il concluait en ces termes: «Dieu existe, toute morale qui ne
découle pas de ce grand principe est une morale sans moralité[13]»; et
Charles Fauvety, fondateur de la _Revue philosophique et religieuse_,
fit condamner la philosophie de Massol par la majorité du Conseil de
l’Ordre et par le Grand Convent de 1865. Mais l’obstiné novateur ne se
découragea point; peu à peu, suivant les expressions de M. Amiable, «il
donna, ou plutôt il rendit à la franc-maçonnerie son orientation
véritable en faisant nettement ressortir son caractère dominant[14]»; il
chercha des disciples, et il les trouva; il devint pour M. Henri
Brisson, alors tout jeune, un vieil ami personnel[15], et finalement il
obtint, à force d’efforts, que l’éviction de Dieu fût à l’ordre du jour
des loges. Fallait-il, oui ou non, supprimer le paragraphe de la
constitution maçonnique qui affirmait Dieu et l’immortalité de l’âme?
Ainsi se posait la question. La solution cessa d’être douteuse, en 1875,
du jour où la loge parisienne _la Clémente Amitié_, ayant admis MM.
Littré et Ferry aux honneurs de l’initiation, applaudit vigoureusement
et fit reproduire par la presse profane une leçon de philosophie
positive que professa devant elle M. Littré, et à laquelle M. Ferry fit
adhésion[16]. «Ce grand acte, écrivait Edmond About dans _le XIXe
Siècle_, remue profondément Paris, Versailles et la province[17].» Le
convent de 1876 prépara sans plus tarder, et le convent de 1877 vota
solennellement la disparition de Dieu: c’est M. Desmons, ancien pasteur
de l’Église évangélique, aujourd’hui sénateur du Gard, qui sut emporter
cette grave décision[18]. L’on affecta d’expliquer, d’ailleurs, que la
maçonnerie n’entendait point détrôner Dieu, mais permettre aux athées
l’accès des loges et garantir, ainsi, une absolue liberté de conscience.
Les loges de l’étranger, surtout celles d’Angleterre, ne laissèrent
point d’être offusquées; elles exigèrent, parfois, des maçons français
qui se présentaient à elles, «une sorte de billet de confession» déiste;
et le convent de 1878, à titre de riposte, autorisa le Grand Orient à
constituer des ateliers dans les pays étrangers où la «puissance
maçonnique régulière» ne serait point «en relations fraternelles avec
lui[19]». Lorsqu’on tint à Paris, en 1889, le _Congrès maçonnique
international du Centenaire_, M. Desmons sentit la nécessité de rassurer
ses hôtes du dehors en affirmant avec insistance qu’«il n’est point
exact que notre maçonnerie ait répudié le déisme et l’ait remplacé
officiellement par une doctrine nouvelle[20]».

  [13] Réponse au rapport sur la morale du F∴ Massol par le F∴
    Scarchefigue, p. 29. Paris, impr. Wittersheim, 1864.

  [14] _B. G. O._, août-septembre 1894, p. 145, et, en général, p.
    136-146.

  [15] _C. R. G. O._, 16 janv.-28 févr. 1898, p. 75.

  [16] _Initiation des FF. Émile Littré, Jules Ferry, H. Chavée_
    (Bibliothèque franc-maçonnique). Paris, au Grand-Orient, 1865.

  [17] _Le XIXe Siècle_, 11 juillet 1878.

  [18] Voir _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 467, le compte rendu du
    banquet Desmons.

  [19] _B. G. O._, oct. 1878, p. 350-360.

  [20] _Congrès maçon.∴ international du Centenaire_; _Compte rendu_, p.
    95-97 et 104-107. Paris, au Grand-Orient, 1889.

Mais la lecture des publications maçonniques postérieures à 1877 eût
sans doute paru moins rassurante aux maçons exotiques. Ils eussent vu M.
Fleury, plus tard membre du Conseil de l’Ordre, professant en 1879 à la
loge _les Philanthropes réunis_, balayer, d’un geste implacable,
«l’inconnu, le mystérieux, la divinité, avec son cortège de jouissances
et de châtiments célestes[21]». Ils eussent lu, dans le _Bulletin
maçonnique_ de mars 1882, un chaleureux éloge du livre de M. Gaston:
_Dieu, voilà l’ennemi!_[22] N’est-ce pas l’«orateur» même du convent de
1885, M. Fernand Faure, alors député de la Gironde et maintenant
directeur général de l’enregistrement, qui réclamait l’élimination des
idées métaphysiques[23], «véritable infirmité dans l’esprit de l’homme».
Et n’est-ce pas l’«orateur» même du convent de 1886, M. le pasteur Dide,
qui disait: «Nous sommes positivistes... Il ne faut pas se préoccuper
des causes premières... Nous voulons instituer le culte des
réalités[24].» Le déisme, du reste, ne trouva point de défenseurs dans
les convents de 1893, 1894, 1896, où l’on discuta l’inscription des
devoirs envers Dieu dans les programmes scolaires[25]; et l’épuration de
ces programmes fut formellement demandée par le convent de 1896, avec
l’approbation fort autorisée de M. Cuir, membre du Conseil supérieur de
l’instruction publique et Vénérable d’une loge de Lille[26]. Le culte
d’une morale indépendante, exclusive de toute métaphysique, est
aujourd’hui si strictement observé par la maçonnerie française qu’elle
le veut imposer à l’Université de France: «Nos Frères, écrit la _Revue
maçonnique_, doivent créer un mouvement contre l’enseignement déiste et
antilaïque qui existe, et réclamer énergiquement l’instruction laïque
avec un idéal substitué enfin à l’idéal mystique[27].» Et je ne sais si
l’on trouverait cette instruction et si l’on pourrait entrevoir cet
idéal dans les 2.400 vers du poème _la Voie du philosophe_[28],
qu’offrait naguère au Grand Orient M. Leconte, ancien député de
l’Indre,--le même qui parlait, à la tribune, de «Monsieur le Pape»: mais
certainement on en peut rencontrer l’esquisse dans le _Mémoire sur
l’éducation maçonnique_, présenté par M. Jules Thomas à la loge
_Bélisaire_, d’Alger[29], et dans les _Principes de philosophie
morale_[30], également publiés par ce zélé professeur.

  [21] Fleury, _Instruction laïque, gratuite et obligatoire, éducation
    religieuse, éducation laïque et nationale_, p. 60, Impr. Nouvelle,
    Paris, 1879.

  [22] _Bulletin maçonnique_, mars 1882, p. 379.

  [23] _B. G. O._, nov.-déc. 1885, p. 706.

  [24] _B. G. O._, sept. 1886, p. 521.

  [25] _B. G. O._, août-sept. 1893, p. 546; août-sept. 1894, p.
    208-211;--_C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 203-205.

  [26] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 197; cf. _B. G. O._
    août-sept. 1894, p. 210.

  [27] _Revue maçonnique_, 1897, p. 91.

  [28] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 277.

  [29] Alger, impr. Baldachino, 1890.

  [30] Paris, Alcan, 1889.

Au demeurant, nous avons mieux encore. Que M. Hubbard, ancien député de
Seine-et-Oise, professe une doctrine, c’est affaire à lui, et personne
n’a le droit, ni peut-être le désir, de s’en enquérir. Mais, en 1897, il
était l’«orateur» du Grand Convent: on lui avait, suivant ses propres
termes, confié «l’inestimable pouvoir d’être, pendant ces jours de vie
maçonnique intense qui forment la durée du convent, la voix et le verbe
de tous les Frères[31]». Il profita de ses augustes fonctions pour
exposer la doctrine maçonnique au milieu d’applaudissements unanimes.

  [31] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 285.

  Oui, mes Frères, proclama M. Hubbard, il y a une doctrine maçonnique,
  une et simple comme tout ce qui est beau et grand. Elle n’est pas un
  système; elle n’est pas la conception passagère d’un seul esprit. Elle
  est le fruit commun du travail intellectuel et moral de nos loges...
  Nos loges sont les cellules vivantes de la démocratie unie; elles
  élaborent lentement, mais sûrement, la conscience collective de la
  nation. Elles substituent à l’aveugle foi dans une révélation
  prophétique, s’imposant par la terreur ou l’imposture aux masses, la
  définition méthodique et assurée des devoirs et des droits de
  l’homme... Toutes les religions, mes Frères, ont proposé à chaque
  homme de s’occuper surtout de lui-même, d’assurer son salut en vue de
  la mort; elles sont des religions de mort. Votre doctrine est une
  doctrine de vie, de vie intense, perfectible, toujours ascendante,
  préoccupée du perfectionnement commun de l’humanité, avec un stoïque
  dédain de l’avenir personnel. Ce qui vous enthousiasme, c’est le
  flambeau toujours plus éclatant de l’humanité vivante, et non la
  destinée, problématique jusqu’à l’invraisemblable, de l’individu
  disparu... Notre doctrine agit et combat chaque jour, au lieu de se
  bercer dans le bleu de l’infini, où la poésie peut peindre toutes les
  illusions de la fantaisie, sans que la raison puisse y voir autre
  chose que les manifestations relatives du Temps, de l’Espace et de la
  Force. Activité, amour de l’humanité, préparation du mieux social,
  vous affirmez que c’est là le meilleur aliment de la vie sentimentale
  et intellectuelle des hommes... Tandis que le prêtre veut tout
  subordonner au caprice divin, qu’il forge et représente à sa guise,
  vous voulez, vous, laïciser l’existence sociale et ramener les
  décisions communes à un seul objet, lequel n’est pas la plus grande
  gloire de divinités indémontrables, mais la disparition de maux,
  hélas! réels, qui, de tous côtés, soumettent à la souffrance la
  sensibilité humaine. Telle est notre philosophie directrice, mes
  Frères[32].

  [32] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 286-287.

Il y a une «éducation maçonnique», corrélative de cette philosophie. M.
Henri Brisson en donnait l’exemple lorsque, présidant en janvier 1898 la
distribution des prix des cours commerciaux au Grand Orient, il
remettait à un lauréat privilégié le beau livre historique de M. Émile
Bourgeois: _le Grand Siècle_. «Livre magnifique, très intéressant»,
déclarait M. Brisson; et qui ne lui donnerait raison? Et, après avoir
qualifié, l’on ne sait trop pourquoi, de «maître de philosophie», le
maître de conférences d’histoire de l’École normale supérieure, M.
Brisson recommandait au pupille du Grand Orient de méditer spécialement
cette phrase: «Le public, qui pardonna à Louis XIV toutes ses
maîtresses, ne lui pardonna pas son confesseur[33].» Là-dessus, tout
l’auditoire applaudit et emporta une idée singulièrement étroite de
l’ouvrage de M. Émile Bourgeois. Ce petit trait, tombé de haut, est
significatif: je ne sais quelle leçon morale le jeune lauréat en a
conservée. Mais nous devons croire,--c’est M. Blatin qui l’a dit à
l’Orphelinat maçonnique en 1895,--que «la Maçonnerie possède un grand
idéal moral qui lui est propre». Elle l’a élevé, tour à tour, en face de
la monarchie, en face du catholicisme, en face des iniquités sociales:
de là, la révolution politique qui s’est faite, la révolution religieuse
qui se fait, la révolution sociale qui se fera. M. Blatin définit cet
idéal par les mots de «solidarisme, altruisme, fraternité[34]»; et si le
vœu de la loge parisienne _Osiris_ était exaucé, cette éducation serait
donnée, dans chaque hameau de France, par un «conseiller du peuple»,
sorte de fonctionnaire gratuit installé «parallèlement à la fonction
sacerdotale[35]».

  [33] _C. R. G. O._, 16 janv.-28 fév. 1898, p. 86-87.

  [34] _B. G. O._, février 1895, p. 493-494.

  [35] _Revue maçonnique_, juillet 1898, p. 131 et suiv.

Volontiers, on soutiendrait, au Grand Orient, que la maçonnerie, tout
ensemble immuable et progressive, a toujours eu la même philosophie et
caressé le même idéal. Le Conseil de l’Ordre, en 1897, dans une
«déclaration» destinée à une grande publicité, proclama que la
maçonnerie, appuyée sur la science, trouve dans les «rapports familiaux
et sociaux» l’origine des «idées de devoir, de bien, de mal et de
justice»; qu’elle s’efforce de «dégager la morale des superstitions
religieuses et des théories de la métaphysique»; et qu’«à toutes les
époques de son histoire la diffusion de la science et celle de la morale
indépendante ont figuré en tête de son programme[36]». Il est permis de
voir, dans cette dernière affirmation, une demi-ingratitude à l’égard de
Massol, en même temps qu’une certaine désinvolture à l’endroit des
maçons avancés en âge, qui prêtèrent serment, jadis, au Grand Architecte
de l’Univers. Aujourd’hui, les nouveaux initiés ne connaissent plus
d’autre architecte qu’Hiram; encore est-il mort, et lorsqu’on leur
montre son cadavre fictif, ce n’est point pour qu’ils l’honorent, mais
pour qu’ils l’enjambent.

  [36] _C. R. G. O._, 1er juillet-31 août 1897, p. 16-18.

De Massol à M. Hubbard, la jeune philosophie maçonnique semble avoir
acquis, non point à vrai dire plus de précision, mais au moins plus de
relief. Massol, qui travaillait avec des réminiscences positivistes,
identifiait à peu près l’«état métaphysique» et l’«état théologique»,
condamnait l’un et l’autre, et souhaitait l’avènement rapide de l’«état
positif»; il aspirait, même, à seconder cette évolution naturelle des
choses, et il patientait. M. Hubbard et les maçons d’aujourd’hui la
veulent brusquer; ils justifient avec éclat ce qu’écrivait un jour un
philosophe de valeur, très expert en positivisme, M. Raymond Thamin: «Le
positivisme, observait-il, est un dogmatisme où les fanatiques de
l’incrédulité trouvent à la fois des armes et des excuses...; et voilà
organisée la pire des intolérances[37]...» Ce n’est pas seulement dans
les écrits de Massol ou de Littré, c’est un peu partout que la
maçonnerie cherche des armes et des excuses: elle introduit dans sa
doctrine les ingrédients philosophiques les plus hétérogènes; et M.
Hubbard disant, en 1897: «Notre doctrine n’est pas un système», avait
plus raison qu’il ne le croyait.

  [37] Thamin, _Éducation et positivisme_, p. 22-23. Paris, Alcan.

Le maçon qui cherche la gloire de penseur et qui, dans sa loge,
l’obtient en général sans trop de peine, a l’habitude, dans les
doctrines philosophiques qui l’entourent, de cueillir une idée négative
avec deux ou trois vocables qui, par leur longueur ou leur sonorité, lui
semblent avoir un aspect auguste. Au positivisme, par exemple, il
emprunte la négation du transcendant et le mot d’altruisme: quant aux
conceptions sociologiques de Comte, singulièrement hostiles, on le sait,
à l’œuvre de la Révolution française, à l’individualisme de 1789 et à la
fausse notion de la liberté, le maçon semble les ignorer. Au
matérialisme évolutionniste, il emprunte la négation de l’âme; mais
songe-t-il à se demander comment les théories de la lutte pour la vie,
édifiées par cette philosophie sur les ruines des doctrines archaïques,
se concilient avec les principes de solidarité que lui, maçon, se targue
d’incarner? Il professe le culte des grands hommes; au convent de 1898,
on a prié M. Léon Bourgeois, alors ministre de l’Instruction publique,
d’organiser chaque année, le 14 juillet, la fête d’un grand homme; tel
Michelet en juillet dernier[38]. Mais les notables que la maçonnerie
reçoit dans son Panthéon obtiennent ses hommages en raison du rôle de
destructeurs qu’ils jouèrent, non en raison de leur rôle d’architectes:
à l’inverse de cet éclectisme superficiel qui enseignait, il y a un
demi-siècle, que tous les systèmes sont vrais en ce qu’ils affirment et
faux en ce qu’ils nient, la maçonnerie apparaît comme l’adoratrice des
négations.

  [38] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 279.

Rien n’est plus curieux, d’ailleurs, que l’incessant emploi qu’elle fait
du mot «tolérance»; et j’y verrais moins, pour ma part, le résultat
d’une hypocrisie que l’effet d’un contresens. Être tolérant, pour le
vulgaire, signifie laisser à toutes les opinions un large et libre champ
d’épanouissement. Pour la maçonnerie,--et peut-être Voltaire fut-il, à
cet égard, le plus accompli des maçons,--cela veut dire: lutter contre
toute intolérance. Or l’affirmation est en elle-même une intolérance,
puisqu’elle exclut son contraire: _a fortiori_ passe-t-elle pour une
oppression lorsqu’elle porte sur un objet transcendant. Toute idée
susceptible d’être niée par un maçon est intolérante ou risque de
devenir telle, par là même qu’elle s’énonce; il y a donc là un danger:
l’intolérance personnelle du maçon à l’endroit de cette idée est un
hommage suprême à la «tolérance» abstraite; et c’est ainsi qu’au nom de
cette «tolérance», toute spéculation dépassant la sphère des réalités
vérifiables, nous allions dire brutales, est ouvertement proscrite, de
même qu’au nom de la «liberté absolue de conscience» on déclare «qu’on
ne peut ni ne veut avoir aucun respect pour les pratiques
religieuses[39]». M. Blatin, en 1894, à la conférence maçonnique
internationale d’Anvers, a très clairement expliqué qu’au XVIIIe siècle,
quand il n’y avait que des déistes,--et M. Blatin, sans doute, ignorait
Helvétius et d’Holbach,--le vocable du «Grand Architecte» n’avait rien
d’intolérant, mais qu’à notre époque, où les athées sont nombreux, ce
vocable était devenu «un drapeau d’intolérance, dont la suppression
s’imposait[40]». Tandis que les précurseurs de l’idée de tolérance
avaient la généreuse ambition d’élargir le champ de la pensée afin qu’on
pût à souhait le meubler et l’enrichir, la théorie maçonnique dépeuple
ce champ, elle paralyse l’initiative des semeurs; elle méconnaît ou elle
ignore ces «phénomènes mystérieux de la conscience et de la pensée»,
dont parle quelque part M. Armand Gautier, et qui, d’après lui,
«échappent à la fois à l’expérience et à la mesure et font partie du
domaine métaphysique[41]». Elle s’annonce avec fracas, s’affiche avec
une impérieuse emphase; et puis, en fin de compte, autour d’elle et
derrière elle, elle n’a fait que le vide...

  [39] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 308-309.

  [40] _B. G. O._, mai 1895, p. 71.--Cf., dans le rapport de M. Merchier
    au convent de 1895, _B. G. O._, août 1895, p. 167, un passage
    analogue sur les «trois étapes de la tolérance».

  [41] _Leçons de chimie biologique_, 2e édit., II, p. 814.




III


C’est la haine de toute religion et de toute métaphysique qui assure à
la philosophie maçonnique une apparence d’homogénéité et une parfaite
fixité d’attitude: elle est, avant tout, anticonfessionnelle, et plus
spécialement antipapiste; et la maçonnerie qui la professe doit être,
suivant un mot de M. Fernand Faure au convent de 1885, l’«Association
professionnelle des libres penseurs[42]». «Cette philosophie est
essentiellement agissante, déclarait M. Hubbard au convent de 1897; elle
commande une politique[43].» Et il définissait cette politique: «Chacun
de nous, comme citoyen, peut avoir son guidon préféré, mais il y a un
drapeau commun qui nous abrite tous, radicaux, progressistes,
socialistes, sous les mêmes plis. Ce drapeau n’est directement opposé
qu’à la bannière papiste. Il servira de ralliement, à l’heure du scrutin
décisif, à tous ceux que la philosophie humanitaire a pénétrés de
l’esprit de solidarité. C’est le drapeau de la philosophie[44]». La
harangue de M. Hubbard répondait si intimement aux sentiments de
l’assemblée que M. Rabier, député d’Orléans et membre du Conseil de
l’Ordre du Grand Orient, en fit voter, par acclamation, la
diffusion dans le monde profane. Il résultait de ce «magnifique
discours»,--l’éloge est encore de M. Rabier,--que la maçonnerie a une
politique et que cette politique est le corollaire de sa philosophie.
«Il faut, mes Frères, insistait le député d’Orléans, que la France
entière sache, que tous les républicains sachent, que tous les membres
du Parlement francs-maçons sachent ce que pensent les délégués de la
maçonnerie française[45].» C’est justement ce qu’à notre tour nous
voulons savoir, mais nous ne nous contenterons pas du discours de M.
Hubbard.

  [42] _B. G. O._, nov.-déc. 1885, p. 708.

  [43] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 287.

  [44] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 295.

  [45] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 297.

On a les preuves, aujourd’hui, que, dès le temps de la Révolution
française, la maçonnerie avait, à proprement parler, une politique.
Louis Blanc, le premier, avait signalé ce fait; les publications
maçonniques de Jouaust et d’Amiable l’ont mis en relief[46], et le
Conseil de l’Ordre, enfin, dans son manifeste de 1897, n’a pas craint
d’affirmer que les loges du siècle passé avaient élaboré la _Déclaration
des droits de l’homme_[47]. Les destins et l’action de la maçonnerie
sous nos divers régimes monarchiques ou césariens intéressent
probablement les amateurs de curiosités: le rapport historique que fit à
ce sujet M. Colfavru, alors député de Seine-et-Oise, au Congrès
international maçonnique de 1889, est un guide excellent. C’est en 1870
seulement que la maçonnerie recommença de s’afficher comme une puissance
politique. «Elle fut, nous dit M. Colfavru, la pépinière où le
gouvernement de la Défense nationale allait trouver ses plus fermes et
ses plus énergiques représentants. C’est de nos rangs que sont sortis
les hommes les plus considérables du gouvernement de la République et du
parti républicain[48].»--«Les loges maçonniques, écrivait en 1887
Anatole de la Forge, député de la Seine, au président du Conseil des
Ministres, ont été le berceau de la France nouvelle[49].»--«Sainte
maçonnerie, s’exclamait en 1888 l’«orateur» du convent, M. Dequaire;
sainte, c’est-à-dire trois fois consacrée, tu es la grande crucifiée de
la République! C’est toi qui souffres pour elle! C’est toi qui pratiques
sur toi-même toutes les expériences salutaires! C’est toi, mère dévouée,
institutrice admirable de la démocratie, qui ne transportes dans le
monde profane que celles de tes tentatives qui ont réussi dans tes
flancs[50]!»--«La République est fille du Grand Orient», disaient M.
Poulle en 1894 et M. Desmons en 1895[51]. «Franc-maçonnerie et
République sont précisément la même chose», répétait M. Lucipia[52].
Devenue majeure, la République avait paru consentir que l’«esprit
nouveau» ratifiât sa majorité par une émancipation: c’est l’heure que le
Grand Orient choisissait pour affirmer ses droits de paternité et pour
proclamer ouvertement son intention de les faire valoir, jusqu’à
épuisement, sur le terrain politique. «Dans l’ancien temps, expliquait
en 1895 M. Rousselle, ancien président du Conseil municipal de Paris, on
disait: En maçonnerie, il ne faut pas faire de politique. Eh bien! ne
faisons pas de politique si vous voulez, mais faisons de l’action;
changeons le mot pour conserver la chose; faisons de la politique sous
une autre forme, mais faisons de la politique, c’est le seul moyen que
la maçonnerie puisse vivre[53].»

  [46] Jouaust, _Histoire du Grand Orient de France_, Rennes et Paris,
    1865.--Jouaust, _la Maçonnerie à Rennes jusqu’en 1789_ (_Monde
    maçonnique_, décembre 1859.)--Amiable, _Rapport au Congrès
    international du Centenaire_, publié dans le _Compte rendu_, p. 67
    et suiv.

  [47] _C. R. G. O._, 1er juill.-31 août 1897, p. 19.--M. Colfavru,
    _B. G. O._, nov.-déc. 1885, p. 739, prétendait que Mirabeau
    disposait de sept cents loges.

  [48] _Congrès international du Centenaire_, _Compte rendu_, p. 98.

  [49] Cité dans _B. G. O._, mars-juillet 1894, p. 47.

  [50] _B. G. O._, août-sept. 1888, p. 576.

  [51] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 401, et août-sept. 1895, p. 369.

  [52] _B. G. O._, décemb. 1895, p. 467.

  [53] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 380.

L’avenir, sans doute, pourra diviser l’histoire de la troisième
République en deux périodes, entre lesquelles l’année 1894 marque à peu
près la transition. Avant cette date, la maçonnerie «fit de la
politique» en prétendant souvent, par «formalisme», qu’elle n’en faisait
point[54]; elle en fit encore, après cette date, en alléguant qu’elle
«faisait de l’action».--«C’est la maçonnerie, disait M. Hubbard au
convent de 1897, qui a fait passer dans la législation de la troisième
République les lois militaires et scolaires[55]»; on en aurait en effet
la preuve en étudiant, à vingt années en arrière, les comptes rendus des
convents; nous n’insisterons point; l’élaboration de ces lois
appartenant déjà, ou peu s’en faut, à l’histoire ancienne. Ce qui marque
l’attitude de la maçonnerie dans cette première période, c’est qu’elle
ne se mêle point, ouvertement, publiquement, aux modifications
ministérielles. Maîtresse et gardienne de la philosophie républicaine,
éducatrice attitrée de presque tous les hommes du parti républicain,
elle traite ce parti comme une chose qui lui appartient, et c’est un
droit de propriété dont elle est si convaincue qu’elle demeure sans
inquiétude, quels que soient les hommes que ce parti pousse au devoir.
D’ailleurs, la suspicion presque unanime où les catholiques tenaient la
forme républicaine offrait à la franc-maçonnerie un prétexte plausible
pour présenter ses doctrines antireligieuses comme étroitement connexes
aux intérêts de la République. Mais, lorsque les instructions de Léon
XIII et les déclarations de M. Spuller eurent troublé l’échiquier de la
politique française, la maçonnerie crut sentir qu’une fraction du parti
républicain lui échappait: de là, depuis cinq ans, le surcroît
d’exigences qu’elle témoigne, les vœux spécialement vexatoires qu’elle
multiplie, les sommations dont elle fatigue les ministères douteux, les
audacieux compliments qu’elle assène aux ministères dociles.

  [54] Comparer, au convent de 1886, cette curieuse déclaration de M.
    Gonnard: «Il fut un moment non pas de règle, mais de formalisme, de
    déclarer que la Maç∴ ne s’occupait ni de religion ni de politique.
    Était-ce de l’hypocrisie: je ne le dirais pas. C’était sous
    l’impression des lois et de la police que nous étions obligés de
    dissimuler ce que nous tous avons mission de faire, ou plutôt de
    faire uniquement.» (_B. G. O._, sept. 1886, p. 545.)

  [55] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 289.

«Il pourrait sembler à première vue, disait en 1894 l’orateur du
convent, M. Gadaud, sénateur de la Dordogne, que la franc-maçonnerie,
qui n’est autre chose que la République à couvert, comme la République
elle-même n’est autre chose que la franc-maçonnerie à découvert, doive
arrêter là son rôle politique, puisque la République est devenue un
gouvernement acquis et définitif. Il n’en est rien. Plus que jamais le
concours de la franc-maçonnerie est indispensable à la République.» Et
M. Gadaud, qui peu de mois après devenait ministre, dénonçait en termes
énergiques le péril du «ralliement» et l’artifice de l’«esprit
nouveau[56]». C’est pour fournir des munitions à la «bataille contre
l’«esprit nouveau[57]» que M. Dequaire, devenu depuis lors, par un choix
étrange, inspecteur d’académie dans l’inflammable région des Cévennes,
obtenait du convent le vote d’un impôt de capitation supplémentaire de 1
franc par tête, exigible de tous les maçons. Il appela plus tard cette
assemblée le «convent de l’organisation[58]»; l’œuvre de propagande
était désormais créée.

  [56] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 389.

  [57] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 372.

  [58] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 445.

_Nécessité de refaire à l’image de l’unité maçonnique l’unité du parti
républicain et d’emprunter à la doctrine maçonnique les idées
directrices qui permettent de grouper pour une action commune les
éléments du parti républicain_: ainsi s’intitulait une brochure qui
parut à Saint-Étienne, dans l’été de 1895[59], à la suite du Congrès des
Loges de l’Est. M. Chandioux, député de la Nièvre, et quelques-uns de
ses Frères recommandaient dans cette brochure, avec une insistance
anxieuse, la concentration à gauche; et c’est sous l’impression de cette
publication, que s’ouvrit le convent de 1895. Il fut, nous dit M.
Dequaire, «le convent de la doctrine». M. Delpech, alors professeur au
collège de Foix, et plus tard sénateur de l’Ariège, en était l’orateur:
son discours, synthèse de la «doctrine», fut un long tressaillement
d’angoisse et d’effroi; Vasquez, Sanchez, Gury, Thomas d’Aquin, le
«sacré cœur de Marie Alacoque» furent tour à tour flétris avec
emportement; le christianisme fut accusé de «banqueroute frauduleuse» et
l’École normale supérieure de cléricalisme; l’anathème fut jeté contre
cette «cohue de Jésuites, de revenants des temps passés et de décadents
fin de siècle, associés pour des intérêts divers dans une action commune
contre la civilisation»; et l’orateur frissonnait d’un tremblement
incurable en discernant, parmi cette cohue, un «peuple de moines
microcéphales», et, tout en tête, le «maître Jacques qui joue à Rome le
Père éternel»: M. Delpech désignait ainsi Léon XIII. «Voix et verbe» de
ses Frères, il poursuivait en invitant les maçons à «veiller jusqu’au
jour où les ministères, les administrations diverses, les armées de
terre et de mer, seraient dégagés de toute influence papaline et
jésuitique», et en prophétisant que, ce jour-là, la maçonnerie monterait
à Montmartre, y proclamerait «la déchéance définitive du Pape et
dresserait, sur le parvis de la basilique, un monument dédié à toutes
les victimes des fanatismes religieux[60]».

  [59] Saint-Étienne: impr. du _Stéphanois_, 1895.

  [60] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 357-368. Il ne faudrait point
    voir dans cette prophétie une simple hyperbole oratoire, mais plutôt
    l’expression imagée d’un certain plan maçonnique, qu’indiquait, dès
    l’an 1883, M. Blatin, «orateur» du convent: «Dans ces édifices
    élevés de toutes parts, depuis des siècles, aux superstitions
    religieuses et aux suprématies sacerdotales, nous serons peut-être
    appelés, à notre tour, à prêcher nos doctrines et, au lieu de
    psalmodies cléricales qui y résonnent encore, ce seront les
    maillets, les batteries et les acclamations de notre Ordre qui en
    feront retentir les larges voûtes et les vastes piliers.»
    (_B. G. O._, sept. 1883, p. 645.)

Avec une vue plus courte, mais plus efficace, M. Blatin signifiait, au
même convent, que la France avait «un gouvernement réactionnaire appuyé
sur une majorité dont les doctrines, les tendances, l’orientation n’ont
absolument rien de conforme avec les doctrines et l’orientation de la
maçonnerie». C’est surtout à M. le général Zurlinden, ministre de la
Guerre, que s’appliquaient les reproches de M. Blatin: on était
mécontent, au convent, des conséquences qu’avait eue l’interpellation de
M. Rabier sur le cléricalisme dans l’armée; on se plaignait que certains
chefs pussent s’autoriser d’une circulaire du ministère de la Guerre
pour interdire à leurs subordonnés l’accès des loges; et M. Blatin
s’acharnait sur les «bureaucrates et ronds-de-cuir» de la rue
Saint-Dominique, «qui sont absolument à la dévotion des cléricaux[61]».
Moins de quatre ans après, on a vu s’accentuer cette offensive de la
maçonnerie[62], et l’histoire ramenait, en face de M. Blatin et de ses
Frères, M. le général Zurlinden... Enfin le convent de 1895 fit une
démarche éloquente, plus éloquente même que les discours de M. Delpech
et de M. Blatin, en acclamant comme président du Grand Orient M.
Lucipia. Les juridictions répressives qui suivirent la Commune avaient
impliqué M. Lucipia dans l’affaire de l’assassinat des dominicains
d’Arcueil; et, parmi les souvenirs qui désignaient cet homme politique à
la confiance de la maçonnerie, M. Desmons ne craignit pas de rappeler
«les longs mois passés au bagne». M. Lucipia répondit avec franchise:
«Bien que les cheveux aient blanchi, si les circonstances étaient les
mêmes, votre frère Lucipia serait le même[63].» Le procès-verbal, ici,
marque de vifs applaudissements.

  [61] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 202.

  [62] Vœux de M. Geyer, receveur des finances à Saint-Jean-d’Angely, en
    son nom personnel, et de M. Dazet, avocat, au nom du Conseil de
    l’Ordre, à l’ouverture du convent de 1898. (_C. R. G. O._, 19-24
    sept. 1898, p. 11-15.)

  [63] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 370 et 376.

L’année 1896 fut tragique pour la maçonnerie: subitement elle escalada
le Capitole, et puis en descendit. Au début de l’année, M. Léon
Bourgeois était au pouvoir avec sept de ses «Frères»; et, s’il «tint à
marcher de l’avant», c’était, comme il le déclara plus tard dans une
loge de Suresnes, parce qu’il «savait devoir être suivi par les maçons
de France[64]». La joie des loges fut immense. «Pour la première fois,
déclarait M. Friquet, président de la Grande Loge symbolique écossaise,
en portant un toast à M. Mesureur, nous possédons un gouvernement
vraiment, entièrement démocratique, un gouvernement de maçons, et de
maçons dignes de ce nom. Il me suffira de citer, parmi les ministres
profanes, M. Berthelot, pour avoir le droit de dire qu’il ne leur
manque, pour être des nôtres, que la formalité de l’initiation[65].» M.
Combes se flattait hautement de rester, au pouvoir, un maçon
militant[66]. M. Guieysse présidait avec M. Mesureur la distribution des
prix des cours commerciaux du Grand Orient; ils étaient présentés à
l’assistance par M. Lucipia lui-même, comme des «maçons soucieux de
leurs engagements»; et M. Guieysse répondait, avec l’autorité d’un homme
d’État et la gravité d’un homme d’Église: «C’est dans la maçonnerie que
j’ai trouvé la plus haute expression de la règle qui doit guider les
hommes dans la vie[67].» MM. Bourgeois et Doumer se faisaient présenter
à Lyon cent vingt délégués des loges; M. Alfred Faure, député radical du
Rhône, interprète de ce cortège, témoignait aux deux ministres avec quel
«orgueil de famille» les maçons saluaient, dans le Cabinet, «les plus
illustres d’entre leurs Frères»; et, priant M. Bourgeois de compter sur
leur «action politique», sur leur «concours le plus généreux» il
sollicitait, en finissant, les palmes académiques pour le doyen de la
maçonnerie lyonnaise: alors, «au milieu de l’émotion générale», MM.
Bourgeois et Doumer[68], «instantanément», exauçaient cette demande, et,
«séance tenante», ce «doyen d’une espèce rare» était décoré. La
maçonnerie des départements, partout, s’abandonnait à l’enthousiasme; la
loge de Bar-le-Duc constatait avec fierté que le programme du cabinet
Bourgeois était identique au programme d’action politique voté à Épinal
en 1893 et à Mâcon en 1894 par les congrès des Loges de l’Est[69]; et la
_Revue maçonnique_, organe de l’«écossisme», coupable de certaines
réserves à l’endroit de M. Bourgeois[70], eut à subir le désabonnement
officiel de plusieurs loges, formellement approuvées par le Grand
Orient[71].

  [64] _C. R. G. O._, sept.-oct. 1897, p. 23.

  [65] _Revue maçonnique_, 1896, p. 3-5.

  [66] _C. R. G. O._, mai-juin 1897, p. 5.

  [67] _B. G. O._, fév. 1896, p. 534-535.

  [68] _B. G. O._, janv. 1896, p. 491-494.--«Lyon est en train de
    devenir quelque chose comme la Mecque de la maçonnerie», disaient
    _Les Débats_ du 3 mars 1896.

  [69] _B. G. O._, décemb. 1895, p. 469.

  [70] _Rev. maç._, 1896, p. 97-101.

  [71] _Rev. maç._, 1896, p. 101-104.--_C. R. G. O._, nov. 1896-janv.
    1897, p. 12-13.

Par surcroît, la maçonnerie, inlassable en sa victoire, se piquait
d’avoir capté la plus haute magistrature de l’État. Elle avait, au
congrès de 1895, appuyé de ses vœux et de ses votes la candidature de M.
Brisson à la présidence de la République: M. Brisson avait échoué, et,
trois ans après, avec une amertume étrangement tenace, M. Desmons, dans
un discours public, déplorait encore cet «échec immérité»; bref,
l’installation de M. Félix Faure à l’Élysée avait été une défaite de la
fraction maçonnique. Mais la maçonnerie, par un acte de haute politique,
transforma sa défaite en victoire. Elle retrouva, dans le passé de M.
Félix Faure, certains liens d’initiation contractés au Havre, en 1865, à
la loge _l’Aménité_[72], et le souvenir de conférences qu’il avait
faites plus tard, dans cette loge, sur les budgets contemporains[73];
elle allégua ces deux faits et profita de l’inaltérable courtoisie du
Président de la République pour envahir les préfectures, où l’amenaient
ses voyages successifs. A Clermont-Ferrand, en mai 1895, M. Blatin lui
présentait les délégués de soixante-cinq loges[74]; on ébruitait la
nouvelle dans la presse profane, avec une habileté consommée; et
quelques semaines après, dans une grande tenue maçonnique à Neuilly, un
orateur, exploitant l’incident de Clermont, qualifiait M. Félix Faure de
«maçon fidèle et actif», et encourageait les fonctionnaires à être
«maçons comme le Président de la République[75]». Cet orateur n’était
autre que M. Léon Bourgeois. Devenu ministre, il sut organiser, autour
des voyages de M. Félix Faure, de vraies mobilisations maçonniques:
tantôt les Frères offraient au Président un «bijou[76]»; tantôt ils le
venaient saluer, en grand nombre, à des heures matinales, que le
sommeil, à défaut du protocole, eût suffi pour interdire. La maçonnerie
se faisait inopportune et importune, afin de laisser croire à son règne;
et l’on pouvait se demander si M. Bourgeois n’espérait point la faire
régner, par une double intimidation, sur la France et sur l’Élysée, et
si l’on ne rêvait pas d’agir avec M. Félix Faure comme la légende
reprochait à la Congrégation d’avoir agi avec Charles X.

  [72] _B. G. O._, avril 1895, p. 28.

  [73] _Congrès maçonnique international du Centenaire_, _Compte rendu_,
    p. 131.

  [74] _B. G. O._, mai 1895, p. 62-63.

  [75] _B. G. O._, juin 1895, p. 95-97.

  [76] _B. G. O._, mars-avril 1896, p. 18-19.

Mais ces aspirations furent déçues: les «cléricalismes coalisés», que
dénonçaient plus tard, à la loge _les Trois Frères_, de Bergerac, MM.
Combes et Delpech[77], l’emportèrent sur le cabinet Bourgeois; en mai
1896, M. Méline prit le pouvoir. C’est M. Dequaire qui, cette année-là,
présidait le convent de septembre; et le toast savamment étudié par
lequel il porta la santé de M. Félix Faure laissait pressentir
l’écroulement d’un songe. Il rappelait une fois encore,--n’ayant rien
autre à rappeler,--la lecture sur les budgets contemporains, dont M.
Félix Faure avait jadis honoré la loge _l’Aménité_, et il ajoutait:
«Nous aimons à associer à ce souvenir une espérance, l’espérance que ce
Frère, en présidant aux destinées de la France, saura rester fidèle à
son passé maçonnique, au nom duquel nous ne lui demandons qu’une chose:
continuer à servir cette démocratie dont il est issu et qu’il a le
devoir de représenter à la magistrature suprême de notre pays. C’est
dans ces sentiments, c’est avec le souvenir d’un passé qui ne se peut
discuter, puisqu’il est fixé dans l’histoire de notre Ordre, c’est avec
l’espérance que justifie ce passé, c’est avec une confiance raisonnée
dans les sentiments démocratiques du Président de la République que je
lève mon verre à notre Frère Faure, et surtout, dominant sa haute
personnalité, à la République française[78].» Il y avait dans ce toast,
avec beaucoup de mauvaise grâce, à côté d’espérances découragées qui
n’osaient plus se traduire en sommations, des évocations du passé qui
étaient toutes proches d’expirer en menaces. M. Mamelle, président de la
Grande Loge symbolique écossaise, but à son tour à la politique de
«concentration républicaine» et déplora le fossé qui s’était creusé
entre républicains[79]; et sa loge, _la Justice_, envoyait secrètement
une souscription au _Comité d’action pour les réformes républicaines_,
fondé par MM. Mesureur et Bourgeois[80]. Les sommations de M. Mamelle ne
furent ni acceptées ni peut-être connues de M. Méline; et, peu après,
MM. Bourgeois et Isambert, reçus en grande pompe par une loge d’Orléans,
jetèrent le gant, d’un geste décisif, à la politique de «piétinement sur
place» et du «16 mai à l’amiable[81]».

  [77] _C. R. G. O._, mai-juin 1897, p. 21.

  [78] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 356.

  [79] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 375.

  [80] _Revue maçonnique_, 1896, p. 117.

  [81] _C. R. G. O._, décemb. 1896-janv. 1897, p. 27.

Aussi le convent de 1897 sonna-t-il vigoureusement l’attaque contre le
gouvernement du pays. Comme si l’on voulait châtier M. Félix Faure
d’avoir rempli ses devoirs de chef d’État en secondant les intentions
pacificatrices de M. Méline, on ne but point à la santé du Président de
la République. «Je ne veux pas parler de celui-là, j’aime mieux le tenir
dans le silence[82]», devait s’exclamer, au convent de 1898, M. Urbain,
président de la Grande Loge écossaise; en 1897, on se contentait encore
de se taire, sans faire observer que l’on se taisait. Mais M. Méline,
lui, fut abreuvé d’invectives. Un publiciste de Meulan, M. Maréchaux,
rapporteur de la commission de propagande, dénonça la «promiscuité
infâme entre l’or des fonds secrets et la mitraille dorée du Vatican»,
le pape devenant «socialiste», les curés «chantant des _Te Deum_ pour la
République[83]».--«La maçonnerie, déclara M. le colonel Sever, député
socialiste du Nord, doit tout entière se précipiter dans la lutte, son
Conseil de l’Ordre en tête[84].» M. Hubbard recueillit une triple salve
d’applaudissements en flétrissant le ministère «qui transforme la France
en une province vassale de la congrégation du Gesù, du collège des
cardinaux italiens, du pape italien infaillible[85]». M. Dequaire fut
vivement fêté lorsque, faisant bon marché de l’interdiction que lui
avait faite M. Rambaud, ministre de l’instruction publique[86], de
porter d’un bout à l’autre du territoire son activité de «commis
voyageur en maçonnerie[87]», il clôtura le banquet du convent en criant
que c’était la «veillée des armes[88]».--«De l’action, citoyens, encore
de l’action, et toujours de l’action[89]!» C’est M. Lucipia qui poussait
cette clameur, et M. Urbain saluait en lui son «ancien complice d’il y a
vingt-sept ans, son compagnon de bagne[90]». Les réminiscences de
l’insurrection de 1871 emplissaient l’atmosphère de la rue Cadet. Le mot
de «trésor de guerre[91]» était prononcé; c’est sur les lèvres de M.
Adrien Duvand, l’instigateur de nos «patronages laïques», qu’on le
saisissait, et M. Duvand voulait, au nom de la commission de propagande,
«englober dans la grande famille qui lutterait en mai toutes les
fractions dignes de ce nom du parti républicain[92]».

  [82] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 439.

  [83] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 176.

  [84] _C. R. G. O._, _id._, p. 153.

  [85] _C. R. G. O._, _id._, p. 294-295.

  [86] Voir _C. R. G. O._, avril-mai 1897, p. 25-26, 42-43; mai-juin
    1897, p. 21, les protestations des loges contre cette interdiction
    de «l’ex-frère Rambaud, qui oublie que la République a pris
    naissance dans les loges».

  [87] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 380.

  [88] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 309.

  [89] _C. R. G. O._, _id._, p. 310.

  [90] _C. R. G. O._, _id._, p. 305.--Cf. _C. R. G. O._, 6 janv.-28
    févr. 1899: au début de cette année, à Saint-Geniès-de-Malgoirès
    (Gard), une fête maçonnique fut donnée en l’honneur de M. Desmons;
    les habitants, pour rendre hommage à M. Lucipia, qui y assistait,
    inscrivirent à la craie, sur leurs portes, le nº 25217, que M.
    Lucipia portait au bagne.

  [91] _C. R. G. O._, _id._, p. 181.

  [92] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 182.--Le congrès des Loges de
    l’Ouest, tenu à Angoulême, venait aussi de se prononcer pour la
    concentration à gauche (_Compte rendu_, p. 48.)

A quel prix s’achetait ce nom de «républicain»? De sourdes divisions
sillonnaient l’assemblée; la question de l’anticléricalisme était claire
pour tous; mais, pour quelques-uns, la question du socialisme conservait
beaucoup d’obscurités. La crânerie de M. Lucipia, de M. Dequaire, de
quelques autres encore, acheva de combler le fossé qui séparait encore
le radicalisme maçonnique et le socialisme. On se rappelait, d’ailleurs,
le discours de M. Dequaire, en 1893, sur la tombe de Benoît Malon:
socialisme et maçonnerie y étaient identifiés[93]. Et n’est-ce pas M.
Lucipia qui, en 1894 et 1895, avait insisté pour que le convent, docile
d’ailleurs à l’exemple du Congrès des Loges du Centre[94], envoyât une
obole aux mineurs de Graissessac, aux mineurs de Carmaux, aux
corsetières de Limoges[95]? Il était possible, en 1897, de faire un pas
de plus: le convent, par une demi-surprise, imposa aux candidats qui
désireraient le soutien des loges la promesse de voter, au
Palais-Bourbon, «toutes les lois socialistes et ouvrières[96]»; et puis
on rassura les vieilles troupes, enlizées encore dans un certain
«opportunisme», en substituant à cette première formule une formule plus
vague et d’un aspect moins révolutionnaire. Le vote, néanmoins,
demeurait significatif; et, dans cette assemblée secrète, les armes
s’affinèrent pour la mêlée publique, en faveur des candidats de
l’extrême gauche, socialistes inclus.

  [93] _B. G. O._, août-sept. 1893, p. 593 et suiv.

  [94] _Revue maçonnique_, juin 1895, p. 133.

  [95] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 385; août-sept. 1895, p. 192-196.

  [96] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 234-239.

Elles furent brandies, en 1898, d’un bout à l’autre de la France, contre
«cette horde de perfides et de travestis que Victor Hugo, prophète,
appelait l’immensité des Poux[97]»; et grâce aux dépenses, «beaucoup
plus grandes que les années précédentes[98]», qu’avait faites la
Commission de propagande, la maçonnerie, «non pas officiellement, mais
d’une manière effective néanmoins, descendit partout dans l’arène[99]».
M. Massé, député radical de la Nièvre, a dit, au convent de 1898,
l’occulte héroïsme de ses Frères: rapporteur de la commission de
propagande, nul n’était mieux qualifié pour parler avec exactitude et
conclure avec vaillance. «Ne nous endormons pas sur des lauriers
éphémères, s’écria-t-il: fêtons la victoire d’hier en nous préparant aux
luttes de demain, et que, dans la paix comme dans la guerre, notre mot
d’ordre reste éternellement le même: le cléricalisme, voilà
l’ennemi[100]!» Lorsque Gambetta forgeait cette devise de circonstance,
il eût été fort surpris si on lui eût révélé qu’il travaillait pour
l’éternité; il avait d’ailleurs un sens trop délicat des vicissitudes
historiques pour accepter une pareille prévision.

  [97] Discours de M. Viguier, conseiller municipal de Paris, et membre
    du Conseil de l’Ordre, aux obsèques du F∴ Lartigue (20 juin 1898).

  [98] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 273.

  [99] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 275-276.

  [100] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 292.

Mais le «cléricalisme maçonnique», pour reprendre l’expression piquante
de M. Lenervien[101], a l’immutabilité d’une Église; avec une sûreté
toute dogmatique, il enseigne l’évolution future, comme les confessions
chrétiennes enseignent les fins dernières; et la politique se doit
assouplir à son dogme, dont le premier article est la négation de l’idée
religieuse. La maçonnerie sait, aussi, que la continuité des maximes
devient une force inusable, lorsqu’elle a pour auxiliaire, au fond des
âmes, la continuité des passions; et qu’importe que les intelligences
s’ennuient du mot d’ordre maçonnique, si les passions, incessamment, lui
renouvellent leur adhésion?

  [101] _Le cléricalisme maçonnique_: Paris, Perrin, aussi intéressant
    que «documenté».




IV


Vénérables et surveillants, experts et tuileurs, maîtres et compagnons,
Frères de tout grade s’échelonnant sur les trente-trois degrés
symboliques, ils sont en tout, dans l’armée du Grand Orient, 17.000
environ[102]. Joignez-y, peut-être, 7.000 maçons des autres rites. Cette
armée comptait, en 1898, 364 cantonnements, dont 286 étaient directement
rattachés au Grand Orient, et dont 78 relevaient immédiatement de la
maçonnerie «écossaise[103]»; on les désigne sous le nom de loges ou
d’ateliers; ce sont les points d’occupation du territoire, les points
d’attache de l’action. Inclinons-nous vers la petite ville, devancière
du progrès national, boulevard de la civilisation moderne, où travaille
une loge. Voici quelques sectaires: leur place y est marquée, depuis
qu’en 1891, pour faire voter le vœu Pochon par le convent, un orateur
s’écria: «Nous, francs-maçons, sommes-nous des libertaires? Non, nous
sommes des sectaires, mais des sectaires qui veulent avant tout le salut
de la République[104].» Voici des électeurs qui aiment à se qualifier
d’avancés, à passer pour «rouges», comme l’on dit: le parchemin
maçonnique garantit le bon teint de leurs opinions; naturellement ils le
briguent et ils l’obtiennent.

  [102] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 107.

  [103] _B. G. O._, mars-juillet 1894, p. 11.

  [104] _B. G. O._, août-sept. 1891, p. 433. C’est en 1890 que les loges
    de Moulins et Millau lancent l’idée du vœu Pochon. (_B. G. O._, déc.
    1890, p. 727 et 728.)

Et voici enfin d’honnêtes gens, bien paisibles, qui veulent être ou
paraître quelque chose: l’isolement et l’émiettement leur pèsent; au
café, maison de verre, nul abandon n’est possible; ils rêvent d’un
cercle restreint d’amis, auquel présiderait un bureau... dont ils
seraient membres. Vienne le besoin d’une faveur, un embarras avec le
fisc, un de ces incidents où l’on souhaite qu’un gratte-papier donne un
coup de pouce ou qu’un gros fonctionnaire ferme les yeux: ils retombent
lourdement sur eux-mêmes; ils ne sont rien que des citoyens,
c’est-à-dire à peu près rien; et leur rêve devient une obsession. Il y a
là, tout proche, une loge dont les membres se serrent les coudes et
pressent le coude des puissants: souvent c’est du député qu’ils usent ou
bien du conseiller général; à Angers, à Poitiers, c’est d’un conseiller
à la Cour d’appel; dans la Seine-Inférieure, c’est d’un procureur de la
République[105]; dans le Tarn, dans le Gard, c’est d’un chef de division
à la préfecture; dans un département proche de Paris, c’est du
commissaire central: tous personnages de marque, délégués au Grand
Convent, et tous obligés de porter aide à des Frères qui font appel.
Voilà le moyen de n’être plus seul en présence de la bureaucratie. Le
curé tonne, en chaire, contre la loge, mais il ne sait pas ce qu’il dit,
puisque Pierre Larousse, un savant, et Charles Floquet, un ministre, ont
affirmé l’un et l’autre que Pie IX était maçon. D’ailleurs tous les
Frères s’accordent à dire que le curé est intolérant et qu’il faut
lutter pour la tolérance et la République. On n’était rien, pas même un
privilégié, et soudain on peut devenir non seulement un privilégié, mais
un lutteur, et non seulement un lutteur, mais un vainqueur. Le voisin,
l’autre jour, après boire, racontait qu’il était passé «maître», et
qu’on lui avait dit, au terme de la cérémonie: «Salut à vous, mon
vénérable maître! Faites refleurir en votre personne les vertus d’Hiram,
répandez l’honneur sur les enfants de la Veuve par vos actes, et
grandissez l’humanité par votre amour et vos lumières[106]!» Hiram, la
Veuve, qu’est-ce à dire? Le voisin le sait et il se rengorge, comme si
c’était difficile de se faire initier. Et pourquoi non, décidément? On
n’avait ni crédit ni prestige, et voilà qu’en se faisant initier on se
tirerait d’affaire, on se grandirait et on grandirait l’humanité. Mais
un monsieur de Paris vient d’arriver à l’_Hôtel central_: c’est une
notabilité du Grand Orient, qui vient visiter la loge. Le voisin va
causer avec cet étranger; bien mieux, il chuchote. On dit qu’en France
il n’y a pas plus de trente-trois personnages comme celui-là, et parmi
eux quatre députés, deux anciens députés, six conseillers généraux ou
municipaux, un préfet, un chef de division de préfecture, deux maires de
chefs-lieux, un conseiller à la Cour d’appel, un inspecteur d’Académie;
et l’une de ces grandeurs condescend à venir voir la petite loge. Rien
d’étonnant qu’on obtienne des faveurs! Agacé de ne rien pouvoir et
jaloux d’influence, agacé de ne fréquenter que ses pairs et jaloux de
hautes relations, agacé de ne rien savoir et jaloux de connaître la
«Veuve», sa prochaine mère, agacé d’être un homme comme un autre et
jaloux de grandir les fils d’Adam, le profane postule, et la loge compte
un maçon de plus. On ne lui demande, lors même qu’il aspirerait à
détrôner le Vénérable, aucun engagement au sujet de l’éducation
confessionnelle de ses enfants ou du caractère civil de ses obsèques:
les convents de 1894, 1895, 1896, refusèrent de stipuler en l’espèce
aucune exigence[107]; seuls les membres du Conseil de l’ordre et les
employés que le Grand Orient fait vivre doivent, en vertu d’un règlement
oral, signer à cet égard certaines promesses[108]. Le commun des
profanes souscrit, depuis 1895, une obligation imprimée par laquelle ils
s’engagent à «tenir toute leur vie une conduite conforme aux doctrines
maçonniques[109]»; et c’est tout. Ils ne connaissent qu’ultérieurement
le mot révélateur de M. Courdaveaux, ancien professeur à la Faculté de
Lille: «La distinction entre le catholicisme et le cléricalisme est
officielle, subtile, pour les besoins de la tribune; mais, ici, en loge,
le catholicisme et le cléricalisme ne font qu’un[110].»

  [105] Sur la participation des magistrats à la solidarité maçonnique,
    voir dans la _Réforme sociale_, 16 janv. 1899, les judicieuses et
    fines remarques de M. H. Joly.

  [106] Minot, _Rituels_, p. 64.

  [107] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 183-187 et 263-270; août-sept.
    1895, p. 289 et suiv.;--_C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 20-33 et
    169-173.

  [108] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 310-311.

  [109] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 219.--En revanche, le Congrès
    des Loges de l’Ouest, tenu à Angoulême en 1897, prétend réclamer de
    tous les maçons l’engagement d’élever leurs enfants en dehors de
    tout culte. (_Compte rendu_, p. 22.)

  [110] _Chaîne d’union_, 1880, p. 199.

Esprit de secte, impérieux besoin d’affecter des idées «avancées»,
innocent désir d’acquérir des amitiés, des protections et du lustre:
c’est pour l’une de ces raisons, et parfois pour deux d’entre elles, et
parfois pour les trois, qu’on allait heurter à la porte des loges,
jusqu’à ces dernières années. Le rapport de M. Massé au convent de 1898
donne lieu de croire que, dans peu de temps, une nouvelle clientèle
affluera. La magistrature, la jeunesse des écoles, à plus forte raison
l’armée, inspirent peu de confiance au député de la Nièvre; c’est sur la
«masse du prolétariat» qu’il compte pour défendre la République, de
concert avec la maçonnerie[111], et pourquoi cette action parallèle ne
deviendrait-elle pas une fusion? L’idée n’est pas neuve; mais la
maçonnerie n’y accède qu’avec lenteur. Il n’est pas de loge, si modeste
soit-elle, qui ne réclame 100 francs, payables immédiatement, de celui
qui veut devenir maître en maçonnerie; et les tarifs, en général, sont
beaucoup plus élevés. En fait, donc, la classe ouvrière est à peu près
proscrite. C’est pourquoi M. Amiable, dès 1893, demandait que, pour les
ouvriers, les taxes fussent réduites de moitié, comme c’est le cas pour
les fils de maçons et pour les instituteurs[112]. Le convent se montra
froid; et la maçonnerie, deux ans durant, eut auprès des socialistes
parisiens l’ingrate réputation d’un club bourgeois. Elle répara ce
désagrément en élisant, en 1895, M. Lucipia, et en ouvrant ses loges
parisiennes, toutes grandes, aux conférences socialistes de MM.
Fournière, Sembat, Viviani, Groussier, Chauvière, tous maçons. Secondée
par ces nouveaux auxiliaires, la maçonnerie, présentement, guette la
classe ouvrière. «Il ne faut pas compter outre mesure sur la jeunesse
bourgeoise[113]», déclare M. Duvand; et, du poids de son expérience, il
encourage M. Massé, qui espère que les patronages laïques et les groupes
_Union et Compagnonnage_, prenant les jeunes gens le dimanche et les
jours de fête, pourront «développer en eux l’esprit maçonnique et
assurer le recrutement des initiés dans un monde autre que celui où ils
se sont recrutés jusqu’à ce jour[114]». Déjà M. Maréchaux, en 1897,
marquait la nécessité d’attirer à la maçonnerie les «compagnonnages» et
les «groupes de libre pensée[115]». Esprit hardi, parole franche, M.
Foveau de Courmelle, au dernier convent, toucha de nouveau le nœud de la
difficulté: «Il s’agit, dit-il, d’appeler les prolétaires. Le quatrième
État doit pénétrer au milieu de nous. Vous devez diminuer le prix
d’entrée pour les ouvriers[116].» Cette invite fut laissée sans réponse;
mais la question reviendra, plus pressante: idées et clientèles se
créent réciproquement, et l’évolution socialiste de la maçonnerie doit
exercer quelque influence sur son recrutement.

  [111] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 281-282.

  [112] _B. G. O._, août-sept. 1893, p. 329-332. M. Amiable voyait dans
    cette proposition «une mesure de salut public pour la maçonnerie».

  [113] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 291.

  [114] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 278.

  [115] _C. R. G. O._, 20-24 sept. 1897, p. 171.

  [116] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 285.

«Tous nous sommes amoureux de galons, déclarait encore M. Foveau de
Courmelle; nous voulons tous être quelque chose, et alors nous
multiplions les loges, et nous arrivons à avoir, à nos tenues, un nombre
infime de membres[117].» M. Blatin se fâcha, déclara que ce n’était pas
la question, mais le renseignement subsiste; et sans doute il suffit,
pour le corroborer, de constater qu’en cas de _referendum_ sur la
modification d’un article de la constitution, les abstentions ou les
réponses ambiguës des loges sont parfois assez nombreuses, et de
recueillir, aussi, une observation de M. Poulle, commandeur du Grand
Collège des Rites, constatant, en 1894, que, dans les loges qu’il
visitait, les collections du _Bulletin du Grand Orient_ n’étaient pas
coupées[118]. Il serait donc imprudent, sinon naïf, d’admettre, entre
les loges et le Grand Orient, je ne sais quelle coopération assidue; et
le Grand Orient ne s’en plaint peut-être pas; l’émiettement des loges,
la demi-ignorance où certaines s’attardent, ne sont-elles pas des
conditions excellentes pour assurer l’hégémonie d’un pouvoir central?
Toute loge, si médiocre soit-elle, garde avec le Grand Orient deux liens
indissolubles: d’une part, elle doit annuellement payer un impôt, qui
s’élève, en 1899, à 4 fr. 50 par tête de maçon[119]; d’autre part elle
doit, chaque année, sauf excuse légitime, envoyer au Grand Convent de
septembre, assemblée générale de la fédération maçonnique, un délégué.
Joignez-y que le Vénérable peut, à son gré, adresser au Conseil de
l’Ordre des communications appelées «planches», dont la plupart sont
mentionnées, en termes clairs ou volontairement équivoques, dans les
comptes rendus du Grand Orient. Les délégués des loges jouent ainsi le
rôle de pouvoir législatif; le Conseil de l’Ordre, renouvelable par
tiers et dont les membres sont élus pour trois ans par ces mêmes
délégués, est le pouvoir exécutif. Il semblerait donc, de prime abord,
que toute autorité appartient aux loges, puisque, directement ou
indirectement, ces deux pouvoirs sont leur émanation.

  [117] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 156.

  [118] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 175.

  [119] _Rapport du Conseil de l’ordre sur l’exercice 1897 et projet de
    budget pour 1899_, p. 19.--Jusqu’en 1879, grandes et petites loges
    payaient le même chiffre d’impôts; c’est depuis 1879 qu’on tient
    compte du nombre des membres. (Voir _B. G. O._, octobre 1879, p. 258
    et suiv.)

Mais que vaut, en fait, ce parlementarisme maçonnique? M. le colonel
Sever le prend à peine au sérieux; il demandait, en 1896 et 1897, que le
Conseil de l’Ordre eût auprès de lui, toute l’année, des délégués
permanents des loges; et plusieurs orateurs insinuèrent avec lui que ce
conseil souverain avait ses coudées trop franches. Les délégués, à
chaque mois de septembre, votent un budget de 101.000 à 103.000 francs;
là-dessus, plus de 74.000 francs sont fournis par les loges, qui donnent
au Grand Orient, à peu près, le sixième de leurs recettes[120]. Or 7.300
francs seulement, sur les recettes du Grand Orient, sont affectés aux
dépenses philanthropiques; l’orphelinat maçonnique ne vit qu’en
réclamant de l’État, du Conseil général de la Seine et de la Ville de
Paris 34.000 francs de subvention[121]. D’autre part, si l’on laisse de
côté les 14.000 francs consacrés au loyer du Grand Orient, nous
rencontrons des dépenses de personnel, de bureaucratie, d’imprimés,
d’affranchissements, d’indemnités de voyage, bref d’organisation et de
propagande maçonnique, qui s’élèvent à environ 67.000 francs. Or ces
dépenses, de près ou de loin, touchent à la politique; et, tandis que
les pouvoirs publics viennent en aide à la charité maçonnique, les
ressources personnelles de la maçonnerie lui servent surtout à s’ériger
elle-même en pouvoir public.

  [120] Voir _B. G. O._, novembre-décembre 1885, p. 561.

  [121] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 274-278.

Vous êtes membre d’une loge et vous avez, pour votre part, contribué à
procurer ces ressources au Grand Orient: il ne vous rend, de l’emploi
qu’il en fait, que des comptes fort incomplets; et volontiers
dirions-nous qu’il y a un secret maçonnique que la maçonnerie suprême
observe, tout d’abord, à l’endroit de la masse corvéable des maçons. En
1895, le rapport de la commission de propagande, présenté par M. Émile
Lemaître, conseiller général du Pas-de-Calais, n’est point publié: la
foule des contribuables en est sevrée[122]. En 1896, le compte rendu du
convent constate simplement que l’Assemblée s’est constituée en comité
secret pour entendre le rapport sur la propagande[123]. En 1898, le
rapport de M. Massé est émaillé de points, qui indiquent des
suppressions. Les délégués écoutent et sont chargés de rapporter à leurs
loges des relations orales; on juge que c’est suffisant. C’est d’après
les indications de la commission de propagande que le Conseil de l’ordre
concerte l’emploi des fonds et les termes des circulaires d’action; et
les documents eux-mêmes qu’élabore cette commission sont, une fois sur
deux, inconnus de l’armée maçonnique. Ce n’est pas tout: la commission
de propagande elle-même s’est plainte, en 1898, de la mauvaise grâce que
mettait le Conseil de l’Ordre à la renseigner sur l’emploi du fonds de
réserve, et nous lisons dans le compte rendu: «_Le Frère Massé_: Fonds
de réserve qui se monte...--_Plusieurs Frères_: Pas de chiffre.--_Le
Frère Massé_: Je ne citerai pas de chiffres[124]...» On trouve toujours,
dans la maçonnerie, plus silencieux que soi.

  [122] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 279.

  [123] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 305.

  [124] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 323.

Les colonies, à leur tour, sont une sorte de terre vierge où la
maçonnerie travaille fiévreusement; et voici que M. Lucipia,--un homme
sûr, pourtant,--interpelle le Conseil de l’Ordre, au convent de 1897,
sur les moyens d’action «par lesquels il combat l’influence cléricale
dans les colonies»; au nom de la commission de propagande, M. Duvand
s’insurge: rien ne peut être divulgué[125]. Maçons et profanes, et M.
Lucipia lui-même, doivent se borner à constater qu’au début de 1898 le
Conseil de l’Ordre félicitait M. Doumer pour sa «bienveillance» et son
«affabilité[126]», et qu’au convent de la même année ne figuraient pas
moins de quatre fonctionnaires du ministère des Colonies.

  [125] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 198.

  [126] _C. R. G. O._, janv.-fév. 1898, p. 17.

Il y a enfin, dans le budget du Grand Orient, un chapitre des «relations
extérieures»: car la maçonnerie, suivant le mot de M. Dequaire, a une
«politique extérieure» aussi bien qu’une «politique intérieure[127]»; et
celle-là dans son ensemble, comme celle-ci dans certains de ses détails,
demeure inconnue de la masse des maçons. En 1894, le rapport de M.
Dequaire sur les relations extérieures «ne peut être imprimé, à cause
des aperçus délicats qu’il renferme sur les relations du Grand Orient de
France avec diverses fédérations de l’univers[128]». En 1896, on
transmet mystérieusement à la commission des relations extérieures une
planche relative aux affaires espagnoles et cubaines[129]. Dans les
convents plus récents, on fait le silence. Une organisation
internationale, sise rue Cadet, concerte avec la maçonnerie universelle
une «politique extérieure» (je reprends le mot de M. Dequaire); et les
maçons épars sur tout le territoire sont tenus à l’écart. Est-ce Paris,
Londres ou Rome, qui donne le mot d’ordre? Cette «politique
occidentale», que certains historiens de l’heure présente conseillent à
la France, serait-elle la politique du Grand Orient? La ville aux sept
collines, par une sorte de prédestination fatale au titre de reine du
monde, inspirerait-elle la contre-église, dont M. Bourgeois fut parfois
le missionnaire transalpin, comme elle inspire l’Église? On est réduit à
des hypothèses. Qu’il suffise aux Français initiés de savoir qu’ils
travaillent pour une œuvre internationale qui leur échappe; ils n’ont
rien de plus à demander; ils sont des moyens en vue d’une invisible fin;
ils paient, ils obéissent, c’est tout ce qu’il faut.

  [127] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 409.

  [128] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 117.

  [129] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 85.




V


Jusqu’où va l’obéissance, c’est ce que les documents ne nous révèlent
que d’une façon fort incomplète. On a parlé discrètement, au convent de
1897, d’une circulaire par laquelle les Vénérables sont invités à
fournir au Conseil de l’Ordre certains renseignements confidentiels.
Lorsqu’on lit qu’en 1893 M. Dutreix, député radical de l’Aube, engagea
la loge de Vitry-le-François à «faire la plus active propagande en vue
des élections[130]», l’imagination évoque tout de suite un club. Lorsque
l’on constate qu’en 1896 M. Monteil apportait au Conseil une promesse de
la loge de Laon, et que cette loge s’engageait à «centraliser tous les
renseignements politiques ou autres qu’elle pourrait se procurer dans la
contrée[131]», on se demande si les loges sont des organisations de
police secrète. Lorsqu’on voit qu’en 1890 une loge de Marseille dénonce
l’embauchage de l’armée par une société cléricale[132], et qu’en 1897 la
loge de Tarbes dénonce au Conseil une messe commandée par un général
pour l’anniversaire de Solférino, et lorsqu’on lit dans la «planche» de
cette dernière loge: «Encore quelque temps, et l’armée sera
définitivement l’armée du pape, de la superstition, du despotisme[133]»,
on note avec intérêt l’origine des cris d’alarme dont le militarisme et
le cléricalisme sont devenus l’objet, et l’on cherche, mais en vain, ce
qu’a pu faire le Grand Orient pour rassurer ces loges ombrageuses. Mais
nous découvrons, par ailleurs, qu’en 1893, M. Dequaire s’en fut voir le
ministre pour l’entretenir de certaines fraudes employées par le
clergé[134]; un «Frère» de Versailles les avait, paraît-il, révélées; et
M. Dequaire répercuta la dénonciation. La pénombre maçonnique achève
enfin de s’éclairer, grâce à un discours du même M. Dequaire, prononcé
au convent de 1894: «Vous avez, disait-il, autorisé le F∴ Lucipia,
toujours si méthodiquement dévoué, à constituer au Grand Orient cette
chose qu’il vous disait à demi-mot, qui sera un puissant moyen d’action
pour la centralisation habile de tous les renseignements. Grâce au
personnel que vous n’avez pas marchandé à notre Frère, il est
incontestable qu’avant peu de temps nous saurons quels sont les hommes
qu’on promène d’un département à un autre pour y représenter la
République. Si les groupes républicains se connaissent mal de
circonscription à circonscription, c’est à la maçonnerie à leur servir
de trait d’union, et, disons le mot un peu terre à terre, d’agence très
fidèle de renseignements[135].» Ainsi les loges, en 1894, devinrent des
agences de renseignements, avec M. Lucipia comme correspondant. Il y a,
dans chacune d’elles, un ou deux personnages qui s’occupent de la police
politique; les autres s’abandonnent aux pompes du symbolisme ou aux
grandioses abstractions de la philosophie maçonnique; et peut-être
seront-ils bientôt étonnés du mouvement de haine auquel la politique
maçonnique commencera d’être en butte.

  [130] _B. G. O._, juin 1893, p. 154.

  [131] _C. R. G. O._, déc. 1896-janv. 1897, p. 18.

  [132] _B. G. O._, nov. 1890, p. 694.

  [133] _C. R. G. O._, juillet-août 1897, p. 12.

  [134] _B. G. O._, mars-avril 1893, p. 59.

  [135] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 409.--Cf. _B. G. O._, août-sept.
    1895, p. 173: M. Merchier supplie les loges de constituer partout
    des dossiers sur les infractions aux lois scolaires.

Députés et fonctionnaires, suivant la conduite qu’ils tiennent, sont les
bénéficiaires ou les victimes de cette politique: et, chez beaucoup, la
lassitude est proche. «La maçonnerie est un sucre qui doit fondre»,
disait un orateur à l’un des récents convents[136]. Et longtemps en
effet, dans le marais parlementaire, ce sucre a fondu; d’un bout à
l’autre de la gauche, il imprégnait les éloquences «républicaines». Mais
il s’est, aujourd’hui, condensé et comme coagulé; il y a à la Chambre un
groupe maçonnique, qui se confond presque avec l’extrême gauche et qui,
d’autre part, conserve sur les bancs du centre une sorte d’arrière-garde
intimidée. Vous pouvez discerner les membres de cette arrière-garde en
épiant leurs votes ou leurs abstentions lorsqu’une question religieuse
occupe l’assemblée; leur orthodoxie maçonnique, alors, devient d’une
rigidité farouche; et pareils en cela à beaucoup de sénateurs
francs-maçons, ils se font pardonner, par la constance de leur
«anticléricalisme», la lenteur de leurs étapes vers le socialisme. En
revanche, un certain nombre de républicains modérés, dont la maçonnerie
avait abrité les débuts politiques, ont été évincés des loges, ou s’en
sont évincés eux-mêmes; il semble même que, systématiquement, le Grand
Orient travaille à leur aliéner les loges avec lesquelles ils
garderaient des liens. Quand, au convent de 1895, M. Cocula criait que
M. Dupuy devrait être rayé de la maçonnerie[137], et, quand, en 1896, M.
Dequaire expliquait, avec une allégresse complaisante, que la majorité
de la loge _le Réveil anicien_ était hostile à M. Dupuy[138], ils
prenaient l’un et l’autre une peine inutile; pour que le perspicace
homme d’État leur faussât compagnie, il lui suffisait de connaître
l’article du Code pénal sur les associations, et M. Dupuy le connaît. On
s’est lassé, peu à peu, parmi les membres du Parlement, d’être traités,
rue Cadet, comme les commissionnaires d’un syndicat d’intérêts: «Nous
avons organisé au Parlement, expliquait M. Blatin au convent de 1888, un
véritable syndicat de maçons, et il m’est arrivé, non pas dix fois, mais
cent fois, grâce aux signatures des maçons du Parlement, de faire rendre
raison à des centaines de maçons[139]». Il est des stratagèmes qu’on
n’ébruite point: le rural fraîchement initié qui lit M. Blatin sait que,
là-haut, les maçons travaillent pour lui; mais le député, qui s’ennuie
de sentir qu’il n’est qu’un corvéable, est tout proche, ce jour-là,
d’envier et d’imiter la courageuse indépendance de M. Jules Legrand, le
récent sous-secrétaire d’État, qui, du jour où les électeurs de Bayonne
l’eurent fait représentant de la nation, fit savoir à la maçonnerie, par
une lettre de congé rendue publique, qu’ils étaient désormais ses seuls
maîtres.

  [136] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 98.

  [137] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 344-345.

  [138] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 73.--D’après la _Revue
    maçonnique_, octobre 1896, p. 230, le refus d’une faveur
    administrative, opposé par M. Dupuy à un membre influent de cette
    loge, aurait déterminé ce courant d’hostilité.

  [139] _B. G. O._, août-sept. 1888, p. 529.

Aussi la maçonnerie, se sentant parfois importune, n’a pas dédaigné de
se commettre de plus en plus ouvertement avec une fraction de la gauche,
afin de demeurer une force parlementaire; et cette fraction-là, du
moins, est absolument maîtrisée. La création du _Groupe fraternel
d’études_ en juin 1885, sous la présidence de M. Barbe, député radical
de Seine-et-Oise, inaugura cette politique. On la poursuivit en
expulsant des loges tous les fauteurs du boulangisme[140]. Puis on
projeta, en 1894, au Congrès des Loges du Midi, de former un atelier au
Palais-Bourbon, où seuls les députés seraient admis[141]: la proposition
fut ajournée. Mais, en juin 1895, tous les députés maçons furent
convoqués rue Cadet, chambrés deux heures durant, et M. Blatin constata
chez eux «une grande fidélité pour la doctrine maçonnique, un très grand
désir de servir les intérêts maçonniques»; aucune indiscrétion ne fut
commise sur cette réunion, grâce aux «formes strictement rituéliques des
travaux[142]». Et nos députés maçons reprirent le chemin du
Palais-Bourbon, ayant superposé au mandat public qu’ils avaient
sollicité du suffrage universel le mandat occulte qu’ils avaient accepté
de leur «Frère» M. Blatin,--éconduit, lui, en 1893, par le suffrage
universel.--Leur obéissance semblait si parfaitement apprivoisée que,
lorsque, au convent, trois mois après, MM. Pochon et Cocula demandèrent
que les députés indociles fussent exclus des loges, la précaution fut
jugée superflue. En revanche, en 1897, on se préoccupa d’avoir prise sur
les candidats; et le programme anticlérical et radical des loges
parisiennes leur fut imposé comme un minimum[143]. Aussi n’est-ce point
un paradoxe de soutenir, comme le faisait il y a sept ans déjà, dans un
livre toujours digne d’être consulté, M. Copin-Albancelli[144], que la
maçonnerie est plus adéquatement représentée, dans notre Parlement, que
ne le sont les collèges électoraux. Les électeurs donnent, pour quatre
ans, un blanc-seing à leur député; la maçonnerie, elle, de temps à
autre, envoie des «indications» aux Frères du Palais-Bourbon[145]. Vote
rapide de la loi sur le monopole des inhumations, vote d’une loi
interdisant le droit de suffrage aux membres des congrégations
religieuses, application stricte du droit d’accroissement,
rétablissement du scrutin de liste, vote du vœu Pochon contre la liberté
de l’enseignement, vote formel contre l’institution d’une fête nationale
de Jeanne d’Arc: tels sont les derniers ordres. Conseillers généraux et
municipaux feront bien de s’en inspirer, dans la mesure de leurs
attributions. Conformez-y docilement vos votes, vous serez le député
idéal; reprenez ces idées, à titre de vœux, dans les assemblées
départementales, vous serez le conseiller général idéal; et lorsqu’on
est maire, on obtient pour sa «vaillante conduite républicaine» les
«fraternelles félicitations du Conseil de l’Ordre», si l’on parvient,
comme le fit, en mai 1897, un humble maire de Seine-et-Marne, à rendre
la vie impossible au desservant et à «débarrasser sa commune de toutes
robes noires[146]». «Vous avez barre sur les hommes qui composent les
conseils municipaux, disait au convent de 1893 M. Thulié, conseiller
municipal de Paris, vous pouvez les obliger à laïciser les hôpitaux
comme on fait à Paris[147].»

  [140] _B. G. O._, nov. 1890, p. 706-709, et déc. 1890, p. 730-731.

  [141] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 111.

  [142] _B. G. O._, juin 1895, p. 88 et août-sept. 1895, p. 201.

  [143] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 225 et suiv.

  [144] _La franc-maçonnerie et la question religieuse_. Paris, Perrin.

  [145] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 344.

  [146] _C. R. G. O._, mars-mai 1897, p. 13-14.

  [147] _B. G. O._, août-sept. 1893, p. 587.

Et, par une amusante ironie, quelques exigences que professent en
général les mandataires élus en ce qui concerne l’obéissance passive des
fonctionnaires, ce sont, en l’espèce, des fonctionnaires qui, bien
souvent, signifient ces ordres aux «représentants du peuple»: c’est un
receveur des finances qui commande à la Chambre, en 1898, de voter le
projet Pochon[148]; c’est un inspecteur primaire qui commande à la
Chambre, en 1896, de supprimer des programmes les devoirs envers
Dieu[149]. Plus ces fonctionnaires oseront, plus ils seront sacrés
intangibles par le Grand Orient: il y a un comité spécial chargé de les
protéger[150]; courent-ils quelque péril, le Grand Orient menace le
député, le député menace le ministère, et jamais ministre, encore, ne
s’est permis de rendre au Grand Orient menace pour menace. Oserait-on
même, dans les ministères, faire faire antichambre aux membres du
Conseil de l’Ordre? C’est une question que posait assez impérieusement,
au convent de 1893, l’un des orateurs, et il menaçait les ministres qui,
par une telle désinvolture, se rendraient indignes du «cordon
maçonnique[151]». Lorsque se préparent les promotions, les mouvements
administratifs, on sent çà et là des points de résistance, des obstacles
indéfinis, des nécessités inavouées, des impossibilités inexplicables:
c’est rue Cadet que la clef de l’énigme est cachée. Et l’État laïque
supporte que, dans cette assemblée mi-politique mi-religieuse du Grand
Convent, on puisse saluer au passage, en 1898, 21 directeurs d’écoles ou
instituteurs, 14 professeurs, 9 employés des finances ou des postes, 6
employés des ponts et chaussées;--et nous pourrions continuer
l’énumération.

  [148] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 300.

  [149] _C. R. G. O._, 22-27 sept. 1896, p. 197.

  [150] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 202.

  [151] _B. G. O._, août-sept. 1893, p. 342.

On se rappelle l’invitation mal déguisée que M. Léon Bourgeois, parlant
à Neuilly en 1895, adressait aux fonctionnaires[152]: la maçonnerie
acclame, en eux, de précieuses recrues: ils ne sont pas, eux, comme les
députés, qui, une fois ministres, deviennent souvent, au témoignage de
M. Mamelle, «aussi égoïstes que puissants[153]»; ils ont toujours à la
solliciter ou à la redouter. Dans l’armée même, elle a tenté de
s’étendre: on écouta deux «Frères», au convent de 1897, discuter
longuement sur la réduction du service militaire[154], après avoir, sans
doute, échangé l’uniforme de la France contre la toilette maçonnique; et
le convent de 1898 comptait parmi ses membres deux officiers de l’armée
active, qui, pour éviter tout ennui, «laissèrent estropier leurs noms
dans la liste des délégués[155]». Mais les «graines d’épinards, écrivait
récemment la _Revue maçonnique_, n’aiment généralement pas les
démocraties[156]»; les fonctions civiles sont beaucoup plus accessibles
à l’embauchage maçonnique que la hiérarchie militaire: la maçonnerie y
trouve un motif nouveau pour être la gardienne vigilante de la
«suprématie du pouvoir civil». Entendez, sous ce mot: pouvoir civil,
l’autorité politique, et elle seule; car la maçonnerie semble aimer
assez peu les corps constitués autonomes, où la valeur professionnelle
classe l’individu: c’est ainsi que la question de la nomination des
instituteurs par les inspecteurs d’Académie s’étant posée au convent de
1897, M. Rabier la fit évincer en disant à mots couverts (et plusieurs
points interrompent le compte rendu): «Il y a des questions à côté; il
se présente des situations que vous ne pourriez trancher, et je vous
demande de laisser de côté cette question importante qui, je le répète,
a déjà fait l’objet des préoccupations du parti républicain qui l’a
rejetée[157].» M. Hubbard, en 1896, souhaitait que «l’armée des
instituteurs, fidèle à la République», fût protégée contre les
«défaillances du gouvernement républicain[158]»; mais, loin de proposer
à cette armée des protections universitaires, le Grand Orient aime mieux
faire peser sur elle des protections politiques, dont en général il
espère disposer à son gré. A l’heure où, partout dans l’État, le ressort
de l’obéissance fléchit, la maçonnerie, avec un esprit de gouvernement
qui l’a fait comparer au «club des Jacobins[159]», a l’insigne talent de
fortifier ce ressort, de le durcir, et puis de le tendre, avec une
indéviable rigidité.

  [152] _B. G. O._, juin 1895, p. 93-97.

  [153] _Revue maçonnique_, mars 1899, p. 58.

  [154] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 271-282.

  [155] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 183.

  [156] _Revue maçonnique_, juin 1896, p. 140.--Cf. d’autres
    appréciations maçonniques hostiles à l’armée, dans la même revue,
    décembre 1895, p. 265-270, et nºs de novembre et décembre 1897.

  [157] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 259.

  [158] _C. R. G. O._, 21-26 sept. 1896, p. 121.

  [159] L’expression est de M. Paul Nourrisson, dont les travaux sur
    cette question comptent parmi les plus sûrement informés. (Voir
    spécialement le _Correspondant_ du 10 mars 1899.)




VI


Il ne semble pas que les œuvres de propagande intellectuelle, concertées
par la maçonnerie, soient à la hauteur de sa tactique politique: elles
sont, tout à la fois, moins élégantes et plus saisissables. Chacun sait
que la _Ligue de l’Enseignement_ est «sortie des flancs de la
maçonnerie, adulte et armée pour la lutte, comme la Minerve antique du
cerveau de Jupiter[160]»; M. Jean Macé, dès l’origine de la _Ligue_, et
M. Adrien Duvand, dans la discussion sur les œuvres post-scolaires au
convent de 1898, ont, de part et d’autre, inauguré et fermé une longue
série de témoignages sur le caractère maçonnique de la _Ligue_[161]; et
la victoire de cette Ligue sur «l’imposture et l’hypocrisie cléricales»
serait plus aisée si cette filiation était demeurée plus secrète. Quant
à la littérature de vulgarisation que le Grand Orient propage, elle se
compose généralement de brochures véhémentes qui furent d’abord lues ou
récitées dans les loges; telle la conférence de M. Delpech sur Jeanne
d’Arc, publiée avec cette épigraphe: «Évêque, je meurs par vous»; ou
bien, si elle affecte une forme moins oratoire, elle étudie de
préférence l’histoire des religions afin de «mettre un terme au
charlatanisme éhonté d’une caste qui n’a que trop abusé de la crédulité
humaine[162]».

  [160] Salva, _l’État et l’Église_, conférence, p. 2. Rouen, 1892.

  [161] Voir ces témoignages et des indications sur les rapports entre
    la _Ligue de l’Enseignement_ et la maçonnerie, dans notre volume:
    _l’École d’aujourd’hui_ (Paris, Perrin.)

  [162] Dobrski, _l’Éducation des masses_, conférence au _Libre Examen_,
    p. 28. Paris, Renaudie, 1897.

Un petit livre de M. Jeanvrot, conseiller à la Cour d’appel d’Angers et
présentement membre du Conseil de l’Ordre, a été recommandé comme un
modèle, dans les derniers convents; et M. Viguier, conseiller municipal
de Paris, fit tout de suite souscrire, par le Conseil général de la
Seine, 700 exemplaires de ce «véritable chef-d’œuvre[163]». Il
s’intitule _Science et Religion_[164]; on y lit, entre autres détails
imprévus, que «l’existence de Jésus est problématique»; que
l’inscription INRI, qui dominait la croix du calvaire, se doit
interpréter: _Igne natura renovatur integra_; que le monothéisme et le
christianisme sont des variantes du culte solaire; que les reliques _de
Sudario Christi_ sont des gouttes de la sueur du Christ; que l’épître de
saint Paul à Timothée est en cinq tomes, qu’«Athénée (Minerve) a fourni
saint Athanase» au Panthéon chrétien, et parmi les revues d’érudition
qui se sont occupées de ce livre, aucune n’a pu partager l’enthousiasme
du convent de 1895, où il fut qualifié de «magnifique travail, admirable
étude scientifique, synthèse de patientes études, véritable machine de
guerre anticléricale», ni s’associer au vœu qu’entendit le convent de
1898, et qui tendait à faire du livre de M. Jeanvrot une édition à cinq
sous[165].

  [163] Rapport au nom de la 5e commission du Conseil général, 1895.

  [164] _Société des éditions scientifiques_, Paris, 1895, 2e
    édit.--Voir la critique piquante qu’en a faite M. Dauvergne,
    _Religion et Science_. Angers, Lachèze, 1897.

  [165] _B. G. O._, août-sept. 1895, p. 169, et _C. R. G. O._, 19-24
    sept. 1898, p. 269. «Admirable petit ouvrage», dit, au nom de
    l’«écossisme», la _Revue maçonnique_, 1897, p. 183.

Tantôt les brochures maçonniques portent l’effigie du Grand Orient:
_Ordo ab Chao, suum cuique jus; 33_; tantôt, vierges de tout indice,
elles se prêtent mieux à la diffusion. La maçonnerie, en général,
préfère le second cas. La fondation d’un journal proprement maçonnique
fut toujours repoussée par les convents. Mais, en 1897, au nom de la
commission de propagande, M. Maréchaux constatait, «à demi-mots», que la
maçonnerie, par son influence d’«à côté», arrive toujours, et sans
dépenses, à donner «la bonne nouvelle» à un nombre considérable de
journaux locaux[166]; et M. Duvand, en 1898, a demandé qu’une
correspondance régulière fût établie entre le Grand Orient et ces
journaux[167]. Il advient parfois que, dans vingt journaux radicaux en
même temps, on lit le même article: c’est parfois le Grand Orient qui
est le pourvoyeur. Telle, par exemple, la correspondance parisienne
insérée dans les journaux profanes, en avril 1895, à la suite de la fête
gastronomique et scientifique offerte à M. Berthelot: on y célébrait la
«concentration philosophique et républicaine opérée au banquet»; on y
flétrissait «Basile, qui avait voulu frapper en bloc les adversaires de
la conspiration cléricale dans la divinité moderne qui leur sert à tous
d’idéal et de guide»; et l’on exaltait «le Socrate moderne, qui,
courtoisement, avait jeté la ciguë à la face des dieux imprudents». Le
Collège des Rites, désireux de perpétuer ce commentaire, le réimprima
dans la brochure, timbrée du Grand Orient, qui s’intitule _Commémoration
du banquet Berthelot_.

  [166] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 172.

  [167] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 289.

Faut-il aussi faire remonter à ce mémorable événement l’idée, plusieurs
fois exposée dans les derniers convents, de la création d’une revue qui
s’inspirerait des idées maçonniques, mais dont aucun signe, aucun titre,
ne révélerait l’origine? MM. Maréchaux et Duvand soumirent ce vœu au
convent de 1897[168], et la commission de propagande, en 1898, put
annoncer qu’un Frère «modeste et dévoué» préparait, tout à la fois,
l’organisation d’un tel périodique et la réimpression des grands
penseurs du XVIIIe siècle[169]. Il y a beaucoup d’anonymat dans
l’activité littéraire de la maçonnerie, comme il y a beaucoup
d’occultisme dans son activité politique: dans le domaine de la pensée,
elle cherche à créer une atmosphère, comme dans le domaine de l’action
elle cherche à créer des faits acquis; ici et là, elle aime mieux la
besogne que le bruit, et les besognes autour desquelles elle fait du
bruit ne sont jamais celles auxquelles elle attache le plus
d’importance.

  [168] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 172 et 180.

  [169] _C. R. G. O._, 19-24 sept. 1898, p. 275.

Secrète elle est, et secrète elle veut rester. Il ne dépend pas du
Conseil de l’Ordre, même, que le secret ne devienne plus rigoureux. En
1893, les journaux profanes avaient saisi certaines _interviews_
maçonniques: une circulaire suprême du 25 février blâma leurs confidents
et signala la discrétion comme la condition nécessaire du succès[170].
Le Conseil, en 1894, proposa la suppression du _Bulletin_ et
l’institution d’une correspondance fermée: le convent maintint le
_Bulletin_[171], mais, à partir d’août 1896, on lui donna le titre de
_Compte rendu_; il demeura tout aussi volumineux, mais cessa d’être
strictement périodique, et l’on inscrivit, sur la couverture, qu’il
n’était point destiné à la publicité[172]. Une autre fois, en 1897, le
Conseil prit l’habitude de refuser les noms et les adresses des maçons
que d’autres maçons lui demandaient; et cette conduite fut, au convent,
l’objet d’une très vive discussion. D’une part, on ne voyait pas
«l’intérêt qu’il peut y avoir à publier les noms des Frères qui ne
pourraient plus servir notre cause si on savait qu’ils appartiennent à
notre institution»; d’autre part, un fonctionnaire des chemins de fer de
l’État racontait avec quelque justesse que, son chef de service allant à
la messe, il serait bon de savoir si le directeur général des chemins de
fer de l’État est un maçon; non moins franchement, un autre disait
qu’«il est souvent nécessaire de savoir si un nouveau préfet ou un
nouvel inspecteur d’Académie sont maçons»; un troisième, qu’en vue des
élections prochaines ces renseignements auraient leur prix[173]. Bref,
on discuta longuement, nulle mesure générale ne semble avoir été prise;
mais d’ores et déjà, dans les comptes rendus des Congrès des Loges de
l’Est, les noms des orateurs sont absents, et depuis quelques années,
enfin, comme vient de le montrer M. Émile de Saint-Auban dans un livre
où les traits pénétrants abondent[174], la maçonnerie s’efforce de créer
une jurisprudence d’après laquelle il serait interdit de divulguer dans
la presse la qualité maçonnique de l’un de ses membres si l’on a, dans
quelque paragraphe ou article connexe, maltraité la maçonnerie
elle-même.

  [170] _B. G. O._, févr. 1893, p. 689-690.

  [171] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 170-183 et 218-223. En 1893, on
    avait discuté s’il suffirait ou non, pour soustraire le _Bulletin_
    au dépôt légal, d’enlever le point de couture et la brochure.
    (_B. G. O._, août-sept. 1893, p. 549-550.)

  [172] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 113.

  [173] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 184-193, _passim_.

  [174] _Le Silence et le Secret_, Paris, Pedone, 1899.

Il paraît résulter des débats des derniers convents que deux courants
existent dans l’ordre maçonnique: les uns ont la passion du secret, et
c’est le cas habituel pour les membres du Conseil de l’Ordre; les autres
commencent à sentir le goût d’une certaine parade en public ou le besoin
d’une constitution moins oligarchique; et les convents, le plus souvent,
donnent raison aux premiers contre les seconds. En 1894, MM. Poulle,
Lucipia, Pochon, de Heredia, Delpech, Dequaire, proposent de faire
reconnaître le Grand Orient comme société d’utilité publique: «Nous
avons des maçons au Sénat, à la Chambre, au Conseil d’État, déclare M.
Poulle; on peut tenter la chose[175]»: mais la commission des
vœux redoute «l’ingérence du gouvernement dans les affaires
maçonniques[176]», et la proposition est enterrée. En 1897, M. le
colonel Sever réclame une délégation permanente des loges, qui
surveillerait le Conseil de l’Ordre et le groupe maçonnique de la
Chambre: il explique qu’il y a deux conceptions de la maçonnerie: ou
bien elle doit se terrer, ne pas se montrer, agir individuellement par
chacun de ses membres; ou bien elle doit s’afficher toujours et partout,
tenir haut et ferme son drapeau, ne se point dissimuler, faire bloc au
contraire; et le convent, par 223 voix contre 30, évince M. Sever et
marque ainsi ses préférences pour l’occultisme politique[177]. Vous avez
peur, leur crie en substance le colonel: «Supposer qu’on pourrait fermer
nos temples sous la République, c’est là une idée que nous ne pouvons
pas avoir[178].» Mais le convent se rappelle les propos d’un juriste, M.
Poulle, conseiller à la Cour de Poitiers, qui disait, en 1894: «Le chef
de l’État (Napoléon III), par un décret, nomma le maréchal Magnan
grand-maître du Grand Orient. Nous sommes donc autorisés... Il est vrai
que le chef de l’État actuel peut supprimer cette autorisation, et, avec
sa simple signature et celle d’un ministre, fermer toutes les loges...
Nous ne sommes que des tolérés[179].»

  [175] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 216.

  [176] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 211.

  [177] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 118-146, notamment 121-122.

  [178] _C. R. G. O._, 20-25 sept. 1897, p. 153.

  [179] _B. G. O._, août-sept. 1894, p. 212 et 215. D’après le _Bulletin
    maçonnique de la Grande Loge Écossaise_, 1880, p. 17, les douze
    loges qui formèrent cette Grande Loge furent spécialement autorisées
    par un décret de M. Lepère du 12 février 1880; ce décret figure-t-il
    aux documents officiels?

Autorisés ou tolérés, un peu plus que tolérés ou un peu moins
qu’autorisés, les francs-maçons, en France, sont ce qu’ils veulent et
font ce qu’ils veulent, et laissent en toute sécurité se ramifier et
s’épanouir, se projeter en avant et se replier sur eux-mêmes, diverger
et se croiser, les innombrables tentacules qui composent l’organisation
maçonnique. Deux facteurs sont en présence. D’une part, un pays où
personne n’est responsable, où la représentation nationale, comme ici
même M. Charles Benoist l’a si fortement montré, n’est pas et ne cherche
pas à être l’image vraie du peuple, où le mot de démocratie,--un beau
mot pourtant, et bien ample et bien large,--se rétrécit à force d’être
prodigué, et est confisqué par une politique d’exclusivisme, où la
démocratie réelle, qui appellerait le peuple à s’occuper lui-même et par
lui-même de la chose publique, n’est ni pratiquée ni même peut-être
entrevue, où la divulgation de tous les secrets gouvernementaux est
devenue l’un des traits essentiels des mœurs publiques, où toute
politique suivie semble impossible. D’autre part, une association
secrète qui sait tour à tour, et quelquefois en même temps, être occulte
et provocante, qui trouve les moyens et s’arroge le droit de faire
sentir son action au moment même où elle la cache, et de l’imposer au
moment même où elle la nie, qui double la prestigieuse force du mystère
en y ajoutant parfois les gratuites apparences du ridicule, qui semble
provoquer le haussement de nos épaules pour mieux peser sur elles, qui
séduit les uns par la vanité des hochets, les autres par la perspective
d’un avancement, ceux-ci par l’espoir d’un service et ceux-là par la
fascination d’une langue emphatique, qui retient certaines fidélités par
la reconnaissance, beaucoup par l’ambition, toutes par la peur, qui
dompte les députés par les fonctionnaires et les fonctionnaires par les
députés, et qui parvient, enfin, à glisser dans la presse ce qu’elle y
veut glisser sans laisser deviner ce qu’elle y veut taire. Il est
naturel et il est logique que cette association vise à l’hégémonie de ce
pays, et l’on s’explique comment un publiciste radical, M. Fernand
Maurice, pouvait dire sans trop de jactance, au convent de 1890:
«Incontestablement, nous sommes tous d’accord sur ce point que la
maçonnerie ne donne pas aujourd’hui le plein de ses forces, qu’elle n’a
pas aujourd’hui, sur la politique de la France, l’action qui lui devrait
être dévolue, qui lui appartient... Nous n’emportons pas le morceau, et
il faut que cela soit. Eh bien, si la maçonnerie veut s’organiser... je
dis que, dans dix ans d’ici, la maçonnerie aura emporté le morceau et
que personne ne bougera plus en France en dehors de nous[180].» Dix ans
ont passé, depuis lors; et la France, défiante de l’internationalisme
maçonnique, désespérant de savoir jamais vers quelle fin mystérieuse
essaie de l’acheminer la politique intérieure et extérieure de la
maçonnerie française, semble faire effort pour réclamer, avec le droit
d’association, le droit de bouger.

  [180] _B. G. O._, août-sept. 1890, p. 500-501.




TOURS.--IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FRANC-MAÇONNERIE EN FRANCE ***


    

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        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
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forth in Section 3 below.

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org.

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