La nouvelle Carthage

By Georges Eekhoud

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Title: La nouvelle Carthage

Author: Georges Eekhoud

Release Date: April 5, 2005 [EBook #15558]

Language: French


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Georges Eekhoud



LA NOUVELLE CARTHAGE



(1888)





Table des matières

PREMIÈRE PARTIE: RÉGINA
I. LE JARDIN
II. LE «MOULIN DE PIERRE»
III. LA FABRIQUE
IV. LE ROBINSON SUISSE
V. LE FOSSÉ
VI. LE COSTUME NEUF
VII. HÉMIXEM
VIII. DANS LE MONDE
IX. «LA GINA»
X. L'ORANGERIE
DEUXIÈME PARTIE: FREDDY BÉJARD
I. LE PORT
II. LA CASQUETTE
III. RUCHES ET GUÊPIERS
IV. LA CANTATE
V. L'ÉLECTION
VI. TROUBLES
VII. GENDRE ET BEAU-PÈRE
VIII. DAELMANS-DEYNZE
IX. LA BOURSE
TROISIÈME PARTIE: LAURENT PARIDAEL
I. LE PATRIMOINE
II. LES ÉMIGRANTS
III. LE RIET-DIJK
IV. CONTUMACE
V. LES «RUNNERS»
VI. CARNAVAL
VII. LA CARTOUCHERIE
Pièce justificative



PREMIÈRE PARTIE: RÉGINA



I. LE JARDIN

M. Guillaume Dobouziez régla les funérailles de Jacques Paridael
de façon à mériter l'approbation de son monde et l'admiration des
petites gens. «Cela s'appelle bien faire les choses!» ne pouvait
manquer d'opiner la galerie. Il n'aurait pas exigé mieux pour lui-
même: service de deuxième classe (mais, hormis les croque-morts,
qui s'y connaît assez pour discerner la nuance entre la première
qualité et la suivante?); messe en plain-chant; pas d'absoute
(inutile de prolonger ces cérémonies crispantes pour les
intéressés et fastidieuses pour les indifférents); autant de
mètres de tentures noires larmées et frangées de blanc; autant de
livres de cire jaune.

De son vivant, feu Paridael n'aurait jamais espéré pareilles
obsèques, le pauvre diable!

Quarante-cinq ans, droit, mais grisonnant déjà, nerveux et sec,
compassé, sanglé militairement dans sa redingote, le ruban rouge à
la boutonnière, M. Guillaume Dobouziez marchait derrière le petit
Laurent, son pupille, unique enfant du défunt, plongé dans une
douleur aiguë et hystérique.

Laurent n'avait cessé de sangloter depuis la mortuaire. Il fut
plus pitoyable encore à l'église. Les regrets sonnés au clocher et
surtout les tintements saccadés de la clochette du choeur
imprimaient des secousses convulsives à tout son petit être.

Cette affliction ostensible impatienta même le cousin Guillaume,
ancien officier, un dur à cuire, ennemi de l'exagération.

-- Allons, Laurent, tiens-toi, sapristi!... Sois raisonnable!...
Lève-toi!... Assieds-toi!... Marche! ne cessait-il de lui dire à
mi-voix.

Peine perdue. À chaque instant le petit compromettait, par des
hurlements et des gesticulations, l'irréprochable ordonnance du
cérémonial. Et cela quand on faisait tant d'honneur à son papa!

Avant que le convoi funèbre se fût mis en marche, M. Dobouziez, en
homme songeant à tout, avait remis à son pupille une pièce de
vingt francs, une autre de cinq, et une autre de vingt sous. La
première était pour le plateau de l'offrande; le reste pour les
quêteurs. Mais cet enfant, décidément aussi gauche qu'il en avait
l'air, s'embrouilla dans la répartition de ses aumônes et donna,
contrairement à l'usage, la pièce d'or au représentant des
pauvres, les cinq francs au marguillier, et les vingt sous au
curé.

Il faillit sauter dans la fosse, au cimetière, en répandant sur le
cercueil cette pelletée de terre jaune et fétide qui s'éboule avec
un bruit si lugubre!

Enfin, on le mit en voiture, au grand soulagement du tuteur, et la
clarence à deux chevaux regagna rapidement l'usine et l'hôtel des
Dobouziez situés dans un faubourg en dehors des fortifications.

Au dîner de famille, on parla d'affaires, sans s'attarder à
l'événement du matin et en n'accordant qu'une attention maussade à
Laurent placé entre sa grand'tante et M. Dobouziez.' Celui-ci ne
lui adressa la parole que pour l'exhorter au devoir, à la sagesse
et à la raison, trois mots bien abstraits, pour ce garçon venant à
peine de faire sa première communion.

La bonne grand'tante de l'orphelin eût bien voulu compatir plus
tendrement à sa peine, mais elle craignait d'être taxée de
faiblesse par les maîtres de la maison et de le desservir auprès
d'eux. Elle l'engagea même à rencogner ses larmes de peur que ce
désespoir prolongé ne parût désobligeant à ceux qui allaient
désormais lui tenir lieu de père et de mère. Mais à onze ans, on
manque de tact, et les injonctions, à voix basse, de la brave dame
ne faisaient que provoquer des recrudescences de pleurs.

À travers le brouillard voilant ses prunelles, Laurent, craintif
et pantelant comme un oiselet déniché, examinait les convives à la
dérobée.

Mme Dobouziez, la cousine Lydie, trônait en face de son mari.
C'était une nabote nouée, jaune, ratatinée comme un pruneau, aux
cheveux noirs et luisants, coiffée en bandeaux qui lui cachaient
le front et rejoignaient d'épais et sombres sourcils ombrageant de
gros yeux, noirs aussi, glauques, et à fleur de tête. Presque pas
de visage; des traits hommasses, les lèvres minces et décolorées,
le nez camard et du poil sous la narine. Une voix gutturale et
désagréable, rappelant le cri de la pintade. Coeur sec et rassis
plutôt qu'absent; des éclaira de bonté, mais jamais de
délicatesse; esprit terre à terre et borné.

Guillaume Dobouziez, brillant capitaine du génie, l'avait épousée
pour son argent. La dot de cette fille de bonnetiers bruxellois
retirés des affaires, lui servit, lorsqu'il donna sa démission, à
édifier son usine et à poser le premier jalon d'une rapide
fortune.

Le regard de Laurent s'arrêtait avec plus de complaisance, et même
avec un certain plaisir sur Régina ou Gina, seule enfant des
Dobouziez, d'une couple d'années l'aînée du petit Paridael, une
brunette élancée et nerveuse, avec d'expressifs yeux noirs,
d'abondants cheveux bouclés, le visage d'un irréprochable ovale,
le nez aquilin aux ailes frétillantes, la bouche mutine et
volontaire, le menton marqué d'une délicieuse fossette, le teint
rosé et mat aux transparences de camée. Jamais Laurent n'avait vu
aussi jolie petite fille.

Cependant il n'osait la regarder longtemps en face ou soutenir le
feu de ses prunelles malicieuses, À ses turbulences d'enfant
espiègle et gâtée se mêlait un peu de la solennité et de la
superbe du cousin Dobouziez. Et déjà quelque chose de dédaigneux
et d'indiciblement narquois plissait par moments ses lèvres
innocentes et altérait le timbre de son rire ingénu.

Elle éblouissait Laurent, elle lui imposait comme un personnage.
Il en avait vaguement peur. Surtout qu'à deux ou trois reprises
elle le dévisagea avec persistance, en accompagnant cet examen
d'un sourire plein de condescendance et de supériorité.

Consciente aussi de l'effet favorable qu'elle produisait sur le
gamin, elle se montrait plus remuante et capricieuse que
d'habitude; elle se mêlait à la conversation, mangeait en
pignochant, ne savait que faire pour accaparer l'attention. Sa
mère ne parvenait pas à la calmer et, répugnant à des gronderies
qui lui eussent attiré la rancune de ce petit démon, dirigeait des
regards de détresse vers Dobouziez.

Celui-ci résistait le plus longtemps possible aux sommations
désespérées de son épouse.

Enfin, il intervenait. Sourde aux remontrances de sa mère, Gina se
rendait, momentanément, d'un petit air de martyre, des plus
amusants, aux bénignes injonctions de son père. En faveur de Gina,
le chef de la famille se départait de sa raideur. Il devait même
se faire violence pour ne pas répondre aux agaceries de sa
mignonne; il ne la reprenait qu'à son corps défendant. Et quelle
douceur inaccoutumée dans cette voix et dans ces yeux! Intonations
et regards rappelaient à Laurent l'accent et le sourire de Jacques
Paridael. À tel point que Lorki, c'est ainsi que l'appelait le
doux absent, reconnaissait à peine, dans le cousin Dobouziez
semonçant sa petite Gina, le même éducateur rigide qui lui avait
recommandé à lui, tout à l'heure, durant la douloureuse cérémonie,
de faire ceci, puis cela, et tant de choses qu'il ne savait à
laquelle entendre. Et toutes ces instructions formulées d'un ton
si bref, si péremptoire!

N'importe, si son coeur d'enfant se serra à ce rapprochement, le
Lorki d'hier, le Laurent d'aujourd'hui, n'en voulut pas à sa
petite cousine d'être ainsi préférée. Elle était par trop
ravissante! Ah, s'il se fût agi d'un autre enfant, d'un garçon
comme lui par exemple, l'orphelin eût ressenti, à l'extrême, cette
révélation de l'étendue de sa perte; il en eût éprouvé non
seulement de la consternation et du désespoir, mais encore du
dépit et de la haine; il fût devenu mauvais pour le prochain
privilégié; l'injustice de son propre sort l'eût révolté.
Mais Gina lui apparaissait à la façon des princesses et des fées
radieuses des contes, et il était naturel que le bon Dieu se
montrât plus clément envers des créatures d'une essence si
supérieure!

La petite fée ne tenait plus en place.

-- Allez jouer, les enfants! lui dit son père en faisant signe à
Laurent de la suivre.

Gina l'entraîna au jardin.

C'était un enclos tracé régulièrement comme un courtil de paysan,
entouré de murs crépis à la chaux sur lesquels s'écartelaient des
espaliers; à la fois légumier, verger et jardin d'agrément, aussi
vaste qu'un parc, mais n'offrant ni pelouses vallonnées, ni
futaies ombreuses.

Il y avait cependant une curiosité dans ce jardin: une sorte de
tourelle en briques rouges adossée à un monticule, au pied de
laquelle stagnait une petite nappe d'eau, et qui servait
d'habitacle à deux couples de canards. Des sentiers en colimaçon
convergeaient an sommet de la colline d'où l'on dominait l'étang
et le jardin. Cette bizarre fabrique s'appelait pompeusement «le
Labyrinthe.»

Gina en fit les honneurs à Laurent.

Avec des gestes de cicérone affairé, elle lui désignait les
objets. Elle le prenait avec lui sur un ton protecteur:

-- Prends garde de ne pas tomber à l'eau! ... Maman ne veut pas
qu'on cueille les framboises! Elle riait de sa gaucherie. À deux
ou trois phrases peu élégantes qui sentaient leur patois, elle le
corrigea. Laurent, peu causeur, devint encore plus taciturne. Sa
timidité croissait; il s'en voulait d'être ridicule devant elle.

Ce jour-là, Gina portait son uniforme de pensionnaire: une robe
grise garnie de soie bleue. Elle raconta à son compagnon, qui ne
se lassait pas de l'entendre, les particularités de son pensionnat
de religieuses à Malines; elle le régala même de quelques
caricatures de sa façon; contrefit, par des grimaces et des
contorsions, certaines des bonnes soeurs. La révérende mère
louchait; soeur Véronique, la lingère, parlait du nez; soeur
Hubertine s'endormait et ronflait à l'étude du soir.

Le chapitre des infirmités et des défauts de ses maîtresses la
mettant en verve, elle prit plaisir à embarrasser son
interlocuteur: «Est-il vrai que ton père était un simple commis?
... Il n'y avait qu'une petite porte et qu'un étage à votre
maison? ... Pourquoi donc que vous n'êtes jamais venus nous voir?
... Ainsi nous sommes cousins... C'est drôle, tu ne trouves pas...
Paridael, c'est du flamand cela? ... Tu connais Athanase et
Gaston, les fils de M. Saint-Fardier, l'associé de papa? En voilà
des gaillards! Ils montent à cheval et ne portent plus de
casquettes... Ce n'est pas comme toi ... Papa m'avait dit que tu
ressemblais à un petit paysan, avec tes joues, rouges, tes grandes
dents et tes cheveux plats ... Qui donc t'a coiffé ainsi? Oui,
papa a raison, tu ressembles bien à un de ces petits paysans qui
servent la messe, ici!»

Elle s'acharnait sur Laurent avec une malice implacable. Chaque
mot lui allait au coeur. Plus rouge que jamais, il s'efforçait de
rire, comme au portrait des bonnes soeurs, et ne trouvait rien à
lui répondre.

Il aurait tant voulu prouver à cette railleuse qu'on peut porter
une blouse taillée comme un sac, une culotte à la fois trop longue
et trop large, faite pour durer deux ans et godant, aux genoux, au
point de vous donner la démarche d'un cagneux; une collerette
empesée d'où la tête pouparde et penaude du sujet émerge comme
celle d'un saint Jean-Baptiste après la décollation; une casquette
de premier communiant dont le crêpe de deuil dissimulait mal les
passementeries extravagantes, les macarons de jais et de velours,
les boucles inutiles, les glands encombrants; qu'on peut dire vêtu
comme un fils de fermier et ne pas être plus niais et plus bouché
qu'un Gaston ou qu'un Athanase Saint-Fardier.

La bonne Siska n'était pas un tailleur modèle, tant s'en faut,
mais du moins ne ménageait-elle pas l'étoffe! Puis, Jacques
Paridael trouvait si bien ainsi son petit Laurent! Le jour de la
première communion, le cher homme lui avait encore dit en
l'embrassant: «Tu es beau comme un prince, mon Lorki!» Et c'était
le même costume de fête qu'il vêtait à présent, à part le crêpe
garnissant sa casquette composite et remplaçant à son bras droit
le glorieux ruban de moire blanche frangé d'argent...

La taquine eut un bon mouvement. En parcourant les parterres, elle
cueillit une reine-marguerite aux pétales ponceau, au coeur doré:
«Tiens, paysan, fit-elle, passe cette fleur à ta boutonnière!»
Paysan, tant qu'elle voudrait! Il lui pardonnait. Cette fleur
piquée dans sa blouse noire était le premier sourire illuminant
son deuil. Plus impuissant encore à exprimer, par des mots, sa
joie que son amertume, s'il l'avait osé, il eût fléchi le genou
devant la petite Dobouziez et lui aurait baisé la main comme il
avait vu faire à des chevaliers empanachés, dans un volume du
Journal pour Tous qu'on feuilletait autrefois, chez lui, les
dimanches d'hiver, en croquant des marrons grillés...

Régina gambadait déjà à l'autre bout du jardin, sans attendre les
remerciements de Laurent.

Il eut un remords de s'être laissé apprivoiser si vite et,
farouche, arracha la fleur réjouie. Mais au lieu de la jeter, il
la serra dévotement dans sa poche. Et, demeurée l'écart, il songea
à la maison paternelle. Elle était vide et mise en location. Le
chien, le brave Lion avait été abandonné au voisin de bonne
volonté qui consentit à en débarrasser la mortuaire! Siska, ses
gages payés, s'en était allée à son tour. Que faisait-elle à
présent? La reverrait-il encore? Lorki ne lui avait pas dit adieu
ce matin. Il revoyait sa figure à l'église, tout au fond, sous le
jubé, sa bonne figure aussi gonflée, aussi défaite que la sienne.

On sortait; il avait dû passer, talonné par le cousin Guillaume,
alors qu'il aurait tant voulu sauter au cou de l'excellente
créature. Dans la voiture, il avait timidement hasardé cette
demande: «Où allons-nous, cousin? -- Mais à la fabriqué,
pardienne! Où veux-tu que nous allions?» On n'irait donc plus à la
maison! Il n'insista point, le petit; il ne demanda même pas à
prendre congé de sa bonne! Devenait-il dur et fier, déjà? Oh, que
non! Il n'était que timide, dépaysé! M. Dobouziez le rabrouerait
s'il mentionnait des gens si peu distingués que Siska...

Lasse de l'appeler, Gina se décida à retourner auprès du rêveur.
Elle lui secoua le bras: «Mais tu es sourd... Viens, que je le
montre les brugnons. Ce sont les fruits de maman. Félicité les
compte chaque matin... Il y en a douze... N'y touche pas...» Elle
ne remarqua point que Laurent avait jeté la fleur. Cette
indifférence de la petite fée ragaillardit le paysan, et pourtant,
au fond, il eût préféré qu'elle s'informât de ce qu'était devenu
son présent.

Il s'étourdit, se laissa mener par Gina. Ils jouèrent à des jeux
garçonniers. Pour lui plaire, il fit des culbutes, jeta des cris
sauvages, se roula dans l'herbe et le gravier, souilla ses beaux
habits, et la poussière marbra de crasse ses joues humides de
sueur et de larmes.

-- Oh, la drôle de tête! s'exclama la fillette.

Elle trempa un coin de son mouchoir dans le bassin et essaya de
débarbouiller Laurent. Mais elle riait trop et ne parvenait qu'à
le maculer davantage.

Il se laissait faire, heureux de ses soins dérisoires. La perfide
lui dessinait des arabesques sur le visage, si bien qu'il avait
l'air d'un peau-rouge tatoué.

Pendant cette opération, une voix aigre se mit à glapir:

-- Mademoiselle, Monsieur vous prie de rentrer... Le monde va
partir... Et vous, venez, par ici. Il est temps de se coucher.
Demain on retourne à la pension. C'est assez de vacances comme ça!

Mais à l'aspect du jeune Paridael, Félicité, la redoutable
Félicité, la servante de confiance se récria comme devant le
diable: «Fi! l'horreur d'enfant!»

Elle était venue le prendre au collège, la veille, et devait l'y
reconduire. Acariâtre, bougonne, servile, rouée, flattant
l'orgueil de ses maîtres en s'assimilant leurs défauts, elle
devinait d'emblée le pied sur lequel l'enfant serait traité dans
la maison. La cousine Lydie se déchargeait sur cette vilaine
servante de l'entretien et de la surveillance de l'intrus.

L'imprudent Paridael venait de ménager à Félicité un magnifique
début dans son rôle de gouvernante. La harpie n'eut garde de
négliger cette aubaine. Elle donna libre carrière à ses aimables
sentiments.

Gina, continuant de pouffer, abandonna son compagnon aux bourrades
et aux criailleries de la servante, et rentra en courant dans le
salon, pressée de raconter la farce à ses parents et à la société.

Laurent avait fait un mouvement pour rejoindre l'espiègle, mais
Félicité ne le lâchait pas. Elle le poussa vers l'escalier et lui
fit d'ailleurs une telle peinture des dispositions de M. et
Mme Dobouziez pour les petits gorets de son espèce, qu'il se hâta,
terrifié, de gagner la mansarde où on le logeait et de se blottir
dans ses draps.

Félicité l'avait pincé et taloché. Il fut stoïque, ne cria point,
s'en tint à quatre devant la mégère.

Le dénouement orageux de la journée fit diversion au deuil de
l'orphelin. Les émotions, la fatigue, le plein air lui procurèrent
un lourd sommeil visité de rêves où des images contradictoires se
matèrent dans une sarabande fantastique. Armée d'une baguette de
fée, la rieuse Gina conduisait la danse, livrait et arrachait tour
a tour le patient aux entreprises d'une vieille sorcière incarnée
en Félicité. À l'arrière-plan, les fantômes doux et pâles de son
père et de Siska, du mort et de l'absente, lut tendaient les bras.
Il s'élançait, mais M. Dobouziez le saisissait au passage avec un
ironique: «Halte-là, galopin!» Des cloches sonnaient; Paridael
jetait la reine-marguerite, présent de Gina, dans le plateau de
l'offrande. La fleur tombait avec un bruit de pièce d'or
accompagné du rire guilleret de la petite cousine, et ce bruit
mettait en fuite les larves moqueuses, mais aussi les pitoyables
visions...

Et telle fut l'initiation de Laurent Paridael à sa nouvelle vie de
famille...


II. LE «MOULIN DE PIERRE»

À sa deuxième visite, et à celles qui suivirent, lorsque les
vacances le renvoyaient chez ces tuteurs, Laurent ne se trouva pas
plus acclimaté que le premier jour. Il avait toujours l'air de
tomber de la lune et de prendre de la place.

On n'attendait pas qu'il eût déposé sa valise pour s'informer de
la durée de son congé et on se préoccupait plus de l'état de son
trousseau que de sa personne. Accueil sans effusion: la cousine
Lydie lui tendait machinalement sa joue citronneuse; Gina semblait
l'avoir oublié depuis la dernière fois; quant au cousin Guillaume,
il n'entendait pas qu'on le dérangeât de sa besogne pour si peu de
chose que l'arrivée de ce polisson, il le verrait bien assez tôt
au prochain repas. «Ah! te voilà, toi! Deviens-tu sage? ...
Apprends-tu mieux?» Toujours les mêmes questions posées d'un air
de doute, jamais d'encouragement. Si Laurent rapportait des prix,
voyez le guignon! c'étaient ceux précisément auxquels M. Dobouziez
n'attachait aucune importance.

À table, les yeux ronds de la cousine Lydie, implacablement
braqués sur lui, semblaient lui reprocher l'appétit de ses douze
ans. Vrai, elle faisait choir le verre de ses doigts et les
morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pas toujours
à Laurent l'épithète de maladroit, mais la cousine avait une moue
méprisante qui disait assez clairement sa pensée. Cette moue
n'était rien cependant, comparée au sourire persifleur de
l'impeccable Gina.

Le cousin Guillaume qu'il fallait quérir plusieurs fois avant de
se mettre à table, arrivait enfin, le front chargé de
préoccupations, la tête à une invention nouvelle, supputant les
résultats, calculant le rendement probable de l'un ou l'autre
perfectionnement, le cerveau bourré d'équations.

Avec sa femme, M. Dobouziez parlait affaires, et elle s'y
entendait admirablement, lui répondait en se servant de barbares
mots techniques qui eussent emporté la bouche de plus d'un homme
du métier.

M. Dobouziez ne cessait de chiffrer et ne se déridait que pour
admirer et cajoler sa fillette. De plus en plus Laurent constatait
l'entente absolue et idolâtre régnant entre ces deux êtres. Si
l'industriel s'humanisait en s'occupant d'elle, réciproquement
Gina abandonnait, avec son père, ses airs de supériorité, son
petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziez prévenait ses
désirs, satisfaisait ses moindres caprices, la défendait même
contre sa mère. Avec Gina, lui, l'homme positif et pratique,
s'amusait de futilités.

À chaque vacance, Laurent trouvait sa petite cousine plus belle,
mais aussi plus distante. Ses parents l'avaient retirée de
pension. Des maîtres habiles et mondains la préparèrent à sa
destinée d'opulente héritière.

Devenant trop grande fille, trop demoiselle pour s'amuser avec ce
gamin; elle recevait ou visitait des amies de son âge. Les petites
Vanderling, filles du plus célèbre avocat de la ville, de blondes
et vives caillettes étaient à la fois ses compagnes d'études et de
plaisirs. Et si, par exception, faute d'autre partenaire, Gina
s'oubliait au point de jouer avec le Paysan, Mme Lydie trouvait
aussitôt un prétexte pour interrompre cette récréation. Elle
envoyait Félicité avertir Mademoiselle de l'arrivée de l'un ou
l'autre professeur, ou bien Madame emmenait Mademoiselle a la
ville, ou bien la couturière lui apportait une robe à essayer, ou
il était l'heure de se mettre au piano. Convenablement stylée, le
plus souvent Félicité prévenait les intentions de sa maîtresse et
s'acquittait de ce genre de consigne avec un zèle des plus
louable. Laurent n'avait qu'à se distraire comme il pourrait.

La fabrique prospérait au point que chaque année les installations
nouvelles: hangars, ateliers, magasins, empiétaient sur les
jardins entourant l'habitation. Laurent ne constata pas sans
regret la disparition du Labyrinthe avec sa tour, son bassin et
ses canards: cette horreur lui était devenue chère à cause de
Gina.

La maison aussi s'annexait une partie du jardin. En vue de la
prochaine entrée dans le monde de leur fille, les Dobouziez
édifiaient un véritable palais, présentant une enfilade de salons
décorés et meublés par les fournisseurs des gens de la haute
volée. Le cousin Guillaume semblait présider à ces
embellissements, mais il s'en rapportait toujours au choix et au
goût de la fillette. Il avait déjà ménagé à l'enfant gâtée un
délicieux appartement de jeune fille: deux pièces, argent et bleu,
qui eussent fait les délices d'une petite maîtresse.

L'appartement du jeune Paridael changeait de physionomie comme le
reste. Sa mansarde sous les toits revêtait un aspect de plus en
plus provisoire. Il semblait qu'on l'eût affectée de mauvaise
grâce au logement du collégien. Félicité ne l'avait déblayée que
juste assez pour y placer un lit de sangle.

Ce grenier ne suffisant plus à remiser les vieilleries provenant
de l'ancien ameublement de la maison, plutôt que d'encombrer de ce
bric-à-brac les mansardes des domestiques, la maîtresse-servante
le transportait dans le réduit de Laurent. Elle y mettait tant de
zèle que l'enfant voyait le moment où il lui faudrait émigrer sur
le palier. Au fond il n'était pas fâché de cet investissement.
Converti en capharnaüm, son gîte lui ménageait des imprévus
charmants. Il s'établissait entre l'orphelin délaissé et les
objets ayant cessé de plaire une certaine sympathie provenant de
la similitude de leurs conditions. Mais il suffit que Laurent
s'amusât avec ces vieilleries pour que l'aimable factotum les tînt
autant que possible hors de sa portée. Pour dénicher ses trésors
et dissimuler ses trouvailles, le galopin déployait de vraies
ruses de contrebandier.

Dans cette mansarde s'entassaient pour la plus grande joie du
jeune réfractaire, les livres jugés trop frivoles par
M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et les brugnons
du jardin! Les souris en avaient déjà grignoté les tranches
poudreuses et Laurent se délectait de ce que les voraces bestioles
voulaient bien lui laisser de cette littérature. Souvent, il
s'absorbait tellement dans sa lecture qu'il en oubliait toute
précaution. Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui
donner l'éveil, Félicité venait le relancer dans son asile. Si
elle ne le prenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, la
diablesse s'apercevait qu'il avait bouleversé les rayons et
provoqué des éboulements. C'était alors des piailleries de pie-
grièche, des giries de suppliciée qui finissaient par ameuter
Mme Lydie.

Une fois on le pinça en train de lire Paul et Virginie.

-- Un mauvais livre! ... Vous feriez mieux d'étudier vos
arithmétiques! promulgua sa tutrice. Et M. Dobouziez ratifia
l'appréciation de sa moitié en ajoutant que ce garnement précoce,
trop grand liseur et bayeur aux chimères, ne ferait jamais rien de
bon, resterait toute sa vie un pauvre diable comme Jacques
Paridael. Un bayeur aux chimères! Quel mépris le cousin coulait
dans ce mot.

Les soirs d'hiver, Laurent se réjouissait de regagner au plus tôt
sa chère mansarde. En bas, dans la salle à manger où on le
retenait après le dîner, il se sentait importun et gêneur. Que ne
l'envoyait-on coucher alors! S'il réprimait l'envie de s'étirer,
s'il bâillait, s'il détachait les yeux de ses livres de classe
avant que dix heures, l'heure sacramentelle, n'eût sonné à la
pendule, la cousine Lydie roulait ses yeux ronds et Gina se
rengorgeait, affectait d'être plus éveillée que jamais, raillait
la torpeur du gamin.

Même pendant la journée, après l'une ou l'autre remontrance,
Laurent courait se réfugier sous les toits.

Privé de livres, il soulevait la fenêtre en tabatière, montait sur
une chaise et regardait s'étendre la banlieue.

Les rouges et basses maisons faubouriennes s'agglutinaient en
îlots compacts. La ville grandissante, ayant crevé sa ceinture de
remparts, menaçait et guignait les ravières d'alentour. Les rues
étaient déjà tracées au cordeau à travers les cultures. Les
trottoirs bordaient des terrains exploités jusqu'à la dernière
minute par le paysan exproprié. Du milieu des moissons émergeait
au bout d'un piquet, comme un épouvantail à moineaux, un écriteau
portant cette sentence: Terrain à bâtir. Et, véritables
éclaireurs, sentinelles avancées de cette armée de bâtisses
urbaines, les estaminets prenaient les coins des voies nouvelles
et toisaient, du haut de leurs façades banales, à plusieurs
étages, neuves et déjà d'aspect sordide, les chaumes trapus et
ramassés semblant implorer la clémence des envahisseurs. Rien de
crispant et de suggestif comme la rencontre de la cité et de la
campagne. Elles se livraient de véritables combats d'avant-postes.

La mine pléthorique, contrainte, sournoise de ce paysage offusqué
par des talus de fortifications: des portes crénelées, sombres
comme des tunnels, écrasées sous des terre-pleins, des murailles
percées de meurtrières, des casernes dont les clairons plaintifs
répondaient à la cloche de l'usine.

Trois moulins à vent, épars dans la plaine, tournaient à pleine
volée, jouissaient de leur reste en attendant de partager le sort
d'un quatrième moulin dont la maçonnerie dominait piteusement le
blocus auquel le soumettait un tènement de bicoques ouvrières, et
à qui ces assiégeants de mine parasite et d'allure canaille,
quelque chose comme des oiseleurs ivres, avaient coupé les ailes!

Laurent compatissait au pauvre moulin démantelé, sans toutefois
parvenir à détester la population des ruelles qui l'étreignait,
tape-durs et vauriens déterminés, héros de faits divers sinistres,
race obsédante que la police n'osait pas toujours relancer dans
ses repaires. «Ces meuniers du moulin de pierre» comptaient parmi
les plus renforcés ruffians de l'écume métropolitaine. Les rôdeurs
de quais et les requins d'eau douce, plus connus sous le nom de
runners, sortaient presque tous de ces parages.

Mais, même en dehors de cette nichée d'irréguliers et de mauvais
garçons que Laurent apprendrait à connaître de plus près, le reste
de cette population moitié urbaine, moitié rurale, la gent
laborieuse et traitable suffisait pour intriguer et préoccuper le
spéculatif enfant. D'ailleurs, ces meuniers, très montés de ton,
déteignaient fatalement sur leur voisinage; ils pimentaient,
entérinaient de mouture populacière et poivrée ces transfuges du
village, valets de ferme tournés en gâcheurs de plâtre et en
débardeurs, ou réciproquement ces pseudo-campagnards, artisans
devenus maraîchers, ouvrières de fabrique converties en laitières.
En grattant l'abatteur on retrouvait le vacher, le garçon boucher
avait été pâtre. Étranges métis, farouches et fanatiques comme au
village, cyniques et frondeurs comme à la ville, à la fois
hargneux et expansifs, truculents et lascifs, religieux et
politiques, croyants au fond, blasphémateurs à la surface, patauds
et fûtes, patriotes exclusifs, communiers chauvins, leur caractère
hybride et mal défini, leur complexion musclée, charnue et
sanguine, flattait peut-être dès cette époque le barbare affiné,
la brute vibrante et complexe que serait Paridael...

Longtemps ces affinités dormirent en lui, vagues, instinctives, à
l'état latent.

Debout sur sa chaise, devant la topique étendue de banlieue, il se
saturait pour ainsi dire de nostalgie et ne s'arrachait à sa
morbide contemplation que sur le point d'éclater; et alors,
tombant à genoux, ou se roulant sur sa couchette, il éjaculait en
fontaines lacrymales tous ces navrements et ces rancoeurs
accumulées. Et le bruit guilleret des moulins, clair et détaché
comme le rire de Gina, et le grondement de l'usine, bougon et
rogue comme une semonce de Félicité, accompagnaient et stimulaient
la chute lente et copieuse de ses pleurs, -- tièdes et énervantes
averses d'un avril compromis. Et cette berceuse narquoise et
bourrelante semblait répéter: «Encore!... Encore!... Encore!...»


III. LA FABRIQUE

Félicité finit par fermer à clef, pendant le jour, la mansarde du
solitaire et l'envoyer jouer au jardin. Celui-ci avait été réduit
d'emprise en emprise aux dimensions d'un préau. Des fenêtres de la
maison les yeux de l'espionne pouvaient en fouiller les moindres
recoins. Aussi, las de cette surveillance, le gamin incursionna
sur le territoire même de l'usine.

Les quinze cents têtes de la fabrique se courbaient sous un
règlement d'une sévérité draconienne. C'étaient pour le moindre
manquement des amendes, des retenues de salaire, des expulsions
contre lesquelles il n'y avait pas d'appel. Une justice stricte.
Pas d'iniquité, mais une discipline casernière, un code de
pénalités mal proportionnées aux offenses, une balance toujours
penchée du côté des maîtres.

Saint-Fardier, un gros homme à tête de cabotin, olivâtre, lippeux
et crépu comme un quarteron, parcourait, à certains jours, la
fabrique, en menant un train d'enfer. Il hurlait, roulait des yeux
de basilic, battait des bras, faisait claquer les portes, chassait
comme un bolide d'une salle dans l'autre. Au passage de cette
trombe s'amoncelaient la détresse et la désolation. Par mitraille
les peines pleuvaient sur la population ahurie. La moindre
peccadille entraînait le renvoi du meilleur et du plus ancien des
aides, Saint-Fardier se montrait aussi cassant avec les
surveillants qu'avec le dernier des apprentis. On aurait même dit
que s'il lui arrivait de mesurer ses coups et de distinguer ses
victimes, c'était pour frapper de préférence les vieux serviteurs,
ceux qu'aucune punition n'avait encore atteints ou qui
travaillaient à l'usine depuis sa fondation. Les ouvriers
l'avaient surnommé le Pacha, tant à cause de son arbitraire que de
sa paillardise.

Dobouziez, aussi entier, aussi autoritaire que son associé, était
moins démonstratif, plus renfermé. Lui était le juge, l'autre
l'exécuteur. Au fond. Dobouziez, ce taupin bien élevé, jaugeait à
sa valeur son ignare et grossier partenaire qu'un riche mariage
avait mis en possession d'un capital égal à celui de son associé.
Le mathématicien s'estimait heureux d'employer ce gueulard, cet
homme de poigne, aux extrémités répugnant à sa nature fine et
tempérée.

On avait remarqué que les coupes sombres opérées dans l'important
personnel coïncidaient généralement avec une baisse de l'article
fabriqué ou une hausse de la matière première.

Cependant Dobouziez devait refréner le zèle de son associé qui,
stimulé encore par une affection hépatique, se livrait à des
proscriptions dignes d'un Marius.

Industriel très cupide, mais non moins sage, Dobouziez qui
admettait l'exploitation du prolétaire, réprouvait à l'égal
d'utopies et d'excentricités poétiques toute barbarie inutile et
toute cruauté compromettante, Il assimilait ses travailleurs à des
êtres d'une espèce inférieure, à des brutes de rapport qu'il
ménageait dans son propre intérêt. C'était un positiviste frigide,
une parfaite machine à gagner de l'argent, sans vibration
inopportune, sans velléités sentimentales, ne déviant pas d'un
millième de seconde. Chez lui rien d'imprévu. Sa conscience
représentait un superbe sextant, un admirable instrument de
précision. S'il était vertueux, c'était par dignité, par aversion
pour les choses irrégulières, le scandale, le tapage, et aussi
parce qu'il avait vérifié sur la vie humaine que la ligne droite
est, en somme, le chemin le plus court d'un point à un autre.
Vertu d'ordre purement abstrait.

S'il désapprouvait les éclats de son trop bouillant acolyte,
c'était au nom de l'équilibre, du bel ordre; par respect pour
l'alignement; le niveau normal, pour sauver les apparences et
préserver la symétrie.

En se promenant dans la fabrique, ce qui lui arrivait à de très
rares occasions, par exemple lorsqu'il s'agissait d'expérimenter
ou d'appliquer une invention nouvelle, -- il s'étonnait parfois de
l'absence d'une figure à laquelle il s'était habitué.

-- Tiens! disait-il à son compère, je ne vois plus le vieux Jef?

-- Nettoyé! répondait Saint-Fardier, d'un geste tranchant comme un
couperet.

-- Et pourquoi cela? objectait Dobouzier. Un ouvrier qui nous
servait depuis vingt ans!

-- Peuh!... Il buvait... Il était devenu malpropre, négligent!
Quoi!

-- En vérité? Et son remplaçant?

-- Un solide manoeuvre qui ne touche que le quart de ce que nous
coûtait cet invalide.

Et Saint-Fardier clignait malicieusement de l'oeil, épiant un
sourire d'intelligence sur le visage de son associé, mais l'autre
augure ne se déridait pas et sans désapprouver, non plus, ce
renvoi, rompait les chiens, d'un air indifférent.

Certes, il fallait à ces ouvriers une forte dose de philosophie et
de patience pour endurer sans se rebiffer la superbe, les mépris,
les rigueurs, l'arbitraire des patrons armés contre eux d'une
légalité inique!

Et que d'accidents, d'infirmités, de mortuaires aggravant le sort
de ces ilotes! La nature de l'industrie même enchérissait sur la
malveillance des industriels.

Laurent qui visitait l'usine dans tous ses organes, qui suivait
les oeuvres multiples que nécessite la confection des bougies
depuis le traitement des fétides matières organiques, graisses de
boeufs et de moutons, d'où se sépare, non sans peine, la stéarine
blanche et entaillée, jusqu'à l'empaquetage, la mise en caisse et
le chargement sur les camions, -- Laurent ne tarda pas à attribuer
une influence occulte, fatidique et perverse au milieu même, à cet
appareil, à cet outillage où se trouvaient appliqués tous les
perfectionnements de la mécanique et les récentes inventions de la
chimie.

Il descendait dans les chambres de chauffe, louvoyait dans les
salles des machines, passait des cuves où l'on épure la matière
brute en la fondant et en la refondant encore, aux presses où,
dépouillée de substances viles, comprimée en des peaux de bêtes,
elle se solidifie à nouveau.

Au nombre des ateliers où se trituraient les graisses, le plus mal
famé était celui des acréolines, substance incolore et volatile
dont les vapeurs corrosives s'attaquaient aux yeux des
préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutes les
douze heures et prendre de temps en temps un congé pour
neutraliser les effets du poison, à la longue l'odieuse essence
déjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles.

C'était comme si la Nature, l'éternel sphynx furieux de s'être
laissé ravir ses secrets, se vengeait sur ces infimes auxiliaires
des défaites que lui infligeaient les savants.

Plus expéditive que les vapeurs corrodantes, mais aussi lâche,
aussi sournoise, la force dynamique cache son jeu et, ne parvenant
pas toujours à se venger en bloc, par une explosion, des hommes
qui l'ont asservie, guette et atteint, une à une, ses victimes. Le
danger n'est pas à l'endroit où la machine en pleine activité
gronde, mugit, trépigne, met en trépidation les épaisses cages de
maçonnerie, dans lesquelles sa masse d'acier, de cuivre et de
fonte, plonge jusqu'à mi-corps, comme un géant emmuré vif. Ses
rugissements tiennent en éveil la vigilance de ses gardiens. Et
même prêt à se libérer de ses entraves, à éclater, à tout faire
sauter autour de lui, le monstre est trahi par son flotteur
d'alarme et la vapeur accumulée s'échappe inoffensive par les
soupapes de sûreté. Mais, c'est loin du générateur, des volants et
des bielles que la machine conspire contre ses servants. De
simples rubans de cuir se détachent de la masse principale, comme
les longs bras d'un poulpe, et, par des trous pratiqués dans les
parois, actionnent les appareils tributaires. Ces bandes sans fin
se bobinent et se débobinent avec une grâce et une légèreté
éloignant toute idée de sévices et d'agressions. Elles vont si
vite qu'elles en semblent immobiles. Il y a même des moments qu'on
ne les voit plus. Elles s'échappent, s'envolent, retournent à
leurs point de départ, repartent sans se lasser, accomplissent des
milliers de fois la même opération, évoluent en faisant à peine
plus de bruit qu'un battement d'ailes ou le ronron d'une chatte
câline, et lorsqu'on s'en approche leur souffle vous effleure
tiède et zéphyréen.

À la longue l'ouvrier qui les entretient et les surveille ne se
défie pas plus de leurs atteintes que le dompteur ne suspecte
l'apparente longanimité de ses félins. Aux intervalles de la
besogne, elles le bercent, l'induisent en rêverie; ainsi, murmures
de l'eau et nasillements de rouet. Mais chattes veloureuses sont
panthères à l'affût. Toujours d'aguets, dissimulées elles
profiteront de l'assoupissement, d'une simple détente, d'un furtif
nonchaloir, d'un geste indolent du manoeuvre, du besoin qu'il
éprouvera de s'adosser, de s'étirer en évaguant...

Elles profiteront même de son débraillé. Une chemise bouffante,
une blouse lâche, un faux pli leur suffira. Maîtresses d'un bout
de vêtement, les courroies de transmission, adhésives ventouses,
les chaînes sans fin, tentacules préhensiles, tirent sur l'étoffe
et, avant qu'elle se déchire, l'aspirent, la ramènent à eux; et le
pauvre diable à sa suite. Vainement il se débat. Le vertige
l'entraîne. Un hurlement de détresse s'est étranglé dans sa gorge.
Les tortionnaires épuisent sur ce patient la série des supplices
obsolètes. Il est étendu sur les roues, épiauté, scalpé, charcuté,
dépecé, projeté membre à membre, à des mètres de là comme la
pierre d'une fronde, ou exprimé comme un citron, entre les
engrenages qui aspergent de sang, de cervelle et de moelles les
équipes ameutées, mais impuissantes. Rarissime l'holocauste
racheté au minotaure ivre de représailles! S'il en réchappe, c'est
avec un membre de moins, un bras réduit en bouillie, une jambe
fracturée en vingt endroits. Mort pour le travail, vivant
dérisoire!

Courir sus à la tueuse? Arrêter le mouvement? L'homme est estropié
ou expédié avant qu'on ait seulement eu le temps de s'apercevoir
de l'inégal corps à corps.

Laurent assimila aux pires engins de torture et aux plus
maléfiques élixirs des inquisiteurs les merveilles tant vantées de
la physique et de la chimie industrielles; il ne vit plus que les
revers de cette prospérité manufacturière dont Gina, de son côté,
n'apercevait que la face radieuse et brillante. Il devina les
mensonges de ce mot Progrès constamment publié par les bourgeois;
les impostures de cette société soi-disant fraternelle et
égalitaire, fondée sur un tiers état plus rapace et plus dénaturé
que les maîtres féodaux. Et, dès ce moment, une pitié profonde,
une affection instinctive et absorbante, une sympathie quasi
maternelle, presque amoureuse, dont les expansions côtoieraient
l'hystérie, le prit, au tréfond, des entrailles, pour l'immense
légion des parias, à commencer par ceux de ses entours, les braves
journaliers de l'usine Dobouziez appartenant précisément à cette
excentrique et même interlope plèbe faubourienne grouillant autour
du «Moulin de pierre»; il prit à jamais le parti de ces lurons
délurés et si savoureusement pétris, peinant avec tant de crânerie
et bravant chaque jour la maladie, les vénéfices[1], les
mutilations, les outils formidables qui se retournaient contre
eux, sans perdre, un instant leurs manières rudes et libres, leur
familiarité dont le ragoût excusait l'indécence.

Avec eux, le gamin devenait communicatif. Lorsqu'il les
rencontrait, noircis, en sueur, haletants, et qu'ils lui tiraient
leur casquette, il s'enhardissait à les accoster et à les
interroger. Après les petites persécutions à mots couverts, les
ironies, les réticences et les tortures sourdes subies dans les
salons de ses tuteurs, il lui semblait inhaler des bouffées d'air
vif et agreste au sortir d'une serre chaude peuplée de plantes
forcées et de senteurs qui entêtent. Il en vint à se considérer
comme le solidaire de ces infimes. Sa faiblesse opprimée
communiait avec leur force passive. Il se conciliait ces
chauffeurs, machinistes, chargeurs, manoeuvres. Eux répondaient
aux avances touchantes de cet enfant rebuté, moralement négligé,
méconnu, sevré de tendresse familiale, dont les larbins et la
valetaille, cette lie de la plèbe, prenant exemple sur Félicité,
parlaient en haussant les épaules, comme d'une charge pour la
maison, comme d'un «quart de monsieur».


IV. LE ROBINSON SUISSE

-- Dussé-je vivre jusqu'à la fin du monde, racontait à Laurent le
machiniste, ancien cavalier de l'armée, en train de fourbir,
d'astiquer ou plutôt de bouchonner le monstre métallique de la
force de trois cents chevaux-vapeur que je n'oublierai jamais
cette scène! ... Oui, monsieur, la rosse que voici exécuta de
jolie besogne ce jour-là! ... Aussi, au lieu de la panser comme à
présent, suis-je souvent tenté d'en faire autant de morceaux
qu'elle en fit de mon bénin camarade! ... Dire qu'il n'avait pas
encore tiré au sort, mon chauffeur! Et robuste, et sain qu'il
était le blond «Frisé». Pas une tare. En voilà un conscrit que le
conseil de milice n'eût pas réformé! ... Il était tellement bien
fait, qu'un de ces messieurs de l'Académie l'a sculpté en marbre
blanc, comme les «postures» du Parc, -- des idoles, m'a-t-on
affirmé! Peut-être cette ressemblance avec les faux dieux lui a-t-
elle porté malheur!... C'est égal, il aurait pu se promener nu
comme nos premiers parents sans choquer la pudeur de personne...
Eh bien, ce n'est pas en dix, c'est en cent morceaux que la
machine découpa ce chrétien... Lorsqu'il s'agit d'ensevelir ces
tronçons rassemblés à grand'-peine, je commençai avec deux autres
hommes de bonne volonté, -- je vous assure qu'il en fallait! --
par avaler coup sur coup, cinq dés à coudre de pur genièvre...
Nous roulâmes, comme chair à saucisses dans une crépine, cette
charcuterie humaine dans une demi-douzaine de draps de lit,
sacrifiés en rechignant par Mlle Félicité... Et ce n'était pas
encore assez de ces six larges linceuls: au sixième le sang
giclait encore à travers la toile!

Tandis que cette narration si évocative dans sa candeur barbare
irritait péniblement les nerfs du jeune Paridael, il s'entendait
appeler par une grosse voix, qui essayait de se faire toute menue.

-- Hé, monsieur Laurent... monsieur Lorki... Lorki! On ne lui
donnait plus ce petit nom depuis la maison paternelle. Il se
retourna non sans angoisse, s'attendant à voir surgir un revenant.
Et quelle ne fut sa joie en reconnaissant le particulier trapu,
basané, à l'oeil brun clignotant, à la barbiche annelée.

-- Vincent! s'écria-t-il, pâle d'émotion... Vous ici!

-- À vos ordres, monsieur Lorki!... Mais remettez-vous. On dirait,
ma parole, que je vous ai fait peur... Je suis contremaître de la
«coulerie»... Vous savez, l'atelier des femmes...

Cette coulerie était précisément le seul quartier de l'usine où
Laurent ne se fût pas encore aventuré. Les faubouriennes, plus
effrontées, plus tapageuses, moins endurantes même que leurs
compagnons, ne laissaient pas de l'intimider. Souvent, de son lit,
le soir, Laurent entendait sonner la cloche de délivrance. Aux
femmes on rendait la volée, un quart d'heure avant les hommes.
C'était aussitôt, vers la porte charretière, une trépignée, une
galopade, un vacarme de pouliches débridées. Au dehors, cependant,
elles lambinaient, traînaient la semelle. La cloche tintait de
nouveau. Les hommes détalaient à leur tour, plus lourdement, mais
en se ralliant d'une voix moins aigre. Et, après quelques
instants, au bout de la rue, s'élevaient, confondues, des clameurs
de femmes violentées et de galants bourrus. Laurent en gagnait la
chair de poule. «Ah, les cruels, voilà qu'ils les empoignent!»
L'innocent ne comprenait rien encore à ces jurons, à ces rires
saccadés dégénérant en giries. Le hourvari tournait des coins de
ruelles, s'étranglait au fond des culs-de-sac, s'éparpillait peu
à. peu dans les méandres des impasses, jusqu'à ce que la banlieue
retombât dans un silence morne et sournois, complice de la ténèbre
propice aux embuscades, et aux accouplements, -- dans la nuit
saoûle et lubrique autour du Moulin de pierre.

Le lendemain, celles qui avaient glapi et clamé à vous fendre
l'âme, paraissaient enjouées, alertes, encore plus émancipées; et
dans les halles du rez-de-chaussée, les mâles glorieux, repus,
contents d'eux-mêmes, se heurtaient le coude d'un air de
connivence, échangeaient des clins d'oeil, claquaient de la langue
avec gourmandise.

À quelles mystérieuses prouesses faisaient-ils donc allusion, ces
paroissiens truculents?

-- Comment, vous ne connaissez pas la coulerie! se récriait
Vincent Tilbak. Mais c'est le coin le plus curieux de la fabrique.
Il faut voir mon équipage à l'oeuvre! De vraie abeilles!...

Ce Tilbak était un marin, pays de la bonne Siska.

Jadis, après un voyage au long cours, à peine débarqué, vite, il
mettait le cap sur la maison des Paridael. Ses hardes de gros bleu
embaumaient le goudron, le varech, le brome, la marine, toutes les
senteurs du large, et de son être même émanait un parfum non moins
viril et loyal. Pour achever de se faire bien venir, il avait
toujours les poches pleines de curiosités de l'océan et des
antipodes: coquillages carnés, fruits musqués pour Laurent; et
pour Siska une étoffe de l'Extrême-Orient, un bijou de Japonaise,
une amulette d'anthropophage. Tilbak racontait ses aventures, et
tel était le plaisir que Laurent prenait à ces récits que lorsque
le narrateur épuisait son répertoire d'histoires véridiques, il
lui fallait en inventer de fabuleuses. Et gare s'il s'avisait de
les abréger ou d'en altérer un détail! Laurent n'admettait pas les
variantes et se rappelait, implacablement, la version primitive.
Heureusement pour le complaisant rapsode, il arrivait au petit
tyran, malgré sa vigilance et sa curiosité, de céder au sommeil.
Siska le mettait coucher dans un cabinet à côté de la chambre de
Monsieur. Alors les deux pays, débarrassés de ce témoin aimé, mais
parfois gênant, pouvaient se parler d'autre chose que de
naufrages, de baleines, d'ours blancs et de cannibales.

Une fois qu'ils le croyaient bien endormi, avant que Siska l'eût
porté au premier, Laurent se réveilla à moitié au bruit d'un
baiser sonore et tout à fait à celui d'une claque non moins
généreusement appliquée. Le baiser était l'oeuvre de Vincent, la
gifle celle de Siska. Digne Vincent! Laurent intervint dans la
querelle et réconcilia les deux amis avant de se rendormir pour de
bon. D'autres fois cette mauvaise Siska chicanait le débonnaire à
propos de l'âcre tabac qui la faisait tousser, disait-elle, et qui
empestait la maison. Il fallait voir la tête contrite et
suppliante, à la fois radieuse et penaude de la «culotte de
goudron», comme l'appelait Siska.

Et c'est ce Vincent-là, ce prestigieux Vincent dont le béret, la
vareuse bouffante au large collet rabattu et les grandes bottes
l'éblouissaient au point de lui donner envie de s'embarquer comme
mousse avec lui, que le jeune Paridael revoyait ce matin, en
prosaïque habit de terrien, dans l'étouffante usine du cousin
Dobouziez! Comment cela se faisait-il?

Malgré sa passion pour la Grande Tasse et les aventures
dangereuses, mais si ennoblissantes, contribuant à dilater le
coeur et à en éloigner les spéculations mesquines et viles, Tilbak
s'était résigné pour l'amour de Siska à dépouiller les bragues
goudronnées, le jersey de laine bleue, le surott ou zuidwester de
toile cirée, et à reprendre pied sur le plancher des vaches. Les
pays s'étaient mariés. De leurs économies ils s'achetèrent un
petit fonds de victuaillier de navire et s'établirent dans le
quartier des Bateliers, près du Port. Siska s'occupait de la
boutique, et Vincent venait d'entrer comme contremaître chez
M. Dobouziez, sur la recommandation de son ancien capitaine, très
porté pour le brave gabier.

-- Et Siska? demandait continuellement le petit Paridael.

-- De plus en plus fraîche et jolie, monsieur Lorki, monsieur
Laurent, veux-je dire, car vous êtes un homme à présent... Comme
elle serait heureuse de vous voir! Il ne se passe pas de jour sans
qu'elle me parle de vous... Depuis les trois semaines que je
navigue ici, elle m'a demandé au moins mille fois si je ne vous
voyais pas, si je ne savais pas ce que vous deveniez, quelle mine
avait son Lorki, car, sauf respect, elle continue de vous appeler
du nom qu'on vous donnait chez feu votre cher papa. Mais, dame! je
ne savais auprès de qui m'informer... Les bourgeois d'ici ont --
excusez ma franchise -- quelque chose qui vous ôte l'envie de leur
adresser la parole... Vrai, il n'a pas l'air commode, le capitaine
Dobouziez. Et l'autre donc! Un vrai prévôt! Mais vous voilà,
dites-moi bien vite ce qu'il me faut raconter à Siska. Et à quand
votre visite?

Et le brave brunet, toujours carré, toujours franc et amène comme
aux bons jours, un peu plus barbu, un peu moins halé, les oreilles
encore percées d'anneaux d'argent, croyait devoir se récrier sur
la bonne mine du jeune Paridael, quoique celui-ci n'eût plus son
air épanoui et insouciant d'autrefois. Mais en ce moment sa joie
de retrouver Vincent était si grande qu'un rayon passager
dissipait les ombres de sa physionomie prématurément songeuse.

-- Je ne sors jamais seul, répondit-il, avec un gros soupir, à la
dernière demande de son ami... Le cousin trouve que c'est temps
perdu et que ces visites me distrairaient de mes études... Les
études! Le cousin ne voit que cela...

-- Vrai. Là! C'est dommage! dit Vincent, lui-même un peu défrisé.
Mais si c'est pour votre bien, Siska en prendra son parti. De
sorte que nous devenons un vrai savant, hein, monsieur Lorki?

Que le gamin eût voulu sauter au coup du matelot et le charger de
baisers pour son excellente Siska? Mais entre ces murs de l'usine
malfaisante, à proximité de ces bureaux où régnait le majestueux
cousin, non loin des lieux hantés par la terrible Félicité et la
moqueuse Gina, le collégien se sentait mal à l'aise, gêné,
contraint, refoulait ses expansions. Et il éprouvait aussi quelque
remords en songeant que depuis les funérailles de son père il ne
s'était pas informé une seule fois de la fidèle Siska.

Vincent devinait l'embarras du petit. À l'âge de Laurent on
déguise mal ses sentiments, et Vincent lut bien des peines dans ce
visage sérieux, dans cette voix un peu rauque, et surtout dans ces
regards arrêtés avec une véritable ferveur sur le cher commensal
du foyer paternel. Et comme des larmes menaçaient de voiler ces
grands yeux nostalgiques:

-- Allons, allons, monsieur Lorki! fit l'ex-marin en empoignant
les mains du gamin dans les siennes et en les secouant à plusieurs
reprises. Pas de cela, nom d'une chique! Hé, hisse! N'amenons
point les voiles! ... Au moins viendrez-vous me relancer là-haut
sur le pont où je suis de quart. Je vous attends... À présent, je
file mon noeud, car j'entends le porte-voix du père La Garcette,
autrement dit le Pacha... La bourrasque approche... En haut le
monde!

La coulerie, une halle immense entourée d'une plateforme, située
au premier étage du bâtiment principal, occupait trois cents
ouvrières, pour la plupart de fraîches, potelées et turbulentes
filles, sanguines, peu vergogneuses, la bouche rieuse et
gourmande, les yeux hardis, la langue bien pendue, uniformément et
proprement vêtues d'une jupe de «baie» bleue, d'un caraco de
colonnette, de bas de couleur, la chevelure tordue en chignon et
ramassée sous un petit bonnet blanc et tuyauté dont les brides
leur tombaient dans le dos. Employées à mettre la dernière main
aux bougies sortant du moule, à les lustrer, à les empaqueter,
jouant, qui du rouloir, qui du taille-mèche, elles se pressaient
autour de deux à trois rangées de tables et de polissoires, et les
bougies passaient d'un appareil à l'autre, se rapprochant, à
chaque manipulation, du type achevé destiné à garnir lustres et
girandoles. Comme il faisait très chaud au-dessus des machines à
vapeur et que les «couleuses» mettaient de l'entrain à la besogne,
beaucoup, pour respirer plus à l'aise, entr'ouvraient leur corsage
et se découvraient la gorge, bravant les amendes que le brave
Tilbak leur infligeait à contre-coeur et seulement quand, suivant
son expression pittoresque, ces dames carguaient jusqu'à leurs
dernières voiles. Elles se réfléchissaient avec leurs métiers dans
le parquet constamment ciré par les déchets de stéarine et
glissant comme celui du «Pélican», du «Miroir» et du «Cuivre», les
bastringues favoris de ces donzelles. Le soir, de nombreuses
lampes avivaient encore ce miroitement et cette multiplication
qui, ajoutés au brouhaha des potinages et au ronflement des
machines, étourdissaient et aveuglaient Laurent chaque fois qu'il
débouchait dans l'atelier. Ce qui achevait de le troubler,
c'étaient tous ces minois relevés et tournés de son côté. Très
rouge et très gauche, se raidissant, il s'engageait entre les
longues tablées et gagnait, à pas mesurés pour ne pas s'étaler sur
le carreau, le fond de la salle où Vincent Tilbak trônait dans une
sorte de chaire qu'il appelait sa dunette.

Là, sous la protection de son ami, le gamin reprenait bientôt
confiance. Il osait soutenir l'inquisition de ce millier de
prunelles claires ou sombres, répondait au sourire de tous ces
visages allumés aux pommettes, s'enhardissait jusqu'à s'approcher
des polisseuses et à suivre la manoeuvre des mains roses aussi
satinées que la stéarine même.

Un jour Tilbak lui demanda s'il aimait encore tant les histoires,
«Oh, plus que jamais!» s'exclama Laurent. Le matelot retira de
dessous sa veste deux volumes qui lui bosselaient la poitrine, et
les remit au collégien. C'était le Robinson suisse «Acceptez ces
livres en souvenir de Siska et de Vincent! dit le brave marin. Je
les héritai d'un timonier qui mourut de la fièvre jaune, aux
Antilles... Moi je ne sais pas lire, monsieur Lorki; à neuf ans je
gardais les vaches avec Siska et j'étais mousse à douze ans.»

Laurent ne prévoyait pas les conséquences de ce présent. Cette
espionne de Félicité eut bientôt déniché les deux pauvres volumes
si bien cachés au fond de la malle du collégien. Il ne les avait
pas encore lus en entier. Outrageusement dépareillés, les bouquins
interlopes dégageaient cette odeur de cale et de tabagie qui
imprègne avec obstination le quintelage des gens de mer, et,
soupçonneuse comme les gabelous, Félicité se douta bien qu'ils ne
provenaient pas de la bibliothèque hermétiquement close depuis les
vacances dernières. Le débraillé peuple et le fumet d'aventure de
ce Robinson suisse contribuèrent à exciter l'indignation et
l'horreur de Félicité. Les âmes de sa sorte se montrent d'autant
plus dures et plus orgueilleuses aux humbles qu'elles voudraient
donner le change sur leur propre extraction. Elle se livra à une
véritable procédure de juge retors. Laurent subit interrogatoire
sur interrogatoire, et comme il s'obstinait dans son refus de
nommer le donateur de ces livres, elle remit ceux-ci au cousin
Dobouziez. Appelé devant son tuteur, Laurent refusa de répondre à
ses sommations. Il fut privé de dessert, mis au pain sec, enfermé
dans une chambre noire: on ne lui arracha pas une parole de plus.
Dénoncer Tilbak! Il se fût plutôt fait moudre jusqu'à la dernière
fibre dans les engrenages de la machine tueuse d'hommes. En
attendant le moment de partager le sort du blond Frisé, il
commença par braver le père La Garcette que Dobouziez, à bout de
moyens d'intimidation, s'était décidé à appeler à la rescousse.

Le Pacha avait déculotté le gamin avec une truculence de frère
fouettard, et lui maintenait la tête entre les genoux sans que
Laurent daignât proférer la moindre plainte. Déjà l'exécuteur
levait la canne pour fesser le rebelle, lorsque Dobouziez, pris
d'un scrupule ou choqué par ce spectacle plus digne d'une chiourne
que d'un milieu de respectables industriels, arrêta le bras de son
associé.

-- Je viens de trouver un meilleur moyen de casser votre mauvaise
tête! déclara-il à Laurent que Félicité ramenait dans sa cellule.
Vous partirez demain pour Saint-Hubert, où les parents enferment,
avec les précoces voleurs, les polissons de votre espèce!

Laurent se dit que prison pour prison, autant valait celle où il
n'aurait plus Félicité pour geôlier.

Cependant Tilbak, inquiet de ne plus voir son jeune ami,
interrogeait, ce jour même, les domestiques, et ayant été mis au
courant de ce qui se passait, il demanda aussitôt à parler à
M. Dobouziez pour une affaire urgente.

Assis devant son bureau, le dos tourné à la porte, l'usinier, qui
venait de condamner son pupille, avait retrouvé son calme et
travaillait avec son habituelle lucidité d'esprit. Tilbak se
présenta la casquette à la main et quitta ses gros souliers par
déférence pour le riche tapis de Tournai. Dobouziez tourna à peine
la tête de son côté et sans lever les yeux de l'épure déployée
devant lui:

-- Approchez!... Que me voulez-vous?

-- Faites excuse, monsieur, mais c'est moi qui ai donné à
M. Laurent les livres qui vous mettent si fort en colère contre
lui...

-- Ah, c'est vous! fit simplement Dobouziez; et pressant le bouton
de la sonnerie électrique placée à portée de sa main:

-- Réclamez, je vous prie, à Mlle Félicité les objets confisqués à
M. Paridael! ordonna-t-il au saute-ruisseau qui était accouru de
la chambre voisine.

Les pièces à conviction ayant été apportées, l'industriel se leva
d'un air ennuyé, considéra quelque temps, avec dégoût, ces piteux
bouquins, comme s'ils lui représentaient une étoile de mer ou
quelque autre gluant et gélatineux habitant des vagues, et n'ayant
pas de pincettes pour y toucher, fit signe à Tilbak de reprendre
son bien.

-- Désormais vous vous dispenserez de fourrer pareilles niaiseries
entre les mains de mon pupille...

-- C'est entendu, monsieur, et soyez certain que si j'avais prévu
les désagréments que ces bouquins attireraient au cher petiot, je
me serais bien gardé de les lui remettre... Mais je vous en prie,
pardonnez-lui... Il n'y a pas eu de sa faute... C'était moi le
coupable...

M. Dobouziez, visiblement agacé par cette intercession, tourna le
dos à l'importun, se rassit et, remplissant méthodiquement d'encre
de Chine l'intervalle des branches de son tireligne, se mil en
devoir de continuer son dessin.

-- Écoutez-moi, patron, insistait Tilbak, après avoir toussé pour
attirer l'attention du grand chef, votre protégé n'est pas un
garnement... On vous trompe sur son compte... Ma femme le connaît
mieux, allez! Elle pourrait vous dire ce qu'il vaut!... Songez-
vous sérieusement à l'enfermer avec des voleurs?... Capitaine,
j'en appelle à votre honneur, à vos sentiments d'ancien militaire,
il est impossible que vous condamniez ce loyal enfant parce qu'il
a refusé de faire le Judas!... Oui... le Judas!

À ce défi lancé avec chaleur, M. Dobouziez sursauta, se souleva à
moitié de sa chaise et, plus blanc que d'habitude, tendit le bras
vers la porte, d'un geste si péremptoire, et en dardant un regard
si acéré au brave Tilbak, que celui-ci, craignant de desservir
Paridael en insistant, se décida à rentrer dans ses souliers et à
sortir en portant sommairement la main à sa casquette.

La médiation de Tilbak donna-t-elle à réfléchir au sage Dobouziez?
Encore une fois l'homme modéré craignait-il le retentissement que
cet acte d'extrême rigueur aurait dans le public? Laurent échappa
à la prison de Saint-Hubert. Seulement, aux nombreuses
interdictions qui pesaient déjà sur lui, son tuteur ajouta celle
de circuler dans l'usine et de frayer avec les ouvriers.

-- Comme s'il n'était déjà pas assez mal élevé et commun comme
cela! se récriait Félicité, chargée de tenir la bride plus courte
que jamais à cet enfant dénaturé.

-- Gare à toi, paysan, si je te repince encore à rôder dans les
ateliers! disait Saint-Fardier en accompagnant cette menace d'un
moulinet de sa canne.

Avec cela que Laurent eût reculé devant les risques d'une fessée!
Il essaya plus d'une fois d'enfreindre la défense et de revoir
Tilbak, pour le remercier et protester de son affection fidèle,
mais on n'oubliait plus la clef sur la porte de communication
entre le jardin et la fabrique, et la date de la rentrée au
pensionnat arriva avant qu'il eût trouvé l'occasion d'escalader le
mur pour relancer le contremaître.

Aux vacances suivantes, Félicité apprit à Laurent, en guise de
bienvenue, que son matelot n'avait plus fait long feu à la
fabrique après l'affaire du Robinson suisse. Particulièrement
désigné à la mauvaise humeur et aux tracasseries de Saint-Fardier,
à la longue le bonhomme, très endurant, très stoïque, s'était
rebiffé et le satrape, qui ne cherchait qu'un prétexte pour le
renvoyer, ne manqua pas l'occasion.

Tout bouleversé à cette nouvelle, Laurent se mit à la recherche de
Gina, comptant bien l'intéresser au sort de Tilbak et des siens,
car ils avaient des enfants, les pauvres!

Durant le drame qui venait de se dénouer par le renvoi du
contremaître, Gina avait affecté une suprême indifférence à ce qui
se passait. Loin de chercher à excuser la prétendue faute de
Vincent Tilbak, elle n'avait pas même intercédé en faveur de
Laurent. Au contraire, depuis qu'elle savait les relations de son
cousin avec des «gens du commun» elle enchérissait de froideur et
de dédain, s'abstenant même de lui parler du scandale qui mettait
la maison sens dessus dessous. Durant la quarantaine du gamin, à
qui Tilbak et ses vilains livres avaient sans doute donné la
peste, la fière petite demoiselle ne s'informa pas une seule fois
de lui. Et lorsqu'il fut rendu à la circulation, c'est à peine si
elle daigna le reconnaître.

Et, pourtant, Laurent se faisait illusion sur le caractère de sa
cousine. Il imputait cette sécheresse et cette insensibilité à
l'éducation. Comment aurait-elle pu s'intéresser à ces ouvriers, à
ces gens dont elle ne soupçonnait que vaguement l'existence?
Jamais elle ne se trouvait en contact avec eux, et elle en
entendait parler, par ses parents, comme d'un quatrième règne de
la nature, un outil, un minéral animé moins intéressant que les
plantes et plus dangereux que les brutes.

Gina se trouvait seule dans la salle à manger, en train d'arroser
les jacinthes fleurissant la tablette des fenêtres. Enhardi par
l'affection qu'il portait à Vincent, Laurent l'aborda et lui dit
sans préambule:

-- Gina, cousine Gina, oh, demandez à votre père de rendre sa
place à Vincent Tilbak...

-- Vincent? fit-elle, en continuant de soigner ses fleurs
aristocratiques... je ne connais pas Vincent Tilbak...

-- Le contremaître de la «coulerie», à qui M. Saint-Fardier a
donné congé...

-- Ah! Je sais à présent qui tu veux dire... Le «Robinson Suisse»,
l'individu qui nous a mis en colère contre toi! ... Tu n'as pas
honte de parler encore de ce joli sujet... Pour sûr que je me
garderai de rappeler seulement son nom à mon père!

Et, avec une moue scandalisée, Gina passa dans une autre chambre
où elle se mit à fredonner l'ariette à la mode. Laurent demeura
tout pantois, les regards arrêtés machinalement sur les jolies
jacinthes droites et coquettes auxquelles Gina se montrait si
secourable. Il nourrit un instant l'envie de ravager ces fleurs,
persuadé qu'il était à présent, d'avoir pris éternellement en
grippe son inhumaine amie.


V. LE FOSSÉ

Ces vacances-là passèrent comme les autres, avec cette seule
différence que dans la grande maison meublée à neuf, Laurent fut
encore plus négligé et plus abandonné à lui-même que d'habitude.
Il en arrivait à envier le sort des vieux meubles mis au rancart
et voués au repos dans l'ombre et la poussière des greniers. Du
moins s'ils avaient cessé de plaire ne leur imposait-on pas
d'humiliants contacts avec leurs successeurs, tandis que lui, qui
n'avait jamais plu, continuait pourtant de figurer comme une
disparate, un repoussoir chagrin dans cet assortiment de bibelots
cossus et de plantes frileuses. Il se sentait de plus en plus
déplacé dans ce milieu riche et exclusif. En attendant qu'il eût
le droit, la liberté de s'en aller retrouver d'autres disgraciés
parmi ses semblables, il lui tardait de regagner la nuit, dans son
coin de resserre, sous les toits, les objets répudiés et bannis.

Et pourtant, aussi mornes et longues que lui paraissaient ces
vacances, à peine retourné au collège il se surprenait à les
regretter pour l'amour même des heures maussades.

De son séjour chez ses tuteurs, c'étaient précisément les
circonstances mélancoliques qu'il se rappelait avec le plus de
complaisance et de la fabrique, c'étaient aussi les objets les
moins gracieux, les moins aimables, frustes ou rêches, qui le
hantaient pendant l'étude ou l'insomnie. En aversion des jacinthes
qui lui symbolisaient la dureté de sa belle cousine pour les
pauvres gens, il eût collectionné des bouquets fanés et des fleurs
rustiques. Aux coûteux brugnons réservés à Mme Lydie, il préférait
une pomme sure, craquant sous la dent.

De même il gardait dans les narines l'odeur rien moins que suave
de la fabrique, surtout cette odeur du fossé bornant l'immense
enclos et dans lequel se déchargeaient les résidus butyreux, les
acides pestilentiels, provenant de l'épuration du suif. Ce relent
onctueux et gras, relevé d'exhalaisons pouacres, le poursuivait
continuellement à la pension, avec l'opiniâtreté d'un refrain
canaille. Cette odeur était corrélative de la population ouvrière,
des pauvres gens aveuglés par l'acréoline, déchiquetés par les
machines à vapeur, proscrits par Saint-Fardier; elle disait à
Laurent la coulerie et ses femmes dépoitraillées, Tilbak et
l'aventure du Robinson suisse; elle lui suggérait l'excentrique
banlieue, la nuit saoûle et lubrique autour du Moulin de pierre.

Lorsqu'il remettait le pied sur le pavé de sa ville natale,
c'était par ce fossé que le domaine de Gina s'annonçait à lui. De
tout ce qui appartenait et vivait à la fabrique, ce fossé seul
venait à sa rencontre de très loin, le prenait même à la descente
du train, le saluait avec un certain empressement, bien avant que
le collégien eût vu poindre au-dessus des rideaux d'arbres, des
toits et des moulins du faubourg, les hautes cheminées rouges et
rigides, agitant leurs panaches fuligineux en signe de dérisoire
bienvenue. Il était aussi le dernier, ce fossé corrompu, à lui
donner la conduite, le jour du départ, comme un chien galeux et
perdu qui se traîne sur les pas d'un promeneur pitoyable.

La surface sombre, striée de couleurs morbides, l'égout affreux
s'écoulait à ciel ouvert, tout le long de la voie lépreuse
conduisant à l'usine. Il mettait comme une lenteur insolente à
regagner le bras de rivière dont il déshonorait les eaux. Les
riverains, toutes petites gens, dépendant de la puissante
fabrique, murmuraient à part eux, mais n'osaient se plaindre trop
haut. Forts de cette résignation les patrons ajournaient la grosse
dépense que représenterait le voûtement de ce cloaque. Une
épidémie de choléra qui éclata en plein mois d'août leur donna
cependant à réfléchir. Amorcé et stimulé par les miasmes du fossé,
le fléau éprouvait les parages de l'usine plus cruellement que
n'importe quel autre quartier de l'agglomération. Les faubouriens
tombaient comme des mouches. Quoique les survivants craignissent
d'attirer la famine en protestant ouvertement contre la peste, les
Dobouziez crurent devoir amadouer la population, sourdement montée
contre eux, et répandirent les secours parmi les familles des
cholériques. Mais ces largesses presque forcées se faisaient sans
bonne grâce, sans tact, sans cette commisération qui rehausse le
bienfait et distinguera toujours l'évangélique charité de la
philanthropie de commande. C'était la touchante Félicité qu'on
avait chargée de la distribution des aumônes. Occupé de ce côté,
le factotum surveilla Laurent de moins près et celui-ci en profita
pour prendre quelquefois la clef des champs.

Un soir opaque et cuivreux, il regagnait d'un pas délibéré les
parages de l'usine. En s'engageant dans la longue rue ouvrière
éclairée sordidement, de loin en loin, par une lanterne fumeuse
accrochée à un bras de potence, son attention très affilée, plus
subtile encore qu'à l'ordinaire, fut intriguée par un murmure
continu, un bourdonnement traînard et dolent. Il crut d'abord à un
concert de grenouilles, mais il songea aussitôt que jamais
bestiole vivante ne hantait la vase du fossé. À mesure qu'il
avançait ces bruits devenaient plus distincts. Au tournant de la
rue, près d'un carrefour proche de la fabrique, il en eut
l'explication.

Au fond d'une petite niche à console, ornant l'angle de deux rues,
trônait à la mode anversoise une madone en bois peint à laquelle
une centaine de petits cierges et de chandelles de suif formaient
un nimbe éblouissant. La totale obscurité du reste de la voie
rendait cette illumination partielle d'autant plus fantastique. Au
pied du tabernacle étincelant devant lequel ne brûlait, en temps
ordinaire, qu'une modique veilleuse, sous ce naïf simulacre de
l'Assomption, si bas que les languettes de feu, dardées, avec un
imperceptible frisson, dans la nuit immobile et suffocante,
parvenaient à peine à rayonner jusque-là, grouillait, se massait,
prosternée, la foule des pauvresses du quartier, en mantes noires
et en béguins blancs, défilant des rosaires, marmottant des
litanies avec ces voix dolentes ou cassées des indigents qui
racontent leurs traverses. Elles s'étaient cotisées pour
l'offrande de ce luminaire dans l'espoir de conjurer par
l'intercession de sa mère le Dieu qui déchaîne et retient à son
gré les plaies dévorantes...

Il était à prévoir que l'illumination ne durerait pas aussi
longtemps que les psalmodies. L'auréole se piquait déjà de taches
noires. Et chaque fois qu'un cierge menaçait de s'éteindre, les
suppliantes redoublaient de prières, se lamentaient plus haut et
plus vite. Sans doute les âmes bien aimées d'un frère, d'un époux,
d'un enfant correspondaient à ces flammes agonisantes. Celles-ci
cesseraient de frémir en même temps que les moribonds achèveraient
de râler. C'étaient comme autant de derniers soupirs qui
soufflaient une à une ces lueurs tremblotantes. Et les ténèbres
s'épaississaient chargées des mortuaires de la journée.

À quelques pas se dressait la fabrique plus noire encore que cette
ombre, semblable au temple d'une divinité malfaisante. Surcroît de
calamité: à cette heure équivoque le terrible fossé, plus
effervescent encore que de coutume, neutralisait par ses effluves
homicides l'encens de ces prières et l'eau bénite de ces pleurs.

Pour renforcer cette impression d'angoisse et de désespoir, il
parut à Laurent, dont les yeux scrutaient le visage souriant de la
petite Madone, que ce visage reproduisait le masque impérieux et
trop régulier de sa cousine Gina. Se pouvait-il que pour faire
avorter ces dévotions, le génie de l'usine Dobouziez se fût
substitué à la Reine du Ciel? Justement les pauvres mères, les
épouses, les soeurs, les filles, les bambines et les aïeules
entonnaient à la suite du vicaire en surplis, dirigeant leur
neuvaine, un pressant et lamentable Regina Coeli!

Laurent n'en pouvait plus douter. Il reconnaissait cette moue
avantageuse, ce regard hautain et moqueur. Il aurait même juré
qu'un souffle s'échappait des lèvres de la fausse Madone et
qu'elle prenait un sournois plaisir à éteindre elle-même les
derniers lumignons!

Le collégien fut tenté de se jeter entre l'idole et la foule et de
leur crier: -- Arrêtez! Vous vous abusez cruellement, ô
pauvresses, mes soeurs! Celle que vous invoquez, c'est l'autre
Reine, l'aussi belle, mais la plus impitoyable! ... Arrêtez! c'est
Régina, la Nymphe du Fossé, la fleur du cloaque; il l'enrichit, il
la fait saine et superbe; et vous elle vous empoisonne; et vous,
elle vous tue!

Mais le cantique se fondit subitement dans une explosion de
sanglots. Aucun cierge ne brûlait plus. La petite Madone se
dérobait aux regards conjurateurs de ces humbles femmes. Le
dernier cholérique venait d'expirer.


VI. LE COSTUME NEUF

Cet hiver Mlle Dobouziez entrerait dans le monde. Les journées se
passaient en courses et en emplettes. Gina se faisait
confectionner de coûteuses et raffinées toilettes. La mère, qui
allait être forcée de la chaperonner et de l'accompagner, se
sentait un regain de coquetterie. Elle entendit s'habiller comme
une jeunesse, porter des couleurs claires, assortir ses robes et
ses coiffures à celles de sa fille. Poussant à l'excès l'amour des
fleurs artificielles et des rubans tapageurs, elle mettait sens
dessus dessous les magasins de la modiste, déroulait tous les
rubans, déballait tous les cartons d'oiseaux empaillés, se
trempait comme dans un bain de coques, de brides, de marabouts et
de plumes d'autruches. Si Régina n'eût point été là pour prendre à
part la fournisseuse, au moment de sortir et lui décommander à
l'oreille, une partie des agréments choisis par la bonne dame,
elle eût arboré ses chapeaux de quoi garnir les vases d'un maître-
autel de cathédrale ou enrichir un musée de botanique et
d'ornithologie. Ce n'était pas sans luttes et sans peines que
Gina, très sensible au ridicule, parvenait à élaguer de quelques
arbustes la pépinière que Mme Dobouziez se proposait d'offrir à
l'admiration du grand monde commerçant.

Gina révélait déjà des impatiences de femme, montrait des
velléités d'émancipation. Pour le milieu où elle les produirait,
ses toilettes de jeune fille manquaient un peu de modestie --
comme s'exprime la pruderie provinciale -- mais elles possédaient
tant de cachet et Gina les portait avec une allure si crâne et si
souveraine! Laurent se sentait de plus en plus fasciné par la
radieuse héritière et cela sans démêler encore si le sentiment
qu'il éprouvait à son égard était de l'envie ou de l'amour.

Il arrivait un moment où la perspective de distractions et de
succès nouveaux enfiévrait Gina et la rendait plus communicative,
plus aimable avec son entourage. Gagné par cet entrain, cette
humeur conciliante et réjouie, Laurent lui-même demeurait
quelquefois auprès d'elle. Quand il se renfrognait dans son coin
elle l'appelait, lui racontait ses projets, le nombre
d'invitations qu'on lancerait pour le premier bal, lui montrait
ses emplettes, daignait le consulter sur la nuance ou le
chiffonnage d'une étoffe, sur le choix d'une bague: «Voyons,
approche, paysan! Montre que tu as du goût!» Elle lui décochait
cette épithète de paysan avec une rondeur qui enlevait sa portée
désobligeante au sobriquet. Cette embellie familiale durerait-
elle? Laurent en profitait comme le vagabond transi se réchauffe
béatement au coin d'un âtre hospitalier, oubliant que dans une
heure, il lui faudra reprendre sa course à travers la neige et le
gel.

Lorsque Laurent assistait dans le vestibule et jusque sous le
porche de l'allée cochère au départ de ces dames, Gina acceptait
ses attentions, consentait à prendre de sa main la sortie de bal,
l'éventail, l'ombrelle. Il la voyait monter prestement en voiture,
relever d'un geste adorable le fouillis coquet de ses jupes:
«Viens-tu, mère? ... Bonjour, paysan!» La cousine Lydie se
hissait, essoufflée; le marchepied criait sous son poids et la
caisse de la voiture penchait de son côté.

Enfin, avec un soupir, elle s'installait. Nerveuse, la menotte
gantée de Gina abaissait la glace du coupé; le portier, casquette
à la main, écartait les vantaux de l'entrée et saluait ces
dames... Elle était partie!...
Il fallut songer aussi au trousseau du jeune Paridael qu'on allait
envoyer loin du pays dans un collège international, d'où il ne
reviendrait qu'après avoir terminé ses études.

La cousine Lydie et l'inévitable Félicité se livrèrent à des
fouilles dans la garde-robe de M. Dobouziez. Avec une minutie
d'archéologue elles inspectèrent, pièce par pièce, les nippes que
«Monsieur» ne portait plus, se les repassant de main en main,
pesant, tâtant, se concertant. Amadouée aussi par l'atmosphère de
fête emplissant la maison, Mme Dobouziez se déclarait prête à
sacrifier, pour la faire ajuster à la taille de son pupille, par
un petit tailleur du faubourg, une redingote presque neuve ou une
culotte, plutôt démodée qu'usée, de son époux.

Mais Félicité trouvait toujours les vêtements beaucoup trop beaux
pour un garçon si négligent sur ses effets: «Vrai, madame, les
sabots, la blouse, la casquette et la culotte en cuir de nos
ouvriers lui conviendraient mieux.»

La cousine Lydie arrachait presque, par serment, à l'heureux
Paridael, la promesse de bien ménager ces habillements. C'était
des «bien sûr?» et des «tu le corrigeras, n'est-ce pas?» comme si
on lui eût confié la tunique sans couture du Sauveur. À tel point
que devant la lourde responsabilité qu'il endosserait en même
temps que la défroque du cousin, Laurent eût préféré revêtir, en
effet, les bardes inusables et commodes des manoeuvres, ses amis.

Il ne restait plus qu'à disposer de certaine culotte à carreaux
verts et bleus, une horreur que le cousin lui-même, peu exigeant
sur le chapitre de la toilette, avait répudiée dès la troisième
épreuve.

Félicité guignait ces bragues désastreuses pour les revendre au
fripier. Chaque pièce d'habillement dévolue à l'orphelin diminuait
d'autant le profit du factotum à qui revenait autrefois la
dépouille des maîtres. Cette circonstance n'était pas étrangère à
l'animosité qu'elle entretenait à l'égard de Laurent. Celui-ci,
cependant, lui aurait volontiers cédé toute la garde-robe du
cousin, et surtout ce désastreux pantalon épinard et indigo; mais
il n'osait témoigner ouvertement sa répugnance, la cousine Lydie
s'étant mis en tête de lui causer une grande joie.

En ce moment Régina qui cherchait sa mère se présenta sur le
palier des combles.

-- Oh! le cauchemar! fit-elle; j'espère bien, maman, que tu ne vas
pas faire porter cette friperie à Laurent? C'est pour le coup que
le paysan mériterait son nom.

Et, prise d'un bon mouvement fraternel, Gina ayant examiné le tas
de vieilleries destinées à son cousin, déclara qu'il y avait là de
quoi lui tailler quelques vêtements de fatigue, mais rien dont on
pût retirer un costume habillé: «Viens-nous-en, mère, dit-elle;
j'ai deux courses à faire en ville, et, en passant, nous verrons
les fournisseurs d'Athanase et Gaston Saint-Fardier. Ils
trouveront bien moyen de décrasser un peu ce bonhomme; allons,
arrive, toi!»

Pas moyen de résister à Gina. Félicité dévora son dépit et se
consola de l'insolite faveur témoignée par la capricieuse et
hautaine jeune fille à ce maudit gamin, en s'adjugeant sans
répugnance le terrible pantalon bicolore.

C'était la première fois que Laurent accompagnait ses cousines en
voiture. Assis à côté du cocher, que la surprise avait failli
précipiter de son siège au moment où Laurent s'y juchait, il se
retournait de temps en temps pour montrer à Gina un visage qu'il
savait moins maussade que de coutume et la remercier par ce
rayonnement inusité. Il comptait donc enfin pour quelque chose
dans la famille Dobouziez! Cette subite rentrée en grâce faillit
le rendre vaniteux. Il se sentait venir au coeur un peu de morgue
et il regardait les piétons du haut de sa grandeur. Sous
l'impression du moment il oubliait les dédains et les affronts
essuyés auparavant; la dureté de Gina et de ses parents pour
Tilbak; il se rappelait non sans remords les blasphèmes qu'il
avait proférés contre la «Nymphe du Fossé», ce sinistre soir de
neuvaine quand régnait le choléra.

Ah! les cholériques, les blessés, les parias étaient loin! Il ne
les reniait pas, mais il ne s'en inquiétait plus... Il était prêt
à reconnaître sans peine et sans réserve les bienfaits de son
tuteur, à trouver très affectueuse la cousine Lydie, à mettre la
férocité du Pacha sur le compte de sa maladie de foie. Il n'en
voulait même plus autant à la malicieuse Félicité.

Charmante matinée de conciliation! Il faisait beau, les rues
semblaient en fête, les dames dont les équipages croisaient la
Victoria des cousines Dobouziez comprenaient presque le petit
Paridael dans les saluts échangés avec celles-ci.

On arrêta tour à tour chez le tailleur, le chemisier, le bottier,
le chapelier des jeunes Saint-Fardier, ces arbitres de suprême
élégance... Le tailleur prit mesure à Paridael d'un complet dont
Gina choisit l'étoffe, la plus chère et la plus riche,
naturellement, malgré les protestations de Mme Lydie qui
commençait à trouver ruineuse la sollicitude de sa fille pour le
petit parent pauvre. À quelles prodigalités la fantasque Gina
n'allait-elle pas l'obliger avant de rentrer? À tout instant la
tutrice économe consultait sa montre: «Gina, l'heure du
déjeuner... Ton père nous attend!» Mais Gina s'était mis en tête
de s'occuper à son tour de la toilette de son cousin, et elle
apportait dans l'exécution de son dessein sa hâte, sa pétulance
habituelle. Quand elle avait décidé quelque chose, elle
n'admettait ni retard, ni réflexion. «Sur l'heure ou jamais!» eût-
elle pu adopter pour devise.

Chez le chemisier, outre six chemises de fine toile commandées à
la mesure de son protégé, elle acheta une couple de délicieuses
cravates. Chez le chapelier il échangea son feutre râpé contre un
couvre-chef irréprochable et chaussa aussi chez le bottier des
bottines faites à son pied. Il garda au corps les chaussures et le
chapeau neufs. C'était un commencement de métamorphose. Chez la
gantière Gina remarqua pour la première fois qu'il avait les
attaches fines, la main et le pied petits. Elle se réjouissait de
la métamorphose graduelle du gamin.

-- Vois donc, maman, il n'a plus l'air aussi rustre. Il est
presque bien, n'est-ce pas?

Ce «presque» gâtait un peu le bonheur de Laurent; mais il pouvait
espérer que lorsqu'il serait habillé de neuf des pieds à la tête,
Gina le trouverait tout à fait présentable.

Illusion, leurre, mirages, cette journée n'en fut pas moins une
des meilleures que Laurent eût rencontrées. Comme Gina donnait le
ton, tout le monde à la fabrique, même le cousin Guillaume, même
l'inconciliable Félicité faisait meilleur visage au collégien et
ne le morigénait pas aussi souvent.

-- Mademoiselle a l'air de jouer encore à la poupée! se contenta
de dire en a parte la hargneuse créature, lorsque Gina fit tourner
et retourner Laurent pour le montrer au cousin Guillaume.

Il faut croire que le jeu amusa la jeune fille, car le tailleur
ayant livré les vêtements neufs de Laurent la veille d'une
excursion par eau à Hémixem, où les Dobouziez avaient leur
«campagne», elle demanda que le gamin fût de la partie. Comme il
devait partir le lendemain pour l'étranger, les parents se
prêtèrent à cette nouvelle fantaisie de Gina, à condition qu'il
s'en rendit digne par des prodiges d'application et de sagesse.

Décidément Laurent sentait ses dernières préventions se dissiper.
Age privilégié du pardon des injures, où la moindre attention
compense dans la mémoire de l'enfant des années de désaffection et
d'indifférence!


VII. HÉMIXEM

Heureux Laurent! Il eût fallu le voir sur l'embarcadère des
paquebots, exultant dans ses vêtements neufs, portant haut la
tête, se mêlant aux invités avec un sentiment de confiance et
d'égalité inéprouvé jusqu'alors. Il y avait au moins trente
personnes de la partie. Dames et demoiselles en fraîches et
claires toilettes de villégiature; cavaliers en négligé élégant:
chapeau de paille et pantalon de piqué. Non seulement Laurent
était aussi bien mis que ceux-ci, mais il était même mieux mis,
trop correctement peut-être, et les deux jeunes Saint-Fardier,
deux freluquets de dix-huit et vingt ans, habillés tout de
flanelle blanche, à qui Gina le présenta comme un petit sauvage
réputé incorrigible, mais en passe de s'apprivoiser, le toisèrent
en échangeant avec la jeune fille un sourire d'intelligence qui
eût peut-être défrisé, le candide Paridael en tout autre moment.
Ce sourire disait clairement l'anomalie de sa toilette de ville.

Athanase et Gaston, inséparables, toujours habillés de même, deux
doigts de la même main ou plutôt deux asperges de la même botte.
Fluets, pâlots, l'air malsain, ils prétextaient la sensibilité de
leurs amygdales pour exagérer la largeur de leurs carcans et
s'emmitoufler périodiquement le cou.

La veuve Saint-Fardier, leur grand'mère, maîtresse d'un
gentilhomme podagre et quasi gâteux, le capta si bien qu'il
contraignit son enfant unique, une douce et filiale créature, à se
mésallier avec le fils de sa concubine. On attribuait à
l'inconduite du Pacha l'affliction morale et aussi le mystérieux
et incurable mal qui avaient prématurément emporté la jeune dame
Saint-Fardier. Athanase et Gaston tenaient de leur mère des traits
agréables, une distinction native, mais ils n'étaient guère plus
intelligents que le baron La Bellone, leur aïeul, et les
débordements paternels les avaient marqués de ces stigmates
qu'effaçaient les rois de France.

Pour Saint-Fardier ces piteux rejetons constituaient un blâme, un
remords vivant. Il les prit en horreur dès leur berceau, mais sa
répugnance l'emportant sur la haine, jamais il n'osa les battre.
Il les tenait à distance, les confiait à des étrangers ou les
abandonnait à eux-mêmes, les bourrait d'argent de poche, les
faisait voyager, cela afin de les voir le moins possible. Ils
finirent par vivre de leur côté, comme lui du sien, par prendre
leurs repas et par loger au dehors, par le traiter comme un simple
banquier, et même par ne plus avoir affaire qu'au caissier de la
fabrique. Ce ne fut pas de sa faute s'ils ne tournèrent pas en
affreux gredins et s'ils ne représentèrent que des viveurs
infatués de leur personne, mais pas méchants. Au reste, ils
rendaient à leur père mépris pour dégoût. Malgré leur idiotie, ils
ne pouvaient lui pardonner ce qu'ils avaient vaguement appris sur
la fin de leur mère. Les allures de maquignon du Pacha les
faisaient rougir. Ils évitaient de parler de lui, fréquentaient
chez des patriciens en se recommandant du nom de leur mère, et se
faisant appeler Saint-Fardier de La Bellone.

À la fois blasés et candides, poupins et ridés, jeunets et caducs,
leur aspect rappelait à Laurent la mise qu'il avait lui-même le
jour des Saints-Innocents, lorsque la bonne Siska lui grimait le
visage et le déguisait en vieillard.

Mais les jeunes Saint-Fardier n'arrêtèrent pas longtemps
l'attention de Laurent.

La cloche sonnait le départ; on avait retiré la passerelle, la
machine s'étirait les membres, et tout le monde, empressé de se
rendre à bord, se casait de son mieux sur le pont à l'avant, tendu
d'une toile pour protéger les passagers de première classe contre
les ardeurs indiscrètes du soleil d'août.

Le temps servait à souhait les excursionnistes. Pas un nuage dans
le ciel d'un bleu éteint de turquoise.

Le large fleuve olivâtre et blond avait son aspect dominical. Vers
le Nord, en rade et dans les bassins, les grands navires de
commerce, voiliers et vapeurs reposaient, délaissés par le gros de
leurs équipages. Manoeuvre et manéage[2] étaient suspendus. Les
brigades de débardeurs chômaient. C'est tout au plus si on
achevait de charger un navire devant gagner la mer dans l'après-
midi. Il n'y avait d'autre mouvement sur le fleuve que celui des
embarcations de plaisance, des canots de «balade», des yachts
d'amateurs et de sportsmen, gréés et taillés pour la course, et
des paquebots offrant aux désoeuvrés de la petite bourgeoisie des
traversées à prix réduit vers les principaux villages riverains.

Des «sociétés» entières, endimanchées, accompagnées de fanfares
s'embarquaient à bord de ces petits vapeurs. Une grosse gaîté
bourrue et démonstrative, une hâte, une fièvre émoustillait tout
ce peuple émancipé, cette légion de navigateurs d'occasion, de
marins novices. Les familles se ralliaient sur le rivage avec des
exclamations à propos de bagages oubliés dans un estaminet. Et les
orphéons s'enlevaient en pas redoublés allègres, après le coup de
canon du départ, tandis que l'un ou l'autre paquebot, démarré,
quittait la rive et virait majestueusement, avant de gagner le
milieu du courant.

Le yacht à vapeur sur lequel étaient montés les Dobouziez et leurs
invités appartenait à M. Béjard, gros armateur et négociant de la
ville, un des hommes les plus importants de sa caste. Il avait mis
son élégant et spacieux bateau à la disposition des Dobouziez et
accepté en échange leur invitation à la partie de campagne.

Le yacht leva l'ancre, à la grande et candide joie de Laurent.

L'Escaut! Comme le gamin le retrouvait avec émotion! Encore une
ancienne et bonne connaissance du vivant de son père! Combien de
fois ne s'étaient-ils pas promenés, les deux Paridael, sur les
quais plantés de grands arbres, en faisant halte de temps en temps
dans une ce ces «herberges» tellement achalandées, le dimanche
après-midi, que la porte ne suffisant pas à l'afflux des
consommateurs, ils pénétraient par les fenêtres en gravissant un
petit escalier portatif appliqué contre le mur au dehors. Là, si
on trouvait moyen de s'attabler, qu'il faisait bon suivre le
mouvement des flâneurs sur la rive et les voiles sur l'eau! Quelle
douce fraîcheur à la tombée du jour! Que d'années écoulées
maintenant sans avoir revu ce fleuve tant aimé! ...

Mais c'est la première fois que Laurent navigue et les impressions
nouvelles amortissent ses regrets.

Le vapeur, après avoir tourné une couple de fois sur lui-même,
avec la coquetterie d'un oiseau qui essaie ses ailes avant de
prendre son essor, a trouvé sa voie et s'éloigne délibérément,
sous la pression accélérée de la vapeur. Le panorama de la grande
ville se développe d'abord dans toute sa longueur et accuse
ensuite les proportions audacieuses et grandioses de ses
monuments. C'est comme si elle sortait de terre: les arbres des
quais élancent tours cimes feuillues, puis les toits des maisons
dépassent la futaie; les vaisseaux des églises, surgissant à leur
tour derrière l'alignement des hautes habitations, regardent même
par-dessus les toitures des entrepôts, des marchés, des halles
historiques; puis plus haut, toujours plus haut, tours, donjons,
campaniles, pointent, montent, semblent vouloir escalader le ciel,
jusqu'au moment où tous s'arrêtent vaincus, essoufflés, sauf la
flèche glorieuse de la cathédrale. Celle-là seule continue son
ascension, laissant loin en arrière les faîtes les plus altiers.
Encore! Encore! À son tour elle abandonne la partie. Elle
surplombe la ville, elle plane sur la contrée. Il l'emporte
suffisamment sur ses rivaux, le beffroi aérien et dentelé, si haut
qu'on ne voit plus que lui à présent. Anvers s'est éclipsé
derrière un coude du fleuve; la tour par excellence marque comme
un phare superbe l'emplacement de la puissante métropole. Et
Laurent contemple la tour de Notre-Dame jusqu'à ce qu'elle se
fonde, lentement, dans les lointains si lointains que l'horizon
bleu en pâlit.

Alors le dévot passager regarde la campagne: polders argileux,
briqueteries rougeoyant parmi les digues verdoyantes; villas
blanches encadrées de rideaux d'arbres, auxquelles de vastes
pelouses, dévalant doucement jusqu'à la rive, ménagent la
perspective du fleuve. Mais, plus encore que le reste, l'Escaut
même impressionne le collégien. Il s'en remplit le coeur par les
yeux, par le nez, par les oreilles avec l'avidité d'un proscrit à
la veillé de l'exil, il fait provision de tableaux qui seront ses
mirages et ses rêves de là-bas durant combien de lendemains!

Accoudé au parapet, à l'arrière, il s'amusait du remous écumeux
causé par la machine foulant les vagues paresseuses, d'un vol de
mouettes s'abattant sur l'eau et s'appelant d'un cri aigre, des
chalands lourds et pansus avec lesquels le yacht se croisait, des
voiles qui marquaient comme des points de repère dans la
profondeur du tableau. Puis Laurent revenait à son entourage: au
mouvement sur le pont, à la manoeuvre exécutée par trois ou quatre
marins de fière mine triés parmi les plus robustes des équipages
de M. Béjard -- car, fondateur d'une double ligne de navigation
entre Anvers et Melbourne et Anvers et Batavia, le propriétaire du
yacht possédait des bâtiments autrement sérieux que cette
embarcation joujou.

-- Vous voyez cette rouche! disait justement Béjard à Mlle
Dobouziez, non loin de Laurent, en lui indiquant des chantiers
établis sur la rive droite. Pardon, mademoiselle, rouche est un
mot technique qui veut dire la carcasse d'un navire en
construction... Elle vous représente l'embryon de ce qui deviendra
un bâtiment de neuf cents tonnes agencé et outillé comme cela ne
s'est jamais vu, la perle de notre flotte marchande et qui
s'appellera Régina, si vous voulez bien nous faire l'honneur, dans
un an, d'en être la marraine.

Et il s'inclina galamment.

-- Dans un an! Nous avons le temps d'en parler, monsieur Béjard...
Puis, ne me trouvez-vous pas un tantinet fluette et pensionnaire
pour tenir sur les fonts baptismaux un poupon de la corpulence de
votre nouveau vaisseau: un navire de neuf cents tonnes! Et moi qui
ne pèse pas même un tonnelet! Car je me suis fait peser l'autre
jour à la fabrique, comme un simple tourteau de stéarine. Songez
donc, s'il arrivait malheur à mon filleul!

-- Oh, dit Béjard avec un ricanement de joueur à coup sûr, il
n'arrive jamais malheur aux bâtiments, de la Croix du Sud... Tous
naissent sous une bonne étoile... Puis, ils sont assurés...

-- C'est égal, répartit Gina, j'ai mon amour-propre de marraine,
et toutes les assurances du monde ne me dédommageraient pas du
chagrin que j'éprouverais en sachant mon gros filleul englouti au
fond de la mer, en aller au royaume des madrépores... Pardon, je
vous rends votre rouche de tout à l'heure... Et rieuse, elle
courut se mêler à un groupe voisin où jacassaient ses amies, les
petites Vanderling.

En entendant la voix claire de Gina, Laurent s'était tourné du
côté des interlocuteurs.

Il dévisageait attentivement le propriétaire du yacht.

Béjard avait, outre l'air orgueilleux, distant et protecteur,
commun à la majorité des gros négociants d'Anvers, quelque chose
de fuyant dans le regard et de sourd dans la voix. Quarante-cinq
ans, la taille moyenne, sec et noueux; la peau jaunâtre, presque
séreuse, le nez crochu, la barbe longue et rousse, les cheveux
châtains rejetés en arrière, les lèvres minces, les yeux gris, le
front bombé, l'oreille contournée; tel l'homme au physique. Dans
son allure et sa physionomie régnaient à la fois la cautèle du
juif moisi derrière le comptoir d'une gasse sordide de Francfort
ou d'une laan d'Amsterdam, et l'audace de l'aventurier qui a écumé
les mers et opéré au grand jour et au grand air dans les pays
vagues. Mais ce mélange de forfanterie et d'urbanité mielleuse,
crispait par son atroce discordance. Chez cet être l'expression
était mixte et disparate; les yeux éteints démentaient la parole
cassante ou, réciproquement, la voix sourde et larmoyante
contredisait l'éclair dur et malicieux des prunelles grises. Avec
cela, correct, homme de savoir-vivre, causeur facile, hôte
prodigue, amphytrion royal.

Dans le monde on ne l'aimait pas, mais on le recherchait
assidûment; on le craignait et pourtant c'était à qui s'effacerait
pour le mettre en avant. Par sa fortune, son activité, son
entregent il avait conquis un réel ascendant, une prépondérance
capitale non seulement dans le domaine des affaires, mais il était
en train de se tailler un rôle dans la politique et même dans ce
qui s'entreprenait à Anvers sous couleur d'art et de littérature.
Il affichait la plus complète tolérance, prônait les idées larges,
se disait cosmopolite, libre-échangiste, utilitaire, jurait par
Cobden et Guizot, affectait, en affaires des allures de yankee,
mais sorti de l'atmosphère du négoce, exagérait en société
l'étiquette, la tenue, le genre des parfaits gentlemen anglais.

Il s'en fallait cependant que l'origine du personnage et de sa
fortune, que son passé cadrât avec son prestige actuel. Des
histoires véridiques, mais étranges et inquiétantes comme des
légendes, couraient sur son compte. Avec un flegme et une sérénité
parfaite il venait d'attirer l'attention de Gina sur le chantier
Fulton. Et pourtant la vue seule de ces lieux eût dû le navrer ou
du moins le rappeler à plus de modestie, mêlés qu'ils étaient à de
déplorables pages de sa vie.

Autrefois, il y avait des années de cela, son père était directeur
de ces mêmes chantiers lorsque les abus inouïs, les actes
monstrueux qui s'y commettaient vinrent au grand jour.

Cédant on ne sait à quelle perversion de la fantaisie, assez rare
chez les gens du peuple, les ouvriers du chantier s'amusaient à
martyriser leurs jeunes apprentis, en les menaçant de tortures
plus atroces encore et même du trépas, s'ils s'avisaient de
divulguer, ces abominables pratiques. Les souffre-douleur,
terrorisés comme les fags des anciens collèges anglais, ne
parvenaient à échapper à ces cruautés qu'en abandonnant à leurs
bourreaux le gros de leur salaire. À la fin pourtant l'affaire
transpira: Le scandale fut immense.

La bande des tortionnaires dénia devant le tribunal et, tant que
dura leur procès, un extraordinaire déploiement de gendarmes et de
militaires eut peine à les protéger contre d'expéditives
représailles populaires, surtout contre la fureur des femmes
tournées en Euménides, dont les ongles les auraient réduits en
charpie. C'est aussi que les débats avaient révélé des mystères
abominables: simulacres de crucifiement, flagellations en masse,
noyades consommées jusqu'à la dernière extrémité, ébauches d'auto-
da-fé. Des enfants enterrés des heures jusqu'au cou; d'autres
obligés de manger des choses dégoûtantes; d'autres encore forcés
de se battre quoiqu'ils n'entretinssent aucune animosité.

La justice écarta toute présomption de complicité directe de
M. Béjard père avec ses subalternes, mais la négligence et
l'incurie du directeur ressortirent d'une façon accablante. La
compagnie l'ayant cassé aux gages, la conscience publique ne se
déclara pas encore satisfaite et, confondant le père Béjard avec
les brimeurs condamnés aux travaux, forcés, elle lui fit quitter
la ville. Une circonstance établie par toutes les dépositions
contribua à cet ostracisme. Le fils du directeur disgracié, alors
un collégien d'une quinzaine d'années, avait présidé plus d'une
fois à ces spectacles et, au dire des acteurs, en y prenant un
certain plaisir. Peu s'en fallut que dans son effervescence
l'auditoire ne réclamât l'emprisonnement du sournois potache qui
s'était bien gardé de dénoncer à son père ceux qui lui procuraient
de si palpitantes récréations.

Après, vingt-cinq ans on apprit que le fils Béjard revenait dans
sa ville natale. Son père s'était enrichi au Texas et lui avait
laissé des plantations importantes de riz et de cannes à sucre,
des domaines immenses comme un royaume, cultivés par une armée de
noirs. À la veille de la guerre de sécession, Freddy Béjard
liquida une partie de ses biens et en plaça le produit sur les
principales banques d'Europe. Il resta pourtant en Amérique au
début de la campagne, moins par solidarité avec les esclavagistes
que pour défendre le reste de ses propriétés. Il fit le coup de
feu, en guérillero, dans la prairie, contre les hommes du Nord.
Enfin, après la pacification, plusieurs fois, millionnaire malgré
de grosses pertes, il rentra à Anvers, songeant peut-être à venger
son nom des éclaboussures et des tares du passé.

Voilà ce qu'on savait de plus clair sur Béjard et ses
commencements, et c'est ce qu'il en avouait lui-même, avec une
certaine jactance, dans ses moments de belle humeur.

Son faste de nabab, les magnifiques entreprises par lesquelles il
collaborait1 à la prospérité extérieure de sa ville natale, lui
ouvrirent toutes les portes, du moins celles du monde, assez mêlé,
des négociants, car l'aristocratie et l'autochtone bourgeoisie
patricienne le tinrent en aussi piètre considération que le menu
peuple.

Si les flatteurs du succès, admirateurs des «malins» et des élus
de la chance, les brasseurs d'affaires, les spéculateurs
s'inclinant devant le million d'où qu'il provienne, oublièrent ou
enterrèrent le passé, les castes plus essentiellement locales, la
population stable, les Anversois de vieille roche se remémoraient,
eux, les scandales anciens et vouaient à Freddy Béjard un mépris
et une antipathie invétérée.

De plus, les récits qui avaient passé l'océan ajoutaient des torts
plus récents à la compromettante affaire du chantier Fulton.

Ainsi, on alla jusqu'à prétendre qu'enragé de la victoire des
Américains du Nord dont la campagne abolitionniste entamait sa
fortune, loin de rendre, après la conclusion de la paix, la
liberté à ses esclaves, il les avait vendus à un négrier espagnol
des Antilles, et que c'était même pour avoir éludé ainsi les
décrets du vainqueur qu'il dut quitter sa seconde patrie. D'après
une autre version, plutôt que de se conformer au décret
d'affranchissement des noirs, il avait abattu les siens jusqu'au
dernier.

Les commerçants traitaient toutes ces histoires de contes de
vieille femme inventés par les envieux et les adversaires
politiques du parvenu. M. Dobouziez, lui-même, sans s'éprendre
pour Béjard d'une sympathie qu'il n'entrait d'ailleurs pas dans
ses habitudes de prodiguer, ne pouvait admettre qu'on rendît
l'entreprenant et courageux armateur responsable d'une faute ou
plutôt d'un accident expié assez durement par son père. Saint-
Fardier, lui, éprouvait pour ce hardi bougre de Béjard une
admiration de connaisseur, il ambitionnait même de lui servir de
limier féroce et fidèle, car il tenait de ces blood hounds au
moyen desquels tes planteurs traquent leurs nègres fugitifs. Au
fond il s'impatientait des scrupules du correct Dobouziez; son
véritable associé eût été Béjard.

Laurent n'avait jamais vu celui-ci; il ignorait ce qui se
racontait sur son compte. Et pourtant un malaise indicible
s'empara de lui en présence de cet homme. Il eut un pressentiment
douloureux, son coeur se contracta, et lorsqu'il se détourna de
l'armateur pour reprendre sa contemplation du paysage, les rives
lui parurent dégager une fatidique tristesse.

Au moment où le chantier Fulton allait disparaître derrière un
tournant de l'Escaut, l'appareil compliqué des charpentes
entourant la rouche du navire en construction revêtit l'apparence
d'un énorme squelette auquel adhéraient ça et là des lambeaux de
chair; et de vêtements, calcinés. Mais cette illusion sinistre ne
dura qu'une seconde et le charme d'autres sites rassura l'humeur,
momentanément troublée, de Paridael.

Lorsqu'elle se produisit il n'attacha aucune importance à cette
hallucination, mais par la suite il devait se là rappeler quand
elle intervint avec un redoublement d'horreur à l'instant le plus
tragique de sa vie.

On s'était dispensé de présenter Laurent au propriétaire du yacht.
Béjard jeta plusieurs fois un regard aigu et méfiant à ce gamin un
peu embarrassé, de ses vêtements tout neufs et qui, se tenant à
l'écart, contemplait avec obstination la nature flamande trop
plane et trop peu accidentée au gré des touristes de profession.
L'armateur s'était même informé de cet intrus, prêt à stopper et à
le faire déposera terre:

-- Laissez, lui dirent les élégants Saint-Fardier en riant de sa
méprise, c'est un petit parent pauvre des Dobouziez... On
l'expédie demain à l'étranger et c'est sans doute là ce qui le
rend si taciturne.

-- Compris! fit Béjard ne prétendant point, par cette exclamation,
pénétrer la nature des impressions de l'orphelin, mais approuver
simplement l'isolement dans lequel on le laissait. Et rassuré sur
l'identité de cette non-valeur, il cessa de s'en occuper.

Dans l'ordre des probabilités, le petit passager de l'arrière ne
possédait aucun titre à l'attention du Crésus. Et pourtant s'il
avait prévu le rôle décisif que cette non-valeur jouerait dans son
existence! Les autres passagers renseignés sur Laurent dans des
termes aussi indifférents ne lui accordèrent guère plus
d'attention. Il ne s'apercevait pas de ce dédain aujourd'hui. Il
se réjouissait de pouvoir s'imprégner, à son aise, des effluves du
terroir aimé.

La cousine Lydie, en robe vert d'eau garnie de lierre, comme une
tonnelle ambulante, s'essoufflait à morigéner la valetaille qui
accompagnait la société avec des bourriches de provisions. Le
cousin Guillaume conférait avec Béjard, Saint-Fardier et l'éminent
avocat Vanderling. Si ces hommes graves faisaient à l'Escaut
l'honneur de le regarder; c'était pour invoquer les avantages
qu'une société de capitalistes retirerait d'une fabrique
d'allumettes chimiques ou d'un magasin de guanos établi sur ses
rives.

Régina, vêtue de mousseline rose thé, la tête bouclée coiffée d'un
large chapeau de paille retroussé à la Lamballe, formait le centre
et l'âme d'un cercle de jeunes filles qu'elle amusait par de
piquantes remarques sur le groupe des jeunes gens au milieu
desquels trônaient les frères Saint-Fardier. Ceux-ci
s'approchaient parfois des rieuses et leur débitaient quelque
déplorable galanterie. Les petites Vanderling, deux blondes
caillettes, potelées et fort affriolantes, leur avaient, comme ils
disaient, «tapé dans l'oeil».

Le yacht accosta d'une façon irréprochable au pied du débarcadère
d'Hémixem. À terre, le programme s'accomplit sans accroc. Pendant
la promenade, les excursionnistes s'informaient principalement du
nom des propriétaires des villas et des châteaux. Les jeunes gens
estimaient la contenance des écuries; les jeunes filles se
récriaient devant les beaux cygnes si blancs et aussi devant les
roses si roses. Et comme toute la troupe s'arrêtait avec quelque
respect devant une grille dorée au bout d'une avenue seigneuriale,
à travers laquelle on apercevait, au delà d'une pelouse, un bijou
de pavillon renaissance:

-- Oui, c'est très beau, fit Béjard, qui les rejoignait avec
Dupoissy, son inséparable... Au baron de Waerlant... Très chic, en
vérité... mais grevé aux trois quarts... On aurait la bicoque pour
cinquante mille francs en sus des hypothèques qui montent bien à
cent mille francs... Avis aux amateurs.

-- Juste châtiment d'un aristocrate fainéant et libertin! approuva
Dupoissy d'une voix nasillarde de chantre d'office funèbre.

Ces chiffres douchèrent l'admiration de ces gens bien élevés,
prétendant tous à une position solide. Ils se hâtaient de
poursuivre leur chemin, avec une moue choquée, honteux de leur
condescendance envers cet immeuble, un peu comme si le
propriétaire aux abois allait déboucher d'un quinconce et leur
emprunter de l'argent.

Après une heure de marche sous la coupole bleue où viraient des
alouettes tirelirantes, parmi les champs où le regain faisait
parfum de toutes ses meules, sans oser se l'avouer, tous
commençaient à en avoir assez de ce vert, de ce bleu, de ces
fermes closes et de ces domaines dont ils ne connaissaient pas les
habitants. On fit halte dans un petit bois de sapins, le seul de
la région, un malheureux bosquet artificiel, planté là tout exprès
par le propriétaire, premier commis des Dobouziez, un garçon
comprenant les «plaisirs de la campagne» et les «déjeuners sur
l'herbe». Or, tous les villégiateurs s'accordent à proclamer qu'il
n'y a pas de déjeuner sur l'herbe sans un petit bois. On avait
longé de superbes avenues de hêtres et de chênes généreusement
ombragées, tout indiquées pour une halte. Mais il fallait un bois,
ce bois fût-il minable et pouilleux!

Les ombrelles de ces dames suppléèrent l'ombre avare des
conifères. On déballa les provisions, on mangea froid et on but
chaud, l'ingénieux appareil à frapper le Champagne ayant refusé
tout service, comme c'est le cas de la plupart des appareils
perfectionnés. Le déjeuner fut très gai cependant, et on ne manqua
pas de sujets de conversation, grâce au maudit appareil et à la
chaleur. Les chenilles et les coléoptères qui tombaient dans les
assiettes et dans le cou des demoiselles permettaient à Gaston et
Athanase Saint-Fardier d'écheniller Angèle et Cora Vanderling,
près desquelles ils s'étaient faufilés et dont la coquetterie les
engluait bel et bien.

Une compagnie de petits paysans revenant de la grand'messe,
regagnaient leur hameau au pas accéléré. D'abord défiants,
timides, les jeannots s'arrêtèrent, puis, après s'être concertés,
rouges comme des gorges de dindons, ils approchèrent, l'un
poussant l'autre, et on chavira dans le tablier des filles et les
poches des sarreaux[3] des garçons, le reste des pâtés de viande,
des sandwichs, les os mal déchiquetés et les carcasses des
volailles, et comme ils se retiraient, on les rappela pour leur
loger sous les bras les flacons à peine entamés.

Cet intermède divertit les promeneurs jusqu'au moment de gagner la
campagne des Dobouziez. Le cousin Guillaume, bon marcheur, aurait
voulu revenir au point de départ par un chemin plus long. Ses
hôtes désirèrent savoir d'abord s'il y avait plus d'ombre de ce
côté et autre chose à voir que des champs et des arbres.

Mais comme, en cherchant bien, M. Dobouziez ne se rappelait point
d'autre «curiosité», dans cette direction; qu'une brûlerie
abandonnée et que le dépôt militaire de Saint-Bernard, la majorité
préféra rebrousser par le chemin le plus court, au risque de se
buter au baron sans le sou.

Rentrés, en attendant l'heure du dîner, les dames montèrent
s'épousseter et se rafraîchir, et les hommes visitèrent «la
propriété».

Au dîner, servi de manière à satisfaire les gens réfractaires à la
gastronomie pastorale, on fut unanime à célébrer le déjeuner sous
bois, et les jeûneurs, lestés à présent, feignirent de s'étonner
de leur appétit. Il est vrai que la promenade, l'air vif...

On prit le café sur le perron. Béjard conduisit Gina au piano et
la pria de chanter. Laurent descendit au jardin, séduit par la
soirée délicieuse, la brise de l'Escaut, les exhalaisons nocturnes
des bosquets, le sensuel et capiteux silence que lutinait le cri-
cri des grillons et que berçait le vol oblique et velouté des
chauves-souris, effarouchées par la présence exceptionnelle des
maîtres de cette campagne délaissée.

La voix de Gina lui arriva claire et perlée, au fond du parc
anglais. Elle chanta la valse de Roméo et Juliette, de Gounod,
divinement; l'interprète fut supérieure au morceau. Elle lui donna
la sincérité qui lui manquait, elle le virtuosa à plaisir. Elle
parodia cette valse frelatée, en exagéra le rythme à tel point
qu'on aurait pu la danser. Laurent trouvait que Gina se montrait
trop la femme de cette valse: la femme du vide, du tourbillon, du
vertige, de la curiosité, du changement de place. Sans avoir lu
Shakespeare, Laurent détestait ce clinquant musical et trouvait
ces roucoulades déplacées: ce chant trop gai, trop rieur, d'une
vivacité et d'un éclat insolent, devenait, pis qu'un air de
bravoure, un air de bravade.

Les auditeurs, Béjard, les Saint-Fardier en tête, applaudirent et
bissèrent. Laurent, à son tour, tâcha d'arriver jusqu'à la belle
cantatrice pour lui faire ses adieux. Le train devait emporter le
potache le lendemain à la première heure. Il avait tant de choses
à dire à sa cousine! Il tenait à la remercier pour les bontés de
cette dernière semaine; à lui demander un souvenir de loin en
loin. Il ne put que balbutier un simple adieu. Elle lui abandonna
négligemment le bout des doigts, ne se tourna pas même vers lui,
continuant d'escarmoucher avec M. Béjard. Laurent désespérait
d'attirer son attention et d'obtenir d'elle un mot, une parole
douce à retenir, quand elle lui jeta avec un sang-froid, un à-
propos, une présence d'esprit vraiment atroce un: «Bonsoir,
Laurent; soyez sage et surtout étudiez bien!»

M. Dobouziez n'eût pas mieux dit!


VIII. DANS LE MONDE

Régina entre dans le monde. Six cents invitations ont été lancées;
deux cents de plus qu'au dernier bal chez le gouverneur de la
province! Il n'est plus question en ville que du grand événement
qui se prépare. Si Mme Van Belt rencontre Mme Van Bilt, après les
salutations d'usage elles abordent le grave sujet de conversation.
Elles s'informent réciproquement des toilettes que porteront leurs
demoiselles. Mme Van Bal rêve d'éclipser Mme Van Bol, et Mme Van
Bul se réjouit de parler de la fête à son amie Mme Van Brul, qui
n'a pas été invitée, par oubli sans doute. Mme Van Brand,
également omise, prétend avoir remercié, quoique n'ayant pas reçu
le moindre carton. Mais toutes sont friandes de détails et
lorsqu'elles n'en obtiennent pas de leurs amies, elles tâchent de
tirer les vers du nez aux fournisseurs. Fleuristes, traiteurs,
confiseurs: les Dobouziez ont tout monopolisé, tout retenu. «Il
n'y en a plus que pour eux», comme disent les Saint-Fardier. Les
autres clients renoncent à se faire servir. Même les plus huppés,
s'ils insistent, s'attirent cette réponse: «Impossible, madame,
car ce jour-là nous avons le bal chez les Dobouziez!» Le traiteur
Balduyn, chargé de l'organisation du buffet et du souper, prépare
des prodiges. Toutes les banquettes des tapissiers et
entrepreneurs de fêtes ont été mises en réquisition. Mais rien
n'égale le coup de feu chez les couturières. À Bruxelles même on
coupe, on taille, on coud, on ajuste, on ourle, on brode, on
chiffonne des kilomètres d'étoffe en prévision de cette
inauguration de la saison mondaine anversoise. Ce que ces
intéressantes tailleuses ont à subir de mauvaise humeur,
d'énervement, de caprices et d'exigences de la part de leurs
belles clientes, leur sera compté dans le paradis, et, en
attendant, en gros billets de mille francs sur cette terre.

Ceux qui donnent la fête ne sont pas moins enfiévrés que ceux qui
y sont priés. Félicité n'a jamais été plus désagréable. Elle
exerce son autorité tyrannique sur le renfort de domestiques et
d'ouvriers chargés des préparatifs, Mme Dobouziez ne tient plus en
place; son embonpoint croissant la désolait: grâce à ce remue-
ménage et à cette gymnastique, elle perdra quelques livres. Gina
et le cousin Guillaume se montrent les plus raisonnables. Ils ont
arrêté, à deux, la liste des invités. Gina est radieuse, le mal
qu'on se donne pour elle et autour d'elle la flatte et l'exalte
encore à ses propres yeux; de temps en temps elle daigne
approuver.

Ce bal, ce bal monstre défraie même les conversations des commis
de la maison, et il n'est pas jusqu'aux ouvriers de la fabrique
qui n'en parlent aux heures de trêve, en buvant leur café froid et
en retirant le «briquet» de leur musette. Ces braves gens ne
savent pas au juste ce qui va se passer, mais, depuis quelques
jours, c'est sous le porche de l'entrée une telle procession de
tapissières, de cartons, de bottes, de caisses, que les natures
les moins badaudes sont distraites de leur labeur.

Heureusement, Laurent est en pension, car il ne trouverait plus
place dans sa mansarde!

Une invitation est parvenue aux trois premiers commis: au teneur
de livres, -- l'homme des plaisirs de la campagne! -- au caissier
et au correspondant. Cela flatte la corporation des plumitifs, et
le saute-ruisseau lui-même ressent quelque orgueil de la faveur
échue à ses supérieurs hiérarchiques. Ces trois élus
représenteront leurs collègues. Entre les heures de besogne, quand
on sait Dobouziez dans la maison, ces messieurs discutent
sérieusement des points d'étiquette, de convenances, de tenue. Les
trois privilégiés consultent d'abord leurs camarades sur la
rédaction de la lettre à envoyer à M. et Mme Dobouziez. Faut-il
l'adresser à Madame ou à Monsieur? D'accord sur cette formule, il
s'agit de s'entendre sur d'autres points d'étiquette. Les gants
seront-ils paille ou gris perle? Mettra-t-on une fleur à la
boutonnière? Faut-il oui ou non parfumer son mouchoir? Le saute-
ruisseau ayant parlé de patchouli comme d'un bouquet très
aristocratique, a soulevé un tel haro, que, depuis, il n'ose plus
risquer une remarque. Et après? Fait-on une visite? Et à quel
moment? «Oh, après, nous verrons!» dit le caissier, l'ami des
champs, l'homme au petit bois de sapins.

C'est la veille... c'est le jour... c'est le soir même de la fête.
Le parquet ciré, les lustres allumés; les larbins, en mollets, à
leur poste. À neuf heures, dans la rue tortueuse et mal pavée
conduisant à la fabrique, se risque un premier équipage, puis un
second, puis il se forme une véritable file. On dirait d'un
Longchamps nocturne.

Le vilain fossé stagnant que, le choléra passé, ses maîtres ne
songent plus à combler, ne fut jamais côtoyé par cavalcade
pareille. Dans son ahurissement, il en oublie d'empoisonner l'air
hivernal.

Les commères, leurs poupons sur les bras, s'amusent au seuil de
leurs masures, à voir défiler les voitures et s'efforcent
vainement de discerner au passage, dans l'ombre, derrière les
glaces embuées, les belles dames blotties dans ces chambrettes
roulantes. Mais les pauvresses n'aperçoivent que les feux des
lanternes, le miroitement des harnais, l'éclair d'une gourmette,
un galon d'or au chapeau d'un cocher. Les bêtes hennissent et
envoient dans la nuit leur haleine blanche. La petite Madone du
carrefour, réduite pour tout luminaire à une vacillante veilleuse,
a l'air aussi pauvre, aussi humble que son peuple de béats.

La fabrique ne chôme pas, cependant. La brigade de nuit a remplacé
les travailleurs du jour et s'occupe d'alimenter les fourneaux,
car les matières ne peuvent refroidir. Pendant que vos maîtres
s'amusent, trimez et suez, braves prolos!

En descendant de voiture sous le porche, les invités emmitouflés
ont un moment, devant eux, au fond de la vaste cour noire, la
vision des murailles usinières et entendent le mugissement sourd
des machines assoupies, mais non endormies, et une odeur dégraisse
intrigue leurs narines. Mais déjà la grande porte vitrée n'ouvre
sur le vestibule encombré de fleurs et d'arbrisseaux et les
bouches à chaleur leur envoient dès l'entrée de tièdes et
caressantes bouffées.

Les trois messieurs du bureau sont arrivés les premiers. Sous les
armes, dès l'après-midi, ils ont loué, à frais communs, un beau
coupé de remise, quoique la fabrique se trouve à un quart d'heure
seulement de leur logis. Il s'agit de représenter dignement le
bureau. Ils laissent leurs paletots au vestiaire, très confus des
prévenances que leur témoignent des messieurs, les favoris en
côtelettes, mis comme des invités. Il faut même que les huissiers
insistent avant que les trois amis consentent à accepter leurs
bons services.

Mme Dobouziez, qui achevait sa toilette, s'empresse de descendre
au salon. Un larbin annonce le trio et l'introduit. La dame fait
un mouvement pour se porter à la rencontre de ces arrivants trop
exacts. Leurs noms ne lui disent rien, mais dès qu'ils se sont
présentés comme trois des colonnes de la maison Dobouziez et Cie,
le sourire accueillant de Mme Dobouziez se pince visiblement. Elle
condescend pourtant à rassurer les commis sur l'état de sa santé;
ils s'inclinent et s'inclinent encore pour exprimer leur
satisfaction. Sont-ils enchantés d'apprendre que la patronne n'a
jamais joui d'une santé plus florissante, hein!

À ce moment de la conversation, Mme Dobouziez prétexte un ordre à
donner et s'excuse. Elle remonte pour ajouter une rose et une
pluie d'or à sa coiffure, décidément trop simplifiée par Régina.

Cependant le monde, le vrai monde s'amène. Mme Dobouziez répète à
satiété une des trois ou quatre formules de bienvenue congruentes
au rang de ses invités.

Il y a M. le gouverneur de la province, M. le bourgmestre et
Mme la bourgmestre d'Anvers, M. le commandant de place et Mme la
commandante de place, M. le général commandant de la province et
Mme la générale, M. le président du tribunal de première instance
et Mme la présidente, M. le colonel de la garde civique et Mme la
colonelle, les grades supérieurs de l'armée, mais surtout M. du
Million et Mme du Million et ces jeunes MM. du Million et ces
demoiselles du Million, avec particule allemande, flamande,
française ou même sans particule, tous les Van du commerce, tous
les Von de la banque, des Janssens, des Verbist, des Meyers, des
Stevens, des Peeters en masse. Et des youtres! Tous les prophètes
et les chefs de tribus du Vieux Testament! Tout ce qui porte un
nom négociable, un nom escomptable à la banque; le gros marchand
de tableaux coudoie l'usurier déguisé, le parvenu du jour se
prélasse à côté du failli de demain. Chaque invité pourrait
justifier de vingt-cinq mille francs de rente ou de deux cents
mille livres d'affaires. Judicieuse et sagace proportion. Si les
noms clamés par l'huissier se ressemblent, les liens d'identité
sont encore plus notoires chez les personnages. Mêmes habits
noirs, même cravates blanches, mêmes claques. Mêmes physionomies
aussi, car la similitude des professions, le culte commun de
l'argent, leur donne un certain air de famille. Les stigmates de
labeurs et de préoccupations identiques font se ressembler les
apoplectiques et les secs, les gras et les maigres. Il y a des
faces épaisses imperturbables et solennelles, contentes d'elles-
mêmes, plus fermées que le coffre-fort de leurs possesseurs; il y
a des têtes inquiètes et futées, mobiles, des têtes de
coulissiers, des têtes de limiers de finances, d'enfants de choeur
qui se gavent des restes des plantureuses hétacombes dévorées par
les grands prêtres de Mercure. Des nez pincés à l'arête, des yeux
qui clignent, des regards qui se dérobent. Ces gens ont la
tentation mal réprimée de se gratter le menton comme lorsqu'ils
méditent une affaire et un bon coup; des bouches sensuelles, le
rictus vaguement sardonique, la patte d'oie, les tempes dégarnies,
des bijoux massifs et consistants à leurs doigts courts et gros et
à leurs ventres de pontifes. Ceux qui vivent généralement au fond
de leurs bureaux ont le visage plus pâle; d'autres, remuants et
voyageurs, gardent sur eux le hâle de la mer et du plein air.

Malgré leur habit uniforme, on les distingue à certains tics: ce
jeune agent de change, embarrassé de ses bras ballants, manipule
son carnet de bal comme son carnet de bordereaux; ce courtier en
marchandises cherche dans ses poches des sachets d'échantillons;
les doigts de cet industriel marchand de laine se portent
magnétiquement vers l'étoffe des portières et des banquettes.
Quelques-uns de ces riches poussent la hauteur et la superbe
jusqu'à la monomanie. Le vieux Brullekens ne touchera jamais à une
pièce de monnaie, or, argent ou billon, sans qu'au préalable
celle-ci ait été polie, nettoyée, décapée de manière à ne plus
accuser la moindre trace de crasse. Un larbin s'échine chaque jour
à fourbir, à astiquer l'argent mignon de Monsieur. De préférence
il s'en tient aux pièces nouvellement frappées et collectionne les
billets fraîchement sortis de la Banque.

Son voisin De Zater ne tendra jamais sa main dégantée à qui que ce
soit, pas même à ses enfants, et s'il lui arrive de polluer par
inadvertance sa droite aristocratique à la main nue d'un de ses
semblables, il n'aura plus de repos avant de l'avoir lavée.

Tous sont savants dans les arcanes du commerce, dans les trucs et
les escamotages qui font passer l'argent des autres dans leurs
propres coffres, comme en vertu de ces phénomènes d'endosmose
constatés par les physiciens; tous pratiquent la duperie et le vol
légal; tous sont experts on finasseries, en accommodements avec le
droit strict, en l'art d'éluder le code. Riches, mais insatiables,
ils voudraient être plus riches encore. Les plus jeunes, leurs
héritiers, ont déjà l'air fatigué par les soucis et les veilles
précoces. Ils ont des fronts vieillots de viveurs mornes excédés
de calculs autant que de plaisirs. Quoiqu'ils soient dans le
monde, leurs yeux se scrutent et s'interrogent, leurs regards
s'escriment comme s'il s'agissait de jouer au plus fin et de
«mettre l'autre dedans». La pratique du mensonge et du
commandement, l'habitude de tout déprécier, de tout marchander,
l'instinct cupide et cauteleux enveloppe leur personne d'une
température de lièvre; ils refrènent a peine leur brusquerie sous
des démonstrations de politesse; leur bienséance est convulsive;
leur poignée de main semble tâter le pouls à votre fortune, et
leurs doigts ont des flexions douces, sournoises, d'étrangleurs
placides qui tordent le col à des volailles grasses. Et chez les
tout jeunes, les blancs-becs, les freluquets, on sent la timidité
et l'humiliation de novices beaucoup plus ennuyés de ne pas encore
gagner d'argent que de ne pas en dépenser à leur guise.

Il existe autant de monotonie ou de ressemblance professionnelle
chez les femmes. Seulement la variété du plumage déguise et masque
les préoccupations collectives. De grosses mamans boudinent dans
leur corset trop lacé, des matrones bilieuses semblent sortir d'un
long jeûne quoique le prix des cabochons incendiant leurs lobes
suffirait pour nourrir durant deux ans une cinquantaine de ménages
pauvres. Quant aux jeunes filles, on en frôle de longues, de
maigres, de précoces, de naïves, de sveltes, de potelées, de
blondes, de brunes, de sentimentales, de rieuses, de mijaurées.
Elles ont les sens affinés, mais les sentiments étroits. Pour
éclipser leurs amies, ces dames déploieront, dans leurs relations
mondaines, autant de machiavélisme que leurs pères, frères et
maris, pour «rouler» leurs concurrents... Leur conversation? De la
plus gazetière banalité.

Les salons s'étant remplis, Régina, que la couturière, la femme de
chambre, le coiffeur et Félicité sont parvenus à parer, vient de
faire son entrée au bras de son père. Parmi tous ces hommes
graves, ses pairs et ses égaux, M. Dobouziez parait le plus jeune
et le moins rébarbatif, du moins ce soir, tant son contentement
paternel éclaire son visage généralement soucieux. Toutefois, en
présentant sa fille, de groupe en groupe, son enivrement ne
l'empêche pas de respecter la hiérarchie administrative ou
financière de ses invités.

L'apparition de Gina provoque un murmure et des chuchotements
approbateurs. C'est pour le coup que Laurent serait ébloui. Dans
sa robe de mousseline et de gaze blanches, semée de minuscules
pois d'argent, du muguet et du myosotis à l'épaulette et dans les
cheveux; sa beauté régulière aux lignes irréprochables se drape
avec des mouvements, des flexions, une harmonie de gestes et de
contours qui feraient damner un sculpteur. Ces grands yeux noirs,
ces lèvres rouges et humides, ce visage de médaillon antique, ce
galbe taillé dans une agate d'un rose mourant, qu'entourent d'une
auréole d'insurrection les torsades de son opulente chevelure,
couronnent les proportions admirables, le modelé délicieux de son
col et de ses épaules.

Cependant, les petits crayons coquets ont fini de courir sur le
bristol satiné des carnets de bal; les bulles enfants se montrent
l'une à l'autre, en chuchotant, la liste de leurs engagements et
se jalousent en secret d'y retrouver le même nom, et se rassurent
en le rencontrant moins souvent sur le carnet de la petite amie.

MM. Saint-Fardier jeunes sont très demandés. Ils tutoient tous les
hommes et sont amoureux de toutes les jeunes filles. Mais ce sont
tout de même les petites Vanderling qui leur «tapent le plus dans
l'oeil». La bouche et le gilet en coeur, ils ont fait provision de
mots qu'ils cherchent à placer. «C'est presque aussi bien que le
dernier bal chez le comte d'Hamberville!» daignent-ils dire de la
soirée.

M. Saint-Fardier, père, mal à l'aise dans son habit, pérore et
gesticule comme s'il entreprenait les ouvriers de la fabrique.

Angèle et Cora portent avec une désinvolture presque garçonnière
des toilettes ébouriffantes et à effet, composées par leur mère,
Mme Vanderling, fille d'un gros ébéniste du faubourg Saint-
Antoine, à Paris, et qui professe pour la province et le négoce un
dédain des plus aristocratiques. Elle n'admire que Gaston et
Athanase Saint-Fardier de la Bellone, du moins élevés à Paris,
ceux-là! et depuis que ces muscadins ont paru distinguer ses
filles, elle pousse résolument Angèle et Cora de leur côté.
Provocantes, capiteuses, stylées par la Parisienne, -- c'est ainsi
qu'on surnomme Mme Vanderling -- une maîtresse-femme, une matrone
rouée comme une procureuse, les petites ne laissent plus de répit
à leurs deux poursuivants et c'est presque le gibier qui traque le
chasseur. Leur père, l'éminent Vanderling, un fort premier rôle
des grandes représentations tribunalices, abandonne à sa femme le
soin de pourvoir les deux fillettes et, retiré dans le petit salon
de jeu, raconte, entre deux parties de whist, le crime passionnel
dont il aura à défendre l'auteur. «Ah! une affaire d'incontestable
ragoût, du Lord Byron, quoi! Lara ou le Corsaire transporté dans
la vie réelle!» fait-il en passant la main dans sa longue barbe
d'apôtre avec un geste que lui apprit un vétéran du barreau
français exilé à Anvers sous l'Empire.

Voici M. Freddy Béjard, accompagné de M. Dupoissy, son familier,
son ombre, son homme de paille, disent les méchantes langues.
M. Dupoissy est la planète qui ne reçoit de chaleur et de lumière
que du soleil Béjard. Ce qu'il est, il le doit au puissant
armateur. Les commerçants seraient assez embarrassés de déterminer
la partie dont s'occupe Éloi Dupoissy. Fait-il -- c'est
l'expression consacrée -- dans les grains, les cafés, les sucres?
Il «fait» dans tout et dans rien. Accostez Dupoissy. S'il est
seul, après deux minutes, il s'informera, d'un air inquiet, de son
maître Béjard. À la suite de son protecteur, il est parvenu à se
faufiler partout. Ce sous-ordre ne répugne à aucune des
commissions dont le charge l'omnipotent armateur. Il méprise les
gens avec qui Béjard ne fraie point, exagère sa morgue, fait
siennes ses opinions. Doucereux, gnangnan, prudhommesque,
poisseux, lorsque Éloi Dupoissy ouvre la bouche; on dirait d'une
carpe mélomane qui se donne le la pour chanter une ode de
Béranger. Venu de Sedan, il se fait passer pour négociant en
laine. Caractéristique: il parle du petit pays qui l'héberge sur
ce ton de protection indulgente si crispant chez les Gaudissarts
de la grande nation. Il se croit chez lui comme Tartufe chez
Orgon, se mêle de tout, découvre les gloires locales, fulmine des
anathèmes littéraires, envoie des articles aux journaux.

En France, pays de centralisation à outrance, le drainage des
valeurs, vers Paris, est formidable. Fatalement il n'existe
province plus plate et plus mesquine que la province française et
c'est de cette province-là que le Dupoissy s'est exilé pour
initier les Anversois à la vie intellectuelle et contribuer à leur
rénovation morale. Terrible tare pour un homme de société, un
mondain aussi répandu: M. Dupoissy empoisonne de la bouche, au
point que Mme Vanderling, la Parisienne, traitant de très haut ce
Français de la frontière, veut qu'il ait avalé un rat mort.

Il a beau combattre ces effluences pestilentielles par une forte
consommation de menthe, de cachou et d'autres masticatoires, la
puanteur se combine à ces timides arômes, mais, pour les dominer,
et elle n'en devient que plus abominable.

Dupoissy ne dansera pas, mais pendant que son patron polke, non
sans souplesse de jarret, avec Mlle Dobouziez, il vante auprès de
la galerie le pouvoir de Terpsichore et avec des mines confites et
gourmandes de calicot obèse, il se rappelle son jeune temps. Et il
parle dévotement du beau couple formé par M. Béjard et Régina;
cela lui évoque, entre autres allégories neuves, la Beauté
activant l'essor du Génie. De pareils efforts poétiques l'altèrent
et l'affament; aussi profite-t-il de l'absence du maître pour
faire de fréquentes visites au buffet et mettre l'embargo sur tous
les rafraîchissements et comestibles en circulation.

Le bal s'anime de danse en danse. Les trois commis présentés à
quelques jeunes filles, peu riches, de fonctionnaires envers qui
les Dobouziez ont des obligations, s'acquittent consciencieusement
de leur tâche, et ces jeunes personnes, étant aussi jolies et plus
aimables que les héritières opulentes, les plumitifs s'estiment
aussi heureux que les Béjard, les Saint-Fardier et les Dupoissy.
L'empressement de Béjard auprès de Mlle Dobouziez ne laisse pas de
préoccuper les mères, qui convoitent l'armateur pour leurs filles
ou la fille du gros industriel pour leurs fils.

Mais qui aurait jamais prévu pareille chose, le danseur distingué
par Gina à ce bal mémorable est le négociant en grains Théodore
Bergmans, ou Door den Borg, comme l'appellent familièrement ses
amis, autant dire toute la population.

Door Bergmans fait même exception, par sa largeur de vues et son
élévation d'esprit, sur ce «marché» égoïste et tardigrade. Il est
jeune, vingt-cinq ans à peine, encore ne les paraît-il pas. À la
fois nerveux et sanguin, la stature d'un mortel fait pour exercer
le commandement, dépassant de plus d'une tôle les hommes les plus
grands de l'assemblée; les cheveux d'un blond de lin légèrement
ondulés, plantés drus et droits au-dessus d'un large front, les
yeux à la fois très doux et très pénétrants, enfoncés sous
l'arcade sourcilière, les prunelles de ce bleu presque violet qui
s'avive ou pâlit à l'action des pensées comme une nappe d'eau sous
le jeu des nuages; le nez busqué, insensiblement aquilin, la
bouche fine, vaguement railleuse, ombragée d'une moustache, de
jeune reître, au menton la barbiche des portraits de Frans Hals;
la voix vibrante et chaude, au timbre insinuant, aux flexions
magnétiques qui remuent l'âme des masses et établissent dès les
premières paroles le courant sympathique dans les foules, une de
ces voix fatales qui subjuguent et suggestionnent, tellement
musicales que la signification des paroles émises ne rentre qu'en
seconde ligne de compte. Fils d'un infime mareyeur -- vendant même
plus d'anguilles que de harengs et de marée -- de la ruelle des
Crabes, les bromures et les iodes, les émanations de sauvagine
saturant la boutique souterraine de son bonhomme de père,
contribuèrent sans doute à doter le jeune Door de cette complexion
saine et appétissante caractérisant les poissonniers et les
pêcheurs adolescents. À l'école primaire, où ses parents
l'envoyèrent sur les conseils de clients frappés par
l'intelligence et la vivacité du gamin, il eut une conduite
détestable, mais remporta tous les prix. Il excellait surtout dans
les exercices de mémoire et de composition, déclamait comme un
acteur. Conduit au théâtre flamand, il se passionna pour la langue
néerlandaise, la seule langue des petites gens. À quinze ans il
fit jouer une pièce de sa façon au Poesjenellekelder, guignol
établi dans la cave de la vieille Halle-à-la-Viande et où vient se
divertir la jeunesse de ce quartier de bateliers et de marchands
de moules. Au sortir de l'école communale il ne poursuivit pas ses
études, il en savait assez pour se perfectionner sans le secours
des maîtres. Attelé au métier paternel, il augmenta la chalandise
par son bagout, sa belle humeur, son esprit acéré, sa faconde
goguenarde. Dans la petite bourgeoisie florissaient alors, et
encore de notre temps, les «sociétés» de tout genre, politiques,
musicales, colombophiles, etc. Bergmans, qui exerçait déjà un
ascendant irrésistible sur ses condisciples, n'eut qu'à se
présenter dans une de ces associations pour être porté d'emblée à
la présidence. Dès ce moment la politique le requérait, mais une
politique large, essentiellement inspirée des besoins du peuple et
spécialement adaptée au caractère, aux moeurs, aux conditions du
terroir et de la race. Il prit l'initiative d'un grand mouvement
de rénovation nationale, dans lequel la vraie jeunesse se jeta à
sa suite. Mais les hautes visées ne le détournaient pas du soin de
son avenir matériel. La fortune lui était favorable. Il plut au
vieux Daelmans-Deynze, cet Anversois de vieille roche, qui lui
avança le capital nécessaire pour étendre son commerce. Délaissant
la poissonnerie, le jeune Bergmans, après un stage profitable chez
son protecteur, se lança dans le grand négoce, notamment dans les
affaires en grains. Il devint riche sans que sa fortune nuisît à
sa popularité. Il resta l'idole des petits tout en s'imposant à
l'estime des gros bonnets et traita de puissance à puissance avec
les plus superbes des oligarques. Il prit la tète du parti
démocratique et national.

Sans remplir encore de mandat, il représentait, à la vérité, une
force plus réelle que celle des députés ou des édiles, élus par un
corps d'électeurs restreint, et vaguement pourris d'influences
exotiques. C'était en un mot un de ces hommes pour qui ses
partisans, soit la majorité de la population autochtone et
vraiment anversoise, se fussent jetés dans le feu, -- un tribun,
un ruwaert. Il avait l'esprit si droit, si lucide, tant de bon
sens, une si grande aménité, que les plus délicats lui
pardonnaient ses légers défauts, par exemple sa forfanterie, ses
gasconnades, sa partialité pour le clinquant et un léger
prosaïsme, une certaine trivialité dans le langage. Le populaire
ne l'en chérissait même que mieux, car il reconnaissait ses
propres tares dans celles de son élu.

Ce tribun violent et souvent brutal devenait, dans le monde, un
parfait causeur. Il parlait le français avec un accent assez
prononcé, en traînant les syllabes et en y introduisant une
profusion d'images, un coloris imprévu. Il exprimait son
admiration aux femmes dans des termes souvent un peu francs, mais
dont ces bourgeoises, excédées de conventions et de banalités,
goûtaient la saveur rare tout en feignant de s'en effaroucher, de
donner sur les ongles au panégyriste et de le reprendre. Bergmans
avait le barbarisme heureux et la licence toujours piquante.

Au bal, chez les Dobouziez, il ne démentit point sa flatteuse
réputation de boute-en-train et de charmeur. Naturellement, son
attention pour Gina. fut grande. Il la voyait pour la première
fois. Sous cette beauté fière, qui flattait son goût des nobles
lignes, du sang généreux, des chairs bien modelées, il devina un
caractère plus original et plus intéressant que celui des autres
héritières. De son côté, Gina n'avait pas manqué de lui réserver
une des danses tant convoitées. La physionomie ouverte et avenante
de Bergmans, l'aisance et le naturel de ses allures,
impressionnèrent cette fière jeune fille qui rencontrait pour la
première fois un jeune homme digne de fixer son attention. En
dehors de la correction et de la nouveauté de leur toilette,
depuis longtemps Gina ne trouvait rien à apprécier chez les Saint-
Fardier. Aussi ne songea-t-elle pas un instant à disputer l'un
d'eux à ses petites intimes Angèle et Cora. Quant au cousin
Laurent Paridael, ce balourd, ce sauvage ne pouvait prétendre tout
au plus qu'à sa protection.

Pendant la danse, Mlle Dobouziez engagea avec Bergmans une de ces
escarmouches spirituelles dans lesquelles elle excellai; mais
cette fois elle trouva à qui parler; le tribun parait les coups
avec autant d'adresse que de courtoisie. À quelques reprises il
riposta, mais comme à regret, en montrant le désir qu'il avait de
ménager sa pétulante antagoniste. Plusieurs fois dans le cours de
la soirée, on les vit ensemble. Même lorsqu'elle dansait avec
d'autres, Gina tâchait de se rapprocher des groupes où se trouvait
Bergmans et se mêlait à la conversation. L'intérêt qu'elle lui
portait n'allait pas sans un peu de dépit contre ce garçon du
peuple, ce révolutionnaire, cette sorte d'intrus qui se permettait
d'avoir à la fois plus de figure et plus de conversation que tous
les potentats du commerce. Au lieu de lui savoir gré de la
modération qu'il mettait à se défendre contre ses épigrammes, elle
fut humiliée d'avoir été épargnée, d'autant plus qu'au premier
engagement elle avait reconnu sa supériorité. Dans chacun des
traits renvoyés, à contre-coeur, par le jeune homme, il avait mis
comme une révérence galante. Il piquait un madrigal à la pointe de
ses épigrammes. Sentiment indéfinissable chez Gina. Admiration ou
dépit? Peut-être de l'aversion; peut-être aussi de la sympathie. À
un moment, se sentant trop faible, elle appela à la rescousse
l'armateur Béjard, reconnu pour un des dialecticiens serrés de son
monde. Elle offrait à Bergmans l'occasion de confondre un des
êtres qu'il rendait responsable de la déchéance morale de sa ville
natale.

Le tribun fut acerbe; il démoucheta ses fleurets; toutefois il
demeura homme du monde, respecta la neutralité du salon où il
était reçu, ne s'oublia pas, tenant surtout à mériter l'estime de
Régina.

Le Béjard, agacé par la modération de Bergmans, ferrailla
maladroitement, devint presque grossier. Pourtant, aucun de ces
deux hommes ne toucha en apparence aux choses que chacun avait sur
le coeur; mais ils se mesuraient, se cherchant les côtés
vulnérables; se disant, d'une façon détournée et comme par
allégories, leurs animosités, et leurs dissentiments, et leurs
incompatibilités, et leurs instincts contraires. Béjard n'était
pas dupe, du tact et de l'esprit conciliant de son adversaire. Ils
lui révélaient une force, un talent, un caractère plus redoutable
encore que ceux qu'il avait appris à connaître dans les réunions
publiques. Le tribun se doublait donc d'un politique? Béjard
n'admettait pas que cette idole du peuple, ce fanatique de
nationalisme, prît tant de plaisir que les autres voulussent bien
se l'imaginer à ces réunions frivoles, à ces conversations, où
tant de choses devaient se dire et se faire à l'encontre de ses
convictions.

Mais c'est que Béjard devinait aussi en quelle aversion Bergmans
tenait les gens de son espèce. Pourtant la belle humeur ironique
et l'aisance du tribun augmentaient à mesure que l'autre
bafouillait.

Béjard finit par s'éclipser. Gina souffrit du succès de Bergmans;
c'était bien impertinent à lui, petit oracle de carrefour, d'avoir
raison contre un augure que M. Dobouziez prisait tant.

Gina rencontra plusieurs fois cet hiver, le tribun dans le monde.
Elle continua de lui témoigner un peu plus d'égards qu'aux autres;
le traita en camarade, mais sans que rien dans sa conduite pût lui
faire croire qu'elle le préférait. Aux petites Vanderling qui la
taquinaient au sujet de son entente avec ce rouge: «Bast! il
m'amuse!» faisait-elle.

Personne n'attachait, d'ailleurs, d'importance à cette
camaraderie.

Bergmans attiré impérieusement par le charme de Gina se faisait
violence pour ne pas lui parler de ses sentiments. La solidarité
de caste et d'intérêts, la communauté de sentiments et
d'aspirations qu'il savait exister entre Béjard et les parents de
Gina le désolaient.

Plusieurs fois il fut sur le point de faire sa déclaration. Entre
temps Gina mettait à courir les bals une ardeur, une fièvre si
inquiétante que M. Dobouziez dut la supplier de prendre du repos
et de ménager sa santé. Elle fut la reine de la saison, la plus
fêtée, la plus adulée, la plus intrépide.

Partout Bergmans et Gina se traitaient avec une familiarité
affectée, essayant de se donner l'un à l'autre le change sur leurs
pudeurs et leurs pensées intimes. Et tous deux s'en voulaient de
cette amitié de parade, de ces expansions frivoles, de ce
flirtage, sous lequel germait un sentiment profond et attendri.

-- Je ne tire pas à conséquence! se disait Door Bergmans, aussi
petit garçon qu'Hercule aux pieds d'Omphale. Elle me considère
comme un plaisantin un peu plus en verve que les autres, voilà
tout! Devine-t-elle seulement la fascination qu'elle exerce sur
moi? ... Que ne suis-je plus riche encore, ou que n'est-elle
pauvre et née dans un autre monde? Depuis longtemps j'aurais
demandé sa main...

Régina ne souffrait pas moins. Elle avait dû finir par se l'avouer
à elle-même, elle aimait cet «anarchiste», elle, la fille bien
née, l'héritière du nom des Dobouziez... Jamais elle n'eût osé
parler à son père de pareille préférence.

Elle en voulait pourtant à Bergmans de ne pas deviner ce qui se
passait en elle.


IX. «LA GINA»

Grand branle-bas aujourd'hui au chantier des constructeurs de
navires Fulton et Cie. On va procéder au lancement d'un nouveau
navire achevé pour le compte de la Croix du Sud, la ligne de
navigation entre Anvers et l'Australie. La cérémonie est annoncée
pour onze heures. Les derniers préparatifs s'achèvent. Comme un
papillon immense, longtemps serré dans sa chrysalide, le navire,
complètement formé, a été dégagé de son enveloppe de charpentes.

Le chantier est orné de mâts, de portiques, disparaissant sous une
profusion de «signaux», de pavillons, d'oriflammes de toutes les
couleurs et de toutes les nationalités, parmi lesquels domine le
drapeau rouge, jaune et noir de la Belgique. D'ingénieux
monogrammes rapprochent les noms du navire, de son constructeur,
de son armateur: Gina, Fulton, Béjard. Ici figurent le millésime
de l'inauguration et celui de l'achèvement du travail.

Près du navire se dresse une tribune, tendue de toile à voile que
le vent humide secoue par moments d'une façon assez rageuse.

Non loin de l'eau repose, comme une baleine échouée, l'immense
bâtiment. La puissante carcasse, étalonnée, fraîchement peinte en
noir et rouge, À la poupe, en lettres d'or, dans une sorte de
cartouche sculpté, figurant une sirène, on lit ce mot: Gina.

Dès le matin, le chantier se garnit de curieux. Les invités munis
de cartes prennent place sur les gradins de la tribune. Au premier
rang, des fauteuils en velours d'Utrecht attendent les autorités,
la marraine et sa famille. Les badauds de peu d'importance et les
ouvriers se placent au petit bonheur à proximité du rivage et du
bateau.

Il fait un soleil glorieux comme celui qui brillait il y a près
d'un an, lors de l'excursion à Hémixem. Tout ce qui a la
prétention de donner le ton, de régir l'esprit, la mode et la
politique, se retrouve là comme par hasard. Ils se prélassent, les
gens qui comptent: les Saint-Fardier, les Vanderling, les
Brullekens, les De Zater, les Fuchskop, nombre de Verhulst, de
Verbist, de Peeters et de Janssens, tous les Von et les Van de
l'autre fois; toujours les mêmes.

Le Dupoissy est radieux et se donne de l'importance comme s'il
était à la fois auteur, propriétaire et capitaine du navire.

Les dames chiffonnent des toilettes charmantes, pleines
d'intentions. Angèle et Cora Vanderling minaudent à côté de leurs
fiancés, les jeunes Saint-Fardier, qui étalent un élégant négligé
bleu à boutons d'or, jouant l'uniforme des officiers de marine.

Door Bergmans aussi est de la fête, accompagné de ses amis, le
peintre réaliste Willem Marbol et le musicien Rombaut de Vyveloy.

Cependant, tout est prêt. L'équipage se réunit sur le pont du
navire, selon l'usage. Les matelots, endimanchés et astiqués,
francs et débonnaires gaillards, rappelleraient à Laurent, s'il
était de la partie, son brave Vincent Tilbak. Un peu embarrassés
de leurs membres, on dirait que cette façon de parader sur un
navire encore à terre n'est pas de leur goût. Mêlés à l'équipage,
des badauds ont voulu se donner l'émotion de descendre avec le
navire. Le patelin Dupoissy voudrait bien se joindre à ceux-ci,
mais ses fonctions délicates l'attachent au rivage. En attendant
l'arrivée du maître, c'est lui qui se charge de recevoir le monde,
de caser les dames sous la tente, et aussi de faire l'office de
commissaire et de déloger, au besoin, les profanes. Il a
conscience de son importance, le radieux Dupoissy. Voyez-le
conduire, près du bateau, les demoiselles Vanderling et leur
expliquer, avec des termes techniques, le détail de la
construction. Il leur confie aussi, d'un petit air mystérieux,
qu'il a préparé quelques vers «bien sentis».

Pour se défaire du fâcheux raseur, le rédacteur du grand journal
commercial a promis de les intercaler dans le compte rendu.

Plusieurs équipes des travailleurs les plus vigoureux et les plus
décoratifs du chantier attendent, à portée du navire, le moment de
lui donner la liberté complète. Il ne manque plus que les
autorités et les principaux acteurs, les premiers rôles de la
cérémonie qui se prépare. Au dehors du chantier, sur les quais, en
aval du fleuve vers la ville, des milliers de curieux refoulés des
installations Fulton, où l'on s'entasse à s'étouffer, sont postés
pour prendre leur part du spectacle, se piètent avec un tumulte
d'attente, un brouhaha d'endimanchement.

Attention! Dupoissy, un mouchoir attaché au bout de la canne, a
donné un signal, comme le starter aux courses.

Des artilleurs improvisés, dissimulés, derrière les hangars, font
partir des bottes. Le canon! se dit la foule en se trémoussant
dans un délicieux frisson d'attente. Les jeunes Saint-Fardier
plaisantent Angèle et Cora qui ont sursauté.

Un orphéon entonne la Brabançonne.

-- Ils arrivent! ils arrivent!

Ils arrivent en effet. Descendant de voiture, voici le
bourgmestre, le parrain du navire, donnant le bras à la marraine,
Mlle Dobouziez, éblouissante dans une toilette de gaze et de soie
rose; puis M. Béjard menant la maman Dobouziez, plus fleurie, plus
feuillue et plus emplumée que jamais, surtout que Gina a renoncé à
contrarier son innocente manie. Derrière, vient M. Dobouziez
conduisant la femme du constructeur. Le populaire, contenu à
grand'peine par la police, aux abords de l'enclos réservé,
s'émerveille naïvement devant la beauté de Mlle Dobouziez. Il a
acclamé Door den Berg, mais il fait entendre des grognements au
passage de Béjard. Et il se trouve, dans plus d'un groupe de cette
cohue de bonnes gens et même sur les banquettes de la tribune, des
narrateurs pour établir un rapprochement entre la cérémonie
brillante qui se passe aujourd'hui, au chantier Fulton, et les
atrocités qui s'y commettaient il y a vingt-cinq ans, sous la
responsabilité de Béjard, le père, et avec la complicité de Freddy
Béjard, le futur armateur. Mais les huées mal contenues et les
murmures se noient dans l'allégresse moutonnière et la jubilation
badaude. Lorsque le cortège imposant a gagné ses places, nouveau
coup de canon. La musique va repartir, mais Dupoissy fait un signe
furieux pour lui imposer silence. Et se plantant devant la
tribune, sur la berge, à quelques pas du navire, il tire de sa
poche un papier à faveur rose, le déplie, tousse, s'incline,
dégoise de sa voix de chevreau sevré avant terme une kyrielle
d'alexandrins rances, que personne n'écoute d'ailleurs. De temps
en temps, entré les conversations, on en saisit un hémistiche:
«Vaisseau fils de la terre -- conquérant de l'onde -- sur la plage
lointaine -- va saluer pour nous -- poindre à l'horizon des
eaux... symbole de nos lois... royaume d'Amphitrite...»

-- Que de chevilles! Vous verrez qu'il n'en ratera pas une!
murmure Mme Vanderling à l'oreille de Gaston Saint-Fardier, c'est
un véritable almanach des Muses que ce bonhomme-là!...

Il a fini. Quelques bravos discrets. Des «Pas mal! pas mal!»
proférés à demi-voix; des «ouf!» de soulagement chez la plupart
des auditeurs. Enfin se prépare la phase véritablement émouvante.
La musique joue l'air de Grétry «Où peut-on dire mieux»,
M. Fulton, le constructeur, court donner un ordre à ses ouvriers.

Sous la puissance des coups de bélier et du coinçonnage destiné à
le soulever, l'immense bâtiment, immobile jusqu'à présent,
commence à se mouvoir insensiblement. Tous les yeux suivent, non
sans anxiété, les efforts de la robuste théorie d'ouvriers massés
sous l'avant du navire, et l'étayant de ce côté, armés de barres
d'anspect afin de le faire glisser plus rapidement sur la
coulisse. Pieux, ventrières, étançons sont tombés, les dernières
accores ont sauté.

Cependant Béjard a conduit Mlle Dobouziez près de l'amarre.
Prenant une élégante hachette au manche garni de peluche, effilée
comme un rasoir, il l'offre à la marraine et l'invite à rompre
d'un coup sec le dernier câble de retenue. La belle Gina, si
adroite, s'y prend mal, elle attaque le chanvre, mais l'épais
tressis tient bon. Elle frappe une fois, deux fois, s'impatiente,
ses lèvres profèrent un petit claquement irrité. Le silence de la
foule est tel que les spectateurs haletants, retenant leur
souffle, perçoivent ce mutin accès de mauvaise humeur de l'enfant
gâtée. Les loustics rient.

-- Mauvais présage pour le navire! se disent les marins.

-- Et pour la marraine! ajoutent des regardants.

Comme Mlle Dobousiez n'en finit pas, Béjard s'impatiente à son
tour, reprend l'outil récalcitrant et cette fois, d'un coup ferme
et nerveux, il tranche la corde.

La masse énorme crie sur ses ais, se met lentement en branle et
dévale majestueusement vers son domaine définitif.

Moment pathétique. Qu'y a-t-il pourtant là pour faire battre tous
ces coeurs, non seulement les simples, mais encore les plus vains
et les plus fermés, plus difficiles à émouvoir que l'énorme
colosse même?

En gagnant le fleuve, le navire auquel s'est communiqué une vie
étrange, continue de crier et de rugir. Rien de majestueux comme
cette rumeur prolongée dont retentissent les flancs de la Gina.
Certains chevaux hennissent ainsi de plaisir et de fierté, au
moment où l'homme met à l'épreuve leur vigueur et leur vitesse.
Puis, brusquement, d'un trait, il franchit, comme un plongeur
impatient, la distance qui le séparait encore de la nappe
ondoyante et il s'enfonce avec fracas dans l'Escaut que son entrée
fait tressaillir et qui semble écarter, pour le recevoir, ses
masses écumantes.

Alors, la rumeur du navire ayant cessé, de la foule s'élèvent des
hourrahs! formidables et prolongés. La musique déchaîne de
nouvelles et entraînantes fanfares, les salves reprennent, un
immense drapeau tricolore est hissé au sommet du grand mât.
L'équipage de la Gina éclate à son tour en cris de jubilation, et
ses passagers pour rire, convaincus de leur importance, agitent
mouchoirs et chapeaux.

Bientôt le navire se prélasse au milieu du fleuve, et vire
gracieusement, avec une dignité et une aisance de triomphateur. Ce
n'est plus la masse lourde, rébarbative et un peu piteuse qu'on
admirait tout à l'heure, de confiance, car un navire hors de l'eau
a toujours l'air d'une épave, mais depuis qu'il est entré dans son
élément, il s'est allégé et animé. Voilà même qu'on met sa machine
en mouvement, ses lourdes hélices battent l'eau, la fumée
s'échappe par sa cheminée énorme. Son formidable organisme
fonctionne, ses muscles de fer et d'acier s'agitent, il gronde, il
respire, il souffle, il vit. Et les hourrahs parlent de plus
belle. Cependant, à terre, sous la tente, l'agent de M. Fulton
faisait circuler des coupes de Champagne et des biscuits, les
hommes trinquaient avec bonhomie, en affectant de la rondeur et de
l'expansion, à la fortune de la Gina. Tous s'empressaient autour
de la belle marraine afin de lui exprimer leurs voeux pour son
brillant filleul. Gina portait le verre à ses lèvres et saluait à
chaque toast, avec un sourire fin et digne. Les petites Vanderling
buvaient en conscience; serrées de près par leurs fiancés, elles
affectaient d'être chatouillées, se renversaient à faire craquer
leur canezou, en riant comme de petites folles, blanches,
grassouillettes, le menton charnu, les lèvres très rouges, les
yeux pleins de science amoureuse.

Béjard redoublait de prévenances et d'attentions auprès de Gina.

-- Vous voilà attachée à ma fortune, mademoiselle, disait-il, non
sans intention. Dans cette Gina qui m'appartient et qui fera
honneur à son nom, je n'en doute pas, je me plairai à retrouver
quelque chose de votre personne. D'ailleurs, les Anglais, nos
maîtres en commerce, ont fait aux vaisseaux l'honneur de les
assimiler à la femme. Pour eux tous les objets sont indifféremment
du genre neutre. Les navires seuls appartiennent au beau sexe...

-- Je me sens assez petite fille à côté de cette imposante
matrone! répondit Gina en riant. Et j'ai peine à croire que je
l'ai tenue sur les fonts baptismaux; c'est plutôt elle qui semble
m'accorder son patronage... Et ceci explique mon émotion de tout à
l'heure... Ah! vrai, j'ai senti l'aplomb m'abandonner...

M. Dobouziez, mis en veine de générosité par le succès de sa
fille, toujours soucieux de suivre l'usage et de ne pas lésiner
dans les circonstances publiques, avait fait appeler le
contremaître.

-- Tenez, dit-il, en lui remettant cinq louis, voici les dragées
du baptême! Partagez-les entre vos hommes et qu'ils les fassent
fondre à leur soif.

-- Quelle idée! grommela Saint-Fardier père à l'oreille de Béjard.
Les brutes ne tiennent déjà plus sur leurs jambes! C'est moi qui
leur en ficherais des pourboires! Il faut voir comme je les
dégrise le lundi, à la fabrique!

Après avoir exécuté quelques voltes et manoeuvres, pour se montrer
sous tous ses avantages au monde connaisseur et élégant qui
assistait à ses premiers ébats, la Gina redoubla de vitesse, et
s'en fut, délibérément, vers la rade, réjouir d'autres
spectateurs. Une place lui avait été aménagée, à quai, en
attendant qu'elle complétât son outillage, son équipement et
qu'elle prit son premier chargement de marchandises et de
passagers. Il était convenu, entre l'armateur et le capitaine,
qu'elle gagnerait la mer dans huit jours.

Dupoissy, assez mortifié du peu de succès de ses vers, s'était
approché de l'eau et, la coupe remplie de Champagne, posté à
l'extrémité de l'appareil même d'où s'était élancé le navire, il
interpella les autres personnes de la compagnie, de l'air d'un
escamoteur sur le point d'exécuter un nouveau tour: -- Attention!

Tout le monde tourna les yeux de ce côté. Le Sédanais avait sifflé
verre sur verre, lorsqu'on ne s'occupait pas de lui et, désaltéré,
même un peu gris, il se rappelait le mariage du Doge et de
l'Adriatique et les antiques libations des païens à l'Océan pour
se rendre propices Neptune et Amphitrite.

-- Que ce nectar de Bacchus répandu dans le royaume des ondes
assure à la glorieuse Gina la clémence des éléments!

Il dit et se pencha un peu, chercha une attitude noble, en se
tenant sur une jambe, et versa le Roederer dans le fleuve. Mais le
gros homme faillit l'y suivre; si Bergmans ne l'avait retenu par
les basques de son habit, il piquait une tête. On applaudit et on
pouffa.

-- Bon, voilà notre barde qui va se plonger dans le Permesse!
ricanait la Parisienne.

-- Prenez garde, monsieur, les dieux anciens, le vieil Escaut, ne
semblent pas goûter votre parodie de leurs rites! dit le tribun à
Dupoissy.

-- Ah oui, je suis un profane, un étranger, n'est-ce pas? répliqua
avec dépit le pseudo-marchand de laines, au lieu de remercier son
sauveteur. Il n'appartient qu'aux Anversois pur sang de
ressusciter les antiques religions!

-- Je ne vous le fais pas dire! ajouta Bergmans, en riant.

On se séparait; les invités regagnaient leurs voitures. Les
ouvriers, nantis du pourboire, acclamaient, avec plus de
conviction qu'à l'arrivée, les importants personnages. L'après-
midi il devait y avoir grand bal au chantier pour tout le
personnel; on mettrait quelques tonneaux en perce. En exécutant
les préparatifs de cette nouvelle partie du programme quelques-uns
des compagnons fringuaient. Friands d'observation, Marbol et son
ami Rombaut se promettaient de revenir l'après-midi avec Bergmans.

-- Et vous, se hasarda de dire celui-ci à Régina, n'assisterez-
vous pas aux ébats de ces braves gens; à cette joie qui sera un
peu votre oeuvre?

Elle eut une moue dégoûtée.

-- Fi! répondit-elle, je n'en aurai garde. C'est bon pour des
démocrates de votre espèce. Vous vous entendriez parfaitement avec
Laurent.

-- Qui ça, Laurent?

-- Un cousin, très éloigné, -- au propre et au figuré, car il est
en ce moment en pension à quelque cent lieues d'ici... qui
accorde, comme vous, de l'importance à ce monde commun... Mais il
n'a pas même comme votre ami Marbol l'excuse de les peindre et de
s'en faire de l'argent, ou, comme vous la perspective de devenir
président de la République et Ville libre d'Anvers.

Elle ne se rappelait Paridael que pour établir un rapprochement
désobligeant, du moins dans sa pensée, entre Bergmans et le
collégien. Elle en voulait un peu au tribun de ce qu'il ne se fût
pas assez occupé d'elle pendant cette cérémonie et l'eût laissée
tout le temps avec Béjard.

-- Décidément, pensait Door, des abîmes d'opinions et de
sentiments nous séparent! Je ferai l'impossible pour les
combler... Elle est assez intelligente et je lui crois au fond
beaucoup de droiture; si elle m'aimait, je l'aurais vite
intéressée à mon oeuvre, au but de ma vie. Je m'en ferais une
alliée. Si elle m'aimait! Car malgré sa hauteur et ses dédains, et
sa soumission aux préjugés, je persiste à la trouver déplacée dans
son monde. Elle vaut ou vaudra mieux que ses parents. Il doit y
avoir place en elle pour de généreux mouvements et des pensées
supérieures... Sa beauté et son instinct contredisent son
éducation... Que ne puis-je la disputer à ces épouseurs
richissimes qui rôdent autour d'elle! ...


X. L'ORANGERIE

Une année s'écoula encore. Le jeune Paridael obtint enfin de
retourner quelques semaines au pays. Dobouziez lui fit passer un
examen sommaire duquel il résulta que ce gamin s'ingéniait plus
que jamais à «mordre» aux branches dont le tuteur faisait le moins
de cas ou qu'il les étudiait à un point de vue tout opposé aux
intentions de cet homme pratique.

Ainsi, au lieu d'apprendre des langues modernes ce que doit en
savoir un bon correspondant commercial, il s'était bourré la tête
de billevesées littéraires.

-- Je vous le demande! comme s'il n'existait pas assez de
sornettes en langue française! se récriait le cousin Guillaume.

Laurent était devenu un grand rougeaud aux cheveux plats, d'une
santé canaille de manoeuvre; mais sous ces dehors trop matériels,
sa physionomie épaisse et maussade, ce pataud cachait une
complexion impressionnable à l'excès, un intense besoin de
tendresse, une imagination exaltée, un tempérament passionné, un
coeur altéré de justice. Son apathie extérieure, compliquée d'une
insurmontable timidité et d'une élocution lente et embarrassée,
entravait et contrariait des sons, d'une acuité presque morbide,
des nerfs vibrants et hypéresthésiques. Sous sa torpeur couvaient
de véritables laves, des fermentations de nostalgies et de désirs.

Dès sa plus tendre enfance il avait présenté quelque chose de
différent, d'incompatible, qui avait inquiété ses parents pour son
avenir. Le pressentiment des épreuves que lui réservait le monde
leur rendait plus cher encore ce rejeton à la fois disgracié et
élu. Mais en dehors de ces bien-aimés à qui la promiscuité du sang
et de la chair révélait les mérites du sujet, peu d'êtres devaient
l'apprécier. Il n'y avait pas à dire, le gamin déconcertait
l'observation immédiate, rebutait les avances banales, ne payait
pas de mine. Alors qu'il débordait de sentiments et de pensées, ou
bien une pudeur, une fausse honte l'empêchait de les exprimer, ou
bien, voulût-il les traduire, ce qu'il en disait prenait un air
grimaçant outré, et dépassait le but imposé par la norme et les
convenances.

Laurent serait fatalement incompris. Les meilleurs et les plus
pénétrants se méprenaient sur son compte ou s'alarmaient de ses
enthousiasmes débridés, de ses raisonnements poussés à l'extrême.
Il se livrait à des démonstrations intempestives auxquelles
succédaient de brusques abattements. Des sorties exaltées
s'étranglaient net dans la gorge et finissaient par un
inintelligible, rauque et presque animal grognement, comme si son
âme jalouse eût vivement rappelé, à l'intérieur, cette volée
d'incendiaires captifs ou comme si lui-même eut désespéré de se
faire comprendre et reculé devant l'inouïsme de ses effusions.
Tels, parfois, la pantominie et les vagissements du sourd-muet sur
le point de parler. Ses impressions et ses impulsions le
congestionnaient.

En pension, il ne se fit que de rares camarades. On l'eut pris
pour souffre-douleur si ses poings de maroufle n'eussent tenu les
brimeurs en respect.

La mort prématurée des siens contribua non pas à le dégoûter de la
vie, mais à la lui faire comprendre à sa façon, aimer pour
d'autres motifs, voir par d'autres yeux, prendre à rebours des
codes, des morales et des conventions. Il devint de plus en plus
taciturne. Son apparente inertie représentait celle d'une
bouteille de Leyde saturée de fluide à en éclater. Souffrant,
toujours tendu, pléthorique, ses instincts se dédommageraient de
la longue contrainte, il se débonderait d'un seul coup,
s'assouvirait sans mesure, se perdrait à tout jamais, mais en
s'étant vengé de la vie. Capable de tous les dévouements, de
toutes les délicatesses, mais aussi de tous les fanatismes, dans
certains cas il aurait réhabilité le vice et apologié le crime; il
fût devenu suivant les circonstances un martyr ou un assassin;
peut-être les deux à la fois.

À l'un de ces dîners de demi-apparat, fréquents à présent chez ses
tuteurs, le jeune Paridael fit la connaissance de Door Bergmans.
L'air franc, la prestance, l'allure ouverte, les bons procédés du
tribun apprivoisèrent le jeune sauvage. Jamais les habitués de la
maison ne faisaient attention au petit parent pauvre. Gina
plaisanta Bergmans; «Vous vous rappelez ma prédiction le jour du
lancement du navire? -- Parfaitement, répondit Door. Et je vous
avouerai que si c'est là le garçon auquel vous faisiez allusion,
il m'intéresse au superlatif. Les quelques mots que je lui ai
arrachés révèlent une nature bien au-dessus de l'ordinaire!

Gina parut ne point prendre cet éloge au sérieux, mais, depuis,
elle condescendit à s'entretenir plus fréquemment avec son cousin.

Cependant le mariage de Gina ne se décidait pas aussi facilement
que M. Dobouziez avait pu le supposer. Quantité d'obstacles
surgissaient contre l'établissement de l'héritière, toute
millionnaire et ravissante qu'elle fût. Les prétendants
redoutaient son caractère tranchant et impérieux et aussi son goût
du faste. Les adulateurs ne manquaient pas. C'était autour d'elle
une nuée de courtisans, un assaut perpétuel de flirtage et de
galanterie, mais aucun prétendant ne se présentait.

Cora et Angèle Vanderling, plus jeunes que Gina, venaient
d'épouser Athanase et Gaston Saint-Fardier. Elles importunaient
leur amie de confidences d'alcôve et lui vantaient les libertés
que procure l'existence conjugale. Elles menaient toutes deux
leurs lymphatiques maris par le bout du nez et se gênaient moins
que jamais pour coqueter avec les galants. Saint-Fardier père,
enchanté de se débarrasser de ses fils, leur avait obtenu à l'un
un bureau d'agent de change, à l'autre une position de
«dispacheur» ou expert en avaries. Vanderling, de son côté, avait
très décemment doté ses fillettes. Les deux jeunes ménages
menaient fort grand train, et les appétissantes blondines, d'une
beauté de plus en plus radieuse et épanouie, s'abandonnaient à
tous leurs caprices et à tous leurs penchants.

Avec Bergmans, Béjard demeurait le plus assidu visiteur des
Dobouziez. Laurent, qui savait aujourd'hui les antécédents de
l'armateur, ne lui cachait pas son aversion. Enclin à un vague
swedenborgisme, il s'expliquait à présent le moment
d'hallucination qu'il avait eu, autrefois, sur l'Escaut, lors de
l'excursion à Hémixem. À Laurent, Freddy Béjard semblait exhaler
les corrosives vapeurs des acréolines, incorporer aussi les
machines tueuses d'hommes, amputeuses de saine et florissante
main-d'oeuvre. Aussi combien Laurent souffrait de voir ce
satellite sinistre et néfaste graviter incessamment dans l'orbite
de la radieuse Gina. Béjard avait l'intuition du sentiment qu'il
inspirait au collégien et s'amusait à l'agacer, mais à distance,
prudemment, comme on fait à un chien de garde qui pourrait se
détacher:

-- Ma parole, disait-il souvent à Gina, c'est qu'il n'a pas l'air
rassurant, du tout notre jeune maroufle! Voyez donc de quels yeux
d'assassin il nous couve? Ne lui arrive-t-il pas de mordre? À
votre place je le musellerais!

Disons à la louange de Gina que si l'éloge du petit sauvage par
Bergmans ne laissait pas de l'agacer, elle était néanmoins tentée
de prendre le parti de son cousin contre les sarcasmes de Béjard.

Laurent se rapprochait d'autant plus de Bergmans qu'il le savait
compétiteur de Béjard. Il avait entendu le tribun parler en public
et, profondément séduit par son éloquence imagée et savoureuse, il
n'était plus seulement son ami, mais encore son partisan.
Pourtant, par degrés, un sentiment de jalousie s'emparait de lui.
Lequel? Si vague qu'il n'aurait su dire au juste s'il était jaloux
de Gina ou de Bergmans?

Une plaisanterie inoffensive du tribun faite devant Régina le
blessait. Il tournait alors le dos à son ami, le boudait durant
des jours, se montrait plus atrabilaire encore avec lui qu'avec
les autres.

-- Qu'a donc encore une fois notre petit cousin? demandait
Bergmans.

Mais au contraire de Béjard qui se divertissait de ces accès
d'humeur, Bergmans se rapprochait du pauvret, le grondait
doucement avec tant de vraie bonté que l'enfant finissait par se
rapprivoiser et par lui demander pardon de ses lubies.

Depuis la puberté, son sentiment capricieux et indéfini pour la
jeune fille s'était exaspéré d'énervantes postulations charnelles.
L'âge ingrat rendait son caractère encore plus impressionnable.
Les exigences du tempérament s'impatientaient de sa réserve et de
sa timidité natives.

À la pension, alors qu'il courait ses quinze ans, il lui était
arrivé de défaillir comme une fillette aux effluves trop vifs des
jardins printaniers. Les lutineries du renouveau, les bouffées des
crépuscules orageux, ces lourdes brises d'avant la pluie, qui
s'abattent dans les hautes herbes et semblent s'y panier, trop
ivres pour pouvoir reprendre leur essor, l'atmosphère des
solstices d'été et de l'équinoxe d'automne chatouillaient Paridael
comme le contact de bouches invisibles.

En ces moments la création entière l'embrassait et, démoralisé,
hors de lui, il aurait voulu lui rendre caresse pour caresse! Que
ne pouvait-il étreindre dans un spasme de totale possession les
grands arbres qui le frôlaient de leurs branches, les meules de
foin auxquelles il s'adossait, et toutes les ambiances parfumées
et attendries! Il lui tardait de s'absorber à jamais dans la
nature en fermentation! Ne vivre qu'une saison, mais vivre la vie
de cette saison! Quelle mélancolie bénigne, quelle délicieuse
angoisse, quel renoncement de son être, quelle morbidesse déjà
posthume! Un jour le timbre si particulier d'un alto lui avait
arraché des larmes. Ce son veloureux et grave, sombre et opulent
comme un manteau nocturne ou un sous-bois automnal, il le
retrouvait, à présent dans la voix de sa cousine. Il assimilait le
despotisme de cette voix à la vertu des nuits insolites, ne
procurant que de dérisoires sommeils, nuits propices aux
cauchemars, aux conjurations et aux attentats -- les nuits du
Moulin de pierre!

Il ne cessait pas, croyait-il, d'en vouloir sincèrement à Gina; il
la jugeait avec plus de sévérité et de rancune que jamais. Et
pourtant l'idée qu'elle n'agréait personne lui causait une
certaine joie. Non seulement il se réjouissait du dédain et de la
malice avec lesquels elle traitait Béjard, mais il était presque
heureux lorsqu'elle taquinait et rebutait Bergmans. En apparence
elle n'encourageait pas plus l'un que l'autre. «La mauvaise!» se
disait Laurent avec une artificielle et laborieuse indignation. «À
la place de Door je lui répondrais de la belle façon!»

Ombrageux comme il l'était, il remarqua un jour l'intonation
tendre et presque passionnée qu'elle mit dans quelques paroles
sans conséquence adressées au tribun. Il en fut tellement troublé
que, demeuré seul avec elle, il osa lui dire à brûle-pourpoint:
«Et pourquoi n'épouseriez-vous pas M. Bergmans, ma cousine?» Elle
éclata de rire et le regarda dans le blanc des yeux. «Moi, épouser
un partageux comme lui, devenir la citoyenne Bergmans?» s'écria-t-
elle avec un accent de sincérité auquel Laurent se laissa prendre.

Tout en protestant contre ses paroles, au fond il en était ravi.
Elles le rassurèrent à tel point qu'il feignit de reprocher à
Bergmans ses hésitations et ses lenteurs. Il rusait sans
préméditation, d'instinct; indigné de ses propres diplomaties,
furieux de voir tous les mouvements d'une conscience droite et
probe contrariés et paralysés dans les rets de sensorielles
duplicités. S'il servait ostensiblement son ami Bergmans, c'était
malgré le cri de sa chair.

-- Me marier, moi? Demander la main de Mlle Dobouziez! Tu
plaisantes, fiston!» se récria Bergmans à la perspective que
venait de lui suggérer, non sans anxiété, le jeune Paridael. «Qui
diable t'a logé cette idée dans la caboche? D'abord cette femme
est trop riche pour moi... Et comme l'autre le pressait: «À te
dire vrai, je l'aime et me suis fait une délicieuse habitude de sa
présence! Si elle m'avait encouragé le moins du monde, peut-être
aurais-je osé m'en ouvrir au père Dobouziez... Mais ce que tu
viens de m'évoquer est un avertissement... D'autres que toi auront
remarqué mon assiduité... Il est temps que je cesse de
compromettre ta cousine.»

-- Quel dommage! fit Laurent. Vous sembliez faits l'un pour
l'autre.» Et malgré cette conviction très légitime, le paradoxal
enfant eut peine à contenir sa jubilation et à ne pas sauter au
cou de Bergmans. Il se fit pourtant violence au point de combattre
et de discuter les scrupules de son ami. En songeant que si
Bergmans cessait de venir à la fabrique il n'aurait plus
l'occasion de le voir, il lui arriva même de l'exhorter sans
arrière-pensée, car il chérissait réellement ce prestigieux
garçon.

Quant à Béjard, Laurent était certain que Gina ne l'accepterait,
jamais pour époux. Non seulement l'armateur aurait pu être le père
de la jeune fille, mais le correct et irréprochable Dobouziez
portait à Béjard une estime purement professionnelle qui n'allait
pas jusqu'à l'oubli des petites peccadilles que ce poursuivant
avait sur la conscience. Il l'eût pris plus facilement pour
associé que pour gendre.

Fidèle à sa résolution, le tribun fréquenta moins régulièrement la
maison et, après un mois de ces visites de plus en plus espacées,
il les cessa complètement.

Laurent respirait, à la fois heureux et navré, presque heureux
malgré lui, malgré ses remords. Mais il n'était pas à bout
d'angoisses.

Gina, la coquette et maligne Gina qui semblait avoir fait si peu
de cas des hommages de Bergmans, parut très affectée de ne plus le
voir. Ces regrets, cette préoccupation devinrent même tellement
apparents que la lumière se fit enfin en l'esprit de Laurent.

-- Elle m'a menti, elle l'aime! se dit le jeune homme. Et la
déchirante torture que lui causa cette découverte lui arracha à
lui-même l'aveu de son amour désespéré pour l'orgueilleuse Régina.

Il fut atterré, car du même coup il pressentit qu'elle ne
l'aimerait jamais.

Alors, il était de son devoir de rapprocher les deux amants. Il
aurait même déjà dû prévenir la jeune fille de l'affection que lui
portait le tribun. S'il se taisait à présent il se conduirait en
fourbe. D'un mot il aurait pu consoler sa cousine et combler de
bonheur son ami Bergmans. Bourrelé de remords, il se garda bien de
prononcer ce mot. Il endurait un martyre inouï. -- Vas-tu parler
enfin? lui criait sa conscience. -- Non, non! Grâce! Pitié!
gémissait sa chair. -- Rappelle Bergmans au plus vite! -- Je ne le
puis, j'expirerais plutôt... -- Misérable, mais je te le répète,
elle ne t'aimera jamais! -- N'importe, elle ne sera à personne! --
Bergmans est ton ami! -- Je le hais! -- Assassin, Gina se meurt! -
- Plutôt que de les rapprocher je les tuerais tous deux!

En effet Gina se mourait. En la voyant maigrir, s'étioler, si
triste, si faible, si tranquille et si douce, ne riant, ne
raillant presque plus, indifférente à tout ce qui la distrayait
autrefois, Laurent fut cent fois sur le point de lui confier ce
qu'il savait des sentiments de Bergmans. La langue lui brûlait
comme à un muet qu'un mot soulagerait et que l'impitoyable nature
empêche de prononcer ce mot. Cent fois aussi, au moment d'écrire à
Door, il laissa tomber la plume. Il eût préféré signer son arrêt
de mort.

Parti pour Odessa, Bergmans avait envoyé des bords de la Mer Noire
deux ou trois lettres commerciales pour empêcher que l'on
commentât son éclipse prolongée.

La douleur des Dobouziez était telle qu'ils ne remarquèrent pas la
figure convulsée et les allures bizarres de leur pupille.

Laurent qui ne se sentait décidément point la force de parler à
Gina prit un soir la résolution de tout raconter le lendemain au
père. «Elle ne m'aimera jamais! se répétait-il à la façon des
stoïciens raffinant sur les tortures pour s'y rendre insensibles.
Et moi, suis-je bien certain de lui porter de l'amour? N'est-ce
point l'envie qui m'aveugle et qui, parce que je suis morose et
déshérité, me rend hostile au bonheur des autres?» Malgré tous les
efforts qu'il fit pour se persuader de ces prétendues erreurs, en
présence de M. Dobouziez il ne trouva plus une parole et toute sa
grandeur d'âme sombra dans les abîmes de son amour.

Il était allé s'asseoir aux côtés de la malade, dans l'orangerie,
parmi ces fleurs capiteuses et perverses dont elle persistait à
s'entourer. Depuis sa maladie elle s'habituait à la présence et
aux soins de Laurent comme à ceux d'un garde-malade. Généralement
il lui faisait la lecture et elle prenait un plaisir de petite-
maîtresse à le reprendre. Ce matin il bredouillait et bafouillait
outrageusement: «Mais qu'avez-vous donc, Laurent? fit-elle, je ne
comprends plus un mot de ce que vous lisez.»

Il déposa le livre sur la table et saisissant ses mains amaigries:
«Régina, balbutia-t-il, il faut que je vous apprenne quelque chose
de grave, oh, de très grave...» Il s'arrêta, la regarda dans les
yeux, devint très rouge. Il allait prononcer le nom de Door
Bergmans, de nouveau ce nom ne passa point la gorge. Sans ajouter
un mot, entraîné par une impulsion irrésistible, pris d'une sorte
de vertige, il ne put que tomber à genoux et couvrir de baisers et
de pleurs les mains que Gina confuse et même effrayée essayait de
retirer. Agacé et excité par l'aversion qu'elle lui témoignait,
loin de la lâcher, il se rapprocha d'elle et l'attira brutalement
à lui. Gina jeta un cri perçant auquel accourut la providentielle
Félicité:

-- De mieux en mieux! glapit le factotum en jetant les bras au
ciel.

Laurent lâcha prise, sortit en courant, les poings serrés, furieux
comme s'il avait été trahi et écrasé au moment de tenir une
victoire. Sur-le-champ la servante fit son rapport à ses maîtres
et le même jour, avant que les vacances n'eussent expiré,
M. Dobouziez renvoyait Laurent au collège.

De là, le coupable tout penaud et au regret de sa violence, très
inquiet des conséquences qu'elle avait eues pour Gina, écrivit
lettre sur lettre demandant des nouvelles. Personne ne lui
répondait. Il se faisait horreur. Sans doute Gina allait au plus
mal. L'aggravation de son état n'était-elle pas due à l'émotion
qu'il lui avait causée? Peut-être était-elle à l'agonie, peut-être
était-elle morte? À la fin, n'y tenant plus il s'enfuit du
pensionnat et tomba comme une bombe à la fabrique. Le télégraphe
avait déjà mis la maison au courant de sa fugue. La première
personne qu'il rencontra fut le terrible Saint-Fardier.

-- Ah! vous voilà, vaurien! s'écria celui-ci, et il fit mine de
vouloir lui tirer les oreilles.

-- Je vous en supplie, monsieur, s'écria. Laurent, dites-moi
comment va ma cousine Régina...

-- Mme Béjard se porte d'autant mieux qu'elle n'aura plus rien de
commun avec un polisson de votre espèce...

Madame Béjard! Laurent n'entendit que ces doux mots et demeura
hébété, tellement que Saint-Fardier l'ayant pris au collet, il ne
songea même pas à se défendre. Dobouziez intervint en ce moment:
«Laissez, dit-il, à son associé, je vais en finir avec ce gredin!»
Et, à Laurent: «Vous, suivez-moi dans mon bureau!»

Le jeune homme obéit machinalement,

-- Voilà cent francs! lui dit Dobouziez. Tous les premiers du mois
on vous en enverra autant. Cette somme représente le revenu du
modique capital que vous laissa votre père... Tirez-vous d'affaire
à présent... Bonne chance... Ah! une recommandation encore... Il
ne faut plus compter sur aucun membre de la famille... Toutes nos
portes vous sont fermées... Cette inqualifiable équipée vous met
au ban des vôtres. Au revoir... Je ne vous retiens plus...

-- La cousine Gina n'est pas devenue Mme Béjard, n'est-ce pas?
hasarda Laurent entendant à peine l'excommunication majeure
fulminée contre lui.

-- Mme Béjard n'est plus votre cousine. Allons, prenez votre
argent... Et tâchez que je n'entende jamais parler de vous!...

Laurent s'arrêta sur le seuil de la porte. Déjà M. Dobouziez
s'était rassis devant sa table de travail et allait se remettre à
la besogne comme si rien de grave ne s'était passé, comme s'il
venait simplement de régler son compte à un commis congédié.

Cette attitude froissa Laurent et le rappela au sentiment de la
situation. Depuis quelques secondes il se noyait, il abjurait la
vie; à présent il remontait a la surface:

-- Eh bien, soit, pensa-t-il, autant nous séparer comme ça.

Il sortit. Dans la rue une gaîté nerveuse s'empara de lui, par
réaction. N'était-il pas libre, émancipé, son propre maître? Plus
de collège, plus de contrôle, plus de tutelle. Et surtout plus de
remords, plus de jalousie, plus même d'amour. Mme Béjard, croyait-
il en ce moment, le détachait à tout jamais de Gina. Il répudiait
sa cousine comme il eût rejeté loin de lui une fleur polluée par
une limace.

-- Dire que ces Dobouziez croient me punir en renonçant à
s'occuper de moi! se répétait le jeune exalté. Et cette brute de
Saint-Fardier! Si je n'avais pas été assommé par cette nouvelle...
je l'étranglais net.

En longeant le fossé dé la fabrique: «Tu as beau parler, eau
graisseuse, eau putride! C'est le passé, mon passé, qui croupit au
fond de ta vase huileuse... C'est un cadavre, c'est ma chrysalide
que tu détiens. Ta nymphe est devenue Mme Béjard! Cloaque pour
cloaque, ô fossé de malheur, tu me parais moins dégoûtant que
certains mariages!»


DEUXIÈME PARTIE: FREDDY BÉJARD



I. LE PORT

Portant haut la tête, bombant la poitrine, Laurent s'engageait
d'une allure de conquérant, dans sa ville natale. Il lui fallait
aviser au plus pressé: choisir un logement. Le quartier marchand,
au coeur de la cité, le requérait avant tous les autres.

Il retint un appartement au second étage d'une de ces pittoresques
maisons à façades de bois, à pignons espagnols, du Marché-au-Lait,
rue étroite et passante, encombrée du matin au soir de véhicules
de toutes sortes, camions et fardiers des corporations ouvrières,
charrettes et banneaux de maraîchers.

Les fenêtres de Laurent prenaient vue, par-dessus les bicoques
d'en face, sur les jardins du pléban de la cathédrale. L'immense
vaisseau gothique dépassait la futaie. Quelques corneilles
voletaient en croassant autour du faîte de l'église.

C'est à Notre-Dame qu'on avait tenu Laurent sur les fonts
baptismaux, et justement le carillon, le cher carillon, l'âme
mélodieuse de la tour, qui l'avait bercé durant ses premières
années quand il jouait aux osselets ou à la marelle, devant la
porte, avec les polissons du voisinage, se mit à égrener les notes
d'une vieille ballade flamande que Siska chantait autrefois:

Au bord d'un rivelet rapide
Se lamentait une blanche jeune fille.

Laurent résolut d'aller retrouver sur-le-champ cette féale amie.

Une nouvelle commotion l'attendait au Port en face du grand
fleuve. Il déboucha place du Bourg, à l'endroit où le quai
s'élargit et pousse une pointe dans la rade. De l'extrémité de ce
promontoire la vue était magnifique.

En aval et en amont l'Escaut déroulait avec une quiétude
majestueuse ses superbes masses de flots. On le voyait dessiner
une courbe vers le nord-ouest, fuir, se contourner, poursuivre,
virer de nouveau, comme s'il voulait rebrousser chemin pour saluer
encore la métropole souveraine, la perle des cités rencontrées
depuis sa source, et comme s'il s'en éloignait à regret.

À l'horizon, des voiles fuyaient vers la mer, des cheminées de
steamers déployaient, sur le gris laiteux et perlé du ciel, de
longues banderoles moutonnantes, pareils à des exilés qui agitent
leurs mouchoirs, en signe d'adieu, aussi longtemps qu'ils sont en
vue des rives aimées. Des mouettes éparpillaient des vols d'ailes
blanches sur la nappe verdâtre et blonde, aux dégradations si
douces et si subtiles qu'elles désoleront éternellement les
marinistes.

Le soleil se couchait lentement; lui aussi ne se décidait pas à
s'éloigner de ces rives. Ses rougeurs d'incendie, sabrées de
larges bandes d'or, mettaient à la crête des vagues comme de
lumineuses gouttelettes de sang. C'était à perte de vue, le long
des pilotis, des quais plantés d'arbres, puis des digues herbeuses
du Polder, un papillotement, un scintillement de pierreries
animées.

Des barques de pêcheurs regagnaient les canaux de refuge et les
bassins de batelage. De flegmatiques péniches se laissaient
pousser, à vau l'eau, si lentement qu'elles en paraissaient
immobiles et comme pâmées aux caresses titillantes de cette eau
pleine de flamme, chargée de fluide comme une fourrure de félin.

Les voiles blanches devenaient roses. Les contours des bateaux, le
ventre et les flancs des carènes étaient très arrêtés à cette
heure. Et, par instants, sur la toile des chaloupes se détachaient
noires, agrandies, prenant on ne sait quelle autorité fatidique,
quelle valeur supraterrestre de nobles silhouettes de marins
tirant sur une amarre ou transplantant un mât.

À droite, aux confins de la zone des habitations, s'enfonçaient
profondément vers l'intérieur, comme à la suite d'une victoire du
fleuve sur la terre, d'immenses carrés qui étaient des bassins,
puis encore des bassins d'où s'élançaient en cépées compactes des
milliers de mâts compliqués, aux gréements croisés de vergues. Et
dans cette forêt de mâts, musoirs, passerelles, sas, écluses,
cales sèches ménageaient des clairières, des échappées sur
l'horizon.

En certain point des bassins, l'encombrement était tel que, vus de
loin, mâtures et cordages des navires accotés semblaient
s'enchevêtrer, se croiser, et évoquaient des filets aux mailles si
serrées, qu'ils en offusquaient le rideau d'éther opalin où
piquait quelque étoile hâtive et faisaient rêver de toiles tissées
par des mygales fabuleuses, où les fanaux multicolores et les
constellations d'argent viendraient se prendre comme des lucioles
et des lampyres.

Prête à se reposer, la ruche commerçante se hâtait, redoublait
d'activité, désireuse de finir sa tâche quotidienne. À des
recrudescences de vacarme succédaient de subites accalmies. Les
pics des calfats cessaient de battre les coques avariées; les
chaînes des grues des cabestans interrompaient leurs grincements;
un vapeur en train de geindre et de renâcler se taisait; les cris
d'attaque, les mélopées rythmiques des débardeurs et des marins
attelés à des manoeuvres collectives, tarissaient subitement.

Et ces alternatives de silence et de tumulte s'étendant
simultanément sur tous les points de la ville laborieuse,
donnaient l'idée du soupir d'ahan dans lequel se soulèverait et
s'abaisserait une poitrine de Titan.

Dans l'infini brouhaha, Laurent discernait des appellations
gutturales, rauques ou stridentes, aussi fignolées que les
mélancoliques sonneries de la caserne, tristes comme la force qui
se plaint.

Et après chaque phrase du choeur humain retentissait un bruit plus
matériel; des ballots s'éboulaient à fond de cale, des poutrelles
de fer tombaient et rebondissaient sur le dallage des quais.

En reportant ses regards, du fleuve sur la rive, Laurent aperçut
une équipe de travailleurs réunissant leurs forces, pour mouvoir
quelque arbre géant, de la famille des cèdres et des baobabs,
expédié de l'Amérique. Leur façon de faire la chaîne, de se
grouper, de se buter à ce bloc inerte, de jouer des épaules, des
reins, de la croupe, auraient fait pâlir et paraître mièvres les
bas-reliefs des temps héroïques.

Mais une odeur véhémente et compliquée, où se fondaient sueurs,
épices, peaux de bêtes, fruits, goudron, varech, cafés, herbages,
et qu'exaspérait la chaleur, montait à la tête du contemplatif,
comme un bouquet supérieur, l'encens agréable au dieu du commerce.
Ce parfum, taquinant ses narines, sensibilisait ses autres sens.

Le carillon se remit à chanter. Planant au-dessus de l'eau, il
parut à Laurent plus doux, plus tendre encore, lubrifié par une
mystérieuse onction.

Les mouettes viraient, leur essor oblique prenait l'air en
écharpe. Elles s'approchaient, s'éloignaient, revenaient encore,
se livraient à une chorégraphie réglée par les rites élémentaires;
tour a tour attirées, par l'eau, la terre et le ciel, jusqu'au
moment où ces trois maîtres de l'espace s'embrasaient dans un même
bain d'humide et grasse lumière vespérale...

À ce dernier prestige, Laurent se détourna, ébloui, perdant pied,
attiré vers l'abîme. Il regarda de nouveau l'équipe du baobab;
puis avisa, plus rapproché de lui, un lourd camion attelé d'un
cheval énorme, et le voiturier, attendant, à côté, que l'on
chargeât son véhicule. Et sur la planche entre le char et le
navire, le va-et-vient cadencé des plastiques débardeurs
encapuchonnés, ployant le cou, mais non le torse, sous le faix, la
croupe pleine modelée sur la poupe même du navire; les jarrets
musclés fléchissant très peu à chaque pas; asseyant d'une main la
charge sur les omoplates, l'autre poing sur la hanche. Des dieux!

Une pyramide de ballots s'éleva graduellement sur te fardier. Le
croc de la grue hydraulique ne cessait de fouiller et de mordre
les flancs du transatlantique et d'en retirer des monceaux de
marchandises.

Non loin de là, opération contraire, au lieu de rider le ventre du
vapeur, on le gavait sans relâche; du charbon tombait dans ses
soutes, des sacs et des caisses s'engouffraient dans les
profondeurs insatiables de sa cale. Et ses pourvoyeurs suaient à
grosses gouttes sans parvenir encore à apaiser sa fringale.

Ces manoeuvres de force accomplies par une élite d'hommes
suggéraient à l'observateur la grandeur et l'omnipotence de sa
ville natale. Mais elles ne laissaient pas de l'effrayer, de
l'intimider.

En ce moment où, enthousiaste, vierge de projets, il demandait de
l'intimité, des avances, des effusions aux pierres mêmes de la
cité, cet accueil au bord de la rade le froissait par son trop
grand éclat.

-- Serais-je encore une fois repoussé et tenu à distance? se
demandait l'orphelin.

Et voilà que, dans son appareil glorieux, Anvers lui incarna, à
son tour, une non moins hautaine et triomphale créature.

Se rendant un soir au théâtre, en grand apparat, sa cousine Gina
était tellement éblouissante qu'une impulsion inéluctable le
précipita vers elle comme un violent. Mais la radieuse jeune fille
prévint ce mouvement d'adoration. Elle se rajusta, écarta, d'un
geste distant, le candide idolâtre comme une poussière malpropre,
et de sa voix désespérément égale, sans joie, sans même cette
lueur de satisfaction que tout hommage, partit-il d'un bas-fond,
appelle sur le visage de la femme, elle lui dit: «Mais, laisse-
donc, gros benêt, tu vas chiffonner mes volants!»

Oui, sa ville trop belle, trop riche, ce berceau trop vaste pour
son nourrisson en imposa ce soir à Laurent.

-- Va-t-elle aussi m'écarter, comme un rebut, un indigne? se
demandait-il avec angoisse.

Mais comme si l'adorable ville, moins dure, moins cruelle que
l'autre, eût lu la détresse du déclassé et tenu à ce que rien ne
gâtât l'ivresse de son émancipation, avant que son coeur se fût
serré complètement, le ciel enflammé amortissait son éclat trop
acerbe et, du même coup, l'eau dans laquelle on semblait avoir
fondu des rubis retrouvait son apparence normale. L'atmosphère
crépusculaire redevint fluide et tendre; les flots s'ouatèrent
d'une brume légère, à l'horizon il n'y eut plus que des rappels
roses de l'embrasement furieux qui avait effarouché Paridael.

Ce fut une véritable détente. La ville lui serait donc meilleure,
plus pitoyable!

Même les mouvements des débardeurs lui parurent moins surhumains,
moins hiératiques. Les ouvriers sur le point de cesser le labeur
se surprenaient à respirer et à souffler comme de simples mortels,
les bras ballants ou croisés, ou se frottant le front du revers de
la manche. Laurent les trouvait tout aussi beaux comme cela, et
meilleurs. Au moment de rentrer, de se baigner dans l'intimité du
ménage, ils souriaient, anonchalis d'avance, et une langueur leur
descendait des reins aux jambes, et leurs étreintes cherchaient
des objets moins rugueux et moins inertes.

Laurent remettait pied dans la réalité.


II. LA CASQUETTE

À la recherche du logis des Tilbak, il s'était engagé dans le
quartier des Bateliers.

On commençait à allumer les réverbères, lorsqu'il avisa une petite
boutique portant pour enseigne: À la Noix de Coco, à l'étalage de
laquelle s'amoncelaient les objets les plus disparates; lunettes
et boussoles marines, coffres de matelots, chapeaux goudronnés,
casquettes de grosse laine, paquets de tabacs anglais et américain
enveloppés de papier jaune, tablettes de cavendish ou rôles de
tabac à chiquer, canifs, crayons, flacons de parfum, savon de
Windsor.

Quelque chose lui disait que c'était là le logis de sa chère
Siska. Il n'eut plus de doute en avisant, dans la boutique, une
femme occupée à ranger les articles déplacés. Elle tournait le dos
à Laurent, et comme la pièce n'était pas encore éclairée, il
distinguait à peine sa silhouette, mais avant qu'elle lui eût
montré son visage, il l'avait reconnue. Elle alluma les quinquets.
Il la voyait en face. C'était la même bonne figure ouverte
d'autrefois; elle avait encore ses bandeaux de cheveux crespelés,
un peu grisonnants à présent, où les doigts du gamin
s'embarrassaient et qu'il tirait sans pitié. Il demeurait en arrêt
devant l'étalage, de l'air d'une pratique qui fait son choix et,
comme la rue était plus sombre que la boutique, Siska avait plus
de peine à le distinguer. De temps en temps, tout en vaquant à la
toilette de son magasin, elle lançait au quidam hésitant un regard
à la dérobée. Cela ne mordait donc pas? Que fallait-il pour
l'amorcer? Pauvre femme! Laurent se demandait si elle vendait
beaucoup de ces articles?

Siska, ne comptant plus sur ce client, allait se retirer dans une
chambrette au fond du magasin. En poussant la porte, il fit tinter
une sonnette, elle se ravisa et vint à lui, avec cet empressement
et ce sourire engageant des marchands devant l'acheteur.

De l'air le plus grave, Laurent lui demanda à essayer des
casquettes. Elle le dévisagea, tâchant de juger, d'après le reste
de son ajustement, quelle coiffure lui agréerait. Cet examen
rapide lui donna sans doute une idée assez haute de l'élégance de
Paridael, car elle lui montra ce qu'elle «tenait» de plus cher
dans ce genre d'articles, des casquettes marines de fantaisie
comme en portent les passagers huppés. Mais Laurent demanda à voir
des casquettes de paysan, de roulier, d'arrimeur, et feignit de
jeter son dévolu sur d'énormes bourrelets en laine brune, à
visière et à pompon.

Siska le considéra rapidement, avec méfiance. Un excentrique, pour
sûr! ou quelque sujet ayant de bonnes raisons pour se déguiser en
dehors du temps de carnaval! Rien de propre en somme. Et elle mit
le comble à la joie malicieuse de Laurent -- qui épiait son manège
du coin de l'oeil, et sans oser la regarder en face de peur de se
trahir -- en enlevant rapidement le trousseau de clefs laissé sur
le tiroir. Laurent eut l'occasion de se rappeler, par la suite,
cette velléité de mascarade et cette fantaisie pour la coiffure
plébéienne.

Gardant sur la tête un des spécimens les plus tapageurs de
l'assortiment, coiffure rogue qui eût fait les délices d'un rôdeur
de quai, il lui en demanda le prix. Elle eut alors un air de
consternation si amusant, si sincère, qu'il ne parvenait plus à se
contenir. Tandis qu'elle lui rendait la monnaie sur un billet de
vingt francs, avec la hâte de quelqu'un qui voudrait se
débarrasser au plus vite d'un client louche, lui, au contraire,
prenait son temps, n'en finissait pas de se mirer et d'ajuster son
emplette de la manière la plus impudente et la plus dégagée.

Enfin, les poings sur les hanches il se campa, falot, devant la
marchande et la dévisagea obstinément... Et comme, intriguée par
ce regard, la bonne femme changeait de couleur, retrouvant dans
ses jeux une expression bien connue, Laurent lui sauta brusquement
au cou. Avec un cri, elle lui avait déjà ouvert les bras.

-- C'est moi, Siska! Moi, Laurent Paridael... votre Lorki...

-- Lorki!..., monsieur Laurent! Est-il Dieu possible! s'exclama la
bonne âme.

Elle le lâchait et se reculait pour l'admirer, l'étreignait de
nouveau, rouge de plaisir et de confusion, et ne cessait de se
récrier: «Voyez-vous ce vilain farceur! ce gamin qui me bernait
avec tant de sérieux!»

Cependant, aux exclamations de Siska, Vincent était accouru, pas
moins agréablement surpris que sa femme. Ils poussèrent Laurent
par les épaules, dans leur petite chambre de ménage.

Ce réduit ressemblait furieusement à une cabine. Le jour, une
fenêtre aussi étroite qu'une meurtrière y répandait une lumière
glauque comme sous-marine. Ses industrieux occupants résolvaient
chaque jour le problème d'y faire tenir le plus possible d'êtres
et d'objets. Pas un pouce d'espace qui y fût perdu. Cette chambre
était enduite d'une couleur brune, jouant l'acajou, ornée de
quelques gravures représentant des scènes de voyage; il y avait
sur la cheminée un trois-mâts en miniature, voguant à toutes
voiles, chef-d'oeuvre confectionné par Tilbak, et quelques-uns de
ces grands coquillages dans lesquels, en les appliquant contre
l'oreille, on entend mugir l'Océan.

Laurent se trouva mis en présence d'une kyrielle d'enfants de tout
âge. On lui présenta d'abord Henriette, une accorte ménagère. Un
visage ovale, allongé sans disgrâce, des yeux bleus étonnamment
doux, pour ainsi dire lactés, des boucles blondes, une physionomie
reposée et confiante; toute la personne embaumait la candeur
primordiale et la foncière pureté.

L'existence pour Siska de cette adolescente héritière ne laissait
pas d'intriguer Laurent. Devinant qu'il supputait les années
écoulées depuis leur mariage, Vincent profila d'une sortie de la
fillette pour lui dire à l'oreille, avec un coup de coude et le
bon rire franc et luron, et le clin d'oeil dont l'homme du peuple
accompagne généralement ses gaillardises:

-- Dame! monsieur Laurent! Lorsque Siska vous avait mis coucher,
il nous fallait bien passer le temps... La mijaurée ne
m'allongeait des claques et ne me tenait à distance que devant
vous.

Et Laurent se rappela certaine maladie mystérieuse de la servante,
et aussi avec quelle joie et quelle bonté Jacques Paridael la vit
revenir après une villégiature d'un mois.

Après Henriette venait Félix, un membru noiraud de quatorze ans
ressemblant au père, et que Door Bergmans avait engagé comme
saute-ruisseau et «garçon de courses», puis Pierket, un délicieux
garçonnet de douze ans, aux cheveux blonds comme sa mère et sa
grande soeur, mais avec les vifs yeux bruns et le teint un peu
ambré de son père et de Félix; et Lusse, une bambine de six ans à
peine -- la miniature de sa mère.

Que de confidences et d'épanchements! Laurent raconta aux Tilbak
ce qui s'était passé depuis le renvoi de Vincent, mais une pudeur
l'empêcha de parler de Gina. Il n'était pas sûr de la détester
autant qu'il l'aurait voulu. Ne venait-il pas de l'évoquer au bord
de l'Escaut?

Sollicité par son élément favori, mais forcé de renoncer à la
navigation hauturière et même au cabotage, Vincent cumulait les
fonctions de marinier, passeur et conducteur d'allèges; il
conduisait aussi jusqu'au bas de la rivière, les «commis de
rivière», envoyés parles trafiquants à la rencontre des navires
signalés au pilotage.

-- Et vous, qu'allez-vous devenir? demanda Vincent avec cette
rondeur des dévouements qu'on ne pourrait jamais taxer
d'indiscrétion.

Le jeune homme l'ignorait lui-même. Il n'avait rien à attendre des
gens de sa famille, et ses cent francs eussent-ils représenté une
rente suffisante, qu'il n'était pas d'âge à paresser.

-- Si je vous ai bien compris, reprit le mari de Siska, vous
préféreriez à un emploi sédentaire une besogne qui vous
permettrait d'aller et venir et de vous donner du mouvement. Je
tiens peut-être votre affaire. Un chef de «Nation» de mes
camarades a besoin d'un employé qui l'aide dans ses calculs et
dans la surveillance de la besogne, au chantier et à l'entrepôt.
Faut-il lui parler?

Laurent ne demandait pas mieux; il fut convenu qu'il reviendrait
prendre des nouvelles le lendemain.


III. RUCHES ET GUÊPIERS

Maître Jean Vingerhout engagea, sur-le-champ, le jeune homme
recommandé par son ami Vincent Tilbak, Jean était un joyeux
vivant, râblé, solide, cadet de notables fermiers des Polders les
alluvions de l'Escaut, lequel, fatigué de cultiver à perte, avait
acheté, avec le produit de son héritage, une part d'actionnaire
dans une «Nation».

Les «Nations», corporations ouvrières rappelant les anciennes
gildes flamandes, se partagent l'entreprise du chargement, du
déchargement, de l'arrimage, du camionnage et de l'emmagasinement
des marchandises; elles forment dans la cité moderne une puissance
avec laquelle doit compter le clan des forts commerçants de la
place, car, coalisées, elles disposent d'une armée de compagnons
peu formalistes capables d'entraîner une stagnation complète du
trafic et de tenir en échec le pouvoir du Magistrat. Là, du moins
on sauvegarderait les droits des enfants du terroir; jamais
l'immigré ne supplanterait l'aborigène de la contrée anversoise
comme baes, c'est-à-dire maître, ou même comme simple compagnon.

L'«Amérique», la plus ancienne et la plus riche de ces nations, au
service de laquelle venait d'entrer Laurent, écrémait la main-
d'oeuvre, disposait des plus beaux chevaux, possédait des
installations modèles et un outillage perfectionné. Chariots,
harnais, grues, bâches, cordeaux, bannes, poulies et balances
n'avaient point leurs pareils chez les corporations rivales.
Depuis Hoboken jusqu'à Austruweel et à Merxem on ne rencontrait
que ses diligentes équipes. Ses poseurs et ses mesureurs
transbordaient le grain importé sur des allèges d'une contenance
invariable; ses portefaix juchaient les sacs et les ballots sur
leurs épaules et les rangeaient à quai ou les guindaient sur les
fardiers; ses débardeurs déposaient sur la rive des planches,
poutres et grumes en réunissant les produits de la même essence.

Trop habitués à ouvrer de leurs dix doigts pour s'escrimer du
crayon et de la plume, c'était Laurent qui, sur la présentation de
leur collègue Vingerhout, le syndic des chefs ou baes, était
chargé de leur besogne de bureau et aussi du soin de contrôler, à
l'entrée ou à la sortie des docks, les chiffres renseignés par les
peseurs et mesureurs d'autres corporations.

Un négociant en café, client de l'Amérique, a-t-il repris une
partie de denrées à un confrère, Laurent reçoit le stock des mains
de la nation concurrente avec laquelle a traité le vendeur. Il en
a souvent pour une journée de posage sur le quai en pleine cohue,
sous les ardeurs du soleil ou par la pluie et la gelée. Mais il
s'absorbe en la tâche. Des centaines de balles poinçonnées et
numérotées depuis la première jusqu'à la dernière défilent devant
lui. Il additionne des colonnes de chiffres tout en surveillant du
coin de l'oeil le jeu de la balance. Car gare aux erreurs! Si le
preneur ne trouvait pas son compte, c'est l'Amérique qu'il
tiendrait responsable de l'écart, à moins que Laurent n'eût
constaté que le préjudice émanait du vendeur et de ses ouvriers.

Plusieurs fois il eut à surveiller les expéditions de l'usine
Dobouziez, et ce n'était pas sans émotion qu'il avisait les
caisses blanches balafrées au pinceau noir du sacramentel D. B. Z.

Mais il n'éprouvait pas le moindre regret de son changement de
position. Au contraire. Il se réjouissait de servir ces patrons
sans morgue, ces baes d'un abord si réconfortant, au lieu de pâtir
dans un bureau morose à la solde d'un Béjard ou d'un autre
arrogant parvenu. Devant la rade et les bassins remplis de
navires, ce mouvement ininterrompu des entrées et des sorties, ces
dégorgements ou ces engloutissements de cargaisons, ce va-et-vient
entre les entrepôts flottants et les docks du rivage, cet
éboulement continu des marchandises sur le quai et au fond des
cales, le commerce ne lui paraissait plus une abstraction, mais un
organisme tangible et grandiose.

Souvent Laurent assistait à la réunion des baes, le soir, dans une
brasserie du Port. Fardiers et camions sont remisés sous les
hangars, mangeoires remplies, litières renouvelées. Les chevaux
broient le picotin, le comptable a fermé ses registres, les vastes
bâtiments ne logent plus d'autre compagnon que le garde-écurie, et
les grosses portes massives, vraies portes de forteresse,
protègent la fortune de l'Amérique contre les coups de mains des
ribleurs et des larrons.

Les bruyantes assemblées, l'épique déboutonnage, les croustilleux
ou tonitruants propos, alors, à l'»herberge» habituelle! Tudieu!
ces rudes chefs de corporation, ces baes à peine mieux équarris
que leurs subalternes, en lâchent de carabinées qui
renverseraient, comme ils en conviennent eux-mêmes, un paysan de
son cheval! Il fait beau les voir se nettoyer la bouche d'une
gorgée en conséquence, après une gaillardise énorme entre toutes
qui les fait se trémousser sur leurs escabeaux et communiquer à la
table, à l'armée des demi-litres et aux carreaux des fenêtres une
trépidation comparable à celle que provoquent pendant le jour les
cahotements sur le pavé d'un de leurs formidables attelages.

Laurent sortait de ces conférences abasourdi, assommé, un peu
asphyxié, comme si on l'avait regoulé de forts quartiers de viande
ou même exposé comme un jambon à des fumigations prolongées. Et en
présence de ces tourmentes d'humeur pléthorique comment taxer
d'exagération l'exubérance sanguine et la licence presque animale
des coloristes du passé!

En temps de presse, lorsque les salariés à demeure, l'effectif
stationnant, aux heures de la reprise du travail, devant les
locaux de l'Amérique, ne suffisait pas à l'abondance de la peine,
il arriva à Laurent d'accompagner son maître Jan Vingerhout au
Coin des Paresseux, le carrefour voisin de la Maison Hanséatique,
ainsi appelé parce que s'y tenait la Bourse des chômeurs
perpétuels. Bien typiques les scènes d'embauchage et de
recrutement auxquelles il assista! La première fois Laurent ne
comprenait pas que baes Jan, ayant seulement besoin d'un renfort
de cinq hommes, s'était embarrassé d'une vingtaine de ces
maroufles, assurément fort valides, même bâtis pour fournir des
travaux de géant, mais n'exerçant jamais leur musculature que dans
des altercations de pochard et mêlant trop d'alcool à leur sang
riche.

-- Attendez! lui dit, en riant, le baes, qui connaissait son
monde.

Après des transactions saugrenues, les drôles acceptaient enfin le
marché et se mettaient en route, mais comme à leur corps défendant
et en poussant, chaque fois qu'ils mettaient un pied devant
l'autre, des soupirs à fendre l'âme.

Arrivés à une vingtaine de mètres de leur lieu de stationnement,
l'un ou l'autre de ces lazzaroni du Nord, s'arrêtait net et
déclarait ne plus pouvoir avancer si on ne lui administrait un
cordial à base d'alcool.

Vingerhout faisant la sourde oreille, le soiffard se traînait non
sans maugréer à sa suite, quitte à formuler la même déclaration
quelques pas plus loin. Quoique deux autres recrues eussent appuyé
la supplique du camarade par un suggestif claquement de langue et
des gestes dignes de Tantale, le recruteur n'entendait pas plus
que la première fois.

Au troisième débit de liqueurs, autant dire à la sixième maison,
le patient s'avoua vaincu et, avec un juron de désespoir, déserta
la compagnie pour s'approcher du zinc plus irrésistible que
l'aimant. Ses deux partisans se traîneront jusqu'à l'assommoir
suivant, mais là, après une suprême, mais vaine sommation à
l'embaucheur, ils reprirent leurs libations au dieu Genièvre.

Laurent commença à comprendre pourquoi Vingerhout avait forcé le
contingent.

-- Ces trois-là sont des ivrognes et des lendores[4] patentés! lui
dit le baes. Je ne les engage plus que par acquit de conscience,
persuadé qu'ils me lâcheront à l'un des premiers tournants du
quai. Encore ne suis-je pas sûr des autres!

Jan avait raison de se méfier de leur force de caractère. Le
chantier vers lequel il tendait étant situé à près d'un kilomètre
de là, quelques défections se produisirent encore, l'une pratique
débauchant l'autre, si bien qu'à l'arrivée à pied d'oeuvre il ne
restait à Vingerhout que les dix bras dont il avait besoin.

-- Estimons-nous heureux que ceux-ci ne nous soient pas glissés
entre les doigts à la dernière minute, ce qui nous aurait forcé de
retourner à leur vivier et d'y recommencer la pêche! conclut le
Poldérien philosophe sans épiloguer autrement sur cet édifiant
épisode. Et pour reconnaître leur relative complaisance, il leur
paya une tournée du mirifique genièvre.

Laurent apprit à connaître des gaillards, plus originaux encore
que ces clampins, en accompagnant Vincent Tilbak qui conduisait,
en chaloupe, l'un ou l'autre commis de rivière, à la rencontre
d'un arrivage. L'amarre détachée, le rameur ne pouvait d'abord que
godiller, pour sortir du bassin de batelage et de la rade sans
heurter les chalands et les navires à l'ancre. L'yole passait
entre deux vaisseaux dont les oeuvres mortes semblaient de
somnolentes baleines ayant pour prunelles les fanaux clignotants.
Puis Tilbak jouait allègrement de l'aviron. Un silence
intermittent, plus majestueux que le calme absolu, planait sur la
terre et le ciel. Laurent prêtait l'oreille au grincement des
taquets frictionnés par les rames, à l'égouttement de l'eau des
palettes, au clapotis dans la cale. Parfois un «qui vive» partait
d'une patache de la douane en quête de smoglers. Le nom et la voix
de Tilbak apprivoisaient les gabelous. Au Doel les nuits se
passaient, suivant la saison et la température, dans la salle
commune de la frugale auberge, cassine en bois goudronné, ou à la
belle étoile, sur l'herbe de la Digue.

On y rencontrait une engeance interlope, d'industrieux amphibies
que Laurent avait le loisir de détailler: courtiers marrons,
estafettes de mercantis, drogmans de mauvais lieux, ou, à des
échelons inférieurs encore, pilotins réfractaires, garçons de
cambuse en congé forcé, rôdeurs de quai, gibier de la
correctionnelle, fretin des pénitenciers, généralement désignés
sous l'appellation de runners. Des adolescents imberbes, de
dégourdis bouts d'hommes, noctambules comme des matous, insinuants
comme des filles: asticots des pêcheries en eau trouble.

-- N'ayez peur, monsieur Lorki, disait Tilbak, se méprenant sur la
stupeur de Laurent devant ce bivac d'interlopes.

À la vérité Paridael celait une curiosité plus que partiale, sous
une contrainte et une répugnance assez plausibles. Ils chiquaient,
pipaient, sifflaient le rogomme, poissaient des cartes, se
portaient des gageures incongrues et mêlaient à leur argot
bourguignon flamand des termes d'une langue verte cosmopolite, des
éructations de slang. Le lucre, la ruse, la colère et le vice
chiffonnaient les frimousses très avenantes à la pénombre des
larges visières marines ou des cheveux frisottant sous les bérets,
et la lumière rembrandtesque du bouge, le fuyant clair de lune, le
petit jour cuivreux du dehors, un petit jour de guillotinade, leur
prêtaient une équivoque de plus.

Le brave Tilbak, qu'ils respectaient au point de céder le passage
à son client, leur gardait rancune depuis sa vie de matelot.

-- En voilà qui s'entendent à gruger les gens de mer! disait-il.
Ah! ce qu'ils m'ont fait sacrer, ces gouins-là! Les tentations,
les boniments, qu'il m'a fallu subir, lorsqu'ils s'abattaient sur
le pont comme une nuée de poissons volants. Heureusement j'avais
l'âme trop férue de Siska pour me laisser prendre à leurs amorces.
Ils en étaient pour leurs distributions de prix courants et
d'échantillons. Je n'aurais eu garde de leur engager mon prêt, ma
chair et mon salut. Mais c'est égal, j'étais content de mettre le
pied sur le plancher des vaches, pour échapper à leurs hameçons.
Je vous le dis, monsieur Laurent, ces runners sont les vrais
suppôts des sept péchés capitaux!...

Vincent Tilbak aurait dû remarquer que, loin de partager son
animadversion, Laurent scrutait les jeunes runners avec une
complaisance indue.

Un jour il laissa même entendre à son mentor les affinités qu'il
se découvrait avec ces mauvais petits bougres[5].

À cette ouverture la physionomie de l'honnête Tilbak exprima une
si touchante consternation, que l'étourdi s'empressa de renier ces
sympathies déplacées et déclara, non sans rougir, qu'il avait
simplement voulu badiner. Des instincts d'irrégulier et de
réfractaire couvaient en lui. De là, sans qu'il parvînt à se les
expliquer, les postulations sourdes, l'énervante angoisse, la
curiosité lancinante, le navrèrent jaloux et apitoyé, à la fois
craintif et tendre, qui le travaillaient devant le farouche Moulin
de pierre, le repaire, mais aussi l'asile des êtres asymétriques.

La vie laborieuse et salubre qu'il menait avec de droits et probes
gaillards de la trempe de Jean Vingerhout, l'amitié de Vincent et
Siska, mais plus encore l'influence balsamique d'Henriette
devaient reculer l'éclosion de ces germes morbides. Laurent était
devenu le commensal régulier des Tilbak. Une confiance fraternelle
ne tarda pas à s'établir entre Henriette et lui. Jamais il ne
s'était trouvé plus à l'aise, plus rassuré, plus charmé, vis-à-vis
d'une personne de l'autre sexe. Il semblait qu'il la connût de
longue date. Ils avaient dû grandir ensemble. Le soir, Laurent
aidait les enfants, Pierket et Lusse, à écrire leurs devoirs et à
étudier leurs leçons. La soeur aînée vaquant aux soins du ménage,
allant et venant par la chambre, admirait la science du jeune
homme. Après le souper, il faisait la lecture à toute la famille
ou les instruisait en causant. Henriette l'écoutait avec une
ferveur non exempte de malaise. Lorsqu'il parlait des événements
de ce monde et de la condition de l'humanité, la jeune fille était
bien plus impressionnée par l'exaltation, l'amertume, la fièvre,
la révolte que trahissaient les propos du jeune homme, que par le
sens même de ses objurgations. Avec cette seconde vue des aimantes
âmes féminines, elle le devinait foncièrement triste et troublé,
et plus il montrait de sollicitude pour les malheureux, les
souffrants, et surtout les égarés, plus elle le chérissait lui-
même, plus elle s'absorbait candidement en lui, pressentant
qu'entre tous les misérables, celui-ci avait le plus grandement
besoin de charité.

D'ailleurs, auprès d'elle le cours de ses idées ne tardait pas à
reprendre une pente moins tourmentée. Sous la caresse tutélaire de
ces grands yeux bleus arrêtés ingénument sur lui, il ne
s'apercevait plus que de la quiétude présente, des ambiances
loyales et des sourires de la vie. Il cessait de chercher midi à
quatorze heures, imposait silence à ses orageuses spéculations.

Autrefois, à la Fabrique, les prunelles de Gina lui injectaient
sous le derme une liqueur traîtresse; il ne se possédait plus,
devenait mauvais, rêvait un bouleversement et des représailles,
une jacquerie, une révolte servile, après laquelle il se fût
attribué, pour part de butin, l'orgueilleuse et méprisante
patricienne et lui eût imposé les outrages de son incendiaire
désir. C'était même autant par rancune contre Gina que par haine
des dirigeants et des capitalistes qu'il était retourné vers les
exploités. Il allait descendre jusqu'aux parias subversifs,
lorsqu'il avait rencontré les prolétaires résignés. Il devint une
sorte d'ouvrier dilettante. La sagesse, la placidité, la belle
humeur, la philosophie de ses nouveaux entours, surtout la bonté
et le charme d'Henriette, endormirent ses rancunes, ses griefs, le
rendirent accommodant et presque opportuniste. L'image de Gina
pâlissait.


IV. LA CANTATE

En flânant sur les quais, Door Bergmans aperçut un particulier
dont la mine l'intrigua. Il eut un sursaut d'étonnement. «Je me
trompe!» se dit-il en poursuivant sa route. Mais après quelques
pas il rebroussa chemin et, reconnaissant bel et bien Laurent
Paridael, il marcha droit à lui la main tendue.

Laurent, en train de surveiller un chargement de balles de riz
entrepris par 1' «Amérique», se troubla un peu, fit même le
mouvement de se dérober, mais apprivoisé par l'abord affectueux et
simple du tribun, abandonna, momentanément son poste et se laissa
entraîner non loin de là. Mis au courant, Bergmans railla
doucement la fantaisie qui l'avait poussé à entrer comme marqueur
dans une Nation et à servir les débardeurs. Que ne s'était-il
adressé plutôt à lui? Il lui offrit même sur-le-champ, dans ses
bureaux, une place plus digne de son savoir et plus compatible
avec son éducation. Mais, à la surprise de plus en plus grande du
tribun, Laurent refusa d'abandonner sa nouvelle profession. Il
décrivit même en termes si enthousiastes, avec un tel lyrisme, son
nouveau milieu et ses nouveaux partenaires, qu'il justifia presque
son étrange vocation et que Bergmans crut ne plus devoir insister.
Il s'abstint de nommer Gina. Mis complètement à l'aise, Laurent
accueillit avec empressement la proposition de se réunir de temps
en temps Bergmans et lui, avec Marbol et Vyvéloy.

Le peintre Marbol, un petit homme sec, tout nerfs, cachait, sous
une apparence anémique et friable de souffreteux, une énergie, une
persévérance extraordinaire. Depuis une couple d'années, il
s'était acquis quelque notoriété en peignant ce qu'il voyait
autour de lui. Seul dans cette grande ville littéralement infestée
de rapins, de colorieurs en chambre, dans cet ancien foyer d'art
presque totalement éteint, nécropole plutôt que métropole, -- il
commençait à exploiter le plein air, la rue, le décor, le type
local. En quittant, avec un certain éclat, à la veille des
concours de Rome, l'antique académie fondée par Teniers et les
savoureux naturistes du dix-septième siècle, mais tombée à présent
sous la direction de faux artistes, peintres aussi timides que
maîtres intolérants, le jeune homme s'était mis à dos la clique
officielle, les marchands, les amateurs, les critiques, les
fonctionnaires, aussi bien ceux qui procurent le pain que ceux qui
débitent la renommée.

Peindre Anvers, sa vie propre, son Port, son fleuve, ses marins
ses portefaix, ses plébéiennes luxuriantes, ses enfants
incarnadins et potelés que Rubens, autrefois, avait jugés assez
plastiques et assez appétissants pour en peupler ses paradis et
ses olympes, peindre cette magnifique pousse humaine dans son
mode, son costume, son ambiance, avec le scrupuleux et fervent
souci de ses moeurs spéciales, sans négliger aucune des
corrélations qui l'accentuent et la caractérisent, interpréter
l'âme même de la cité rubénienne avec une sympathie poussée
jusqu'à l'assimilation. Quel programme, quel objectif! C'était
bien là pour ces fabricants et ces acheteurs de poupées et de
mannequins, le fait d'un fou, d'un excentrique, d'un casseur de
vitres!

Un tableau de Marbol, destiné à une exposition internationale de
l'étranger et soumis auparavant au jugement de ses concitoyens,
fit partir ceux-ci d'un immense éclat de rire, et lui valut des
condoléances ironiques ou de fielleux et méprisants silences. Ce
tableau représentait les Débardeurs au repos.

À midi, sur un fardier dételé, voisin du Dock, trois ouvriers
étaient couchés: l'un ventre en l'air, les jambes un peu écartées,
la tête reposant, entre les bras repliés, dans les mains jointes
derrière la nuque; la physionomie basanée, rude, mais belle,
sommeillait à demi, les paupières un peu relevées montraient ses
prunelles noires et veloureuses. Les deux autres dockers
s'allongeaient à plat ventre; le fond de culotte cuireux et comme
boucané bridait leur croupe protubérante dont elle accusait les
méplats, et, le buste un peu relevé, le menton dans les poings
calleux, appuyés sur leurs coudes, ils tournaient le dos au
spectateur, montrant la tête crépue, des oreilles écartées, les
puissantes attaches du cou, le dos râblé à l'envi, et béaient à un
coin de la rade chatoyant entre des cépées de mâts.

À Paris ce fut autour de cette toile audacieuse, une guerre
d'ateliers, des polémiques féroces: depuis des années on n'avait
plus bataillé ainsi. Marbol se conquit autant d'admirateurs que
d'ennemis, ce qui est la bonne mesure. Un des gros marchands de la
chaussée d'Antin ayant acquis cette composition scandaleuse, ceux
d'Anvers en frémirent de rage et de stupeur. Quel honnête homme
eût consenti à s'embarrasser de ce portrait de trois manoeuvres
déguenillés et dépoitraillés, mal vêtus, mal rasés, trop charnus,
de cuir trop épais, de poings et de jarrets inquiétants? Pour dire
sa pleine horreur, M. Dupoissy avait écrit que ce tableau
dégageait une odeur de suée, de hareng saur et d'oignon; qu'il
sentait la crapule.

Arriva une nouvelle exposition à Paris; Marbol y prit part avec un
tableau non moins audacieux que le premier, et, à la stupéfaction
redoublée des clans hostiles ou timorés, les jurés lui décernèrent
la grande médaille.

Si les bonzes de la peinture se renfermèrent vis-à-vis du jeune
novateur dans leur attitude malveillante, ces succès, bientôt
ratifiés à Munich, Vienne et Londres, donnèrent à réfléchir aux
amateurs et aux collectionneurs de la haute société anversoise. On
ne pouvait le nier; le gaillard réussissait. S'il n'y avait eu
pour leur prouver sa supériorité que ce qu'on appelle la gloire:
des articles de gazettes, des applaudissements de crève-de-faim
chez qui plus l'estomac manque d'aliments, plus la tête se nourrit
de chimères, ces gens positifs eussent continué de hausser les
épaules et de dire «raca» à ce tapageur, ce brouillon. Mais du
moment que, comme eux-mêmes, il se mettait à palper des écus, son
cas devenait intéressant.

-- Heu! Heu! Drôle de goût, pour sûr! Peinture peu meublante,
tableaux à ne pas avoir chez soi..., du moins dans un salon où se
tiennent des dames... Mais un malin, pourtant, un compère adroit,
après tout... Il n'avait pas si mal combiné son plan. Puis
qu'importe s'il fait de la peinture à ne pas prendre avec des
pincettes, nous recevons bien à la maison ce brave Vanderzeepen,
alors que chacun sait que le digne homme a gagné ses deux cents
maisons, son hôtel de la Place de Meir et son château de Borsbeek,
au moyen de la ferme des vidanges... Comme Vanderzeepen, ce
monsieur Marbol a trouvé la pierre philosophale; sauf respect, il
fait de l'or avec de la merde!

Les préventions tombèrent. Les matadors de la finance commencèrent
à saluer le pelé, le galeux d'autrefois; risquèrent même de citer
son nom devant leurs pudiques épouses, ce qui eût paru d'une
inconvenance énorme quelques mois auparavant. Ne pouvant décemment
prôner cette peinture pétroleuse et anarchiste, on affecta de
priser l'habileté, le génie, commerçant de ce Marbol qui endossait
si facilement ses croûtes désagréables, ses épouvantails à
moineaux, à des gogos parisiens, à des Yankees facétieux ou aux
Anglais, friands, comme on sait, de scènes monstrueuses et
excentriques.

Le musicien Rombaut de Vyvéloy, l'autre ami de Door Bergmans,
rappelait, avec sa haute taille, sa coupe robuste, son masque
léonin, sa crinière abondante, sa complexion sanguine, la figure
du maître des dieux dans Jupiter et Mercure chez Philémon et
Baucis, de Jordaens. C'était, sinon un païen, du moins un
«Renaissant» que ce Brabançon. Rien, ni au physique, ni au moral,
des types émaciés, blafards et béats, des primitifs à la Memlinck
et à la Van Eyck. Il avait converti au panthéisme l'oratorio
chrétien du vieux Bach.

L'art fougueux et essentiellement plastique de Vyvéloy devait
impressionner plus profondément encore Laurent Paridael que les
peintures à tendances hardies, mais à réalisation un peu molle et
un peu frigide, pas assez vibrante, -- comme il le constata de
plus en plus par la suite -- de son ami Marbol.

Cette année-là, Anvers inaugura les fêtes du troisième centenaire
de la naissance de Rubens par une cantate de Rombaut de Vyvéloy,
exécutée le soir en plein air sur la Place Verte. Laurent ne
manqua pas de se rendre à cette cérémonie.

Près de la statue du grand Pierre-Paul, les choeurs et l'orchestre
occupent une tribune à gradins, disposée en arc de cercle au
centre duquel trône le compositeur. Le square, ceint de cordeaux,
est ménagé aux bourgeois. Le peuple s'écrasant alentour respecte
la démarcation et les rues convergentes ont beau vomir de
nouvelles cohues, cette multitude effrayante parait plus digne et
plus recueillie encore que les spectateurs privilégiés et moins
séditieuse que la déplaisante police et les encombrants gendarmes
à cheval. Pas une contestation, pas un murmure. Depuis des heures,
ouvriers et petites gens piétinent philosophiquement sur place,
sans rien perdre de leur belle humeur et de leur sérénité. Quel
fluide réduit au silence ces langues frondeuses, ces caboches
turbulentes? Les bras se croisent placidement sur les poitrines
haletant de curiosité. Pressentent-ils, ces Anversois de souche
robuste, mais infime, la splendeur, unique de la fête qui se
prépare, pour qu'ils y préludent avec cette onction? Les poupons
sur les bras des ménagères s'abstiennent de vagir et les chiens de
rue circulent entre cette compacte plantation de jambes sans se
faire molester par les gavroches, leurs tourmenteurs naturels.

Et dans cet imposant et magnétique silence, au-dessus de cette mer
étale, aux vagues, figées, sur laquelle l'ombre bleue qui descend
doucement, pleine de caresses, met une paix, une solennité de
plus, tombèrent tout à coup de la plus haute galerie de la tour,
où les yeux essayaient en vain de discerner les hérauts d'armes,
quelques martiaux éclats de trompettes a l'unisson. Et les soprani
des Villes soeurs -- Gand et Bruges -- hélèrent et acclamèrent à
plusieurs reprises la Métropole. Leurs vivats de plus en plus
chauds et stridents, étaient suivis chaque fois des appels un peu
rauques de l'aérienne fanfare. Après ce dialogue le carillon se
mit à tintinnabuler: d'abord lentement et en sourdine comme une
couvée qui s'éveille à l'aube dans la rosée des taillis; puis
s'animant, élevant la voix, lançant à la volée une pluie d'accords
de jubilation. Un ensoleillement. Alors l'orchestre et les choeurs
entrèrent en lice. Et ce fut l'apothéose de la Richesse et des
Arts.

Le poète vanta le Grand Marché dans des strophes à l'emporte-
pièce, par de sonores et hyperboliques lieux communs auxquels la
mise en scène, l'extase de la foule, la musique de Vyvéloy
prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du monde venaient
saluer Anvers, toutes les nations du globe lui payaient humblement
tribut, et comme s'il ne suffisait pas des temps modernes et du
moyen âge pour frayer à l'orgueilleuse cité sa voie triomphale, la
cantate remontait à l'antiquité et engageait pour massiers et
licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout, l'univers et le
temps, la géographie et l'histoire, l'infini et l'éternité, se
rapportait, dans cette oeuvre, à la ville de Rubens. Et en fermant
les yeux, on s'imaginait voir défiler un majestueux cortège devant
le trône du peintre triomphal par excellence...

Quand ce fut fini, quand les musiques de la garnison ouvrant la
retraite aux flambeaux reprirent, en marche, le thème principal de
la cantate, Laurent pincé jusqu'aux moelles, les fibres
travaillées par on ne sait quel contagieux enthousiasme,
momentanément dépossédé de son moi, emboîta le pas aux soldats, et
s'ébranla avec la foule aussi suggestionnée, aussi surexcitée que
lui, et, dans laquelle, exceptionnellement, bourgeois et ouvriers,
confondus, bras dessus bras dessous, entonnaient à l'unisson à
pleins poumons, le chant dithyrambique.

Infatigable, Laurent parcourut tout l'itinéraire tracé au cortège.

L'escorte ondoyante avait beau se renouveler, se relayer à chaque
carrefour, l'exalté ne parvenait pas à la quitter. Cette musique
de Vyvéloy l'eût conduit au bout du monde. Alors que d'autres se
blasaient sur l'héroïsme de cette promenade aux lumières et
s'éclipsaient par les rues latérales, lui se sentait de plus en
plus d'intrépidité aux jambes et de flammé au coeur. D'ailleurs
d'antres manifestants remplaçaient ceux qui faisaient défection et
la physionomie du cortège variait avec les quartiers qu'il
traversait. Le long de la rade et des bassins, Laurent sentit le
coude à des matelots et à des débardeurs; au coeur de la cité, il
se mêla aux garçons de magasin et aux filles de boutique; sur les
boulevards de la ville neuve il se retrouva avec des fils de
famille et des commis de «firmes» souveraines; enfin, dans les
dédales du quartier Saint-André, habitacles des claquedents et des
va-nu-pieds, des gaillardes en cheveux lui prirent familièrement
le bras et de fauves voyous, peut-être des runners, l'emportèrent
dans leur farandole. Tout à Anvers, tout à Rubens. Laurent
n'entendait que la cantate, il en était rempli et saturé. Il
reconduisit les musiques jusqu'à l'étape finale, triste et presque
déçu lorsque les canonniers, étant descendus de cheval,
soufflèrent les lanternes vénitiennes accrochées à leurs lances de
bois et étouffèrent sous leurs bottes les dernières torches de
résine.


V. L'ÉLECTION

-- Ah! ville superbe, ville riche, mais ville égoïste, ville de
loups si âpres à la curée qu'ils se dévorent entre eux lorsqu'il
n'y a plus de moutons à tondre jusqu'aux os. Ville selon le coeur
de la loi de Darwin, Ville, féconde mais marâtre. Avec ta
corruption hypocrite, ton tape-à-l'oeil, ta licence, ton opulence,
tes instincts cupides, ta haine du pauvre, ta peur des
mercenaires; tu m'évoques Carthage... N'avez-vous pas été frappés,
vous autres, du préjugé qu'ils entretiennent, ici, contre le
soldat? Même les Anversois qui ont de leurs garçons à l'armée,
sont impitoyables et féroces à l'égard des troupiers. Nulle part
en Belgique on n'entend parler de ces terribles bagarres entre
militaires et bourgeois; de ces guets-apens où des assommeurs
tombent dessus au permissionnaire ivre, regagnant la caserne
faubourienne ou le fort perdu à l'extrémité de la banlieue [6]...

Qui avons-nous à la tête d'Anvers? Des magistrats vaniteux, sots,
gonflés comme des suffètes. Leur dernier trait, Bergmans, le
connais-tu, leur dernier trait?

Un jour, n'ayant plus rien à démolir et à rebâtir, chose qui a
toujours ennuyé des magistrats communaux, ils décrètent de
supprimer la Tour Bleue, un des derniers spécimens, en Europe, de
l'architecture militaire du quatorzième siècle. Tout ce que la
ville compte encore d'artistes et de connaisseurs ici s'émeut,
proteste, envoie à la «Régence», des pétitions... Devant cette
opposition, que font nos augures? Ils daignent consulter l'expert
par excellence, Viollet-Le-Duc. Cet archéologue conclut avec tous
les artistes en faveur du maintien de la vieille bastille. Voyez-
vous cet original qui se permet d'être d'un autre avis que ces
marchands omnisapients? Aussi n'ont-ils rien de plus pressé que de
raser, sans autre forme de procès, la vénérable relique...

Et pourtant, ville sublime. Tu as raison, Rombaut, de vanter son
charme indéfinissable, qui clôt la bouche à ses détracteurs. Nous
ne pouvons lui en vouloir de s'être donnée à cette engeance de
ploutocrates. Nous l'aimons comme une femme lascive et coquette,
comme une courtisane perfide et adorable. Et ses parias même ne
consentent pas à la maudire!

C'était au cabaret de la Croix Blanche, sur la Plaine du Bourg,
Laurent Paridael qui déblatérait ainsi devant Bergmans, Rombaut et
Marbol.

-- Bon, voilà le jeune servant des dockers qui prend le mors au
dents! dit Vyvéloy. Et tout cela parce qu'il a trouvé que dans ma
cantate je faisais trop large la part du chauvinisme, aux dépens
des communiers de Bruges et de Gand... Parbleu! On comprend
l'esprit de clocher, quand ce clocher est la flèche de Notre-Dame!

-- Absolument, approuva Bergmans. D'ailleurs, Anvers se relèvera
moralement aussi. Elle secouera le joug qui la dégrade. Elle sera
rendue à ses vrais enfants. Tu le verras, Paridael,
l'insubordination gagne les masses opprimées. Je te promets du
neuf pour bientôt. Un souffle d'émancipation et de jeunesse a
traversé la foule; il y a mieux ici qu'une riche et superbe ville;
il y a un peuple non moins intéressant qui commence à regimber
contre des mandataires qui le desservent et le compromettent.

La prédiction de Bergmans ne tarda pas à se réaliser. Depuis
longtemps il y avait de l'électricité dans l'air.

La véhémente cantate de Vyvéloy ne contribua pas dans une faible
mesure à ce réveil de la population.

Les riches, en prenant l'initiative d'un jubilé de Rubens, ne
s'attendaient pas à provoquer cette fermentation.

Il arriva que les peintres delà Renaissance évoquèrent les
pasteurs d'hommes, de ce seizième siècle, les Guillaume le
Taciturne, les Marnix de Sainte-Aldegonde. On exhuma pour s'en
parer ce quolibet insultant jeté aux patriotes de l'époque de
Charles-Quint et de Philippe II, ce nom de gueux dont les
vaillants ancêtres aussi s'étaient enorgueillis comme d'un titre
honorifique.

La noblesse, momifiée, désintéressée de tout, et de plus
ultramontaine, se réjouit peut-être des désagréments que le
courant nouveau préparait aux parvenus, mais n'osa patronner un
parti placé sous le vocable et le drapeau des adversaires
victorieux de la catholique Espagne.

L'effervescence régnait surtout dans le peuple des travailleurs du
Port.

Des conflits isolés avaient déjà éclaté entre Béjard et les
«Nations». Ce furent d'abord des tiraillements à propos d'un
mémoire à payer par l'armateur à l'Amérique. L'armateur refusait
toujours de régler son compte, lorsque arriva de Riga un bateau-
grenier avec chargement à la consignation du payeur récalcitrant.

Béjard s'adressa, pour le déchargement de ces marchandises, à une
Nation rivale de sa créancière, mais dans de pareilles
circonstances, les corporations font cause commune et la Nation
sollicitée refusa l'entreprise à moins que le négociant ne
s'acquittât d'abord envers leurs concurrents.

Il s'adressa à une troisième, à une quatrième Nation, partout il
se buta au même refus.

Entêté et furieux, il fit venir des dockers de Flessingue, le port
de mer le plus proche. Les débardeurs anversois jetèrent plusieurs
Hollandais dans les bassins et les en retirèrent à demi noyés pour
les y replonger encore, si bien que tous reprirent le même jour le
train pour leur patrie, en jurant bien qu'on ne les repincerait
plus à venir contrecarrer, dans leurs grèves, ces Anversois
expéditifs. De fait, lorsque ces manoeuvriers aussi placides que
vigoureux s'avisaient de devenir méchants, ils le devenaient à la
façon des félins.

Béjard, en apprenant la désertion des Hollandais après le
traitement qui leur avait été infligé, écumait de colère et jurait
de se venger tôt ou tard de Vingerhout et de ces insolentes
Nations. Mais comme, entre temps, son blé menaçait de pourrir à
fond de cale, il céda aux prétentions des débardeurs.

À quelque temps de là l'occasion se présenta pour lui de rouvrir
les hostilités contre cette plèbe par trop séditieuse. On venait
d'inventer aux États-Unis, des «élévateurs», appareils tenant à la
fois lieu de grues, d'allèges et de compteurs, dont l'adoption
pour le déchargement des grains, devait fatalement supprimer une
grande partie de la main-d'oeuvre et entraîner par conséquent la
ruine de nombreux compagnons de nations.

Aussi l'agitation fut grande parmi le peuple quand il apprit que
Béjard avait préconisé, dans les conseils de la Régence,
l'acquisition de semblables engins.

Le soir où en séance des magistrats municipaux la proposition de
Béjard devait être mise aux voix, baes, doyens, compagnons,
convoqués par Jan Vingerhout se massaient de manière à représenter
une armée compacte et formidable, sur la Grand'Place, devant
l'Hôtel de Ville. En costume de travail, les manches retroussées,
leurs biceps à nu, ils attendent là, terriblement résolus, poings
sur les hanches, le nez en l'air, les yeux braqués vers les
fenêtres illuminées. L'air goguenard, pipe aux dents, radieux
comme s'il s'agissait d'aller à la danse, Jan Vingerhout circule
de groupe en groupe pour donner la consigne à ses hommes.
Quoiqu'il n'ait pas besoin de secrétaire pour la besogne de ce
soir, il s'est fait accompagner du jeune Paridael enchanté de la
petite explosion qui menace l'odieux Béjard.

-- Nous allons rire, mon garçon, fait Jan en se frottant les
mains, de manière à faire craquer les os de ses phalanges.

Siska a retenu, non sans peine, son homme à la maison.

Quelques badauds de mine suspecte, du genre des jeunes runners du
Doel, s'approchent aussi des solides compagnons, mais Jan n'entend
pas s'embarrasser d'alliés compromettants. Il les récuse sans trop
les rabrouer toutefois. Les braves gens suffiront à la besogne.

Les policiers ont essayé de disperser les rassemblements, mais ils
n'insistaient pas devant la façon très digne et très explicite
dans son calme dont les accueillent les mutins.

Une rue assez longue, le Canal au Sucre, sépare la Grand'Place de
l'Escaut, mais deux cents mètres ne représentent pas une distance
pour ces gaillards, et les argousins, de futés gringalets, ne
seraient pas lourds à porter jusqu'à l'eau.

Que vont-ils faire? se demandent les policiers, alarmés par cette
inertie, par l'air résolu et vaguement ironique de ces débardeurs.
Les musards du Coin des Paresseux ne sont pas plus offensifs, en
attendant le baes qui les abreuve. À ceux qui les interrogent, les
travailleurs répondent par certain vade retro aussi bref,
qu'énergique, intraduisible dans un autre idiome que ce terrible
flamand, et auquel la façon de le faire sonner ajoute une
éloquente saveur.

Les croisées de l'aile gauche, au deuxième étage de l'antique
Hôtel de ville, sont illuminées. Il parait qu'on délibère encore.
Le vote est imminent; tous, ces gens s'entendent comme marchands
en foire.

Neuf heures sonnent. Au dernier coup, voilà que, sur un coup de
sifflet de Vingerhout, simultanément les compagnons se penchent,
et flegmatiquement, se mettent en devoir de déchausser les pavés,
devant eux. Ils vont même vite en besogne, si vite que les
alguazils s'essoufflent inutilement à vouloir les en empêcher.

Et alors, Jan Vingerhout, pour montrer comment s'emmanche la
partie, envoie adroitement un pavé dans une des fenêtres du
Conseil. D'autres bras s'élèvent, chaque bras tient son pavé avec
la fermeté d'une catapulte. Mais à un signe de Vingerhout, les
hommes remettent leur charge par terre:

-- Tout doux, il suffira peut-être d'un simple avertissement.

En effet, un huissier accourt sur la place, essoufflé et avisant
Vingerhout, lui dit que ces messieurs du Conseil ajournent leur
décision.

-- Que restent-ils fagoter alors? demande Vingerhout, toujours
sollicité par les croisées illuminées.

Au fond, ce terrible Vingerhout est un malin compère, mais un bon
compère; il connaît les aîtres de l'Hôtel de ville, il savait que
le pavé lancé tomberait dans un espace vide de la salle. Mais il
n'avoue cela qu'à Laurent.

Les croisées rentrent dans l'ombre. Bourgmestre, échevins,
conseillers sortent du palais communal, penauds, entourés de leur
nuée de policiers; on a mis en réquisition la gendarmerie et la
grand'garde, on a télégraphié aux commandants des casernes, Béjard
a même voulu demander des secours à Bruxelles. Mais les Nations
jugent suffisant le résultat de leur petite manifestation, et,
abandonnant leurs pavés, se dispersent lentement, comme de bons
géants qu'ils sont, en se contentant d'envoyer une huée bien
significative aux conseillers, surtout à M. Béjard, qui a cru très
sérieusement qu'on allait le traiter comme le diacre Etienne.

Intimidé, le Conseil décide sagement d'enterrer la question par
trop brûlante jusqu'après les élections pour le renouvellement des
Chambres législatives.

Bergmans ayant pris nettement parti pour les débardeurs et s'étant
porté candidat contre Freddy Béjard, les baes des corporations
embrassèrent chaleureusement sa cause. Laurent était entré dans
une société d'exaltés de son âge, la Jeune Garde des Gueux,
recrutée parmi les apprentis et les fils de petits employés.

À mesure qu'elle avançait, la période électorale s'exaspérait. Les
riches, maîtres des journaux, se livraient à une débauche
d'affiches tirant l'oeil, multicolores, énormes, de brochures, de
pamphlets, imprimés en grosses lettres.

L'agitation se propageait dans les classes inférieures.

-- Qu'importe! rageait Béjard, ces maroufles ne sont pas
électeurs. Je serai élu tout de même.

En effet, la plupart des «censitaires» en tenaient pour les
riches. Mais ceux-ci, craignant que l'impopularité de Béjard ne
compromît le reste de leur liste, essayèrent d'obtenir, de
l'armateur qu'il remît sa candidature à des temps meilleurs. Il
refusa net. Il attendait depuis trop longtemps; on lui devait ce
siège pour le dédommager des longs et précieux services rendus à
l'oligarchie. Ils n'insistèrent point. D'ailleurs, il les tenait.
Mille secrets compromettants, mille cadavres existaient entre eux
et lui. Ses doigts crochus de marchand d'ébène tenaient l'honneur
et la fortune de ses collègues. Puis ce diable d'homme possédait
le génie de l'organisation, au point de se rendre indispensable.
Lui seul savait mener une campagne électorale et faire manoeuvrer
les cohortes de boutiquiers en chatouillant leurs intérêts. Sans
son concours, autant se déclarer vaincu d'avance.

Peu scrupuleux, quant aux moyens, ses suppôts multipliaient les
tournées dans les cabarets, et les visites à domicile. Ils avaient
mission de voir les boutiquiers gênés, de leur promettre des fonds
ou des clients. Aux plus défiants, on alla jusqu'à remettre une
moitié de billet de banque, l'autre moitié devant leur être
délivrée le soir même du scrutin, si le directeur de la Croix du
Sud l'emportait.

D'autres employés de son imposante administration électorale,
compliquée et nombreuse comme un ministère, confectionnaient des
billets de vote marqués, destinés aux électeurs suspects; d'autres
encore se livraient à des calculs de probabilités, à la
répartition du corps électoral en bon, mauvais et douteux. Les
prévisions donnaient au moins un millier de voix de majorité au
Béjard. Il continuait pourtant d'en acheter, répandant à pleines
mains l'argent de l'association, puisant même dans sa propre
caisse. Pour réussir il se serait ruiné.

Ses courtiers travaillaient l'imagination des campagnards de
l'arrondissement, gens orthodoxes comme la noblesse et, de plus,
superstitieux. Ignorant l'histoire, ces ruraux prenaient au pied
de la lettre le nom de gueux. Le moindre petit terrien entretenu
dans ses terreurs par les récits des vieux, aux veillées, se
voyait déjà mis au pillage, battu et incendié comme sous les
cosaques, et, par anticipation, la plante des pieds lui cuisait.
Pas souvent qu'il voterait pour des grille-pieds et des
chauffeurs. Au village, les courtiers colportaient naturellement,
sur Bergmans et les siens, des fables monstrueuses, des calomnies
extravagantes, d'un placement difficile à la ville, mais qui
passaient auprès de ces rustauds, comme articles d'évangile.

Door den Berg n'avait à opposer à ces menées que son caractère,
son talent, sa valeur personnelle, ses convictions chaudes, son
éloquence de tribun, sa figure avenante; dans la bataille à coups
de journaux, d'affiches et de brochures, il avait le dessous; en
revanche, dans les réunions publiques, autrement dites métingues,
où se discutaient les mérites des candidats, il tenait le bon
bout. D'ailleurs, il fallait être inféodé au clan de Béjard, pour
prendre encore au sérieux sa prose et son éloquence, ou plutôt
celles de Dupoissy, car c'était son familier qui lui
confectionnait ses discours et ses articles.

Rien d'écoeurant comme ces tartines humanitaires, collections de
lieux communs dignes des pires gazettes départementales, ramassis
de clichés, aphorismes creux, mots redondants et sans ressort,
rhétorique si basse et si déclamatoire que les mots même semblent
refuser de couvrir plus longtemps ces mensonges et ces saletés.

L'avant-veille du scrutin, il y eut un grand métingue aux
Variétés, immense salle de danse où les parades politiques
alternaient avec les mascarades des jours gras.

Pour la première fois depuis des années qu'il régalait les gobets
et ses créatures de harangues doctrinaires prononcées toujours de
la même voix nasarde et monocorde, Béjard y fut hué d'importance:
on ne le laissa même pas achever.

La salle houleuse, électrisée par une copieuse philippique de
Bergmans, se porta comme une terrible marée à l'assaut du bureau,
sur l'estrade, en passant par-dessus la cage de l'orchestre,
renversa la table, foula aux pieds et mit en loques le tapis vert,
inonda le parquet de l'eau des carafes destinées aux orateurs, fit
sonner à coup de bottes la cloche du président et peu s'en fallut
qu'on n'écharpât les organisateurs du métingue.

Heureusement, en voyant approcher le cyclone, ces gens prudents
avaient battu en retraite, patrons et candidats réunis, et cédé la
place au peuple.

Il se leva enfin, le jour des élections, un jour gris d'octobre!
Dès le matin, les tambours de la garde civique battant l'appel des
électeurs, la ville s'animait d'une vie extraordinaire qui n'était
pas l'activité quotidienne, l'affairement des commis et des
commerçants, le camionnage et le trafic. Des électeurs endimanchés
sortaient de chez eux, montrant sous le tuyau de poêle la
physionomie grave, un peu pincée, de citoyens conscients de leur
dignité. Ils gagnaient, le bulletin à la main, d'un pas rapide,
les bureaux électoraux: bâtiments d'écoles, foyers de théâtres et
autres édifices publics.

De jeunes gandins, fils de riches, exhibaient à la boutonnière une
cocarde orange, couleur du parti, réquisitionnaient les voilures
de place pour charroyer les électeurs impotents, malades ou
indifférents. Ils se donnaient de l'importance, consultaient leurs
listes, s'abordaient avec des raines mystérieuses, mordillaient le
crayon qui allait leur servir à «pointer» les électeurs. Des
omnibus étaient allés prendre très tôt dans les bourgades
éloignées les électeurs ruraux, ils rentraient en ville avec leur
chargement humain. Ébaubis, rouges, les paysans se groupaient par
paroisses; et des soutanes noires allaient de l'un à l'autre de
ces sarraux bleus pour leur faire quelque recommandation et
contrôler leurs billets de vote. Des groupes se formaient devant
les portes des bureaux. On lisait les affiches encore humides, où
l'un ou l'autre des candidats dénonçait une «manoeuvre de la
dernière heure» de ses adversaires et lançait une suprême
proclamation, laconique et à l'emporte-pièce. Presque tous ces
manifestes commençaient par «Électeurs, on vous trompe». Des
marchands aboyaient les journaux fraîchement parus. De chaque côté
de la porte se tenait un voyou, porteur d'un écriteau engageant à
voter pour l'une ou l'autre liste. De groupe en groupe, de cocarde
bleue à rosette orange, s'échangeaient des regards de défi; des
gens généralement inoffensifs prenaient un air terrible, et des
mains tourmentaient fiévreusement le pommeau de leurs cannes... On
causait beaucoup, mais à voix basse, comme des conspirateurs.

Cependant, chaque bureau étant pourvu d'un président et de deux
«scrutateurs», les opérations du vote commençaient. À l'appel de
leurs noms, dans l'ordre alphabétique, les votants se frayaient un
passage à travers l'attroupement, passaient derrière une cloison,
se présentaient devant les trois hommes graves. Ceux-ci siégeaient
derrière la table, recouverte du traditionnel tapis vert et
supportant une vilaine caisse noire et cubique, pompeusement
qualifiée d'urne. L'électeur promenait un instant sous le nez
soupçonneux et binocle du président son bulletin plié en quatre et
timbré aux armes de la ville, et le laissait choir dans l'urne
fendue comme un tronc, une tire-lire ou une boite à lettres. Il y
en avait que cette simple action impressionnait terriblement; ils
perdaient contenance, laissaient tomber leur canne, se
confondaient en salamalecs et s'obstinaient à vouloir loger leur
papier dans l'encrier du scrutateur.

À la cloison, du côté de la salle d'attente, s'étalaient les
listes électorales; des myopes s'y collaient le nez et des doigts
sales s'y promenaient comme sur l'horaire affiché dans les gares.
Il puait le chien mouillé et le bout de cigare éteint, dans cette
salle de classe où traînaient aussi des relents d'écoliers pauvres
et de cuistres mangeurs de charcuterie.

Il y avait des abstentions. Des «jeunes gardes» des deux partis,
de faction à l'entrée, reconnaissaient leurs hommes et envoyaient
des voitures prendre, en prévision du contre-appel, les manquants
de leur bord. La kyrielle des noms, la procession des votants se
déroulaient, lamentables. Des incidents en relevaient de loin en
loin la monotonie. Un quidam omis ou rayé se fâchait; des
homonymes se présentaient l'un pour l'autre; on persistait à
appeler des morts qu'on aurait absolument voulu voir voter, en
revanche on tentait de persuader à des vivants qu'ils n'étaient
plus de ce monde.

Au sortir de l'isoloir leur expression béate et soulagée, leur air
guilleret aurait donné à supposer qu'ils s'étaient isolés pour
d'autres motifs.

Les opérations du vote, appel et contre-appel, duraient jusqu'à
midi, puis commençait le dépouillement. On ne savait rien, mais on
supputait les résultats. «Peu d'abstentions!»

Les cocardes oranges se plaignaient à la fois de l'affluence des
blouses, des gens gantés et des tricornes; en revanche, les bleus
s'inquiétaient du contingent extraordinaire de baes de Nations, de
petits-commerçants et d'officiers patriotes.

Personne ne rentrait chez soi; tous mangeaient mal dans les
tavernes bourrées de consommateurs, et la fièvre, l'anxiété
séchant les gosiers, ils s'enivraient à la fois de bière et de
paroles.

On commençait à se masser, le nez en l'air, sur la Grand-Place
devant le local de l'» Association», le club de Béjard et des
riches, où viendraient s'encadrer tout à l'heure, entre les
châssis des huit fenêtres du premier, les résultats des vingt-six
bureaux; et aussi au port, devant l'estaminet de la Croix Blanche,
où se réunissaient les «Nationalistes», partisans de Bergmans.

Une pluie fine trempait les badauds, mais la curiosité les rendait
stoïques. Des camelots continuaient de glapir l'article du jour,
les cocardes bleues ou oranges.

Il y avait de l'orage et de la menace dans la foule nerveuse et
taciturne, grossie à présent de beaucoup d'ouvriers, de petits
employés, d'étudiants, ne payant pas le cens. Enragés de ne pas
avoir pu donner leur voix à Door den Berg, ils nourrissaient au
fond de leur coeur un violent désir de manifester d'une autre
façon leurs préférences.

Aussi, à présent, les cocardes bleues dominaient, dans la foule.
Les ouvriers les piquaient à leur gilet de laine. Des rixes
avaient éclaté dans la matinée, aux abords des bureaux ou votaient
les campagnards. Aussi, intimidés par les regards de haine que
leur jetaient les compagnons des bassins, les sarraux
s'empressaient-ils, leur voix donnée selon le coeur de leur curé,
de regrimper en toute hâte sur les impériales et de mettre des
lieues de polders ou de bruyères entre eux et les remparts de la
métropole.

Les affiliés s'entassaient dans les salons mêmes de l'Association,
où siégeaient, attendant les résultats, les chefs et les candidats
du parti. La voix métallique et acerbe de Béjard dominait le
bourdonnement des colloques; Dupoissy, bénisseur et inspiré;
M. Saint-Fardier, turbulent, agressif, parlant de se débarrasser à
coups de fusil de ce Bergmans et de tout ce sale peuple;
M. Dobouziez, sobre de paroles, vieilli, l'air soucieux, peu mêlé
à la politique active et maugréant à part lui, contre l'ambition
coûteuse de son gendre; enfin les jeunes Saint-Fardier, bâillant à
se démantibuler la mâchoire, regardaient, en tapotant les vitres,
le populaire s'amasser sur la place.

À la Croix Blanche, Door n'avait pas assez de ses mains pour
presser toutes celles qui tenaient à secouer les siennes.
L'affection, l'exubérance, la sincérité de ces natures frustes et
droites le touchaient vivement.

Laurent, les Tilbak, Jan Vingerhout, Marbol et Vyvéloy ne
restaient pas en place, sortaient, allaient aux informations,
couraient au bureau central où se faisait le dépouillement
général.

Les premiers résultats, favorables tour à tour à Béjard et à
Bergmans étaient accueillis, par des huées à l'Association, par
des vivats à la Croix Blanche, ou réciproquement. Mais les
manifestations de rassemblée des riches trouvaient chaque fois un
écho contradictoire sur la Place. Ainsi, l'affichage aux fenêtres
de l'Association, des chiffres de majorité attribués à Béjard fit
partir des applaudissements timides promptement étouffés sous des
grognements et des sifflets; le contraire se produisait lorsque la
chance avait favorisé «notre Door».

Quelque temps les suffrages se balancèrent. La majorité des
censitaires de la ville se déclaraient pour le tribun. Déjà la
foule, dans la rue et à la Croix Blanche, se trémoussait
d'allégresse; on se donnait l'accolade, on félicitait Bergmans.
Paridael voulait même qu'on arborât le drapeau des gueux, orange,
blanc et bleu, avec les deux mains fraternellement enlacées, les
mains amputées et écartelées sur l'écusson d'Anvers. Bergmans,
moins optimiste, eut de la peine à empêcher ses amis de triompher
trop tôt. Il avait raison de se défier. Nos enthousiastes
comptaient sans les campagnes. Non seulement les bureaux ruraux
comblèrent rapidement l'écart des voix entre les deux listes, mais
le total de ces suffrages campagnards grossissant, s'enflant
toujours, engloutit comme une stupide marée, submergea sous ses
flots les légitimes espérances de la majorité des citadins.


VI. TROUBLES

Ce fut d'abord de la consternation, ensuite de la rage, qui
s'emparèrent de la population anversoise, à l'issue définitive de
la lutte. Les riches l'emportaient, mais avec le concours de la
corruption et de la bêtise. Les campagnards avaient opposé leur
veto à la volonté de la grande ville. Les vainqueurs, qui ne
pouvaient se dissimuler l'aloi équivoque de ce triomphe, commirent
la faute de vouloir le célébrer et, assez penauds, intérieurement,
ils payèrent d'audace, affectèrent de la jubilation et
déterminèrent, chez la foule, par leurs bravades et leurs défis
grimaçants, l'explosion des sentiments hostiles qu'elle contenait,
à grand'peine, depuis le matin. Toutefois ils n'osèrent pas se
montrer au balcon de leur club où les appelait ironiquement la
fourmilière, la houle de têtes convulsées, pâles et blêmes de
dépit, ou rouges et échauffées, rictus sardoniques, lèvres
pincées, yeux qui rencognent des larmes de rage.

Cinq heures. La nuit est tombée. Les riches regagnent leurs hôtels
de la ville neuve, en se glissant timidement a travers la foule
qui continua de stationner sur le forum.

Tous restent là angoissés, ne sachant a quoi se résoudre, les
poings fermés, certains que «cela ne se passera pas ainsi», mais
ignorant comment «cela se passera».

En prévision des troubles, le bourgmestre a consigné la garde
civique, les postes sont doublés, la gendarmerie est sous les
armes.

Bergmans traversant la place a été reconnu, acclamé, porté en
triomphe. Il se dérobe comme il peut à ces ovations: depuis le
matin, il exhorte au calme et à la résignation tous ceux qui
l'approchent: «Nous vaincrons la fois prochaine!»

Le drapeau orange flottant au balcon de l'Association nargue et
exaspère ses amis. Dans les premiers moments, après la nouvelle de
la défaite, la consternation des vaincus a permis aux riches
d'arborer impunément leur pavillon.

Tout à coup une poussée se produit. Paridael et ses camarades de
la «Jeune Garde des Gueux», travaillant des coudes, sont parvenus
jusqu'au Club.

Porté sur les épaules de Jan Vingerhout, Laurent, leste comme un
singe, s'aidant des pieds et des mains, s'accrochant aux moindres
saillies, parvient jusqu'au balcon, l'escalade, empoigne la hampe,
essaie de la dégainer, finit par s'y suspendre, en tirant sur
l'étoffe: on entend un craquement, le bois se brise...

La foule jette un cri d'anxiété.

Le drapeau est conquis, mais le hardi conquérant s'abat dans le
vide avec son trophée. Il se serait rompu le cou sur le pavé si le
vigilant et solide Vingerhout n'eût été là. Notre hercule reçoit
son ami dans ses bras, sans fléchir sur ses jarrets, comme il
attraperait à la volée une balle de riz ou un sac de céréales.
Puis il le dépose tranquillement à terre avec un juron
approbateur. Le jeune gars, remis sur ses jambes, agite son
drapeau au-dessus des têtes. D'orageuses acclamations éclatent et
se prolongent. Des agents de police tentent de prendre Laurent au
collet. Des centaines de mains, à commencer par la poigne de
Vingerhout, le dégagent, bousculent les flics et les réduisent à
l'impuissance.

Les jeunes gens prennent la tête d'une colonne immense qui
s'ébranle après trois bordées de sifflets envoyées au balcon
dégarni, en chantant à pleins poumons l'Hymne des Gueux, composé
par Vyvéloy, ou bien un refrain flamand, improvisé en l'honneur de
leur chef.

Mais au loin, une musique entonne l'air du parti des riches. D'où
peut partir ce défi? Un frisson électrique parcourt l'immense
cortège.

Sus aux téméraires! Et de traverser au pas gymnastique la place de
Meir.

Au tournant de cette place, à l'endroit où elle s'étrangle, en
boyau, les Gueux tombent sur une bande de jeunes manifestants à
cocardes bleues, accompagnés d'un orphéon et de torches. Avec une
clameur terrible, ils s'abattent sur ces provocateurs. En un rien
de temps, les torches sont arrachées des mains des porteurs, la
grosse caisse trouée d'un coup de gourdin, la bande balayée,
culbutée, sans que les assaillis aient opposé la moindre
résistance.

Et quand le gros et la queue de la colonne débouchent à leur tour
a l'endroit où vient d'avoir lieu la bagarre, les fuyards sont
déjà loin.

Cependant les Gueux apprennent que dans la ville neuve, au
boulevard Léopold, les riches, se croyant à l'abri des atteintes
populaires, ont pavoisé et illuminé leurs façades.

-- Chez Béjard! braillent les manifestants. Depuis la place de
Meir, la manifestation revêt un caractère sinistre. Les rangs des
ouvriers, des débardeurs et des petits bourgeois se sont
éclaircis, pour faire place à une traînée de gaillards sans
vergogne. Ceux-ci ne chantent plus l'Hymne des gueux, mais ils
hurlent des refrains incendiaires.

En route, avenue des Arts, un runner jette un pavé à travers la
porte de l'hôtel Saint-Fardier, dont les fenêtres sont garnies de
lampions. Les vitres volent en éclats. En agitant un rideau de
soie, le vent le rapproche de la flamme des lampions; l'étoffe
prend feu. La foule féroce se trémousse et acclame l'incendie, ce
complice inattendu.

-- C'est cela. Faisons flamber la cambuse!

Mais un peloton de gendarmes, la police et une compagnie de gardes
civiques les empêchent de pousser cette plaisanterie jusqu'au
bout.

Tandis qu'une partie de la colonne s'attarde et donne du fil à
retordre aux gendarmes, les autres en profitent pour déboucher au
boulevard Léopold par des rues latérales, presque en face de
l'hôtel Béjard.

-- À bas Béjard!... À bas le marchand d'âmes! ... À bas le
négrier!... À bas le tourmenteur d'enfants!...

Des explosions de cris sanguinaires affrontent la demeure de
l'oligarque. A-t-il eu vent de ce qui se préparait, mais Béjard,
l'étranger, l'élu des paysans s'est abstenu d'illuminer.

Les volets du rez-de-chaussée sont clos et il semble qu'il n'y ait
pas de lumière a l'intérieur.

Mais cette discrétion ne désarme pas les manifestants. Ils se sont
rués comme des fous sur la maison maudite. Les rôdeurs et les
vagabonds, composant à présent le gros du cortège, excellent
surtout dans les démolitions. Les volets fendus sont arrachés des
fenêtres, les glaces mises en pièces.

-- À mort! À mort! hurlent les émeutiers.

Confiant le drapeau à son fidèle Vingerhout, Paridael s'interpose
et veut les empêcher de se jeter dans la maison, car subitement
toute sa pensée est retournée à la femme de l'impopulaire
armateur, à sa cousine Gina. Qu'on écharpe et qu'on pende Béjard,
il ne s'en soucie guère, qu'on ne laisse plus pierre sur pierre de
la maison, et il s'associera volontiers aux démolisseurs, mais il
donnerait jusqu'à sa dernière goutte de sang pour épargner une
frayeur et une émotion à Mme Béjard!

Ah! misérable, comment n'a-t-il pas prévu plus tôt ce danger!

Il appelle Vingerhout à l'aide. Mais ils sont débordés. Impossible
d'endiguer la masse des furieux. Il n'y a plus qu'à les suivre, ou
mieux à les précéder dans la maison, afin de porter secours à la
jeune femme. Laurent saute par une croisée dans le selon. Déjà une
nuée de forcenés s'y démènent comme des épileptiques, brisent les
bibelots et les meubles, déchirent les rideaux, décrochent les
cadres, percent et trouent les coussins, arrachent les tentures et
les réduisent en charpie, jettent les débris dans la rue,
saccagent, dégradent tout ce qui leur tombe sous la main.

Laurent les a devancés dans la pièce voisine; elle est obscure et
déserte. Il pénètre dans un troisième salon: personne; dans la
salle à manger: personne encore; il fouille l'orangerie, la serre,
sans rencontrer âme qui vive.

Cependant les autres le suivent. Fatigués de tout casser, ils
voudraient faire son affaire à Béjard! Laurent se lance dans le
vestibule, avise l'escalier, le monte quatre à quatre.

Il atteint le palier du premier étage, pénètre dans les chambres à
coucher, dans un cabinet de toilette, inspecte une autre pièce.
Personne. Il appelle: «Gina! Gina!» Pas l'ombre de Gina. Il
continue ses perquisitions, fouille tous les coins, ouvre les
placards et les armoires, regarde sous les lits. Toujours rien.
Elle n'est pas dans les mansardes, elle n'est pas dans le grenier.
En descendant, désespéré, il se cogne aux meneurs qui lui
réclament Béjard. Pour un peu ils accuseraient Paridael d'avoir
fait échapper son ennemi. Heureusement Vingerhout survient à temps
pour l'arracher de leurs mains.

Cependant, au dehors le tumulte augmente, Laurent descend au
jardin, visite les écuries, sans plus de succès.

Enfin, il se résout à quitter cette maison déserte. Dans la rue,
où des centaines de badauds, mêlés aux émeutiers, assistent avec
une curiosité béate au sac de cette demeure luxueuse, il apprend
par les domestiques de Béjard que leurs maîtres dînent chez
Mme Athanase Saint-Fardier. Rassuré, il s'éloigne du théâtre de la
saturnale, lorsque des battues furieuses résonnent dans le
lointain.

-- La garde civique à cheval! Sauve qui peut!

Pillards et destructeurs interrompent leur besogne.

Le demi-escadron approche au galop. Arrivé à une centaine de
mètres de la cohue, le capitaine, Van Frans, le banquier, ami de
la famille Dobouziez, commande halte.

Tous riches et fils de riches, cavaliers de parade, montés sur des
bêtes de race, fiers de leur bel uniforme vert sombre, de leur
tunique à boutons d'argent et à brandebourgs noirs, de leur
pantalon à bande amaranthe, de leur talpak d'astrakan à chausse
rouge et à gland d'argent. Leurs montures ont des chabraques
assorties à l'uniforme, aux coins desquelles sont brodés des
clairons d'argent, et le manteau d'ordonnance enroulé sur le
devant de la selle.

Pâles, l'air ému, les yeux brillants, ils font caracoler et
piaffer leurs chevaux. Comme ils se sont arrêtés, les mutins
s'enhardissent et leur lancent des moqueries: soldats de carton!
polichinelles! cavaliers des dimanches! Laurent reconnaît Athanase
et Gaston Saint-Fardier, et entend le premier, qui pousse son
cheval en avant, dire à Van Frans: «Chargerons-nous bientôt ces
voyous, commandant?» En passant avenue des Arts, les deux frères
ont aperçu les dégâts causés à la maison paternelle, et ils
brûlent d'impatience de venger cet affront.

Jusqu'à présent, le service de cet escadron d'honneur avait été
une récréation, un simple sport, un prétexte à promenades et à
excursions, à parties de campagne. Ce n'était pas de leur faute, à
ces jolis dilettanti de l'uniforme, si cette gueusaille les
obligeait de se prendre au tragique.

-- Sabre... clair!... commande Van Frans d'une voix un peu émue.
Et les lames vierges, tirées du fourreau avec un bruissement
métallique, mettent une flamme livide au point ganté de chaque
cavalier.

Il n'en faut pas plus pour que la panique gagne la bande des
émeutiers. La masse fonce en avant et se jette, à droite et à
gauche, dans les rues latérales. Les plus hardis courent se garer
sur le trottoir d'en face ou entre les arbres de l'avenue.

-- Chargez! commande alors seulement Van Frans... En avant!

Et l'escadron part au grandissime galop; étriers et fourreaux
s'entrechoquent, le pavé s'incendie comme une enclume.

Après avoir dépassé les rassemblements et feint de donner la
chasse aux fuyards, les cavaliers font halte, demi-tour et
chargent une seconde fois dans la direction opposée.

La police achevait de disperser les derniers rassemblements et, en
nombre à présent, opérait des arrestations, pinçait les meneurs.

Pourchassés de ce côté, les plus acharnés se résignaient à aller
manifester ailleurs.

En tournant le coin d'une rue, Laurent se trouva nez à nez avec
Régina. La nouvelle des émeutes venait de surprendre les Béjard à
table, et tandis que le mari se rendait à l'Hôtel de ville pour se
concerter avec ses amis, Gina, malgré les efforts pour la retenir,
était sortie seule, curieuse de constater l'impopularité de l'élu.

Laurent la prit par le bras: -- Venez, Régina... Vous ne pouvez
rentrer chez vous; votre hôtel est une ruine, la rue même est
mauvaise pour vous... Retournez plutôt chez votre père...

Elle vit qu'il portait à la casquette les couleurs des partisans
de Bergmans:

-- Vous faites cause commune avec eux; vous étiez de la petite
expédition chez moi... Vrai, Laurent, il ne vous manquait plus que
cela... C'est du propre!

-- Ce n'est pas le moment de récriminer et de me dire des choses
désagréables! fit Paridael avec un aplomb qu'il n'avait jamais eu
de la vie en lui parlant. Venez-vous?

Frappée par son air de résolution, matée, elle se laissa entraîner
et prit même son bras... Il la fit monter dans la première voiture
qu'ils rencontrèrent, jeta au cocher l'adresse de M. Dobouziez et
s'assit en face d'elle, sans qu'elle eût risqué une observation.

-- Excusez-moi, dit-il. Je ne vous quitterai que lorsque je vous
saurai en lieu sûr.

Elle ne répondit pas. Ils ne desserrèrent plus les dents.

Les genoux de Laurent frôlaient ceux de la jeune femme; leurs
pieds se rencontrèrent, elle se retirait avec des soubresauts
effarouchés et se rencognait dans le fond de la voiture ou
affectait de regarder par la portière. Laurent retenait sa
respiration pour mieux écouter la sienne; il aurait voulu que ce
trajet durât toujours... Tous deux songeaient à la dernière fois
qu'ils s'étaient rencontrés. Elle gagnait peur: lui se sentait
redevenir l'amoureux d'autrefois.

Ils croisaient des runners ivres, brandissant des gourdins au bout
desquels étaient attachés des lambeaux d'étoffes arrachés aux
meubles et aux tentures des hôtels dévastés. À chaque réverbère,
Laurent avait la rapide vision de la jeune femme. L'alarme qu'il
causait à sa cousine le chagrinait atrocement. Il lui serait donc
toujours un sujet d'aversion et d'épouvante! Arrivé à la fabrique,
il descendit le premier et lui offrit la main. Elle mit pied à
terre sans son aide et lui dit, par politesse: «Vous n'entrez
pas?»

-- Vous savez bien que votre père a juré de ne plus me recevoir...

-- C'est vrai. Je n'y pensais plus... Au fait, je vous dois des
remerciements, n'est-ce pas? M. Béjard compte des ennemis
chevaleresques...

-- De grâce, ne raillons pas, cousine... Si vous saviez combien
vos sarcasmes sont injustes?... Croyez plutôt à mon inaltérable
dévouement et à ma profonde... admiration pour vous.

-- Vous parlez comme une fin de lettre! fit-elle, avec une
tendance à reprendre son ancien ton persifleur, mais cette pointe
manquait de belle humeur et de sincérité. «C'est égal... Encore
une fois, merci.» Et elle entra dans la maison.




VII. GENDRE ET BEAU-PÈRE

M. Freddy Béjard, nouveau député, donne à ses amis politiques le
grand dîner retardé par le sac de son hôtel et l'effervescence
populaire.

L'émeute n'a pas duré. Dès le lendemain, les bons bourgeois, que
le tumulte de la nuit empêchait de dormir et faisait trembler dans
leurs lits, prenaient comme but de promenade les principales
maisons ravagées par la populace. Comme les riches ne manquent pas
d'imputer ces actes de sauvagerie à Bergmans, malgré les
protestations et les désaveux énergiques de celui-ci, M. Freddy
Béjard bénéficie de l'indignation des gens rassis et timorés.

Les gazettes persécutées par M. Dupoissy publient durant des
semaines des considérations de «l'ordre le plus élevé», sur
«l'hydre de la guerre civile» et le «spectre de l'anarchie», si
bien que nombre de bons Anversois, détestant Béjard et les
étrangers et portés pour Bergmans, craindraient, en continuant
d'appuyer celui-ci, de provoquer de nouveaux désordres.

Comme il incombait à la ville de dédommager les victimes des
démagogues, M. Béjard n'a rien perdu non plus de ce côté-là, et en
a profité pour grossir l'évaluation des dégâts.

De sorte que c'est dans un hôtel repeint et meublé à neuf, plus
cossu que jamais, où rien ne porte trace de la visite des runners,
que M. le député traite ses féaux et amis; ses collègues du «banc»
d'Anvers au Parlement, ses égaux, les riches: Dobouziez,
Vanderling, Saint-Fardier père, les deux jeunes couples Saint-
Fardier, Van Frans et autres Van, les Peeters, les Willems, les
Janssens, sans oublier l'indispensable Dupoissy.

La belle Mme Béjard préside à ce dîner: plus en beauté que jamais.
On l'accable de compliments et de félicitations et Dupoissy ne
peut lever son verre sans s'incliner galamment du côté de Mme la
représentante.

À la vérité, Mme Béjard est profondément malheureuse.

Ce mari, qu'elle n'a jamais aimé, elle le déteste et le méprise à
présent. Il y a longtemps que leur ménage est devenu un enfer:
mais par fierté, devant le monde, elle se fait violence et
parvient à «représenter» de manière à tromper les malveillants et
les indiscrets.

Elle sait que son mari entretient une Anglaise du corps de ballet;
une grande fille commune et triviale, qui jure comme un caporal-
instructeur, fume des cigarettes à s'en brûler le bout des doigts
et boit le gin au litre.

Honnête et droite, orgueilleuse, mais d'un caractère répugnant aux
actions malpropres, Gina a dû subir les confidences cyniques de
cet homme. Les infamies de la vie privée ou publique des gens de
son monde lui ont été révélées par cet ambitieux. Et, d'un coup,
elle a vu clair dans cette société si brillante au dehors; et elle
a compris l'intransigeance de Bergmans, elle l'en a aimé davantage
allant jusqu'à épouser au fond du coeur, elle, la fière Gina, la
cause de ce révolutionnaire, de ce roi des poissardes, comme
l'appelle le député Béjard.

Et pendant les troubles, lorsqu'elle rencontra Laurent Paridael,
si elle s'était montrée distante et railleuse c'était par
habitude, par une sorte de pudeur, par une dernière fausse honte
qui l'empêchait de paraître convertie à des sentiments de
générosité qu'elle avait méprisés et blâmés chez lui.

En réalité, lors de l'élection, elle forma des voeux ardents pour
Bergmans et maudit le succès de son mari. À telle enseigne que le
sac de leur maison avait même répondu ce soir de furie populaire à
son état d'énervement, de dépit et de déconvenue. C'est qu'elle
appartient, à présent, à Bergmans, qu'elle est sienne de pensées
et de sentiments. Mais comme elle ne sera jamais son épouse elle
tiendra jusqu'à la mort ces sentiments renfermés au plus profond
de son coeur. Elle ne vit plus que pour son fils, un enfant d'un
an qui lui ressemble; et pour son père, à elle, le seul riche
qu'elle aime et qu'elle estime encore. Les petites tentatrices,
Angèle et Cora, continuent de perdre leur peines en voulant lui
inculquer leur philosophie spéciale.

Prendre la vie comme une perpétuelle partie de plaisir, ne se
forger aucune chimère, s'attacher modérément de façon à se
détacher facilement, profiler de la jeunesse et du sourire des
occasions; fermer les yeux aux choses tristes ou maussades, à la
bonne heure. Voyez-les à ce dîner, appétissantes, décolletées, la
chair heureuse, rire et bruire comme des plantes vivaces aux
souffles conquérants de l'été; piailler, caqueter, agacer leurs
voisins et se lancer, par moments, d'un côté à l'autre de la
table, des regards de connivence. Bien naïve leur amie Gina
d'héberger des diables bleus et des papillons noirs!

Mme Béjard, souffrant d'une migraine atroce, préside, avec un tact
irréprochable, ce dîner qui n'en finit pas.

Combien elle voudrait relever les vilenies dont, pour flatter le
maître de la maison, ses familiers, Dupoissy en tête, saupoudrent
la renommée de Bergmans.

-- Oh! très drôle, très fin... Avez-vous entendu?

Et le Sedanais s'empresse de répéter, à mots discrets, à Gina la
petite malpropreté. Si elle n'y applaudit pas, du moins lui faut-
il approuver du sourire, d'une flexion de tête.

Béjard s'essaie à son rôle nouveau. Il disserte et papote à l'envi
avec ses collègues, jargonne comme eux, rapports, enquêtes,
commissions, budgets.

M. Dobouziez parle encore moins que d'habitude. Savoir sa fille
malheureuse, l'a vieilli, et elle a beau faire bonne figure et
affecter du contentement, il l'aime trop pour ne pas deviner ce
qu'elle lui cache. Veuf depuis un an, ses cheveux ont blanchi, sa
poitrine ne se bombe plus si fièrement qu'autrefois, et son chef
autoritaire s'incline. Il faut croire que quelques-uns de ses
problèmes sont restés sans solution ou que l'algébriste a trouvé
des résultats incompatibles?

Au dessert, on prie Mme la représentante de chanter. Régina a
encore sa belle voix, cette voix puissante et souple de la soirée
d'Hémixem, mais enrichie aussi de cette expression, de cette
mélancolie, de ce charme de maturité qu'a revêtu sa physionomie
autrefois trop sereine. Et ce n'est plus la valse capricante de
Roméo qu'elle gazouille aujourd'hui, c'est une mélodie large et
passionnée de Schubert, l'Adieu.

Assis dans un coin, à l'écart, M. Dobouziez est suspendu aux
lèvres de sa fille, lorsqu'une main se pose sur son épaule. Il
sursaute. Et Béjard, à mi-voix:

-- Passons un moment dans mon cabinet, beau-père, j'ai un mot à
vous dire...

L'industriel, un peu désappointé d'être arraché à une des seules
distractions qui lui restent encore, suit son gendre, frappé par
l'étrange intonation de la voix du député.

Installés l'un en face de l'autre devant le bureau, Béjard ouvre
un tiroir, furette dans un casier, tend à Dobouziez une liasse de
papiers.

-- Veuillez prendre connaissance de ces lettres!

Il se renverse dans son fauteuil, ses doigts tambourinent les
coussinets de cuir, tandis que ses yeux suivent sur la physionomie
de Dobouziez les impressions de la lecture.

Le visage de l'industriel se décompose; il pâlit, sa bouche se
plisse convulsivement, tout à coup il s'interrompt.

-- Me direz-vous ce que cela signifie? fait-il en regardant son
gendre avec plus d'angoisse que de courroux.

-- Tout simplement que je suis ruiné et qu'on proclamera ma
faillite avant un mois, avant quinze jours peut-être, à moins que
vous ne veniez à mon aide...

-- À votre aide!» Et Dobouziez se cabre. «Mais malheureux, je me
suis déjà enfoncé, pour vous, dans des difficultés dont je ne sais
comment sortir!... Et en ce moment même le désastre qui vous
frappe m'englobe... Vous êtes fou, ou bien impudent, de compter
encore sur moi!»

-- Il faudra pourtant que vous vous exécutiez, monsieur... Ou bien
préfèreriez-vous passer pour le beau-père d'un homme insolvable,
d'un failli? ... Mais vous n'avez pas fini de lire ces lettres...
Je vous en prie, continuez... Vous verrez que la chose mérite tout
au moins réflexion... Avouez que ce n'est pas de ma faute. La
débâcle de Smithson et C°, à New-York, une banque si solide! Qui
pouvait prévoir cela? ... Ces mines de cuivre, de Sgreveness, dont
les actions viennent de tomber à vingt, au-dessous du pair, ce
n'est pas moi pourtant qui vous les ai vantées. Soyez de bonne foi
et rappelez-vous votre confiance en ce petit ingénieur, votre
camarade du génie, qui vint vous proposer l'affaire...

-- Taisez-vous, interrompt Dobouziez... Ah, taisez-vous! Ces
spéculations effrénées sur les cafés, qui ont englouti, en moins
de quatre jours, la totalité de la dot de votre femme! Dites, est-
ce moi aussi qui vous les ai conseillées? Et ce jeu sur les fonds
publics, auquel vous employez votre Dupoissy? Croyez-vous les gens
qui fréquentent la Bourse assez bêtes pour supposer un seul
instant que les cent mille et les deux cent mille francs de
différences payés par ce mérinos, qui n'a jamais possédé de laine
pour son compte, que celle que porte sa tête cafarde, soient
sortis de ses propres coffres? Et pour comble voilà que ce pied-
plat qui lèche l'empreinte de vos talons est tout doucement en
train de vous lâcher. Il faudrait entendre comme il vous traite en
votre absence! Vous dégoûtez jusqu'à ce paltoquet. En Bourse il ne
se gène pas pour dire haut ce qu'il pense de votre nouvelle...
industrie, celte agence d'émigration qui pourrait bien vous valoir
des démêlés avec la justice. Fi donc!

-- Monsieur! fit Béjard en sursautant, Dupoissy est un
calomniateur que je ferai traîner en prison!

Mais sans prendre garde à l'interruption, Dobouziez continuait:

-- Quelle dégringolade! Tomber jusqu'à devenir trafiquant en chair
blanche. Vraiment, c'est à croire aux fables qu'on raconte sur
vous. D'abord la traite des noirs, ensuite celle des blancs: c'est
dans l'ordre! Parole d'honneur, je ne sais qui préférer d'un
négrier ou d'un agent d'émigration. Vous n'avez pas même eu la
pudeur de donner un autre nom à la Gina, le navire qui emporte
aujourd'hui tous ces misérables à Buenos-Ayres! Et votre
politique, est-ce moi peut-être, qui puise dans votre caisse les
pièces d'or et les billets de banque à l'aide desquels vous vous
êtes fait élire député... Je ne vous rappellerai pas avec quel
enthousiasme et quelle sincérité...

Et terrible, retrouvant son beau port de tête d'autrefois et son
ton souverain et acerbe, Dobouziez jetait à la face de son gendre
cette hottée de griefs...

-- Et comme si cela ne suffisait pas, reprit-il, non content de
vous ruiner sottement, de disposer avec une légèreté criminelle du
bien de votre femme et de votre enfant, vous rendez Gina
malheureuse; vous ne la sacrifiez pas seulement à vos ambitions
politiques, mais vous avez des maîtresses..., il vous faut
entretenir des actrices... Sous prétexte que cela pose un homme,
ça! Ce n'est pas tout. Les lupanars du Riet-Dyck n'ont pas de
client plus assidu et plus prodigue que le député Béjard! Ah,
tenez, si je m'écoutais, dès ce soir, je reprendrais Gina chez moi
avec son enfant, et je vous laisserais grimacer vos grands airs de
représentant, devant votre coffre-fort vide et votre crédit
épuisé...

-- Votre fille! Parlons-en de votre fille! ricana Béjard qui
tirait et mordillait rageusement ses favoris roux. Vous ne comptez
donc pour rien les exigences et les fantaisies de Madame? Fichtre!
il m'a bien fallu recourir aux spéculations et à des industries
lucratives, pour faire face à son luxe de lorette. Mes bénéfices
d'armateur n'y auraient pas suffi... Mais, c'était à prévoir,
après la jolie éducation que vous lui avez donnée!...

-- Que ne me la laissiez-vous, alors? fit Dobouziez. Si j'étais
heureux et fier, moi, de la voir bien mise, rayonnante, entourée
d'objets coûteux et à son goût? Ah, si je n'avais eu à solder que
ses frais de toilette, qu'à la pourvoir de distractions, de
bijoux, de bibelots, je ne serais pas aussi bas, entendez-vous,
monsieur, que depuis qu'il m'a fallu intervenir dans les frais de
votre sport politique, et couvrir de ma signature vos sottes et
extravagantes entreprises. Vrai, ne me parlez pas de ce qu'elle
m'a coûté; des gaspilleurs et des faiseurs de votre espèce ne me
tiennent pas quitte à si bon compte, ils m'enlèveraient jusqu'à
l'honneur...

Et Dobouziez se laissa tomber, épuisé, dans un fauteuil.

Béjard avait écouté presque tout le temps, en se promenant de long
en large, et en opposant une sorte de sifflement aux vérités les
plus cinglantes.

Au-dessus, dans les salons, la voix de Mme Béjard continuait de
résonner, profonde et mélancolique. Et cette voix remuait
l'industriel jusqu'au plus profond des entrailles. Car, si
Dobouziez souffrait dans sa probité et sa prudence de négociant de
s'être mépris à ce point sur la vertu commerciale de son gendre,
il s'en voulait surtout d'avoir exposé le repos, la fortune et
l'honneur de sa fille aux risques et aux accidents de pareille
association.

Dobouziez avait songé au divorce, mais il y avait l'enfant, et la
mère craignait d'en être séparée. En invoquant les difficultés de
sa propre situation, le fabricant n'exagérait pas. À des années de
prospérité, succédaient un marasme et une accalmie prolongée.
Depuis longtemps, l'usine fabriquait à perte; elle n'occupait plus
que la moitié de son personnel d'autrefois... Dobouziez s'était
saigné à blanc, dix fois, pour remettre à flot les affaires de
Béjard. La suspension de paiements de la maison américaine
notifiée à Béjard, l'atteignait aussi. Comment ferait-il face à
cette nouvelle complication? Il ne pourrait se tirer d'affaire
lui-même qu'en hypothéquant la fabrique et ses propriétés.

Mais pouvait-il laisser mettre en faillite le mari de sa fille, le
père de son petit-fils et filleul?

Béjard l'attendait à ce silence. Il l'avait laissé se débattre et
expectorer sa bile, il lisait sur le visage contracté du vieillard
les pensées qui se combattaient en lui. Lorsqu'il jugea le moment
venu de reprendre le débat, il recourut à son ton doucereux de
juif qui ruse:

-- Trêve de récriminations, beau-père, dit-il. Et nous nous
jetterions durant des heures nos torts réels ou prétendus à la
tête, que cela ne changerait rien à la situation. Parlons peu,
parlons bien. Rien n'est désespéré, que diable! Bien entendu si
vous ne vous obstinez point à me plonger vous-même dans le
bourbier où je me sens enfoncer. J'ai calculé sur cette feuille --
et vous pourrez l'emporter pour vérifier, à loisir, à tête plus
reposée, l'exactitude de mes chiffres -- que ma dette et mes
obligations s'élèvent à deux millions de francs... De grâce, plus
de secousses électriques, n'est-ce pas?... Que j'achève au moins
de vous exposer la situation... J'ai de quoi, en caisse, faire
face aux quatre premières échéances, représentant près de huit
cent mille francs. Cela nous mène jusqu'au premier du mois
prochain...

-- Et alors?

-- Alors je compte sur vous...

-- Vous comptez sérieusement que je vous procure plus d'un
million?

-- On ne peut plus sérieusement.

Le même mortel et crispant silence, pendant que Gina chantait là-
haut, en s'accompagnant, les nobles mélodies des classiques
allemands. Dobouziez se prend le front à deux mains, l'étreint
comme s'il voulait en exprimer la cervelle, puis il le lâche
brusquement, se lève, ferme les poings, et sans s'ouvrir autrement
auprès de Béjard d'une résolution extrême qu'il vient de prendre,
il lui dit:

-- Laissez-moi quinze jours pour aviser... et ne vous empêtrez pas
davantage d'ici là...

L'autre comprend que le beau-père le sauve, et marche vers lui, la
main tendue, confit en douceâtres formules de gratitude...

Mais Dobouziez se recule, porte vivement les mains derrière le
dos:

-- Inutile!... Si vous êtes réellement capable de quelque
reconnaissance, c'est à Gina et à l'enfant que vous la devrez...
S'ils n'étaient pas en cause!...

Et il n'achève pas; Béjard ne manquant pas d'entendement n'insiste
plus.

Tous deux remontent dans les salons et feignent de poursuivre une
conversation indifférente.

M. Dobouziez va se retirer. Gina l'accompagne dans le vestibule et
l'aide à endosser sa pelisse, puis, elle lui tend le front.
Dobouziez y appuie longuement les lèvres, lui prend la tête dans
les mains, la contemple avec orgueil et tendresse:

-- Serais-tu heureuse, mignonne, de demeurer encore avec moi?

-- Tu le demandes!

-- Eh bien, si tu te montres bien raisonnable, surtout si tu
reprends un peu de ta gaieté d'autrefois, je m'arrangerai pour
venir m'installer chez toi... Mais garde-moi le secret de ce
dessein. Bonsoir, petite...



VIII. DAELMANS-DEYNZE

À rentrée d'une des rues riveraines du Marché-aux-Chevaux, où des
hôtels un peu froids, habités par des patriciens, voisinent, comme
en rechignant, avec des bureaux et des magasins de négociants,
théâtre d'un va-et-vient continuel de ruche prospère, -- court,
sur une quarantaine de mètres, un mur bistré, effrité par deux
siècles au moins, mais assez massif pour subsister durant de
longues périodes encore.

Au milieu, une grande porte charretière s'ouvre sur une vaste cour
fermée de trois côtés par des constructions remontant à l'époque
des archiducs Albert et Isabelle, mais qui ont subi, depuis, des
aménagements et des restaurations en rapport avec leurs destinées
modernes.

Un des solides vantaux noirs étale une large plaque de cuivre,
consciencieusement astiquée, sur laquelle on lit en gros
caractères: J.-B. Daelmans-Deynze et Gie. Le graveur voulait
ajouter: denrées coloniales. Mais a quoi bon? lui avait-on fait
observer. Comme deux et deux font quatre, il est avéré, à Anvers,
que Daelmans-Deynze, les seuls Daelmans Deynze, sont commerçants
en denrées coloniales, de père en fils, en remontant jusqu'à la
domination autrichienne, peut-être jusqu'aux splendeurs de la
Hanse.

Si l'on s'engage sous la porte, profonde comme un tunnel de
fortifications, et qu'on débouche dans la cour, on avise d'abord
un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge de teint, monté
sur de petites jambes minces et torses, arc-boutées plus que de
nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C'est Pietje le
portier. Pietje de kromme -- le cagneux -- comme l'appellent
irrévérencieusement les commis et les journaliers de la maison,
sans que Pietje s'en offusque. Aussitôt qu'il vous aura aperçu, il
ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, si vous,
demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira, suivant
l'heure de la journée: «Au fond, dans la maison, s'il vous plaît,
monsieur», ou bien: «à droite, sur son bureau, pour vous
servir...»

La cour, pavée de solides pierres bleues, s'encombre généralement
de sacs, de caisses, de tonnes, de futailles, de dames-jeanne,
d'outres et de paniers de toutes couleurs et dimensions.

Mais Pietje, jouissant de votre surprise candide, vous apprendra
que ceci ne vous représente qu'un dépôt infime, un stock
d'échantillons.

C'est à l'entrepôt Saint-Félix, ou dans les docks, aux Vieux-
Bassins, que vous en verriez des marchandises importées ou
exportées par Daelmans-Deynze!

De lourds chariots, attelés de ces énormes chevaux de «Nations»
aux croupes rondes et luisantes, attendent, dans la rue, qu'on les
charge ou qu'on les allège. M. Van Liere, le magasinier, en
veston, fluet, rasé de près, l'oeil douanier, le crayon et le
calepin à la main, prend des notes, aligne des chiffres, remplit
les formules, empoigne des lettres de voiture, parcourt les
factures, saute parfois, agile comme un écureuil, sur le monceau
des marchandises dont il constate la condition en poussant des
cris et des interpellations, gourmandant ses aides, pressant les
charretiers dans une langue aussi inintelligible que du sanscrit
pour qui n'est pas initié aux mystères des denrées coloniales.

Les débardeurs, de grands diables, taillés comme des dieux
antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nus où les muscles
s'enroulent comme les fibres d'un câble, rouges, empressés,
soulèvent, avec un «han!» d'entrain, les lourds ballots et, le
poids assis sur leurs épaules, ne semblent plus supporter qu'un
faix de plumes. Le charretier en blouse bleue, en culotte de
velours brun à côtes, le feutre rond déformé et déteint par les
pluies, son court fouet à large corde sous le bras, écoute
respectueusement les observations de M. Van Liere.

-- Minus, dérangez-vous un peu! Laissez passer monsieur, dit ce
potentat avec un sourire de condescendance, en comprenant, d'un
coup d'oeil, l'embarras de votre situation alors que vous enjambez
les sacs et les caisses sans savoir comment cette gymnastique
finira.

Un des colosses déplace, comme d'un revers de sa main calleuse, un
des barils persécuteurs et avec un «Merci» de naufragé recueilli,
vous poussez, enfin, dans l'angle du mur de la rue et du corps de
bâtiment à droite, une porte vitrée sur laquelle se lit le mot:
Bureaux.

Mais vous n'entrez encore que dans l'antichambre.

Une nouvelle poussée. Courage! La porte capitonnée de cuir à
l'intérieur glisse sans bruit. Vingt plumes infatigables grincent
sur le papier épais des registres ou frôlent la soie des copies de
lettres; vingt pupitres adossés, deux à deux, se prolongent à la
file sur toute la longueur du bureau éclairé du côté de la cour
par six hautes fenêtres; vingt commis juchés sur un nombre égal de
tabourets, les manches en lustrine aux bras, le nez penché sur la
tâche, semblent ne pas s'être aperçus de votre intrusion. Vous
toussez, n'osant recourir à une interpellation directe... -- Artie
étrangère? M'sieur?... -- Correspondance? Caisse?... L'article
corinthes... Dattes... Pruneaux... Huile d'olive?... vous
demandent machinalement, sans même vous dévisager, les ministres
de ces départements divers, jusqu'à épuisement de la liste. --
Non! dites-vous au moins imposant de ce personnel... un jeune
homme à l'air doux et novice, saute-ruisseau, vêtu de chausses
trop courtes pour son long corps, ses bras en steeple-chase
continuel avec la manche de sa veste battant de la longueur d'une
main, d'un poignet, d'une partie d'avant-bras, l'étoffe poussive.
-- Non! dites-vous, je désirerais parler à M. Daelmans... --
Daelmans-Deynze! rectifie le jeune homme effaré... M. Daelmans-
Deynze... la porte du fond devant vous... Permettez que je vous
précède... Il peut être occupé... Votre nom, monsieur?...

Enfin, la dernière formalité étant remplie, vous avancez, longeant
la file des pupitres, passant pour ainsi dire en revue, et de
profil, les vingt commis gros ou maigres, chlorotiques ou
couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ou noirs, variant de
soixante à dix-huit-ans -- l'âge du jeune homme effaré -- mais
tous également préoccupés, tous profondément dédaigneux du motif
profane qui vous amène, vous, simple observateur, artiste,
travailleur intermittent, dans ce milieu d'activité incessante, un
des sanctuaires de dilection du Mercure aux pieds ailés.

Et c'est à peine si M. Lynen, le vieux caissier, a relevé vers
vous son front chauve et ses lunettes d'or, et si M. Bietermans,
son second en importance, le correspondant pour les langues
étrangères, a campé pour vous lorgner un instant, son pince-nez
japonais sur son nez au busc diplomatique.

Mais ces comparses comptent-ils encore lorsque vous êtes en face
du chef suprême de la «firme»? -- Entrez, a-t-il dit de sa voix
sonore. Il est là devant vos yeux, cet homme solide comme un
pilier, un pilier qui soutient sur ses épaules une des maisons-
mères d'Anvers. Il vous a dévisagé de ses yeux bleuâtres, gris et
clairs; cela sans impertinence; d'un seul regard il vous jauge
aussi rapidement son homme qu'il combinera une affaire en Bourse;
il a non seulement le compas, mais la sonde dans l'oeil; il
devinera de quel bois vous vous chauffez, et éprouvera, avec une
certitude aussi infaillible que la pierre de touche, si c'est de
l'or pur ou du doublé que porte votre mine.

Un terrible homme pour les consciences véreuses, les financiers de
hasard, que Daelmans-Deynze! Mais un ami de bon conseil, un
aimable protecteur, un appui intègre que Daelmans-Deynze pour les
honnêtes gens, et vous en êtes, car c'est avec empressement; qu'il
vous a tendu sa large main et qu'il a serré la vôtre.

La plume derrière l'oreille, la bouche souriante, la physionomie
ouverte et cordiale, il vous écoute, scandant vos phrases de
politesse de «très bien!» obligeants, en homme sachant qu'on
s'intéresse à ce qui le concerne. Sa santé? Vous vous informez de
sa santé. Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq
ans! Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés
de la tête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu,
mais ne désertent pas ce noble crâne; ils lui feront plus tard une
auréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visage
sympathique. Les longs favoris, bruns, que sa main tortille
machinalement, s'entremêlent; aussi de fils blancs, mais ils ont
grand air, tels qu'ils sont. Et ce front, y découvre-t-on la
moindre ride; et ce teint rose, n'est-il pas le teint par
excellence, le teint de l'homme sans fiel, au tempérament bien
équilibré, aussi foin de la phtisie que de l'apoplexie?... Il ne
porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en or est
suspendu à un cordon. Simple coquetterie! il lui rend aussi peu de
services que le paquet de breloques attaché à sa chaîne de montre.
Son costume est sobre et correct. Le drap très noir et le linge
très blanc, voilà son seul luxe en matière de toilette. Grand,
large d'épaules, il se tient droit comme un I, ou plutôt, comme
nous l'avons dit, un pilier, un pilier sur lequel reposent les
intérêts d'une des plus anciennes maisons d'Anvers.

Digne Daelmans-Deynze! À la rue, ce sont des coups de chapeau à
chaque pas. Depuis les écoliers qui se rendent en classe,
jusqu'aux ouvriers en bourgeron, tous lui tirent la casquette. Et
jusqu'au vieux et hautain baron Van der Dorpen, son voisin, qui le
salue, souvent le premier, d'un amical «Bonjour, monsieur
Daelmans»... C'est que son écusson de marchand n'a jamais été
entaché. Réclamez-vous de cette connaissance et pas une porte ne
vous sera fermée dans la grande ville d'affaires, depuis la Tête
de Grue jusqu'à Austruweel.

Dans les cas litigieux, c'est lui que les parties consultent de
préférence avant de se rendre chez l'avocat. Combien de fois son
arbitrage n'a-t-il pas détourné des procès ruineux et son
intermédiaire, sa garantie, des faillites désastreuses. Vous vous
informez de sa femme?... Elle se porte très bien, grâce a Dieu,
Mme Daelmans... Je vous conduirai auprès d'elle... Vous déjeunerez
avec nous, n'est-ce pas?... En attendant, nous prendrons un verre
de Sherry.

Il vous met sa large main sur l'épaule en signe de possession;
vous êtes son homme, quoi que vous fassiez. On ne refuse pas,
d'ailleurs, une si cordiale invitation. Il pourrait vous conduire
directement du bureau dans la maison par la petite porte dérobée,
mais il a encore quelques ordres à donner à MM. Bietermans et
Lynen. -- Une lettre de notre correspondant de Londres? dit
Bietermans en se levant. Ah! De Mordnunt-Hackey... Très bien...
Très bien...! L'affaire des sucres, sans doute... Écrivez-lui, je
vous prie, que nous maintenons nos conditions... Messieurs, je
vous salue... Qui fait la Bourse aujourd'hui? Vous, Torfs?
N'oubliez pas alors de voir M. Berwoets... Excusez-moi, mon ami...
Là, je suis à vous...

Ô l'aimable homme que Daelmans-Deynze!

Ces ordres étaient donnés sur un ton paternel qui lui faisait des
auxiliaires fanatiques de son peuple d'employés.

Une remarque à faire, et ce n'était pas là une des moindres causes
de la popularité de Daelmans à Anvers, c'est que la firme
n'occupait que des commis et des ouvriers flamands et surtout
anversois, alors que la plupart des grosses maisons accordaient,
au contraire, la préférence aux Allemands.

Le digne sinjoor ne voulait même pas accepter les étrangers comme
volontaires, il ne reculait pas devant une augmentation de frais
pour donner du pain aux «gars d'Anvers», aux jongens van
Antwerpen, comme il disait, heureux d'en être, de ces gars
d'Anvers.

Les autres négociants trouvaient originale cette façon d'agir. Le
banquier rhénan Fuchskopf haussait les épaules et disait à ses
compatriotes résidant à Anvers: «Ce ger Taelman vé té la boézie!»,
mais le digne Flamand «faisait bien et laissait dire», et les
Tilbak parlaient avec attendrissement du patriotisme du
millionnaire du Marché-aux-Chevaux, et Vincent faisait miroiter
aux yeux de son petit Pierket, bon écolier, cette perspective:
«Toi, tu entreras un jour chez Daelmans-Deynze.»

Il vous a entraîné au fond de la cour dans la maison dont la
façade antique est tapissée d'un lierre pour le moins contemporain
de la bâtisse. À gauche, en face du bureau, sont les écuries et la
remise. On gravit quatre marches, on pousse la grande porte vitrée
précédée d'une marquise.

-- Joséphine! voici un ressuscité...

Et une bonne tape dans le dos, de la main de votre hôte, vous met
en présence de Mme Daelmans.

Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage au crochet, jette une
exclamation de surprise et s'extasie sur l'heureuse inspiration à
laquelle on doit votre visite.

Si le mari a bonne mine et l'abord sympathique, que dire de sa
«dame»? Le type par excellence de la ménagère anversoise,
soigneuse, proprette et diligente.

Elle a quarante ans, Mme Daelmans. Des bandeaux bien lisses de
cheveux noirs encadrent un visage réjoui, où brillent deux yeux
bruns affectueux et où sourient des lèvres maternelles. Les joues
sont fournies et colorées comme la chair d'une pomme mûrissante.

Elle est petite, la bonne dame, et se plaint de devenir trop
épaisse. Cependant, ce n'est pas la paresse qui est cause de cette
corpulence. Levée dès l'aube, elle est toujours sur pied, active
et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutes les opérations
du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu'elle ne dit pas, c'est qu'elle
met elle-même la main à toutes les besognes. Rien ne marche assez
vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière dans l'art de
bouillir le pot au feu, et au domestique dans celui d'épousseter
les meubles. Elle court de l'étage au rez-de-chaussée. À peine a-
t-elle l'envie de s'asseoir et mis la main sur le journal ou le:
tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur le sort du ragoût
qui mijote dans la casserole, ou de la provision de poires du
cellier: Lise aura fait trop grand feu et Pier négligé de
retourner les fruits qui commençaient à se piquer d'un côté. Avec
cela pas d'humeur; la bonne dame est vigilante sans être
tatillonne. Elle fera largement l'aumône aux pauvres de la
paroisse, mais ne tolérera pas qu'on perde un morceau de pain,
petit comme le doigt.

Aussi comme elle est tenue, la vieille maison de Daelmans-Deynze!
Dans la grande chambre où l'on vous a introduit, vous ne serez pas
frappé par un luxe de la dernière heure, un mobilier flambant
neuf, des peintures auxquelles un décorateur à la mode vient de
donner un coup de pinceau hâtif. Non, c'est l'intérieur cossu et
simple dont vous avez rêvé en voyant les maîtres. Ces meubles ne
sont pas les compagnons d'un jour achetés par un caprice et
remplacés par une lubie, ce sont de solides canapés, de massifs
fauteuils en acajou, style empire, garnis de velours pistache. On
en renouvelle les coussins avec, un soin jaloux; on polit
consciencieusement le bois séculaire; on les entretient comme de
vieux serviteurs de la maison: on ne les remplacera jamais.

La dorure des glaces, des cadres et du lustre a perdu, depuis
longtemps, le luisant de la fabrique, et les couleurs de l'épais
tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil, mais les vieux
portraits de famille gagnent en intimité et en poésie patriarcale
dans ces médaillons de vieil or, et le tapis laineux a dépouillé
ses couleurs criardes; ses bouquets éclatants ont pris lès tons
harmonieux et apaisés d'un feuillage de septembre. Il y a bien des
années que ces grands vases d'albâtre occupent les quatre
encoignures de la vaste pièce; que ce cuir de Cordoue revêt les
parois; que la table ronde en palissandre trône au milieu de la
salle, que la pendule à sujet, au timbre vibrant et argentin,
sonne les heures entre les candélabres de bronze à dix branches.
Mais ces vieilleries ont grand air; ce sont les reliques des
pénates. Et les housses ajourées, oeuvre du crochet diligent de la
bonne dame Daelmans, prennent sur ces coussins de velours sombre
des plis sévères et charmants de nappe d'autel.

C'est devant ce Daelmans-Deynze que Guillaume Dobouziez se
présente, le lendemain du dîner politique chez M. Freddy Béjard.

Ces deux hommes, camarades de collège, s'estimaient beaucoup et se
fréquentaient assidûment il y a des années; et c'est le luxe trop
ostensible, le train de maison tapageur et surtout les relations
remuantes et cosmopolites de l'industriel qui ont éloigné
M. Daelmans d'un confrère dont il apprécie les connaissances
solides, l'application et la probité. Autrefois même, il fut
sérieusement question entre eux d'une association commerciale.
Daelmans comptait mettre ses capitaux dans la fabrique. Mais
c'était à l'époque de la pleine prospérité de cette industrie et
Dobouziez préférait en demeurer propriétaire principal.
Aujourd'hui il vient proposer humblement au négociant de reprendre
ses actions.

Daelmans-Deynze sait depuis longtemps que l'usine périclite, il
n'ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna Dobouziez
pour établir sa fille et venir en aide à Béjard; il pourrait
manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une
pareille proposition, et ravaler l'objet offert afin de l'obtenir
à des conditions léonines; mais Daelmans-Deynze y met plus de
discrétion et moins de rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande
envie de s'embarrasser d'une affaire nouvelle par ce temps de
crise et de stagnation, mais il a deviné, dès les premiers mots de
l'entretien, voire par la démarche même à laquelle s'est décidé
Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et
Daelmans appartient à la classe de plus en plus restreinte de
commerçants qui s'entraident. Non, admirez le tact avec lequel
M. Daelmans débat les conditions de la reprise. Afin de mettre
M. Dobouziez à l'aise, il ne feint aucune surprise, il ne prend
pas ce ton de compassion qui offenserait si cruellement un homme
de la trempe du fabricant; il ne lui insinue même pas que s'il
consent a racheter la fabrique, de la main à la main, c'est
uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une
récrimination, pas un reproche, aucun air de supériorité!

Oh! le brave Daelmans-Deynze! Et ces bons sentiments ne
l'empêchent pas d'examiner et de discuter longuement l'affaire. Il
entend concilier son intérêt et sa générosité; il veut bien
obliger un ami, mais à condition de ne pas s'obérer soi-même. Quoi
de plus équitable? C'est à la fois strictement commercial et
largement humain. Cependant ils vont conclure.

Reste un point que ni l'un ni l'autre n'osent aborder. Il faut
bien s'en expliquer cependant; tous deux l'ont au coeur. Mais
Dobouziez est si fier et Daelmans si délicat! Enfin, Daelmans se
décide à prendre, comme il dit, le taureau par les cornes:

-- Et, sans indiscrétion, monsieur Dobouziez, que comptez-vous
faire à présent?

L'autre hésite à répondre. Il n'ose pas exprimer ce qu'il
souhaiterait.

-- Écoutez, reprend M. Daelmans, voua accueillerez mes ouvertures
comme voua l'entendrez et il est convenu d'avance que vous me les
pardonnez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables...
Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux
qu'elle perdit du même coup son directeur... Vous me comprenez? Je
dirai même que cette éventualité suffirait pour faire hésiter
l'acquéreur. Des capitaux se remplacent, monsieur Dobouziez,
l'argent se gagne, se perd -- se gaspille, allait-il dire, mais il
se retint -- se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui se
remplace difficilement, c'est un homme de talent, un homme
instruit, actif, expérimenté, un homme du métier... C'est pourquoi
je vous demande, monsieur Dobouziez, si vous verriez quelque
inconvénient à demeurer à la tête d'une industrie que vous avez
édifiée et que vous seul pouvez maintenir et perfectionner... Nous
comprenons-nous?

S'ils se comprenaient! Ils ne pouvaient mieux se rencontrer.
C'était précisément la solution qu'espérait M. Dobouziez.

Entre gens si honnêtes et si droits, on convint avec tout autant
de facilité du chiffre des appointements du directeur; sauf
ratification par Saint-Fardier et les petits actionnaires: une
simple formalité. Il va sans dire que M. Daelmans mit vos
appointements à un chiffre très respectable. Il voulait même que
le directeur continuât d'occuper la somptueuse maison attenante à
la fabrique. Mais le père esseulé désirait retourner auprès de son
enfant.

Ah! personne comme Daelmans-Deynze n'aurait pu adoucir à Dobouziez
l'amertume et l'humiliation de ce sacrifice! Qui s'imaginerait
pareille délicatesse et pareilles nuances de procédés chez cet
homme de négoce! Dobouziez dut se l'avouer au fond de son coeur si
blindé, si fier, si peu accessible aux émotions. Et, au moment de
prendre congé de M. Daelmans -- son patron -- comme il articulait
quelque correcte formule de remerciements, il sentit se fondre
brusquement comme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant,
se précipita dans les bras de son ami, son sauveur.

-- Courage! lui dit l'autre avec sa simplicité et sa rondeur
habituelles.



IX. LA BOURSE

Une heure! l'heure réglementaire de l'ouverture de la Bourse sonne
à l'horloge, dernier vestige de l'ancien édifice incendié, à la
diligente horloge qui, lorsque les flammes la serraient de près et
avaient tout dévoré autour d'elle, s'obstinait, servante féale, à
mourir au champ du devoir en donnant l'heure officielle à la ville
marchande[7]...

Une heure! Dépêchez, retardataires! Expédiez votre lunch, n'en
faites qu'une bouchée, hommes d'affaires, hommes d'argent! Joueurs
de dominos, d'autres combinaisons vous réclament! Achevez de
siroter votre café, de sabler la fine champagne. Plantez là le
journal pourtant si concis et rédigé, en nègre, à votre intention.
Réglez et filez, ou gare l'amende.

Une heure! Ils affluent de tous les points de la ville et de la
Cité. Riches d'aujourd'hui, riches de demain et aussi riches de la
veille, qui s'évertuent et luttent contre la débâcle,
millionnaires dont l'herbe a fait du foin qu'ils engrangent dans
leurs bottes, ou encore millionnaires dont le foin a flambé comme
un simple feu de paille!

Va, cours, vole -- parfois dans les deux sens du verbe --
misérable suppôt de la Fortune! La roue tourne, accroche-toi à ses
rais, essaie d'en régler le mouvement! Voyez-les se bousculer, se
passer sur le corps, pour agripper la roue fatale, pour s'y
cramponner avec l'opiniâtreté des rapaces; aujourd'hui au-dessus,
demain en dessous! La roue tourne et tourne, et l'essieu grince et
craque... Et ses craquements ont de sinistres échos: Krach!

Depuis le matin, boursiers, boursicotiers, vont et viennent, se
croisent dans les rues, affairés, fiévreux, sans s'arrêter,
échangeant à peine un bonjour sec comme le tic-tac de leur
chronomètre: Time is money! Avant la soirée les meilleurs amis ne
se reconnaissent plus. To buy or not to buy? That is the question!
monologue le sordide Hamlet du commerce. Il n'envisage plus
l'univers qu'au point de vue de l'offre et de la demande. Produire
ou consommer: tout est là!

Une heure! Allons, que la meute avide de curée s'engorge par les
quatre portes de l'élégant palais. Avec ses voûtés magnifiques,
décorées d'attributs, de symboles et d'écussons de tous les pays,
sous ses nervures de fer, contournées en arceaux, ce monument d'un
gothique panaché de réminiscences mauresques et byzantines, mi-
partie aryen, mi-partie sémite, présente un compromis bien, digne
de ce temple du dieu Commerce, par excellence le dieu furtif et
versatile.

Les rites commencent. Le bourdonnement sourd des incantations
s'élève parfois jusqu'au brouhaha. Debout, chapeau sur la tête
comme à la synagogue, les fidèles s'entassent et jabotent. Et,
graduellement l'atmosphère se vicie. On distingue à peine les
métaux et les couleurs des peintures murales; les élégants
rinceaux se noient dans un brouillard d'haleines et de fumées
opaques! Le pouacre encens! Les têtes ont l'air détachées du
corps! et flottent au-dessus des vagues.

À première vue, en tombant dans cette assemblée, on songe aux
conventicules et aux sabbats. Jamais grenouillère altérée ne
coassa avec pareil ensemble pour demander la pluie. Mais ces
batraciens-ci réclament force pluie d'or.

Peu à peu, on parvient à démêler les uns des autres ces groupes de
gens d'affaires et de mercantis.

Voici le coin des gros négociants se rendant encore à la Bourse
par habitude. Ils traitent les affaires en affectant de parler
d'autre chose, ou se déchargent de ces soucis sur quelque
coadjuteur qui, de temps en temps, s'approche du patron pour
prendre le mot d'ordre, la consigne. Ainsi le plénipotentiaire
consulte le potentat. Là trônent, pontifient, les mages
billionnaires, les grands prêtres. Piliers mêmes du négoce, aussi
solides que les colonnes de leurs temples. Colonnes philistines,
hélas, contre lesquelles l'honnête Samson ne prévaudrait jamais!
Commettants, propriétaires, armateurs, courtiers de navires,
banquiers, se prélassent dans leur importance, mains en poches ou
sur le dos, et parlent peu, et parlent' d'or -- au propre et au
figuré. Ploutocrates ventripotents, augures redoutables, leurs
oracles sybillins entament ou rehaussent le crédit du faiseur
subalterne. Un mot de leur bouche vous enrichit ou vous ruine. Les
girouettes de la chance tournent à leur haleine. De leur fantaisie
dépendent les fluctuations du marché universel. Ce sont leurs
lunes qui règlent ces marées. Avec leurs affiliés des autres
grands ports, ils sont de force à livrer, le pauvre monde à la
famine et à la guerre.

Successeurs des Fugger et des Salviati, de ces Hanséates hautains
qu'un cortège de hérauts et de musiciens richement costumés
précédait chaque jour à l'heure de la Bourse, ils trafiquent des
empires et des peuples comme d'une simple partie de riz ou de
café; mais, s'ils leur arrive encore de prêter de l'argent aux
rois, moins fastueux et moins artistes que ces Focker légendaires,
ils ne jetteraient plus aux flammes d'un foyer, alimenté de
cannelle la créance d'un César, leur débiteur considérable, mais
leur hôte glorifié! Les autres étaient des patriciens, ceux-ci ne
sont que des; parvenus.

Spéculateurs à la hausse et à la baisse consultent comme un
infaillible baromètre les rides de leurs fronts, le pli de leur
bouche et la couleur de leur regard. Ils sont les vicaires de la
divinité que symbolise la pièce de cent sous.
Ainsi, lorsqu'un interlocuteur candide se méprend jusqu'à parler
au juif rhénan Fuchskopf, d'un noble caractère, d'un génie, d'un
saint médiocrement pourvu de ducats ou jusqu'à solliciter l'appui
de cet Iscariote en faveur d'une infortune digne d'émouvoir tout
mortel à figure plus ou moins humaine, l'affreux pressureur, le
marchand d'urnes, le fournisseur de souliers sans semelles aux
massacrés des récentes guerres, l'actionnaire insatiable que les
bouilleurs brûlés par le grisou, affamés par la grève ou fusillés
par la troupe ont maudit en agonisant, le youtre tire de son
porte-monnaie un luisant écu de cinq francs et au lieu de le
consacrer à une exceptionnelle aumône, le passe à deux ou trois
reprises sous le nez du solliciteur, puis le presse amoureusement
entre ses doigts crochus et moites comme des ventouses, l'approche
même de ses lèvres comme s'il baisait une patène et, fléchissant à
moitié le genou, adresse cette intraduisible oraison au fétiche:

Ach lieber Christ!
Wodu nicht bist
Ist lauter Schweinerei!

Puis, ricanant, remet l'hostie dans son gousset et jouit de la
déconvenue du malencontreux intercesseur et de l'approbation de
ses courtisans et complices.

Autrement loquaces et remuants que les bonzes de la finance et du
négoce se révèlent les agents de change. Pimpants, astiqués, ils
toupillent, virevoltent, s'empressent, s'insinuent, s'interposent,
butinent l'or en papillonnant. Ce sont les danseurs sacrés, et
leur pantomime fait partie des incantations.

De locomotion moins vertigineuse, serrés dans des habits plus
sombres et de coupe plus roide, circulent les trafiquants en fonds
publics, bricolant des liasses d'actions négligemment roulées dans
des fardes ou de vieilles gazettes, et griffonnant leurs
bordereaux sur le dos d'un client secourable.

Couverts de complets de fatigue, les commissionnaires en
marchandises entreposent force sachets d'échantillons, au fond de
leurs poches.

Celui-ci pile dans la paume de la main une fève de Chéribon et en
fait subodorer l'arôme à l'épicier qu'il capte et circonvient.

Celui-là vous persuade de la supériorité de son tabac, Kentucky ou
Maryland, et finirait par endosser la récolte au preneur timoré
qui n'en demande qu'un boucaut.

À chaque spécialité, à chaque article son coin, sa dalle fixe. On
ne se figure pas l'ordre régnant dans cette apparente pétaudière,
le nombre des démarcations, des classements, des subdivisions.
Raffineurs, distillateurs, importateurs de pétroles ou de guanos,
facteurs en douanes, assureurs occupent, du premier janvier au
trente-et-un décembre, sans empiéter sur le domaine du voisin, les
quelques pieds carrés assignés à leur partie. Un colin-maillard
habitué de la Bourse, retrouverait sans peine, au milieu de cette
fourmilière, le quidam dont il a besoin.

Le sujet des conversations, l'objet débattu varie de pas en pas.
Des quirateurs ou propriétaires collectifs d'un navire discutent
avec les affréteurs les clauses d'une charte-partie. Un
entrepositaire baragouine cédules et warrants. L'air retentit de
mots exotiques et barbares: cent weights, primage, emprunt à la
grosse aventure. Il est question de crimes spéciaux prévus par des
codes exclusifs. Un armateur se plaint de barateries commises par
ses capitaines. Ailleurs s'évalue un total de droits de
navigation. Un expéditeur confère avec son subrécargue. Des
dispacheurs règlent un compte d'avaries.

Casquette à la main, un doyen de «nation» offre ses services à un
importateur de boeufs vivants de la Plata et à un autre qui reçoit
en conserves le bétail du même pays. Un officier de la douane taxe
de fraude et d'irrégularités les baes d'une «nation», qui mettent
en cause, de leur côté, le négociant entrepositaire.

Le long du pourtour, sous les galeries, règnent des files de hauts
pupitres d'où dégringolent pour s'y rejucher aussitôt après, comme
atteints de vertige, des calculateurs; chiffres faits hommes,
s'égosillant à glapir les côtes que les reporters de moniteurs
financiers consignent hâtivement sur leurs tablettes.

Que de manoeuvres pour arriver à ce but: l'argent. Tel a l'air
taciturne, presque funèbre, parle affaires avec componction; tel
autre traite Mercure par-dessous la jambe et entremêle son
boniment de facéties de rapin.

Des bateliers, patrons de beurts et de chalands, le visage
briqueté, les oreilles ornées d'anneaux d'argent, se tiennent à
part, près des portes et, se balançant tantôt sur un pied, tantôt
sur l'autre, crachent, chiquent, pipent, graillonnent en attendant
le noliseur. Des capitaines anglais en bisbille, élèvent la voix
comme pour commander l'abordage et crispent désagréablement un
conciliabule de jeunes beaux et de vieux bellâtres, mutinés de
spéculateurs qui, non loin de là, se chuchotent la chronique
scandaleuse, dénombrent leurs bonnes fortunes de la veille,
dévoilent les mystères de l'alcôve, et les secrets du comptoir,
lient des parties fines pour la soirée et farcissent de potins de
boudoirs et de coulisses l'aride rituel commercial:

-- Avec leurs goddam ils feraient goddamner un saint! déclare le
plus spirituel des deux jeunes Saint-Fardier, visant les loups de
mer tapageurs, et il se retire sur ce mot. Son frère l'accompagne,
aussi radieux que si le mot était de lui. On leur donne le temps
de s'éloigner; puis le cercle se rapproche:

-- Elles vont bien leurs petites femmes! En voilà qui font
goddamner leurs maris? Athanase n'a rien à envier à Gaston; leur
ressemblance est plus grande que jamais. On se demande lequel est
le plus sganarellisé des deux; Connaissez-vous le dernier patito
de Cora?

-- Notre grand Frédéric Barberousse!

-- Non, au rancart le robin! En ce moment le képi supplante la
loque.

-- Un képi de l'armée belge...

-- Ou à peu près...

-- Autant dire un garde civique...

-- Eurêka!

-- Connais pas...

-- Cet excellent Pascal qui n'entend pas le grec.

-- Van Dam, le consul de Grèce? Mais il n'est pas de la garde
civique.

-- Qui te dit le contraire! Ô Pascal... agneau! C'est Von Frans,
parbleu!

-- Et c'est là tout ce que vous savez? intervient un nouveau venu,
De Zater, l'homme toujours ganté. Quel vieux neuf! Voici bien
d'autre nanan: Lucrèce, l'imprenable Lucrèce...

-- Eh bien?

-- ... a fini par imiter ses petites folles de cousines...

-- Avec qui?

-- Avec le nouvel associé de son mari; le senor Vera-Pinto, un
Chilien, un Fuégien ou un Patagon, je ne sais au juste...

-- Comment! Le rastaquouère avec qui Freddy Béjard entreprend les
transports d'émigrants en Argentine et qui lui a proposé
l'opération des cartouches... Messieurs, cette coïncidence ne vous
entrouvre-t-elle pas des horizons nouveaux, comme on dit au
Palais?

-- Tu ne prétends pas que le mari soit de connivence avec la
femme: ils se détestent trop pour cela.

-- Peuh! L'intérêt les rapproche...

-- Voilà donc leur débâcle doublement conjurée. Car, vous
n'ignorez pas, je suppose, que le papa Dobouziez vend sa part dans
l'exploitation de la fabrique et jusqu'à sa maison... Hé, Tolmoch,
combien font les métalliques?

-- Que cornez-vous là? Le père Dobouziez, ce rigide matois, ce
«tirez-vous de là comme vous pourrez!» se sacrifier pour un autre!
pour un Béjard!

-- Ah ça, vous tombez donc tous de la lune... On ne parle que de
cette liquidation depuis ce matin, sur le tramway, au port, dans
les bureaux...

-- Daelmans-Deynze devient propriétaire de l'usine. Le père Saint-
Fardier aussi abandonne la fabrication des bougies. Il lâche le
beau-père pour commanditer le gendre. Saint-Fardier remplacera
Dupoissy, qui manquait de poigne, au bureau des enrôlements pour
l'Amérique et c'est lui qui s'occupera de l'emménagement des
navires. Il y a des milliers et des milliers de francs à gagner.
On annonce le prochain départ de la Gina avec une cargaison de
cinq cents têtes.

-- Au lieu de bois d'ébène voilà que Béjard se met à vendre de
l'ivoire! conclut finement De Zater.

-- À propos, De Maes, je vous prends vos consolidés à terme...

-- Dobouziez consent à rester comme directeur aux appointements
d'un ministre, m'affirmait à l'instant le caissier de la fabrique.

-- Deux mots, monsieur de Zater, au sujet des huiles: faut-il
acheter ou vendre?

-- Vendre! Que vous êtes jeune, Tobiel: télégraphiez sans retard à
Marseille et emparez-vous de tout ce qui reste encore sur le
marché...

-- Ecco l'opération des cafés; j'expédie par le Feldmarschall deux
cents balles Java à Brand Frères, de Hambourg, et, en même temps,
je charge mon commissionnaire d'acheter avec le produit une partie
de cuirs...

-- Messieurs, j'ai bien l'honneur... De Zater, je suis le vôtre...
Vous parliez du grand désintéressement de Dobouziez...

-- Non, cela me passe. On n'est pas honnête à ce point.

-- Honnête! ricane Brullekens, de maniaque qui fait décaper chaque
matin son argent de poche; c'est un autre mot, que vous diriez,
vous, hé.! Fuchskopf?

-- Ce Taelmans-Teince, engore un orichinal, un ardiste... Dummes
Zeug! Lauter Schweinerei! Bettlern! Oui, té mentiants!

-- Toujours explicites ces Teutons!... Mais, De Zater, pour en
revenir à Lucrèce et à son rastaquouère...

-- Qu'est-ce donc cette affaire de cartouches?

-- Pour le moins, un vol de grand chemin...

-- Pas mal! Mais je mets «cartouches» au pluriel et sans
majuscule.

-- Eh bien, voici: Béjard, l'unique Béjard, lui, toujours lui,
vient d'acheter au dernier dictateur chilien, par l'entremise du
senor Vera-Pinto et de compte à demi avec celui-ci, un solde de
cinquante millions de cartouches, mises hors d'usage par suite de
la réforme de l'armement. Il paraît que la digne paire d'amis
s'est acquis ces munitions de rebut pour une croûte de pain... Or,
ce malin de Béjard compte revendre séparément la poudre, le
fulminate, le plomb et le cuivre qu'il retirera de ces cartouches,
et réaliser de ce chef le joli bénéfice de plus de cinq cents pour
cent...

-- Une opération de génie! opinèrent avec autant d'admiration que
d'envie tous ces monteurs de coups constamment a l'affût des
occasions de faire fortune du jour au lendemain. Jamais ils
n'auraient trouvé ce moyen-là, si simple, pourtant. Vrai, ce
Béjard pouvait être une canaille, mais il était diantrement fort,
et leur maître à tous!

-- Toutefois, des difficultés se présentent, continua Brullekens.
Le tout n'est pas d'amener jusqu'ici ce lot colossal de
cartouches; il s'agit de se mettre en règle avec la douane, puis
d'obtenir de la Ville l'autorisation de décharger ces redoutables
produits, représentant une affaire de deux cents à deux cent
cinquante mille kilos de poudre, c'est-à-dire plus qu'il n'en
faudrait pour faire sauter Anvers et son camp retranché... La
Régence hésite d'autant plus à assumer une grave responsabilité
dans celte litigieuse affaire, que Bergmans, le vigilant
agitateur, l'inconciliable ennemi de Béjard, ayant eu vent des
manigances de celui-ci, ne cesse d'intimider notre Magistrat et
d'exciter contre Béjard et sa mirifique entreprise les terreurs et
la colère des portefaix du port qui n'ont pas encore oublié
l'affaire des «élévateurs». Aussi impopulaire qu'il soit, Béjard
pare quelque peu les assauts du bouillant tribun en faisant
miroiter aux yeux de cette population riveraine, généralement
besogneuse, la perspective du travail facile et lucratif que leur
procurera son industrie.

«À la Ville, il promet d'extraire tous les jours mille kilos de
poudre des cartouches, de manière à en finir au bout de neuf mois.
De plus, il s'engage à fournir toutes les garanties et à se
conformer à telles mesures de précaution que lui imposera
l'autorité. Et vous verrez, -- au fond, je le souhaite, car
l'affaire est trop sublime! -- que ce diable d'homme aura raison
des obstacles qu'on lui suscite et qu'il se moquera une fois de
plus, de la ville, de la province, du gouvernement, des foudres de
Bergmans et même du vox populi!»

Un mouvement qui se produisait de groupe en groupe vers l'entrée
occidentale de la Bourse, jusqu'au quartier des coulissiers et des
tripoteurs en effets publics, interrompit cet édifiant colloque.
Les éclats d'une aigre contestation dominaient les psalmodies
coutumières. La poussée et le vacarme devinrent tels que l'opulent
Verbist, suprême amiral d'une flotte marchande de vingt navires,
daigna s'enquérir auprès de son commis de la cause de cette
perturbation.

-- Claesaens, que signifie...

-- Un escogriffe qu'on somme de payer ses différences, monsieur.
Une triste espèce, à ce qu'on m'assure!

La face bouffie et adipeuse, blafarde comme un astre hydropique,
sourit lugubrement, les épaules eurent un sinistre haussement et,
en spectateur blasé sur ce genre d'exécutions et qui n'en était
plus à compter les banqueroutes de ses contemporains, Verbist ne
s'informa même pas du nom de l'agioteur indélicat, mais continua
de se curer les dents le plus confortablement du monde.

C'était pourtant le bénin, le suave, l'unique Dupoissy que l'on
prenait si vivement à partie. Le hasard voulait que le Sedanais
s'abîmât sans retour le jour même où Béjard, son maître, son
patron, doublait victorieusement le cap de la ruine.

La fréquentation de Béjard lui avait donné foi dans sa propre
étoile. Ce satellite s'était cru planète. Ce volatile s'était pris
pour un aigle et avait voulu voler de ses ailes. Le jour où les
bruits de l'imminente déconfiture de Béjard commencèrent à
circuler, le prudent Dupoissy le lâcha avec la désinvolture d'un
laquais. D'ailleurs Béjard, mis au courant des trahisons de ce
gluant personnage, n'avait rien fait pour le retenir.

Au temps de la prospérité de Béjard, Dupoissy s'était assuré de
fortes commissions et lui qui n'avait jamais possédé un sou
vaillant, dans sa patrie ou ailleurs, se trouva un moment à la
tête d'un capital fort sérieux. Au lieu de s'établir et de se
livrer, par exemple, au Commerce des laines et des draps,
«parties» dans lesquelles il se proclamait d'une compétence sans
égale, il risqua tout son avoir dans des opérations aléatoires et
de longue haleine. Tant que Béjard fut là, le tripoteur profitait
de ses conseils et quittait la partie, sinon sans profit, du moins
sans perte désastreuse. Mais, abandonné à sa propre initiative, il
se fit complètement ratiboiser. Il en était arrivé à négliger les
précautions les plus élémentaires; c'est à peine s'il s'enquérait
de l'état du marché. Persuadé de son génie, il spéculait
indifféremment sur les changes, les métaux, les effets publics et
les marchandises. Quelque temps il parvint à faire escompter ses
effets et à continuer ses «marchés fermes»; puis, l'un après
l'autre, les banquiers lui coupèrent le crédit; enfin, à part
quelques pigeons que dupait sa mine confite et onctueuse, son
accent papelard, son fleur de respectability, et qui, sur la foi
de ses jérémiades, le considéraient comme une victime de Béjard,
il n'y eut plus pour lui livrer leur signature que des flibustiers
aussi mal cotés que lui.

Il paya même cher la longanimité dont il bénéficia tout un temps.

C'était précisément, à la Bourse, jour de grande liquidation. Le
faiseur, à bout d'expédients, avait passé la matinée à battre les
guichets de la place, sans trouver à emprunter quarante sous. Cela
ne l'empêcha point de se présenter en Bourse, comme d'habitude,
luisant, bichonné, bénisseur, tendant à tous ses mains
chattemiteuses et feignant de ne pas s'apercevoir des rebuffades
et des affronts. Avisant un de ses contractants sur lequel il
avait tiré à boulets rouges, il l'aborda, la bouche en coeur et se
mit à l'entretenir d'une voix doucereuse et avec des gestes
enveloppeurs, d'une opération superlificoquentieuse (il aimait ce
mot) qui devait les enrichir tous les deux.

Il tombait mal cette fois.

-- Je ne demande pas mieux que de traiter de nouveau avec vous,
lui répondit le marchand, mais, auparavant, si vous voulez bien,
nous liquiderons cette petite affaire de la Rente française. Vous
savez ce que je veux dire... Voilà, trois mois que vous ajournez
le règlement de cette bagatelle...

Dupoissy ne cessa pas de sourire et se récria:

-- Comment donc! Mais volontiers, cher ami. Et même à la minute...
Justement j'allais vous prier de passer ce soir chez moi... Si je
vous parlais de cette nouvelle affaire, c'est parce qu'elle se
rattache étroitement à celle que nous savons terminée; si
étroitement, que nous pourrons les combiner je dirai, même les
fusionner...

-- Pardon! interrompit l'autre, il ne s'agit pas de tout cela. En
voilà assez de vos combinaisons continues. Avant de m'embarquer
avec vous dans d'autres entreprises, je désire connaître enfin la
couleur de votre argent...

-- Monsieur Vlarding! fit Dupoissy, jouer l'homme irréprochable
outragé dans ses sentiments. Monsieur Vlarding, mon bon ami!

-- Ta ta ta! Il n'y a pas de Vlarding et de bon ami qui tiennent!
Vous allez me payer recta deux mille francs en échange du reçu que
voici...

-- Mais, mon vieil ami, pareils procédés de votre part, après tant
d'années de mutuelle confiance...

-- Trêve de protestations! Je ne vous dis que ce mot: pagare,
pagare!

-- Lorsque je vous répète que je n'ai pas cet argent sur moi!
gémit Dupoissy à voix basse, et en pressant le bras de son
interlocuteur. De grâce, calmez-vous... on nous écoute!

On commençait, en effet, à faire cercle autour d'eux. À
l'ordinaire badauderie se joignait une curiosité maligne, attente
d'une bagarre.

Mais plus Dupoissy essayait d'amadouer Vlarding, plus celui-ci
criait:

-- Pour la dernière fois, monsieur Dupoissy, êtes-vous disposé à
me solder les deux mille francs?

-- Quand je les aurai! laissa échapper le malheureux Dupoissy,
perdant décidément la tramontane.

Vlarding bondit comme un chien flâtré.

-- Comment dites-vous cela? cria-t-il dans le visage du débiteur
insolvable.

D'autres dupes faisaient chorus, à présent, avec Vlarding. C'était
à qui réclamerait son dû.

-- Payera! Payera pas! chantait la galerie, sur l'air des
lampions, en se trémoussant, en trépignant de joie féroce.

-- Messieurs, mes bons messieurs, laissez-moi sortir, je vous en
conjure! Je suis citoyen français, messieurs, j'en appelle au
consul de mon pays... Messieurs, c'est une indignité...

-- As-tu fini? goguenardaient les jeunes Saint-Fardier. Haro sur
le déserteur! Haro sur l'homme de Sedan! Ferme ta cassolette! À la
porte, Badinguet!

Mais les créanciers s'échauffaient et le menaçaient du poing, du
parapluie et de la canne. Vlarding venait de lui abattre le
chapeau de la tête.

-- Non, non! Pas de violence! intercédait hypocritement la
majorité des assistants. Faisons durer le plaisir.

Tremblant de peur, hagard, livide, la sueur et la pommade fondue
lui découlant du front et des oreilles, le gros homme ne bougeait
plus. Il embaumait à outrance. Mais moins heureux que le putois,
son odeur ne tenait pas ses ennemis à distance. Comment aurait-il
échappé à leur coalition! La consigne avait été donnée. On ne le
frapperait pas; on se bornerait à le bousculer. Le jeu avait des
règles consacrées par de nombreux précédents. Plus d'un boursier
malhonnête avait été exécuté de la sorte. Les mains enfoncées dans
leurs poches, les bourreaux ne jouaient que des coudes, des genoux
ou des reins. Ainsi les vagues ballottent et roulent longtemps le
naufragé, et le harcèlent de toutes parts, et se le renvoient
l'une à l'autre, en lui faisant le moins de mal possible.

Dupoissy était bien un homme à la mer!

Il virait de droite et de gauche, louvoyait quelque temps dans un
même sens, puis courait des bordées fantastiques. À peine un flot
de tortionnaires l'avait-il projeté dans une direction, qu'un
autre flot le ramenait à son point de départ. D'autres fois il
restait immobile, broyé entre deux courants de même force, presque
réduit en bouillie, aux trois quarts époumoné. Les questionnaires
les plus rapprochés de lui risquaient de partager, son sort.

-- Arrêtez! Pas si fort! criaient-ils à leurs camarades.

Une joie carnassière se repaissait de sa détresse. Un unique
sentiment de cruauté confondait ces centaines de boursicotiers
s'acharnant sur un joueur maladroit, ainsi que des collégiens sur
leur souffre-douleur. Et, comme toujours les plus véreux, les plus
obérés, prenaient à cette brimade la part la plus féroce.

Les millionnaires podagres se faisaient représenter à cette fête
par leurs héritiers et leurs commis.

La police se tenait discrètement en observation. Tant qu'on
n'endommageait pas la peau du patient et qu'on se bornait à le
bousculer, elle n'avait pas mission d'intervenir. La tradition,
autorisait les négociants assemblés à châtier, dans cette mesure,
le spéculateur de mauvaise foi.

Entre les arcades du premier, étage, accoudés à la travée du
promenoir, penchés sur cette véritable arène, les petits porteurs
de dépêches jubilaient non sans éprouver quelque stupeur à la vue
de ces personnages barbus et généralement compassés, s'émancipant
comme des vauriens de leur âge, et l'envie leur démangeait de
descendre dans la piste pour participer à ce sport de haut goût.
Mais outre que les placides «gardes-ville» ne leur auraient pas
assuré les mêmes immunités qu'aux boursiers, à la tangue un
sentiment de terreur et de pitié entrait dans l'âme des gamins:
ils regardaient encore, les yeux écarquillés, mais ils avaient
cessé de rire.

Les rudes bateliers, si prompts à se colleter, demeuraient
stupéfaits devant ce déchaînement de furie chez tous ces «chics
messieurs», et ils en oubliaient de tirer des bouffées de leur
brûle-gueule ou même de mordre leur chique.

Aucun des anciens amis du Sedanais, aucun, des amphitryons qui le
recevaient autrefois à leur table, n'accourait à sa rescousse. Les
plus humains, voyants la tournure critique que prenait
l'altercation entre Dupoissy et ses créanciers, s'étaient
prudemment esquivés, de peur d'être mêlés à l'esclandre ou pour
s'épargner la vue de ces scènes pénibles.

Pendant, la tempête, une barque de pêche essaie d'enfiler le
goulet du port. L'esquif a beau calculer son élan chaque fois la
barre l'entraîne à la dérive ou menace de le briser contre les
estacades. La tourmente humaine leurrait ainsi le pitoyable
Sedanais et ne le rapprochait d'une des portes de salut que pour
le rejeter à l'intérieur, et cela parfois en risquant de le
fracasser contre les piliers.

Comme après bien des affres et bien des péripéties, une formidable
impulsion le dirigeait pour la vingtième fois vers la sortie, un
retardaire venant de la rue poussa la porte capitonnée.

-- Tenez la porte ouverte, Béjard! mugit en s'épongeant Saint-
Fardier père, qui s'était passionné pour ce jeu comme un étudiant
d'Oxford à un match de foot-ball.

Ganté de frais, la taille prise dans un pardessus de coupe
irréprochable, la boutonnière fleurie, plus superbe, plus maître
de lui, plus dominateur que jamais, Béjard devina la situation, et
n'ayant plus rien de commun avec son ancienne créature, tenant
surtout à affirmer qu'il la répudiait sans merci, notre homme se
prêta avec empressement à ce que la cohue attendait de lui.

S'effaçant contre la muraille, il tint la porte entrebâillée pour
livrer passage à la victime. Son visage s'éclairait d'une joie
satanique. Vrai, il était propre à présent, le patelin lâcheur! De
son côté, Dupoissy reconnut son ancien associé. Se voir ainsi
houspillé devant lui! C'était là le coup de grâce, le suprême
opprobre! Franchement il ne méritait pas ce surcroît d'ignominie!
Il concentra tout ce qui lui restait de ressort, de flamme,
d'énergie vitale, pour lancer au triomphateur un regard d'atroce
rancune, quelque chose comme une imprécation muette. Le crapaud
doit avoir de ces regards sous le sabot d'un maroufle. Béjard ne
broncha pas sous ce fluide vindicatif. Rien n'était, au contraire,
plus flatteur pour lui. Au moment où une dernière ruée accélérait
l'essor du Sedanais et où il filait avec la véhémence d'un
projectile devant le député Béjard, celui-ci lui fit une révérence
profonde de tabellion qui reconduit un visiteur considérable.

Le Dupoissy alla rouler comme un ballot avarié sur le pavé entre
les deux trottoirs. Béjard le vit se ramasser, s'épousseter et se
traîner, en longeant les murailles, avec des façons de limace.

Puis, lent et correct, sans s'occuper davantage de cette épave, le
grand homme laissa retomber la porte et entra dans le temple où
l'attendaient les félicitations et les hommages d'une tourbe prête
à le traiter comme Dupoissy le jour où la Fortune cesserait de
l'élire si manifestement pour son favori.


TROISIÈME PARTIE: LAURENT PARIDAEL



I. LE PATRIMOINE

Laurent venait d'atteindre sa majorité et le directeur de la
fabrique l'invita par lettre strictement polie à passer par ses
bureaux. Laurent retrouva son tuteur comme il l'avait quitté
quatre ans auparavant, du moins quant à l'allure, à la tenue et à
l'abord. Son masque impassible et lisse était un peu ridé, ses
cheveux avaient blanchi et il levait moins haut son front
autoritaire. Sur le bureau déshonoré il y a des années par le
malencontreux Robinson Suisse s'étalaient à présent une liasse de
banknotes et une feuille de papier couverte de chiffres alignés en
colonne.

L'industriel, toujours à la besogne, répondit à peine au:
«Bonjour, cousin!» que Laurent essayait de rendre aussi soumis,
aussi affectueux que possible.

-- Veuillez prendre connaissance de ce tableau et vérifier
l'exactitude des calculs. Ceci vous représente mes comptes de
tutelle: d'un côté vos revenus, de l'autre les frais de votre
entretien et de votre éducation... Vous m'accorderez que je me
suis abstenu autant que possible d'ébrécher votre petit capital.
Lorsque vous aurez examiné ce travail, je vous prie, si vous
l'approuvez, de signer ici... Vous pourrez emporter un double de
cette pièce...

Laurent fit un mouvement pour saisir la plume et signer de
confiance.

M. Dobouziez lui arrêta le bras, et de sa voix égale: «Pas de
cela!... Vous me désobligeriez... Lisez d'abord.»

Quoi qu'il en eût, Laurent s'assit devant le pupitre et fit mine
de revoir attentivement le détail des opérations. En attendant,
son tuteur lui tournait le dos et regardait par la fenêtre, en
tambourinant les vitres.

Laurent n'osa pas couper trop vite court à ce simulacre de
vérification. Il attendit cinq minutes; puis se risqua à appeler
l'attention de son parent:

-- C'est parfait, cousin!

Et il se hâta de signer de son mieux ce tableau dressé avec tant
de netteté et de minutie.

M. Dobouziez se rapprocha du pupitre, passa le buvard sur la pièce
approuvée et la serra dans un tiroir.

-- Bon. Il vous revient donc trente-deux mille huit cents francs.
Voyez là, si vous trouvez votre compte.

Pris a la fois de dépit et de chagrin, Laurent empochait, pêle-
mêle, les billets et les espèces.

-- Comptez d'abord! arrêta M. Dobouziez.

Le jeune-homme obéit de nouveau, compta même à haute voix, puis,
suffoquant, avant d'être arrivé à bout de sa numération, repoussa,
d'un mouvement brusque, billets et numéraire entassés...

-- Eh bien? Y a-t-il erreur?

Le féroce honnête homme!

Laurent aurait voulu lui dire: «Gardez cet argent, tuteur...
Placez-le vous-même... Je n'en ai pas besoin; je le dépenserai, il
m'échappera, car il ne me connaît pas... Tandis que vous êtes
homme à le manier et à en user comme il convient...»

Mais il craignit que le superbe Dobouziez, habitué à jouer avec
des millions, ne prît pour une insultante familiarité l'offre de
ce capital dérisoire..., l'héritage de feu Paridael, ce pauvre
commis...

Et pourtant, comme le fils Paridael eût prêté et même donné de bon
coeur les économies du commis défunt à ce patron de la veille,
devenu commis à son tour.

-- Dépêchons! répéta M. Dobouziez d'un ton glacial après avoir
consulté son chronomètre.

Force fut à Laurent de prendre son bien. Il s'attardait encore en
regagnant la porte: «Permettez-moi au moins, cousin, de vous
remercier et de vous demander...» balbutia-t-il, poussant la
conciliation jusqu'à se repentir de ses torts involontaires et à
se reprocher l'antipathie qu'il avait inspirée, malgré lui, à ce
sage.

-- C'est bien! c'est bien!

Et le geste et la physionomie imperturbables de Dobouziez
continuaient de lui répéter: «J'ai fait mon devoir et n'ai besoin
de la gratitude de personne!»

Les opérations étaient exactes. Le patrimoine avait été géré d'une
manière irréprochable. Le résultat était prévu. Tout était prévu!

Ah! il ne se doutait pas, le rationnel Dobouziez, de la façon
hétéroclite dont l'orphelin lui témoignerait bientôt sa
reconnaissance! Il oubliait, le parfait calculateur, que certains
problèmes ont plusieurs solutions. Sinon, il aurait peut-être
rappelé le jeune homme qu'il congédiait si catégoriquement et lui
aurait dit: «Soit, malheureux enfant, laisse-moi ton petit pécule
et surtout ne te crois jamais notre obligé, le débiteur de Gina et
de son père, le vengeur fatidique de ma fille...»

Laurent ne se doutait pas, en ce moment, de ce qui devait arriver
et, cependant, il se sentait monter au coeur une sourde et opaque
tristesse. Avant de se rendre à la fabrique, il s'était réjoui à
l'idée de devenir son propre maître, de toucher un vrai capital,
presque une fortune!... Et à présent qu'il tenait ces billets et
cet or, ils lui brûlaient la poche et l'inquiétaient comme s'ils
ne lui eussent pas appartenu. Vrai, un voleur n'eût pas été plus
soucieux que ce propriétaire.

Il était autrement confiant et dispos lorsqu'il s'était séparé, la
dernière fois, de son tuteur. Que d'illusions et que d'espérances
alors! Avec les cent francs qu'il palpait mensuellement, il se
croyait le plus riche des mortels et à présent que son avoir se
chiffrait par milliers de francs, il n'avait jamais lié aussi
embarrassé de sa personne, aussi indécis, aussi mal dans son
assiette.

Arrivé dans la rue, le Fossé lui sembla effluer des miasmes
prophétiques: le Fossé lui-même se tournait contre lui! Paridael
flairait d'occultes menaces dans ces émanations, mais sans
parvenir à déchiffrer ces vagues présages. En attendant, sa
mauvaise humeur retournait sur l'usinier:

-- Quelle banquise! marmonnait-il outragé dans ses fibres
aimantes. Il m'a reçu comme le dernier des coupables. À la fin, si
je ne m'étais contenu, je lui aurais jeté ce sale argent au
visage... ce sale argent!

Et se sentant très seul, très abandonné, prenant peur de lui-même,
redoutant ce premier tête-à-tête avec sa pesante fortune, afin de
secouer ses pensées noires, l'idée lui vint de se rendre chez les
Tilbak.

L'autre fois aussi, cette visite avait été la première après son
départ de la fabrique. Aussitôt, reprenant possession de lui-même,
aux trois quarts rasséréné, il pressa le pas. En marchant, il se
représentait d'avance le vivifiant et salubre milieu où il allait
se retremper.

Depuis quelque temps, il avait négligé ses bons amis. Des
scrupules honorables étaient cause de cette apparente
indifférence. Henriette ne semblait plus la même son égard: non
pas que son affection pour lui eût diminué, bien au contraire!
mais quelque chose de fébrile et de contraint se mêlait maintenant
à sa parole et, sans y mettre la moindre fatuité, le jeune homme
se croyait, de la part de la jeune fille, l'objet d'un sentiment
plus vif qu'une amitié fraternelle. Or, incapable d'oublier la
superbe Gina, Laurent craignait d'alimenter cette passion à
laquelle il ne voyait point d'issue, car il se fût tué avant
d'abuser de la confiance que Vincent et Siska plaçaient en lui.

Mais comme il cheminait aujourd'hui vers la Noix de Coco et qu'une
réaction bienfaisante s'opérait dans son esprit, l'image
d'Henriette lui apparut plus douce, plus touchante que jamais, et,
à cette évocation, il éprouva ou du moins s'excita à éprouver pour
la jeune fille une inclination moins quiète et moins platonique
que par le passé. Qu'avait-il erré si longtemps! Il tenait le
bonheur sous la main. Il ne pouvait mieux inaugurer sa vie
nouvelle et rompre avec ses anciennes attaches qu'en épousant la
saine et honnête enfant des Tilbak.

L'état dans lequel l'avait plongé son entrevue avec Dobouziez
contribua à accélérer cette résolution. Rien ne lui parut plus
raisonnable et plus réalisable. Le consentement des parents lui
était acquis d'avance. On publierait aussitôt les bans.

En caressant ces perspectives matrimoniales, il arriva à la Noix
de Coco et, traversant la boutique, entra directement, en
familier, dans la chambre du fond. Il trouva tous les membres de
la famille réunis, mais fut frappé par leurs mines allongées et
chagrines. Avant qu'il eût eu le temps de leur demander une
explication, Vincent l'entraîna dans la pièce de devant et, après
une quinte de toux nerveuse, lui dit d'une voix engorgée:

-- C'est décidé, monsieur Lorki, nous émigrons, nous partons pour
Buenos-Ayres...

Laurent crut s'effondrer.

-- Mais, mon brave Vincent, vous perdez la tête...

-- Nullement, c'est tout à fait sérieux. Ce matin j'ai pris moi-
même mon passage chez M. Béjard, au quai Sainte-Aldegonde. Je vais
m'embarquer... J'ai même touché la prime... Voilà des mois que ce
projet me trottait par la caboche. Il n'y a plus rien à
entreprendre ici pour nous. Le commerce des bousingots et des
casquettes ne va plus. Le biscuit se fait rare.

«On a gâté le métier. Avec ces runners qui accaparent le marin dès
l'embouchure de l'Escaut et l'entraînent, ivre et abruti, au fond
de leurs cavernes où ils le plument et l'écorchent jusqu'à la
moelle, le petit boutiquier doit renoncer à la lutte... À moins de
compagnonner avec eux, recourir à leurs pratiques, de leur
disputer la proie à coups de poing et de couteau! Autant m'engager
tout de suite dans une bande de francs voleurs!

«D'autre part l'invention des allèges à vapeur me force de vendre
mon batelet pour du bois à brûler... Et, pour nous achever, voilà
que nos fils ne trouvent plus à se placer... Nos grands chefs de
maisons n'engagent que des volontaires allemands. Les mieux,
disposés pour leurs pauvres concitoyens, notamment M. Daelmans-
Deynze et M. Bergmans, sont assaillis de demandes et ont embauché
déjà plus du double d'employés nécessaires! Par une faveur
spéciale ils ont bien voulu se charger de notre Félix. Encore
parlent-ils de l'envoyer à Hambourg: dans une de leurs maisons
succursales. Il faudrait pouvoir attendre qu'une place devint
vacante pour notre Pierket. Mais d'ici là, nous avons le temps de
nous serrer le ventre... Vous le voyez, c'est la fin. Anvers ne
veut plus de nous. Aussi avons-nous pris le parti de nous en aller
tous. Et, s'il nous faut crever, du moins aurons-nous vaillamment
tenté jusqu'au dernier effort pour vivre!...»

Et Tilbak refoula par un terrible juron l'émotion qui
l'étranglait.

-- Non, non, s'écria Laurent, en; lui donnant des tapes dans le
dos, pour le réconforter: Vous ne partirez pas, mon brave Vincent.
Et je bénis doublement l'inspiration qui m'amène ici! Depuis ce
matin je suis riche, mon excellent gaillard! Je possède largement
de quoi vous venir en aide à vous et aux vôtres. C'est plus de
trente mille francs que je tiens à votre disposition, mon très
cher. Vous n'avez jamais douté de moi, je suppose. Eh bien, alors!
Allons qu'on cesse de se lamenter... Mais avant de retrouver Siska
et vos enfants, laissez-moi compléter ma démarche L'argent qu'il
vous répugnerait peut-être de tenir d'un ami, vous serez obligé de
l'accepter d'un fils, oui, d'un fils -- Siska ne m'a-t-elle pas
toujours considéré comme son aîné? -- ou, si vous l'aimez mieux,
de votre gendre... Vincent, accordez-moi la main de votre fille
Henriette!

Tilbak lui appuya les mains sur les épaules et le regarda au fond
des yeux:

-- Merci, monsieur Laurent. Votre offre généreuse ne nous touche
pas moins profondément que votre demande, mais nous ne pouvons y
donner suite... Il y a longtemps que ma femme a lu dans le coeur
de notre fille et qu'elle combat le sentiment déraisonnable qui
s'y est logé; Pour ne rien vous cacher, cet amour est même une des
causes de notre départ... Tous, ici, nous avons besoin de changer
d'air...

«Je vous le dis, à vous aussi monsieur Laurent, ce mariage est
impossible. Même si j'y avais consenti, ma femme s'y serait
opposée de toutes ses forces. Vous ne connaissez pas encore notre
Siska. Elle entretient sur le devoir des idées peut-être très
singulières, mais certes très arrêtées. Du moment qu'elle a dit:
ceci est blanc et cela noir, vous auriez beau la prêcher, vous ne
l'en feriez plus démordre... Savez-vous qu'elle croirait manquer à
la mémoire des chers morts vos parents, si jamais elle autorisait
une alliance entre sa famille et la vôtre... Vous êtes jeune,
monsieur Laurent, vous possédez un gentil avoir, on vous a donné
l'instruction, des parents riches vous laisseront peut-être leur
fortune... et vous ferez un parti digne de cette fortune, de cette
éducation et de votre nom: un parti répondant aux vues que vos
pauvres chers morts, eux-mêmes, auraient entretenues concernant
votre avenir... Voyez-vous votre opulente famille reprocher à
notre Siska de vous avoir endossé sa fille et la considérer comme
une intrigante, une misérable intruse...

-- Vincent! s'écria Laurent en lui fermant la bouche... Soyez
raisonnable, Vincent... Je me moque bien de ma noble famille...
Vrai, pour ce qu'il m'en reste, il serait absurde de me
contraindre... Vous finiriez, en me parlant ainsi, par me la faire
haïr!... Que n'assistiez-vous tout à l'heure à l'accueil que m'a
fait ce Dobouziez! L'âge et les mécomptes l'ont rendu plus pisse-
froid que jamais... Je ne suis plus des leurs. Je me demande même
si je l'ai jamais été! Je ne leur dois rien. Nos derniers liens
sont brisés... Et c'est à ces parents qui me renient, que je
sacrifierais mes affections!... Allons, votre refus n'est pas
sérieux... Siska sera plus raisonnable que vous...

-- Inutile! monsieur Laurent. Sachez même que si ma femme avait
prévu cette amourette, jamais elle ne vous aurai attiré ici...
Épargnez-lui la peine de devoir encore accentuer mon refus...

-- Soit, dit Laurent. Mais si mes visites vous importunent, si un
faux point d'honneur, oui, je dis bien, tant pis si vous vous
fâchez! vous interdit de m'agréer pour gendre, moi qui comptais si
loyalement rendre heureuse votre Henriette! du moins rien ne vous
empoche de m'accepter pour créancier et, désormais, il est inutile
d'émigrer...

-- Merci encore, monsieur Laurent, mais nous n'avons besoin de
rien... Pour tout vous dire, Jan Vingerhout, le baes de 1'
«Amérique», votre ami, nous accompagne... Il a réalisé son dernier
sou et lui aussi va tenter la fortune dans une autre Amérique...

-- Ah! je devine! s'écria Paridael, C'est à lui que vous donnez
Henriette...

-- Eh bien, oui!... Jan est un brave garçon de notre condition,
que vous, tout le premier, avez apprécié... Et j'aurai même à vous
demander une grâce, monsieur Paridael... Jamais notre ami ne s'est
douté de l'amour d'Henriette pour vous... Oh, faites qu'il ignore
toujours le caprice extravagant de notre fillette...

-- C'en est trop! interrompit Laurent. Ne vous faut-il pas que
j'entre dans vos plans jusqu'à me faire haïr de votre fille?

Et intérieurement il se disait: «Trop pauvre pour Gina, trop riche
pour Henriette!» Puis, donnant libre cours à son amertume:

-- Vrai, mon cher Tilbak, vous êtes tous les mêmes à Anvers...
Vous ravalez tout à une question de gros sous. Mon digne cousin
Dobouziez vous approuverait sans réserves... Les liens du coeur,
les sympathies ne comptent pas. Tout s'efface devant des
considérations de boutique. L'or seul rapproche ou divise. Ah!
tenez, tous, tant que vous êtes, avez une tirelire à la place du
coeur! Vous-mêmes, les Tilbak, que je considérais comme les miens,
vous ne valez pas mieux que le reste!... Et je suis destiné à
vivre toujours seul, et toujours incompris... Éternel déclassé,
créature d'exception, nulle part je ne rencontrerai des pairs, des
semblables, des vivants de ma trempe!...

Et, en proie à une crise nerveuse qui couvait depuis le matin, le
corps tendu et secoué par ces émotions réitérées, il s'affala sur
une chaise et serait à fondre en larmes comme un enfant.

Cependant Siska, attirée par les éclats des voix, avait,
entrouvert la porte et entendu la fin de cette conversation. Elle
s'approcha du jeune homme et essaya de le calmer par de
maternelles paroles:

-- Méchant enfant! Parler ainsi de nous! Écoutez-moi, mon cher
Laurent, et ne vous fâchez pas. Nous nous expliquerons encore une
fois sur toutes ces choses avant notre départ, mais pas
aujourd'hui. Vous êtes trop exalté. Qui sait? Peut-être vous
ouvrirai-je les yeux sur l'état de vos propres sentiments!

Un peu intimidé par le ton solennel dont la maîtresse femme
prononça ces quelques mots, Laurent se contint et, après une
conversation indifférente, rentra dans la pièce de derrière et
prit, avec assez de calme, congé de la famille.

À quelques jours de là, Paridael retourna chez les Tilbak. Siska
s'occupait vaillamment des préparatifs du départ. Laurent lui
ayant demandé l'explication promise, elle interrompit son travail,
et coulant un regard inquisiteur jusqu'au fond des yeux du jeune
homme:

-- Ce que j'avais à vous dire, Laurent, dit-elle, c'est simplement
que vous n'avez jamais aimé Henriette.

Laurent essaya de protester, mais comme les yeux clairs et fermes
de la digne femme continuaient de scruter les siens, il rougit et
baissa même la tête.

-- Et cela parce que vous en aimez une autre! poursuivit Siska. Je
vous dirai même quelle est cette autre: votre cousine Gina,
devenue Mme Béjard... Vous ne le nierez pas. Croyiez-vous donc
pouvoir me cacher ce secret? Votre trouble lorsqu'on parlait de
Mme Béjard; votre affectation, à vous, de ne jamais en parler,
l'aurait révélé à des devineresses moins adroites que moi. Oui,
Henriette elle-même a su de quel côté tendait votre réel amour...
Certes, vous chérissez notre enfant... Sous l'impulsion de vos
sentiments généreux vous seriez prêt à épouser la petite. Mais au
fond, vous auriez continué de préférer l'autre. Son souvenir se
serait placé entre Henriette et vous. Et ni vous ni votre femme
n'auriez rencontré le bonheur que vous méritez tous deux...
Aussitôt que ma fille a soupçonné votre passion pour Mme Béjard,
j'ai achevé de lui dessiller complètement les yeux et suis
parvenue à la guérir de son amour pour vous... Ah, il le fallait!
Je mentirais en disant que la guérison a été facile... Laurent, si
vous me jurez que vous aimez réellement Henriette et qu'elle est à
la fois la préférée de votre coeur et de votre chair, je suis
encore proie à vous la donner! En agissant autrement, je serais
deux fois mauvaise mère...

Pour toute réponse, le gars sauta au cou de sa clairvoyante amie
et lui confessa longuement ses peines et ses postulations
contradictoires.



II. LES ÉMIGRANTS

Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto avaient bien choisi leur
moment pour faire le trafic de la viande blanche, de l'ivoire
comme disait De Zater. Il y avait gros à gagner par ce vilain
commerce. C'était dans leurs étroits bureaux un défilé, une
procession continuelle. Saint-Fardier trônait, et faisait marcher
à la baguette ces hordes, ces tribus de pauvres diables. C'était
lui qui envoyait les recruteurs battre et drainer le pays.

Originaire de l'Irlande, l'émigration gagna la Russie,
l'Allemagne, puis le Nord de la France. Des milliers d'étrangers
s'étaient déjà expatriés, avant que cette fièvre se fût inoculée
aux Belges. D'abord la contagion se mit parmi les ouvriers du
Borinage et du pays de Charleroi, houilleurs que leur dur et
servile travail souterrain empêche à peine de mourir, cyclopes
déchus, placés entre l'intolérance des meneurs et la dureté des
capitalistes, énervés par le chômage et les grèves, et, lorsque le
grisou les épargne, achevés par les balles des soldats.

Et, après avoir dépeuplé la Wallonie, la rage de l'expatriation
ébranla les Flandres. Tisserands et filateurs gantois, les poumons
obstrués par le ploc, plièrent bagage et passèrent en Amérique
comme, il y a des siècles, leurs ancêtres s'étaient transportés en
Angleterre.

Enfin, l'impulsion se communiqua au pays d'Anvers.

Longtemps les dockers, peinant au rivage même, d'où s'éloignaient,
parqués comme des ouailles, de pleines cargaisons de proscrits,
résistèrent à l'entraînement général. Méfiants, sceptiques, ils ne
se souciaient point d'engraisser, de leurs carcasses, les terres
d'où nous viennent les guanos fameux, après avoir cédé leur
dernier liard aux agences d'émigration, qu'ils voyaient prospérer
et gonfler autour d'eux, comme des sangsues gorgées du sang des
vieux locatis.

Auparavant, le départ d'un paysan ou d'un ouvrier stupéfiait tout
le quartier ou toute la paroisse. On le considérait comme un coup
de tête, une apostasie, l'acte d'un être dénaturé. Il n'y avait,
de loin en loin, que les mauvais journaliers, les valets de ferme
renvoyés de partout, la racaille, qui, ne sachant plus à quels
baes louer leurs bras, finissaient, sous l'influence d'une
dernière ribote, par se vendre au racoleur de volontaires pour
l'armée des Indes hollandaises.

Mais voilà que l'expatriation entrait dans les moeurs des bons
sujets. Par centaines, urbains et ruraux, des bords de l'Escaut ou
des dunes ou des garigues de la Campine, terrassiers du Polder,
lieurs de balais de la Bruyère, fuyaient le pays comme pourchassés
par les flots d'une inondation occulte.

L'inquiétude du toit familier, le doute de la bonté patriale, une
impatience de nomades, un instinctif besoin de déplacement,
pénétraient et rongeaient les écarts lointains.

Les mêmes pionniers qui n'auraient jamais, au grand jamais,
consenti à échanger leur servage aussi ingrat, aussi pénible qu'il
fût, contre une lucrative besogne dans la cité, subissaient du
jour au lendemain le vertige de l'exode et s'expatriaient en
masse.

Combien pourtant, de ces terriens invétérés, leurs entrailles
presque jumelles de la dure, plus dure chez eux que partout
ailleurs, subissant avec une volupté de fanatique les réactions
sournoises du climat et de l'atmosphère, leurs soubassements
charnus adhérant aux labours fauves comme leurs grègues, avaient
souffert autrefois d'âpre nostalgie, lorsque la conscription les
transplantait brutalement au milieu du brouhaha et du tourbillon
urbain, les dépouillait de leur trousse de laboureur pour leur
faire endosser la livrée du milicien et les détenait dans ses
casernes putrides, loin des balsamiques landes natales, ou les
jetait à certains jours, mornes, ahuris, sur le pavé semé
d'embûches! Quelle détresse, quelles aspirations vers le misérable
là-bas! Que d'heures à ruminer des riens de souvenirs!

Ah! les retours furtifs du soldat au pays; les minutes exactement
supputées, la route brûlée comme par un fugitif.

Le congé d'un jour, la courte sortie utilisée pour passer une
heure, rien qu'une heure, au foyer natal, les apparitions
inopinées, en nage, pantelant, essoufflé comme un batteur
d'estrade qui aurait fait un mauvais coup; seulement le temps
d'aller et de repartir, de toucher pied au terroir de ses
exclusives délices, d'embrasser les anciens et la promise, de
respirer l'odeur des brûlis dans l'émolliente humidité du
crépuscule!

Et, à présent, ces mêmes rustauds endurcis se voyant acculés dans
une alternative sinistre, consentent, remplis d'une poignante et
farouche résolution, à se laisser amputer de leur patrie!

Longtemps leurs âmes féales ont résisté. Tant qu'ils parvinrent à
partager, entre les leurs, la croûte de pain noir et l'écuellée de
pommes de terre, ils se sont roidis, le ventre serré, butés dans
leur attachement au pays, comme les chrétiens dans leur foi; mais,
du jour où les femmes, les petits mêmes n'eurent plus rien à se
mettre sous la dent, oh! leur sombre héroïsme a fléchi, et un
matin ils se sont décidés à l'exil, comme on se résigne au
suicide.

C'en est fait. La maisonnée vide le chaume patrimonial; son chef
renonce aux terres affermées, vend le bétail, les chevaux, les
attelages, les instruments de culture!...

La défaite des plus tenaces partisans du terroir, des meilleurs,
parmi les blousiers, ébranle, affole le reste de la population; la
panique se propage de clocher en clocher.

Des fermiers qui auraient pu tenir bon quelques années encore et
résister à la crise, prennent peur, emboîtent le pas à leurs
valets et aux meurt-de-faim. Ils se sont rappelés tant de leurs
voisins et des plus argenteux, qui avaient toujours espéré, qui
s'étaient évertués contre les épreuves redoublées, contre la
chronique détresse, jusqu'à ce que l'insuffisance des récoltes,
encore aggravée par la concurrence des greniers transatlantiques,
les eût réduits sur leurs vieux jours, à prendre, service dans la
ferme même où ils avaient commandé.

Les prévoyants emportaient leur outillage et leurs bêtes de
labour. Ils allaient bravement à ces pays fertiles, à ces terres
promises, à ces eldorados, à ces contrées de cocagne, mystérieux
royaumes de quelque prêtre Jean, Amériques croulantes de blés et
de fruits, dont les produits, bétail gras, viandes savoureuses,
blés prolifiques, inondaient, par delà les océans, les marchés de
l'Europe, confondaient et submergeaient la faune et la flore
dérisoires arrachées à nos pâturages et à nos guérets épuisés.
Non, plutôt que d'attendre le coup de grâce, colons de l'Europe
caduque passeraient au continent pléthorique.

Et, pour achever la déroute et transformer en nomades ces ruraux
réputés indéracinables, des embaucheurs à la langue bien pendue,
adroits et insinuants, se rendaient de bourgade en bourgade,
visitaient les cabarets aux jours de vente et d'assemblées et
profitaient de la prostration et du déboire dès pauvres gars les
soirs de dimanche, les lendemains de kermesses pour effréner leurs
cervelles dans de troublants mirages de prospérité. Afin de mieux
écouter le tentateur, au mielleux bagout, à la clinquante loquèle,
les vachers en garouage, les faneurs calleux et poupards, bouche
bée, regards extatiques, laissaient s'éteindre leur pipe de terre.
Le fluide de la merveillosité traversait leur derme hâlé et
luisant, chatouillait jusqu'aux moelles leurs fibres ingénues,
stupéfiait leur sens matois, et les tenait haletants, suspendus
aux lèvres du drôle d'où partaient en feu d'artifice, des
descriptions plus éblouissantes, plus enluminées que les chromos
de la balle du mercier et le paravent du marchand de complaintes.

Une nuée de ces maquignons recrutés parmi des procureurs de bas
étage s'était abattue sur le pays comme des chacals sur un champ
de bataille. Ils avaient des allures louches, des façons
familières, des dégingandements de mauvais camelots qui' eussent
dû mettre en défiance des âmes moins simples.

Ainsi, ils examinaient les manouvriers de fière mine, les
inspectaient des pieds jusqu'à là tête avec une persistance
presque gênante, allant même jusqu'à leur passer la main sur les
bras et les cuisses, les palpant, les attouchant, les éprouvant
comme on fait au bétail et à la volaille, les jours de marché;
leur prenant le menton comme s'il s'agissait de vérifier l'âge en
bouche d'un poulain; encore un peu ils auraient invité ces simples
à se déshabiller pour les ausculter et les visiter plus à l'aise.
Sur les marchés de bois d'ébène les négriers ne se comportent pas
autrement avec les noirs. Ils manoeuvraient surtout autour des
jeunes gens vigoureux, captaient leur confiance, gouailleurs,
paternes, plaisantins comme des chirurgiens militaires présidant
au conseil de révision.

Ces embaucheurs, transfuges des campagnes ou efflanqués de
barrière, rompus aux besognes malpropres, s'entendent à allumer
les convoitises dans ces coeurs primitifs, mais complexes;
attisent ce vague besoin de jouissance qui dort au fond des
brutes; amorcent ces illettrés, les chauffent, les malaxent au
moral comme au physique.

Circonvenus, ravis comme dans un rêve, nos rustauds hument le
mielleux discours, se prêtent aux insidieuses caresses; jamais on
ne leur en a tant dit, jamais témoignages aussi flatteurs ne les
ont réhaussés à leurs propres yeux, les patauds! Imprégnés de
tiédeur, ils se laissent faire, deviennent la chose lige de leurs
magnétiseurs et ne bougent plus de peur que cette douceur, ce long
énervement ne cessent! Et tout à l'heure, le recruteur n'aura qu'à
tirer son filet pour y tenir la copieuse et florissante recrue.

Ah! ils ne sont pas dégoûtés, les entrepreneurs d'émigration!
Après avoir opéré dans le reste de l'Europe et drainé des races
prolifiques, mais dégénérées, voici qu'ils jettent leur dévolu sur
le meilleur sang des Flandres, sur de solides et fermes gaillards,
patients et laborieux comme leurs chevaux. «Il nous faut cent
mille Belges et nous les aurons dans six mois!» ont déclaré
Béjard, Saint-Fardier et Véra-Pinto. Et leurs racoleurs à gages de
se mettre à l'oeuvre. Hardi, les imposteurs! À la curée, les
vampires! La commission vaut la peine qu'on se dérange. C'est
quinze à vingt francs, suivant sa qualité, pour chaque tête de
Flamand livrée à l'expéditeur de viande humaine.

Mais ils se gardent bien d'avouer leurs profits, les rabatteurs et
les traqueurs subalternes. À les entendre, ce sont les plus
désintéressés des apôtres, de purs philanthropes, particulièrement
dévoués aux campagnards.

Les boniments ruissellent d'or et de soleil. Les courtiers en
mensonges promènent leurs écoutants par les possessions promises;
des jardins paradisiaques et des palais de féerie. L'ardeur et la
lumière des tropiques embrasent et illuminent tout à coup les
horizons mélancoliques de ces visionnaires: un écran magique dans
une chambre obscure. Les blés mûrs couronnés d'épis aussi gros que
leurs tignasses blondes, lèvent leurs gerbes à hauteur des toits;
les arbres ploient sous des citrouilles qui sont des pommes. Ces
sablons rapportent du tabac; des ruisseaux de lait irriguent les
novales; des potagers montent doucement vers le ciel plus bleu que
la robe des congréganistes, filles de Marie; et cette pourpre
subitement avivée et scintillante qui drape, à perte de vue, les
flancs de ces coteaux infinis, n'est plus, celle de vos bruyères,
ô mes épais buveurs de bière, mais celles de vos vignobles, ô
futurs broyeurs de raisins.

Parfois le charmeur s'interrompt, autant pour reprendre haleine
que pour donner aux simples, qu'il accable de ses promesses, le
temps de savourer et de humer ces évocations parfumées.

Il vante ensuite la bonté de la température, la clémence du
climat, l'éternel sourire des saisons, et aucun hiver, aucun
ouragan pour déconcerter les prévisions du cultivateur et pour
confondre ses récoltes.

Là, le travail est un délassement; pas de propriétaire, pas de
maître, pas de soucis; ni servitude, ni même de redevance.

Tour à tour badin et attendri, l'imposteur enivre absolument son
auditoire. À la pompe d'un descriptif forain, aux hyperboles d'un
dentiste, le suppôt des marchands d'âmes mêle des lazzis de
carrefour; il saupoudre son éloquence des grosses épices du luron
en sabots; il flatte les faiblesses, émoustille la sensualité
brutale, appâte la gloutonnerie charnelle de ces amoureux sans
vergogne, leur fait entrevoir des proies complaisantes, des
victimes très pitoyables à leur afflux de sève, à leurs
dégorgements d'humeur, à leurs frénésies, exaspérées par des
continences prolongées et des effusions contrariées. Les maroufles
s'affriolent, la gorge sèche, ou se trémoussent, aux images
croustilleuses, harcelés, déniaisés par le vice subtil et piquant
de ce drôle, de ce ribaud pervers et squammeux comme les sirènes.

Enfin, pour frapper un dernier coup, l'entremetteur propose de
lire des lettres d'aventuriers qui ont fait fortune là-bas: Ah!
elles sont authentiques comme l'Évangile, ces épîtres! Vérifiez
plutôt, vous l'instituteur qui savez lire! Voyez les cachets et
les empreintes de l'enveloppe les noms de bureaux de poste
escales... Et ces timbres, ces «petites têtes» comme vous les
appelez, ne réfléchissent point les traits de notre roi «Liapol».
Lisez vous-même, hé! le maître d'école?... Vous voyez bien que je
neveux pas leur en faire accroire. Voici mes dires écrits noir sur
blanc!

Dans ces lettres les éloges fluent, grossiers, dictés d'Europe ou
élaborés dans les facendas des pourvoyeurs de là-bas. Le compérage
désabuserait des écoutants plus lettrés. «Oui, garçons, je repars
moi-même dans quelques jours... Voyons, qu'on se décide qui de
vous m'accompagne? Aussi vrai qu'il y a un Dieu, je ne
parviendrais plus à me réhabituer à notre pauvre petite Europe.

Et le drille facétieux les presse, les capte, les englue. Parfois,
pour mieux appuyer ses discours, il fait rouler, avec une feinte
négligence une poignée d'or sur la table poissée par les culs de
verres. Ce sont des monnaies étrangères, énormes. Là-bas on ne
paie qu'en or et en pièces grandes comme nos misérables cinq
francs en argent. Au tintement des piastres, les prunelles du
petit vacher lancent des flammes de conquistador: sa maritorne
commande à des centaines de servantes, ne vêt que des dentelles et
se vautre dans la couette.

Rentrés chez eux, les gars ruminent ces images, ils n'en dorment
pas ou les revoient en rêve. Les maris discutent sur l'oreiller
avec leurs ménagères; d'abord bougonnes et réfractaires, peu à peu
celles-ci se laissent convaincre et éblouir.

Aux champs devant le ciel maussade, au milieu du navrement de la
plaine, en éventrant la terre qui leur parait plus récalcitrante
que jamais, le mirage revient les hanter, et, lâches à la peine,
les coudes et le menton appuyés sur la paume de la houe, ou en
sifflant indolemment ses boeufs, le laboureur se remémore les pays
fabuleux et songe aux promesses de l'embaucheur.

Et cet or que l'allumeur manipulait! Un seul de ces disques jaunes
représente plus du triple des blancs écus, joints, bout à bout,
qu'il gagne chez son base...

Et voilà pourquoi, par ce matin de janvier, les flancs de la Gina
-- ce grand navire naguère si coquet, à présent radoubé plus d'une
fois et uniformément peint en noir comme un cercueil de pauvre --
devraient être élastiques pour loger toute la viande humaine qu'on
y enfourne, tous ces parias à qui des thaumaturges astucieux
évoquent, dans les brouillards plombés de l'Escaut,
l'éblouissement du lointain Pactole.

Cependant les deux camions de la Nation d'Amérique, réquisitionnés
par Jan Vingerhout, débouchent sur le quai. Pour lui faire
honneur, on y a attelé deux couples de ces chevaux de Furnes,
énormes palefrois d'épopée, de ces majestueux travailleurs à
l'allure lente et délibérée, dont le pas égal et solennel aurait
raison du trot d'un coursier. Jamais les fières bêtes n'avaient
charroyé d'aussi légères et d'aussi pitoyables marchandises; les
bagages s'amoncellent, mais ne pèsent pas lourd. À telle enseigne
que pour ne pas humilier les puissants chevaux, les émigrants
aussi ont pris place sur ces fardiers.

Parmi l'éboulement, le pêle-mêle des caisses blanches clouées,
ficelées à la diable, des sacs éventrés, des piètres trousseaux
noués dans des foulards •de cotonnade, se prélassent, des groupes
de jeunes émigrants de Lillo, Brasschaet, Santvliet, Pulderbosch
et Viersel.

Quelques-uns, fanfarons, pleins de jactance, riaient, fringuaient
et clamaient, interpellaient les curieux, semblaient exulter. En
réalité, ils s'efforçaient de se donner le change à eux-mêmes, de
se déprendre de leur idée fixe, bourrelante comme un remords.
Même, sous prétexte de réconforter leurs compagnons d'une
contenance moins faraude, d'allure, moins exubérante, ils leurs
allongeaient de grandes bourrades dans le dos. Au nombre de ces
villageois on en comptait un ou deux tout au plus dont cette joie
désordonnée et démonstrative fût sincère. Les autres s'étaient
montés le coup. Mais, puisque le sort en était jeté et qu'ils ne
pouvaient plus se raviser ou se dédire, à mesure que les fumées
des illusions se dissipaient et que la conscience patriale se
réveillait dans leur fressure, pour se donner du coeur ils
entonnaient force rasades d'alcool comme le jour du tirage au
sort.

Les yeux fous, les pommettes rouges, à la fois endimanchés et
débraillés, on les eût pris à première vue pour ces jeunes valets
et servantes qui, à la saint Pierre et Paul, se font trimbaler,
dès l'aube jusqu'au soir, dans des charrettes bâchées de feuillage
et de fleurs[8].

Mais la plupart étaient silencieux et apathiques, abîmés dans des
réflexions. Si, gagnés par la frénésie de leurs voisins, ils se
mettaient d'aventure à battre quelques entrechats et à graillonner
un refrain de kermesse, le «Nous irons au pays des roses», des
Rozenlands de la saint Pierre et Paul, ou «Nous arrivons de Tord-
le-Cou», des Gansrijders[9] du mardi gras, les notes s'étranglaient
bien vite dans leur gorge et ils retombaient dans leur méditation.

En avance sur la marche du navire il arrivait aussi que leur
pensée planât là-bas, par-dessus l'immensité des espaces voués aux
flots et aux nuages, vers les côtes lointaines où les attendaient
les patries nouvelles; ou bien leur esprit retournait en arrière
et les ramenait au village natal, quitté la veille, à l'ombre du
clocher d'ardoises dont la voix mélancolique ne les exhorterait
plus à la résignation! Ô ces cloches qui soulevaient autrefois les
guérilleros en sarreau contre les étrangers régicides [10] et qui
n'avaient pas de tocsin assez éloquent, à présent, pour refouler
l'invasion de la Faim! En souvenir, les transfuges déjà repentis
se transportaient sous le chaume de leur précaire héritage; parmi
les cultures péniblement assolées et gagnées après tant de luttes
sur les folles bruyères (adorables ennemies! tant maudites, mais
déjà tant regrettées); ou encore, au bord de ces venues et de ces
meers, où ils pochaient les grenouilles en gardant leurs vaches
maigres; ou bien autour des feux de scaddes[11], combattant de leur
arôme résineux la moiteur paludéenne des soirées d'octobre.

Ô le doux hameau où ils ne remettraient plus jamais les pieds, où
ils n'iraient même pas dormir leur dernier et meilleur somme en
terre deux fois sainte à côté des réfractaires d'autrefois!

Laurent lisait l'arrière-pensée de ces braillards. Sa compassion
pour les Tilbak s'étendait à leurs compagnons. Entre mille
épisodes poignants un surtout l'émut pour la vie et sembla
condenser la détresse et le navrement de ce prologue de l'exil.

Au moins une trentaine de ménages de Willeghem, bourgade de
l'extrême frontière septentrionale, s'étaient accordés pour
quitter ensemble leur misérable pays. Ceux-là n'avaient point pris
place sur les camions, mais, un peu après l'arrivée du gros des
émigrants flamands, ils se présentèrent en bon ordre, comme dans
un cortège de festival. Soucieux de faire bonne figure, de se
distinguer de la cohue, désirant qu'on dise après leur départ:
«Les plus crânes étaient ceux de Willeghem.»

Les jeunes hommes venaient d'abord, puis les femmes avec leurs
enfants, puis les jeunes filles et enfin les vieillards. Quelques
mères allaitaient encore leur dernier-né. Combien d'aïeules,
s'appuyant sur des béquilles et comptant sur un renouveau, sur une
mystérieuse jouvence, devaient s'éteindre en route, et, cousues
dans un sac lesté de sable, basculées sur une planche, se
verraient destinées à nourrir les poissons! Des hommes faits, en
nippes de terrassiers, vêtus de gros velours côtelé, avaient la
pioche et la houe sur l'épaule et le bissac et la gourde au flanc.
Des couvreurs et des briquetiers allaient appareiller pour des
pays où l'on ignore la tuile et la brique.

Une jeune fille, l'air d'une innocente, moufflarde et radieuse,
emportait un tarin dans une cage.

En tête marchait la fanfare du village, bannière déployée.

Fanfare et drapeau émigraient aussi. Les musiciens pouvaient
hardiment emporter leurs instruments et leur drapeau, car il ne
resterait personne à Willeghem pour faire encore partie de
l'orphéon.

Laurent avisa, marchant à côté du porte-drapeau, un ecclésiastique
à cheveux blancs, le prêtre de la bourgade. Malgré son grand âge,
le pasteur avait tenu à conduire ses paroissiens jusqu'à bord,
comme il les accompagnait jadis chaque année au pèlerinage de
Montaigu[12]. L'avaient-ils priée et conjurée, la bonne Vierge de
Montaigu, depuis des années que durait la crise! Pourquoi,
patronne de la Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri
de détresse? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires, les
fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sans
mariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice
et s'y faire édifier de miraculeux sanctuaires, les madones
désertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaient
redescendu les premières les mêmes cours d'eau qui les
conduisirent autrefois, des continents inconnus, au coeur des
Flandres. Pourtant les simples de la plaine flamande t'avaient
édifié une basilique sur un des seuls monts de leur pays, autant
afin qu'on vît de très loin resplendir la coupole étoilée de ton
temple de miséricorde que pour te rapprocher de ton Ciel. Vierge
inconstante, donnais-tu toi-même l'exemple de l'émigration à tous
ces nostalgiques des pauvres landes de l'Escaut?...

Mais, ce soir, après avoir vu disparaître le navire au tournant du
fleuve et se confondre les spirales de fumée avec les brumes du
polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à pas lents le bercail,
triste comme un berger qui vient de livrer lui-même au redoutable
inconnu la moitié du troupeau marqué d'une croix rouge par le
toucheur.

Si, pourtant, les hauts et nobles propriétaires, hobereaux et
baronnets, avaient consenti à diminuer un peu les fermages, ces
fanatiques du terroir n'auraient pas dû s'en aller! Ils seraient
bien avancés, les beaux sires, le jour où il n'y aurait plus de
bras pour défricher leurs onéreux domaines!

Quelques-uns des émigrants de Willeghem portaient à la casquette
une brindille de bruyère; d'autres avaient attaché une brassée de
la fleur symbolique au bout de leurs bâtons, au manche de leurs
outils, et les plus fervents emportaient, puérilité touchante!
tassée dans une cassette ou cousue dans des sachets, en manière de
scapulaire, une poignée du sable natal.

Ingénument, non pour récriminer contre la patrie mauvaise
nourricière, mais pour lui témoigner une dernière et filiale
attention, ces pacants arboraient leur costume national, leurs
nippes les plus locales et les plus caractéristiques; les hommes,
leurs bouffantes et hautes casquettes de moire, leurs bragues de
pilou et de dimitte, leurs sarreaux d'une coupe et d'une teinte si
spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé de leur
ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans do Nord
de ceux du Midi; -- les femmes: leurs coiffes de dentelles à
larges ailes qu'un ruban à ramages attache au chignon, et ces
chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n'ont d'équivalent en
aucune autre contrée de la terre.

Au moment de délaisser la terre natale, c'était comme s'ils
songeaient à la célébrer et à s'en oindre d'une manière
indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant une certaine
ostentation à faire rouler les syllabes grasses et empâtées de
leur dialecte; ils tenaient à en faire répercuter les diphtongues
dans l'atmosphère d'origine.

Mais ils trouvèrent encore moyen d'accentuer l'inconsciente et
tendre ironie de leurs démonstrations.

Arrivés sous le hangar, avant de s'engager sur la passerelle du
navire chauffant pour le départ, les gars de la tête firent halte
et volte-face, tournés vers la tour d'Anvers, et, embouchant leurs
cuivres, drapeau levé, attaquèrent -- et non sans couacs et sans
détonations, comme si leurs instruments s'étranglaient de sanglots
-- l'air national, par excellence, l'Où peut-on être mieux du
Liégeois Grétry, la douce et simple mélodie qui rapproche par les
accents du plus noble langage, les Flamands et les Wallons, fils
de la même Belgique, tempéraments dissemblables, mais non ennemis,
quoi qu'en puissent penser les politiques. Aussi les bouilleurs
borains massés sur le pont portèrent mains tendues au-devant des
Flamins.

Tels se réconcilient et s'embrassent deux orphelins au lit de mort
de leur mère.

Les conjectures vraiment pathétiques de cette dernière aubade au
pays déterminèrent chez Laurent un afflux de pensées. Il entendait
rauquer dans cet hymne attendri, scandé et modulé d'une façon si
bellement barbare, par ces bannis si affectifs, toutes les
expansions refoulées et tous les désenchantements de sa vie. Cette
scène devait lui rendre plus cher que jamais le monde des opprimés
et des méconnus.

Qu'il était loin déjà le jour d'insouciance de l'excursion à
Hémixem et loin aussi le jour de son retour à Anvers et de sa
longue contemplation des rives du fleuve bien-aimé!

Par ce dimanche ensoleillé, l'air vibrait aussi de fanfares, mais
aucune de ces phalanges rurales n'avait quitté la rive pour ne
plus la revoir!

L'arrivée des Tilbak et de Jan Vingerhout porta l'exaltation de
Laurent à son paroxysme. Il tressaillit comme un somnambule
lorsque le maître débardeur lui toucha l'épaule. Il avait la
poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, sa
physionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des
protestations le monde d'angoisses qu'il ressentait.

Il embrassa Siska et Vincent, hésita un moment, puis, consultant
du regard le brave Jan Vingerhout, il appliqua un long et
fraternel baiser au front d'Henriette, serra contre sa poitrine
l'ancien baes de la Nation d'Amérique, et, prenant les mains
d'Henriette, il les mit dans celles de son mari, et les tint
pressées entre les siennes, comme pour s'unir à eux dans cette
étreinte quasi sacramentelle.

Puis sentant l'émotion lui nouer la gorge, il n'eut que le temps
de se tourner vers Lusse et Pierket qui lui tendaient leurs mains
et leurs lèvres. Et, sous les larmes que Laurent ne parvenait plus
à retenir, Pierket, qui adorait son grand ami, éclata en sanglots
et se suspendit à son cou comme s'il voulait l'entraîner avec eux
par delà les mers.

Aussi cette lugubre et ironique coïncidence qui faisait
s'embarquer Henriette et les siens à bord de la Gina, avait par
trop étreint le coeur de Paridael. Il reconnaissait le mauvais
génie de Béjard et de sa femme. Cette Gina lui ravissait Henriette
et tous ceux qu'il aimait!

D'autres corrélations bizarres et inattendues se présentèrent
encore. Ce village de Willeghem qui émigrait en masse, était
précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ils l'avaient
quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais en
interrogeant ce monde ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrent
des traits de famille dans les physionomies, finirent par se
découvrir des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bon
qu'elles étourdirent et dissipèrent un peu les partants. Jan
Vingerhout dit en riant: «Willeghem sera donc au complet, là-bas!
Et nous fonderons une nouvelle colonie à laquelle nous donnerons
le nom, du cher village! Vive le Nouveau-Willeghem!»

Et tous de faire chorus.

Mais d'autres camarades que les paysans accaparaient l'attention
des Tilbak. La Nation d'Amérique au grand complet: doyens, baes,
compagnons, voituriers, mesureurs, arrimeurs, gardes-écuries,
chargeurs, routeurs, et même nombre de chefs des autres
corporations avaient fait escorte au digne Jan, au mieux voulu de
leurs chefs et de leurs compères. Que d'efforts dépensés par ces
braves gens pour le retenir! Car, s'il prétextait le dégoût du
métier, l'envie de voir du pays, la dureté des temps, au fond, les
plus perspicaces savaient que le digne garçon, compromis comme
principal meneur dans les derniers troubles, craignait, en
demeurant à leur tête, d'attirer sur ses amis le mauvais gré des
riches et de nuire aux intérêts de leur gilde.

Dans la masse des dockers se trouvaient jusqu'aux musards du «Coin
des Paresseux» de ces cogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues
qu'indolents, au demeurant les meilleurs bougres, qui avaient si
souvent désarmé Jan Vingerhout par leur flegme superbe, lorsqu'ils
ne le faisaient pas endêver par leur inertie et leur désertion
devant le labeur. Ces baguenaudiers se bousculaient pour broyer
affectueusement les mains du partant dans leurs crocs énormes; et,
dérogeant à leurs habitudes de pure représentation, ils aidaient
même à transborder les colis.

Les détaillants voisins de la Noix de Coco se pressaient, de leur
côté, autour des Tilbak. La population maritime et ouvrière du
port et des bassins s'associait toute entière à cette
manifestation de regret et de sympathie. Dans la cohue, Laurent
crut même reconnaître quelques jeunes runners valant peut-être
mieux que leur réputation et tenant, eux aussi, à témoigner de
leur sympathie pour ces braves gens.

Ces démonstrations apportèrent une heureuse diversion aux adieux,
en étourdissant ceux qui en étaient l'objet. Les ouvriers des
quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant de noir que leur
chique de tabac, affectaient bien une gaîté un peu forcée, ou
exagéraient leur humeur drolatique, se mettaient l'esprit à la
torture pour trouver des saillies de haute graisse, mais plus d'un
se mouchait avec trop de fracas ou se frottait le visage du revers
de sa manche, alors qu'il n'y avait pourtant point la moindre
sueur à essuyer.

Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter non plus; ferré sur la
réplique, il parvenait encore à gonfler les plus grosses bourdes,
et, fidèle jusqu'au bout à sa réputation de boute-en-train des
«Nations», se livrait à une débauche d'aphorismes et de
monostiques stupéfiants, où pantalonnait et pétardait l'esprit du
père Cats et d'Ulenspiegel.

À toute force il lui fallut prendre encore quelques verres avec
les copains, à l'estaminet le plus proche. Paridael n'avait pas pu
refuser non plus les politesses de ses dignes patrons et
camarades. Et, devant le comptoir, où les tournées se succédaient
au feu roulant des gaillardises, aux bordées de jurons, aux.
francs coups de poing sur les tables, Laurent aurait encore pu se
croire au «local», après le travail, les soirs de reddition de
comptes. Quelques-uns de ces débardeurs apportaient des souvenirs
à leur Jan, celui-ci une pipe, celui-là une blague à tabac, qui
une rémige de frégate. Un de ces braves avait même eu l'idée de
remettre du papier à lettres de trois couleurs à Vingerhout. Il
s'agissait de dérouter les interceptions et le cabinet noir des
facenderos. Lorsque Jan écrirait sur du papier blanc, ce serait
signe que les choses allaient bien, le rosé signifierait condition
précaire, mais supportable, enfin le vert indiquerait une profonde
détresse. Et cela en dépit de ce que la lettre contiendrait
d'optimiste et de rassurant.

L'heure pressait. Laurent s'éclipsa pour aller installer les
femmes, avec Tilbak, dans l'entrepont de la Gina. On fit d'abord
quelque difficulté de recevoir Laurent à bord. L'accès des
aménagements d'émigrants était strictement interdit aux curieux,
et pour cause. Une fois sur le bateau il était même défendu aux
voyageurs de retourner à terre, sous peine de perdre leur place et
même l'argent de leur passage. Toutefois, grâce à l'obligeance
d'un gabier, avec lequel Tilbak avait été amateloté jadis, il fut
permis Paridael d'inspecter le nouveau domicile de ses amis.

La Gina contenait plus de six cents lits de camp en bois blanc, ou
plutôt des châssis mal varlopés, tendus d'une sangle, couplés et
superposés par groupes de douze dans les entreponts. La literie de
cos branles consistait en un sac bourré de paille fétide, dont un
pourceau n'eût pas même voulu pour litière, vrai réceptacle de la
vermine.

Malgré le long aérage il régnait dans ces couloirs une odeur
indéfinissable d'hôpital mal tenu, mélange de bouteilles et de
faguenas. Que serait ce plus tard, lorsque toutes ces épaves
humaines s'y encaqueraient, les haillons et les corps exsudant
autant de miasmes qu'un grouillement de fauves; surtout pendant
les gros temps, lorsqu'on ferme les écoutilles.

Les règlements prescrivaient de séparer les sexes a bord et
d'éloigner autant que possible des adultes les enfants en bas âge.
Mais Béjard et consorts n'étant pas hommes à tenir compte de ces
prescriptions, on ne les observait qu'en vue du port.

Avant même de gagner la mer, on bouleversait tous ces
arrangements; on n'empêchait plus la promiscuité; on recevait en
fraude un surcroît de passagers que des embarcations interlopes
amenaient de la rive pendant la nuit. Runners et smoglers
n'avaient pas de client plus précieux que Béjard et Cie.

Les cambuses étaient fournies de lard, de viande fumée, de
biscuits de mer, de bière, de café, de thé, «en quantité plus que
suffisante pour le double de la durée du voyage», renseignaient
les prospectus, la dernière oeuvre littéraire de Dupoissy, l'homme
des impostures et des charlataneries. À la vérité c'est à peine si
l'aiguade suffirait! On rationnait les malheureux comme une
garnison assiégée. Chaque passager recevait une petite gamelle en
fer blanc ressemblant à celle des troupiers. La distribution des
vivres se faisait deux fois par jour; les aliments mesurés à la
livre, les liquides au bon juron, litre spécial et réduit en usage
sur les bateaux. Naturellement un froid perçant régnait sans cesse
dans les entreponts, les vents coulis y prodiguaient les rhumes
sans toutefois balayer l'odeur invétérée.

Et c'est la qu'allaient devoir gîter la bonne Siska et la chère
Henriette.

-- Bast! disait Tilbak en voyant la mine déconfite de Laurent. La
traversée n'est pas longue. Et j'en ai vu bien d'autres!

Ils remontèrent sur le pont. Laurent remarqua quelques box en
bois, contenant onze chevaux de labour, l'écurie de quelqu'un de
ces fermiers aisés affolés par la crise et s'expatriant avant la
ruine. À voir ces installations, autant eût valu jeter les bêtes à
l'Escaut. Leurs propriétaires étaient bien naïfs s'ils
s'imaginaient qu'elles supporteraient la traversée dans ces
conditions. Les exploiteurs s'arrangeraient de façon à les leur
faire céder à bas prix. L'entretien de ces chevaux coûterait gros
à leurs possesseurs et à la longue ils en retireraient a peine le
prix de la peau. Au-dessus de ces écuries sommaires, sans le
moindre auvent, dans des caisses de bois blanc s'entassaient le
foin, la paille et l'avoine.

Cependant l'ivoire s'amoncelait un peu à la diable. Le pont
revêtait l'apparence d'un bivac de fugitifs, d'un campement de
bohémiens. En frôlant ces parias de toutes les contrées, apportant
on ne sait quelle couleur et quelle odeur spéciale dans leurs
bardes, Laurent remarqua qu'ils étaient vêtus très légèrement et
que beaucoup claquaient déjà des dents et tremblaient de la lèvre.
Un des agents de Béjard passait entre leurs groupes et pour les
réconforter disait que ce froid ne durerait que quelques jours.
Une fois passé le golfe de Gascogne, commencerait l'été perpétuel.
L'agent n'ajoutait pas qu'entre l'Afrique et les côtes du Brésil
les passagers cuiraient au point de ne pouvoir se tenir sur le
pont, et que la calenture, le délire furieux, emporterait
quelques-uns de ceux qui auraient tenu tête à la fièvre
paludéenne. Il leur cachait surtout les horreurs de ta traversée,
l'arbitraire et la brutalité qui les attendaient au débarquement
et les misères sans nombre à endurer en ces milieux incompatibles.

-- Il est temps de repasser la planche, car on démarre, camarade!
vint dire obligeamment le gabier à Paridael.

Le sifflet strident de la machine alternant avec des rauquements
de bête féroce, appelait longuement les retardataires. Laurent
s'arracha aux effusions de ses amis et regagna le quai.

Comme si ce n'eût pas encore été assez de détresse et d'horreur,
un incident lamentable se produisit à la dernière minute.

Un misérable, dépenaillé, à la fois jaune et livide, les yeux
hagards, les cheveux en désordre, sous l'empire d'une violente
excitation alcoolique, entraînait de force vers l'embarcadère du
navire en partance, une pauvre femme, de mine honnête, mais non
moins ravagée, maigre, couverte de haillons moins sordides, mais
tout aussi usés, qui résistait, se débattait, criait, deux pauvres
mômes accrochés à ses jupes. Sans doute la malheureuse mère
n'entendait pas suivre son ivrogne de mari en Amérique et estimait
comme plus atroce que la faim endurée au pays natal, l'exil loin
de toute connaissance amie, de tout visage et de tout objet
familier, dans des parages où rien ne la consolerait de
l'ignominie et de la crapule de son époux.

Écoeurés par cette scène, Laurent avec quelques baes et compagnons
de Nations, eurent bientôt délivré la mère et les enfants. Tandis
que les uns conduisaient la pauvre femme, presque morte
d'inanition, dans une auberge riveraine, les autres emmenaient le
mauvais sujet vers la Gina, et d'une bourrade vous l'embarquaient
plus rapidement qu'il n'eût voulu, en le projetant par delà la
passerelle au risque de le précipiter dans le fleuve.

Le soûlard, hébété, sembla se résigner à son divorce inattendu;
d'ailleurs la communication avec la rive venait d'être rompue.
Sans plus se soucier des siens, il s'approcha du bordage et les
assistants le virent retirer de la poche de son paletot crasseux
une bouteille de genièvre encore à moitié pleine.

-- Voyez, bredouillait-il en titubant et en brandissant la
bouteille au-dessus de sa tête, voici tout ce qui me reste; dans
ce flacon s'est fondu le dernier argent que je possédais encore...
Et, tenez, je bois cette gorgée d'adieu à la Belgique!

Et portant la bouteille à ses lèvres, il la vida d'un seul trait;
puis il la jeta de toutes ses forces contre le mur du quai, de
manière à en éparpiller les éclats dans le fleuve. Et avec un rire
idiot, il hurla:

-- Evviva l'America!

Cependant les matelots ramenaient à eux et enroulaient les amarres
détachées des bornes de pierre, l'hélice commençait à patiner les
vagues, sur la dunette le capitaine hurlait les ordres répétés a
l'avant et à l'arrière et transmis par un mousse, au moyen d'un
porte-voix, aux hommes de la chambre de chauffe; manoeuvré par le
timonier à la barre, le navire vira lentement de bord et un
bouillonnement de vaguilles lécha les flancs de la Gina.

À un choc de la manoeuvre, l'arsouille venait de s'écrouler comme
une masse aux pieds de ses compagnons de route.

Laurent détourna les yeux vers des personnages plus sympathiques.

La fanfare de Willeghem agita son drapeau de velours à broderies
et à crépines d'or, et reprit l'Où peut-on être mieux, que les
Borains, rapprochés des Campinois, chantaient en choeur.

Dans le papillotement des têtes échauffées ou blêmes, Laurent
finit par ne plus voir que le groupe des Tilbak. Jusqu'à la
dernière heure il avait songé à prendre passage, sans rien leur
dire, à bord de la Gina, pour partager leur sort et affronter
l'inconnu avec eux; seule la crainte de désobliger Vincent et
Siska, de rouvrir une blessure fraîchement cicatrisée au coeur de
leur fille, et de porter ombrage à l'honnête Vingerhout, en un
mot, de leur être un perpétuel objet de contrainte et de gêne, le
retint à Anvers.

Puis, un vague aimant l'empêchait de dire adieu à sa cité: il
entretenait le pressentiment d'un devoir fatal à remplir, d'un
rôle indispensable à jouer. Il ne savait lesquels. Main sans se
rendre compte des intentions que le destin avait sur lui, il
attendrait son heure.

Sur la Gina, les noëls, les hourrahs, un fracas, un tumulte
d'appellations dominaient les accords mêmes de la fanfare. On
répondait ferme, à coeur et a poumons non moins dilatés, de la
cohue massée sur le quai. Le navire et le rivage se donnaient la
réplique, faisaient assaut de verve, de crânerie, de vaillance.
Les casquettes volaient en l'air, des mouchoirs de couleur
s'agitaient comme des pavillons bariolés les jours où les
vaisseaux font parade.

Des femmes qui avaient l'air de rire et de pleurer à la fois,
soulevaient leurs enfants sur leurs bras. Et plus le navire
s'éloignait, plus les gestes devenaient frénétiques. Il semblait
que les bras s'allongeassent désespérément pour s'étreindre et se
reprendre encore par-dessus les flots séparateurs.

À cause de son énorme tirant d'eau et de sa cargaison plus que
complète, le navire resta longtemps en vue des regardants. Laurent
en profita pour courir un peu plus loin à l'extrémité de la Tête
de Grue, à l'entrée des bassins, afin de pouvoir suivre le
bâtiment jusqu'au moment où il tournerait. Henriette était déjà
descendue dans l'entrepont avec Jan Vingerhout. Siska et Pierket
continuaient à lui envoyer des baisers; il entendit la voix mâle
et copieuse de Vincent lui lancer une dernière injonction à la
force d'âme.

Mais, à chaque tour de l'hélice, Laurent se sentait perdre un peu
de sa sécurité et de sa confiance. L'Où peut-on être mieux
s'éloignait, s'éteignait, comme un murmure.

C'est de ce même promontoire que Paridael avait assisté, quelques
années auparavant, à la féerie du soleil couchant sur l'Escaut.
Aujourd'hui, il faisait gris, brumeux et trouble; au lieu de
pierreries le fleuve roulait du limon; les levées du Polder
étalaient des gazons jaunis; la tristesse de la saison concertait
avec celle des êtres. Le carillon lui parut plus sourd, et les
mouettes d'autrefois, les prêtresses hiératiques et accueillantes,
criaient, vociféraient comme autant de sibylles de malheur.

Lorsque la masse du bâtiment eut disparu derrière le coude de la
rive de Flandre, Laurent continua de regarder la cheminée, un
clocher ambulant pointé par-dessus les digues; puis graduellement,
ce ne fut plus qu'une ligne noire, et enfin, la dernière banderole
de fumée se confondit avec la désolation de la brume de janvier.

Quand une petite pluie insidieuse et glaciale eu tiré le jeune
homme de son hypnotisme, il constata qu'il n'était pas seul en
observation a l'extrémité de ce promontoire.

Le curé de Willeghem cherchait encore à discerner le sillage et le
remous de la Gina. Deux grosses larmes descendaient lentement de
ses joues et il traçait dans l'air un lent signe de croix. Mais le
vol éparpillé des oiseaux de mer avec des giries de sorcières qui
se hèlent, semblait parodier ce doux geste professionnel aux
quatre coins de l'horizon. Crispé par leurs sarcasmes, Laurent se
retourna vers la ville. Un bruit de pioches et d'écroulement se
mêlait au grincement des grues du port, au fracas des marchandises
jetées à fond de cale, à la retombée du pic des calfats.

En vue d'élargir les quais on avait décrété la démolition des
vieux quartiers de la ville et voici que l'abattage commençait.
Déjà des pans de mur gisaient en gravats, au coin des carrefours;
des masures ouvertes, éventrées, amputées de leurs pignons,
montraient leurs carcasses de briques sanguinolentes auxquelles
pendillaient, comme des lambeaux de chair et des lanières de
peaux, de tristes tentures. On aurait dit de ces carcasses de bête
accrochées à l'étal des bouchers.

Çà et là les brèches pratiquées dans les flots de vénérables
bicoques antérieures à la domination espagnole, dans ces maisons
branlantes et vermoulues, rapprochées comme de vieilles frileuses,
ouvraient une échappée sur des constructions plus reculées encore,
démasquaient des vestiges de donjons millénaires, mettaient à jour
les burgs romans ou même romains des premiers âges de la ville.

Sur une partie de l'alignement des quais à rectifier, les nobles
arbres sous lesquels les deux Paridael s'étaient si souvent
promenés avaient déjà disparu.

Non seulement la glorieuse Carthage rejetait son surcroît de
population, exilait sa plèbe, mais, non contente de déloger ses
parias, elle démolissait et sapait leurs habitacles. Elle se
comportait comme une parvenue qui rebâtit, et transforme de fond
en comble une noble et vieille résidence seigneuriale; mettant au
rancart ou détruisant les reliques et les vestiges d'un passé
glorieux, et remplaçant les ornements pittoresques et de bon aloi
par une toilette tapageuse, un luxe flambant neuf et une élégance
improvisée.

La nouvelle des attentats et des vandalismes auxquels se livraient
les Riches imbéciles sur sa ville natale, avait chagriné Laurent
au point de l'éloigner du théâtre des démolitions dont les progrès
l'eussent trop vivement affligé.

Le hasard voulait qu'il fût témoin de ces dévastations le jour
même où il venait d'assister au départ de ses amis. Le contraste
entre l'activité des quais et les ruines qui commençaient à border
le fleuve n'était pas de nature à le consoler.

À l'heure où les tombereaux emportaient les gravats, les plâtrés,
les matériaux des maisons démolies pour les conduire vers de
lointaines décharges, La Gina enlevait aussi comme autant de
matériaux hors d'usage, de non-valeurs, de parasites encombrants,
les ouvriers sans travail, les paysans sans terre, les démolis,
les rafalés, les pauvres diables de la glèbe et des métiers!

Pour beaucoup de gens du peuple et d'Anversois de vieille roche,
c'était comme si le superbe Escaut répudiait sa première épouse.
Il remplaçait l'ancienne Anvers par une marâtre apportant des
agences, des modes nouvelles, une langue étrangère favorable a
l'éclosion d'autres moeurs. Elle éloignait peu à peu les enfants
du premier lit, proscrivait brutalement les descendants de la
souche primitive, pour attirer à elle d'arrogants bâtards, pour y
substituer dans les faveurs paternelles une population de métis,
d'interlopes et de juifs.

Même il était question, dans les conseils de la Régence, de
démolir le Steen, le vieux château, tout comme ils avaient démoli
la Tour-Bleue et la porte Saint-Georges. En vérité, ils avaient un
peu anéanti, malgré eux, l'admirable arc de triomphe. Ces bons
gâteux ne s'étaient-ils pas avisés de déplacer cette porte en en
numérotant les quartiers, bloc par bloc, comme dans un jeu de
patience. Seulement, nos aigles avaient compté sans le travail des
siècles, et à ce jeu d'architectes tombés en enfance, quel ne fut
leur ahurissement de voir s'effriter les moellons vénérables entre
leurs doigts profanateurs!

Ah! il était temps que les Tilbak se fussent expatriés. Autant
valait partir que d'assister à ces dégâts et à ces spoliations.
Ceux qui reviendraient courraient grand risque de ne plus
reconnaître leur patrie.

Les démolisseurs avaient déjà renversé les tènements avancés du
savoureux quartier des Bateliers. Des terrassiers commençaient à
combler le vieux canal Saint-Pierre.

Laurent s'enfonça plus avant dans la ville, errant finalement dans
les ruelles menacées, et accordant à ces murailles agonisantes une
part de la sympathie et de la mansuétude éprouvées pour les
expulsés.

Et sous leurs pignons échancrés, ces façades, endeuillies avaient
l'émotion de visages humains, des physionomies solennelles de
moribondes, et les fenêtres à croisillons, les vitrages glauques,
pleuraient comme des yeux d'aveugles, et çà et là, dans la
lointaine et discordante musique d'un bouge, sanglotait le dernier
Où peut-on être mieux? de la fanfare de Willeghem.


III. LE RIET-DIJK

Au nombre des quartiers sur le point de disparaître se trouvait le
Riet-Dijk: une venelle étroite s'étranglant derrière la bordure
des maisons du quai de l'Escaut, aboutissant d'un côté à une façon
de canal, bassin de batelage et garage de barques, de l'autre, à
une artère plus large et plus longue, le Fossé-du-Bourg.

Riet-Dijk et Fossé-du-Bourg agglomèrent les lupanars. C'est le
«coin de joie», le Blijden Hoek des anciennes chroniques. Dans la
ruelle, les maisons galantes hautement tarifées; dans la rue
large, les gros numéros pour les fortunes modiques et précaires.
Chaque caste, chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit,
le bordel congruent: riches, officiers de marine, matelots,
soldats.

Les uns joignent au confort et à l'élégance modernes le luxe des
anciennes «étuves» et des maisons de baigneurs, bateaux de fleurs
où le vice se complique, se raffine, se prolonge. Dans les autres,
sommaires, primitifs, on cherche moins le plaisir que le
soulagement; les gaillards copieux, que congestionnent les
continences prolongées, y dépensent leurs longues épargnes des
nuits de chambrée et d'entrepont sans s'attarder aux fioritures et
aux bagatelles de la porte, sans entraînement préparatoire, sans
qu'il faille recourir aux émoustillants et aux aphrodisiaques. Ces
bouges subalternes sont aux premiers ce que sont les bons débits
de liqueurs où le soiffard se tient debout et siffle rapidement
son vitriol sur le zinc, aux cafés où l'épicurien s'éternise et
sirote, en gourmet, des élixirs parfumés.

Les soirs, harpes, accordéons et violons crincrinent et
graillonnent à l'envi dans ce béguinage de l'ordre des
hospitalières par excellence, et intriguent et attirent de très
loin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rythmes
canailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups de
garcette, des éclats de fanfare et de fifre: musique raccrocheuse.

C'est, à la rue, le long des rez-de-chaussée illuminés, un va-et-
vient de kermesse, une flâne polissonne, une badauderie
dégingandée.

C'est, à l'intérieur, un entrain de concert et de bal. Des ombres
des deux sexes passent et repassent devant les carreaux mats
garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil, une femme
vêtue de blanc, penchée, tête à l'affût, épie, des deux côtés de
la rue, l'approche des clients et leur adresse de pressantes
invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries, bras dessus,
bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s'arrêtent pour se
concerter et se cotiser. Faut-il entrer? Ils retournent leurs
poches jusqu'à ce que, affriandé par un dernier boniment de la
marchande d'amour, tantôt l'un, tantôt l'autre donne l'exemple. Le
gros de la bande suit à la file indienne, les hardis poussant les
timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de la dernière levée,
conscrits campagnards, fiancés novices et croyants que leur curé
met en garde contre les sirènes de la ville, courbent l'échine,
rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les
oreilles[13]. Ceux-là, crânes, esbrouffeurs, durs à cuir,
remplaçants déniaisés, galants assidus et parfois rétribués de ces
belles-de-nuit, poussent résolument la porte du bouge. Et
l'escouade s'engloutit dans le salon violemment éclairé,
retentissant de baisers, de claques et d'algarades, de
graillements, de bourrées de locmans et de refrains de pioupious.

D'autres, courts de quibus sinon de désirs, baguenaudent et, pour
se venger de la débine, se gaussent des appareilleuses en leur
faisant des propositions saugrenues.

À l'entrée du Riet-Dijk, la circulation devient difficile. Les
escouades de trôleurs et de ribauds se multiplient. Outrageusement
fardées, vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles
complaisantes se balancent au bras de leurs seigneurs de hasard.
Les gros numéros, à droite et à gauche, se succèdent de plus en
plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés. De chapelles
ils se font temples. Aquariums dorés que hantent les sages Ulysses
du commerce et leurs précoces Télémaques, desservis par des
sirènes et des Calypsos très consolables; bien différents des
viviers squammeux où se dégorgent les marins pléthoriques. Maisons
célèbres, universelles; enseignes désormais historiques: chez
Mme Jamar on vantait la «grotte», chef-d'oeuvre peu orthodoxe de
l'entrepreneur des grottes de Lourdes; chez Mme Schmidt on
appréciait le mystère, l'incognito garanti par des entrées
particulières donnant accès à de petits salons aménagés comme des
tricliniums; Mme Charles se recommandait par le cosmopolitisme de
son personnel, un service irréprochable, et surtout les facilités
de paiement; le Palais de Cristal monopolisait les délicieuses et
neuves Anglaises; au; Palais des Fleurs florissaient les
méridionales ardentes et jusqu'à des bayadères de l'Extrême-
Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes
capiteuses et serpentines, négresses aléacées.

Les façades, hautes comme des casernes, croisent les feux de leurs
fenêtres. Des vestibules pompéiens, dallés de mosaïque, ornés de
fontaines et de canéphores, claironnent les surprises de
l'intérieur. Derrière de hautes glaces sans tain; incrustées de
symboles et d'emblèmes, sous les lambris polychromes à l'égal des
oratoires byzantins où les cinabres, les sinoples et les ors
affolants, vacarment et explosent à l'éclat des girandoles, le
passant devine les stades de la débauche, depuis les baisers
colombins et les pelotages allumeurs sur les divans de velours
rouge, jusqu'aux possessions intimes dans les chambrettes des
combles, grillées comme des cellules de non-nains.

Ce quartier se saturait d'un composé d'odeurs indéfinissables où
l'on retrouvait, à travers les exhalaisons du varech, de la
sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Et
les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, à travers leurs
carreaux, les miasmes du rut, forts et contagieux.

À mesure que la nuit avançait, les femmes, plus provocantes,
entraînaient, presque de force, les récalcitrants et les
temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha de la
cohue. Et toujours dominaient le raclement des guitares
barcarollantes, les pizzicati chatouilleurs des mandolines, les
grasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments des
cliquetis de verres, des rires rauques, des détonations de
Champagne.

Jusqu'à onze heures, les pensionnaires de ces lupanars avaient la
permission de circuler, à tour de rôle, dans le quartier et même
d'aller danser au Waux-Hall et au Frascati, deux salles de bal du
Fossé-du-Bourg.

Passé cette heure, couvre-feu partiel, ne vaguaient plus que les
habitués sérieux sur qui, peu à peu, les bouges tiraient
définitivement leur huis. Les crincrins s'assoupissaient aussi.
Bientôt on n'entendait plus que la lamentation du fleuve à marée
haute, les vagues battant les pilotis des embarcadères et les
giries intermittentes d'un vapeur tisonné dans sa chambre de
chauffe, en prévision du départ matinal.

C'était l'heure des parties en catimini, des priapées hypocrites,
des conjonctions honteuses. Noctambules, collet relevé, chapeau
renfoncé sur les yeux, se glissaient le long des maisons jaunes et
tambourinaient de maçonniques signaux aux portes secrètes des
impasses.

Toute régalade, toute assemblée se terminait par un pèlerinage au
Riet-Dijk. Les étrangers s'y faisaient conduire le soir, après
avoir visité, le jour, l'hôtel de l'imprimeur Plantin-Moretus et
les Rubens de la Cathédrale. Les orateurs des banquets, y
portaient leurs derniers toasts.

Les hauts et les bas de ce quartier original concordaient avec les
fluctuations du commerce de la métropole. La période de la guerre
franco-allemande représenta l'âge d'or, l'apogée du Riet-Dijk.
Jamais ne s'improvisèrent tant de fortunes et ne surgirent
parvenus aussi pressés de jouir.

Les contemporains se redirent, en attendant que la légende les eût
immortalisées, les lupercales célébrées dans ces temples par des
nababs sournois et d'aspect rassis. À certains jours fastes, les
familiers appelaient à la rescousse, réquisitionnaient tout le
personnel par une habitude de spéculateurs accaparant tout le
stock d'un marché.

Ils se complaisaient en inventions croustilleuses, en tableaux
vivants, en simulacres de sadisme, en chorégraphies et pantomimes
ultra-scabreuses; prenaient plaisir au travail des lesbiennes,
mettaient aux prises l'éléphantesque Pâquerette et la fluette et
poitrinaire Lucie.

On composait des sujets d'invraisemblables fontaines; saoules de
Champagne, les nymphes finissaient par s'en asperger et
consacraient le vin guilleret aux ablutions les plus intimes.

Béjard le négrier et Saint-Fardier le Pacha organisèrent dans les
salonnets multicolores de Mme Schmidt, surtout dans la chambre
rouge, célèbre par son lit de Boule, à coulisses et à rallonges,
véritable lit de société, des orgies renouvelées à la fois des
mièvreries phéniciennes et des exubérances romaines.

Dans ces occasions, le Dupoissy, l'homme à tout faire, remplissait
les fonctions platoniques de régisseur. C'était lui qui
s'abouchait avec Mme Adèle, la gouvernante, débattait le programme
et réglait l'addition. Pendant que se déroulaient les allégories
de plus en plus corsées de ces «masques» dignes d'un Ben Johnson
atteint de satyriasis, le glabre factotum, la mine d'un
accompagnateur de beuglant, tenait le piano et tapotait des
saltarelles de cirque. À chaque pause, les actrices nues ou
habillées de longs bas et de loups noirs, gueusaient l'approbation
des détraqués béats et, à quatre pattes comme des minets,
frottaient leur chair moite et poudrederizée aux funèbres habits
noirs.

Telle était la prestigieuse renommée de ces bordels, que pendant
les journées de carnaval les honnestes dames des clients
réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruches diligentes --
aux heures de chômage s'entend -- et inspectaient, sous la
conduite du patron et de la patronne, les cellules douillettes et
capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés et
jusqu'aux peintures érotiques se repliant comme des tableaux
d'autel.

Et, s'il fallait en croire les médisances des petites amies, Mmes
Saint-Fardier n'avaient pas été des dernières à mettre à une si
extravagante épreuve la complaisance et la docilité de leurs
maris.

Laurent devint un visiteur assidu de ce quartier. Il s'y
déphosphorait les moelles, sans parvenir à déloger de son cerveau
l'obsession de Gina. Au moment des spasmes, l'image tantalisante
s'interposait entre sa vénale amoureuse et ses postulations
toujours leurrées.

-- Oh, la cruelle incompatibilité! se disait-il. Les atroces
chassés-croisés! Les êtres épris, à en perdre la tête et la vie,
des êtres qui, aimant ailleurs, les éluderont éternellement!...
L'amitié raisonnable offerte comme l'éponge dérisoire du Golgotha
à la soif du frénétique! Les ferveurs et les délicatesses de
l'amour se fanant à la suite dès possessions brutales!

Au Riet-Dijk, des types curieux, des composés interlopes de la
civilisation faisandée de la Nouvelle Carthage, lui ménageaient de
pessimistes sujets d'observations. Après des nuits blanches, il
assistait à la toilette de ces dames, surprenait leur trac, leur
instinctive terreur à la visite imminente du médecin: il notait en
revanche leur familiarité, presque de femme à femme, avec
l'androgyne garçon coiffeur.

Plus que les autres commensaux ou fournisseurs de ces parcs aux
biches l'intéressait Gay le Dalmate. Cet industrieux célibataire,
commis à cent cinquante francs par mois, chez un courtier de
navires, touchait annuellement quinze a vingt mille francs de
commission, dans les principales maisons du Riet-Dijk. Il amenait
aux numéros recommandables les capitaines auxquels les courtiers,
ses patrons, l'attachaient comme guide et drogman, durant leur
séjour à Anvers. Gay parlait toutes les langues, même les patois,
les idiomes des pays vagues, jusqu'à l'argot des populaces
reculées. Gay apportait une probité très appréciée dans ses
transactions délicates. Jamais d'erreurs dans sa comptabilité.
Lorsqu'il passait, de trimestre en trimestre chez les patrons de
gros numéros pour percevoir les tantièmes convenus, ces négociants
payaient de confiance leur éveillé et intelligent rabatteur. Gay
acceptait à ces occasions, un verre de vin, de liqueur, pour boire
à Madame, à Monsieur et à leurs pensionnaires.

La discrétion de Gay était proverbiale. Avec ses petits favoris
rouges, son large sourire, sa tenue proprette, ses manières
affables, Gay ne comptait même pas d'envieux parmi ses collègues.
On lui appliquait respectueusement l'adage anglais: The right man
in the right place: l'homme digne de sa place, la place digne de
l'homme.

Un mois après le départ des émigrants, Paridael fut accosté un
matin sur la Plaine Falcon par le bonhomme Gay, qui tout affairé,
tout haletant, lui jeta cette effroyable nouvelle en pleine
poitrine:

-- La Gina a péri corps et biens en vue des côtes du Brésil!...
C'est affiché au Bureau Véritas...

Et le Dalmate passa, sans se retourner, anxieux d'informer de ce
sinistre le plus grand nombre de curieux; ne se doutant pas un
instant du coup qu'il venait de porter à Paridael.

Celui-ci chancela, ferma les yeux et finit par s'affaler sur le
seuil d'une porte, ses jambes refusant de le soutenir plus
longtemps. Les syllabes des paroles fatales sonnaient le glas à
ses oreilles. Lorsqu'il eut repris quelque peu connaissance: «Le
sang me sera monté au cerveau. L'apoplexie m'avertit!» se dit-il.
«J'ai eu un moment de délire pendant lequel j'aurai cru entendre
raconter cette... horreur. Ces choses-là n'arrivent point!» Mais
il se rappelait trop nettement la voix, l'accent exotique de Gay;
puis, en écarquillant les yeux, et en scrutant la perspective des
Docks, ne vit-il pas s'éloigner là-bas, le Dalmate, de son pas
sautillant.

Laurent se traîna jusqu'au quai Saint Aldégonde où étaient les
bureaux de Béjard, Saint-Fardier et Co. En tournant le Coin des
Paresseux il constata que même les indéracinables et insouciants
journaliers s'étaient transportés plus loin, pour aller aux
nouvelles. Le digne Jan Vingerhout était populaire jusque dans ce
monde de flemmards invétérés. Et ils le savaient à bord de cette
Gina de malheur!

L'air de douloureuse commisération de ces maroufles ameutés sur le
quai et mêlés à la foule devant l'agence d'émigration, prépara
Laurent aux plus sinistres nouvelles. Un faible espoir continuait
pourtant de trembloter dans les brusques ténèbres de son âme. Ce
n'aurait pas été la première fois que des navires renseignés comme
perdus revinssent au port où on les pleurait!

Paridael fendit le rassemblement de débardeurs, de matelots et de
femmes éplorées que rapprochait une commune douleur, rassemblement
que rendait encore plus tragique la présence de plusieurs minables
familles d'émigrants, désignées pour le prochain départ, peut-être
marquées pour le prochain naufrage! Des lamentations, des sanglots
s'élevaient par intermittences au-dessus du sombre et suffocant
silence.

Laurent parvint à se faufiler jusque devant les guichets du
bureau:

-- Est-ce vrai, monsieur, ce qu'on... raconte en ville?...

Il balbutiait à chaque mot et affectait des intonations
dubitatives.

-- Eh oui!... Combien de fois faudra-t-il vous le répéter?...
Autant de crève-de-faim en moins!... À présent, fichez-nous la
paix!

À ces mots abominables que seul un Saint-Fardier était capable de
prononcer, Paridael se rua contre la cloison dans laquelle étaient
ménagés les guichets.

La porte condamnée s'abattit à l'intérieur.

Laurent la suivit, empoigna avec une frénésie de fauve affamé
l'individu qui venait de parler et qui n'était autre que l'ancien
associé du cousin Guillaume.

Le Pacha avait toujours eu l'âme d'un garde-chiourme ou d'un
commandeur d'esclaves et l'ex-négrier Béjard avait trouvé en lui
la brute implacable dont il avait besoin pour enfourner et
expédier prestement la marchandise humaine.

Sans l'intervention des magasiniers et des commis qui
l'arrachèrent à son agresseur, le vilain homme fût certes resté
mort sur le carreau. L'autre l'avait à moitié étranglé, et dans
chacun de ses poings crispés il tenait une des côtelettes poivre
et sel du maquignon d'âmes.

Tandis que plusieurs employés maîtrisaient Laurent dont la rage
n'était pas encore assouvie, leurs camarades avaient fait passer
le blessé, fou de peur, dans le cabinet de Béjard, d'où il ne
cessait de geindre et d'appeler la police.

Les paroles provocantes et dénaturées de Saint-Fardier avaient été
entendues par d'autres que Laurent et, mise au courant de ce qui
se passait, la foule au dehors partageait son indignation et eût
mis en pièces le policier qui se fût avisé de l'arrêter. Elle
menaçait même, de déloger les associés de leur repaire et d'en
faire expéditive justice. Aussi Béjard, entendant le tonnerre des
huées et les sommations du populaire, jugea prudent de pousser
Laurent dans la rue et de le rendre à ses terribles amis. Puis à
la faveur de la diversion que produisait la réapparition de
l'otage, Béjard fit rapidement fermer la porte derrière lui.
Donnant congé à ses hommes pour le reste de la journée, il
entraîna le piteux Saint-Fardier, par une porte de derrière, dans
une ruelle déserte bornée d'entrepôts et de magasins, d'où ils
gagnèrent, non sans louvoyer en évitant les quais et les voies
trop passantes, leurs hôtels de la ville nouvelle.

-- Nous repincerons ce voyou! disait en cheminant Béjard à Saint-
Fardier qui tamponnait de son mouchoir ses bajoues ensanglantées
par une trop brusque épilation. Il ne fallait pas songer à le
coffrer. Il ne faut même pas y songer d'ici à longtemps, mon
vieux, car on n'a déjà fait que trop de bruit à propos de ce petit
sinistre et il ne serait pas bon que la justice regardât de trop
près à nos affaires... Attendons que toute cette canaille ait fini
de crier! S'ils continuent à aboyer comme ce matin, ils seront
égosillés avant ce soir! Alors nous réglerons son compte à ce
maître Laurent...

«En somme, l'affaire n'est pas mauvaise pour nous! (ici
l'exécrable trafiquant s'oublia jusqu'à se frotter les mains)...
Le navire n'en avait plus pour longtemps. Les rats l'avaient déjà
quitté tant l'eau pénétrait dans la cale. Un vieux sabot que
l'assurance nous paiera le double de ce qu'il valait encore!... Et
si nous perdons les primes versées d'avance à quelques émigrants
vigoureux et florissants, comme ce Vingerhout -- tu te rappelles,
le suppôt de Bergmans, le meneur de l'émeute des élévateurs. Le
voilà ad patres! -- en revanche nous empochons les primes
d'assurances des noyés de l'équipage... Il y a largement
compensation!...»

L'armateur rentra dîner comme si rien ne s'était passé. Gina lui
trouva une physionomie vilainement joviale et trigaude. Au
dessert, tandis qu'il pelait méticuleusement une succulente
calebasse et qu'il se versait un verre de vieux bordeaux, avec des
précautions de dégustateur, il lui annonça d'un ton à peine
circonstanciel, l'effroyable et total sinistre du navire qu'elle
avait baptisé.

Sans prendre garde à la pâleur qui envahissait le visage de sa
femme, il entra dans des détails, supputa le nombre des morts.
Elle voulut le faire taire; il insistait et il poussa même le
sardonisme jusqu'à lui évoquer le lancement au chantier Fulton.
Alors, prête à se trouver mal, elle quitta la table et se réfugia
dans ses appartements où elle songea au mauvais présage que, lors
de la mise à l'eau du navire, certains, assistants avaient vu dans
la maladresse et les hésitations de la marraine...

Laurent, après s'être dérobé aux étreintes de la foule qui le
questionnait pour en savoir plus long, courut tête nue -- il avait
négligé de ramasser sa casquette après la lutte -- sans rien voir,
sans rien entendre, jusqu'à sa pauvre mansarde et, se vautrant sur
son lit, comme autrefois chez les Dobouziez, sous les combles,
parvint à se débarrasser des larmes que la fureur avait refluées
sous sa poitrine. Il ne s'interrompait de sangloter que pour
redire ces noms: Jan!... Vincent... Siska... Henriette...
Pierket!...

Depuis, il ne s'écoula plus un jour sans qu'il se fredonnât
meurtrièrement à lui-même, comme on s'inoculerait un très doux,
mais très redoutable poison, l'Où peut-on être mieux? de la
fanfare de Willeghem.

Sans se douter de la transformation qui s'opérait en son altière
cousine, Laurent confondit désormais les deux Gina, la femme et le
navire: jalouse, troublante et maléfique, c'était Mme Béjard qui,
pour lui tuer sa bonne et sainte Henriette, avait voué le navire,
son filleul, au naufrage. Et dire qu'il s'était repris un moment à
aimer cette Régina; le soir de l'élection de Béjard! À présent, il
se flattait bien de l'exécrer toujours...

Son culte pour les chers morts se confondit bientôt, en haine de
la société oligarque, non seulement avec l'affection qu'il portait
aux simples ouvriers, mais avec une sympathie extrême pour les
plus rafalés, les plus honnis, voire les plus socialement déchus
des misérables. Il allait enfin donner carrière à ce besoin
d'anarchie qui fermentait en lui depuis sa plus tendre enfance,
qui le travaillait jusqu'aux moelles, qui tordait ses moindres
fibres amatives.

C'est vers les réprouvés terrestres que s'orienterait son immense
nostalgie de communion et de tendresse.


IV. CONTUMACE

Laurent commença par se loger au fin fond de Borgerhout près d'une
coupure de chemin de fer, non loin d'une voie d'évitement sur
laquelle ne roulaient que des convois de marchandises. C'était un
coin de la suggestive région observée, autrefois, de la mansarde
chez les Dobouziez. L'agglomération citadine y dégénérait en une
banlieue équivoque, clairsemée de maisons comme si leurs tènements
s'étaient mis à la débandade, cabarets à tous usages, fourrières,
chantiers de marbriers, de figuristes et d'équarisseurs. De la
suie aux murs, de l'herbe entre les pavés. Pour monuments: un
gazomètre dont l'énorme cloche en fer s'élevait ou s'abaissait
dans sa cage de maçonnerie armée de bras articulés: un abattoir
vers lequel des toucheurs poussaient leurs troupeaux sans
méfiance, puis une caserne despotique engouffrant des victimes non
moins passives, tous édifices d'un rouge sale, d'un rouge de
stigmates sanguinolents.

D'heure en heure le sifflet des locomotives, la corne du garde-
barrière et la cloche de l'usine se donnaient la réplique, ou les
clairons des conscrits, pitoyables se mariaient aux râles des
ouailles. Jusqu'aux remparts des fortifications les terrains
vagues alternaient avec des préaux où quêtaient des chiens
gratteleux; des jardins embryonnaires amenaient à de fades chalets
fourvoyés dans cette zone rébarbative comme un joli coeur dans un
repaire de marlous.

Les petits chiffonniers avaient raclé depuis longtemps le goudron
et défoncé ou disjoint les planches des palissades. Munis de
profonds sacs en rapatelle, ils escaladaient, chaque matin, la
cloison, après avoir exploré du regard l'enclave abandonnée.
Trifouillant du crochet et des pattes, ils exultaient lorsque,
parmi les drilles, ils rencontraient une peau de charogne. Ils se
disputaient cette trouvaille comme une pépite d'or ou
l'arrachaient aux roquets qui décaniliaient en grondant.

Les péripéties de cette cueillette firent longtemps la seule
distraction des matins de Paridael. Puis il avisa des sujets
d'étude plus relevés.

Autour du garde-barrière, un beau brin de mâle, brunet et trapu,
dont la physionomie loyale tranchait sur la grimace et les
convulsions de cette banlieue et de ces rogues indigènes,
tournait, depuis quelque-temps, une particulière potelée à
souhait, blonde et radieuse comme une emblavure, la carnation rose
un peu fouettée de roux, mais des lèvres si rouges et si friandes
et des yeux si enjôleurs!... Ses frais atours de camériste huppée;
ses jolis bonnets blancs et ses tabliers sans macule apprirent
immédiatement à Paridael qu'elle était étrangère à ces parages.
Sans doute, au hasard d'une flânerie, elle avait passé par ici et
remarqué le gars de bonne mine. Elle n'était pas la première
qu'eussent intriguée les prunelles couleur de café noir, la
tignasse frisottée et l'air sérieux, mais non maussade, du
costaud. Il avait, en outre, une façon militaire, tout bonnement
irrésistible, de planter son képi, et sa veste de velours lui
prenait la taille comme un dolman! Voisines et pas seulement les
plus proches ne passaient leur chemin qu'à regret en guignant le
zélé manoeuvre. Les plus hardies lui faisaient des avances, ne se
gênaient pas pour lui dire leur caprice tout en semblant
gouailler, et barbelaient d'une convoiteuse oeillade le lardon
qu'elles lui décochaient.

La ligne étant peu importante, ce bien-voulu cumulait les
fonctions de garde-barrière et d'aiguilleur. Même l'entretien du
palier lui incombait comme à un simple homme d'équipe. Les
évaporées le trouvaient toujours occupé. Sourd à leurs agaceries,
un peu fier peut-être et les jugeant trop libres et trop trivales,
il enchérissait sur son labeur, et lorsqu'il avait fini de sonner
de la corne, de présenter, de dérouler et de planter son drapeau,
d'ouvrir et de fermer la barrière, il s'empressait de brouetter le
ballast, de recharger la voie et d'huiler les aiguilles.

La soubrette aux blancs bonnets ne se laissa pas rebuter par ces
façons dédaigneuses ou farouches. Plus mignonne et de meilleur
genre que les commères du quartier, à la fois plus discrète et
plus affriolante, doucement elle apprivoisa le sauvage. Il
commença par se redresser lorsqu'il peinait, plié en deux, sur le
railway, et par soulever légèrement sa casquette pour répondre à
son bonjour; la semaine d'après il venait à elle, un peu benêt, en
rougissant, pour lui parler de la pluie; la fois suivante, accoudé
à la barrière il lui contait des balivernes qu'elle humait comme
paroles d'évangile. On eût dit que, pour les importuner, les
trains tapageurs défilaient en plus grand nombre ce jour-là. Mais
elle attendait que le jeune homme accomplît ses multiples corvées,
suivait ses mouvements, ravie de ses allures aisées, et ils
reprenaient, ensuite, la causerie interrompue...

La conjonction graduelle de ces deux simples amusa beaucoup
Laurent Paridael, conquis par leurs ragoûtants types de brun et de
blonde, si harmonieusement assortis.

Auparavant il avait lié connaissance avec le garde; aux heures de
trêve, il lui offrait des cigares, lui payait la goutte et se
faisait expliquer les particularités du métier. Il le complimenta
sur sa conquête, et lorsqu'il les trouvait ensemble, d'un clin
d'oeil il l'interrogeait sur les progrès de leur liaison, et le
rire un peu confus et l'oeil émerilloné du galant lui répondaient
éloquemment. Quant à la soubrette, elle était tellement occupée à
reluquer son élu 'qu'elle ne s'apercevait pas de ces signaux
d'intelligence et de l'intérêt que Paridael portait à leurs
amours. Cette félicité des autres, cette idylle de deux êtres
jeunes et beaux, béatifiait et suppliciait à la fois le fantasque
Paridael, l'amant méconnu de Gina.

Cependant les amoureux ne se possédaient plus de désir. Elle finit
par aller le relancer dans sa maisonnette de bois les nuits qu'il
était de service. Un soir d'hiver qu'il ventait et neigeait, par
la porte entrouverte, Laurent les vit blottis frileusement dans un
coin, la fille sur les genoux du garçon. Il n'y avait pas de
lumière, mais le rougeoiement du poêle de fonte trahissait
l'accouplement de leurs deux silhouettes.

Une bordée tirée de l'autre côté de la ville éloigna Laurent de
ses protégés. En s'en retournant, il fut assez surpris de ne voir
le jeune homme ni sur la voie, ni dans la logette. S'il se le
rappelait bien, c'était pourtant cette semaine que le gars prenait
le service de jour. Était-il malade? L'avait-on remplacé? Paridael
s'inquiéta de cette absence insolite comme si le pauvre diable lui
eût tenu au coeur par les liens d'une amitié de longue date. Ce
fut bien pis lorsqu'à la nuit tombante, un autre que le personnage
attendu vint relever l'ouvrier de garde. Cédant encore une fois à
sa timidité, à cette pudeur qu'il mettait dans ses moindres
sympathies, il n'osa pas s'informer du déserteur. D'ailleurs
Laurent ignorait son nom. Il lui eût fallu donner un signalement,
entrer dans des explications, et il s'imaginait que sa démarche
paraîtrait étrange. Il rentra donc, mais la pensée de l'absent le
tenailla toute la nuit, et la corne, soufflée par un autre,
appelait au secours et sonnait l'alarme.

Le lendemain, le garde n'étant pas à son poste, Laurent se décida
à aborder son remplaçant.

Il apprit alors un funeste épilogue.

En dépit des règlements, sous la menace des amendes ou d'une mise
à pied, au risque d'être surpris par l'inspecteur en tournée,
l'amoureux ne quittait plus sa maîtresse. Or, une nuit, ils
étaient si bien enlacés, tellement éperdus, lèvres contre lèvres,
qu'il n'eut ni la force, ni même la présence d'esprit de suspendre
ces délices pour signaler un train et barrer le passage. Peut-être
comptait-il aussi sur la solitude et l'abandon absolus de la route
à cette heure indue? Un terrible gloussement de détresse suivi
d'une volée de jurons l'avait arraché à son extase. Lorsqu'il se
précipita sur l'entrevoie, le train venait de stopper à quelques
mètres de son poste après avoir écrabouilllé un vieux couple
lamentable.

Certain de devoir payer chèrement sa négligence, le coupable
n'avait pas attendu le résultat de l'enquête, mais s'était sauvé
pendant que robins et gendarmes instrumentaient contre lui. Il
avait d'autant mieux fait de redouter les sévérités de la Justice,
que les deux valétudinaires supprimés pendant cette veillée
d'amour étaient de richissimes grigous et que leurs hypocrites
héritiers devaient bien à leur mémoire de poursuivre sans merci
l'instrument de leur massacre, alors même qu'au fond de l'âme ils
bénissaient probablement l'intéressant homicide.

La néfaste amoureuse disparut en même temps que son possédé et
personne n'ouït où ils se cachaient. Jamais Laurent ne les revit.
Mais, depuis cette aventure fatale, chaque fois que rauquait la
corne d'un garde-barrière ou qu'il apercevait la cuve noire d'un
gazomètre surplombant une hargneuse étendue faubourienne, qu'il
lui arrivait de respirer l'âcreté du coke, -- surgissaient
aussitôt les jeunes gens accoudés à la barrière, lui, hâlé comme
un faune, habillé de pilou mordoré, la corne de cuivre suspendue
en sautoir à un bandereau de laine rouge; elle, blonde, rose,
prête à défaillir et, avec sa cornette et son tablier
blanchissimes, appétissante comme le couvert d'un festin[14].

Pour secouer ses regrets de la disparition du garde-barrière, il
changea momentanément de pénates et battit en explorateur cette
campagne anversoise que le souvenir des émigrants ruraux lui
rendait chère. Willeghem devint même pour lui comme un but de
pèlerinage.

D'ailleurs, sans le quitter, sans cesser d'en fouler le sol et
d'en respirer l'atmosphère, Laurent ressentait pour son pays la
dévotion meurtrière, le voluptueux martyre de l'exilé. Il voyait,
il percevait les moindres objets du terroir avec une intensité
sensorielle que connaissent ceux-là seuls qui reviennent après une
longue absence ou qui partent pour toujours; ceux qui ressuscitent
ou qui meurent. C'est seulement au rivage natal que les trois
règnes de la nature se paraient de cette fraîcheur, de cette
jeunesse, de cet attrait, de ce renouveau éternel.

Sa piété fervente s'étendait des êtres besogneux et des quartiers
excentriques de la grande ville, au sol gâcheux ou aride, au ciel
hallucinant, aux blousiers taciturnes de la contrée, à ces steppes
de la Campine que le touriste redoute comme le remords.

Affrontant ouragans et giboulées, il se promenait par tous les
temps.

En pleine bruine automnale, il tomba souvent en arrêt devant un
porte-blaude, arpentant la glèbe à larges enjambées et
l'ensemençant d'un geste rythmique et copieux. L'été, un faucheur
aiguisant gravement sa faux sur l'enclumette, le faisait demeurer
sur place, comme un fidèle devant un épisode symbolique de
l'office divin. Il élisait entre tous le village voisin de
Willeghem où cette apparition s'était produite, retournait souvent
se promener de ce côté, mais, subissant toujours cette vague
pudeur, n'osait rien pour se rapprocher du sculptural paysan.

On le pénétrait encore, à la moindre odeur de purin, ce soir
d'avril où un rustaud trimbalait sa tinette et aspergeait, à
pleines écopes, les soles en gésine. Le mépris de ce villageois
pour le printemps attendri et chatouilleur, le flegme de ce fessu
maroufle, à la pulpe mûre, aux cheveux filasse, en vaquant d'un
pas appuyé à sa besogne utile, mais inélégante, le violent
contraste du substantiel pataud avec la mièvrerie ambiante,
conquéraient d'emblée Laurent Paridael et, du même coup, le décor
avrilien, l'énervement de l'équinoxe, la langueur à laquelle
Laurent inclinait, la présence dont il venait de jouir, lui parut
insipide et frelatée comme une berquinade. Il n'avait plus de sens
que pour ce jeune cultivateur. Ce même rural accosté par Laurent,
cessait un instant de triturer le compost et de stimuler la glèbe,
et narrait épanoui, simplard, en se grattant l'oreille: «Oui, tel
que vous me voyez, monsieur, à quatre garçons du hameau nous fîmes
notre première communion le jour même où nous tombions au sort!»

Et cette coïncidence du sacrement balsamique avec la brutale
conscription ne se délogea jamais du cerveau de Laurent, et lui
fut inséparable d'un mélange d'encens pascal et de pouacre purée,
comme de l'odeur même du jour où ce fait exceptionnel lui fut
raconté.

À cette impression se rattachait intimement celle d'une matinée
passée dans la noue avec une horde de vachers et de vachères. Un
grand sécheron de fille garçonnière commandait la bande
déguenillée et surveillait la cuisson des pattes de grenouilles
pour raccommodement desquelles la générale réquisitionnait le
beurre de toutes les tartines du clan. Les menottes alertes
entassaient sous la casserole, comme au bivac, bois mort et
fouées. Le rissolement du fricot semblait un artificiel frisselis
de feuilles.

Paridael s'ébaudissait ce jour-là en sauvageon, en primitif; il en
avait même oublié son deuil et sa rancoeur, mais en moins d'un
instant cette rare gaieté tomba: un des petiots, saoulé de
genièvre par un mauvais charretier, dormait le long de la haie; on
avait beau le secouer, il ronflait, baveux, abruti comme un
alcoolique; les chenilles velues provoquaient un frisson sous son
derme rugueux, et les taons rageurs et moites qui faisaient
s'ébrouer et ruer là-bas une compagnie de poulains, arrachaient de
temps en temps au dormeur une gouttelette de sang, couleur de mûre
écrasée, et un vagissement qui criait vengeance au ciel.

D'autres fois, Paridael remontait ou descendait les longs et
droits canaux flamands, à bord d'un bateau d'intérieur. Il vivait
la vie des gabariers, partageait leurs repas, dormait dans leurs
cabines proprettes et mignonnes comme un boudoir de poupée,
prêtait un coup de main à ses hôtes, mais s'éternisait, les trois
quarts du temps, dans un rien-faire absolu, goûtait le délice de
se morfondre, et de glisser, au fil de l'eau, sans bouger et
d'être, à son tour, la chose immobile, passive, irresponsable,
devant laquelle processionnaient les saules, génufléchissaient les
oseraies, s'attroupaient des villages, se piétaient des clochers.
Et les manoeuvres, toujours les mêmes, répétées, aux diverses
étapes, dans des sas construits sur l'unique modèle, les haltes en
attendant l'éclusée, les bateaux du trait s'alignant, s'accotant
dans la retenue, tandis que l'éclusier actionne les vannes, et que
les carènes descendent avec le niveau qui baisse! Et les mêmes
colloques geignards s'engageant, de pont à pont, entre les
ménagères!

Parfois dans la dolente ritournelle s'introduit une modulation
imprévue.

Sitôt le bâclage opéré, un des aides profite du relais pour sauter
à terre, déchausse une motte de gazon, au moyen de sa jambette,
et, regagnant le chaland, se met en devoir de tasser cette herbe
vive dans la cage de l'inséparable alouette. Sensible à cette
attention, l'aimable captif accueille le régal par une vocalise
étourdissante. Mais à cette allégresse intempestive, le vieux
patron qui, ne pouvant venir à bout d'une manoeuvre, bougonne et
tempête depuis une minute, en réclamant son auxiliaire, l'avise à
l'arrière du bateau et le relance au moment même où il refermait
précipitamment la cage. Ah! le fainéant! À lui cette bourrade, à
lui ce coup de pied! Le déserteur pare la torgniole, embourse la
ruade, pirouette stoïquement sur lui-même, sans une plainte, sans
une riposte. Sa large bouche tressaille nerveusement, il rougit
sous le hâle, mais ses grands yeux ne s'humectent pas. Ce qui le
désarme, c'est moins la joie de l'oiselet que le regard affectueux
et apitoyé que lui adresse la batelière, leur patronne et leur
mie! Ah! pour se concilier la chère femme, il encourra volontiers
les brutalités du patron! Il se moque autant de la rage du mari
que des aboiements du cabot. Parbleu, le servile roquet tient pour
le baes, tandis que l'alouette est à la bazine!

Et le voilà, sans rancune, qui se remet à l'oeuvre! Lui aussi y va
de sa chanson! Hardi le petiot! Les vannes se rouvrent, le toueur
repêche la chaîne sans fin, et d'un bord à l'autre les aides-
bateliers assujettissent et se passent les amarres.

Les bateaux s'émeuvent, reprennent la file. Lentement, tout droit,
vers le Rupel, le trait dévale.

Laurent vaguait aussi, en malle-poste, par les campagnes si
lointaines et pourtant si proches! Entre Beveren et Calloo, dans
le pays de Waes, on percevait le bruit rythmique des fléaux
battant l'airée. Le conducteur retint ses chevaux. Une fille, un
peu dépoitraillée, luisante comme la pomme du pays, accourt,
grimpe le talus de la chaussée, à temps pour attraper un paquet
que lui jette le postillon. D'un mouvement sec, elle fait sauter
le cachet; hésite au moment de déplier la lettre, puis se décide à
en prendre connaissance.

Pas un muscle de son visage ne bouge; mais Laurent croit entendre
panteler son coeur. Et les batteurs immobiles, torses nus, le
coutil bridant leurs cuisses -- deux bronzes rosâtres dans le
clair-obscur de la grange, -- baignés d'une sueur plus volatile
que liquide, -- les batteurs attendaient aussi la nouvelle avec
une certaine solennité. Une lettre de notre Jan, son frère, le
«fils de la maison» ou de mon Frans, le promis, soldat à Anvers?
A-t-il eu la main malheureuse dans une bagarre, agonise-t-il à
l'hôpital militaire, la lettre vient-elle de la prison de
Vilvorde? Laurent se pose ces questions. Il brûle d'interroger la
jeune paysanne. Elle rentre dans la ferme. Il attendra toujours la
réponse. La diligence poursuit sa course. Les grelots
dindrelindent railleusement au collier des chevaux, le fouet
claque sans vergogne, il fait fastidieusement chaud, une de ces
chaleurs de plein jour qui nous porteraient à maudire le soleil et
à regretter l'hiver. La cloche de Calloo sonne son midi
mélancolique, l'heure si longue à sonner semble dire la cloche!...
Les grillons se râpent rageusement les élytres. Et Laurent va
toujours, toujours, vers un but qu'il s'est donné au hasard...
Mais toujours, toujours, demain, après, fatalement, l'unique ferme
du voyage, la pataude angoissée et les deux gars, moitié nus,
jouant le bronze... Car sa seconde vue avertit le passant que la
nouvelle est mauvaise. Il voudrait rebrousser chemin, consoler la
belle terrienne; il se sent capable de veiller, avec eux, l'ombre
du mort. C'en est fait. Loin, bien loin déjà, il ne repassera de
la vie par cette route. Mais il tient un souvenir de plus pour lui
étreindre le coeur par les chaleurs suffocantes des canicules. Le
tintement d'une cloche de village, la pâmoison des mouches dans le
coup de soleil, les grillons grinçant des ailes, lui reprochent
toujours l'image de gens qu'il aurait pu plaindre et aimer...

Ainsi, quantité de scènes indifférentes pour le vulgaire et pour
les observateurs de métier, un visage entrevu, un passant coudoyé,
un regard intercepté, une allure topique, laissaient
d'ineffaçables traces dans sa vie. Il entretenait de bourrelants
regrets de compagnons d'une courte traite, de rencontres sans
conséquence; inconsolable des bifurcations de chemin que la
destinée impose aux voyageurs les mieux assortis.

De continuelles nostalgies le labouraient. Il lui prenait des
envies lancinantes de conjurer coûte que coûte des visions
fugaces; il appétait ces apparitions bienvoulues et, dans sa
mémoire, les souvenirs sympathiques se bonifiaient, se corsaient
comme un vin généreux.

Une douce et noble figure de peuple, un grand gars basané, aux
profonds yeux scrutateurs, penché à la portière d'une caisse de
troisième, dans un train qui croisait le sien. Et il n'en fallait
pas davantage à Laurent pour se rattacher cet être qu'il ne
reverrait plus. Il savourerait dans l'éternité cette minute trop
rapide; rien ne s'éventerait de l'atmosphère de ce moment: c'était
près d'un viaduc et dans l'air ondoyaient une odeur d'eau
stagnante et une chanson de haleur. Effluence boueuse, triste
mélopée encadraient la noblesse suprême de l'attitude et les
grands yeux affectifs de l'inconnu...[15]

Pareils incidents devenaient pour Laurent des tableaux très
poussés, d'une couleur magnétique, d'une pâte ragoûtante, mais
avec, en plus, le parfum, la musique, le symbole, et ce je ne sais
quoi qui différencie des autres les êtres et les objets élus.
Quels chefs-d'oeuvre, se disait-il, si on parvenait à rendre ces
tableaux comme il les revoyait et les ruminait, lui, en fermant
les yeux!

Celui-ci encore:

Un valet de ferme rentrait à l'écurie ses chevaux dételés, mais
non dépouillés du harnais. L'avant-train des bêtes s'engageait
déjà dans l'ombre, les croupes seules luisaient au clair-obscur
sous la porte charretière. Dehors, le palonnier aux poings, le
domestique, un gaillard râblé, d'une carre superbe, en manches de
chemise, vu de dos, obliquait et se penchait un peu vers la
droite, dans l'action de retenir les animaux trop impatients. On
aurait entendu le hiu ho! du paroissien, ou son claquement de
langue flatteur, ou son juron impératif, mais on gardait, avant
tout, le dessin de son geste, tant cette impulsion du corps était
trouvée, unique, inséparable du personnage, harmonieuse et comme
sublimée.

Avec le rappel mental de ce geste, Laurent reconstituait la scène
dans ses détails accessoires. À la vérité, elle résidait tout
entière dans ce mouvement qu'il avait essayé de représenter à
Marbol.

Désespérant de se faire comprendre, il entraîna de force le
peintre, devant la ferme où s'était produit ce geste capital. Ils
se tinrent à l'affût vers le soir, mais, après avoir vainement
guetté le modèle, Laurent s'informa de lui auprès des gens de la
ferme.

C'est à peine si ces rustauds reconnurent leur pareil, ou du moins
un des leurs, au portrait exalté qu'il traça du personnage.

-- Ouais! Le «Frisotté» finit par dire une des servantes avec une
indifférence hypocrite, -- car elle avait dû connaître de très
près et apprécier à l'oeuvre de chair ce fier compagnon de
travail, -- notre bazine l'a congédié il y a huit jours, et nous
ne savons pas où il est allé se louer.

-- Avoir mime pareil sous les yeux et le mettre à la porte! clama
Laurent avec une indignation à laquelle cette matérielle
valetaille ne comprit rien.

Marbol tenta de persuader à son ami qu'ils retrouveraient bien la
même attitude, le même coup de rein professionnel chez d'autres
sujets de l'espèce du drôle éconduit. Et, en effet, pour flatter
la manie de Paridael et le consoler de cette déplorable éclipse,
ils assistèrent à la rentrée de quelques équipages de
cultivateurs. Mais, au moment attendu, l'encolure, l'habitude du
corps, la dégaine de ces marauds n'était qu'une parodie, une pâle
contrefaçon, un à peu près maladroit, un piteux synonyme de la
posture de Witte Sus. Marbol s'en serait contenté et avait même
tiré son calepin de sa poche afin de crayonner ce période
caractéristique de la manoeuvre, mais Laurent ne lui laissa pas
entamer le croquis et, comme Marbol le plaisantait sur son
exclusivisme, il répondit avec conviction:

-- Ris tant que tu voudras, mon cher. Mais sache bien que pour
assurer à mes yeux la volupté, la caresse de cette attitude du
jeune pataud, j'irais jusqu'à me faire cultivateur; oui
uniquement, afin de prendre le gaillard à mon service. C'est peut-
être un fort mauvais sujet, un caractère intraitable, un serviteur
malhonnête, mais, fût-il ivrogne, paillard et voleur, je lui
pardonnerais ses vices comme simples peccadilles à raison de sa
plastique supérieure... Celui-ci et les autres que nous avons
observés ne manquent pas de galbe, je t'accorde que leurs
mouvements sont identiques. Bref, c'est la même recette, le même
consommé: il n'y manque que le savouret.

-- Eh bien, il est heureux que tu ne saches dans quelle cuisine ce
savouret, comme tu l'appelles, est allé relever le potage!...

-- Oui, car je serais capable de l'engager sur l'heure.

Et comme Marbol ricanait de plus belle.

-- Oh! tais-toi, supplia son ami. Si tu étais vraiment artiste, tu
comprendrais cela!

Et en retournant, abattu, renfrogné, il ne desserra plus les
dents, de toute la route.

Peu à peu l'équilibre, l'eucrasie, le bon sens, la saine raison de
Bergmans lui déplurent. Il se blasait sur ses amis. Il allait
maintenant jusqu'à trouver son inséparable triumvirat, trop tiède,
trop prudent. Au peintre il reprochait l'épaisseur, l'opacité de
ses vues, son manque de curiosité et d'inquisition. La santé
exubérante, les luxuriances, l'épanouissement, l'optimisme du
génie de Vyvéloy ne lui procuraient plus les jouissances
d'autrefois.

Ses sorties amusaient beaucoup son petit cercle. Ils traitaient
leur censeur en enfant gâté et le ménageaient comme un cher
convalescent. Leur bonté protectrice, leur mansuétude, leur
indulgence, loin de calmer Laurent, achevaient de le mettre hors
de lui et, ne parvenant pas à entamer leur sérénité, il leur
brûlait la politesse, quitte à venir les retrouver quelques jours
après. Les autres ne lui gardaient aucune rancune, et lui
passaient ses incartades et ses propos passionnés comme autant de
paradoxes et de sophismes d'un grand coeur.

Mais, hanté par ses idées biscornues, Laurent rêvait d'y conformer
sa conduite. Le moment arrivait où il dépouillerait ses derniers
préjugés et enfreindrait les conventions sociales. Ses allures
excentriques lassèrent enfin la tolérance de ses intimes et, en
personnages ayant une situation à garder devant le monde, ils
risquèrent quelques observations. Un jour, ils l'avaient rencontré
en compagnie d'une couple de drilles assurément fort pittoresques,
rôdeurs de quai, mauvais journaliers, modelés et nippés à souhait,
mais d'une originalité par trop outrée, à qui, pourtant, de la
meilleure foi du monde, il se flattait de les présenter. S'étant
dérobés en toute hâte à cette compromettante accointance, ils
furent taxés durement de philistinisme.

Cette fois Bergmans riposta sèchement. Paridael leur en demandait
trop, à la longue! La plaisanterie tournait à l'aigre.
S'intéresser au peuple qui travaille et qui souffre: rien de plus
équitable. Mais se passionner pour les sacripants, frayer avec les
irréguliers et la racaille, c'était se conduire en excentrique,
pour ne pas dire plus! Puis s'adoucissant, Bergmans tenta de
montrer au dévoyé l'abîme vers lequel il glissait; il lui reprocha
son désoeuvrement, sa vie à part, ses chimères, s'offrit même de
le placer chez Daelmans-Deynze[16].

Paridael refusa net. La plus légère dépendance, le moindre
contrôle lui répugnaient comme une chaîne.

Quelquefois, sensible à une parole émue il promettait de se
ranger; il ferait un effort et se contenterait de l'existence
commune aux gens rassis ou du moins plus posés; mais ces sages
résolutions l'abandonnaient au premier froissement que lui
causaient la platitude et la méconnaissance bourgeoises.

Les pronostics du cousin Dobouziez pesaient sur lui comme une
malédiction; cet homme positif et clairvoyant avait scruté
l'avenir de ce parent exceptionnel.

Laurent en arrivait à se souhaiter irresponsable, à envier les
internés criminels ou fous, que ne ronge plus le souci du pain
quotidien et de la lutte pour l'existence. Sa bonté évangélique,
une bonté hystérique comme celle des franciscains d'Assise,
s'effrénait et le poussait aux dernières conséquences du
panthéisme. Fataliste, il se croyait prédestiné; sans ressort,
sans foi, sans but, il souhaitait mourir et se replonger dans le
grand tout, comme une pièce ratée que le fondeur remet au creuset.
Après l'éparpillement de ses atomes et la diffusion de ses
éléments, l'éternel chimiste les combinerait une autre fois avec
plus de profit pour la création.

La visite que Laurent fit, au plus fort de cette crise, à une
maison pénitentiaire, exaspéra ces délétères nostalgies:

«Des malades, des inconscients, des malheureux!» plaidait-il, au
retour de cette excursion, devant le tribun, le peintre et le
musicien. «Les bayeurs, les effarés, les éblouis, les éperdus, aux
grands yeux visionnaires qui ne comprennent rien au monde et à la
vie, au Code et à la morale, -- des faibles, des pas-de-chance,
moutons toujours tondus, instruments passifs, dupes qui
coudoyèrent toutes les scélératesses et demeurèrent candides comme
des enfants; débonnaires qui ne tueraient pas une mouche quoique
des escarpes les aient associés à leurs entreprises; viciés, mais
non vicieux, souffre-douleur autant que souffre-plaisir...[17]

-- Parlerais-tu pour toi? interrompit Marbol.

-- Un artiste, toi! fulmina Paridael sans répondre à cette pointe.
Qu'as-tu souffert pour ton art, que lui as-tu sacrifié? C'est là-
bas que j'en ai rencontré un, d'artiste! Et un vrai, et un sincère
va!... Après m'avoir promené d'atelier en atelier, le directeur me
fit entrer dans une forge modèle. Figurez-vous une triple rangée
d'enclumes, autant de soufflets rythmant à leur haleine éolienne
la danse rouge des flammes; une centaine d'hommes, le poitrail et
le ventre protégés par le tablier de cuir raide comme une armure,
pileux, hirsutes, noircis, formidables, leurs bras nus aux muscles
saillants battant allègrement du marteau; un tonnerre et une
température de cratère en éruption; une affolante dissolution de
limaille dans la sueur humaine; des éclairs de coupelle alternant
avec des girandes de feu; et, s'éclaboussant d'étincelles, des
torses comparables à celui du Vatican.

À part ses dimensions énormes et son appareil plus nombreux, rien
ne distinguait cependant cette forge de celles que nous avons
rencontrées; les forgerons robustes et magnifiques ressemblaient à
tous les forgerons du monde. L'activité, la fièvre, l'émulation
régnant dans ce hall immense étaient ni plus ni moins édifiantes
que celles d'un atelier de travailleurs libres, et on eût
stupéfait maint criminaliste, versé dans la science de Gall et de
Lavater, en lui révélant les tares et les incompatibilités de ces
athlètes de mine surhumaine.

En passant entre les files d'enclumes, un des frappeurs surtout me
conquit par ses dehors: c'était un gaillard chenu, bien découplé,
d'une physionomie douce et pensive, d'au plus trente ans. Le
directeur m'avait montré dans ses salons d'admirables objets en
fer battu rappelant ou plutôt perpétuant les exquises ferronneries
du Moyen-Âge et de la Renaissance.

«Voici me dit-il, l'auteur de ces morceaux!» et au marteleur qui
ne cessait de corroyer le métal en ignition: «Karel, ce Monsieur a
bien voulu trouver quelque mérite à vos menus ouvrages. -- Non pas
quelque mérite, mais le plus grand mérite! rectifiai-je avec
empressement. Ces grillages de fenêtre, ce foyer, ces torchères,
cette rampe d'escalier sont tout bonnement superbes, et je vous en
félicite de grand coeur!» À l'accent convaincu, à l'expression
catégorique de mes louanges, le visage sérieux du colon s'illumina
d'un pâle sourire, ses prunelles orageuses irradièrent; il me
remercia d'une voix douce et pénétrée, mais sourire, intonations
et regards étaient tellement poignants que si j'avais insisté, et
pressé sur la même fibre, l'expression de la gratitude du pauvre
diable se fût résolue, sans doute, dans les larmes et les
sanglots. Du coup, je me sentis encore plus bouleversé que lui et
après avoir touché furtivement sa main calleuse, je m'éloignai
rapidement, la gorge serrée et un brouillard devant les yeux.

«Figurez-vous, me dit mon pilote, lorsque nous fûmes sortis et
tandis que je me détournais pour lui cacher mon trouble, que
j'avais très avantageusement placé ce gaillard-là chez le maréchal
du village. Il gagnait un honnête salaire et son baes le traitait
avec force ménagements. D'ailleurs, j'avais pu recommander le
sujet en toute confiance. Il avait fallu des afflictions infinies,
la mort des siens, foudroyés pendant la dernière épidémie de
typhus, pour le réduire au désespoir, à l'ivrognerie, à la misère
et le faire échouer au seuil du Dépôt. Je me flattais de l'avoir
réconcilié avec la vie et avec la société. Eh bien, ne s'est-il
pas avisé de quitter brusquement ses patrons et de venir sonner à
notre porte. Amené devant moi, il m'a supplié de le reprendre.
Vous ne devineriez jamais sous quel prétexte? Cet original
trouvait en dessous de sa dignité de louer ses bras à un forgeron
de village qui les employait à des travaux grossiers et il
s'estimait beaucoup plus heureux de s'appliquer comme
réclusionnaire, au Dépôt, parmi des rafalés, à des ouvrages de
choix, à des travaux d'art du genre de ceux qu'on entreprend ici.
Naturellement, je refusai de me prêter à cette singulière
fantaisie et croyant lui avoir démontré l'absurdité de sa
préférence, je l'éconduisis en lui promettant de lui chercher un
atelier plus digne de son talent. Il n'objecta rien à mes raisons,
sembla se soumettre, mais il me dit au revoir d'un ton
sarcastique, tout à fait contraire à sa nature. Deux mois après
cette entrevue, il me revenait mais, cette fois, escorté par les
gendarmes, avec la fourgonnée quotidienne de canapsas que nous
adresse l'autorité judiciaire; il se faisait admettre non plus par
faveur, mais de droit, bel et bien nanti, en manière de lettre
d'introduction, d'une patente d'incorrigible pied-poudreux. Et
lorsqu'il a eu purgé sa peine, pour lui épargner des récidives,
j'ai consenti à le garder. Seulement ne répétez pas cette
histoire, car, si elle arrivait aux oreilles du ministre, ma
complaisance serait peut-être sévèrement jugée. Et pourtant ma
conscience m'approuve! Le moyen d'en agir autrement avec ce diable
d'aristocrate?» Le croirez-vous, loin de le blâmer, je félicitai
sincèrement ce fonctionnaire compréhensif et lui sus gré de ses
bontés pour un des seuls complets artistes, un des vrais
aristocrates, -- c'était le mot -- que j'eusse rencontrés... Oh!
rassieds-toi Marbol, et toi aussi Bergmans, je n'ai pas fini...
Notre promenade s'acheva dans un mutisme lourd de pensées. Je me
reprochais ma pusillanimité à l'égard de celui qui était resté
dans la forge. J'aurais dû sauter au cou de cette victime des
maldonnes sociales et lui crier: «Moi je te comprends, orgueilleux
misérable! Combien ton apparente partialité est plausible! Je
partage ta prédilection pour cet asile où tu te livres sans
entrave à la fantaisie créatrice, où celui qui te paie ne met pas
aux prises ta conscience et ton intérêt. Combien d'artistes ne
t'arrivent pas à la cheville! Puis, mon brave, je te devine un
caractère trop impressionnable pour qu'il te fût possible de te
rapatrier avec la géométrique humanité. Une première défaillance
te mettait au ban des mortels ostensiblement vertueux. Un faux pas
t'aliénait à jamais ces austères équilibristes. Tu préfères à
cette société hypocrite et rectiligne tes pairs étranges, tes
compagnons de bagne. Tu vis sans mortification, tu produis à ta
guise! Ce pain que tu manges, aucun compétiteur ne te l'arrachera;
encore moins le voles-tu à ton frère dans la détresse. Plus de
lutte pour l'existence, cette lutte qui finit par déteindre sur
l'artiste. Pas de marchand, pas de parades, pas de public. Autour
de toi de pauvres êtres qui, sans mieux comprendre nécessairement
ton oeuvre que les connaisseurs patentés, excusent et respectent
ton art, ton vice, ton vice rare parce que tu ne songes pas non
plus à leur faire un grief de leur subversive originalité». Après
cette apologie du rafalé et de l'insoumis, une terrible discussion
s'engagea entre Laurent et ses compagnons, quoique ceux-ci eussent
tout fait pour rompre les chiens. Ces scènes se renouvelèrent,
arrachant chaque fois un lambeau à l'ancienne intimité, et Laurent
finit par ne plus voir ses féaux d'autrefois.

Il se replongea plus avant dans les quartiers extrêmes illustrés
par les amours du garde-barrière; pratiqua les repaires de la
limite urbaine, les coupe-gorge du Pothoek et du Doelhof, les
ruelles obliques du Moulin-de-Pierre et du Zurenborg, dont la vue
lui pénétrait le coeur, lorsqu'il était enfant, et lui inspirait
une curiosité mêlée d'angoisse et une pitié malsaine, cette zone
excentrique, à l'est de la ville, véritable vestibule des Dépôts,
salles d'attente des Maisons centrales, grouillantes maladreries
morales.

Il battit aussi l'immense région des Bassins, commençant devant
l'ancien Palais des Hanséates, dégarni de son campanile et de
l'aigle impériale, et présentant une succession ininterrompue de
réservoirs quadrangulaires, énormes et solides comme ces arènes
inondées servant aux naumachies des Césars. Cependant les navires
y affluaient en masses si compactes que, plus d'une fois, Paridael
traversa ces docks, à pied sec, comme sur un pont de bateaux. Sans
trêve on en creusait d'autres plus profonds et plus vastes encore.
À peine inaugurés, ils se trouvaient insuffisants pour les flottes
marchandes qui s'y rencontraient des cinq parties du monde, et,
derechef, la métropole, glorieuse Messaline du négoce, insatiable
et inassouvie, s'élargissait les flancs pour mieux recevoir ces
arches d'abondance et, toujours stimulée, luttait d'expansion et
de vigueur avec ses copieux tributaires[18].

Et sans cesse une armée de terrassiers du Polder s'évertuait à
creuser, pour la reine de l'Escaut, un lit à la taille de ses
amants.

Mais si elles étaient exigeantes, du moins ces amours étaient
fécondes.

Le long des quais, alentour de chaque bassin, se déployait un
appareil de grues et de chèvres actionnées par les forces de l'eau
et de la vapeur et desservies par des théories de débardeurs
herculéens. Inquiétantes à l'égal des engins de balistique et de
ces machines de siège, inventées autrefois par Giambelli,
l'Archimède anversois, pour couler et fracasser les galions de
Farnèse, leur bras démesuré brandi comme une menace perpétuelle
vers le ciel, elles n'arrachaient plus les navires à leur élément,
mais après avoir plongé, comme un poing armé du forceps, leurs
crocs d'acier au tréfonds des cales, elles en guindaient, sans
trop grincer des chaînes et des dents, les cargaisons recélées
dans ces entrailles éternellement en gésine.

Communiquant avec les docks et avec la rade par de puissantes
écluses pourvues de passerelles et de ponts tournants s'alignaient
les cales sèches, ainsi qu'un hôpital attenant à une maternité. Là
se ravitaillaient les vaisseaux malades ou blessés. Une nuée
d'opérateurs, calfats, peintres, étoupeurs, entreprenaient la
carène avariée, l'écorchaient, l'adoubaient, la blindaient, la
suiffaient, la peignaient à neuf; et la rumeur des percussions,
des maillets et des pics, couvrait les giries des cabestans, le
sifflet des sirènes et le fracas du portage.

Puis, après l'hôpital, la fourrière, la morgue. Des champs
incultes où des carcasses de navires, couchées sur le flanc,
lézardées, rongées de varech, lépreuses, la mine d'incurables, de
baleines échouées, attendaient qu'on les déchirât ou achevaient de
pourrir comme une charogne parmi les détritus et les menues
épaves. La Gina ne serait-elle pas venue échouer en cet endroit?
Parfois Laurent tentait de reconnaître ces planches de rebut.

Puis il poursuivait encore. Il tournait les entrepôts de matières
inflammables. Des magasins de pétrole et de naphte s'immergeaient
comme des îlots dans des bas-fonds marécageux. Ici s'arrêtait,
pour le quart d'heure, l'industrie de la grande ville. Barrant
l'entrée de la campagne, vers Austruweel, régnaient les glacis de
la vieille citadelle du Nord, forteresse de rebut, boulevard
encombrant et démodé, épouvantail déchu, poulailler chétif dont la
ville utilitaire venait d'obtenir la cession et qu'elle
s'empresserait de saper pour la convertir, comme ses autres
annexions, en darses, en docks, en hangars, en cales sèches. Ah!
que ne pouvait-elle en agir de même avec tous ces retranchements
et ces remparts dont on s'obstinait à l'entourer! Car la cité,
essentiellement marchande, subit à contre-coeur son rôle de place
forte, quoiqu'elle y ait été prédestinée dès l'origine, par ce
burg romain, son berceau, dont on voit encore aujourd'hui les
vestiges et d'où la poésie spoliée et travestie guette son
chevalier, comme, aux premiers jours, Elsa de Brabant, marquise
d'Anvers, conjurait l'apparition de Lohengrin, son vicaire, dans
le sillage éblouissant du cygne fatidique.

Gardant au coeur un dernier scrupule filial, au lieu d'abattre le
vénérable donjon, Anvers se contente de le bafouer en le flanquant
de deux promenoirs aussi mesquins que des praticables d'opéra-
comique.

Mais elle n'userait même pas de ces contestables égards envers les
bastilles plus récentes.

Elle maudit comme une détestable servitude l'enceinte de
fortifications que ses princes ne consentent à démolir de siècle
en siècle que pour les transporter plus loin et les rendre
inexpugnables.

La Pucelle d'Anvers, plus hautaine que belliqueuse, foulerait
volontiers aux pieds la couronne crénelée dont on la coiffa de
force.

L'histoire ne laisse pas de justifier la répugnance de la
métropole pour cette toilette guerrière. Au lieu de la préserver,
ces murailles et ces remparts attirèrent de tout temps sur elle
les pires fléaux. Assiégée durant des mois, bombardée, puis
forcée, envahie, pillée, saccagée, mise à feu et à sang, dévastée
de fond en comble par les soldatesques étrangères, notamment lors
de cette Furie espagnole, si bien nommée, elle faillit ne plus en
réchapper, ne jamais se relever de ses cendres et disparaître avec
sa fortune. Mais grâce à son fidèle Escaut, qui lui tient lieu à
la fois de Pactole et de Jouvence, elle renaît chaque fois plus
belle, plus désirable et recouvre même au décuple sa prospérité
ravie. À mesure pourtant qu'elle s'enrichit, elle devient
hargneuse et égoïste. Pressentirait-elle de nouveaux sinistres?
Elle étale un luxe si insolent et tant de misères l'environnent!
Et plus son commerce fleurit, plus s'invétère sa haine contre ces
fortifications néfastes, qui contrarient non seulement son essor,
mais la désignent, en cas de guerre, pour théâtre des luttes
désespérées et des effondrements suprêmes.

Continuellement les remparts chargés de canons, les casernes
bourrées de soldats, évoquent le spectre de la ruine et de la
mort, à ces Crésus aussi arrogants que poltrons. Et la ville en
arrive à envelopper dans la même animadversion les bastions qui
l'étranglent et la garnison oisive et parasite qui semble insulter
à son activité et dont elle conteste jusqu'au courage patriotique.
Ainsi Carthage exécra jadis ses mercenaires.

La manière dont se recrute l'armée ne contribue pas à la relever
aux yeux de ces oligarques. Elle ne se compose, en majeure partie,
que de pauvres diables ou de vauriens; de conscrits ou de
volontaires avec prime. Or les millionnaires, élevés dans le culte
de l'argent, n'établissent guère de différence entre un indigent
et un vagabond. L'armée tient à bon droit la garnison d'Anvers
pour la plus inhospitalière. Les troupiers relégués dans ce milieu
antipathique présentent bientôt une physionomie entreprise et
contrainte. À la rue, instinctivement, ils s'effacent et cèdent le
haut du pavé au bourgeois. Ils portent non pas l'uniforme du
guerrier, mais la livrée du paria. Au lieu de représenter une
armée, d'émaner du patriotisme d'un peuple, d'incarner le meilleur
de son sang et de sa jeunesse, ils ont conscience de leur rôle de
mortes-payes.

Les Anversois confondent ces soldats du pays neutre avec les
indigents secourus par la bienfaisance publique, avec les
pensionnaires des orphelinats et des hospices[19].

Et, par une étrange anomalie, le préjugé du bourgeois d'Anvers
contre le soldat, aveugle les gens du peuple, ceux-là même qui
risquent de devoir servir ou qui ont servi, les pères dont les
garçons étaient ou deviendront soldats.

Il ne s'agit plus d'une haine de castes, mais d'une véritable
incompatibilité de moeurs, d'une rancune historique dont
l'Anversois hérite comme d'une tradition inhérente à l'air qu'il
respire et au lait qu'il a tété.

Dans les guinguettes, les ouvrières refusent souvent de danser
avec les soldats. Ailleurs, aux yeux des belles, la tenue revêt le
galant d'une crânerie irrésistible; ici elle tare le cavalier le
plus fringant. Lorsqu'ils se sentent en nombre, les soldats
rebutés ne digèrent pas l'affront, mais piqués au vif, élèvent la
voix, prennent l'offensive, mettent le bal sens dessus dessous,
tirent le bancal ou la latte, et se vengent du mépris de leurs
donzelles sur les gindres et les garçons bouchers. Presque chaque
semaine des bagarres éclatent entre pékins et soldats; surtout
dans ces tènements obliques, avoisinant les casernes de Berchem et
de Borgerhout. Cette inimitié entre le civil et le militaire sévit
même hors de l'enceinte fortifiée, dans la campagne des environs
d'Anvers. Malheur au traînard qui regagne seul, le soir, un des
forts avancés. Les ruraux apostés tombent sur lui, le criblent de
coups, l'assomment, le traînent sur le pavé. Ces guets-apens
appellent de terribles représailles. À la suivante sortie les
frères d'armes de la victime descendent en force dans le village
et s'ils ne parviennent pas à mettre la main sur les coupables,
envahissent le premier cabaret venu, brisent le mobilier, cassent
les verres, défoncent le tonneau, écharpent les buveurs, abusent
des femmes. Il arrive que des rues entières de Berchem sont
livrées aux excès de cette soudrille. À leur approche, les
habitants se claquemurent. Ivres de rage et d'alcool, les forcenés
enfoncent leurs sabres à travers portes et volets et ne laissent
plus vitre entière dans les châssis.

Le lendemain le colonel aura beau consigner le régiment dans ses
casernes et interdire ensuite à ses hommes de hanter les
estaminets de la région, après ces camisades la haine continue de
couver, latente et sourde, et à la première rencontre éclatent de
nouvelles et meurtrières conflagrations.

Naturellement Laurent prenait, dans la plupart des cas, le parti
des soldats, poussés à bout, contre leurs antagonistes, les
farauds et les tape-dur du Moulin de pierre.

Il se conciliait surtout les nouveaux venus, les novices, les plus
dépaysées et les plus rebutées des recrues. Car celles-ci
subissaient non seulement les avanies des bourgeois, mais
servaient encore de bardot aux anciens du régiment. Souffre-
douleurs d'autres souffre-douleurs, c'étaient pour la plupart des
terriens poupards et massifs littéralement déracinés de leurs
villages campinois.

Laurent suivait les pauvres claudes dès ces grises après-midi de
tirage au sort et de conseil de milice, où, crottés jusqu'aux
reins, ils gambillaient et beuglaient par la brume et la fange des
rues, la casquette renouée de papillotes et de rubans de feu,
l'air fallacieusement faraud d'aumailles primées aux comices
agricoles, les yeux humides et perdus, bras dessus bras dessous,
outrageusement éméchés, battant de désordonnés «en avant deux» de
quadrilles. Ce spectacle lui retournait l'âme.

Puis il se représentait ces fanfarons d'allégresse, les premiers
jours, à la caserne: Des instructeurs choisis parmi les plus
braques, souvent parmi des remplaçants, injuriaient, brusquaient,
molestaient ces patauds abalourdis au point de ne plus distinguer
leur droite de leur gauche, de ne plus articuler leur nom ou celui
de leur paroisse. Et les brimades atroces et dégoûtantes dans les
chambrées! Puis, les trôleries, à vau-de-rue, dans leur uniforme
neuf; par coteries de pays; frileusement rapprochés comme des
poussins de la même couvée; les haltes béates devant les étalages
et les tréteaux, leur marche dodelinante, leurs enjambées et leurs
déhanchements rustauds, leur mine vaguement inquiète et suppliante
de chien perdu; le puéril travestissement guerrier s'adaptant mal
à ces rudes manieurs d'outils et soulignant le contraste entre
leur membrure terrible et leurs ronds et placides visages.

Peut-être, samaritain renforcé, Laurent préférait-il encore au
troupier soumis et passif, les déserteurs, les réfractaires, et
jusqu'aux dégradés mis au ban de l'armée et affligés de la
cartouche jaune.

En commémoration de la poignante énigme posée entre Beveren et
Calloo, il hébergea et recéla durant plus d'une semaine, le temps
de dépister les gendarmes et de lui recueillir le viatique
nécessaire pour passer à l'étranger, un évadé de la correction, un
pauvre diable de disciplinaire, conscrit inoffensif et ahuri,
condamné, pour une vétille, à croupir, jeune et brave comme il
était, dans les caponnières d'un fort marécageux et à se tordre
sous l'arbitraire d'un officier en disgrâce. À l'heure de la
corvée, le pionnier avait chaviré la brouette, jeté loin la pioche
et pris la fuite sous les yeux du piquet de garde qui le couchait
en joue. Il avoua même à Laurent qu'il comptait moins regagner la
liberté que recevoir le coup de grâce. Et comme tous ces fusils
partirent sans le toucher, le débonnaire crut toujours que la
maladresse des sentinelles, de ses frères les paysans, avait été
de la miséricorde.


V. LES «RUNNERS»

Laurent se rapprocha même de ces écumeurs de rivière, squales
d'eau douce, voyous ou runners que l'honnête Tilbak tenait à
distance, modèles que le peintre Marbol répudiait comme trop
faisandés.

Engeance topique entre toutes, la plupart voient le jour ou ce qui
en tient lieu, dans les ruelles batelières, au fond d'une boutique
de mareyeur ou sous le toit d'une herberge cosmopolite. Impasses,
culs-de-sac où la marmaille grouille et pullule tellement, qu'on
croirait les marchands d'anguilles et de moules aussi prolifiques
que leurs marchandises. Les fièvres paludéennes et les contagions
balaient ces morveux par portées entières, les lourds chariots des
Nations en rouent au moins une couple chaque semaine; le
lendemain, ils foisonnent en rassemblements aussi compacts que la
veille. Toutefois, les unions légitimes des pêcheurs et des
poissonniers ne suffiraient pas à encrasser de ce varech humain le
pavé de ces habitacles. Des amours aussi passagères et aussi
capricieuses que celles des plantes, président à la propagation de
l'espèce. Tels fils de servante blonde, comme la blonde Germanie,
héritèrent du teint citronneux et des sourcils noirs de leur père,
le timonier italien échoué une nuit chez le logeur allemand, baes
de cette Gretchen. Ces boulots de complexion apparemment
septentrionale proviennent du croisement furtif d'un lamaneur
hollandais et de la pensionnaire d'une posada espagnole[20].

L'atmosphère fiévreuse et vénale de la rade émancipe de bonne
heure cette progéniture de matelots et de filles. Ils se vengeront
de leurs trente-six pères en écorchant et en juivant de leur mieux
les pauvres diables de marins.

L'ambigu de leur métier complique l'indéterminé de leur origine.
Leur existence s'écoule au fil des vastes nappes fluviales. À
force de les emplir de visions lubrifiantes, l'eau communique sa
vertu, son aimant pervers, à leurs prunelles. Musculeux et
pourtant dégagés, futés mais intrépides, adroits comme des bravi
florentins, ces métis participent des nixes à la voix insinuante,
aux quenottes voraces, aux griffes affilées. Ils parlent, comme
d'intuition, une dizaine de langues, autant de dialectes, et
chacun avec l'accent local ou plutôt en relevant celui-ci d'une
pointe canaille, d'un timbre parodiste et argotique dont ils
pimentent même leur propre patois et auquel on les reconnaît entre
leurs congénères des autres grands ports.

Mâtinés, échappés de toutes les races, leurs disparates
s'harmonisent, s'amalgament de manière à composer une physionomie
autochtone, très arrêtée, à les marquer d'une estampille sans
analogue, d'un indélébile et vigoureux cachet de terroir.

Laurent prisait fort leur élégance féline, leur indolence
affectée. Cette variété de la plèbe anversoise quintessenciait les
vices et les perfections mêmes de la grande ville.

À la longue, Paridael contractait leurs habitudes de corps, leurs
déhanchements, leur élocution lente et farcie. Le fumet violent de
ces dessous de métropole florissante condimentait sa vie,
longtemps insipide. Il s'adaptait à ses entours. Certains jours il
se culottait, comme les «capons du rivage», de dimittes boucanées
et de pilous rogneux, ouvrait sur la blouse courte du débardeur le
vieux paletot à basques flottantes, se coiffait de la casquette
marine à visière impudente, du piriforme ballon de soie cher aux
blatiers ruraux, d'un pétase picaresque ou même d'une simple natte
à figues croustilleusement pétrie.

Dans cette tenue topique il se débraillait, se dépoitraillait,
roulait des hanches, frétillait de la langue, traînaillait des
savates, entrechoquait les sabots. Adossé au mur d'un hangar, la
joue fluxionnée d'une chique, les bras nus, il se caressait les
biceps avec des coquetteries de tombeur forain ou, la main à la
braguette, rajustait d'un geste cynique ses chausses toujours
tombantes, ou tourmentait le fond de ses poches et, en quête de
gredineries, béait, musait des heures, au va-et-vient des
passants.

Les jeux de mains ne lui répugnaient plus; il se complaisait dans
les ruées sur un camarade en défaut, subissait ou distribuait les
fessées au hasard des turlupinades, provoquait et entretenait les
culbutes, croupes par-dessus têtes, se prêtait aux privautés, aux
apostrophes risquées. Au sortir de ces tournois on l'eût pris pour
le boueux ou le tombelier qu'il venait de vautrer dans la voirie.

Durant le jour runners et louffers déambulaient le plus souvent
chacun de son côté. Allongés sur une pile de ballots, sur un
camion lège, au comble d'un tas de planches, ou encore au fond
d'un bachot, ils ne dormaient que d'un oeil. Vers la brune il y
avait de subits branle-bas, ils convergeaient de flair et
d'instinct aux mêmes stationnements. Tassés à croupetons,
semblables à une tribu de champignons germés en commun par une
nuit humide et ténébreuse, ils tenaient de véritables sabbats,
ruminaient quelque pillerie, liaient des parties de maraude, se
proposaient aussi de brutales gageures, enchérissaient de
turpitudes, épouvantaient par leurs gueulées et leurs
tortillements les guenuches qui louvoyaient dans leurs parages.

Un essaim de mauvaises mouches, de cantharides invisibles semblait
piquer simultanément la tapée licencieuse et c'était alors,
jusqu'au potron-minet, le long du fleuve et des canaux, sous les
hangars, parmi les marchandises amoncelées, des courses de
dératés, des ruses de guérilleros, des randonnées furieuses, des
picorages furtifs, des flibusteries formidables ameutant et
consternant gabelous et policiers.

S'il ne passait pas la nuit au dehors, il gîtait avec les
insubordonnés de tout poil dans les pouilleries du Schelleke, du
Coude Tortu, de l'Impasse du Glaive et de la Montagne d'Or. Encore
lui fallait-il acquitter d'avance les deux sous de la nuitée. Il
tirebouchonnait au gré d'un escalier charbonneux et vermoulu
jusqu'au galetas garni de sordides literies suspendues à la façon
des branles. Les habitués du lieu s'allongeaient au petit bonheur,
le plus souvent tout habillés, sans prendre garde aux coucheurs
voisins, âges et sexes confondus, dos à dos, ventre à ventre,
tête-bêche, grouilleux, incontinents. Cette promiscuité
déterminait des accouplements presque inconscients et
somnambuliques, des méprises amoureuses, parfois aussi des prises
de possession poivrées de carnage, des scènes de jalousie et de
rivalité se prolongeant jusqu'au chant du coq. Et par ces nuits
chargées d'ozone, les désirs crépitaient à fleur de peau comme les
feux-follets sur la tourbière. Laurent entendait bruire et
chuchoter les lèvres haletantes. Des marchés se débattaient autour
de lui, de fatales initiations se consommaient à la faveur des
ténèbres. Où commençait la réalité, où finissait le cauchemar? Les
noctambules se renversaient, battaient des bras et des jambes, se
ramassaient dans des postures de jugement dernier ou de chute des
anges, jusqu'à ce qu'au plus fort de la tourmente générale,
d'inoubliables giries, une clameur plus atroce, plus stridente que
les autres, arrachât, en sursaut, cette chambrée de complices à
leur enfer anticipé[21].

La police patrouillait chaque nuit dans ces cloaques dont
l'atmosphère eût jugulé un cureur d'égouts. De loin en loin elle
opérait une coupe sombre, mais procédait chaque nuit à un émondage
partiel.

Précédé du baes, le policier promenait le rayon de la lanterne
sourde sous le nez des dormeurs. Son choix fait, il secouait le
récidiviste, l'invitait presque cordialement à se lever, à se
vêtir, et ne sortait qu'après lui. L'homme obéissait, morne,
grognonnant avec des allures d'ours muselé. Cette formalité se
renouvelait si souvent que les autres ouvraient à peine un oeil,
ou après avoir salué d'un «bon voyage» gouailleur le camarade et
son acolyte se rendormaient sans accorder d'autre attention à
cette cueillette. Demain arriverait leur tour! Puis il y a des
mortes-saisons pour leur métier comme pour les autres! Et, en
temps de chômage, autant couler ses jours au Dépôt ou rue des
Béguines!...

À la pointe du jour, le logeur se présentait au seuil du dortoir
et après s'être gargarisé d'une toux et d'un crachat, il clamait
d'une voix professionnelle, un peu nasarde de commissaire-priseur
procédant à une adjudication:

«Debout, les garçons!... Un... Deux... Trois!...»

Puis, sans autre sommation, il détendait brusquement les sangles
soutenant les paillasses, et, au risque de défoncer les planches
moisies, la masse des coucheurs s'abattait brutalement sur le
parquet.

Habitué des audiences de la correctionnelle, s'éternisant des
heures parmi les récidivistes et les apprentis larrons,
qu'affriolaient des débats consacrés aux exploits de leurs
copains, se complaisant dans le contact des guenilles imprégnées
de senteurs aventurières, Paridael dut à des miracles de n'être
pas impliqué lui-même dans l'une ou l'autre affaire de ces
détrousseurs terrorisant la banlieue.

Il connaissait plus d'un affilié de ces bandes célèbres établies
dans les hameaux borgnes aux confins des faubourgs populeux: au
Stuivenberg, au Doelhof, au Roggeveld, au Kerkeveld. Les policiers
le ménageaient et le tenaient pour un original, un toqué, un fou
inoffensif. Ils le veillaient plus qu'ils ne le surveillaient
malgré ses éhontés compagnonnages avec la crème des repris de
justice: le Hareng, le Sans-Cul, Fleur d'Égout.

Lui aussi avait été gratifié d'un sobriquet. Ce n'était pas le
premier: autrefois, dans son monde, Béjard, Saint-Fardier,
Félicité et même Régina affectant de ne voir que la carnation trop
montée de son visage l'avaient appelé le «Paysan». La populace
avec laquelle il s'emboîtait à présent, remarqua plutôt la
blancheur et la petitesse de ses mains, la cambrure de ses pieds
de femme, la finesse de ses attaches; et pour les receleuses
mamelues, pour les rogues escarpes, aux larges poignes, aux
pesantes fondations, il fut le Jonker, le Hobereau.

Comment arriva-t-il à se faire chérir par tous ces apaches, alors
qu'on aurait pu s'attendre plutôt à le trouver un matin saigné,
étripé dans une arrière-cour de tapis-franc ou à le voir retirer
de la vase des Bassins, le ventre déjà grouillant d'anguilles?

Il excitait au contraire dans ces bas-fonds une sorte de respect
superstitieux et de déférente sympathie. Ils lui avaient
d'ailleurs tendu des goures dont il sortit à l'honneur de sa
discrétion. L'esprit de contumace rapprochait ce déclassé de ces
hors-la-loi.

Pour flatter et chatouiller leur instinct de combativité, pincer
leur fibre frondeuse, exalter leur muscularité sanguine, aux
heures de cagnardise il leur raconta ses lectures, transposa
Shakespeare à leur intention: Othello, Macbeth, Hamlet, le roi
Lear, mais surtout ceux de la guerre des Deux Roses, Rois et
Reines des périodes expiatoires, fauves tigrés de stupre et
d'héroïsme.

Plus d'une fois au sortir de ces lectures, réveillé par
l'approbation véhémente, le pantellement de ces corps de
gladiateurs, le fluide de ces âmes irresponsables comme la nature
même, il lui semblait que son rêve venait de s'épancher dans la
réalité.

C'est parmi les plus jeunes de ces runners que les colombophiles
recrutaient leurs coureurs les dimanches de concours. Il arriva à
Laurent de faire partie des relais et, serrant entre les dents les
coins de la musette contenant le pigeon victorieux, de s'élancer
pieds nus, les jarrets élastiques comme ceux d'un héros de la
palestre.

Il découvrit le photographe chargé par la justice de perpétuer
l'image des criminels à l'issue de leur procès et se fendit d'une
épreuve de la collection intégrale. Il s'absorbait avec une joie
amère dans la contemplation de cette galerie de trouble-bourgeois
bien patentés et les comparait, sans prévention, au bronze, au
marbre, même à la chair des mortels augustes. À défaut des lettres
d'or illustrant les monuments de la reconnaissance civique, le nom
du condamné éclatait en caractères blancs sur la poitrine de
chaque photographie. Cette inscription semblait pilorier et
tatouer au fer rouge jusqu'à la pauvre effigie du sujet. Au revers
de la carte figuraient le signalement, le sobriquet, le lieu de
naissance, le numéro du dossier et l'objet de la prévention.

Laurent s'amusait des leurres et des trompe-l'oeil des
physionomies. Certains masques de satyres eussent convenu au plus
vénéré des notables et au plus chaste des puceaux.

À la suite du viol d'une demoiselle de rayon par six paysans de la
banlieue, il s'attabla souvent au cabaret banal d'où les
garnements s'étaient rués pour s'assouvir. Il affectionnait la
chaussée de mine délabrée avec ses ravières, ses fourrés galeux,
ses roidillons, sa bordure d'arbres grêles, écorcés et entaillés
sans doute par les mêmes touche-à-tout qui devaient s'acharner à
l'occasion sur une victime moins passive.

Grâce à son album de célébrités patibulaires il reconnut un des
héros de cette équipée, en un goujat de dix-huit ans condamné par
la Cour d'assises, puis libéré en vertu du droit régalien. Si la
photographie très ressemblante de cet échappé de centrale, une de
celles auxquelles Paridael revenait obstinément, l'avait
déconcerté par la candeur presque séraphique des traits, combien
plus inoffensif et plus avenant encore lui apparut le cachotier en
chair et en os! Rien de sinistre ou même de suspect dans
l'enseigne de cette âme. Un petit paysan, rose et propret, charnu,
la taille dégagée, de grands yeux bleus, pâles et limpides, les
joues légèrement duvetées, le nez assez gros, les narines
relevées, la bouche mutine, des cheveux blonds, fins et plats,
régulièrement séparés par une raie sur le côté -- une mèche
rebelle, un épi se hérissant au-dessus de l'oreille; -- habillé
d'une veste et d'une culotte de velvétine roussâtre à côtes, de
sabots de vacher, un foulard rouge, noué comme une corde, autour
du cou: la dégaîne d'un enfant de choeur surpris à voler des
pommes.

Laurent lui payait chope et se faisait raconter les stades du
crime, savourant le contraste entre la scabreuse aventure et l'air
ingénu du ravisseur. Cette voix douce et dolente de pénitent au
confessionnal, lui faisait venir, à certains moments, la chair de
poule. Le curieux bonhomme entrait sans une angoisse, sans un
rétrécissement de la gorge, dans les détails les plus
croustilleux, comme s'il récitait une autre complainte que la
sienne, et concluait ainsi:

«Le plus étrange c'est que la partie étant jouée, nous n'osions
plus nous quitter, les camarades et moi. Et cependant leur voix me
faisait mal... Willeki ayant proposé de retourner, là-bas, achever
la malheureuse pour lui clore à jamais le bec, je m'escampai à
toutes jambes... Un chien hurlait à la mort: «C'est le spits de
Lamme Taplaar» me disais-je à moi-même... Au loin, entre les
arbres, et par-dessus la plaine, le gaz de la ville dessinait un
immense dôme d'église lumineuse dans le ciel noir. Et cette pensée
de la ville trop proche ne suscitait en moi aucune peur des
gendarmes. Il tombait une pluie fine. J'avais la tête en feu, mes
tempes battaient; je gardais dans les narines, dans mes frusques,
j'emportais au bout des doigts une odeur de carne et de boucherie
qui m'écoeurait comme le fumet de la mangeaille après une ventrée.
Je dormis très bien cette nuit, en rêvant de la grande église
blanche dans le ciel...[22]«

Les hasards de la naissance, de l'éducation et du costume autant
que les inconséquences de la nature, offraient à Paridael des
comparaisons de décourageante philosophie.

Devant une bâtisse il s'indignait en voyant de plastiques et
décoratifs adolescents s'éreinter, se déhancher, se déjeter, à
faire office de plâtriers et d'aide-maçons pour ériger un palais à
quelque suffète podagre. Le propriétaire conférait flegmatiquement
avec l'architecte ou l'entrepreneur obséquieux, sans accorder la
moindre attention à ces manoeuvres qui s'arc-boutaient, ahanaient
et tiraient la langue sous la charge. Mais autant le richard suait
la morgue, bête et empotée, se montrait grotesque et vulgaire,
autant ces artisans, même foulés et strapassés, déployaient de
naturel et de vaillance, se moulaient bien dans leurs hardes
grossières et dégageaient de fluide affectif.

Et Laurent se représentait le valet de maçon élevé à la façon des
riches, vêtu en masher ou en swell anglais, entraîné aux saines et
eurythmiques fatigues du sport; et la supériorité du rustaud ainsi
transformé sur les jeunes Saint-Fardier et les gringalets de leur
anémique et friable entourage. Souvent la fantaisie lui prit de
vider sa bourse entre les mains d'un apprenti et de lui dire:
«Imbécile, vis, ménage tes forces, entretiens ta jeunesse,
préserve ta belle mine, paresse, rêve, aime, abandonne-toi!»

Dès son enfance, chez les Dobouziez, il réprouvait les arts
insalubres, les travaux trop durs et trop exclusifs, les
manoeuvres ne mettant en action qu'un seul côté du corps, les
opérations exigeant un invariable coup de rein ou d'épaule,
l'effort implacablement réclamé des mêmes agents musculaires. Il
maudissait les ateliers créateurs de monstres, usines, hauts--
fourneaux, charbonnages, où se déflorent, s'effeuillent et se
dégradent les jeunes pousses humaines. Et il entretenait des
utopies, rêvait un renouveau franchement païen où refleurirait,
libre et absolu, le culte du nu, l'adoration des formes ressenties
et des chairs dévoilées. Que ne pouvait-il s'entourer d'affranchis
du travail, d'une cour de plastiques figures humaines! Au lieu de
statues et de tableaux il eût collectionné ou plutôt sélectionné
des chefs-d'oeuvre vivants. Et dans son enthousiasme pour la
beauté physique il blasphémait cette parole de la Genèse: «Tu
gagneras ton pain à la sueur de ton front». Ladrerie morale et
difformité corporelle n'avaient pas d'autre origine. La loi de
Darwin confirmait celle de Jéhovah.

Puis, par une étrange contradiction, il convenait du charme
impérieux et tragique de ce temps. Les contemporains offraient une
beauté caractériste et psychique, sinon aussi régulière infiniment
plus pittoresque et même plus sculpturale que celle des
générations révolues. Il conciliait alors les deux genres de
beautés, associait le nu du passé et le costume du présent,
modernisait l'antique, créait des Antinoüs en tricot de
chaloupier, des Vénus nippées comme des cigarières, des Bacchantes
en trieuses de café et en balayeuses, des Hercule en garçons
bouchers et en forts de la minque. Mercure s'incarnait dans un
runner aux reins cambrés et aux mollets fuselés comme ceux du
bronze de Jean de Bologne; Apollon endossait l'uniforme du
cavalier; Bacchus tireur de vin se doublait d'un incorrigible
buffeteur. Une équipe de terrassiers évoluant parmi les
étrésillons, une coterie de paveurs, coudés et rebondis, au-dessus
d'une bordure de route, lui rappelaient des théories de discoboles
s'exerçant dans la palestre, et depuis son retour aux rives de
l'Escaut, il ne se figurait point bas-relief d'une orchestique
supérieure au mouvement d'une brigade des «Nations».

Dimanches et lundis Paridael dansait, jusqu'à l'aube, dans les
bastringues des faubourgs dramatisés par les frottées entre
blouses et uniformes, ou dans les musicos du quartier des
bateliers où se trémoussaient les runners et gens de mer.

Et quelles danses alors! Quelles loures, quelles bourrées, quels
hornpipes vertigineux accompagnés d'un triangle, d'une clarinette
et d'un accordéon! La crapule éjouie de ces égrillards aux
contorsions figurées, aux soubresauts trides, aux déhanchements
balourds, aux énervants et galvaniques tricotages des jarrets et
des talons.

Une crevasse dans le soufflet de l'accordéon détermine une
lamentable fuite de mélodie et, à chaque appel de la note
perforée, le son s'échappe avec un couac de moribond...

À la pause, entre deux reprises, tandis que les couples se
promènent et acquittent, dans la main du «tenancier», leur
redevance pour ces toupillements, l'arrosoir d'un garçon de salle
abat la poussière en dessinant des festons humides sur le
plancher.

Puis les clarinettes repartent, les danseurs appellent du pied, et
souliers et sabots se remettent à trépigner.

Des barboteuses cinquantenaires, les pommettes allumées, daignent
fringuer avec des apprentis-calfats luisants de courée et de
galipot, la culotte enfoncée dans leurs bas, qui se frottent
goulûment à ces opulentes matrones décolletées et vêtues de
percaline et de satin d'Écosse.

Dans la galerie du pourtour, les marsouins en belle humeur, les
mousses émerillonnés, les pêcheurs fleurant le brome et le fiel de
poisson, s'attablent, pintent, et font boire à leur verre les
femmes qui circulent, et les attirent à eux, et les calent sur
leurs cuisses, despotiquement.

Les gens de mer se rencontrent avec les bateliers, les patrons de
beurts et leurs «garçons de cahute», moins basanés, moins gercés,
plus roses, plus poupards, les oreilles écartées de la tête et
percées de bélières d'argent.

Dans le tourbillon de la poussière, des halenées, des sueurs et
des tabacs âcres et noirs comme la tourbe, les formes des danseurs
sombrent ou émergent par fragments. Casquettes, bérets, suroîts ou
zuidwesters goudronnés, chignons à boucles, affleurent à la
surface du lourd nuage. À la faveur d'une éclaircie, lorsque
l'entrée ou la sortie d'un couple ventile momentanément la place,
on perçoit aussi les jerseys bleus bridant comme des maillots, des
vareuses à large collet, des tailles décolletées et mamelues, des
culottes collantes, un moutonnement de croupes et de fesses, un
ballonnement de jupes courtes, de grandes bottes de pêche, des bas
bien tendus montrant entre les mailles assez lâches le rosé d'un
mollet plus ou moins ferme. C'est un carambolage de têtes
rapprochées; les lèvres claquent, appétées; les yeux s'amorcent de
câlines irradiations; il y a des sourires de langueur, des rires
chatouillés, des accolades initiales, de magnétiques flexions de
genoux, des spasmes mal réprimés...

Le lendemain de ces sauteries féroces, Paridael, avide d'air
respirable, rejoignait au Doel la tribu de ses camarades, les
écumeurs de rivière.

La quarantaine fonctionne au Doel. Le canot du service accoste
tous les navires remontant l'Escaut, le docteur prend connaissance
des papiers du bord et des lettres de santé, et les bâtiments
arrivant d'Orient ou d'Espagne, où le choléra règne à la façon
d'un roi du Dahomey, sont forcés de larguer et de s'arrêter ici
durant huit jours, à hauteur de l'ancien fort Frédéric.

Déjà cinq vapeurs stationnent immobiles, comme de mornes
Léviathans, les feux éteints, la vapeur renversée, la cheminée
dépouillée de son long panache de fumée. Ils arborent le sinistre
pavillon jaune, qui les retranche provisoirement du monde social,
et le seul qui tienne à distance jusqu'aux runners, si difficiles
à épouvanter pourtant.

Mais ce n'est que partie remise, et il suffira que les navires
infectés ou seulement en observation purgent la quarantaine et
ramènent le drapeau soufré pour que la nuée des sinjoors qui les
guette avidement, comme un chat guigne, de loin, un oiselet auquel
il ne peut mettre la patte, et rendus encore plus âpres à la curée
par ce long ajournement, s'abattent sur eux, avec l'inéluctable
arbitraire d'un nouveau fléau.

D'ici là, pour se tenir en haleine les runners jetteront leur
dévolu sur le Dolphin, un grand trois-mâts australien arrivant des
Indes hollandaises et de l'Indo-Chine. Un bateau-pilote profitant
de la marée haute, le remorque depuis Flessingue vers Anvers et il
passera devant le Doel à trois heures de l'après-midi.

En attendant que les mâts du vaisseau promis pointent, du côté de
Bats, par-dessus les Polders, nos ruffians se répandent sur la
digue herbeuse derrière laquelle se tasse en contre-bas, le
placide village qu'ils terrorisent pareils à une descente de
Normands en l'an mille.

Leur présence au Doel prête un charme malsain de plus à
l'atmosphère de lazaret planant depuis un mois autour de ce nid de
crânes bateliers à l'épreuve de toute épidémie. Ô le cimetière de
pêcheurs et de naufragés où l'on enfouit récemment quatre
cholériques!

Les doyens de la rapace confrérie, les routiers, des gaillards
pileux, terribles, aquilins, se mêlent à leurs dignes apprentis.
Sous la large visière de leur casquette ceux-ci représentent des
têtes bretaudées, ou crépues, polissonnes, étrangement avenantes
mais vicieuses, déflorées par les coups de garcette et la crapule.
Transfuges de marins, pseudo-navigateurs, quelques-uns mal remis
des excès d'une nuit blanche, roupillent, croupe en l'air, les
mains jointes dans la nuque. D'autres couchés sur le ventre,
redressés à mi-corps sur les coudes, le menton dans les paumes:
position de sphinx aposté ou de vigie malfaisante.

Cillant et clignant de l'oeil, ils conjurent l'horizon et semblent
fasciner jusqu'à les immobiliser les steamers pavoisés de jaune.

Parfois, pour tromper leur impatience, les runners se remettent
sur leurs pieds, bâillent, s'étirent, ploient et écartent les
jambes, esquissent lentement et comme à regret des feintes de
lutteur, traînent quelques pas, puis se rafalent et retombent peu
à peu dans leur immobilité expectante.

Il y en a de remuants et de turbulents, qui, semblables aux
guêpes, taquinent et assaillent les dormeurs, ou qui barbotent,
pieds nus, dans la vase et en sortent chaussés d'un noir cothurne.

Mais l'une des vedettes signale le voilier! Trêve de paresse et de
baguenaude! À la vue de leur proie, ne songeant plus qu'à la
curée, ils enjambent les dormeurs, dévalent vers la petite crique
où sont garées leurs pirogues, embarquent leurs appeaux et leurs
provisions, ramassent les avirons et se mettent en devoir de
démarrer. Opération critique, car la passe est étroite, les
embarcations se touchent et dans son égoïsme ombrageux chacun
voudrait partir avant les autres. Tous s'ébranlent, se démènent à
la fois, aucun ne prétend céder le pas à son voisin, au
concurrent.

De là des criailleries, des invectives et des bousculades. Pour
arriver beau premier le runner coulerait sans vergogne non
seulement le canot du camarade, mais le camarade lui-même.
D'ailleurs, il n'y a plus de camaraderie qui tienne, l'instinct du
lucre reprend le dessus; et les complices qui piquaient tout à
l'heure au même plat et buvaient à la même bouteille, se
dévisagent à présent d'un air torve, prêts à s'entre-déchiqueter.

Mais, profitant de ce chamaillis qui menace de tourner en un
engagement naval, voilà qu'un canot, puis un second, puis un autre
encore, montés par des gaillards plus avisés, se sont doucement
coulés entre les antagonistes et, narquois, boutent allègrement au
large.

À cette vue, les querelleurs suspendent les hostilités et le gros
de la flottille se détache de la rive.

Les retardataires nagent à toutes rames, silencieux, remplis
d'angoisse, dévorant leur haine envieuse, résolus à l'emporter
coûte que coûte sur leurs compétiteurs, ruminant chape-chute et
coups de Jarnac. Ils manoeuvrent si bien qu'ils rejoignent leurs
avant-coureurs.

Et à présent ils marchent de conserve, une force égale, une même
énergie, semble les animer; aucune équipe ne gagnera notablement
sur la masse. Leur respiration haletante s'accorde avec le rythme
de leur nage; ils se penchent et se renversent spasmodiquement,
les tolets gémissent à chaque coup d'aviron, et l'eau dégouttant
des palettes promène à travers la nappe glauque un ruissellement
d'escarboucles.

Du bâtiment, point de mire de cette passionnante régate, on a vu
s'avancer leur flottille, qui semblait de loin, tant elle se tient
compacte et serrée, un banc de poissons migrateurs. Le monde se
presse sur le pont. Le capitaine et son équipage suspectent et
flairent en ces rameurs endiablés les émissaires des mercantis et
des pourvoyeurs du port.

Le chef, qui n'en est pas à sa première rencontre avec ces
landsharks, ces requins d'eau douce, change de couleur et se met à
sacrer comme un diable. Les matelots, eux, quoique ayant ample
sujet de rancune contre cette race, affectent bien quelque humeur,
mais ne grommellent que du bout des lèvres; ils rient plutôt sous
cape et s'émoustillent à l'idée des plaisirs usurairement payés
mais si copieux et si intenses que leur procureront ces
entremetteurs.

À une encablure du vaisseau, les canotiers de la tête hèlent le
capitaine, un Anglais congestionné qui accueille leurs ouvertures
par une recrudescence d'imprécations et les menace même, s'ils ne
décampent au plus vite, de les canarder comme une compagnie de
halbrans. Mais les runners, incomparables louvoyeurs, possèdent
leur code maritime. Ils en tournent aussi adroitement les
pénalités qu'ils esquivent les rapides et les hauts-fonds de
l'Escaut. Pures rodomontades que les sommations de l'Anglais! Il
se garderait bien de s'attirer une vilaine affaire. Aucune loi
belge ne l'arme contre l'investissement de son navire par les
commis de victuaillers.

Aussi, forts de la connivence légale, les sacripants affectent
d'autant plus de pateline conciliation, que le rageur leur lance,
à défaut d'autre mitraille, les plus gros projectiles de son
arsenal de gueulées. Les damned son of a whore! alternent avec les
bloody son of a bitch!

Sur ces entrefaites, les autres équipes, lâchant les rames pour se
servir de harpons, s'accrochent à l'arrière, grimpent le long des
oeuvres mortes, jouent des pieds et des mains, et foulent le pont
avant que le capitaine ne soit arrivé à bout de son chapelet
d'imprécations.

L'équipage n'exécute plus ou n'écoute que mollement les voix. À
dire vrai les matelots pactisent avec les envahisseurs. L'approche
du port amollit ces grands gaillards, la discipline se relâche;
ils sont puérils et distraits comme des collégiens à la veille des
vacances. Depuis les bouches de l'Escaut, dans le vent moins âpre
qui souffle de la terre, ces internés hument le bouquet des
libertés prochaines et reniflent bruyamment, les effluves des
haras hospitaliers.

Loin d'en vouloir à ces nautoniers cauteleux qui ne se jettent à
leur cou que pour les écorcher de nouveau en exploitant leurs
fringales et leurs pléthores, ces bonnes pâtes les accueillent
comme les annonciateurs des prochaines bâfrées et des imminentes
débondes.

Pas moins de trente canots, chacun monté par deux ou trois
runners, adhèrent à la carcasse du Dolphin avec l'inéluctable
opiniâtreté des pieuvres. Tandis que les matelots organisant un
simulacre de résistance, refoulent mollement l'invasion à bâbord,
on les déborde à tribord. Repoussés de la poupe, les pendards se
jettent à la proue ou, se portant à la fois sur un seul point, ils
se font la courte échelle. L'un grimpe sur les épaules ou s'assied
sur la tête d'un gaillard qui pèse de tout son poids sur les
omoplates d'un troisième. Le dernier arrivé supporte à son tour la
charge d'un autre compère sur lequel viendra s'en jucher un
cinquième, et ainsi de suite. Les patients du dessous geignent,
soufflent, renâclent, demandent qu'on se dépêche, n'en peuvent
plus, ceux du dessus s'esclaffent et batifolent; les talons
menacent de défoncer les mâchoires, les mains se cramponnent aux
tignasses, les nippes se déchirent avec un craquement, les croupes
offusquent et éborgnent les visages, et ainsi agglutinés, culbutés
les uns sur les autres, ils rappellent ces francs lurons de
kermesse, qui s'échafaudent et se superposent jusqu'à ce que le
plus haut perché puisse décrocher au profit de tous, les prix d'un
inaccessible mât de cocagne. À chaque oscillation du navire qui
continue de filer son noeud, cette pyramide humaine menace de
s'écrouler dans le fleuve; le frêle batelet sur lequel repose tout
l'édifice, risque vingt fois de chavirer avec sa cargaison.

La témérité des runners confond le capitaine lui-même et son
mépris pour cette racaille se transforme en l'admiration indicible
que tout Anglo-Saxon éprouve pour les casse-cou.

Courage! une poussée encore et les voilà maîtres de la place!

Après l'abordage il s'agit de lotir le butin. Partage délicat, car
pour vingt à trente chrétiens montant le navire, on compte près
d'une centaine de rapaces. Harcelé, tiré à quatre, interpellé dans
toutes les langues et de tous les côtés à la fois, le matelot ne
sait auquel entendre. Le pont revêt l'aspect d'une Bourse de
commerce. De groupe à groupe se débat la valeur représentée par
chaque tête de l'équipage. Les vétérans intimident les faibles et
les novices; les politiques s'efforcent d'évincer les béjaunes.
Quelques runners lâchent pied. Mais la plupart se le disputant en
vigueur et en astuce, les conférences s'animent et tournent en
colloques. On montre les dents, des poings se ferment, renards
redeviennent loups. Les altercations du rivage se renouvellent;
envenimées par l'ajournement, cette fois les querelles se videront
pour de bon. Il suffira d'un corps à corps isolé pour amener une
bagarre générale. Ils se daubent, se prennent à la gorge, se
terrassent, s'agrippent comme des dogues, jouent de la griffe et
même du croc, et s'ils craignent le dessous recourent aux feintes
déloyales, aux coups félons.

Les marins se gardent bien d'intervenir dans ces passes d'armes
dont ils représentent l'enjeu. D'ailleurs, eux-mêmes ont la tête
trop près du bonnet pour contrarier ces règlements de compte. Ils
font cercle, passifs, affriolés, jugeant des coups. Leurs
dépouilles appartiendront aux vainqueurs. Ces convoitises féroces
déchaînées chez les mercantis, flattent peut-être les grands
enfants prodigues, résolus à fondre jusqu'à leur dernier jaunet
dans n'importe quelle fournaise. Un oeil poché, une lèvre fendue,
une dent déchaussée, quelques contusions et quelques estafilades
décident de la victoire. Terrassés, le genou du vainqueur pesant
sur leur poitrine, beaucoup se rendent avant d'avoir été mis hors
de combat. Ils regagnent piteusement leurs barques et battent en
retraite vers le Doel, à moins que, de loin, ils ne s'obstinent à
escorter le Dolphin et à poursuivre de huées leurs heureux
compétiteurs.

À présent, ceux-ci s'amadouent, rentrent les griffes, étanchent le
sang de leurs égratignures, réparent les ruines et les brèches de
leur accoutrement, et sous le boucanier, héroïque à ses heures,
reparaît le trafiquant sordide, le roué de comptoir.

Ils se rabattent sur les matelots comme, après une bataille
décisive entre deux fourmilières, les triomphateurs s'empressent
d'emporter et de traire les gros pucerons des vaincus.

Paniers de victuailles, rouleaux de tabac, caisses de cigares,
tablettes de cavendish, et surtout tonnelets de liquide, bières,
gins, whiskeys, tisanes gazeuses jouant le champagne, bordeaux
plus ou moins frelatés ou alcoolisés, pimentés à emporter la
mâchoire d'un boeuf, émergent, surgissent, comme par enchantement,
des mystérieuses cachettes où les avaient dissimulés les
belligérants. Le champ de bataille se résout en un champ de foire
et le carnage en un bivac. Les bouchons sautent, les bondes
perforent les tonnelets. Robinets de tourner, pintes et verres de
se remplir, et les marins de répondre aux avances des insinuants
capteurs. Les débagouleurs se font chattemiteux et presque
mignards.

Les officiers se contentent de veiller à l'exécution des
manoeuvres indispensables et pour plus de sûreté mettent eux-mêmes
la main à la besogne. Et graduellement l'ambiante langueur les
gagne:

-- Oh! se déprendre au plus vite du morne et rigide devoir,
dépouiller le sacerdoce avec l'uniforme, s'humaniser; oui, même
s'animaliser... En attendant, pourquoi ne pas tâter des
rafraîchissements que ces gueux nous apportent! Voilà trois
semaines que, sous prétexte de brandy, le steward ne nous sert
plus que de la ripopée et l'estomac répugne au biscuit de mer, aux
conserves et aux salaisons.

Ainsi monologuent les officiers en arpentant le pont. L'austère
capitaine lui-même se sent plus faible et plus indulgent que de
coutume.

Un runner devine ce trouble, car il s'approche du commandant et,
avec un geste câlin, en lui versant une rasade de mixture
mousseuse: «Un verre de champagne, mon capitaine!». Le capitaine
dévisage l'effronté, prêt à lui tirer les oreilles, mais le juron
courroucé expire entre les poils de sa moustache grise, il ébauche
à peine un rictus sourcilleux, et, tantalisé, accepte le verre, le
siffle d'un trait, claque des lèvres et le tend au jeune échanson,
non pour le rendre mais bien pour qu'il le lui remplisse.

Ce drôle dégourdi qui vient de l'induire si victorieusement en
tentation ne laisse pas d'intriguer le capitaine, presbytérien
rigide et quelque peu puritain. Il a la taille d'un jeune mousse,
la mine d'une fillette, et pourtant la hanche plus fournie et les
reins plus cambrés, plus modelés, que les autres lurons de sa
volée. Comme la plupart de ses pareils, celui-ci porte un
déguisement d'aspirant de marine. «Où diable cette confrérie de
fieffés bandits a-t-elle déniché d'aussi gentilles recrues?»
marronne le respectable capitaine, et, plus sollicité qu'il ne se
l'avoue par l'expression agaçante de l'échanson, il s'éloigne en
maugréant, lorsque le soi-disant runner lui jette les bras autour
du cou et lui révèle son double travestissement.

-- Damnation! clame le commandant, en voyant mille lucioles, c'est
qu'ils finiront par nous amener tout leur sacré b...

-- À vos ordres mon capitaine!

Et railleusement, elle lui désigne les lieutenants lutinés par des
runners auprès de qui ces officiers, bons connaisseurs, ne tardent
pas à partager l'agréable méprise de leur commandant.

Cependant, la présence de ces femmes à bord, active et irrite
l'appétence des matelots et leur fait paraître séculaire la demi-
heure qui les sépare des quais anversois. Et l'ivresse aidant, nos
simples suspectent encore d'autres supercheries et menacent de
confondre avec les quatre midship-women, les polissons imberbes,
qui les accablent de chatteries. Pourquoi ceux-là aussi ne
seraient-ils pas des nonnains d'un couvent de joie? Illusion
d'autant plus plausible, que dans ce monde équivoque, les filles
corrodent leur gentillesse et leur amabilité natives, à la
forfanterie, à l'abord rogue et à la parole enrouée des pilotins
en rupture de hune, tout comme les mousses de cette marine de
ribleurs recourent pour duper les matelots réguliers à des
effusions et à des jolivetés quasi féminines. Si l'orgie et la
traversée se prolongeaient de scabreux quiproquos résulteraient
des obsessions du runner et de l'abrutissement du marin.

Le Dolphin entre en rade.

À un dernier méandre du fleuve, le panorama d'Anvers s'étale dans
sa majestueuse et grandiose splendeur. Sur une longueur de plus
d'une lieue, la ville présente aux regards des arrivants un front
imposant de hangars, de halles, de monuments, de tours et de
clochetons, que domine la flèche de Notre-Dame. Ce phare de bon
conseil prémunit les voyageurs contre les embûches et les dédales
de perdition qui s'enroulent au pied de la cathédrale, comme le
serpent se repliait à l'ombre de l'arbre de vie. Le crépuscule
rosit le monument admirable, flamboie dans les dentelles de la
pierre, et, en même temps qu'à sa nichée de corneilles le beffroi
donne la volée aux notes de son carillon...

Mais le marin du Dolphin ne lève plus les yeux à cette hauteur et
n'entend même plus la voix des cloches vespérales. Pourquoi, la
flèche altière ne s'apercevait-elle pas des bouches de l'Escaut et
le bourdon si sonore n'a-t-il pas résonné jusqu'au Doel? Les
émissaires du diable prirent les devants sur les messagers des
cieux. Même lorsqu'il se trouve en présence de ces bons génies, il
n'aura d'oreilles que pour les boniments des courtiers et de
regards que pour les ruelles obliques dont les fenêtres rougeoient
comme des fanaux de malheur.

Aussi dès que le matelot met pied à terre, les runners
l'acheminent sans peine vers les dispensaires clandestins où le
publicain s'associe à la prostituée pour le détenir et pour le
gruger. Celle-ci s'attaque à ses moelles; celui-là le soulage de
son vaillant. La fille va l'énerver; puis le procureur le plumera
sans résistance.

Afin de le livrer pieds et poings liés à leur maître, les runners
lui avancent une partie de son gage et le déterminent ensuite à
confier à ses hôtes la poignée d'or amassée au prix d'un travail
pénible comme un supplice. Désormais, il ne s'appartient plus.

Il ne s'arrache des bras de la gouine que pour ivrogner avec le
ruffian.

On l'empêtre de toutes sortes d'emplettes de pacotille qu'on lui
endosse à des prix exorbitants. Il paie dix et vingt fois leur
valeur, pour en faire présent à son entourage, à ceux-là même qui
viennent de les lui coller, des flacons d'outrageuses essences,
des basses parfumeries, des colifichets criards, des miroirs en
écaille, de la coutellerie anglaise, des bagues en similor, du
clinquant, des rassades avec lesquelles les civilisateurs ne
parviendraient même plus à éblouir les Cafres et les Sioux. Jamais
il ne sort seul, jamais il ne franchit les confins de la région
excentrique.

Le long du jour il s'accoude au comptoir de la salle commune. Les
parois se tapissent de pancartes: matous de l'Old Tom Gin,
triangles rouges du pale-ale, bruns losanges du stout. Les
chromolithographies sentimentales des Christmas Numbers alternent
avec les épilepsies des Police News, de même que, sur le dressoir,
les sirops et les élixirs à goût de pommade voisinent avec les
alcools corrosifs.

Pour obtenir le droit de contempler perpétuellement la créature
dévolue à ses tendresses, il ingurgite tous les poisons de
l'étalage. Peu à peu, sous l'influence de ses libations, elle lui
semble revêtir l'apparence d'une madone trônant sur un reposoir,
les bouffées de la pipe embaument l'encens, le dressoir joue le
retable, les liqueurs composent des sujets de vitrail, et les
oraisons jaculatoires ne dégagent pas la ferveur des discours
qu'il tient à cette drôlesse. Alors, un rire moqueur lui rend le
sentiment de l'endroit où il se trouve et de la déesse qu'il
invoque.

Si son ivresse tourne exceptionnellement en frénésie, s'il tapage
et se démène un brin, ces accès ne durent qu'un moment.

La gaupe est même chargée de les provoquer par sa coquetterie, car
non seulement on porte largement la casse en compte au jaloux,
mais afin de se faire pardonner ses incartades, celui-ci ne se
montre que plus coulant, que plus malléable. Pour reconquérir sa
boudeuse maîtresse il n'est pas de folie qu'il ne commette, de
dispendieuse fantaisie à laquelle il ne se livre.

Chaque matin le dépositaire lui remet un louis sur son capital et
chaque soir le flambard a consciencieusement dépensé cet argent
mignon. Il paie recta, comme s'il possédait la pistole volante ou
la bourse de Fortunatus.

Aussi, son ébahissement, le jour où le publicain lui présente un
mémoire établissant qu'il doit à son hôte près du double de ce
qu'il croyait posséder encore. Cette fois le pigeon se regimbe et
va cogner pour de bon, mais en prévision du grabuge le logeur a
stipendié ses satellites ordinaires qui maîtrisent le
récalcitrant. On le menace aussi de la police maritime,
mystérieuse juridiction inconnue de ce simple et qu'il s'imagine
draconienne comme un Saint-Office. Un énorme abattement succède à
ses velléités de révolte. Plutôt que d'aller en prison il engagera
sa carcasse.

Ici commence la phase la plus douloureuse de la traite du matelot:

Le juif de Venise ne prenait au débiteur insolvable qu'une livre
de sa chair, les Shylocks anversois dépècent et charcutent
moralement le mauvais payeur en l'impliquant dans une série de
forfaitures: ils le contraignent de déserter, lui procurent un
nouveau contrat de louage, font main basse sur l'avance qu'on lui
paie; le forcent de signer un deuxième engagement, raflent une
deuxième fois la prime; l'embauchent de nouveau, retournent de
nouveau ses poches, et répètent ce jeu jusqu'à ce que l'autorité
consulaire s'émeuve et se prépare à sévir.

Ils l'ont exprimé comme une orange. À les en croire il ne leur
aurait pas encore rendu ce qu'il leur doit. Mais il devient
compromettant, il s'agit de s'en défaire. C'est seulement de
crainte qu'il ne parle et ne les fasse pincer avec lui que les
trafiquants le recèlent dans un taudion en dehors des
fortifications.

Enfin, ils brocantent une dernière fois la pauvre marchandise
humaine tant grevée, à un capitaine peu scrupuleux et, par une
nuit ténébreuse, le runner, toujours prêt aux missions risquées,
le même runner qui l'enivrait et le cajolait sur le Dolphin,
charge le contumax sur une allège, dissimulée en aval du port, et
le conduit clandestinement à bord de l'interlope.

À peine retourné à son élément, à son rude labeur, le matelot ne
pense plus aux vicissitudes du dernier mouillage. Le souvenir des
récentes abjections se fond au souffle rédempteur du large.

Si bien qu'après des circumnavigations prolongées, le pauvre
diable tout prêt à recommencer sa désastreuse expérience,
s'adonnera corps et âme, aux mauvais messies des rives de
l'Escaut.

En somme, il n'y a encore que ces pressureurs pour lui offrir les
délassements absolus!

Aux escales des antipodes sous ces climats véhéments, dans ces
terres de feu peuplées d'êtres à pulpe citronneuse, de femmes
reptiliennes et d'hommes efféminés, auprès de ces populations
jaunes et félines comme leurs fièvres, les Européens refoulent
leurs postulations charnelles, ou ne se prêtent au soulagement
qu'avec la répugnance d'un apoplectique qui se fait tirer une
palette de sang.

Ou bien ils affrontent le lupanar comme un danger, en se montant
le coup, avec des allures de bravache, et, pressés d'en finir,
mènent les débauches féroces à travers les fumées de l'opium. Une
flore capiteuse et entêtante, les épices, les venins et
l'incandescence de l'atmosphère les fouettent, les emballent, et
les précipitent tout d'un bloc vers des voluptés cuisantes suivies
de stupeurs et de remords...

Âmes enfantines et mystiques ne goûtant pas le plaisir sans une
sourdine d'intimité et de ferveur, ils associent à leurs
nostalgies amoureuses les doux météores, les fraîches nuaisons des
mers germaniques: la température lénifiante des côtes
occidentales, les brises viriles et réconfortantes, même la
cordialité bourrue des grains et la brusquerie des sautes de vent
succédant à l'énervante caresse alizéenne; le sourire discret et
attendri du septentrion, les harmonieux rideaux de nuages tirés
enfin sur le rayonnement implacable, et surtout le baiser quasi
lustral du premier brouillard...

En revanche, ils se reprochent leur commerce avec les païennes
comme un rite sacrilège.

Et jamais ils ne se reporteront à ces attentats sans que surgisse
aussi le cauchemar des tourmentes de typhons et de cyclones durant
lesquelles d'occultes prêtresses de Sivah, avec des sifflements et
des torsions de tarasques, ne semblent pomper l'huile bouillante
de la mer que pour y substituer les laves telluriennes et les
métaux en fusion du firmament...


VI. CARNAVAL

Le cousinage de Laurent Paridael avec les couches dangereuses ou
indigentes de la population, n'allait évidemment pas sans une
prodigalité effrénée. On aurait dit que pour mieux ressembler à
ses entours, il lui tardait de se trouver sans sous ni maille. Le
vague dégoût mêlé de terreur qu'il conçut pour l'argent le jour
même de sa majorité, à peine était-il entré en possession de son
pécule, n'avait fait qu'augmenter depuis son explication avec les
Tilbak.

Comme à 1' «Or du Rhin» dans la tétralogie wagnérienne, il
attribuait au capital une vertu maligne et lénifère, cause de
toutes les calamités humaines, et il rapportait aussi ses
afflictions personnelles. N'était-ce pas l'argent qui le séparait
à la fois de Régina et d'Henriette? Cet argent qui n'avait même pu
lui rendre le grand service de retenir à Anvers ses chers amis de
la Noix de Coco!

Cependant, du train dont il maltraitait son avoir, il en aurait
raison en moins d'une année.

Après le départ des émigrants et sa brouille avec Bergmans, aucun
contrôle, aucune exhortation ne l'arrêtait plus. Il éprouvait de
la volupté à se défaire de ces écus abhorrés, à les rouler dans la
boue ou à les répandre dans les milieux faméliques où ils
consentent rarement à briller. Il affichait autant de mépris pour
ce levier du monde moderne que les négociants lui vouaient de
respect et d'idolâtrie.

Il inventait force extravagances afin de scandaliser une
bourgeoisie essentiellement timorée et pudibonde, au point que sa
dissipation ostensible outrageait comme un sacrilège et un
blasphème les thésauriseurs et même tous les gens d'ordre. On lui
eût pardonné ses autres travers, son encanaillement à vif et à
cru, sa lutte ouverte contre la société, mais ses grugeries
féroces lui méritèrent l'anathème des esprits les plus tolérants.

Ne s'avisait-il, pas en plein jour, ayant trop bien déjeuné, de
s'engager, avec ses convives peu accointables, le créat et le
piqueur d'un manège en faillite non moins éméchés que lui, par les
rues les plus passantes afin de croiser les gens d'affaires se
rendant à la Bourse! Par surcroît de provocation, à quelques pas
devant l'édifiant trio, marchait le chasseur du restaurant,
portant dans chaque bras, en guise d'enseigne et de bannière, une
bouteille du meilleur Champagne. En cet appareil les trois noceurs
entreprenaient l'ascension de la Haute tour, et, parvenus à la
dernière galerie, au-dessus du carillon et de la chambre des
cloches, sifflaient glorieusement le vin mousseux et lançaient
ensuite les flacons sur la place au risque de lapider les cochers
des fiacres stationnant au pied du monument.

C'était aussi des tournées d'alcool payées à tous les débardeurs
desservant un quai. De faction au comptoir du liquoriste, Paridael
empêchait celui-ci d'accepter la quincaille des consommateurs, au
fur et à mesure qu'ils s'amenaient à la file, par coteries
entières, s'avertissant l'un l'autre de l'aubaine qui les
attendait au bon coin.

Et maintes fois des bordées interminables tirées avec des
équipages au long cours ou des compagnies de troupiers, des
gobelotages de bouge en bouge, des pèlerinages aux sanctuaires
d'amour, le tout accidenté de batteries et de démêlés avec la
police.

Mais on découvrait un mobile généreux au fond de ses plus grands
excès: besoin d'expansion, protection des faibles, charité
déguisée, compassion sans limites, bonheur de procurer quelque
douceur et quelques bons moments à des infimes. Il semblait, qu'en
se livrant à un carnage aussi fantastique de louis et de
banknotes, le bourreau d'argent voulût mettre plus à l'aise les
gueux qu'il obligeait et légitimer leur éventuel manque de
mémoire. En cotant si bas ce qu'il éparpillait autour de lui, il
tenait les donataires quittes de toute reconnaissance. Aux pauvres
diables qui se confondaient en remerciements: «Prenez toujours,
disait-il... Empochez-moi cela et trêve de bénédictions... Autant
vous qu'un autre... Il ne me serait tout de même rien resté de cet
argent ce soir!»

Ses charités paraissaient intempestives et désordonnées comme des
fugues et des frasques. Non seulement il avait protégé la fuite et
la désertion d'un disciplinaire, mais il racheta plusieurs
matelots à leurs vampires, rapatria des émigrants, hébergea des
repris de justice.

Tout un hiver, un hiver terrible, durant lequel l'Escaut fût bâclé
par les glaçons, il visita les ménages des journaliers et des
manoeuvres. Il se donnait pour un anonyme délégué des bureaux de
bienfaisance, vidait ses poches sur un coin de meuble ou de
cheminée et avant que les crève-la-faim eussent eu le temps de
vérifier l'importance du secours, il s'éclipsait, dégringolait les
escaliers comme s'il eût dévalisé et pillé ces paupériens.

Il n'oublia jamais, entre autres escales de son périple de
miséricorde, cette mansarde où vagissaient une portée d'enfançons
d'un à cinq ans, dans une caisse matelassée de copeaux, litière
trop fétide pour un clapier. Il semblait, à entendre leurs
plaintes, à voir leurs convulsions, que la faim même se penchât
au-dessus d'eux et que ses ongles, fouillant leur décharnure, les
écorchât comme le râteau d'une âpre glaneuse râcle les guérets
surmoissonnés.

Acculé dans un coin, à l'autre bout du galetas, le plus loin
possible de leur agonie, le père, le veuf, un musclé et râblé
portefaix des Bassins, dont la disette n'était point parvenue
encore à fondre la chair, à tarir le sang et la sève, ruminait
sans doute la destruction prompte et violente de sa force inutile.

D'un rugissement suprême, d'un geste fulgurant qui ne souffrait
pas de réplique, le malheureux enjoignit à l'intrus de le
débarrasser de sa présence, mais les giries de plus en plus
pitoyables des petits étaient bien autrement impérieuses que
l'attitude comminatoire du père, et stimulé, presque sûr d'être
occis, mais ne voulant pas survivre à ces innocents, Laurent
marcha vers le désespéré et lui tendit une pièce de vingt francs.

Elle était plus aveuglante que le soleil, car le colosse ne put en
supporter l'éclat et se détourna vers le mur, à la façon d'un
enfant honteux et boudeur, en portant la main à ses yeux picotés
jusqu'aux larmes! Elle était donc si pesante que, Laurent l'ayant
glissée dans son autre main, les doigts formidables la laissèrent
échapper!

Cet or sonnait comme un angelus, un message de la Providence, car
la glaneuse abominable abandonna cette maigre râtelée d'épis
humains et la plainte s'apaisa!

Et, subitement, en furieux, en forcené, l'homme jeta les bras au
cou de Paridael et coucha sa bonne tête plébéienne sur l'épaule du
déclassé. Et Paridael, broyé contre cette large et houleuse
poitrine, toute pantelante de sanglots, arrosé par ces chaudes
larmes de reconnaissance, non moins éperdu que l'ouvrier même, se
pâmait transporté au sein des béatitudes infinies et croyait
arrivée l'heure de l'assomption promise aux élus du Sauveur! Et
jamais il n'avait vécu d'une vie aussi intense et ne s'était
trouvé pourtant si voisin de la mort!

Cela ne l'empêcha pas, au sortir de cette conjonction pathétique,
de consacrer, le soir même, à ses débauches, une partie de l'or
réhabilité et de se rejeter à corps perdu dans la crapule.

Il se distingua particulièrement pendant le carnaval de ce même
hiver calamiteux. D'ailleurs, de mémoire d'Anversois, jamais les
Jours Gras ne déchaînèrent tant de licence, ne furent célébrés
avec éclat pareil. On lirait prétexte de la misère et de la
détresse pour multiplier les fêtes et les sauteries au profit des
pauvres. Le peuple lui-même s'étourdit, chôma doublement, chercha
dans une passagère ivresse et dans l'abrutissement un dérivatif à
la réalité sinistre, fêta comme un Décaméron de dépenaillés ce
carnaval exceptionnel qui, au lieu de précéder le carême, tombait
en une saison d'abstinence absolue non prévue par l'Église et que
n'auraient jamais osé imposer les plus féroces mandements de la
Curie.

Ne se procurant plus de quoi manger, les pauvres diables
trouvaient du moins assez pour boire. Outre que l'alcool coûte
moins que le pain, il trompe les fringales, endort les
tiraillements de l'estomac. Le malheureux met plus de temps à
cuver l'âpre et rogue genièvre qu'à digérer une dérisoire bouchée
de pain. Et les fumées de la liqueur, lourdes et denses comme les
spleenétiques brouillards du pays, se dissipent plus lentement que
le sang nouveau ne se refroidit dans les veines. Elles procurent
l'ivresse farouche et brutale au cours de laquelle les organes
stupéfiés ne réclament aucun aliment et les instincts dorment
comme des reptiles en estivation.

Durant trois nuits, le théâtre des Variétés, réunissant en une
halle immense l'enfilade de ses quatre vastes salles, grouilla de
rutilante cohue, flamboya de girandoles, résonna de musique féroce
et de trépignements endiablés. Il y régnait un coude à coude, un
tohu-tohu, une confusion de toutes les castes presque aussi grande
que sur le trottoir. Dames et lorettes, patronnes et demoiselles
de magasins, frisottes et prostituées se trémoussaient dans les
mêmes quadrilles. Les dominos de soie et de satin frôlaient
d'horribles cagoules de louage. Aux pauses, tandis que les gandins
en habit, transfuges des sauteries fashionables, entraînaient dans
les petits salons latéraux une maîtresse pour laquelle ils
venaient de lâcher une fiancée, et lui payaient la classique
douzaine de «Zélande» arrosées de Roederer, les caveaux sous la
redoute, convertis en une gargantuesque rôtisserie, en un
souterrain royaume de Gambrinus, requéraient les couples et les
écots moins huppés qui s'y empiffraient, au milieu des fortes
exhalaisons des pipes, de saucisses bouillies, et s'inondaient
d'une mousseuse bière blanche de Louvain, Champagne populaire, peu
capiteuse, par exemple, ne montant pas à la tête, mais curant la
vessie sans impressionner autrement l'organisme.

Vers le matin, à l'heure des derniers cancans, ces cryptes, ces
hypogées du temple de Momus présentaient l'aspect lugubre d'une
communauté de troglodytes assommés par des incantations trop
fortes.

Tant que dura le carnaval, Laurent mit un point d'honneur à ne
point voir son lit, à ne point quitter son pierrot fripé.

Le carnaval des rues ne le sollicita pas moins que les caravanes
nocturnes. Ballant les artères dévolues à la circulation des
mascarades, il fut partout où le tapage était le plus
étourdissant, la mêlée la plus effervescente. Les éclats des
trompes et des crécelles se répercutaient de carrefour en
carrefour ou des vessies de porc gonflées et brandies en manière
de massues s'abattaient avec un bruit mat sur le dos des passants.
Des chie-en-lit, fallacieux pêcheurs, aggravant encore la
bousculade, tendaient, en guise d'hameçon, au bout de leur ligne,
une miche enduite de mêlasse, que des gamins aussi frétillants et
voraces que des ablettes s'évertuaient à happer, en ne parvenant
qu'à se poisser le visage. Mais Paridael se passionnait surtout
pour la guerre des pepernotes, la véritable originalité du
carnaval anversois. Il convertit une grosse partie de ses derniers
écus en sachets de ces «noix de poivre», confetti du Nord, grêlons
cubiques pétris de farine et d'épices, durs comme des cailloux,
débités par les boulangers et avec lesquels s'engagent, depuis
l'après-midi jusqu'à la brune, de chaudes batailles rangées entre
les dames peuplant les croisées et les balcons et les galants
postés dans la rue, ou entre les voiturées du «cours» et les
piétons qui les passent en revue.

L'après-midi du mardi gras, Laurent reconnut dans l'embrasure
d'une fenêtre de l'Hôtel Saint-Antoine, louée a un taux formidable
pour la circonstance, Mmes Béjard, Falk, Lesly, et les deux
petites Saint-Fardier.

Il n'avait plus revu sa cousine depuis le sas de l'hôtel Béjard,
et il s'étonna de n'éprouver, à l'aspect de Gina tant idolâtrée,
que du dépit et une sorte de rancune. Il lui en voulait, pour
ainsi dire, de l'avoir aimée. Sa vie orageuse, la misère et la
désolation des parias auxquels il venait de se frotter, n'étaient
pas étrangères a ce revirement.

Mais la catastrophe de la Gina avait compliqué cette antipathie
d'une sorte de terreur et d'aversion superstitieuses. La Nymphe du
Fossé, le mauvais génie de l'usine Dobouziez, exerçait à présent
son influence lénifère sur toute la cité. Elle empoisonnait
l'Escaut et irritait l'Océan.

La vague tristesse que reflétait le visage de la jeune femme, la
part très molle qu'elle prenait à la guerre des pepernotes, la
nonchalance avec laquelle elle se défendait, eussent sans doute
autre fois attendri et désarmé le dévot Paridael.

Il n'est même pas dit qu'en un autre moment il n'eût retrouvé,
pour l'altière idole, quelque chose de sa religion première, mais
il se trouvait dans un de ces jours, de plus en plus fréquents,
d'humeur rêche et d'âcre irascibilité, dans un de ces états d'âme
où, gorgé, saturé de rancoeur, on nourrit l'envie de casser
quelque bibelot précieux, de détériorer une oeuvre dont la
symétrie, l'immuable sérénité insulte à la détresse générale;
conjonctures critiques où l'on irait même jusqu'à chagriner et
bourreler de toutes manières la personne la plus aimée.

Il trouva piquant de se joindre au bataillon de freluquets qui,
stationnant sur le trottoir en face de l'hôtel, de manière à bien
se mettre en évidence, rendaient hommage aux jeunes dames en leur
décochant languissamment du bout de leurs doigts gantés un
pepernote, pas plus d'un à la fois et pas trop dur. Parmi ces
beaux messieurs se trouvaient les deux Saint-Fardier, von Frans,
le fringant capitaine des gardes civiques à cheval, Diltmayr, le
grand drapier et marchand de laines verviétois et un personnage
basané, de mine exotique, exhibant une cravate rouge et des gants
patte de canard, que Laurent voyait pour la première fois.

Agacé par le flegme et les airs blasés de Mme Béjard autant que
par la piaffe et les petites manières des gandins, il résolut de
ne pas la ménager, se promit même de lasser sa patience, de la
harceler, de la forcer à se retirer de la scène. Fouillant dans
les poches profondes de sa blouse, il se mit à diriger de pleines
poignées de pepernotes vers la belle impassible. Ce fut une
continuelle volée de mitraille. Les projectiles lancés de plus en
plus fort visaient toujours Mme Béjard et de préférence au visage.

Après un furtif examen de ce pierrot débraillé, elle affecta
longtemps de ne point lui prêter d'autre attention. Puis, devant
l'impétuosité et l'acharnement de l'agression, elle abaissa à deux
ou trois reprises un regard dédaigneux vers le quidam et se mit à
caqueter de l'air le plus détaché du monde avec ses compagnes.

Cette attitude ne fit qu'exciter Laurent. Il ne garda plus la
moindre mesure. Elle s'occuperait de lui ou viderait la place. À
présent, il tapait comme un furieux.

Regardé de travers, dès le début, par la clique fashionable à
laquelle il prêtait un renfort intempestif, ces messieurs de plus
en plus indisposés contre ce carême-prenant avaient renoncé au
jeu, récusant et désavouant un partenaire si loqueteux.

Autour d'eux, au contraire, on s'amusait beaucoup de cette
balistique endiablée. Le populaire était prêt à prendre contre les
galantins le parti de cet intrus, qui se réclamait de lui par ses
allures et ses dehors. C'était un peu à leur bassesse, à leur
abjection collective que la patricienne opposait ses dédains de
plus en plus irritants.

Un moment on vit sourdre des gouttelettes de sang le long d'une
écorchure produite à la joue de Gina par la chevrotine de
Paridael. Elle détourna à peine la tête, esquissa une moue
dégoûtée et loin d'honorer d'une riposte cet adversaire
discourtois, elle dirigea, machinalement, une poignée de
pepernotes d'un tout autre côté de la place.

-- Assez! crièrent les gommeux, faisant mine de s'interposer.
Assez, le voyou!

Mais des compagnons de rude encolure se calèrent entre Paridael,
et ceux qui le menaçaient, en s'exclamant: «Bien touché, le
bougre! Hardi!... Laissez faire!... C'est carnaval!... Franc jeu!
Franc jeu!»

Paridael n'entendit ni les uns, ni les autres. Enfiévré par cet
exercice comme un sportman briguant l'un ou l'autre record, il
n'avait de regards et d'attention que pour Régina. Il la cinglait,
la criblait d'une réelle animosité. Son bras nerveux faisait
l'office d'une fronde et manoeuvrait avec autant de violence que
de précision.

Dans la chaleur du tir, chaque volée le rapprochait d'elle, l'élan
de son bras l'emportait à la suite de la mitraille, il lui
semblait que ses doigts s'allongeassent jusqu'à toucher aux joues
de la jeune femme et c'étaient ses ongles qui lui déchiraient
l'épiderme!

Gina, non moins entêtée, s'obstinait à lut servir de cible, ne
bronchait pas, demeurait souriante, ne daignait même pas se
protéger le visage de ses mains.

Elle n'avait pas reconnu Laurent, mais elle prenait plaisir à
exaspérer, à pousser à bout ce truculent maroufle, bien résolue à
ne pas démentir un instant sa force d'âme sous les regards
hostiles de la populace.

Laurent en était arrivé à ce degré de rage férine où, commencé en
badinage, un jeu de main dégénère en massacre. Faute d'autres
munitions, il lui aurait lancé des cailloux, il l'aurait lapidée.
Les bonbons semblaient durcir sous la pression de ses mains
nerveuses, et tel était le silence anxieux de la foule qu'on les
entendait battre les vitres, la muraille et même le visage de
Gina.

À la fin, ce visage fut en sang. De force, Angèle et Cora firent
rentrer Régina dans la pièce et rapprochèrent, derrière elle, les
battants de la porte-fenêtre.

Alors d'une dernière poignée de pepernotes, Laurent étoila une des
glaces derrière laquelle apparaissait la courageuse femme.

Puis haletant, harassé comme après une corvée, aussi insoucieux
des grondements et des murmures de réprobation que sa brutalité
soulevait chez les gens biens mis, que des applaudissements et des
rires affriolés de la plèbe, il se perdit dans la foule, gagna en
toute hâte une rue latérale, à l'écart de la tourmente et du
grouillement: et là, pris de remords et de honte, son ancienne
idolâtrie réagissant subitement contre son esclandre sacrilège, il
eut une crise de larmes qui brouillèrent son maquillage et le
firent ressembler au «petit sauvage» barbouillé par Gina, il y a
vingt ans, dans le jardin de la fabrique.

Un rassemblement qui s'était insensiblement formé autour de ce
pierrot larmoyant le rappela si catégoriquement à son rôle de
masque éhonté et braillard, que les badauds purent s'imaginer
qu'il avait pleuré pour rire.

Vers le soir, il alla relancer quelques pauvres diables figurants
et figurantes d'un théâtre en déconfiture, qu'il entraîna dîner
chez Casti, le restaurateur à la mode. Ce serait sa dernière
bombance! Quoi qu'il entreprit pour s'étourdir et se monter le
coup, il manqua d'entrain. Au lieu de le lénifier, le vin ne fit
que l'endolorir. D'ailleurs, il était harassé de fatigue. Il
s'assoupit au milieu du repas, tandis qu'autour de lui, les autres
dévoraient et lampaient en silence.

Moitié rêves, moitié rêveries, certains paysages lui revenaient
comme un douceâtre déboire. Le passé, la vie perdue soufflait par
bouffées chargées de moisissure, de parfum ranci, de remeugle
écoeurant, et, en cette brise rétrospective et intermittente,
roulaient les scabreuses ritournelles ouïes tous ces soirs dans
les cabarets interlopes. L'inutilité de ses jours défilait devant
Laurent en une procession macabre, une traînée de gilles et de
pierrots malades, nigaudant, zézayant, frileux et plaintifs, que
des accès salaces électrisaient et qui se torsionnaient et se
mêlaient dans des danses lascives comme le spasme même...

Comme il s'endormait pour de bon, indifférent aux caresses
reconnaissantes et presque canines d'une fille, il sursauta au
bruit d'une explication assez vive à l'entrée de l'escalier, suivi
de pas dans l'escalier, puis dans le corridor, qui se
rapprochèrent du cabinet où soupait Laurent, mais s'arrêtèrent
devant le numéro voisin.

-- Ouvrez! Au nom de la loi! commanda une voix grave, aux
intonations brutalement professionnelles, celle d'un commissaire
de police.

Laurent revenu complètement à lui, dégrisé en un clin d'oeil,
enjoint à ses compagnons de faire silène, en même temps qu'il
colle l'oreille a la cloison, séparant les deux pièces.

Des cris, un tohu-tohu, de la casse, une fenêtre qu'on ouvre, mais
pas de réponse. Puis le fracas de la porte qu'on a fait sauter.

Insurgé d'instinct contre toute autorité, prêt à prendre le parti
des noceurs, contre la police, Laurent s'est précipité au dehors,
et, par-dessus les épaules du commissaire arrêté sur le seuil du
salon, celles de Béjard, d'Athanase et de Gaston, il aperçoit à sa
consternation, Angèle et Cora, blotties chacune dans un angle de
la chambre et s'efforçant de dissimuler dans les plis d'un rideau
de fenêtre, la simplicité païenne de leur toilette. Non loin
d'elles, cherchant à prendre une contenance, un air digne et
résolu, incompatible, pourtant, avec leur ajustement aussi
sommaire que celui de leurs belles, se campent le svelte von
Frans, le gros Ditmayr et aussi -- bien reconnaissable quoiqu'il
n'ait pas plus gardé que le reste, sa cravate rouge et ses gants
patte de canard -- le rastaquouère basané à qui Laurent apprit cet
après-midi à lancer les pepernotes.

Les maris sont peut-être plus atterrés, plus éplafourdis encore
que les galants; c'est du moins le cas pour les deux jeunes Saint-
Fardier. Le commissaire lui-même manque d'assurance et
s'embarrasse dans sa procédure.

Mais le côté baroque de cette scène moderniste ne frappe point
Laurent; il n'envisage et ne suppute que les conséquences de cet
éclat.

La présence de Béjard eût d'ailleurs suffi pour lui ôter toute
envie de rire. Seul, le vilain apôtre semble à son aise. On
croirait même que ce scandale le réjouit. Dans tous les cas, il
est homme à l'avoir fomenté d'abord pour le faire éclater à point
voulu. Qui sait de quelle noire scélératesse il compliquera ce
déplorable esclandre?

Lui seul a pénétré dans la pièce. Il va de la table à la fenêtre,
remue la vaisselle, le couvert, furette dans les coins, montre une
effrayante présence d'esprit, dirige les perquisitions, signale au
commissaire les «pièces à conviction» pousse l'impudence jusqu'à
froisser et fouiller les vêtements éparpillés sur les meubles, et,
sans se soucier de la présence des malheureuses adultères, trouve
même la force de plaisanter:

-- Il y avait six couverts!... Un des oiseaux, non, une des
oiselles, s'est envolée par la fenêtre, en s'aidant d'un rideau,
arraché, comme vous voyez... C'était plus fort qu'une partie
carrée, une partie presque cubique... Quel dommage! J'aurais bien
voulu voir la fugitive. Gageons que c'était la plus jolie!

Il mit dans ces dernières paroles une intention tellement perfide,
il laissa percer dans cette réticence un si diabolique sous-
entendu, qu'un jour sinistre traversa l'esprit de Laurent et que
le jeune homme s'élança vers Béjard en le traitant de lâche.

L'autre se contenta de toiser ce masque mal embouché et poursuivit
aussitôt ses investigations, mais la violente sortie de Paridael
rappela enfin le commissaire à son rôle.

-- Hé! vous, le pierrot?... Qu'on décampe, et presto! Vous n'avez
rien à faire ici! dit-il en prenant Laurent par le bras et en le
poussant dehors; puis se tournant vers Béjard et les deux maris:
«Je crois les faits suffisamment établis, monsieur Béjard, et
superflu de prolonger cette situation délicate. Nous pourrions
donc nous retirer.»

Après avoir toussoté, il ajouta d'un ton contraint, comme si la
pudeur l'eût empêché de s'adresser directement à des coupables si
court vêtus: «Ces dames et ces messieurs auront la bonté de nous,
rejoindre au commissariat pour les petites formalités qu'il nous
reste à remplir!»

Laurent, contre son ordinaire, a jugé inutile de se rebiffer. Il
retrouvera le commissaire! Béjard ne perd rien à attendre!

Pour le moment, un autre soin incombe à Laurent.

Coupable ou non, il faut que Gina soit avertie de ce qui vient de
se passer et de la façon dont Béjard l'a désignée... Laurent se
précipite dans la rue, comme un perdu, hèle un cocher, saute dans
le fiacre:

-- À l'hôtel Béjard!

Il arrache la sonnette, bouscule le concierge, s'introduit pour
ainsi dire avec effraction dans une pièce éclairée.

Gina fait un grand cri en reconnaissant d'abord son pierrot de
l'après-midi, et immédiatement après, sous cet accoutrement
déshonoré, sous un reste de maquillage, son cousin Laurent
Paridael.

Il la prend brutalement par la main: «Un oui ou un non, Gina,
étiez-vous ce soir au restaurant Casti?»

-- Moi! Mais de quel cabanon vous êtes-vous échappé?

Il lui raconte, tout d'une haleine, le scandale auquel il vient
d'assister.

-- Le misérable, s'écrie-t-elle en apprenant le rôle joué par
Béjard dans cette scabreuse aventure. «Je ne suis pas sortie ce
soir. Ma parole ne vous suffit pas? Tenez, les cachets de la poste
sur cette lettre recommandée établissent que celle-ci m'a été
remise' il y a une heure environ. Je finissais d'y répondre,
lorsque vous avez fait irruption ici, et vous accorderez qu'il m'a
bien fallu une heure pour remplir ces quatre pages d'une écriture
aussi serrée que la mienne.»

Pour être édifié, Laurent n'avait pas besoin d'une preuve
irrécusable; tout, dans Gina, proclamait l'innocence; son maintien
reposé, sa toilette d'intérieur, sa coiffure disposée pour la
nuit, le son de sa voix, l'expression honnête de ses yeux,
jusqu'au parfum tiède et calme que dégageait sa personne.

-- Pardonnez-moi, ma cousine, d'avoir douté un instant de vous...
Pardonnez-moi surtout ma conduite de tout à l'heure...

-- J'avais déjà oublié cette bagatelle... Ah! Laurent, c'est
plutôt moi qui devrais te demander pardon! N'étais-je pas cruelle
à l'égard de tout le monde, mais surtout au tien, mon bon
Laurent!... Sois-moi pitoyable. J'ai bien besoin, à présent, qu'on
m'épargne. J'expie durement ma coquetterie...

«Depuis longtemps tu détestes Béjard, n'est-ce pas? Tu ne le
haïras jamais assez. C'est notre ennemi à tous, c'est la bête
malfaisante par excellence... Tu sais, le naufrage de la Gina. Eh
bien, c'est horrible à dire, mais j'ai la conviction que le
misérable prévoyait ce désastre, que celui-ci entrait même dans
ses spéculations. Oui, il savait le navire incapable de tenir plus
longtemps la mer...»

-- Non! Oh, non! Ne dis pas cela. Béjard était un ange! il y a
deux secondes! Béjard était bon comme Jésus!... Il savait cela, il
voulait cette noyade! Dieu! Dieu! Dieu! Oh non!... hurlait Laurent
en se prenant la tête à deux mains, en se bouchant les oreilles.

-- Oui, je jurerais sur mon âme qu'il le savait. Il se méfie de
moi. Il sent que je le devine, il me craint. Il a peur que je ne
parle. Je sais aussi qu'il a voulu, avec le vieux Saint-Fardier,
te faire enfermer comme fou. Sans mon père, on te colloquait. Fou!
On le deviendrait au milieu d'un pareil monde. C'est miracle que
j'aie conservé la raison. Je jurerais que le complot de ce soir a
été tramé par lui, avec Vera-Pinto, le Chilien que tu as remarqué
cet après-midi dans la rue et revu chez Casti.

Et Gina raconta à Paridael que, depuis son arrivée à Anvers, cet
exotique la poursuivait de ses assiduités. Plusieurs fois elle
l'avait éconduit, mais il revenait toujours à la charge,
encouragé, aussi incroyable que cela parût, par Béjard même auprès
de qui il avait remplacé Dupoissy. Il avait, certes, l'âme encore
plus basse et plus noire que le Sedanais, et Gina n'augurait rien
de bon de ce que les deux associés tripotaient ensemble sous
prétexte de commerce.

Béjard entendait reconquérir sa liberté pour épouser une autre
héritière. Depuis qu'il l'avait ruinée, Gina ne représentait plus
qu'un obstacle à sa fortune. N'osant se débarrasser de sa seconde
femme comme il avait du le faire, là-bas, de la première, il avait
tenté, par persuasion, de faire consentir Gina au divorce.
L'intérêt de son enfant, et aussi le souci de sa réputation,
avaient empêché Gina de se rendre à ses instances, autrement elle
eût été la première à souhaiter la rupture de cette abominable
union. En présence de ce refus, Béjard avait eu recours à la
menace, puis, comme sa femme ne cédait toujours pas à sa volonté,
il l'avait battue, oui, battue, sans pitié. Toutefois un jour,
qu'il levait de nouveau la main sur elle, Gina s'arma d'un couteau
et menaça de le lui plonger dans le ventre. Aussi lâche que
méchant, il se l'était tenu pour dit. Mais, pour briser la
résistance de son épouse, il devait mettre en oeuvre des moyens
autrement abominables. Il avait essayé de la pousser dans les bras
du Chilien. Elle déconcerta ces embûches et le rasta en fut pour
ses frais de galanterie. Enfin, en désespoir de cause, ne
parvenant pas à induire sa femme en adultère, Béjard avait résolu
de la faire condamner et flétrir comme si elle était coupable. De
connivence, toujours, avec Vera-Pinto, il n'avait pas hésité, pour
l'atteindre, à frapper les petites Saint-Fardier.

Voici, présumait Gina, quelle était la trame du complot:

-- Après avoir averti Béjard de la partie galante liée pour la
soirée, le Chilien s'y était rendu avec l'une ou l'autre de ses
conquêtes.

«Il n'en manque pas, je l'avoue, même dans ce qu'on appelle la
bonne société, disait Mme Béjard, car mes égales ne partagent pas
toutes mon aversion pour cet équivoque métis. Inutile de les
nommer. Plus heureuse qu'Angèle et Cora, la troisième dame mêlée à
cette aventure aura pu, du moins, s'enfuir à temps. Cette personne
ne se doute pas qu'elle doit précisément son salut à la haine que
me vouent Béjard et son âme damnée. Il importait à ceux-ci de la
faire disparaître avant l'arrivée de la police pour m'impliquer
moi-même dans cette affaire. Ne m'avait-on pas vue l'après-midi en
compagnie de mes malheureuses cousines? Et von Frans, Ditmayr et
Vera-Pinto ne sont-ils pas demeurés tout le temps plantés sous
noire balcon? La scène chez Casti représente l'épilogue d'une
intrigue nouée à l'Hôtel Saint-Antoine, et, demain, dans Anvers,
il ne se trouvera personne, sauf mon père et vous, qui ne soit
persuadé de mes relations avec ce Chilien! Ah! Laurent! Dire que
Bergmans lui-même croira les calomniateurs! Quand c'est dans son
souvenir que je puisais la force de rester vertueuse!

C'est lui que j'aimais, c'est lui que je devais épouser! Je le
décourageai par ma vanité, et lorsqu'il se retira, mon amour-
propre l'emportant encore sur mon amour, je consentis au plus
funeste des mariages. Pour piquer celui que j'aimais, je me suis
rendue éternellement malheureuse!»

En vain Paridael avait-il tenté d'user sa passion, de la rendre de
plus en plus absurde en multipliant à l'envi, de propos délibéré,
les obstacles et les barrières qui le séparaient de sa cousine; en
vain était-il descendu si bas que jamais plus elle ne pourrait le
relever jusqu'à elle.

Il se croyait guéri, il n'avait fait que recuire son mal. On sait
comment avait tourné, quelques heures auparavant, son animosité
contre la jeune femme.

Les accidents, les liaisons, les promiscuités de sa vie vagabonde,
son commerce avec les réfractaires et les irréguliers, gaillards
peu vergogneux de leur nature, initiés à n'importe quelle
turpitude, l'avaient aussi dépouillé de tout préjugé et rendu plus
entreprenant et plus expéditif.

Pendant qu'elle lui dénonçait les brutalités de Béjard, Paridael
se dédoublait étrangement; une partie de son moi compatissait du
plus profond de l'âme à tant d'infortune et s'insurgeait contre si
monstrueuse vilenie, et l'autre partie brûlait de sauter sur la
femme éplorée, de la battre à son tour, de la traiter avec plus de
barbarie que tout à l'heure sur le «cours», Jamais les extrêmes de
sa nature ne s'étaient ainsi contredits. Ses sentiments
s'entrechoquaient comme les fluides contraires pendant un orage.

La nudité des deux blondes adultères, surprises au restaurant
Casti, frémissait encore devant son regard et lui incendiait le
sang.

«Que ne déshabilles-tu prestement cette femme pantelante? Seras tu
moins crâne que le petit violateur de Pouderlée?» lui suggérait le
côté matériel de son individu. «Je trouverai assez de grandeur
d'âme pour l'aimer mieux que Bergmans lui-même!» se promettait
l'autre partie de sa nature. Et il ne caressait pas idée moins
généreuse, moins extravagante, que celle de se sacrifier pour
faire le bonheur de la chère femme en la débarrassant, et Anvers
avec elle, de ce spoliateur exécré.

Ce fut sous l'influence de cette pensée à la Don Quichotte qu'il
dit à Gina, après un long silence, en gardant ses mains dans les
siennes:

-- Tu aimes donc encore Bergmans?

L'accent de sa voix décelait tant de tristesse et d'affection que
Gina le regarda. Mais elle fut tout étonnée de lui trouver ces
yeux noyés et bizarres qu'elle lui avait vus déjà, un jour
d'alerte, dans l'orangerie, et comme il lui serrait les mains de
plus en plus fort:

-- Laurent! fit-elle... Laurent! en essayant de le repousser et
sans répondre à sa question.

Lui, cependant, continuait de sa voix infléchie et mourante:

-- Ne crains rien de moi, Gina... Pense tout ce que tu voudras sur
mon compte; accable-moi de mépris, maïs dis-toi bien qu'il n'est
rien que je ne tente pour ton bonheur...

Telle était l'expression sincère de ses sentiments, mais pourquoi,
tout en tenant à Gina ces propos respectueux, la pression trop
rude de ses doigts et la flamme fauve de ses prunelles
démentaient-elles ce discours?

-- S'il venait à disparaître, ce Béjard, c'est Bergmans que tu
épouserais...

Sa voix semblait venir de l'autre monde comme celle de ceux qui
rêvent tout haut.

-- Veux-tu que je le tue, dis, ton mari? Tu n'as qu'à parler pour
cela!... Voyons, parle!... Parle, te dis-je!

Le regard d'assassin ne menaçait pas seulement celui qui en avait
défini de cette façon l'intensité troublante et le feu concentré.
Gina venait d'y lire autre chose qu'une furie meurtrière, une
postulation plus directe, une menace imminente...

-- Avant que j'assure à jamais ton bonheur et celui de Bergmans,
sois bonne un seul instant pour moi, Gina... l'instant que dure le
baiser d'une soeur... Après, je partirai pour accomplir ma
mission... Et plus jamais tu ne me reverras... Vite, ce baiser...
ce baiser d'adieu, ma Régina...

Sa voix s'altérait, se faisait rauque et menaçante, son
imploration sonnait faux; il attirait de force la jeune femme
contre sa poitrine en lui meurtrissant les poignets.

-- Laurent! Finissez! Vous me faites mal...

Au lieu d'obéir, il lui patinait le charnu des bras; il portait
même les mains à son corsage et, au frisson des soins, sous
l'étoile mince du peignoir, il appuya goulûment ses lèvres contre
les siennes. Presque renversée, sur le point de lui appartenir,
elle parvint à se dégager et bondit de l'autre côté de la table:

-- Tous mes compliments, maître fourbe. Et dire que j'accusais
Vera-Pinto! C'est toi le suppôt de Béjard! J'y suis à présent.
Après l'avoir payé pour me maltraiter cette après-midi, il
comptait me surprendre avec toi, vilain pitre! Ta laideur et ta
saleté eussent encore corsé l'énormité de ma faute.»

Flagellé par cette apostrophe virulente, aussi aveuglé que si elle
lui avait flaqué du vitriol au visage, Laurent ne tenta pas même
de se justifier. Les apparences l'accablaient; ce qu'il avait de
mieux à faire était de détaler au plus vite. L'arrivée de Béjard
eût converti la calomnieuse hypothèse en réalité.

Laurent s'enfuit, non sans trébucher plusieurs fois, prêt à
tomber.

Gina, sa bien-aimée Gina! le croire capable, d'une pareille
félonie! Jamais Laurent ne s'en relèverait. Il aurait le droit
désormais de se rouler dans toutes les fanges, d'accumuler
ignominies sur ignominies: ses pires forfaits paraîtraient des
bonnes oeuvres à côté de celui dont elle l'avait incriminé, et les
arrêts les plus draconiens, les expiations les plus infernales,
que lui vaudraient une liste d'iniquités inimaginables, lui
seraient douces et clémentes comparées à la rigueur et à la
cruauté de cette accusation.

Gina même ne pourrait revenir sur son erreur et réparer son
injustice. Celle-ci était indélébile. N'importe quelle
réhabilitation ou quelle amnistie arriverait trop tard.


VII. LA CARTOUCHERIE

Ce jour de mai, les brouillards d'un hiver exceptionnellement
tenace s'étaient dissipés pour ne laisser flotter dans l'air
qu'une évaporation diaphane à travers laquelle l'azur offrait une
intéressante pâleur de convalescence et qui s'irisait, à la
radieuse lumière, comme un pulvérin de perles fines.

Après une longue maladie contractée le lendemain de son orageux
Mardi gras, Laurent, aussi convalescent que la saison, faisait sa
première sortie de l'hôpital où les praticiens l'avaient sauvé
malgré lui et moins, sans doute, par intérêt pour sa personne que
pour triompher d'un des cas de typhus les plus opiniâtres et les
plus compliqués qui se fussent rencontrés dans l'établissement.

Remis sur pied, rendu à la vie du dehors, il semblait revenir d'un
long et périlleux voyage, comme amnistié d'un exil qui aurait duré
des années. Aussi jamais, même le jour de sa rentrée à Anvers, la
métropole ne lui était apparue sous cet aspect de puissance, de
splendeur et de sérénité. Au port, l'activité se ressentait de la
température printanière. La famine récente causée par le blocus de
l'Escaut n'avait pas persisté après la débâcle des glaces. Plus
que jamais la rade et les docks regorgeaient de navires et une
recrudescence formidable succédait à la longue accalmie du trafic.

Les ouvriers travaillaient sans souffrance, heureux de dépenser
leurs forces, considérant aujourd'hui la corvée, si souvent
pénible, comme une gymnastique rendant l'élasticité a leurs
membres longtemps engourdis.

Même les émigrants, stationnant aux portes des consulats,
semblaient à Paridael moins pitoyables, plus résignés que de
coutume.

Passant devant le Coin des Paresseux, il constata que tous les
habitués en étaient absents.

Leur roi, chômeur permanent, ne travaillant pas quand les
paresseux les plus fieffés se laissaient embaucher, dérogeait
exceptionnellement à sa fainéantise. Cette constatation humilia
quelque peu Laurent Paridael. Il demeurait l'unique bourdon de la
ruche en pleine activité. Il lui tardait de se régénérer par le
travail.

À cette fin il aborda plusieurs brigades de débardeurs et demanda
de l'emploi, n'importe lequel, à leur baes, mais celui-ci, après
l'avoir dévisagé, peu soucieux de s'empêtrer d'une main-d'oeuvre
aussi dérisoire que celle d'un particulier rongé par deux mois de
fièvres, l'engageait à repasser le lendemain, alléguant que la
journée était déjà trop avancée.

Charriant les fardiers, passaient, d'une allure majestueuse et
lente, les grands chevaux des «Nations». À leurs larges colliers
des clous dorés dessinaient le nom ou le monogramme de la
corporation propriétaire. Les voituriers de ces chars n'emploient
pour toutes rênes qu'une longue corde de chanvre passée dans un
des anneaux du collier. Soit qu'ils trônent debout sur leurs
chariots lèges à la façon des cochers antiques, ou qu'ils
marchent, placides et apparemment distraits, à côté du véhicule
charge, leur adresse, leur coup d'oeil et aussi l'intelligence de
leurs chevaux sont tels, que les attelages se croisent, se
frôlent, sans jamais s'accrocher.

Laurent ne se lassait pas de s'extasier devant ces rudes chevaux
et ces magnifiques conducteurs, il s'immobilisait même sur leur
passage et à tout instant il se fût fait écraser, si un impératif
claquement de fouet ou une gutturale onomatopée ne l'eût averti de
se garer.

Ivre de renouveau, il pataugeait avec volupté dans cette boue
grasse, sueur noire et permanente d'un pavé continuellement foulé
par le pesant roulage; il enjambait des rails et des excentriques
de voies ferrées; des amarres le faisaient trébucher, des ballots
jetés à la volée, de mains en mains, comme de simples muscades par
des jongleurs herculéens, menaçaient de le renverser, et l'équipe
dont il contrariait la manoeuvre rythmique et cadencée, le
houspillait dans un patois énorme et croustilleux comme leurs
personnages.

Rien n'altérait, aujourd'hui, la belle humeur de Laurent; il
prenait plaisir à se sentir rudoyé par le monde de ses
préférences, jouissait de l'extrême familiarité que lui
témoignaient ces débardeurs aussi robustes que placides.

Il longea le grand bassin du Kattendyk. Son coeur battit plus fort
à la vue des compagnons de l'Amérique, la «Nation» dont il avait
fait partie, en train de décharger des grains. Les sacs agrippés à
fond de cale par les crocs de la grue étaient guindés à hauteur
des mats et de la cheminée, puis le formidable levier, décrivant
un horizontal quart de cercle, entraînait sa portée jusqu'au-
dessus du camion attendant sur le quai.

Debout sur le camion, nu-tête et bras nus, un grand gaillard, les
reins sanglés comme un lutteur, une sorte de serpe à la main,
accrochait au passage les sacs surplombant sa tête, les
débarrassait de leurs élingues et, du même coup, rendait la
liberté de son mouvement à la machine qui virait pour continuer
ses fouilles.

À la file, d'autres compagnons, coiffés, ceux-ci, du capuchon,
s'approchaient à point nommé pour transborder sur un second camion
la charge que l'homme nu-tête soulevait d'un tour de main et
assujettissait contre leur échine. Alentour, les balayeuses
rassemblaient en tas le grain qui se répandait à chaque voyage de
la machine par les fissures des sacs accrochés et mordus.

En s'approchant, Laurent reconnut dans le principal acteur de
cette scène, dont lui seul, peut-être, parmi ses contemporains,
ressentait jusqu'aux moelles la souveraine beauté et qui eût
sollicité Michel-Ange et transporté de lyrisme Benvenuto Cellini,
le débardeur secouru par lui dans le galetas et s'estima
récompensé au delà de toute perspective terrestre ou divine par
l'émotion dont l'emplissait la vue do cette noble créature
restituée à la vie et à son décor. Un instant Laurent songea à
héler le personnage, mais il n'en fit rien; le brave gars eût pu
croire, tant son bienfaiteur avait l'air minable et vanné, que
celui-ci faisait brutalement appel à sa reconnaissance. Paridael
se hâta même de poursuivre son chemin, craignant d'être reconnu,
se félicitant d'avoir eu ce scrupule, mais non sans envoyer du
fond de l'âme à son obligé l'effluve le plus chaud de son fluide
affectif.

Il dépassa les cales sèches, traversa force ponts et passerelles,
atteignit les entrepôts de matières inflammables, les magasins de
naphte immergés dans des bas-fonds marécageux, les tanks à
pétrole, cuves immenses comme des gazomètres, tous objets
d'apparence topique contribuant à la démarcation de ce paysage
commercial.

Ici s'arrêtait, lors de ses dernières vagations, l'industrie
accapareuse et vorace de la métropole.

Aussi ne fut-il pas peu surpris en constatant que, passé les
réservoirs à pétrole, vers le hameau d'Austruweel -- piteux coin
de village cruellement séparé de son clocher par les nécessités
stratégiques, et réuni de force à la région urbaine -- s'élevait
un agglomérat de constructions sommaires et hâtives comme un
baraquement, d'un aspect si trouble, si rebutant, édifiées
tellement à la diable, que Laurent n'était pas loin de leur
attribuer, en effet, une origine diabolique. Aucun nom, aucune
enseigne ne les revêtait, comme si le propriétaire eût été honteux
de revendiquer sa propriété ou comme s'il e exercé une profession
inavouable. Ces masures avaient dû pousser là comme les
champignons germent en une nuit dans les endroits humides,
propices aussi à l'éclosion de crapauds.

L'ensemble tenait à la fois du lazaret, du dispensaire, du
chantier d'équarrissage, d'un entrepôt de contrebande, d'une
brûlerie clandestine reléguée hors la zone des industries
normales. Choqué désagréablement, Laurent Paridael s'arrêta malgré
lui devant ces pourpris interlopes, consistant en cinq corps de
bâtiments sans étages, faits d'épaves, de torchis, de gravats, de
matériaux agglutinés comme une chose provisoire à laquelle on ne
demanderait qu'une consistance éphémère.

Entouré d'un méchant palis, garde fous vermoulu, l'ensemble jetait
une note discordante dans l'harmonie grandiose et loyale, dans
l'impression de probe aloi produite aujourd'hui par le panorama
d'Anvers. Ces bicoques sans destination apparente intriguaient
Paridael plus qu'il ne l'aurait voulu.

Il fut distrait de sa critique par une dizaine d'apprentis,
garçons et jeunes filles, qui, bâtant le pas et devisant
joyeusement, allaient précisément s'engager dans ces chantiers
équivoques.

Il les aborda avec l'angoisse d'un sauveteur qui saute à l'eau ou
au mors de chevaux emballés, pour secourir le prochain en
détresse, et leur demanda ce que représentait ces installations
suspectes.

-- Ça? mais c'est la Cartoucherie Béjard lui dirent-ils en le
regardant comme s'il tombait de la lune.

À cette réponse il dut avoir l'air encore plus ahuri. Comment
n'avait-il pas prévu cette corrélation? Établissement de mine si
repoussante et de dehors si maléfique ne pouvait évidemment servir
qu'à Béjard.

Laurent Paridael se rappela qu'on lui avait parlé de la dernière
opération de l'ancien esclavagiste. Sans se réconcilier avec
Bergmans, il avait applaudi à la campagne véhémente conduite par
le tribun contre les menaçantes oeuvres du marchand de viande
humaine, et s'il ne s'était pas mêlé plus activement à cette
opposition, c'est qu'il croyait le Magistrat incapable de tolérer
pareilles manipulations à l'intérieur de la ville. Et voilà que
Paridael trouvait ses prévisions démenties et le salut public mis
en péril malgré les philippiques, les adjurations et les cris
d'alarme de Bergmans!

Béjard, le méchant alchimiste, était parvenu à établir son
laboratoire où bon lui semblait.

C'était dans ces ateliers précaires, presque ouverts à tous les
vents, plutôt aménagés pour séduire les chauve-souris que pour
abriter des êtres humains, que se pratiquaient ces opérations
redoutables!

C'était dans le proche voisinage des matières les plus
combustibles qu'on tolérait la présence des plus foudroyants
producteurs du feu! Non seulement on installait une soute aux
poudres à côté des entrepôts de naphte et d'huile, mais on se
livrait sur cette poudre à une trituration des plus propres à la
faire éclater.

C'était des gamins, des bambines fatalement volages et étourdis,
appartenant par essence à la classe la plus turbulente et la plus
téméraire des prolétaires anversois, que l'on chargeait d'un
travail pour lequel on n'aurait jamais requis manipulateurs trop
sages et trop rassis!

Et pour que rien ne manquât à cette gageure, pour que le défi
criât mieux vengeance au ciel, pour tenter plus sûrement Dieu ou
plutôt l'Enfer, on outillait d'engins grossiers et rudimentaires
ces menottes novices et maladroites.

Enfin, provocation suprême, on logeait une machine à vapeur et son
foyer à proximité de la poudrière, on traitait littéralement la
poudre par le feu!

Ne considérant que le peu de difficulté, comportée par la tâche
même, simple travail de mazettes, «un véritable jeu d'enfant!»
disait en ricanant l'âpre capitaliste, celui-ci avait tout
bonnement rabattu deux cents de ces tout jeunes voyous et
maraudeurs, pullulant dans le quartier dos Bateliers et de la
Minque, graine de ribaudes, de colporteuses, de pilotins, de
smugglers et de runners, truandaille à faibles prétentions qu'il
salariait à raison de quelques liards par jour. Béjard s'occupait
aussi peu de la sécurité de ces pauvrets que de celle des
émigrants. Cette cartoucherie était le digne pendant du navire
avarié. Laurent s'imagina même reconnaître dans ces planches
moussues et goudronnées, des épaves de la Gina, et par plus de
recul encore il songeait aux navires qu'avaient aidé à construire
du temps de Béjard père, les apprentis suppliciés pour amuser
Béjard fils.

L'aîné des gamins, auxquels Laurent venait de s'adresser, ne
courait que sa seizième année et il apprit de lui que la plupart
de ses compagnons n'atteignaient pas cet âge.

En les interrogeant, Paridael prenait à leur sort un intérêt
encore inéprouvé, leur portait d'emblée une impérieuse et presque
cuisante sollicitude, la plus intense, la plus jalouse qu'être
humain eût éveillée en ses moelles, s'ingéniait à prolonger la
conversation pour les retenir, là, auprès de lui, et retarder de
minute en minute leur rentrée dans l'usine.

Il se creusait la tête afin de les détourner de leur travail, de
licencier cet atelier délétère. Jamais il n'avait nourri pareille
envie de disputer à une usine son peuple de servants; de
débaucher, de libérer, d'affranchir les apprentis attelés aux
métiers homicides. Toutes ses amours passées revivaient, se
condensaient en cet attachement suprême.

-- Dans ce bâtiment-là, devant votre nez, est l'atelier où les
garçons vident les cartouches. Derrière la remise, la douane... Au
milieu, cette espèce de fort entouré de terre battue vous
représente la poudrière dans laquelle nous mettons en caisse la
poudre provenant des cartouches démontées... De l'autre côté de la
poudrière: l'atelier des filles... C'est là que s'applique ma
bonne amie, la rousseaude, qui se cache derrière cette autre
pisseuse... Comme autrefois à l'école, on sépare les culottes des
jupons. Je ne dis pas qu'on ait tout à fait tort... d'autant plus
que nous nous dédommageons à la sortie, n'est-ce pas, la Carotte?
Enfin, ce hangar-là contient le four en maçonnerie où l'on fond
séparément en lingots le cuivre et le plomb...

«Le même auvent protège la machine à vapeur servant à écraser les
douilles vidées et brûlées. Moi, je travaille au four. C'est moi,
Frans Vervvinkel, qui fais partir le fulminate des amorces après
avoir vidé les douilles. Il faudrait me voir à l'oeuvre! C'est
très amusant et pas plus difficile que de planter une taloche à
celui-ci. Vlan! je fais ainsi. Et le tour est joué! Ne te fâche
pas, Pitiet, c'était pour expliquer le truc à monsieur!»

À mesure que l'aîné lui donnait sans récriminer, même sur un ton
de forfanterie, fortement imprégné du savoureux bagout local, ces
détails et d'autres encore sur les lieux, le matériel et les
travailleurs, les affinités de Laurent pour cette traînée de
lurons et de luronnes se corsaient au paroxysme de la
commisération.

Ils avaient la charnure bien modelée, la mine saine quoiqu'un peu
déveloutée, le museau éveillé, les allures balancées et
dégourdies, les vives prunelles, les lèvres mobiles, ce teint un
peu hâlé, ces pommettes briquetées, cette complexion brune des
riverains du port, ce type local tellement prisé par Laurent qu'il
lui rendait sympathiques jusqu'aux runners et autres requins de
terre.

En les dévisageant, comment se fit-il soudain la réflexion que les
premières victimes de Béjard et de ses charpentiers de navires,
que les petits crucifiés du chantier Fulton devaient avoir eu leur
âge, leur galbe, leur gentillesse, leur crânerie? C'était bien là
les congénères de ces fiers bonshommes qu'au dire des gazettes du
temps on avait pu brimer et martyriser à l'envi sans les pousser à
la délation, sans seulement en tirer une plainte.

-- Et vous ne vous faites point mal? On ne vous fait point de mal
là-dedans? Bien sûr? Cet homme, Béjard, ne prend-il point plaisir
à voir couler votre sang? Oh, dites, n'ayez point peur!... N'est-
ce pas que vous vous prêtez à ses amusements féroces, qu'il vous
brûle et vous charcute, le bourreau!... Ne dites pas non! Je le
connais... Prenez garde!

Ils se regardaient en pouffant, ne comprenant rien aux divagations
de ce carême-prenant.

Le pressentiment d'occultes dangers qui les menaçaient, angoissait
atrocement Paridael, attristait, pour employer la parole sublime
du Sauveur, son âme jusqu'à la mort. Un attirail de supplices et
de questions guettait cette chair adolescente. Il aurait voulu
racheter ces pauvrets au prix de son propre sang, il ne savait à
quels vivisecteurs.

Un moment il crut avoir trouvé le moyen de conjurer leur fortune.

Après avoir calculé mentalement ce qu'il possédait encore, il
proposa de but en blanc à toute la flopée de la conduire à la
campagne, au-delà d'Austruweel où il les aurait régalés de riz au
safran, «de pain de corinthes» et de café sucré, tout comme Jésus
traite ses élus au Paradis.

Mais, en même temps qu'il fouillait ses poches pour en retirer son
dernier argent, il se tâtait, en quête de bandelettes, de charpie
et d'onguent. Ses hardes s'en étaient-elles imprégnées à
l'hôpital, mais, simultanément, une abominable odeur de phénol, de
laudanum, de chair cautérisée, outragea ses narines.

Ficelé dans un de ces accoutrements picaresques à la composition
desquels il apportait un véritable dandysme, les joues creusées,
la mine ravagée par la maladie et rendue plus hagarde, plus
décomposée encore par l'angoisse présente, des propos saugrenus et
incohérents brochant sur la dégaine défavorable du personnage,
Laurent Paridael était si peu le particulier de qui on eût pu
attendre largesse, qu'en lui entendant proposer cette mirifique
régalade à la campagne, les gamins se crurent positivement en
présence d'un fou, d'un fumiste ou d'un ivrogne incapable de tenir
ce qu'il leur offrait et se mirent à l'étourdir par un tas de
propositions burlesques:

-- Dis, Jan Slim, as-tu fini de couïonner ton monde? Apprends-nous
plutôt l'adresse de ton tailleur. -- Eh! l'oiseau rare, puisque tu
es en veine de prêche, si tu nous récitais les dix commandements
de Dieu! -- Certes qu'on t'accompagnera, mon petit père, et tout
de suite encore, mais pourrais-tu nous mener dîner à l'Hôtel
Saint-Antoine ou chez. Casti? -- Soit dit sans te blesser, mais tu
nous fais l'effet d'un échappé de la rue des Béguines ou d'un
pèlerin de Merxplas. -- C'est-il avec l'argent volé que tu nous
gaveras la panse?

Loin de se formaliser de ces brocards, Laurent regrettait
profondément de ne plus disposer du moindre billet de cent francs
pour les partager entre ces garnements et payer leur rançon à la
fatalité. Lui-même était à bout de ressources, et à moins qu'il ne
trouvât demain à louer ses bras affaiblis, il lui faudrait, en
effet, se rendre en pèlerinage à Merxplas, à l'hospitalier dépôt
des musards et des las d'aller, où il aurait retrouvé Karel le
Forgeron et tant d'autres dignes anathèmes.

Averti d'une détresse de plus en plus imminente, Laurent insista
pour entraîner les jeunes ouvriers loin de cet endroit; les
supplia presque avec des larmes d'aller s'embaucher ailleurs comme
goujats, terrassiers, trieuses de café, harengères, ou tout au
moins de chômer aujourd'hui, un seul après-midi, de faire l'usine
buissonnière durant le restant du jour.

Mais jugeant que cette mystification tournait à la scie, leur
chef, un polisson aux grands yeux couleur de châtaigne mûre, à la
moue gouailleuse, au menton carré et volontaire marqué d'une
délicieuse fossette, un espiègle difficile à prendre sans vert, le
même Frans Verwinkel qui se disait chargé de «faire partir le
fulminate» tira respectueusement sa casquette à Paridael et,
inclinant sa caboche noire et frisée, le harangua à ces termes:

-- Ce n'est pus, mon vieux frère, que ta compagnie nous soit
particulièrement désagréable ou que ta conversation manque de
ragoût, mais si tu m'en crois, tu prendras les devants et iras
nous attendre à Wilmarsdonck... Voilà au moins une heure que la
cloche a sonné et, sans être tout à fait le croquemitaine que tu
nous disais, le Béjard ne se gênerait pas pour nous coller des
amendes ou nous foutre tous à la porte, certain qu'il est, le
roublard, de piger toujours assez d'artistes de notre force pour
faire marcher sa boutique.

«Et comme, dans ce cas, ce n'est pas encore toi, notre oncle, qui
beurreras nos tartines et nous nicheras dans un poulailler, ou
tendras le cul à notre place pour recevoir une fessée aussi
paternelle que brûlante, nous te souhaitons le bonsoir, l'ami.
Salut et bon vent arrière!»

Laurent tenta de lui barrer le passage, l'arrêta par le bras, lui
retint les mains:

-- Allons hop! l'ami! Bas les pattes! Au large, entends-tu?

Le fringant apprenti se dégagea et Laurent eut beau s'accrocher
désespérément aux blouses et aux jupes, tous passèrent outre, à la
suite de leur chef, non sans molester un tantinet le chanteur de
noires complaintes. Et, avec des huées, dos sifflets, à grand
renfort de gestes cyniques à son adresse, ils s'engouffrèrent dans
la cartoucherie, plus effrontés, plus tapageurs qu'une volée de
moineaux narguant l'épouvantail.

Paridael demeura en cet endroit longtemps après que la porte se
fut refermée sur le dernier des retardataires. Leur rire sonore,
leur voix vibrante claironnait encore à ses oreilles; il voyait
reluire et pétiller les profonds yeux couleur de châtaigne mûre du
plus grand, se remémorait le ragoût de son mouvement, lorsque d'un
revers de main il avait relevé vers le ciel la visière de sa
casquette à la façon d'une mésange querelleuse qui hérisserait sa
huppe.

Le coeur de Paridael saignait de plus en plus douloureusement sous
sa poitrine. Et cela, à propos de galopins qui lui étaient
absolument étrangers!

«Il en gredine des centaines, voire des milliers, du même moule,
du même fion dans les quartiers populaires, depuis Merxem jusqu'à
Kiel!» lui aurait fait observer le judicieux et raisonnable
Marbol.

Eux-mêmes ne venaient-ils pas de reconnaître que Béjard n'eût pas
été embarrassé de lever plus d'une réserve de conscrits de pareil
acabit.

La ville prolifique les jetait sur le pavé, négligemment, les
exposant aux aventures, les abandonnant à leur propre industrie, à
leurs bons ou mauvais instincts, les vouant presque tous à
l'ilotisme, mais les prodiguant pour la plus grande saveur de la
rue et du rivage.

S'ils ne servent pas à la nourriture des poissons, un jour ils
s'allongent sur la dalle des morgues ou contribuent à
l'instruction des carabins. Possédaient-ils bien l'unique, le
suprême cachet que leur prêtait Laurent? Incontestablement. Eût-il
même été seul à les voir sous cette couleur chaude et en si ferme
relief, c'est qu'ils étaient créés, qu'ils existaient ainsi.

Sur le point de relancer les apprentis dans leur atelier afin de
suspendre les malignes pratiques auxquelles on se livrait sur eux
et de les disputer à Béjart lui-même, la même odeur que tout à
l'heure, mais plus véhémente encore, une touffeur d'abattoir mêlée
à des relents d'infirmerie et à des bouffées de roussis fondit à
sa rencontre. Comme si on lui eût fait respirer un violent
anesthésique, il eut un éblouissement, un vertige; les objets
tournoyèrent autour de lui.

La palissade enclavant la cartoucherie fut balayée, la maçonnerie
s'effrita, les murs se lézardèrent et s'entrouvrirent comme des
décors d'opéra, ou comme si se déclaraient de subites voies d'eau
et, dans une verte lumière de bengale ayant la couleur d'une mer
glauque et phosphorescente, d'insolites formes humaines
tourbillonnèrent devant ses yeux, plus rapides, plus fugaces qu'un
banc de poissons lumineux ou que les mille chandelles folletant
sous la paupière d'un apoplectique. Quoique endiablées que fussent
leurs virevousses, Laurent démêla dans ces apparitions des têtes
sans corps, des torses sans membres, des pieds et des mains
amputés, et un qui le consterna surtout, dans ce météore, fut
l'expression conjuratrice, implorante ou terrifiée des yeux
éclairant ces talus exangues, les mêmes beaux yeux d'adolescents
si fripons il y a quelques secondes, et le rictus, la convulsion,
la grimace d'atroce souffrance de ces bouches, les mêmes bouches
tout à l'heure si mutines, si railleuses, et ces minois ouverts et
hardis de bouts d'hommes émancipés ne reculant devant rien, tordus
a présent, convulsés dans il ne savait quel spasme...

Assistait-il à un naufrage ou à un incendie? Il revoyait à la fois
les enfants martyrisés du chantier Fulton et les émigrants qui
avaient sombré avec la Gina. Et un de ces visages, celui du jeune
Frans Verwinkel, ressemblait extraordinairement à celui de son
cher petit Pierket, le frère cadet d'Henriette et l'image de la
jeune fille, mais une version mutine et luronne de cette pensive
image.

Cette fantasmagorie ne dura qu'une mortelle seconde, après
laquelle la lumière verte s'éteignit, les parois se refermèrent,
le palis se releva et la vilaine usine reprit son apparence
revêche, mais normale.

«Ah ça! se dit Paridael, deviendrais-je fou?»

Et rougissant de cet accès morbide qu'il attribuait à une
hyperesthésie causée par sa maladie, à l'action capiteuse de l'air
après une longue claustration, il se décida enfin à tourner le dos
à ces objets hallucinants et se dirigea vers le fleuve.

Deux ou trois fois, cependant, il ramena les regards vers le
chantier, revint un instant sur ses pas comme s'il avait oublié
quelque chose ou si quelqu'un de bien aimé le rappelait pour lui
redire adieu.

Graduellement ce charme cessa d'opérer. L'apparence normale et
rassurante du reste des objets sous la lumière et dans la tiédeur
de ce premier beau jour le lénifia lui-même. Pas un nuage
n'offusquait l'opale azurée du ciel. D'imperceptibles vaguilles
ridant la rivière inondée de soleil faisaient songer à ce frisson
d'aise, a cette petite mort courant au flanc d'une monture flattée
par son cavalier.

Laurent ne distinguait plus les gréements et les cordages des
vaisseaux lointains, de sorte que leurs voiles blanches, plus
blanches que les draps de son lit numéroté à l'hôpital ou que la
bâche des civières, semblaient flotter sans entrave dans l'espace
et suggéraient les ailes d'anges envoyés à la rencontre des âmes
attendues prochainement là-haut!

Parvenu sur la digue, au point même d'où il avait vu décroître le
vaisseau emportant les Tilbak, amoureusement, jalousement,
Paridael embrassa le panorama de sa ville natale. Ses regards
parcoururent les contours et les arêtes des monuments, ils en
firent une délinéation minutieuse et appuyée comme pour une épure,
en même temps que son enthousiasme avivait les teintes,
multipliait, chromatisait à l'infini les nuances de ces
architectures familières. Il inhala avec une avidité d'asphyxié
rappelé à la vie, l'air salin, les arômes du large, les émanations
des épices odoriférantes et même les vireuses matières organiques
chargées sur les flottes marchandes. L'odeur obsédante de
l'hôpital se dissipa dans ce bouquet majeur.

Laurent apercevait les équipes diligentes, surprenait les
manoeuvres d'ensemble sous les grands gestes des élévateurs et des
grues, enregistrait les appels, les signaux et les commandements.
Il confondait dans un immense transport d'affection l'horizon
natal et tous ceux dont cet horizon bornait la vue. Une profonde
et totale béatitude l'envahit, une sorte de nirvana, de
voluptueuse stupeur. Tout en savourant, en dégustant la réalité
ambiante et tangible, il ne se sentait déjà plus faire partie de
la Cité. Celle-ci prenait les proportions et le caractère d'une
sublime oeuvre d'art. Était-ce qu'il ne participait plus en rien à
la création ou bien qu'il s'était fondu et dissous dans les
essences et les principes mêmes qui la constituent?

C'était le premier jour qu'il l'appréciait, qu'il se l'assimilait
ainsi par tous les pores. De quelle vie étrange vivait-il donc? Si
telles délices constituaient le jour sans lendemain, il ne se fût
jamais lassé de leur éternité!

Une saltarelle de carillon préluda au coup de trois heures.

Avant le premier tintement, Paridael éprouva cette sensation de
froid d'un dormeur qui se réveille à la belle étoile; en même
temps, il lui sembla qu'on le tirait fortement par la manche et
que les dernières voix humaines qu'il eût entendues, celles des
jeunes ouvriers de Béjard, le hélaient de très loin. Il se
retourna vers les bâtiments de la cartoucherie. Il n'y avait âme
qui vive entre ces bâtiments et le fleuve, et, ennuyé par ce
rappel, Laurent allait reporter ses regards du côté de la rade.

En même temps que sonnait le premier coup de l'heure, il entendit
partir de la cartoucherie une série de petites détonations de plus
en plus précipitées, et comme il renonçait à les compter, une
commotion lui laboura les jambes, le sol se tendit et se détendit
comme un tremplin sous ses pieds et le fit bondir, d'un élan
involontaire, à quelques mètres en avant.

Un tonnerre, comparable à celui de tous les canons des forts
réunis en une seule batterie, lui brisait le tympan et faisait
jaillir le sang de ses oreilles. Simultanément, une partie de la
cartoucherie -- hélas, les ateliers des enfants! -- oscilla, se
désagrégea comme un simple château de cartes et ramassé, englobé
dans une trombe blanche, monta, fusa vers le ciel.

Cela monta d'un seul jet très vite, ah! trop vite, droite tige
d'une végétation spontanée et au bout de cette tige, blanche et
cotonneuse, qui n'en finissait pas, se forma l'immense masse
bulbeuse d'une tulipe rose et noire s'épanouissant comme la
fabuleuse agave au fracas de la foudre, mais floraison mort-née
effeuillant ses pétales en un funèbre feu d'artifice.

Au deuxième coup de trois heures, durant le millième de seconde
que vécut cette fleur pyrique, Laurent, scrutait ces pétales,
démêla des bras, des jambes, des tronçons, et aussi d'entières
silhouettes humaines, gesticulant horriblement, tels des pantins
trop désarticulés. Il se rappela gestes et contorsions analogues
dans des toiles de peintres hallucinés, évocateurs de sorciers se
rendant au sabbat... Et ces parties de la tulipe rose et noire,
sanguinolentes ou carbonisées, décrivaient dans toutes les
directions de longues trajectoires, et sans cesse pleuvaient,
pleuvaient, pleuvaient d'innombrables débris avec accompagnement
d'intraduisibles clameurs et de la continuelle pétarade. Giries de
brûlés vifs! Pyrotechnie néronienne!

Comme il semblait à Laurent avoir entendu déjà de ces voix,
quelques masses s'abattaient autour de lui en même temps qu'une
grêle de balles, et il eut la vision précipitée d'un tronc auquel
adhérait un corsage, d'un pied d'enfant encore logé dans son petit
sabot, d'une jambe musclée culottée de velours, et du même coup il
se rappelait la cambrure de ce corsage, le pli de ce pantalon, le
bruit guilleret de petits sabots courant à leur besogne et la
belle impudence d'un visage émerillonné sous certaine visière
bravache:

«C'est moi, Frans Verwinkel, qui fais partir le fulminate! Il
faudrait me voir à l'oeuvre. Je n'ai qu'à frapper ainsi, et le
tour est joué!»

Peut-être le pauvret n'avait-il eu qu'à frapper ainsi...

Non, c'était impossible! Laurent n'en pouvait croire ses sens. Le
mirage reprenait de plus belle. Pour se convaincre de son état
d'hallucination, il poussa un immense éclat de rire, mais il
s'entendit rire et le cauchemar persista. Vers l'extrémité de
l'enceinte urbaine, à l'endroit où s'élevait, il y a moins d'une
seconde, un tènement du hameau d'Austruweel, il ne restait debout
des vingt bicoques que l'estaminet In den Spanjaard, contemporain
de la domination espagnole et arborant le millésime 1560. Par la
trouée furieuse on découvrait la campagne, les talus verdissants
des remparts, un rideau d'arbres en bourgeons et le placide
clocher d'Austruweel, au-dessus duquel l'alouette chantait sa
première chanson. La guérite d'une sentinelle gisait au bas du
rempart.

Capricieuse comme la foudre, l'explosion avait ménagé de proches
et précaires masures qu'un souffle aurait dû balayer et préservé
même une partie de la cartoucherie, alors qu'elle avait renversé
et pulvérisé des constructions situées à plusieurs kilomètres de
là, réduit en bouillie des maçonneries à l'épreuve des torpilles,
rompu comme un fétu de paille les madriers et les pilotis des
débarcadères, converti le fer en limaille, ramassé et chiffonné
ainsi qu'une étoffe de soie les toitures en tôle galvanisée des
hangars.

Des ruines penchaient dans un état d'équilibre instable et se
déchiquetaient en profils fabuleux, en architectures inouïes.

Tout cela s'était accompli au deuxième coup de trois heures.

Avant le troisième coup avait surgi, derrière la cartoucherie,
sifflant, hurlant comme un essaim de guivres, un geyser enflammé
dont les ondes déferlèrent -- toujours avant que l'heure n'eût
sonné -- sur une surface de dix hectares: toute la réserve du
pétrole, cinquante mille barils, flambaient comme une simple
allumette.

Et tels étaient le progrès de la déflagration, telle fut la furie
de cette marée incendiaire qu'elle paraissait devoir submerger la
métropole et ne faire qu'une gorgée de son fleuve.

Par un trompe-l'oeil de la perspective, les énormes langues rouges
démesurément allongées, dardées toutes dans la même direction,
léchaient les contreforts de la cathédrale. Malgré le plein jour
la flèche altière reflétait un coucher de soleil. Et les navires
des bassins, alternativement masqués et découverts suivant que
s'écartaient ou se rapprochaient les vagues flamboyantes,
semblaient, jouets de ces flots dévorateurs, tanguer sur un océan
en éruption.

L'apocalyptique splendeur du spectacle finissait par noyer dans
une monstrueuse extase l'horreur et la pitié de Laurent. Mais le
bitume et le soufre ne pleuraient pas de l'empyrée. Jamais si pur,
si doux éther n'avait empli l'espace, jamais ciel si bleu si
paressant n'avait leurré les mortels. Contrairement à la prophétie
les astres ne s'écroulaient pas, le jour printanier continuait de
sourire indifférent, même réjoui, et la fumée épaisse et noire,
déroulant au loin ses volutes pressées, noire écume de cette
tempête de flammes, ne parvenait à voiler ou à troubler l'impavide
et sereine majesté du soleil.

Cependant, après l'inertie et la consternation du premier moment,
un vent d'épouvante balayait la population vers la campagne
méridionale et chassait de leurs foyers, sous une grêle de plâtras
et de vitres cassées, les habitants des quartiers les plus
éloignés de la cartoucherie. Des ouvriers échappés à la mort:
calfats, débardeurs, trieuses, femmes portant des poupons sur les
bras, jeunes filles presque nues, matelots, douaniers, éclusiers,
hagards, horriblement essoufflés, les prunelles plus dilatées que
par la belladone; la bouche fendue, élargie par un cri prolongé,
les cheveux et les habits brûlés, parfois atteints jusqu'à la
chair, torchères vivantes dont la course stimulait l'activité, se
ruaient à l'assaut des berges et allaient même se jeter dans
l'Escaut.

Un de ces fuyards courut sur Laurent qu'il faillit renverser.
Laurent reconnut Béjard et, arraché brusquement à la fascination,
la haine lui restituant toute sa lucidité, persuadé que cette
extermination était l'ouvrage de son ennemi, Le couronnement de
ses iniquités, il le harpa au passage.

En cet instant hypercritique, il récupéra ses forces perdues. Il
allait tenir parole: venger Régina, venger Anvers, venger les
émigrants délibérément jetés aux poissons, venger enfin les
petiots de la cartoucherie.

Ah, c'était donc la les «vues» que le destin avait sur lui!

Béjard se débattit, hurla même «à l'incendiaire!» mais tout
entiers à leur propre détresse, les fugitifs poursuivaient leur
course sans se préoccuper de ce corps à corps.

Laurent matait Béjard, le serrait d'une poigne implacable tenant à
la fois des crocs du bouledogue, des serres du gypaète, des
tentacules de l'araignée, des ventouses de la pieuvre.

Ah! il s'était flatté, l'exacteur, le tortionnaire, le marchand
d'âmes, de survivre à cette hécatombe d'enfants! il touchait au
salut, le fléau semblait, l'amnistier, mais quelqu'un de plus
vigilant et de plus acharné que les flammes se trouvait
heureusement là pour suppléer à leur aveugle clémence et leur
restituer la proie qu'elles laissaient échapper.

Aussi implacable que la mort même, justicier absolu, Laurent
ramenait son patient du côté de la gehenne. Il était le seul, dans
tout Anvers, qui se dirigeât de sang-froid vers ce foyer
d'horreur. Il comptait bien y rester avec son condamné. L'idée du
trépas n'avait rien pour lui répugner. Ne s'était-il pas senti
partir délicieusement, il y a quelques minutes?

Béjard, devinant l'atroce dessein de son bourreau, ruait, mordait,
jouait de tous ses membres, le désespoir décuplant aussi sa
vigueur normale.

Parfois il opposait une telle résistance que Laurent ne parvenait
plus à avancer et qu'ils se crochetaient sur place. Mais
l'avantage restait toujours à Paridael et il poussait
victorieusement sa capture en avant, à travers tout, par-dessus
des amas visqueux, des matières flasques ou carbonisées dans
lesquelles on aurait eu peine à reconnaître des restes humains.

Il foulait même des blessés, l'idée de la vengeance le rendait
sourd à leur râle. Des cartouches partaient constamment sous ses
pieds, des balles sifflaient à ses oreilles, il aurait pu se
croire sur un champ de bataille, au coeur de la fusillade
décisive.

La chaleur devenait intolérable. Le naphte enflammé l'asphyxiait.
En cette extrémité, il n'adressait qu'une prière à Dieu: celle de
ne mourir qu'après avoir tué Béjard.

Dieu l'exauça.

Au moment même où, à bout de forces, Paridael allait lâcher prise,
ce qui restait des cartouches fit masse et détermina une explosion
suprême. Les derniers vestiges de l'usine Béjard sautèrent. Une
autre tulipe rose et noire s'épanouit dans les éclairs.

Deux ombres étroitement enlacées s'abattirent au milieu du lac de
feu.


Pièce justificative

CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DE BELGIQUE
Séance du 23 mai 1889.

Interdiction d'accoster un navire ou de se trouver à bord d'un
navire, sans ordre de l'autorité ou sans autorisation du
capitaine.

Rapport fait, au nom de la section centrale, par M. De Decker

Messieurs,

La section centrale, en présence de la concision extrême de
l'Exposé des motifs, a désiré s'éclairer. Elle a, dans ce but,
posé au Gouvernement une série de questions.

Les réponses à ces questions, en ce qui concerne le métier ou les
métiers des «runners», les excès qu'on leur reproche, ont paru
être empreints de quelque exagération, sinon il ne serait point
compréhensible qu'un Gouvernement comme le nôtre, vigilant et
soucieux du bon ordre, ne se soit ému que si tardivement, n'ait
songé à proposer des mesures de répression que trente ans après
que les premières plaintes s'étaient produites.

Il faut donc faire. Messieurs, la part de l'exagération, comme il
importe aussi de faire la part de la rudesse de moeurs habituelle
chez les marins et chez tous ceux qui sont en contact avec eux.

Le mal, du reste, est général dans toutes les contrées maritimes:
l'Exposé des motifs ainsi que les réponses du Gouvernement aux
questions de la section l'affirment.

Dans d'autres pays, ce mal doit avoir été plus grand qu'en
Belgique, puisque les gouvernements de ces pays ont cru devoir
précéder le nôtre dans la voie de la répression.

Avant de faire rapport de l'examen fait en section centrale du
projet de loi et de dire le système auquel la section centrale
s'est arrêté, il y a lieu de faire connaître les questions posées
et les réponses faites par le Gouvernement.

D. -- Le Gouvernement pourrait-il dire en quoi consiste en réalité
le trafic des «runners» dont parle l'Exposé des motifs?

R. -- Les «runners» représentent une catégorie de trafiquants et
de fournisseurs qui vivent de la clientèle des équipages, tels que
racoleurs et enrôleurs de matelots, logeurs, bouchers, tailleurs,
cordonniers, victuailleurs, etc.

Ceux qui font les métiers de logeur, d'embaucheur et d'enrôleur de
matelots sont d'ordinaire des étrangers, des gens sans aveu ou mal
famés. Il est de notoriété qu'ils exploitent les passions des
marins avec une habileté et une effronterie sans pareilles.

En Angleterre, on les désigne sous le nom significatif de Land
Sharks (requins de terre).

Le marin, surtout celui qui revient d'un long voyage, est une
proie facile pour ces individus. On lui distribue des liqueurs, on
lui fait une avance sur ses gages, et une fois débarqué, il est
entraîné, sous prétexte de logement, dans un bouge quelconque. Là
on le pousse à dépenser sans compter.

Lorsqu'il est complètement dépouillé, le matelot s'en remet aux
enrôleurs du soin de lui trouver un nouvel embarquement pour
lequel ils perçoivent encore une commission onéreuse.

Il arrive parfois aussi que les logeurs font déserter les marins,
les cachent chez eux en ville, ou même à la campagne et les
conduisent clandestinement, la nuit, à bord des navires en
rivière, s'ils ne les expédient pas sur un port voisin.

Les logeurs, racoleurs et enrôleurs sont la lèpre do la marine
marchande.

D. -- Les abus qu'on veut réformer existent-ils depuis longtemps
ou se sont-ils produits récemment?

R. -- De tout temps, les capitaines des navires de commerce,
spécialement ceux arrivant d'un voyage au long cours ont eu à
souffrir des «runners», mais jadis ceux-ci n'accostaient les
navires qu'en rade ou dans les bassins.

C'est depuis 1867 que des plaintes sont venues au jour; à cette
époque, les «runners» ont commencé à se rendre au-devant des
navires dans l'Escaut. Actuellement leur audace ne connaît plus de
bornes; ils vont à la rencontre des bâtiments, jusqu'à Flessingue.
Ils montent à bord malgré les capitaines, insultent et menacent
les officiers, qui veulent leur défendre l'accès du navire; ils
enivrent les équipages dans te but d'obtenir la préférence pour le
logement, la vente d'effets d'habillement, etc.

D. -- Comment le Gouvernement a-t-il pu se convaincre de la
réalité des faits qui ont donné lieu à des plaintes?

R. -- Comme il est dit dans la réponse a la question précédente,
c'est en 1867 que l'attention du Gouvernement a été attirée, pour
la première fois, sur le trafic des «runners», par une plainte
émanant d'une cinquantaine de petits commerçants d'Anvers.

Les pétitionnaires reconnaissaient qu'ils se trouvaient parfois au
nombre de plus de cinquante à bord d'un navire, entravant les
manoeuvres et faisant aux gens de larges distributions d'alcool
dans l'espoir d'avoir leur clientèle. Ils demandaient instamment
que, pour faire cesser cet abus, on défendit de monter à bord
avant l'arrivée du navire à destination.

Des capitaines étrangers, au nombre d'une trentaine, ont appuyé
cette pétition.

Les commerçants établis dans les environs des bassins protestèrent
de leur côté, en 1868, contre les abus résultant de la tolérance
laissée aux «runners» de monter à bord des navires en route. Ils
déclaraient que les bâtiments du commerce étaient parfois
encombrés, avant d'atteindre le port, de plus de cent personnes
étrangères et que dans le nombre se glissaient même des femmes de
moeurs douteuses. Cette pétition fut appuyée par le collège
échevinal.

Mais c'est en 1886 et 1887 que les plaintes sont devenues
particulièrement vives. Un grand nombre de capitaines, à leur
arrivée à Anvers, ont saisi le consul général d'Angleterre de
protestations très énergiques contre les agissements éhontés des
«runners». Il suffira d'en extraire quelques faits, pour montrer
le degré d'impudence où sont arrivés ces trafiquants.

En juin 1880, un navire, en route pour Anvers, est assailli dans
l'Escaut par douze à quinze «runners» qui montent à bord malgré
les menaces du capitaine et qui, à leur arrivée à Anvers, semblent
s'être vantés d'avoir réalisé un bénéfice de 1.500 francs sur le
navire. Le plus malmené fut un vieux marin de soixante ans dont
l'avoir se montait à 800 francs et qui, après dix jours, avait
tout dépensé.

Le 15 mars 1887, une barque est envahie par des «runners» malgré
tous les efforts que fait le capitaine pour les écarter. À peine
sur le pont, les «runners» se battent entre eux à coups de bâton,
de barres de fer, de couteau. La lutte finie, ils se répandent
parmi l'équipage avec les bouteilles de gin dont ils sont munis;
en moins d'une demi-heure, tous les hommes du bord sont ivres
morts; aucun d'eux n'est plus capable du moindre travail; le
capitaine et les officiers sont contraints de se mettre eux-mêmes
à la besogne, ils n'ont plus personne pour les aider.

D. -- Les plaintes dont parle l'Exposé des motifs n'ont-elles pas
donné lieu à une enquête?

Si oui, le Gouvernement ne pourrait-il communiquer à la section
centrale le dossier de cette enquête?

R. -- Les plaintes qu'ont provoquées les «runners» n'ont pas donné
lieu à une enquête proprement dite.

Mais l'administration a tenu à s'assurer, à différentes reprises,
de leur bien-fondé et elle a chargé le commissaire maritime du
port et l'inspecteur du pilotage d'examiner la situation.

En 1880, le commissaire maritime s'exprimait en ces termes:

«Chaque fois qu'un navire arrive à Anvers d'un voyage au long
cours, une quantité considérable de personnes se rendent à bord,
telles que logeurs, tailleurs, enrôleurs, commis de courtiers,
etc., etc., chacun pour recommander son article.

Il arrive souvent qu'une catégorie de ces personnes, telles que
les logeurs, se munissent de liqueurs alcooliques pour régaler
l'équipage et débaucher les matelots et mettent ainsi le capitaine
et le pilote dans l'impossibilité de faire exécuter les manoeuvres
nécessaires. Bien des fois mon concours a été réclamé par les
capitaines à leur arrivée pour faire débarquer cette nuée
d'oiseaux de proie, qui empêchent même la circulation sur le pont,
tellement ils sont nombreux. Le fait s'est présenté ici en rade
qu'un capitaine a dû faire feu pour éloigner de son bord ces
importuns visiteurs.»

En 1886, l'inspecteur du pilotage formulait un rapport dans lequel
on lit ce qui suit:

«L'acharnement que mettent les «runners» de toutes catégories à se
faire la concurrence ne connaît plus de bornes et les pousse à
commettre des abus, parmi lesquels celui qui consiste à enivrer
les équipages est certes un des plus graves. En effet, il a pour
conséquence d'amener les hommes du bord à l'inexécution des ordres
donnés par les pilotes, ce qui peut être une première cause de
collisions ou d'échouements.»

Enfin, dans une lettre récente, le commissaire maritime d'Anvers
expose de nouveau les pratiques auxquelles ont recours les
«runners».

«Ils sont, dit-il, ordinairement pourvus de boissons fortes avec
lesquelles ils enivrent les marins dans le but d'obtenir la
préférence pour le logement, la vente, etc., etc. Le cas se
présente souvent que tout l'équipage est ivre à bord dans le
moment difficile où le capitaine a besoin de ses hommes pour
manoeuvrer, pour accoster le quai ou pour entrer au bassin, ou
pour mouiller en rade.»

D. -- Le capitaine n'est-il pas suffisamment maître à son bord
pour empêcher les abus qui se produisent?

R. -- Quand un navire est assailli par les «runners», il est fort
difficile, sinon impossible au capitaine de conserver assez
d'autorité pour interdire l'accès du bord; les «runners» sont
toujours en nombre, ils s'accrochent avec leurs canots aux flancs
du navire, et assurés qu'ils sont de l'impunité, ne reculent ni
devant les injonctions, ni devant les menaces.

Il ne resterait au capitaine que d'avoir recours aux armes à feu
pour faire respecter son autorité, moyen extrême -- on le
comprendra -- qu'il hésite à employer. D'ailleurs les matelots,
qui n'ignorent pas que ces gens viennent leur apporter des
liqueurs fortes et leur offrir leurs services, n'exécutent que
mollement les ordres, de sorte que le capitaine est impuissant.

Un fait survenu en 1868 montrera à quel point un capitaine est peu
maître à bord de son navire, dès que celui-ci est envahi par les
«runners». À cette époque, le navire Arcilla fit son entrée dans
les bassins d'Anvers. À peine s'y trouvait-il, qu'il fut assailli,
et cela en pleine ville, par quantité de «runners». Le capitaine
voulut les obliger à déguerpir, ils s'y refusèrent et l'un d'eux
frappa même cet officier. Exaspéré, celui-ci prit son revolver et
fit feu sur la foule; un cordonnier fut blessé.



    [1] Empoisonnements. Un vénéfice était un
empoisonnement par sorcellerie, historiquement.
    [2] Travail qu'un capitaine ou un armateur peut exiger
des matelots d'un autre navire quand ils sont inoccupés, à
titre de corvée et sans rétribution, pour charger ou
décharger des marchandises.
    [3] Tablier d'enfant, d'écolier, à manches longues et
boutonné par derrière. Orthographe commune : sarrau.
    [4] Apathique, fainéant.
    [5] Voir l'Autre Vue
    [6] Il convient de faire remarquer ici que ce livre fut
écrit avant l'introduction en Belgique du service militaire
obligatoire et personnel. La même observation s'applique à
d'importants passages de la troisième partie de cet
ouvrage, notamment au chapitre intitulé Contumance. G.E.
    [7] La Bourse d'Anvers brûla dans la nuit du 2 août
1858.
    [8] Voir les Nouvelles Kermesses : la fête des saints
Pierre et Paul.
    [9] Voir, dans Kees Doorik, la troisième partie.
    [10] Voir les Fusillés de Malines.
    [11] Vennes, meers, étangs et mares de la Campine ;
scaddes, feux de bruyère et de branches de sapins.
    [12] Voir la Faneuse d'Amour.
    [13] Voir la Faneuse d'Amour.
    [14] Voir « le Tribunal au Chauffoir » dans le Cycle
Patibulaire.
    [15] Voir dans les Nouvelles Kermesses «  Chez les Las
d'Aller ».
    [16] Voir l'Autre Vue.
    [17] Voir dans les Nouvelles Kermesses « Chez les Las
d'Aller ».
    [18] Le Kattendijk-Dok mesurait neuf hectares, le
grand vieux Bassin sept, représentant ensemble une
superficie d'eau de cent soixante mille mètres. Inaugurés
en 1869, deux ans après, ces bassins étaient insuffisants,
car pendant les mois de février et de mars 1871, près de
trois cent cinquante navires furent forcés de rester
échelonnées sur une ligne immense dans la rivière.
    [19] Voir dans les Nouvelles Kermesses « Bon pour le
service »
    [20] Voir la Faneuse d'amour.
    [21] Voir dans le Cycle patibulaire «  le Quadrille du
Lancier »
    [22] Voir dans les Nouvelles Kermesses « Dimanches
mauvais »





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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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