La faneuse d'amour

By Georges Eekhoud

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Title: La faneuse d'amour

Author: Georges Eekhoud

Release Date: November 5, 2005 [EBook #17010]

Language: French


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LA FANEUSE D'AMOUR

Georges EEKHOUD


--_Roman_--

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE
XV, RUE DE L'ÉCHAUDÉ-SAINT GERMAIN, XV

MCM





I


Lorsque, devenue comtesse d'Adembrode, Clara Mortsel s'éprit de la
nature campinoise, parfois le décor oublié de sa première enfance,
écoulée dans une autre région rurale, revenait à sa pensée.

La famille de Clara était originaire du canton de Boom, de ces polders
gras et argileux qu'alluvionnent le Rupel et l'Escaut. Sa mère,
orpheline élevée par charité, sortit de l'ouvroir vers les dix-huit ans,
avec quelques connaissances manuelles, outre la lecture, l'écriture et
les quatre règles, et se mit, sur la recommandation des religieuses, au
service d'une dame de qualité retirée à la campagne près d'Hemixem,
après que, ravies de l'intelligence et de la gentillesse de la petite,
les soeurs eussent vainement essayé de la coiffer du béguin. Une
piquante brunette, la camériste de la douairière de Dhose! On vantait
surtout ses yeux qu'elle avait très noirs et régulièrement fendus et sa
chevelure indisciplinée. Elle savait ses avantages, aimait à se les
entendre énumérer. Aucun ne les lui détaillait aussi complaisamment que
Nikkel Mortsel, le briquetier, un courtaud membru, âgé de vingt ans. Il
avait la joue plutôt cotonneuse que barbue, la parole facile et l'oeil
polisson. Nikkel Mortsel, s'était bientôt accointé de cette éventée de
Rikka, toujours à la rue, du côté des briqueteries, le panier au bras
par contenance. Ses tabliers et ses bonnets très blancs alléchaient, dès
qu'elle se montrait, le manoeuvre le plus absorbé. La coquette résista
aux cajoleries de Nikkel, crut le maintenir parmi ses soupirants
ordinaires; le luron ne l'entendait pas ainsi. Il commença par l'amuser,
il finit par l'émouvoir. Ce falot mal nippé, à la dégaine de casseur,
trouva pour la séduire d'irrésistibles suppliques de gestes et de
regards. Un soir de kermesse qu'il l'avait énervée et pétrie à point aux
spirales érotiques de la valse, il l'entraîna dans les fours à briques,
en partie éteints et déserts les dimanches, et posséda goulûment cette
femme déjà rendue et pâmée.

Cinq mois après, Mme de Dhose, prude et rigoriste, pas mal prévenue
contre les airs évaporés et les toilettes claires de la pupille des
bonnes soeurs, constatait son embonpoint anormal et la chassait
ignominieusement. La maladroite ne songea pas un instant à retourner
chez ses premières protectrices. Par bonheur Nikkel Mortsel restait
absolument féru de sa conquête. Le coureur de guilledou se doublait chez
lui d'un esprit pratique, il devinait en Rikka des qualités de ménagère
qui le déterminèrent à l'épouser. La pauvresse ne s'estima que trop
heureuse de s'unir chrétiennement à ce gaillard dégourdi qu'elle avait
cru leurrer sans jamais faire la culbute.

Elle le suivit à Niel où naquît la petite Clara.




II


L'enfant poussa, sans raccroc, musclée et sanguine comme son père, avec
la taille élancée, l'impressionnabilité nerveuse, les traits réguliers
et les insondables yeux noirs de sa mère. De bonne heure elle se montra
timide et concentrée. Elle écoutait beaucoup, mais le sens des mots la
préoccupait moins que la musique des voix.

Des parents plus désoeuvrés que les siens eussent certainement remarqué
sa sensibilité extrême à l'action de la couleur, du parfum et du son;
ils auraient même été alarmés plus d'une fois par la bizarrerie de ses
affinités et de ses répugnances sensorielles. Le claquement d'un fouet
de charretier, la corne d'un garde-barrière, la ritournelle mélopique
des haleurs, le glougloutement des gouttières, le bruit de la pluie aux
les feuilles, toutes les rumeurs de l'eau, les moisissures de l'automne
les odeurs de brasseries, voire l'âcre puantant du ton, la plongeaient
dans des extases et provoquaient ses délectations; en revanche, elle
dédaignait le parfum des roses, bâillait devant les murs fraîchement
peints, tachait ou déchirait ses vêtements neufs et pleurait à chaudes
larmes lorsqu'on jetait au rebut ses hardes usées. Toutes ses
prédilections allèrent aux choses maussades, farouches, incomprises.

Ses plus grandes félicités lui venaient de la rivière. Boudant la
villette aux rues basses et bien lavées, avec des façades luisantes,
elle s'isolait des heures au bord du Rupel huileux se traînant
péniblement, enflé et inerte dans son lit de limon. Elle courait sur la
jetée à la rencontre des bateliers et s'accrochait, avec des avidités
caressantes de jeune chienne en mal de dentition, à leurs bottes
ruisselantes. Le bleu marin de leurs tricots et de leurs grègues devint
une de ses couleurs préférées, celle qu'elle choisit plus tard pour ses
jerseys. Ce fut même, avec l'indigo foncé et luisant du sarrau des
rustres, le seul bleu qu'elle affectionnât.

Des chalands chargeaient au pied des bermes où s'entassaient des blocs
de briques et de tuiles. L'enfant amorcée assistait à la manoeuvre,
admirait ces ouvriers poudreux ou gâcheux suivant la temps. Qu'elle se
désagrégeât en boue ou en poussière, la marchandise de ces tâcherons les
passait toujours à la même teinte rougeâtre. Les talus et les chantiers
en étaient enduits. Rouges aussi les fours et les hangars au fil de
l'eau en contrebas de la digue, rouges encore les cheminées cylindriques
dépassant les bâtiments qui s'agglomèrent alentour. Des façons de
vallées creusées par le travail des hommes pour l'extraction de l'argile
s'élargissaient, pénétrant toujours plus avant dans l'intérieur des
terres et disputant la glèbe aux cultures. La végétation était reléguée
aux confins, constamment reculés, de cette zone industrielle.
Briqueteries et tuileries brunâtres par les temps gris, rutilaient sous
le ciel bleu. Une chaleur délétère; des vapeurs azotées, âpres, lourdes
et violâtres, montaient des fournaises répandant une fade odeur de terre
cuite et renchérissaient sur la radiation d'un implacable soleil. Dans
cette géhenne, les hommes travaillaient nus jusqu'à la ceinture. Et l'on
ne savait, par moments, ce qui fumait et grésillait le plus de leur
encolure tannée ou de leurs pains de briques.

Clara bayait à ces labeurs; terrifiée mais vaguement chatouillée dans
ses transes. Impressions à la fois rudes et émollientes comme un massage
de la pensée.

L'hiver, régnaient l'humidité et la fièvre. Des miasmes paludéens
planaient au-dessus, des prairies lointaines, converties en baissières
par les eaux extravasées du Rupel.

Le paysage gris s'alourdissait, s'embrumait davantage. Les flots
glauques et flaves reflétaient les nuages de sépia au ventre violacé.
Les brouillards s'accrochaient aux drèves dépouillées, dans les
arrière-plans. Et les bâtiments industriels saignaient sur ce fond
sombre, un sang brunâtre, coagulé, alors que sur l'azur estival ils
paraissaient flamber. Ce glorieux rouge pourrissant jusqu'à ne plus
représenter que du brun, jetait comme des, rappels tragiques dans la
trame de l'atmosphère endeuillie.

Et Clara se sentait plus touchée, le coeur plus gros, devant ces
dégradations morbides que devant des couleurs franches.




III


Vers les 186..., Nikkel Mortsel apprit que la main-d'oeuvre manquait à
Anvers. On entreprenait la démolition des anciens remparts de la ville.
Des fossés se comblaient, des quartiers neufs s'élevaient sur les forts
de l'enceinte depuis longtemps débordés par la cité comme une jaque
d'enfant que fait craquer le torse d'une fille nubile. Le génie
militaire prenait mesure à la forte pucelle d'une nouvelle ceinture
crénelée.

Alléchés par un salaire plus sérieux, nombre de journaliers des
campagnes s'embauchaient chez les entrepreneurs urbains. Le ménage des
Mortsel émigra des premiers sous les toits d'une bicoque du quartier
Saint-André, dans la ruelle du Sureau. Maintenant, au lieu de cuire les
briques, Nikkel dut se familiariser avec leur emploi. Apprentissage
probablement onéreux, car Nikkel n'avait plus douze ans. La chance
intervint en faveur de l'aspirant plâtrier. Débarqué d'un jour dans la
grande ville, il rencontra un de ses pays, devenu compagnon maçon, qui
se l'attacha d'emblée, comme manoeuvre. Cette protection et aussi l'âge
et la bonne volonté du postulant, lui épargnèrent les vexatoires
épreuves de l'initiation. On l'accueillit même en camarade dès son
apparition.

Au début un seul l'asticotait et rôdait autour de lui pour l'essayer,
mais au premier attouchement Nikkel prit à bras le corps
l'expérimentateur, un échalas olivâtre et noueux, le démolit d'un maître
coup de rein et le vautra dans la boue, prouvant sans esbroufe à toute
la coterie qu'il en cuirait aux malveillants.

Intelligent, d'humeur amène, madré au fond il conquit rapidement ses
grades. Après un an, il n'aidait plus ses anciens, mais chargeait ses
propres outils et s'essayait à la construction. Il apprenait à lever des
murs entre deux lignes, plantait ses broches, prenait ses aplombs.
L'oeil juste, il recourait à peine au _chas_ et il n'eut bientôt pas
son pareil pour hourder, plâtrer, gobeter, et enfin pour tailler la
pierre.

Le matin, il emportait du café dans une gourde de fer blanc et deux
grosses tartines roulées dans une gazette. A midi, si la distance du
chantier au logis empêchait son homme de rentrer, Rikka, accompagnée de
la petite Clara, trimbalait jusqu'à la bâtisse la gamelle de fricot
enveloppée d'une serviette appétissante. Et toutes deux s'amusaient,
assises sur une pierre ou sur une brouette, à lui voir engouler la
portion fumante, le plein air et le turbin aiguisant ses fringales.

Plus grande, Clara apporta seule le dîner au maçon.

L'enfant écarquillait les yeux, prenait plaisir, après le travail des
terrassiers, à voir sortir les fondations du sol, puis s'élever chaque
jour au-dessus du rez-de-chaussée. Elle reconnaissait tous ces hommes
bistres qui la saluaient rondement, la hélaient dès son approche et,
après la bâfrée, jonglaient avec la mioche comme avec une poupée. Clara
souriait d'un petit air sérieux à leurs tours; juchée sur leur épaule ou
sur leur poing tendu, frileusement accrochée à leur cou, criait:
«Encore! Encore!» lorsqu'on la remettait à terre, et son ravissement se
marquait par une rougeur presque fébrile à ses pommettes.

Il lui arriva d'oublier l'heure et d'être oubliée par son père; alors
elle assistait à la reprise du travail. Les tombereaux cahotants
charriaient les matériaux; le conducteur enlevait la planche de
l'arrière-train, dételait à moitié le cheval, la charrette trébuchait,
la charge de briques chavirait et s'écroulait avec fracas, soulevant
cette poussière rouilleuse des quais de Niel et de Boom.

Le charretier, aux tons de terre-cuite friandement modelée, rajustait la
planche à l'arrière-train du tombereau, sautait à la place des briques,
démarrait et s'éloignait à hue, à dia, la longe à la main, sifflant et
claquant du fouet....

Cependant reprenait l'argentine musique des truelles raclant la pierre
et étendant le mortier, le grincement des ripes, le floc-floc des rabots
dans le bassin de sable, le pschitt de l'eau noyant la chaux vive.

La requéraient à présent l'installation des échafaudages, la manoeuvre
des poulies, des moufles et des chèvres. Il s'agissait de guinder un de
ces énormes monolythes en pierre de taille, et ce n'était par trop
d'une équipe de huit hommes pour desservir l'appareil.

Des compagnons, les uns espacés, fixaient les haubans à des points
voisins, puis les autres, ahanant, faisaient virer le treuil. Cordages
et poulies grinçaient. Suspendus, un pied sur l'échelon, les rudes gars
s'exhortaient et s'interpellaient, pesaient sur les leviers, dans des
poses de génies de la force; leurs biceps aussi tendus que les cordes;
clamant, avant de donner à la fois, le coup de collier, de traînantes
onomatopées: Otayo! ha-li-hue! Hi-ma-ho!

Et à chaque effort de leurs musculatures réunies, la pierre ne s'élevait
que de très peu. Oscillant avec lenteur au bout du câble, contrariant de
toute son inertie sournoise l'impulsion intelligente de ces turbineurs,
elle tirait sur la poulie comme pour la briser et les réduire en
bouillie. Mais la lourde pierre est calée, et Clara s'absorbe à présent
dans la contemplation, des gâcheurs et goujats en train de préparer le
mortier: ils ont creusé le bassin pour l'éteignage de la chaux, épierré
le plâtre en le passant à travers le sas, et maintenant ils arrosent
graduellement le mélange du contenu de leurs seaux d'eau. A chaque
aspersion, une vapeur monte de l'aire et enveloppe de gaze les
manoeuvres déjà blancs comme des pierrots.

Lorsque se dissipe cette vapeur sifflante, Clara les voit corroyer la
mixture en se balançant sur un pied, et ces mouvements cadencés
d'apprentis imberbes, poupards et râblus, la bercent, la fascinent, la
grisent presque et suspendent les battements de son coeur.

Il est temps que s'effectue la combinaison de la chaux et du sable. Les
maîtres accroupis sur les massifs attendent leur augée, et, en
grommelant, talonnent les gamins.

Gâcheurs de se hâter, mais il faut que les parcelles de chaux laiteuse
et le sable de la Campine, jaune comme les fleurs des genêts, se soient
totalement amalgamés.

Alors le goujat gave son «oiseau» de ce mortier gras, monte à l'échelle
et va ravitailler son compagnon.

D'autres adolescents tassent des briques dans un panier ou les dressent
sur une planchette horizontale fixée, à hauteur de l'épaule, sur deux
montants. Le faix étant complet, le jeune atlante se place entre les
deux poteaux, s'arc-boute, se cambre, et l'assied sur l'épaule.

Vaguement angoissée, Clara accompagnait dans leur ascension ces petits
hommes, courageux enfants, à peine plus âgés qu'elle. Equilibristes
irréprochables, presque coquets, ils traversaient des appontements dont
leurs pieds déchaussés couvraient la largeur, narguant les vertiges ils
passaient entre les gîtages du même pas sûr et mesuré, escaladaient des
rangées de poutres, séparées par de larges vides. Et tous, sous leur
apparence de mastoc, sous leur apathie d'oursons mal dégrossis, malgré
leur dégaine un tantinet balourde, possédaient une adresse et un
sang-froid de matelots et de funambules.

La fillette s'inquiétait lorsqu'un trumeau lui masquait durant quelques
secondes le hardi grimpeur; mais ses nerfs se détendaient lorsqu'il
réapparaissait toujours d'aplomb, toujours sauf, aussi ferme qu'un
somnambule, dans la baie d'une fenêtre ou sur le faîte d'un pignon.




IV


Le métier battant, Nikkel passait maître-compagnon et gagnait de fortes
semaines. La femme ramait dur de son côté, réalisait des économies sans
apparente lésine. Tout dans leur logement révélait une propreté de ferme
hollandaise. Rikka entretenait ses nippes et celles de son enfant au
point de les faire paraître neuves et bourgeoises. Leur nid formait
oasis dans l'affreuse maisonnée au milieu des prolifiques tribus de
logeurs rongés de vermine et de crasse. Dans le galetas de huit mètres
sur quatre, avec ses deux lits de bois peint jouant l'acajou, sa huche,
son poêle, sa batterie sommaire, une table et deux chaises, il leur
fallait cuisiner et dormir, repaître et s'astiquer. Tous les efforts de
Rikka, tendaient à expulser de leur logis cette odeur d'échauffé, de
graillon, de loques imprégnées de sueur, ces miasmes de buanderie,
s'impatronisant par le trou de la serrure et les joints de la porte.

Clara se remémora toujours ce fumet du pauvre, mais plutôt comme une
chose mélancolique sollicitant la commisération. Elle garda pour jamais
dans les oreilles, avec plus de complaisance que de rancune, les
disputes des voisins de carreau, les dégringolades au petit jour des
chambrelans ensabotés, dans l'escalier noir, auquel servait de rampe une
corde poisseuse comme le ligneul, et surtout les titubements des
ivrognes les soirs de la Sainte-Touche et de la Saint-Lundi, ruineuses
féries; les expectorations de jurons lardées de gravelures, le fracas
des portes, les criailleries des femmes, le fausset des enfants, les
carambolages des masses humaines contre les parois et la trépidation des
planchers.

Le soir, couchée avant le retour du père, ces hourvaris empêchaient la
fillette de s'endormir. Silencieuse elle dissimulait son insomnie, et
scrutait sa mère qui ravaudait devant le pâle quinquet ou qui
surveillait le miroton de Nikkel. La figure avenante et apaisée de
Rikka, la décence de sa toilette, la symétrie du mobilier, au lieu de
flatter Clara, l'irritaient presque par leur implacable régularité, leur
égoïste quiétude.

Rikka, la folle soubrette, se ressentait aujourd'hui de l'éducation du
couvent. Depuis longtemps elle avait rajusté son bonnet; sa robe
présentait des cassures de soutane et la ménagère avait des sourires
vagues, en coulisse de fille repentie. Clara suspectait chez sa mère un
désintéressement raisonné du prochain, une étroite conscience de dévote,
des mépris de bonne ménagère pour les irréguliers; et Clara l'en aimait
moins, instinctivement. Un jour que Rikka l'embrassait: "Tu sens trop le
savon et pas assez la viande!" faisait la petite en se dégageant. Ces
soirs-là, que le pas de Nikkel résonnât sur le palier, vite la mâtine de
simuler le sommeil et de fermer les yeux. Et ce petit corps potelé
frissonnait d'aise lorsque le plâtrier, humide et poudreux, oint de
glaise ou tavelé de gravats, la dénichait un moment, la palpait de ses
mains calleuses, appliquait son visage râpeux à ces joues en fleur et
l'égratignait pour la caresser.




V


Clara avait pris tout particulièrement en sympathie un manoeuvre
arrivant chaque jour du village de Duffel par ces matineux trains de
banlieue qui drainent la main-d'oeuvre rurale.

Il avait quatorze ans, soit cinq ans de plus que la petite Mortsel, un
teint rosé de contadin, légèrement briqueté par places, des cheveux de
filasse, de bonnes joues pleines, de grosses lèvres, de grands yeux
bleuâtres, humides, ahuris et comme douillets, la physionomie
débonnaire, des membres potelés, une carre robuste, l'encolure et les
reins d'un goussaut, la démarche passive d'un athlète embarrassé de sa
force.

C'était l'aîné de petits cultivateurs, mieux partagés sous le rapport de
la progéniture que sous celui des écus. Ses parents le tenaient pour
«innocent» ou «faible d'esprit» mais comme il était le plus grand, en
attendant la croissance de ses frères ils l'envoyaient à la ville,
malgré sa fêlure, gagner quelques centimes par jour.

Si la cervelle lui manquait pour devenir jamais un ouvrier passable, du
moins serait-il apte au charriage des matériaux et rendrait-il les
services mécaniques d'une chèvre et d'un ascenseur.

Maîtres et compagnons l'eurent bientôt jaugé et se mirent à exploiter à
outrance cette force brute et candide incapable de rancune, de colère ou
même de volonté.

Flup Barend, Flupi comme ils l'appelaient, servit de bardot non
seulement aux ouvriers, mais encore aux apprentis de son âge. Taillé en
lutteur, il se laissait berner comme le plus malingre des enfants de
peine.

A six heures du matin, été comme hiver, par le froid, la pluie et les
ténèbres, les tapées de travailleurs ruraux guettent le passage du train
en battant de leurs sabots les dalles du quai. Un coup de sifflet
prolongé annonce le convoi. Le fanal blanc, au ventre de la locomotive,
grandit, s'écarquillé comme une prunelle de cyclope. Le frein grince;
las de se morfondre, le contingent de Duffel saute sur le marchepied
avant que le train n'ait stoppé; s'accroche par grappes aux portières
et, les uns poussant les autres, s'enfourne dans les wagons de troisième
classe déjà occupés par des cohortes plus lointaines.

Flup Barend a toujours peine à se caser. Ses compagnons, après l'avoir
appelé dans leur caisse se serrent de mauvaise grâce, souvent les rudes
espiègles le contraignent à rester debout et le repoussent à tour de
rôle. Les plus avisés des gars, désireux de prolonger jusqu'à la ville
leur somme interrompu, se sont emparés des bons coins, et s'allongent
genou à genou. Les turlupins envoient malicieusement Flup Barend
s'empêtrer dans les jambes des dormeurs. Alors empêchés de fermer
l'oeil, ceux-ci sortent de leur torpeur pour dauber furieusement le
manoeuvre. Ou si, par exception, il parvient à s'asseoir et qu'il essaie
aussi de rabattre les paupières, ses voisins lui broient les côtes, le
tirent par le nez et les cheveux, pincent ses cuisses, et ses vis-à-vis
lui insufflent dans les narines l'âcre bouffée de leur première
bouffarde. Ces voyages fournissent le plus fréquent sujet des
conversations entre Clara et Flup, à la trêve de midi, lorsqu'elle
entraîne le bénin garçon loin de ses persécuteurs et se réfugie avec lui
sur le pas d'une porte. Car elle s'est éprise du souffre-douleur attiré,
de son côté, par les mines apitoyées de la fillette. Pour savoir les
tribulations du trop placide Flup, son amie doit l'interroger; il ne se
plaindrait pas du moment qu'elle l'a rejoint; sa large face rayonne et
il la mange de ses yeux de chien fidèle. Clara pochette toujours, pour
ce tête à tête du midi, une pomme, un sucre d'orge, un caramel au sirop
ou une autre de ces friandises du pauvre qu'elle partage avec Flup en se
servant de ses doigts et même, ce qu'il préfère, de ses dents. Au jeu
d'osselets succédant à ces amoureuses dînettes, elle le bat sans
vergogne. Mais être vaincu par elle c'est de la jouissance. "Bon Flup,
pauvre Flupi!" ces mots reviennent sans cesse sur les lèvres de la
petite, le bras passé autour de l'encolure de cette excellente pâte de
garçon. D'autres fois indignée de sa mansuétude elle le pousse à la
révolte: "Fi le polton! Pâtir avec des bras pareils!"

Flup promet de regimber, mais la première taloche le trouve aussi
passif qu'auparavant.

Cependant Clara prend tellement à coeur la cause de son protégé qu'elle
se brouille avec plusieurs maçons de ses amis, et refuse désormais de
jouer avec eux. Son enfantine toquade pour le Mouton (c'est un des
surnoms de Flup) amuse beaucoup l'équipe, rien moins que sentimentale,
et ils punissent la gamine de ses bouderies et de ses infidélités en
exerçant de nouvelles brimades sur son favori.

A présent, elle passe la plus grande partie du jour au pied de la
bâtisse où s'éreinte le bonasse apprenti. Trompant à tout instant la
surveillance de Rikka, elle s'esquive par un entrebâillement de la
porte. Elle halète après la présence de son ami, elle n'a plus
d'attention que pour Flup et les gestes de Flup: Elle l'attend dès le
matin sur le chantier, à l'heure du débarquement des coteries rurales.

Le soir, au moment ou celles-ci détalent pour regagner leurs clochers,
son coeur gonfle en voyant le blondin passer la blouse bleue, par-dessus
sa cotte de velours fauve et mettre en bandoulière la gourde de fer
blanc.

Ces enfants prolongeaient leurs adieux comme s'ils ne devaient plus se
revoir! Flup a'attardait, les yeux rivés aux prunelles humides de sa mie
et ses mains calleuses froissaient les menottes moins gercées de la
bambine.

Les journaliers de Duffel réclamaient Flupi, l'arrachaient même à ces
caressantes étreintes, car ils n'entendaient point se priver de leur
principale amusoire: «Allez hop le Mouton! Assez de tendresse. Il en
faut pour demain, Marche!»

Clara brûlait de lui baiser ces bonnes grosses lèvres de bigarreau, mais
elle se retenait sous les regards narquois des autres, de crainte que
cette caresse balsamique ne rapportât de nouvelles bourrades au
bien-aimé, et elle se contentait de le tâter le long du corps et de
s'enfiévrer à la tiédeur particulière que sa jeunesse entretenait dans
ses grossiers vêtements de velours côtelé.

Il se dérobait à grand'peine à ces douces privautés, puis se mettait à
courir pour rattraper les compagnons et s'insinuait dans leur rang,
emboîtait leur pas accéléré.

Une fois deux plâtriers décoiffèrent Flup et jetant et rattrapant sa
casquette sur leurs spatules, ils finirent par plonger celle-ci dans la
chaux vive.

En repêchant sa coiffure, le bardot faillit piquer une tête dans la
matière corrosive, pour le plus grand déduit des regardants.

Clara, que cette scène exaspérait depuis des minutes, n'y tenant plus,
vola comme une guêpe sur l'un de ces tourmenteurs, précisément ce grand
échalas de Bastyns que son père avait si bien châtié autrefois, et
l'agrippant aux jambes, se mit à le griffer, à le mordre, menaçant de
lui crever les yeux.

L'autre paraît ces attaques en ricanant, n'osant molester la gamine de
ce vigoureux Nikkel Mortsel. Celui-ci accourut et fit lâcher prise à
l'enfant. Mais pour éviter le retour de ces accès et mettre fin à cette
ridicule amourette, Rikka conduisit dès le lendemain la fantasque
petiote à l'école gardienne.

Ce fut le plus dur des châtiments. Clara supplia, promit d'être très
sage: "Je serai gentille avec tous les compagnons; je ne parlerai plus
jamais à Flupi, surtout qu'ils sont devenus mauvais pour lui à cause de
moi; je resterai tranquillement assise sur le trottoir et regarderai
sans bouger."

Les parents se montrèrent inexorables. Tous les jours Clara fut écrouée
dans la classe des mioches où, pour empêcher toute école buissonnière,
Rikka la conduisait et venait la prendre.

Des mois passèrent.

L'enfant dolente n'entretenait qu'une préoccupation: "A quoi pense mon
Flupi? Ne m'a-t-il pas oubliée? Souffre-t-il autant que moi?"




VI


Le souper fumait sur la nappe proprette. Nikkel venait de rentrer, l'air
soucieux, l'oeil se dérobant aux muettes interrogations de sa femme.
Contre son habitude, il n'embrassa pas même sa fillette, profondément
endormie et s'attabla sans un mot.

Comme Rikka le questionnait directement:

--Oui, fit-il en repoussant son assiettée, je me sens tout drôle et les
morceaux ne passent pas. Je bus un coup puis un autre, pour remettre le
coeur à sa place. Genièvre perdu. C'est qu'on transporta cette
après-midi un des nôtres à l'hôpital où les carabins sont sans doute en
train d'étriper et de charcuter sa carcasse. Voilà le quatrième accident
depuis mon embauchage. Pas gaies ces culbutes. Elles finiraient par
vous dégoûter du métier.... La bâtisse du boulevard Léopold était sous
toit. Suivant la coutume, on la pavoise du haut en bas, on plante un mai
à chaque étage. Arrivent l'entrepreneur et le propriétaire qui,
inspection faite, finissent par se déclarer satisfaits et nous remettent
de quoi baptiser largement la cambuse. Le "vitriol" de couler par
litres. On soiffe ferme, les manoeuvres aussi bien que les compagnons
et, ceux-ci excitant ceux-là, par bravade les gamins en sifflent bientôt
plus qu'ils ne peuvent cuver.

Il fallait encore une fois cette arsouille de Bastyns, ce grand lendore
à la figure de pain d'épice, pour s'amuser à soûler les petits hommes si
bien qu'à la reprise du travail plusieurs de ces galopins flageolaient
sur leurs quilles.

Le premier gamin qui nous apporte des briques, a failli dégringoler de
l'échelle. Bastyns se tient les côtes de rire. Le goujat lui, se met à
braire et déclare qu'il ne regrimpera plus. Les autres manoeuvres se
défient également du jeu. Les plus raisonnables des nôtres écoutent ma
proposition de suspendre le travail. On ne fera pourtant plus rien qui
vaille. Le Bastyns et deux ou trois massacres de sa trempe s'acharnent
à la besogne, pour la première fois de leur vie; ils entendent ne pas
perdre une heure de salaire et réclament, en sacrant de plus en plus
fort, le mortier et les briques. Tous les petits, nonobstant, refusent
le service. Il y a jusqu'à cet innocent de Duffel, le gars à tout faire,
tu sais le grand camarade de notre petite, qui rechigne à la dangereuse
corvée. Cette grève ne fait pas le compte des mauvais farceurs, Bastyns
à leur tête. «Mouton, vocifère ce braillard, holà vilain boudeur, vas-tu
bientôt te décider à faire ton service ou me faut-il descendre pour te
montrer le chemin à coups de sabots?» Les autres aides pour gagner du
temps et détourner d'eux-mêmes l'attention des tourmenteurs, harcèlent
et aiguillonnent, de leur côté, le pauvre diable. «Rien qu'une montée!
Plus qu'une charge de briques! La dernière!» Le voilà qui se dévoue, qui
se laisse faire et qui, riant déjà--ah l'ingénu!--entre ses larmes
d'effroi, épaule le panier abandonné par son camarade prudent. «Non,
non! intervenons-nous, assez de bêtises, n'y vas pas Flupi!» Il était
déjà parti. Il se guinde tant bien que mal jusqu'au deuxième étage. Il
va monter aux combles où nous achevons les souches de la cheminée. Nous
ne le voyons pas, mais nous l'entendons souffler. «Haâruh fainéant!»
hurle ce vilain Bastyns.

Ah misère! Comment le pauvre garçon s'y est-il pris? On ne nous le dira
jamais. Tout ce que je sais, c'est qu'au moment où il approchait du
toit, j'entends un fracas, comme un craquement, patatras; puis un autre
plus sourd... pardouf! Tous nous jetons là nos outils et nous nous
portons au bord de l'échafaudage, interrogeant le sol, là, sous nous.
Ah! quelle bordée de jurons s'échappe de nos gorges! Ah oui il est temps
de jurer et de s'arracher les cheveux à présent! Tâchez de le rattraper,
le Mouton! Il ne traîne plus, hé Bastyns? Fini! Capot! Il y a longtemps
qu'il est en bas. Des passants l'on vu cogner d'abord l'arrête du toit
de l'écurie voisine. Ç'a été le premier coup. Il a été touché dans le
dos, sous la nuque, et il a dû se briser la colonne comme je casserais
cette latte sur mon genou. Puis il dévala la pente et s'abattit sur le
pavé à côté de l'aire à chaux. Quand je fus en bas--je me jetais de
l'échelle plutôt que je n'en descendais--Flupi remuait encore les bras
et les jambes. Ainsi, les moineaux lapidés battent une dernière fois des
ailes. Ses yeux roulaient déplorablement; peu à peu ils se sont
éteints. Il a ouvert et fermé la bouche comme un poisson retiré de
l'eau. Puis cette bouche est restée béante, tout à fait la gueule du
crapaud des dix-mille au jeu de tonneau.... Un médecin s'est
approché--ils ne sont jamais loin des morgues, ces corbeaux.--La main
sur le coeur du pauvret, il comptait les battements. Il a hoché la tête:
on comprenait. Nous n'avions plus qu'à charger la trop bonne pièce sur
la civière. En aidant à le ramasser, le camarade,--ah quelle bouillie
rose et blanche, de la brique pilée dans du mortier!--j'ai cru qu'il
m'en resterait des morceaux dans les mains: c'étaient ses vêtements qui
maintenaient encore ensemble la carcasse et les membres!--La tête
ballottait comme celle d'une poupée mal bourrée de son; elle montrait,
vers la nuque, un trou assez large pour y loger mon poing, par où
s'échappait la cervelle. Qui lui en refusait de la cervelle, à ce
simple? Nous plongions dans le sang et la moelle. Ah! chienne de vie!
Canailles de vivants! C'est égal, je ne voudrais pas avoir cette mort
sur la conscience comme ce lâche Bastyns. Ils étaient aussi blêmes, les
farceurs, que la cendre de leur pipe. A qui le tour à présent? Pauvre
Flupi, pauvre Mouton! Une fichue commission que ceux de Duffel portèrent
ce soir aux parents!»

Les époux sursautèrent. Rikka empoignait son époux par le bras et lui
montrait Clara réveillée, assise dans son lit, un indicible martyre
tiraillant son visage de petite exaltée sanguine! De grosses larmes lui
coulaient des joues.

«Flupi! mon Flupi!»

Et tout à coup, elle fit un long cri et tomba dans des convulsions si
violentes que les Mortsel pensèrent, toute la nuit, la voir passer entre
leurs bras.




VII


Après trois ans de labeur, et en vivant de ménage, les Mortsel
possédaient un millier de francs placés en lots de ville. Une de leurs
obligations sortit avec une prime de vingt-cinq mille francs. Pour des
gens de leur trempe, pleins de bonne volonté et d'adresse, c'était
l'avenir assuré. Rikka, la plus ambitieuse des deux, engagea son homme à
s'établir. D'abord, il eut peur. Excellent maçon, outil de choix, il
redoutait les côtés théoriques du métier, les calculs, les écritures. La
partie lui semblait risquée. Mais l'industrieuse élève des Bonnes-Soeurs
serait là pour lui servir de comptable. Il finit par entendre raison.

En gens prudents ils avaient eu le soin de taire leur aubaine. Leur
établissement fut diplomatique: ils exprimèrent des craintes,
feignirent des hésitations, invoquèrent les risques et aux plus discrets
ils donnaient seulement à deviner qu'un capitaliste leur avançait juste
les premiers fonds pour attaquer l'entreprise.

Ils réussirent au delà des espérances de Rikka.

C'était l'époque des grandes constructions, des assainissements, du luxe
extérieur, de la toilette et de l'apparat des rues. Les patriciens
agrandissaient leurs hôtels, les nouveaux riches se faisaient construire
des demeures plus somptueuses encore; les pignons et les jardins du
négociant en denrées coloniales empêchaient le moindre épicier de
dormir. Rikka, douée d'un flair israéliste, doublait, quadruplait,
décuplait leur avoir. Des spéculations en terrains portaient leur
fortune à un demi-million.

Nikkel, gros bourgeois, président du Conseil de prud'hommes, s'était
bâti une prétentieuse maison sur une des avenues couvrant les anciens
fossés de la forteresse. La façade, où s'enchevêtraient les styles
renaissance, gothique, jésuite et rococo, superposait deux étages à
quatre fenêtres encorbellées, garnies de balustres. Les poignées de
cuivre de la porte de chêne sculpté sortaient de la bouche de mascarons
joufflus. A l'angle des deux façades, celui du boulevard et d'une rue
nouvellement tracée, une rotonde s'élevait, à quelques mètres au-dessus
du toit, en une tourelle à poivrière surmontée de l'immanquable
girouette dorée. Il y avait aux fenêtres des rideaux rouges et sur les
consoles des cache-pots plantés de jacinthes et de tulipes: une des
passions de Rikka.

Au fond de l'allée cochère s'ouvrait une échappée spacieuse bornée à
droite par les écuries et les remises, à gauche par les ateliers et les
magasins. Derrière verdoyaient, encloses de quatre murs chaperonnés de
tuiles rouges, les pelouses d'un jardin anglais qu'une grille à
claire-voie protégeait contre les incursions des ouvriers.

L'intérieur accumulait la dose de faste et de confort qu'un millionnaire
s'improvise. Plafonds, et lambris, portaient la signature d'un
décorateur venu de Bruxelles. Les poufs, les causeuses, les cabinets de
laque, les guéridons de Boule, les chinoiseries, les bronzes, les tapis
et les tentures d'Orient, les glaces biseautées, les dressoirs chargés
d'émaux et de nielles, de cristaux et de vaisselle aveuglante: aucun des
accessoires obligés d'un mobilier de nabab ne manquait à ces salons
sans cachet et sans plus d'intimité que les cabines de première classe
des grands steamers.




VIII


Dès leur montée à la fortune, les Mortsel avaient mis leur fille en
pension. Elle y resta trois ans, subissant cette vie de prisonnière avec
de sourdes révoltes; camarade farouche, pupille quinteuse, au demeurant
bonne écolière. La maîtresse de littérature lisait comme des modèles ses
devoirs révélant une imagination riche mais un peu excentrique, une
sensibilité que les sentiments ordinaires semblaient émousser et que
piquaient les causes les plus inattendues. Elle avait des intermittences
de belle humeur et de mutisme. Elle s'attachait difficilement. «Son
grand coeur _en_ demandait trop», écrivaient naïvement les bonnes
institutrices dans leur bulletin mensuel. Elles remarquèrent que,
lorsque Clara se prit d'amitié sérieuse, ce qui ne lui arriva que deux
ou trois fois, durant cette période d'études, ce fut pour une compagne
peu jolie, peu coquette, une inférieure sous le rapport de la fortune,
un souffre-douleur comme avait été le «Mouton». Ces amitiés étaient
violentes, concentrées, avec de brusques expansions; elles rappelaient
l'idylle de son enfance ouvrière: «Voyez cette maniaque de Clara,
chuchotaient les pensionnaires, est-elle assez jalouse de ses laiderons?
Qui songe cependant à les lui disputer?» Pour les laiderons elle aurait
arraché les yeux et les cheveux aux plus grandes. Plus d'une de
celles-ci fut traitée comme ce lâche Bastyns. En revanche, elle ne
pardonnait pas la moindre trahison à ses favorites. Elle aurait plutôt
souffert à se briser le coeur de désespoir et de regret que de rendre
apparemment son affection à une ingrate.

Elle se brouilla avec toutes.

Gamine, elle était intéressante. Sa beauté ne s'annonça qu'à dix-huit
ans, au sortir de l'internat; mais alors Clara Mortsel représenta un de
ces types de jeunes filles qui perpétuent à travers les siècles la
réputation du sang d'une ville. Portrait avivé et mieux en chair de
Rikka, elle ajoutait aux attachés fines, à la physionomie régulière de
l'ex-camériste, la robustesse sanguine, la belle santé animale de
l'ancien briquetier.

Les parents s'extasièrent devant cette transfiguration. Nul n'aurait
suspecté dans cette florissante créature la bassesse de son origine. Eux
avaient beau s'observer; chez l'entrepreneur et sa compagne, tout
trahissait la plus infime roture. Clara s'épanouissait, au contraire,
avec la grâce d'une héritière: son geste, son port, sa mise, sa parole,
revêtaient ce naturel suprême que confère seule la longue habitude
d'alentours policés. Ces glorieux dehors donnèrent aux Mortsel tout
apaisement sur la nature de leur enfant.

Les bizarreries de la fillette à Boom, sa passion de gamine pour le
goujat de Duffel ne les avaient jamais inquiétés; les réticences et les
observations formulées dans les bulletins de la directrice de pension ne
les préoccupèrent pas davantage; et aujourd'hui ils ne songèrent pas
plus qu'auparavant à contrôler les rouages de cette nature et à lire
dans le tempérament derrière ses aspects. Ils subirent avec une humilité
naïve et touchante la supériorité de «leur Clara». Loin de songer à la
diriger, ils se laissèrent conduire par elle, sans jamais la
contrarier, heureux de se prêter à ses fantaisies. Ils la trouvèrent
accomplie, irréprochable. Elle flattait leur orgueil de parvenus, elle
démentait leurs commencements plébéiens. C'était la justification de leur
fortune, la raison d'être de leurs millions, leurs vivants titres de
noblesse.

A la vérité, Clara méritait leur affection; seulement, s'ils avaient été
des analystes capables de se rendre compte des ressorts secrets d'un
être, leur amour fut parti d'une profonde pitié plutôt que d'une
admiration idolâtre.

Chez cette adolescente de formes si nobles, en qui, sauf les vertigineux
yeux noirs, rien n'évoquait la petite sauvagesse de jadis, se
développaient les anciens instincts. La société n'eut pas plus raison de
ses penchants que l'internat. Son caractère impressionnable ne se trempa
point et continua de se refuser aux impressions communes; ses
imaginations excessives ne se tempérèrent pas au frottement de la vie;
ses affinités et ses antipathies s'accentuèrent de part et d'autre et se
repoussèrent davantage au lieu de s'équilibrer.

La mansuétude de l'enfant, sa partialité pour les ouvriers, loin d'avoir
été corrigée par l'éducation, croissaient, gonflaient avec l'ardeur
d'une suggestion rare, d'un sentiment incompris. Du jour où, fille de
millionnaire, les convenances adoptées par ses nouveaux pairs la
forcèrent de rougir de son extraction et de mépriser ses anciens égaux,
sa tendresse pour le peuple ne se manifesta plus, mais la dévora d'une
passion intense et inextinguible comme un feu souterrain. Peut-être
eût-elle proclamé ses prédilections malgré le monde et les lois
sociales, si ce besoin de se dévouer, de se ravaler, d'être complaisante
à des gens au-dessous d'elle, de consoler les gueux de leur abjection en
partageant celle-ci, si ces élans de soeur de charité ne s'étaient
compliqués de curiosités physiques, d'aspirations à des voluptés
exceptionnelles, de désirs d'anges épris de simples hommes et anxieux de
choir à n'importe quelle profondeur pour retrouver ces êtres faits
d'argile et d'ouvrir des trésors de caresses et de douceurs aux victimes
de nos conventions, souvent les élus de la Nature, souvent les plus
beaux et les meilleurs d'entre nous.

Elle était attaquée de la nostalgie de la déchéance. Elle construisait
son roman à rebours de celui que rêvaient pour elle ses parents
éblouis: son prince charmant serait un fruste enfant du peuple.

Elle portait à l'humanité laborieuse une sorte de culte panthéiste. Une
plèbe énorme, rousse et farouche comme les fauves, hantait ses rêves.

De bonne heure elle se prêta à l'attirance des foules. En temps de
réjouissances populaires elle entraînait Rikka vers les champs de
kermesses, rien n'étant comparable à la douceur de se perdre dans ce
grouillement.

Pâmée comme un baigneur langoureux qui s'abandonne à l'action des vagues
gaillardes, elle se laissait porter par le remous des flâneurs forains,
dans la tourmente des cymbales et des gongs accompagnant les parades.
Soldats, ouvriers, rôdeurs, badauds de tout poil, entretenaient autour
d'elle un moutonnement de têtes animées. Elle goûtait la pression chaude
des corps, le serrement des poitrines contre les poitrines, l'écrasement
des gorges contre les dos, les jambes entrant l'une dans l'autre, les
jupons des femmes s'éraflant aux pantalons des hommes, les poussées des
drilles facétieux.

Elle n'oublia jamais la cohue d'un soir de feu d'artifice, où sa mère
avait failli la perdre et où elle était restée, sans répondre aux cris
de Rikka, enivrée par la bousculade, pleine d'un vague désir de mourir
sous les souffles de toute cette humanité bruissant au-dessus d'elle. Et
sa mère l'avait ramassée comme elle allait tomber sous les pieds d'une
bande de gars éméchés fendant la cohue à coups de coude et de genoux.

En même temps, surtout depuis sa puberté, s'intensifiaient ses
préférences sensorielles.

Certain timbre de voix lui rendait un personnage à jamais bien voulu;
elle n'eût jamais distingué ce passant sans la nuance et les plis du
vêtement qu'il portait, sans tel débraillé crâne ou cet autre sans telle
façon de se caler sur ses hanches. Ses narines palpitaient devant un ton
fané comme si elles subodoraient une capiteuse essence.

Elle devait garder toute la vie, de sa première idylle, une prédilection
maladive pour les manoeuvres et particulièrement pour les maçons. Et
comme dans le rappel des êtres et des choses elle ne séparait jamais
leur forme de leur couleur et de leur entourage, les teintes vagues des
hardes des goujats la captivèrent entre toutes.

Elle en tint toujours pour le rouge brique tirant sur le brun, les
blancs fatigués et blafards, les indigos brouillés, les amadous
bavochés, les roux éteints.

Aucun ragoût ne lui était comparable aux cassures et à la patine de ces
vestes et de ces grègues de velours, luisantes par places, usées aux
angles et aux protubérances des tâcherons.

Elle savourait les subtiles dégradations de ces frusques rapetassées
qu'on dirait composées de feuilles mortes poudrées à blanc par le givre
et qu'elle s'imaginait, au souvenir tragique et lancinant du doux
manoeuvre, son pitoyable ami, éclaboussées d'une pourpre plus aveuglante
que celle des frondaisons septembrales....




IX


Il y avait dans Clara un être raisonnable et normal qui répudiait les
goûts exceptionnels de sa seconde nature. Tantôt elle souffrait de ne
pas ressembler aux autres jeunes filles, tantôt elle se trouvait presque
heureuse de l'inédit de ses impressions.

Elle devint forcément dissimulée et cacha ses appétences comme on tient
cachées ses pudeurs. Jamais un mot ne la trahit. Pour mieux dérouter ses
auteurs elle fit taire ses répugnances et parut supporter, sinon
rechercher, tout ce que la société invente d'agréments et de
distractions. Elle feignit de sourire dans les sauteries bourgeoises à
de jeunes fats dont la peau satinée et parfumée refluait le fluide
sympathique sous son épiderme; elle écouta en minaudant à propos leurs
uniformes madrigaux.

Ah! combien se fût-elle rendue plus promptement à l'éloquence d'un
rauque juron et d'un geste de barbare!

Elle joua cette comédie à la perfection, trouvant moyen d'éconduire,
sans trop les étonner, les prétendants les plus opiniâtres et les mieux
vus de ses parents. Le père Mortsel, doublement aveuglé par sa gloriole
de parvenu et par son culte pour son enfant, attribuait à des visées
plus hautes que les siennes les dédains et les refus de sa fille. Loin
de s'en délier, il inclinait à trouver cette morgue digne de leur
nouvelle condition. Tant que ne se présenterait pas un gentilhomme
d'authentique lignage, au moins baron, il était bien résolu à ne
recommander personne à sa fille.

La nécessité de donner le change à ses parents et au monde sur ses
réquisitions, prêtait souvent aux allures de Mlle Mortsel quelque
chose de timide, d'effaré ou de distrait dont les physiologistes les
plus clairvoyants n'auraient jamais pu suspecter l'origine et qui
l'embellissait encore aux yeux de ses poursuivants. Ils prenaient pour
de l'ingénuité et de la pudeur aux abois les effets de la contrainte.

Dans la crainte de se trahir, Clara affectait également de traiter avec
plus de superbe que ses parents, les ouvriers de l'entrepreneur qu'elle
rencontrait sur le chantier en descendant au jardin ou qu'elle croisait
sous la porte.

Le digne Nikkel qui se reprochait souvent comme un crime ses rechutes de
familiarité avec ses salariés, se réjouissait des façons altières de sa
Clara vis-à-vis de ces peinards et se la proposait en exemple.

Qui aurait pu détromper l'heureux père et l'édifier sur la vraie nature
de sa fille en lui racontant ce qui se passa souvent dans la chambre
virginale dont les fenêtres s'ouvraient sur les magasins?

Une main fébrile écartait légèrement le rideau de reps bleu,--ah! si peu
que Nikkel, Rikka ou personne ne l'aurait remarqué--et longtemps Clara
épiait le va-et-vient de cette gent infime.

Elle se délectait comme à l'époque de la ruelle du Sureau et plus
passionnément qu'alors aux mouvements brusques de ces francs
travailleurs, à leurs coups de rein et de jarret, à leurs postures de
gymnasiarques. Elle s'immisçait, en esprit, dans leurs chamaillis et,
acceptant comme un soulas la part de gourmades et de taloches que l'un
ou l'autre de ces mâles se vantait de distribuer à sa femelle, elle
éprouvait des rages de se jeter à leur cou, d'être mordue et broyée,
mais finalement possédée.




X


Toujours d'aguets, à proximité des colloques populaires, elle avait
souvent entendu parler d'un quartier où couraient polissonner les
Anversois et se soulager les marins.

Dans ses courses inquisitoriales à travers la ville, elle fut longtemps
sans rencontrer ces parages réputés que son imagination se représentait
sous des couleurs aveuglantes: des rouges exaspérés correspondant, pour
l'ouïe, aux fanfares les plus stridentes et, pour l'odorat, à des
bouquets outrageusement vireux. Flâneuse émancipée dont aucun chaperon
ne contrôlait les pas, libre de ses mouvements comme les jeunes
Anglaises--le père Mortsel ne jurait plus que par les Anglais--Clara
n'osa jamais pourtant s'enquérir de la topographie de ces antres où les
femmes honnêtes ne s'aventurent que durant le carnaval, pilotées par
leurs maris et à la faveur du domino et du loup.

Clara savait le nom bisyllabique, Rit-Dyk, de ces maisons de joie, et ce
nom lui venait machinalement aux lèvres durant ses heures
malconseillères. Elle apprit aussi que cet élysée s'agglomérait avec le
quartier maritime et les vestiges de l'ancienne ville.

Longtemps elle rôda par les rues de la région batelière et faillit
prendre pour ces lupanars les sordides auberges où logent, s'embauchent
et se débauchent les simples matelots. Elle épelait les enseignes: Alla
cita di Genoa--Posada Espanol--In der Stadt Hamburg--In the city of
London--avec des envies de suivre dans un de ces bouges les gaillards de
belle encolure qui y turbulaient.

D'abord elle ne parcourait qu'avec répugnance ces rues étroites et
puantes où grouillait une population cosmopolite, mangeuse de carrelets
et de harengs, les hardes goudronnées comme la carène d'un vieux navire;
mais engagée dans ces parages elle ne les quittait qu'après en avoir
longé tous les méandres. Elle entrait dans la rue Chapelle des Bateliers
par la plaine Falcon, se faufilait entre les camions lèges encombrant
les abords de la Maison Hanséatique. Le matin, les voituriers des
«nations»[1] venaient atteler à ces chars leurs chevaux énormes et les
«bacs»[2] raccoler, au Coin des Paresseux, des compagnons aussi
indolents que robustes. La manutention du port commençait à sept heures,
les lourds véhicules s'ébranlaient avec fracas au milieu d'un concert de
jurons et d'anguillades. Et à midi, les débardeurs fatigués
s'allongeaient sur les montagnes de marchandises ou sur leurs haquets.
Souverainement plastiques les poses de ces forts de corporations.
Charpentés à grands coups, le torse épais, croupés comme leurs chevaux,
ils allaient lentement, en gens sûrs de leur force, avec majesté, ces
coltineurs, aussi décoratifs que les grands navires noirs dont les mâts
quadrillaient l'horizon à perte de vue des Bassins.

[Note 1: _Nations_, les corporations ouvrières du port d'Anvers.]

[Note 2: _Bacs_, patrons des nations.]

Souvent Clara rougissait sous sa voilette lorsque l'oeil scrutateur d'un
gabelou ou la prunelle expressive d'un matelot la dévisageait; elle
redoutait de passer devant le Coin des Paresseux, mais la fascination
physique l'emportait sur la répugnance morale.

Là, demeuraient tout le jour les lazzaroni incorrigibles, la racaille
des pilotins, les travailleurs honoraires, aussi admirablement bâtis que
les bons bouleux, les lions éternellement au repos, se contentant de
représenter, pipant, mains en poches, éborgnés par la visière de leur
casquette raffalée et de travers, adossés à la façade du cabaret,
clignant des yeux, bâillant, se querellant et n'exerçant leurs biceps
que pour se prendre au collet, sous l'influence du genièvre. Ils
invectivaient les passants, raillaient ceux des leurs en train d'ouvrer,
intimidaient les femmes par leurs gravelures.

Après de longues circonvolutions de barque qui louvoie, Clara revenait
invariablement s'exposer à ce rassemblement picaresque. Le coeur lui
battait, son pas se ralentissait et elle côtoyait avec une terreur
délicieuse l'alignement de ces bayeurs. Quel que fût leur cynisme, ces
bougres n'osaient pas interpeller aussi grassement cette dame que les
guenipes de leur caste. La toilette décente de Clara ne rappelait guère
la mise excentrique des gourgandines dont plus d'un de ces copieux
gaillards apaisait les fringales. Elle les intriguait; ils se touchaient
le coude et se la désignaient sans parler; se contentant de braquer sur
la «madame» leurs yeux de félin qui se ramasse prêt à bondir. Mais à
peine avait-elle atteint le bout de la rangée que déjà les turlupins
échangeaient leurs réflexions sur la flâneuse; celle-ci s'éloignait plus
rapidement avec des envies de s'arrêter et d'écouter les hommages de ses
admirateurs mal embouchés.

Elle reprenait sa course, s'arrêtait sans but, machinale, devant des
étalages de victuailliers, d'opticiens, de marchands de casquettes,
étourdie par le roulement du trafic et le bruit des disputes des mégères
que vomissait, par intervalles, comme une gueule béante, l'ouverture
noire d'une impasse. Elle relisait les mêmes noms aux coins des rues,
noms rogues ou croustillants, surtout évocatifs en langue flamande:
Klapdorp, rue de la Culotte Bleue, Leguit, Kraaiwyk, Pensgat,
Pont-Cisterne, Canal des Vieux Lions, rue du Coude Tortu, Schelleken,
Coin-Riche. Nulle part ne luisaient ces syllabes troublantes: Rit Dyk.

Gabariers, «commis de rivières», «capons» des canaux, tenanciers
clandestins, fripiers, rôdeurs de quais, aide-bateliers, mousses en
rupture d'engagement, arrimeurs en ribote, proxénètes des deux sexes,
c'était là le monde qu'elle coudoyait.

Sur les trottoirs se colletait une marmaille de bâtards; des fils de
ribaude blonde comme la blonde Germanie héritaient du teint citronneux
et des sourcils noirs de leur père, le timonier italien échoué une nuit
chez le logeur allemand. Une fillette grasse et potelée descendait du
croisement furtif d'un lamaneur hollandais et de la servante d'un
coupe-gorge espagnol. Enchevêtrés comme des noeuds de vipérions, les
polissons se dégageaient au passage de la jeune bourgeoise, éblouis par
ce bout de jupon blanc qu'elle montrait en se troussant. Elle fixait
dans sa mémoire, pour l'évoquer souvent, comme de taquins fantômes,
l'apparence des plus grands de ces gueusillons: tignasses bretaudées ou
crépues, frimousses jolies mais déveloutées qui l'avisaient avec plus
d'effronterie encore que leurs aînés de tout à l'heure et riaient, et
grimaçaient, et se tortillaient, en dardant sensuellement vers elle,
leurs langues rouges de louveteaux.

Elle prisait fort l'élégance pleine de langueur et de sensualité de
certains adolescents de profession vague, immobiles durant des heures en
face des grandes nappes d'eau fluviales sur lesquelles planent des
vapeurs que le soleil convertit en pulvérin d'argent. La casquette à
large visière plate et à liseré d'or coiffe fièrement les visages de ces
pseudo-aspirants de marine. Se sachant regardés ces éphèbes recouraient
à des postures avantageuses: ils s'étiraient, ployaient et écartaient
les jambes, esquissaient lentement et comme à regret des feintes de
lutteurs, quittes à retomber dans leur cagnardise quand s'éloignait la
belle passante. Et à force de les emplir de la vision lubrifiante de la
rivière et des nuages, il semblait à Clara que l'aimant pervers de l'eau
se fût communiqué aux prunelles de ces contemplatifs.

Puis elle gagnait les canaux ou bassins remplis de bâtiments mouillés
contre à contre. Un pont tournant s'ouvrait pour laisser entrer ou
sortir quelque navire remorqué, et elle faisait halte parmi les piétons
affairés, dans un embarras de voitures et de binards. En attendant que
les bateaux eussent défilé et que le pont fût rendu à la circulation, un
passeur godillait dans son bac les personnes les plus pressées.

Clara, elle, avait toujours le temps et s'oubliait longuement sous les
arbres ombreux le long des quais du fleuve. Avec leurs bâches
goudronnées, les amas de marchandises semblaient d'immenses catafalques
autour desquels on aurait dit que les débardeurs, le coltin drapé comme
une cagoule de pénitent, sûrs et solennels dans leurs manoeuvres,
accomplissaient les rites d'un culte redoutable.

Les brises de l'Escaut rafraîchissaient ses tempes trop battues. Les
chaînes des grues grinçaient, des ballots s'engloutissaient avec un
bruit sourd à fond de cale des transatlantiques; on entendait tinter les
cloches des paquebots et battre les pics des calfats radoubant les
carènes avariées. Les chevaux géants continuaient d'émouvoir les longs
chariots. D'un côté à l'autre des bassins, les navires crachant la
vapeur avaient l'air de vieillards bougons, grommelant quelque invective
à l'adresse du voisin. Au loin, des voiles gonflées figuraient le jabot
d'énormes pigeons blancs et le panache de fumée d'un steamer gagnant la
mer s'élevait là-bas, au-dessus des campagnes, visibles plus longtemps
que le fleuve, qu'une courbe cachait à un quart de lieue de la rade
derrière les polders de Waes. Et des mouettes sautillaient avec de
petits cris aigus sur l'eau blonde frangée d'écume.

Cependant le carillon de la cathédrale égrenait ses notes comme
édulcorées au voisinage de la grande rivière.

Clara songeait à l'heure et, attardée, regagnait l'avenue du Commerce,
en tournant une dernière fois les édifices babyloniens des docks et
entrepôts.




XI


Un soir d'automne qu'elle avait prétexté des emplettes à faire avec une
amie, mais qu'elle cédait surtout à la fantaisie de contempler, sous
leur aspect nocturne, les champs de ses pérégrinations, elle se trouva
derrière le marché au poisson, dans une cour étroite bordée de hautes
murailles d'apparence féodale.

Une sorte de tunnel s'enfonçait sous une manière de pont que surplombait
un grand crucifix paraissant blanc tant les maisons avoisinantes
condensaient de ténèbres dans leurs pignons de bois vermoulu. Où
aboutissait ce tunnel? L'idée du quartier mystérieux que Clara désirait
connaître fit qu'au lieu de tourner les talons elle s'engagea
courageusement sous cette voûte obscure.

Après quelques pas elle déboucha dans une ruelle ressemblant à un étroit
et profond boyau. Des toits en dents de scie et des pignons en escalier
tailladaient le ciel opaque.

Il était à peine huit heures et cependant tout dormait dans ces
habitacles de bois remontant aux Espagnols et dont aujourd'hui les
mareyeurs, les marchands de moules et d'anguilles imprégnaient les
parois des iodures de leurs marchandises. A un tournant de cette ruelle
le passage lui fut barré par un immense édifice, un vieux «steen»[3]
flanqué de tours et de clochetons à chaque angle de ses façades et
soubassé de contreforts comme un manoir féodal.

[Note 3: _Steen_, maison-forte, burg.]

En approchant, Clara constata qu'au bas de ce monument s'ouvrait une
arche analogue à celle qu'elle venait de franchir.

Cependant elle commençait à se repentir de son escapade et allait
rebrousser chemin, lorsqu'elle perçut, dans le silence claustral de
cette région, une musique entraînante, une symphonie de harpes,
d'accordéons et d'archets.

Les sons partaient de l'autre côté de ce nouveau tunnel. Ces accords
précipités, rythmés comme des cinglements de fouet et des coups
d'éperon, vainquirent la peur de la noctambule et elle enfila en courant
ce corridor louche.

A la sortie la voie s'élargissait brusquement et dévalait en pente
douce. Le bruit partait du bas de la rue. Clara continua de marcher à sa
rencontre.

A mesure qu'elle avançait, la rue d'abord morne et noire comme le
quartier qu'elle laissait après elle, se réveillait et se peuplait. Des
groupes de rôdeurs longeaient les hautes maisons aux rez-de-chaussée
illuminés et aux portes ouvertes. Des ombres des deux sexes passaient et
repassaient devant les carreaux mats garnis de rideaux rouges.

Sur presque chaque seuil une femme en toilette blanche, penchée, tête à
l'affût, épiait des deux côtés de la rue l'approche des clients et leur
adressait de pressantes invites.

Matelots ou soldats déambulaient par coteries, bras dessus bras dessous,
déjà éméchés. Parfois ils s'arrêtaient pour se concerter et se cotiser.
Fallait-il entrer? Ils retournaient leurs poches, hésitaient encore
jusqu'à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande
d'amour, souvent l'un souvent l'autre donnât l'exemple. Le gros de la
bande suivait à la file, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, les
recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés
novices et croyants, que le curé avait mis en garde contre les sirènes
de la ville, courbaient l'échine, riaient faux, un peu anxieux, rouges
jusque derrière les oreilles. Ceux-là, esbrouffeurs, durs à cuire,
remplaçants déniaisés, galants assidus de ces belles de nuit, poussaient
résolument la porte du bouge. Et l'escouade s'engloutissait dans le
salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et
d'algarades, de graillements, de bourrées de matelots et de refrains de
caserne.

D'autres, courts de quibus sinon de désirs, baguenaudaient et pour se
venger de la dèche se gaussaient des appareilleuses et leur faisaient
des propositions saugrenues.

Clara savait maintenant où était le Rit-Dyk.

Elle se proposait de ne pas en voir davantage, chaque pas en avant
serait le dernier; puis elle se ravisait et poursuivait encore.

La circulation devint plus difficile. Les escouades de drilles se
multipliaient en même temps que se renforçaient les théories des
prêtresses. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tunique des
vierges, les filles complaisantes se balançaient au bras de leurs
seigneurs de hasard. Les sanctuaires d'amour, à droite et à gauche, se
succédaient de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux
achalandés; de chapelles il se faisaient temples. Au fronton de l'entrée
de deux bâtiments sans étage, Clara lut en lettres de feu, «Waux-Hall»
et «Frascati». C'étaient des salles de bal. Des couples qui s'y
rendaient, impatients, fringuaient dès la rue.

Une bouffée de vent frais chassa dans cet air chargé d'effluves
érotiques et souleva la voilette de la promeneuse. Inquiète, elle la
rabattit sur son visage. Le fleuve, à marée haute, se lamentait, les
vagues battaient les pilotis des débarcadères et on entendait aussi
glouglouter l'eau envahissant la cale.

A présent, au lieu de longer les quais et de s'éloigner de ces rues mal
famées, Clara fit volte-face, rappelée par une venelle qui débouchait
dans l'artère principale et où l'animation semblait plus furieuse
encore. Elle détourna à gauche et quittant le Fossé-du-Bourg, se trouva
cette fois dans le Rit-Dyk même, au coeur de la paroisse de joie.

Ici, des façades hautes comme des casernes croisaient les feux de leurs
fenêtres. Les vestibules pompéïens dallés de mosaïques, ornés de
fontaines et de canéphores, renommaient les merveilles de l'intérieur.
Et derrière les hautes glaces incrustées de symboles et d'emblèmes, sous
les plafonds polychromes à l'égal des oratoires byzantins où dominaient
les cinabres et les ors affolants, Clara devinait la débauche échevelée,
les longues pâmoisons sur les divans de velours rouge et dans les larges
lits de Boule.

La rue se saturait d'un composé d'odeurs indéfinissables où l'on
retrouvait, à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du
goudron, les senteurs du musc et des pommades. Les fenêtres des étages
ouvertes mais grillées comme celles d'un couvent, épanchaient sur la
foule les relents capiteux de l'alcôve.

Et ici, les femmes plus provoquantes que dans la grand'rue entraînaient
presque de force les récalcitrants et les baguenaudiers. Et toujours le
raclement des guitares, les pizzicati des harpes, les bourrées des
musicos et les refrains des bouïs-bouïs, les cliquetis des verres et la
détonation du champagne dominaient la pédale sourde de la foule.

Aux intervalles d'accalmie on entendait pleurer l'Escaut contre ses
berges, et parfois, la sirène d'un grand steamer accoté sifflait
rageusement la saturnale.

La parure sombre, l'allure dépaysée, la réserve de Clara avaient été
remarqués par ce monde attentif, aux sens très aiguisés. Une sarabande
de viveurs mondains qui venaient continuer dans ces régions gaies
l'orgie commencée au restaurant, faillit l'enlever dans ses rets.

Les matrones se hélaient de porte en porte pour se dénoncer cette
intruse. D'horribles reproches la souffletèrent. Des hommes avinés la
regardaient sous le nez et s'acharnaient à ses trousses. Elle gagna peur
et, n'osant plus reculer ou avancer, elle eut envie de se mettre sous la
protection des argousins préposés à la surveillance de ces dédales, en
prétextant d'avoir perdu son chemin.

En ce moment une lourde main s'abattit sur son épaule, un souffle moite
et brûlant courut dans son cou, et une voix rude mais jeune prononça à
son oreille quelques mots d'une langue inconnue. Elle se retourna. Un
mousse anglais, de belle encolure, emplissant bien sa culotte boucanée
et son tricot bleu, la regardait de ses yeux d'enfant, des yeux qui
avaient douze ans comme le corps en avait vingt; et la bouche, non moins
fraîche et enfantine, répéta les mêmes mots d'un ton suppliant et
mouillé. Du bord de son béret, campé en arrière, s'échappaient des
frisons de cheveux blonds qui offusquaient son front.

Comme Clara ne bougeait pas et se taisait, le jeune marin la prit par le
bras et de l'autre main, pour mieux se faire comprendre, il puisait
rageusement dans son gousset, et lui montrait de l'or, tout le salaire
d'une traversée de plusieurs mois. Elle s'avoua la beauté de cet
adolescent et son admiration grandissait si impérieuse, la sympathie la
gagnait à tel point que toute lueur de raison allait s'éteindre. Mais un
dernier éclair traversa sa pensée endormie, hypnotisée par le désir; au
moment où il l'entraînait, elle se vit perdue, salie, maudite par son
père, la risée de la ville hypocrite et méchante, friande de scandales;
et d'un mouvement brusque, elle échappa à l'étreinte de l'entreprenant
blondin, se perdit dans la cohue, et courut comme une dératée sans se
retourner, poursuivie--lui semblait-il--par des rires et des huées, le
sang affluant à ses oreilles, jusqu'à ce qu'elle arriva à la porte du
logis Mortsel.

Là, avant de sonner, elle s'arrêta, comprima les battements de son
coeur, ses genoux se dérobant sous elle, et, moins pressée, elle se
retourna vers les quartiers d'où elle venait de s'enfuir; presque
repentante, à présent, de sa panique, tâchant de scruter les ténèbres,
espérant qu'il l'avait poursuivie, le hardi camarade, qu'il allait la
rejoindre, que la main du dompteur s'abattrait sur son épaule, qu'il
reviendrait s'emparer d'elle et l'emporter quelque part dans un coin où
ils ne seraient qu'à deux.




XII


Les Mortsel achevaient de déjeuner. Après un coup de timbre, le
domestique annonça qu'une voiture de maître venait d'arrêter à la porte,
et qu'un monsieur mince et pâle demandait l'entrepreneur. Nikkel prit à
peine le temps de s'essuyer la bouche et se précipita à la rencontre du
visiteur. En ce moment, celui-ci poussait la porte de la salle à manger:

--Monsieur le comte.... Quel honneur! Excusez-nous.... Vous me voyez
tout confus... Ma femme.... Clara, ma fille unique, Monsieur le
comte.... Monsieur le comte d'Adembrode dont je vous entretiens tous les
jours.... Clara avancez un fauteuil à Monsieur le comte.... Il daignera
s'asseoir un instant à notre table.... Oh! ne nous refuser pas cette
faveur.... Un verre de vin d'Espagne?... Rikka voilà les clefs de la
cave.... Vrai, votre présence nous comble de bonheur.... Et plus je vous
regarde, plus vous me représentez le portrait vivant de feu votre très
noble mère....

Au flux de ces inepties, le compère jouait l'affairement, convaincu que
rien ne flatte autant la vanité des grands que le trouble causé par leur
simple apparition. Le comte, souriant, avait touché la main du parvenu,
et salué la mère et la fille, sans accorder d'attention à l'ameublement
de la pièce. Il était jeune encore, disgracieux, long et blême; vêtu de
noir. Des traits anguleux, le nez trop aquilin, l'exagération de ce
qu'on appelle un profil de race. Après avoir formulé quelques excuses
que ne voulurent point entendre les Mortsel, ses prunelles grises comme
l'acier amati s'arrêtèrent sur Clara et c'est à elle qu'il semblait dire
l'objet de sa visite: quelques réparations à faire à son château d'Alava
près de Santhoven.

Cette grande jeune fille aux saines couleurs, aux yeux expressifs, à la
bouche sensuellement rouge, avait produit sur le gentilhomme une
impression qui n'échappa ni à Nikkel ni à sa compagne. Il s'embrouillait
dans ses explications, comme si le donjon trois fois séculaire que l'art
du père Mortsel devait empêcher de s'écrouler, avait été à autant de
lieues de ses préoccupations que de la chaise, où s'asseyait, en face de
lui, la fille de l'entrepreneur. L'air d'apparente réserve de Clara
renforçait le charme de son appétissante physionomie. Le comte n'avait
cru s'arrêter que quelques instants chez son maçon. Il n'eut pas la
force de refuser le verre de sherry offert par la jeune fille. Il
chercha un compliment, ne trouva qu'une banalité. Nikkel Mortsel et sa
femme jabotaient à l'envi, sans prendre haleine, sans doute pour mettre
leur interlocuteur à l'aise, et se récriaient à l'évocation des moindres
objets touchant de près ou de loin au noble visiteur. Clara parlait
aussi peu que le comte; mais ce n'était pas l'enthousiasme qui lui
embarrassait la langue devant le premier comte vivant, le premier noble
en chair et en os, qu'elle avait l'occasion d'approcher et d'entendre.
Elle comparaît, à part elle, ce godelureau transi à ces preux du
moyen-âge, à ces hommes de fer, figurés sur les tombeaux gothiques, ou
portraicturés dans les vitraux des cathédrales.

Les quelques mots qu'elle prononça achevèrent de griser le jeune homme
moins par leur signification que par leur musique. La voix de Clara,
descendant vers le contralto, présentait un timbre chaud, voilé par
instants, qui s'harmonisait avec le velours de ses noires prunelles, le
moelleux de sa chevelure sombre, la moiteur de ses lèvres vivaces, la
langueur caressante de son geste, les sculpturales ondulations de son
corps, sa riche carnation imperceptiblement duveteuse comme celle d'un
noble fruit septembral.

Warner d'Adembrode se surprit à détailler cette plébéienne avec une
obstination inéprouvée devant les femmes les plus vantées de son monde.
Il remarqua le nez court, plutôt retroussé que busqué, charnu au bout,
les narines très dilatées; le menton grassouillet, rond, marqué d'une
fossette comme d'un coup de pouce, le col fort, cerclé de deux lignes
parallèles fixes comme des fils de soie entre lesquels la chair
capitonne, la pomme d'Adam assez accentuée et un débordement de la nuque
à l'attache du cou.

Elle portait ce jour-là une toilette de soie lie de vin garnie de
velours mordoré, et comme unique bijou un collier de cornalines dont les
reflets pelure d'oignon épandaient un hâle sur sa pulpe savoureuse.
Ainsi, dans certains tableaux de Jordaens, les flammes d'un vin doré
rehaussent en la métallisant la nudité des bacchantes. Une demi-heure
s'écoula. Le comte, cloué sur sa chaise, l'air à la fois distrait et
charmé, oubliait de s'en aller et ne trouvait d'autre moyen pour
prolonger sa visite que de reparler du pignon et de la toiture du manoir
d'Alava, endommagés par le dernier ouragan, seulement, cette fois, dans
l'intention transparente d'être agréable au père de Clara, il résolut
d'ajouter une aile à cette demeure; l'architecte arrêterait aussitôt un
plan que Mortsel exécuterait.

Sur le seuil de la porte, où la famille le reconduisait avec force
révérences, Warner s'attardait et s'obstinait à rester découvert malgré
les protestations de l'entrepreneur.

--Faites mieux que ce que nous avons décidé, finit par dire le comte;
lorsque vous viendrez à Santhoven, emmenez donc ces dames. Je leur
montrerai le château que les notices des archéologues exaltent comme une
des choses les plus curieuses de la contrée.... Chaque salle a sa
légende, souvent une terrible légende... D'ailleurs si ces vieilleries
ne vous intéressaient pas, je crois que la promenade vous plaira. Tout
autour du parc, des bois magnifiques s'étendent jusqu'à Zoersel et
Magerhalle.... Ainsi, c'est convenu; ce jour-là je vous retiens à
dîner.... Ne me remerciez pas; je serai votre obligé...

Et craignant un refus, que les parents n'avaient aucune envie et Clara
aucun courage de formuler, il s'élança dans son coupé, qui détala à fond
de train.




XIII


Warner d'Adembrode de Rohingue sortait d'une ancienne et illustre maison
de cette partie du marquisat d'Anvers connue sous le nom de pays de
Ryen. Sa généalogie remontait même à Rohingue, premier seigneur de cette
contrée, régnant en 725.

Grands batailleurs, dès l'origine des d'Adembrode figuraient parmi les
paladins cités dans les vieilles chansons de geste. On trouvait plus
tard des d'Adembrode mêlés aux guerres engagées par leurs suzerains, les
ducs de Brabant, contre les comtes de Flandre.

Un autre d'Adembrode, sire Rombaut dit le Martyr, accompagnait en 1398
Jean de Bourgogne, alors comte de Nevers, dans sa croisade contre
Bajazet. Prisonnier après le désastre de Nicopolis, l'intercession du
comte de Nevers lui valait d'être compris avec celui-ci parmi les
vingt-cinq hauts barons français que le sultan consentait à épargner
moyennant rançon. Mais sire Rombaut déclina cette grâce, il entendait
partager le sort du commun de ses compagnons, et pendant que les
janissaires massacraient ces chevaliers désarmés, il courut se jeter
sous les cimeterres des égorgeurs et il ajouta son cadavre à cette
hécatombe de chrétiens. C'est après cette guerre funeste qu'on appela
Jean, le Sans Peur. Mais sire Rombaut avait mérité un surnom plus
glorieux encore.

A la bataille de Gravelines, le comte François d'Adembrode chevauchait à
côté de Lamoral d'Egmont; une arquebusade, destinée au général,
l'abattait et, emporté sous sa tente, il expirait pieusement, consolé
d'apprendre la victoire des siens sur les Français.

A l'encontre de la généralité des autres nobles flamands, sous le régime
de la Terreur, le représentant de cette maison historique ne voulut pas
s'exiler en Angleterre ou en Allemagne et, dans un beau mouvement de
solidarité patriale, se mit à la tête des simples porteblaudes révoltés
contre les démagogues.

Le 21 octobre 1798, accompagné de quelques gars résolus, Jean
d'Adembrode, arrière-grand-père de Warner, s'était présenté sur le
marché de Massenhoven, où se tenait ce jour-là une foire aux chevaux,
assemblant les blousiers du pays. Là il avait arraché aux sans-culottes
et jeté dans le feu la cocarde tricolore, puis, monté sur l'estrade d'un
marchand de complaintes, tandis que ses compagnons, déjà renforcés par
la bouillante jeunesse de l'endroit, faisaient bonne garde autour de
lui, il avait excité avec une éloquence de capitaine et de poète les
habitants du canton à secouer le joug des envahisseurs. A sa voix,
Massenhoven et toutes les communes limitrophes, Viersel, Santhoven,
Ranst, Broechem, Emblehem, Halle, Wommelghem, Grobbendonck, Schilde se
soulevèrent en masse. Ceux de ces paroisses qui avaient entendu le comte
Jean, allaient donner, enthousiasmés, chez eux le signal de la
résistance aux Jacobins. Le soir même de l'appel aux armes à Santhoven,
les soulevés, pour la plupart des conscrits réfractaires, brisaient à
deux reprises les carreaux de vitres de l'agent municipal. Partout on
arrachait des parvis le fallacieux arbre de la liberté planté par les
oppresseurs. Le mouvement rayonna à des lieues comme une conflagration;
un tocsin furieux volait de clocher en clocher et la nuit des feux
s'allumaient dans la bruyère; bivouacs et signaux de partisans ou fermes
incendiées par les républicains. Ceux-ci, d'abord surpris par cette
explosion de chouannerie flamande, lancèrent sur elle leurs troupes
disciplinées et nombreuses. Le comte Jean d'Adembrode tint quelque temps
ces forces en échec dans son canton de Santhoven, puis il dut s'enfoncer
plus avant dans les landes campinoises; les troupes du Directoire l'y
poursuivirent. Avec sa guérilla traquée, acculée, décimée, le comte
rallia à grand'peine à Diest le gros des patriotes. Il prit part aux
suprêmes et héroïques efforts de l'insurrection et périt comme ses féaux
dans le massacre de Hasselt.

Sa femme et ses tout jeunes enfants, passés à l'étranger dès l'invasion,
prolongèrent leur exil jusqu'à l'avènement de l'empire. Napoléon,
voulant se concilier cette influente famille, leur restitua les biens
confisqués par la Terreur.

Vers les 185... la dernière comtesse d'Adembrode resta veuve avec ses
deux fils, Ferrand et Warner. Ses préférences allèrent à l'aîné,
physiquement bâti en digne descendant des preux. Ce rejeton semblait
avoir épuisé la dernière sève du vieil arbre de Rohingus. Le second
était né aussi chétif qu'un poussin éclos avant terme. La comtesse
accueillit comme une calamité la venue de cet héritier et ne pardonna
jamais à cet avorton de nécessiter la division d'une fortune ébréchée à
la fois par les tentatives libératrices du comte Jean et les spoliations
jacobines.

Warner, souffreteux, rachitique, toujours un pied dans la tombe,
entretint longtemps chez l'orgueilleuse douairière le vague espoir que
son fils de prédilection demeurerait bientôt unique descendant de
Rohingus. Cependant la frêle complexion du cadet se trouva d'une
ténacité imprévue; le bambin, malingre, cramponné à la vie, poussa,
devint un garçon blême, déjeté, sec comme un échalas. Repoussé par sa
mère, que semblait narguer son être piteux mais viable, les heures où il
ne servait pas de jouet à son frère on le reléguait parmi la
domesticité.

Warner réunissait, à défaut des avantages physiques de ses ancêtres,
leur intelligence éveillée et leur grand coeur chevaleresque jusqu'au
sacrifice; aussi devina-t-il l'aversion des siens et flattant les
spéculations de la comtesse, manifesta-t-il de bonne heure un
entraînement pour l'état ecclésiastique. Une fois dans les ordres, il se
contenterait d'une simple rente servie par son aîné. La comtesse se
garda bien de le contrarier dans cette vocation. Si elle devina à son
tour l'abnégation de son enfant, elle ne l'en aima pas davantage. Elle
lui en voulut même de l'humiliation qu'il y avait pour elle dans cette
générosité.

Sortis d'un collège de jésuites spécialement réservé aux nobles, Ferrand
entrait à l'École militaire de Bruxelles et Warner au séminaire de
Malines.

Depuis ce jour, le cadet des d'Adembrode, celui que l'on appelait le
chevalier ou le jonker, ne parut plus qu'à de rares intervalles à
Santhoven ou à l'hôtel de la rue Kipdorp, à Anvers, depuis des siècles
la résidence urbaine des d'Adembrode.

Servi par ses protections, le comte Ferrand, le cancre le plus encrassé,
subit pour la forme un examen d'admission. Après les deux ans
réglementaires à Bruxelles et son stage à l'école de cavalerie d'Ypres,
il passa avec la même facilité sous-lieutenant des guides.

Il se lança, tête en avant, dans la vie turbulente de la plupart des
fils de famille. La roulette et le tir au pigeon, l'écarté et le turf,
le cheval et la lorette se partagèrent son temps et sa bourse. Il se fit
une réputation de casse-cou et d'homme à bonnes fortunes. Une orpheline
pauvre, d'excellente maison, rencontrée à la Cour où l'appelait son
service de fille d'honneur de la reine, crut aux déclarations du fêtard
se compromit pour lui, et renvoyée à sa famille, devint folle d'amour et
de honte. C'en fut assez avec un duel où il eut l'avantage pour poser
définitivement Ferrand en lion de son régiment. Entre temps il
s'endettait jusqu'au cou. La douairière dut intervenir plusieurs fois,
mais c'était avec la part de Warner, et du consentement de ce stoïque
enfant, qu'elle «arrosait» les créanciers du dissipateur.

Mère aveugle, elle se résignait aux extravagances du bourreau d'argent,
l'amour-propre peut-être chatouillé par ce tapage et cet éclat entourant
le nom des d'Adembrode. Ces frasques cadraient dans son optique
maternelle avec la belle mine, la superbe prestance, le sang vivace du
bretailleur. Pour Mme d'Adembrode, ce piaffeur, sentant l'écurie et
le cigare, valait tous les d'Adembrode du passé; elle assimilait les
ruineuses victoires du sportsman sur le turf aux batailles où se
distinguaient les ancêtres, à la fin sublime de sire Rombaut le Martyr,
à la vaillance de François d'Adembrode dont le portrait en pied figurait
au-dessus de la cheminée dans la salle d'honneur du château, et même à
l'héroïsme du bisaïeul Jean, ce La Rochejacquelin campinois, oublié de
ses pairs, mais dont les campagnards du pays ne prononçaient le nom
qu'en se découvrant.

Elle réservait à ce traîneur de sabre bravache une alliance magnifique;
sa bru serait une de Mérode, une d'Arenberg, pour le moins; elle se
prenait à chérir d'avance les petits enfants de son Ferrand.

A l'époque où la douairière caressait ces radieuses perspectives, on
ramenait un soir, à l'hôtel de la rue Kipdorp, le jeune comte, le crâne
escarbouillé par un coup de sabot d'un étalon vicieux qu'il s'était
promis de dompter à la suite d'une gageure et après un déjeuner trop
copieusement arrosé.

La comtesse survécut à cette épreuve épouvantable, mais en fut pour
jamais ébranlée.

Elle ne quitta plus ses larges vêtements de deuil, et s'enferma dans
son oratoire converti en une perpétuelle chambre ardente; affaissée
devant une manière de cénotaphe recouvert du dernier uniforme, du sabre,
des éperons et de la cravache que portait le défunt cette fatale
après-midi. Elle se complaisait dans l'obscurité que piquaient seulement
les langues des cierges jaunes et ses heures se passaient dans les
prières et dans les larmes. Trois jours suffirent pour vieillir de vingt
ans, pour voûter cette femme hautaine, droite comme le donjon d'Alava.

On avait averti Warner en toute hâte; le lendemain de cette tragédie, il
eût été voué au Seigneur. Maintenant il lui faudrait vivre pour le
monde, renoncer à la tonsure, empêcher l'extinction du nom.




XIV


La première entrevue de la châtelaine et du fils unique à présent, fut
crispante. La comtesse, non encore corrigée par ce malheur ressemblant à
un châtiment du ciel, comparait ce gringalet gauche, au mince et osseux
profil, à la voix mal assurée, avec le cavalier fringant dont les
éperons sonnaient si joyeusement dans les grands corridors et dont les
jurons partaient avec tant de belle humeur que les saints devaient en
sourire au lieu de s'en offenser.

Non, la répulsion vainquait sa conscience et sa volonté. Jamais elle ne
s'habituerait à cette face exsangue et glabre, tout l'opposé du visage
épanoui de son aîné. Elle n'essaya pas plus qu'auparavant de cacher son
aversion à Warner. Elle oublia que cet enfant honni s'était sacrifié
une première fois en entrant au séminaire; elle ne voulut pas s'arrêter
davantage à la pensée qu'il s'immolait peut-être plus cruellement
aujourd'hui en rentrant dans le monde au simple appel de la mère qui
voulait d'abord l'en étranger.

Au milieu d'une crise d'égoïstes larmes, elle ne cessait de répéter:
«Mon pauvre Ferrand! Et vous Warner, vous, pour lui succéder!» Et
toujours un voeu impie lui montait aux lèvres: «Pourquoi la mort
n'avait-elle pas enlevé celui-ci qui ne prétendait à rien ici-bas, au
lieu de l'autre, à qui tout réussissait; cet avorton probablement
impuissant, contrefait et déjeté dès le berceau, en place de ce
vigoureux garçon digne de faire souche?»

Warner respecta la désolation outrée de sa mère. Nature évangélique, il
ne se rebuta pas devant l'humeur, les califourchons et les injustices de
la monomane; il essaya, par son stoïcisme, de se faire pardonner le
crime de survivre à Ferrand.

Il passait à Santhoven, qu'elle ne quittait plus, la plus grande partie
de l'année. Leurs rapports journaliers devenaient un supplice pour le
jeune homme, et cependant elle seule s'en plaignait. Lui, serait
demeuré continuellement auprès d'elle, par déférence filiale, quoique en
butte à ses tracasseries, mais elle l'éloignait en invoquant malignement
les devoirs imposés à quiconque représentait le grand nom d'Adembrode.
C'était une soirée dans laquelle il devait paraître; un mariage ou un
enterrement auquel on le priait; une félicitation à recevoir au jour de
l'an. Tantôt le réclamait un office religieux, tantôt le convoquait un
comité de politiques, ou, sur l'ordre capricieux de la douairière, il
donnait un grand dîner d'apparat dans leur hôtel de la rue Kipdorp.

Elle se désintéressait des convenances sociales, mais n'entendait pas
que son fils partageât son renoncement et s'abstînt de se rendre aux
nobles assises. Elle ne recevait Warner qu'une fois par jour et cela
dans cette pièce lugubre où elle vivait comme une chouette, s'obstinant
à s'y faire servir ses repas afin de ne plus rencontrer l'ex-séminariste
à table. Elle n'avait pas même consenti à présenter au monde patricien
d'Anvers le nouveau comte d'Adembrode, car elle redoutait de lire, sous
la physionomie obséquieuse et sous les compliments obligés, la piètre
impression que produisait le frère du brillant officier.

Chez elle, la femme de qualité souffrait peut-être autant que la mère en
songeant que le nom des uniques descendants de Rohingus et des princes
de Ryen allait s'éteindre. Elle affectait parfois de parler mariage au
dernier comte et s'informait de ses succès dans le monde sur un ton
rappelant les plaisanteries «braques» et soldatesques de Ferrand.

Trompé dans ses affections naturelles, habitué, dès l'enfance, à ne
compter pour rien, Warner avait reporté toute son ardeur sur l'étude.
Lorsque la comtesse mourut, deux ans après Ferrand, il put reprendre sa
vie de bénédictin et se renfermer à l'envi dans sa bibliothèque et son
laboratoire. Religieux jusqu'au fanatisme, mais convaincu de la solidité
de sa foi, il affronta la lecture des historiens, des philosophes et des
naturalistes de ce siècle. Ainsi, il s'initia aux travaux ou aux
découvertes des Darwin, des Carl Vogt, des Claude Bernard et du docteur
Lucas. Le savant trouvait dans les révélations désolantes que ces
physiologistes lui apportaient sur son individu, une mortification
nouvelle que le croyant offrait en pénitence à son Dieu.

Il éprouvait une joie amère et cuisante à rechercher lui-même les
diagnostics de ses maux, les sources de ses infirmités, à se disséquer,
à sonder toute l'insuffisance de son être corporel.

L'Eglise recommandant de tenir son corps en mépris, les pratiques du
comte Warner demeuraient de la plus orthodoxe nature.

Pourtant des scrupules s'insinuèrent en lui. Si le chrétien absolvait le
savant, ce fut au gentilhomme à regimber. Avait-il le droit de se
réjouir avec un amer et poignant soulas de la dégénérescence du sang des
d'Adembrode? Avait-il quitté l'autel pour se livrer à ce lent suicide?
Dans la paix mélancolique goûtée depuis quelques mois surgirent
brusquement les ombres irritées de Ferrand et de la comtesse douairière.
Ces fantômes hantèrent ses rêves pour lui reprocher sa résignation à la
déchéance. Non, il ne pouvait pas se prêter à l'extinction de la race
des princes de Ryen; il devait continuer l'illustre lignée. Même les
intérêts de l'Eglise exigeaient qu'il y eût toujours en Flandre des
représentants de cette très catholique famille.

Ces considérations auraient peut-être brouillé Warner avec la science,
s'il n'avait pas envisagé celle-ci comme une aide pour remplir le
devoir que lui rappelaient les voix impérieuses des aïeux. Une idée fixe
se logeait maintenant dans sa cervelle: conjurer la fin de la race des
d'Adembrode, ravifier cette branche antique. Sur ces entrefaites il lui
tomba sous les yeux un passage de _Charles Demailly_, l'admirable roman
des frères de Goncourt, celui où le médecin de Charles théorise à propos
de l'anémie:

«L'anémie, disait le docteur, l'anémie nous gagne, voilà le fait
positif. Il y a dégénérescence du type humain. C'est, étendu des
familles à l'espèce, le dépérissement des races royales à la fin des
dynasties.... Vous avez vu au Louvre ces rois d'Espagne.... Quelle
fatigue d'un vieux sang! Peut-être cela a-t-il été la maladie de
l'empire romain dont certains empereurs nous montrent une face dont les
traits même dans le bronze semblent avoir coulé... Mais alors, il y
avait de la ressource, quand une société était perdue, épuisée, au point
de vue physiologique, il lui arrivait une invasion de Barbares, qui lui
transfusait le jeune sang d'Hercule. Qui sauvera le monde de l'anémie du
dix-neuvième siècle? Sera-ce dans quelques centaines d'années une
invasion d'ouvriers dans la société?»

Ce redoutable point d'interrogation se dressait constamment devant
Warner. Au fait, tous les savants inclinaient à une réponse affirmative.
Si l'orgueil de caste protestait chez le comte, ses études lui
arrachaient la reconnaissance de l'inéluctable vérité.

Bourrelé par le désolant problème, lorsqu'il eut extrait la quintessence
des ouvrages spéciaux des bibliothèques du pays, il voyagea, battit les
cabinets de lecture et les collections universitaires de l'étranger,
s'aboucha avec les lumières de la science.

A Londres, où il passa plus d'un hiver, il s'accostait au British
Musoeum d'un jeune médecin français et la communauté des études
rapprochait les deux voyageurs du moins sur le terrain de la physiologie
pure, car le docteur Girard était fortement imbu des théories
philosophiques de Büchner et d'Auguste Comte.

Warner s'ouvrait à sa nouvelle connaissance sur le miracle
espéré.--Aide-toi de la science, le Ciel t'aidera! avait-il pris coutume
de dire.

Le docteur Girard l'écoutait avec sollicitude; il paraissait d'abord
assez embarrassé de conseiller, dans une matière aussi délicate, un
homme du caractère et des opinions de M. d'Adembrode, mais pressé,
supplié par son ami, à la fin, il prononçait son arrêt définitif.

Pour assurer la survivance des d'Adembrode, il ne restait plus qu'un
moyen, l'infusion d'un sang riche, de préférence un sang plébéien dans
les veines appauvries de l'antique rameau; une mésalliance qui
deviendrait une sélection.

L'apparition de Clara Mortsel, de cette admirable fille que la
Providence même semblait envoyer à Warner, vainquit les dernières
hésitations du comte. L'énormité de la forfaiture prêchée par le docteur
Girard diminuait en présence de la perfection plastique de cette enfant
de marauds.

Clara Mortsel serait l'adjuvant du renouveau de la race d'Adembrode.




XV


Deux mois après la visite de Warner à l'entrepreneur, visite suivie
d'une excursion de la famille Mortsel au château d'Alava, l'aristocratie
anversoise criait au scandale à la nouvelle du mariage du comte
d'Adembrode de Rohingue avec la fille d'un gâcheur de plâtre enrichi. En
leur for intérieur, les indignés se réjouissaient de cette mésalliance,
la plus monstrueuse qu'eût imaginée un conseil héraldique; elle les
vengeait des dédains et de la supériorité de ces d'Adembrode, se
targuant d'un sang plus pur que celui des sept familles fondatrices du
patriciat d'Anvers.

Ainsi, les plus acharnés à flétrir la fougasse du jeune misanthrope,
étaient les nobles de fraîche date, des gentilshommes cosmopolites
ajoutant une annexe étrangère et hybride à leur nom patronymique
flamand: les van Pulderbosch de la Poulainerie, les van den Berg y
Castelar; c'étaient les armateurs ou banquiers anoblis par des princes
du dehors, c'étaient des comtes du Saint-Empire, des acheteurs de titres
de noblesse, précisément ceux que la hautaine douairière, ce fat de
Ferrand et même ce timide Warner tenaient à distance.

Le mariage se célébra sans le moindre apparat, à l'aube, dans la
chapelle du château d'Alava.

Aucun proche, aucun ami de l'un ou de l'autre des conjoints n'y
assistait.

Après la bénédiction nuptiale et les formalités civiles, on congédia les
témoins--de simples salariés comme ceux qu'utilisent les notaires pour
leurs actes--et les portes du château se refermèrent sur les deux époux.

Les Mortsel, ces incorrigibles parvenus, parents très aimants et d'une
abnégation touchante, n'avaient été que trop heureux de souscrire aux
conditions humiliantes imposées par leur gendre; ils ne pourraient voir
leur enfant que sur l'invitation du comte, et Clara oublierait le chemin
de l'hôtel de l'avenue du Commerce.

Clara essaya de se rebeller, sa réelle affection filiale répugnant à ce
pacte, mais cette fois le père Mortsel s'était montré intraitable:

Jamais pareille alliance ne se retrouverait. On lui arrachait sa fille
et on l'en séparait comme indigne. La belle affaire! Du jour où Clara
devenait comtesse, elle changeait d'essence et ses auteurs pouvaient
être écartés comme des parents nourriciers ou des gouverneurs qu'on
remercie après le sevrage du poupon et l'éducation du pupille.

Clara céda. Mais après quels combats et quels déchirements! Dès le
premier jour le comte lui avait inspiré une aversion indicible. Cet
homme anguleux et séreux, aux allures trop correctes, portant dans sa
longue redingote noire quelque chose du remeugle des sacristies et de
l'ammoniaque des laboratoires, représentait l'antithèse la plus absolue
de l'idéal de Clara. Ce n'était pas même ce prince charmant et
troubadouresque des contes bleus et des romans parisiens. Le comte
d'Adembrode était laid, d'une laideur minable.

Le bizarre, c'est que l'excès même de l'antipathie de Clara pour ce pâle
gentilhomme, la décida à l'épouser. Elle avait couru d'inquiétantes
aventures, des sollicitations répréhensibles continuaient de la
chatouiller. Sa raison et sa volonté triomphaient jusqu'à présent, mais
pourraient-elles la garantir toujours contre les impulsions désordonnées
de son tempérament? Elle se dit que le mariage seul la détournerait de
l'abîme où l'entraînait le vertige de ses sens.

Mais elle finit par se persuader, la naïve et passionnée Clara, que la
laideur et la fragilité même du mari, autant que les obligations
prévues, le commerce matrimonial régulier, émousseraient ses envies et
ses curiosités illicites et disperseraient les vols de monstrueuses
chimères qui la frôlaient de leurs ailes enflammées.... Elle essayerait
de chérir son époux, un galant homme et un homme instruit, certes digne
d'amitié et de confiance, et lui demanderait protection contre
elle-même.

Elle attendait, en outre, la guérison ou la défaite de ses sens, de la
campagne, du plein air, des longues courses, des exercices du corps; de
tout un régime de saines fatigues qu'elle s'imposerait à Santhoven; à
Santhoven qu'ils ne quitteraient plus, car le comte mettait en location
l'hôtel du Kipdorp, indiquant clairement, par là, l'intention de ne
jamais reparaître dans la société de ses pairs.

La première nuit de noces suffit pour ébranler les fermes résolutions de
Clara et montrer à l'effervescente créature l'inanité des efforts
entrepris. Chez le comte, le mâle sortait diminué de cette première
épreuve. Il y avait eu entre les deux époux un de ces malentendus de
l'épiderme qui décident souvent de tout l'avenir d'une union. Le
lendemain Clara n'était plus vierge et cependant elle n'avait pas frémi
dans ses fibres intimes. Les instincts de la mariée lui révélaient des
sensations furieuses par lesquelles tant d'hommes auraient pu la faire
passer.

Elle dévora cette déception. Son visage revêtit un caractère plus calme,
plus pudique que jamais. Elle cachait ses fièvres derrière une immuable
sérénité. Elle se montra douce, aimable, complaisante; à tel point que
Warner, qui l'adorait maladroitement mais qui l'adorait, put se croire
payé de retour. Il fut d'autant plus facile à Clara de tromper son mari
que celui-ci, n'ayant pas vécu, ne connaissant point de femme avant le
mariage, ignorait les subtilités, les mirages et les félonies de
l'amour.




XVI


Si Clara s'était fait illusion sur l'effet apaisant du mariage, elle se
méprit encore davantage sur la campagne.

Elle n'avait appris de la vie aux champs que ce qu'en révélaient
quelques livres fades de la bibliothèque de la pension: les pastorales
de Mme Deshouillères, de Racan et le _Télémaque_.

Ce qu'elle en savait de plus tangible s'embrouillait dans les souvenirs
de son berceau de Niel avec les exhalaisons de salpêtre et de chlore,
les végétations et les cultures corrodées autour des fours à briques.
Encore, ne se remémorait-elle pas la campagne proprement dite en se
rappelant les rives industrielles et quasi-faubouriennes du Rupel.

Depuis leur installation à la ville, comme c'est généralement le cas
chez les transfuges du village, ses parents avaient rompu pour jamais
avec la banlieue, nourrissant même un mépris féroce à l'endroit des
blouses, des hautes casquettes, des coiffes et des cottes villageoises,
de l'éternel vert et bleu de la campagne; et une des seules objections
du père Mortsel au mariage de sa fille avec le comte d'Adembrode avait
été cet exil à perpétuité dans une crétine bourgade--c'était son mot--de
la Campine.

Clara boudait la campagne pour d'autres motifs. Elle se la représentait
retentissant de bêlements d'agnelets à faveurs roses, pullulant de
bergers classiques et mélomanes, d'Estelles et de Némorins, tapissée de
myosotis, saturée de poésie laiteuse et édulcorée; et parce qu'une
campagne ainsi imaginée l'ennuierait à mort, elle en avait attendu une
sorte d'apaisement.

Or, voilà que cette atrophie de ses sens, les champs la lui refusaient.
Elle ne dut pas séjourner longtemps à Santhoven pour revenir de son
illusion et ranger la prétendue simplicité de moeurs du paysan et
l'idyllique innocence des hameaux parmi les ingénieuses fictions
destinées aux sentimentalistes et aux observateurs passagers.

Habituée dès l'enfance à tout pénétrer, à ne pas se fier aux apparences,
Clara découvrit bientôt les oscillations et les courants sous la surface
impassible.

Comme elle, la Nature n'était qu'une hypocrite, luttant en sourdine,
secouée par des spasmes intérieurs. Les convulsions printanières,
l'ascension des sèves, les rivalités des racines pompant aux mêmes
sources, les papillonnements du pollen n'altéraient pas l'apparence
majestueuse de la grande Matrice.

Une torpeur lascive s'emparait de la chair brune et veloutée de la glèbe
aussi bien que de l'argile épaisse de ses laboureurs. Les pubertés
accumulaient leurs trésors jusqu'au moment de les répandre copieusement.
Continence spéculative! Car plus la constriction est longue et taquine,
plus, au jour de la rencontre d'appétences réciproques exaspérées par
l'attente, la collision sera formidable et paroxyste la jouissance.

Oui, ce sont les passions latentes, les amours ajournées, les ruts tenus
en bride, les humeurs accumulées qui oppressent les détenteurs
perversement chastes, et donnent aux êtres et aux choses de la campagne
une apparence rassise et émoussée.

Plus tard seulement, on découvre sous cette prétendue apathie la rage et
la révolte. Ce n'est pas de l'impuissance mais de la pléthore.

Cybèle secrète trop de forces. De là son accablement et sa torpeur. Ces
réplétions exigeraient des débondes prolifiques: on n'offre à la déesse
que des soulagements dérisoires.

C'est surtout vers le Nord et en pays flamand qu'elle revêt des formes
déroutantes pour le profane, mais prestigieuses pour ses vrais
adorateurs.

Aussi la comtesse d'Adembrode, prédestinée, s'éprit de ces cieux plombés
et pesants, de ces horizons presque toujours guillochés d'averses sous
lesquels même les scènes du bonheur provoquent de l'angoisse et comme
une appréhension de mirage.




XVII


Les d'Adembrode défrichaient depuis plusieurs siècles arpent sur arpent
des sablons campinois et étaient parvenus, tout en arrondissant leur
domaine, à doter le communal d'une centaine d'hectares d'excellente
terre, en plein rapport, digne de rivaliser avec les alluvions des
Polders. Mais ces prés et ces cultures se noyaient dans l'immensité des
garigues et des bois d'alentour.

Clara Mortsel était arrivée à Santhoven, en août, lorsque les bruyères
fleuries roulent à perte de vue les vagues d'une mer rose. De distance
en distance des sapinières et des chênaies tranchent par leur feuillage
sombre et velouté sur cette floraison adorable, et l'arôme de ces arbres
à essence forte se combine avec les parfums sauvages des brandes.

Quand approche l'automne, en septembre, par un temps pluvieux, lorsque
le soleil s'efforce péniblement de sourire à la nature et que ses
baisers la mouillent de larmes au moment de leur séparation, cette
atmosphère vous grise et vous remue. Plus tard, vers le soir, des
monceaux d'essarts, torchères pâles et fumeuses, cassolettes d'un
farouche encens s'allument dans les landes aux mains hiératiques des
bergers et ces brûlis auxquels ils réchauffent leurs doigts gourds,
glacent, là-bas, le coeur du rare passant.

L'habitant de ces régions correspond au caractère grave du décor. La
sève circule sous l'écorce des rouvres et affleure à la pulpe des
hommes.

Ce peuple d'un terroir qui passe à juste titre pour celui où le sang
anversois se sélectionne, impressionna plus profondément la comtesse,
par ses mystérieux dessous et son feu intérieur, que l'ouvrier urbain
par son débraillé et son vice bravache.

Ces Campinois sont aussi plus robustes, de chair mieux tassée, mieux
pétrie, moins veules que les balourds des Polders riverains de
l'Escaut.

Elle se complut à les observer de près, comme elle épiait autrefois les
maçons et frôlait les lazzaroni du port d'Anvers:

Les soirs d'été, principalement les lundis, la besogne terminée, les
gars de la paroisse se réunissent au carrefour près du cimetière.

Accroupis en rond, quelques-uns couchés à plat-ventre, d'autres adossés
au mur, c'est à qui racontera ses aventures du dimanche, ses libations
et ses amours. Ils s'expriment avec gravité, d'une voix cuivrée et
traînarde. Empêtrés dans leur récit, ils suppléent à leur élocution
pâteuse par des gestes coloriés et lents, illustrent leurs dires de
postures évocatives jusqu'à la licence; des postures qui griffaient pour
des mois la rétine de Clara.

A mesure que la nuit tombe, leurs accès de rire brefs et saccadés comme
des hennissements de poulains, se font rares. Par-dessus la clôture du
champ des morts, les croix deviennent moins distinctes et, pour cette
raison même, plus inquiétantes. Elles tracent un geste impératif. Le
narrateur lance en pure perte ses dernières saillies.

Graduellement s'éteignent les pipes, se clairsème l'assemblée.

Au dernier coup de neuf heures il n'y a plus un vivant près de l'église.
Le calme règne complet.

Obéies, les croix sont rentrées dans les ténèbres.




XVIII


A Santhoven, sans produire le même scandale qu'à Anvers, le mariage de
Warner répandit d'abord une sourde consternation parmi les paysans.
Presque tous fermiers du domaine d'Alava, ils s'enorgueillissaient de la
race de leurs maîtres comme d'un patrimoine commun. Ce nom d'Adembrode
couvrait le pays de son prestige. L'héroïsme belliqueux de cette famille
dans le passé défrayait les longues veillées, et les cultivateurs ne
savaient lesquels admirer davantage des soldats de jadis ou des
agronomes d'à présent.

Dans la conviction de ces simples, Dieu ne permettait pas plus à un
gentilhomme d'épouser une roturière qu'à ses anges de s'unir aux filles
des hommes. Et dire que cette loi avait été violée par un d'Adembrode,
leur seigneur à eux, le plus noble de tous les seigneurs! Les braves
gens en demeurèrent ébaubis. «Notre jeune comte a fauté! se
répétaient-ils, que Dieu _nous_ ait en grâce!» Le jour du mariage un
grand nombre appréhendèrent un écroulement des tours d'Alava et,
tremblants sous leurs chaumes, ils craignirent longtemps de s'aventurer
au delà des sauts de loups qui bornaient le domaine. Plus tard, rassurés
mais non point réconciliés, aux premières rencontres de la nouvelle
comtesse au bras de Warner, un triste reproche perçait dans leur façon
de saluer le comte et un accent légèrement rogue dans leur bonjour à sa
femme. Mais la beauté de la jeune châtelaine, sa grâce et surtout sa
bienfaisance dissipèrent ces derniers scrupules.

--Après tout, le Saint-Esprit épousa bien la Vierge Marie! disaient-ils,
pour justifier leur indulgence.

D'ailleurs, ces pacants ne pouvaient garder longtemps rancune à leur
seigneur, leur favori de longue date. Feu la comtesse douairière, la
Wallonne--comme l'appelaient ceux de Santhoven, parce qu'elle parlait à
contre coeur le flamand,--n'était rien moins que leur idole; ils
affectionnèrent médiocrement aussi le comte Ferrand, ce hâbleur qui les
scandalisait durant ses rares apparitions au château par ses allures de
casseur d'assiettes, et surtout par une ostentation à n'entendre que le
français.

Aussi avaient-ils à peine dissimulé leur joie de l'avénement inopiné de
Warner. Ils nourrissaient pour le chevalier cette compassion que les
paysans flamands prodiguent aux malades, aux innocents, aux infirmes, à
tous les pauvres hères. La conduite dénaturée de la comtesse, de
Ferrand, contribuait à leur impopularité. Warner grandissant, la pitié
des villageois devint de l'admiration et de l'enthousiasme pour son
caractère. «Si leur jeune seigneur était un peu maltraité au physique et
rappelait sans les flatter les portraits de ses pères, des Goliaths
sanguins et tout d'une pièce, au moins valait-il le meilleur de ces
preux du côté du coeur et de la tête.» Le bouillant seigneur Jean
d'Adembrode, lui-même, troué par les balles des bleus dans les fossés de
Hasselt, n'aurait pas renié ce doux séminariste, fidèle à sa terre et à
ses terriens.

Quelques mois après l'arrivée de Clara, les gens de Santhoven se
seraient fait hacher comme paille pour leur nouvelle comtesse. Elle
visitait non seulement les fermes du domaine, mais les burons des
pauvres gens et s'occupait avec ses femmes de la vêture des petits. Le
comte approuvait ces oeuvres de piété, heureux de voir le populaire
ratifier par des bénédictions le mariage que réprouvait le monde.

Cependant, spéculative et curieuse, Clara épelait et débrouillait l'âme
complexe du Campinois, elle s'appliquait à la dépouiller de sa gangue;
lorsqu'elle se fut assimilée ces rustauds, elle apprécia leur foi
ardente et leur fond de merveillosité. Elle connut leurs affres de
conscience aux approches de Pâques, leurs terreurs macabres durant
l'Octave des âmes; elle se fit raconter ou chanter avec une curiosité de
catéchumène ces légendes composées par des pâtres rapsodes,
mélancoliques poèmes de la garigue et du brouillard, suggestifs comme le
pâle incarnat des bruyères, les regrets sonnés aux clochers lointains,
la chute des feuilles et les derniers rayons du jour.

L'attachement des Campinois à leurs prêtres la toucha si intimement,
qu'elle partagea leur ferveur. Pour l'amour des ouailles, elle se prit à
vénérer le pasteur.

Peu à peu, elle répudia ses dernières attaches urbaines, épousa la
haine instinctive de ces primitifs contre les raffinés des villes, et
confondit dans cette réprobation les idées que la ville évoque: le
progrès, le monde banal, les journaux, les modes, les bureaux, les
prisons, les casernes, les écoles, les hospices, les rues rectilignes,
les impostures de la civilisation.

La guerre des paysans dans la Campine et le Hageland, et surtout les
gestes de Jean d'Adembrode, bisaïeul de son mari et chef de partisans,
défrayèrent de fréquentes causeries entre Clara et Warner. Si le comte
lui répugnait en tant qu'époux, elle l'aimait d'une amitié raisonnable,
à peu près les sentiments d'estime d'un élève pour un professeur
d'élite, elle se plaisait à sa conversation, un peu doctorale mais
instructive, et ne pouvait s'empêcher de rendre hommage à sa générosité
d'âme, à ses solides convictions patriales et chrétiennes.

Leur communion d'idées devint de plus en plus étroite. Mais ils se
séparaient à partir de la manifestation de ces idées, car alors que
Warner trouvait dans la foi une source de sérénité et de paix, Clara n'y
puisait que de nouveaux aliments d'agitation.

Elle s'exalta jusqu'au fanatisme, regretta les temps abolis, les
époques de Croisades et de Jacqueries, les villes prises d'assaut, les
pacants efflanquant les bourgeoises et les auto-da-fé consumant les
philosophes désillusionnistes.

Elle rêvait le retour des chouanneries, le triomphe des campagnes sur
les villes. Les pastoureaux flamands broyaient sous leurs sabots et
éventraient à coups de fourche les civilisés voltairiens maîtres des
cités flamandes.

Ces rustres qu'elle aimait d'une passion fatalement inassouvie, elle
aurait voulu les réunir sans cesse autour d'elle, en belliqueuses et
puissantes coteries. Elle se prenait à envier la destinée des voyantes
guerrières, la gloire archangélique d'une Jeanne d'Arc. Elles
méritaient, ces amazones chrétiennes, de vivre en hommes avec les
hommes, en les conduisant de victoire en victoire.

Elles au moins avaient pu s'étourdir et se fatiguer dans des besognes
héroïques, jusqu'au jour où le bûcher anglais dévorait leur chair chaste
et intrépide.




XIX


Les labeurs des champs et des fermes la requirent avec plus de séduction
qu'anciennement les manoeuvres des maçons. Pendant ses courses, à
l'approche de l'hiver, elle s'attardait à l'intérieur des chaumes,
feignait de s'intéresser aux confidences monotones et dolentes des
femmes affenant le bétail ou tirant les vaches accroupies dans la
litière. Clara s'extasiait devant les bêtes, faisait causer les
vachères, mais était plus préoccupée de l'aire voisine que le rythme des
fléaux mettait en trépidation.

La fermière lui offrait de se rendre de ce côté. Les larges mouvements
des batteurs, la gymnastique des vanneurs à moitié nus, l'auraient
tenue, haletante, sur place, durant des heures. Dans cette grange où
des activités musculaires se dépensaient depuis le chant du coq, où une
transpiration acharnée imbibait le sol de ses gouttelettes, dans cette
grange toute imprégnée des effluves de la force, il sortait fumante, des
poitrines charnues, des pieds déchaux, de tout ce cuir trempé de sueur,
une fauve et excitante odeur de mâle.

Les travailleurs, un peu confus d'être observés, interrompaient leur
corvée, saluaient, s'épongeaient en riant rouge, et cet embarras
enfantin était exquis chez ces hommes râblés.

L'air de Clara, cet air affable n'ayant rien de protecteur, les
modulations tendres de sa parole flamande, sa préoccupation de leur
bien-être, son souci de leur personne et de leur famille, apprivoisaient
et séduisaient ces tâcherons. Sans jamais soupçonner la violence de son
penchant, à la longue ils se savaient bien voulus. Sa présence, sa voix,
ses regards répandaient autour d'eux une atmosphère à la fois douce et
capiteuse. Telle, une de ces tièdes et longues pluies de printemps, que
tamisent les lilas en fleur et dont les larges gouttes apportent aux
fronts les plus rudes la sensation d'invisibles lèvres.

Souvent au milieu du jour, par un soleil torride, sous l'air pesant de
juin, elle surprenait le travail des botteleurs. En arrêt, elle
dévisageait un instant, avec une jalousie péniblement dissimulée, les
femmes rieuses râtelant les brindilles d'herbe laissées à leurs pieds
par les garçons. Toute son attention appartenait à la besogne compliquée
de ceux-ci. Elle les voyait près des meules, étreignant de leurs genoux
et de leurs bras la masse de foin qu'ils liaient en botte avec cet
accent nerveux et volontaire inséparable d'un pareil labeur.

Un de ces ouvriers portait beau, plus que les autres:

C'était un grand brun de vingt-trois ans, membru, large d'épaules, ferme
des reins, solide sur ses jarrets. Il avait la face ronde et pleine, le
teint vif; sous les sourcils droits et épais et les cils soyeux, des
prunelles brunes passant de la limpidité des hépatites aux luisants
sombres du bronze; le nez droit, les ailes dégagées, de larges narines
vibrantes; la bouche bien meublée et bien fendue légèrement infléchie
aux commissures; la moustache naissante; la mâchoire accusée; le menton
imberbe presque carré; le cou large aux attaches charnues; les oreilles
moyennes, bien dessinées, un peu écartées de la tête; un front énergique
sous un cabasset de cheveux noirs et frisés, comme de l'astrakan,
plantés drus et droits, taillés assez courts. Il travaillait en
chantonnant et Clara se rapprochait assez pour entendre craquer à ses
mouvements de jeune taureau ses bragues de coutil et sa chemise ouverte
sur la poitrine.

Elle fixa pour jamais dans sa pensée la saison, l'heure et le décor,
avec, au premier plan, le personnage principal.

Autour de ces botteleurs en action, la campagne s'étendait mornement
belle et apaisée, comme elle l'est à cette époque des foins où les
herbes des prés se décolorent, se fanent et montrent leurs têtes
gonflées de gramen. Par intervalles le cri de la caille piquait à coups
de bec la trame du lourd silence et, plus rare encore que le bruit, un
souffle d'air mêlait au poivre persistant des foins le bouquet plus
suave, plus calme des sureaux.

La comtesse, qui connaissait les habitants de Santhoven et des clochers
voisins, voyait cette fière graine de paysan pour la première fois. Elle
regrettait de ne pas avoir abordé le jeune travailleur pour s'informer
de son nom et de son toit. Cette action et ce discours eussent semblé
normaux au moissonneur et à ses compagnons; mais l'impression produite
avait été tellement forte que la comtesse redouta de trahir son trouble
non par ses paroles, mais par leur son.




XX


Le dimanche suivant, au milieu du Salut, auquel assistaient les maîtres
du château, le curé invita tous les hommes non mariés de l'assistance à
rester dans l'église après la bénédiction. Le comte et la comtesse
allaient sortir avec le gros des fidèles, mais le pasteur s'approcha du
banc-d'oeuvre et les pria de demeurer. Lorsque la masse se fut écoulée
lentement aux derniers soupirs de l'orgue, le prêtre, entouré du bedeau,
du sacristain et de ses acolytes, fit ranger les gars en demi-cercle,
devant lui, face au tabernacle, toussa, se tamponna la bouche de son
mouchoir, inclina quelques secondes sa tête blanche de septuagénaire
pour se recueillir; puis, se redressant abordant directement son sujet,
il commença d'une voix claire:

«Mes chers garçons, en présence des temps difficiles que notre sainte
religion traverse, j'ai résolu, de concert avec les seigneurs
d'Adembrode,--ici, il se tourna en s'inclinant vers les châtelains
d'Alava, et ceux-ci répondirent de leur stalle par un signe
d'assentiment,--d'établir à Santhoven la «Société de
Saint-François-Xavier.»

Un murmure favorable, un frémissement approbateur courut parmi le groupe
des blouses bleues.

Le prédicant poursuivit son allocution dans une forme familière et
imagée, en racontant quelques épisodes de la vie du grand saint, le
courageux apôtre des Indes et du Japon. Puis il aborda l'éloge de
l'oeuvre: elle constituait une sorte de forteresse élevée contre
l'invasion de l'hérésie dans les campagnes. Les «libéraux»--non plus
calvinistes comme autrefois, mais franchement athées, ce qui est
pire--rôdaient, ainsi que des loups, autour des paroisses fidèles.
Jusqu'à présent ils ne causaient pas de ravages dans les bergeries du
Seigneur, mais un jour ils s'enhardiraient et arracheraient peut-être au
bercail, à force de ruse et de mensonge, quelques ouailles trop peu
défiantes; les loups d'aujourd'hui ne recourant plus à la violence
comme les anciens loups, mois rusant et caponnant à la façon des
renards.

Le prêtre continua en semblant s'adresser aux deux nobles auditeurs:

--«Notre sainte milice ne guerroyera pas uniquement contre d'impies
compatriotes, elle enrayera l'influence de l'étranger, celle des
Français sans Dieu autant que celle des Allemands hérétiques. Voyez
Anvers, la grande ville; c'est à peine si elle appartient encore aux
Anversois de race. Les Allemands y foisonnent. Débarqués sans sou ni
maille sur les bords de l'Escaut, aujourd'hui ils tiennent le haut du
pavé et affament les enfants de la ville. La néfaste influence wallonne,
la «doctrine» comme on l'appelle, avait déjà préparé cette spoliation.
Je vous le dis, la conquête de la grande ville, joyau de ce royaume,
résulte de la coalition des marchands wallons et allemands, avec la
complicité de quelques Anversois, traîtres ou dupes, ceux-ci inspirés
par le mépris de l'autonomie patriale, le lucre égoïste, l'ambition
d'une puissance illusoire, la haine de Dieu et de son Eglise; ceux-là
bernés par de grands mots libérâtres.

«Mes chers frères, mes amis--il reparlait à l'intention de ses auditeurs
ruraux--si je m'occupe des Allemands et des Wallons à Anvers, c'est
parce que, maîtres de cette place convoitée, ils traiteront aussi en
pays conquis les campagnes environnantes. Que diriez-vous le jour où des
Wallons et des Allemands achèteraient les terres de vos aïeux,
deviendraient des propriétaires de vos fermes, et vous opprimeraient,
vous autres libres garçons, vieux chrétiens et Flamands invétérés, comme
ils pressurent déjà le peuple d'Anvers? Que diriez-vous le jour où les
protestants construiraient leur temple et logeraient leur dominé en face
de votre église et du presbytère de votre pasteur? Ne croyez pas que je
veuille vous effrayer. Hérétiques de toutes sectes provignent à Anvers.
Au sud de la ville, plusieurs maisons de plaisance ont déjà été achetées
par des juifs allemands. Vous voyez-vous dominés par ces deïcides?
Imaginez-vous par exemple, un de ces messieurs maître du domaine
d'Alava?...»

Les écoutants dressaient l'oreille à ces inquiétantes hypothèses,
s'agitaient, se regardaient l'un l'autre, se sentaient le coude; déjà
enrôlés, bouillants, prêts à marcher contre l'ennemi que leur
indiquerait leur pasteur. Ses dernières phrases surtout avaient porté.
De sourds grondements sortaient de leurs gorges et leurs yeux
fulguraient, menaçants.

L'orateur calma du geste cette effervescence, intérieurement flatté de
l'effet de sa parole, et reprit:

--«Si j'ai tardé à fonder ici la sainte milice, c'est parce que je la
savais établie de fait par l'accord de tous mes paroissiens. Aujourd'hui
que l'ennemi approche, il s'agit de nous compter, de nombrer nos forces,
et de nous organiser régulièrement afin de nous rattacher au grand
réseau des confréries Xavériennes qui couvrira bientôt le Polder, la
Campine et la Flandre jusqu'à la Mer. Je le constate avec fierté; ma
confiance en votre concours ne se trompa point. Merci d'être venus en
rangs aussi pressés.»

Et s'animant, avec une chaleur attendrie.--«Oui, je reconnais bien à cet
empressement les petits-neveux de ces patriotes en sabots de nos cantons
de Santhoven et Lierre, qui défendaient, sous la Furie Française, leurs
églises, leurs clochers, leurs prêtres et leurs foyers contre les
sans-culottes liberticides. Vous savez, Monsieur le comte, qu'un
«doctrinaire» Gantois osa soutenir, il n'y a pas longtemps, en pleine
Chambre, que notre pays ignora toujours la liberté avant le régime
républicain? Oui, mes amis, vous vous refusez de croire à cette
abomination, un Gantois, un Flamand semblait regretter ce régime-là! Vos
pères la connurent et l'apprécièrent mieux cette «liberté comme en
France»! Quelques anciens de ce clocher pourraient en parler. Ils la
reçurent comme la peste, et ils firent bien. Inutile de vous rappeler la
façon dont ceux d'ici se comportèrent. Ce sont des traditions
impérissables dans notre village.

«Je termine. Jeunes gens, mes chers fils, vous vous ferez tous inscrire
dans notre pieuse confrérie, prêts à vous révolter, comme les héroïques
conscrits de 98 et 99, contre les ennemis de votre berceau, de vos
gloires, de votre race et de votre Dieu. _Amen_.»

Si un mélange de fierté, d'ardeur belliqueuse, d'enthousiasme religieux,
enflammait toute cette jeunesse sanguine à cette harangue, personne dans
l'auditoire ne l'avait écoutée avec une volupté plus immense que la
comtesse Clara d'Adembrode. Il est vrai qu'elle entrait pour moitié dans
cette levée de boucliers. Consultée par son confesseur sur ce projet de
confrérie, elle y adhéra avec passion et elle-même inspira au prêtre
l'esprit et lui dicta les termes de cet appel aux armes, irrésistible
comme un _sursum corda_.

On procéda sur le champ aux enrôlements. Le curé appelait les
volontaires par leurs noms: Frans Pierlo, du charron, un dégourdi,
nerveux et élancé, aux yeux bleus éveillés, aux cheveux blonds comme le
chanvre; Jakke Polvliet, dit le Rosse-Kop, la Tête-Rousse; Tybaert, Nand
Morgel, Gile Goulus, Willem Kartous, le fils du brasseur, appelé le
Merle à cause de son talent de siffleur; Jean Broks, le garçon meunier;
Sus Wellens, le maréchal-ferrant; Stan Malcorpus, le colombophile,
héritier d'un cultivateur renforcé; Sander Basteni; Warré Pensgat, le
tueur de cochons, etc., etc.

Tous, gars de quinze à trente ans, de crânes compères, bras ballants,
grimpaient d'un pas délibéré, mais rougissant sous leur hâle, les
marches du choeur et s'approchaient du sacristain qui les inscrivait sur
un registre neuf, relié en rouge, doré sur tranche, à la suite d'un
règlement dont il leur donnait lecture pour la forme. Lorsque les
miliciens repassaient, Warner assis dans son banc à côté de Clara,
dévisageant avec complaisance ces francs gaillards, arrêtait ceux de sa
connaissance, les félicitait et les exhortait cordialement. Il venait de
taper sur les joues du petit Jef Malsec, un garçonnet de quatorze ans,
le junior de la confrérie, lorsque le curé appela Sussel Waarloos.

Alors un grand brun, le plus fringant et le mieux bâti de ce défilé de
solides cadets, escalada à son tour les degrés du choeur. Aucun ne
portait avec plus de rondeur et d'aisance le sarrau bleu turquin
fraîchement repassé et la culotte de drap noir. Clara reconnut aussitôt
dans ce jeune paysan, malgré le harnois luisant des dimanches, son
botteleur au travail de l'autre jour. Il ne pouvait y avoir à Santhoven
une seconde paire de ces yeux expressifs et fidèles, radieux comme l'or,
et graves comme le bronze. En regagnant le rassemblement de ses
camarades, il salua respectueusement les châtelains d'Alava, mais Warner
l'arrêta par la blouse:

--Un moment, Sussel, un moment, meilleur des camarades.... Enchanté de
vous revoir au pays.... Et on s'est bien comporté au service, m'ont
appris les échos.... Pas une punition de tout le temps, et les galons de
caporal après trois mois.... C'est bien, ça! On voulait vous retenir en
vous nommant sergent, mais vous préfériez votre semoir de cultivateur à
la giberne ou à la sabretache.... Non seulement je comprends ce choix,
mais je l'approuve.... Et aussitôt que vous êtes revenu ici, muni de
votre cartouche libératrice, vous vous êtes mis au travail sans vous
croiser les bras et sans riboter.... A la bonne heure! De mieux en
mieux.... Je vois aussi à votre mine, mon cher garçon, que le régime de
la garnison n'a pas atteint votre belle santé et conclus, avec non moins
de satisfaction, de votre édifiante présence à cette réunion, que la
Ville n'a pas entamé davantage votre conscience de vrai Flamand.... Une
poignée de main, mon garçon! Tope!... Madame,--fit encore le comte en
s'adressant à Clara, qui feignait par moments de se retourner, redoutant
cette confrontation inespérée,--voici le descendant des fermiers les
plus dévoués à notre maison. Le bisaïeul de cette tignasse frisée
accompagnait le mien, ce Jean d'Adembrode à qui vous vous intéressez
tant, dans ses escarmouches contre les brigands à travers la
Campine.... A en croire la fermière actuelle des Trembles, la vieille
Kathelyne, Bout Waarloos avait l'âge de Sussel que voici, et lui
ressemblait comme un jumeau, le jour où il tomba mortellement près des
glacis de Hasselt et en même temps que notre ancêtre. Lorsque ceux de
Santhoven, qui faisaient partie de l'armée du brave général Elen,
ramassèrent les deux cadavres, ils se tenaient enlacés et c'était comme
si, dans la mort, Bout eût voulu faire au comte Jean une barrière de son
corps.... Ne soyez donc pas étonnée du cousinage des d'Adembrode et des
Waarloos.... Nos deux sangs ont mieux fait que se lier par des alliances
ordinaires, ils ont coulé ensemble, et se sont confondus dans un même
holocauste patrial! Quelle proximité du sang vaut celle-là?»

Comme Sussel se retirait un peu gêné par ces éloges, mais ému et radieux
au fond, fier surtout de la poignée de main que, sur l'invitation de son
mari, Clara, plus émue encore, avait donnée au descendant de Bout
Waarloos, le comte ajouta: «La ferme des Trembles qu'ils occupent fut
cédée par mon père aux parents de Sussel lorsqu'ils se marièrent....
Nous nous chargerons aussi, si vous voulez, de l'établissement de ce
vaillant garçon. C'est presque mon frère de lait, nous avons germé côte
à côte.»

Durant cette présentation, tous les assistants s'étaient fait inscrire.

Il restait à élire les chefs de la nouvelle société. A cet effet les
nouveaux Xavériens se rendirent dans la sacristie où ils pouvaient
délibérer sans troubler la majesté du sanctuaire. A l'unanimité, sans
débat, ils désignèrent le comte pour président. Warner refusa en
alléguant sa santé précaire et leur proposa d'appeler au fauteuil Sussel
Waarloos, en accompagnant sa motion des souvenirs qu'il venait de
rappeler à sa femme. «En tant que milice, proclamait-il entre autres, il
faut pour vous conduire un véritable soldat. Or voici un militaire
irréprochable, un caporal que son amour du pays a rappelé parmi nous,
capable mieux que personne d'enseigner la discipline, la marche et la
manoeuvre.» Mais Sussel et les autres protestèrent. Force fut au comte
d'assumer la présidence, car à cette condition seulement le jeune
Waarloos accepta le grade de porte-drapeau; Pierlo fut nommé secrétaire
et Malcorpus trésorier. Après cette élection les gars allaient se
séparer, quand le curé, qui avait échangé quelques mots avec Clara, les
arrêta:

«Une communication encore. Certains d'avance que vous prendriez à coeur
de composer la milice Xavérienne la plus zélée et la plus nombreuse de
ces cantons, le comte d'Adembrode et sa noble épouse en ont accepté le
haut patronage, et pour payer leur bienvenue, ils désirent vous traiter
tous ce soir au château. La noble comtesse prend également l'engagement
de broder de ses mains vos insignes et vos scapulaires, l'écharpe de vos
commissaires, le brassard de votre porte-drapeau et aussi le médaillon à
l'effigie de votre saint patron qui doit figurer au centre d'un superbe
drapeau offert encore, faut-il le dire, à votre confrérie d'élite par
nos très hauts et très aimés seigneurs d'Adembrode.»

Le voisinage du tabernacle empêcha les paysans d'applaudir et de crier
vivat, mais au sortir du cimetière, ils attendirent au passage le comte
et la comtesse et, massés sur le parvis, ils leur firent une ovation en
agitant leurs casquettes.

Le soir, au souper servi dans la grande salle du château, l'enthousiasme
des convives se donna libre carrière. La comtesse resta jusqu'à la fin.

Elle avait placé le curé à sa droite et Sussel à sa gauche. Elle causa
beaucoup avec le prêtre, mais son autre voisin la requérait autrement,
quoiqu'elle ne s'en occupât ostensiblement que pour l'engager à
reprendre d'un plat. Seulement, quelle caresse il y avait dans cette
voix et quel velours dans ce regard! Sussel en oubliait l'appétit et
s'il continuait de jouer des mâchoires, c'était de peur de contrarier la
«bonne dame».

Les fumées du vin généreux provoquaient chez ce petit parleur des
expansions extraordinaires. Il n'aurait su quelle extravagance, quel
coup de tête, quelle prouesse de casse-cou, entreprendre sur-le-champ,
afin de prouver son dévouement aux d'Adembrode. Et lorsque son lyrisme
exceptionnel prenait en défaut son vocabulaire, suspendu aux lèvres et
aux yeux de la comtesse d'Adembrode, de cette femme si supérieure aux
autres mortelles, il éprouvait des envies furieuses de l'assimiler à la
Madone et d'entonner en son honneur les cantiques du mois de mai.




XXI


Huit jours après, la comtesse se présentait à la ferme des Trembles:

--J'apporte à votre fils son brassard de porte-drapeau des Xavériens!
dit-elle à la vieille fermière Kathelyne.

--Depuis midi le garçon charge le regain du côté de Ter Broeck, fit la
paysanne, mais il ne tardera pas à rentrer. Vous plairait-il de vous
asseoir quelques instants?... Oh! que c'est beau! se récria-t-elle,
lorsque Clara, exhibant, déployé, le brassard de velours rouge frangé
d'or où des lettres gothiques retraçaient l'anagramme de la
confrérie.... L'étole de Monsieur le curé pour la messe d'un saint
martyr n'est pas plus éclatante. Jésus! J'en suis toute aveuglée....
Vous le rendrez fier comme un dindon, notre Sussel... Heureusement,
c'est un trésor d'enfant....

Lorsqu'elle abordait le chapitre des qualités de son fils, la bonne
pièce ne déparlait plus. Rien ne pouvait intéresser autant Clara et elle
se garda d'interrompre le bavardage de Kathelyne. Tout en jabotant de ce
ton monotone et dolent des rustres, la paysanne trottait par la grande
pièce, entrait et sortait, épluchait des légumes, pelait des pommes de
terre, courait puiser de l'eau au puits, accrochait la marmite à la
crémaillère sous le profond manteau de la cheminée. Voûtée, ratatinée
comme une pomme blette, presque sexagénaire, encore alerte, et ingambe,
ses yeux injectés pétillaient d'alacrité. Mariée sur le tard, elle avait
eu six enfants dont quatre survivaient:

--Quels gros gaillards lorsqu'ils étaient petits! Arrondis comme des
blaireaux. Sussel montrait à trois ans des jambes comme ça, ma bonne
dame et pesait dix kilos. Je n'exagère pas. Et il n'a pas maigri depuis
lors.... C'est encore ce que nous appelons un garçon du plus riche
modèle.... Et brave! Chose curieuse, Madame, il court sa vingt-quatrième
année et nous n'avons jamais eu à nous plaindre de lui.... Souvent je le
trouvais trop tranquille pour son âge, trop accroché à mes jupes.... Et
il m'arrive même aujourd'hui de devoir le mettre dehors par les
épaules, le dimanche, pour qu'il prenne un peu de bon temps avec les
camarades....

Il m'est revenu de l'armée aussi honnête, aussi affectueux, que lors de
son départ... Jamais il ne boit une pinte de plus que ses jambes et sa
tête ne supportent... et je ne sache pas qu'il ait dansé quatre fois aux
kermesses, ou soit rentré après dix heures. Quant aux filles je
donnerais ma main à couper qu'avant son départ pour la troupe il
ignorait encore comme c'est fait... et--n'allez pas vous moquer de
lui--je ne suis pas éloignée de croire qu'il n'en sait pas davantage
aujourd'hui. De toutes les jupes ce sont les vieilles cottes de sa mère
qu'il chiffonne le plus volontiers.... Oui, il y a de quoi être fière de
ce cadet-là: j'attends que le premier blasphème sorte de sa bouche et il
paraît cependant qu'à la caserne le diable en récolte des jurons. Et des
saletés donc! Nous ne nous plaindrons certes pas de l'innocence et de la
timidité de Sussel, mon homme et moi.... Les gars en savent vite plus
long qu'on ne le souhaiterait... et dès qu'ils ont mordu aux bêtises,
ils y prennent goût... tâchez ensuite de leur tenir la bride courte. Un
matin ils s'envolent sans retour, et mariés ils nous oublient pour leur
nouveau nid. N'est-ce pas vrai, Madame!... Sussel ne menace pas de nous
quitter. Et s'il entretient une amourette, ce dont je doute, pour sûr
elle ne l'assote pas.... Il trouverait plus d'un sabot à son pied, s'il
voulait de cette chaussure... Il me revient d'un coin et de l'autre que
les filles de la paroisse le recherchent particulièrement.

...J'en sais même de jolies, de fort honnêtes et de bien loties, que je
lui recommanderai lorsqu'il sera temps, avec votre consentement Madame
et celui de Monsieur le comte, notre maître... Celles-là affectent de la
discrétion. Mais les mères voient si loin lorsqu'il s'agit de leur
fils... D'autres, des folles, ne se contentent pas de se déclarer; elles
s'imposent.... Il y a même longtemps que les provocations partirent de
ce côté... Et ceci me rappelle une histoire plaisante... Mais je ne sais
vraiment pas si je puis vous la raconter.... Me voilà en train de
jacasser comme une pie et de débiter à Madame des contes dont elle n'a
que faire.... Mon garçon serait le premier à me gronder, s'il
m'entendait...

--Et en cela il aurait bien tort, ma brave Kathelyne. Je prends plaisir,
au contraire, à vous entendre: tout ce qui vous concerne vous et les
vôtres, ne saurait être indifférent à la femme du comte d'Adembrode,
crut devoir protester la comtesse, très heureuse d'entendre parler du
gars vers qui l'entraînaient d'impérieuses prédilections. Et elle
insista, vaguement intriguée, pour connaître cette aventure
extraordinaire où Sussel jouait le principal rôle.

--Vous saurez donc, reprit la commère, qu'il y a des saisons
écoulées,--Sussel pouvait avoir quatorze ans--mon homme s'avisa
d'envoyer ce gamin surveiller les ouvriers moissonnant là-bas dans notre
pièce de Ter-Broeck, à l'autre bout du village.... Nous avions hésité
longtemps à le laisser seul avec cette espèce; des mercenaires et des
vagabonds, rien de mieux; il ne s'en approchait jamais qu'accompagné de
son père.... Non, vous ne vous figurez pas quelle mauvaise race
s'embauche parmi ces aoûterons!... Plus d'un a sa conscience aussi brune
que son cuir.... Dans ces équipes nomades, qui passent comme les
sauterelles d'un champ à l'autre après l'avoir fauché ras, aujourd'hui
en pleine Bruyère, demain de l'autre côté de l'Escaut, les femmes sont,
sauf respect, encore pires que les hommes. Elles se querellent,
criaillent, et provoquent leurs compagnons en plein jour; si
turbulentes qu'elles en ressemblent par moments à des possédées....
Encore une fois, pardonnez-moi mes dires peu chrétiens, mais ce sont de
véritables chiennes en folie!... Toujours à railler, jamais un mot de
raison, pas plus de pudeur et de retenue que la bête! Ce sont elles qui
se déclarent à leurs voisins de travail, et il est arrivé que l'ouvrier,
encore novice et non fait à ces manières, trop peu inflammable aux appas
de l'une d'elles, fut assailli pendant son sommeil par toute la bande
femelle, déshabillé et forcé de se rendre.... Nous connaissions ces
moeurs, et vous comprendrez mes répugnances de mère.... Pourtant ce
matin-là, Waarloos, appelé d'un autre côté, se décida à se faire
remplacer par le gamin.... J'ai dit que Sussel avait quatorze ans cet
été, mais il en paraissait vingt. Il était imberbe comme aujourd'hui,
mais déjà aussi étoffé qu'à présent.--Bah! Ses dehors tiendront ces
chiennes en respect, me dit mon homme pour me rassurer.--A moins qu'ils
ne les excitent! répondis-je, peu crédule... On ne négligea rien
cependant pour se concilier la bande. D'après la coutume, la première
fois que le fils du fermier se présente seul aux tâcherons pour faire
oeuvre de maître, il paye, en guise de bien venue, quelques litres de
boisson aux journaliers qui le félicitent et lui font hommage de la
prime gerbe d'épis fauchée en sa présence sur le clos paternel.

Mais vous devez connaître cet usage ou en avoir entendu parler. Je le
répète: on ne lésina pas.... A midi je leur portai même à manger
d'excellente soupe au lard et au jambon. Moissonneurs et moissonneuses
se moquaient bien entre eux de ce brunet crépu comme le petit Saint-Jean
de la procession de la Fête-Dieu, mais en retournant le soir, notre
Sussel ne nous raconta aucun accident désagréable. Les moissonneurs le
ramenèrent même en triomphe juché sur la dernière charretée d'ablais et
il n'avait pas été invité, comme cela se pratique, à choisir une reine
entre les gaillardes de l'équipe et de l'asseoir près de lui sur son
char.... Nous augurâmes de cette sagesse que certaines de ces gens
valaient mieux que leur renommée. En tout cas, ma bonne soupe avait
acheté leurs égards. C'était la rançon du petit. Aussi laissâmes-nous
Sussel retourner en toute confiance au champ, le lendemain et les deux
jours suivants. Rien d'alarmant ne se passa encore. Le gamin nous
raconta plus tard que les gerbeuses le hélaient par moments pour railler
sa tignasse de taupe, ses prunelles noisette et son maintien sérieux;
que d'autres, se plaignant de la chaleur, élargissaient, au moment où il
passait, l'ouverture de leur corsage de cotonnade rose; mais qu'aucune
n'osa l'attaquer avec moins de modestie.... Or, le cinquième jour, mon
homme s'avise de se promener du côté de Ter Broeck; aux approches de
midi, à l'heure ou le soleil piquait comme une milliasse de guêpes. En
approchant il trouve, ce qui ne l'étonne pas outre mesure, vautrés dans
le chaume parmi les javelles, à côté des serpes et des piquets, derrière
les meules, ici, un garçon, là, une fille, là, un couple, plus loin, une
véritable grappe, plus ou moins vêtus, plus ou moins rapprochés, mais
pas de Sussel dans cette traînée.... Il secoue assez rudement et
réveille deux ou trois de ces dormeurs.... Aucun ne sait, ou mieux,
chacun feint d'ignorer ce que devient le jeune maître. A la fin pourtant
une des lieuses, une rivale sans doute, pouffe de rire et sans déplacer
la tête du botteleur, qui ronfle le nez plongé dans son poitrail de
taure, comme sur un oreiller, elle indique de la main le bois du
Winkbosch.

«Je crois, dit la rôdeuse, lorsque sa gaîté est un peu passée, que la
grande Jô Vitesse,--vous savez, cette sorte qui perdit quatre dents et
gagna un bec de lièvre en sautant bas du train exprès dans la station de
Lierre--en tient pour votre petit et l'a entraîné sous les arbres pour
lui prouver cette tendresse!» Mon mari ne prit pas le temps de fermer la
bouche à cette effrontée, et malgré l'asthme dont il souffre, courut
vers le Winkbosch. L'herbe haute et drue empêchait qu'on l'entendît
approcher.

A peine s'engage-t-il dans les taillis qu'il aperçoit, derrière un
buisson, cette abominable Jô Vitesse, dont les trente ans avaient sonné
depuis longtemps, en train de becqueter cet innocent de Sussel.... Oui,
Madame, il était temps que mon homme intervînt, car l'enfant allait
passer par les pratiques de cette vache....

Mais voilà que Waarloos débuche des ronces qui le cachaient, klits!
klats! baille une maîtresse paire de claques à la mauvaise guenipe,
relève par le collet de sa blouse notre benêt d'héritier et lui allonge
deux fois du pied dans le derrière; si bien que le morveux escampe en
geignant jusqu'à la ferme et me crie, à travers ses sanglots dès qu'il
m'aperçoit sur le pas de la porte et avant de me raconter ces nouvelles:
«Je n'ai rien fait!»--Parbleu! me dit plus tard mon homme, je le crois
fichtre! bien, qu'il n'a rien fait! Cette contrariété coupa court pour
cette année et pour les deux et trois suivantes à l'initiation de notre
gamin comme maître ouvrier... Mais lorsque le petit homme, ayant atteint
ses seize ans, put compter pour un vrai gars, son père lui rappela en
riant l'apprentissage si brusquement interrompu l'autre fois et lui
donna la volée avec cette simple et dernière recommandation: «Garçon,
lorsqu'on se mouche, il faut toujours vérifier la propreté du mouchoir.»

La comtesse écoutait cette histoire grasse avec un sourire forcé,
indifférente, au côté comique de l'aventure, rassurée sur les rapports
de Sussel avec la repoussante Jô Vitesse, mais jalouse des initiatrices
plus jeunes et plus séduisantes que, soldat émancipé, il avait dû
rencontrer à la ville.

Elle ne songeait plus que rarement à l'entreprenant pilotin rencontré un
soir dans les rues amoureuses d'Anvers, mais en ce moment elle se
rappela les tapées de recrues amenées le même soir dans ces antres par
les anciens et jetées, peureuses et novices, entre les bras des
prêtresses blanches, avides grugeuses d'hommes à moelle, entreprenantes
faneuses d'amour.




XXII


--Tiens, voilà notre Sussel! dit la vieille femme en regardant par la
porte charretière, comme la comtesse se levait pour partir.

Le gars, pipe aux dents, la veste et la fourche sur l'épaule, venait de
la grand'route et enfilait le sentier de desserte, menant à la ferme des
Trembles. A côté de lui cahotait un chariot chargé de regain. De temps
en temps il faisait «hiuë!» ou claquait de la langue pour exciter la
bête que contrariait l'ornière. Dans la lumière jaune et aux rayons
horizontaux du couchant, le paysan et le véhicule paraissaient agrandis.
Aux approches du soir, une pulvérulence de moucherons faisait vibrer
l'air, et les tilleuls autour de l'église agitaient doucement leurs
dômes.

Clara d'Adembrode, suivie de la vieille, se rendit dans la cour au
moment où Sussel, aidé d'un valet, se mettait en devoir de déchevêtrer
ses chevaux, et de garer la charrette dans le fenil. Absorbé par cette
besogne, il n'avait pas encore aperçu l'importante visiteuse et sa mère
dut l'appeler. Il vida sa pipe, essuya du revers de sa manche son front
en sueur, et accourut, la casquette à la main. Clara lui montra le
brassard qui l'éblouit et devant lequel il s'extasia avec une envie de
le palper, mais retenu par la crainte de le tacher à ses mains terreuses
qu'il essayait d'un geste gourd et naïf de décrasser au velours
culottant ses cuisses.

--L'occasion se présentera plus tôt que nous le croyions d'inaugurer ce
beau brassard en le trempant dans un rouge plus vif encore!
prononça-t-il ensuite avec une certaine solennité.

--Que voulez-vous dire? firent les deux femmes frappées par l'accent de
résolution farouche qu'il mettait dans cette affirmation.

--Voici. Les libéraux de la ville comptent donner dimanche en quinze à
Zoersel, au _Pigeon-Blanc_, chez Piet Verhulst, un concert et une
conférence. Ne serait-ce pas le moment de leur faire expier notre
déroute du 8 octobre?

Le jeune Xavérien faisait allusion à des émeutes et à un commencement de
guerre civile, qui avaient bouleversé Anvers, quelques années
auparavant. A la suite d'une élection législative, favorable à leur
parti, les «catholiques» de toute la province, s'étaient donné
rendez-vous à la ville pour fêter leur victoire par un défilé monstre de
leur partisans. Or si l'arrondissement d'Anvers assurait une majorité
aux catholiques, la ville même demeurait acquise aux libéraux. Ceux-ci
considérèrent la manifestation de leurs adversaires comme un défi, et,
lorsque ce 8 octobre 188... le cortège triomphal se fut déroulé à
travers les rues comme un immense serpent, des groupes de jeunes
libéraux, embusqués de distance en distance, fondirent, canne levée, sur
les paysans,--non seulement désarmés, mais encore embarrassés de leurs
vêtements de dimanche, de leurs riches bannières de confréries, et de
leurs instruments de musique; firent un épouvantable carnage de grosses
caisses, de cuivres, de cartels et d'étendards chamarrés, bâtonnèrent
d'importance, musiciens, porte-drapeaux et figurants en blouse, tandis
que de la foule des spectateurs massés sur les trottoirs et aux fenêtres
partaient, pour achever de terroriser les cohortes rurales,
d'incessantes et féroces bordées de coups de sifflet. Le serpent qui
allongeait si majestueusement ses anneaux le matin, coupé et recoupé en
cent endroits, ne parvint plus à renouer ses tronçons et à parcourir son
itinéraire. La panique s'était mise d'emblée dans les bandes de ces
villageois, dont beaucoup n'avaient jamais quitté les bruyères natales,
et qu'intimidaient, dès leur arrivée, ces maisons plus hautes que les
clochers de leurs paroisses. Pris à l'improviste, harcelés avant d'avoir
eu seulement le temps de se retourner et de voir d'où partait l'attaque,
ils s'exagéraient le nombre de leurs ennemis. Grâce aussi à une adroite
tactique, quelques centaines d'étudiants, voire d'écoliers, rossèrent
comme plâtre et mirent en fuite une armée de plus de dix mille
campagnards. On guettait les manifestants aux carrefours où la voie
suivie par leurs troupes se rétrécissait, s'engorgeait et les forçait de
doubler leurs rangs. Alors ils passaient trois ou quatre de front entre
une double haie d'ennemis, dont les casse-tête s'abattaient sur leurs
nuques sans qu'il leur fût possible de riposter ou sans que leurs amis
pussent arriver à leur rescousse et les dégager.

Sussel qui venait d'évoquer cette journée, s'anima à ce souvenir et
narra ses impressions personnelles à la comtesse:--J'avais dix-neuf ans
alors et, bombardon dans notre fanfare Coecilia, je précédais avec la
société le contingent de Santhoven. Nous nous avancions, confiants et
résolus, comme de vrais gaillards, embouchant nos cuivres de toute la
force de nos poumons pour étouffer le vacarme du sifflet des _bleus_[4].

[Note 4: Les _bleus_, les libéraux.]

Au milieu du morceau,--c'était, je crois, le numéro cinq du petit cahier
vert,--voilà qu'une bousculade nous fait perdre d'abord la mesure, puis
le reste; mon bombardon cogne le tuba de Polvliet mon voisin; collés
l'un contre l'autre, nous ne parvenons plus à remuer les bras. Nous
sommes serrés comme des dizeaux dans une meule. Aussitôt qu'ils nous
savent matés, incapables de bouger, les lâches abattent leurs gourdins
sur nos têtes et nos épaules. Un coup de trique crève la grosse caisse.
O le bruit désolé et sourd! Le porte-drapeau, attaqué par les meneurs
postés sur le trottoir de droite, incline la bannière à gauche; dix
polissons, lestes comme des singes, l'ont déjà empoignée par le bout,
tirent et pèsent de tous leurs efforts sur la hampe, s'accrochent à
l'étoffe, la mettent en lambeaux, brisent le bois, tordent et rompent le
médaillier, se disputent les médailles qui s'en détachent--tzing!
vlink!--nos médailles de festivals et de jubilés, nos prix, presque cent
ans de souvenirs! culbutent la statuette de sainte Cécile, qu'ils
lancent ironiquement vers un premier étage d'où les excitent et les
applaudissent des femmes grimaçantes. Rien ne reste plus de ce beau
drapeau de velours vert, don du comte d'Adembrode, père de votre mari!
mon coeur en saigne encore! J'écumais, je rugissais; paralysé des bras,
j'essayais de mordre; un de ces diables me frotte la bouche d'un hareng
pourri suspendu par une corde à sa canne, et me crie: «Mords donc, si tu
as faim! Mors donc, tête de pipe!» J'étais si furieux, que je ne sentais
plus les coups de canne pleuvant sur ma tête.... Cela dura jusqu'au
sortir de ce boyau, peut-être deux, peut-être dix minutes... La rue
s'est élargie, je me précipite pour rattraper les orphéons de Santvliet
et de Stabroek qui nous précédaient. Il n'y a plus trace de cortège
devant nous. C'est folie de vouloir rallier nos hommes. Une nouvelle
muraille d'assommeurs nous barre le passage. Éperdu, j'avise une
étroite rue de traverse. Au fond de cette ruelle fuient les débris des
sociétés que nous voulions rejoindre. Nous nous engouffrons, au pas de
charge à la suite de ceux du Polder. Nous courons, bâtonnés ici, hués
plus loin, lapidés à tel coin, arrosés à tel autre, sans regarder
derrière nous, sans nous arrêter, comme des moutons affolés par l'orage.
La terreur finissait par nous enlever tout sentiment. Chacun songeait à
soi seul. Nous nous bousculions pour nous dégager. On piétinait, on
foulait aux pieds ceux qui tombaient par terre. Ployant l'échine,
rentrant la tête entre leurs épaules les plus braves cherchaient à se
préserver derrière le dos du voisin. Il y en avait de pâles comme des
veaux saignés; j'entendais de crânes gaillards glousser à la façon des
poules; d'autres claquaient des dents, d'autres pleuraient de longues
larmes qui lavaient le sang de leurs joues; les plus jeunes criaient:
«Grâce!» et le petit Jef Malsec, notre vacher, un enfant de dix ans, ne
cessait d'appeler sa mère! Mais les bâtonneurs n'entendaient rien,
s'amusaient à taper dans le tas, et tous riaient, riaient à en grimacer
comme des diables. Et après avoir traité ainsi les garçons de
Santhoven, ils se livrèrent aux mêmes exercices sur les bonnes gens de
Halle et de Viersel qui nous suivaient. Je ne sais comment j'arrivai au
fond de Borgerhout, à la _Ville de Tirlemont_, où l'omnibus amenant
notre troupe avait dételé le matin. Lorsque je me tâtai pour me
reconnaître, j'avais une éraflure à la joue, l'oeil droit poché; quatre
bosses au front--deux de moins que mon bombardon--et les mains contuses,
car, convoitant mon instrument, ils voulaient me faire lâcher prise....
Les camarades me rejoignirent l'un après l'autre, après de longs
intervalles. Mais au milieu de la nuit, quand nous nous remîmes en
route, la moitié des nôtres manquait encore.... Quelques-uns ne
rentrèrent au village que le surlendemain! Et dans quel état! Ereintés,
affamés, blessés, couverts de boue et de sang! Ah! kermesse de Satan!...
Je verrai toujours notre doyen, le vieux sonneur de cloches, un
octogénaire, frappé au visage par un marmot à peine plus haut qu'une
borne. Dire que des cadets comme Broeks du meunier, comme Kartouss du
brasseur, comme mon camarade Pierlo du charron, comme Wellens du
maréchal, et comme moi-même, des paroissiens solides à déraciner des
chênes, cédèrent le terrain à des morveux! On assommait nos anciens, on
tapait même sur les femmes qui nous accompagnaient; des marmousets
cueillaient en jouant nos pieuses cocardes rouges à notre boutonnière et
les y remplaçaient par les bleuets libéraux; alors que je n'aurais
demandé à Dieu que de me rendre l'usage d'un doigt, d'un seul, pour
abattre d'une chiquenaude ces gueusillons! De leurs balcons, les gueuses
nous saupoudraient d'indigo! Ah! pour sûr les suppôts de l'Enfer nous
tenaient ensorcelés.»

Et il baissa la voix: «Polvliet n'a-t-il pas raconté que des lutins le
pourchassèrent jusqu'à Wommelghem, et qu'après l'avoir taquiné et
maltraité de toutes façons, ils le jetèrent dans un marais où, sous
forme de feux-follets, ils dansèrent une ronde de sabbat jusqu'à l'aube
autour de sa tête qui sortait seule de la vase. J'appris plus tard que
quelques «rouges» attaqués en des endroits où ils avaient les coudées
franches, rendirent loyalement les coups jusqu'au moment où la police
des «bleus» les arrêta pour les loger à l'amigo sous prétexte qu'ils
avaient commencé... Et quelle honte, quelle humiliation! lorsqu'il nous
fallut raconter cette déroute aux vieux, qui avaient assisté dispos et
guillerets, le matin, à notre départ! Ah çà, les Anversois s'imaginent
que quatre ans suffisent pour nous faire oublier des offenses de cette
sorte.... Et ils se permettront de venir narguer au coeur de nos
paroisses les «têtes de pipe» les «charrues bien pensantes»! Qu'ils se
présentent et, aussi vrai qu'il y a un Dieu, je déviderai comme une
fourche stupide leurs entrailles intelligentes!...

--Chut, Sussel! dit la vieille Kathelyne en se signant, ne mêlez pas le
nom de la divinité à des engagements de haine.

--Laissez! fit la comtesse que grisait et qu'enfiévrait cette histoire
de carnage racontée avec une exaltation contagieuse par le jeune
fanatique... «Sussel a raison et cette haine est légitime!»

Jamais il n'avait parlé si longtemps et lorsqu'il se tut, interrompu par
sa mère, il parut embarrassé de cette débauche de discours. Mais si
quelque chose pouvait le rendre plus sympathique à Clara, c'était cette
belle indignation, cette rancune, cette soif de représailles!

Elle aussi, qui avait pâti dans la chair de ses bien-aimés paysans,
aspirait au jour de la revanche, seulement elle la rêvait complète et
c'est pourquoi elle combattit l'idée de Sussel de s'en prendre à la
poignée de braillards annoncés à Zoersel. Cette maigre vengeance
mettrait les citadins en défiance et écarterait l'occasion d'une
campagne plus sérieuse et plus efficace.

Sussel parut se rendre aux considérations de Mme d'Adembrode.

--C'est égal, dit-il, je ne sais pas comment les bleus oseront se rendre
à Zoersel. Je comprends encore moins que le patron du _Pigeon-Blanc_
prête son local à leurs manoeuvres. Ce Verhulst, que je tenais pour un
vieux chrétien de Campine, serait donc un Judas! Allons, demain je
pousserai jusque-là et j'en aurai le coeur net.... Malheur à lui si le
piéton m'a dit vrai, à lui comme à tous ceux qui appelleront dans nos
campagnes les massacreurs des campagnards...--_Amen_! murmurèrent la
comtesse et Kathelyne.




XXIII


Le lendemain, à jour ouvrant, la main nouée dans la lanière de son
gourdin de néflier, son bâton de marchand de bétail, Sussel longeait
d'un bon pas la chaussée de Lierre à Oostmalle, qui traverse Santhoven
et Zoersel. Bon marcheur, il brûla tout d'une trotte, en moins d'une
heure, les quelques kilomètres séparant ces deux villages et entra au
_Pigeon-Blanc_, l'estaminet principal de Zoersel. La femme de Verhulst
se présenta pour prendre sa commande et comme Sussel demandait le
patron, elle cria: «Hé, mon homme! il y a un garçon de Santhoven qui
voudrait vous parler.»

Piet Verhulst, un paysan d'âge, voûté, l'oeil clignant, comme une
veilleuse prête à s'éteindre, dans une large face citrouillante, la
lippe narquoise, le menton en galoche, rappelant celui de Jan Klaes, le
guignol flamand, arriva en sautillant du fond du jardin.

Il trouva Sussel en train d'examiner la grande affiche du concert
accrochée parmi les annonces notarielles.

--Tiens, qui voilà? Bonjour Sussel, mon garçon.... Quel bon vent vous
amène? Un mauvais, devrais-je dire pour ma part, car je sens à mon pied
tricoté par la goutte, qu'il va pleuvoir demain. Aïe! Aïe! Mais les
jeunes gens se moquent bien de la goutte. Vous tout le premier avec
votre mine de pomme mûre. Ma parole, la santé risque de faire crever
votre peau rose. Et comment se portent les autres âmes sous le toit de
vos parents?... Vous avez eu bon temps pour la dernière récolte.... Ah!
vous regardez l'affiche... Comme on le sait déjà sans doute à Santhoven,
ce sont des bleus qui nous régalent d'un petit spectacle....

Sussel se tourna sans répondre du côté du cabaretier et ne prit pas la
main que celui-ci lui tendait.

--Là là! Il ne faut pas me regarder d'un si drôle d'air Sussel
Waarloos.... Chaque homme est libre dans son commerce, n'est-ce pas!
Puis les temps sont durs. J'ai du liquide à transvaser de mes tonnes
dans le goulot de la gent soiffarde. Cette race de bleus attirera
beaucoup de monde dans mon estaminet. Voilà ce que je me suis dit.... Et
si le jeu se gâtait, si on se crossait, où serait le mal?... Je vous
promets de ne pas réclamer la moindre indemnité pour les demi-litres
qu'on leur casserait sur la tête!... Tenez, au lieu de rouler vos grands
yeux de café noir, vous devriez plutôt me remercier d'avoir attiré ces
tapageurs dans ces parages.... Vous êtes un garçon que j'estime et comme
votre mine d'enterrement me peine, je vous dirai tout.... Sans moi, ces
beaux messieurs se rendaient à Turnhout et d'autres que nous auraient eu
le plaisir de les étriller.... Comprenez-vous à présent?

Sussel commençait à se dérider:

--Vrai, tel a été votre plan! Dans ce cas, vous êtes un frère, na!
Donnez-moi la main, tope-là! Et trinquons comme deux bons chrétiens....

Les deux hommes s'assirent en face l'un de l'autre et Sussel s'attarda,
les coudes appuyés sur la table, pipe en bouche, et le menton dans les
mains, à écouter le malin aubergiste qui parlait à voix basse et que
faisait sursauter le grincement des chaînettes de la vieille horloge au
moment de sonner l'heure.

Parti de Santhoven dans l'intention de chercher querelle au vieux
Verhulst ou du moins à un répondant digne de se mesurer avec un gaillard
comme lui, le rude Sussel, le jeune Xavérien s'émerveillait à présent
devant le génie de ce cabaretier, comme un louveteau naïf initié à la
malice du renard.

--A votre place, disait Verhulst, loin de bouder la fête, je manderais
ici mes compagnons de Santhoven.... Il en viendra d'ailleurs de tout le
canton.... Moi, j'attire les souris dans la trappe; le reste vous
regarde.... Le soir on dansera, nous aurons du plaisir comme à la
kermesse, surtout si nous cassons la gueule à quelques citadins.

--Je me charge de les accommoder à la paysanne. Laissez-nous, comme vous
dites, ce soin, à moi et à mes hommes. Il tarde aux Xavériens de
Santhoven de faire leurs preuves. Tâchez qu'il n'y en ait point d'autres
de la partie que les nôtres et, comme de juste, ceux de Zoersel. Ce sont
nos seigneurs qui se réjouiront! Je crois la comtesse d'Adembrode
capable de se mettre à notre tête.... Il aurait fallu la voir et
l'entendre hier, quand je lui annonçai la visite de ces réprouvés...

--Chut! Gardez-vous de parler de vos projets au comte ou à la comtesse.
Nous les savons de coeur avec nous; cela suffit. Inutile de les
découvrir et de les signaler aux vengeances des bleus. Croyez-moi, ne
consultons même pas nos pasteurs. Ceux de la ville prétendraient que
nous avions été soudoyés par les curés et les nobles, et ils
commenceraient par s'en prendre à nos chefs.

Or, c'est ce qu'il faut éviter à tout prix, n'est-ce pas? Entre nous
soit dit, pour dérouter jusqu'aux gens du village, le curé de Zoersel
affecte de m'en vouloir à cause de l'hospitalité que j'ai offerte aux
citadins. Au fond nous sommes d'accord et il n'a pas de paroissien plus
fidèle que moi. Comprenez-vous? Nous cousinons fort bien ensemble, mais
il faut, pour la bonne marche des affaires, que le village nous croie
brouillés.... Je vous avouerai que je comptais beaucoup sur l'appoint de
Santhoven. Ici, le curé prêche le calme, et engage nos gens à ne pas se
montrer à la fête.... Beaucoup de nos gars pourraient prendre ces
conseils à la lettre et s'en tenir à protester par l'abstention contre
la visite des bleus. Ceux-ci échapperaient à trop bon compte...

--Soyez tranquille, ceux de Santhoven suffiraient au besoin; Je les
trierai comme du bon grain sur le van.... Il est entendu, ajouta Sussel
en riant et en allongeant une amicale bourrade au rusé cabaretier, qu'on
ne démolira rien chez vous...




XXIV


Quand arriva le fameux dimanche du métingue, Zoersel déborda de monde.

Tous les blousiers du canton accoururent pour s'assurer par les yeux et
les oreilles de la possibilité d'une chose aussi anormale que cette
conférence athée en pleine glèbe de croyants.

Le matin, l'église fut trop petite pour contenir la cohue des fidèles.
Après la messe, entendue avec plus de ferveur que jamais par ces
ouailles inquiètes, les hommes se répandirent dans les cabarets. Là on
discuta s'il fallait garder l'attitude calme recommandée encore une fois
par le curé du haut de la chaire. Les têtes les plus chaudes parlaient
de tout casser chez ce renégat de Verhulst. Mais les quelques chefs,
que le trigaud avait mis comme Sussel dans sa confidence, calmaient ces
zélateurs. En général il régnait dans cette multitude plus de
consternation que de fureur. Çà et là, on s'échauffa aux coups du
genièvre et l'on faillit, en discutant l'avis du curé, s'empoigner entre
amis, histoire de se faire la main pour l'après-midi, mais la plupart
des porte-sarrau étaient taciturnes, expectants; si bien que l'agitation
causée par cet afflux inusité de garçons de ferme et de vachers dans un
village perdu et peu vaste, ne se manifestait que par un bourdonnement
sourd.

Ce fourmillement de sarraux et de casquettes récelait le calme
fallacieux des approches de l'orage, le malaise et la sournoiserie des
fulminantes et formidables colères accumulées dans les poitrines.

Ils bouffaient, mais se tenaient cois.

La majorité des Campinois, ruminants de longues pensées, ne connaissent
pas les entretiens animés; en conversant ils se recueillent et
entrecoupent le dialogue de fréquents intervalles de rêverie. Ce
jour-là, ces grands taiseux paraissaient encore plus renfermés que
jamais et, sur les visages roses ou hâlés, au fond des prunelles
appelantes comme le miroir des mares immobiles, au fond de ces grands
yeux contemplatifs, mouillés comme le velours des mousses à l'aube,
s'accumulait encore plus d'énigme et d'ombre que de coutume.

Il en était venu de tous les coins de la région, de tous ces villages
aux noms sonores et farouches que des lieues séparent et que ne relient
pas toujours des routes.

Les paroissiens des villages de la chaussée d'Anvers avaient accourci
par la Grande-Bruyère des Vanneaux, les riverains du chemin d'Herenthals
par les landes de Vorsselær et le bois du Seigneur.

Ils arrivaient des quatre côtés du vent: d'Eysterlé, de Gierlé, de
Pouderlé, de Drengel, de Wyneghem, voire de Grobbendonck. On remarquait,
venus de Pulle, des scieurs de long aux fortes carrures, crépus et
basanés comme des moricauds; des pandours de Wechelderzande, nerveux et
bien découplés, les plus habiles tireurs à la perche de la province; des
bûcherons de Pulderbosch qu'aveuglent les larges visières de leurs
casquettes mais qui manoeuvrent du gourdin aussi bien que les farauds de
Plink jouent de leur eustache d'un sou; les compagnons des deux Malle,
l'Oost et la West, toujours en rivalité dans les bals de kermesses,
dressés sur leurs ergots comme des coqs de combat et à qui la présence
des gendarmes impose à peine plus de réserve que celle des Trappistes de
l'abbaye voisine. Ranst avait envoyé ses sabotiers solides comme leurs
encoches; Gravenwezel, ses lieurs de balais, aussi futés que des mulots;
Viersel, ses vachers amènes et décoratifs, portant beau comme des
princes déguisés et parlant le flamand le plus musical de toute la
contrée, citée cependant pour son langage harmonieux; Ranst ses
voituriers au service des marchands de bois de sapin, de lestes
compères, le mollet guêtré de cuir, experts dans les luttes corps à
corps.

On se montrait encore une coterie venue de Broechem, renommé par ses
filles sapides comme Santhoven vante ses fermes garçons, si bien qu'on
dit proverbialement dans le canton: «Avec taurelet de Santhoven il faut
apparier taure de Broechem.»

Si pour la circonstance, les batailleurs d'Oost et de Westmalle se
coudoyaient amicalement, les cadets de Halle se rencontraient sans
hostilité avec les drilles de Saint-Antoine. Le sol est si pauvre à
Halle qu'on a surnommé ce village Magerhalle ou Halle-la-Maigre. Ceux de
Saint-Antoine, des gausseurs impitoyables, prétendent qu'il n'y existe
sur toute l'étendue du territoire de leurs voisins qu'un seul ver de
terre. Encore celui-ci serait-il enchaîné dans le jardin du presbytère
de crainte qu'il ne s'échappe et n'émigre vers une glèbe moins aride.
Aux marchés annuels des deux paroisses, les joyeux bougres de
Saint-Antoine attachent un ver de terre au bout de leurs triques et
passent cet ironique symbole sous le nez des Hallois faméliques, jusqu'à
ce que ceux-ci voient rouge et que des batteries s'ensuivent entre gras
et maigres.

Le contingent le plus nombreux était celui des Xavériens de Santhoven,
menés par le jeune Waarloos, descendant du réfractaire de 1798.

Ils s'étaient dispersés et, mêlés aux compagnons des autres bourgades,
ils déambulaient par les rues, les mains dans les poches de leurs
culottes, lorgnant les filles curieuses, la casquette glorieusement
échafaudée, et lorsqu'ils se rencontraient ils croisaient un regard
d'intelligence et se saluaient d'un mystérieux sourire.

De temps en temps on voyait Sussel se faufiler dans un rassemblement,
aborder le péroreur qui excitait les écoutants; quelques paroles coulées
à l'oreille de l'exalté le faisaient taire, soumis et radieux; les deux
initiés se séparaient en se tapant dans la main, et le groupe se
dispersait. Les Xavériens de Santhoven tenaient entre les lèvres une
fleur rouge: rose trémière ou brindille de bruyère. On sut plus tard que
celle-ci était un signe de ralliement.

Le bourgmestre avait requis les gendarmes de Santhoven et d'Oostmalle,
qui se promenaient dans la foule, la carabine en bandoulière.

Vers les midi un landau traversa la commune; les paysans reconnurent le
comte et la comtesse d'Adembrode revenant d'une promenade à la Trappe de
Westmalle. Il n'y eut pas un cri, mais tous se découvrirent.

Clara avait entrevu Sussel Waarloos, dans un attroupement. Elle eut
depuis ce moment l'intuition que quelque complot se tramait. Pour cela
il lui avait suffi de traverser ce fourmillement expirant des effluves
d'ozone. Le fluide de ces marauds se communiqua du coup à la femme
nerveuse. Elle en fut comme suffoquée, interdite, et elle se mit à
chercher un prétexte pour retenir le comte à Zoersel, un moyen de
déconcerter le complot. Mais déjà les chevaux, bons trotteurs, stimulés
par l'heure du picotin, laissaient loin derrière eux le foyer de cette
effervescence.

La façon dont l'avait regardée le porte-drapeau des Xavériens, ce
sourire faraud et de fausse bonhomie lui rappelait l'air de jactance des
batailleurs retroussant leurs manches pour une rixe et Clara, qui
souhaitait le massacre des bleus, eut peur à présent et se reprocha de
ne pas avoir repoussé avec assez d'énergie les projets belliqueux de
Waarloos.

A mesure que la journée avançait, la foule des blousiers s'écrasait aux
abords du _Pigeon-Blanc_. Un grand drapeau tricolore, loué à la ville
pour la circonstance, claquait au-dessus de l'enseigne. Le spectacle
était gratuit, à condition que l'amateur retirât sa carte d'entrée au
comptoir de l'estaminet. Verhulst, la mine paterne, distribuait ces
billets à tous les consommateurs, et ceux-ci de défiler sans cesse, leur
curiosité égalant pour le moins leur haine. Beaucoup en oublièrent le
manger, mais se rattrapèrent sur le boire.




XXV


La conférence commencerait à trois heures, moment des vêpres.

A deux heures, le petit Malsec et d'autres gamins éparpillés en
éclaireurs le long du chemin de Zoersel jusqu'à la chaussée de Turnhout,
se rabattirent essoufflés sur le coeur de la paroisse, un nuage de
poussière du côté de Saint-Antoine leur ayant révélé l'approche des
Anversois.

Quelques minutes après, un omnibus de grand modèle tournait le cimetière
et le luxuriant tilleul faisant face à l'église, et arrêtait devant le
_Pigeon-Blanc_.

Il en sortit d'abord un grand gaillard blond, rappelant, avec sa
barbiche en virgule, sa moustache en crocs, son gros nez busqué, sa mine
fleurie, son oeil d'émerillon, certains portraits de bourgeois de Franz
Hals et de Rembrandt.

Pour compléter la ressemblance il portait un de ces tapabors de feutre
mou, dont le Van Ryn coiffe ses arquebusiers et ses syndics bons
vivants. C'était M. Vlamodder, un des plus zélés commis-voyageurs de la
libre pensée, un Gambetta flamand ainsi que le saluaient les gazettes,
orateur de métingues houleux, grande voix, le favori des masses séduites
par son beau creux, sa prestance, ses allures à la bonne franquette, et
son vocabulaire local. Il présidait la _Société Marnix de
Sainte-Aldegonde_, fondée pour «émanciper les campagnes».

Vlamodder aida galamment Mme Blommært, la cantatrice, et Mlle
Dejans, la pianiste, annoncées sur l'affiche de la «solennité», à
s'élancer du marche-pied. La première, une brune majestueuse, au masque
de lionne, en robe de soie noire rehaussée d'agréments ponceau, très
opulente dans les régions du corsage; la seconde une petite
pensionnaire, blonde, bistrée, fade et gracile, minaudante, les cheveux
nattés, enrubannés de bleu, jouant les ingénues dans sa robe blanche à
la ceinture myosotis.

Puis dévala M. Lindeblom, l'apôtre ordinaire des campagnes, car
l'éloquence de son ami Vlamodder était trop pétroleuse pour ces
populations timorées. Vlamodder ne gardait aucun ménagement, mangeait du
prêtre à tout propos, s'empiffrait d'«ultramontains» au point d'en
devenir apoplectique. L'autre présentait le thème de l'opportunisme, du
catholique-libéral; citait des exemples de prêtres modèles, inventait
des Jocelyns campinois; établissait une distinction entre la politique
et la religion, les «devoirs civiques» et les «devoirs du chrétien»;
plus fin, moins hâbleur, moins tonitruant, il élevait à peine la voix,
pesait ses mots, procédait par insinuation. Au physique, un maigrichon
bilieux, sucre et citron, poisseux, les cheveux collant sur les tempes,
portant lunettes, engainé comme un hermès dans sa défroque noire; l'air
aussi cafard que l'autre avait l'air fracasse.

Derrière venait un personnage hirsute et flambant comme un archange,
noir de chevelure et de prunelles, basané comme Zampa, fatal,
romantique. Ce Manfred s'appelait Van Cuytard et on le citait parmi les
cinq ou six poètes officiels d'Anvers; il devait sa popularité et, mieux
encore, une grasse sinécure--la direction d'un hospice de
sourds-muets--à une chanson politique dans laquelle il comparait les
capucins à des stercoraires; une chanson beuglée par la ville les soirs
de scrutin électoral.

Après ce trio de célébrités dégringolèrent de l'échelette une quinzaine
de personnages de moindre importance, figurants et gardes du corps; le
mari de Mme Blommært, le père de Mlle Dejans et même M. Mestback,
un reporter de journal, à qui la campagne arrachait depuis les
fortifications ce mot: «Épatant! Épatant!» rapporté, avec la manière de
s'en servir et de le moduler, d'un séjour à Paris et surtout d'une
soirée aux Folies-Bergère.

Les gendarmes écartaient à grand'peine la cohue pour ménager le passage
aux excursionnistes. Tous les ruraux prétendaient pénétrer dans la
salle. Pas un cri de bienvenue, pas un bonjour. L'omnibus s'était vidé à
peu près de la façon dont se déballent des accessoires de théâtre
renfermés dans une caisse.

Le populaire Vlamodder avait essayé de séduire les rustres par la
rondeur et la familiarité; en vain les appela-t-il ses meilleurs amis,
ses frères préférés, les villageois ne lui en surent aucun gré.
«Épatantes ces têtes!» avait déclaré le journaleux, un peu inquiet
devant ces mines renfermées de sphinx. Van Cuytard remarquant Sussel, le
compara au _Conscrit_ d'Henri Conscience, un roman qui se passe à
Zoersel.

Les paysans se piétaient, écarquillaient les yeux, impénétrables et
équivoques.

Au passage de la belle Mme Blommært, le visage de quelques pitauds
exprima avec une certaine convoitise une vague moquerie. Ils se
remémoraient la façon dont le curé avait qualifié le matin les
émancipées et les femmes fortes de la ville. Ils ricanèrent, mais,
malgré eux, des bouffées chaudes leur coulaient de la nuque jusqu'au
fond des reins, et leurs prunelles dilatées s'allumaient d'un feu
canaille. Pierlo claqua de la langue, donna un revers de sa main à sa
casquette, qu'il poussa par là sur son oreille, et cogna du coude son
voisin Kartouss.

D'autres Xavériens, comme Malcorpus et Maris Valk, mornes, impassibles
en apparence, le gosier subitement sec, un tremblement dans les doigts
gourds, les jambes lâches, songeaient, sans trop savoir pourquoi, à la
complainte du ménétrier Jak Corepain, racontant le viol et l'assassinat
de Malines, et rêvaient, rien qu'une seconde, d'une flaque de sang où
les baisers râleraient comme le coassement des grenouilles.

Deux ou trois remarques grasses partirent d'un groupe de valets de
charrue, campés au premier rang. Vlamodder, le paladin, ayant entendu et
avisé les coupables, eut un mouvement pour les châtier. Une bagarre s'en
serait suivie. Mais il ne fit que se cabrer; l'attitude résolue des
maroufles lui imposait et il supputait les chances d'un conflit; le
sourire protecteur et vaniteux, l'air de bêtise importante et
satisfaite, se restéréotypa sur son masque d'orateur faubourien, et il
entraîna au plus vite, à l'intérieur, l'affriolante cantatrice.

Un éclat de rire énorme, sinistre comme une huée, rompait le grand
silence des badauds. Piqués au jeu, les loustics, pipe aux dents,
casquette renversée, la main à l'enfourchure, allaient en lâcher de plus
fortes à la vue de la Dejans, sautillant au bras de Mestback, vêtu comme
un calicot endimanché, mais Sussel Waarloos s'approcha du groupe
facétieux et son intervention sympathique réussit encore à mater la
verve des plaisantins.

Sur le seuil de l'auberge, Piet Verhulst, obséquieux, recevait les
citadins et les conduisait dans une pièce mal éclairée et sentant le
remeugle, où les attendait la collation commandée.

Pendant qu'avec un entrain affecté ils se rassasiaient de l'invariable
omelette au jambon, le brouhaha des spectateurs accumulés depuis des
heures dans la salle de concert, une salle où l'on sabotait en temps de
kermesse, leur arrivait, à travers la cloison, comme le fracas d'une
marée montante et les vagissements de la bise dans les cheminées.

Le reporter commençait à regretter d'être venu; il ne mangeait que du
bout des dents et les morceaux ne passaient pas. Van Cuytard lui
allongeait de grandes tapes dans le dos, à la paysanne, pour flatter
l'atmosphère ambiante, et lui parlait virilité, apostolat et éternels
principes.

Les paysans s'étaient casés pêle-mêle sur des bancs disposés en gradins
ainsi que dans les cirques forains. Le gros de l'auditoire se composait
de ruraux étrangers à Zoersel; la plupart de ceux de ce village ayant
tiré leurs verrous et bâclé leurs fenêtres afin de se conformer aux
instructions du curé.

Quelques fanatiques s'étaient concertés le matin pour écharper Verhulst
et faire chanter le coq rouge sur son toit, c'est-à-dire bouter le feu à
sa maison, mais Waarloos les avait pris à part et édifiés sur la
tactique du cabaretier. Certains que les bleus ne perdraient rien à
attendre, les conjurés se mêlaient aux simples spectateurs et
patientaient, narquois, avec une apparente belle humeur.

Enfin la séance commença. Mlle Dejans, la fillette blanche, conduite
par le superbe Vlamodder, parut, un rouleau de musique à la main, avec
des minauderies de perruche chiffonnée, toussota et s'assit devant le
piano de louage envoyé la veille. Elle joua «comme une fée»,--disait le
surlendemain Mestback dans son compte rendu--un de ces pots-pourris
lamentables sur des opéras prédestinés à ce traitement.

Les paysans s'extasiaient à voir ses doigts osseux torturer le clavier
de la discorde guimbarde; le bruit macabre que produisait cette
gymnastique digitale, les ébaubissait beaucoup moins. Warrè Pensgat, le
tueur de cochons, indiquait à sa promise les pédales piétinées avec
rage.

Cependant les variations ne discontinuaient pas; les mains couraient
toujours, agrémentant les accorda de l'instrument du cliquetis de leurs
ongles, les pieds s'obstinaient dans leur jeu de bascule; la blanchette
devenait importune; lorsqu'elle se décida à se lever on applaudit
mollement.

A présent au tour de la grosse dondon! proclama Jef Malsec, le petit
vacher des Waarloos, juché au fond de la salle, sur les épaules d'un
polisson de son âge et de son emploi, en voyant s'avancer Mme
Blommært, menée par «notre illustre barde» Van Cuytard. Et toute la
chambrée de s'ébaudir, de se trémousser au point de faire craquer les
coutures des sarraux empesés et des culottes de drap bridant les
cuisses.

Pour cacher sa confusion, l'opulente matrone affecta de donner quelques
indications à la Dejans, chargée de l'accompagnement.

Après le prélude et la ritournelle, Mme Blommært entonna à pleins
poumons une romance flamande sur des paroles de «notre illustre barde».

La voix belle, étoffée, savante sans artifice, subjuguait ces simples.
Ils auraient oublié, sous l'impression de cette musique et pour l'amour
de la cantatrice, leur animosité et leur rancune contre les citadins.
Ils ne comprenaient même pas les paroles de Van Cuytard, trop
didactiques et trop ampoulées pour ces esprits primitifs. Mais la
musique trahissait un accent de sincérité primesautière et Mme
Blommært, l'interprétait en artiste. Non seulement elle donnait la note,
mais elle la passionnait.

Les rustres écoutaient bouche bée, le front apaisé. Une influence
émolliente agissait sur leur coeur, d'aucuns riaient de peur de pleurer,
et les mains calleuses ne tourmentaient plus si rageusement la paume des
lourds gourdins. Les drilles grivois de tout à l'heure subissaient
eux-mêmes le charme de la bonne femme et mettaient une sourdine à leurs
gravelures.

Pourquoi les citadins ne se retirèrent-ils pas après ce succès?

L'apparition du déplaisant conférencier réveilla le mauvais gré,
passagèrement engourdi. Malgré ses réticences, ses finesses, son
onction, ses cajoleries à l'adresse des ruraux, sa profession de foi
catholique, M. Lindeblom ne trompa aucun de ses auditeurs. Ce bloc
enfariné répugnait d'instinct à ces croyants. Plusieurs fois, furieux de
l'insuccès de ces précautions oratoires, il se démasqua; aussitôt des
murmures menaçants montaient et, vite, le faux apôtre de se replonger
dans sa farine.

A la fin d'un discours pénible, étayé de tous les lieux communs de la
polémique de journaux, il se fit huer pour avoir dit que les curés ne
devaient pas sortir de leur église.

--Et que les bleus restent à la ville! clama le petit Jef Malsec.

--Seriez-vous des chiens qui léchez les pieds de ceux qui vous chargent
d'entraves? tonitrua Vlamodder, écoeuré par les feintes de son
compagnon. Mais alors se déchaîna un si formidable hourvari, que
Vlamodder renonça à «repêcher» le Lindeblom, et crut urgent, lui-même,
de lever la séance.




XXVI


Le chemin qui part de Zoersel pour déboucher au village de Saint-Antoine
sur la chaussée d'Anvers à Turhout, passe d'abord entre des tènements de
maisonnettes et des fermes de plus en plus éparpillées, puis traverse
des sapinières, alternant avec des rouvraies bordées de ronces. Dans ces
bois, à hauteur d'un petit viaduc jeté sur un maigre ruisseau irriguant
ces bruyères désertes, mais ne représentant en cette saison qu'un ravin
desséché, attendaient, depuis la brume, une vingtaine de gars
déterminés. Selon le voeu de Sussel Waarloos, les Xavériens de Santhoven
figuraient dans cette guérilla avec le plus fort appoint, et leur
porte-drapeau commandait en chef.

C'était aussi Waarloos qui leur avait donné rendez-vous en cet endroit,
par où devait repasser la voiture des bleus.

Le lieu était sinistre et mal famé. Les halliers dont les ramifications
venaient se perdre de ce côté, avaient servi, au commencement de ce
siècle, de quartier général à des bandits d'une espèce particulière,
connus sous le nom de grille-pieds. Disséminés dans toutes les paroisses
de la région, rien ne les distinguait ostensiblement des autres
villageois. Mariés, pères de famille, ils travaillaient aux champs ou
exerçaient un métier. Certaines nuits, ces chauffeurs, déguisés, le
visage et les mains noircis, se rendaient à l'endroit où un mystérieux
avis les avait convoqués. Le coup fait et le butin partagé, la bande se
dispersait, et chacun rentrait chez soi, pour reprendre la charrue ou
l'outil. Longtemps ils pillèrent et «chauffèrent» à leur aise,
déconcertant et dépistant les limiers de justice; ceux-ci n'étaient pas
loin de croire, avec les paysans terrorisés, à des exploits de l'enfer.
Une circonstance fortuite trahit un de ces boute-feu qui obtint la vie
sauve en livrant ses compagnons. Sa femme avait payé le loyer de leur
ferme avec de très anciennes monnaies. Comme elle en ignorait la
provenance, on interrogea le mari qui en savait plus long. Ces pièces
avaient été volées chez un vieil avare qui les reconnut. La malfaisante
tribu finit sur l'échafaud à Anvers. Mais ces crimes et surtout la
longue impunité des grille-pieds avaient frappé violemment l'imagination
des gens de la contrée. Ils prêtèrent à ces larrons hypocrites et
féroces une essence surnaturelle et la forêt de Zoersel, où ils avaient
tenu leurs assises générales de leur vivant, servit encore de théâtre à
leurs conventicules de damnés. Les larves des guillotinés se promenaient
la tête dans leurs mains ou bien ces têtes grimaçantes, soutenues par
des ailes de vampire, voletaient d'arbre en arbre et ces oiseaux
diaboliques poussaient des hurlements si affreux que même les tristes
hiboux et les funèbres chouettes prenaient peur et s'éloignaient de ce
repaire.

Les charretiers revenant de la ville, baissaient la voix et cessaient de
siffler au moment de s'engager entre ces sapinières et, désireux de
retrouver au plus tôt la rase campagne, pressaient d'un coup de fouet
l'allure de leurs chevaux. Après le coucher du soleil les laboureurs
attardés aimaient mieux faire un long circuit que de se risquer dans
cette zone maudite. Il est même probable que pas un des gars embusqués
ce soir entre les arbres fées ne se serait soucié de demeurer seul une
heure dans ces parages.

C'est précisément à cause de l'isolement et de la désolation de cet
endroit que Sussel l'avait choisi.

Sortis l'un après l'autre de la salle du _Pigeon-Blanc_, les Xavériens
avaient pris chacun une direction différente.

D'aucuns feignaient de se dire adieu à la bifurcation des routes afin de
donner le change aux gendarmes. D'autres rentrèrent chez leurs parents
pour s'armer de fourches et de faux, mais la plupart avaient emprunté le
nécessaire à leurs amis de Zoersel.

Vers huit heures du soir, au moment où la campagne se noyait dans les
ténèbres, leur troupe étant au complet, ils se cachèrent des deux côtés
de la route, les uns couchés à plat ventre, les autres adossés aux
arbres, d'autres encore accroupis dans le ravin.

Aucun ne bougeait. Sussel leur avait défendu de fumer, de peur que le
rougeoîment de leurs pipes n'avertît l'ennemi. Dans le contingent de
Santhoven on remarquait Pierlo, Morgel, Polvliet, Malcorpus, Kartouss
et Bastini, autant d'enragés ayant tous été mêlés à la bagarre d'Anvers
et ajoutant, comme Sussel, une rancune personnelle à l'aversion native
du paysan pour les gens de la ville et pour les esprits forts.

Il faisait une humide soirée de la fin de septembre. Des troupeaux de
nuages noirs chassaient dans le ciel sous le fouet du vent d'ouest, et
offusquaient une lune rougeâtre.

Le passant aurait pu cheminer entre ces fourrés sombres sans se douter
de la présence d'êtres humains. Cependant, lorsqu'à de rares intervalles
la lune se dégageait, il aurait eu la vision d'une scène du passé. Les
blanches traînées de rayons montraient des visages contractés et
résolus, des bouches ouvertes, des mâchoires serrées; ici, un grand
blousier, la fourche plantée en terre et appuyé sur le manche; là deux
prunelles plus luisantes que le tranchant de la faux qu'ils reflétaient;
là, un couple étendu, tête bêche, le menton dans leur main, interrogeant
de leurs yeux de braconniers les deux directions de la route; plus loin
une silhouette s'effaçant en partie derrière un tronc d'arbre mais
avançant une tête futée, attentive. A voix basse ils s'encourageaient
au carnage attendu:

--Nous les enfourcherons comme des dizeaux! disait l'un.

--Nous leur crèverons la paillasse!

--Il se moucheront de travers et loucheront des deux yeux!

--Ils verront une pluie d'étoiles!

Chaque fois que la lune se démasquait, leur chef, circonspect, leur
imposait silence et les engageait à s'enfoncer plus profondément dans
les taillis. Les murmures s'apaisaient de nouveau, on n'entendait plus
que le passage du vent dans les aiguilles de sapin, ou un chien de ferme
hognant au loin. Le fils Waarloos, qui prêtait l'oreille à toutes les
rumeurs, perçut les modulations mélancoliques d'un orgue de barbarie.

--Voici un signal, dit-il. Le bal commence chez Verhulst, les bleus ont
quitté l'estaminet. Dans dix minutes ils seront ici.

Il s'était aventuré sur la chaussée et, étendu ventre à terre, il
collait l'oreille au pavé:

--Attention, les voilà! fit-il en se redressant et en rentrant dans le
bois.

Quelques instants après, on entendait les battues des chevaux lancés au
trot et les cahots des roues.

--Quatre hommes à la tête des chevaux! commanda Sussel.

--Malcorpus, Broeks, Polvliet et moi! dit Pierlo.

--Quatre hommes encore de chaque côté de la voiture.

--Morgel, Goulus, Wellens et moi Maris, à gauche.

--Et moi à droite avec Malsec, Tybaert et Bastini! cria Waarloos.

--Et moi? demanda Kartouss.

--Avec les autres tu barricaderas les portières et empêcheras le monde
de sortir.

--C'est entendu.

Les têtes se penchaient et, prêts à s'élancer, une jambe en avant et un
peu ployée, en arrêt, ils tenaient leurs fourches comme des fusils à
baïonnette.

On distingua deux points rouges dans le lointain: les lanternes de
l'omnibus; puis, l'avant-main des chevaux s'élargit; puis se dessinèrent
les contours de la caisse et les silhouettes de deux individus sur le
siège. Maintenant qu'ils tournaient le dos à Zoersel, les bleus
paraissaient enchantés de leur excursion. Les paysans entendaient des
rires et des refrains de fin de banquet.

Van Cuytard, séduit par la fraîcheur de la nuit septembrale, était
grimpé à côté du cocher. Au moment d'entrer dans le bois, le conducteur
ayant fouetté ses chevaux, le poète protesta contre cette accélération
de vitesse en objectant que le site méritait d'être admiré à l'aise; le
cocher, non sans rechigner, retint un peu ses bêtes.

C'était au moment où l'omnibus allait atteindre l'embuscade.

--En avant! cria Sussel.

Pierlo et trois hommes se jetèrent à la tête des chevaux, tandis qu'avec
des huées les autres se ruaient aux portières.

--A bas les Bleus!... Tue!... Tue!...

Les chevaux se cabrèrent, maintenus par le nerveux Pierlo qui avait
dompté plus d'un étalon vicieux. Le cocher perdit la tête et n'osa jouer
du fouet. Les vitres volèrent en éclats. Les fourches plongèrent à
l'intérieur. Des cris de femmes stridèrent. Les assiégés à peu près
aussi embarrassés dans leurs mouvements que les ruraux lors du
guet-apens d'Anvers, faisaient des efforts désespérés pour ouvrir la
portière devant laquelle se tenaient Kartouss et ses hommes. Le grand
Vlamodder parvint cependant à forcer le passage et à mettre pied à
terre. D'autres sortirent après lui, qui cherchèrent surtout à disputer
aux assaillants l'accès de la voiture. Un coup de fourche avait atteint
Mme Blommært à la main et elle soutenait, défaillante elle-même, la
Dejans, tombée en syncope. Le reporter demeurait affalé sur les
coussins, sous prétexte de mieux protéger ces dames. Le mari de la
plantureuse cantatrice et le père de la pianiste chlorotique ne
cessaient de réclamer les gendarmes et même les sergents de ville.
Lindeblom n'était pas loin de se convertir pour de bon à la religion des
plus forts et il se rappelait son acte de contrition.

Sur la route, on se mêlait avec rage. Vlamodder dessinait de terribles
moulinets avec sa canne, et toucha plusieurs fois Sussel qui
s'acharnait, naturellement, après l'adversaire le plus sérieux. A un
moment la canne se brisa sur la fourche du Xavérien. Sussel poussa un
hourrah de triomphe. Vlamodder se crut perdu:

--En avant! cria le géant au cocher. Passez sur leurs corps, nom de
Dieu.... Sauvez les femmes.

Deux bleus accoururent à la rescousse de leur chef et en vinrent aux
prises avec Waarloos.

Les chevaux refusaient toujours d'avancer. Ils galopaient sur place. Van
Cuytard, debout sur le siège, avait pris le fouet des mains du cocher
affolé et il en brida plusieurs fois le visage du blond Pierlo. Un
cordon de sang festonna la joue du jeune homme depuis la tempe jusqu'à
la mâchoire. Mais Frans, un poing au mors de chaque cheval, semblait
leur donner du caveçon, et, calé comme une statue de bronze, ne
bronchait point d'une semelle. Il se fût laissé écarteler plutôt que de
lâcher prise.

Chez Valk, Basteni et Morgel, qui donnaient l'assaut aux occupants de la
voiture, des convoitises charnelles se mêlaient à la furie meurtrière.
Leurs désirs de l'après-midi, à la vue de Mme Blommært,
s'exaspéraient à l'entendre geindre; coûte que coûte il leur fallait
cette proie.

Vlamodder, désarmé, avait saisi par le dos le petit Jef Malsec, le plus
jeune des Xavériens, et, tandis que les coups pleuvaient autour de lui,
il s'en servit longtemps comme d'un bouclier.

--Lâchez cet enfant! vociféraient les paysans, forcés de mesurer leurs
coups, presque réduits à l'impuissance.

A la fin, cependant, le bras de Vlamodder se raidissait. N'en pouvant
plus, d'un suprême effort le colosse souleva le gamin et le brandissant
ainsi qu'une massue, il en frappa Malcorpus. Malsec et celui-ci
roulèrent par terre à quelques mètres de là.

Mais Sussel, qui avait déjà servi deux satellites de Vlamodder, revint à
la charge, certain cette fois d'ouvrir le ventre au principal champion
des Bleus:

--Un pas encore et vous êtes un homme mort! dit Vlamodder, et, tirant un
revolver de sa poche, il le dirigea vers la poitrine de Sussel.

Celui-ci continuait à avancer, Vlamodder fit feu presque à bout portant.
La fourche s'échappa des mains de Sussel; emporté par l'élan il fit
encore quelques pas, trébucha, pivota sur lui-même et s'effondra. Ses
fidèles, Basteni tout le premier, en train de harceler Mestback et
Lindeblom, accoururent au bruit de la détonation et s'empressèrent
autour de leur chef. Pierlo aussi, rendit la liberté aux chevaux, pour
voler au secours de son inséparable.

Les citadins profitèrent de la diversion produite par ce coup de feu
pour remonter précipitamment en voiture et Van Cuytard put enfin enlever
ses carrossiers qui partirent comme s'ils avaient pris le mors aux
dents.

Quelques enragés s'obstinèrent à escorter l'omnibus. Tybaert et Kartouss
agrippaient le brancard et se firent traîner par les chevaux sur un
parcours de cinquante mètres. Une grappe resta accrochée au marchepied
d'où Vlamodder, debout à la portière, s'efforçait de les culbuter. Un de
ceux-ci, Maris Valk, garçon de ferme à Halle-la-Maigre, éperdument épris
de Mme Blommært, avait juré de la prendre morte ou vive. Son couteau
entre les dents, il ne sentait plus les coups qui lui fracassaient les
doigts.

Quatre détonations retentirent encore. C'était Vlamodder qui achevait de
décharger son revolver. Cette fois aucune balle ne porta. Et Maris Valk
et ses acolytes se seraient acharnés encore et auraient fini par
pénétrer dans la voiture si leurs compagnons, restés en arrière avec
Waarloos, ne leur avaient donné l'alarme:

--Sauve qui peut! Les gendarmes!

A ce cri, les plus forcenés abandonnèrent la partie et se jetèrent dans
les fourrés.

Cette escarmouche avait à peine duré cinq minutes.

Une galopade furieuse ébranlait à présent la route.

D'abord les gendarmes étaient restés au village. Il entrait dans la
tactique des villageois de simuler des rixes qui devaient éclater à la
nuit tombante, entre les paysans des deux partis, car on avait inventé
une seconde faction à cette fin et quelques gars de bonne volonté
consentaient à jouer le rôle de Bleus et à se laisser rosser pour la
frime.

On répandait adroitement le bruit qu'un coup de main serait tenté contre
le «local», où la canaille urbaine s'était fait entendre.

Le bourgmestre, de connivence avec ses hommes, avait demandé que la
brigade de gendarmerie, commandée par un maréchal des logis, restât au
village après le départ des étrangers.

--Nos Campinois en veulent moins aux Bleus de la ville, qu'à ceux des
leurs, suspects de libéralisme! alléguait le bourgmestre. Ce soir ils
attendront, pour s'écharper entre eux, la retraite des citadins!

Les gendarmes demeurèrent donc à Zoersel, tenus en haleine par quelques
chamaillis d'ivrognes et quelques simulacres de bagarre dans les
cabarets. Les paysans s'ameutaient autour de ces hourvaris et riaient
sous cape de ces parades et du zèle des dignes soldats; ils savaient à
présent, les narquois, que la partie sérieuse se jouait à la lisière du
bois. Pour garantir le plus de vraisemblance à la comédie, un semblant
d'abordage s'organisa au moment du départ de l'omnibus, mais les
gendarmes balayèrent les rassemblements avec une facilité ne contribuant
pas peu à mettre les citadins en belle humeur.

--Ma parole! proclamait le grand Vlamodder, ces lourdauds sont aussi
lâches chez eux qu'à la ville et ne valent vraiment pas la peine qu'on
les arrache au joug du curé et du nobilion!

Et au plus fort des huées, il avait mis la tête au dehors et salué
ironiquement les hurleurs.

Les gendarmes sautèrent en selle une demi-heure après le départ de
l'omnibus. Ils chevauchaient tranquillement, botte à botte, en
conversant de la corvée et en fumant enfin à leur aise l'inséparable
bouffarde. Comme ils venaient d'atteindre les dernières maisons du
village, et qu'ils allaient regagner Santhoven par la grand'route, ils
sursautèrent sur leurs étriers au bruit des détonations du revolver de
Vlamodder. Alors seulement ils eurent vent d'une embuscade et, faisant
demi-tour, ils piquèrent des deux, traversant le village au galop. En
passant devant le _Pigeon-Blanc_ ils constatèrent, à leur grande
surprise, qu'au lieu de démolir l'auberge de Verhulst, la jeunesse de
Zoersel s'y rendait pour se trémousser aux sons de l'orgue et s'ébaudir
comme à la kermesse: «Ah ça, que nous chantait ce bourgmestre? Il s'est
foutu de nous, sacré nom de Dieu!» tempêtait le brigadier.

Il n'y avait pas à dire, nos pandores avaient été bernés dans les grands
prix. Les mystificateurs leur revaudraient cela un autre jour, mais pour
le moment les gendarmes n'avaient pas de temps à perdre. Dévorant leur
rage, ils détournèrent à gauche pour enfiler le chemin d'Anvers.

Au lieu de se diviser et de pratiquer des battues à travers les bois,
ils se mirent en devoir de rejoindre la voiture des bleus, qu'ils
aperçurent, après vingt minutes de charge furieuse, fuyant devant eux.
Ils ne l'atteignirent qu'aux approches de la banlieue. Là, ils
perdirent du temps à rédiger le procès-verbal et à «acter» les plaintes
des excursionnistes.

Aucun de ceux-ci n'avait été atteint grièvement.

Vlamodder raconta qu'un des agresseurs était tombé sous la balle de son
revolver. Celui-là se retrouverait facilement. Au besoin il paierait
pour tous. Forts de cette conviction, les gendarmes repartirent pour
Zoersel et Santhoven.

L'orgue du _Pigeon-Blanc_ s'était tu et il n'y avait plus une âme dans
la rue.




XXVII


Sussel Waarloos avait été ramassé en toute hâte par Malcorpus et Pierlo;
le premier le portait par les pieds, l'autre le soutenait sous les
aisselles. Précédés du petit Malsec et de Kartouss, qui servaient
d'éclaireurs, écartaient les ronces et frayaient le passage à travers
les taillis de noisetiers, ils s'engagèrent dans les bois de Zoersel,
qui se développent sur la gauche, avec des intervalles de bruyères et de
garigues jusqu'à Halle, Saint-Antoine et Santhoven.

Ils marchaient d'un pas aussi alerte que le leur permettaient leur
charge, l'obscurité, le sol glissant. Derrière eux, venaient Polvliet,
Morgel, Basteni et le reste du contingent de Santhoven et de Zoersel;
Maris Valk, de Halle; Ariaan Teunis, de Viersel; Sus Modaf, de Ranst;
Nest Malyse, d'Oostmalle; Zander Zillebeck, de Pouderlée; Vard Overpelt,
de Casterlée; Guile Gabriels et Jan Zwartlée, de Grobbendonck; enfin,
Jurg Daniels et Drisse Mabilde, de Wortel.

A dessein, ils ménageaient un intervalle considérable entre la tête et
l'arrière-garde. Rejoints par les gendarmes, les derniers auraient mis
les bonnets à poil sur une fausse piste ou empêché la capture de leur
chef blessé, en provoquant une nouvelle escarmouche.

Pour plus de sûreté, Pierlo, le féal second de Waarloos, engagea la
petite troupe à se fractionner encore; l'escorte de Santhoven étant
assez nombreuse.

Au fur et à mesure que les gars des diverses paroisses rencontraient des
sentes ou des embranchements menant à leurs clochers, ils se rabattaient
à gauche ou à droite, après avoir fait promettre à ceux de Zoersel de
leur mander des nouvelles du chef.

A chaque pas un peu brusque de ses rudes porteurs, la tête du blessé se
renversait en arrière ou retombait sur la poitrine. Ses amis se
demandaient s'il était vivant encore et songeaient, sombres et abattus,
aux scènes que ce retour tragique provoqueraient dans la ferme des
Trembles.

Ils louvoyaient constamment afin d'éviter la rase campagne et ils se
tenaient le plus près possible de la lisière du bois où ils se seraient
rejetés à la première alerte.

De temps en temps, Pierlo commandait halte, pour s'orienter et prendre
haleine.

Pendant un de ces courts repos, le charron examina plus attentivement le
blessé.

--C'est qu'il saigne comme un veau! constata Pierlo. Si cela continue,
il n'arrivera jamais vivant à sa ferme!

Ils déposèrent un moment Sussel sur un talus; ramenèrent sa blouse bleue
en bourrelet sous son menton, défirent ses culottes et, écartant la
chemise, constatèrent que le sang s'échappait d'un trou dans la hanche
gauche.

Justement ils n'étaient pas loin d'un ruisseau. Basteni et le petit
Malsec coururent puiser de l'eau dans leurs casquettes et lavèrent la
blessure avec des feuilles de fougère. Ceux qui avaient des mouchoirs,
Polvliet et Malcorpus entre autres, en firent des compresses;
quelques-uns voulaient mettre leurs sarraux en pièces ou offraient leur
foulard de cou. Drisse Mabilde prononçait des paroles magiques qu'il
avait apprises de la vieille sorcière de Wortel pour préserver les
moutons de la clavelée.

--Pourquoi ce qui soulage les bêtes ne guérirait-il pas les hommes? se
disait le digne Drisse.

Mais Sander Basteni le rabrouait pour son impiété et, s'approchant à son
tour, traçait sept signes de croix sur la hanche blessée en invoquant
Notre-Dame des Sept-Douleurs.

S'aidant de leurs sciences réunies les frustes gaillards, plus aptes à
ouvrir des plaies qu'à les fermer, parvinrent cependant à étancher le
sang.

Tandis qu'ils se pressaient autour de Waarloos, pâle, les yeux fermés,
la bouche entr'ouverte, les membres flasques, beaucoup le croyaient mort
et murmuraient un _De profundis_.

Stan Malcorpus, dont les doigts gourds rajustaient maladroitement les
vêtements du blessé, essayait de plaisanter.

--Hein, si sa bonne amie ou même la grosse dame de tout à l'heure était
ici, il y a longtemps qu'elles l'auraient réveillé en le chatouillant?
Mais nos caresses ne lui disent rien....

Pierlo, impatienté par les lenteurs et les maladresses de Stan, le
repoussa. Le brave Frans, lui, se serait obstiné jusqu'au matin à
trouver un indice de vie chez Waarloos: il approchait l'oreille de son
coeur et lui soufflait dans les narines et dans la bouche, comme il
avait vu faire un jour à un enfant noyé.

Cette scène se passait à l'orée du bois des Grille-Pieds. La lune
éclairait ces figures apitoyées et maculées de sang, ces mouvements
gauches d'infirmiers improvisés.

--Je jurerais qu'il vit! clama soudain Frans Pierlo. Son haleine
revient, sa poitrine se soulève, il a respiré... Nous n'avons pas de
temps à perdre.... A quelques arbaletées d'ici nous débouchons dans la
drève du château d'Alava. Je propose de conduire notre Sussel chez le
forestier.... Sussel sera mieux caché et mieux protégé sur les terres du
comte qu'à la ferme des Trembles.... Vous savez l'amitié que nos
seigneurs lui portent; s'il y a moyen de nous le conserver, c'est eux
qui trouveront ce moyen....

Tous se rallièrent à cet avis. Ils avaient taillé quelques branches et
ils en formèrent une civière sur laquelle ils chargèrent le blessé en
ayant soin de lui faire un oreiller de feuillage. Comme leur troupe se
remettait en marche:

--Camarades, dit encore Pierlo, il s'agit d'arracher notre porte-drapeau
non seulement à la mort, mais aussi aux juges de la ville, capables de
le jeter en prison, tout abîmé et saigné qu'il soit... Écoutez, comme on
va le rechercher, il importe que vous déclariez tous qu'il n'était pas
avec nous et que moi je vous commandais.... Ce sera aussi mon sang qui
aura rougi les buissons...

--C'est brave ça, Frans, approuvèrent les autres. Compte sur nous pour
t'aider.

Afin de faciliter cette généreuse supercherie, le crâne garçon laboura
de ses ongles l'estafilade qui lui traversait le visage et où le sang se
coagulait en poissant ses cheveux. Il se barbouilla les mains de ce sang
qui s'était remis à couler et il en fit pleuvoir les gouttelettes sur
une grande longueur du premier chemin qui se séparait du leur. Puis il
rejoignit ses amis.

Les tourelles en poivrière flanquant le comble du château d'Alava
pointèrent enfin au-dessus des hautes futaies. Les gars ne suivirent pas
la drève d'entrée, mais s'enfoncèrent par une contre-allée dans le parc
et les pépinières. De la lumière brillait aux croisillons de la
chaumière du garde. Pierlo frappa.

Au premier coup, une femme, la comtesse d'Adembrode en personne, leur
ouvrit.

Ses pressentiments du matin ne l'avaient pas trompée. Elle eut la force
de cacher sa terrible émotion et parvint à se roidir. Ce fut d'une voix
relativement calme qu'elle demanda à Pierlo si Waarloos vivait. Et les
yeux du féal lui répondant affirmativement, elle étouffa ses transports
de jubilation, comme elle avait réprimé son cri de désespoir.

Le village venait d'apprendre le résultat du guet-apens par le fils du
garde, qui faisait partie de l'embuscade, et qui avait pris les devants.
C'est à la maison forestière, où elle s'était rendue au moins dix fois
pendant le jour, que la comtesse entendit parler de l'échauffourée.
Quelles ne furent ses affres avant l'arrivée du blessé!

La comtesse fit transporter immédiatement Sussel Waarloos dans un
pavillon du château.

Elle félicita le dévoué Pierlo et le remercia de sa confiance dans les
sentiments des d'Adembrode.

Comme elle s'inquiétait de sa blessure à lui:

--Bah! un simple abreuvoir à mouches! dit Pierlo. Ne l'étanchez pas, car
il me faut encore exhiber du sang ce soir dans le pays à la ronde!

Et, pour se dérober aux marques de gratitude, lorsqu'on avait demandé un
homme de bonne volonté pour aller quérir le médecin de Viersel, l'ami
des d'Adembrode, c'était encore le même Frans Pierlo qui s'était offert.
Sans attendre de réponse le crâne gaillard enfourcha le cheval sellé
pour cette commission et partit à fond de train.

A Viersel, le jeune charron cédait sa monture à l'officier de santé et
regagnait Santhoven à pied. Puis, exécutant jusqu'au bout le plan de
conduite arrêté avec ses compagnons, il entrait dans les cabarets
fréquentés par les gendarmes, feignait l'ivresse, affichait sa sanglade
et se donnait, en tapant du poing sur les tables, pour le chef de la
bagarre. Il manoeuvra si bien, que les gendarmes s'assurèrent de lui et
le conduisirent au poste.

Au château, le docteur opérait prestement l'extraction de la balle, et
ayant abstergé la plaie, constatait qu'aucun organe principal n'était
lésé. Sussel en réchapperait. Après quelques semaines de repos, il
pourrait reprendre son train de vie ordinaire.

Dès qu'il avait été averti de l'accident, le comte d'Adembrode s'était
empressé de se rendre auprès du blessé.

--Connaissant l'affection des d'Adembrode pour les Waarloos, lui dit la
comtesse, j'ai pris sur moi d'introduire ce jeune homme au château, dans
la certitude qu'il serait mieux soigné ici que chez ses parents. Ai-je
bien fait, Warner?

Pour toute réponse, le comte prit la main de sa femme et la baisa
longuement.

--Si vous le permettez, ajouta-t-elle encouragée, je veillerai moi-même
ce pauvre garçon; pour cette nuit, du moins, je serai sa garde-malade et
lui ferai prendre sa potion?

Le comte ne put qu'acquiescer à cet arrangement.

Tout en admirant le zèle et l'enthousiasme religieux de son jeune
fermier, il déplorait cette équipée inutile et même funeste au point de
vue de leur cause.




XXVIII


Dans la chambre, où par une large baie entr'ouverte pénétrait la lourde
atmosphère de la nuit de septembre, chargée des fragrances des acacias
et des ormes, la comtesse était assise au chevet du blessé, étendu sur
un grand lit contemporain de la Renaissance. Le chirurgien avait fait
garder à Sussel ses vêtements de dessous et du bas afin de mieux
maintenir l'appareil sur la blessure.

Aucune clameur ne réveillait plus la campagne quiète, et seules, au
moment de prendre leur vol, les heures vagabondes interrompaient le
silence en battant de leurs talons ailés l'horloge du village. Les
lumières de la façade du château, même les fenêtres de la bibliothèque
où le comte, tourmenté par de fréquentes insomnies, travaillait et
lisait jusqu'à l'aube, n'apparaissaient plus en rectangles de feu à
travers les marmentaux.

Tout devait reposer au château. Sur les instances de son mari, la
comtesse avait d'abord retenu une de ses caméristes pour passer la nuit
avec elle, mais elle venait de la congédier à son tour, certaine de
résister au sommeil et à la fatigue. Il y avait d'ailleurs, à portée de
sa main, un cordon communiquant avec la cloche d'alarme suspendue dans
une des tourelles supérieures du château. La domesticité serait accourue
au premier appel.

Clara avait écarté les épaisses tentures du lit et contemplait
longuement, sans parvenir à s'en rassasier les yeux, le Xavérien plongé
dans un profond sommeil. C'était la première fois, depuis la mort du
«Mouton», qu'elle se sentait le coeur si gros de tendresse. Elle ne
savait pas ce que lui réservait cette nuit de veille, elle n'osait rien
souhaiter en dehors de la minute présente.

Ce qu'elle n'avait jamais osé évoquer comme possible se réalisait: être
seule avec Sussel Waarloos. En ménageant ce tête-à-tête à la comtesse,
la Providence se faisait-elle complice de ses postulations secrètes?

Et ce tête-à-tête ne finirait pas avec la nuit. Clara allait garder chez
elle, au château, des jours entiers, peut-être des semaines, ce blessé
bien voulu; elle pourrait le soigner sans que jamais on songeât à gloser
sur sa vigilance et sa sollicitude. Cette perspective suffisait pour la
béatifier. Elle ne demandait, n'espérait rien de plus. Elle en arrivait
à promener sur son Sussel des regards de soeur, presque de mère. Le sein
gonflé d'une ivresse tiède, elle répandit des larmes de bonheur et se
crut forte et apaisée, et s'imagina de bonne foi que la partie était
gagnée sur ses sens toujours stimulés.

L'hémorragie avait un peu pâli le Xavérien, sans pourtant que sa
carnation fût devenue maladive. Le visage était calme, un souffle
régulier et puissant soulevait sa poitrine. Il dormait sur le dos, la
tête prise entre les mains jointes, ses coudes encadrant le visage, dans
l'attitude des moissonneurs aux heures de sieste, lorsqu'ils ramènent
sur les yeux le large chapeau de paillasson.

Tandis qu'elle le dévisageait, épiant ses mouvements, aspirant son
souffle, prête à l'aider au moindre appel, la physionomie du jeune
paysan parut s'animer. Doucement, ses yeux brun clair s'ouvrirent. Elle
le crut altéré, et elle allait approcher de ses lèvres une timbale d'eau
citronnée, mais au profond émoi de la dame, il rejeta ses couvertures,
se souleva et mit pied à terre. Clara voulut l'arrêter, le maintenir; il
l'écarta presque brutalement et fit quelques pas dans la chambre. Des
sons inarticulés se pressèrent sur ses lèvres; puis il se répandit en un
flux de paroles et se mit à gesticuler avec frénésie.

Clara restait au milieu de la pièce, glacée de terreur, incapable du
moindre mouvement.

Sussel revivait les scènes de la soirée. Cambré dans une attitude de
parade et de défi, les poings fermés, semblant brandir une fourche, il
fonça en avant:

«Du sang! du sang de Bleus! clamait-il. Tuons-les tous. Hardi les
camarades!... Bastini, cours de ce côté de l'omnibus.... Maintiens les
chevaux, mon «meilleur» Pierlo. Tiens bon! Tiens ferme, dis-je....
Bravo! les vitres volent en éclats! Le bal commence. Frappons dans le
tas.... Vlan! A toi le grand criard... Touché, pas vrai?...

La comtesse, terrifiée par les éclats de voix du somnambule, par sa
pantomime, par l'expression terrible de son visage, de ses yeux hagards,
de sa bouche écumante, craignant surtout qu'il se jetât contre la paroi
ou sautât par la fenêtre, courut fermer celle-ci et songea ensuite à
appeler à l'aide.

Elle avait déjà le cordon à la main, mais en cet instant même le blessé
recula, se rassit sur sa couche, se passa à deux reprises la main sur le
front moite comme pour en chasser une idée importune.

Clara crut que l'accès était fini et, rassurée, elle toucha l'épaule du
gars et l'engagea à se recoucher.

Il ne répondit pas, demeura immobile; ses yeux bruns qui la regardaient
exprimaient à présent une douceur, une tendresse ineffables. Tout son
visage se rassérénait, la bouche souriait et comme, de son côté, elle
l'interrogeait des yeux, il fit le geste de lui jeter les bras autour du
cou. Elle recula, épouvantée, d'instinct.

Ce rustre avait-il deviné ce que, messaline spéculative, la grande dame
croyait avoir si bien caché? S'était-elle trahie au point de donner à ce
rude paysan l'audace de se déclarer?

Oui, elle n'en pouvait plus douter, il l'appelait avec la désinvolture
de l'homme du peuple sûr de sa conquête. Le charme, l'aimant de ces
franches avances étaient tels que l'anomalie n'en frappa la comtesse que
bien longtemps après et que, vaincue et subjuguée, elle oublia sa haute
position, l'état du blessé, l'endroit où elle se trouvait et les
événements de la journée. Elle ne voulut plus savoir que ce délice
inespéré: non seulement l'homme aimé, le mâle d'élection, le maître
désiré se trouvait devant elle; mais, lui, la désirait de son côté.

Comme pour suppléer à l'éloquence de l'attitude, du sourire et du
regard, voici qu'au lieu de proférer des menaces et de se démener dans
le simulacre d'une tuerie, Sussel se prenait à balbutier, d'un ton
plaintif, de ces paroles puériles, presque enfantines, que les amants
fortement épris emploient à dessein en se flattant de corriger l'accent
trop chaud de leur voix pour ne pas effaroucher la femme convoitée.

Une circonstance eût frappé dès lors la comtesse, si toute sa raison ne
l'avait quittée devant cette pantomime, c'est que ce rustaud lui parlait
comme à une ancienne amie, comme à une égale.

Il se leva une seconde fois. Elle comprit qu'il venait à elle pour
l'emporter. Elle l'attendait et elle se laisserait emmener. O elle avait
fait du chemin depuis sa rencontre avec le mousse anglais, au Rit-Dyk!

Mais, il arriva cette chose déroutante: Sussel dépassa la comtesse et,
arrêté au milieu de la chambre, parut accoster et saisir par la main une
personne invisible. Il ne regardait même plus Clara.

Celle-ci connut en ce moment la plus atroce torture de sa vie. Elle
venait de tout abdiquer en une seconde et voilà que son sacrifice était
inutile. Ces savoureuses invites et ces mouvements enjôleurs du paysan
s'adressaient à un fantôme.... Un fantôme? Certes pour l'instant; mais
sans doute une réalité dans le passé, voire une réalité dans l'avenir.

La jalousie revint martyriser la comtesse, qui croyait cependant avoir
épuisé toutes les tortures. Clara retombait des altitudes du paradis
dans des profondeurs encore insondées de son enfer. Et comme pour la
narguer, la brûler à petit feu, le rêve amoureux de Sussel continuait.

La jalousie de la comtesse se doublait d'une ardente curiosité.
Maintenant que le blessé ne s'adressait pas à elle, elle aurait du
moins voulu savoir le nom de sa rivale. Sa passion s'invétérait.

Le gars se montrait de plus en plus entreprenant auprès de son invisible
amante. Par instants il se rengorgeait, doucement il poussait son aimée
vers le lit, marchait à petits pas, s'arrêtait pour la persuader, une
main semblant toujours tenir prisonnière celle de l'amoureuse, l'autre
bras arrondi comme passé autour du cou de la belle, le visage penché
vers le sien, la bouche appliquée à son oreille: la pose la plus
irrésistible des galants de la campagne.

--Il l'aime! comme il l'aime! se disait Clara affolée en écoutant les
propos de Sussel:

--Tu sais, c'est la kermesse de Grobbendonck dans huit jours.... Te
rappelles-tu, celle de l'an passé, lorsque nous fîmes connaissance à la
foire.... O les beaux pains d'épice que je hachai en quatre sans accroc,
suivant la règle... Tu étais autour de nous qui nous regardais avec
d'autres filles.... Tes yeux m'excitaient. J'y allai de deux sous, puis
de deux autres. Je m'acharnai au jeu et ne finis qu'après avoir évincé
tous mes concurrents.... O l'air de tous ces farauds quand je rassemblai
mon butin!... Leur air surtout lorsque, t'ayant consultée du coin de
l'oeil et devinant que tu accepterais mon offrande, je laissai choir
dans ton blanc tablier tous les pains d'épice gagnés sur les joueurs
maladroits.... S'il m'avait fallu te disputer à coups de couteau ou
tailler leurs visages rouges avec la même hachette servant à diviser les
gâteaux de miel, j'étais prêt. Ils le comprirent et ne bougèrent
plus.... Et le soir, comme nous avons dansé à la _Ruche_!... Viens,
c'est kermesse encore.... Tu as chaud, bois à mon verre.... Ce n'est pas
dans un verre seulement que je boirais, moi, à ma soif aujourd'hui....
Sortons, veux-tu?... L'air du soir est si bon.... Ne crains rien....
S'il est vrai que tu me vois volontiers, pourquoi t'apeurer?... Je te
nommerai à ma mère et au comte d'Adembrode. Le père de Monsieur Warner
était mon parrain.... Et, lorsque je ne serai plus soldat, je
t'emmènerai chez nous et ferai de toi ma compagne pour toute la vie....
Oh! ne dis pas non, ou je te ferme la bouche... de cette façon.... Fi,
méchante pièce.... Un soufflet à présent! et tu veux t'enfuir? Non
pas.... Pourquoi t'en aller.... Ne sommes-nous pas mieux à deux, ici...
près,... tout près l'un de l'autre?

Et rien, sinon les attitudes dont Sussel les accompagnait, ne pouvait
être à la fois plus crispant, et plus affriolant que ces paroles. Ce
spectacle aurait fait damner une sainte. Un vertige allait jeter Clara
vers lui. Au lieu de sang c'était de la lave, du feu liquide qui coulait
dans les veines de la jeune femme.

Cependant Waarloos ne prononçait pas le nom de sa «bonne amie». Ce nom,
Clara pâmée de désir, suffoquée, elle l'attendait sur les lèvres du
jeune fermier; ce nom, elle le guettait presque avec la même angoisse,
dans des affres aussi effroyables, que celles du supplicié entamé, mais
non occis par le bourreau maladroit, qui implore, en tournant vers lui
sa tête mal décollée, le coup de grâce!

Et l'ardeur du gars semblait croître.... Il enlaçait la paysanne trop
farouche dans ses bras. Sans doute elle se débattait, et avec vaillance,
car il semblait s'essouffler à la maîtriser. Ses yeux prenaient une
expression bestiale, presque mauvaise et ses paroles n'étaient plus
qu'un râle. Tandis qu'il allait et venait, qu'il se trémoussait d'un
bout à l'autre du lit, la comtesse, se représentait la pataude assaillie
par ce mâle, et le talus herbeux d'un fossé théâtre de leur lutte.
Sussel, tantôt ployé, se cambrant, et semblant presser sa conquête
contre sa poitrine, tantôt soulevé pour retenir la proie prête à lui
échapper, évoquait aussi à la comtesse les rameurs du Rupel et de
l'Escaut qu'elle avait vus autrefois à Boom et à Anvers se pencher et se
renverser sur leur banc. Et un sentiment, un seul, germait dans la tête
de Clara, et survivait à sa force d'âme: c'était moins une indicible
pitié physique pour l'oppression de cet homme, qu'un besoin de tromper
ce patient, de prendre la place de la rivale, de se venger d'elle et de
lui, en s'interposant, en s'appropriant les trésors, peut-être les
prémices d'amour qu'il destinait à la paysanne.

Elle se souvint d'étranges scènes de «double vie», d'aventures racontées
afin de prouver les degrés de la lucidité des somnambules. Ainsi elle
avait entendu affirmer par son mari, le savant, la possibilité
d'arracher au noctambule le secret le mieux celé dans son coeur.

Et en réfléchissant rapidement à ces phénomènes une idée monstrueuse
jaillit dans sa cervelle ouverte depuis longtemps aux imaginations
maladives et perverses: elle se dit qu'il y aurait moyen, grâce à l'état
de Sussel Waarloos, de profiter de son illusion en la flattant.

Oui, elle en arrivait là! Mais aussi, cette fois, la tentation avait été
trop forte. S'il la mettait à de pareilles épreuves, Dieu entendait
qu'elle y succombât. Elle serait à jamais perdue, flétrie, criblée de
mépris et de remords; livrée à tous les supplices, exposée à tous les
opprobres que rien ne l'arrêterait dans son dessein. _Elle savait qu'il
n'existerait dans l'avenir de douleur comparable au regret_.

Mais pourquoi se plaindre de Dieu? Le destin prenait plutôt pitié d'elle
et lui offrait le soulagement, le péché commis avec un complice
inconscient, le péché sans personne capable de la trahir et de la
mépriser plus tard.

Ah! qu'elle profiterait avidement de ce premier sourire d'une destinée
contrariante.

De son côté, le jeune paysan, exaspéré par l'érotique mirage, ne
reculait pas à l'idée d'un viol.

Clara ouït ses sommations au fantôme:

--Je te prends ce soir. J'ai bu pour oser. Je m'en voudrai demain de
t'avoir fait mal, mais en attendant tu m'auras appartenu toute
entière....

C'était le dernier stade, la fin imminente des prestiges. Ou bien la
belle invisible allait se rendre ou bien elle serait forcée.

--Prends-moi, alors!

Cette fois, une autre voix répondit à celle du somnambule. Clara venait
de se glisser dans le cercle de ces bras musclés prêts à broyer leur
capture récalcitrante. Elle n'eut point peur d'être étouffée sur cette
poitrine de mâle; au contraire elle passa par une mortelle seconde en
craignant d'être reconnue et repoussée. Il ne la rejeta point. Sa
pression, loin de se relâcher devint encore plus ferme; mais maintenant
qu'on se prêtait à ses caresses, la douceur reparut dans ses prunelles
devenues féroces, un désir moins éperdu cessa de le faire grimacer et
son visage s'illumina d'un béat et soulageant triomphe. Il l'étreignit,
elle pantela et lèvres contre lèvres, enlacés frileusement, ils se
possédèrent sans qu'il fût revenu à la raison ou sorti du sommeil....

Vers l'aube, doucement il ouvrit les bras robustes qui continuaient
d'accoler la comtesse d'Adembrode. La crise était passée, bien passée
cette fois; il dormait sans plus rêver, et sa tête apaisée, presque
souriante, retomba sur l'oreiller.

En se dégageant la comtesse se rappela l'histoire racontée par la
vieille Kathelyne, l'aventure de Sussel, assailli par les faneuses, et
se trouva, elle, la grande dame insoupçonnée, plus vile que l'affreuse
Jô Vitesse.

Elle venait de se ravaler au rôle de ces faneuses dévergondées.

Faneuse comme elles; mais surtout, comme elles, faneuse d'amour!...

Pourtant Clara ne se repentait point. Elle se glorifiait de son geste.
Elle n'aurait pas le regret épouvantable de l'occasion perdue. Et elle
considérait machinalement comme une chose toute normale, un peu de sang
qui avait transpiré de la blessure du Xavérien sur son peignoir blanc.

Depuis longtemps les frusques sanglantes de Flup Barend, le petit maçon,
avaient cessé de draper sa chimère.




XXIX


A son réveil, le blessé manifesta une profonde surprise, et un certain
embarras, en apercevant la dame d'Adembrode, et surtout en apprenant où
il se trouvait. Il ne se rappelait plus rien des incidents de la veille
à partir du moment où ses compagnons l'avaient ramassé.

Un poids énorme débarrassa le coeur de la comtesse. Pourtant Sussel la
remercia, protesta de son dévouement dans des termes si sincères et si
chauds, qu'elle en éprouva quelque honte et quelque remords.

Le médecin fit sa visite, examina la blessure, interrogea Clara sur la
nuit, renouvela l'appareil et déclara que l'état du Xavérien était aussi
satisfaisant que possible. Warner s'assit aussi quelques instants au
chevet de Sussel.

Des jours passèrent sans que la fièvre reprit le malade. L'amélioration
continuait.

Quoiqu'elle en eût, la comtesse avait dû céder à la vieille Kathelyne,
durant les nuits suivantes, sa place au chevet de Sussel. Maintenant que
la guérison n'était qu'une question de temps et de soins, Clara ne
pouvait plus justifier une sollicitude trop ostensible. Mais elle
demeurait auprès de Waarloos la plus grande partie du jour. Souvent ils
étaient seuls et alors ils s'entretenaient avec un certain abandon qui
devint bientôt de l'intimité. Sussel considérait Clara comme une amie
d'une essence supérieure, comme son ange gardien; aussi sa sympathie
côtoyait-elle l'adoration.

Mme d'Adembrode, par contre, souffrait de ce culte qui lui disait
trop l'abîme mesuré par le jeune paysan entre leurs deux natures. Le
pire c'est qu'elle n'osait pas le détromper et lui prouver l'inanité des
préjugés. Pourtant, il y avait des moments où elle regrettait que Sussel
ne se fût pas réveillé pendant cette nuit à la fois si cruelle et tant
ineffable. Le soulagement n'était pas venu depuis ce furtif adultère.
Elle souffrait même plus que jamais en songeant à la mystérieuse
bien-aimée qu'avait appelée le délire de Waarloos.

Avec ce tact et cette rouerie de la femme amoureuse et jalouse, elle
provoqua les confidences du jeune homme. Sussel avoua courtiser depuis
un an, à l'insu de sa mère, Trine Zwartlée, la fille d'un fermier de
Grobbendonck, rencontrée à la kermesse de cette paroisse, et aux détails
dans lesquels entra l'amoureux, détails corroborant ceux qu'il avait
révélés pendant son sommeil, la comtesse apprit à n'en plus douter que
sa rivale était cette même Trine Zwartlée. A présent, elle voulut savoir
aussi par quelles phases avaient passé leurs amours.

Sussel, adroitement interrogé, déclara que sa promise ne se laisserait
jamais «toucher» avant le mariage. Et l'expansif amoureux s'anima,
s'étendit sur le portrait et sur les mérites de son accordée; il en
parla si longuement, il en fit un tel éloge, mit un tel accent de
sincérité dans sa parole, un tel feu dans ses yeux bruns, tant de
loyauté dans sa physionomie, que Clara ne douta plus de l'ardeur de ses
sentiments pour cette jeune paysanne. Sussel tenait surtout à convaincre
la comtesse de la pureté de leurs rapports, et revenait toujours sur la
vertu et la modestie de Trine. En parlant de son amie, la voix du jeune
homme retrouvait ces troublantes harmonies et ses regards se veloutaient
de cette irrésistible tendresse qui avaient tant bouleversé la comtesse
cette nuit où le somnambule s'adressait au fantôme de la petite
paysanne. Sussel confia encore à Clara qu'ils comptaient s'unir dans
quelques mois et la supplia, à ce propos, de bien vouloir pousser avec
le comte à ce mariage: «Car, disait-il, les Zwartlée ont moins de bien
que les Waarloos; ils ne rencontrèrent pas comme nous de généreux
d'Adembrode pour les faire prospérer, et je crois que ma mère, si
jalouse de moi, commencera par s'opposer à mon bonheur.»

Et la comtesse, torturée comme on doit l'être dans l'éternelle nuit,
promettait d'user de toute son influence sur la vieille fermière, ce qui
l'exposait aux effusions reconnaissantes du fiancé de Trine Zwartlée.

C'est dans cette circonstance surtout qu'elle faillit éclater et choir
du haut de l'autel, inaccessible à de charnels désirs, que Sussel lui
érigeait dans son coeur; c'est alors qu'elle manqua de s'offrir à lui
et se jeter brutalement à son cou. Les obstacles ragoûtaient la passion
de la dévoyée. A présent elle aimait avec désespoir.

Une pensée seule la consolait, celle que l'autre ne se laissait pas
«toucher». Elle affectait de douter des affirmations de Sussel rien que
pour lui entendre redire cette chose calmante comme un baume.

Un jour qu'elle jouait de nouveau cette incrédulité, le jeune métayer
défendit son élue avec plus d'exaltation encore que d'habitude.

--Et ce n'est pas, déclara-t-il d'un ton résolu, que je n'aie essayé de
la séduire... J'étais beaucoup moins raisonnable que la blondine!... Il
y a des moments ou je suis capable comme un autre de faire une
bêtise--ici il rougit et balbutia.--Oui, pour tout dire, le soir même où
je me déclarai, j'ai voulu la contraindre et n'y suis parvenu!
Heureusement!... Écoutez, madame, elle n'a été ma femme, ma vraie femme
qu'une fois... dans un rêve, un seul rêve où je crus mourir de bonheur
en me fondant dans ses bras!...

Cette fois encore, Clara sachant quelle nuit il fit ce rêve, parvint à
se taire et à dissimuler, mais, pour ne plus s'exposer à une tentation
aussi féroce, elle évita depuis lors de douter de la vertu de Trine
Zwartlée.

Comme elle l'avait promis au Xavérien elle recommanda, malgré le voeu de
son être intime, la petite vachère de Grobbendonck à la mère Waarloos et
eut facilement raison des répugnances de la vieille paysanne. Kathelyne
mit même tant d'empressement à se rendre au désir de la noble dame
qu'elle proposa de célébrer les noces le premier jour que Sussel
pourrait se tenir debout. Mais Clara combattit cette précipitation:

--Le comte, ajouta-t-elle, fidèle aux traditions de ses aïeux, s'occupe
de l'établissement de son «cousin», et il désire caser le nouveau ménage
Waarloos dans une ferme nouvelle; il fera présent au jeune couple, non
seulement de leur chaume, mais encore d'un fort lopin de terre. Il leur
faut donc patienter quelques mois.

Sussel, un peu marri d'abord, n'eut garde de s'opposer à cette
combinaison. Il avait une absolue confiance en Clara. Il la vénérait
trop pour suspecter un moment les vrais motifs qui lui dictaient cet
ajournement. A la vérité, Clara, décidée à se rattacher Sussel à tout
prix, cherchait le moyen d'empêcher ce mariage, et en attendant elle
avait voulu gagner du temps.

--Je parlerai à Trine de ce que vous faites pour nous, aussitôt que je
pourrai me rendre à Grobbendonck--disait Sussel.--Elle sera bien
heureuse et vous chérira autant que ma mère et moi. Mais, comme d'après
le docteur j'en ai encore pour quelques semaines à me tenir tranquille,
n'ajouteriez-vous pas aux trésors de bontés que vous avez eues pour moi
celle de permettre à Trine Zwartlée de venir me voir ici?...

Mme d'Adembrode se garda bien de dire que Trine s'était présentée
plusieurs fois à la porte du château, mais qu'on l'avait toujours
renvoyée en invoquant la consigne donnée par le médecin. A présent que
l'entrée en convalescence du Xavérien n'était plus un secret, force fut
à la comtesse d'aquiescer au désir de Sussel.

Entrant un matin dans la chambre de Waarloos, elle le trouva conversant
avec une jeune villageoise fraîche et potelée, un peu boulotte, rieuse,
les plus beaux yeux de saphir, l'air espiègle et vaillant, embaumant la
santé et la vertu. C'était Trine Zwartlée. La comtesse s'avoua la
gentillesse et les appétissants dehors de cette contadine de dix-huit
ans. A côté de Clara, elle représentait un type assez vulgaire; c'était
une plante rustique, savoureuse et vivace, plutôt qu'une fleur de
beauté.

--Et pourtant, se disait la comtesse, les charmes de la petite paysanne
l'emportent sur les miens, puisque ce sont ceux-là que subissait Sussel
Waarloos.

Elle se fit derechef violence pour cacher sa rancoeur et accueillir
amicalement cette friande pataude. Naïve et ingénue, Trine trouva Mme
la comtesse d'Adembrode aussi belle et aussi bonne qu'on la renommait
jusqu'à Grobbendonck; elle se laissa prendre aux petites attentions de
la grande dame; en fille de paysans positifs, elle se réjouit de
l'arrangement proposé pour leur mariage par les châtelains d'Alava, et
railla même l'impatience de son promis. Elle revint plusieurs fois au
château, plus flattée et touchée que chiffonnée par l'obstination que
mettait la comtesse à assister à leurs entretiens.

La guérison de Sussel s'achevait, il était aussi valide, peut-être plus
robuste qu'auparavant. Grâce à de puissantes interventions mises en
oeuvre par Warner, l'échauffourée de Zoersel n'avait eu pour épilogue
que la condamnation du généreux Pierlo à quelques heures de prison et à
une amende, remboursée par les maîtres d'Alava. Aucun autre Xavérien
n'avait été inquiété. Les héros du métingue s'étaient peu souciés
d'ailleurs de faire du bruit autour de l'avortement de leur apostolat en
Campine.

Sussel aurait donc pu prendre la direction des travaux de la ferme
paternelle, mais la comtesse, alléguant que le jeune paysan devait
encore se ménager, et éviter les trop rudes besognes des champs, le fit
retenir au château par son mari, et employer aux menus travaux du
jardinage.

Des semaines se succédèrent. La comtesse consentit enfin, de crainte de
trahir ses sentiments, au retour de Sussel à la Tremblaie. Il partit un
jour avec sa mère, après le coucher du soleil.

Du perron du château, Clara les vit cheminer, s'éloigner lentement. Une
impression étrange la surprit. Au fur et à mesure que décroissait, dans
le crépuscule hivernal, la haute silhouette du gars, elle sentait
diminuer le volume de son coeur; celui-ci semblait se fondre, ou mieux,
s'enfoncer, choir lourdement de sa poitrine vers ses reins.

Une horrible faiblesse la paralysait; elle avait froid aux extrémités,
elle chancelait, et tout à coup ce fut comme si son coeur battait dans
ses entrailles.

Rentrée défaillante au bras de son mari, elle s'alita.

Warner, très alarmé, quérit le médecin de Viersel. L'homme de l'art,
ayant examiné longuement la malade, annonça au comte, avec une gravité
complimenteuse et un peu goguenarde, que la maladie de madame était de
celles dont il croyait devoir les féliciter tous les deux. M.
d'Adembrode pensa étouffer le médecin dans ses bras, et, débordant de
jubilation, ses yeux interrogèrent le regard de la patiente allanguie.

Elle répondit par un faible «oui», devint livide et tomba sans
connaissance dans les bras de son époux exultant.

Trois mois s'étaient écoulés depuis le métingue de Zoersel.




XXX


Le dimanche de Pentecôte, au mois de juin vers sept heures du soir, une
longue caravane de pèlerins suivait la chaussée bordée de ces ormes qui
n'ont plus d'âge, continuant depuis Aerschot jusqu'à Montaigu. La
plupart étaient des habitants de Lierre qui étaient partis de cette
ville, à l'aube.

Leur cortège, renforcé de quelques confréries des villages environnants,
n'avait fait étape qu'à Heyst dit _op den berg_--ce qui signifie sur la
montagne--et à Aerschot. Devant, marchaient les hommes, presque tous en
blouse et en casquette, s'appuyant sur leur rondin de cornouiller, les
grègues et les chaussures poudreuses. Puis venaient les femmes,
endimanichées, les matrones, les fermières, la tête prise dans ces
grands bonnets campinois, dont les ailes de dentelle badinaient aux
souffles intermittents de la brise crépusculaire et sur lesquels se
cabrait un chapeau en forme de cabriolet, garni de larges et longues
brides de soie gros grain et à ramages;--les jeunes filles en cornette
blanche ornée de blondes, de guipures, de bouquets de fleurs, de coques
vertes ou bleues.

De poupines figures de fillettes s'encadraient encore dans ce casque de
cuir foncé, coiffure délicieusement martiale qui prêtait aux roses
blondines un air de valkyries enfants et que les modes urbaines
repoussent de plus en plus de la banlieue vers les confins de la Campine
jusqu'à ce qu'il aille rejoindre la kyrielle de moeurs caractéristiques,
de pittoresques usages, de costumes nationaux déjà tombés en désuétude
ou abolis.

Chez toutes, un chapelet s'enroulait autour du poignet et quelques-unes
pressaient un livre de prières dans leurs mains jointes contre leurs
poitrines.

Des mères portaient dans leur giron le nourrisson, le culot, oscillant à
leur marche hommasse de rudes travailleuses et les pères tenaient à la
main des enfants plus âgés qui, fatigués, se faisaient remorquer ou,
distraits par le paysage, trébuchaient et s'attiraient des rebuffades.

On avisait, parmi cette traînée, les anciens de leurs clochers, chenus
et voûtés, des gars maflus dans toute la robustesse de la vie rustique,
des adolescents farouches qu'abêtissait leur puberté naissante, de roses
et blondes pucelles dissimulant à peine l'éclat provoquant de leurs yeux
smaragdins sous la frange ombreuse des cils--ainsi se cache la blavelle
entre les faisceaux d'épis.

A la tête plusieurs prêtres: le doyen de Lierre et les curés des bourgs
représentés, accompagnés de leurs marguilliers et fabriciens; ceux-ci,
des vétérans engoncés dans leur longue redingote, récitaient les
litanies de la Vierge. Et les ouailles répondaient sur un ton suppliant,
en traînant la voix: _Ora pro nobis--Miserere--Amen_.

Pleins de ferveur, ils priaient presque sans interruption depuis leur
départ, au point de s'enrouer et de chercher leur salive. La poussière
soulevée par leur colonne picotait les yeux. Les vêtements moites et
chiffonnés adhéraient à la peau, la transpiration coulait de leurs
fronts: ils n'y prenaient garde.

Quelques-uns, en accomplissement d'un voeu, avaient fait la route
déchaux et emportaient leurs souliers attachés au cou par une corde.

Ils marchaient comme sur des braises; les ampoules, crevées à la pointe
des pavés, saignaient; la poussière poivrait leurs plaies; ils
traînaient la jambe, mais ne se plaignaient pas. Un rictus de martyr,
exprimant plus de béatitude que de souffrance, convulsait leurs faces.

A la suite des pèlerins, cahotaient et grinçaient trois spacieux omnibus
et plusieurs charrettes maraîchères, bâchées de toile blanche. Ces
véhicules charriaient les infirmes, les malades, les variqueux et aussi
plusieurs pèlerins, frappés d'insolation au milieu de la bruyère nue.

Après, venait un landau armoirié, d'un modèle antique mais confortable,
attelé de deux magnifiques carrossiers bai, qu'un cocher en livrée
sombre maintenait difficilement au pas.

Dans la voiture sommeillait une nourrice avec son poupon emmailloté dans
l'eider, les dentelles et le satin, tous deux anonchalis par cette
longue étape.

Un peu en arrière de la foule, immédiatement avant les diligences,
marchaient deux personnes que leur physionomie comme leur mise
distinguaient du gros de la caravane. C'étaient les maîtres du landau,
le comte et la comtesse d'Adembrode. Le diagnostic favorable des
médecins se vérifiait. La Vierge venait d'exaucer le voeu de Warner en
lui accordant un garçon superbe. Reconnaissant, il avait voué le nouveau
comte Jean d'Adembrode à la Gentille Dame et pour remercier la toute
puissante médiatrice, il allait avec la mère, l'enfant et tous ses
féaux, fermiers et métayers, l'adorer dans un de ses temples d'élection.

La psalmodie monotone des pèlerins, toujours reprise et toujours
interrompue, semblait la respiration de la plaine oppressée. A présent,
en même temps que se rabattait la poussière, avec l'ombre, de la
fraîcheur sourdait des prairies et drapait d'une brume bleuâtre la
contrée morne. Sous les arbres régnait un suggestif clair obscur et,
entre les troncs rugueux, alignés comme les fûts d'une colonnade, on
découvrait à l'infini le damier des prés et des guérets éclairé par les
pâles rayons jaunes du couchant.

L'alouette ne grisollait plus en pointant au-dessus des moissons, comme
lorsqu'ils s'étaient mis en route; le rossignol préludait à peine.
Seuls, les grillons et les grenouilles mêlaient à la lamentation des
voix humaines leurs appels rauques ou stridents; et un essieu fatigué se
plaignait.

A un dernier crochet de la route, ceux de la tête aperçurent devant eux,
aux bout de la drève, la basilique renommée. L'imposante rotonde se
détachait sur la trame rosâtre du ciel; au bout de l'avenue obscure, le
dôme parsemé d'étoiles dorées chatoyait dans les derniers prestiges du
soleil.

C'était le Port.

De rauques cris d'allégresse saluèrent l'apparition du sanctuaire des
Miracles. Les pacants étendaient avidement les bras vers la coupole
sacrée et les agitaient comme des ailes. Quelques-uns se daubaient la
poitrine, d'autres fringuaient, d'autres s'accolaient, des femmes
tombaient à genoux et, prosternées, leurs lèvres allaient humecter la
terre; d'aucuns, béats, ne bougeaient plus et sentaient courir sous leur
cuir le frisson de l'horreur sacrée; des jeunes gens faisaient le
moulinet avec leur casquette, lançaient leur bâton et le rattrapaient,
et des larmes coulaient le long des joues parcheminées des vieux devant
ce temple si souvent revu mais qu'ils ne reverraient plus peut-être.

Cette exaltation effaroucha les pies logées dans les faîtes des arbres
et, poussant des cris, elles tournoyèrent quelque temps au-dessus de la
plaine avant de regagner leur nid.

Haletants, après le terme de leur traite, la caravane s'ébranlait en
redoublant de jambes, mais sur l'ordre des prêtres on prit d'abord le
temps de reformer les rangs un peu débandés. Il fallait pénétrer en
belle ordonnance, dans la ville privilégiée.

Le comte d'Adembrode avisa dans le groupe des Xavériens de Santhoven un
gars qui se distinguait par sa frénésie à la vue du sanctuaire.

--Hé Sussel Waarloos! appela Warner.

Le jeune homme, interrompu dans sa pantomime turbulente, accourut un peu
pantois vers ses maîtres. Il allait se marier au retour du pèlerinage.
Warner lui avait fait don d'une ferme et de plusieurs hectares de bonne
terre. La comtesse, ne trouvant plus de prétexte pour ajourner ce
mariage, avait été invitée par son mari à en fixer elle-même la date.
Depuis ce jour, elle semblait éviter les Waarloos. Elle ne se rendait
plus que de loin en loin chez la vieille Kathelyne et n'adressait à son
favori d'autrefois, lorsqu'elle le rencontrait dans la campagne, que de
rares paroles. C'est à peine si elle s'informait de Trine.

Les braves gens attribuaient cette froideur à des lubies provenant de
l'état «sanctifié» de leur bonne dame.

Sussel, tout réjoui de l'heureux événement qui se préparait, avait, un
des premiers, félicité Clara!

Lorsque survint la délivrance, ce fut une fête dans toute la contrée. Au
jour des relevailles, les paysans remarquèrent avec étonnement l'air
triste et languissant de l'heureuse mère. Le comte Warner s'en
apercevait aussi, mais ne s'en inquiétait pas, imputant cette langueur
dolente aux suites des couches. La naissance d'un héritier l'avait
littéralement rendu fou de joie. Et quel fils! Un bébé digne de
rivaliser avec les enfants les mieux en chair du pays. Rien d'étonnant
que ce vigoureux rejeton eût épuisé sa mère. Mais la comtesse était
femme à reprendre rapidement son opulente santé.

Au moment où Sussel s'était approché, la casquette à la main, saluant
son généreux protecteur d'un bonjour sonnant en plein la joie de vivre,
Clara ne lui fit qu'une simple flexion de la tête, et s'éloigna de
quelques pas, tandis que le comte donnait des instructions au jeune
pèlerin.




XXXI


Depuis son accouchement, la comtesse n'avait pas recouvré sa carnation
rubénienne, mais chaque fois qu'elle revoyait Waarloos elle se sentait
devenir blanche et froide comme s'il ne lui restait plus une goutte de
sang.

Son mari, invoquant sa faiblesse, avait voulu la détourner de l'idée de
participer au pèlerinage. Elle s'entêta à l'accompagner, consentant tout
au plus à faire en voiture la plus grande partie du trajet.

C'est que la présence de Sussel à ces actions de grâce l'attirait
impérieusement.

Lui se rendait à Montaigu non seulement pour remercier Marie, la grande
Propitiatrice, de la naissance du jeune comte, mais pour demander à
notre Gentille Dame de bénir aussi complaisamment son mariage avec la
blonde Trine. Sa fiancée était du voyage. La comtesse, n'évitant le
Xavérien que parce qu'elle raffolait plus que jamais de lui, tenait à
repaître son désespoir du spectacle de leur bonheur.

Sussel, ayant conféré avec son maître, se rendit auprès du cocher du
landau et à eux deux ils retirèrent d'une caisse la magnifique bannière
promise par les d'Adembrode aux Xavériens. Ils fixèrent à la hampe
dorée, surmontée d'une croix, la lourde pièce de brocart, chargée de
broderies d'or nue, au milieu de laquelle se détachait l'extatique
figure de saint François. Cette effigie, remarquablement exécutée, était
le dernier ouvrage de la comtesse avant sa délivrance. Des fanons garnis
de crépine pendaient aux deux bouts de la traverse et aux pans du
gonfalon.

L'honneur de porter l'étendard des Xavériens revenait à Sussel Waarloos.
Il ceignit le brayer, les coudes au corps, empoigna la hampe à deux
mains, et, se cambrant sur ses jarrets, le torse un peu renversé, tête
haute, il se plaça, à l'exemple des autres porte-bannière, en tête de
ceux de sa paroisse.

Pierlo, le dévoué camarade, que balafrait encore la cicatrice de sa
blessure, Kartouss, Malcorpus, Wellens, Basteni, Malsec, tous les
Xavériens et toutes les bonnes gens de Santhoven s'exclamaient sur la
munificence de leurs seigneurs.

Ceux des autres paroisses coulaient des regards non exempts d'envie,
vers le riche présent. Toutes émerveillées, des femmes, plus expertes,
tâtaient le tissu et les applications.

Aucune ne regardait ce guidon comme Trine, la jeune héritière du fermier
Zwartlée de Grobbendonck. Le bleu limpide de ses yeux semblait vouloir
se noyer dans ces éblouissantes couleurs; la fleur de ses joues potelées
s'avivait; la rondeur plantureuse de son buste se soulevait visiblement.
Lorsqu'elle eut levé ses claires prunelles vers le nouveau drapeau avec
une expression ravie, elle les ramena, à la fois luisantes de fierté et
mouillées d'attendrissement, sur le crâne et ferme gonfalonier, et, le
regard de Trine Zwartlée rencontrant celui de Sussel, les deux promis
rougirent comme des pivoines.

La comtesse surprit de loin ce tacite échange de confidences. Ses yeux,
chargés de passion, durent atteindre les jeunes gens de leur fluide,
car, simultanément, ceux-ci se retournèrent de son côté. Elle
s'appuyait sur le bras de son époux. Son visage décomposé frappa les
fiancés.

--Ne trouves-tu pas que notre bonne dame d'Adembrode a l'air plus malade
depuis ce matin?... Si on ne la connaissait pas, on croirait même
qu'elle se ronge l'âme.... Vrai, en la regardant j'aurais autant envie
de la plaindre que de la féliciter...

--Tu as raison, Trinette, moi aussi je lui trouve la mine sens dessus
dessous. Mais ces apparences ne doivent pas nous tromper. Écoute, nous
prierons bien chaudement pour elle, pour la plus noble, pour la
meilleure créature du bon Dieu. Demandons-lui de ne pas la rappeler trop
vite près des anges....

Mais ils eurent beau s'exhorter à la confiance, pour la première fois de
la journée, une ombre passa sur la félicité candide des promis, et tous
deux pressentirent, sans oser se l'avouer l'un à l'autre, un mystère
désolant.

Cependant le doyen de Lierre entonnait à pleine poitrine l'hymne _Ave
Maris Stella_, et la procession se remettant en branle, toutes les voix
se joignirent à celle du pasteur, exaltèrent à l'envi l'Étoile du marin.

Trine Zwartlée courut reprendre sa place dans les rangs de ses
compagnes d'où, soprano gracile, elle entendit la voix cuivrée de
Waarloos dominer le reste du choeur.

Comme les pèlerins signalaient ainsi leur approche, le bourdon de
l'église sonna à pleine volée. On aurait dit une céleste bienvenue;
aussi clamèrent-ils encore avec plus de chaleur et d'énergie.

Pour cette dernière trotte, les malades et les perclus étaient descendus
des charrettes et des omnibus; ils se traînaient sur des béquilles ou
bien leurs proches et leurs pays les soutenaient et les stimulaient par
des exhortations filialement bourrues.

La nourrice du jeune comte d'Adembrode, portant entre ses bras le
précieux poupon, marchait à présent aux côtés de ses maîtres, derrière
la «procession» de Santhoven.

A mesure qu'ils approchaient, ils distinguaient les détails de
l'architecture, les ornements, les pilastres, les archivoltes, les
statues et les stèles du portique jésuite.

La porte béante leur permettait de plonger jusqu'au chevet du choeur, où
des herses de cierges larmaient d'or les ténèbres.

Et maintenant, sur la route, des clos interrompaient les pâturages, la
longue enfilée de marmenteaux cessait; la grand'route devenait la
grand'rue. Ils passèrent devant une énorme baraque en bois, le panorama
de Jérusalem, comme l'annonçaient de prolixes affiches sur tous les murs
et sur des écriteaux plantés à chaque carrefour. Des villageois, arrivés
dans la journée, psalmodiaient avec les nouveaux venus. Un concours
énorme se pressait à Montaigu, mais les flots de blouses et de mantes
s'ouvraient pour livrer passage à ces renforts. Des groupes
apparaissaient aussi sur le seuil et aux fenêtres des hôtelleries.

Comme la procession allait traverser le pont jeté sur les anciens
remparts de la villette, dans le portail ténébreux une croix d'argent
jetait une fulguration bleuâtre. Puis on aperçut l'acolyte, en
soutanelle rouge, qui portait cette croix. Derrière l'enfant, le
desservant, un vieux prêtre en rochet de dentelle et en étole d'orfroi
psalmodiait, le psautier à la main. Et des vieilles marmottantes se
bousculaient après le curé. Cette procession marcha à la rencontre de
l'autre.

Lorsqu'elles s'accostèrent, l'enfant de choeur et le doyen de Montaigu
firent volte-face et, la croix toujours en avant, conduisirent les
Campinois dans la basilique.

Au moment où le choeur suppliant, suggestivement discord, s'épandait
sous la vaste coupole, les orgues dégonflèrent leurs poumons condensant
tous les concerts de la nature, la musique des vents, des flots, des
arbres, et les gazouillis des oiseaux et les meuglements des vaches. Les
pèlerins se poussaient pour se rapprocher des tabernacles, puis
tombaient à genoux avec tant de rudesse que leurs tibias craquaient sur
la dalle.

Le dernier office venait de finir; pourtant les fidèles pullulaient
encore dans la nef et les bas-côtés; ces contemplatifs ne pouvaient se
résoudre à s'arracher à ce séjour choisi par la Vierge pour être le
théâtre de ses merveilleuses complaisances. Le chant cessa, l'orgue se
tut et au murmure rapide, martelé des _Ave_, succéda l'oraison de saint
Bernard pressante et mélancolique comme une recommandation d'adieu.

Tous les yeux étaient amoureusement fixés vers la mignonne Dame, presque
noire, blottie au fond du retable dans une niche d'argent massif,
derrière laquelle un arbre desséché, palissé, déployait ses branches
nues en manière d'espalier hiératique. C'était le chêne dont le
feuillage abritait à l'origine la statue miraculeuse.

Cependant, des sacristains éteignaient le luminaire, ne laissant brûler
qu'une lourde lampe ciselée dans le plus noble métal, et suspendue à la
voûte par des chaînes d'argent. Le lendemain les pèlerins entendraient
une messe cardinale. Mais, anticipant sur leurs dévotions, avant de
s'écouler au dehors, chaque paroisse de dresser dans les candélabres un
cierge colossal, pesant force livres de cire, entouré de bandelettes
coloriées et à mi-hauteur duquel se détachait, en grosses lettres d'or,
sur un cartel enguirlandé de fleurs, le nom de la commune donatrice.
Puis ils firent, en se traînant sur les genoux, et les bras en croix,
les stations du Golgotha, figurées en marbre blanc autour de l'église.




XXXII


La comtesse se retira de bonne heure. Elle suffoquait et avait hâte
d'être seule. Elle ouvrit la fenêtre de sa chambre et s'y accouda.
L'hôtel de la _Grande-Barrière_, où ils étaient descendus, formait le
coin des chaussées d'Aerschot et de Sichem.

Ses croisées regardaient le fossé et l'ancien glacis de la ville. Au
fond, par delà le pont franchi tout à l'heure, s'élevait la basilique.
Éteinte à présent, noire, redoutable, la silhouette du monument se
détachait sur un ciel indigo cloué d'astres. Clara distinguait encore
les boutiques de chapelets et de béatilles éclairées par des quinquets à
pétrole soufflés à fur et à mesure que s'éclipsaient les clients.

Avec la fin du jour la foule se dérobait, se gîtait.

Les auberges proprettes et claustrales où l'on n'entend jamais, à cause
de l'édifiant voisinage, ni rixe, ni dispute, ni blasphème, ni même le
graillement catarrheux de l'orgue de barbarie, cet accessoire obligé des
grandes assemblées rurales, poussaient un à un leurs volets et leurs
huis. A Montaigu, il semble que les fumées du houblon et de l'alcool ne
fassent qu'épaissir les encens mystiques. Il faut croire que la bière
même de ce pays, la bière de Diest, un breuvage vineux et doux, une
onction pour le palais et une griserie pour les lobes, une boisson
mielleuse comme l'hydromel et perfide comme le vin de Tours, entretient
les buveurs dans leurs dispositions extatiques.

Des groupes de retardataires, finalement congédiés, évoluaient piteux,
sans geindre ou tempêter comme le font ailleurs les ivrognes expulsés de
leurs derniers retranchements. Ils représentaient des traînées
silencieuses, lugubres, pareils à des fantômes de buveurs condamnés à
revenir, après leur mort, errer autour des estaminets. Ceux qui
parlaient baissaient aussitôt la voix, rappelés à la conscience de
l'endroit sacré qu'ils hantaient. Ces larves se dissipèrent à leur tour,
une à une, ou du moins s'affalèrent, çà et là, sans plus bouger.

La nuit chaude, une nuit de lune nouvelle, éclairait assez pour
permettre à la comtesse de discerner, dans le jardin entourant le
temple, des formes noires amoncelées, des gens couchés sur l'herbe. Par
ces jours de fêtes carillonnées, ces rustauds, n'ayant pas le choix du
coucher et dépourvus la plupart de l'obole qu'il coûte, bivaquent sur la
dure. Errénés, force lieues dans les jambes ils s'endormaient
lourdement, prostrés, côte à côte, confondant les sexes, mais refoulant
avec terreur les incitations charnelles, même si c'était une épouse, une
fiancée, qui les frôlaient.

Clara crut un moment apercevoir, allongés dans le cimetière, les ombres
de Sussel Waarloos et de Trine Zwartlée; mais sa jalousie la trompait,
car elle se rappela aussitôt que les fiancés avaient trouvé un gîte,
avec leurs parents, dans une auberge voisine de la _Grande-Barrière_.

Tout à coup une musique grêle et flûtée strida dans l'absolue accalmie.
En bas dans le réfectoire de l'hôtel, un choeur de soprani, garçonnets
et jeunes filles, répétait un cantique pour la solennité du lendemain.
Ces voix jeunes, aiguës, un peu dissonantes, étrangement sympathiques,
comme toutes les choses précoces et forcées, sur lesquelles agissait
l'épaisseur des parois de séparation comme une sourde pédale, de manière
à en augmenter la mélancolie, accompagnèrent longtemps le cortège de
pensées de Clara,--et elle faisait de ce choeur le thème accablant de sa
désespérance, le chant de ses aspirations toujours refoulées, le
_requiem_ de son amour.




XXXIII


La nuit régnait encore, lorsqu'elle se réveilla sans s'être couchée. La
cloche s'ébranlait dans le campanile du dôme. Elle se rappela que la
première messe se célébrait à quatre heures à l'intention des partants
matineux.

L'envie lui prit d'assister à cet office. Elle s'humecta les tempes,
s'enveloppa dans un long manteau dont elle rabattit le capuchon sur son
visage et gagna doucement la rue.

Comme elle pénétrait dans l'église, le sacristain allumait les cierges
de l'autel; le reste du vaisseau plongeait encore dans les ténèbres
compactes. On aurait dit une crypte.

La comtesse était arrivée la première. Elle demeura dans les bas côtés
agenouillée près d'un pilier. Les fidèles se tassaient d'abord à
proximité du tabernacle d'argent dont la blancheur éblouissante, presque
sidérale, lançait des éclairs de coupelle et sur lequel se profilait
énergiquement la petite madone noire.

Une clochette tinta et du jubé obscur, piqué seulement de deux fanaux
tremblotants, des brouillards de sons d'orgue s'abattirent, lourds,
rauques, pâteux, comme les derniers bâillements d'un géant qui se
réveille. Le célébrant parut, vêtu de rouge, en commémoration du martyr
du jour et entonna l'_Introït_.

Les paysans déferlaient sans cesse comme des flots à marée haute et
entouraient la comtesse au point de lui couper la retraite si elle avait
voulu sortir. Ils envahissaient le temple avec un empressement féroce,
touchant dans son irrévérence. Ils y apportaient une piété fauve.

Quelques-uns, encore hébétés par le sommeil, déambulaient en trébuchant
et, les yeux gros, ils tournaient les poings dans les orbites.

Les pieds des chaises déplacées grinçaient sur la dalle. Des toux
pénibles, des expectorations séniles, des quintes de coqueluche se
répercutaient en échos cassés.

L'ombre empêcha longtemps Clara de démêler les uns des autres, les
individus dans ce grouillement. Puis l'aube réveillant avec des
précautions d'artiste les couleurs des vitraux de l'abside, des rayons
s'en projetèrent par faisceaux ou par éventails sur le centre de la nef,
puis une teinte de grisaille, livide, froide, succéda aux ténèbres des
pourtours.

En se bousculant, les bourrus n'épargnaient guère la comtesse, que
personne ne reconnaissait sous son manteau de pénitente. Ses
prédilections collectives pour le peuple et surtout pour les
campagnards, noyèrent un moment la passion intense portée à l'un de ces
rustres. Elle se trouvait cernée dans un groupe de jeunes blousiers
dégageant une effervescente et chaude odeur d'étable, des effluves de
corps séveux secoués par les longues marches de la veille. Et cette
atmosphère produisait sur son idée fixe l'engourdissement vague d'un
anesthésique.

Les reflets des verrières trempaient de teintes fantastiques ces masses
d'hommes et de femmes empêtrés. Les sarraux moites et fripés se
violaçaient sur les dos arrondis. Clara observait ses voisins dans leurs
dévotions; ces têtes baissées, ces lèvres balbutiantes, ces yeux pleins
d'appel, éperdument fixés vers l'immuable et souriante Notre-Dame, ces
épaules carrées, ces bras musclés, ces jambes charnues, ces croupes
renforcées, sur lesquelles bridaient des houzeaux luisants et brunâtres
comme les glèbes.

La stupeur des prières hypnotisait les faces rugueuses ou mafflues. Des
oraisons jaculatoires faisaient ces fanatiques se marteler la poitrine
de leurs poings gourds. Ceux qui n'avaient pas trouvé de siège
s'asseyaient sur leurs talons. D'autres, immobiles, le menton dans les
paumes de leurs mains, les coudes sur les cuisses, paraissaient
sommeiller. Et, à côté d'un rictus d'ascète, d'un ancêtre dur et osseux,
s'épanouissaient des galbes de jeunes filles, luisants comme une
couverte; plus loin se pétrifiait l'admiration bestiale presque
douloureuse d'un adolescent étranglé par l'émotion. Des rosaires
cliquetaient entre les doigts durillonnés des vieilles et les mains
potes des fillettes égrenaient des chapelets bleus si mignons qu'ils
tenaient dans une coquille de noix.

Cependant des faussets enfantins et grêles, les voies si ténues de la
veille, tombaient de la turbine. De ces gosiers d'impubères, étroits,
étranglés, la note fusait comme un mince jet d'eau visant un ciel
lunaire. C'étaient de ces voix que la mue voile déjà, dont la caresse
griffe, qu'on dirait toujours prêtes à se fêler, qui tiennent encore
plus de l'horreur douce des limbes que de l'éblouissance des cieux. On
en dotait par la pensée ces têtes d'angelets joufflus, papillonnant sans
corps et sans membres dans les gloires des Assomptions.

A l'offertoire, une pièce blanche jetée presque au juger, du fond de
l'église, vint s'abattre dans un des vastes plateaux disposés sur des
troncs devant l'autel.

Ce fut le signal d'une offrande générale, terriens cossus ou valets
besogneux, gros fermiers du Polder ou sabotiers et lieurs de balais de
la Campine se dépouillaient, ceux-là de leur superflu, ceux-ci du métal
laborieusement thésaurisé. Une grêle de florins et de jaunets, une
averse de gros sous, commença.

La comtesse voyait des bras se lever au-dessus du remous des têtes,
viser, ajuster,--des poignets faire ressort pour jeter l'obole jusqu'au
but. Les courtauds se piétaient, les parents soulevaient et portaient en
avant leurs enfants malades, afin que ceux-ci offrissent eux-mêmes la
pièce rédemptrice, la rançon étant alors plus agréable à Notre Gentille
Dame.

La chute incessante des oboles ajoutait une étrange et crispante
sonnerie aux cantiques du jubé, au plain-chant du prêtre, aux ouragans
de l'orgue et aux tintements de la clochette.

Alors la scène devint encore plus poignante. Les maroufles, fiévreux,
affamés du pain des Ames, se pressaient, comme le remous de la barre, de
tous les coins de l'église et même du parvis, vers la Sainte-Table.
Bougons, rogues, des syllabes de jurons retenues sur leurs lèvres par la
majesté du lieu, ils joignaient les mains, mais distribuaient de
terribles coups de coude. Les faibles et les femmes dévoraient leurs
cris. D'irascibles cochets se laissaient bousculer sans colère, quitte à
traiter leurs voisins de la même façon. Le prêtre semblait abecquer une
nichée d'oisillons voraces.

Le soleil se levait sur cette scène. Les violettes et morbides couleurs
des verrines se ravivaient à ces ruissellements d'or fluide. Les
visages, tirés et blafards, reprenaient leur fleur de santé villageoise.
Les fanfreluches des bonnets et les fichus bariolés éclataient sur le
moutonnement des sarraux et des mantes.

Et la comtesse, embrassant le banc de communion, percevait jusqu'au
frémissement de ces bouches avides de la chair d'un Dieu et le mouvement
haletant de ces langues au contact de l'Holocauste.

La passion s'exaspérant jusqu'à l'éréthysme, une jalousie sacrilège
indisposait Clara contre le Ciel. Elle aurait voulu, elle, l'inassouvie,
se savoir désirée avec cette ferveur par ces simples; altérer du même
amour ces gosiers, provoquer cette pâmoison, cet accès de désir, ce
ravissement, cet oubli de tout, sauf d'un unique objet, chez cette horde
de marauds puissants.

Quand répandrait-elle par son approche, sur leurs physionomies rebourses
ou cruellement placides, cette expression d'idolâtrie suprême? Oui, il
semblait à la comtesse que la Vierge et son divin Fils lui eussent volé
la tendresse copieuse de ces violents.

Quelles délices leur procuraient-ils donc, le Saint des Saints et la
Toute Sainte pour les transfigurer ainsi?

Le prêtre suffisait à peine à nourrir ces affamés.

Rassasiés, la première rangée de communiants laissait retomber la nappe
et se relevait d'un même sursaut; d'autres, aussi safres, guettaient
les vides de la table et les comblaient.

A une de ces oscillations de la foule, produites par le va-et-vient des
attablées, la comtesse eut la vision de deux têtes juvéniles mises en
pleine lumière dans la flambée conquérante du jour.

Le désespoir, la jalousie, la passion souveraine lui firent renier
aussitôt cette foule convoitée si impérieusement une seconde auparavant.
Son épouvantable désir, surchauffé depuis le commencement de la messe,
fondit sur une seule proie. Elle cessa d'envier à Dieu le culte de ses
créatures, pour ne plus songer qu'à disputer Sussel Waarloos à Trine
Zwartlée.

Car c'était bien le Xavérien qui communiait à côté de sa future. Clara
apercevait le profil perdu du jeune homme penché doucement vers sa
bien-aimée.

La petite paysanne, de même, ne semblait pas détacher sa pensée de la
terre. Au moment de s'agenouiller, leurs prunelles, noyées d'une double
ferveur, s'étaient rencontrées.

Avant de monter vers Dieu, leurs prières se confondaient amoureusement.




XXXIV


La comtesse se laissa traîner par le courant des pèlerins et gagna
l'hôtel, affolée, au paroxysme de l'aberration. Elle se croisa avec le
comte qui se rendait à son tour à la messe. Il ne la vit pas;
d'ailleurs, il ne l'eût pas reconnue, enveloppée qu'elle était dans son
manteau de paysanne. Clara ne réfléchissait pas à ce qu'elle allait
entreprendre; elle ne se sentait qu'une volonté, ou mieux qu'un
instinct: parler aussitôt à Sussel Waarloos, empêcher à n'importe quel
prix son mariage; l'arracher, même par un esclandre, à cette Trine
Zwartlée.

A bout de moyens elle tenterait l'homicide: les tempêtes charnelles, les
ataxies débordaient sa conscience. Tout devait éclater. Ne pouvant être
à lui, éternellement frustrée dans son espoir, elle entendait qu'il ne
fût à personne.

Elle en avait assez de la comédie de sa vie. Elle ne craignait pas le
déshonneur public, la mort, elle irait à sa rencontre après s'être
vengée. Au moins se serait-elle montrée un moment sans masque, sous son
vrai jour, telle que l'avait créée la nature. Impudique et adultère,
oui; mais menteuse plus jamais. Elle se soulagerait en disant tout ce
qu'elle entretenait de désirs dans le sang, et de nostalgies dans le
coeur. Le monde l'exécuterait ensuite; n'importe, elle aurait au moins
respiré à l'aise quelques secondes, les premières de son long calvaire.
Une catastrophe valait mieux que ces énervantes refuites et que cette
suffocante hypocrisie.

Cette contrainte durait depuis son enfance. D'abord vagues et
passagères, par la suite les tentations s'étaient accumulées,
pressantes, formidables. Pourtant, malgré leurs assauts, Clara demeurait
physiquement pure. Dans la lutte douloureuse, presque héroïque, que sa
raison soutenait contre sa chair, avant cette nuit fatale du guet-apens
de Zoersel, la raison l'avait toujours emporté. Si la comtesse n'était
pas parvenue à abroger la triste loi du corps, du moins s'était elle
flattée de l'éluder. Vierge jusqu'à son mariage, Clara s'était jurée de
n'être jamais adultère qu'en pensée. Et son parjure, sa chute même,
avait été une chute honteuse, une compromission. Aujourd'hui elle ne se
contenterait plus de cette lâche, incomplète et peu mutuelle rencontre.
Elle voulait non seulement être possédée par Sussel, mais elle entendait
que cette possession fût consciente et volontaire, le résultat d'un
amour réciproque. S'il consentait--et il consentirait--ils fuiraient
ensemble. C'est à peine si, dans son éréthysme, elle songea un seul
instant à Warner.

Rentrée à l'hôtel, elle guetta de sa fenêtre la sortie de la messe et
fit mander Sussel Waarloos par le cocher.

Lorsque le Xavérien se trouva en présence de la comtesse, il fut frappé
du ravage de ses traits. Elle montrait un visage encore plus décomposé
que la veille sur la grand'route.

Avant qu'il eût eu le temps de s'informer de sa santé, elle lui signifia
que Trine Zwartlée ne conviendrait jamais à Sussel Waarloos et qu'elle
attendait de la sagesse du jeune fermier la rupture de cette alliance.

Le gars essaya de protester. Qui avait donc prévenu la comtesse contre
cette brave fille? Il n'y en avait pas dans le canton de plus honnête,
de plus laborieuse et de plus modeste. Quiconque disait le contraire
mentait. Et s'animant à l'idée que de méchantes langues salissaient sa
promise dans l'esprit de la dame, il demandait en grâce d'être confronté
avec les mauvais chrétiens, il les mettait bien au défi de répéter leurs
propos devant lui, car, pour sûr--foi de Waarloos--le menteur ne
sortirait pas vivant de ses mains.

La comtesse n'eut garde d'accepter l'épreuve que proposait le loyal
garçon. Elle continua pourtant de railler la candeur de Waarloos et
persista, par des réticences et des mots couverts, à mettre en doute
l'amour de Trine Zwartlée.

Sussel confirma respectueusement, mais non sans fermeté, sa foi dans cet
amour.

--Mais elle ne vous aime pas autant qu'on pourrait vous aimer! laissa
échapper Mme d'Adembrode.

Sussel, peu subtil, mit quelque temps à comprendre l'objection.
Embarrassé il tournait et retournait sa casquette entre ses doigts.

--Nous nous aimons comme il convient, croyons-nous, Madame, autant que
Dieu permet de s'aimer! finit-il par balbutier.

--Ne parlez pas de Dieu! interrompit-elle avec humeur. Il n'a rien à
voir dans votre ridicule assotement pour cette petite vachère....

Mais elle s'aperçut à l'air effarouché du gars qu'elle faisait fausse
route; aussi, quittant ce ton de sarcasme, elle força le Xavérien à
s'asseoir, se rapprocha de lui, et cessa de jouer un dédain bien loin de
son coeur. C'est câline, de l'angoisse dans les yeux, la voix sourde et
mouillée, qu'elle murmura:


--Sussel... mon brave Sussel, si une femme vous disait, prête à vous
prouver son dire: «Je vous aime plus que Trine peut vous aimer--oui,
plus que Dieu le permet, je vous aime de toutes mes forces, je vous aime
tellement que je ne sais vous voir uni à une autre femme; je vous
supplie au nom de cette immense tendresse de renoncer à cette Trine»,
Sussel si une femme vous parlait ainsi, que feriez-vous?

Le gars ne savait que répondre, son indignation était tombée et il
éprouvait à présent une vague inquiétude; un mystérieux attendrissement
le gagnait. Cependant la comtesse insistait.

--Elle n'a pas l'air de quelqu'un qui se moque; elle semble plutôt
souffrir! pensait Sussel, de plus en plus interloqué.

Comme elle lui répétait pour la troisième fois l'étrange hypothèse,
Sussel finit par déclarer qu'il plaindrait de toute son âme la payse qui
lui tiendrait des propos aussi biscornus, mais que ces lubies d'un
cerveau malade ne mettraient pas un instant obstacle au bonheur rêvé
avec la compagne de son choix.

Malgré l'accent convaincu que le Xavérien mit dans ses paroles, la
comtesse s'obstina. Elle parla plus clairement. Il n'y avait pas que des
paysannes au monde. D'autres femmes que celles de la campagne pouvaient
l'avoir remarqué. Et, toujours plus enveloppante, la voix et le regard
pleins de prières et de caresses, elle en vint à parler peu à peu de
certain rêve ineffable, avant-goût des joies du mariage, de ce rêve où
le rêveur crut expirer de délices en fondant entre les bras d'une
femme....

Et comme Sussel, comprenant l'allusion, sursautait et portait les mains
devant les yeux:

--Vous rougissiez en me racontant ce rêve, comme vous rougissez à
présent à ce seul souvenir! ajouta le comtesse. Mais j'ignore encore à
quelle époque et en quel lieu ce rêve vous visita?

Ah! combien le jeune paysan regrettait sa confidence! Que n'était-il en
ce moment à dix pieds sous terre. Il ne savait que conclure de ce
bizarre entretien. Tout ce qu'il entendait était nouveau pour ses
oreilles. Sa peur instinctive augmentait et pourtant une ineffable
langueur se mêlait à cet effroi.

Il essaya de faire diversion à ces influences troublantes. Il se leva
pour partir, en bredouillant une excuse; la seconde messe devait être
finie et les Xavériens de Santhoven attendaient sans doute leur
porte-drapeau pour se reformer en bon ordre.

La comtesse n'hésita pas à le retenir par la main et il y avait un si
impérieux pouvoir dans la pression prolongée de ces doigts de femme, le
charme inéprouvé de cette sensation était tel que le paysan dut se
rasseoir, sans volonté, plus gauche qu'après les libations du dimanche,
une chaleur dans le dos, la gorge serrée, les yeux obstrués de vapeurs
et des battements aux tempes.

Ce trouble n'échappa point à la comtesse.

--Eh bien, Sussel, reprit-elle, je sais, sans que vous me l'ayez dit,
l'endroit et l'époque de votre rêve. C'était au château d'Alava, la nuit
même de la bagarre de Zoersel.... Croyez-vous toujours, Sussel, que ce
bonheur presque meurtrier était une illusion?

Sussel demeura plus pantois que s'il avait eu devant lui la vieille
sorcière de Wortel.

--Au nom de mon salut éternel, que voulez-vous dire? bégayait-il en
ébauchant un geste de terreur.

Elle ne le fit pas languir. Avant qu'il eût pu s'en défendre, elle lui
jeta les bras autour du cou et, haletante, la bouche collée à son
oreille, elle se confessa:

--Comprenez-vous à quel point on peut vous aimer? râlait-elle, éperdue.
C'était moi la femme dans ce rêve de perdition.... Oh! je t'aime à la
rage. Tu ne sauras jamais combien je t'aime....

Ces bras satinés, cette haleine de femme, ce contact, ce souffle
achevaient d'affoler Sussel. Les bouillonnements de la sève
l'entraînaient dans des vertiges. Les bras robustes du paysan
répondirent à l'étreinte de la jeune femme; il l'emportait en maître
fougueux, presque brutal. Il n'y avait plus de comtesse et de paysan, il
y avait un mâle puissant et une femme altérée de cette force; il y
avait la conjonction effrénée de deux désirs.

Mais, brusquement des vagissements partirent du fond de la chambre.
Elle, pâmée retint Waarloos qui se dégageait: «Ne fais pas attention...
c'est notre enfant.»

Notre enfant! Il répéta, hébété, ces deux mots. Et le charme se rompit.
Sussel redevenait lucide. Ce petit être pour la naissance de qui
Santhoven venait processionnellement remercier la Vierge n'était donc
pas un d'Adembrode; c'était un Waarloos. Un Waarloos! La comtesse jouait
une comédie infâme; ce pèlerinage était un défi porté au Ciel. On
invoquait la Vierge au profit de l'adultère, on rendait la Madone
complice d'une abominable usurpation. Et lui, Sussel, trempait dans ce
crime.

A l'idée du sacrilège, le sang du gars se glaça, ses moelles refluèrent,
ses nerfs se détendirent! le ressort du spasme était brisé. Le fanatisme
matait la chair.

Il fut d'abord atterré, incapable du moindre mouvement.

Jusqu'à ce matin, le jeune paysan ne s'était jamais représenté femme
plus noble, plus immaculée que Mme d'Adembrode; il la vénérait à
l'égal d'une sainte en réservant son amour profane et charnel pour la
petite fermière de Grobbendonck et il aurait mille fois douté de la
fidélité de sa fiancée plutôt que de soupçonner un instant la grande
dame. Il se rappela, en cette seconde terrible, les bontés de la
comtesse, ses convictions ardentes, sa charité sans bornes et surtout
les soins qu'elle lui avait prodigués après l'échauffourée de Zoersel.
Et voilà que cette élue n'était plus qu'une femme, et non seulement une
femme faible et peccable, mais la pire, la plus méprisable des femmes,
une menteuse, traître à son mari, traître à Dieu, une adultère et une
félone qui avait sali l'écusson des marquis de Ryen, bafoué Notre
Gentille Dame, renié le Saint Sacrement du mariage!

Il s'était dégagé en la repoussant avec dégoût, il éprouvait des envies
de la battre et en même temps de pleurer sur elle comme sur une morte.

Il voulut fuir. Elle le rattrapa par la blouse; il le lui fallait et
cette fois, bien éveillé et conscient; cramponnée à ses hanches comme
une noyée à une épave, elle se laissa traîner par la pièce. Au risque de
les meurtrir, il parvint à détacher les mains de la comtesse. Elle le
vit perdu à tout jamais pour elle. Elle se rua, le rattrapa encore:

--Pitié! gémissait-elle, n'achève pas de me damner.... Hier soir, quand
je vous ai vus, cette Trine et toi, sur la route, ce matin surtout à la
communion, lorsque vos visages s'attiraient je suis descendue au fond de
l'Enfer.... Je ne te demande même pas de m'aimer.... Je deviens
raisonnable vois.... Nous ne nous reverrons plus.... Mais renonce à
cette paysanne.... Je n'implore que cette grâce-là... ou, si tu tiens à
cette espèce et persistes à l'épouser, tue-moi, tue-moi comme une
gueuse... si tu ne veux même pas me tuer, un autre frappera sans
hésiter, lui... Essaie plutôt.... Ah! je ne reculerai pas devant le
scandale.... Épouse-la cette grosse fille, et je dirai à mon mari, au
comte d'Adembrode, à ton bienfaiteur, au descendant des bienfaiteurs de
tes ancêtres, je lui dirai qui est le père de ce garçon adoré, le vrai
père de l'héritier de cette illustre maison. Et il devra me croire! Car
alors sa jalousie lui révélera la ressemblance entre cet enfant et
Sussel Waarloos.... Toi d'abord tu ne la nieras pas cette
ressemblance!... Regarde!...

Et elle écarta les rideaux du berceau de dentelles ou sommeillait le
jeune comte.

Machinalement, poussé par une curiosité anxieuse, il s'approcha de la
couchette et se pencha sur le petit être. L'enfant promettait d'être
beau et vigoureux comme un Waarloos et une Mortsel, mais aucun de ses
traits n'appartenait aux descendants de Rohingus, premier prince de
Ryen.

Fasciné le père ne songea plus à partir.

--Eh bien! dit-elle, doutes-tu encore à présent? Persistes-tu à te
marier? Tes camarades, le comte, Trine surtout ne croiront jamais à
cette histoire de somnambulisme et de fièvre chaude, à cet homme dont
une femme a abusé?--ajouta, Clara, avec un rire effrayant de ménade, un
rire qui ne passait pas le noeud de la gorge.--Est-ce que de pareilles
aventures arrivent? Ils te traiteront d'ingrat et d'infidèle... je te
ferai chasser par ton bienfaiteur et renier par ta promise!

Elle annonçait ces intentions avec une véritable furie, d'un ton si
diabolique, qu'elle exaspéra le jeune paysan et qu'en ce moment il ne
vit plus en elle qu'une usurpatrice, une possédée, le mauvais génie du
comte Warner d'Adembrode. Il secoua ses derniers scrupules et indigné,
méprisant, il se campa devant elle, se croisa les bras, et la regarda
dans le blanc des yeux:--Vrai, vous feriez cela?--prononça-t-il terrible
comme un justicier.--Les nobles de la ville avaient donc raison
lorsqu'ils condamnèrent notre maître parce qu'il épousait une femme de
votre espèce....

Clara reçut cette insulte comme une foudroyante décharge d'électricité.
Rien n'aurait pu l'atteindre plus profondément et plus cruellement que
ce mépris du simple paysan, d'un être en dessous d'elle, auprès de qui
elle aspirait à descendre et qui, non content de la rebuter pour une
infime maraude, la ravalait sous lui, qui, d'un mot, venait de l'écraser
comme une courtilière sous son sabot de manant.

Sussel, qui la dévisageait, s'effraya, à peine eut-il prononcé ces
paroles, de la souffrance que trahissait la physionomie de la
malheureuse. Il avait pratiqué une opération suprême, son scalpel
taillait en pleine chair, le coup devait la tuer ou la guérir.

Mais la réaction chez le paysan fut encore plus instantanée que chez sa
victime.

Repris d'affection pour la coupable, et évoquant la généreuse et
secourable comtesse d'antan, une voix lui disait même que si cette
créature d'élite était tombée de son piédestal, c'était à cause de lui
et qu'il ne lui appartenait donc pas de la marquer comme un bourreau.

Il s'agenouilla, suffoquant de tristesse et de remords.

Elle, atrocement pâle, inerte, demeura quelques secondes sans entendre
les actes de contrition du jeune paysan; puis, les yeux hagards, elle
parut sortir d'une évocation lointaine.

Ce fut d'une voix douce, brisée, d'une voix éteinte comme si toute une
existence ancienne la séparait de l'atmosphère ambiante et de la minute
actuelle, qu'elle dit à Sussel en le forçant de se relever:

--Moi vous pardonner, mon ami? C'est vous qui devriez me pardonner, vous
et le monde, et le ciel que j'ai offensés.... Merci plutôt de m'avoir
rappelée à la conscience.... Va, enterrons ce terrible secret dans notre
coeur; enterrons-le, non par égard pour moi qui mérite tous les
opprobres, mais par pitié pour le comte, pour toi, et surtout pour notre
enfant.... Va, Sussel, adieu, embrasse ce petit être innocent, ton
fils... le futur maître de tes autres fils..., des fils que te donnera
ta Trine chérie... sois heureux en ta femme et en tes enfants, mon
Sussel.... Adieu....

Il colla ses lèvres de paysan au front du petit Jean, et se retira l'âme
déchirée, cachant mal son bouleversement, chérissant toujours Trine,
mais s'avouant l'aimer avec moins de plénitude et de sérénité.

C'était comme si l'ange de leur foyer avait déployé ses ailes et pris
son essor pour ne plus jamais revenir.

Cependant, au dehors, le cortège des paysans se reformait. Les pèlerins
des mêmes paroisses se groupaient derrière leurs prêtres et leurs
anciens. Les chevaux, des drapelets de papier peinturé passés dans leurs
oreillères, hennissaient joyeusement et grattaient la terre de leurs
sabots. Le soleil matinal incendiait les étoiles d'or du dôme.

Lorsque le comte et la comtesse rejoignirent ceux de Santhoven, un
dernier cantique à la Vierge montait de la multitude. Tous
s'agenouillèrent, le visage tourné vers l'église pour recevoir la
bénédiction du doyen de Montaigu.

Sussel priait aux côtés de Trine. L'air grave de son promis frappa la
jeune fille, et elle remarqua que le fier gars n'agitait plus aussi
crânement qu'à l'arrivée de la bannière des Xavériens.

La comtesse récitait la salutation angélique, la prière des prières,
avec une exaltation de naufragée qui appelle au secours. Elle disait:
«Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous....
Vous êtes bénie entre toutes les femmes et le fruit de vos entrailles
est béni...»











CHARTRES.--IMPRIMERIE GARNIER

Original en couleur NF Z 43-120-8


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Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
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work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

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