Le voleur

By Georges Darien

The Project Gutenberg EBook of Le voleur, by Georges Darien

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Le voleur

Author: Georges Darien

Release Date: March 9, 2005 [EBook #15297]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOLEUR ***




Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available
at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader
format, eReader format and Acrobat Reader format.








Georges Darien



LE VOLEUR



(1898)



Table des matières

AVANT-PROPOS
I -- AURORE
II -- LE COEUR D'UN HOMME VIERGE EST UN VASE PROFOND
III -- LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS
IV -- OÙ L'ON VOIT BIEN QUE TOUT N'EST PAS GAI DANS L'EXISTENCE
V -- OÙ COURT-IL?
VI -- PLEIN CIEL
VII -- DANS LEQUEL ON APPREND, ENTRE AUTRES CHOSES, CE QUE DEVIENNENT
LES ANCIENS NOTAIRES
VIII -- L'ART DE SE FAIRE CINQUANTE MILLE FRANCS DE RENTE SANS ÉLEVER DE
LAPINS
IX -- DE QUELQUES QUADRUPÈDES ET DE CERTAINS BIPÈDES
X -- LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSE
XI -- CHEVEUX, BARBES ET POSTICHES
XII -- L'IDÉE MARCHE
XIII -- RENCONTRES HEUREUSES ET MALHEUREUSES
XIV -- AVENTURES DE DEUX VOLEURS, D'UN CADAVRE ET D'UNE JOLIE FEMME
XV -- DANS LEQUEL LE VICE EST BIEN PRÈS D'ÊTRE RÉCOMPENSÉ
XVI -- ORPHELINE DE PAR LA LOI
XVII -- ENFIN SEULS!...
XVIII -- COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATS
XIX -- ÉVÉNEMENTS COMPLÈTEMENT INATTENDUS
XX -- OU L'ON VOIT QU'IL EST SOUVENT DIFFICILE DE TENIR SA PAROLE
XXI -- ON N'ÉCHAPPE PAS À SON DESTIN
XXII -- «BONJOUR, MON NEVEU»
XXIII -- BARBE-BLEUE ET LE DOMINO NOIR
XXIV -- ON DIRA POURQUOI...
XXV -- LE CHRIST A DIT: «PITIÉ POUR. QUI SUCCOMBE!...»
XXVI -- GENEVIÈVE DE BRABANT
XXVII -- LE REPENTIR FAIT OUBLIER L'ERREUR
XXXVIII -- DANS LEQUEL ON APPREND QUE L'ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR
XXIX -- SI LES FEMMES SAVAIENT S'Y PRENDRE.
XXX -- CONCLUSION PROVISOIRE -- COMME TOUTES LES CONCLUSIONS


_Les voleurs ne sont pas,_
_Gens honteux ni fort délicats._

La Fontaine


AVANT-PROPOS

Le livre qu'on va lire, et que je signe, n'est pas de moi.

Cette déclaration faite, on pourra supposer à première vue, à la
lecture du titre, que le manuscrit m'en a été remis en dépôt par
un ministre déchu, confié à son lit de mort par un notaire
infidèle, ou légué par un caissier prévaricateur. Mais ces
hypothèses bien que vraisemblables, je me hâte de le dire,
seraient absolument fausses. Ce livre ne m'a point été remis par
un ministre, ni confié par un notaire, ni légué par un caissier.

Je l'ai volé.

J'avoue mon crime. Je ne cherche pas à éluder les responsabilités
de ma mauvaise action; et je suis prêt à comparaître, s'il le
faut, devant le Procureur du Roi. (Ça se passe en Belgique.)

Ça se passe en Belgique. J'avais été faire un petit voyage, il y a
quelque temps, dans cette contrée si peu connue (je parle
sérieusement). Ma raison pour passer ainsi la frontière? Mon Dieu!
j'avais voulu voir le roi Léopold, avant de mourir. Un dada. Je
n'avais jamais vu de roi. Quel est le Républicain qui ne me
comprendra pas?

J'étais entré, en arrivant à Bruxelles, dans le Premier hôtel
venu, l'hôtel du Roi Salomon. Je ne me fie guère aux maisons
recommandées par les guides, et je n'avais pas le temps de
chercher; il pleuvait. D'ailleurs, qu'aurais-je trouvé? Je ne
connais rien de rien, à l'étranger, n'ayant étudié la géographie
que sur les atlas universitaires et n'étant jamais sorti de mon
trou.

-- Monsieur est sans doute un ami de M. Randal, me dit l'hôtelière
comme je signe mon nom sur le registre.

-- Non, Madame; je n'ai pas cet honneur.

-- Tiens, c'est drôle. Je vous aurais cru son parent. Vous vous
ressemblez étonnamment; on vous prendrait l'un pour l'autre. Mais
vous le connaissez sans aucun doute; dans votre métier ...

Quel métier? Mais à quoi bon détromper cette brave femme?

-- Du reste, ajoute-t-elle en posant le doigt sur le livre, vous
avez le même prénom; il s'appelle Georges comme vous savez --
Georges Randal -- Eh bien, puisque vous le connaissez, je vais
vous donner sa chambre; il est parti hier et je ne pense pas qu'il
revienne avant plusieurs jours. C'est la plus belle chambre de la
maison; au premier; voulez-vous me suivre? ... Là! Une jolie
chambre, n'est-ce pas? J'ai vu des dames me la retenir quelquefois
deux mois à l'avance. Mais à présent, savez-vous, il n'y a plus
grand monde ici. Ces messieurs sont à Spa, à Dinan, à Ostende, ou
bien dans les villes d'eaux de France ou d'Allemagne; partout où
il y a du travail, quoi! C'est la saison. Et puis, ils ne peuvent
pas laisser leurs dames toutes seules; les dames savez-vous, ça
fait des bêtises si facilement ...

Quels messieurs? Quelle saison? Quelles dames? L'hôtesse continue:

-- On va vous apporter votre malle de la gare. Vous pouvez être
tranquille, savez-vous; on ne l'ouvrira pas. C'est mon mari qui a
été la chercher lui-même; et avec lui, savez-vous, jamais de
visite; il s'est arrangé avec les douaniers pour ça. Ça nous coûte
ce que ça nous coûte; mais au moins, les bagages de nos clients
c'est sacré. Sans ça, avec les droits d'entrée sur les toilettes,
ces dames auraient quelque chose à payer, savez-vous. Et puis, vos
instruments à vous, ils auraient du mal à échapper à l'oeil, hein?
Je sais bien qu'il vous en faut des solides et que vous ne pouvez
pas toujours les mettre dans vos poches; mais enfin, on voit bien
que ce n'est pas fait pour arracher les dents. Vaut mieux que tout
ça passe franco.

-- C'est bien certain. Mais,...

-- Ah! j'oubliais. La valise qui est dans le coin, là, c'est la
valise de M. Randal; il n'a pas voulu l'emporter, hier. Si elle ne
vous gêne pas, je la laisserai dans la chambre; elle est plus en
sûreté qu'ailleurs; car je sais bien qu'entre vous ... À moins
qu'elle ne vous embarrasse?

-- Pas le moins du monde.

-- J'espère que Monsieur sera satisfait, dit l'hôtesse en se
retirant. Et pour le tarif, c'est toujours comme ces messieurs ont
dû le dire à Monsieur.

J'esquisse un sourire.

J'ai été très satisfait. Et le soir, retiré dans ma chambre, fort
ennuyé -- car j'avais appris que le roi Léopold était enrhumé et
qu'il ne sortirait pas de quelque temps -- il m'est venu à l'idée,
pour tromper mon chagrin, de regarder ce que contenait la valise
de M. Randal. Curiosité malsaine, je l'accorde. Mais, pourquoi
avait-on laissé ce portemanteau dans ma chambre? Pourquoi étais-je
morose et désoeuvré? Pourquoi le roi Léopold était-il enrhumé?
Autant de questions auxquelles il faudrait répondre avant de me
juger trop sévèrement.

Bref, j'ouvris la valise; elle n'était point fermée à clé.; les
courroies seules la bouclaient. Je n'aurai pas, Dieu merci, une
effraction sur la conscience. Dedans, pas grand'chose
d'intéressant: des ferrailles, des instruments d'acier de
différentes formes et de différentes grandeurs, dont, j'ignore
l'usage. À quoi ça peut-il servir? Mystère. Une petite bouteille
étiquetée: Chloroforme. Ne l'ouvrons pas! Une boîte en fer avec
des boulettes dedans. Qu'est-ce que c'est que ça? N'y touchons
pas, c'est plus prudent. Un gros rouleau de papiers. Je dénoue la
ficelle qui l'attache. Qu'est-ce que cela peut être? Je me mets à
lire...

J'ai lu toute la nuit. Avec intérêt? Vous en jugerez; ce que j'ai
lu cette nuit-là, vous allez le lire tout à l'heure. Et le matin,
quand il m'a fallu sortir, je n'ai pas voulu laisser traîner sur
une table le manuscrit dont je n'avais pas achevé la lecture, ni
même le remettre dans la valise. On aurait pu l'enlever, pendant
mon absence. Je l'ai enfermé dans ma malle.

Dans la journée, j'ai appris une chose très ennuyante, l'hôtel où
j'habite est un hôtel interlope -- des plus interlopes. -Il n'est
fréquenté que par des voleurs; pas toujours célibataires. Quel
malheur d'être tombé, du premier coup, dans une maison pareille --
une maison où l'on était si bien, pourtant ... -- Enfin! Je n'ai
fait ni une ni deux. J'ai envoyé un commissionnaire chercher mes
bagages et régler ma note, et je me suis installé ailleurs.

Et maintenant, maintenant que j'ai terminé la lecture des mémoires
de M. Randal -- l'appellerai-je Monsieur? -- maintenant que j'ai
en ma possession ce manuscrit que je n'aurais jamais dû lire,
jamais dû toucher, qu'en dois-je faire, de ce manuscrit?

-- Le restituer! me crie une voix intérieure, mais impérieuse.

Naturellement. Mais comment faire? Le renvoyer par la poste?
Impossible, mon départ précipité a dû déjà sembler louche. On
saura d'où il vient, ce rouleau de papiers que rapportera le
facteur; je passerai pour un mouchard narquois qui n'a pas le
courage de sa fonction, et un de ces soirs «ces messieurs» me
casseront le nez dans un coin. Bien grand merci.

Le rapporter moi-même, avec quelques plaisanteries en guise
d'excuses? Ce serait le mieux, à tous les points de vue.
Malheureusement, c'est impraticable. Je suis entré une fois dans
cet hôtel interlope et, j'aime au moins à l'espérer, personne ne
m'a vu. Mais si j'y retourne et qu'on m'observe, si l'on vient à
remarquer ma présence dans ce repaire de bandits cosmopolites, si
l'on s'aperçoit que je fréquente des endroits suspects -- que
n'ira-t-on pas supposer? Quels jugements téméraires ne portera-t-
on pas sur ma vie privée? Que diront mes ennemis?

La situation est embarrassante. Comment en sortir? Eh! bien, le
manuscrit lui-même m'en donne le moyen. Lequel? Vous le verrez.
Mais je viens de relire les dernières pages -- et je me suis
décidé. -- Je le garde, le manuscrit. Je le garde ou, plutôt? je
le vole -- comme je l'ai écrit plus haut et comme l'avait écrit,
d'avance, le sieur Randal. -- Tant pis pour lui; tant pis pour
moi. Je sais ce que ma conscience me reproche; mais il n'est pas
mauvais qu'on rende la pareille aux filous, de temps en temps. En
fait de respect de la propriété, que Messieurs les voleurs
commencent -- pour qu'on sache où ça finira.

Finir! C'est ce livre, que je voudrais bien avoir fini; ce livre
que je n'ai pas écrit, et que je tente vainement de récrire.
J'aurais été si heureux d'étendre, cette prose, comme le corps
d'un malandrin, sur le chevalet de torture! de la tailler, de la
rogner, de la fouetter de commentaires implacables -- de placer
des phrases sévères en enluminures et des conclusions vengeresses
en culs-de-lampe! -- J'aurais voulu moraliser -- moraliser à tour
de bras. -- C'aurait été si beau, n'est-ce pas? un bon jugement,
rendu par un bon magistrat, qui eût envoyé le voleur dans une
bonne prison, pour une bonne paire d'années! J'aurais voulu mettre
le repentir à côté du forfait, le remords en face du crime -- et
aussi parler des prisons, pour en dire du bien ou du mal (je
l'ignore.) -- J'ai essayé; pas pu. Je ne sais point comment il
écrit, ce Voleur-là; mes phrases n'entrent pas dans les siennes.

Il m'aurait fallu démolir le manuscrit d'un bout à l'autre, et le
reconstruire entièrement; mais je manque d'expérience pour ces
choses-là. Qu'on ne m'en garde pas rancune.

Une chose qu'on me reprochera, pourtant -- et avec raison, je le
sais, -- c'est de n'avoir point introduit un personnage, un ancien
élève de l'École Polytechnique, par exemple, qui, tout le long du
volume, aurait dit son fait au Voleur. Il aurait suffi de le faire
apparaître deux ou trois fois par chapitre et, en vérité, -- à
condition de ne changer son costume que de temps à autre -- rien
ne m'eût été plus facile.

Mais, réflexion faite, je n'ai pas voulu créer ce personnage
sympathique. Après avoir échoué dans ma première tentative, j'ai
refusé d'en risquer une seconde. Et puis, si vous voulez que je
vous le dise, je me suis aperçu qu'il y avait là-dedans une
question de conscience.

Moi qui ai volé le Voleur, je ne puis guère le flétrir. Que
d'autres, qui n'ont rien à se reprocher -- au moins à son égard --
le stigmatisent à leur gré; je n'y vois point d'inconvénient.
Mais, moi, je n'en ai pas le droit. Peut-être.

Georges Darien.

Londres, 1896.


I -- AURORE

Mes parents ne peuvent plus faire autrement.

Tout le monde le leur dit. On les y pousse de tous les côtés.
Mme Dubourg a laissé entendre à ma mère qu'il était grand temps;
et ma tante Augustine, en termes voilés, a mis mon père au pied du
mur.

-- Comment! des gens à leur aise, dans une situation commerciale
superbe, avec une santé florissante, vivre seuls? Ne pas avoir
d'enfant? De gueux, de gens qui vivent comme l'oiseau sur la
branche, sans lendemains assurés, on comprend ça. Mais,
sapristi!... Et la fortune amassée, où ira-t-elle? Et les bons
exemples à léguer, le fruit de l'expérience à déposer en mains
sûres?... Voyons, voyons, il vous, faut un enfant -- au moins un.
-- Réfléchissez-y.

Le médecin s'en mêle:

-- Mais, oui; vous êtes encore assez jeune; pourtant, il serait
peut-être imprudent d'attendre davantage.

Le curé aussi:

-- Un des premiers préceptes donnés à l'homme...

Que voulez-vous répondre à ça?

-- Oui, oui, il vous faut un enfant.

Eh! bien, puisque tout le monde le veut, c'est bon: ils en auront
un.

Ils l'ont.

Je me présente -- très bien (j'en ai conservé l'habitude) -- un
matin d'avril, sur le coup de dix heures un quart.

-- Je m'en souviendrai toute ma vie, disait plus tard Aglaé, la
cuisinière; il faisait un temps magnifique et le baromètre
marquait: variable.

Quel présage!

Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allons passer plusieurs
années.

Qu'est-ce que vous diriez, à présent, si j'apparaissais à vous en
costume de collégien? Vous diriez que ma tunique est trop longue,
que mon pantalon est trop court, que mon képi me va mal, que mes
doigts sont tachés d'encre et que j'ai l'air d'un serin.

Peut-être bien. Mais ce que vous ne diriez pas, parce que c'est
difficile à deviner, même pour les grandes personnes, c'est que je
suis un élève modèle: je fais l'honneur de ma classe et la joie de
ma famille. On vient de loin, tous les ans, pour me voir couronner
de papier vert, et même de papier doré; le ban et l'arrière-ban
des parents sont convoqués pour la circonstance. Solennité
majestueuse! Cérémonie imposante! La robe d'un professeur enfante
un discours latin et les broderies d'un fonctionnaire étincellent
sur un discours français. Les pères applaudissent majestueusement.

-- C'est à moi, cet enfant-là. Vous le voyez, hein? Eh! bien,
c'est à moi!

Les mères ont la larme à l'oeil.

-- Cher petit! Comme il a dû travailler! Ah! c'est bien beau,
l'instruction...

Les parents de province s'agitent. Des chapeaux barbares, échappés
pour un jour de leur prison d'acajou, font des grâces avec leurs
plumes. Des redingotes 1830 s'empèsent de gloire. Des parapluies
centenaires allongent fièrement leurs grands becs. On voit
tressaillir des châles-tapis.

Et je sors de là acclamé, triomphant, avec le fil de fer des
couronnes qui me déchire le front et m'égratigne les oreilles,
avec des livres plein les bras -- des livres verts, jaunes,
rouges, bleus et dorés sur tranche, à faire hurler un Peau-Rouge
et à me donner des excitations terribles à la sauvagerie, si
j'étais moins raisonnable.

Mais je suis raisonnable. Et c'est justement pourquoi ça m'est
bien égal, d'avoir une tunique trop longue et l'air bête. Si je
suis un serin, c'est un de ces serins auxquels on crève les yeux
pour leur apprendre à mieux chanter. Si mes vêtements sont
ridicules, est-ce ma faute si l'on me harnache aujourd'hui en
garde-national, comme on m'habillera en lézard à cornes quand je
serai académicien?

Car j'irai loin. On me le prédit tous les jours. _Sic itur ad
astra._

J'ai le temps, d'ailleurs. Je n'ai encore que quinze ans.

-- Un bel âge! dit mon oncle. On est déjà presque un jeune homme
et l'on a encore toute la candeur de l'enfance.

Candeur!... Mon enfance? Je ne me rappelle déjà plus. Mes
souvenirs voguent confusément, fouettés de la brise des claques et
mouillés de la moiteur des embrassades, sur des lacs d'huile de
foie de morue.

Comment me rappellerais-je quelque chose? J'ai été un petit
prodige. Je crois que je savais lire avant de pouvoir marcher.
J'ai appris par coeur beaucoup de livres; j'ai noirci des fourgons
de papier blanc; j'ai écouté parler les grandes personnes. J'ai
été bien élevé...

Des souvenirs? En vérité, même aujourd'hui, c'est avec peine que
j'arrive à faire évoluer des personnages devant le tableau noir
qui a servi de fond à la tristesse de mes premières années. Oui,
même en faisant voyager ma mémoire dans tous les coins de notre
maison de Paris.; dans les allées ratissées de notre jardin de la
campagne -- un jardin où je ne peux me promener qu'avec
précaution, où des allées me sont défendues parce que
j'effleurerais des branches et que j'arracherais des fleurs, où
les rosiers ont des étiquettes, les géraniums des scapulaires et
les giroflées un état-civil à la planchette; -- dans l'herbe et
sous les arbres de la propriété de mon grand'père qui pourtant ne
demanderait pas mieux, lui, que de me laisser vacciner les hêtres
et décapiter les boutons d'or...

Des souvenirs? Si vous voulez.

Mon père? j'ai deux souvenirs de lui.

Un dimanche, il m'a emmené à une fête de banlieue. Comme j'avais
fait manoeuvrer sans succès les différents tourniquets chargés de
pavés de Reims, de porcelaines utiles et de lapins mélancoliques,
il s'est mis en colère.

-- Tu vas voir, a-t-il dit, que Phanor est plus adroit que toi.

Il a fait dresser le chien contre la machine et la lui a fait
mettre en mouvement d'un coup de patte autoritaire. Phanor a gagné
le gros lot, un grand morceau de pain d'épice.

-- Puisqu'il l'a gagné, a prononcé mon père, qu'il le mange!

Il a déposé le pain d'épice sur l'herbe et le chien s'est mis à
l'entamer, avec plaisir certainement, mais sans enthousiasme. Des
hommes vêtus en ouvriers, derrière nous, ont murmuré.

-- C'est honteux, ont-ils dit, de jeter ce pain d'épice à un chien
lorsque tant d'enfants seraient si heureux de l'avoir.

Mon père n'a pas bronché. Mais, quand nous avons été partis, je
l'ai entendu qui disait à ma mère:

-- Ce sont des souteneurs, tu sais.

J'ai demandé ce que c'était que les souteneurs. On ne m'a pas
répondu. Alors, j'ai pensé que les souteneurs étaient des gens qui
aimaient beaucoup les enfants.

Plus tard, mon père m'a procuré une joie plus grave. Il m'a fait
voir Gambetta. C'était au Palais de Versailles, où se tenait alors
l'Assemblée Nationale. La séance était ouverte quand nous sommes
entrés. Un monsieur chauve, fortifié d'un gilet blanc, était à la
tribune. Il disait que le maïs est très mauvais pour les chevaux.
J'ai cru que c'était Gambetta.

Mon père s'est mis en colère. Comment! je ne reconnais pas
Gambetta! Il est assez facile à distinguer des autres, pourtant.
Ne m'a-t-on pas dit mille fois qu'il s'était crevé un oeil parce
que ses parents ne voulaient pas le retirer d'un collège de
Jésuites?

Si, on me l'a dit mille fois. Je sais ainsi qu'un fils a le droit
de désobéir à ses parents quand ils le mettent chez les Jésuites,
mais qu'il doit leur obéir aveuglement lorsqu'ils l'enferment
ailleurs!

-- Ah! tu es vraiment bien nigaud, mon pauvre enfant! À quoi ça
sert-il, alors, d'avoir mis dans ta chambre le portrait du grand
patriote? Je parie que tu ne le regardes seulement pas, avant de
te coucher... En tous cas, tu n'es guère physionomiste; combien a-
t-il d'yeux, le député qui parle à la tribune? Un, ou deux?

Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois bien qu'il en a trois. Il
a des yeux partout. Il en est plein. Je le vois bien, à présent;
mais, tout à l'heure, je ne pouvais rien voir; j'étais ébloui. Ah!
j'ai été tellement ému, en pénétrant dans l'auguste enceinte, dans
le sanctuaire des lois! J'en suis encore tout agité. Et puis, je
croyais que Gambetta ne quittait pas la tribune, que c'était lui
qui parlait tout le temps -- que les autres n'étaient là que pour
l'écouter.

Mon père donne des explications aux voisins qui ébauchent des
gestes indulgents, après avoir souri de pitié.

-- Je ne comprends vraiment pas comment il a pu confondre ainsi...
Il a toujours le premier prix d'Histoire et il reconnaîtrait
M. Thiers à une demi-lieue...

Puis, il se tourne vers moi.

-- Le voilà, Gambetta! Tiens, là, là!

Oui, c'est lui, c'est bien lui. Je reconnais son oeil -- la placé
de son oeil. -- Il est là, au premier banc -- le banc de la
commission, dit un voisin qui s'y connaît -- étendu de tout son
long, ou presque, les mains dans les poches et la cravate de
travers. Et, de toute l'après-midi, il ne desserre point les
dents, pas une seule fois. Il se contente de renifler. Une séance
fort intéressante, cependant, où l'on discute la qualité des
fourrages -- paille, foin, luzerne, avoine, son et recoupette.

-- C'est bien dommage que Gambetta n'ait pas parlé, dis-je à mon
père, comme nous sortons.

-- La parole est d'argent et le silence est d'or, me répond-il
d'une voix qui me fait comprendre qu'il m'en veut de ma bévue de
tout à l'heure. Mais je ne t'avais pas promis de te faire entendre
Gambetta; ça ne dépend point de moi. Je t'avais promis de te le
faire voir. Tu l'as vu. Tu n'espérais pas quelque chose
d'extraordinaire, je pense?

Moi? Pas du tout. Je ne m'attendais pas, bien sûr, à voir le
tribun rincer son oeil de plomb dans le verre d'eau sucrée, ou le
lancer au plafond pour le rattraper dans la cuiller. Je sais qu'il
est trop bien élevé pour ça.

-- Que son exemple te serve de leçon, reprend mon père. Avec de
l'économie et en faisant son droit, on peut aujourd'hui arriver à
tout. Il dépend de toi de monter aussi haut que lui.

Je crois que j'aurais peur, en ballon. Du reste, bien que je ne
l'avoue qu'à moi-même, j'ai été très désillusionné. Le Gambetta
que j'ai vu n'est point celui que j'espérais voir, Non, pas du
tout. Je ne me rappelle déjà plus sa figure: et si sa face -- de
profil -- ne protégeait pas mon sommeil, pendant les vacances,
j'ignorerais demain comment il a le nez fait. Est-ce que je ne
suis pas physionomiste, comme l'assure mon père?

Si, je le suis; au moins quelquefois. Et le monsieur chauve, en
gilet blanc, qui parlait quand nous sommes entrés, je vous jure
que je ne l'ai point oublié. Ses traits se sont gravés en moi sans
que le temps ait jamais pu les effacer. Quand je veux, dans les
circonstances graves, me représenter un homme d'État, c'est son
visage que j'évoque, c'est son linge et son attitude que vient
m'offrir ma mémoire. Oui, malgré mon père, dont les admirations
étaient certainement justifiées, ce n'est pas Gambetta, ni même
M. Thiers, qui symbolisent pour moi le gouvernement nécessaire
d'un peuple libre, mais policé. C'est ce monsieur, dont j'ignore
le nom, dont les cheveux avaient quitté la France dans le fiacre à
Louis-Philippe, dont la blanchisseuse avait un si joli coup de
fer, et qui condamnait le maïs, formellement et sans appel, au nom
de la cavalerie tout entière.

J'ai trois souvenirs de ma mère.

Un jour, comme j'étais tout petit, elle me tenait sur ses genoux
quand on est venu lui annoncer qu'une traite souscrite par un
client était demeurée impayée. Elle m'a posé à terre si rudement
que je suis tombé et que j'ai eu le poignet foulé.

Une fois, elle m'a récompensé parce que j'avais répondu à un vieux
mendiant qui venait demander aumône à la grille: «Allez donc
travailler, fainéant; vous ferez mieux.»

-- C'est très bien, mon enfant, m'a-t-elle dit. Le travail est le
seul remède à la misère et empêche bien des mauvaises actions;
quand on travaille, on ne pense pas à faire du mal à autrui.

Et elle m'a donné une petite carabine avec laquelle on peut
aisément tuer des oiseaux.

Une autre fois, elle m'a puni parce que «je demande toujours où
mènent les chemins qu'on traverse, quand on va se promener.» Ma
mère avait raison, je l'ai vu depuis. C'est tout à fait ridicule,
de demander où mènent les chemins. Ils vous conduisent toujours où
vous devez aller.

Mon grand-père... C'est un ancien avoué, à la bouche sans lèvres,
aux yeux narquois, qui dit toujours que le Code est formel.

-- Le Code est formel.

Le geste est facétieux; l'intonation est cruelle. La main s'ouvre,
les doigts écartés, la paume dilatée comme celle d'un charlatan
qui vient d'escamoter la muscade. La voix siffle, tranche,
dissèque la phrase, désarticule les mots, incise les voyelles,
fait des ligatures aux consonnes.

-- Le Code est formel!

J'écoute ça, plein d'une sombre admiration pour l'autorité
souveraine et mystérieuse du Code, un peu terrifié aussi -- et en
mangeant mes ongles. -- C'est une habitude que rien n'a pu me faire
perdre, ni les choses amères dont on me barbouille les doigts,
quand je dors, et qui me font faire des grimaces au réveil, ni les
exhortations, ni les réprimandes; mais mon, grand-père, en un clin
d'oeil, m'en a radicalement corrigé.

-- Il ne faut pas manger tes ongles, m'a-t-il dit. Il ne faut pas
manger tes ongles parce qu'ils sont à toi. Si tu aimes les ongles,
mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux; mais les tiens
sont ta propriété, et ton devoir est de conserver ta propriété.

J'ai écouté mon grand-père et j'ai perdu ma mauvaise habitude.
Peut-être que le Code est formel, pour les ongles.

J'ai voulu m'en assurer, un, jour, quand j'ai été plus grand; voir
aussi ce que c'est que ce livre qui résume la sagesse des âges et
condense l'expérience de l'humanité, qui décide du _fas_ et du
_nefas_, qui promulgue des interdictions et suggère des conseils,
qui fait la tranquillité des bons et la terreur des méchants.

On m'avait envoyé, pendant les vacances, passer quelques jours
chez mon grand-père. Une après-midi, j'ai pu m'introduire sans
bruit dans la bibliothèque, saisir un Code, le cacher sous ma
blouse et me réfugier, sans être vu, derrière le feuillage d'une
tonnelle, tout au fond du jardin.

Avec quel battement de coeur j'ai posé le volume sur la table
rustique du berceau! Avec quelles transes d'être surpris avant
d'avoir pu boire à ma soif à la source de justice et de vérité,
avec quels espoirs inexprimables et quels pressentiments
indicibles! Le voile qui me cache la vie va se déchirer tout d'un
coup, je le sens; je vais savoir le pourquoi et le comment de
l'existence de tous les êtres, connaître les liens qui les
attachent les uns aux autres, les causes profondes de l'harmonie
qui préside aux rapports des hommes, pénétrer les bienfaisants
effets de ce progrès que rien n'arrête, de cette civilisation dont
j'apprends à m'enorgueillir. Non, Ali-Baba n'a point éprouvé, en
pénétrant dans la caverne des quarante voleurs, des
tressaillements plus profonds que ceux qui m'agitent en ouvrant le
livre sacré! Non, Ève n'a pas cueilli le fruit défendu, au jardin
d'Eden, avec une émotion plus grande; le Tentateur ne lui avait
parlé qu'une seule fois de la saveur de la pomme -- et il y a si
longtemps, moi, que j'entends chanter la gloire du Code, du Code
qui est formel!

Je lis. Je lis avec acharnement, avec fièvre. Je lis le Contrat de
louage, le Régime dotal, beaucoup d'autres choses comme ça. Et je
ne sens pas monter en moi le feu de l'enthousiasme, et je ne suis
point envahi par cette exaltation frénétique que j'attendais aux
premières lignes. Mais ça va venir, je le sais, pourvu que je ne
me décourage pas, que je persévère, que j'aille jusqu'au bout. Du
courage!»Le mur mitoyen...»

-- Qu'est-ce que tu fais là?

Mon grand-père est devant moi. Il est entré sans que j'aie pu m'en
apercevoir, tellement j'étais absorbé.

--Il y a deux heures que je te cherche. Qu'est-ce que tu fais? Tu
lis? Qu'est-ce que tu lis?

-- Je lis le Code!

À quoi bon nier? Le livre est là, grand ouvert sur la table,
témoin muet, mais irrécusable, de ma curiosité perverse. Mon
grand-père sourit.

-- Tu lis le Code! Ça t'amuse, de lire le Code? Ça t'intéresse?

Je fais un geste vague. Ça ne m'amuse pas, certainement: mais ça
m'intéresserait sans aucun doute, si l'on me laissait continuer.
Telle est, du moins, mon opinion. Opinion sans valeur, mon grand-
père me le démontre immédiatement.

-- Pour lire le Code, mon ami, il ne suffit pas de savoir lire; il
faut savoir lire le Code. Ce qu il faut lire, dans ce livre-là, ce
n'est pas le noir, l'imprimé; c'est le blanc, c'est ça...

Et il pose son doigt sur la marge.

Très vexé, je ferme brusquement le volume. Mon grand-père sourit
encore.

-- il faut avoir des égards pour ce livre, mon enfant. Il est
respectable. Dans cinquante ans, c'est tout ce qui restera de la
Société.

Bon, bon. Nous verrons ça.

J'ai un autre souvenir, encore.

M. Dubourg est un ami de la famille. C'est un homme de cinquante
ans, au moins, employé supérieur d'un ministère où sa réputation
de droiture lui assure une situation unique. Réputation méritée;
mon grand-père, souvent un peu sarcastique, en convient sans
difficulté: Dubourg, c'est l'honnêteté en personne. Il est notre
voisin, l'été; sa femme est une grande amie de ma mère et c'est
avec son fils, Albert, que je joue le plus volontiers. J'ai
l'habitude d'aller le chercher l'après-midi; et je suis fort
étonné que, depuis plusieurs jours, on me défende de sortir. Que
se passe-t-il?

J'ai surpris des bouts de conversation, j'ai fait parler les
domestiques. Il parait que M. Dubourg s'est mal conduit... des
détournements considérables... une cocotte... la ruine et le
déshonneur -- sinon plus...

Mon père se doute que je suis au courant des choses, car il prend
le parti de ne plus se gêner devant moi.

-- Dubourg peut se flatter d'avoir de la chance, dit-il à ma mère,
à déjeuner; Il ne sera pas poursuivi; il a remboursé, et on se
contente de ça. Moi, je ne comprends pas ces indulgences-là; c'est
tout à fait démoralisant; le crime ne doit jamais, sous aucun
prétexte, échapper au châtiment.

-- Jamais, dit ma mère. Mais on aura eu égard à son âge.

-- Belle excuse! Raison de plus pour n'avoir pas de pitié. Une
cocotte! Une danseuse!... Une liaison qui durait depuis des mois -
- depuis des années, peut-être... Connais-tu rien de plus immoral?
Et monsieur fouille à pleines mains dans les caisses publiques
pour entretenir ça!... Comme sous l'Empire! Comme sous Louis
XV!... Et, quand on le prend sur le fait, on lui pardonne, sous
prétexte qu'il a cinquante-cinq ans de vie irréprochable et que
ses cheveux sont blancs!

-- Ce n'est guère encourageant pour les honnêtes gens, dit ma mère.
On éprouve un tel soulagement à lire, dans les journaux, les
condamnations des fripons... Enfin, jugement ou non, on est
toujours libre de fermer sa porte à des gens pareils,
heureusement...

-- C'est ce qu'on fait partout pour Dubourg, sois tranquille. J'ai
donné des ordres, ici. Et quant à toi, Georges, si par hasard tu
rencontres Albert, je te défends de lui parler. Je te le défends;
tu m'entends?

Je n'ai pas rencontré Albert. Mais le surlendemain matin, comme je
suis assis, au fond du jardin, à côté de mon père qui lit son
journal, je vois arriver M. Dubourg. La domestique, par bêtise ou
par pitié, lui aura permis d'entrer.

-- La sotte fille! dit mon père. Elle aura ses huit jours avant
midi.

Mais M. Dubourg est à dix pas. Je sens que je vais être bien
gênant pour lui, qu il ne pourra pas dire, devant moi, tout ce
qu'il a à dire, et je me lève pour m'en aller. Mon père me retient
par le bras.

-- Reste là!

M. Dubourg parle depuis cinq minutes; des phrases embarrassées,
coupées, heurtées, honteuses d'elles-mêmes. Et, chaque fois qu'il
s'arrête, mon père esquisse la moitié d'un geste, mais il ne
répond rien. Rien; pas un mot.

M. Dubourg continue. Il dit que des sympathies lui seraient si
précieuses... des sympathies même cachées... qu'on désavouerait
devant le monde...

Silence.

Il dit qu'il a eu un moment d'égarement... mais que le chiffre
qu'on a cité était exagéré, qu'il n'avait jamais été aussi loin...
qu'il ne s'explique pas... qu'il a refait tous ses comptes depuis
vingt ans...

Silence.

Il dit qu'il a été un grand misérable de céder à des tentations...
qu'il comprend très bien qu'on ne l'excuse pas à présent... mais
qu'il avait espéré qu'on consentirait avant de le condamner
définitivement... que, s'il ne se sentait pas complètement
abandonné, le repentir lui donnerait des forces...

Silence.

Il dit qu'il va partir très loin avec sa famille... que, s'il
était seul, il saurait bien quoi faire, et que ce serait peut-être
le mieux...

Silence.

-- Eh! bien, a-t-il murmuré, je ne veux point vous importuner plus
longtemps, M. Randal; je vais vous quitter... Au revoir...

Et il a tendu une main qui tremblait. Mon père a hésité; puis, il
a mis l'aumône de deux doigts dans cette main-là.

-- Adieu, Monsieur.

Alors, M. Dubourg est parti. Il s'en est allé à grandes enjambées,
le dos voûté comme pour cacher sa figure, sa figure ridée, tirée,
aux yeux rouges, qui a vieilli de dix ans. Le chien l'a suivi, le
museau au ras du sol, lui flairant les talons d'un air bien
dégoûté, serrant funèbrement sa queue entre ses pattes -- comme les
soldats portent leur fusil le canon en bas, aux enterrements
officiels.

Je n'ai jamais oublié ça.

Mais à quoi bon se souvenir, quand on est heureux? Car je suis
heureux. Je ne dis pas que je suis très heureux, car j'ignore quel
est le superlatif du bonheur. Je ne le saurai que plus tard, quand
il sera temps. Tout vient à point à qui sait attendre.

J'aime mes parents. Je ne dis pas que je les aime beaucoup -- je
manque de point de comparaison. -- Je les considère, surtout, comme
mes juges naturels (l'oeil dans le triangle, vous savez); c'est
pourquoi je ne les juge point. Je pense qu'ils ont, père, mère et
grand-père, exactement les mêmes idées -- qu'ils expriment ou
défendent, les uns avec un acharnement légèrement maladif, l'autre
avec une ironie un peu nerveuse. Je suis porté à croire que ce
qu'ils préfèrent en moi, c'est eux-mêmes; mais tous les enfants en
savent autant que moi là-dessus.

Je respecte mes professeurs. Même, je les aime aussi. Je les
trouve beaux.

On m'a tellement dit que je serai riche, que j'ai fini par le
savoir. Je travaille pour me rendre digne de la fortune que
j'aurai plus tard; c'est toujours plus prudent, dit mon grand-
père. Mais, en somme, si je me conduis bien, c'est que ça me fait
plaisir. Car, si je me conduisais mal, mes parents ne pourraient
pas me déshériter complètement. Le Code est formel.


II -- LE COEUR D'UN HOMME VIERGE EST UN VASE PROFOND

C'est entendu. Je ne suis plus un prodige et j'ai laissé à
d'autres la gloire de représenter le lycée au concours général. Je
ne suis pas un cancre -- non, c'est trop difficile d'être un
cancre. Je suis un élève médiocre. J'erre mélancoliquement, au
début des mois d'août, dans le purgatoire des _accessits_.

-- _Sic transit gloria mundi_, soupire mon oncle, qui ne sait pas
le latin, mais qui a lu la phrase au bas d'une vieille estampe qui
représente Bélisaire tendant son casque aux passants.

C'est mon oncle, à présent, qui veille sur mes jeunes années. Mes
parents sont morts, et il m'a été donné comme tuteur.

-- Une tutelle pareille, ai-je entendu dire à l'enterrement de ma
mère, ça vaut de l'or en barre; le petit s'en apercevra plus tard.

Depuis, j'ai appris bien d'autres choses. Les employés et les
domestiques ont parlé; les amis et connaissances m'ont plaint
beaucoup. On s'intéresse tant aux orphelins!... Et, ce qu'on ne
m'a pas dit, je l'ai deviné. «Les yeux du boeuf, disent les
paysans, lui montrent l'homme dix fois plus grand qu'il n'est;
sans quoi le boeuf n'obéirait point.» Eh! bien, l'enfant, l'enfant
qui souffre, a ces yeux-là. Des yeux qui grossissent les gens
qu'il déteste; qui, en outrant ce qu'il connaît d'exécrable en
eux, lui font apercevoir confusément, mais sûrement, les
ignominies qu'il en ignore; des yeux qui ne distinguent pas les
détails, sans doute, mais qui lui représentent l'être abhorré dans
toute la truculence de son infamie et l'amplitude de sa méchanceté
-- qui le lui rendent physiquement répulsif. -- Les premières
aversions d'enfant seraient moins fortes, sans cela, ces aversions
douloureuses qui font courir dans l'être des frémissements
barbares; et des souvenirs qu'elles laissent lorsqu'elles se sont
éloignées et transformées en rancunes, ne germeraient point des
haines d'homme.

Je sais que je suis volé. Je vois que je suis volé. L'argent que
mes parents ont amassé, et qu'ils m'ont légué, je ne l'aurai pas.
Je ne serai pas riche; je serai peut-être un pauvre.

J'ai peur d'être un pauvre -- et j'aime l'argent, Oui, j'aime
l'argent; je n'aime que ça. C'est l'argent seul, je l'ai assez
entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner
tous les bonheurs; c'est l'argent seul qui ouvre la porte de la
vie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent;
c'est l'argent seul qui donne la liberté. J'aime l'argent. J'ai vu
la joie orgueilleuse de ceux qui en ont et l'envie torturante de
ceux qui n'en ont pas; j'ai entendu ce qu'on dit aux riches et le
langage qu'on tient aux malheureux. On m'avait appris à être fier
de la fortune que je devais avoir, et je sens qu'on ne me regarde
plus de la même façon depuis que mes parents sont morts. Il me
semble qu'une condamnation pèse sur moi. Je suis volé, et je ne
puis pas me défendre, rien dire, rien faire... Cette idée me
supplicie, je hais mon oncle; je le hais d'une haine terrible. Sa
bienveillance m'exaspère; son indulgence m'irrite; je meurs
d'envie de lui crier qu'il est un voleur, quand il me parle; de
lui crier que sa bonté n'est que mensonge et sa complaisance
qu'hypocrisie; de lui dire qu'il s'intéresse autant à moi que le
bandit à la victime qu'il détrousse... Les robes de sa fille, ma
cousine Charlotte, qui commence à porter des jupes longues, c'est
moi qui les paye; et l'argent qu'il me donne, toutes les semaines,
c'est la monnaie de mes billets de banque, qu'il a changés. J'en
suis arrivé à ne plus pouvoir manger, chez lui, le dimanche; les
morceaux m'étranglent, j'étouffe de colère et de rage.

Plus tard, j'ai pensé souvent à ce que j'ai éprouvé, à ce moment-
là. Je me suis rendu un compte exact de mes sentiments et de mes
souffrances; et j'ai compris que c'était quelque chose d'affreux
et d'indicible, ces sentiments d'homme indigné par l'injustice
s'emparant d'une âme d'enfant et provoquant ces angoisses infinies
auxquelles l'expérience n'a point donné, par ses comparaisons
cruelles, le contrepoids des douleurs passées et des revanches
possibles. Je me suis expliqué que tout mon être moral, délivré
subitement des influences extérieures, et replié sur lui-même pour
l'attaque, ait pu se détendre par fatigue, une fois la lutte jugée
sans espoir, et s'allonger dans le mépris.

Mais ce n'est pas mon oncle que je méprise; je continue à le haïr.
Je le hais même davantage -- parce que je commence à pénétrer les
choses -- parce que je sens qu'un homme qui cherche à conquérir sa
vie, si exécrables que soient ses moyens, ne peut pas être
méprisable. Ce que je méprise, c'est l'existence que je mène, moi;
que je suis condamné à mener pendant des années encore.
Instruction; éducation. On _m'élève_. Oh! l'ironie de ce mot-
là!...

Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts; on
me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je
suis, mais _comme il faut_. Pourquoi faut-il?... On m'incite à
suivre les bons exemples; parce qu'il n'y a que les mauvais qui
vous décident à agir. On m'apprend à ne pas tromper les autres;
mais point à ne pas me laisser tromper. On m'inocule la raison --
ils appellent ça comme ça -- juste à la place du coeur. Mes
sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés; on
m'enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque
chose qui mérite d'avoir un nom: la servilité; de mon orgueil,
quelque chose qui ne devrait pas en avoir: le respect humain. Le
crâne déprimé par le casque d'airain de la saine philosophie, les
pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me
chaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrième
lustre, me présenter à mes semblables. J'aurai du savoir-vivre. Je
regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des
conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu,
mais défense de la vivre. J'aurai peur. Car il n y a qu'une chose
qu'on m'apprenne ici, je le sais! On m'apprend à avoir peur.

Pour que j'aie bien peur des autres et bien peur de moi, pour que
je sois un lieu-commun articulé par la résignation et un automate
de la souffrance imbécile, il faut que mon être moral primitif, le
_moi_ que je suis né, disparaisse. Il faut que mon caractère soit
brisé, meurtri, enseveli. Si j'en ai besoin plus tard, de mon
caractère -- pour me défendre, si je suis riche et pour attaquer,
si je suis pauvre -- il faudra que je l'exhume. Il revivra tout à
coup, le vieil homme qui sera mort en moi -- et tant pis pour moi
si c'est un épouvantail qui gisait sous la dalle; et tant pis pour
les autres si c'est un revenant dont le suaire ligotait les poings
crispés, et qui a pleuré dans la tombe!

Et souvent, il n'y a plus rien derrière la pierre du sépulcre. La
bière est vide, la bière qu'on ouvre avec angoisse. Et
quelquefois, c'est plus lugubre encore.

Les rivières claires qui traversent les villes naissantes... On
jette un pont dessus, d'abord; puis deux, puis trois; puis, on les
couvre entièrement. On n'en voit plus les flots limpides; on n'en
entend plus le murmure; on en oublie même l'existence, Dans la
nuit que lui font les voûtes, entre les murs de pierre qui
l'étreignent, le ruisseau coule toujours, pourtant. Son eau pure,
c'est de la fange; ses flots qui chantaient au soleil grondent
dans l'ombre; il n'emporte plus les fleurs des plantes, il charrie
les ordures des hommes. Ce n'est plus une rivière; c'est un égout.

Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoir deviné la tendance
malfaisante d'un système qui poursuit, avec le knout du respect,
l'unité dans la platitude. L'enfant a l'orgueil de sa personnalité
et le fier entêtement de ce qu'on appelle ses mauvais instincts.
L'ironie n'est pas rare chez lui; et il se venge par sa moquerie,
toujours juste, du personnage ou de la doctrine qui cherche à
peser sur lui. Mais la raillerie n'est pas assez forte pour la
lutte. De là ce mélange de douceur et d'amertume, de patience et
de méchanceté, de confiance large et de doute pénible que je
remarque chez plusieurs de mes camarades -- toujours enfants très
heureux ou très malheureux dans leurs familles -- et qui se résout
dans une tristesse noire et une inquiétude nostalgique. Non, le
sarcasme ne suffit point. Ce n'est pas en secouant ses branches
que le jeune arbre peut se débarrasser de la liane qui l'étouffe;
il faut une hache pour couper la plante meurtrière, et cette
hache, c'est la Nécessité qui la tient. C'est elle qui m'a
délivré. Il y a une chose que je sais et qu'aucun de mes camarades
ne sait encore: je sais qu'il faut vivre.

Je sais qu'il faut avoir une volonté, pour vivre, une volonté qui
soit à soi -- qui ne demande ni conseil avant, ni pardon après. --
Je sais que les années que je dois encore passer au collège seront
des années perdues pour moi. Je sais que les avis qu'on me donnera
seront mauvais, parce qu'on ne me connaît point et que je ne suis
pas un être abstrait. Je sais que ce qu'on m'enseignera ne me
servira pas à grand'chose; qu'en tous cas j'aurais pu l'apprendre
tout seul, en quelques mois, si j'en avais eu besoin; et qu'il n'y
a, en résumé, qu'une seule chose qu'il faille savoir, «Nul n'est
censé ignorer la loi.» Est-ce que c'est classique, ça, ou
simplement péremptoire?

Non pas que je pense du mal de l'enseignement classique. Loin de
là. J'ai pris le parti de ne penser du mal de rien ou, du moins,
de ne point médire. Je m'abstiens donc de vilipender ces auteurs
défunts qui m'engagent à vivre.

_Integer vitae, scelerisque purus_.

Je leur ai même dû, depuis, une certaine reconnaissance. Il y a
beaucoup de bonnes ruses, en effet, et fort utiles pour qui sait
comprendre, indiquées par les classiques. Combien de fois, par
exemple, enfermé dans un meuble que transportaient dans un
appartement abandonné la veille des camarades camouflés en
ébénistes, ne me suis-je pas surpris à mâchonner du grec! Ô cheval
de Troie... Mais n'anticipons pas.

J'exécute le programme, très consciencieusement. D'abord, parce
que je ne veux pas être puni. Les pensums sont ridicules,
désagréables; et je cherche avant tout à ne pas me laisser
exaspérer par les injustices maladives d'un cuistre auquel j'aurai
fourni un jour l'occasion de m'infliger un châtiment, mérité peut-
être, et qui s'acharnera contre moi. Je tiens à n'avoir point de
haine pour mes professeurs; car je ne suis pas comme beaucoup
d'autres enfants qui, abrutis par la discipline scolaire, n'ont de
respect que pour les gens qui leur font du mal. Ces gens-là, je ne
pourrais jamais les vénérer, jamais -- et je préfère garder à leur
égard, sans aller plus loin, des sentiments inexprimés.

Ensuite, ce n'est pas désagréable d'exécuter un programme,
lorsqu'on le sait grotesque. Quand on a cette certitude, on
éprouve quelque puissance à travailler; sans aucun enthousiasme,
bien entendu, mais avec pas mal d'ironie. J'apprends donc cette
Histoire des Morts -- tout ça, c'est les procès verbaux des
vieilles Morgues --cette Histoire des Morts qu'on nous enseigne en
dédain des Actes des Vivants -- comme on nous condamne à la
gymnastique affaiblissante en haine du travail manuel qui
fortifie. -- J'interprète en un français pédantesque les oeuvres
d'auteurs grecs et latins dont les traductions excellentes se
vendent pour rien, sur les quais. Je prends des notes sans nombre
à des cours où l'on me récite avec conviction le contenu des
livres que j'ai dans mon pupitre. Et je salis beaucoup de papier,
et je gâche beaucoup d'encre pour faire, du contenu de volumes
généralement consciencieux et qu'on trouve partout, des manuscrits
ridicules.

Je me le demande souvent: à quoi sert, dans une pareille méthode
d'enseignement, la découverte de l'imprimerie?

Ce serait trop simple, sans doute, de nous apprendre uniquement ce
qu'il est indispensable de savoir aujourd'hui: les langues
vivantes, et de nous laisser nous instruire nous-mêmes en lisant
les livres qui nous plairaient, et comme il nous
plairait...Qu'est-ce que je saurai, quand je sortirai du collège,
moi qui ne serai pas riche, moi qu'on vole pendant que je traduis
le _De officiis_, moi qui dépense ici, inutilement, de l'argent
dont j'aurai tant besoin, bientôt? Qu'est-ce que je connaîtrai de
l'existence, de cette existence qu'il me faudra conquérir, seul,
jour par jour et pied à pied? Ah! si j'étais encore riche,
seulement! Je suis épouvanté de mon isolement et de mon
impuissance...

On élève mon esprit, cependant. Je me laisse faire. Je porte le
lourd spondée à bras tendu et je fais cascader le dactyle dansant.
Je m'imprègne des grandes leçons morales que nous légua la sagesse
antique. Le livre de la science, qu'on m'entr'ouvre très peu, afin
de ne point m'éblouir, m'émerveille. Et la haute signification des
faits historiques ne m'échappe pas le moins du monde. J'assiste
avec une satisfaction visible à la ruine de Carthage; je comprends
que la fin de l'autonomie grecque, bien que déplorable, fut
méritée. J'applaudis, comme il convient, à la victoire de Cicéron
sur Catilina; et aussi au triomphe de César, L'empire Romain
s'établit, à ma grandie joie; c'était nécessaire; «et Jésus-Christ
vient au monde.» Pourtant, il faut être juste: les invasions des
Barbares ont eu du bon; pourquoi pas? Quant aux Anglais, je sais
que trois voix crieront éternellement contre eux, et que c'est
fort heureux que Jeanne d'Arc les ait chassés de France. Je vois
clairement que la destinée des Empires tient à un grain de sable;
que la Révolution française fut un grand mouvement libérateur,
mais qu'il faut néanmoins en blâmer les excès... Poésie de
faussaires; science d'apprentis teinturiers; géographie de
collecteurs de taxes; histoire de sergents recruteurs; chronologie
de fabricants d'almanachs...

On forme mon goût, aussi. Je vénère Horace, «qu'on aime à lire
dans un bois»; et Homère, «jeune encor de gloire.» J'estime fort
Raphaël pour les Loges du Vatican, que j'ignore; Michel-Ange, pour
le Jugement Dernier, que je n'ai jamais vu. Boileau a mon
admiration; et Malherbe, qui vint enfin. Je sais que Molière est
supérieur à Shakespeare et que si les Français n'ont pas de poème
épique, c'est la faute à Voltaire. Je distingue soigneusement
entre Bossuet, qui était un aigle, et Fénelon, qui fut un cygne.
Plumages!... J'honore Franklin.

Je vis en vieillard...

C'est bon. Mais, puisqu'il faut que jeunesse se passe -- elle se
passera, ma jeunesse! -- Dans l'avenir; n'importe quand. Même si
mes pieds se sont écorchés aux cailloux de la route, même si mes
mains saignent du sang des autres, même si mes cheveux sont
blancs. Je l'aurai, ma jeunesse qu'on m'a mise en cage; et si je
n'ai pas assez d'argent pour payer sa rançon, il faudra qu'on la
paye à ma place et qu'on paye double. Ce n'est pas pour moi,
l'Espérance qui est restée au fond de la boîte. Je n'espère pas.
Je veux.

«Qu'un homme se fixe fermement sur ses instincts, a dit Emerson,
et le monde entier viendra à lui.» Je n'en ai pas retrouvé assez,
des instincts qu'on m'a arrachés, pour en former un caractère;
mais j'en ai pu faire une volonté. Une volonté que mes chagrins
furieux ont rendue âpre, et mes rages mornes, implacable. Et puis,
elle m'a donné violemment ce qu'elle donne à tous plus ou moins,
cette instruction que je reçois; un sentiment qui, je crois, ne me
quittera pas facilement: le mépris des vaincus.

Des vaincus... J'en vois partout. Ces universitaires méchants et
serviles, vaniteux et moroses. Des gens qui n'ont jamais quitté le
collège; mangent, dorment, font leurs cours; connaissent toutes
les pierres des chemins par lesquels ils passent; végètent sans se
douter qu'on peut vivre; _requiescunt in pace_. Des citrouilles
rutilantes d'orgueil; ou bien de grandes araignées tristes -- des
araignées de banlieue.

Et tout ça peine, pourtant, pour gagner sa vie; roule la pilule
amère dans la pâte sucrée des marottes, dans la poudre rosée des
dadas.

-- Serrez le texte! s'écrie l'un. La langue française, qui est la
plus belle du monde, nous permet de rendre exactement l'intensité
du texte.

Je serre le texte; je l'étripe; je l'étrangle.

-- Traduisez largement, dit l'autre; n'ayez pas peur de moderniser.
La vie antique se rapprochait de la nôtre beaucoup plus qu'on ne
le pense généralement. Croyez-vous, par exemple, que les Anciens
n'avaient d'autre coiffure que le casque? Et le pétase, Messieurs!
Inutile d'aller plus loin...

Oui, inutile;

_Claudite jam rivos, pueri, sat prata biberunt._
N'en jetez plus, la cour est pleine.

-- Mon ami, me dit mon oncle quand j'ai quitté le lycée, _pede
libero_; avec un diplôme flatteur et fort utile sous le bras, mon
ami, le moment est solennel. Toutes les branches de l'activité
humaine s'offrent à toi; tu peux choisir. Commerce, industrie,
littérature, science, politique, magistrature... Que
t'indiquerais-je? Tu sais que, depuis Bonaparte, la carrière est
ouverte aux talents...

Mon oncle s'amuse un peu, en me disant ça; la bouche ne rit pas,
mais l'ironie lui met des virgules au coin des yeux couleur
d'acier. Sa figure? Un tableau de ponctuation et d'accentuation,
sur parchemin. La paupière inférieure en accent grave, la paupière
supérieure en accent circonflexe; le nez, un point d'interrogation
renversé, surmonté d'un grand accent aigu qui barre le front; la
bouche, un tiret; des guillemets à la commissure des lèvres; et la
face tout entière, que couronnent des points exclamatifs
saupoudrés de cendre, prise entre les parenthèses des oreilles.

-- Enfin, réfléchis. Tu as fini tes études; tu connais la vie;
choisis.

Non, je ne connais pas la vie; mais je la devine. Et j'ai fait mon
choix.

Pour le moment, pourtant, je déclare à mon oncle que je désire,
avant tout, faire mon temps de service militaire. M'engager, afin
d'être libre, après.

-- Excellente idée, dit mon oncle. Peut-être as-tu raison de ne
point te décider pour une de ces professions libérales qui
confèrent des dispenses; qui peut savoir? En tous cas, la caserne
est une bonne école. Le service militaire obligatoire a beaucoup
fait pour accroître les rapports des hommes entre eux; il a donné
à l'humanité un nouveau sujet de conversation.

Peut-être autre chose, aussi. J'ai eu le temps de m'en apercevoir,
durant les années que j'ai passées sous les drapeaux. Mais ce ne
sont pas là mes affaires. Et, d'ailleurs, je n'ai pas le droit de
parler, car je ne serai libéré que demain.

Libéré! Ce mot me fait réfléchir longuement, pendant cette nuit où
je me suis allongé, pour la dernière fois, dans un lit militaire.
Je compte. Collège, caserne. Voilà quatorze ans que je suis
enfermé. Quatorze ans! Oui, la caserne continue le collège... Et
les deux, où l'initiative de l'être est brisée sous la barre de
fer des règlements, où la vengeance brutale s'exerce et devient
juste dès qu'on l'appelle punition -- les deux sont la prison. --
Quatorze années d'internement, d'affliction, de servitude -- pour
rien...

Mais qu'est-ce qu'il faudra que je fasse, à présent que je suis
libéré, pour qu'on m'incarcère pendant aussi longtemps? Quelle
multitude de délits, quelle foule de crimes me faudra-t-il
commettre?...

Quatorze ans! Mais ça paye un assassinat bien fait! Et combien
d'incendies, et quel nombre de meurtres, et quel tas de vols, et
quelle masse d'escroqueries!... La prison? J'y suis habitué. Ça me
serait bien égal, maintenant, d'en risquer un peu, pour quelque
chose. La fabrication des abat-jour ne doit pas être plus agaçante
que la confection des thèmes grecs; et j'aurais mieux aimé tresser
des chaussons de lisières que de monter la garde... On ne me
mettrait point en prison sans motifs, d'abord. Ensuite, j'aurais
au moins, cette fois-là, quelqu'un pour me défendre; un avocat,
qui dirait que je ne suis pas coupable, ou très peu; que j'ai cédé
à des entraînements; _et caetera_; qui apitoierait les juges et
m'obtiendrait le minimum, à défaut d'un acquittement. -- Et qui
sait si je serais pris?


III -- LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS

J'ai suivi le conseil d'Issacar, et je suis ingénieur. Où, comment
j'ai connu M. Issacar, c'est assez, difficile à dire. Un jour, un
soir, une fois... On ne fait jamais la connaissance d'un
Israélite, d'abord; c'est toujours lui qui fait la vôtre.

M. Issacar compte beaucoup sur moi; il m'intéresse pas mal; et
nous sommes grands amis. C'est très bon, une amitié intelligente
librement choisie, lorsqu'on n'a connu pendant longtemps que les
camaraderies banales imposées par le hasard des promiscuités.
M. Issacar est un homme habile; il a des projets grandioses et il
m'a exposé des plans dont la conception dénote une vaste
expérience. Il n'est guère mon aîné, pourtant, que de deux ou
trois ans; sa hardiesse de vues m'étonne et je suis surpris de la
netteté et de la sûreté de son jugement. D'où vient, chez le juif,
cette précocité de pénétration? Je ne lui vois qu'une seule cause:
l'observation, par l'Israélite, d'une règle religieuse en même
temps qu'hygiénique, qui lui permet de contempler le monde sans
aucun trouble, de conclure et d'apprendre à raisonner avec bon
sens; tandis que le jeune chrétien, sans cesse dans les transes,
passe son temps à faire des confidences aux médecins et à
consterner les apothicaires. Quoi qu'il en soit, mes relations
avec Issacar m'auront été fort utiles, m'auront fait gagner
beaucoup de temps. Sans lui, il est bien des choses dont je ne me
serais aperçu, sans doute, qu'après de nombreuses tentatives et de
fâcheux déboires. D'abord, il m'a donné une raison d'être dans
l'existence.

-- C'est de première nécessité, m'a-t-il dit. Que vous ayez fait
vos études et votre service militaire, c'est certainement très
bien; mais cela n'intéresse personne et ne vous assure aucun titre
à la considération de vos contemporains. Quand on ne veut pas
devenir quelqu'un, il faut se faire quelque chose. Collez-vous sur
la poitrine un écriteau qui donnera une indication quelconque, qui
ne vous gênera pas et pourra vous servir de cuirasse, au besoin.
Faites-vous ingénieur. Un ingénieur peut s'occuper de n'importe
quoi; et un de plus, un de moins, ça ne tire pas à conséquence.
D'ailleurs, la qualification est libre; le premier venu peut se
l'appliquer, même en dehors du théâtre. Dès demain, faites-vous
faire des cartes de visite. Créez-vous ingénieur. Vous savez que
ça ne nous sera pas inutile si, comme je l'espère, nous nous
entendons.

Je le sais. Issacar a une grande idée. Il veut créer sur la côte
belge, à peu de distance de la frontière française, un immense
port de commerce qui rivalisera en peu de temps avec Anvers et
finira par tuer Hambourg. Il m'a détaillé son projet avec pièces à
l'appui, rapports de toute espèce et plans à n'en plus finir. Il a
même été plus loin; il m'a emmené à L., où j'ai pu me rendre un
compte exact des choses; il est certain qu'Issacar n'exagère pas,
et que son idée est excellente. Ce n'est point une raison, il est
vrai, pour qu'elle ait du succès.

Néanmoins, j'ai été très heureux de voyager un peu. Je ne
connaissais rien d'exact, n'ayant passé que neuf ans au collège,
sur les pays étrangers. Le peu que j'en savais, je l'avais appris
par les collections de timbres-poste. Issacar a su se faire
beaucoup d'amis, non seulement à L., mais à Bruxelles, et nous ne
nous sommes pas ennuyés une minute. Même, j'ai eu la grande joie
de soutenir triomphalement, devant plusieurs collègues, ingénieurs
belges distingués, une discussion sur les différents systèmes
d'écluses.

-- Vous voyez, m'a dit Issacar, que ça marche comme sur des
roulettes. Laissez-moi faire. Dans six mois j'aurai l'option et
avant un an nous donnerons le premier coup de pioche.
Financièrement, l'affaire sera lancée à Paris et l'émission faite
dans des conditions superbes; je ne voudrais à aucun prix négliger
d'employer, dans une large mesure, les capitaux français pour une
telle entreprise. Si, comme je le pense, vous pouvez mettre dans
quelques mois une cinquantaine de mille francs à notre
disposition, pour les frais indispensables, je réponds de la
réussite.

Malgré tout, je ne sais pas si nous nous entendrons. Non pas que
j'aie des doutes sur les sentiments moraux d'Issacar; je n'ai pas
le moindre doute à ce, sujet-là; Issacar lui-même ne m'en a pas
laissé l'ombre.

-- La morale, dit-il, est une chose excellente en soi, et même
nécessaire. Mais il faut qu'elle reste en rapports étroits avec
les réalités présentes; qu'elle en soit, plutôt, la directe
émanation. Jusqu'à une certaine époque, le XVIe siècle si vous
voulez, toute théologie, et par conséquent toute morale, était
basée sur sa cosmogonie. Le vieux système de Ptolémée s'est
écroulé; mais le monde moral à trois étages qui s'appuyait sur
lui: enfer, terre et ciel, lui a survécu; c'est un monument qui
n'a plus de base. La morale doit évoluer, comme tout le reste;
elle doit toujours être la conséquence des dernières certitudes de
l'homme ou, au moins, de ses dernières croyances. La
transformation d'un univers, divisé en trois parties et
formellement limité, en un autre univers infini et unique devait
entraîner la métamorphose d'un système de morale qui n'était plus
en concordance avec le monde nouveau; il est regrettable que cette
nécessité n'ait été comprise que de quelques esprits d'élite que
les bûchers ont fait disparaître. Il en résulte que notre vie
morale actuelle, si elle est incorrecte devant le critérium
conservé, prend les allures d'une protestation contre quelque
chose qui n'existe point; et qu'elle manque de signification, si
elle est correcte. C'est très malheureux... Le vieux précepte: «Tu
ne voleras pas» est excellent; mais il exige aujourd'hui un
corollaire: «Tu ne te laisseras pas voler.» Et dans quelle mesure
faut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler? Croyez-
vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose? Certes, il y a
de nombreuses fissures dans les Tables de la Loi; et la
jurisprudence est bien obligée de les élargir tous les jours; je
pense pourtant que ce n'est point suffisant, je ne vous parlerai
pas de la façon dont les foules, en général, interprètent les
principes surannés qui ont la prétention ridicule de diriger la
conscience humaine; mais avez-vous remarqué comme les magistrats,
les juges, lorsqu'ils y sont forcés, exposent pauvrement la
morale? J'ai voulu m'en donner une idée, et j'ai visité les
prétoires. Monsieur, c'est absolument piteux. Mais comment voulez-
vous qu'il en soit autrement?... Les conséquences d'un pareil état
de choses sont pénibles; il produit forcément la division de
l'Humanité en deux fractions à peu près égales: les bourreaux et
les victimes. Il faut dire qu'il y a des gradations. Si vous êtes
bourreau, vous pouvez être usurier comme vous pouvez être
philanthrope; si vous êtes victime, vous pouvez être le
sentimentaliste qui soupire ou la dupe qu'on fait crever... Il me
semble que les grands prophètes hébreux, qui furent les plus
humains des philosophes, ont donné, il y a bien longtemps -- à
l'époque où ils lançaient les glorieuses invectives de leur
véhémente colère contre un Molochisme dont celui d'aujourd'hui
n'est que la continuation mal déguisée -- ont donné, dis-je,
quelque idée de la morale qu'ils prévoyaient inévitable. «Ne
méprise pas ton corps», a dit Isaïe. Monsieur, je ne connais point
de parole plus haute. -- Riche! ne méprise pas ton corps; car les
excès dont tu seras coupable se retourneront contre toi, et la
maladie hideuse ou la folie plus hideuse encore feront leur proie
de tes enfants; tu ne peux pas faire du mal à ton prochain sans
mépriser ton corps. Pauvre! ne méprise pas ton corps; car ton
corps est une chose qui t'appartient tu ne sais pas pourquoi, une
chose dont tu ignores la valeur, qui peut être grande pour tes
semblables, et que tu dois défendre; tu ne peux pas laisser ton
prochain te faire du mal sans mépriser ton corps. -- Ça, voyez-
vous, c'est une base, il est vrai qu'elle est individualiste,
comme on dit. Et l'individualisme n'est pas à la mode... Parbleu!
Comment voudriez-vous, si l'individu n'était pas écrasé comme il
l'est, si les droits n'étaient pas créés comme ils le sont par la
multiplication de l'unité, comment voudriez-vous forcer les masses
à incliner leurs fronts, si peu que ce soit, devant cette morale
qui ne repose sur rien, chose abstraite, existant en soi et par la
puissance de la bêtise? C'est pourquoi il faut enrégimenter,
niveler, former une société -- quel mot dérisoire! -- à grands coups
de goupillon ou à grands coups de crosse. Le goupillon peut être
laïque; ça m'est égal, du moment qu'il est obligatoire.
Obligatoire! tout l'est à présent: instruction, service militaire,
et demain, mariage. Et mieux que ça: la vaccination. La rage de
l'uniformité, de l'égalité devant l'absurde, poussée jusqu'à
l'empoisonnement physique! Du pus qu'on vous inocule de force -- et
dont l'homme n'aurait nul besoin si la morale ne lui ordonnait pas
de mépriser son corps; -- de la sanie infecte qu'on vous infuse
dans le sang au risque de vous tuer (comptez-les, les cadavres
d'enfants qu'assassine le coup de lancette!) du venin qu'on
introduit dans vos veines afin de tuer vos instincts,
d'empoisonner votre être; afin de faire de vous, autant que
possible, une des particules passives qui constituent la platitude
collective et morale...

Un homme qui raisonne comme ça peut être dangereux, je l'accorde,
pour ceux qui veulent lui barrer le chemin ou qui, même, se
trouvent par hasard dans son sentier; mais il est bien certain
qu'il ne donnera pas de crocs-en-jambe à ceux qui marcheront avec
lui. Non, je ne crains pas un mauvais tour de la part d'Issacar;
je ne redoute pas qu'il veuille faire de moi sa dupe. Je redoute
plutôt qu'il ne soit sa propre victime. Il lui manque quelque
chose, pour réussir; je ne pourrais dire quoi, mais je sens que je
ne me trompe pas. C'est un incomplet, un homme qui a des trous en
lui, comme on dit. Apte à formuler exactement une idée, mais
impuissant à la mettre en pratique; ou bien, capable d'exécuter un
projet, à condition qu'il eût été mal préparé et que le hasard,
seul en eût assuré la réussite. Le hasard, oui, c'est la meilleure
chance de succès qu'Issacar ait dans son jeu. Ses aptitudes sont
trop variées pour lui permettre d'aller directement au but qu'il
s'est désigné; ses facultés trop contradictoires pour ne pas
élever, entre la conception de l'acte et son accomplissement
normal, des obstacles insurmontables. Les contrastes qui se
heurtent en lui, et font défaillir sa volonté au moment critique,
le condamneront, je le crains, aux avortements à perpétuité.

Il suffit de regarder sa figure pour s'en convaincre. Le lorgnon
annonce la prudence; mais le col cassé, le manque de suite dans
les procédés. La moustache courte et la barbe rampante, qui
cherche à usurper sa place, symbolisent les excès de la Propriété,
dévoratrice d'elle-même, dit Proudhon; mais les cheveux ne
désirent pas le bien du prochain; individualistes à outrance,
largement espacés, ils semblent s'être soumis avec résignation à
l'arbitrage intéressé de la calvitie. La lèvre inférieure fait des
tentatives pour annexer sa voisine, mais la saillie des dents s'y
oppose. Les yeux, légèrement bigles, proclament des sentiments
égoïstes; mais leur convergence indique des tendances à
l'altruisme. Le nez défend avec énergie les empiétements du
monopole: et le menton s'avance résolument pour le combattre. Les
oreilles... Mais descendons, Issacar boîte un peu; chez lui,
pourtant, cette légère claudication est moins une infirmité qu'un
symbole.

Oui, décidément, je crois que l'appui qu'Issacar obtiendra de moi
aura plutôt un caractère chimérique. Une cinquante de mille
francs!... Les aurai-je, seulement? Je le pense et je crois même,
si audacieux qu'aient pu être les détournements avunculaires,
qu'il me reviendra beaucoup plus. Mais je ne suis sûr de rien. Mon
oncle, qui me fait une pension depuis que je suis revenu du
régiment, a évité jusqu'ici toute allusion à un règlement de
comptes. Il est fort occupé d'ailleurs; et chaque fois que je vais
le voir -- car j'ai préféré ne pas habiter chez lui -- il trouve à
peine le temps de placer, à déjeuner, une dizaine de phrases
sarcastiques entre les bouchées qu'il avale à la hâte. Il faut
qu'il mette ses affaires en ordre, dit-il, car il va marier sa
fille très prochainement, et il ne veut pas que son gendre, parmi
les reproches qu'il lui fera certainement le lendemain de la
cérémonie, trouve moyen d'en glisser un au sujet des irrégularités
de l'apport dotal.

C'est avec un de mes camarades de collège, Édouard Montareuil, que
ma cousine Charlotte va se marier. Pas un mauvais diable; au
contraire; mais un peu naïf, un peu gnan-gnan -- un fils à maman. --
Ça me fait quelque chose, on dirait, de savoir que Charlotte va se
marier avec lui; quelque chose que j'aurais du mal à définir. Une
jolie brune, Charlotte, avec la peau mate et de grands yeux
noirs...

Est-ce que je serais amoureux, par hasard? Faudrait voir. Qu'est-
ce que c'est que l'amour, d'abord?

_C'est sous un balcon avoir le délire,_
_C'est rentrer pensif lorsque l'aube naît..._

Je n'ai jamais eu le délire, sous un balcon. J'y ai reçu de l'eau,
quand il avait plu, et de la poussière quand les larbins
secouaient les tapis. Je suis rentré souvent «lorsque l'aube
naît.» Mais jamais pensif. Plutôt un peu éméché... Peut-être que
la définition n'est pas bonne, après tout.

-- C'est la meilleure! dit un psychologue.

Alors je ne suis pas amoureux.

Mais je suis étonné, très étonné, même, lorsque mon oncle me prend
à part, un soir, et me dit à demi-voix:

-- Viens après-demain matin, à dix heures. Je veux te rendre mes
comptes de tutelle. Sois exact.

Diable! Il paraît que c'est pressé. Mon oncle tient sans doute à
savoir, avant de conclure définitivement le mariage de sa fille,
si j'accepterai ou non un règlement dérisoire. Ça doit être ça.
C'est moi qui dois payer la dot; et si je me rebiffe, rien de
fait... Mais comment n'accepterais-je pas? À qui me plaindre? J'ai
bien un subrogé-tuteur, quelque part; un naïf, choisi exprès, qui
aura tout approuvé sans rien voir... À quoi bon? Tout doit être en
règle, correct, légal...

Mon oncle, c'est un homme d'ordre; une brute trafiquante à
l'égoïsme civilisé. En proie à des instincts terribles, qu'aucune
règle morale ne pourrait réfréner, mais qu'il parvient à
réglementer par une soumission absolue à la Loi écrite. Ses
dominantes: l'Orgueil et la Luxure, dont la somme, toujours, est
l'Avarice. À force d'énergie, il arrive à maintenir fermement, au
point de vue social, ou plutôt légal, les écarts d'un cerveau très
mal équilibré naturellement. Comme il n'a point assez de confiance
en lui pour se juger et se diriger lui-même, il est partisan
acharné du principe d'autorité qui lui assure la garantie des
hiérarchies, même usurpées, et la distribution de la justice dans
un sens toujours identique; -- qui, en un mot, lui donne un moi
social qui recouvre à peu près son moi naturel. -- Mais malgré
tout, au fond, ses instincts en font un implacable; son ironie
n'est point l'ironie chevrotante du faux-bonhomme; elle sonne
comme le ricanement du carnassier en cage, mais pas dompté, qui a
besoin de donner de la voix, de temps en temps, mais qui sait bien
qu'il est inutile de rugir. Au dehors, et justement parce que
c'est un maniaque déterminé de la civilisation, son état criminel
latent (qui lui laisse dans l'âme un sentiment de peur très vague,
mais perpétuel) l'entraînerait du côté de la religion, si elle lui
semblait, plus dogmatique et moins facilement miséricordieuse. Il
se contente d'être philanthrope.

Et avare? Certainement. Mon oncle est un avare tragique.

Ce n'est pas un de ces ridicules fesse-mathieu -- possibles
autrefois après tout -- qui se refusaient le nécessaire pour ne pas
diminuer leurs trésors, et qui laissaient crever de faim leurs
chevaux plutôt que de leur donner une musette d'avoine. Ce n'est
pas un de ces pince-maille, usuriers liardeurs hypnotisés par le
bénéfice immédiat, qui «méprisent de grands avantages à venir pour
de petits intérêts présents.» Sa passion ne s'éloigne jamais de
son but. Il sait bien que ce n'est pas sa cassette qui a de beaux
yeux; car il sait que les beaux yeux ont une valeur, comme les
pièces d'or, et il sait où les trouver quand il en a soif. Et si,
par impossible, on lui enlevait son trésor, il ne se prendrait
point le bras en criant: «Au voleur!» car il aurait peur qu'on
l'entende et l'orgueil lui fermerait la bouche. C'est l'avare
moderne. L'avare aux combinaisons savantes, et à longue portée;
qui aime l'argent, certes; qui ne l'aime pas, pourtant, comme une
chose inerte qu'on entasse et qu'on possède, mais comme un être
vivant et intelligent, comme la représentation réelle de toutes
les forces du monde, comme l'essence de quelque chose de
formidable qui peut créer et qui peut tuer, comme la réincarnation
existante et brutale de tous les simulacres illusoires devant
lesquels l'humanité se courbe. L'avare qui comprend que la
contemplation n'est pas la jouissance; que l'argent ne se
reproduit que très difficilement d'une façon directe; que l'or,
étant l'émanation tangible des efforts universels, doit être aussi
un stimulant vers de nouvelles manifestations d'énergie, et que
l'homme qui le détient, au lieu de l'accumuler stupidement, doit
le considérer comme un serviteur adroit et un messager fidèle, et
le diriger habilement. Cet avare-là n'est pas un ladre; c'est une
bête de proie. Il reste un monstre; mais il cesse d'être grotesque
pour devenir terrible.

Il y a quelque chose d'effrayant chez mon oncle; c'est l'absence
complète de tout autre besoin que l'appétit d'autorité. Tous les
autres sentiments n'ont pas été, en lui, relégués à l'arrière-
plan; ils ont été extirpés, radicalement; et ce sont leurs
parodies, jugées utiles, qui sont venues reprendre la place qu'ils
occupaient. Cet âpre désir de domination, qui est l'effet bien
plus que la cause de son avarice, le libère même des griffes des
deux passions qui ont donné naissance à sa cupidité: l'orgueil,
qui le conduirait au mépris ou à l'évaluation inexacte des forces
des autres; et la luxure, qui l'écarterait sans cesse de son but
par la fascination de la chair. J'ai rarement entendu, dans ma
vie, un homme juger avec autant de bon sens et d'impartialité les
êtres et les choses; et quant au libertinage... Un exemple: sa
femme, morte il y a plusieurs années, était coquette, exigeante,
dépensière; fort jolie surtout. Mon oncle, le lendemain du
mariage, prit une maîtresse qu'il payait tant par mois -- afin de
pouvoir toujours, aux moments psychologiques, rester sourd aux
sollicitations pécuniaires qui se murmurent sur l'oreiller. --
Donner beaucoup d'argent eût été dur pour lui; mais peut-être
l'aurait-il fait; se laisser maîtriser par l'amour, même physique,
il ne le voulut jamais.

C'est ce prurit d'autorité, sans doute, qui met sur le visage de
mon oncle, parfois, un voile de tristesse infinie et de
découragement profond. Il devine que, son appétit de domination,
il ne pourra jamais l'assouvir: que le moment n'est pas encore
propice aux grandes entreprises des hommes de calcul. Il sent que
le monde est encore attaché aux fantômes des vieilles formules qui
ne s'évanouiront pas avant un temps, qui ne disparaîtront que dans
les fumées d'un grand bouleversement, vers la fin du siècle. -- Car
il prédit, pour l'avenir, un nouveau système social basé sur
l'esclavage volontaire des grandes masses de l'humanité,
lesquelles mettront en oeuvre le sol et ses produits et se
libéreront de tout souci en plaçant la régie de l'Argent,
considéré comme unique Providence, entre les mains d'une petite
minorité d'hommes d'affaires ennemis des chimères, dont la mission
se bornera à appliquer, sans aucun soupçon d'idéologie, les
décrets rendus mathématiquement par cette Providence tangible; par
le fait, le culte de l'Or célébré avec franchise par un travail
scientifiquement réglé, au lieu des prosternations inutiles et
honteuses devant des symboles décrépits qui masquent mal la seule
Puissance. -- Mais mon oncle est venu trop tard dans un monde
encore trop jeune. Et peut-être prévoit-il que, ses rêves
d'ambition autoritaire rendus irréalisables par l'âge, il
deviendra la proie sans défense de l'orgueil et de la luxure, que
la sénilité exagère en horreur.

Mais ce n'est pas de la tristesse seulement qu'inspire à mon oncle
cette vision décourageante de l'avenir; c'est une sorte de rage
spéciale, de fureur nerveuse dont il réprime mal les accès, de
plus en plus fréquents. Les sentiments factices dont il a
recouvert, par habileté, son impassibilité barbare, commencent à
lui peser autant que s'ils étaient réels. Plus, peut-être. Un
jour, prochain sans doute, il arrachera le masque et apparaîtra
tel qu'il est. Il continuera à respecter à peu près les toiles
d'araignée du Code, mais renversera d'un seul coup les barrières
de la morale sans sanction. L'amour de l'argent qui seul, à notre
époque de lâcheté, peut donner de l'audace, s'exaspérera en lui à
mesure qu'il constatera davantage son impuissance à le satisfaire
complètement; et, plein de mépris pour toutes choses et de haine
pour tous les êtres, il se mettra à s'aimer lui seul, pleinement
et furieusement, en raison exacte de la fortune qu'il possédera.
Il voudra jouir, et sacrifier tout à ses jouissances. Il ne sera
pas la victime de ses passions, mais leur maître; un maître
exigeant et brutal, qui poussera le cynisme de l'égoïsme jusqu'à
la prodigalité stupide, et qui voudra, en dépit de tout, _en avoir
pour son argent_... Mon oncle me fait souvent songer aux barons
solitaires et tristes du Moyen-Âge. Combien y eut-il, derrière la
pierre des donjons, d'âmes basses, mais vigoureuses, qui rêvèrent
de dominations épiques et que le sort condamna à noyer leurs
visions hautes et tragiques dans le sang des drames intimes et
vils, maudits à jamais ou toujours ignorés! Combien d'hommes
ardents, irritables, superstitieux et passionnés, ont psalmodié
les litanies du crime, à l'ombre de la tour féodale, parce que les
champs de bataille n'étaient point prêts encore où devait se
chanter la chanson de l'Épée! Quelle cohue d'oppresseurs et
d'ambitieux qui furent des bandits parce qu'ils ne purent être
empereurs, Charles-Quints avortés en Gilles de Rais...

Se voir réduit à spéculer d'une façon mesquine sur les événements
-- ces événements qui sont les explosions de la douleur humaine --
quand on a rêvé de provoquer des faits et de diriger des actes!
Quelle pitié! Surtout lorsqu'on croit, comme mon oncle, que l'âge
est proche où l'autorité des manieurs d'or va balayer toutes les
autres, surtout lorsqu'on voit qu'elle s'affirme déjà, cette
autorité, dans un autre hémisphère, sur le sol nouveau des États-
unis.

-- Ah! ces Américains, dit mon oncle avec colère, quelles leçons
ils donnent au Vieux Monde!

Et il explique le système si habile, et si humanitaire, dit-il,
des Crésus d'Outre-mer. Ce système, même, il l'applique autant
qu'il peut. Son avarice s'élargit; c'est un mélange d'économie et
de libéralité qui doit porter intérêts. -- Il donne aux
établissements de bienfaisance et soutient des oeuvres
philanthropiques. Il fait du bien pour pouvoir impunément faire du
mal. Et, là encore, ses instincts autoritaires se laissent voir;
il fait le bien sans présomption, mais le mal avec insolence; on
dirait qu'il ne croit pas que c'est faire le bien que d'étayer la
Société actuelle et que c'est faire le mal que de la miner
sourdement C'est un philanthrope cynique. Il prête aux gens afin
d'en exiger des services, mais il ne le leur cache pas -- pas plus
qu'il ne cherche à dissimuler sa richesse. -- On sait à quoi s'en
tenir, avec lui; et lorsqu'il a dit à l'abbé Lamargelle qui,
depuis quelque temps déjà, l'intéresse à ses entreprises
charitables: «Dites-moi, l'abbé, ne pourriez-vous pas négliger un
peu vos pauvres ces jours-ci, et m'aider à trouver un bon parti
pour ma fille?» l'abbé Lamargelle a immédiatement compris que
l'interrogation couvrait un ultimatum; il s'est mis en campagne,
et a trouvé; il sait qu'il ne faut pas plaisanter avec M. Urbain
Randal.

Mais ça, c'est une règle qui n'est pas faite pour moi, je crois;
et il se pourrait bien que je dise autre chose que des
plaisanteries à mon oncle, tout à l'heure.

Car je suis assis, depuis dix minutes, dans son cabinet et je
l'écoute établir, en des phrases saupoudrées de chiffres, la
situation de fortune de mes parents, à l'époque où je les ai
perdus. Sa voix est ferme, sèche; elle énumère les mécomptes,
dénombre les erreurs, nargue les illusions, dissèque les
tentatives, analyse les actes. C'est le jugement des morts.

Les mains dures font craquer les feuillets des documents, à mesure
qu'il parle et les pose devant moi pour que je puisse vérifier à
mon aise et ratifier la sentence en connaissance de cause. Mais je
ne veux pas les lire, ces mémoires -- ces mémoires _in memoriam_. --
Leurs chiffres signifient autre chose que des francs et des
centimes; ils disent les joies et les souffrances, les espoirs et
les déceptions, et les luttes et toute l'existence de deux êtres
qui ont vécu, qui se sont aimés sans doute et peut-être m'ont aimé
aussi; ils disent des choses, encore, que les chiffres ne savent
pas bien exprimer, mais que je comprends tout de même; ils disent
que ce serait mieux si l'histoire des parents, qu'on fait lire aux
fils quand ils ont vingt ans, n'était pas écrite avec des
chiffres. Papiers blancs, papiers bleus, brochés de ficelle rouge,
cornés aux coins, jaunis par le temps, pleins d'une odeur de
chancis-sure... Amour paternel, amour maternel, amour filial,
famille -- vous aboutissez à ça!

-- Nous disons, net, huit cent mille francs. Maintenant, passons à
ma gestion.

Elle a été toute naturelle, cette gestion. Les immeubles
rapportant de moins en moins et, en raison de la noirceur
croissante des horizons politiques et internationaux, les fonds
d'État les imitant de leur mieux, mon oncle a été conduit à
rechercher pour mon bien des placements plus rémunérateurs. Où les
trouver, sinon dans des entreprises financières ou industrielles?
Malheureusement, ces entreprises ne tiennent pas toujours les
belles promesses de leurs débuts; à qui la faute: aux hommes qui
les dirigent, ou à la force des circonstances? Question grave.
Telle affaire, qu'on jugeait partout excellente, devient
désastreuse en fort peu de temps; telle autre, que la voix
publique recommandait aux pères de famille, échoue misérablement.
Mon oncle (ou plutôt mon argent) en a fait la dure expérience. Et
que faire, lorsqu'on s'aperçoit que les choses tournent mal?

Attendre, attendre des hausses improbables, des reprises qui ne
s'opèrent jamais, espérer contre tout espoir, avec cette ténacité
particulière à l'homme qui s'est trompé, et qui est peut-être,
après tout, une de ses plus belles gloires. Puis, lorsqu'il faut
définitivement renoncer à toute illusion, chercher à regagner le
terrain perdu, vaincre la malchance à force d audace, sans
pourtant oublier la prudence toujours nécessaire, et lancer à
nouveau ses fonds dans la mêlée des capitaux. Hélas! combien de
fois les résultas répondent-ils aux efforts? Combien de fois,
plutôt, la gueule toujours béante de la spéculation...

J'écoute. Je suis venu pour écouter -- sachant que j'entendrais ce
que j'entends -- mais aussi pour répondre. Je n'ai point oublié ce
que je me suis promis à moi-même autrefois; je me rappelle les
rages muettes et les fureurs désespérées de ma jeunesse. J'aime
l'argent, encore; je l'aime bien plus, même, que je ne l'aimais
alors; je l'aime plus que ne l'aime mon oncle! Chaque parole qu'il
prononce, c'est un coup de lancette dans mes veines. C'est mon
sang qui coule, avec ses phrases! Oh! je voudrais qu'il eût fini --
car je me souviens du temps où je souhaitais l'aube du jour où je
pourrais le prendre à la gorge et lui crier: «Menteur! Voleur!»
C'est aujourd'hui, ce jour-là. Et je pourrais, et je peux
maintenant, si je veux...

Eh! bien, je ne veux pas!

-- À quoi penses-tu, Georges? crie mon oncle d'une voix furieuse.
Tu ne m'écoutes pas. Fais au moins signe que tu m'entends.

Et il continue à décrire les opérations dans lesquelles il a
engagé ma fortune, à en expliquer les fluctuations. Mais sa voix
n'est plus la même; elle tremble. Pas de peur, non, mais
d'énervement. Il s'était attendu à des récriminations, à des
injures, à plus peut-être, et il était prêt à leur faire tête;
mais il n'avait pas prévu mon silence, et mon calme l'exaspère.
Son système d'interprétation des faits n'est plus le même que tout
à l'heure, non plus; il ne se donne plus la peine de déguiser ses
intentions, ne prend plus souci de farder ses actes. Il ne dit
plus: «Mets-toi à ma place, je t'en prie; aurais-tu agi
autrement?... Ç'a été un coup terrible pour moi que ce désastre de
la Banque Européenne... J'ai pensé que lorsque tu aurais l'âge de
comprendre les choses, tu te rendrais compte...» Il dit: «Tel a
été mon avis; je n'avais pas à te demander le tien... J'ai fait ça
dans ton intérêt; crois-le si tu veux...» Tout d'un coup, il
s'arrête, fait pivoter son fauteuil et me regarde en face.

-- Il ressort de ce que je viens de t'exposer, dit-il, que les
pertes qu'ont fait éprouver à ton avoir mes spéculations
malheureuses montent à deux cent mille francs environ. Ma
situation actuelle ne me permet pas de te couvrir de cette
différence bien que, jusqu'à un certain point, je t'en sois
redevable. Tu as le droit de m'intenter un procès; en dépensant
beaucoup de temps, et beaucoup d'argent, tu pourras même arriver à
le gagner, et tu n'auras plus alors qu'à continuer tes poursuites,
personne ne peut te dire jusqu'à quand. En acceptant ta tutelle
j'avais pris l'engagement de faire fructifier ton bien, ou au
moins de te le conserver; les circonstances se sont jouées de mes
intentions. Que veux-tu? Un contrat est toujours léonin; l'homme
n'a pas de prescience.

Je ne réponds pas. Mon oncle reprend:

-- j'ai donc, aujourd'hui, six cent mille francs à te remettre. Ces
six cent mille francs sont représentés par des valeurs dont voici
la liste.

Il me tend une feuille de papier sur laquelle je jette un coup
d'oeil.

-- Je pense, dis-je, qu'au cours actuel il n'y a pas là deux cent
mille francs.

-- C'est possible, répond mon oncle. Lis un journal. Ou plutôt,
adresse-toi à un agent de change, car, plusieurs de ces valeurs ne
sont pas cotées en Bourse, ni même en Banque. Lorsque je m'en suis
rendu acquéreur, en ton nom, je les ai payées le prix fort. J'ai
les bordereaux d'achat. Les voici.

Naturellement.

-- Tu n'as aucune réclamation à élever contre moi à ce sujet-là.

Je m'en garderai bien.

-- Et, tu sais, rien ne te force à accepter le règlement que je te
propose.

Il s'est levé pour lancer cette phrase; et, les dents serrées, les
lèvres encore frémissantes, il se tient debout devant moi. Son
masque jaune a pâli, s'est crispé d'une colère blême. Il veut
autre chose que ma taciturnité et mon flegme; il ne sait point ce
qu'il y a derrière l'apparence de mon calme, et il veut provoquer
un éclat. Mon silence, c'est l'inconnu; et sa nature nerveuse ne
peut pas supporter l'anxiété. Il veut savoir ce que je pense de
lui pour le passé -- et pour l'avenir. -- Il veut la bataille.

Il ne l'aura pas.

-- Mon oncle, dis-je en prenant une plume, j'accepte ce règlement.

Mais il me saisit la main.

-- Attends! Rappelle-toi qu'en acceptant aujourd'hui tu t'enlèves
tout droit à une réclamation ultérieure. Réfléchis! Je ne t'oblige
à rien. Tu as l'air de me faire une grâce en me disant que tu
acceptes; et je ne veux pas qu'on me fasse grâce, moi!

-- Mon oncle, ne faites aucune attention à mon air; il pourrait
vous tromper.

Et je me penche sur une feuille de papier sur laquelle je trace
quelques lignes que je signe. Mon oncle s'est rassis pendant que
j'écris; et, quand je relève la tête, je rencontre sa figure
sarcastique tendue attentivement vers moi, les yeux mi-clos
cherchant à percer mon front et à scruter ma pensée.

-- J'ignore ce que tu as l'intention d'entreprendre, me dit mon
oncle lorsqu'il m'a remis les titres qui m'appartiennent.
N'importe; je te souhaite le plus grand succès. Le meilleur moyen
de réussir aujourd'hui est encore de s'attacher à quelque chose ou
à quelqu'un. L'indépendance coûte cher. Essayes-en tout de même,
si le coeur t'en dit. Méfie-toi des entraînements; ils sont
dangereux. Pour nous aider à résister aux tentations de toute
nature, il n'y a rien de tel que le Respect. J'en ai fait
l'expérience. Le respect pour toutes les choses établies, toutes
les règles affirmées extérieurement, si absurdes qu'elles
paraissent à première vue. Montesquieu a écrit l'Esprit des Lois;
il est inutile, n'est-ce pas? d'espérer faire mieux; il ne reste
donc qu'à s'attacher à leur lettre, qui ménage bien des alinéas...
Ah! à propos d'entraînements, reste en garde contre ceux de la
sentimentalité; le monde ne vous les pardonne jamais. Il ne faut
avoir bon coeur qu'à bon escient. Rappelle-toi que le Petit Poucet
a retrouvé son chemin tant qu'il a semé des cailloux, mais qu'il
n'a pu le reconnaître lorsqu'il l'a marqué avec du pain.

Oui, je me souviendrai de ça. Et je saurai, aussi, que le Respect
est un chat malfaisant et sans vigueur, chaussé de bottes de
gendarme, qui terrorise la canaille au profit de très vil et très
puissant seigneur Prudhomme de Carabas.

-- Viendras-tu ce soir chez les Montareuil? me demande mon oncle.

-- Non; je ne crois pas.

-- Tu le devrais; Mme Montareuil est charmante pour toi et Édouard
est enchanté de te voir; Il est tellement timide qu'il se trouve
gêné lorsqu'il est seul en face de Charlotte.

Ça, je m'en moque absolument. Mais je pense à Marguerite, la femme
de chambre de Mme Montareuil, une jolie fille pas trop farouche
dont j'ai déjà pincé la taille, dans les coins.

-- Soit, dis-je, j'irai; mais pas avant dix heures.

Mme Montareuil est une personne grave, avec une figure en violon,
une voix de crécelle et des gestes qui rappellent ceux des joueurs
d'accordéon. Je n'aime pas beaucoup les gens graves. Quant à
Édouard, c'est un jeune homme sérieux. Qu'en dire de plus?
Transcrire sa conversation avec Charlotte ne me serait pas
difficile.

-- Quel beau temps nous avons eu aujourd'hui, Mademoiselle!

-- Oh! oui, Monsieur.

-- On se serait cru en plein mois d'août.

-- Oui, Monsieur.

-- Vous ne craignez pas les grandes chaleurs, Mademoiselle?

-- Non, Monsieur.

-- Beaucoup de gens s'en trouvent incommodés.

-- Oui, Monsieur...

Mon oncle parle de l'intention qu'il a de faire remonter pour
Charlotte plusieurs des bijoux que lui a laissés sa mère.

-- Quelle chose incompréhensible, dit Mme Montareuil, que ces
perpétuels changements de mode dans la joaillerie! Et ce qu'on
fait aujourd'hui est si peu gracieux! Il faut que je vous montre
une broche qui me fut donnée lors de mon mariage, et vous me direz
si l'on fait des choses pareilles à présent.

Elle se lève pour aller chercher la broche dans son appartement.
Mon oncle est radieux, plein d'attentions pour moi; le mariage de
Charlotte, me dit-il, n'est plus qu'une question de jours; et
comme il m'assure, sans rire, qu'il découvre à chaque instant dans
Édouard de nouvelles qualités, Mme Montareuil rentre dans le
salon.

-- J'ai été un peu longue. Les petits arrangements de mon
secrétaire ont été bouleversés depuis ce matin; il fallait bien
trouver de la place pour les valeurs que j'ai retirées de la
Banque afin de faire opérer les transferts, et je suis légèrement
maniaque, vous savez. Voici la broche. Qu'en dites-vous?

Beaucoup de bien, naturellement. Pourquoi en dire du mal?
Mme Montareuil referme l'écrin avec la joie de la vanité
satisfaite.

-- Je ne l'ai pas portée depuis dix ans, dit-elle. Je la mettrai
demain, pour les courses. Vous viendrez aussi à Maisons-Laffitte,
j'espère, monsieur Georges?

-- Non, Madame; je le regrette; mais j'ai déjà expliqué à mon oncle
les raisons qui ne me permettent pas d'accepter son invitation. Je
dois partir en Belgique demain soir.

En effet, j'ai reçu une lettre d'Issacar qui m'appelle à
Bruxelles. Mais, surtout je ne tiens pas à aller m'ennuyer,
pendant deux ou trois jours, dans cette belle propriété que mon
oncle a achetée, je crois, par habileté, et où il aime à recevoir
des gens fort influents, mais qui me mettent la mort dans l'âme.
J'ai même, peut-être, d'autres raisons.

-- Vous nous manquerez. Nous avons l'intention d'abuser de
l'hospitalité de votre oncle. Nous laissons Marguerite pour garder
la maison, et nous partons demain matin, presque sans esprit de
retour. C'est si joli, Maisons-Laffitte! Et les courses! Quelque
chose me dit que je gagnerai demain. On m'a donné un tuyau, mais
un tuyau...

-- Moi aussi je viens vous parler de tuyaux, dit une grosse voix;
seulement, mes tuyaux à moi, ce sont des tuyaux d'orgue!

C'est l'abbé Lamargelle qui fait son entrée; et j'en profite pour
me retirer; car, si la conversation de l'abbé m'intéresse, je
n'aime pas beaucoup ses habitudes de frère quêteur. Ses églises en
construction au Thibet ne me disent rien de bon; et je préfère,
pendant qu'on l'écoute, aller regarder l'heure du berger dans les
yeux de Margot.

-- Alors, Monsieur ne va pas à Maisons-Laffitte demain, me dit-elle
dans l'antichambre.

-- Mais, vous écoutez donc aux portes, petite soubrette?

-- Comme au théâtre, répond-elle en baissant les yeux.

-- Eh! bien, non, je n'y vais pas; et je ne suis pas le seul; car
il paraît qu'on vous confie la garde de la maison.

-- Hélas! dit Marguerite avec un soupir. J'aurai le temps de
m'ennuyer, toute seule...

La solitude, comme on l'a écrit, est une chose charmante; mais il
faut quelqu'un pour vous le dire. J'essaye de convaincre Margot de
cette grande vérité. Elle finit par se laisser persuader; Je ne
partirai pour Bruxelles qu'après-demain matin, et la nuit
prochaine nous monterons la garde ensemble.


IV -- OÙ L'ON VOIT BIEN QUE TOUT N'EST PAS GAI DANS L'EXISTENCE

Quand je suis revenu de Belgique, où je n'avais guère passé qu'une
semaine, j'ai trouvé mon oncle dans une colère bleue.
Mme°Montareuil, que j'avais rencontrée au bas de l'escalier, avec
son fils, comme j'entrais, tenait son mouchoir sur ses yeux et
Édouard, d'une voix lugubre, m'avait affirmé que le temps était
bien mauvais. Les domestiques aussi avaient l'air fort affligé.

-- Mademoiselle Charlotte ne se mariera pas, m'a dit l'un d'eux.

Ah! bah! Pourquoi? Qu'est-il donc arrivé?

Une chose très malheureuse. C'est mon oncle qui me l'apprend,
d'une voix secouée par la fureur. Il paraît qu'il y a huit jours --
juste la nuit qui a suivi mon départ pour Bruxelles, par le fait --
les voleurs sont venus chez les Montareuil; ils ont tout enlevé,
tout, titres, valeurs, bijoux. Le secrétaire de Mme Montareuil a
été forcé et mis à sac. C'est épouvantable.

-- Horrible! dis-je. Et l'on n'a pas arrêté les malfaiteurs? On n'a
pas une indication qui puisse mettre sur leurs traces?

-- Pas la moindre. On a vu pourtant, assure-t-on, deux hommes
passer en courant dans la rue, vers les cinq heures du matin, avec
des paquets sous le bras. Des balayeurs ont donné le signalement
de l'un d'eux; c'était un homme brun, avec un pardessus vert et
une casquette noire.

-- Et l'on n'a pas retrouvé cet homme brun?

-- Pas encore; la police le recherche.

-- Mais il n'y avait donc personne, cette nuit-là, chez
Mme Montareuil?

-- Si; Marguerite, la femme de chambre. Mais elle couche à l'étage
supérieur et assure s'être endormie de bonne heure; comme elle a
le sommeil lourd, elle n'a rien entendu. On l'a mise à la porte
sans certificat, tu penses bien.

-- Quel est le montant du vol, à peu près?

-- Quatre cent mille francs, à en croire Mme Montareuil; mettons-
en, si tu veux, trois cent mille; le quart de ce qu'elle
possédait, à mon avis. Si le vieux Montareuil avait encore été de
ce monde, ce coup l'aurait tué, j'en suis sûr. Il tenait tant à
son argent!...

-- Un homme d'affaires, naturellement; et encore, je crois, plutôt
usurier qu'homme d'affaires, si la différence existe...

-- Usurier! Le mot est bien gros. Il n'a jamais eu maille à partir
avec la justice, que je sache; alors... et puis, c'était un
philanthrope, un des fondateurs de la Digestion Économique;
Mme Montareuil aussi a toujours été très charitable, ajoute mon
oncle qui ne se souvient plus de ce que je lui ai entendu dire
bien des fois, dans ses moments de cynisme: que la charité est la
conséquence de l'usure et son arc-boutant naturel.

-- Cette pauvre dame semblait bien désolée; je l'ai rencontrée en
arrivant...

-- Oui, nous venions d'avoir un entretien qui n'avait guère dû lui
mettre du baume dans le coeur. Que veux-tu? J'ai bien été obligé
de lui faire comprendre qu'une union entre son fils et Charlotte
était désormais impossible; entre la fortune que possédait Édouard
il y a huit jours et celle qui lui reste aujourd'hui, l'écart est
trop considérable...

-- Je pense, mon oncle, que vous avez été un peu vite en besogne.
D'abord, Charlotte avait, je crois, beaucoup d'affection pour
Édouard...

-- Elle! Charlotte! Elle n'aime personne. Une idéologue qui trouve
que la terre lui salit les pieds et qui rêve d'avoir des ailes!
Ils sont dans la lune, les gens qu'elle aimerait.

-- Peut-être. En tous cas, on peut retrouver, d'un moment à
l'autre, une bonne partie des valeurs dérobées, sinon leur
totalité; que la police mette la main sur les coupables...

Mon oncle ricane.

-- Les coupables! dit-il. Ne mets pas le mot au pluriel. Il n'y a
qu'un coupable.

Il se lève et marche nerveusement. Un seul coupable! Que veut-il
dire? Subitement, il s'arrête et me frappe sur l'épaule.

-- Écoute, je ne veux pas ruser avec toi, ni faire des
cachotteries. Garde seulement pour toi ce que tu vas entendre...
Si je n'avais pas été certain de ce que je viens de te dire et de
bien d'autres choses, je n'aurais pas agi aussi brusquement avec
Mme Montareuil. J'ai pris des renseignements. J'ai été à la
Préfecture, où je connais quelqu'un; c'est toujours utile, d'avoir
des relations dans cette maison-là; tu pourras t'en apercevoir. On
m'a mis des évidences irréfutables devant les yeux et l'on m'a
donné des preuves. Le vol a été commis par une seule personne;
cette personne ne possède plus le produit de son larcin; et elle
ne sera pas arrêtée. Je te parlais tout à l'heure des deux
individus qu'on prétend avoir vus... Fausse piste; renseignement
mauvais dont la police n'est pas dupe, ni d'autres, ni moi.

-- Alors, dis-je, ému malgré moi, car les allures un peu
mystérieuses de mon oncle m'intéressent, alors, quel est le
voleur?

-- Je n'ai pas besoin de te dire son nom, répond mon oncle; il ne
t'apprendrait rien. C'est un jeune homme de ton âge, à peu près,
et de ta taille -- j'ai vu son portrait. -- Il était l'amant de
Mme Montareuil.

-- Mme Montareuil! Un amant!

-- Pourquoi pas? Elle n'est pas la seule, je pense, dit mon oncle
en haussant les épaules... Ça durait depuis deux ans. C'est là
qu'est la bêtise. Qu'une femme, à n'importe quel âge, se passe un
caprice, rien de mieux. Mais la liaison!... Car elle allait le
voir souvent, l'entretenait -- maigrement, c'est vrai; j'ai vu des
lettres -- et le laissait venir chez elle, parfois, sous des
prétextes... Il devait être au courant de tout et ne guettait
évidemment qu'une occasion... On l'a vu descendre de voiture au
coin de la rue, vers onze heures, le soir du vol...

-- Qu'est-ce qu'il faisait? qu'est-ce qu'il était?

-- Un pas grand'chose. Un de ces faux artistes de Montmartre dont
le ciseau de sculpteur se recourbe en pince et qui ont dans la
main le poil de leurs pinceaux. Des habitudes de taverne et de
bouges sans nom; des fréquentations abjectes. Du reste...

-- Mais pourquoi ne l'a-t-on pas arrêté? Il n'a pas reparu chez
lui? On ne l'a pas retrouvé?

-- Il n'a pas reparu chez lui, non. Mais on l'a retrouvé -- avant-
hier, dans la Seine. -- Crime ou suicide? Crime, certainement. Il
n'avait pas un sou sur lui quand on l'a repêché, et l'on n'a rien
trouvé dans son logement; rien, bien entendu, à part les documents
qui ont révélé son intimité avec Mme Montareuil.

-- Ce n'est donc pas elle qui a donné les renseignements?

-- Elle? Pas du tout. A-t-elle seulement songé à soupçonner son
amant? Je ne le crois pas. Elle ignore sa mort. Elle n'ose pas
aller chez lui parce que, depuis l'affaire, Édouard ne la quitte
pas, mais elle lui a encore écrit hier; je le sais. C'est la
police qui a tout découvert, en donnant là une grande preuve
d'habileté; je regrette même, pour les agents chargés des
recherches, qu'on ait décidé de ne pas donner connaissance des
faits réels à la presse.

J'éclate de rire.

-- Oh! oui, c'est regrettable! Les journaux perdent là un bien joli
roman-feuilleton. Mais pourquoi diable, mon oncle, me racontez-
vous une pareille histoire?

-- Une histoire! crie mon oncle. Une histoire! Aussi vrai que nous
ne sommes que deux dans cette chambre, c'est la vérité pure. La
vérité, je te dis! Me prends-tu pour un enfant? Est-ce que j'ai
l'habitude d'inventer des contes? Tu ris!... Mais c'est affreux,
c'est à faire trembler, ces choses là! Penser que des
capitalistes, des possédants -- hommes ou femmes, peu importe; le
sexe disparaît devant le capital font aussi bon marché du bien de
la caste, sacrifient ses intérêts supérieurs à leurs passions
basses, oublient toute prudence, négligent toute précaution devant
leurs appétits déréglés -- et livrent leurs munitions, en bloc, à
l'ennemi! -- Où sont-ils, ces trois cent mille francs? Qui sait?
Peut-être entre les mains de perturbateurs prêts à engager la
lutte contre les gens riches, contre nous, en dépit du code qui
fait tout ce qu'il peut, pourtant, pour favoriser l'accumulation
et le maintien de l'argent dans les mêmes mains... Se laisser
voler! Ne pas veiller sur sa fortune! C'est mille fois plus atroce
que la prodigalité qui, au moins, éparpille l'or... C'est
abandonner le drapeau de la civilisation; c'est permettre à la
vieille barbarie de prévaloir contre elle. La fortune a ses
obligations, je crois! L'Église même nous l'enseigne... Quand je
la voyais là tout à l'heure, cette femme, geignante et
pleurnicharde, je songeais à cette vieille princesse qui, pendant
le pillage de sa ville prise d'assaut, courait par les rues en
criant: «Où est-ce qu'on viole?» Parole d'honneur, j'avais
envie... Ah! bon Dieu! se souvenir qu'on a un sexe et oublier
qu'on possède un million... C'est à vous rendre révolutionnaire!

-- Calmez-vous, mon oncle. D'abord, ces titres, ceux qui les
détiennent n'en ont pas encore le montant; on a les numéros, sans
doute; on fera opposition...

-- Que tu es naïf! C'est vraiment bien difficile, de vendre une
valeur frappée d'opposition! À quoi penses-tu donc qu'on s'occupe,
dans les ambassades? Figaro prétendait qu'on s'y enfermait pour
tailler des plumes. On est plus pratique, aujourd'hui... Je ne dis
pas que les ministres plénipotentiaires opèrent eux-mêmes...

-- Est-ce que Mme Montareuil est au courant des choses?

Mon oncle tire sa montre.

-- À l'heure actuelle, oui. Elle a trouvé, en rentrant chez elle,
une lettre qui la mandait, seule, à la Sûreté; elle est, depuis
une demi-heure, en tête-à-tête avec un fonctionnaire qui lui
révèle tout ce qu'elle sait et tout ce qu'elle ne sait pas. Elle
écoute, en pleurant ses péchés. On doit lui apprendre que si, par
hasard, on retrouve ses titres ou ses bijoux, on les lui remettra;
mais que, le principal coupable étant mort, on ne poussera pas les
recherches plus loin, afin d'éviter un scandale. Affaire classée.

-- Édouard ne saura rien?

-- Rien. Il n'aura qu'à se consoler de la perte de ses trois cent
mille francs.

Petite affaire. «Plaie d'argent n'est pas mortelle», disent les
bons bourgeois.

-- Et Charlotte?

-- Je ne crois pas que j'aurai besoin de lui dire ce que je viens
de t'apprendre.

-- Mais que pense-t-elle?

Mon oncle me regarde avec étonnement.

-- Est-ce que je sais? Elle n'a rien à penser. Je suis son père; je
pense pour elle... Après ça, peut-être réfléchit-elle pour son
compte. Si tu veux savoir à quoi, va le lui demander.

Tout de suite.

Charlotte ne m'a pas dit ce qu'elle pense -- ce qu'elle pense de ce
mariage manqué et des circonstances qui en ont amené la rupture. --
Mais je sais à quoi elle pense; je le sais depuis longtemps.
Depuis le jour, au moins, où j'ai commencé à regarder autour de
moi, à voir clair. J'ai senti que je n'étais pas seul à essayer de
comprendre ce qu'il y avait derrière le voile qui doit cacher la
vie à la jeunesse; rideau bien vieux, d'ailleurs, que la vanité
imprudente écarte et que le cynisme déchire -- car la franchise
renaît aujourd'hui par l'effronterie du persiflage et l'on
n'essaye plus guère, même devant des auditeurs en bas âge, de
galvaniser des truismes moribonds et de passionner des lieux-
communs. -- Et, avec la famille dont la règle s'énerve de plus en
plus devant la multiplicité des obligations mondaines et dont le
rôle s'efface devant les exigences d'une instruction stupide, les
jeunes êtres n'ont plus sous les yeux, lorsqu'il leur est permis
de les lever de leurs livres, que le spectre de la Vie, qui les
emplit de terreur, et de tristesse, et de dégoût. Les paroles, les
demi-mots mêmes qu'on laisse tomber, exprès parfois, retentissent
dans le vide de l'existence enfantine; et le vide est sonore.
Avez-vous entendu, après les saillies d'un sceptique, ces rires
d'enfants qui sont affreux, car ils sont des ricanements d'hommes?
Avez-vous vu ces sourires de femmes narquoises sur des lèvres de
petites filles? Ces rires-là sont presque des cris de détresse, et
ces sourires pleins de douleurs. Les paroles qui les ont provoqués
résonnent dans les cerveaux qu'elles tourmentent, et elles tuent
quelque chose ailleurs. L'âme, où rien ne trouve d'écho, perd sa
spontanéité; le coeur sait rester muet et ne veut plus partager
ses peines; l'enthousiasme et la confiance sont en prison dans la
caverne des voleurs. Chez les êtres faibles, l'égoïsme s'enracine,
l'égoïsme vil qui peut se résoudre un jour, il est vrai, en une
sympathie béate et pleurnicharde; et chez les êtres forts, c'est
un repliement amer sur soi-même, un refus dédaigneux de se laisser
entamer, qui peut donner au jeune homme l'exaspération et à la
jeune fille une froideur de glace.

La pauvreté rend précoce, celle d'affections autant que celle
d'argent. Il y a longtemps déjà, sans doute, que Charlotte a pu
satisfaire sa curiosité de la vie; sa mère, morte de bonne heure,
n'a pu lui inculquer, par la contagion des tendresses puériles et
déprimantes, la foi dans la nécessité des compassions et des
indulgences; les franchises brutales et les sarcasmes de son père
l'ont forcée à acquérir son indépendance morale, à se placer en
face du monde et à le juger. Et le jugement qu'elle a porté,
nerveux et partial, a été la négation, instinctive plutôt que
raisonnée, de tout ce qui était contraire à sa nature; et le rejet
absolu de ce qu'elle ne pouvait comprendre. Verdict d'enfant
roidie par le dédain, qui devient la règle immuable de la jeune
fille, mais qui n'est pas rendu sans luttes et sans souffrances.
Pendant que moi, isolé, enfermé dans la cage où l'on vous apprend
à avoir peur et dans la cage où l'on vous enseigne à faire peur
aux autres, je mordais mes poings dans l'ombre, combien n'a-t-elle
pas versé de larmes, cette jeune fille calme et contemplative qui
ne pouvait pas ne point voir et qu'on obligeait à entendre? Elle a
souffert autant que moi; plus que moi, sans doute, car sa
souffrance était plus aiguë, n'ayant point de cause précise mais
des raisons générales; et cette douleur était ravivée sans trêve
par le spectacle incessant de la vie basse, de l'hypocrisie
meurtrière de la barbarie civilisée avec son indifférence
horrifiante pour toutes les pensées hautes.

Charlotte a peut-être souffert, aussi, du manque de coeur et de la
brutalité de son père; je le crois, bien que je ne l'aie point
entendue se plaindre. Elle ne se plaint jamais. Les états
d'indignation silencieuse par lesquels elle a passé -- et que les
nerfs de la femme n'oublient jamais, même quand son cerveau ne se
souvient plus des causes qui les ont provoqués -- lui ont ouvert
l'âme à moitié en la froissant beaucoup. Car l'indignation est un
projet d'acte; et un projet d'acte, même irréalisé, ne pouvant
rester infécond, il y a toujours, intérieurement, résolution dans
un sens quelconque, si inattendu qu'il soit. Le plus souvent, chez
la femme, l'indignation réprimée produit la pitié. La pitié
mesquine, espèce de compromis entre l'égoïsme forcené et le manque
d'énergie mâtiné de tendresse ironique, impliquant le désaveu de
toute espèce d'enthousiasme vrai; la pitié larmoyante et bavarde,
qui procède de rancunes sourdes peureusement dissimulées, du désir
d'actes vengeurs accomplis par d'autres que, d'avance, on renie
lâchement; la pitié qui cherche dans l'exaltation du malheur,
l'auréole de sa propre apathie; sentiment anti-naturel, chrétien,
qui ne peut exister que par la somme de dépravation qu'il enferme.
Mais l'indignation, parfois, produit aussi la fierté taciturne, la
compréhension large et muette de l'universelle sottise et de
l'universelle douleur; seulement, alors, elle se retire tout
entière dans les solitudes silencieuses du coeur; elle se conserve
et se concentre comme le feu sous la neige des volcans polaires;
et, de la compression de ses élans, les âmes fortes peuvent faire
jaillir des idées libératrices -- ou même la bonté sans phrases,
lorsqu'elles ont assez souffert et lorsque, surtout, elles ont
assez vu souffrir.

C'est encore de la pitié, cela; mais une pitié haute et brave. Et
c'est cette pitié-là, inquiète et nerveuse encore, que je sens
vibrer dans Charlotte; je la lis sur son visage, son beau visage
d'un ovale pur comme ceux qu'on rêve d'entrevoir sous les arceaux
gris des vieux cloîtres; je la devine dans ses yeux réfléchis,
attentifs et sévères, ses yeux noirs qui ne parlent pas; dans sa
voix, d'un timbre aussi pur que lorsqu'elle était enfant, sa voix
qui est l'essence d'elle toute et m'enivre comme un fort parfum.

Je l'entends souvent, cette voix-là, à présent. Elle parle pour
moi, et pour moi seul. Il me semble que je n'entends qu'elle,
depuis ces trois mois que nous nous aimons... An! je ne le sais
pas, si nous nous aimons...

Comment avons-nous été poussés l'un vers l'autre, ce soir-là? ce
soir lourd d'un jour d'orage, dans le jardin de Maisons-Laffitte,
où sa robe blanche frémissait comme une aile pâle sous la nef des
grands arbres noirs, où sa voix claire faisait sonner les rimes du
poème de la nuit d'été... où je suis tombé à deux genoux devant
elle, avec des mains glacées et mon coeur qui sautait dans ma
poitrine, où elle m'a relevé de toute la force de ses deux bras et
m'a porté à ses lèvres... Je n'ai point eu besoin de mentir, de
lui dire que je l'avais toujours aimée; je lui ai dit que je
l'aimais, ce soir-là, éperdument, à en mourir, et elle m'a serré
sur son coeur en me disant: «Tais-toi, tais-toi!» Oh! cela qui fut
si doux -- cette bonté de vierge, plus forte qu'un amour de femme --
oh! je donnerais tout au monde aujourd'hui pour que ce n'eût
jamais été...

Pourquoi l'ai-je voulue, moi? Pourquoi est-elle venue ici, elle?
Pourquoi revient-elle -- puisqu'elle ne m'aime pas, je le sens;
puisque, moi, je ne peux pas l'aimer? -- Oh! c'est torturant, et je
ne puis pas dire ce que c'est que notre amour; c'est comme l'amour
de deux ennemis. On dirait qu'il y a toujours un fantôme entre
nous... Ah! les mystérieuses et confuses sensations éveillées par
le printemps passionnel! Les rêves d'idéal et les sentiments
lascifs, les fougues du coeur et les ardentes convoitises! -- Rien,
rien... Seulement la meurtrissure des sens enivrés d'ennui et
altérés par l'inquiétude; la volonté de se laisser aller à la
dérive, quand on résiste malgré soi; l'esprit qui s'effraye quand
la chair lance son cri; la défiance et la révolte des désirs; les
abandons et les reprises, les effusions et les froideurs; et
enfin, non pas la nausée, mais la rancune contre l'ennemi qui a
failli vaincre -- en redoutant de triompher. -- Mais l'impression
vive, acre, pénétrante du plaisir est tellement profonde en moi,
pourtant, qu'elle s'exprime longtemps après par les spasmes du
coeur et les frissons nerveux. Je ne l'aime pas; et il y a des
moments où je l'adore, des moments très courts; et d'autres où je
la déteste, il me semble, de tout le poids de son esprit qui
s'appuie au mien, si alourdi déjà et que je ne puis plus dégager.
On dirait que nous ne voyons que la vie, quand nous sommes
ensemble, la vie dont nous ne parlons jamais, hideuse et vieille,
-- vieille, vieille...

J'ai conscience qu'elle n'est pas pour moi; et elle sent qu'elle
n'est point faite de ma chair. C'est comme si je lui glaçais le
coeur, comme si je pétrifiais sa sympathie; comme si quelque chose
nous forçait tous deux à refouler toujours plus profondément dans
l'âme une passion intense que la sentimentalité n'ose pas
défigurer et qui ne vit, même dans le présent, que de souvenirs de
rêves. Ce sont les sourdes fermentations de la mémoire qui
m'imprègnent d'elle, du sentiment obscur de sa supériorité qui
domine toutes mes pensées, qui est comme une barrière devant ma
volonté; ses regards d'un instant qui ont rayonné pour jamais, ses
gestes fugitifs mais impérissables, toute sa grâce mille fois
révélée à moi et qui me reste si mystérieuse, toute la réalité de
ses charmes, ne m'ont donné que des visions... Cela dure depuis
des mois. Chaque fois, quand elle est venue, ç'a été un élan vers
elle; et, quand elle est partie, une délivrance. Je puis la revoir
au moins, lorsqu'elle est absente! Je la revois dans le fauteuil
où elle était assise, devant la table où elle s'appuyait; ce n'est
pas son image qui est là; c'est elle-même, elle tout entière. Et,
quand elle vient, c'est une étrangère qui lui ressemble un peu;
mais je ne puis jamais la voir telle que je l'ai revue en
pensée... Une fois, une seule, sa présence m'a été douce, douce à
ne pouvoir l'exprimer. Elle s'était endormie un moment; et j'ai eu
à moi, réellement, immobiles, silencieux et clos, son front où la
pensée inquiète a tendu la transparence de son voile, sa bouche si
souvent entr'ouverte pour des questions qu'elle ne pose pas, ses
yeux qui interrogent -- quand j'y voudrais voir briller des
étoiles. -- J'aurais voulu qu'elle ne se réveillât jamais et
m'endormir avec elle, moi, pour toujours...

Mais c'est fini, à présent. Nous ne serons plus séparés, Charlotte
et moi; par un adversaire invisible qu'elle a deviné dans l'ombre,
sans doute, et que je ne veux pas avoir terrassé pour lutter avec
son fantôme. Qu'elle parle, si elle a quelque chose à dire, et si
elle ose parler. Ou bien, je parlerai; et si ce que je dirai doit
tuer notre amour, qu'il meure. Je ne veux plus subir le despotisme
des angoisses qui l'étreignent; et je ne veux pas plus de secret
entre nos âmes qu'il n'y en a entre notre chair, notre chair que
rapproche un nouveau lien, car Charlotte est enceinte. Avant-hier,
elle m'a décidé à aller demander sa main à son père, et à lui tout
avouer; je dois lui faire part, aujourd'hui, du résultat de
l'entrevue; je l'attends.

La voici. Pour la première fois, en face d'elle, je me sens maître
de moi, je n'éprouve pas les frémissements d'humilité du dévot
devant son idole muette, du coupable devant sa conscience.

-- Tu as vu mon père?

-- Oui.

C'est vrai. J'ai vu mon oncle hier matin. Il m'a écouté sans
émotion et m'a laissé parler sans m'interrompre.» Tu n'auras pas
ma fille, m'a-t-il dit quand j'ai eu fini. -- Voulez-vous me donner
les raisons de votre refus? ai-je demandé.-- Certainement. Il n'y
en a qu'une. Je ne veux plus marier Charlotte. -- Vous ne voulez
plus... -- Non. Il est convenu qu'un père de famille doit faire son
possible pour établir sa fille; mais si les circonstances
s'opposent à la réalisation de ses désirs, le monde ne peut pas
lui en vouloir de ne point persister en dépit de tout. Les faits
qui ont empêché le mariage de Charlotte, en raison même de la
rareté de leur caractère, m'autorisent à abandonner, au moins
pendant quelques années, toutes tentatives matrimoniales à son
égard. Édouard est censé avoir le coeur brisé, et il est inutile
de le lui arracher tout à fait; Charlotte est supposée regretter
profondément Édouard; et on m'imagine généralement versant des
pleurs sur leur infortune, dans le silence du cabinet. C'est une
situation. -- Situation conciliable avec vos intérêts? -- Peut-être.
Je ne tenais pas à avoir d'enfant, moi; une fille, surtout. Les
filles, il leur faut une dot; et la dot, c'est une somme d'autant
plus grosse que le père s'est enrichi davantage. Il faut payer. Je
payerai, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement; mais le
plus tard possible. -- Savez-vous si Charlotte sera de votre avis
et si elle voudra attendre?» Mon oncle s'est mis à ricaner. «Oh!
qu'elle le veuille ou non!... Elle ne sera majeure que dans deux
ans, environ; et après, les sommations respectueuses, les
formalités, le temps qu'elles exigent... Une femme peut arracher
ses premiers cheveux blancs, en France, avant d'avoir une volonté.
-- Elle peut disposer d'elle-même, en tous cas... -- Illégalement. --
Soit. C'est ce qu'a fait Charlotte. Depuis trois mois elle est ma
maîtresse. -- Ta...? a crié mon oncle en sursautant, car il a senti
que je ne mentais pas. -- Oui; depuis trois mois; et je viens vous
demander, puisque c'est nécessaire, de nous permettre de
régulariser notre situation.» Mon oncle était blême, encore, et sa
main, posée à plat sur le bureau, frémissait un peu; mais sa voix
n'a pas tremblé. «Votre situation, a-t-il dit, je puis la
régulariser facilement; en faisant enfermer ma fille jusqu'à sa
majorité, d'abord; et-en te faisant poursuivre, toi, pour
détournement de mineure. La loi m'autorise... -- Oui! À tout! À
voler la dot de votre fille, comme vous m'avez volé mon héritage,
à moi!» Mon oncle ne s'est pas indigné; il a souri et hoché la
tête. «Je comprends. Je comprends. Une vengeance? Ou un chantage?
-- Ni l'un ni l'autre! Quelque chose qui ne vous regarde pas, que
je ne veux pas vous dire. Il n'y a qu'une chose que je veuille
vous dire, c'est que Charlotte est enceinte et qu'il nous faut
votre consentement à notre mariage! Vous entendez? Il me le faut!
Je ne veux pas que mon enfant...-- Ne t'avance pas trop! La loi
n'interdit pas sans raisons la recherche de la paternité...» J'ai
bondi vers mon oncle et je l'ai empoigné par les épaules. «Si vous
dites un mot de plus, si vous vous permettez la moindre allusion
injurieuse envers Charlotte, vieux coquin, je vous écrase sous mes
pieds et je vous jette par la fenêtre. Il y a longtemps que j'ai
envie de le faire, sale voleur que vous êtes! Entendez-vous, que
j'en ai envie? Hein? (et je sentais ses os, que j'aurais dû
broyer, craquer dans mes mains, et je ne voyais plus que le blanc
de ses yeux). Si je n'étais pas un lâche, comme tous ceux qui se
laissent piller par des pleutres de votre trempe, il y a longtemps
que j'aurais pris votre tête par les deux oreilles et que je
l'aurais écrasée contre vos tables de la Loi! Je peux vous la
faire, à présent, la loi, si je veux, hein!... Tenez, vous n'en
valez pas la peine!» Et je l'ai jeté, d'un revers de main, au fond
de son fauteuil où il s'est écroulé comme une ordure molle.
«Écoutez, ai-je repris, près de la porte, avant de sortir, tandis
qu'il cherchait à récupérer son sang-froid et qu'il arrangeait sa
cravate. Écoutez-moi bien. Accordez-moi la main de Charlotte; je
ne vous demande pas de dot; je ne vous en ai point demandée. Je ne
veux pas que vous me donniez un sou, même de l'argent que vous
m'avez pris. Si vous aviez la moindre affection pour votre fille,
je vous dirais qu'elle sera heureuse avec moi; mais vous ne vous
souciez de personne. Une dernière fois, voulez-vous? Si vous ne
voulez pas, je ne sais pas ce qui arrivera; mais je prévois des
choses terribles, des malheurs sans nom pour elle, pour moi -- et
pour vous aussi. «Je me suis arrêté, la voix coupée par la
colère.» Je n'ai qu'un mot à te répondre. C'est: Non. Je n'ai pas
plus d'aversion pour toi que pour un autre, malgré ce que tu viens
de dire et de faire. Tu m'es indifférent -- comme tous les gens qui
ne peuvent me servir à rien. -- Seulement, en admettant que ma
fille ne me donne pas lieu de la renier purement et simplement, je
ne puis pas la marier sans dot; cela ruinerait mon crédit; et, la
mariant avec une dot, je ne puis la donner qu'à un homme possédant
une fortune en rapport. Tel n'est point ton cas, malheureusement
pour toi. Il y a des conventions sociales que rien au monde ne
m'obligera à transgresser; elles sont la base de l'Ordre
universel, quoi que tu en puisses dire... Tu viens de te comporter
en sauvage; moi, je te parle en civilisé, a-t-il continué en
glissant sa main dans un tiroir qu'il avait ouvert sournoisement
et où je sais qu'il cache un revolver. La loi m'autorise à agir
contre ma fille et toi. Je n'userai pas du droit qu'elle me
confère. Tu as séduit Charlotte; tu peux la garder. Vivez en
concubinage, si vous voulez; vous serez à plaindre avant peu, sans
aucun doute. Mais c'est moi qu'on plaindra.» Je suis sorti
brusquement, sans dire un mot, car je voyais rouge.

C'était avant-hier, cela; et il me semble que c'est la même fureur
qui me secouait alors qui vient de m'envahir tout d'un coup,
lorsque Charlotte est entrée.

-- Eh! bien, que t'a dit mon père? me demanda-t-elle, anxieuse.

-- Il a dû te l'apprendre lui-même, je pense.

-- Non. Voilà trois jours que je ne l'ai vu; il sort de bonne heure
et rentre tard; on dirait qu'il m'évite. Tu lui as dit?...

-- Tout. Et il refuse. Je n'ai pas besoin de te donner ses raisons,
n'est-ce pas?

Charlotte secoue la tête tristement. Elle vient s'asseoir près de
moi et me prend la main.

-- Et toi, que veux-tu faire?

-- Moi? dis-je... Je ne sais pas. En vérité, je ne sais pas.

Et je fixe mes yeux sur quelque chose, au loin, pour éviter son
regard que je sens peser sur moi. Mais l'étreinte de sa main se
resserre, sa petite main si fine et si jolie, qui semble exister
par elle-même.

-- Dis-moi ce que tu penses, Georges! Je t'en prie, dis-le moi, si
cruel que ce doive être.

Je dégage ma main et je me lève.

-- Est-ce que je sais ce que tu penses, toi? Je ne l'ai jamais su!
Dis-le moi, si tu veux que je te réponde. Dis-moi si tu m'aimes,
d'abord!

Des larmes roulent dans les yeux de Charlotte.

-- Je t'aime, oui... Oh! Je ne sais pas... Je ne peux pas dire! Je
ne te connais pas. Je ne te vois pas. J'ai peur... Je devine des
choses, à travers toi; des choses atroces...

Je frappe du pied, car ses larmes me crispent les nerfs et
m'irritent.

-- Écoute, dis-je; écoute des choses plus atroces encore. Il faut
que tu les apprennes, puisque tu veux savoir ce que je pense. Je
ne veux point vivre de la vie des gens que tu connais, que tu
fréquentes, que tu coudoies tous les jours. Leur existence me
dégoûte; et, dégoût pour dégoût, je veux autre chose. J'ai déjà
cessé de vivre de, leur vie. J'ai... Tu sais, le vol commis chez
Mme Montareuil, ces quatre cent mille francs de bijoux et de
valeurs enlevés la nuit. Eh! bien...

Charlotte s'élance vers moi et me pose sa main sur la bouche.

-- Tais-toi! Je le sais. Je l'ai deviné! Ne parle pas; je ne veux
pas... Viens.

Elle m'entraîne, me fait asseoir sur le divan et me jette ses bras
autour du cou.

-- Tu ne te doutais pas que je savais? que j'avais compris toute ta
haine pour mon père et pour ceux qui lui ressemblent, et que
j'avais pu lire en toi comme dans un livre le jour où tu es venu
me parler, te rappelles-tu? en revenant de Bruxelles... Non, non,
ne t'en va pas. Reste. Ne te mets pas en colère si je pleure;
c'est plus fort que moi. Écoute. Je ne t'aimais pas, mais je
sentais combien tu étais tourmenté... Et le soir où tu m'as parlé,
dans le jardin, je ne t'aimais pas non plus, mais je savais que tu
avais soif d'une amitié compatissante, comme tous les coeurs
malheureux...

D'un geste brusque, je me délivre de son étreinte.

-- Il fallait te défendre, alors, puisque tu n'avais que de la
pitié pour moi! Ce n'est pas de la sympathie que je te demandais!

-- Enfant! dit-elle en me reprenant dans ses bras; est-ce que tu le
savais, ce que tu me demandais? tu voulais trouver l'oubli, en
moi, le sommeil de toutes les pensées qui te hantent, la fin du
cauchemar qui t'oppresse. Cela, je ne pouvais te le donner qu'avec
moi-même. Ce soir-là, tu avais vu en moi une fée qui peut chasser
les mauvais rêves; mais je n'étais qu'une femme, et mon seul
charme c'était mon amour. Je te l'ai donné autant que j'ai pu; pas
assez complètement, sans doute... et, surtout, je ne t'ai jamais
dit ce que j'aurais dû te dire, je ne t'ai jamais parlé comme
j'étais résolue à le faire chaque fois que je venais te voir.
Pardonne-moi; je sentais que ta souffrance était tumultueuse et
irritable, et je n'ai jamais osé... J'avais peur...

-- Tu avais peur! dis-je en me levant et en marchant par la
chambre. Peur de quoi? De me dire que j'étais un voleur? Je m'en
moque pas mal! Ou bien d'entreprendre ma conversion? Tu aurais
sans doute perdu ton temps. C'était bien inutile, va, tes airs
mystérieux et tes façons d'enterrement... Tu m'as demandé ce que
je voulais faire, tout à l'heure. Si ton père m'avait accordé ta
main, j'aurais vu; mais puisqu'il refuse... je veux continuer, ni
plus ni moins, et le tonnerre de Dieu ne m'en empêcherait pas.
J'espère que tu ne me quitteras pas; tu t'ennuieras un peu moins
que tu ne l'as fait jusqu'ici...

-- Non, non! crie Charlotte. Ne parle pas ainsi! Ce n'est pas fait
pour toi, cela! je ne veux pas...

-- Pourquoi donc n'est-ce pas fait pour moi? Parce que les lois,
qui ont permis qu'on me dépouillât depuis, ne m'ont pas fait
naître pauvre? Parce que j'ai été enfermé au collège au lieu
d'être interné dans la maison de correction? Parce que j'ai appris
des ignominies dans des livres, derrière des murs, au lieu de
faire l'apprentissage du vice en vagabondant par les rues? Je ne
comprends pas ces raisons-là. Parce qu'on m'a fait donner assez
d'instruction et qu'on m'a laissé assez d'argent pour me permettre
d'agir en larron légal, comme ton père? Je ne veux pas être un
larron légal; je n'ai de goût pour aucun genre d'esclavage. Je
veux être un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler et
je prendrai aux autres ce qu'ils gagnent ou ce qu'ils dérobent,
exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et les
manieurs de capitaux. Comment! j'aurai été dévalisé avec la
complicité de la loi, et même à son instigation, et je n'oserai
pas renier cette loi et reprendre par la force ce qu'elle m'a
arraché? Comment! toi qui es une femme et qui seras mère demain,
tu peux être empoignée ce soir par des gendarmes que ton père aura
lancés contre toi et enfermée jusqu'à vingt-et-un ans comme une
criminelle, avec l'interdiction, après, de te marier avant
l'expiration des interminables délais légaux! et tu hésiteras à
fouler aux pieds toutes les infamies du Code?

-- Non, dit Charlotte, je n'hésiterai pas. Je suis ta femme et je
suis prête à te suivre. Mais... Non, je t'en prie, ne fais pas
cela. Je t'en prie; pour moi, pour... l'enfant... et surtout pour
toi. Oh! j'aurais tant donné pour que tu ne l'eusses jamais fait!
et je te supplie de ne plus le faire. N'est-ce pas, tu voudras
bien?

Elle se lève et vient près de moi.

-- Dis-moi que tu voudras bien. Je sais aussi, moi, que c'est
ignoble, toutes ces choses; toute cette société immonde basée sur
la spoliation et la misère; je sais que les gens qui soutiennent
ce système affreux sont des êtres vils; mais il ne faut pas agir
comme eux...

-- C'est le seul moyen de les jeter à bas, dis-je. Lorsque les
voleurs se seront multipliés à tel point que la gueule de la
prison ne pourra plus se fermer, les gens qui ne sont ni
législateurs ni criminels finiront bien par s'apercevoir qu'on
pourchasse et qu'on incarcère ceux qui volent avec une fausse clef
parce qu'ils font les choses mêmes pour lesquelles on craint, on
obéit et on respecte ceux qui volent avec un décret. Ils
comprendront que ces deux espèces de voleurs n'existent que l'une
par l'autre; et, quand ils se seront débarrassés des bandits qui
légifèrent, les bandits qui coupent les bourses auront aussi
disparu. Tu sais ce que je pense, maintenant; tu sais ce que j'ai
fait et ce que je veux faire -- tu entends? ce que je veux faire!

-- Oh! c'est affreux, dit Charlotte en sanglotant. Je ne sais pas
si tu as tort... mais je ne peux pas, je ne peux pas... Écoute-
moi, je t'en supplie... au moins pendant quelque temps... Tu te
calmeras. Tu es tellement énervé! Tu verras que c'est trop
horrible... Je n'ai pas même le courage d'y penser; et je n'aurais
pas la force... Oh! si tu savais ce que je souffre! Je t'aime, je
t'aime de toute mon âme à présent; et je t'aimerai... oh! je ne
peux pas dire comme je j'aimerai...

Je la prends dans mes bras.

-- Eh! bien, si tu m'aimes, Charlotte, ne me demande point des
choses impossibles. Il faut que j'agisse comme je te l'ai dit, je
suis poussé par une force que rien au monde ne pourra vaincre,
même ton amour. Mais tu seras heureuse, je te jure...

-- Non, murmure-t-elle en détournant la tête; je voudrais pouvoir
te dire: oui; je le voudrais de tout mon coeur; mais c'est plus
fort que moi, je ne peux pas. Il me semble que je mourrais de peur
et de honte... et je ne veux pas que toi... Oh! mon ami, mon ami!
ne me repousse pas ainsi...

-- Si! dis-je, je te repousserai -- et j'écarte sa main glacée
qu'elle a posée sur mon front brûlant, car sa douleur me pénètre
et m'exaspère et je sens fondre, devant ce désespoir de femme,
l'âpre résolution qui, depuis si longtemps, s'ancra en moi. -- Si!
je te repousserai si tu es assez faible pour ne point agir ce que
tu penses, car tu sais bien que j'ai raison. Je serai ce que je
veux être! Et je resterai seul si tu n'es pas assez forte pour me
suivre.

Charlotte devient pâle, pâle comme une morte; et ses yeux seuls,
éclatants de fièvre, paraissent vivants dans sa figure.

-- Je ne peux pas, dit-elle tout bas; et d'autres paroles, qu'elle
voudrait prononcer, expirent sur ses lèvres blêmes.

-- Eh! bien, va-t-en, alors! crié-je d'une voix qui ne me semble
pas être la mienne. Va retrouver ton père, fille de voleur! il m'a
volé mon argent et toi tu veux me voler ma volonté! Va t-en! Va-t-
en!...

Alors, Charlotte s'en va, toute droite. Et pendant longtemps,
cloué à la même place et comme pétrifié, je crois entendre le
bruit de ses pas qui s'est éteint dans l'escalier.

Ce que je ressens, c'est pour moi. Je voudrais bien qu'il y eût là
quelqu'un pour me tuer, tout de même; mais on ne meurt pas comme
ça. Il faut vivre. Eh! bien, en avant......

Le lendemain matin, à la gare du Nord, au moment où je vais
prendre le train pour Bruxelles, quelqu'un me frappe sur l'épaule.
Je me retourne. C'est l'abbé Lamargelle.

-- Vous partez en voyage, cher monsieur?

-- Oui; pour affaires; un voyage qui durera quelque temps, je
pense.

-- Vous ne m'étonnez pas; votre oncle est un homme aimable et
Melle Charlotte est absolument charmante; mais les événements de
ces temps derniers, ces malheureux événements, ont influé quelque
peu sur l'aménité de leur caractère; et quand on ne trouve plus
dans la famille les joies profondes auxquelles elle vous a
habitué... Ah! ç'a été bien déplorable, ce qui est arrivé. Pour ma
part, je n'ai aucune honte à l'avouer, j'y ai perdu une petite
commission qui devait m'être versée au moment du mariage. Enfin...
Les voies de la Providence sont insondables. M. Édouard Montareuil
est bien affecté.

-- J'espère qu'il se consolera, avec le temps.

-- Je l'espère aussi. Le temps... les distractions... Je crois
savoir qu'il se fait inoculer; je l'ai rencontré l'autre jour sur
la route de l'Institut Pasteur. La science est une grande
consolatrice. Quant à vous, vous préférez les voyages.

-- Oh! voyages d'affaires...

-- Oui; des affaires au loin; l'isolement. Vous avez sans doute
raison. Beaucoup de gens éprouvent le besoin de la solitude, de
temps à autre:

_Quiconque est loup, agisse en loup;_
_C'est le plus certain de beaucoup;_

comme le dit le fabuliste, continue l'abbé en me plongeant
subitement ses regards dans les yeux. Allons! je crains de manquer
mon train. Au revoir, cher monsieur. Nous nous retrouverons,
j'espère; je fais même mieux que de l'espérer, il n'y a que les
montagnes, hé! hé! qui ne se rencontrent pas. Je vous souhaite un
excellent voyage. -- Prenez garde au marchepied.

Par la portière du wagon, j'aperçois sa haute silhouette noire qui
disparaît au coin d'une porte. Était-il venu pour prendre un train
-- ou pour me voir? Et alors, pourquoi?

Ah! pas de suppositions! Ça ne sert à rien -- surtout quand les
prêtres sont dans l'affaire. -- Des malins, ceux-là! et qui ne sont
peut-être pas les plus mauvais soutiens de la Société, bien que la
bourgeoisie déclare, en clignant de l'oeil, que le cléricalisme
c'est l'ennemi.

J'y réfléchis pendant que le train, qui s'est mis en marche,
traverse la tristesse des faubourgs. Quand on pense au nombre des
êtres qui vivent dans ces hautes maisons blafardes, dans ces
lugubres casernes de la misère, et qui sont provoqués, tous les
jours, par ces deux défis: la ceinture de chasteté et le coffre-
fort; quand on songe qu'on ne met en prison tous les ans, en
moyenne, que cent cinquante mille individus en France et quelques
malheureux millions en Europe; on est bien forcé d'admettre, en
vérité, devant cette dérisoire mansuétude de la répression
impuissante, que la seule chose qui puisse retenir les gens sur la
pente du crime, c'est encore la peur du diable.


V -- OÙ COURT-IL?

-- Naturellement, si vous essayez d'expliquer ça à un gendarme, il
y a fort à parier qu'il vous prendra pour un aliéné dangereux.
Mais il n'en est pas moins vrai que le voleur, c'est l'Atlas qui
porte le monde moderne sur ses épaules. Appelez-le comme vous
voudrez: banquier véreux, chevalier d'industrie, accapareur,
concussionnaire, cambrioleur, faussaire ou escroc, c'est lui qui
maintient le globe en équilibre; c'est lui qui s'oppose à ce que
la terre devienne définitivement un grand bagne dont les forçats
seraient les serfs du travail et dont les garde-chiourmes seraient
les usuriers. Le voleur seul sait vivre; les autres végètent. Il
marche, les autres prennent des positions. Il agit, les autres
fonctionnent.

-- Et leurs fonctions consistent à voler, dis-je.

-- Si l'on veut pousser les choses à l'extrême, certainement,
répond Issacar en allumant une cigarette. Mais pourquoi
hyperboliser? Il est bien évident que l'homme, en général, est
avide de gains illicites et que le petit nombre de ceux qui n'ont
pas assez d'audace pour agir en pirates, avec les lettres de
marque octroyées par le Code, rêvent de se conduire en forbans. Le
genre humain est admirablement symbolisé, à ce point de vue, par
le trio qui fit semblant d'agoniser, voici dix-huit siècles, au
sommet du Golgotha: le larron légal à droite, le larron hors la
loi à gauche, et Jésus la bonté même, représentant la soumission
craintive aux pouvoirs constitués, au milieu. Seulement, quand on
a dit cela, on n'a pas dit grand'chose. On a établi les éléments
inaltérables de l'âme actuelle, mais on a ignoré les diversités
extérieures de son agencement. Il y a fleurs et fleurs, bien que,
primordialement, toutes les parties de la fleur soient des
feuilles; et il y a filous et filous bien que, par leur fonds,
tous les hommes soient des fripons.

-- N'allez-vous pas trop loin, à votre tour?

-- Je ne pense pas. Je ne crois point que la nature humaine soit
mauvaise en elle-même, ou, au moins, incurablement mauvaise; pas
plus que je ne crois au criminel-né. Ce sont là des mensonges
conventionnels, fort commodes sans doute, mais qu'il ne faudrait
point ériger en axiomes. Je crois à l'influence détestable,
irrésistible, du déplorable milieu dans lequel nous vivons, Que la
corruption engendrée par ce milieu soit profonde et générale, il
n'y a pas lieu d'en douter; les êtres qui échappent à son action
sont en bien petit nombre. Ils existent, cependant; car c'est
soutenir un paradoxe abominable que d'affirmer qu'il n'y a point
d'honnêtes gens. Les personnes les plus versées en la matière
n'ont point de doutes à ce sujet. M. Alphonse Bertillon assure
même qu'on pourrait trouver à Paris, parmi les êtres placés dès
leur jeunesse dans ces conditions qui sont le lot des criminels
que nous sommes tous plus ou moins, une centaine d'hommes devenus
et restés parfaitement honnêtes. «On les trouverait tout de même,
dit-il, mais ce seraient cent imbéciles.» Imbéciles ou non, peu
importe. Il suffit qu'ils existent.

-- C'est suffisant, en effet.

-- Partant donc de ce point que l'honnête homme n'est pas un mythe,
mais une simple exception, nous nous trouvons en face d'une masse
énorme dont les éléments, absolument analogues au point de vue
physiologique ou psychologique, ne se différencient qu'en raison
de leur agencement au point de vue social. Pour diviser en deux
parties les unités malfaisantes qui composent cette masse, on est
obligé de prendre le Code pénal pour base d'appréciation.

-- Bien entendu; le Code, c'est la conscience moderne.

-- Oui. Anonyme et à risques limités... La première partie est
composée, d'abord, de criminels actifs, dont la loi ignore,
conseille ou protège les agissements, et qui peuvent se dire
honnêtes par définition légale; puis, de criminels d'intention
auxquels l'audace ou les moyens font défaut pour se comporter
habituellement en malfaiteurs patentés, et dont les tentatives
équivoques sont plutôt des incidents isolés qu'une règle
d'existence; ceux-là aussi peuvent se dire honnêtes. Cette
catégorie tout entière a pour caractéristique le respect de la
légalité. Les uns sont toujours prêts à commettre tous les actes
contraires à la morale, soit idéale, soit généralement admise,
pourvu qu'ils ne tombent point sous l'application directe d'un des
articles de ce Code qu'ils perfectionnent sans trêve. Les autres,
tout en les imitant de leur mieux, de loin en loin et dans la
mesure de leurs faibles facultés, ne sont en somme que des dupes
grotesques et de lamentables victimes qui ne consentent, pourtant,
à se laisser dépouiller que par des personnages revêtus à cet
effet d'une autorité indiscutable et qualifiés de par la loi.
Classes dirigeantes et masses dirigées. De par la loi, Monsieur,
de par la loi! Vous savez quelle est la conséquence d'un pareil
ordre de choses. Égoïsme meurtrier en haut, misère morale et
physique en bas; partout, la servitude, l'aplatissement désespéré
devant les Tables de la Loi qui servent de socle au Veau d'Or.

-- Certes, l'esclavage est général; et le joug est plus lourd à
porter, peut-être, pour les dirigeants que pour les dirigés. Il
est vrai qu'ils ont l'espoir, sans doute, d'arriver à accaparer
toute la terre, à monopoliser toutes les valeurs, à asservir
scientifiquement le reste du monde et à le parquer dans les
pâturages désolés de la charité philanthropique. Je suis convaincu
que pas une voix ne s'élèverait pour protester s'ils parvenaient à
établir un pareil régime.

-- C'est fort probable. L'éducation de l'humanité est dirigée
depuis longtemps vers un but semblable, et les utopistes du
Socialisme la parachèvent. Mais la tentative, si l'on osait la
risquer, ne réussirait pas, et voici pourquoi: il y a toute une
catégorie d'individus qui n'ont cure des lois, qui s'emparent du
bien d'autrui sans se servir d'huissiers et qui lèvent des
contributions sur leurs contemporains sans faire l'inventaire de
leurs ressources. Ce sont les voleurs. Il faut leur laisser ce
nom, qui n'appartient qu'à eux seuls, de par la loi, et même
étymologiquement. _Vola_, ça ne veut pas dire: une sébile.
Examinez la paume des mains des législateurs, dans un Parlement
quelconque, lorsqu'on vote à mains levées, et vous conviendrez
que, le titre de voleurs ne saurait s'appliquer aux coquins qui
mendient les uns des autres, pour commettre leurs méfaits,
l'aumône de la légalité. Je ne dis pas qu'il ne se trouve point de
voleurs véritables, parmi ces filous en carte; il y en a, et il y
en aura de plus en plus; mais c'est encore l'exception. Quant au
vrai voleur, ce n'est pas du tout, quoi qu'on en dise, un
commerçant pressé, négligent des formalités ordinaires, une sorte
de Bachi-Bouzouk du capitalisme. C'est un être à part,
complètement à part, qui existe par lui-même et pour lui-même,
indépendamment de toute règle et de tous statuts. Son seul rôle
dans la civilisation moderne est de l'empêcher absolument de
dépasser le degré d'infamie auquel elle est parvenue; de lui
interdire toute transformation qui n'aura point pour base la
liberté absolue de l'Individu; de la bloquer dans sa Cité du
Lucre, jusqu'à ce qu'elle se rende sans conditions, ou qu'elle se
détruise elle-même, comme Numance. Ce rôle, il ne le remplit pas
consciemment, je l'accorde; mais enfin, il le remplit. Je n'admets
pas que le voleur soit la victime révoltée de la Société, un paria
qui cherche à se venger de l'ostracisme qui le poursuit; je le
conçois plutôt comme une créature symbolique, à allures
mystérieuses, à tendances dont on ignore généralement la
signification, comme on ignore la raison d'être de certains
animaux qui, cependant, ont leur utilité et qu'on ne détruit que
par habitude aveugle et par méchanceté bête. Le voleur va à son
but, non pas que le crime soit bien attrayant et que ses profits
soient énormes, mais parce qu'il ne peut faire autrement. Il sent
peser sur lui l'obligation morale de faire ce qu'il fait. Je dis
bien: obligation _morale_. «Le renard, en volant les poules, a sa
moralité, assure Carlyle; sans quoi il ne pourrait pas les voler.»
Quoi de plus juste?

-- Rien au monde. C'est faire du crime ce qu'il est: une matière
purement sociologique. Et c'est faire du criminel ce qu'il est
aussi: une conséquence immédiate de la mise en train des mauvaises
machines gouvernementales, un germe morbide qui apparaît, dès leur
origine, dans l'organisme des sociétés qui prennent pour base
l'accouplement monstrueux de la propriété particulière et de la
morale publique, qui se développe avec elles et ne peut mourir
qu'avec elles. C'est faire du voleur un individu possédant une
moralité spéciale qui lui enlève la notion de l'harmonique
enchaînement de l'organisation capitaliste, et qu'il refuse de
sacrifier au bien général défini par les légistes. C'est faire de
lui le dernier représentant, abâtardi si l'on y tient, de la
conscience individuelle.

-- Certainement, dit Issacar. Mais ce n'est pas seulement son
dernier représentant; c'est son représentant éternel. Toutes les
civilisations qui ne se sont pas fondées sur les lois naturelles
ont vu se dresser devant elles cet épouvantail vivant: le voleur;
elles n'ont jamais pu le supprimer, et il subsistera tant qu'elles
existeront; il est là pour démontrer, _per absurdum_, la stupidité
de leur constitution. Les gouvernements ont un sentiment confus de
cette réalité; et, avec une audace plus ingénue peut-être
qu'ironique, ils déclarent que leur principale mission est de
maintenir l'ordre, c'est-à-dire la servilité générale, et de faire
une guerre sans merci au criminel, c'est-à-dire à l'individu que
leurs statuts classent comme tel.

-- C'est absolument comme si un conquérant affirmait, que sa seule
raison d'être est de subjuguer des provinces. Sa présence n'a pas
besoin d'être expliquée. Mais il est probable que les masses
exploitées finiront par s'apercevoir que leur pire ennemi n'est
pas le criminel traqué par la police et exclusivement sacrifié
comme un bouc émissaire pour assurer à la loi une sanction
indispensable. La faim fait sortir le loup du bois...

-- Les loups sont des loups, répond Issacar; et les hommes... Il y
a annuellement cinquante mille suicides en Europe; et, en France
seulement, quatre-vingt-dix mille personnes meurent de faim et de
privations, tandis que soixante-dix mille autres sont internées
dans les asiles d'aliénés par suite de chagrins et de misère.
Croyez-vous que cette foule de misérables ait des principes moraux
plus solides que ceux de leurs contemporains? Pas du tout. Il n'y
a plus que dans certains milieux révolutionnaires qu'on croie
encore à l'honnêteté. Mais la distance est si grande, de la pensée
à l'acte! Plutôt que de la franchir, ils préfèrent la mort.

-- Pourtant, dis-je, ils sont presque tous chrétiens; et leur
religion leur enseigne la nécessité de l'audace. Le ciel même, dit
l'évangile, appartient aux violents qui le ravissent. _Violenti
rapiunt illud_. Que pensez-vous de cette promesse du paradis faite
aux criminels?

-- Elle m'amuse. Pourtant, elle est d'une grande profondeur, et les
casuistes ne l'ont pas ignoré. Par le fait, les criminels
commencent à jouir sur cette terre de privilèges que ne partagent
point les honnêtes gens. On disait autrefois que le voleur avait
une maladie de plus que les autres hommes: la potence; on peut
dire aujourd'hui qu'il a une maladie de moins: la maladie du
respect. Et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce respect
qu'il ressent de moins en moins, il l'inspire de plus en plus.
Allez voir juger, par exemple, une affaire d'adultère; le voleur,
devant le public et même le tribunal, fait bien meilleure figure
que le volé. Et qui voudrait, croire, à présent, que la faillite
n'a pas été instituée pour le bien du débiteur, pour lui refaire
une virginité?

-- Personne, assurément. On pourrait même aller beaucoup plus loin
que vous ne le faites; et je serais porté à admettre que cette
considération pour le larron augmente en raison exacte du mépris
croissant pour la misère. Penser qu'après dix-huit siècles de
civilisation chrétienne les pauvres sont condamnés en naissant! Et
ils sont condamnés comme voleurs. Tu as volé de la vie, de la
force, de la lumière! Tu es condamné à payer avec ta chair, avec
ton sang, avec ton geste de bête, avec ta sueur, avec tes larmes!
Et l'ignoble comédie que la charité infinie les oblige à jouer!
Quand vous entendez un homme chanter dans la rue, vous pouvez être
sûr qu'il n'a pas de pain.

-- Que voulez-vous? ricane Issacar. Ils ont contre eux l'opinion
publique -- la même qui fera semblant de vous honnir si vous vous
laissez pincer au cours d'un cambriolage. -- Seulement le pauvre
est réprouvé à perpétuité, et sans merci; car la dignité de
l'infortune est morte. Vous, vous ne serez déshonoré que pour un
temps, et jusqu'à un certain point; car vous aurez été assez
habile pour mettre en lieu sûr le produit de vos précédents
larcins. Il n'y a qu'une opinion publique, voyez-vous: c'est celle
de la Bourse; elle donne sa cote tous les jours. Lisez-la en
faisant votre compte, même si vous revenez du bagne. Vous saurez
ce qu'on pense de vous.

-- J'ai déjà eu l'occasion de la consulter une fois, cette opinion
publique; lorsque j'ai voulu m'assurer de la valeur des titres
avec lesquels mon oncle avait réglé ses comptes de tutelle.

-- Oui, je sais; elle vous a répondu: cent mille francs, à peu
près. C'était comme si elle vous avait dit: Tu risqueras cette
somme dans une entreprise quelconque, et tu la perdras; car ton
capital est mince et les gros capitaux n'existent que pour dévorer
les petits. Ou bien, tu chercheras à joindre à tes maigres revenus
ceux d'un de ces emplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs,
n'en sont pas moins pénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pas
tout à fait à leur faim, sont vêtus presque suffisamment,
compensent l'absence des joies qu'ils rêvent par l'accomplissement
de devoirs sociaux que l'habitude leur rend nécessaires; et, à
part ça, vivent libres comme l'air -- l'air qu'on paye aux
contributions directes.

-- La perspective était engageante. Néanmoins, elle ne m'attirait
pas. J'étais assez bien doué, il est vrai, et si j'avais eu de
l'ambition... Mais je n'ai pas d'ambition. Arriver! À quoi?
Chagrin solitaire ou douleur publique. Manger son coeur dans
l'ombre ou le jeter aux chiens. D'ailleurs, je n'avais pas la
notion déprimante de l'avenir. Je voulais vivre pour vivre.

-- Ne faites pas de la résolution que vous avez prise une question
de principes, dit Issacar. Rien de mauvais comme les principes.
Vous êtes, ainsi que tous les autres criminels, poussé par une
force que vous ne connaissez pas, qui n'est point héréditaire, et
à laquelle les milieux que vous avez traversés ont simplement
permis un libre développement. Le voleur est un prédestiné.

-- C'est possible. Moi, je vole parce que je ne suis pas assez
riche pour vivre à ma guise, et que je veux vivre à ma guise. Je
n'accepte aucun joug, même celui de la fatalité.

-- Prenez garde. Si vous vous dérobez à toute domination, vous vous
condamnez à subir toutes les influences passagères.

-- Ça m'est égal Et puis, j'aime voler.

-- Voilà une raison. On peut s'éprendre de tout, même du plaisir et
du crime, avec sincérité et, j'oserai le dire, avec élévation.

-- Vous n'avez peut-être pas tort, après tout, de parler du voleur
comme d'un prédestiné. Il me semble que, même si j'étais resté
riche, je n'aurais été attiré vers rien, ou seulement vers des
choses impossibles.

-- Vous auriez été un isolé ou un libertin, car vous êtes un
individu; étant pauvre, vous êtes un malfaiteur par définition
légale. Dans une société où tous les désirs d'actes et les
appétits sont réglés d'avance, le crime sous toutes ses formes, de
la débauche à la révolte, est la seule échappatoire prévue, et
implicitement permise par la loi aux forces vives qui ne peuvent
trouver leur emploi dans le mécanisme réglementé de la machine
sociale, et auxquelles la pauvreté défend l'isolement. Vous auriez
pu tenter n'importe quoi; on vous aurait reconnu tout de suite
comme un caractère, et vous auriez été perdu. La lanterne avec
laquelle Diogène cherchait un homme, et qu'avait déjà tenue
Jérémie, l'Individu la porte sur la poitrine, aujourd'hui -- afin
qu'on puisse le viser au coeur et le fusiller dans les ténèbres.

-- Puisque je dois être un voleur, et rien qu'un voleur...

-- Pourquoi: rien qu'un voleur? Ne pouvez-vous être quelque autre
chose en même temps? Vous êtes déjà ingénieur; continuez. Le
loisir ne vous manquera pas. Vous auriez tort de vous cantonner
dans une occupation unique. Il faut être de votre temps, mais pas
trop. La grande préoccupation de notre époque est la division du
travail, car on affirme aujourd'hui que les parties ne doivent
plus avoir de rapports avec le tout. Il n'y a que le vol qui ne
soit pas une spécialité. N'en faites pas une.

-- Soit. Je voulais dire qu'il y a deux sortes de filous; l'escroc
et le voleur proprement dit. L'un nargue les lois, l'autre ne leur
fait même pas l'honneur de s'occuper d'elles; je veux agir comme
ce dernier.

-- Affaire de tempérament. Moi, je préfère l'escroquerie, pour la
même cause; mais je n'ai pas la maladie du prosélytisme. Soyez un
larron primitif, un larron barbare si vous voulez. Permettez-moi
seulement de vous donner un bon conseil: faites aux lois l'honneur
de vous inquiéter d'elles. Comparez les statuts criminels des
différents peuples, et leurs codes; comparez aussi leurs régimes
pénitentiaires et l'échelle de ces régimes; et, avant de tenter un
coup, examinez dans quel pays et dans quelles conditions il est
préférable de le risquer; laissez le moins possible au hasard;
sachez d'avance quel sera votre châtiment, et comment vous le
subirez, si vous êtes pris. Je souhaite que vous ne le soyez
jamais; mais mes voeux ne sont point une sauvegarde. Jusqu'ici,
vous n'avez commis qu'un vol, fort imprudent et d'une audace
presque enfantine; grâce à un concours de circonstances
extraordinaires, vous n'avez même pas été soupçonné. On a bien
raison de dire qu'il n'y a que l'invraisemblable qui arrive!
Cependant, ne vous y fiez pas.

-- Je ne m'y fie pas.

-- Et surtout, souvenez-vous bien qu'il faut éviter à tout prix les
violences contre les personnes. L'assassinat, soit pour l'attaque
de la propriété à conquérir, soit pour la défense de la propriété
qu'on vient d'annexer, est un procédé grossier et anachronique
qu'un véritable voleur doit répudier absolument. Tout ce qu'on
veut, mais pas la butte.

-- C'est mon avis,

-- Le genre de vie que vous choisissez, à part ses risques (mais
quelle profession n'a pas ses dangers?) me semble pleine de
charmes pour un esprit indépendant. Carrière accidentée! Vous
verrez du pays, et peut-être des hommes. On passe partout avec de
l'argent, et l'on ne vous demande guère d'où il vient; excusez
cette banalité.

-- De bon coeur. Ma vie ne sera peut-être pas très gaie, et ne sera
point, sûrement, ce que j'aurais désiré qu'elle fût. Mais elle ne
sera pas ce qu'on aurait voulu qu'elle eût été! La loi, qui a
permis qu'on me fît pauvre, m'a condamné à une existence
besogneuse et sans joie. Je m'insurge contre cette condamnation,
quitte à en encourir d'autres.

-- Ne vous révoltez pas trop, dit Issacar; ça n'a jamais rien valu.
Contentez-vous de donner l'exemple en vivant à votre fantaisie.
Pourtant, si vous pouvez retirer un plaisir d'une comparaison
entre l'état qui sera le vôtre et la situation que vous assignait
la bienveillance de la Société, ne vous refusez pas cette
satisfaction.

-- C'est un parallèle que j'établirai souvent, et à un point de vue
surtout.

-- Celui des femmes, je parie?

-- Tout juste! Ah! les bourgeois sont bien vils; mais ce qu'elles
sont lâches, leurs filles! Elles peuvent se vanter de le traîner,
le boulet de leur origine!

-- Comme vous vous emportez! Ne pouvez-vous dire tranquillement que
les honnêtes filles du Tiers-État ont la prétention ridicule de
vouloir faire payer leur honnêteté beaucoup puisqu'elle ne
vaut?... Auriez-vous eu quelque petite histoire avec une de ces
demoiselles, ces temps derniers? Votre brusque arrivée à
Bruxelles, quand j'y réfléchis, me laisserait croire à un drame.

-- Ni drame ni comédie; quelque chose de pitoyable et qui n'a pas
même de nom. N'en parlons pas; c'est fini. Seulement, j'en ai
assez, des femmes qui portent un traité de morale à la place du
coeur et qui savent étouffer leurs sens sous leurs scrupules. Ah!
des femmes qui n'aient pas d'âme, et même pas de moeurs, qui
soient de glorieuses femelles et des poupées convaincues, des
femmes auréolées d'inconscience, enrubannées de jeunesse et
fleuries de jupons clairs!...

-- Vous en aurez, dit Issacar. Je ne vous promets point que leur
immoralité ne vous ennuiera pas autant, au fond, que la moralité
des autres; mais elle est moins monotone et vous distraira
quelquefois. Ce sont de bonnes filles, pas si bonnes que ça tout
de même, qui ont assez de défauts pour faire faire risette à leurs
qualités, et auxquelles l'instruction obligatoire a même appris
l'orthographe. En vérité, je me demande ce que les honnêtes femmes
peuvent encore avoir à leur reprocher. Elles reniflent, parce
qu'elles n'osent pas se moucher de peur d'enlever leur maquillage,
mais elles ont des pièces d'or dans leurs bas. Oui, je sais bien,
vous vous moquez de ça... Enfin, on n'a pas à s'occuper des
toilettes; c'est quelque chose par le temps qui court... Ah!
sapristi, quelle heure est-il donc?

-- Cinq heures et quart.

-- Bon. Nous avons encore dix minutes à nous; il nous en faux cinq
tout au plus pour aller à notre rendez-vous. Je mets ces dix
minutes à profit. Voulez-vous me prêter vingt mille francs?

-- Très volontiers.

-- J'ai l'intention, voyez-vous, de tenter quelque chose du côté du
Congo. J'ai une idée...

-- Vous ne croyez donc plus aux ports de mer?

-- Si; mais la question n'est pas mûre; les Belges y viendront,
n'en doutez pas, et je crois même qu'après avoir creusé des
bassins dans toutes leurs villes ils feront la conquête de la
Suisse, pour créer un port à La-Chaux-de-Fonds; seulement, il faut
attendre. Ah! si vous vouliez marcher avec moi, nous serions des
précurseurs...

-- Je regrette de ne le pouvoir, dis-je; mais je ne veux pas me
mêler d'affaires. Pourtant, je suis très heureux de vous être
utile, car vous m'avez rendu service.

-- En m'occupant de la négociation des titres et des bijoux dont
vous avez soulagé cette bonne vieille dame? C'était si naturel! Je
regrette seulement de n'en avoir pu tirer que cent trente mille
francs. Mais vous verrez vous-même, avant peu, combien nous sommes
exploités.

-- Je n'en serai pas surpris. Voulez-vous que je vous donne un
chèque ce soir?

-- Non, répond Issacar; vous m'enverrez ces vingt mille francs de
Londres, après-demain matin, en bank-notes anglaises.

-- Après-demain matin! Mais je ne serai pas à Londres...

-- Si. Vous y serez demain soir à six heures. C'est moi qui vous le
dis. À présent, en route, chantonne Issacar en prenant son
chapeau. Le café où nous devons voir mon homme est à deux pas
d'ici.

Tout à côté, en effet; en face de la Bourse. C'est l'heure de
l'apéritif et l'établissement regorge de clients attablés devant
des boissons rouges, et jaunes, et vertes. Des hommes aux figures
désabusées de contrefacteurs impénitents, qui trichent aux cartes
ou se racontent des mensonges; des femmes d'une grande fadeur,
joufflues et comme gonflées de fluxions malsaines, avec des
bouches quémandeuses et des paupières lourdes s'ouvrant
péniblement sur des yeux de celluloïd qui meurent d'envie de
loucher.

Après un moment d'hésitation, nous nous dirigeons vers une table
qu'encombre un jeune homme blond; c'est la seule qui soit aussi
faiblement occupée. Le jeune homme blond, plongé dans la lecture
d'un journal, nous autorise à l'investir; aussitôt, je me poste
sur son flanc gauche et Issacar lui fait face avec intrépidité.

-- Pour qui la chaise qui reste libre? Pour qui? dis-je à Issacar
dès que le garçon nous a munis de pernicieux breuvages.

-- Pour un fort honnête homme, gros industriel, fabricant de
produits chimiques, qui brûle du désir de faire votre connaissance
et de vous voir placer deux cent mille francs pour le moins dans
ses mains sans tache,

-- Quelle singulière idée vous avez de me mettre en rapports avec
des gens...

-- Chut! Chut!

Issacar se retourne pour faire signe à l'honnête industriel qui
vient d'entrer et dont il a reconnu la silhouette dans une glace.
L'honnête industriel a aperçu le signal. Il s'avance en souriant;
le ventre trop gros, les membres trop courts, une tête d'Espagnol
de contrebande avec des moustaches à la Velasquez, le front
déprimé, ridé comme par l'habitude du casque, les doigts épais,
courts, cruels, écartés comme pour l'égouttement de l'eau bénite.
Issacar fait les présentations comme s'il n'avait fait autre chose
de sa vie; et la chaise libre perd sa liberté.

-- Monsieur, me dit l'honnête industriel, j'ai appris par
M. Issacar combien vous êtes désireux de trouver, en même temps
qu'un moyen d'utiliser vos merveilleuses facultés d'ingénieur et
d'inventeur, un placement rémunérateur pour vos capitaux. Je pense
que je puis vous offrir, pour une fois, cette double possibilité,
savez-vous. C'est aussi l'avis de notre honorable ami M. Issacar,
et je suis heureux qu'il ait ménagé cette entrevue, pour une fois,
afin que je puisse vous exposer l'état de mes affaires, savez-
vous. Si vous le permettez, je vais, sans autre préambule, vous
donner une idée de mon entreprise.

Je permets tout ce qu'on veut; et l'honnête industriel commence
ses explications. Il parle le plus vite qu'il peut et j'écoute le
moins possible. Mon Dieu! Mon Dieu! pourvu que ça ne dure pas trop
longtemps!... À l'expiration du premier quart d'heure, le jeune
homme blond, à côté de moi, commence à donner des signes
d'impatience; il s'agite nerveusement sur la banquette et déplie
son journal avec rage. Tant pis pour lui! Il n'a qu'à s'en aller,
s'il n'est pas content. Ah! que je voudrais pouvoir en faire
autant!... Au bout d'une demi-heure, je prends le parti
d'interrompre l'honnête industriel.

-- Monsieur, lui dis-je, le tableau que vous venez de m'exposer est
tracé de main de maître, et je dois avouer que vous m'avez presque
convaincu. Le moindre des produits chimiques prend dans votre
bouche une valeur toute particulière, et je crois que les
résultats que vous avez atteints jusqu'ici ne sont rien en
comparaison de ceux que vous pouvez espérer. Je me permettrai
cependant de faire mes réserves sur la potasse. Il me semble que
vous ne rendez pas suffisamment justice à la potasse.

-- Moi? fait l'honnête industriel interloqué; mais je n'en ai pas
encore parlé!

-- Justement. Votre silence est plein de sous-entendus hostiles.
N'oubliez pas, Monsieur, que je suis ingénieur; rien n'échappe à
un ingénieur.

-- Je le vois bien, murmure l'honnête industriel, très confus.

-- Quoi qu'il en soit, dit Issacar qui s'aperçoit sans doute que je
m'engage sur un mauvais terrain, quoi qu'il en soit, je puis vous
assurer, Monsieur, que vos paroles ont fait la plus grande
impression sur M. Randal. Je connais M. Randal. Il est peu
expansif, comme tous les hommes modestes bien que pénétrés du
sentiment de leur valeur; mais j'ai remarqué l'intérêt soutenu
avec lequel il vous a écouté. C'est un grand point, croyez-le; et
je ne serais pas étonné si, après une ou deux visites à votre
usine, il mettait à votre disposition, non pas deux cent mille
francs, mais trois cent mille.

-- Oh! oh! dis-je, un peu au hasard -- car je ne comprends pas du
tout la signification des coups de pied qu'Issacar me lance sous
la table -- oh! oh! c'est aller bien vite...

-- Mon Dieu! dit l'industriel dont les yeux s'allument, quand un
placement est bon... Il ne s'agit pas ici des Bitumes du Maroc ou
du percement du Caucase, savez-vous. C'est une affaire sérieuse,
que vous pouvez étudier vous-même...

-- Certainement. Mais...

-- Auriez-vous quelques objections à présenter, pour une fois?

Moi? Pas du tout. Mais Issacar en a pour moi.

-- Oui, dit-il, M. Randal a certaines raisons qui le font hésiter,
jusqu'à un certain point, à placer ses capitaux dans une
entreprise comme la vôtre. Il me les a exposées et je vais vous
les traduire brièvement. D'abord, il redoute l'accroissement des
frais généraux. Les ouvriers réclament constamment des
augmentations de salaires...

-- Ils les réclament! ricane l'industriel. Oui, ils les réclament;
mais ils ne les ont jamais. Et quand même ils les obtiendraient,
croyez-vous qu'ils en seraient plus heureux et nous plus pauvres?
Quelle plaisanterie! Ce que nous leur donnerions de la main
droite, nous le leur reprendrions de la main gauche. Il est
impossible qu'il en soit autrement. La science nous l'apprend. La
science, Monsieur! La main-d'oeuvre est pour rien ici; savez-vous
pourquoi? Parce que la Belgique est un pays riche, pour une fois.
Plus un pays est riche, plus le travailleur est pauvre. La France,
au XVe siècle, était bien loin d'avoir la fortune qu'elle possède
aujourd'hui, n'est-ce pas? Eh! bien, à cette époque, l'ouvrier et
le paysan français gagnaient beaucoup plus qu'ils ne gagnent à
présent. Loi économique, Monsieur, loi économique!

-- La science est une admirable chose, dit Issacar. Mais M. Randal,
qui a pour elle tout le respect nécessaire, n'ignore pas combien
elle exige de ménagements dans ses diverses applications. Et il a
entendu dire que deux accidents terribles s'étaient produits chez
vous l'année dernière...

L'honnête industriel sourit.

-- Des accidents! Oui, il y a des accidents. Nous traitons des
matières dangereuses, pour une fois. Il y a eu quinze hommes tués
à la première explosion; dix seulement à la deuxième. Mais ces
catastrophes donnent à une maison une publicité gratuite si
merveilleuse! D'ailleurs, il n'y a rien à payer aux familles des
victimes, car toutes les précautions sont prises. Je ne dis pas
qu'elles le soient constamment, savez-vous; on se ruinerait. Mais
elles le sont quand se présentent les inspecteurs, qui nous
préviennent toujours de leur visite; question de courtoisie; c'est
nous, industriels, qui les faisons vivre... Ah! oui, cela fait une
belle réclame! Et l'enterrement en masse! Tous les coeurs
réconciliés dans la douleur commune! Plus de castes! L'union de
tous, patrons et ouvriers, pleurant à l'unisson aux accents du _De
profundis_! Tu sais, les bâtiments sont assurés.

-- C'est une grande consolation, dit Issacar. Malheureusement,
cette union que produisent si à propos de pareils événements n'est
peut-être pas de longue durée; et alors arrivent les grèves, dont
l'idée seule effraye M. Randal.

-- Oui, dis-je, obéissant à une pression du pied d'Issacar, je
crains énormément les grèves.

-- Crainte chimérique, affirme l'honnête industriel; les grèves
n'ont jamais fait de tort aux capitalistes; au contraire. Voulez-
vous que je vous dise le fin mot? Les trois quarts et demi des
grèves, c'est nous qui les provoquons. En Angleterre, en France,
en Amérique, partout. Le, capitaliste, le manufacturier encombré
par la surproduction se refait par la grève. Il est curieux que
vous ne vous en soyez pas douté. Tout le monde le sait, et
personne n'y trouve à redire. Savez-vous pourquoi? C est parce
qu'on se rend bien compte, malgré les criailleries des détracteurs
du système actuel, que le monde n'est pas si mal fait, pour une
fois: si les uns jouissent de toutes les faveurs de la fortune,
les autres conservent, par le fait même de leur indigence, le
pouvoir de les apprécier.

-- C'est une compensation, en effet, accorde Issacar; mais elle est
peut-être un peu narquoise. Et il se pourrait bien qu'un jour une
révolution sociale...

Coup de pied d'Issacar. Silence. Second coup de pied d'Issacar. Je
parle.

-- Certainement, une révolution sociale qui... que...

-- Je devine ce que vous voulez me dire, assure l'honnête
industriel. Une révolution qui prendrait d'assaut les Banques et
dilapiderait les épargnes des gens laborieux et économes, qui
s'approprierait les capitaux des honnêtes gens. Cela n'est guère
probable en Belgique; nous avons la garde civique, ici, Monsieur,
pour une fois. Mais enfin, c'est possible. Eh! bien, il n'y a
qu'une chose à faire: C'est de ne pas confier son argent aux
Banques et de le garder chez soi. C'est ce que je fais, savez-
vous.

Et l'honnête industriel me regarde triomphalement dans les yeux,
tandis que le jeune homme blond, après avoir soigneusement plié
son journal, se met à examiner les points noirs dans le marbre
blanc de la table. Quel imbécile! Pourquoi ne s'en va-t-il pas?

-- Oui, continue l'industriel, je garde tout mon argent chez moi
et, en cas de besoin, je saurais le défendre. Mon coffre-fort se
trouve dans mon cabinet particulier, au troisième étage de ma
maison, et mon appartement est au premier; j'ai en ce moment pour
plus de cinq cent mille francs de bonnes valeurs, sans compter les
espèces; pour aller les prendre, il faudrait passer sur mon
cadavre. Quant aux voleurs, je m'en moque. Ma porte est solide et
je ne me couche jamais sans en avoir poussé moi-même les trois
gros verrous.

-- Un avertisseur électrique serait peut-être prudent, suggère
Issacar.

-- Je ne dis pas. Mais je puis m'en passer; j'ai l'oreille fine et
je ne dors que d'un oeil, en gendarme.

-- Excellente habitude, dit Issacar; nous n'aurons pas de mal à
vous réveiller, un de ces matins, pour vous demander à déjeuner,
M. Randal et moi.

-- Le plus tôt possible me fera plaisir, affirme l'industriel; on
ne traite bien les affaires que devant une bonne table; c'est
pourquoi, je pense, les pauvres ne réussissent jamais; ils mangent
si mal! Ne tardez pas trop, et venez de bonne heure; nous irons
faire un tour à l'usine avant déjeuner.

Il nous donne son adresse: 67, rue de Darbroëk; et se retire après
force compliments, absolument enchanté de lui.

--Pourquoi m'avez-vous imposé une pareille corvée? demandai-je à
Issacar.

-- Vous le verrez bientôt, me répond-il en souriant. Mais que
pensez-vous du personnage? C'est un symbole. À une époque où tout,
même les plus vils sentiments, perd de sa force et se décolore,
l'égoïsme pur, sans mélange et naïf ne se rencontre plus guère que
dans les classes moyennes; mais il s'y cramponne. Et quelle
inconscience! Cet homme que vous venez de voir était candidat aux
dernières élections municipales, candidat libéral et démocratique;
il représentait la démocratie, la seule, la vraie!

-- Il la représente encore, dis-je. La vraie démocratie est celle
qui permet à chaque individu de donner, en pure perte, son maximum
d'efforts et de souffrance; Prudhomme seul ne l'ignore pas. Ah!
quelle lame de sabre ne vaudrait mille fois son parapluie?... Et
comme tout ce que pensent ces gens-là est exprimé bassement! Ce
qui me répugne surtout dans la bourgeoisie, c'est son manque de
dignité; elle a eu beau tremper son gilet de flanelle dans le sang
des misérables, elle n'en a pu faire un manteau de pourpre.

-- Et quand les déshérités la prendront aux épaules pour la jeter
dans l'égout où elle doit crever, on ira leur demander leurs
raisons, on s'étonnera de leur manque de ménagements, on leur
reprochera leurs façons brutales... Ah! l'ironie anglaise: «Le
chien, pour arriver à ses fins, se rendit enragé, et mordit
l'homme»...

-- Ma foi, dis-je, c'est presque un soulagement, quand on vient de
quitter un de ces honnêtes gens, que de penser qu'on doit avoir
pour amis des canailles, qu'on fréquentera des êtres destinés à
l'échafaud ou au bagne.

J'ai prononcé la phrase un peu haut, et j'ai vu sourire le jeune
homme blond. De quoi se mêle-t-il? Il commence à m'agacer. Et je
me penche sur la table pour murmurer à Issacar:

-- Allons-nous en d'ici; et conduisez-moi auprès de ce voleur si
adroit dont vous m'avez parlé tantôt et que vous devez me faire
connaître ce soir.

-- Volontiers, répond Issacar; mais il est inutile de sortir.

Il se lève et pose la main sur l'épaule du jeune homme blond.

-- J'ai l'honneur, me dit-il, de vous présenter mon ami Roger
Voisin, dont vous désirez si vivement faire la connaissance.

J'esquisse un geste d'étonnement; mais le jeune homme blond me
tend la main.

-- Je suis vraiment enchanté, Monsieur... Permettez-moi seulement
une petite rectification; mon nom est bien Roger Voisin mais,
d'ordinaire, on m'appelle Roger-la-Honte.


VI -- PLEIN CIEL

Minuit sonne au beffroi de la cathédrale comme nous pénétrons,
Roger-la-Honte et moi, dans la rue, de Darbroëk; nous venons de
faire nos adieux à Issacar avec lequel nous avons dîné à l'hôtel
du Roi Salomon, où il habite. On est très bien, à cet hôtel-là.

-- Oui, dit Roger-la-Honte; aucun voleur chic ne descend ailleurs,
à Bruxelles; excepté quand les affaires l'exigent, bien entendu.
Dans ce cas-là, on est quelquefois obligé de se contenter de peu,
et même de trop peu. Tu vas voir mon logement.

Roger-la-Honte me tutoie, et je le lui rends. Familiarités
d'associés. Ne serait-ce pas ridicule, puisque nous devons
travailler ensemble, de nous parler à la seconde personne du
pluriel, et de nous donner du Monsieur? Donc, Roger-la-Honte me
tutoie et je l'appelle: Roger-la-Honte tout court, comme on dit:
Monsieur Thiers.

-- Nous voici arrivés, dit-il en s'arrêtant devant le numéro 65 et
en cherchant sa clef dans sa poche.

-- Il ne faudra pas faire de bruit? dis-je, pendant qu'il ouvre la
porte.

-- Fais tout le bruit que tu pourras, au contraire; j'ai ramené des
demoiselles plus de quatre fois et les habitants de la maison,
s'ils ne dorment pas, se figureront que je continue. Les femmes,
ici, ont le pas léger comme des femelles d'éléphants en couches.

Nous montons l'escalier à la lueur d'allumettes nombreuses dont la
dernière, quand Roger a ouvert une porte au quatrième étage, sert
à enflammer une bougie placée sur un guéridon. Ce guéridon, un lit
de fer, une commode-toilette et deux chaises constituent tout
l'ameublement de la chambre où mon nouvel ami a élu domicile.

-- Tu penses bien, dit-il, que ce n'est pas pour mon plaisir; à
quoi servirait de se faire voleur s'il fallait se contenter d'un
logement digne tout au plus d'un sergent de ville! Mais les
affaires sont les affaires. Je devais nécessairement me placer à
proximité de ma future victime, de façon à étudier ses habitudes;
j'ai trouvé cette chambre à louer dans la maison voisine de la
sienne, et tu penses si j'ai laissé échapper l'occasion... Ah! le
dégoûtant personnage que cet honnête industriel, comme dit
Issacar... Nous a-t-il assez assommés et énervés ce soir!

-- J'ai vu le moment, dis-je, où j'allais lui lancer une carafe à
la tête.

-- Bah! À quoi bon? Ils sont trop. En tuer un, en tuer cent, en
tuer mille, cela n'avancerait à rien et ne mettrait un sou dans la
poche de personne; ce n'est pas sur eux qu'il faut se livrer à des
voies de fait, c'est sur leur bourse.

-- Le fait est que ce sera plus dur encore, pour lui, de trouver
demain matin son coffre-fort éventré et vide que de se voir coller
au mur de son usine par les parents et les amis des ouvriers qu'il
a sacrifiés à sa rapacité.

-- Je crois aussi que le châtiment sera plus dur; en tous cas, il
sera certainement plus long. Ah! quelle douche! Laisse-moi rire un
peu... As-tu vu avec quelle naïveté vaniteuse il nous a donnée
tous les renseignements sur l'agencement intérieur de sa maison?

-- Et s'il n'avait pas parlé?

-- Vous en auriez été quittes, Issacar et toi, pour aller déjeuner
chez lui demain matin et passer l'inspection vous-mêmes; il aurait
été riche un jour de plus, voilà tout. Tu comprends, j'étais
convaincu que le coffre-fort se trouvait au second étage, et
Issacar soutenait qu'il était au troisième. Il avait deviné juste!
Il a le flair, celui-là. C'est dommage qu'il ne veuille rien faire
à la dure... Assieds-toi donc; nous ne pouvons pas commencer avant
une heure au moins... Tiens, pour tuer le temps, je vais te faire
le portrait de l'industriel à l'instant précis où nous nous
occupons de lui; il se couche à minuit un quart, tous les soirs.

Et Roger-la-Honte dessine, sur une feuille de papier arrachée d'un
carnet, une caricature très drôle du _pon Pelche_, en chemise de
nuit et bonnet de coton.

-- Tu vois, dit-il, voilà la victime couronnée pour le sacrifice:
couronnée d'un casque à mèche. Les fleurs, c'était bon pour la
Grèce, mais c'est trop beau pour la Belgique, savez-vous, pour une
fois. Ça t'étonne, que je sache ça?

-- Pas du tout. Mais comment as-tu appris à dessiner?

-- Tout seul; en allant et venant; j'ai toujours eu beaucoup de
goût pour ça, et rien que pour ça. Mes parents ont dépensé pas mal
d'argent pour me faire instruire, mais ç'a été de l'argent perdu,
ou à peu près. Mes parents? C'étaient de très braves gens; très,
très honnêtes; mon père était employé chez un grand architecte, à
Paris; un emploi de confiance, pénible et mal rétribué. Ma mère
était la meilleure des mères de famille, laborieuse, droite,
économe; elle a eu du mal, car nous sommes trois enfants, deux
filles et un garçon, mais c'est moi qui lui ai donné le plus de
soucis.

-- Alors tes parents sont morts?

-- Non, non; ils n'ont même pas envie de mourir.

-- Ah! c'est que, en parlant d'eux, tu dis: c'étaient de braves
gens, ils étaient...

-- Certainement: mais tu vas voir pourquoi tout à l'heure. On
voulait faire de moi un architecte, mais les épures et les lavis
m'inspiraient une aversion profonde. À seize ans, lassé de
discussions sans fin avec ma famille, je me suis engagé dans les
équipages de la flotte.

-- Et quand tu es revenu, tu t'es trouvé dans la même position que
lorsque tu étais parti?

-- Exactement. Mes parents ne me rudoyaient pas, mais ils me
faisaient entendre qu'il n'était guère convenable, ni même
honnête, de rester inactif; ils me citaient l'exemple de mes
soeurs; l'aînée, Eulalie, avait étudié la déclamation, commençait
à paraître avec succès sur quelques scènes et faisait parler
d'elle comme d'une actrice d'avenir; mes parents, sans
l'encourager (car ils savaient bien que l'honnêteté, au théâtre,
est une exception, quoiqu'elle existe), n'avaient point voulu
mettre obstacle à sa vocation et commençaient à en être fiers, _in
petto_, quand son nom figurait sur le journal; quant à ma plus
jeune soeur qui n'avait que seize ans, elle était encore au
couvent et les religieuses ne tarissaient pas d'éloges sur son
compte; application, dévotion, bonne conduite et bonne santé, elle
avait tous les premiers prix. Moi, je ne savais que faire. Je me
sentais attiré fortement vers la peinture: mais elle exige des
études longues et coûteuses. Comment trouver le moyen de les
entreprendre? Je savais mes parents peu disposés à m'aider... Et
j'échafaudais projet sur projet, plan sur plan, principalement
dans les galeries des musées où j'aimais déjà à promener mes
pensées, comme je l'aime encore aujourd'hui.

Quoi d'étrange, là-dedans? Pourquoi Roger-la-Honte n'aurait-il
point des pensées et ne prendrait-il point plaisir à les agiter,
avec l'espoir de trouver un jour la manière de s'en servir? On
admet bien que les honnêtes gens méditent; pourquoi les voleurs ne
réfléchiraient-ils pas?

-- Je ne sais pas si tu t'en es aperçu, continue Roger; mais les
toiles des grands maîtres qui illuminent les murs des musées, les
poèmes de pierre où de marbre qui resplendissent sous leurs
voûtes, sont des appels à l'indépendance. Ce sont des cris
vibrants vers la vie belle et libre, des cris pleins de haine et
de dégoût pour les moralités esclavagistes et les légalités
meurtrières.

-- Non, dis-je, je ne m'en étais pas aperçu complètement; mais j'en
avais le sentiment vague. Je le vois maintenant: c'est vrai. Rien
de plus anti-social -- dans le sens actuel -- qu'une belle oeuvre.
Et le chef-d'oeuvre est individuel, aussi, dans son expression; il
existe par lui-même et, tout en existant pour tous, il sait
n'exister que pour un; ce qu'il a à dire, il le dit dans la langue
de celui qui l'écoute, de celui qui sait l'écouter. Il est une
protestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté
contre la Laideur et la Servitude; et l'homme, quelles que soient
la hideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peut
entendre, s'il le veut, comme il faut qu'il l'entende, cette voix
qui chante la grandeur de l'Individu et la haute majesté de la
Nature; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteux des
bandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couards
qui leur obéissent. Voilà pourquoi, sans doute, les gouvernements
nés du capital et du monopole font tout ce qu'ils peuvent pour
écraser l'Art qui les terrorise, et ont une telle haine du chef-
d'oeuvre.

-- Peut-être; moi, je te dis ce que j'ai éprouvé; mais je n'ai pas
été seul à le ressentir. Je le sais. J'ai vu les figures des serfs
de l'argent, les soirs des dimanches pluvieux, lorsqu'ils sortent
des musées qu'ils ont été visiter; j'ai vu leurs fronts fouettés
par l'aile du rêve, leurs yeux captivés encore, par un mirage qui
s'évanouit. Leur esprit n'est point écrasé sous la puissance des
oeuvres qu'ils ne peuvent analyser et qu'ils ne comprennent même
pas; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles qui ont
existé et qui existent; ils ont eu la sensation éphémère de la
possibilité d'une vie libre et splendide qui pourrait être la leur
et qu'ils n'auront jamais, jamais, qu'ils savent qu'ils ne peuvent
pas avoir, et qu'il leur est interdit de rêver. Car ils sont les
damnés qui doivent croire, dans les tourments de leur géhenne, à
l'impossibilité des paradis; qui doivent prendre -- sous peine
d'affranchissement immédiat -- la vérité pour l'erreur et les
réalités pour les chimères... Ah! la tristesse de leurs figures,
au bas de l'escalier du Louvre!

-- Un philosophe allemand l'a dit: «Le besoin de servitude est
beaucoup plus grand chez l'homme que le besoin de liberté: les
forçats élisent des chefs.»

-- Il y a des exceptions. Moi, j'en suis une. J'ai l'horreur de
l'esclavage et la passion de l'indépendance; les années que
j'avais passées à bord des navires de l'État ne m'avaient pas
donné, comme à tant d'autres, l'habitude et le goût du collier; au
contraire. Je sentais qu'il me fallait prendre une résolution
énergique et, puisque je ne voulais suivre aucune de ces routes
qui mènent du bagne capitaliste à l'hôpital, m'engager résolument
dans les chemins de traverse, au mépris des écriteaux qui
déclarent que là chasse est réservée, et sans crainte des pièges à
loups... Un jour, au Louvre, j'ai volé un tableau. Cela s'est fait
le plus simplement du monde. L'après-midi était chaude; les
visiteurs étaient rares; les gardiens prenaient l'air auprès des
fenêtres ouvertes. J'ai décroché une toile de Lorenzo di Credi,
une Vierge qui me plaisait beaucoup; je l'ai cachée sous un
pardessus que j'avais jeté sur mon bras et je suis sorti sans
éveiller l'attention. Tu t'étonneras peut-être...

--Mais non; je sais avec quelle rapidité les oeuvres d'art
disparaissent mystérieusement des musées français; je suis porté à
croire qu'avant peu il ne restera plus au Louvre que les faux
Rubens qui le déshonorent et les Guido Reni qui l'encombrent; et
que l'administration des Beaux-Arts prendra alors le parti
raisonnable de placer la Source d'Ingres où elle devrait être, au
milieu du Sahara. Mais continue; qu'as-tu fait de ta Vierge?

-- Je l'ai emportée à Londres et je l'y ai vendue. Je l'ai vendue
cinq cents livres sterling. En valait-elle cinq mille, ou dix
mille, ou plus? Je l'ignore; d'ailleurs j'étais pressé. J'ai
déposé douze mille francs dans une banque anglaise et, avec les
cinq cent francs qui me restaient, je suis revenu à Paris. Je n'ai
rien caché de la vérité à mon père et à ma mère, fort étonnés de
mon absence qui avait duré trois jours. Je leur ai dit que j'avais
volé, et je leur ai dit pourquoi; je leur ai dit que je voulais
être un voleur, et je leur ai dit pourquoi. Ils m'ont écouté,
absolument atterrés; j'ai profité de leur stupéfaction pour les
quitter, après les avoir remerciés de ce qu'ils avaient fait pour
moi, en les assurant que j'étais certain de leur discrétion et en
leur promettant de leur envoyer bientôt mon adresse; ce que je
fis, en effet, dès mon arrivée à Londres. Huit jours après, je
reçus une lettre de mon père.

--Il t'expédiait sa malédiction?

-- Pas le moins du monde. Il me disait qu'il avait beaucoup
réfléchi à ce que je lui avais dit et à ce que j'avais fait, et
qu'il était persuadé que je n'avais pas tort. «Mon cher enfant,
m'écrivait-il, tu es encore trop jeune pour te douter de la
douleur et de la tristesse qui enténèbrent la vie des malheureux
êtres qui sont nés sans fortune et qui, pourtant, veulent se
conduire honnêtement; tu l'as deviné, mais tu ne le sais pas. Si
je te disais quels sont leurs tourments et leurs soucis, leurs
peines sans salaire et leurs fatigues sans récompense, tu ne
voudrais pas me croire. J'aurai bientôt quarante-huit ans, mon
enfant; et s'il fallait chercher le nombre des jours heureux; de
mon existence, je pourrais faire le compte sur les doigts d'une
main. Et ta mère, ta pauvre mère dont les prodiges d'abnégation et
de sacrifice vous ont élevés tous les trois, ta pauvre mère dont
la vie a été un long renoncement et à qui je n'ai jamais pu,
malgré tous mes efforts, procurer l'ombre d'une joie... Ah! oui,
je suis obligé de le penser, ce monde est mal fait qui met tous
les plaisirs ici et là toutes les souffrances, qui ne sait point
faire la part plus égale entre les hommes et qui crée le rire des
uns des larmes que versent les autres...» Mon père terminait en me
recommandant de ne plus lui écrire, sous aucun prétexte, jusqu'à
ce qu'il m'en eût donné avis.

-- Et tu n'as plus eu de ses nouvelles?

-- Si, un mois après, par les journaux. J'ai appris que mon père
avait été arrêté sous l'inculpation de détournement de fonds. Il
avait été chargé par son patron, l'architecte, d'aller régler les
comptes d'un entrepreneur et on lui avait remis, à cet effet,
soixante mille francs; ces soixante mille francs, il les avait
perdus en route, sans pouvoir s'expliquer comment; et, pendant
l'enquête, on l'avait mis en prison préventive; suivant la bonne
habitude française. Trois semaines plus tard, les journaux
m'apprirent encore qu'on avait remis mon père en liberté; on
n'avait pu trouver aucune preuve de sa culpabilité et quarante-
huit ans de vie sans tache avaient plaidé en sa faveur. Tu vois
que l'honnêteté sert tout de même à quelque chose.

-- Alors, il n'était pas coupable?

-- Quelle plaisanterie! C'est moi qui ai été chercher les billets
de banque français où ils étaient en sûreté et qui les ai changés
contre des bank-notes anglaises... Aujourd'hui, mes parents sont
très heureux; ils ont quitté Paris; ils tiennent à Vichy un hôtel
qu'ils ont acheté et qui leur rapporte pas mal.

-- Et cette brusque prospérité n'a pas éveillé les soupçons?

-- Pas du tout. Ma soeur Eulalie, l'actrice, venait de quitter le
théâtre. Elle avait fait un héritage; un vieux chanoine lui avait
laissé en mourant tout ce qu'il possédait.

--Un chanoine qui fréquentait les coulisses?

-- Que tu aimes les complications! Le chanoine était âgé de
soixante-douze ans quand Eulalie en avait dix à peine. Il lui a
légué sa fortune parce qu'il avait beaucoup d'affection pour elle,
voilà tout; une lubie de vieillard sans famille. Eulalie avait
donc renoncé à la scène et à ses pompes; elle était censée avoir
avancé à mes parents l'argent nécessaire à leur établissement.
Censée, tu comprends. La vérité, c'est qu'elle eût été incapable
de le faire, car elle est aussi avare que dévote.

-- Dévote?

-- Dans la dévotion jusqu'au cou, depuis que mon père a été arrêté.
Elle parle de se faire religieuse. Elle demeure aux Batignolles, à
côté de l'église. La dernière fois que je l'ai vue, je l'ai
trouvée au milieu de crucifix, de livres de piété et de chapelets;
elle m'a donné un scapulaire qui doit me porter bonheur -- nous
allons voir ça ce soir; -- elle m'a dit qu'elle prierait le Bon
Dieu pour moi deux fois par jour.

-- C'est charmant. Et ton autre soeur, elle est encore au couvent?

-- Non; elle en est sortie une fois mes parents installés à Vichy.
Mais, un beau jour, Broussaille -- elle ne s'appelle pas
Broussaille, mais on l'appelle Broussaille -- est arrivée à
apprendre, je ne sais comment, ce qui s'était passé, et pour mon
père, et pour moi.

-- Quel coup, pour une jeune fille élevée au couvent, à l'ombre de
la blanche cornette des nonnes!

-- Ne m'en parle pas. Broussaille, qui n'est pas bête, a tout de
suite compris la leçon que lui donnait l'exemple. Elle est partie
pour Londres, et elle y est restée depuis.

-- Ah! bah! Broussaille est à Londres... Et qu'est-ce qu'elle fait,
à Londres?

Roger-la-Honte tire sa montre.

-- Qu'est-ce qu'elle fait?... À l'heure qu'il est, elle doit faire
quelqu'un... Ah! il va être une heure du matin; c'est le moment de
nous y mettre...

Roger-la-Honte va prendre une valise, à la tête du lit, l'apporte
sur le guéridon et la déboucle. Il en sort différents instruments,
des pinces, des vrilles, de petites scies très fines, d'autres
choses encore.

-- Où est ma lanterne sourde? Ah! la voici; elle est toute prête...
Tu comprends, il vaut mieux être deux, pour des coups comme celui
que nous allons faire; si l'on est tout seul, on court trop de
risques; on n'a personne pour vous avertir, si les gens viennent à
se réveiller.

Il met une partie des outils dans ses poches et me passe le reste,
ainsi qu'une paire de chaussons de lisières.

-- Retirons vite nos bottines et mettons ça. C'est des bons. C'est
des Poissy.

-- Comme cela, dis-je en glissant mes pieds dans les chaussons,
nous ne ferons pas de bruit pour descendre.

-- Descendre! dit Roger-la-Honte. Est-ce que tu rêves? Nous ne
descendons pas; nous montons.

Il souffle la bougie, ouvre la petite fenêtre de la chambre,
enjambe la barre d'appui et disparaît à gauche, sur le toit.

Je le suis. Nous nous hissons sur la corniche qui sépare la maison
de la maison voisine, nous la franchissons et nous nous trouvons à
côté de la fenêtre d'une mansarde; la fenêtre est éclairée.

-- Halte! murmure Roger. Il faut attendre; nous nous y sommes pris
trop tôt. Ces garces de servantes n'en finissent pas de se
déshabiller; il est vrai qu'elles ne sont pas longues à
s'endormir. Asseyons-nous un peu.

Nous nous asseyons sur le toit, les pieds sur l'entablement.

-- Quelle nuit! dit tout bas Roger-la-Honte. Regarde donc là-haut.
Crois-tu que le ciel est assez beau, ce soir!... La lune, avec ce
rideau de nuages mobiles et transparents qui mettent comme un
grand voile de deuil sur une face pâle... Et toutes ces étoiles,
plus brillantes que des diamants, et qui remplissent
l'immensité... Et dire qu'il y a des pays où c'est encore plus
beau que ça, la nuit! Connais-tu Venise, toi?

-- Non. Et toi?

-- Moi non plus, malheureusement. Je voudrais tant voir Venise! Il
parait que c'est merveilleux... J'ai lu tous les livres qui en
parlent et je reste en admiration devant les tableaux qui la
peignent. Ah! voir Venise! Et après, qu'il arrive n'importe quoi.
Je m'en moque... Tiens, la lumière vient de s'éteindre. Attendons
encore dix minutes.

-- Mais, dis-je, si tu désires tant voir Venise, pourquoi n'as-tu
pas fait le voyage? Ce n'est pas la mer à boire.

-- Est-ce qu'on a le temps? Toujours une chose ou une autre... Les
voleurs non plus ne font pas toujours ce qu'ils rêvent... Si tu
veux, quand nous aurons fait deux ou trois bons coups, nous irons
ensemble. Nous nous promènerons sur les canaux et les lagunes à
gondole que veux-tu? aux sons des instruments à cordes. Il
faudrait avoir de quoi vivre largement pendant deux ou trois ans,
pour bien faire. J'étudierais la peinture à fond, et peut-être que
je deviendrais un grand peintre. J'ai tellement envie d'être un
peintre! Mais il faut que j'aille à Venise d'abord; c'est là
seulement que je saurai si je ne me trompe pas sur ma vocation...
Ah! ces étoiles!

-- Oui, c'est bien beau! Et que sait-on, de ces pléiades de
sphères; de ces astres qui s'échelonnent dans l'espace comme les
cordes d'une lyre, depuis Saturne jusqu'à Mercure; de l'analogie
entre les distances des planètes au soleil et les divisions de la
gamme en musique; de toutes ces notes splendides et indéchiffrées
de l'harmonie des mondes...

-- Ah! certes, dit Roger-la-Honte, les yeux fixés au ciel; c'est
superbe!... Crois-tu que c'est habité, toi, tous ces astres? Moi,
j'espère que non. Quand on pense que dans chacun deux il y aurait
peut-être de sales bourgeois comme l'industriel et de sales
voleurs comme nous... Ce serait à vous dégoûter de tout!... Ah!
Allons, il est temps. En route! Tu n'as pas peur? Tu n'as pas le
vertige? À la bonne heure. Ne regarde pas en bas et suis-moi; mais
ne me pousse pas. Il faut atteindre la troisième fenêtre.

La troisième fenêtre n'est pas là; elle me semble même diablement
loin. Ce n'est pas commode, de marcher sur les toits: le terrain
n'est pas accidenté, c'est vrai, mais il est glissant; et si l'on
glisse -- quel saut! -- Nous nous cramponnons de notre mieux à
toutes les saillies, nous dépassons la seconde fenêtre et nous
touchons à la troisième. Nous y voilà. Nous empoignons
nerveusement la barre d'appui. Roger-la-Honte, qui a sorti de sa
poche une boule de poix, l'applique sur un carreau, fait grincer
un diamant tout autour et, par le trou circulaire pratiqué dans la
vitre, passe sa main à l'intérieur et fait jouer l'espagnolette.
Deux secondes après, nous sommes dans une chambre que les rayons
de la lune nous font voir encombrée de malles, de caisses et de
cartons.

-- Une chambre de débarras, dit Roger en allumant sa lanterne
sourde; je le pensais bien. Pourvu que la porte ne soit pas fermée
du dehors! Non, la clef est à l'intérieur. Ça va bien; nous
n'aurons pas à faire de bruit.

Il s'assied sur une caisse et me fait signe de l'imiter.

-- Écoute-moi bien, me murmure-t-il à l'oreille. Nous allons
descendre; moi, je m'arrêterai au troisième étage; toi, tu
continueras jusqu'au rez-de-chaussée avec la lanterne; tu tireras
tout doucement les trois gros verrous que l'industriel pousse tous
les soirs avant de se coucher et tu t'assureras que la porte
d'entrée peut s'ouvrir facilement. En cas d'alerte, nous n'aurons
qu'à nous précipiter dans l'escalier, à nous jeter dans la rue et
à nous diriger vers ton hôtel, rue des Augustins. Quand tu auras
fait ce que je te dis, tu viendras me retrouver. Allons.

J'ai tiré les trois gros verrous, je suis sûr qu'il suffit de
tourner un bouton pour ouvrir la porte, et je remonte au troisième
étage.

-- C'est bien, dit Roger. Nous allons commencer. Une porte à deux
battants à un cabinet! Faut-il être bête! Rien de plus facile à
forcer... Et pas même de serrure de sûreté...

Du bec d'une pince qu'il a introduite entre les vantaux, il
cherche l'endroit favorable à la pesée. Il le trouve, il enfonce
sa pince, la tire à lui de toute sa force... et un craquement
formidable me semble faire trembler la maison.

-- Ça y est, murmure Roger, qui pose un doigt sur ses lèvres.

Et nous restons là, immobiles, aux aguets, l'oreille tendue pour
épier le moindre bruit. Mais rien ne bouge dans la maison. Roger
pousse la porte dont la serrure pend à une vis, et nous entrons
dans le cabinet.

-- Quel fracas tu as fait! dis-je à Roger-la-Honte, qui sourit.

-- Mais non; ça t'a produit cet effet-là parce que tu manques
d'habitude et, que tu es énervé; en réalité, je n'ai pas fait plus
de bruit qu'on n'en fait lorsqu'on brise un bout de planche ou une
règle. Ils ne se sont pas réveillés, sois tranquille. Pourtant,
écoutons encore.

Nous prêtons l'oreille; mais le silence le plus profond règne dans
la maison. J'ai posé la lanterne sourde sur le bureau de
l'industriel et je me suis assis dans son fauteuil; les rayons
lumineux se projettent sur une feuille de papier où grimacent
quelques lignes d'écriture, une lettre commencée sans doute, que
je me mets à lire pour calmer mes nerfs.

_À M. Delpich, banquier, 84, rue d'Arlon._

«Mon cher ami,

«Ne vous donnez plus la peine de me chercher un commanditaire
parmi vos clients. J'ai déniché l'oiseau rare. C'est un jeune
serin nommé Georges Randal, ingénieur de son état, qui est tout
disposé à remettre entre mes mains deux cent mille francs, ou même
trois cent mille, dans le plus bref délai. J'ai rarement vu un
pareil imbécile; il se prend au sérieux, ce qui est le plus
comique, et m'a reproché amèrement de faire preuve de partialité à
l'égard de la potasse. Vous savez, Delpich, si je me moque de la
potasse, ainsi que des autres produits chimiques! Pourvu que nous,
réussissions d'ici quelques mois la petite affaire que nous
projetons, et qu'une bonne faillite bien en règle vienne couronner
mes efforts, tout ira comme sur des roulettes. Je montrerai à ce
Parisien, qui vient faire ici le malin, et qui peut dès
aujourd'hui dire adieu à ses deux ou trois cent mille francs, de
quel bois nous nous chauffons en Belgique...»

La lettre ne va pas plus loin. Ça ne fait rien; c'est toujours
instructif, et quelquefois agréable, de savoir ce que les autres
pensent de vous. Je plie la feuille de papier sans rien dire et je
la mets dans ma poche. On ne sait pas ce qui peut arriver.

-- Apporte la lanterne, dit Roger-la-Honte qui ausculte le coffre-
fort, au fond de la pièce, et qui hoche la tête comme s'il avait
un diagnostic fatal à porter. Voyons... à gauche... à droite...
Une pure saleté, ce coffre-fort-là; ça ne vaut pas une bonne
tirelire. C'est attristant, de, s'attaquer à une boîte belge aussi
ridicule quand on a travaillé dans les Fichet... Enfin, on a moins
de mal. Je vais l'ouvrir par le côté; j'appelle ça l'opération
césarienne... Je n'en aurai pas pour longtemps et je peux faire ça
tout seul. Tu ne sais pas, pose la lanterne là, sur cette petite
table, et descends au premier étage, devant la porte de la chambre
à coucher de l'industriel; si tu entends qu'il se réveille, tu
siffleras...

Je descends et je me poste sur le palier du premier étage.
L'industriel ne se réveille pas; il n'en a pas même envie. Il dort
à poings fermés, il ronfle comme une toupie d'Allemagne. Ah! le
gredin! Je me le figure, endormi au coin de sa femme, et rêvant
que je lui apporte trois cent mille francs avec mon plus gracieux
sourire.

Tout d'un coup, j'entends le grincement, très doux mais incessant,
de la scie de Roger: il a déjà pu percer le coffre-fort à l'aide
d'une vrille et il commence à couper le métal; on dirait le
grignotement d'une souris, au loin. Mais le bruit de la scie est
couvert, bientôt, par celui des ronflements de l'industriel; on
dirait qu'il tient, non seulement à ne pas entendre, mais à
empêcher les autres d'entendre. Ah! il peut se vanter d'avoir
l'oreille fine et de dormir en gendarme!... Je prends le parti de
remonter auprès de Roger.

-- Te voilà? demande-t-il, le visage couvert de sueur; donne-toi
donc la peine d'entrer. Veux-tu accepter la moindre des choses? Je
n'ai qu'à tirer la sonnette...

-- Non, j'aime mieux t'aider.

-- Si tu veux; il y a encore un côté à couper.

Dix minutes après, c'est chose faite, et nous avons étalé sur le
bureau le contenu du coffre-fort. Des tas de papiers d'affaires
que nous repoussons avec le plus grand dédain, avec ce mépris
qu'avaient pour les transactions commerciales les philosophes de
l'antiquité; des valeurs, actions et obligations, dont nous
faisons un gros paquet; une jolie pile de billets de banque et
quelques rouleaux de louis, que nous mettons dans nos poches.

-- Nous en allons-nous par la rue, à présent?

-- Non, répond Roger; il faut partir par où nous sommes venus.
C'est plus correct -- et plus prudent, -- Je vais aller pousser les
verrous en bas et donner un tour de clef à la serrure. L'ordre
avant tout.

Il descend et revient au bout d'un instant. Je sors du cabinet
avec le paquet de valeurs, quelques outils qui sont restés sur le
bureau de l'industriel et la lanterne dont Roger n'a pas eu besoin
au rez-de-chaussée; une allumette lui a suffi.

-- Maintenant, dit-il après avoir tiré à lui les vantaux de la
porte et les avoir maintenus solidement fermés avec une cale de
bois, presque invisible, maintenant, les servantes en se levant
demain de bonne heure ne s'apercevront de rien. C'est Monsieur
lui-même, lorsqu'il montera à son cabinet avec son trousseau de
clefs, qui découvrira le pot aux roses. À présent, allons donc
faire un tour dans cette chambre de débarras qui nous a si bien
accueillis.

Nous y sommes, et nous avons fermé la porte derrière nous. Roger
fait le tour des malles et des caisses en reniflant d'une façon
singulière.

-- Voici, dit-il, une boîte bien close d'où s'exhale une forte
odeur de camphre. Ne seraient-ce point quelques fourrures de
Madame? Voyons ça, ajoute-t-il en faisant sauter le couvercle.
Tout juste! Un boa. Deux boas. J'en prends un, et toi aussi. C'est
un cadeau tout trouvé pour Broussaille; et quant à toi, si tu te
fais une connaissance... Maintenant, allons-nous-en; donne-moi le
paquet de valeurs; il pourrait te faire perdre l'équilibre, et ce
n'est guère le moment de piquer une tête sur le pavé.

Certainement non; ce ne serait pas la peine d'avoir opéré un vol
avec effraction; d'avoir violé les droits d'un possédant, non
seulement en m'appropriant son bien, mais en m'introduisant dans
son domicile; d'attenter à sa propriété, comme je le fais en ce
moment, en me promenant à quatre pattes sur son toit; et comme je
le ferais encore, même, si je planais, à des hauteurs
invraisemblables, au-dessus de ses cheminées: _cujus est, solum
ejus est usque ad coelum_...

-- La mer est unie comme un lac, me dit Roger-la-Honte dans le
salon du bateau que nous avons pris à Ostende, car nous avons
quitté Bruxelles par le premier train du matin; nous allons avoir
une traversée superbe et nous arriverons à Cannon Street à cinq
heures. Nous pourrons laver nos papiers ce soir. Ce qu'il y a de
meilleur dans cette affaire-là, vois-tu, c'est encore les
cinquante-deux mille francs en or et en billets. J'ai bien peur
que nous ne tirions pas des titres ce que nous espérons. Enfin,
nous verrons.

-- Moi, pour mille francs, j'aurais fait le coup; pour cent sous,
pour rien; pour le plaisir de ruiner cette canaille d'exploiteur,
ce coquin qu'on devrait pendre.

-- Bah! dit Roger, à quoi bon déshonorer une corde? Moi, je ne suis
pas farouche et j'aime la rigolade; à Prudhomme décapité je
préfère Prudhomme dévalisé. C'est égal, je voudrais bien voir sa
gueule!

-- Moi aussi; je suis sûr que son nez dépasse la frontière belge et
s'allonge déjà vers Venise.

-- Ah! Venise, Venise! soupire Roger-la-Honte en s'étendant sur une
couchette.

Il s'endort du sommeil du juste; et ses rêves voguent en gondole
sur les flots du Canalazzo.


VII -- DANS LEQUEL ON APPREND, ENTRE AUTRES CHOSES, CE QUE
DEVIENNENT LES ANCIENS NOTAIRES

-- Mon avis, me dit Roger-la-Honte dans le cab que nous venons de
prendre à Cannon Street, c'est que si Paternoster nous donne cent
mille francs des valeurs que nous lui apportons, ce sera beau.

-- Paternoster? Qui est-ce?

-- Ah! oui, tu ne sais pas. C'est l'homme chez lequel nous, allons
laver nos papiers.

-- Le nom est irlandais, je crois...

-- Oui, mais celui qui le porte est Français. C'est vrai, ça; tu
n'es au courant de rien; mais dans quelques jours... Eh! bien,
Paternoster, c'est un ancien officier ministériel; il était
notaire, je ne sais plus où, du côté de Bourges ou de
Châteauroux...

-- Et il a levé le pied, comme tant d'autres de ses confrères, avec
les fonds de ses clients, et il s'est sauvé ici...

-- Pas tout à fait. On l'aurait fait extrader et il serait au bagne
à l'heure qu'il est. Voici comment les choses se sont passées:
Paternoster était marié avec une femme très jolie, qu'il n'aimait
guère -- car il n'a d'autre passion que celle de l'argent -- et qui
ne l'aimait pas du tout. Elle était la maîtresse d'un député qui
venait d'être fait ministre, et qui l'a encore été depuis.
Paternoster -- j'ai oublié le nom qu'il portait en France -- le
savait, mais fermait les yeux. Cela ne faisait le compte ni du
ministre ni de la femme qui auraient été fort aises qu'un divorce
leur procurât la liberté complète qu'ils désiraient. Comment
parvinrent-ils à faire entendre raison, sur ce chapitre, à
Paternoster? C'est assez facile à expliquer par le simple énoncé
des événements qui se succédèrent avec rapidité. D'abord, sur la
plainte fortement motivée de la femme, un divorce fut prononcé
contre Paternoster; le soir même, cet excellent notaire mettait la
clef sous la porte de son étude et disparaissait avec les épargnes
confiées à ses soins vigilants; quinze jours après, il était
arrêté; et, deux mois plus tard, condamné à dix ans de travaux
forcés; il est inutile de te dire que les fonds qu'il s'était
appropriés, avaient été dilapidés dans des opérations de Bourse,
et qu'on n'en retrouva pas un centime.

-- Je le crois facilement. Mais je ne vois point, jusqu'ici, quel
bénéfice Paternoster avait retiré de sa complaisance.

-- Attends un peu. Trois jours après sa condamnation, il fut
relâché clandestinement.

-- Quoi! Mis en liberté?

-- Absolument. Le ministre n'avait eu qu'un mot à dire... Mais ne
fais donc pas semblant d'ignorer comment les choses se passent en
France... Paternoster vint donc retrouver à Londres les écus dont
il avait dépouillé ses clients, et qui, au lieu de cascader à la
Bourse, étaient empilés soigneusement dans les coffres d'une
banque anglaise. Je me rappelle l'avoir vu arriver ici; J'étais un
soir à Victoria Station, par hasard, et j'ai vu descendre du train
continental le bonhomme à figure de renard que tu vas voir tout à
l'heure et que j'ai bien reconnu, depuis, dans le Paternoster qui
s'est mis à trafiquer avec nous; ce soir-là, il était accompagné
d'un curé et d'une toute jeune fille vraiment charmante. Je ne les
ai jamais revus, ni l'un ni l'autre. Je ne sais pas ce que c'était
que le curé; j'ai entendu dire que la petite était la fille de
Paternoster, une fille qu'il a eue d'un premier mariage. Ah! nous
voici arrivés...

Le cab s'arrête, en effet, dans une de ces rues étroites qui
sillonnent la Cité de Londres, devant une haute maison noire dont,
bientôt, nous montons l'escalier. Au deuxième étage, Roger-la-
Honte tourne le bouton d'une porte et nous nous trouvons dans une
grande pièce garnie de cartonniers et de longues tables, où
travaillent deux ou trois clercs. Sur une interrogation de Roger,
l'un d'eux se lève, se dirige vers une porte, au fond de la salle,
derrière laquelle il disparaît. Il revient une minute après, nous
invite à le suivre et nous introduit dans une petite pièce un peu
mieux meublée que la première; un homme assis devant un grand
bureau couvert de papiers se lève à notre entrée, tend la main à
Roger-la-Honte et m'accueille d'un profond salut.

-- Vous voilà enfin! dit-il à Roger. Il y a un grand mois que je
n'ai eu le plaisir de vous voir. Monsieur est de vos amis, je
présume?

Roger-la-Honte me présente; Paternoster se déclare enchanté et
continue:

-- J'espère que votre santé est bonne. Et les affaires? Difficiles,
hein? Tout le monde se plaint un peu. Mais je parie que vous avez
trouvé moyen de faire quelque chose?

Je l'examine, pendant qu'il parle. Une face glabre, sans couleur,
un grand nez, des yeux verdâtres de chat malfaisant diminués,
semble-t-il, par de gros sourcils poivre et sel qui se rejoignent
et barrent le front, une bouche qui paraît avoir été fendue d'un
coup de canif, des cheveux gris, légèrement bouclés, qui
rappellent les perruques des tabellions d'opéra-comique. Mais la
plume d'oie traditionnelle serait mal venue à se ficher dans ces
cheveux-là, et les lunettes d'or n'iraient pas du tout sur ce
grand nez; ce n'est pas là une tête à faire rire, une figure de
cabotin; c'est la volonté, tenace et muette, maîtresse d'elle-
même, qui a mis sa marque sur ce visage et cette tête, si laide
qu'elle soit, est une tête d'homme. L'ossature est puissante; et
les lèvres, qui se crispent pour laisser filtrer l'ironie,
pourraient s'ouvrir, si elles le voulaient, pour lancer
d'effrayants coups de gueule.

-- Nous avons fait quelque chose, en effet, dit Roger-la-Honte en
ouvrant son sac de voyage et en déposant sur le bureau le paquet
de titres que nous apportons de Bruxelles; vous allez nous donner
votre avis là-dessus; et si vous ne nous offrez pas deux cent
mille francs séance tenante, j'irai dire partout que vous ne vous
y connaissez pas.

-- On ne vous croirait pas, ricane Paternoster. Donnez-vous donc la
peine de vous asseoir... Oh! Oh! mais vous n'exagérez pas trop;
c'est une belle affaire. À vue de nez et au cours moyen, il y a là
plus de quatre cent mille francs. Malheureusement...

-- Ah! dit Roger-la-Honte avec un geste désespéré, voilà que ça
commence!...

-- Attendez donc que ce soit fini pour vous plaindre, interrompt
Paternoster qui continue à feuilleter les valeurs, de ses longs
doigts maigres. Vous êtes toujours pressé... Malheureusement, vous
avez été faire ce coup-là en Belgique.

-- Qui vous l'a dit? demande Roger-la-Honte.

-- Ce sont ces papiers eux-mêmes qui me l'apprennent. Ce sont là
des placements de Belge. Jamais un Français, à l'heure actuelle,
ne garnirait son portefeuille de cette façon-là. Des tas de
valeurs industrielles!

-- Elles sont souvent excellentes, dis-je.

-- Je ne le nie pas. Je les choisirais de préférence, pour mon
compte, si j'avais de l'argent à placer. Mais mes clients ne
raisonnent pas comme moi. Il leur faut des fonds d'États, ou des
valeurs garanties par les États; le reste ne représente rien à
leurs yeux; ils n'ont pas confiance; et le genre d'affaires que je
traite ne peut être basé que sur la confiance. Voilà pourquoi je
me tue à vous dire de faire, autant que possible, vos coups en
France. Voilà un bon pays! Vous n'y trouvez pas, on presque pas,
de valeurs industrielles aux mains des particuliers; l'instabilité
des institutions politiques leur interdit ce genre d'achats. Ils
ne possèdent guère que de la Rente ou des Chemins de fer.
Excellent pays pour les voleurs! La peur y a discipliné les
capitaux.

-- Oui, dit Roger-la-Honte. Mais quand on vous apporte du Crédit
foncier ou des emprunts de Villes, vous n'en voulez pas.

-- Naturellement! Ce n'est pas garanti, au moins officiellement,
par l'État; par conséquent, ça ne vaut rien pour mes clients. Ils
changeront peut-être d'avis un jour, mais pas avant longtemps, je
crois; c'est aussi l'opinion du ministre de Perse, et le premier
secrétaire de l'ambassade Ottomane en tombait d'accord avec moi,
pas plus tard qu'hier soir.

-- Je vois, dis-je, que vous placez votre papier en Orient.

-- Pour la plus grande partie, répond Paternoster, et même en
Extrême-Orient; le Japon y a pris goût depuis quelques années et
la Chine donne de belles espérances. Voyez, Monsieur, comme le
Progrès choisit, pour sa marche en avant, les voies les plus
inattendues! L'Asiatique qui se rend acquéreur d'un de ces titres
qui rapportent à peine 3 pour cent à l'Européen, touche, lui, 10
ou 12 pour cent, étant donné le prix auquel il achète. Il découvre
instantanément toute la grandeur de la civilisation occidentale et
les rapports des Blancs et des Jaunes deviennent tous les jours
plus fraternels. Ce n'est pas tout. L'Asiatique, enrichi grâce à
vous, comprend qu'il n'a aucun intérêt à rêver la ruine des
puissances européennes; et, au lieu de se préparer à nous faire
courir ce fameux Péril jaune si joliment portraituré par
l'Empereur d'Allemagne, il nous souhaite, après ses prières du
soir, toutes les prospérités imaginables. Ah! vous faites le
bonheur de bien du monde, sans vous en douter. Et tant de gens
éprouvent le besoin de crier haro sur les voleurs! C'est drôle
qu'on se sente obligé, à la fin du XIXe siècle, de prêcher la
tolérance...

-- Et les personnes qui achètent ces titres n'ont aucune difficulté
à en toucher les intérêts?

-- Aucune; on se garde bien de leur causer le moindre ennui. Cela
amènerait des complications qu'il est nécessaire d'éviter dans
l'intérêt de l'harmonie universelle, répond Paternoster avec un
sourire patriarcal. Pour les valeurs au porteur, cela passe comme
une lettre à la poste; pour les valeurs nominatives, nous opérons,
avant livraison, un petit travail de lavage ou de grattage,
quelque peu superficiel, mais qui suffit très bien. J'ai deux de
mes clercs qui sont très habiles, pour ça; il est vrai qu'ils ont
conquis leurs grades à Oxford; l'un d'eux, celui qui vous a reçus,
est le troisième fils d'un lord; si ses deux frères, dont la santé
est très mauvaise, viennent à mourir, comme c'est probable, il
sera Pair d'Angleterre avant peu... Ah! oui, continue Paternoster
en poursuivant son examen des papiers, bien des gens dont les
actions ou les obligations ont été dérobées seraient fort étonnés
d'apprendre que les coupons continuent à en être touchés
régulièrement par un général persan, un grand seigneur japonais,
un kaïmakan d'Asie Mineure ou un mandarin à bouton de cristal.
C'est pourtant la vérité... C'est deux cent mille francs, je
crois, que vous demandiez pour ça?

Nous faisons, Roger-la-Honte et moi, un signe affirmatif.

-- C'est une grosse somme, assure Paternoster en hochant la tête.
Quand on pense, ajoute-t-il en posant la main sur la pile de
valeurs, que ces papiers représentent autant d'argent, autant de
travail, autant de misère!... Mais vous ne vous souciez guère de
cela. Vous n'êtes pas sentimentaux. Vous volez tout le monde, et
allez donc! au hasard de la fourchette. Il doit y avoir cependant
de l'argent bien répugnant, même à voler... Eh! bien, mes amis,
ces papiers représentent autre chose encore; ils représentent
notre univers civilisé. Le monde actuel, voyez-vous, du petit au
grand, c'est une Société anonyme. Des actionnaires ignorants et
dupés; des conseils d'administration qui se croisent les bras et
émargent; des hommes de paille qui évoluent on ne sait pourquoi;
et toutes les ficelles qui font mouvoir les pantins tenues par des
mains occultes...

-- Voilà un beau discours, dit Roger-la-Honte. Monsieur
Paternoster, il faut poser votre candidature aux prochaines
élections générales. Mais que nous offrez-vous?

-- Diable! votre ton est sec, ricane Paternoster. Mais vous avez
sans doute le droit de parler haut. Vous devez être riches?

-- Nous? Non. Nous volons, hélas! simplement pour nous mettre en
mesure de voler.

-- Je vois ça. Comme les fonctionnaires recueillent des taxes avec
le produit desquelles on les paye pour qu'ils récoltent de
nouveaux impôts... La chaîne sans fin de l'exploitation roulant
sur la poulie folle de la sottise humaine... Eh! bien, Messieurs,
voici ce que je vous propose: je garde la Rente, les Chemins de
fer et le Suez, je vous rends toutes les valeurs industrielles, et
je vous donne cinquante mille francs.

-- Vous plaisantez, dit Roger-la-Honte; cinquante mille francs,
c'est ridicule. Et, quant aux valeurs industrielles, que voulez-
vous que nous en fassions?

-- Renvoyez-les à leur propriétaire, répond Paternoster. Figurez-
vous que vous êtes des potentats et que vous faites remise d'une
partie de ses taxes à l'un de vos fidèles sujets; la clémence
convient à la grandeur et le vol est un impôt direct, perçu
indirectement par les gouvernements. Il y aurait beaucoup à dire
là-dessus. En tous cas, de tous les impôts, le vol est celui que
les civilisés payent le plus douloureusement, mais le plus
consciemment... Oui, renvoyez-les à leur propriétaire. Ce ne sera
pas la première fois que les larrons auront rendu service aux
honnêtes gens. On a dit que la propriété, c'est le vol; quelle
confusion! La propriété n'est pas le vol; c'est bien pis; c'est
l'immobilisation des forces. Le peu d'élasticité dont elle jouit,
elle le doit aux fripons. Le voleur a articulé la propriété, et
l'honnête homme est son bâtard.

-- Avez-vous réfléchi en parlant? demande Roger. Vous me semblez
bien autoritaire, à votre tour.

-- Que voulez-vous? Les hommes d'argent le sont tous, aujourd'hui.
Les agioteurs et courtiers-marrons s'appellent les Napoléon de la
finance; et un coulissier anglais se fait de quotidiennes réclames
illustrées qui le représentent vêtu de la redingote grise et
coiffé du petit chapeau... Cependant, si vous vouliez être
raisonnables...

-- Nous ne demandons pas mieux.

-- Nous allons voir. Eh! bien, je consens à garder les valeurs
industrielles, quoiqu'elles ne puissent pas me servir à
grand'chose. Et, pour le tout, je vous offre... Attention! je vais
citer un chiffre, et il faudra me répondre oui ou non. Vous me
connaissez, monsieur Roger-la-Honte, bien que j'aie le plaisir de
voir monsieur votre ami pour la première fois; vous savez que je
ne reviens jamais sur un chiffre donné définitivement... Pour le
tout, je vous offre trois mille livres sterling.

-- Qu'en penses-tu? me demande Roger.

-- Fais comme tu voudras.

-- C'est bon, dit Roger; nous acceptons. Mais nous nous vengerons.
Prenez garde à votre caisse.

-- La voilà, ma caisse, dit Paternoster en nous montrant un sac
noir, la _bag_ anglaise, longue et peu profonde, qui se balance
sans trêve aux mains des trafiquants de la cité; elle ne me quitte
pas; je l'emporte et je la remporte avec moi; vous serez malins si
vous venez la prendre... Après tout, vous auriez tort de m'en
vouloir. Je ne peux réellement pas vous offrir un sou de plus, et
je hais toutes les discussions d'argent. Si c'était possible, pour
la vente des titres volés, je préconiserais l'arbitration; pas
obligatoire, pourtant... Voyons, je vais vous donner cinq cents
livres en billets et un chèque pour le reste.

Nous acquiesçons d'un sourire et Paternoster, après nous avoir
compté les banknotes, se met en devoir de remplir le chèque.

-- Voilà, dit-il en nous le tendant. Avez-vous l'air content, mon
Dieu! Moi, si j'étais voleur, voulez-vous que je vous dise ce qui
me ferait surtout plaisir? Ce serait de penser que chacun de mes
larcins démolit les calculs des statisticiens, fausse leurs
évaluations soi-disant rigoureuses de la richesse des nations...

Il nous reconduit jusqu'à la porte et se déclare pénétré de
l'espoir qu'il nous reverra avant peu.

-- Ah! sapristi, j'oubliais! s'écrie-t-il comme nous le quittons.
Un de mes ex-confrères, un notaire du centre de la France, m'a
signalé l'autre jour un joli coup qu'il y aura à faire dans sa
ville d'ici un mois ou deux. Je vous ferai signe, dès le moment
venu. C'est une bonne affaire et je veux vous la réserver. Je ne
vous demanderai que dix pour cent pour le tuyau; il faut que j'en
rende au moins cinq au confrère, ainsi... Gentil, hein?... Au
revoir...

Nous descendons l'escalier en silence. Notre cab nous attend
devant la maison; nous y montons et Roger donne au cab l'adresse
d'un hôtel du West-End.

-- Malgré tout, dis-je quand nous nous levons de table, vers neuf
heures, je ne sais pas si nous aurions trouvé mieux que ce que
nous a donné Paternoster.

-- Non, dit Roger; il ne manque pas, à Londres, de gens exerçant le
même métier que lui; mais c'est crapule et compagnie. Paternoster
est encore le plus honnête... À présent, si tu veux, nous allons
faire une visite à Broussaille.

-- C'est une excellente idée.

Nous voilà partis. Le cab file tout le long de Piccadilly, descend
Brompton Road et s'arrête à Kensington, devant une des petites
maisons qui bordent un square quadrangulaire. Nous descendons et
Roger fait, à plusieurs reprises, résonner le marteau de cuivre
qui pend à la porte. Mais cette porte, personne ne vient l'ouvrir;
la maison semble inhabitée. Les stores sont tirés à toutes les
fenêtres, que n'éclaire aucune lumière.

-- Bizarre! dit Roger. Broussaille a dû sortir et la bonne a
profité de son absence pour aller se promener de son côté. Voilà
une maison bien tenue! Je parie que Broussaille est à l'»Empire.»
Allons-y.

Nous y allons. Nous y sommes; et il y a même dix minutes que nous
parcourons le promenoir sans que Roger-la-Honte ait pu apercevoir
sa soeur.

-- Vous n'avez pas vu Broussaille? demande-t-il à toutes les
femmes.

-- Non, répondent-elles; nous ne l'avons pas vue.

Une grande rousse qui vient d'entrer se dirige vers nous en
souriant.

-- Je suis sûre que tu cherches ta soeur, dit-elle à Roger.

-- Oui. Sais-tu où elle est?

-- Je ne sais pas où elle est, mais je sais avec qui elle est. Je
l'ai rencontrée tout à l'heure avec une dame de Paris.

-- Comment est-elle, cette dame?

-- C'est une brune, assez jolie, pas toute jeune, très bien mise.

-- Grande?

-- Moins que moi, mais assez forte.

-- Bon! Je sais qui c'est. Merci.

-- Écoute un peu, dit la grande rousse en le retenant par le bras.
Tu vas apprendre du nouveau; je ne te dis que ça!

-- Quel nouveau? Quoi?

-- Ah! je ne veux rien te raconter; tu verras; il n'y aurait plus
de surprise, murmure la grande rousse en s'éloignant.

-- Je me demande ce qu'elle veut dire, s'écrie Roger en descendant
l'escalier. Mais nous le saurons bientôt, Broussaille est à deux
pas d'ici, à l'hôtel Pathis; j'en suis certain; Ida ne descend
jamais autre part.

-- Ida, c'est la dame de Paris?

-- Oui; une sage-femme très chic; elle vient assez souvent ici;
elle a toute une clientèle de ladies; tu comprends, c'est ici
comme en France...

-- Oui, on ne parvient pas toujours à interner Cupidon dans un cul-
de-sac, et alors...

-- Alors, on envoie un télégramme à Ida qui a toujours son
aiguille, landerirette, au bout du doigt, comme Mimi Pinson. Du
reste, elle peut rester fille, toujours comme Mimi Pinson, car
c'est une bonne fille.

Nous attendons une minute à peine au bureau de l'hôtel: une
servante, qui a été nous annoncer, revient nous chercher en
courant. Nous montons au second étage et nous sommes introduits
dans un petit salon où, devant une table couverte encore des
reliefs du dîner, deux femmes sont assises qui se lèvent à notre
approche. La plus jeune saute au cou de Roger-la-Honte qui
l'embrasse avec effusion. Dès qu'il parvient à se dégager, il va
serrer la main que lui tend la dame brune, à laquelle il me
présente. Elle m'accueille fort aimablement, se déclare ravie et
sonne pour demander du Champagne.

-- Quelle mauvaise idée vous avez eue de ne pas venir vous faire
inviter à dîner, dit-elle; nous nous sommes ennuyées à mourir,
toutes seules.

-- Il aurait fallu deviner ta présence à Londres, répond Roger; et
d'ailleurs, mon ami Randal n'aurait pas osé.

-- Vraiment! s'écrie Ida; êtes-vous timide à ce point-là, Monsieur?

-- Beaucoup plus encore, dis-je; ainsi, je n'aurai jamais l'audace
de vous dire combien vous êtes charmante.

-- À la bonne heure, dit Broussaille; je vois que vous avez des
défauts qu'il est plus prudent de ne pas corriger.

-- Tu n'es pas honteuse de parler de prudence à ton âge? demande
Ida en rougissant un peu.

Le fait est qu'elle n'est pas mal du tout; pas de la première
jeunesse, bien entendu; vingt-neuf ans qui en valent trente-trois,
sans aucun doute; mais il n'a pas trop plu sur sa marchandise. Je
la regarde, pendant qu'on dessert la table et qu'on apporte le
champagne. Oui, une belle brune, coiffée en femme fatale, avec de
longs cils qui voilent mal les sensualités impétueuses que
recèlent les yeux, très noirs et cernés d'une ombre bleuâtre; le
front un peu blanc et les pommettes un peu rouges; la peau d'un
éclat très vif avec comme un léger nuage cendré, par-dessous;
beaucoup du ton des photographies peintes, peut-être. Cette femme-
là est une viveuse, mais une laborieuse aussi; elle se couche
tard, mais se lève tôt; elle s'amuse, mais elle travaille; elle
mène cette existence en partie double, si fréquente chez les
Parisiennes, qui leur donne l'attrait spécial des fleurs
artificielles, moins fraîches que les autres sans doute, mais qui
ne savent pas se faner. Une belle gorge; des dents de loup; une
mignonne fossette au menton.

-- Je vous préviens que Broussaille va être jalouse, me dit-elle;
vous ne regardez que moi.

-- Ah! dis-je, je me livrais à l'éternelle comparaison entre la
grâce des blondes et la majesté des brunes. Mais mademoiselle
Broussaille n'y perdra rien pour avoir attendu.

-- Mademoiselle est restée au couvent, dit Broussaille, et il faut
l'y laisser; appelez-moi Broussaille tout court, ou je ne vous
pardonne pas d'avoir commencé vos comparaisons par les brunes.

Je tiens à me faire pardonner; je l'appelle Broussaille et je la
tutoierai même, si cela lui fait plaisir. Elle est très jolie,
cette petite cocotte; elle a tout le charme d'un jeune faon, d'un
gracieux petit animal, la souplesse et la rondeur chaude d'une
caille; de grands yeux bleus, très naïfs, et quelque chose
d'anglais dans la physionomie: comme la lèvre supérieure
légèrement aspirée par les narines; ce n'est pas vilain du tout.
Une peau fraîche et satinée sur laquelle glissent les ombres; et
ses cheveux, surtout, ses magnifiques cheveux chaudron dont la
masse, relevée très haut sur la nuque nacrée, met au visage
d'enfant une auréole soyeuse et bouclée qui laisse seulement
apercevoir, comme une fraise un peu pâle piquée d'une goutte de
rosée, le lobe endiamanté des oreilles.

C'est une créature de plaisir, une nature fruste sur laquelle la
ridicule éducation du couvent a glissé comme glisse la pluie sur
une coupole; un tempérament d'instinctive pour laquelle la joie de
vivre existe mais qui possède, si rudimentairement que ce soit, le
sentiment des souffrances et des besoins des autres, la divination
de l'humanité. C'est une simple et une jolie.

C'est une petite bête, aussi. Du moins, son frère le déclare sans
hésitation. À la troisième bouteille de Champagne, Roger-la-Honte
a voulu savoir quelle était la nouvelle qu'il devait apprendre,
suivant la prédiction faite par la grande rousse, à l'Empire; et
il a demandé aussi des renseignements sur l'aspect mystérieux de
la maison de Kensington. Là-dessus, Broussaille s'est troublée
visiblement, a semblé chercher un encouragement dans les regards
d'Ida, et a fini par raconter une pitoyable histoire. Il y a trois
mois environ, elle a acheté à un Juif pour trois cents livres de
bijoux qu'elle a payés avec des billets à quatre-vingt-dix jours,
portant intérêt; de plus, elle a donné au Juif, qui avait promis
de renouveler les billets pendant un an au moins, une garantie sur
ses meubles. L'échéance des trois premiers mois tombait avant-
hier; le Juif a refusé de renouveler les effets et, comme
Broussaille, prise au dépourvu, ne se trouvait point en mesure de
le payer sur-le-champ, il a enlevé le mobilier.

-- Tu vois si j'ai du malheur, murmure-t-elle avec des larmes dans
les yeux; il n'y a même plus une chaise chez moi... Ah! c'est
horrible...

-- Ne la gronde pas, Roger, implore Ida. Elle est un peu étourdie,
tu sais; mais elle m'a juré ses grands dieux qu'elle ne ferait
plus des sottises pareilles.

-- Non, sanglote Broussaille; non, je ne le ferai plus jamais. Ne
me gronde pas...

Mais Roger n'en a pas la moindre envie. Il rit à gorge déployée.

-- Ah! ah! C'est vraiment drôle! Je ne me serais jamais douté de
ça, par exemple! Dis donc, Randal, te rappelles-tu comme je me
démanchais le poignet, tout à l'heure, à frapper à la porte? Ce
qu'elle aurait ri si elle avait pu nous voir! Heureusement que
nous ne revenons pas les mains vides, hein? Allons, Broussaille,
viens m'embrasser et ne pleure plus. Demain, nous irons te
commander un mobilier...

-- Ah! dit Broussaille dont les larmes se sèchent comme par
enchantement, je t'en coûte, de l'argent! Et tu as tant de mal à
le gagner! Ça ne fait rien, va; je te rendrai tout en bloc un de
ces jours, et tu pourras aller à Venise... Quand je pense qu'avec
ce que tu vas dépenser demain pour les meubles tu aurais pu y
aller, je suis furieuse contre moi.

-- Est-elle gentille! murmure Ida. On la mangerait...

-- C'est bon, dit Roger. Ne parlons plus de ça. J'irai à Venise une
autre fois... Passe-moi cette bouteille, là-bas... Mais quant à
ton Juif, continue-t-il en faisant sauter le bouchon, je lui
raccourcirai le nez et je lui allongerai les oreilles, pas plus
tard que la nuit prochaine. Je suis sûr que ses bijoux ne valaient
pas trois mille francs. C'est le père Binocar, au moins? Oui. Eh!
bien, il payera la différence. S'il ose se montrer dans les rues
d'ici un mois, il aura du toupet...

-- Ah! s'écrie Ida, fais attention. Ne va pas trop loin; un mauvais
coup est si vite donné! Et ça coûte plus cher que ça ne vaut. Il
faut tellement se surveiller dans l'existence!

-- Tu as raison, répond Roger; mais si tu mettais tes préceptes en
pratique, tu n'aurais pas de l'eau à boire.

-- Peut-être; il faut prêcher la prudence et jouer d'audace.

-- De l'audace, dis-je, il vous en faut pas mal, à vous; le jeu que
vous jouez n'est pas sans dangers...

-- Oh! vous savez, quand on est adroite... Il n'y a guère à
craindre que les dénonciations des médecins.

-- Ils vous dénoncent? demande Broussaille.

-- Je te crois, ma petite! Chaque fois qu'ils peuvent, Nous leur
faisons concurrence, tu comprends; ils voudraient se réserver le
monopole des avortements... Et pour ce qu'ils font! C'est du
propre. En voilà, des charcutiers sans conscience! C'est honteux,
la façon dont ils estropient les femmes.

-- Et la Justice, dis-je, ne tient guère la balance égale entre eux
et vous.

-- Dites que c'est dérisoire. Qu'une malheureuse sage-femme ait
délivré, par pitié souvent et hors de toute raison d'intérêt, une
jeune fille pauvre d'un enfant qui l'aurait toute sa vie empêchée
de gagner son pain, et on l'arrête sur des ouï-dire, et on la
condamne sans preuves; qu'un médecin ait envoyé au cimetière, par
sa maladresse de bête brute, des vingtaines de femmes, qu'il ait
cinquante plaintes déposées contre lui, et l'on refuse de le
poursuivre, et le gouvernement lui donne une situation officielle.
Ne me dites pas que j'exagère; je citerais des noms si je voulais.

-- On pourrait les accuser d'autre chose encore, ces soi-disant
savants de la Faculté. C'est le prestige abrutissant de leur
science charlatanesque qui est arrivé à donner aux êtres la peur
de l'existence, ce souci du lendemain qui avilit, cette
résignation égoïste et dégradante; c'est la cruauté de leur
science impitoyable et sanglante qui incite les êtres à tuer leurs
petits. C'est la science, la science des économistes et des
vivisecteurs, des imbéciles et des assassins, qui est en train de
dépeupler la France. -- On cherche des remèdes, dit Roger; on parle
d'un impôt sur les célibataires.

-- Pourquoi pas, dis-je, une loi décrétant que l'âge de la nubilité
est abaissé de deux ans? Ce serait moins ridicule.

-- Ah! oui, dit Ida, quel troupeau d'ânes, ces législateurs qui ne
savent même plus nous montrer comment on meurt pour vingt-cinq
francs! Dire qu'ils ne se rendent même pas compte que le seul
moyen d'arrêter ce mouvement de dépopulation, c'est de donner à la
femme la liberté pleine et entière depuis l'âge de seize ans,
comme ici, et d'autoriser la recherche de la paternité.

-- Lorsque la femme sera libre en France, dit Roger, la France
cessera d'être la France -- la France qu'elle est. -- Les
législateurs qui nous font voir comment on vit pour vingt-cinq
francs n'en doutent point, sois-en certaine. Conclusion...

-- Conclusion: il faut continuer. Eh bien, on continuera; jusqu'à
ce que ça finisse. Ce qui est consolant, c'est qu'à mesure que le
nombre des naissances diminue, celui des médecins augmente. Ils
sont tant, qu'ils ne savent plus où donner du scalpel. On m'a
assuré qu'ils encombrent les ports de la Manche. On les embarque
sur les navires qui vont à Terre-Neuve, à condition qu'ils
aideront à saler et à découper le poisson.

-- Au moins, là, leurs bistouris servent à quelque chose.

-- À empoisonner la morue. Je fais gras le Vendredi Saint, depuis
que j'ai appris ça.

-- Rien que ça de luxe! dit Broussaille. Madame ne se refuse plus
rien. On voit bien que les affaires marchent. Eh! bien, moi, je
pense que les riches qui tuent leurs gosses mériteraient qu'on
leur coupât le cou; et quant aux pauvres qui en font autant, je
pense qu'il faut qu'ils soient rudement lâches pour aimer mieux
assassiner leurs petits que de faire rendre gorge aux gredins qui
leur enlèvent les moyens de les élever.

-- Tu as raison; pourtant, il faut dire la vérité: les filles
pauvres, si grande que soit leur misère, se résolvent
difficilement à l'acte qui coûte si peu aux dames des classes
dirigeantes. Si elles n'étaient point traquées comme elles le
sont, les malheureuses, mises en surveillance, dès qu'on
s'aperçoit de leur grossesse, par les mouchards payés ou amateurs
qui pullulent en France et qui veillent à ce qu'elles payent
l'impôt sur l'amour; si elles n'étaient point affolées par les
formalités légales, que nécessite la conscription, et qui doivent
stigmatiser leur vie à elles et l'existence de leurs enfants,
elles auraient bien rarement recours aux manoeuvres abortives.
Quant à la bourgeoisie -- c'est la bourgeoisie avorteuse.

-- À tous les points de vue, dis-je; elle ne mérite pas d'autre
nom. C'est la bourgeoisie avorteuse.

-- Bravo! crie Roger-la-Honte. Vilipendons la bourgeoisie! Nous en
avons bien le droit, je crois, nous qui sommes obligés d'en vivre.

-- Ah! dit Ida, on n'en dira jamais ce qu'il en faudrait dire...
Oh! à propos, Roger, j'ai revu ma cliente... Tu sais bien, la
petite femme du monde que j'avais mise en rapports avec Canonnier
et qui lui a donné de si bons tuyaux. Elle est venue me voir le
jour où je suis partie pour Londres, et m'a dit de faire mon
possible pour lui ramener quelqu'un. Si tu venais, hein? Nous
partirions ensemble demain soir.

-- Attends un peu, répond Roger; il faut que je réfléchisse... Et
toujours pas de nouvelles de Canonnier?

-- Non; depuis plus de deux ans. Tout ce qu'on, a su c'est qu'il
s'était échappé de Cayenne, il y a six mois... On dit qu'il est en
Amérique... C'est sa fille qui a eu de la chance! Adoptée par
cette famille de magistrats... Je l'ai vue au Bois et au théâtre,
plusieurs fois, à côté de sa mère adoptive. Mon cher, on dirait
une princesse.

-- C'est tout naturel, dit Roger; son père est le roi des
voleurs... Ma foi, ma petite Ida, j'en suis désolé, mais je ne
peux pas aller à Paris. J'ai promis à un camarade de lui donner un
coup de main pour une affaire, en Suisse, et ça va venir ces
jours-ci. Tout à fait désolé... Mais, tiens! pourquoi n'irais-tu
pas, toi Randal?

-- Oui, pourquoi? demande Ida en se tournant vers moi.

Je n'ai pas de raison à donner, et il est décidé que j'irai. Je
manque d'expérience? Ça ne fait rien. C'est en forgeant qu'on
devient forgeron. Je viendrai chercher Ida demain soir et nous
prendrons le train ensemble, pour la Ville-Lumière. Nous nous
levons, Roger et moi.

-- Comment! s'écrie Ida; vous partez déjà? Et il n'est que deux
heures du matin! Pour qui va t'on nous prendre?

Mais ses objurgations n'ont aucun succès; et nous nous retirons
après lui avoir souhaité une bonne nuit, ainsi qu'à Broussaille,
dont le lit fut emporté par l'inexorable Juif et à qui elle a
offert l'hospitalité.

S'il avait pensé, cet Hébreu malfaisant, qu'il mettait
définitivement sur la paille la soeur de Roger-la-Honte, il pourra
bientôt s'apercevoir de son erreur. Broussaille et Ida sont venues
nous voir aujourd'hui, vers une heure; nos souhaits n'avaient
point été vains et elles avaient parfaitement dormi. Nous avons
déjeuné ensemble; après quoi, nous avons couru les magasins,
pendant toute l'après-midi, afin de procurer à la jolie blonde le
mobilier indispensable. Ça demande beaucoup plus de temps qu'on ne
croirait, ces choses-là. Nous avions employé la matinée, Roger et
moi, à déposer la plus grande partie de notre argent dans une
banque sérieuse; et comme je me suis souvenu, heureusement, des
vingt mille francs promis avant-hier à Issacar, je les lui ai
envoyés. Qu'ils lui servent, à cet excellent Issacar! Je lui
souhaite bonne chance -- et à moi aussi.

Car je ne sais pas ce qui m'attend après tout; et je trouverai
peut-être autre chose que des roses, dans le chemin que j'ai
choisi.

Voilà Ces tristes réflexions auxquelles je me livre, tout à fait
malgré moi, dans le train qui m'éloigne de Londres. Ida est assise
en face de moi; mais son babil ne parvient guère à me distraire;
je lui trouve une expression de gaîté un peu forcée, quelque chose
de trop enfantin dans les gestes...

-- Comme vous avez l'air songeur! me dit-elle, sur le bateau;
auriez-vous déjà gagné le spleen, en Angleterre?

-- J'espère que non; mais je me laissais aller à des méditations
philosophiques; je me demandais comment la Société actuelle ferait
pour se maintenir, sans voleurs et sans putains.

-- Oh! dit Ida, voilà une grande question! Voulez-vous que je vous
donne mon avis? C'est qu'elle ne se maintiendrait pas cinq
minutes.

La traversée est belle et courte. À Calais, nous nous trouvons
seuls dans notre compartiment.

-- Avez-vous un domicile à Paris? me demande Ida.

-- Non, je n'en ai plus; mais ne vous inquiétez pas de moi; je
descendrai au premier hôtel venu.

-- Quel enfantillage! Vous y serez horriblement mal. Venez donc
chez moi; la place ne manque pas et je vous invite en camarade.

Je me défends, pour la forme.

-- Laissez-vous donc faire, dit Ida; vous ne serez pas dérangé; je
n'ai pas de pensionnaire en ce moment. Et c'est si gentil, chez
moi! J'ai un salon... on se croirait chez un dentiste américain,
Si saint Vincent de Paul vivait encore, je suis sûre qu'il
viendrait me faire une visite.

Je ne veux pas être plus difficile que saint Vincent de Paul, et
je promets de me laisser faire.

-- À la bonne heure, dit-elle; je savais bien que vous finiriez par
entendre raison. Ah! que je serais contente d'être arrivée! On a
si froid, à voyager la nuit... les nuits sont glaciales... J'ai
pourtant mon grand manteau...

-- Ah! moi qui oubliais... J'ai justement un boa dans ma valise.

-- Un boa?

-- Oui... Le voilà.

-- Vraiment, il est beau. Mais comment?... Oh! que je suis
sotte!... Vous m'en faites cadeau?... Un boa volé, je n'oserai
jamais le mettre... Tant pis, je le mets tout de même. Quelle
horreur! Mais nécessité n'a pas de loi; j'ai tellement froid!
Touchez le bout de mon nez, pour voir; il est glacé... Mettez-vous
à côté de moi, pour me réchauffer un peu. Je suis si frileuse!...
Plus près. Tout près...

Peut-on être frileuse à ce point-là!...


VIII -- L'ART DE SE FAIRE CINQUANTE MILLE FRANCS DE RENTE SANS
ÉLEVER DE LAPINS

Souvent, la femme est la perte du voleur. Voilà une profonde
vérité que me rappelle Ida, quelques instants avant l'arrivée de
la femme du monde.

-- Pas toutes les femmes, bien entendu. Le vol n'est pas un
sacerdoce, comme le journalisme, et un homme ne peut pas, sous
prétexte qu'il a les doigts crochus, se condamner à vivre en
chartreux. De femmes comme Broussaille, par exemple, ou comme moi,
vous n'avez rien à redouter, ou bien peu; nous sommes des soeurs
plutôt qu'autre chose. Mais de ces dames de la haute, vous avez
tout à craindre; ce sont des détraquées, énervées par le milieu
factice dans lequel elles vivent, qui, se jettent à votre tête dès
que vous leur avez laissé deviner votre secret et qui vous font
payer cher, après, des faiblesses qui ne leur coûtent rien.

-- Est-ce que tu crois vraiment, Ida, qu'elles s'enflamment aussi
facilement pour les criminels?

-- Si je le crois! Ah! Seigneur! Mais j'en suis sûre, mon ami; j'ai
vu tant de choses, à ce sujet-là, et j'ai reçu tant de
confessions! Écoute, si tu pouvais écrire sur ton chapeau: «Je
suis un voleur» en lettres visibles seulement pour l'éternel
féminin, et si tu allais ensuite faire un tour au Bois et sur le
boulevard, les facteurs gémiraient le lendemain matin sous le
poids des déclarations d'amour qu'ils auraient à t'apporter!

-- Et les ténors pourraient plier bagage.

-- tes ténors sont bien démodés. Plus l'atmosphère qu'on respire
est artificielle, plus on est attiré vers les réalités brutales;
il y a quinze ans, on rêvait de Capoul; aujourd'hui, on a soif de
Cartouche. Un voleur, Madame! Un vrai voleur! Un criminel qui
puisse vous rassasier du piment du vice authentique, quand on est
lasse jusqu'à la nausée des simulacres fades de la dépravation --
et dont il soit facile de se débarrasser, dés que le coeur vous en
dit.

-- Qu'est-ce que le coeur vient faire là?

-- Ce qu'il fait partout ailleurs, à présent, pas grand'chose... Si
je te parle ainsi, continue Ida, crois bien que ce n'est point par
jalousie. Nous sommes deux camarades et, s'il nous arrive de nous
souvenir que nous sommes de sexes différents, nous n'en restons
pas moins camarades. J'aime ma liberté plus que tout au monde, et
j'ai assez d'amitié pour toi pour désirer vivement que tu
conserves la tienne. C'est pourquoi je veux te mettre en garde
contre les dangers auxquels tu peux te trouver exposé. Ne reste
pas à Paris; viens-y lorsqu'il te plaira ou quand tes affaires t'y
appelleront, mais n'y demeure pas. Tu as de l'argent plein tes
poches; tu es, comme tous les voleurs, toujours prêt à le dépenser
à pleines mains; tu es bien élevé, attrayant; il t'arriverait
avant peu quelque vilaine histoire... Je te dis la mauvaise
aventure, mais c'est la bonne.

-- Je n'en doute pas; Mais, sois tranquille: si jamais je suis
pris, on pourra chercher la femme.

-- Hélas! dit Ida, elle ne sera peut-être pas difficile à trouver,
J'ai connu des hommes rudement forts, et qui se disaient sûrs
d'eux-mêmes, à qui elle a coûté bien cher. Si j'avais le temps, je
te raconterais l'histoire de Canonnier; ce sera pour une autre
fois. À propos, je t'ai dit qu'il avait travaillé avec la petite
femme que tu vas voir tout à l'heure. Tu sais ce qu'il lui donnait
pour sa part? 33 pour cent sur le produit net. Pas un sou de plus.
D'ailleurs, c'est le prix. Elle essayera sûrement de te demander
davantage, mais refuse carrément. Méfie-toi d'elle, car c'est une
enjôleuse bien qu'elle n'ait pas plus de cervelle qu'un oiseau, et
si tu la laisses faire, tes bénéfices avec elle ne seront pas
grands. Elle n'est ni méchante ni perfide, mais c'est un bourreau
d'argent.
-- Quelle est sa position sociale?

-- Ah! ça, mon petit, permets-moi de ne pas te l'apprendre. J'ai
confiance en toi, mais je ne dis jamais ce que j'ai promis de
garder secret. C'est une femme dont le mari occupe une haute
situation, et qui évolue dans le monde chic; voilà tout...

Une servante entre, dit quelques mots à Ida et se retire.

-- Elle est là, me dit Ida. Viens avec moi; je vais te présenter à
elle et vous laisser ensemble tramer vos noirs complots.

Et, trois minutes après, nous sommes seuls dans le salon, la femme
du monde et moi.

-- Monsieur, me dit-elle, on a bien raison de dire qu'on est au
bord du précipice dès qu'on a un pied au fond... Non, c'est le
contraire! Mais je suis sûre que vous m'avez comprise. Ah! l'on a
bien raison, Monsieur!

Je hoche la tête d'un air attristé, mais convaincu.

-- Pourtant, continue-t-elle, si l'on connaissait les causes qui
attirent les gens auprès de ce précipice; si l'on savait les
tentations, les entraînements... et quelquefois, les raisons
grandes et généreuses, ah! l'on serait moins prompt à porter des
jugements...

-- Certainement, Madame, dis-je d'un ton péremptoire, on serait
beaucoup moins prompt!

-- Ah! Monsieur, si vous saviez quel plaisir j'éprouve à vous
entendre parler ainsi! Mon père, qui avait été magistrat, tenait
le même langage que vous; je ne puis pas me souvenir de lui sans
pleurer, quand je suis toute seule. Mais le monde est si méchant,
aujourd'hui... Vous savez, Monsieur, pourquoi j'ai demandé à faire
votre connaissance. Ne me le dites pas! C'est tellement affreux...
Comme c'est vrai, ce que vous me disiez tout à l'heure à propos du
précipice! On s'approche sans défiance, on avance le pied, et
crac!... Il ne faudrait pas s'aventurer sur le bord, me direz-
vous? Ah! Monsieur, que je voudrais ne l'avoir jamais fait!... Il
faut que je vous dise comment j'ai été amenée à mal faire; après
ça, vous n'aurez jamais le courage de me condamner. Voici
exactement comment cela s'est passé. Mon oncle, un frère de mon
père, s'était trouvé subitement dans une situation très
embarrassée. Il vint me voir et me dit: «Renée»... -- je m'appelle
Renée, Monsieur; désignez-moi par ce nom quand vous aurez à parler
de moi à Ida, vous me ferez plaisir; même, appelez-moi Renée
maintenant, si vous voulez. Mon nom est assez difficile à
prononcer bien; mon mari n'a jamais pu y réussir. Dites-le, pour
voir?

-- Renée.

-- Oui, très bien, c'est tout à fait cela. Bref, mon oncle me dit:
«Renée, il faut me tirer de là.» Monsieur, j'ai mes défauts, je ne
le cache pas. Mais la famille, pour moi, c'est sacré. J'ai
toujours admiré cette jeune fille qui suivait son vieux père
aveugle... Voyons, il y avait un si beau tableau là-dessus, au
Salon! Cette jeune fille... Ah! c'est une Grecque; vous voyez que
je commence à me souvenir; attendez, je vais me rappeler tout...
Non, je ne peux pas... Ça ne fait rien... Ah! c'était si joli; ce
tableau! J'ai rêvé devant pendant une demi-heure. On voyait
l'Acropole, dans le fond. C'est admirable, l'Acropole; tout le
monde le dit. C'est dommage que les Anglais aient tout abîmé.
Quels sauvages, ces Anglais! J'en ai connu un, l'année dernière,
qui m'a griffée tout le milieu du dos... Est-ce que vous aimez la
peinture de Bouguereau?

-- Madame, dis-je en réprimant une grimace, je l'aime énormément.

-- Moi, j'en raffole. Bouguereau, c'est le peintre de l'âme; voilà
mon avis. Lui seul peut nous consoler de la mort de Cabanel. Je
suis bien contente que nous ayons les mêmes goûts... Bref, quand
ma tante, la soeur de ma mère, m'eut avoué dans quelle situation
elle se trouvait, la pauvre femme; quand elle m'eut dit: «Renée,
il faut me tirer de là», je n'hésitai point à lui déclarer que
j'allais tenter l'impossible. Mais, que faire? Demander de
l'argent à mon mari, il n'y fallait pas songer; d'abord, il
s'agissait d'une grosse somme; puis, il n'est pas en très bons
termes avec ma famille. Je crois devoir vous dire, Monsieur,
quelles idées me vinrent successivement...

Elle parle, elle parle! Une voix mal soutenue, fébrile, qui passe
sans transition du ton aigu aux inflexions doucereuses, incisive,
et insinuante, impatiente et cajoleuse, où l'émotion sursaute
tandis que grince l'indifférence agacée, et où semble implorer une
angoisse qui se raillerait elle-même. Quelque chose qui sautille
sans cesse sur les yeux et sur les lèvres; un rire trop fréquent
et trop sec, qui ponctue la parole rapide. Des gestes hâtivement
ébauchés, heurtés, gracieux quand même, qui disent toute la
nervosité et toute la lassitude ennuyée des filles de ce monde
artificiel, machiné, truqué, où l'argent est tout, où la vie n'est
qu'une mascarade opulente et stupide. Cette femme, une jolie
petite brune aux traits fins et aux beaux grands yeux, n'est qu'un
pantin articulé par l'énervement que cause l'éternel besoin
d'argent, mis en mouvement par le perpétuel désir de la toilette,
et agité par l'incessante inquiétude. Et je l'écoute me raconter
ses inutiles et audacieux mensonges, cette marionnette dont un
costume du matin très simple, trop simple, d'une fausse
simplicité, moule les formes, et qui s'est fait coiffer par Virot
d'une capote minuscule, naïve comme une fleur et ouvragée comme un
bijou.

-- Oui, Monsieur, oui, j'ai pensé à cela; à aller voler dans les
magasins! Croiriez-vous des choses pareilles?

-- Sans difficulté; la kleptomanie est à la mode. Vous auriez été,
Madame, en fort bonne compagnie à côté de ces grandes dames,
voleuses titrées, dont les noms figurent journellement sur les
rapports de police. Mais je pense que vous auriez eu du mal à
réaliser, par ce procédé, la grosse somme dont vous aviez besoin
pour...

-- Ah! dit-elle en faisant la moue, je crois que vous vous moquez
de moi. Ce n'est pas gentil. Vous voyez, je vous dis tout, comme à
un confesseur... Mais vous ne comprenez pas dans quel état
d'affolement nous nous trouvons quand le manque d'argent nous
harcèle.

-- Je vous demande pardon, Madame. J'admets très bien qu'une femme,
même mariée, puisse se trouver dans des passes...

-- À en faire? Oh! certainement. Mais, voyez-vous, ça ne vaut pas
le mal qu'on se donne. Il y a de bonnes occasions quelquefois, je
ne dis pas; mais elles sont rares. Quant aux liaisons sérieuses,
il n'y faut plus compter; les hommes sont devenus tellement
inconstants! Autrefois, il y avait des attachements vrais,
profonds, qui duraient toute une existence; une femme mariée
pouvait vivre, à cette époque-là. Mais aujourd'hui...

-- Aujourd'hui, la morale est en actions; l'amour aussi. Il faut
s'y faire...

-- On s'y fait trop. Et la concurrence est énorme. On n'a même plus
le mérite de l'audace, ou de l'originalité, à ne pas reculer
devant ces outrages qu'on dit les derniers, pour faire croire que
ça s'arrête là. Et il faut vivre, et s'habiller, et briller; et
rester au zénith tout le temps. Pas moyen de s'éclipser un
instant; car, quelle raison donner au monde? Son mari? Ça ne
compte plus... Ah! si l'on avait des enfants, encore! Mais on n'en
a plus. Que voulez-vous, Monsieur? On ne peut pas. Une jeune
fille, tenue dans sa famille comme elle l'est en France, veut
avoir à juste titre, lorsqu'elle se marie, quelques années de
liberté. Donc, pas la servitude des enfants. On s'arrange pour ça.
Et après, quand on voudrait en avoir, il est trop tard... Ah! vous
pouvez le demander à Ida: elle m'a vue pleurer bien des fois,
allez, quand elle me disait qu'il n'y avait pas de remède... J'ai
eu bien du chagrin, dans ce salon où nous sommes... Il est vrai
que j'y ai eu une grande joie. Vous savez sans doute comment Ida
m'a mise en rapports avec M. Canonnier. Elle a dû vous le dire?
Oui. C'était justement au moment où j'étais si tourmentée; mon
couturier, ma modiste et ma lingère s'étaient ligués contre moi,
m'obsédaient de leurs réclamations et faisaient de mon existence
un enfer, ainsi que je vous le disais tout à l'heure... Non,
non... Je voulais dire que mon oncle... ou plutôt ma tante...
Enfin, vous savez que les fournisseurs choisissent toujours ces
moments-là. Ils n'en font pas d'autres. Ils menaçaient d'aller
porter leurs notes à mon mari. Je, ne savais à quel saint me
vouer. Un Russe, qui m'avait promis monts et merveilles, m'avait
manqué de parole. Un Russe, Monsieur!... Après ça, il fallait
tirer l'échelle... Ida, à qui j'avais fait part de mes ennuis,
m'avait déjà presque décidée à... utiliser mes relations. Je
connais tant de monde, Monsieur! Des gens qui ont des fortunes
chez eux, soit à Paris, soit à la campagne, et des moindres
mouvements desquels je suis toujours instruite. Oui, Ida m'avait
presque décidée, et M. Canonnier m'a convaincue; écoutez,
Monsieur: on peut dire de lui ce qu'on veut, mais c'est un homme
supérieur. Une intelligence, un tact, une façon si originale de
voir les choses... et ce pouvoir extraordinaire de vous amener à
les envisager comme lui! Je n'aurais jamais cru, je l'avoue, qu'un
voleur pût être un aussi parfait gentleman. Il m'a fait revenir de
bien des préjugés. N'attribuez qu'à l'honneur de sa connaissance
le peu d'étonnement que j'ai eu à me trouver, en votre présence,
devant un homme aussi distingué. Je m'incline profondément.

-- Comme on voit bien, continue-t-elle, que nous vivons à une
époque de progrès! Je suis persuadée, Monsieur, que vous avez reçu
une excellente éducation. Je suis discrète et n'aime pas à poser
de questions, mais quelque chose me dit que vous sortez de
Polytechnique; il me semble vous voir avec un chapeau à cornes et
l'épée au côté. Et dire que vous avez peut-être une pince-
monseigneur dans votre poche! C'est à faire trembler... Mais votre
profession est tellement romanesque! Comme elle me plairait, si
j'étais homme! Vous devez avoir eu des tas d'aventures? Racontez-
m'en une, je vous en prie. J'adore ça.

-- J'en suis désolé, Madame, mais je ne saurais trouver dans
l'histoire de mon existence aucun épisode d'un intérêt captivant.
Les événements dont j'ai été le témoin ou l'acteur sont plutôt
sombres que pittoresques. Si je vous en misais le récit, vous
auriez certainement des cauchemars; et je ne voudrais pour rien au
monde vous faire passer une mauvaise nuit.

-- Je prends note de vos intentions, répond Renée en souriant. Mais
vous ne me surprenez pas; les voleurs sont la modestie même.
M. Canonnier était comme vous; il n'a jamais rien voulu me
raconter. À part ça, il était charmant. Il se montrait plein de
reconnaissance pour les renseignements que je lui fournissais; il
est vrai que mes tuyaux sont toujours excellents. Il me donnait 50
pour cent sur le produit des opérations. Ce n'est peut-être pas
énorme; mais il paraît que c'est le prix.

-- Non, Madame, dis-je froidement, car je me souviens des
avertissements que m'a donnés Ida. Non, Madame, ce n'est pas le
prix. Le prix est 33 pour cent. Aucun voleur sérieux ne vous
proposera davantage. Je m'étonne même que Canonnier ait pu vous
offrir ce que vous dites, car je sais qu'il se faisait un point
d'honneur de ne jamais dépasser le chiffre que je vous cite. Vos
souvenirs, sans doute, doivent mal vous servir.

-- C'est bien possible, murmure-t-elle avec une petite grimace.
C'est déjà si lointain et j'ai si peu de tête! je croyais bien,
pourtant... Vous dites 33. C'est si peu!... Moi, je disais 50. Eh!
bien, coupons la poire en deux, ou à peu près. Donnez-moi 45 pour
cent.

-- Je regrette infiniment de ne pouvoir le faire. Madame. Mais je
ne puis vous donner ni 40, ni même 35 pour cent. Le tiers du
produit, mais pas plus.

-- Hélas! dit Renée, vous êtes impitoyable. Si vous saviez combien
j'ai besoin d'argent! La vie est si chère! La toilette nous ruine,
et les hommes sont tellement difficiles... Ils ne se rendent pas
compte... Je serais honteuse de vous dire ce que mon mari me donne
tous les mois; c'est misérable... Et les autres!... Et ils veulent
avoir des femmes soignées, bien habillées, avec des dessous
savants, fleurs et bonbons... Je me suis à peine vêtue pour venir
ici, Monsieur; un costume de trottin, qui ne vaut pas vingt-cinq
louis; mais les dessous, c'est obligatoire. Et, tenez...

À deux mains, d'un geste habile et charmant, elle a relevé sa
jupe; et des vagues de soie, frangées d'une mousse de dentelles,
viennent déferler sur ses jambes fines. Ah! la délicieuse
poupée!...

Attention! Pas de bêtises -- ou les 33 pour cent vont augmenter.

-- Vous avez vu? Élégant, n'est-ce pas? Mais si je vous disais ce
que ça coûte...

Elle s'est levée, tapote sa robe à petits coups, baissant ses yeux
noirs que, brusquement, elle darde audacieusement dans les miens.

-- Alors, toujours 33? Toujours? Oui?... Et on dit, dans les
romans, que les voleurs sont généreux!... Mais, soit; commençons
sur ce pied-là; nous verrons après. Nous serons bons amis, j'en
suis sûre. Nous ferons passer toutes nos communications par Ida,
n'est-ce pas? J'ai toute confiance en vous et je suis convaincue
que vous ne me compromettrez jamais. D'ailleurs, Ida m'en a
assurée. C'est tellement affreux, voyez-vous, d'être compromise!
Je risquerais tout pour éviter ça... Il y a un coup à faire à
Paris, actuellement, et deux villas à dévaliser aux environs, vers
la fin du mois; je reviendrai après-demain pour vous donner les
indications. Ah! l'argent; l'argent! Il me faut cinquante mille
francs avant trois mois... Il me les faut absolument... Penser que
je paye mes dettes avec l'argent des autres!

-- C'est la vie. Et penser que les autres en font sans doute autant
de leur côté...

-- C'est la vie. Mais vous allez me prendre pour une abominable
égoïste; ce que je dis est horrible...

-- C'est très humain. L'exploitation est universelle et réciproque;
et croyez-bien, chère Madame, que si je pouvais vous offrir
décemment moins de 33 pour cent...

-- C'est très inhumain!

Elle me tend la main, et sort avec un petit salut charmant, un
grand frou-frou, laissant comme un sillage de grâce derrière elle
-- très jolie, très crâne. Ah! les femmes.! Les hardies, les fières
voleuses! Voleuses de tout ce qu'on veut, et de tout ce qu'on ne
voudrait pas. Elles en ont un fameux mépris des règles, et des
morales, et des lois, et des conventions, quand leur chair les
brûle, quand l'amour de leur beauté les tenaille, quand leurs
passions sont en jeu...

-- Eh! bien, me demande Ida qui est venue me rejoindre, qu'en
penses-tu, de la petite femme? Gentille, hein? Mais quelle
inconscience!... Ah! mon cher, elle n'est pas la seule. Et le luxe
de leurs toilettes, qui leur fait perdre la tête, la tourne aussi
à bien d'autres. Il n'y a plus que l'argent aujourd'hui, et il
donne la fièvre à tout le monde; si les femmes sont folles, les
hommes ont besoin d'une douche. C'est à se demander où nous
allons.

-- Au tonnerre de Dieu, dis-je, si ça peut signifier quelque chose;
et pas ailleurs. Je ne vois point pourquoi nous n'aurions pas la
fin que nous méritons, nous, les Barbares de la Décadence.

-- C'était l'avis de Canonnier; il disait aussi que la couturière,
la lingère et la modiste sont d'excellents agents de révolution,
et que les masses se démoralisent plus facilement par les chiffons
et la parfumerie que par les écrits incendiaires et les explosions
de dynamite.

-- C'est une opinion. En attendant, car il faut bien vivre,
j'espère que la petite femme n'oubliera pas de venir nous voir
après-demain.

-- Elle! dit Ida en riant, elle viendrait plutôt sur la tête... Tu
ne sais pas ce que c'est qu'une femme qui a besoin d'argent et qui
a découvert le moyen d'en avoir. Tu peux être assuré qu'elle
prendra toutes les mesures nécessaires pour te rendre la besogne
facile, car elle a plus d'intérêt que toi-même à ce que tu ne sois
pas pincé; que deviendrait-elle, la malheureuse, si elle n'avait
plus personne sous la main pour forcer les tiroirs de ses amis et
connaissances? Sois tranquille, les indications qu'elle te donnera
seront excellentes.

Elles l'ont été, en effet. Le coup à faire à Paris était d'une
simplicité enfantine; ce n'a été qu'un jeu pour moi; le métier
commence à m'entrer dans les doigts, comme on dit. Quant aux deux
villas, Roger-la-Honte ayant amené à mon aide trois camarades de
forte encolure, nous avons eu le plaisir d'opérer leur
déménagement complet en moins de temps qu'il n'en aurait fallu à
Bailly. «Je suis capitonné.» Et je suis très content, aussi, que
ces trois expéditions m'aient permis de placer entre les petites
mains de Renée les cinquante mille francs qu'elle désirait, et
même un peu davantage.

-- Vous voyez, lui ai-je dit en lui remettant la somme, que ce
n'est pas seulement la vertu, à présent, qui est récompensée.

-- Naturellement, m'a-t-elle répondu; les temps sont changés,
heureusement. Autrefois, les mauvais offices que je rends à mes
amis ne m'auraient rapporté que trente deniers. Cela tient sans
doute à ce que le cas était beaucoup moins fréquent alors
qu'aujourd'hui. J'entendais dire à mon mari, l'autre jour, que les
prix, comme les liquides, tendent vers leur niveau, il est très
fort en économie politique.

Ah! la petite poupée... Je donnerais bien quelque chose pour
pouvoir assister à ses triomphes mondains, pour la voir faire la
belle, parée et pomponnée comme une princesse de féerie,
gracieuse, légère et narquoise comme un jeune oiseau et lissant
ses plumes volées au milieu de ses pareilles, peut-être, ou de ses
victimes...

Souhaits ridicules, désirs dangereux, ils passent rapidement, par
bonheur, car des idées semblables sont malsaines pour un voleur,
ainsi que le disait très justement Ida; ce n'est pas la peine de
commencer par être fripon pour devenir dupe. Quand on travaille,
ma mère me l'a appris jadis, on ne songe point à mal faire; et le
travail ne me manque pas. Si j'ai de bons renseignements, Roger-
la-Honte en a aussi de son côté; et le hasard ne nous sert pas
mal. J'inclinerais à croire que la Providence néglige souvent les
ivrognes pour s'occuper des voleurs. Il est vrai qu'il ne faut pas
se ménager; mais, en se donnant le mal nécessaire, on arrive à des
résultats. Aide-toi, le ciel t'aidera. Il faut s'aider en diverses
langues et sous des cieux différents; passer de Belgique en
Suisse, d'Allemagne en Hollande et d'Angleterre en France. Le vol
doit être international, ou ne pas être. Il y a longtemps que
Henri Heine l'a dit: Il n'y a plus en Europe des nations, mais
seulement des partis. Nous faisons tous nos efforts pour donner
raison à Henri Heine; et nous avons pris le parti de vivre sur le
commun. Je suis -- pour employer, en la modifiant un peu, une
expression de Talleyrand -- je suis un déloyal Européen.

«Pourtant, me dis-je quelquefois à moi-même, pourtant, mon
gaillard, si tu n'avais pas eu un petit capital pour commencer tes
opérations, pour t'insinuer dans la société des gens qui t'ont
aidé de leurs conseils et de leur exemple, où en serais-tu à
l'heure qu'il est?» Question grave dont la réponse, si je voulais
la donner, serait fort probablement une glorification du capital --
qui pourrait se transformer rapidement, par un simple artifice de
rhétorique, en une condamnation formelle. -- Mais je ne me donne
guère de réponse. Je me réjouis seulement de n'avoir pas été
réduit, pour vivre, à me livrer à des soustractions infimes, à
donner un pendant à la lamentable histoire de Claude Gueux. Je
n'ai jamais volé mon pain -- dans le sens strict du mot -- et me
voici propriétaire, ou peu s'en faut.

J'ai acquis en effet, par un long bail, la possession d'une
gentille petite maison, dans un quartier tranquille de Londres. La
vie que j'avais menée jusque-là ne me convenait pas beaucoup;
hôtels, boarding-houses, clubs, etc., ne me plaisaient qu'à
moitié. Et la société de mes confrères, bien que fort agréable
quand l'ouvrage donne, m'inspirait un certain ennui, par les temps
de chômage. Je suis certainement bien loin d'en penser du mal;
mais, au risque de détruire maintes illusions, je dois le dire
avec franchise, quoique avec peine: les vices des canailles ne
valent pas mieux que ceux des honnêtes gens.

C'est une circonstance assez singulière qui m'a conduit à louer
cette petite maison. Je passais un soir, vers minuit, dans une rue
déserte, lorsque j'aperçus une forme noire accroupie sur les
marches d'un bâtiment; quelque pauvre vieille femme, sans argent
et sans gîte, qui s'était résignée à passer là sa nuit. Le
spectacle n'est pas rare, à Londres. Mais, ce soir-là, il pleuvait
à verse, le temps était affreux; et la forme noire était
lamentable, avec le piteux lambeau de châle qui tremblotait sur
les épaules maigres, avec le grand chapeau détrempé par la pluie
et dont les plumes ébarbées et pendantes donnaient l'idée des
queues d'une famille de rats plongée dans l'affliction. J'offris
quelque argent à la pauvresse; elle grelottait et sa figure hâve
faisait mal à voir. Je l'emmenai jusqu'à l'un de ces palais du
gin, au bout de la rue, qui flamboient comme des phares perfides
de naufrageurs au milieu de la noirceur de la misère; je lui fis
servir une boisson chaude. Elle me raconta sa vie. Elle n'avait
guère plus de quarante-cinq ans, bien qu'elle en parût soixante au
moins. Elle avait été bien élevée, savait le français et
l'allemand, et avait été plusieurs années institutrice dans une
famille noble, qu'elle avait quittée pour se marier. Son mari
l'avait abandonnée après dix ans d'une existence qui avait été
pour elle un martyre; et elle avait été obligée de se placer comme
housekeeper, et même comme servante, afin d'élever l'enfant qu'il
lui avait laissé. Cet enfant, qu'une maison de commerce avait
employé dès sa sortie de l'école, avait mal tourné, vers l'âge de
dix-huit ans, au moment où l'augmentation de son salaire lui
aurait permis d'adoucir le sort de sa mère; il avait commis un
faux et avait quitté l'Angleterre avec le produit de son
escroquerie. Annie -- c'est le nom de la pauvresse -- était à cette
époque en service chez un clergyman réputé pour son ardeur
philanthropique. Ce vénérable ecclésiastique, en apprenant par les
journaux ce qui s'était passé, mit Annie à la porte de chez lui.
Il fit plus. Dieu poursuivant l'iniquité des pères sur les enfants
jusqu'à la troisième et quatrième génération, il pensa que
l'homme, créé à son image, ne pouvait pas faire moins que de
poursuivre le crime du fils sur la mère jusqu'à ce qu'elle eût
rendu l'âme dont elle faisait un aussi triste usage. Il lui refusa
donc un certificat et, avec cette ténacité courageuse particulière
aux gens vertueux, se mit à épier les démarches de la malheureuse
à la recherche d'une situation, et l'empêcha d'en obtenir une.
Elle avait donc été obligée de vivre comme elle avait pu --
misérablement, à tous les points de vue.

-- Et votre fils, demandai-je, vous n'en avez plus eu de nouvelles?

-- Si, répondit-elle en baissant la tête; ce malheureux garçon a
continué à se mal conduire en France, où il était parti. Il a été
condamné, il y a dix-huit mois, à plusieurs années de prison...
Ah! Monsieur, je suis si malheureuse de ne pouvoir rien lui
envoyer!... Je voudrais être morte...

-- Tenez, dis-je, voici encore un peu d'argent. Soyez ici après-
demain, à. dix heures, et peut-être trouverai-je moyen de vous
donner une occupation, bien que vous n'ayez pas de certificat. Ne
vous désolez pas, ma brave femme. Et si votre clergyman vient me
mettre en garde contre votre manque de respectabilité, comme il en
a l'habitude, je lui offrirai un lavement de vitriol, pour le
mettre à son aise.

C'est donc Annie qui a la charge de la maison que mon aventure
avec elle m'a donné l'idée de louer. Elle ne boit pas plus qu'un
dixième d'Anglaise; elle fait de la pâtisserie comme une
Allemande; elle est économe comme une Française; et dévouée comme
un terre-neuve. Je l'ai stylée admirablement et je ne crains
nullement qu'elle commette une maladresse. Elle s'est pas mal
requinquée, depuis qu'elle est à mon service; ah! dame, les rides
et les stigmates que la souffrance a gravés dans la chair sont
indélébiles; mais la charpente s'est redressée, l'ossature a
repris de l'aplomb. Telle qu'elle est, débarrassée de la viande,
elle ferait un beau squelette.

Mon service n'est pas bien dur, car je suis souvent absent et je
vis en garçon -- pas en vieux garçon. -- Annie a donc du temps de
reste. Elle l'emploie, d'abord, pour envoyer au fils prisonnier,
là-bas, tout ce que permettent les règlements; puis, afin de
mettre de côté pour lui, quand il sortira de Centrale, le plus
d'argent possible. Elle découpe, sur des photographies, portraits
de grandes dames, de beautés professionnelles, les têtes admirées
du public, et les accommode adroitement à des corps de Lédas
s'abandonnant au cygne, de Dianes au bain, de Danaés sous la pluie
d'or. Elle est devenue fort habile à ces petits ouvrages, très
demandés par certaines maisons de Saint-John's Wood. Elle m'a
montré l'autre jour une princesse du sang, un peu plate
d'ordinaire, très excitante, vraiment, en Vénus Callipyge.

Si Annie a des loisirs, je n'en manque pas, moi non plus. Bien des
gens se figurent que les voleurs sont toujours occupés à voler. Il
n'y a pas d'erreur plus grossière; mais c'est toujours la vieille
histoire. «Il faut que je vous dise, écrit Bussy-Rabutin à sa
cousine, ce que M. de Turenne m'a conté avoir ouï dire au feu
prince d'Orange: que les jeunes filles croyaient que les hommes
étaient toujours en état; et que les moines croyaient que les gens
de guerre avaient toujours, à l'armée, l'épée à la main.» -- «Le
conte du prince d'Orange m'a réjouie, répond la marquise. Je
crois, ma foi, qu'il disait vrai, et que la plupart des filles se
flattent. Pour les moines, je ne pensais pas tout à fait comme
eux; mais il ne s'en fallait guère. Vous m'avez fait plaisir de me
désabuser.» J'espère, moi aussi, faire plaisir aux honnêtes gens
en leur apprenant que les voleurs n'ont pas sans cesse à la main
la fausse clef ou la lanterne sourde.

Et à quoi s'occupent-ils donc? À différentes choses, quelquefois
fort inattendues. Moi, par exemple, je m'instruis. Je m'instruis,
de la même façon que le premier bourgeois venu, en oubliant des
choses que je sais et en apprenant des choses que j'ignore. On
peut continuer comme ça longtemps. Je m'amuse, aussi, autant que
je peux. Très souvent, des demoiselles viennent me voir. Jolies?
Ailleurs, je ne sais pas; mais chez moi, elles le sont
suffisamment. Elles ont tout ce qu'elles désirent; et la femme est
toujours belle quand elle est heureuse... Et puis, Issacar avait
raison; on n'a pas à s'occuper des toilettes.

N'ai-je jamais éprouvé le dégoût de cette existence? la lassitude
de cette vie? N'ai-je jamais eu d'aspirations plus élevées? Si,
quelquefois...

Ce soir, même, je pense fort tristement à ce que des hommes d'une
moralité plus haute que la mienne pourraient appeler leur avenir,
quand Annie vient m'apporter un télégramme, «Tenez-vous prêt pour
demain.» Qu'est-ce que cela veut dire?

Cette dépêche vient de l'étranger; elle vient de France... Et je
me rappelle, tout d'un coup, un fait survenu il y a un mois
environ, que j'avais totalement oublié et dont j'aurais dû me
souvenir, pourtant.

Un soir, j'étais seul chez moi après le départ d'une petite amie
très gentille, mais dont l'accent badois commençait à me fatiguer,
une de ces blondes fades qui ont toujours l'air d'être en train de
sécher. Je lisais un roman, l'un de ces bons romans anglais,
tellement assommants, mais où le sentiment de la famille, éteint
partout ailleurs, se conserve d'une façon si curieuse; lorsque
j'entendis résonner le marteau de la porte d'entrée. Un instant
après, la voix d'Annie protestant contre l'invasion de mon
domicile parvint jusqu'à moi et un pas lourd fit craquer les
marches de l'escalier. Je me levais du divan sur lequel j'étais
étendu lorsque la porte du salon s'ouvrit à moitié; et, par
l'entrebâillement, je vis passer une tête bronzée et une main qui
faisait des gestes.

Quelle était cette main? Quelle était cette tête?


IX -- DE QUELQUES QUADRUPÈDES ET DE CERTAINS BIPÈDES

Cette tête et cette main étaient l'inaliénable propriété de l'abbé
Lamargelle. Je n'avais pas eu le temps de revenir de ma
stupéfaction qu'il était devant moi, saluant, avec l'expression
énigmatique de sa puissante figure osseuse et olivâtre, encadrée
de cheveux noirs, ornée d'un grand nez aquilin, coupée d'une large
bouche fortement tendue sur les dents, et obscurcie plutôt
qu'éclairée par l'éclat sombre des yeux couleur d'ébène. Oui,
c'était bien l'abbé Lamargelle.

-- Hé! bonjour, cher Monsieur, me dit-il de sa voix profonde.
Comment vous portez-vous? Vous avez l'air bien étonné. Voyons,
parlez donc un peu; demandez-moi: «Homme noir, d'où sortez-vous?»

-- Ma foi, monsieur l'abbé, répondis-je, j'en ai fortement envie.
J'avoue que je ne m'attendais guère au plaisir de vous voir ce
soir...

-- Je m'en doutais bien. Aussi, pour faire durer moins longtemps
votre surprise toute naturelle, je n'ai tenu aucun compte des
protestations de votre servante qui s'obstinait à vouloir
m'annoncer à vous, et je suis monté directement ici; j'ai même
pris la précaution, afin de vous épargner une émotion trop vive,
de vous faire un petit signe amical en entr'ouvrant la porte.

-- Je ne saurais trop vous remercier de vos attentions, monsieur
l'abbé. Asseyez-vous donc, je vous prie; et apprenez-moi à quel
heureux hasard je dois honneur de votre visite.

-- Le hasard n'est pour rien dans l'affaire, répondit l'abbé qui se
mit à secouer la tête, pendant que je me demandais pourquoi il
était venu me voir et, surtout, comment il avait pu arriver à
découvrir mon adresse. Non, pour rien, absolument. Ma visite était
préméditée depuis longtemps et j'attendais une occasion propice...

-- Que vous a fourni le mariage ou l'enterrement d'un de vos
paroissiens?

-- Je n'ai ni paroissiens ni paroisse. Je suis prêtre libre, vous
le savez. C'est peut-être en cette qualité que j'ai pris, cher
Monsieur, la liberté de m'intéresser à vous...

-- Vraiment? Je vous sais gré de m'en avertir. Et serait-il
indiscret de vous demander de quelle sorte est l'intérêt que vous
voulez bien me porter?

-- Il est des plus vastes. Rien ne me fait un plus grand plaisir,
par exemple, que de vous voir installé ici aussi confortablement,
vous avez des livres, ces compagnons qui ne trompent pas; un
piano, instrument qui ne mérite pas toujours le ridicule dont on
l'abreuve; et peut-être, même, fumez-vous?

-- Quelquefois. J'ai là d'excellents cigares... Permettez...

-- Merci, dit l'abbé en allumant un londrès. Ils sont excellents,
en effet... Et vous avez bien, j'imagine, quelque occupation
sérieuse?

-- Une occupation sérieuse, comme vous dites... des plus sérieuses;
mais qui me laisse des loisirs, ajoutai-je du ton le plus naturel
tandis que l'abbé fixait sur moi ses yeux perçants.

-- Ah! ah! s'écria-t-il en anglais. -- car il parle couramment
plusieurs langues, et même le portugais -- ah! ah! j'en suis
enchanté, en vérité. Le temps ne vous a pas manqué, par
conséquent, pour vous rappeler notre entrevue à la gare du Nord, à
Paris, le jour où vous êtes parti pour la Belgique?

-- Ce n'est pas le temps qui m'a fait défaut, certainement; mais,
jusqu ici, je l'avoue, je n'avais gardé aucun souvenir de cet
incident.

-- C'est dommage; la rencontre n'avait pas été absolument fortuite.
Malgré tout, vous n'avez point oublié, j'espère, que je vous ai
parlé, ce matin-là, de cette malheureuse famille Montareuil...

Je ne répondis pas; sa visite, dès le début, m'avait semblée des
plus louches et je voyais clairement, maintenant, où il voulait en
venir. Si je me laissais intimider, j'étais perdu. Il fallait
l'arrêter au premier mot agressif et, au deuxième, lui montrer
l'escalier -- ou le jeter par la fenêtre.

-- Cette malheureuse famille, continua-t-il, si durement éprouvée!
Vous rappelez-vous, cher Monsieur, l'importance du vol dont
Mme Montareuil a été la victime? Et dire que rien n'a pu mettre
sur la trace du coupable... À Paris, à l'heure qu'il est, on n'a
encore aucune indication... Il est vrai que si l'on poussait
jusqu'à Londres...

-- Monsieur l'abbé, dis-je, j'ai peine à comprendre pourquoi vous
vous obstinez à me parler de choses et de gens qui ne
m'intéressent en aucune façon. Je ne pense pas que vous veniez me
réciter les faits-divers de l'année dernière par simple amour de
l'art; et j'ose croire que votre visite a un motif. Permettez-moi
de le deviner. On vous avait promis de vous verser, lors de la
conclusion du mariage que l'événement regrettable auquel vous
faites allusion a empêché, une commission que vous n'avez pas
touchée, naturellement. Le dépit vous a conduit à échafauder des
histoires à dormir debout, que vous avez sans doute fini par
prendre au sérieux; et vous avez espéré me faire partager votre
crédulité. Je dois vous déclarer que je n'ai aucun goût pour les
fables. Et puis, écoutez: j'ai un piano, comme vous le remarquiez
il n'y a qu'un instant -- mais je ne chante pas. -- Vous comprenez?

-- Très facilement. Je suis au courant des moindres sous-entendus
de notre belle langue, et aucune de ses finesses ne m'est
étrangère. Mais vous vous méprenez sur mes sentiments. Soyez
tranquille; je ne viens pas vous assassiner avec un fer sacré.
J'avais l'intention, pour vous exposer ce que j'ai à vous dire,
d'observer une gradation conforme aux usages; j'irai plus
brutalement au fait, puisque vous semblez le désirer. Vous êtes un
voleur. -- Ne protestez pas; c'est un métier pas comme un autre. --
Je disais: vous êtes un voleur... Moi aussi.

-- Vous...?

-- Pourquoi pas? Croyez-vous avoir le monopole du cambriolage? À la
vérité, je ne vous fais pas, sur ce terrain pour lequel vous avez
une préférence exclusive, une concurrence fort redoutable; bien
que j'aie mis la main à la pâte, plus d'une fois. J'emploie aussi
d'autres procédés; je suis un éclectique, voyez-vous. Mais il me
faut beaucoup d'argent...

-- Pourrais-je vous demander pourquoi?

-- Tant que vous voudrez; mais je vous préviens que je ne vous
répondrai pas; j'aime mieux ça que de vous raconter des histoires,
et je tiens à garder secrets les motifs de mes actes... Voyons, ne
faites donc pas cette figure-là. Je suis un confrère, je vous dis.
Et, d'ailleurs, qu'avez-vous à craindre de moi, ici? En admettant
que vous me fassiez des aveux que je ne vous demande pas, car
votre existence m'est connue depuis a jusqu'à z, comment me
serait-il possible de m'en servir contre vous? Si j'avais voulu
vous dénoncer, vous admettrez que j'aurais pu le faire sans me
mettre en peine de vous rendre une visite. Mais finissons-en;
votre méfiance à mon égard est enfantine, et je veux l'ignorer...
Vous me demandez pourquoi il me faut beaucoup d'argent? Pour
arriver à un but que je désire atteindre, ou simplement pour
devenir riche.

-- Bon, dis-je, je supposerai que vous voulez devenir riche: et que
votre passion de l'argent vous empêche d'hésiter à compromettre le
caractère sacré dont vous êtes revêtu.

-- Oh! répondit l'abbé en riant, ma passion ne me ferme pas les
yeux à ce point-là. Je fais fort attention à ne pas le
compromettre, ce caractère, sacré pour tant d'imbéciles; c'est le
meilleur atout, dans mon jeu. Et la franchise avec laquelle je
vous fais mes confidences devrait être pour vous le meilleur
garant de ma bonne foi.

-- Mon Dieu, dis-je, je ne vois point pourquoi je ne vous croirais
pas, après tout. L'Église n'a jamais beaucoup pratiqué le mépris
qu'elle affecte pour les richesses...

-- Et elle ne s'est jamais fait d'illusions sur leur source. Sans
aller trop loin, n'est-ce pas Bourdaloue qui a dit qu'en remontant
aux origines des grandes fortunes, on trouverait des choses à
faire trembler? Relativement, Bourdaloue est bien près de nous;
mais quelle distance, pourtant, de son époque à la nôtre! Quelle
descente dans l'infamie, du Roi-Soleil au Roi Prudhomme! Je vais
vous citer un simple fait dont le caractère symbolique ne vous
échappera pas: la maison dans laquelle Fénelon écrivit
_Télémaque_, sur la Petite Place, à Versailles, est aujourd'hui un
lupanar.

-- J'espère, dis-je, qu'on aura placé une plaque commémorative sur
le bâtiment.

-- Je l'ignore; mais si l'on a scellé la plaque dont vous parlez,
soyez sûr qu'on l'a mise au-dessous du gros numéro. Nous sommes à
l'époque des chiffres, qui ont leur éloquence, paraît-il. Et je
crois qu'ils l'ont, en effet.

-- Ils ont l'éloquence de Guizot: Enrichissez-vous!

Ce qui m'étonne, moi, c'est qu'avec un pareil mot d'ordre, nos
contemporains croient encore avoir besoin d'une religion et d'une
morale.

-- Les sentiments religieux, dit l'abbé, ne sont pas incompatibles
avec les tendances actuelles; loin de là. Je me suis même demandé
plus d'une fois, en disant ma messe, si la fièvre du vol, la rage
de l'exploitation, ne finiraient pas par créer une folie
religieuse spéciale. Le repentir, une des colonnes du
christianisme, qui semble faire des mamours à l'homme et lui dire:
«Tu peux mal agir, à condition que tu fasses semblant de regretter
tes méfaits», est une excellente invention, merveille de lâcheté
et d'hypocrisie, admirablement adaptée aux besoins modernes. Je ne
vous tracerai point, n'est-ce pas? un parallèle entre cet
engageant repentir chrétien et l'effroyable Remords de
l'antiquité. Ce serait déshonorer le Remords... Quant à la morale,
il n'y en a jamais eu qu'une. Ce n'est pas celle qui dit à
l'homme: «Sois bon», ou «sois pur», ou «sois ceci, ou cela»; c'est
celle qui lui dit simplement: «Sois!» Voilà la morale. Elle n'a
rien à voir avec, la Société actuelle. La morale ne saurait être
publique, quoi qu'en dise le Code... Vous voulez peut-être parler
de la _moralité_? C'est un succédané pitoyable. Telle qu'elle est,
pourtant, elle a plané assez haut, jadis. Mais on l'a fait
descendre si bas! La moralité, c'est comme l'écho; elle devient
muette quand on s'en rapproche. Ce n'est pas une chose sérieuse...
En somme, de toute espèce de foi, on ne garde plus que ce qui peut
s'accommoder aux vils besoins du jour, des débris sans nom qui
servent à étayer le piédestal du Veau d'or. Certainement, il eut
été plus propre de se défaire franchement de ces vieilles
croyances divines ou humaines, qui n'ont point été sans grandeur,
au bout du compte. Au lieu d'être découpées en quartiers sur
l'étal des simoniaques, au lieu d'agoniser dans la fétide
atmosphère des prétoires, elles auraient fini dans l'embrasement
majestueux d'une gloire dernière -- comme ces vieux rois du Nord
qui se plaçaient, mourants, dans un navire aux voiles ouvertes
qu'on lançait sur la mer, et où s'allumait l'incendie.

-- Vous ne parlez pas mal, pour un voleur; le jour où l'on créera
une chaire d'éloquence sacrée à Mazas...

-- Un voleur! murmura l'abbé, les yeux perdus dans le vague et
comme se parlant à lui-même... Oui, aujourd'hui, le caractère est
un poids qui vous entraîne, au lieu d'être un flotteur. Je ne suis
pas le seul... Les types sont à présent presque tous puissants,
mais incomplets... Disproportion de l'homme avec lui-même beaucoup
plus qu'avec le milieu ambiant... Il faudrait pourtant trouver
quelque chose... Avez-vous songé, continua-t-il d'une voix forte,
comme s'il revenait à lui tout d'un coup, mais avec encore la
brume du rêve devant les yeux, avez-vous songé que tout acte
criminel est une fenêtre ouverte sur la Société? Que connaîtrait-
on du monde, sans les malfaiteurs? Je crois qu'un acte, quelqu'il
soit, ne peut être mauvais. L'acte! Oui, agir ce qu'on rêve. Le
secret du bonheur, c'est le courage.

-- Je pense, en effet, que le rôle du criminel est généralement mal
apprécié...

-- Je vous crois! s'écria l'abbé en ricanant. Les économistes
assurent tous que la misère actuelle vient de la surproduction;
que le manque de travail, qui enlève à tant de gens la possibilité
de vivre, est causé par la surabondance des produits. Et l'on se
plaint du voleur! Mais chaque fois qu'il vole ou qu'il détruit
quelque chose, un bijou, un chapeau, un objet d'art ou une
culotte, c'est du travail qu'il donne à ses semblables. Il
rétablit l'équilibre des choses, faussé par le capitaliste, dans
la mesure de ses moyens. Production excédant la consommation!
Surproduction! Mais le voleur ne se contente point de consommer;
il gaspille. Et on lui jette la pierre!... Quelle inconséquence!

-- Et quant aux billets de banque qu'il retire des secrétaires où
ils moisissent, quant à l'argent enfoui qu'il déterre, je me
demande comment on peut lui reprocher de remettre ces espèces dans
la circulation, pour le bénéfice général.

-- On le fait pourtant, dit l'abbé; et d'ici peu de temps, si vous
voulez m'en croire, il n'y aura pas d'homme plus, accablé que vous
de malédictions par certaines gens que je connais. J'ai été mis au
courant de votre habileté à enfreindre le deuxième commandement,
et je vous ai préparé une petite expédition...

-- Pourquoi ne pas vous la réserver à vous-même?

-- Je ne peux pas. Si c'était possible, croyez bien... Mais il faut
opérer dans une ville de province où je suis connu comme le loup
blanc; je serais sûrement reconnu, soit en arrivant, soit en
route; et l'on ne manquerait pas de s'étonner de mon apparition
subite et de mon départ intempestif. C'est un coup facile, certain
et lucratif.

-- En France?

-- Oui. La France a déjà trente milliards à l'étranger; quelques
centaines de mille francs de plus qui passeront la frontière ne
feront pas grande différence.

-- En effet. Un vol de titres?

-- Pour la plus grande part. Vous ne connaissez donc pas mieux
votre pays? La France n'est ni religieuse, ni athée, ni
révolutionnaire, ni militaire, ni même bourgeoise. Elle est en
actions.

-- Et pour quand?

-- Ah! ça, je ne sais pas encore. Il faut attendre; peut-être
quinze jours, peut-être un mois, peut-être plus. Dès que je serai
fixé, je vous enverrai un télégramme pour vous dire de vous tenir
prêt; et le lendemain, vous recevrez une seconde dépêche qui vous
apprendra quel train il faudra prendre et vous indiquera l'endroit
où vous me rencontrerez. Puis-je compter sur vous?

-- Oui. Vous ne voulez pas que je vous donne ma parole d'honneur?

-- Non. Je préfère que vous me donniez un renseignement. Combien
remettez-vous aux gens qui vous fournissent des tuyaux?

-- Trente-trois pour cent; jamais un sou de plus.

-- Bon. Vous ferez une exception en ma faveur: vous me donnerez
cinquante pour cent... N'ayez pas peur, vous n'y perdrez rien; au
contraire. C'est moi qui vendrai les titres, et j'en retirerai le
double de ce qu'ils vous rapporteraient à vous. Même, à
l'occasion, si vous avez des négociations difficiles à conduire...
À propos, vous ne faites jamais aucun mauvais coup ici, en
Angleterre?

-- Jamais. D'abord, parce que l'hospitalité anglaise est la moins
tracassière des hospitalités; et ensuite, parce qu'on paye trop
cher...

-- Oui; je connais leurs atroces statuts criminels, les meilleurs
du monde, disent les _middle classes_ anglaises, parce qu'ils
écrasent l'individu et le convainquent de son _rien_ en face de la
loi et de la société. Peut-être la bourgeoisie britannique payera-
t-elle cher, un jour, sa férocité à l'égard des malfaiteurs.

-- C'est probable; les septembriseurs n'étaient qu'une poignée; et
quels moutons, à côté des milliers de terribles et magnifiques
bêtes fauves qui composent la _mob_ anglaise! Pour moi, j'ai
toujours pensé que si l'affreux système pénitentiaire anglais
avait été appliqué sur le Continent, la révolution sociale y
aurait éclaté depuis vingt ans... Tenez, il y a à Londres un musée
que je n'ai pas visité; c'est Bethnal-Green Museum. Le sol en est
recouvert d'une mosaïque exécutée, vous apprend une pancarte, par
les femmes condamnées au _hard labour_; il m'a semblé voir les
traces des doigts sanglants de ces malheureuses sur chacun des
fragments de pierre, et j'ai pensé que c'était avec leurs larmes
qu'elles les avaient joints ensemble. Je n'ai pas osé marcher là-
dessus.

-- Hélas! dit l'abbé en se levant; honte et douleur en haut et en
bas, sottise partout... Quel monde, mon Dieu!

Au moment où il allait me quitter, je me décidai à lui poser une
question que j'avais eu souvent envie de faire à d'autres, à
Paris, depuis de longs mois, mais que je n'avais jamais eu le
courage de poser à personne.

-- Dites-moi, demandai-je, n'avez-vous pas eu de nouvelles de mon
oncle?

-- Oui et non, répondit-il d'un air un peu embarrassé. J'ai appris
que votre oncle avait éprouvé, ces temps derniers, des pertes
d'argent, peu considérables étant donnée sa fortune, mais qui
l'avaient néanmoins décidé à liquider ses affaires. Je ne puis
vous dire exactement ce qu'il fait en ce moment. Je crois, pour
employer une expression vulgaire, qu'il fait la noce, la bête et
sale noce. C'est triste; mais que voulez-vous? Certains hommes
s'efforcent d'être pires qu'ils ne peuvent.

-- J'avais eu plusieurs fois l'intention de prendre des
renseignements à son sujet, dis-je; je vois que j'ai aussi bien
fait de m'en dispenser. Et ma cousine, ajoutai-je... ma cousine
Charlotte?...

L'embarras de l'abbé parut augmenter.

-- Je ne sais rien, finit-il par répondre sans me regarder; mais
tout est sans doute pour le mieux; oui, tout doit être pour le
mieux. Ne prenez point de renseignements, c'est préférable; n'en
prenez pas...

C'est de cette fin de conversation, surtout, que je me souviens
aujourd'hui, en relisant la dépêche qu'Annie m'a apportée. Certes,
il vaut mieux que je ne prenne point de renseignements, que je ne
cherche pas à connaître la vérité.

Je l'ai devinée, cette vérité que l'abbé n'a pas osé m'avouer, car
il est au courant, certainement, de mes relations avec ma cousine.
Charlotte est mariée. Elle est mariée, et tout est fini entre
nous, pour jamais... Je ne puis pas dire ce que j'avais pensé, je
ne puis pas dire ce que j'avais espéré. Je ne sais pas. Ce sont
des songes que j'ai faits, toujours des songes et toujours les
mêmes songes. Il me semble que j'ai vécu dans un rêve; que j'ai
traversé comme un halluciné toute l'horreur des réalités brutales,
et que je suis condamné maintenant à exister au hasard, seul, sans
espoir et sans but, jusqu'à ce que vienne le réveil...

Le réveil, il n'est peut-être pas loin. N'est-ce pas un piège que
me tend l'abbé en m'appelant à Paris? Qui me dit qu'il ne va pas
me trahir?... Hé! qu'il me vende, si ça lui plaît! Que m'importe?
Un peu plus tôt, un peu plus tard... et je ne veux pas flancher.

Je jette le télégramme sur une table. J'en recevrai un autre
demain matin, sans doute.

Non, ce n'a pas été pour ce matin. Alors, il faut que j'attende
toute la journée...

Je vais passer mon après-midi au Jardin Zoologique, pour tuer le
temps. Ce sont surtout les bêtes fauves qui m'intéressent. Ah! les
belles et malheureuses créatures! La tristesse de leurs regards
qui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants de
la curiosité ridicule des foules, des visions d'action et de
liberté, de longues paresses et de chasses terribles, d'affûts
patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de ruts
assouvis... visions de choses qui ne seront jamais plus, de choses
dont le souvenir éveille des colères farouches qui ne s'achèvent
même pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu'il leur
faudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s'énerver de
jour en jour l'énorme force qu'il leur est interdit de dépenser.

Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruels
condamnés à mâcher des rêves d'indépendance sous l'oeil liquéfié
des castrats. Leurs yeux, à eux... Les yeux des lions, dédaigneux
et couleur des sables, projetant des lueurs obliques entre les
paupières mi-closes; les yeux d'ambre pâle des tigres, qui savent
regarder intérieurement; les yeux rouges et glacés des ours, qui
semblent faits d'un jeu de neige et de beaucoup de sang; les yeux
qui ont toujours vécu des loups, d'une intensité poignante; les
yeux imprécis des panthères, des yeux de courtisanes, allongés,
cernés et mobiles, pleins de trahisons et de caresses; les yeux
philanthropiques des hyènes, aux prunelles religieuses... Ah!
quelle terrible angoisse, et que de mépris dans ces yeux aux
reflets métalliques!

Des voleurs et des brigands, tous ces galériens; c'est pour cela
qu'ils sont au bagne. Parce qu'ils mangeaient les autres bêtes,
les bêtes qui ne sont point cruelles et n'aiment pas les orgies
sanglantes, les bonnes bêtes que l'homme a voulu délivrer de leurs
oppresseurs. Et elles sont heureuses, les bonnes bêtes, depuis
qu'il s'est mis à tuer les fauves et à les enfermer dans des
cages. Elles sont très heureuses. Le collier fait ployer leur cou
et les harnais labourent leurs épaules meurtries; et leur chair
vivante, pantelante et rendue muette saigne sous le surin des
saltimbanques de la science, dans l'ombre des laboratoires
immondes. Demain, elles seront plus heureuses, encore. Je le
crois.

À mesure que l'homme s'éloigne de la vie naturelle, la distance
s'étend entre lui et les animaux. Non pas qu'il les dédaigne
davantage, qu'il les sente plus inférieurs à lui. Ils lui
paraissent supérieurs, au contraire. Ils lui font honte. Ils sont
une injure vivante à son progrès factice, un sarcasme de sa
civilisation d'assassin. Et sa férocité contre eux s'accroît,
férocité vile qu'il couvre du prétexte actuel à toutes les
bassesses -- la nécessité scientifique...

Je trouve, en rentrant chez moi, la dépêche que j'attendais. Il
faut que je sois demain, à deux heures, sur le terre-plein de la
Bourse, à droite. C'est bien; j'y serai.

Il n'est même que deux heures moins cinq lorsque je fais mon
apparition à l'endroit indiqué. À quoi employer ces cinq minutes?
À comparer la Banque d'Angleterre, gardée par un polichinelle à
manteau rouge, à chapeau pointu, à la Banque de France défendue
par des sentinelles aux fusils chargés. Et aussi à placer
mentalement la Bourse de Paris, bastionnée de cafés et flanquée de
lupanars, en face du Royal Exchange avec la statue de la reine à
cheval, devant et, derrière, l'effigie de Peabody assise, les
jambes en l'air, sur la chaise percée de la philanthropie.
Parallèles qui ne sont pas sans profondeur... Mais je n'aperçois
pas l'abbé...

Deux heures viennent seulement de sonner, il est vrai. Je jette un
coup d'oeil sur les citoyens qui s'agitent sous le péristyle de la
Bourse et sur les marches; et les réflexions que j'ai faites hier
au sujet des bêtes me reviennent en mémoire. Les gouvernements, en
débarrassant les peuples qu'ils dirigent des bandits qui les
détroussaient, n'ont-ils point agi un peu comme l'homme qui a
délivré les bonnes bêtes de la tyrannie des carnassiers? Ma foi,
si l'on cherchait à découvrir les causes par la simple étude des
effets qu'elles produisent, on serait forcé d'admettre qu'en
supprimant le voleur de grands chemins, les gouvernements n'ont eu
d'autre souci que de permettre aux gens d'accumuler leurs épargnes
pour les porter aux banques spoliatrices et aux entreprises
frauduleuses; et qu'en abolissant la piraterie, ils n'ont voulu
que laisser la mer libre pour les évolutions des flottes qui vont
appuyer les déprédations des aigrefins et les tentatives
malhonnêtes des financiers... Mais il est deux heures cinq. L'abbé
est en retard... Attendons encore...

Le fait est, malgré la réputation qu'on s'efforce de leur faire,
qu'ils n'ont pas l'air de voleurs, ces agioteurs qui pérorent
bruyamment et gesticulent. Ils n'ont rien du fauve, certainement.
Ils me font plutôt l'effet de valets repus ou de bardaches
maigres. Mais peut-être ne sais-je pas découvrir, sur leurs
figures, des caractères spéciaux qu'un criminaliste de profession
distinguerait à première vue. Ah! je voudrais bien connaître un
criminaliste...

-- Ça viendra! dit la Voix.


X -- LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSE

Tout d'un coup, j'aperçois l'abbé. Il arrive à petits pas, sous
les arbres, son bréviaire à la main.

-- Je vous y prends, dit-il en m'abordant avec un solennel salut
ecclésiastique; vous profitez de ce que je suis en retard de cinq
minutes pour vous livrer à des observations pleines d'amertume sur
les honnêtes cens qui fourmillent en ces lieux. Je vous voyais de
loin et, réellement, votre figure me faisait plaisir; on vous
aurait pris pour un psychologue.

-- Ne m'insultez pas, lui dis-je en lui serrant la main, ou je mets
immédiatement à l'épreuve votre talent de moraliste et je vous
demande votre opinion sur ce monument et sur ceux qui le
fréquentent.

-- La Bourse est une institution, comme l'Église, comme la Caserne;
on ne saurait donc la décrier sans se poser en perturbateur. Les
charlatans qui y règnent sont d'abominables gredins; mais il est
impossible d'en dire du mal, tellement leurs dupes les dépassent
en infamie. Le jeu est une tentative à laquelle on se livre afin
d'avoir quelque chose pour rien; mais il vaut mieux ne pas le
juger, car sa base est justement celle sur laquelle repose le
principe des gouvernements. Je ne suis point un moraliste et je
n'accuserai pas les intègres trafiquants qui nous entourent de
manquer de morale; d'ailleurs, ils en ont une... Problème: étant
donné un monde de malfaiteurs, retirer la formule de l'honnêteté
de leur action combinée. Le Code a l'audace de fournir la
solution. Cette solution, que nul n'est censé ignorer, est cachée
dans les plis du drapeau, là-haut, au-dessus de l'horloge; et ces
estimables personnes, comme vous voyez, combattent sous ce
labarum.

-- Voilà un langage que vous n'avez pas dû tenir souvent aux
agioteurs que vous avez pu connaître.

-- Pas une seule fois; ils m'auraient répondu que j'avais raison,
et auraient haussé les épaules dès que j'aurais eu le dos tourné.
Je me garde bien de dire toujours ce que je pense; rien n'est plus
ridicule que d'avoir raison maladroitement ou de mauvaise grâce.
Il faut hurler avec les loups et, surtout lorsqu'on est voleur ou
escroc, porter habit de deux paroisses. Cela ne vous interdit
point l'ironie, et vous pouvez l'employer d'autant plus facilement
que, généralement, elle n'est pas entendue. À l'heure actuelle,
c'est à peine si l'on commence à comprendre celle de Sénèque, par
exemple, ou celle de l'Ecclésiaste... Voyons, il fait beau, allons
faire un tour au Bois; je vous expliquerai la petite affaire
chemin faisant; et nous ne dînerons pas trop tard, car il faut que
vous partiez à huit heures... Tenez, voici un cocher qui a l'air
de nous attendre...

Il s'en faut de peu que je ne parte pas, le soir.

Quand j'arrive à la gare, deux trains sont sur la voie, attelés à
des locomotives sous pression. Je me dirige vers le premier; mais
la vue d'un grand fourgon, couvert d'une bâche noire étiquetée:
«Panorama», me fait craindre de m'être trompé; et je me replie sur
le second convoi.

-- Votre billet? me demande un employé; vous allez à N.? C'est le
train là-bas, en tête. Vite! Dépêchez-vous; il va partir.

-- C'est que je n'avais jamais vu des wagons de marchandises
attachés aux express...

-- Il y a des cas, répond l'employé en ouvrant la portière d'un
compartiment dans lequel il me pousse.

J'ai à peine eu le temps de m'asseoir que le train se met en
mouvement. J'aurais préféré être seul, mais j'ai des compagnons de
route. Deux voyageurs sont assis, en face l'un de l'autre, à côté
de la portière du fond. Le premier est un gros monsieur d'aspect
jovial, aux petits yeux fureteurs, aux favoris opulents, à
l'abdomen fleuri d'une belle chaîne à breloques; un de ces bons
bourgeois, obèses et sages, qu'on aime à voir se promener, humant
l'air qui leur appartient, une main tenant la canne derrière le
dos, l'autre cramponnée au revers de la jaquette dont un ruban
rouge enjolive la boutonnière, la tête en arrière, le ventre en
avant. Le ruban rouge ne manque pas à celui-là; il s'étale, large
de deux doigts, en une rosette négligée mais savante qui montre
juste le rien d'impertinence qui convient à la bonhomie; et son
propriétaire, l'air fort satisfait de soi-même et convaincu de sa
haute supériorité, fredonne, le chapeau rond sur l'oreille, tandis
que la main gauche, plongée dans le gousset, fait tinter les
pièces de monnaie.

Le second voyageur est un Monsieur d'aspect morose, au teint
jaunâtre, aux yeux inquiets, aux lèvres blêmes, avec une barbe de
parent pauvre. Il est tout de noir habillé, pantalon noir,
redingote noire, pardessus noir, et coiffé d'un chapeau haut de
forme. Il évoque l'idée d'un de ces fonctionnaires de troisième
ordre, résignés et tristes, destinés à croupir dans ces emplois
subalternes dont les titulaires sont qualifiés par les puissances,
dans les discours du Jour de l'An, de «modestes et utiles
serviteurs de l'État.» Non, il n'a point l'air gai, le pauvre
homme. Qui sait? Peut-être se rend-il à un enterrement, en
province; à l'un de ces enterrements pénibles qui ne laissent pas
derrière eux la consolation d'un héritage. Affligeante
perspective! En tout cas, le voilà tout prêt à prendre part au
service funèbre; et si les chapeliers de la ville où il se rend
comptent sur le prix du crêpe qu'ils lui vendront pour éviter la
faillite, ils ont tort, car son chapeau arbore déjà le grand
deuil.

Je m'installe dans mon coin, me flattant du doux espoir que mes
deux compagnons n'auront point l'idée saugrenue de chercher à
entrer en conversation avec moi.

Vaine espérance! Le Monsieur jovial m'en convainc très rapidement.

-- Joli temps pour voyager! me dit-il avec un sourire: il ne fait
pas trop chaud, il ne fait pas trop froid; on ferait le tour du
monde, par un temps pareil. Ne trouvez-vous pas, Monsieur?

-- Oui, beau temps... très beau, dis-je avec un accent britannique
très prononcé; le temps du voyage autour le monde, juste ainsi.

-- Monsieur est étranger? Ah! ah! vraiment... Anglais, sans doute?
J'ai vu beaucoup d'Anglais, dans ma vie. J'ai été à Boulogne, une
fois, pendant un mois; il y a tant d'Anglais, à Boulogne!

-- Je suis pas du tout un Anglais, dis-je, car je vois poindre un
récit des nombreuses aventures du Monsieur jovial avec les fils de
la perfide Albion; je n'aime pas les Anglais; je suis un
Américain.

-- Ah! diable! j'aurais dû m'en douter; vous avez tout à fait le
type américain; je me rappelle avoir vu un portrait de
Washington... Vous lui ressemblez étonnamment. La France aime
beaucoup les États-Unis. Du reste, sans Lafayette... Et vous
détestez les Anglais? Comme je vous comprends! Ah! si nous avions
encore le Canada!

-- Oui, dis-je, Canada... Québec, Toronto, Montréal...

-- Parfaitement, approuve le Monsieur jovial qui voit qu'il n'y a
décidément pas grand'chose à tirer de moi et prend le parti de
m'abandonner à mon malheureux sort.

-- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, demande-t-il en se tournant vers
le Monsieur triste, qu'il y a quelque chose de très flatteur pour
nous dans cet empressement des étrangers à visiter la France?

-- Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.

-- C'est que, voyez-vous, notre pays est toujours à l'avant-garde
du progrès; la France est la reine de la civilisation. On peut
dire ce qu'on veut, mais c'est un fait; la civilisation a une
reine, et cette reine, c'est la France. N'êtes-vous pas de mon
avis?

-- Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.

-- Le monde, Monsieur, est émerveillé de la façon dont nous avons
su nous relever de nos désastres de 1870. Quelle page dans nos
annales, que l'histoire de la troisième République! Et qui sait ce
que l'avenir nous réserve! Ah! M. Thiers avait bien raison de dire
que la victoire serait au plus sage... Ne pensez-vous pas comme
moi?

-- Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.

-- Vous me direz peut-être qu'il y a de temps à autre quelques
tiraillements intérieurs. Mais ces petites zizanies prouvent notre
grande vitalité. Il faut faire la part de l'exubérance nationale.
Cette opinion n'est-elle pas la vôtre?

-- Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.

-- Je suis fort heureux que nos idées concordent, continue le
Monsieur jovial. Votre approbation m'est d'un bon présage. Car je
dois vous apprendre que je suis sur le point de poser ma
candidature à un siège législatif rendu vacant par la mort d'un
député. Mon programme est des plus simples. Je me présente aux
suffrages des électeurs comme socialiste-conservateur.

-- Oh! oh! fait le Monsieur triste.

-- Ni plus ni moins, continue le Monsieur jovial. Je suis
socialiste en ce sens que j'ai tout un système de théories à
mettre en application, et je suis conservateur en ce sens que je
m'oppose à toute transformation brutale des institutions
actuelles. Voyez-vous, où je veux en venir?

-- Pas très bien, avoue le Monsieur triste.

-- C'est que je n'ai point l'honneur d'être connu de vous. Je suis
philanthrope, Monsieur. Un philanthrope, n'est-ce pas? c'est celui
qui aime les hommes. Moi, j'aime les hommes; je les adore. Je n'ai
aucun mérite à cela, je le sais, et je ne souffrirais pas qu'on
m'en loue. Cet amour de l'humanité est naturel chez moi; sans lui,
je ne pourrais pas vivre. J'aime tous les hommes, quels qu'ils
soient et d'où qu'ils viennent. Tenez, cet étranger qui dort dans
son coin, continue-t-il plus bas, cet Américain dont le pays fait
preuve d'une si noire ingratitude envers nous; car enfin, sans
Lafayette... Eh! bien, vous me croirez si vous voulez, je l'aime!
Ne trouvez-vous pas cela merveilleux?

-- Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre,
tandis que je songe à cette philanthropie qui, en passant ses
béquilles sous les bras des malheureux, les rend incurablement
infirmes.

-- Croyez-moi, Monsieur, la philanthropie doit devenir la pierre
angulaire de notre civilisation. Certes, le progrès est grand et
incessant; il faudrait être aveugle pour le nier. Le peuple
devient de plus en plus raisonnable. Vous savez avec quelle
admirable facilité il a accepté la substitution de la machine au
travail manuel, sans demander à retirer aucun bénéfice de ce
changement dans les conditions de la production. Il y avait, dans
cette complaisance de sa part, une indication dont on n'a pas su
tirer parti. On devait profiter de cette excellente disposition
des masses, qui continue à se manifester, pour faire quelque chose
en leur faveur.

-- Oui, dit le Monsieur triste; on devrait bien faire quelque
chose; il y a tant de misère!

-- On exagère beaucoup, répond le Monsieur jovial. La plus grande,
partie des pauvres ne doit son indigence qu'à elle-même. Si ses
gens-là vivaient frugalement; se nourrissaient de légumes et de
pain bis; s'abreuvaient d'eau; suivaient, en un mot, les règles
d'une saine tempérance, leur misère n'existerait pas ou serait, du
moins, fort supportable. Mais ils veulent vivre en richards,
manger de la viande, boire du vin, et même de l'alcool. L'alcool,
Monsieur! Ils en boivent tant que les distillateurs sont obligés
de le sophistiquer outrageusement pour suffire à la consommation,
et que les classes dirigeantes éprouvent la plus grande difficulté
à s'en procurer de pur, même à des prix très élevés... Malgré
tout, je suis d'avis qu'il faudrait faire quelque chose pour le
peuple. Ce qui manque au Parlement français, Monsieur, ce n'est
pas la bonne volonté; ce sont les hommes spéciaux. Savez-vous
qu'il n'y a pas à la Chambre un seul philanthrope, un seul vrai
philanthrope? N'est-ce point effrayant?

-- Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.

-- Ce qui fait défaut à la Chambre, Monsieur, c'est un philanthrope
qui indiquerait le moyen de donner à chacun...

-- Du pain? demande le Monsieur triste. Ah! ce serait si beau!

-- Non, Monsieur; pas du pain. L'homme ne vit pas seulement de
pain; on l'oublie trop... Un philanthrope qui indiquerait le moyen
de donner à chacun le salaire dû à ses mérites et qui établirait
ainsi, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale, l'harmonie la
plus fraternelle. Il faudrait commencer par diviser les citoyens
français en deux catégories: dans l'une, ceux qui payent les
impôts directs; dans l'autre, ceux qui ne payent que les impôts
indirects. Les premiers sont des gens respectables, propriétaires,
possédants, qu'il convient de laisser jouir en paix de tous les
privilèges dont ils sont dignes. Les seconds, par le fait même de
leur indigence, sont suspects et sujets à caution. Ceux-là, il
faudrait les soumettre d'abord, sans distinction d'âge ni de sexe,
aux mensurations anthropométriques; les mesurer, les toiser, les
photographier; soyez tranquille, les gens qui ont la conscience
nette ne redoutent point ces choses-là. Après quoi, l'on ferait un
triage; d'un côté, les bons; de l'autre, les mauvais, Ces
derniers, écume de la population, racaille indigne de toute pitié,
ouvriers sans ouvrage, employés sans travail, gibier de potence
toujours porté à mal faire, danger permanent pour le bon
fonctionnement de la Société, seraient retirés une fois pour
toutes de la circulation. On les enfermerait dans de grands
Ateliers de Bienfaisance établis, soit en France, soit aux
colonies; la question est à étudier, mais je pencherais vers le
dernier parti; il y a assez longtemps que les étrangers nous
demandent quand nous nous déciderons à envoyer une demi-douzaine
de colons défricher les solitudes que nous ne nous lassons point
de conquérir. Quoi qu'il en soit, le grand point serait d'exiger,
des individus qu'on placerait ainsi sous la bienfaisante tutelle
administrative, un travail des plus sérieux. Rien d'analogue, bien
entendu, à ce labeur dérisoire avec lequel on charme les loisirs
des détenus des maisons de force; ces gaillards-là ne font rien,
Monsieur, ou presque rien. Ils se tournent les pouces toute la
journée. J'en sais quelque chose. J'ai eu autrefois l'entreprise
d'une Maison centrale; mon argent ne me rapportait pas 20 pour
cent. Ah! s'il avait été permis de garder les prisonniers à
l'atelier dix-huit heures par jour, comme cela devrait être, les
bénéfices auraient été plus avouables. Mais c'est défendu.
Sentimentalité bête qui déshonore la philanthropie. Car, comment
voulez-vous que des condamnés qui ne travaillent pas assidûment se
repentent de leurs crimes et reviennent au bien? Et que désire un
philanthrope, sinon le relèvement du niveau de la moralité?... Un
philanthrope, je vous le demande, ne fait-il point passer cette
considération avant toutes les autres?

-- Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.

-- Il est bien clair qu'il se trouverait des mauvaises têtes qui
refuseraient de se soumettre au régime salutaire que je vous
expose. Ces têtes, Monsieur, il faudrait les faire tomber! Sans
pitié. Il est nécessaire d'arracher l'ivraie, car elle étoufferait
le bon grain. Savez-vous, Monsieur, quelle est la principale cause
de cette démoralisation dont on se plaint un peu trop, peut-être,
mais qui pourtant nous menace? C'est qu'on applique trop rarement
la peine de mort. Un chef d'État conscient de ses devoirs ne
devrait jamais faire grâce, Monsieur! Il y va du salut de la
Société. Ne pensez-vous point qu'on ne guillotine pas assez?

Le Monsieur triste ne répond pas.

-- Autant l'on aurait fait preuve de sévérité envers les méchants,
continue le Monsieur jovial au bout d'un instant, autant il
faudrait se montrer paternel pour les autres. La bonté est
obligatoire aujourd'hui. Sa nécessité nous est démontrée
mathématiquement. Mathématiquement, Monsieur! Il conviendrait
d'assurer d'agréables délassements aux gens pauvres mais honnêtes,
et de leur faciliter l'accès à la propriété.

-- Ah! oui, dit le Monsieur triste. Justement! Que chacun d'eux
puisse avoir une petite maison, un jardin; un jardin où les
enfants pourraient jouer. C'est si joli, les arbres, les
fleurs!...

-- Pas du tout! s'écrie le Monsieur jovial. Une maison! Un jardin!
Jamais de la vie! Qu'ils mettent de l'argent de côté, oui; mais
qu'ils achètent des valeurs, avec leurs épargnes; de petites
valeurs, des coupures de vingt-cinq francs, par exemple, qu'il
faudrait créer à leur usage; ils en toucheraient les intérêts,
s'il y avait lieu. Mais que le capital qu'ils économisent ne soit
jamais représenté par une propriété réelle dont ils auraient la
jouissance exclusive. Du papier, rien que du papier; autrement,
ils deviendraient trop exigeants.

-- Je ne comprends pas bien, déclare le Monsieur triste.

-- Permettez-moi de vous donner un exemple. Les mineurs du bassin
de la Loire possèdent presque tous la petite maison et le jardin
dont vous parlez; ils y vivent bien, ne se refusent pas
grand'chose. Monsieur, il n'y a pas d'êtres plus insatiables et
plus tyranniques envers leurs patrons. Ils ne sont jamais
contents, bien qu'ils soient parvenus à arracher des salaires
exorbitants, et vont mettre sur la paille, un de ces jours, les
capitalistes qui les emploient. Les mineurs des départements du
Nord, au contraire, habitent des tanières infectes, vivent de
pommes de terre avariées, croupissent dans la plus abjecte
destitution; eh! bien, ils ne se plaignent pas, ou d'une façon si
timide que c'en est ridicule; savez-vous pourquoi? Parce que
l'habitude de la misère les oblige à la résignation. Et il est
inutile de vous dire si les actions des mines qu'ils exploitent
valent de l'or en barre! Donnez-leur le bien-être de leurs
confrères du Centre, et ils deviendront aussi intraitables. Ces
gens-là sont ainsi faits: plus ils sont heureux, plus ils veulent
l'être. Dans des conditions pareilles, ce serait jouer un jeu de
dupes, et même agir contre leurs intérêts, que de leur accorder
l'aisance réelle que vous rêvez pour eux. Non; qu'ils possèdent du
papier, s'ils en ont les moyens, du papier dont les capitalistes
puissent hausser ou baisser la valeur à leur gré. Et puis, nous
sommes à l'époque du papier. On fait tout, à présent, avec du
papier.

-- On fait même de bien mauvais livres, dit le Monsieur triste en
hochant la tête.

-- Il n'y a point de mauvais livres, répond le Monsieur jovial. Il
y a des livres; et il n'y en a pas assez. Je vous disais qu'il
faudrait assurer des délassements aux classes inférieures. Eh!
bien, il n'y a qu'un délassement qu'on puisse raisonnablement leur
permettre. C'est la lecture. La République a créé l'instruction
obligatoire. Croyez-vous que ce soit sans intention?

-- Je serais porté à croire, hasarde le Monsieur triste, que
l'instruction obligatoire a uniquement servi à former une race de
malfaiteurs extrêmement dangereux.

-- Quelques malfaiteurs, je ne dis pas. Et encore! Mais, à côté de
ça, quel bien n'a-t-elle pas produit! L'instruction donne la
patience, mon cher Monsieur. Elle donne une patience d'ange aux
déshérités. Croyez-vous que si les Français d'aujourd'hui ne
savaient pas lire, ils supporteraient ce qu'ils endurent? Quelle
plaisanterie! Ce qu'il faut, maintenant, c'est répandre
habilement, encore davantage, le goût de la lecture. Qu'ils
lisent; qu'ils lisent n'importe quoi! Pendant qu'ils liront, ils
ne songeront point à agir, à mal faire. La lecture vaut encore
mieux que les courses, Monsieur, pour tenir en bride les mauvais
instincts. Quand on a perdu sa chemise au jeu, il faut s'arrêter;
on n'a pas besoin de chemise, pour lire. Il faudrait créer des
bibliothèques partout, dans les moindres hameaux; les bourgeois,
s'ils avaient le sens commun, se cotiseraient pour ça; et l'on
rendrait la lecture obligatoire, comme l'instruction, comme le
service militaire. L'école, la caserne, la bibliothèque; voilà la
trilogie... Du papier, Monsieur, du papier!...

Le Monsieur triste ferme les yeux et semble vouloir s'endormir. Le
Monsieur jovial en fait autant. Moi, je songe aux dernières
phrases de ce Mauvais Samaritain. Au fond, il n'a pas tort, ce
gredin. Au Moyen-Âge, la cathédrale; aujourd'hui, la bibliothèque.
«Ceci a tué cela» -- toujours pour tuer l'initiative individuelle.
-- Du papier pour dévorer les épargnes des pauvres; du papier pour
boire leur énergie...

Le train file rapidement, s'arrête à des stations quelconques où
clignotent des becs de gaz, où veillent des lanternes rouges, où
sifflent des locomotives, et repart à toute vitesse dans la
nuit... je finis par m'endormir, moi aussi.

Une exclamation du Monsieur jovial me réveille.

-- Ah! sacredié! s'écrie-t-il, ma montre s'est arrêtée... Si je ne
craignais de vous déranger, Monsieur, continue-t-il en se tournant
vers moi, je vous demanderais de me dire l'heure.

Je tire majestueusement de mon gousset un chronomètre superbe que
j'ai volé en Suisse, il y a trois mois.

-- Il est dix minutes passé onze heures, dis-je.

-- Je vous remercie infiniment. Nous disons: onze heures dix...
Nous serons à N. dans un quart d'heure... Vous avez là une bien
belle montre, Monsieur.

Oui. J'en ai beaucoup comme ça. Elles me reviennent à six sous le
kilo, à peu près... Je me le demande: quelle idée peut bien se
faire du voleur le bourgeois trivial? À ces gens qui vont par
bandes, tout ce qui sort du troupeau doit paraître horrible, comme
tout semble jaune à ceux qui ont la jaunisse. S'ils pouvaient
savoir ce que je suis, cet homme triste sauterait par la portière
du wagon pour se sauver plus vite et cet homme jovial aurait une
attaque d'apoplexie.

Le train ralentit sa vitesse, entre en gare, s'arrête. Je saute
rapidement sur le quai.

Me voilà dans la ville; une ville de province, mal éclairée, aux
maisons closes, et où je n'ai jamais mis les pieds. Il s'agit de
me souvenir des indications que m'a données l'abbé. Voyons un peu.

Vous suivrez, en sortant de la gare, une grande avenue plantée
d'arbres; je suis la grande avenue, plantée d'arbres. Vous
prendrez la quatrième rue à gauche; je prends la quatrième rue à
gauche. Vous prendrez ensuite la troisième rue à droite, une rue
en pente; je descends cette troisième rue. Vous vous trouverez
ensuite sur une grande place, la place des Tribunaux, que vous
reconnaîtrez facilement à deux grands bâtiments contigus, le
Palais de Justice et la Prison. M'y voici, tout justement. Vous
traverserez cette place en laissant le Palais de Justice derrière
vous, et vous vous engagerez dans une large rue dont l'entrée est
ornée de deux grandes bornes cerclées de fer. Je traverse la
place, j'aperçois les deux bornes, et je pénètre dans la rue en la
fouillant rapidement du regard. Personne; personne en arrière, non
plus; pas une lumière aux fenêtres. Le numéro 7? Le voici. Je
monte les marches du perron, la clef à la main. Comment l'abbé
Lamargelle s'est-il procuré cette clef? Je l'ignore; mais je suis
très content qu'il me l'ait remise hier soir; il me suffit ainsi,
au lieu de me livrer à une effraction, de l'enfoncer doucement
dans la serrure, de la tourner plus doucement encore, et...

Et j'entre tranquillement, comme chez moi, en légitime
propriétaire. Avant de refermer complètement la porte, cependant,
j'attends quelques instants, l'oreille au guet, dans l'immobilité
la plus absolue. Deux sûretés valent mieux qu'une; bien que ce
soit là une précaution inutile. Il n'y a personne dans cette
maison, j'en suis sûr.

Un bâtiment occupé n'a pas du tout la même odeur qu'une maison que
ses habitants ont quittée, serait-ce seulement depuis deux heures.
La différence est énorme, bien que les honnêtes gens ne s'en
aperçoivent pas; leur sensibilité olfactive est tellement
émoussée! Mais, sous la pression de la nécessité, le sens de
l'odorat se développe chez le malfaiteur, acquiert une finesse
remarquable et lui assure la notion des odeurs, des particules
impalpables des corps, dont le commun des mortels ne soupçonne
même pas l'existence. Le voleur, enfant de la nature, sait flairer
la présence de ses contemporains civilisés. Mille indices,
imperceptibles à la Vertu planant sur les plus hauts sommets, sont
facilement déchiffrables pour le crime habitué à ramper
bestialement dans la poussière d'ici-bas. Le vice a ses petites
compensations.

Non, il n'y a personne ici, et je n'ai pas besoin de me gêner. Je
tire ma lanterne de mon sac et je l'allume. Je suis dans un
vestibule spacieux, au plafond élevé, digne antichambre d'une
maison sans doute meublée dans le style sobre et sévère, mais
riche, cher encore à la bourgeoisie provinciale. Plusieurs portes
font de grandes taches sombres sur le revêtement de marbre blanc.
J'en tourne les boutons; elles sont toutes fermées. Fort bien. Ce
n'est pas là que j'ai à faire.

Je monte l'escalier, un escalier large, à la rampe de fer ouvragé,
et je m'arrête sur le palier du premier étage, dallé noir et
blanc, comme le vestibule. C'est là que se trouve le cabinet de
Monsieur. En face, à droite ou à gauche? L'abbé a négligé de m'en
instruire. À droite, probablement. Essayons. D'un coup de pince,
j'ouvre la porte; et un regard à l'intérieur me fait voir que j'ai
deviné juste. J'entre.

C'est une grande pièce, d'aspect rigide, au beau plancher de vieux
chêne, aux hautes fenêtres. Deux bibliothèques dont l'une, très
grande, occupe tout un pan de mur; des sièges de cuir vert sombre,
hostiles aux conversations frivoles; des tableaux, portraits de
famille, je crois, qui semblent reculer d'horreur au fond de leurs
cadres d'or; et, au milieu du cabinet, un énorme et superbe
secrétaire Louis XVI, fleuri d'une garniture merveilleusement
ciselée.

-- C'est ce secrétaire-là qui contient le magot, m'a dit l'abbé. Si
vous y trouvez, comme c'est probable, les bijoux de Madame et de
Mademoiselle, il sera inutile de rien chercher ailleurs. Faites
attention, car il y a des tiroirs à double-fond; ne manquez pas de
touiller partout.

C'est fait. J'ai fouillé partout et ma récolte est terminée; si
l'on veut perdre son temps, on peut venir glaner derrière moi. Le
beau secrétaire est dans un piteux état, par exemple; son bois
précieux est déshonoré de larges plaies et de profondes entailles,
flétri des meurtrissures du ciseau et des éraflures de la pince;
les tiroirs gisent à terre, avec leurs serrures arrachées, leurs
secrets découverts au grand détriment des bijoux de ces dames et
de certaines actions du canal de Suez, qui iront dire bonjour à
celles du Khédive, bientôt, dans le pays de Beaconsfield. Elles
vont dormir dans mon sac, en attendant; à côté de quelques titres
de rente française dont le chiffre ferait loucher Paternoster; en
face d'un lot assez considérable d'autres valeurs; et
immédiatement au-dessous d'un joli paquet de billets de banque
dont l'abbé Lamargelle n'entendra jamais parler. Il avait raison,
pourtant; c'est une bonne affaire. Je n'ai pas mal employé ma
soirée; vraiment, cela vaut bien mieux que d'aller au café. Ce qui
m'ennuie, c'est d'avoir tracassé ainsi un meuble aussi magnifique;
je suis assez disposé à me traiter de Vandale. Allons, un peu de
philosophie! Forcer une serrure, c'est briser une idole.

Quelle heure est-il? À peine deux heures. Et je ne puis sortir
d'ici que pour prendre le premier train pour Paris, qui part à six
heures cinq. Que faire, en attendant? Rester dans cette pièce est
imprudent. Je sais bien que je n'ai pas à craindre le retour du
maître de céans. Il est allé en pèlerinage à Notre-Dame de je ne
sais quoi, avec sa famille et ses serviteurs, à la façon des
patriarches; il ne reviendra qu'après-demain soir... Pourtant...

Je prends le parti de descendre au rez-de-chaussée; si quelqu'un
entrait, j'aurais beaucoup plus de facilité à prendre la clef des
champs. J'ouvre la première porte à gauche, dans le vestibule; Une
salle à manger. Pourvu qu'il y ait quelque chose dans le buffet!
Je meurs de faim. Je découvre des biscuits et une bouteille de
vin.; Ce n'est pas beaucoup, mais à la guerre comme à la guerre.
Après tout, ce vin et ces biscuits conviennent parfaitement à mon
estomac -- et ces couverts de vermeil iront très bien dans mon sac.
-- Je mange, je bois; et je laisse l'assiette sur le buffet et la
bouteille sur la table. Il y a des voleurs qui remettent tout en
ordre, dans les maisons qu'ils visitent. Moi, jamais. Je fais un
sale métier, c'est vrai; mais j'ai une excuse: je le fais
salement. Lorsque les personnes dévotes, mais imprudentes, qui
habitent cette maison rentreront chez elles, l'aspect seul de
cette bouteille leur révélera ce qui s'est passé et les plongera
d'emblée dans une affliction profonde. Ah! j'ai déjà fait pleurer
bien des gens! À ce propos, comment se fait-il que la science
n'ait pas encore trouvé le moyen d'utiliser les larmes?...

Là-dessus, j'éteins ma lanterne et je m'endors -- pas trop
profondément.

Un bruit de pas et de voix, dans la rue, me tire brusquement de
mon sommeil. Attention! Que se passe-t-il?... Tout d'un coup,
l'idée que l'abbé m'a trahi, m'a tendu un piège pour me faire
arrêter, me traverse le cerveau. Je me lève, je m'avance à tâtons
vers le vestibule, prêt à m'échapper, tête baissée, dès qu'on
ouvrira la porte... Mais les voix s'éloignent, le bruit des pas
s'éteint. Qu'est-ce que j'ai été penser?

Je regagne ma chaise, dans les ténèbres, et je cherche à me
rendormir. J'y parviens; j'y parviens trop... Je dors à poings
fermés, et je fais un songe affreux. Je rêve qu'on cloue un
cercueil, à côté de moi, et que des masses de gens sont là, aux
figures blafardes et farouches, qui piétinent et dansent une danse
macabre. Par un brusque effort de la volonté qui veille encore en
moi, je m'arrache au sommeil et je me mets sur mes pieds.

Est-ce que je rêve encore? On dirait que c'est mon rêve qui
continue. J'entends des coups sourds, monotones qu'on frappe dans
le lointain; je les entends; je ne me trompe pas, je pense; et le
bruit que font les gens qui passent continuellement dans la rue
n'est pas une illusion, pourtant!... L'aube du jour commence à
filtrer à travers les lames des persiennes. Je puis voir l'heure à
ma montre: cinq heures un quart. Pourquoi ce brouhaha qui parvient
jusqu'à mes oreilles? Si j'osais regarder par la fenêtre... Ah!
que je suis sot! C'est jour de marché, probablement; les croquants
se lèvent de bonne heure. Quel bête de rêve j'ai fait!... Cinq
heures et demie. Il me faut à peine vingt minutes pour gagner la
gare, et je ferais mieux d'attendre encore... Si je sortais, tout
de même?

Je sors. Je ferme la porte doucement derrière moi; je descends
vivement le perron par l'escalier de gauche; je me retourne et je
me dirige vers la grande place. Elle est noire de monde cette
place!

Elle est noire de monde et quelque chose s'élève au milieu,
quelque chose que je n'ai pas vu cette nuit. On dirait deux
grandes poutres... deux grandes poutres au sommet desquelles se
silhouette un triangle -- un triangle aux reflets d'acier...

Je suis mêlé à la foule, à présent, -- la foule anxieuse qui
halète, là, devant la guillotine. -- Les gendarmes à cheval mettent
sabre au clair et tous les regards se dirigent vers la porte de la
prison, là-bas, qui vient de s'ouvrir à deux battants. Un homme
paraît sur le seuil, les mains liées derrière le dos, les pieds
entravés, les yeux dilatés par l'horreur, la bouche ouverte pour
un cri -- plus pâle que la chemise au col échancré que le vent
plaque sur son thorax. -- Il avance, porté, plutôt que soutenu, par
les deux aides de l'exécuteur; les regards invinciblement tendus
vers la machine affreuse, par-dessus le crucifix que tient un
prêtre. Et, à côté, à petits pas, très blême, marche un homme vêtu
de noir, au chapeau haut de forme -- le bourreau -- le Monsieur
triste de la nuit dernière.

Les aides ont couché le patient sur la planche qui bascule; le
bourreau presse un bouton; le couteau tombe; un jet de sang... Ha!
l'horrible et dégoûtante abomination...

Devant moi, une femme se trouve mal, bat l'air de ses bras, va
tomber à la renverse. Je la soutiens; j'aide à la transporter, de
l'autre côté de la place, chez un pharmacien dont la boutique
s'est ouverte de bonne heure, aujourd'hui. Puis, je reprends le
chemin que j'ai suivi hier soir; le train entre en gare comme
j'arrive à la station et, cinq minutes plus tard, je suis en route
pour Paris.

Un journal que j'ai acheté m'apprend le nom et l'histoire du
malheureux dont l'exécution, dit-il, a été fixée à ce matin. Un
pauvre hère, chassé, pour avoir pris part à une grève, d'une
verrerie où il travaillait, et qui n'avait pu, depuis, trouver
d'ouvrage nulle part. Exaspéré par la misère et affolé par la
faim, il s'était introduit, un soir, dans la maison d'une vieille
femme. La vieille femme, à son entrée, avait eu une crise de
nerfs, était tombée de son lit, s'était fendue le crâne sur le
carreau de la chambre; et l'homme s'était enfui, atterré,
emportant une pièce de deux francs qui traînait sur une table. On
l'avait arrêté le lendemain, jugé, condamné. Il n'avait point tué
la vieille femme, ne l'avait même pas touchée; les débats
l'avaient démontré. Mais le réquisitoire de l'avocat général avait
affirmé l'assassinat, l'assassinat prémédité, et avait demandé, au
nom de la Société outragée, un châtiment exemplaire. Douze jurés
bourgeois avaient rendu un verdict implacable, et la Cour avait
prononcé la sentence de mort...

Et c'est pour exécuter cette sentence qu'on avait envoyé de Paris,
hier soir, les bois de justice honteusement cachés sous la grande
bâche noire aux étiquettes menteuses -- menteuses comme le
réquisitoire de l'avocat général. -- C'est pour exécuter cette
sentence qu'on avait fait prendre le train express au bourreau, à
ce misérable monsieur triste qui désire que tous les hommes aient
du pain, que les enfants puissent jouer dans des jardins, et qui
trouve beaux les arbres et jolies les fleurs... c'est pour
exécuter la sentence qui condamne à mort cet affamé à qui l'on
avait arraché son gagne-pain, à qui l'on refusait du travail, et
qui a volé quarante sous.

Cependant, à bien prendre, si l'on était obligé de donner de
l'ouvrage à tous ceux qui n'en ont pas, qu'adviendrait-il? La
production, qui dépasse déjà de beaucoup la consommation,
s'accroîtrait d'une façon déplorable; et que ferait-on de tous ces
produits? Qu'en ferait-on, en vérité?... D'autre part, si l'on
permettait à chaque meurt-de-faim de s'approprier une pièce de
quarante sous, où irait-on? Calculez un peu et vous serez effrayé.
Car, relativement, les pièces de deux francs sont en bien petit
nombre, et il y a tant d'affamés!... Le mieux, en face d'une
pareille situation, est encore de s'en tenir à la Loi, qui ne dit
pas du tout que l'homme a droit au pain et au travail, et qui
défend de prendre les pièces de quarante sous. Et cette loi, il
faut l'appliquer avec vigueur, sans pitié, et même sans bonne foi.
Il y va du salut de la Société.

Oui, plus j'y réfléchis, plus je trouve que le monsieur jovial
avait raison. On ne guillotine pas assez... -- on ne guillotine pas
assez les gens comme lui.


XI -- CHEVEUX, BARBES ET POSTICHES

Je trouve l'abbé Lamargelle chez lui, rue du Bac, au deuxième
étage d'une grande vieille maison grise, d'aspect méprisant. J'ai
été introduit par la servante dans un vaste cabinet de travail
dont les fenêtres donnent sur un jardin, et l'abbé a fait son
apparition un instant après.

-- Alors, tout s'est bien passé? Tant mieux... Voyons, je vais
faire un peu de place ici, dit-il en débarrassant à la hâte une
table encombrée de livres et de papiers, tandis que j'ouvre mon
sac. Là! Mettons tous nos trésors là-dessus... Les valeurs... les
bijoux... Pas de billets de banque, naturellement; je pensais bien
que vous n'en trouveriez point... Et qu'est-ce que c'est que ça?
Des couverts?

-- Ah! oui; un petit cadeau que j'ai à faire, dis-je, car je pense
subitement à présenter à Ida ces dépouilles opimes de la
bourgeoisie.

-- Vous avez bien raison; les petits cadeaux entretiennent
l'amitié. Maintenant, faisons notre compte approximativement.

Le compte est terminé, et l'abbé se frotte les mains.

-- Bonne opération, hein? Ah! rendez-moi la clef de la maison, sac
à papier! Il faut que je la renvoie ce soir... Merci. Je vais
m'occuper de réaliser le montant de ces titres et de ces bijoux et
dans quatre jours, c'est-à-dire samedi, vous reviendrez me voir et
nous partagerons en frères. Nous aurons même le plaisir de lire
dans les gazettes, ce jour-là, le récit de votre voyage en
province, ou tout au moins de ses conséquences.

-- Récit qui donnera à plus d'un jeune homme pauvre l'idée de
commencer son roman en marchant sur les traces du voleur inconnu.

-- Quoi! s'écrie l'abbé. Vous en êtes là! Vous prenez au sérieux
les jérémiades des personnes bien pensantes qui déplorent que les
journaux publient les comptes-rendus des crimes? Mais ces
personnes-là sont enchantées que les feuilles publiques racontent
en détail les forfaits de toute nature et impriment au jour le
jour des romans-feuilletons sanguinaires. Les journaux, amis du
pouvoir, savent bien ce qu'ils font, allez! Leurs comptes-rendus
ne donnent guère d'idées dangereuses, mais ils satisfont des
instincts qui continuent à dormir, nourrissent de rêves des
imaginations affamées d'actes. Il ne faut pas oublier que les
crimes de droit commun, accomplis par des malfaiteurs isolés, sont
des soupapes de sûreté au mécontentement général; et que le récit
émouvant d'un beau crime apaise maintes colères et tue dans l'oeuf
bien des actions que la Société redoute.

-- Votre façon d'envisager les choses est très subtile, dis-je; je
vais donc vous apprendre ce que j'ai vu ce matin, au point du
jour, et vous demander conseil.

Et je raconte à l'abbé mon voyage avec le bourreau, l'exécution à
laquelle j'ai assisté, et je lui fais part des réflexions que
m'ont suggérées ces événements.

-- Oui, dis-je en terminant, je souhaite le renversement d'un état
social qui permet de pareilles horreurs, qui ne s'appuie que sur
la prison et l'échafaud, et dans lequel sont possibles le vol et
l'assassinat. Je sais qu'il y a des gens qui pensent comme moi,
des révolutionnaires qui rêvent de balayer cet univers putréfié et
de faire luire à l'horizon l'aube d'une ère nouvelle. Je veux me
joindre à eux. Peut-être pourrai-je...

L'abbé m'interrompt.

-- Écoutez-moi, dit-il. Autrefois, quand on était las et dégoûté du
monde, on entrait au couvent; et, lorsqu'on avait du bon sens, on
y restait. Aujourd'hui, quand on est las et dégoûté du monde, on
entre dans la révolution; et, lorsqu'on est intelligent, on en
sort. Faites ce que vous voudrez. Je n'empêcherai jamais personne
d'agir à sa guise. Mais vous vous souviendrez sans doute de ce que
je viens de vous dire.

Voilà trois semaines, déjà, que je fréquente les «milieux
socialistes» -- 30 centimes le bock -- et je commence à me demander
si l'abbé n'avait pas raison. Je n'avais point attaché grande
importance à son avis, cependant; j'avais laissé de côté toutes
les idées préconçues; j'avais écarté tous les préjugés qui dorment
au fond du bourgeois le plus dévoyé, et j'étais prêt à recevoir la
bonne nouvelle. Hélas! cette bonne nouvelle n'est pas bonne, et
elle n'est pas nouvelle non plus.

Je me suis initié aux mystères du socialisme, le seul, le vrai --
le socialisme scientifique -- et j'ai contemplé ses prophètes. J'ai
vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, et
tous les autres avec leur salive.

J'ai assisté à des réunions où ils ont démontré au bon peuple que
la Société collectiviste existe en germe au sein de la Société
capitaliste; qu'il suffit donc de conquérir les pouvoirs publics
pour que tout marche comme sur des roulettes; et que le Quatrième
État, représenté par eux, prophètes, tiendra bientôt la queue de
la poêle... Et j'ai pensé que ce serait encore mieux s'il n'y
avait point de poêle, et si personne ne consentait à se laisser
frire dedans... Je leur ai entendu proclamer l'existence des lois
d'airain, et aussi la nécessité d'égaliser les salaires, à travail
égal, entre l'homme et la femme... Et j'ai pensé que le Code
bourgeois, au moins, avait la pudeur d'ignorer le travail de la
femme... Je leur ai entendu recommander le calme et le sang-froid,
le silence devant les provocations gouvernementales, le respect de
la légalité... Et le bon peuple, la «matière électorale», a
applaudi. Alors, ils ont déclaré que l'idée de grève générale
était une idée réactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encore
plus fort.

J'ai parlé avec quelques-uns d'entre eux, aussi; des députés, des
journalistes, des rien du tout. Un professeur qui a quitté la
chaire pour la tribune, au grand bénéfice de la chaire; pédant
plein d'enflure, boursouflé de vanité, les bajoues gonflées du
jujube de la rhétorique. Un autre, croque-mort expansif, grand-
prêtre de l'église de Karl Marx, orateur nasillard et publiciste à
filandres. Un autre, laissé pour compte du suffrage universel,
bête comme une oie avec une figure intelligente -- chose terrible!
-- et qui ne songe qu'à dénoncer les gens qui ne sont pas de son
avis. Un autre... et combien d'autres?... Tous les autres.

J'ai lu leur _littérature_ -- l'art d'accommoder les restes du
_Capital_. -- On y tranche, règle, décide et dogmatise à plaisir...
L'égoïsme naïf, l'ambition basse, la stupidité incurable et la
jalousie la plus vile soulignent les phrases, semblent poisser les
pages. Lit-on ça? Presque plus, paraît-il. De tout ce qu'ont
griffonné ces théoriciens de l'enrégimentation, il ne restera pas
assez de papier, quand le moment sera venu, pour bourrer un fusil.

Ah! c'est à se demander comment l'idée de cette caserne
collectiviste a jamais pu germer dans le cerveau d'un homme.

-- Un homme! s'écrie un être maigre et blafard qui m'entend
prononcer ce dernier mot en pénétrant dans le café, au moment où
j'en sors. Savez-vous seulement ce que c'est qu'un homme? Mais
permettez-moi de vous offrir...

Oui, oui, je sais... la permission de payer. Eh bien, qu'est-ce
qu'un homme?

-- Un homme, c'est une machine qui, au rebours des autres,
renouvelle sans cesse toutes ses parties. Le socialisme
scientifique...

Je n'écoute pas l'être blafard; je le regarde. Une figure
chafouine, rageuse, l'air d'un furet envieux du moyen de défense
accordé au putois. Transfuge de la bourgeoisie qui pensait trouver
la pâtée, comme d'autres, dans l'auge socialiste, et s'est aperçu,
comme d'autres, qu'elle est souvent vide. Raté fielleux qui laisse
apercevoir, entre ses dents jaunes, une âme à la Fouquier-
Tinville, et qui bat sa femme pour se venger de ses insuccès. Il
est vrai qu'elle peine pour le nourrir. À travail égal... Mais
l'être blafard s'aperçoit de mon inattention.

-- Écoutez-moi attentivement, dit-il; c'est très important si vous
voulez savoir pourquoi le socialisme scientifique ne peut
considérer l'homme que comme une machine... La nourriture d'un
adulte, ainsi que je vous le disais, est environ égale en
puissance à un demi-kilogramme de charbon de terre; lequel demi-
kilo est à son tour égal à un cinquième de cheval-vapeur pendant
vingt-quatre heures. Comme un cheval-vapeur est équivalent à la
force de vingt-quatre hommes, la journée moyenne de travail d'un
homme ordinaire monte à un cinquième de l'énergie potentielle
emmagasinée dans la nourriture que consomme cet homme et qui est
équivalente, vous venez de le voir, à un demi-kilo de charbon. Que
deviennent les quatre autres cinquièmes?...

Je ne sais pas, je ne sais pas! Je ne veux pas le savoir. Qu'ils
deviennent tout ce qu'ils pourront -- pourvu que je sorte d'ici et
que je n'y remette jamais les pieds!

Un soir, j'ai rencontré un socialiste.

C'est un ouvrier laborieux, sobre, calme, qui se donne beaucoup de
mal pour subvenir aux besoins de sa famille et élever ses enfants.
Il serait fort heureux que la vie fût moins pénible pour tous,
surtout pour ceux qui travaillent aussi durement que lui, et que
la misère cessât d'exister. Je crois qu'il ferait tout pour cela,
ce brave homme; mais je pense aussi qu'il n'a qu'une confiance
médiocre dans les procédés recommandés par les pontifes de la
révolution légale.

-- En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisse
être utile la propagande socialiste? Profite-t-elle aux
malheureux?

-- Non, sûrement. Car, depuis qu'il est de mode d'exposer les
théories socialistes, je ne vois pas que la condition des
déshérités se soit améliorée; elle a empiré, plutôt.

-- Eh! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments de
vos frères-ennemis les anarchistes, croyez-vous que cette
propagande profite au gouvernement?

-- Non, sûrement. Le gouvernement, si mauvais qu'il soit, se
déciderait sans doute à faire quelques concessions aux misérables,
par simple politique, s'il n'était pas harassé par les colporteurs
des doctrines collectivistes; et il serait plus solide encore
qu'il ne l'est.

-- À qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande?

Il a réfléchi un instant et m'a répondu.

-- Au mouchard.


XII -- L'IDÉE MARCHE

Une lettre de Roger-la-Honte m'a appelé à Rouen; il s'agissait
d'une taxe extraordinaire à prélever sur un capital déterminé.
Nous avons opéré la saisie pendant la nuit, afin de ne déranger
personne, et nous sommes partis ensemble pour l'Angleterre. Je
suis très content d'être revenu à Londres. L'Anarchie est un peu
persécutée en ce moment et ses grands hommes se sont réfugiés sur
le sol britannique. Ces théoriciens, ces faiseurs de systèmes qui
ont si souvent déjà, dans leurs diverses publications, tracé la
voie de l'humanité, ont sûrement une vision nette des choses, la
prescience de l'avenir; ils connaissent le secret du Futur, et
peut-être...

Mais pourquoi pas? Pourquoi me refuseraient-ils le secours de leur
expérience? Pourquoi ne voudraient-ils pas m'indiquer la route
qu'il faut suivre? Car ils ne doivent pas se payer de mots, ceux-
là; et s'ils parlent, ce doit être pour dire quelque chose. Si
j'allais les voir?... Oui, mais ils sont tant... Ils sont tant
qu'il faut choisir.

J'ai fait mon choix: Balon, le psychologue anarchiste, que sa
_Célébralité soldatesque_ a rendu si célèbre; et Talmasco, dont le
dernier livre a fait tant de bruit. Chez Balon, pour commencer.

Il me reçoit fort aimablement. Son abord n'est pas des plus
sympathiques, pourtant; il donne plutôt l'impression d'un pince-
maille agité, d'un fesse-mathieu perplexe, d'un de ces parents
pauvres qui meurent de privations sur les cent mille francs qui
bourrent leur paillasse, d'un vilain tondeur d'oeufs. Mais ses
manières sont tellement accueillantes! Il me met tout de suite à
mon aise; de telle façon, même, que je suis obligé de me déclarer
un peu confus.

-- La confusion! dit Balon en souriant. Je ne connais que ça; c'est
quand on prend une chose pour une autre. Ça arrive tous les jours.
Ainsi, pour ne vous citer qu'un fait, on me confond à chaque
instant, moi, Balon le psychologue, avec M. Talon le sociologue.
Qu'y voulez-vous faire?... Que les gens continuent, si cela les
amuse. Je ne suis, moi -- et je tiens à le dire bien haut, car je
prise avant tout la modestie -- qu'un homme de science. Je m'occupe
exclusivement des causalités, des modalités, des cérébralités, des
mentalités, des...

Oui, oui, je ne l'ignore pas. C'est même étonnant qu'un écrivain
puisse s'intéresser à tant d'aussi belles choses. Quelle cervelle
il doit avoir, ce Balon! Et je ne crois pas trouver une meilleure
occasion de lui présenter mes félicitations au sujet de sa
_Cérébralité soldatesque_.

-- Ne m'étouffez pas sous les compliments, répond-il. Contentez-
vous de dire que c'est une oeuvre. Un chef-d'oeuvre, si vous
voulez; et n'en parlons plus. Ah! messieurs les militaires ont
passé de mauvais quarts d'heure à l'époque où a paru mon livre.
Les militaires! Des pillards sanguinaires, tous!... Des bouchers!
D'horribles bouchers!...

Des bouchers! Brrr!!!... Il faut l'entendre prononcer ce mot-là.
Comme on voit bien qu'il a l'horreur de la viande! Comme on le
devine, comme on le sent -- et comme on n'a pas tort! -- Car Balon
n'est pas seulement un psychologue et un homme de science; c'est
encore un végétarien. Les légumes et les oeufs constituent ses
aliments: le lait est sa boisson. Bénédictin de la Cause,
anachorète de la Sociale, moine du Progrès, confesseur de la Foi
vivifiante, il n'a nul besoin de fouetter ses convictions avec des
excitants vulgaires et de piquer sa pensée libre de l'aiguillon
des stimulants équivoques. L'ébullition d'un potage aux herbes lui
donne la note exacte de l'effervescence des désirs libertaires;
des oeufs brouillés symbolisent pour lui l'état présent de la
Société, dédaigneuse de l'harmonie nécessaire; des salsifis,
blancs au-dedans et noirs dehors, lui représentent le caractère de
l'homme dont la bonté native ne fait point de doute pour lui; il
retrouve, dans le va-et-vient d'une queue de panais agitée par le
vent, tous les frémissements de l'âme moderne; et c'est dans du
lait écrémé, image de la science, imparfaite, hélas! qu'il cherche
à étancher sa soif de progrès et de liberté.

Vie frugale, méthode de travail simplifiée, voilà le système de
Balon. Simplifiée! Que dis-je? Réduite à sa plus simple
expression. Car Balon a un procédé à lui. Je le connais, mais
n'attendez point que je vous en fasse part. Le libraire qui lui
fournit à forfait les vieux journaux qu'il découpe, et l'épicier
qui lui vend sa gomme arabique ne vous en diraient pas davantage.

Aussi, ça tient, ce que fait Balon. C'est épais et solide. Il n'a
rien inventé, je l'accorde. Mais il vous présente les choses d'une
façon tellement inattendue! C'est presque l'histoire de l'oeuf de
Colomb. _Omne ex ovo_. Quel oeuf!

Balon est un pondeur. Il a déjà fait, des parasites de la Société,
plusieurs vigoureuses peintures -- à la colle. -- De plus, c'est un
couveur; il mijote quelque chose qui ne sera pas, comme on dit,
dans un sac. Il prouvera victorieusement, une fois de plus, que
l'Idée marche. Certains écumeurs ne seront pas contents, peut-
être. Qu'ils tremblent des aujourd'hui, comme ils l'ont fait si
souvent déjà -- car c'est l'effroi des exploiteurs et la terreur
des soudards, cet homme de science refusé au conseil de révision,
ce psychologue qui dissèque les âmes aussi froidement qu'il
découpe son papier, qu'un verre de vin fait pâlir et qui cane
devant un bifteck!

Balon est convaincu de l'excellence des théories anarchistes. Il
me le déclare hautement. Certaines de ses phrases respirent la
bataille, semblent saupoudrées de salpêtre. Balon, lui, à force de
s'abreuver de laitage, a pris, plutôt, une odeur d'érable; il
fleure la crèche, il sent la nourrice sur lieux...

Pas de blague! Cette nourrice-là, si sèche qu'elle paraisse,
allaitera les générations futures; et c'est à ses mamelles
bienfaisantes que viendront boire les hommes de demain. Ah! Balon,
biberon de vérité, homme de science, _alma mater_!...

Je voudrais vous le faire connaître, au physique, comme je vous
l'ai présenté au moral. Mais, voila, c'est bien difficile; et je
ne sais pas trop comment dire: Petit, noueux, des genoux qui font
des avances et des épaules qui demandent l'aumône, un nez en
patère et des oreilles en champignons, des cerceaux de vestiaire
en guise de bras, des pieds à rebords et plats comme des
égouttoirs à pépins -- il me donne l'idée d'un porte-manteau
rabougri, d'un porte-manteau pour culs-de-jatte.

Comme j'ai eu raison de me raccrocher à lui, d'avoir foi en son
expérience! Il m'a fait voir des choses que je ne soupçonnais pas;
non, je n'aurais jamais cru les doctrines anarchistes aussi
compliquées...

-- Ne doutez pas du succès définitif, me dit-il en m'accompagnant
jusqu'à la porte. L'étude des causalités des mentalités actuelles,
basée sur la comparaison raisonnée des modalités des cérébralités,
m'a profondément persuadé de la fatalité du triomphe de l'Idée.
Quant à prévoir certaines éventualités, dans un délai plus ou
moins bref, ce m'est impossible; il faudrait me livrer à des
travaux considérables, et le temps me manque. Je ne suis qu'un
homme de science, souvenez-vous-en. Je puis donc vous dire avec
certitude où nous irons, mais je ne puis vous indiquer avec la
même précision la meilleure route à suivre.

C'est malheureux. C'est justement ce que je voulais savoir...
Enfin, malgré tout, c'est très beau, ce que m'a dit Balon. Et
puis, il parle si bien! Presque aussi bien qu'il écrit. La
modalité, la causalité, la céré...céri... Oh! c'est très beau.

Je ne serais pas fâché, cependant, si Talmasco se montrait plus
explicite. Il faudra que je lui pose des questions catégoriques,
dès que j'arriverai chez lui.

Tiens! j'y suis.

Sa femme vient m'ouvrir et m'introduit. Et, une minute après,
Talmasco apparaît en personne. Je lui pose des questions
catégoriques.

-- Vous faites bien, me dit-il, de venir me trouver. Je ne dois pas
vous cacher que l'Anarchie traverse une crise en ce moment; mais
cette crise, croyez-le, ne sera que passagère...

Talmasco, qui pourtant est un libertaire déterminé, a plutôt
l'allure d'un bourgeois bien élevé; son existence, paraît-il, est
aussi des plus bourgeoises. Son geste hésitant, sans ampleur, lui
donne l'aspect, quand il parle, d'un nageur inexpérimenté. Il a la
voix de ces chantres d'une chapelle romaine qui n'entonnent leur
premier cantique qu'après avoir fait trancher certaines
difficultés d'organe par la main de praticiens spéciaux.

-- L'Anarchie a eu le tort de mal comprendre jusqu'ici, continue-t-
il, le grand principe de la fraternité. Avec la solidarité pour
base, voyez-vous, l'Idée eût été invincible et nous n'aurions
point assisté, ainsi que cela est arrivé trop souvent, à des
spectacles plutôt regrettables. Je parle de la solidarité la plus
large, non pas seulement entre nous, libertaires, mais entre nous
et certains groupements socialistes que nos théories ont déjà
séduits. Ah! si nous avions pu nous entendre, tout ce que nous
aurions pu faire dans les syndicats ouvriers!... C'est si beau, si
grand, si puissant, la fraternité! Ce sentiment-là... Mais on
sonne; permettez-moi d'aller ouvrir.

Talmasco descend. Tout à coup, j'entends un cri; des cris: un
bruit de lutte dans le corridor. Qu'y a-t-il?... Mme Talmasco et
moi nous nous précipitons... Mais Talmasco remonte déjà
l'escalier, le col arraché, la cravate pendante et le nez en sang.
Il explique ce qui s'est passé. Des compagnons, qui lui en veulent
sans qu'il sache trop pourquoi, sont venus le demander sous un
prétexte et, brusquement sans éclaircissements préalables, lui ont
sauté à la gorge. Il a pu s'en débarrasser et les mettre à la
porte sans leur faire de mal.

-- Des compagnons trop pressés et qui ne raisonnent pas, déclare
Talmasco en épongeant son nez meurtri. Ils ont tort, mais que
voulez-vous? On ne peut pas leur garder rancune de leur
impatience. S'ils ne souffraient pas autant, ils réfléchiraient un
peu plus. D'ailleurs, ceci vient à point nommé à l'appui de ma
thèse. Si ces compagnons avaient une notion suffisante de l'idée
de fraternité, ils comprendraient qu'au lieu de perdre notre temps
à nous quereller entre nous, nous aurions tout intérêt à nous unir
et à chercher à grossir nos forces contre l'ennemi commun. La
fraternité, malheureusement, est un sentiment assez complexe,
malgré sa simplicité apparente...

On sonne encore. Cette fois, c'est Mme°Talmasco qui va ouvrir.

-- Peut-être aussi, continue Talmasco, n'avons-nous point mis, nous
autres théoriciens, toute la patience désirable...

Mais, sitôt la porte ouverte, en bas, un vacarme terrible éclate.
Une bordée d'injures atroces fracasse l'escalier. Ce sont les
compagnes des compagnons qui viennent insulter Mme°Talmasco, lui
reprocher ceci, cela, et un tas d'_et caetera_. Le propriétaire
n'a que le temps d'accourir et de pousser la porte sur le nez des
furies, qui continuent à hurler dans la rue. Mme°Talmasco remonte,
tout en larmes.

-- Bah! ce n'est rien, dit Talmasco; un simple malentendu. Les
compagnons se figurent, parce que nous savons tenir à peu près une
plume, que nous ne cherchons qu'à prendre de l'autorité sur eux.
Ils ont raison de se montrer jaloux de leur indépendance, c'est
certain. Cependant, ils devraient se rendre compte que nous sommes
en pleine période de lutte, que le mouvement révolutionnaire ne
demande qu'à prendre une extension énorme, et que l'union est
éminemment nécessaire. Ah! la fraternité! c'est si beau! C'est
tellement sublime!... Ce doit être l'auréole des temps nouveaux...

La voix monotone, féminine, continue à chantonner, sans clef de
_la_, scandée par les sanglots et les soupirs de Mme Talmasco, qui
persiste à pleurer dans un coin. C'est assez pénible. Je me lève
et Talmasco me dit, au moment où je le quitte.

-- Le mot d'ordre de l'Anarchie doit être: Bonne volonté et
Fraternité.

Oui, oui... certainement... évidemment... Mais, mais, mais...

Un soir, j'ai rencontré un anarchiste.

C'est un trimardeur, qui ne fait pas grand'chose, boit un peu,
crie pas mal, ne s'inquiète guère de sa famille et n'a nul souci
de ses enfants. Il serait fort heureux que la vie fût moins
pénible pour ceux qui aiment le travail, moins vide pour ceux qui
ne l'aiment pas, et que la misère cessât d'exister. Je crois qu'il
ferait tout pour cela, ce vagabond; mais je pense aussi qu'il n'a
aucune confiance dans les moyens d'action préconisés par les
apôtres de la révolution illégale.

-- En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisse
être utile la propagande anarchiste? Profite-t-elle aux
malheureux?

-- Non, sûrement. Car, depuis qu'il est de mode d'exposer les
théories anarchistes, je ne vois pas que la condition des
déshérités se soit améliorée; elle a empiré, plutôt.

-- Eh! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments de
vos frères-ennemis les socialistes, croyez-vous que cette
propagande profite au gouvernement?

-- Non, sûrement. L'idée d'autorité a été battue en brèche sans
aucun résultat. Un petit nombre d'individus ont cessé de croire à
la divinité de l'État, mais les masses terrorisées se sont
rapprochées de l'idole; de sorte que, tout compte fait, la
puissance gouvernementale n'a été ni accrue ni diminuée.

-- À qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande? '

Il a réfléchi un instant et m'a répondu:

-- Au mouchard.


XIII -- RENCONTRES HEUREUSES ET MALHEUREUSES

Alors c'est cela, le spectre rouge; c'est cela, le monstre qui
doit dévorer la Société capitaliste!

Ce socialisme, qui change le travailleur, étroitement mais
profondément conscient de son rôle et de ses intérêts, en un
idéaliste politique follement glorieux de sa science de pacotille;
qui lui inculque la vanité et la patience; qui l'aveugle des
splendeurs futures du Quart-État, existant par lui-même et
transportable, d'un seul coup, au pouvoir.

Cette anarchie, qui codifie des truismes agonisant dans les rues,
qui passionne des lieux-communs plus usés que les vieilles lunes,
qui spécule sur l'avenir comme si l'immédiat ne suffisait pas,
comme si la notion du futur était nécessaire à l'acte -- comme si
Hercule, qui combattit Cacus dans les ténèbres, avait eu besoin
d'y voir clair pour terrasser le brigand.

Pépinières d'exploiteurs, séminaires de dupes, magasins
d'accessoires de la maison Vidocq...

Des gouvernements aussi, entreprises anonymes de captation, comme
l'autre, despotismes tempérés par le chantage; des gouvernements
auxquels le gouverné reproche sans trêve, comme à l'autre, leur
immoralité; mais jamais sa propre misère morale. La Révolution
prend l'aspect d'une Némésis assagie et bavarde, établie et
vaguement patentée, qui ne songe plus à régler des comptes, mais
qui fait des calculs et qui a troqué le flambeau de la liberté
contre une lanterne à réclame. En haut, des papes, trônant devant
le fantôme de Karl Marx ou le spectre de Bakounine, qui
pontifient, jugent et radotent! des conclaves de théoriciens, de
doctrinaires! d'échafaudeurs de systèmes, pisse-froids de la
casuistique révolutionnaire, qui préconisent l'enrégimentation --
car tous les groupements humains sont à base d'avilissement et de
servitude; -- en bas, les foules, imbues d'idées de l'autre monde,
toujours disposées à prêter leurs épaules aux ambitieux les plus
grotesques pour les aider à se hisser dans ce char de l'État qui
n'est plus qu'une roulotte de saltimbanques funèbres; les foules,
bêtes, serviles, pudibondes, cyniques, envieuses, lâches, cruelles
-- et vertueuses, éternellement vertueuses!

Ah! comme on comprend le beau rire de la toute-puissante armée
bureaucratique devant l'Individualité, comme on comprend la
victoire définitive de la formule administrative, et le triomphe
du rond-de-cuir! Et l'on songe, aussi, aux enseignements des
philosophes du XVIIIe siècle, à ce respect de la Loi qu'ils
prêchèrent, à leur culte du pouvoir absolu de l'État, à leur
glorification du citoyen... Le citoyen -- cette chose publique -- a
remplacé l'homme. La souveraineté illimitée de l'État peut passer
des mains de la royauté aux mains de la bourgeoisie, de celles de
la bourgeoisie à celles du socialisme; elle continuera à exister.
Elle deviendra plus atroce, même; car elle augmente en se
dégradant. Quel dogme!... Mais quelle chose terrible que de
concevoir, un instant, la possibilité de son abolition, et de
s'imaginer obligé de penser, d'agir et de vivre par soi-même!

Par le fait de la soumission à l'autorité infinie de l'État,
l'activité morale ayant cessé avec l'existence de l'Individu, tous
les progrès accomplis par le cerveau humain se retournent contre
l'homme et deviennent des fléaux; tous les pas de l'humanité vers
le bonheur sont des pas vers l'esclavage et le suicide. Les outils
forcés autrefois deviennent des buts, de moyens qu'ils étaient. Ce
ne sont plus des instruments de libération, mais des primes à
toutes les spoliations, à toutes les corruptions. Et il arrive que
la machine administrative, qui a tué l'Individu, devienne plus
intelligente, moins égoïste et plus libérale que les troupeaux de
serfs énervés qu'elle régit!

On a tellement écrasé le sentiment de la personnalité qu'on est
parvenu à forcer l'être même qui se révolte contre une injustice à
s'en prendre à la Société, chose vague, intangible, invulnérable,
inexistante par elle-même, au lieu de s'attaquer au coquin qui a
causé ses griefs. On a réussi à faire de la haine virile la haine
déclamatoire... Ah! si les détroussés des entreprises financières,
les victimes de l'arbitraire gouvernemental avaient pris le parti
d'agir contre les auteurs, en chair et en os, de leurs misères, il
n'y aurait pas eu, après ce désastre cette iniquité, et cette
infamie après cette ruine. La vendetta n'est pas toujours une
mauvaise chose, après tout, ni même une chose immorale; et devant
l'approbation universelle qui aurait salué, par exemple,
l'exécution d'un forban de l'agio, le maquis serait devenu
inutile... Mais ce sont les institutions, aujourd'hui, qui sont
coupables de tout; on a oublié qu'elles n'existent que par les
hommes. Et plus personne n'est responsable, nulle part, ni en
politique ni ailleurs... Ah! elle est tentante, certes, la
conquête des pouvoirs publics!

Ces socialistes, ces anarchistes!... Aucun qui agisse en
socialiste; pas un qui vive en anarchiste... Tout ça finira dans
le purin bourgeois. Que Prudhomme montre les dents, et ces sans-
patrie feront des saluts au drapeau; ces sans-respect prendront
leur conscience à pleines mains pour jurer leur innocence; ces
sans-Dieu décrocheront et raccrocheront, avec des gestes de
revendeurs louches, tous les jésus-christs de Bonnat.

Allons, la Bourgeoisie peut dormir tranquille; elle aura encore de
beaux jours...

Je n'irai pas faire part de mes désillusions à l'abbé, pour sûr;
il se moquerait de moi, sans aucun doute. De quoi ai-je été me
mêler là? Est-ce que cela me regarde, moi, ce que peuvent dire et
penser les futurs rénovateurs de la Société? «Toutes les affaires
qui ne sont pas nos affaires personnelles sont les affaires de
l'État.» C'est Royer-Collard qui a dit ça; et il avait bien
raison.

Mais j'irai à Paris tout de même, pour me distraire; il me semble
que j'ai des lois d'airain qui me compriment le cerveau, et l'air
de Londres est malsain pour ces maladies-là. C'est entendu; je
prends le train ce soir. «L'idée marche», disent les anarchistes.
Moi aussi.

-- Comment! c'est toi! s'écrie Ida que j'ai été voir, presque en
arrivant. En voilà, une surprise! Figure-toi que j'avais
l'intention d'aller te faire une visite à Londres, dans deux ou
trois jours.

-- Vraiment? Et en quel honneur?

-- Es-tu modeste! Fais au moins semblant de croire que j'avais rêvé
de toi, et embrasse-moi.

Je m'exécute, et Ida continue:

-- La vérité, c'est que j'avais quelque chose à te dire, quelque
chose de très important.

-- Ah! je devine: tu as revu la petite femme du monde...

-- Renée? Non. Je l'ai bien vue deux ou trois fois, en passant;
mais il n'y a rien à faire avec elle pour le moment. Comme elle a
payé toutes ses dettes, elle peut avoir du crédit pendant un bon
bout de temps; et puis son mari a fait un héritage, je crois...
Non, ce n'est pas d'elle que je voulais te parler. J'avais
l'intention de te demander un conseil.

-- Ida, ne fais pas cela; tu t'en repentirais.

-- Naturellement; et ça ne m'empêcherait pas de continuer. Es-tu
sérieux? Oui? Eh! bien, écoute, j'ai reçu hier une lettre de
Canonnier. Il est aux États-Unis...

-- Après s'être échappé de Cayenne; je sais ça. Mais en dehors de
ce détail, j'ignore tout sur Canonnier. Pourquoi a-il été condamné
aux travaux forcés, d'abord?

-- Condamné! s'écrie Ida; il n'a jamais été condamné aux travaux
forcés.

-- Et il était au bagne?

-- Oui. Mais pas comme condamné; en qualité de relégué. Tu ne
connais donc pas la loi de relégation?

-- Si, dis-je. C'est un des chefs-d'oeuvre de la République; si
elle n'avait pas créé le Pari Mutuel, ce serait le seul.

-- Alors, tu sais que, lorsqu'un homme a encouru deux
condamnations, le tribunal a le droit de prononcer la relégation,
sans autre forme de procès, et de l'envoyer finir ses jours à
Cayenne ou à la Nouvelle-Calédonie.

-- Certainement. La chose est charmante. Une pareille mesure, en si
parfait désaccord avec les règles les plus élémentaires de
l'équité, ne pouvait être votée qu'à une époque de haute moralité,
et par des hommes dont l'intégrité est au-dessus de tout soupçon.
Vois-tu Ida, la Société bourgeoise me fait l'effet de traiter le
voleur, clair de lune de l'honnête homme actuel, comme le
précepteur du Dauphin traitait autrefois le compagnon d'études de
son royal élève; elle lui donne la fessée quand l'autre n'est pas
sage.

-- Il n'y a rien de tel que l'exemple... À dire vrai, cette loi est
immonde. Je ne cherche pas à disculper Canonnier; c'est un voleur
de premier ordre; Dieu seul, s'il existe, connaît le nombre de ses
larcins. Pourtant, il n'avait subi qu'une condamnation pas
sérieuse et il y avait déjà fort longtemps, lorsqu'il fut
soupçonné d'avoir commis un vol perpétré au Havre, dans une villa
appartenant à un des gros seigneurs de la République, Ce n'était
pas de l'argent qui avait été enlevé, ni des valeurs, mais des
papiers politiques de la plus haute importance, paraît-il.
Canonnier était bien l'auteur du vol; il avait dérobé les
documents et les avait expédiés à un de ses amis, attorney à New-
York. Mais on n'avait aucune preuve de sa culpabilité et l'on
n'osa point l'arrêter. On se contenta de le filer sérieusement.

-- Il n'avait qu'à quitter la France.

-- C'est ce qu'il voulut faire. Il partit pour Bordeaux et s'y
logea dans un hôtel quelconque, en attendant le départ du bateau
qu'il voulait prendre. Le soir même de son arrivée, comme il
rentrait après avoir passé la soirée au théâtre, il fut mis en
état d'arrestation; on l'accusa d'avoir dérobé l'argenterie de
l'hôtel; on fouilla ses bagages; et l'on y trouva, en effet,
quelques douzaines de couverts...

-- Que les argousins y avaient déposés pendant son absence.
L'invention n'est pas neuve.

-- Ce qui ne l'est pas non plus, ce sont les propositions
insidieuses et les menaces qui lui furent faites. Il ferma
l'oreille aux propositions, et les menaces furent exécutées. Il
fut condamné, pour le vol, à je ne sais plus combien de mois de
prison, et la relégation s'ensuivit. Voici bientôt quatre ans de
cela...

-- Et tu dis que tu as reçu hier une lettre de lui?

-- Oui; il m'apprend qu'il sera en France d'ici deux mois environ,
et me charge d'une commission bien délicate et bien ennuyeuse. Tu
sais qu'il a une fille?

--Je l'ai entendu dire, à toi ou à Roger-la-Honte.

-- Elle a dix-neuf ans, à peu près; elle s'appelle Hélène...

-- N'a-t-elle pas été adoptée par la femme d'un magistrat?

-- Pas tout à fait. Voici les choses: il y a une vingtaine
d'années, Canonnier, qui n'en avait guère que vingt-cinq,
rencontra par hasard, dans un jardin public, une jeune fille qui
venait d'entrer, comme gouvernante, an service de M. de Bois-
Créault, le fameux procureur-général du commencement de la
République. C'était une petite provinciale, bébête mais très
jolie. Canonnier s'amusa à lui faire la cour, en obtint des
rendez-vous dont il ne pût gâter l'innocence, et finit par en
devenir sérieusement amoureux. La petite, qui se sentait vivement
désirée, parlait mariage et restait sourde à toute autre chose.
Canonnier, qui faisait alors ses premières armes dans l'armée du
crime, bien qu'il se fût qualifié voyageur de commerce, trouvait
sans doute dans cette intrigue banale une dérivation à
l'énervement qui accompagne les débuts dans votre profession. Et
puis, vraiment, il était amoureux. Au fond, il ne nourrissait
aucun parti pris contre les unions légitimes; il en aurait conclu
trois aussi facilement qu'une seule, le même jour. Le mariage se
fit donc, avec l'assentiment de la famille de Bois-Créault, qui
garda la jeune femme à son service, même après qu'elle eut mis au
monde une petite fille.

-- Et Canonnier, que faisait-il pendant ce temps-là?

-- Il était censé voyager beaucoup, surtout à l'étranger. Il voyait
sa femme de temps à autre, assez souvent durant les premières
années, assez rarement depuis. Quant à l'enfant, qui avait été
mise en nourrice d'abord, puis en pension, il a toujours subvenu
largement à tous les frais.

-- Mais, depuis son arrestation?

-- Deux jours avant qu'on le mît en prison, sa femme mourut
subitement de la rupture d'un anévrisme. Hélène, que Mme de Bois-
Créault avait invitée à passer ses vacances chez elle, se trouvait
auprès de sa mère quand ce malheur survint et put assister à ses
derniers moments. Mme de Bois-Créault, émue de compassion, se
résolut à garder la jeune fille auprès d'elle. Ah! l'on dira ce qu
on voudra, continue Ida avec un grand geste, mais il y a encore de
braves gens! C'est magnifique, ce qu'ils ont fait-là, les Bois-
Créault. Grâce à leur intervention, aucune publicité ne fut donnée
au procès de Canonnier; il fut jugé, condamné et relégué à huis
clos, pour ainsi dire. Hélène ignora donc le sort de son père, le
croit mort ou disparu. Elle ne sait rien de lui, l'a vu seulement
de loin en loin. L'aime-t-elle? Canonnier l'affirme et prétend, de
son côté, que sa fille est son adoration et qu'il veut, un jour,
en faire une reine; moi, je ne sais pas...

-- J'ai entendu dire que Canonnier était riche.

-- Très riche. Sa fortune est en Amérique. Mais il ne possède pas
que de l'argent; il a aussi beaucoup de papiers politiques, dans
le genre de ceux qu'il a dérobés au Havre; il n'a pas volé autre
chose pendant toute une année. Il m'a dit que ces documents
vaudraient avant peu, en France, beaucoup plus que leur pesant de
billets de banque.

-- Il n'avait pas tort; et il voyait loin... Mais tu disais
qu'Hélène vit avec la famille de Bois-Créault...

-- Certainement. Mme de Bois-Créault la traite comme sa propre
fille; une mère ne serait pas plus dévouée, plus pleine
d'attentions pour son enfant. Je les ai vues maintes fois
ensemble, à la messe de Saint Philippe du Roule ou aux premières.
Mon cher, moi qui connais les choses, j'étais émue plus que je ne
saurais dire; les larmes m'en venaient aux yeux. Hélène est si
jolie, et Mme de Bois-Créault a l'air d'une femme si supérieure!
Une figure qui respire la franchise, la dignité et la bonté. Ah!
oui, c'est une vraie femme! Je suis sûre qu'elle aurait adopté
Hélène si la chose était possible, si Canonnier était mort.

-- Elle n'a pas d'enfants, probablement?

-- Si. Un fils, M. Armand de Bois-Créault. Un jeune homme de vingt-
cinq ans, environ.

-- Que fait-il?

-- Rien. Il est officier de réserve. Je crois qu'il ne songe guère
qu'à s'amuser; on voit souvent son nom dans les journaux mondains.

-- Ils sont riches, ces Bois-Créault?

--Oh! oui; surtout depuis trois ans. Ils ont fait un gros héritage,
je crois. On prétend que le fils jette l'argent à pleines mains...

-- Et le père ne met pas le holà? J'aurais pensé qu'un ancien
magistrat...

-- Tu ne connais pas ces gens-là, répond Ida en souriant.
M. de Bois-Créault est un homme d'étude qui passe son temps dans
la retraite la plus austère. Il ne sait que ce qu'on veut bien lui
apprendre, et ce n'est pas la mère qui irait l'instruire des
fredaines de son fils. On le voit rarement dans le monde et, même
chez lui, il n'apparaît aux réceptions données par sa femme que
pour de courts instants. Il ne se plaît que dans son cabinet.

-- Cherche-t-il la pierre philosophale?

-- Non; il n'en a pas besoin. Il achève un gros ouvrage de
jurisprudence, ou quelque chose dans ce genre-là; une oeuvre qui
fera sensation, paraît-il. Ça s'appelle: «Du réquisitoire à
travers les âges.» Les journaux ont déjà dit plusieurs fois qu'on
en attendait la publication avec impatience. Mais, des travaux
pareils, ça ne s'improvise pas, tu comprends.

-- Heureusement... Et quelle est la commission dont te charge
Canonnier?

-- Tu ne l'imaginerais jamais. Il me demande de faire parvenir à sa
fille une lettre dans laquelle il lui annonce son prochain retour
et la prie de se tenir prête à quitter ses bienfaiteurs et à venir
le rejoindre, dès qu'il lui en donnera avis.

-- Et tu ne sais pas comment faire tenir la lettre à Hélène?

-- Ah! ma foi, si; ce n'est pas là ce qui m'embarrasse; un
domestique, une ouvreuse au théâtre, un bedeau à l'église, pourvu
que je leur graisse la patte, lui remettront tout ce que je
voudrai. Mais tu ne vois pas ce qu'il y a d'abominable dans ce que
fait Canonnier? Engager sa fille à payer de la plus noire
ingratitude les bienfaits d'une famille qui l'a accueillie d'une
façon si cordiale! Lui conseiller de quitter cette maison qu'on
lui a ouverte si généreusement comme on s'échapperait d'une geôle!
L'inviter à briser son propre avenir et aussi, sans doute, le
coeur de sa mère adoptive!... Et pourquoi? Pour la lancer dans une
carrière d'aventures, pour lui préparer une existence faite de
tous les hasards... Ah! c'est indigne!... Je sais bien que, pour
Canonnier, tous les sentiments ordinaires, sont nuls et non
avenus; mais, c'est égal, s'il était ici je lui dirais ce que je
pense... Voyons; tu as du bon sens, tu sais juger les choses; que
me conseilles-tu de faire?

-- Il faut faire, dis-je, ce que te demande Canonnier.

-- Mais...

-- Il faut le faire sans hésitation. J'ignore les motifs qui le
font agir; mais il a des raisons sérieuses, sois-en sûre. Du
reste, Hélène prendra le parti qui lui conviendra; rien ne la
force à obéir à son père.

-- C'est bon, dit Ida. Elle aura la lettre avant demain soir. Mais
si cela tourne mal, je saurai à qui m'en prendre... Allons
déjeuner; je t'en veux à mort, car tu n'as pas de coeur, et si
quelques douzaines d'huîtres ne nous séparent pas l'un de l'autre,
je ne réponds pas de moi...

-- Qu'est-ce que tu vas faire à présent? me demande Ida après
déjeuner.

-- Un petit tour sur le boulevard; et si tu n'as rien de mieux à
faire...

-- Si. J'attends quelqu'un tantôt. L'obstétrique avant tout. Je te
souhaite beaucoup d'amusement. D'ailleurs, je vais te dire...

Elle va chercher des cartes, les bat et me les fait couper
plusieurs fois.

-- Eh! bien, non, mon petit, tu ne t'amuseras pas beaucoup cette
après-midi. Tu rencontreras un jeune homme triste et un homme de
robe, et tu causeras d'affaires avec eux... ils te proposeront un
travail d'écriture...

-- Ah! les misérables! Ne m'en dis pas plus long!... Je me sauve.
Je viendrai t'enlever ce soir à sept heures.

Allez donc vous moquer des prédictions et rire des
cartomanciennes! Il n'y a pas cinq minutes que je me promène sur
le boulevard, quand j'aperçois-le jeune homme triste. En croirai-
je mes yeux? Il est accompagné de l'homme de robe. Philosophe,
juge ou professeur, je ne sais pas; mais homme de robe, c'est
certain, bien que la robe s'écourte en redingote noire, en
redingote à la papa. Ah! homme de robe, tu as une bien vilaine
figure, mon ami, avec ton nez camus, tes yeux couleur d'eau de
Seine et ta grande barbe noire!

Quant au jeune homme triste, il n'y a pas à s'y tromper, c'est
Édouard Montareuil en personne. Il vient à moi la main tendue, se
dit très heureux de me rencontrer, me demande de mes nouvelles et,
après que je lui ai rendu la pareille, me présente l'homme de
robe.

-- Monsieur le professeur Machin, criminaliste.

Saluts, poignées de mains, petite conversation météorologique;
après quoi nous disparaissons tous les trois, fort dignement, dans
les profondeurs d'un café.

Et comment se porte Mme Montareuil? Pas trop mal, bien qu'elle
soit toujours en proie, depuis ce malheureux événement -- vous
savez -- à une profonde tristesse. Son fils la partage-t-il cette
mélancolie? Mon Dieu! oui; il ne s'en défend pas. Le coup l'a
profondément touché; il ne s'est pas marié; il porte sa virilité
en écharpe. N'a-t-il point essayé de réagir? Si; il a fait des
tentatives héroïques, mais sans grand succès. Cependant, comme le
chagrin, même le mieux fondé, ne doit pas condamner l'homme à
l'inertie; comme il faut payer à ses semblables le tribut de son
activité, Édouard Montareuil s'est décidé à agir vigoureusement, à
se lancer à corps perdu dans le tourbillon des entreprises
modernes. Il a fondé une Revue.

-- La «Revue Pénitentiaire.» N'en avez-vous pas vu le premier
numéro, qui a paru le mois dernier? Il a été fort bien accueilli.

Je suis obligé d'avouer que j'étais à l'étranger, vivant en
barbare, très en dehors, hélas! du mouvement intellectuel
français.

-- Ah! Monsieur, déclare le criminaliste, vous avez beaucoup perdu.
L'apparition de la «Revue Pénitentiaire» a été l'événement du
mois. C'est un gros succès.

J'en doute un peu, car enfin... Mais Montareuil me démontre que
j'ai le plus grand tort. Même au point de vue pécuniaire, sa Revue
est un succès; grâce à certaines influences qu'il a su mettre en
jeu, tous les employés et gardiens des prisons de France et de
Navarre ont été obligés de s'y abonner et, le mois prochain, tous
les gardes-chiourmes des bagnes seront contraints de les imiter.
N'est-ce pas une excellente manière de fournir à ces dévoués
serviteurs de l'État le passe-temps intellectuel qu'ils méritent?

J'en frémis. Et quel moyen de répression, aussi, contre les
pauvres diables qui gémissent sous leur trique! Si les prisonniers
ou les forçats font mine de se mal conduire, on ne les menacera
plus de les fourrer au cachot. On leur dira: «Si vous n'êtes pas
sages, nous vous condamnerons à lire la Revue que lisent vos
gardiens.» Ah! les malheureux! Leur sort n'est déjà pas gai,
mais... Le criminaliste interrompt mes réflexions.

-- Nous nous sommes aussi préoccupés, dit-il, de la condition des
détenus. Nous sommes convaincus qu'une lecture saine et agréable
aiderait beaucoup à leur relèvement. C'est pourquoi nous demandons
qu'on les autorise à prélever sur leur masse, pendant leur
incarcération, la somme nécessaire à un abonnement annuel à la
Revue.

-- C'est presque une affaire faite, dit Montareuil; de hauts
fonctionnaires du ministère nous ont promis leur concours, en
principe; ce n'est plus qu'une question de commission à débattre.

-- N'allez pas croire, surtout, dit le criminaliste, que la Revue
n'est point lue à l'air libre. Au contraire. On la discute
partout, et elle est fort goûtée dans les milieux les plus divers.
On admire surtout notre façon paternelle, bien que sévère,
d'envisager le malfaiteur. Que voulez-vous, Monsieur? Un criminel
est un invalide moral; c'est un pauvre hère à l'intellect chétif,
assez aveugle pour ne point voir la sublime beauté de la
civilisation moderne. Il fait partie, pour ainsi dire, d'une race
spéciale et tout à fait inférieure. Eh! bien, je suis certain qu'à
l'aide d'un mélange savamment combiné de bienveillance et de
rigueur, on arriverait en très peu de temps à transformer cette
race.

Alors, quoi? Je serais obligé de m'établir banquier -- de fabriquer
des serrures à secret, de vendre des chaînes de sûreté?

-- Je viens de vous dire, continue le criminaliste, que le
malfaiteur est un invalide moral; c'est aussi un invalide
physique. N'en doutez pas, Monsieur; tout criminel présente des
caractères anatomiques particuliers. Il y a un «type criminel.»
Certaines gens ont dit que chacun porte en soi tous les éléments
du crime; autant vaudrait répéter la fameuse phrase sur «le
pourceau qui sommeille.» Rien de plus insultant pour le haut degré
de culture auquel est parvenue l'humanité. C'est affirmer que les
actes répréhensibles sont commandés par le milieu extérieur, ce
qui ne soutient pas l'examen. Car enfin, Monsieur, où sont, dans
l'admirable société actuelle, les causes qui pourraient provoquer
des agissements délictueux? Où sont-elles, s'il vous plaît? vous
ne répondez pas, et vous avez raison. Ces causes n'existent point;
je ne dis pas que tout soit pour le mieux, mais, tout est aussi
bien que possible; et la marche du progrès est incessante... Non,
les actes sont dus à la conformation anatomique...

-- Je vois, dis-je, que vous êtes un disciple de Lombroso, et je
vous en fais mon compliment. Mais ce grand homme n'a-t-il pas dit
qu'une certaine partie des malfaiteurs, celle qui peut se dire
l'aristocratie du crime, offre une large capacité cérébrale, et
souvent même ces lignes harmoniques et fines qui sont
particulières aux hommes distingués?

-- Certes, il l'a dit; mais je ne sais point s'il n'a pas été un
peu loin. Quoiqu'il en soit, restez persuadé que, malgré tout, il
y a des signes qui ne trompent pas et qu'un oeil exercé peut
toujours facilement reconnaître. Ainsi, vous. Monsieur --
permettez-moi de faire une supposition invraisemblable -- vous
voudriez commettre des actes répréhensibles que vous ne le
pourriez point. Savez-vous pourquoi? demande le criminaliste en
reculant sa chaise et en regardant sous la table. Parce que vous
n'avez pas le pied préhensile... Non, ne vous déchaussez pas; je
suis sûr de ce que j'avance. Pas de criminel sans pied préhensile.
Et si vous aviez le pied préhensile, vous ne pourriez point porter
des bottines aussi pointues. Voilà, Monsieur. Ah! la science est
une belle chose et notre époque est une fière époque! Le XIXe
siècle a donné la solution de tous les problèmes...

C'est presque juste. La seule question qui reste à résoudre,
aujourd'hui, c'est celle du Voleur; il est vrai qu'elle les
contient toutes, les questions.

-- Nous vous parlons là, me dit Montareuil, de choses qui ne
doivent pas vous être très familières. En votre qualité
d'ingénieur -- car j'ai appris avec plaisir que vous êtes
ingénieur...

-- Oui, dis-je, je suis ingénieur. Ingénieur civil. Mais ne croyez
pas que mes occupations professionnelles me ferment les yeux à ce
qui se passe dans d'autres sphères. Et, d'ailleurs, puisque M. le
professeur Machin parlait tout à l'heure de la grandeur de la
science, ne pensez-vous pas que toutes ses branches, si
différentes que paraissent leurs directions, convergent en somme
vers un même but? J'en suis profondément convaincu, quant à moi.
Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, en surveillant
l'établissement des écluses qui règlent le cours des rivières, de
comparer les flots impétueux et désordonnés du fleuve à l'esprit
humain sans guide et sans frein, et l'écluse elle-même aux lois
sages, aux bienfaisantes mesures qui en renferment l'activité dans
de justes bornes et en réfrènent les emportements. Oui, j'ai
souvent songé aux rapports étroits...

-- Vraiment! s'écrie le criminaliste. Ah! c'est merveilleux! La
façon dont vous concevez et dont vous exprimez les choses est
aussi grandiose que neuve. Cette comparaison entre les flots
tumultueux et les dérèglements de l'esprit humain... Ah! c'est
superbe... Permettez-moi Monsieur, de vous féliciter... Mais, j'y
pense, continue-t-il en se tournant vers Montareuil, ne pourriez-
vous pas engager monsieur votre ami à nous donner un article, si
court soit-il, pour le prochain numéro de la Revue? Un article
dans lequel il développerait les belles idées dont il vient de
nous offrir un aperçu si captivant?

-- En effet, répond Montareuil. Pourquoi, mon cher Randal,
n'écririez-vous pas un article pour nous? Vous y resteriez
ingénieur tout en devenant moraliste; et ce serait si intéressant!

Je manque d'éclater de rire -- ou de tomber à la renverse. -- Moi,
rédacteur à la «Revue Pénitentiaire»! Non, c'est trop drôle! Il ne
manquerait plus que Roger-la-Honte pour faire le Courrier de
Londres et Canonnier pour envoyer des Correspondances
d'Amérique... Mais le criminaliste et Montareuil ont les yeux
fixés sur moi; ils attendent ma décision avec anxiété. Si
j'acceptais? Oui, je vais accepter. Il y aura dans ma
collaboration à la Revue une belle dose d'ironie, qui ne me
déplaît pas du tout; et si je suis jamais poissé sur le tas -- ce
qu'on rigolera!

-- Eh! bien, dis-je, puisque vous semblez le désirer...

-- Ah! merci! merci! s'écrient en choeur Montareuil et le
criminaliste.

Ils me serrent chacun une main, avec effusion; et le criminaliste
me demande en souriant:

-- N'aurais-je pas tort de supposer que vous prendrez pour texte de
votre article la belle similitude dont vous vous êtes servi tout à
l'heure? «L'écluse et la morale», quel titre! Ou bien encore: «De
l'écluse, envisagée comme oeuvre d'art, comme symbole, et comme
obstacle opposé par la science...» Je crois que ce serait un peu
long...

-- Peut-être. Du reste, je ne demanderai pas l'inspiration de mon
travail aux voix fluviales; je préfère la trouver dans les voies
ferrées.

-- Ah! dit le criminaliste, les chemins de fer!... Voilà quelque
chose d'inattendu! Je suis sûr, Monsieur, que vous ferez un chef-
d'oeuvre. Le prochain numéro de la Revue sera d'un intérêt
supérieur. J'y publie, pour mon compte, une étude qui attirera
l'attention; c'est l'Esquisse d'un Code rationnel et obligatoire
de Moralité pour développer l'Idéal public. Je n ai plus qu'à en
tracer les dernières lignes.

Alors, pourquoi ne va-t-il pas les écrire tout de suite?

Il y va. Il se retire après de nombreux compliments et de grandes
protestations d'amitié. Montareuil m'apprend qu'il voudrait avoir
ma copie dans cinq ou six jours. Il l'aura. Sur cette assurance,
nous sortons tous deux du café et, trois minutes après, il me
quitte. Il sait que Paris est menacé d'une épidémie de coqueluche,
et il va se faire inoculer. Je lui souhaite un bon coup de
seringue.

La «Revue Pénitentiaire» a paru; et mon article a fait sensation.
Je l'avais intitulé: «De l'influence des tunnels sur la moralité
publique.» J'y étudiais l'action heureuse exercée sur l'esprit de
l'homme par le passage soudain de la lumière aux ténèbres; j'y
montrais comme cette brusque transition force l'être à rentrer en
soi, à se replier sur lui-même, à réfléchir; et quels bienfaisants
résultats peuvent souvent être provoqués par ces méditations aussi
subites que forcées. J'y citais quelques anecdotes; l'une, entre
autres, d'un criminel invétéré qui, à ma connaissance, avait pris
le parti de revenir au bien en passant sous le tunnel du Père-
Lachaise. Je sautais sans embarras du plus petit au plus grand, et
je présentais un exposé comparatif de la moralité des différents
peuples, que je plaçais en regard d'un tableau indiquant la
fréquence ou la rareté des oeuvres d'art souterraines sur leurs
réseaux ferrés. J'attribuais la criminalité relativement
restreinte de Londres à l'usage constant fait par les Anglais du
Metropolitan Railway. Je démontrais que le manque de conscience
qu'on peut si souvent, hélas! reprocher aux Belges, ne saurait,
être imputé qu'à la disposition plate du pays qu'ils habitent et
qui ne permet guère les tunnels. Je prouvais que la haute moralité
de la Suisse, contrée accidentée, provient simplement de ce que
les trains, à des intervalles rapprochés, s'y enfoncent sous
terre, reparaissent au jour et s'engouffrent de nouveau dans les
excavations béantes à la base des majestueuses montagnes.
J'exposais ainsi un des mille moyens par lesquels la science, même
dans ses applications les moins idéales, arrive à améliorer la
moralité des nations. Je préconisais la création immédiate d'un
métropolitain souterrain à Paris. Je disais beaucoup de mal des
passages à niveau, qui n'inspirent aux voyageurs que des pensées
frivoles. Et, pour faire voir que je ne manque de logique que
lorsqu'il me plaît, je finissais par un éloge pompeux du maître
Lombroso, où je mettais en pleine lumière son plus grand titre de
gloire: sa tranquille audace à donner doctoralement l'explication
du crime sans prendre la peine de le définir. «Imitons-le, disais-
je en terminant. Le crime est le crime, quoi qu'en puissent dire
des sophistes peut-être intéressés; et, comme Lombroso, il faut en
laisser la définition à la mûre expérience des gendarmes, ces
anges-gardiens de la civilisation.»

En vérité, cette étude, qui est mon début littéraire, a fait
beaucoup de bruit. Elle m'a valu de nombreuses lettres, toutes
flatteuses. Une seule est blessante pour mon amour-propre
d'auteur. Elle est d'une petite dame qui m'apprend qu'elle éprouve
généralement des sensations plus agréables que morales sous les
tunnels, lorsqu'elle voyage sans son mari et qu'un Monsieur
sympathique s'est installé dans son wagon. Quelque hystérique...

Mon article m'a procuré aussi le plaisir d'une visite; celle de
Jules Mouratet, un de mes camarades de collège, que j'avais perdu
de vue depuis longtemps déjà, et que je croyais employé au
ministère des Finances. Mais il a fait du chemin, depuis; il me
l'apprend lui-même. Il n'est plus employé, mais fonctionnaire --
haut fonctionnaire. -- Il est à la tête de la Direction des
Douzièmes Provisoires, une nouvelle Direction que le gouvernement
s'est récemment décidé à créer au ministère des Finances, en
raison de l'habitude prise par les Chambres de ne voter les
budgets annuels qu'avec un retard de quatre ou cinq mois. Ah! il a
de la chance, Mouratet! Le voilà, à son âge, Directeur des
Douzièmes Provisoires; et, même, il sera bientôt député, car toute
l'administration française, me dit-il à l'oreille, n'est qu'une
immense agence électorale, et l'expérience qu'il a acquise dans
ses fonctions rend sa présence indispensable au Parlement, lors de
la discussion du budget. Lui seul pourra dire avec certitude,
chaque année, s'il convient d'en reculer le vote jusqu'à la
Trinité, ou simplement jusqu'à Pâques. Heureux gaillard!

Nous dînons ensemble au cabaret, en garçons, bien qu'il soit
marié.

-- Oui, mon cher, depuis plus de trois ans. Avec une petite femme
charmante, jolie, instruite, spirituelle, et dévouée, dévouée! Un
caniche, mon cher! Et adroite, avec ça... on dirait une fée...
Elle sait tirer parti de tout; elle ferait rendre vingt francs à
une pièce de cent sous... On me le dit quelquefois: «Votre
intérieur est ravissant, et Mme Mouratet est une des femmes les
mieux habillées de Paris.» C'est vrai, mais je ne sais pas comment
elle peut s'y prendre... Cela tient du prodige, absolument.

-- Vois-tu, dis-je -- car nous avons repris tout de suite le bon
tutoiement du collège -- vois-tu, les femmes ont des secrets à
elles. Il y a des grâces d'état, et de sexe.

-- Tout ce que je sais, répond Mouratet, c'est que le mariage m'a
porté bonheur; tout me réussit, depuis que j'ai convolé en justes
noces. Certes, il y a trois ans, je n'aurais jamais espéré avoir à
l'heure qu'il est la situation que j'occupe.

-- Le fait est que tu es déjà, et que tu vas devenir sous peu
encore davantage, un des piliers de la République.

-- Ah! dit Mouratet, on lui reproche bien des choses, à cette
pauvre République! Mais n'est-ce pas encore le meilleur régime?
N'est-ce pas le gouvernement par tous et pour tous? On va même
jusqu'à l'accuser d'austérité. Calomnie pure! Il n'y a pas d'homme
occupant une position dans le gouvernement qui ne fasse tous ses
efforts pour grouper autour de lui l'élite intellectuelle de la
nation. La République française est la République athénienne...
Mais, à propos, ne m'a-t-on pas dit que tu vivais beaucoup à
l'étranger?

-- On a eu raison. De grands travaux dont j'ai fourni les plans ou
auxquels je m'intéresse... Je ne viens en France que de loin en
loin.

-- C'est cela. Ma foi, sans ton article dans cette Revue de
Montareuil, je n'aurais pas su où aller te chercher. C'est très
beau, ton idée d'allier la littérature à la science; tu dis bien
justement dans ton étude qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre
elles. C'est une de ces pensées qui redeviennent neuves, tellement
on les a oubliées. Car, vois les grands artistes de la
Renaissance. Léonard de Vinci, par exemple... Ah! la peinture! Ma
femme en est folle. Elle passe des après-midi entières dans les
galeries, chez Durand-Ruel et ailleurs. Quand elle revient, elle
est moulue, brisée, comme si elle avait éprouvé les plus grandes
fatigues physiques. Les nerfs, tu comprends... Ah! ces natures
sensitives...

-- La névrose est la maladie de l'époque. Mais j'espère que la
santé de ta femme ne t'inquiète pas?

-- Pas du tout. Elle se porte à merveille. D'ailleurs, il faut que
tu en juges, car je ne veux point te laisser vivre en ermite
pendant les quelques semaines que tu consens à passer à Paris. Ma
femme reçoit quelques amis tous les mercredis soir; elle sera
enchantée de faire ta connaissance. Viens donc après-demain.

J'ai bien envie de refuser, sous des prétextes quelconques; j'aime
mieux aller au Cirque qu'en soirée. Mais Mouratet insiste; il
revient même à la charge quand il me quitte.

-- Alors, c est entendu; à après-demain?

-- Oui, à après-demain.

Je tiens parole. Et me voilà montant, vers les dix heures du soir,
l'escalier d'une somptueuse maison du boulevard Malesherbes.

Je ne suis pas plutôt annoncé que Mouratet vient m'accueillir et
me présente à sa femme. Je m'incline devant la maîtresse de la
maison en prononçant la phrase de circonstance, et j'ai à peine eu
le temps de relever le front qu'un éclat de rire me répond.

-- Mon Dieu, Monsieur, que votre étude dans la «Revue
Pénitentiaire» m'a donc amusée! C'est bien vilain de ma part, car,
le sujet était grave, mais vos idées sont tellement originales! Je
suis ravie de vous connaître, Monsieur, et mon mari ne pouvait me
faire un plus grand plaisir que de vous engager à nous venir
voir... Les amitiés de collège sont les meilleures... Je serai si
heureuse de pouvoir discuter avec vous certains sujets... Vous ne
m'en voudrez pas de n'avoir pu prendre votre article tout à fait
au sérieux? Mon mari m'en a déjà grondée, mais... Nous en
parlerons tout à l'heure, si vous voulez bien...

Je m'incline, sans pouvoir trouver une parole, tandis que Renée --
car c'est elle -- va recevoir une dame, parée comme une châsse, qui
vient de faire son entrée.

Eh! bien, elle peut se vanter d'avoir de l'aplomb, la petite
poupée! Ce n'est ni le sang-froid ni la présence d'esprit qui lui
manque, et j'aurais laissé percer mon embarras plus visiblement
qu'elle, à sa place. Son rire, peut-être nerveux et involontaire
après tout, a sauvé là situation; me permet d'expliquer mon
trouble et mon mutisme, si l'on s'en est aperçu. Mais Mouratet n'a
rien remarqué.

-- Comment trouves-tu ma femme? me demande-t-il en me conduisant
dans son cabinet transformé en fumoir. Un peu enfant, hein?

-- Absolument charmante; très spirituelle et très gaie. Je n'aime
rien tant que la gaîté.

-- Alors, vous vous entendrez facilement. C'est un vrai pinson.
Parfois légèrement capricieuse et bizarre, mais très franche, et
le coeur sur la main...

Et la main dans la poche de tout le monde. Ah! mon pauvre
Mouratet, je comprends que tout t'ait réussi depuis ton mariage,
et que tu occupes aujourd'hui une aussi belle situation. «La
faveur l'a pu faire autant que le mérite.» Et puis, de quoi te
plaindrais-tu, au bout du compte, prébendé de la démocratie
imbécile, acolyte de la bande qui taille dans la galette populaire
avec le couteau du père Coupe-toujours? Tu ne mérites même pas
qu'on s'occupe de toi. C'est elle qui est intéressante, cette
petite Renée qui tire si joliment sa révérence aux conventions
dont elle se moque, qui fait la nique à la morale derrière le dos
vert des moralistes, et qui passe à travers le parchemin jauni des
lois les plus sacrées avec la grâce et la légèreté d'une écuyère
lancée au galop, quittant la selle d'un élan facile, et retombant
avec souplesse sur la croupe de sa monture, après avoir crevé le
cerceau de papier.

Est-ce amusant, une soirée chez Mouratet? Comme ci, comme ça.
C'est assez panaché. Les personnalités les plus diverses se
coudoient dans les deux salons. Leur énumération serait
fastidieuse; cependant, je regretterais de ne pas citer un vieux
général et son jeune aide de camp, des diplomates exotiques, une
femme de lettres, un pianiste croate, un quart d'agent de change,
la moitié d'un couple titré en Portugal et une princesse russe
tout entière, un journaliste méridional et un poète belge, des
députés et des fonctionnaires flanqués de leurs épouses légitimes,
un agitateur irlandais, une veuve et trois divorcées, un partisan
du bimétallisme, et un nombre respectable d'Israélites. Un peu le
genre de société qu'on sera forcé de fréquenter, le jour de
Jugement dernier, dans la vallée de Josaphat... Elle n'est pas
mal, décidément, l'élite intellectuelle de la nation; elle est
fort grecque, la République athénienne.

Ah! cette République, qui n'est même pas une monarchie! Ah! cette
Athènes, qui n'est même pas une Corinthe!... Quelle dèche, mon
Empereur!

Je voudrais bien parler à Renée. Justement, elle vient de se
débarrasser de la troisième divorcée, et je l'aperçois qui me fait
signe.

-- Mettez-vous là, dit-elle en me laissant une place à côté d'elle;
le pianiste croate va faire un peu de musique, et nous ferons
semblant de l'écouter tout en causant. On croira que nous
discutons son génie; il faudra lever les yeux au plafond, de temps
en temps. Comme ça, tenez... N'est-ce pas qu'elle est bien, ma
pose d'extase?... Oh! je me demande comment je ne suis pas morte
de rire, tout à l'heure. Si j'avais connu votre nom, au moins!...
Mais, prise à l'improviste, comme ça... C'est tellement drôle!...
On payerait cher pour avoir tous les jours une surprise pareille;
ça vous remue de fond en comble... Et si vous aviez pu voir la
tête que vous faisiez!... C'est impayable. Si vous saviez ce que
ça m'amuse, de connaître votre genre réel d'occupations et de vous
voir ici!... Et mon mari qui vous croit ingénieur! Quelle farce!
Non, l'on ne voit pas ça au Palais-Royal...

-- Moi non plus, dis-je, je ne pensais guère avoir le plaisir de
vous retrouver ce soir en madame Mouratet. Je m'y attendais si peu
que je m'étais préparé pour une occasion possible et que j'avais
glissé un rossignol dans la poche de mon habit.

-- Vrai? demande Renée en éclatant de rire. On n'imagine pas des
choses pareilles. À qui se fier, je vous le demande?... Ah! le
pianiste croate a fini; attendez-moi un instant; il faut que
j'aille le remercier et lui demander un autre morceau; la «Marche
des Monts Carpates.»

Elle revient une minute après, légère et jolie dans la ravissante
toilette mauve qui fait valoir son charme de Parisienne.

-- Ça y est. Je lui ai dit qu'il était le Strauss de demain.
Pourquoi pas l'Offenbach d'hier?... Écoutez, j'ai beaucoup de
choses à vous dire, mais ce n'est guère possible à présent. Il
faudra revenir me voir. Mais venez à mes _five o'clock_; je suis
beaucoup plus libre et nous pourrons causer à notre aise. Tenez,
venez après-demain, et arrivez à quatre heures; nous aurons une
heure entière à nous. Et si vous voulez me faire un grand plaisir,
ajoute-t-elle plus bas, apportez une pince-monseigneur. J'en
entends parler depuis si longtemps, et je n'en ai jamais vu. Je
voudrais tant en voir une!... Pour la peine, je vous ferai une
surprise. J'inviterai les trois personnes que vous avez dévalisées
sur mes indications, et je vous présenterai à elles. Croyez-vous
qu'il y aura de quoi rire!... Non, vraiment, il n'y a plus moyen
de s'embêter une minute, à présent... Ah! si: voici le poète belge
qui se prépare, à déclamer l'»Ode au Béguinage.» Regardez-le là-
bas, devant la cheminée.

Ah! ces poètes pare-étincelles!... Je me demande pourquoi on ne le
décore pas tout de suite, celui-là. Peut-être qu'il nous
laisserait tranquilles, après. Bon, voici la femme de lettres qui
veut me parler. Abandonnez-moi au bourreau... Et à après-demain;
surtout, n'oubliez pas la pince...

Pourquoi l'oublierais-je? A-t-elle fait plus de mal, à tout
prendre, que le cachet du Directeur des Douzièmes Provisoires?
C'est peu probable. Mais les larrons à décrets se réservent le
monopole de l'extorsion; ils le tiennent des mains souveraines du
Peuple. Le Peuple, citoyens! Et nous oserions, nous, les voleurs à
fausses clefs, sans investiture et sans mandat, exister à côté
d'eux, leur faire concurrence... manger _l'herbe d'autrui!_...
quelle audace! -- et quel tollé, si tous les honnêtes gens qui
m'entourent pouvaient, tout d'un coup, apprendre ce que je suis! --
Je me figure surtout la vertueuse indignation de Mouratet, ce
Mouratet qui vit au milieu du luxe payé par sa femme, avec de
l'argent auquel Vespasien aurait trouvé une odeur. Mais Mouratet
ignore tout! Ce n'est pas une raison, car la bêtise seule est sans
excuse; pourtant...

Pourtant, Mouratet se donne du mal, lui aussi, pour subvenir aux
dépenses du ménage; il fraye avec les coquins mis en carte par le
suffrage universel, coquette avec les agioteurs véreux qui font
les affaires de la France. Le bénéfice qu'il a retiré, jusqu'ici,
de ces tristes pantalonnades, n'est pas énorme, je le veux bien.
Mais l'en blâmerai-je? Dieu m'en garde. Il ne faut point juger de
la valeur d'un procédé sur la mesquinerie de ses résultats. Il
arrive à tout le monde d'obtenir moins qu'on n'espérait. J'ai volé
cent sous.

J'ai apporté la pince; et Renée m'a présenté aux trois personnes
auxquelles son amitié a été si funeste. Nous avons bien ri, tous
les deux. Elle m'a présenté, aussi, à d'autres personnes, femmes
de représentants du peuple et de fonctionnaires, généralement,
avec lesquelles j'ai bien ri, tout seul -- sans jamais pouvoir
parvenir à causer, après. -- Ces dames ne sont point farouches; il
n'est pas fort difficile de leur passer la main sous le menton.
Mais on aurait tort d'attribuer la fragilité de leurs moeurs à la
légèreté de leur nature, à leur vénalité foncière, au désir de
vengeance qu'excite en elles l'inconstance de leurs conjoints.
C'est plutôt le poids de l'existence qui pèse sur elles qui les
entraîne à des actes qui, à vrai dire, répugnent de moins en moins
à la majorité des consciences féminines. C'est assez difficile à
expliquer; mais on dirait qu'elles sont lasses, physiquement, des
infamies continuelles auxquelles elles doivent leur bien-être, et
leurs maris leur fortune; qu'elles ont besoin de se révolter,
sexuellement, contre la servitude de l'ignominie morale que leur
impose leur condition sociale. On dirait que leurs hanches se
gonflent d'indignation sous les robes que leur offrirent des époux
dont elles ont sondé l'âme; que leurs seins crèvent de honte
l'étoffe des corsages payés par l'argent des misérables; que leurs
flancs tressaillent de dégoût au contact des êtres qui les
vendraient elles-mêmes, s'ils l'osaient, comme ils vendent tout le
reste; et qu'elles ont soif d'oublier, fût-ce pour une heure, dans
les bras de gens qui n'appartiennent point à leur sinistre monde,
les caresses de ces prostitués.

-- Vous pourriez bien avoir raison, me dit Renée à qui j'expose un
jour mes idées à ce sujet. Il est certain, par exemple, que
Mme Courbassol qui, je crois, vous a laissé voir la couleur de son
corset, pourrait se servir de vos explications pour donner la clef
de ses défaillances... Mais croyez-vous que ce soit charitable, de
venir me parler de choses pareilles? Si vous alliez me faire rêver
à quelqu'un... à quelqu'un de très opposé, par son caractère et
ses actes, aux gens auxquels je sois liée...

Halte-là! Renée est charmante; c'est une bonne petite camarade,
mais je crois qu'il serait dangereux, avec elle, de dépasser la
camaraderie. Il ne faut pas me laisser tenter par des pensées qui
commencent à m'assaillir; et le seul remède est la fuite, comme le
dit l'axiome si vrai de Bussy-Rabutin, volé par Napoléon. Il ne
faut pas oublier trop longtemps, non plus, que je suis un voleur.

Voici bientôt deux mois que je me suis endormi dans les délices de
Capoue -- délices peu enviables, au fond, et qui m'ont coûté assez
cher -- et j'ai fort négligé mes affaires. On ne peut pas être en
même temps à la foire -- la foire d'empoigne -- et au moulin. Et,
maintenant, si j'allais avoir à lutter contre des sentiments plus
sérieux que ceux qui conviennent à des amourettes de hasard...

Non, pas d'idéal; d'aucune sorte. Je ne veux pas avoir ma vie
obscurcie par mon ombre.

Cela m'épouvante un peu, pourtant, de retourner à Londres. C'est
si laid et si noir, à côté de Paris! On pourrait le chercher à
Hyde Park, l'équivalent de cette allée des Acacias où je me
promène en ce moment, l'idée m'étant venue, après déjeuner,
d'aller prendre l'air au bois. Les femmes aussi, on pourrait les y
chercher, ces femmes qui passent en des parures de courtisanes et
des poses d'impératrices, au petit trot de chevaux très fiers,
femmes du monde qui ont la désinvolture des cocottes, horizontales
qui ont le port altier des grandes dames.

En voici une, là-bas, qui semble une reine, et qui a laissé
échapper un geste d'étonnement en jetant les yeux sur moi. Un
truc. Il y a tant de façons de faire son persil!... Tiens! elle me
salue. Je rends le salut... Qui est-ce?

Obéissant à un ordre, le cocher fait tourner la voiture dans une
allée transversale. Je m'engage dans cette allée; nous verrons
bien. La voiture s'arrête, la femme saute lestement à terre; et,
tout à coup, je la reconnais. C'est Margot, Marguerite, l'ancienne
femme de chambre de Mme Montareuil.

-- Enfin, te voilà! s'écrie-t-elle en se précipitant au-devant de
moi. Mais d'où sors-tu? où étais-tu? J'ai si souvent pensé à toi!
Je suis bien contente de te voir...

Moi aussi, je suis fort heureux de voir Margot, Je lui explique
que mes occupations d'ingénieur me retiennent beaucoup à
l'étranger.

-- Ah! oui, tu es ingénieur. C'est un beau métier. Est-ce que c'est
vrai qu'on a fait une nouvelle invention pour onduler les cheveux
en cinq minutes? Une machine, une mécanique...? J'en achèterais
bien une; on perd tant de temps avec les coiffeurs!... Enfin, tu
me diras ça une autre fois. Mais il faut que je te raconte ce qui
m'est arrivé.

Nous marchons côte à côte dans l'allée et Marguerite me fait le
récit de ses aventures. Comme elle avait été renvoyée sans
certificat par Mme Montareuil, à la suite de ce vol dont on n'a
jamais pu découvrir les auteurs, elle n'a pu arriver à trouver une
nouvelle place. Elle a eu beaucoup de mal, la pauvre Margot. Elle
a été obligée de poser chez les sculpteurs pour «poitrines de
femmes du monde.» En fin de compte, un artiste en a fait sa
maîtresse, et elle s'est trouvée, graduellement, lancée dans le
monde de la galanterie. Depuis elle n'a pas eu à se plaindre; ah!
mon Dieu, non. Elle a une chance infernale.

-- Mais tu as certainement entendu parler de moi? Tu lis les
journaux, je pense? Il ne se passe point de jour que tu ne puisses
voir dans leurs Échos le nom de Marguerite de Vaucouleurs. Eh!
bien, mon cher, Marguerite de Vaucouleurs, c'est moi.

C'est elle!... _Et nunc erudimini, puella_...

-- Pour le moment, continue-t-elle, je suis entretenue
principalement par Courbassol, le député de Malenvers. Tu connais?
C'est lui qui m'a payé ce matin cette paire de solitaires. Jolis,
hein? Tu sais, Courbassol sera ministre lundi ou mardi. On va
fiche le ministère par terre après-demain; il y a assez longtemps
qu'il nous rase... Demain, Courbassol va à Malenvers, avec sa
bande, pour prononcer un grand discours; il m'en a déclamé des
morceaux; c'est épatant. Après ça, tu comprends, il sera sûr de
son portefeuille. Je vais à Malenvers avec lui, naturellement...
Tu ne sais pas? Tu devrais y venir aussi. Oui, c'est ça, viens;
ils doivent repartir par le train de onze heures du soir; je
m'arrangerai pour avoir une migraine atroce qui me forcera à
rester à Malenvers, et tu y demeureras, toi aussi. J'irai envahir
ta chambre... Ah! au fait, c'est à l'hôtel du Sabot d'Or que nous
allons tous; c'est le patron qui est l'agent électoral de
Courbassol. Alors, c'est convenu? Tu prendras le train demain
matin à huit heures? Bon. Excuse-moi de te quitter, mais ici je
suis sous les armes; je ne peux pas abandonner mon poste...

Margot remonte dans sa voiture qui part au grand trot prendre son
rang dans la file des équipages qui descendent l'allée des
Acacias; et elle se retourne pour m'envoyer un dernier salut, très
gentil, qui fait scintiller ses brillants.

Ah! Marguerite de Vaucouleurs!... Tu prends ta revanche; et
Mme Montareuil aurait sans doute mieux fait, dans l'intérêt de son
ignoble classe, de ne point te refuser un certificat. Tes
pareilles, à qui on ne reproche encore que de ruiner des
imbéciles, finiront peut-être, à force de démoraliser la Société,
par l'amener au bord de l'abîme; et alors...

Elles étincelaient aussi du feu des pierres précieuses, ces
perforatrices à couronnes de diamants qui tuèrent tant d'hommes
lors des travaux du Saint-Gothard, mais grâce auxquelles on
parvint à percer la montagne!


XIV -- AVENTURES DE DEUX VOLEURS, D'UN CADAVRE ET D'UNE JOLIE FEMME

Si j'étais bavard, je sais bien ce que je dirais. Je roule depuis
quatre heures dans un wagon occupé par des journalistes, et j'en
ai entendu de vertes. Mais il ne faut jamais répéter ce que disent
les journalistes; ça porte malheur.

Il y a plusieurs wagons devant la voiture dans laquelle je me
trouve, et il y en a d'autres après; tous bourrés de personnages
plus ou moins politiques, appartenant aux assemblées parlantes ou
aspirant à y entrer. Courbassol est dans le train, et son collègue
Un Tel, et son ami Chose, et son confrère Machinard; et beaucoup
d'hommes de langue et de plume; et encore d'autres cocus; et plus,
d'une cocotte; et surtout Margot. Une partie de l'âme de la
France, quoi!

-- Malenvers! Malenvers!...

On descend. La ville est pavoisée...

Comment est-elle, cette ville-là?

Si vous voulez le savoir, faites comme moi; allez-y. Ou bien,
lisez un roman naturaliste; vous êtes sûrs d'y trouver quinze
pages à la file qui peuvent s'appliquer à Malenvers. Moi, je ne
fais pas de descriptions; je ne sais pas. Si j'avais su faire les
descriptions, je ne me serais pas mis voleur.

La ville est pavoisée (Quelle ville curieuse!) Des voitures (ah!
ces voitures!) attendent devant la gare (je n'ai jamais vu une
gare pareille).

Les voitures ne sont pas seules à attendre devant la gare. Il y a
aussi M. le maire flanqué de ses adjoints et du conseil municipal,
et toute une collection de notables, mâles et femelles. Les
pompiers, casqués d'importance, font la haie à gauche et à droite,
et présentent les armes avec enthousiasme, mais sans précision.
Derrière eux se presse une foule en délire où semblent dominer les
fonctionnaires de bas étage, cantonniers et bureaucrates, rats-de-
cave et gabelous, pauvres gens qui n'ignorent point que Courbassol
au pouvoir, cela signifie: épuration du personnel! La fanfare de
la ville, à l'ombre d'une bannière qui ruisselle d'or et très
médaillée, exécute la Marseillaise; et au dernier soupir du
trombone, M. le maire, rouge jusqu'aux oreilles et fort gêné par
son faux-col, prononce un discours que Courbassol écoute, le
sourire sur les lèvres. M. le maire rend hommage aux grandes
qualités de Courbassol, à ses talents supérieurs qui l'ont
recommandé depuis longtemps aux suffrages de ses concitoyens et le
mettent hors de pair, à sa haute intelligence qui lui fait si bien
comprendre que la liberté ne saurait exister sans l'ordre sous
peine de dégénérer en licence; et souhaite de le voir un jour -- et
ce jour n'est peut-être pas loin, Messieurs! -- à la tête du
gouvernement.

Courbassol déclare, en réponse, qu'il est heureux et fier de se
voir ainsi apprécié par le premier magistrat d'une ville qui lui
est chère, et qu'il ne faut attendre le progrès, en effet, que du
libre jeu de nos institutions. Il affirme qu'il se trouvera prêt à
tous les sacrifices si le pays fait appel à son dévouement; et
qu'il a toujours considéré la propriété, ce fruit légitime du
labeur de l'homme, comme une chose sacrée -- sacrée ainsi que la
liberté, ainsi que la famille!

Là dessus, une petite fille vêtue de blanc et coiffée d'un bonnet
phrygien présente un gros bouquet tricolore qu'elle vient offrir,
dit-elle en un gentil compliment, «à Mme Courbassol, la vertueuse
et dévouée compagne de notre cher député.» Margot prend le bouquet
sans sourciller, remercie au nom de la République, embrasse la
petite fille, et se dirige avec Courbassol vers un landau
centenaire. La fanfare reprend la Marseillaise et la foule hurle:

-- Vive la République! Vive Courbassol!...

Les voitures, étant mises gratuitement au service du futur
ministre et de sa suite, sont prises d'assaut en un clin d'oeil.
Une cinquantaine de personnes, au moins, restent en panne sur le
trottoir. Mais l'omnibus de l'hôtel du _Sabot d'Or_ fait son
entrée dans la cour de la gare, suivi lui-même de l'omnibus de
l'hôtel des _Deux-Mondes_, d'un char-à-bancs, d'une tapissière,
d'un mystérieux véhicule en forme de panier à salade, d'une
calèche préhistorique et d un tape-cul.

Allons, il y a de la place pour tout le monde. On se case, on
s'installe; fracs du maire et des adjoints en face des redingotes
officielles des députés et des costumes de voyage des
journalistes, toilettes élégantes des horizontales vis-à-vis des
robes surannées des dames de Malenvers. Les représentants du
peuple se débraillent et manquent de tenue, les municipaux ont
l'air de garçons de salle et leurs femmes de caricatures, les gens
de la presse font l'effet de jockeys endimanchés et expansifs;
mais les cocottes sont très dignes.

Le cortège se met en marche dans l'ordre suivant: landaus, premier
omnibus, char-à-bancs, tapissière, second omnibus, panier à
salade, tape-cul et calèche antédiluvienne.

C'est dans cette calèche que j'ai pris place, ainsi que trois
personnes que je n'ai pas l'honneur de connaître. Deux
journalistes, si j'en juge à leur langage peu châtié, et un
monsieur taciturne, au, teint basané, aux cheveux d'un noir pas
naturel, aux moustaches fortement cirées. Je lis sa profession sur
sa figure. C'est un mouchard. Et moi, pour qui me prennent-ils,
mes compagnons? Je le devine à quelques mots que prononce tout bas
l'un des journalistes, mais que je puis surprendre, comme nous
passons devant la Halle aux Plumes -- un vieux bâtiment
rectangulaire, lézardé, couvert en tuiles, qu'on a enguirlandé de
feuillage et orné de drapeaux, et où doit avoir lieu, ce soir, le
banquet qui préludera au fameux discours.

Ils me prennent pour le correspondant d'une gazette étrangère qui
cherche toutes les occasions de dire du mal de la France et
d'empêcher qu'on lui rende l'Égypte.

Ça m'est égal. Moi, je pense avec orgueil que, seul dans cette
procession de personnes publiques, je représente le Vol sans
Phrases.

Il est une heure, ou peu s'en faut, quand la calèche antique
s'arrête devant le _Sabot d'Or_, tendu de tricolore d'un bout à
l'autre et plastronné d'écussons. Le propriétaire, qui a reçu
Courbassol et ses amis, à titre d'agent électoral, avec tout
l'enthousiasme de circonstance, s'apprête maintenant à leur faire,
en qualité d'hôte, un accueil qu'ils ne pourront pas oublier. Un
festin est préparé qui sera servi dans un moment, à droite du long
corridor qui sépare en deux parties le rez-de-chaussée de l'hôtel,
en une grande salle occupée par une énorme table. En attendant,
ces messieurs et ces dames ont envahi les pièces des étages
supérieurs, afin de secouer à leur aise la poussière du voyage, et
de remettre leur toilette en ordre. De sorte qu'il ne reste pas un
coin disponible, m'assure l'hôtelière à qui je viens de demander
une chambre.

-- Non, Monsieur, pas un coin. Ah! à onze heures du soir, quand nos
voyageurs seront partis, ce sera différent; mais jusque-là, étant
donnée la position politique de mon mari, nous sommes tenus de les
laisser faire leur maison de la nôtre... Pourtant, ajoute-t-elle,
si Monsieur voulait repasser vers les cinq heures, je crois bien
que j'aurais une chambre...

-- Non, dit l'hôtelier qui a entendu, en passant, la fin de la
phrase de sa femme; non, pas avant six heures ou six heures et
demie. Ce ne sera pas fini auparavant, certainement...

Quoi? Qu'est-ce qui ne sera pas fini?

--Mettons sept heures. Monsieur. À sept heures, je vous promets de
vous donner une chambre. Monsieur a l'intention de déjeuner?

Oui, j'en ai l'intention. Mais je ne pourrai point prendre mon
repas dans la grande salle, qui est réservée... Cela m'est
indifférent. Mon couvert est mis dans une petite pièce, à gauche,
à côté du bureau de l'hôtel. Fort bien. Et, comme je me débarrasse
de mon chapeau et de mon pardessus, je vois Margot descendre
l'escalier, son bouquet tricolore à la main, avec l'air d'étudier
le langage des fleurs. Courbassol est fort empressé auprès d'elle;
il en a bien le droit. Je ne veux pas la lui disputer, pour le
moment. Est-ce qu'il m'a disputé sa femme? Non; eh! bien,
alors?... _Suum cuique_.

Plusieurs personnes sont déjà à table dans la petite salle à
manger. Entre autres, le mouchard. Ce doit être un fameux lapin,
ce mouchard-là. Un homme de quarante ans passés, car le noir des
cheveux est dû à là teinture, nerveux, au masque volontaire, aux
yeux froids et aigus, presque terribles. On dirait qu'il me
regarde avec insistance... Non. D'ailleurs, je n'en ai cure. Je ne
suis pas venu ici professionnellement -- bien que j'aie dans ma
poche une petite pince, un bijou américain qui se démonte en trois
parties et qui s'enferme dans un étui pas plus gros qu'un porte-
cartes. Je déjeune rapidement. Le bruit qu'on fait dans la grande
salle commence à m'ennuyer; j'ai envie d'aller faire un tour dans
la campagne, pour passer l'après-midi.

C'est une bonne idée. J'y vais.

J'ai dépassé les dernières maisons de la ville -- cette ville qui
s'est enrubannée, enguirlandée, qui a mis des drapeaux à ses
portes et des lampions à ses fenêtres, qui tirera un feu
d'artifice ce soir, parce qu'un gredin qui n'a ni coeur, ni âme,
ni éloquence, ni esprit, un gredin qui est un esclave et un filou,
un adultère et un cocu, tiendra demain dans ses sales pattes les
destinées d'un grand pays. -- Je suis dans les champs, à présent.
Ah! que c'est beau! que ça sent bon!...

J'ai gagné le bord d'une rivière qui coule sous des arbres, et je
me suis assis dans l'herbe. De fins rayons de soleil, qui percent
le feuillage épais, semblent semer des pièces d'or sur le tapis
vert du gazon. Les oiseaux, qui ont vu ça, chantent narquoisement
dans les branches et les bourdonnants élytres des insectes font
entendre comme un ricanement. Elles peuvent se moquer de l'homme,
ces jolies créatures qui vivent libres, de l'homme qui ne comprend
plus la nature et ne sait même plus la voir, de l'homme qui se
martyrise et se tue à ramasser, dans la fange, des richesses plus
fugitives et plus illusoires peut-être que celles que crée cette
lumière qui joue sur l'ombre au gré du vent... À travers le rideau
des saules, là-bas, on aperçoit de belles prairies, des champs
dorés par les blés, toute une harmonie de couleurs qui vibrent
sous la gloire du soleil et qui vont se mourir doucement, ainsi
que dans une brume chaude, au pied des collines boisées qui
bleuissent à l'horizon. Ah! c'est un beau pays, la France! C'est
un beau pays...

Je pense à beaucoup de choses, là, au bord de cette rivière qui
roule ses flots paresseux et clairs entre la splendeur de ses
berges. Cette rivière... Si l'on pouvait y vider le Palais-
Bourbon, tout de même, une fois pour toutes!

J'ai été dîner à l'hôtel des _Deux-Mondes_. C'est le _Sabot d'Or_,
je le sais, qui fournit les victuailles et le personnel
nécessaires au banquet qui a lieu ce soir, à sept heures et demie,
à la Halle aux Plumes, et ses affaires, par conséquent, sont
virtuellement interrompues. J'y aurais fait maigre chère si, même,
l'on avait consenti à me servir. Mais il est bientôt sept heures
et je veux voir si je puis, oui ou non, compter sur la chambre
qu'on m'a promise.

Je ne trouve personne à qui m'adresser, quand j'arrive au _Sabot
d'Or_. Tous tes employés et les domestiques sont déjà à la Halle
aux Plumes, sans doute, avec l'argenterie et la vaisselle de la
maison. Si je sonnais?... Mais une idée me vient.

Puisqu'il n'y a personne ici, puisque l'établissement est
désert... Et puis, tant pis! La pensée m'en est venue; je veux le
faire.

Je suis le long corridor sur lequel est ouverte la porte d'entrée,
dans lequel donne l'escalier, et qui aboutit, au fond, à un
jardin. Tout au bout, je trouve une porte; et, tout doucement,
j'en tourne le bouton. Une chambre de débarras; un vieux lit de
fer, dans un coin, garni d'un mauvais matelas; des caisses, des
malles, des balais, et, derrière un grand rideau qui les préserve
de la poussière, des hardes pendues au mur... Après tout, c'est de
la folie, de tenter ça. Pour rien, probablement. Et Margot, ce
soir... Tant pis; j'y suis, j'y reste.

Si l'on venait pourtant? Car il y a encore des gens là-haut... Le
mieux est de me cacher quelque part. Où? Sous le lit... Ah! non,
derrière le rideau. Je m'y place et je cherche à me rappeler
exactement la disposition du bureau. Tout à l'heure, peut-être...
Mais un grand bruit dans l'escalier me fait dresser l'oreille. Que
se passe-t-il?

Le bruit augmente. Les pas lourds de plusieurs personnes
retentissent dans le corridor et semblent se rapprocher. Oui, on
dirait qu'on vient par ici... Je m'aplatis le long du mur, à tout
hasard; et je n'ai pas tort car, par un trou du rideau, je vois la
porte s'ouvrir. L'hôtelier entre, portant avec un garçon d'écurie
un grand paquet blanc qu'ils vont déposer sur le lit.

-- Dieu! que c'est lourd! dit l'hôtelier en s'essuyant le front. On
ne croirait jamais que ça pèse autant. Maintenant, Jérôme...

L'hôtelière, en grande toilette, apparaît à la porte, accompagnée
d'une servante.

-- Ah! te Voilà. Tu es prête, j'espère? demande son mari.

-- Oui, mon ami, répond la femme d'une voix mouillée de larmes.

-- Bon. Moi aussi; je n'ai qu'à passer mon habit. Allons, ne pleure
pas. Ce serait joli, si l'on te voyait les yeux rouges, au
banquet. Tu savais bien que ça devait arriver, n'est-ce pas? Je
t'avais même dit que ce serait fini avant sept heures. Nous ne la
déclarerons que demain matin.

Ah! bien, vrai!... Ce paquet blanc, c'est un cadavre...

-- Ma pauvre maman! gémit l'hôtelière en s'avançant vers le lit.

Mais son mari la retient.

-- Voyons, pas de bêtises. Nous n'avons pas de temps à perdre. Elle
est aussi bien là qu'autre part; elle aimait beaucoup à coucher au
rez-de-chaussée, autrefois... Vous, Jérôme, vous allez rester ici
à veiller le corps; voici une bougie; vous l'allumerez dès qu'il
fera sombre... C'est étonnant, dit-il à sa femme, que tu n'aies
pas songé à te procurer de l'eau bénite d'avance. Enfin, on s'en
passera pour cette nuit... Vous, Annette, continue-t-il en
s'adressant à la servante, vous allez remonter dans la chambre,
refaire le lit et remettre tout en ordre en deux coups de temps.

-- Oui, Monsieur.

-- Quand ce Monsieur qui a demandé une chambre reviendra, vous lui
donnerez celle-là...

-- La chambre de maman! sanglote l'hôtelière.

-- Ah! je t'en prie, as-tu fini? demande le mari. Puisque nous
n'avons que cette chambre-là jusqu'à onze heures... Et puis, les
affaires avant tout; cent sous, ça fait cinq francs... Bien
entendu, Annette, ajoute-t-il, vous laisserez la fenêtre grande
ouverte. Si le voyageur se plaint de l'odeur des médicaments, vous
lui direz que la chambre était occupée par une personne qui avait
mal aux dents et qui se mettait des drogues sur les gencives...
C'est tout. Faites bien attention. Jérôme et vous; n'oubliez pas
que vous avez la garde de la maison. Maintenant, mon habit, et
partons.;

Il sort, suivi par sa femme et la servante; et Jérôme s'assied sur
une chaise dépaillée, le plus loin possible du lit.

En voilà, une situation! Que faire?... J'entends l'hôtelier et sa
femme qui s'en vont; et je vois, par le trou du rideau, le garçon
d'écurie, très pâle, qui commence à trembler de frayeur. Après
tout, ce ne sera pas bien difficile, de sortir d'ici. Jérôme est
assis juste devant moi; je n'ai qu'à étendre les bras pour le
pousser aux épaules et le jeter à terre sans qu'il puisse savoir
d'où lui vient le coup; et je serai dans la rue avant qu'il ait eu
le temps de me voir, avant qu'il ait pu revenir de son
épouvante... Attendons encore un peu.

J'entends un pas de femme dans le corridor. La porte s'ouvre;
c'est Annette.

-- Eh! bien, dit-elle à Jérôme en faisant un signe de croix, ce
n'est pas gai, de rester ici en tête-à-tête avec un mort?

-- Ah! non, pour sûr, répond le garçon d'écurie qui claque des
dents. Pour sûr! Tu devrais bien venir me tenir compagnie...

-- Plus souvent! Tu n'es pas gêné, vraiment! Moi, je vais monter
tout en haut de la maison, au quatrième, pour regarder le feu
d'artifice; de là, on peut voir ce qui se passe sur la grande
place comme si l'on y était, et je ne perdrai pas une chandelle
romaine.

-- J'ai bien envie d'aller avec toi, dit Jérôme; les singes ne
reviendront pas avant onze heures, et les autres domestiques non
plus...

-- Jamais de la vie! s'écrie Annette. Je te connais; tu me ferais
voir les fusées à l'envers...

Mais Jérôme se lève et va la prendre par la taille.

-- Veux-tu bien te tenir tranquille! Devant un mort! si c'est
permis... Allons, viens tout de même, continue-t-elle en
l'embrassant... Pourtant, si ce Monsieur qui a demandé une chambre
revient?

-- Il sonnera, dit Jérôme, et nous l'entendrons bien.

Ils sortent tous deux, ferment la porte, et je les entends qui
montent les escaliers quatre à quatre. Allons! les choses tournent
mieux que je ne l'avais espéré; et, dans deux ou trois minutes...

-- Eh! bien, comment la trouves-tu, celle-là?

Horreur! C'est le cadavre qui a parlé!... j'en suis sûr... Oh!
j'en suis sûr!... La voix part de là-bas, du coin où la morte gît
sur le lit, et il n'y a que moi de vivant dans cette chambre... Il
me semble qu'elle vient de s'agiter sur sa couche, cette morte;
oui, on dirait qu'elle remue... J'écarte le rideau, pour mieux
voir, car je me demande si je rêve.

Ha! je ne rêve qu'à moitié... La phrase que j'ai cru entendre a
bien été prononcée, je n'ai point été victime d'une illusion quand
j'ai remarqué les mouvements imprimés au matelas sur lequel le
cadavre est étendu. Je ne rêve même pas du tout -- car j'aperçois,
à ma grande stupéfaction, une tête d'homme sous le lit. -- Une tête
que je reconnais; une tête basanée, aux cheveux noirs, aux
moustaches cirées... la tête du mouchard...

Le mouchard! Je vois ses épaules, à présent, et ses bras, et son
torse; et le voici sur ses pieds. Il s'avance lentement vers moi.

-- Bonsoir, cher Monsieur. Comment vous portez-vous? Dites-moi donc
deux mots aimables. Il y a une grande demi-heure que j'attends
patiemment, sous ce lit, le plaisir de faire votre connaissance...

Je me ramasse sur moi-même pour me jeter sur lui de toute ma
force, car il faut que je lui passe sur le ventre, coûte que
coûte, afin de m'échapper d'ici.: Mais il a vu mon mouvement, et
étend la main.

-- N'aie pas peur! Je n'ai pas besoin de te demander ce que tu fais
ici, n'est-ce pas? Et quant à moi, bien que tu ne me connaisses
pas, je vais te dire mon nom et tu verras que tu n'as rien à
craindre. Je m'appelle Canonnier.

-- Canonnier! C'est vous, Canonnier?... C'est vous?...

-- Oui, moi-même en personne. Ça t'étonne?

-- Un peu. J'ai souvent entendu parler de vous...

-- Ah!... Comment t'appelles-tu?

-- Randal.

-- Alors, moi aussi j'ai entendu parler de toi. J'avais même
l'intention de te voir et de te proposer, quelque chose. Par
exemple, je ne m'attendais pas à te rencontrer à Malenvers. Le
hasard est un grand maître. Ah! j'ai bien ri, en moi-même, quand
je t'ai vu entrer ici et te cacher derrière le rideau; il n'y
avait pas trois minutes que j'étais sous le lit. Il faut dire que
j'ai fait une sale grimace quand on m'a apporté ce paquet-là sur
le dos. On a beau être obligé de s'attendre à tout, dans notre
métier...

-- À propos de métier, dis-je, puisque nous devons faire le coup à
nous deux, maintenant, il ne faut pas perdre de temps.

-- Au contraire, dit Canonnier. Ne nous pressons pas. Attendons le
commencement du feu d'artifice pour nous y mettre. C'est plus
prudent. Nous serons sûrs de n'être pas dérangés. C'est pour huit
heures; nous avons encore dix minutes.

Il s'assied, très tranquillement, sur la chaise que vient de
quitter Jérôme, et se met à hausser les épaules.

-- Regarde-moi ce cadavre, là, ce corps de vieille femme que ses
enfants auraient mise dans la soue aux cochons si un voyageur
avait voulu leur louer ce cabinet de débarras. Ce qu'elle a dû
trimer, la malheureuse, et faire de saletés, et dire de mensonges,
et voler de monde, pour en arriver là! Voilà des gens qui
défendent la propriété et l'héritage! Pendant leur vie, ils se
supplicient eux-mêmes et torturent les autres de toutes les façons
imaginables et, après leur mort, leurs héritiers jettent leurs
cadavres, pour cent sous, dans la boîte aux ordures. Et l'on
reproche amèrement au malfaiteur de manquer de sentimentalisme!...
Ah! assez d'oraison funèbre. Dis donc, je ne pense pas que ce soit
spécialement pour voler les honnêtes propriétaires de cette boîte
que tu es venu à Malenvers?

-- Non, c'est une idée que j'ai eue tout d'un coup, je ne sais
comment. La vérité, c'est que j'ai suivi ici une jeune personne
qui n'est pas complètement libre, et avec laquelle j'ai rendez-
vous ce soir.

-- Mes félicitations. Moi, je suis venu à Malenvers afin de pouvoir
en partir. Tu vas me comprendre. J'ai quitté les États-Unis, il y
a trois semaines, à bord d'un navire de commerce qui m'a amené à
Saint-Nazaire. De là, je me suis rendu à R., une petite ville à
dix lieues environ au-dessus de Malenvers, et j'y attendais depuis
deux jours une occasion de rentrer à Paris...

-- Comment, une occasion?

-- Naturellement. Mon départ d'Amérique a été signalé à la police,
qui ne sait ni où j'ai débarqué ni où je me trouve, mais qui se
doute bien des raisons qui m'appellent à Paris. Tu sais comme les
gares de la capitale sont surveillées; ce sont de véritables
souricières. Du reste, l'absurde réseau français, qui force un
homme qui veut aller de Lyon à Bordeaux, ou de Nancy à Cette, à
passer par Paris, n'a point d'autre raison d'être que la facilité
de l'espionnage. Or, étant donné que je suis connu comme le loup
blanc par le dernier loustic de la police, j'étais sûr, si j'avais
pris un train ordinaire, d'être filé en arrivant et arrêté deux
heures après. J'ai donc envoyé mes bagages à Paris chez quelqu'un
que je connais et, ainsi que je te le disais, j'ai attendu
tranquillement à R. l'occasion de les suivre. Cette occasion, le
voyage de Courbassol me l'a fournie. J'ai pris à R., ce matin, le
train qui vous amenait ici et je partirai ce soir avec les
représentants du peuple et leur suite. C'est bien le diable si les
roussins songent à m'aller découvrir parmi ces honorables
personnes. D'ailleurs, je me suis fait une tête de mouchard de
première classe et ils me prendront, s'ils me remarquent, pour un
collègue de la Sûreté Générale; mais, en temps ordinaire, je ne me
serais pas fié à ce déguisement; ils ont trop d'intérêt à me
mettre la main au collet...

-- Ma foi, dis-je, je dois t'avouer que je t'avais pris, moi aussi,
pour un mouchard. Et l'idée t'est venue subitement de faire un
coup ici?

-- Oui, subitement, comme à toi. C'est assez curieux, mais c'est
comme ça. Au fond, je ne pense pas que ça nous rapportera des
millions; mais je me trouve depuis ce matin dans une telle
atmosphère d'honnêteté politique et privée...

Le sifflement d'une fusée lui coupe la parole; et, tout aussitôt,
on entend crépiter une pièce d'artifice. C'est la préface; les
trois coups des pyrotechniciens.

-- Allons, dit Canonnier en se levant; c'est le moment. La nuit
commence à tomber, mais nous verrons encore assez clair.

Nous sortons, jetant tous les deux un regard de pitié vers la
forme blanche allongée sur le lit de fer; nous fermons doucement
la porte; nous nous glissons dans le corridor; et nous voici
devant le bureau de l'hôtel. La porte n'en est pas fermée à clef.
C'est charmant! Nous entrons.

-- Le bureau; bon, fait Canonier. Et qu'est-ce que c'est que cette
seconde pièce? La chambre à coucher de Monsieur et de Madame, sans
doute... Tout juste. Nous allons nous partager la besogne; la
division du travail, il n'y a que ça... Tiens, tu as un outil
américain, continue-t-il pendant que je visse les unes aux autres
les trois parties de ma pince; j'ai le même exactement; mais on
fait mieux que ça, à présent. Et puis, Edison a inventé une petite
batterie électrique qui travaille pour vous tout en vous
éclairant, pour percer et scier les parois des coffres-forts; ça
se place dans un étui à jumelle qu'on porte en bandoulière; très
pratique. J'en ai une dans ma malle; je te ferai voir... Voyons,
toi, va dans la chambre et mets le secrétaire à la question; moi,
je vais rester ici pour tâter le pouls à la caisse. Nous n'en
aurons pas pour longtemps.

En effet, cinq minutes après, juste comme j'ai vérifié le contenu
du meuble auquel je me suis attaqué. Canonnier entre dans la
chambre avec des billets de banque dans la main gauche et, dans la
main droite, son chapeau où sonnent des pièces d'or.

-- Voici ma récolte, dit-il; six mille francs de billets, pour
commencer. Tiens, en voici trois mille; ne les change ni ici ni à
Paris, à cause des numéros. Quant à l'or, nous n'avons pas le
temps de compter.

Il vide son chapeau sur le lit et fait deux tas de louis, à peu
près égaux.

-- Prends celui que tu voudras. Celui de gauche? Parfait. Je mets
celui de droite dans ma poche. Douze cents francs chacun, à peu
près... Et toi, qu'as-tu trouvé?

-- Des valeurs. Les voici.

-- Bien. Je vais les emporter, puisque tu restes à Malenvers. Elles
partiront pour Londres demain matin à l'adresse de Paternoster. Ce
brave Paternoster! Il m'a écrit plusieurs fois à ton sujet... Je
t'expliquerai pourquoi. Pour le moment, je me demande où je vais
mettre ces titres. Un paquet, ce n'est pas possible. En
cataplasme, sur mon ventre? Oui; mais il faudrait quelque chose
pour les faire tenir... Ah! ça...

Des drapeaux, qu'on a jugés superflus pour la décoration de
l'hôtel, sont appuyés contre le mur. Canonnier en prend un,
arrache l'étoffe de la hampe, et s'en confectionne une sorte de
ceinture tricolore que je lui attache fortement derrière le dos,
et dans laquelle nous insérons les papiers.

-- À merveille, dit Canonnier en boutonnant son gilet. Je fais
concurrence à M. le maire, intérieurement; et il se met à renifler
d'une façon singulière. Tu te demandes si je suis enrhumé? ajoute-
t-il. Non, pas du tout. Je flaire l'argent. Je pense que nous n'en
avons pas trouvé beaucoup, et qu'il doit y en avoir d'autre.
Laisse-moi flairer encore un peu; je te dis que je sens
l'argent... Tiens, là.

Il se dirige vers la cheminée, passe sa main entre la glace qui la
décore et le mur; et retire un vieux portefeuille.

-- Ah! ah! dit-il en s'approchant de la fenêtre. Je te le disais
bien!... Des billets de mille; mazette!... Quatre, cinq... Neuf,
dix. Dix mille francs, mon bon ami. Voilà ce que c'est que d'avoir
du nez. Quand tu auras mon expérience, tu en auras autant que
moi... Voici cinq billets. Mets-les dans ta poche, et allons-nous-
en.

Nous rentrons dans le bureau.

-- Je leur ai laissé toute la monnaie blanche, fait Canonnier en
passant devant la caisse fracturée.; ils ont de la chance que je
ne sois pas bimétalliste... Plus un mot, à présent et sortons par
les jardins. Il y a une petite porte, au fond, qui donne dans une
rue déserte.

Nous sommes dans la rue déserte. Les fusées du feu d'artifice
s'épanouissant en gerbes multicolores, rayent le ciel qui s'est
obscurci. Nous nous dirigeons vers la grande place et nous avons
la joie d'assister aux transports de la foule devant les soleils
tournants, les chandelles romaines, et surtout les pluies d'or.
Divertissements innocents, plaisirs purs...

Un temps d'arrêt. C'est le bouquet qu'on va lancer, et il faut
laisser à l'enthousiasme la pause nécessaire aux préparations d'un
élan suprême. Oui, c'est le bouquet! Il éclate, éblouissant, au
milieu d'acclamations frénétiques. Et, parmi les jets de feu et
les rayons dorés, s'élève la forme, plus lumineuse encore, d'une
femme coiffée d'un casque qui semble une mitre; armée d'un glaive
pareil à un grand couteau à papier: et piétinant une devise
latine: _Pax et Labor_.

-- À quoi pensais-tu pendant ce feu d'artifice? demandé-je à
Canonnier comme nous quittons la grande place.

-- Je pensais qu'il est fort heureux pour la Société que les
malfaiteurs soient des gens simplement préoccupés de leurs besoins
matériels, des utilitaires, si l'on peut dire, et n'aient pas de
goûts artistiques. Autrement, les crimes pour la sensation, les
forfaits pour le plaisir... Mais ça viendra. Les honnêtes gens
possèdent déjà ces sentiments-là; les criminels les auront
bientôt. Le maire de Chicago, pendant la terrible conflagration de
la ville, réfugié au bord du lac avec les habitants impuissants
devant les flammes, s'écriait en un accès de voluptueux orgueil:
«Qu'on vienne dire, à présent, que Chicago n'est pas la première
ville du monde!» Faudra-t-il s'étonner, après cela, si les
_tramp_s d'Amérique, qui se contentent jusqu'ici de faire
dérailler les trains pour piller les morts et les blessés qu'ils
achèvent, se forment une conception plus haute de leur raison
d'être; et s'ils se mettent à faire sauter des bourgades ou à
incendier des villes, simplement pour l'attrait du spectacle, _for
the fun of the thing_?

-- En Europe, on n'en est pas là.

-- Pas encore. Mais qu'importent les procédés, après tout? Dans
tous les pays, la société actuelle mourra de la même maladie: de
la disproportion entre ses aptitudes et ses actes; du manque
d'équilibre entre sa morale et ses besoins... La Société! C'est la
coalition des impuissances lépreuses. Quel est donc l'imbécile qui
a dit le premier qu'elle, avait été constituée par des Forts pour
l'oppression des Faibles? Elle a été établie par des Faibles, et
par la ruse, pour l'asservissement des Forts, C'est le Faible qui
règne, partout; le faible, l'imbécile, l'infirme; c'est sa main
d'estropié, sa main débile, qui tient le couteau qui châtre...

Nous arrivons devant la Halle aux Plumes.

-- Quel tas de lugubres bavards, là-dedans! murmure Canonnier, ils
vont être gavés, bientôt, et se mettront à débiter leurs
mensonges... Il y aurait tout de même quelque chose à faire en
politique, vois-tu, ajoute-t-il d'une voix plus, basse; quelque
chose de grand, sans doute. Pas un des sacripans gouvernementaux
attablés là qui n'ait, comme l'enfant de Sparte, un renard qui lui
ronge le ventre... Et quelqu'un qui aurait des documents... Tu
comprends, hein? Tu comprends?... Quelqu'un à qui on fournirait
toutes les preuves... et qui aurait le courage et la force de
prendre çà à la gorge... Enfin, nous nous reverrons et nous aurons
le temps de causer; je t'ai déjà dit, n'est-ce pas? que j'avais
l'intention de te voir... Tu reviens à Paris demain matin?

-- Oui.

-- Eh! bien, tu me trouveras demain soir à dix heures, sur la place
du Carrousel, devant le monument de Gambetta. Convenu? Bien. Je te
quitte; je vais aller manger dans un café, près de la gare et, à
onze heures, je pars avec ces messieurs. Au revoir.

Neuf heures sonnent au clocher d'une église. Pendant une heure, au
moins, je me promène par la ville, songeant à ce que m'a dit
Canonnier, à ce qu'il m'a laisse entendre. C'est extraordinaire,
que j'aie rencontré cet homme ici; et plus extraordinaire encore
qu'il ait déjà songé à moi pour... Et pourquoi ne serait-ce pas le
malfaiteur, au bout du compte, qui délivrerait le monde du joug
infâme des honnêtes gens? Si ç'avait été Barabbas qui avait chassé
les vendeurs du Temple -- peut-être qu'ils n'y seraient pas
revenus...

Ma marche sans but m'a ramené près de la Halle aux Plumes. J'y
entre; car on en a ouvert les portes afin de permettre aux bonnes
gens de Malenvers qui n'ont point pris part au banquet de se
repaître, au moins, de la délicieuse éloquence de leur cher
député.

La Halle, éclairée par de grands lustres qui pendent du toit au
bout de câbles entourés de haillons rouges, a un aspect sinistre.
On dirait un bâtiment d'abattoir transformé à la hâte en salle de
festin; ou bien, plutôt, un grand magasin de receleur dont toutes
les marchandises volées auraient été enlevées sous la crainte
d'une descente de police, et où se seraient attablés, dans le vain
espoir de tromper les argousins sur la destination de l'immeuble,
des individus suspects endimanchés à la six-quatre-deux. Des
trophées de drapeaux sont accrochés aux murs qui suintent; et,
tout au fond, éclatant en sa blancheur froide de fromage mou, on
distingue le buste d'une bacchante de la Courtille étiquetée R.
F., un buste couronné de lauriers -- coupés au bois où nous n'irons
plus.

Autour de l'énorme table, les hommes publics, très rouges,
semblent cuver un vin très lourd; les citoyens de Malenvers
tendent leurs oreilles en feuilles de chou; leurs dames écoutent,
très attentivement, aussi, pleines de componction, ainsi qu'à
l'église; les cocottes prennent de petits airs détachés (mais
elles sont émues tout de même, les gaillardes; je vois bien çà);
les sténographes des agences noircissent du papier avec une
rapidité terrifiante; les journalistes prennent des notes; la
foule, _vulgum pecus_ qui se presse le long des murs, bave
d'admiration; et, vers le milieu de la table, debout, avec des
gestes de calicot qui mesure du madapolam, Courbassol parle,
parle, parle...

Sa figure? Ah! je ne sais pas! Je n'en vois rien; on n'en peut
rien voir. Il n'y a que sa bouche qui soit visible; sa bouche, sa
gueule, sa sale gueule. Et même pas sa bouche: sa lèvre inférieure
seulement. Oui, on ne voit que ça, dans la face de Courbassol. On
ne peut pas y voir autre chose que sa lèvre intérieure!

Cette lèvre est une infamie. Un bourrelet épais, violacé, qui fait
saillie en bec de pichet ébréché; une chose molle, humide, sur
laquelle les paroles paraissent glisser comme un liquide visqueux
et dont les contractions spasmodiques semblent sucer la salive;
qui fait songer, malgré soi, à un débris sexuel de Hottentote.
Cette lèvre-là, c'est une gargouille: la gargouille
parlementaire... Et des mensonges en tombent sans trêve, et des
âneries, et des turpitudes...

Le saltimbanque attaque sa péroraison. Il la déclame, non pas en
Robert-Macaire, ni même en Bertrand, mais en Courbassol. La voix
est lourde, monotone, fausse, peureuse; une voix de lâche: la voix
parlementaire.

-- Oui, citoyens, le jour va luire enfin où c'en sera fait des
compromissions indignes; où le grand parti républicain va
reprendre conscience de lui-même et voguer de ses propres ailes.
La France est lasse de se voir gouvernée par des hommes qui, sous
de vains prétextes de sagesse et de prudence, s'efforcent de la
retenir dans l'ornière de la routine en attendant qu'ils la
plongent dans l'abîme de la réaction. Il ne leur a que trop été
permis, déjà, d'accomplir leur oeuvre néfaste; leurs satellites,
qu'ils ont pourvus de toutes les places en dépit des droits acquis
et des services rendus par de plus dignes, ont submergé le pays
sous leurs détestables doctrines. Mais cette inondation
réactionnaire, citoyens, a mis le feu aux poudres! Et demain, j'en
ai la conviction profonde, la Chambre va montrer par son vote
qu'elle n'entend pas être victime et qu'elle se refuse à être
dupe. La France veut être libre, citoyens! Berceau du progrès, son
bras n'abdiquera jamais le droit de tenir haut et ferme cette
torche de la liberté que nos aïeux jetaient, enflammée et sublime,
à la face de l'Europe!

Alors, c'est du délire. Des applaudissements frénétiques font
trembler la Halle aux Plumes sur sa base. On veut porter
Courbassol en triomphe. Et c'est entourés d'une foule hurlante que
lui et ses amis arrivent au Sabot d'Or où les propriétaires, par
une marche forcée, les ont précédés d'une demi-minute.

-- Vive la République! Vive Courbassol! hurle la foule tandis que
nous pénétrons dans l'hôtel et que Margot profite de la confusion
pour me serrer la main, en signe d'intelligence.

Mais, dans la maison, des cris désespérés s'élèvent:

-- Au voleur! Au voleur!... À moi! Au secours!...

-- Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? demandent Courbassol, Machinard et
plusieurs autres en se précipitant dans le bureau où l'hôtelier et
sa femme font un affreux vacarme.

-- Tenez, Messieurs, tenez! Regardez la caisse! Voyez le
secrétaire! Les voleurs sont venus... Ils nous ont tout pris,
tout! Ah! les coquins!... Mon Dieu! quel malheur!...

Courbassol, Machinard et plusieurs autres font pleuvoir les
consolations, accueillies par les jurons de l'hôtelier et les
sanglots de l'hôtelière. Cependant, il est onze heures moins vingt
et les véhicules qui nous ont amenés ce matin arrivent devant la
maison. Les voyageurs ont juste le temps de monter chercher leurs
manteaux, et leurs parapluies, et leurs cannes. Margot ne les suit
pas; elle vient de déclarer à Courbassol que l'émotion lui a brisé
les nerfs et qu'elle ne serait pas en état de supporter le voyage.
Courbassol a affirmé qu'il comprenait ça; les nerfs des femmes...
Margot passera la nuit au Sabot d'Or et prendra le train demain
matin.

Les voyageurs descendent. Quelques-uns règlent leurs notes, tous
font leurs compliments de condoléance aux victimes gémissantes de
la perversité humaine, et ils montent dans les véhicules qui
s'ébranlent au bruit des acclamations populaires. Je les regarde
partir. Dans un quart d'heure, Ils rouleront vers Paris, en
compagnie d'un homme qui les attend là-bas, dans un café près de
la gare, et qui porte autour du ventre un drapeau tricolore.

J'entre dans le bureau de l'hôtel. Margot, assise à côté de
l'hôtelière qui sanglote, cherche à la réconforter et partage sa
douleur, car de grosses larmes coulent sur ses joues.

-- Ma pauvre dame, dit-elle, comme je vous plains!... Mais je vous
jure que je ferai tout ce que je pourrai pour vous. Courbassol
m'accordera ce que je lui demanderai. Qu'est-ce que vous voulez?
Un bureau de tabac? Un kiosque à journaux? Enfin, dites... Je suis
sa maîtresse, sa maîtresse en titre, je vous dis. C'est plus que
sa femme, n'est-ce pas? Ainsi...

L'hôtelier, dans un coin, s'arrache les cheveux, de la main
gauche; de la main droite, il tient le vieux portefeuille que
Canonnier a découvert derrière la glace.

-- Ah! Monsieur, que nous avons du malheur! me dit-il comme je lui
demande une chambre. C'est affreux! C'est épouvantable!... Et ces
coquins de gendarmes qui sont restés toute la soirée à la porte de
la Halle aux Plumes au lieu de patrouiller les rues! Je vais
demander leur cassation... Donnez le numéro 8 à Monsieur, ordonne-
t-il à Annette qui vient d'arriver avec une bougie. Et préparez-
vous à comparaître demain matin devant le juge d'instruction,
petite scélérate; s'il ne vous met pas pour six mois en prison
préventive, vous et Jérôme, je lui ferai donner de mes nouvelles
par M. Courbassol...

Annette, tout en larmes, me conduit à ma chambre; ce n'est pas
celle où est morte la vieille femme; tant mieux; quoique je pense
l'habiter très peu, cette chambre. J'ai vu la clef du numéro 10,
dont la porte fait face à la mienne, se balancer aux doigts de
Margot...

-- Tu ne trouves pas que c'est curieux? me demande Margot dans le
train qui nous ramène à Paris. Nous n'avons passé que deux nuits
ensemble et, chaque fois, on a découvert un vol dans la maison.

-- Oui, dis-je, il y a des coïncidences bizarres.

--Pour sûr. Ah! maintenant, nous pouvons causer; car nous n'avons
pas eu le temps de nous dire deux mots, depuis hier soir. Qu'est-
ce que tu fais, toi?... Ah! oui, tu es ingénieur. Tu es toujours,
dans les écluses?

--Toujours.

-- Il en faut donc beaucoup?

-- Il en faut partout.

-- Ça doit bien gêner les poissons... Ah! à propos, tu ne sais pas
la vérité sur le vol d'hier? C'est la femme de chambre qui m'a
raconté ça ce matin... Figure-toi que les aubergistes avaient chez
eux la mère de la femme, une vieille qui était morte dans l'après-
midi. -- Le cadavre était dans la maison. Quelle horreur! -- Toutes
les valeurs de la vieille étaient dans le secrétaire; et, comme il
y a beaucoup de parents, les hôteliers ont simulé un vol pour
n'avoir pas à partager l'héritage. Il est bien facile de voir que
c'est là la vérité; toute la ville la connaît à l'heure qu'il est,
et tu penses si l'on doit rire à Malenvers. Le coup était mal
monté, à mon avis; car enfin, le mari et la femme qui s'absentent
ensemble, l'hôtel complètement abandonné, est-ce que ça peut
sembler naturel?

-- Pas un instant.

-- Quelles canailles! La famille va leur faire un procès. Et dire
que la politique vous force à frayer avec des gens pareils!...

Et Margot pousse un gros soupir.


XV -- DANS LEQUEL LE VICE EST BIEN PRÈS D'ÊTRE RÉCOMPENSÉ

Je viens d'aller regarder l'heure, à la lueur d'un des becs de gaz
de la place du Carrousel. Dix heures un quart. J'attends Canonnier
depuis vingt minutes, et je ne le vois pas paraître. Il n'est
guère exact... J'allume un cigare et je m'amuse à dévisager les
passants, pour tuer le temps; ils sont rares, ces passants, et ils
marchent vite en traversant cette grande place à laquelle la
disparition des Tuileries a donné l'aspect d'un désert.

Dix heures et demie. Ah! ça, Canonnier aurait-il oublié le rendez-
vous qu'il m'a donné? Non, ce n'est pas possible. Alors?... Alors,
je ne sais vraiment que penser. Attendons encore. Je me mets à
examiner, sous la lumière crue de la grande lampe électrique qui
s'érige au milieu de la place, le monument de Gambetta. Quelle
chose abjecte, cette colonne Vendôme de la Déroute! Cette pierre à
aiguiser les surins, vomie par les carrières d'Amérique, ce pilori
de N'a-qu'un-OEil sur lequel Marianne, coiffée d'un bas de laine,
enfourche à cru une chauve-souris déclouée de la porte du Grenier
d'Abondance -- qui n'a plus besoin de porte, à présent!

Il va être onze heures, et toujours pas de Canonnier, C'est
embêtant; j'aurais bien voulu le revoir, et je ne puis pas
revenir, comme cela, l'attendre tous les soirs pendant un mois sur
la place du Carrousel. J'ai reçu, en rentrant chez moi, une lettre
de Roger-la-Honte qui me demande de me trouver à Bruxelles dans
trois ou quatre jours... Non, j'ai beau regarder du côté des
guichets qui donnent sur le quai et du côté de ceux de la rue de
Rivoli, je n'aperçois pas mon homme. Je ne vois que le
factionnaire qui monte la garde, là-bas, devant le ministère des
finances, et la statue de pierre du Grand Tribun dont le bras
vengeur désigne la trouée des Vosges -- à l'ouest.

Allons-nous-en. Demain, j'irai voir chez Ida si elle a des
nouvelles, sans lui faire part de ma déconvenue de ce soir, au cas
où elle ne saurait rien. Il ne faut point mettre les gens au
courant de nos déceptions. Pensons-y toujours, n'en parlons
jamais.

J'arrive chez Ida, rue Saint-Honoré, vers une heure de l'après-
midi.

-- Ah! s'écrie-t-elle dès qu'elle pénètre dans le salon où je
l'attends, il y en a, du nouveau! Canonnier est ici, et sa fille
aussi...

-- Vraiment! sa fille! Et depuis quand?

-- Depuis hier soir, répond Canonnier qui a reconnu ma voix et qui
fait son entrée. Dis donc, je t'ai laissé poser, hier soir;
excuse-moi, car je n'ai pu faire autrement.

Il m'explique ce qui est arrivé. Il est entré sans encombre à
Paris, l'avant-dernière nuit. Hier matin, il a chargé Ida de faire
remettre une lettre à sa fille; et, toute la journée, il a attendu
vainement une réponse. Mais cette réponse, c'est Hélène elle-même
qui l'a apportée, vers sept heures du soir.

-- Et elle déclare qu'elle suivrait son père au bout du monde,
s'écrie Ida, et que son devoir est de tout lui sacrifier. Ah!
qu'elle est charmante! Aussi innocente que l'enfant qui vient de
naître... Elle est restée ici depuis hier soir. Elle est désolée
de causer du chagrin, par son départ, à ces Bois-Créault qui ont
toujours été si parfaits pour elle; mais son père, dit-elle, doit
passer avant tout. Elle le croit menacé...

-- Oui, dit Canonnier. Je lui avais appris dans ma lettre, afin de
la décider, que j'étais poursuivi pour mes opinions politiques; et
-- vois si elle est intelligente -- elle a fait une remarque qui m'a
empêché sans doute de me faire pincer en allant te retrouver hier
soir.

-- Ah! bah! dis-je; et comment cela?

-- On savait, continue Canonnier, que c'était pour venir chercher
ma fille en France que j'avais quitté l'Amérique. On le savait;
j'ai été trahi par quelqu'un... Mais je te raconterai ça plus
tard. Et, comme on ignorait ou j'étais passé depuis mon départ des
États-Unis, on faisait surveiller l'hôtel de M. de Bois-Créault,
où demeurait Hélène. Ma fille, hier, en quittant cet hôtel, a
remarqué qu'un individu qu'elle voyait depuis plusieurs jours
devant la maison s'était mis à la suivre. Elle a essayé de le
dépister, mais vainement; c'est un malin. Elle m'a prévenu de la
chose; j'ai vu le personnage en faction sur le trottoir d'en face,
et tu comprends que je ne suis pas sorti.

-- Et la surveillance continue-t-elle?

-- Je te crois, répond Canonnier. Si tu veux voir l'individu, viens
ici...

Il va, tout doucement, lever le coin du rideau d'une fenêtre et me
désigne, dans la rue, un Monsieur qui porte un lorgnon.

-- Attends un peu, dis-je, laisse-le moi regarder attentivement...
Bon. Ça suffit. Cet homme-là n'est pas un mouchard.

-- Comment! s'écrie Canonnier; ce n'est pas...

-- Non, mille fois non. Si c'est lui qui t'effraye, tu as tort
d'avoir peur. D'ailleurs, je vais t'en donner bientôt la meilleure
des preuves... Mais, d'abord, qu'as-tu l'intention de faire?
Quitter le plus vite possible Paris et la France avec ta fille, je
présume? Oui. Et aller à Londres, car il est bien improbable que
l'Angleterre accorde ton extradition, si le gouvernement français
la demande, car tu n'es pas condamné, mais simplement relégué.

-- J'irai peut-être à Londres; mais ça dépend. Où va-tu, toi?

-- Moi, je vais à Bruxelles.

-- Eh! bien, moi aussi j'irai à Bruxelles.

-- C'est de la folie! La Belgique t'arrêtera et t'extradera sans la
moindre hésitation.

-- Peut-être, si l'on sait que je suis à Bruxelles; mais si on
l'ignore? Car, si tu ne te trompes pas, si cet homme qui croise
devant la maison depuis ce matin n'est pas un roussin...

-- C'est si peu un roussin, dis-je, que je vais t'en débarrasser
pour toute la journée. Je vais descendre et l'emmener avec moi.
Regarde par la fenêtre. Une fois que tu m'auras vu partir en sa
compagnie, tu seras libre de tes mouvements.

-- Bon. Je prendrai avec Hélène le train de Belgique cette après-
midi même. Quand seras-tu, à Bruxelles, toi?

-- Je partirai demain matin. Maintenant, ne quitte pas là fenêtre,
surveille bien mes mouvements et tu verras que tu n'as rien à
craindre.

Je descends. Du coin de l'escalier, je guette le moment où l'homme
que Canonnier prend pour un mouchard aura le dos tourné. Voilà. Je
sors, je remonte un bout de la rue, à gauche, je la traverse, et
je me trouve nez à nez avec l'individu, qui vient de se retourner.

-- Eh! bien, lui dis-je en lui donnant Un grand coup sur l'épaule,
comment vous portez-vous, Issacar?

-- Comment! c'est vous! s'écrie Issacar absolument abasourdi; ah!
vraiment, je ne m'attendais guère...

-- Moi non plus; et je suis bien heureux de vous rencontrer; j'ai
beaucoup de choses à vous dire. Laissez-moi vous emmener déjeuner
et nous pourrons nous donner de nos nouvelles réciproques tout à
notre aise.

-- Je regrette beaucoup d'être obligé de refuser votre invitation,
répond Issacar; mais en ce moment je suis fort occupé...

-- Occupé! dis-je très haut, car je commence à croire qu'il y a du
louche dans la conduite d'Issacar. Occupé! Vous osez me raconter
de pareils contes, à moi qui vous trouve dans la rue Saint-Honoré,
le nez en l'air, rimant un sonnet à votre belle, alors que je vous
crois aux prises avec les cannibales du Congo.

Je fais signe à un cocher dont la voiture vient s'arrêter devant
nous.

-- Allons, Issacar, dis-je en le prenant par le bras et en le
poussant dans la voiture, vous me semblez avoir complètement
oublié les usages européens dans ce Congo où vous avez sans doute
fait fortune.

-- Hélas! non, répond-il tandis que je donne au cocher l'adresse
d'un restaurant de la rue Lafayette.

-- Non, me dit Issacar au dessert, non, je n'ai point fait fortune
au Congo; tant s'en faut. J'y ai perdu tout l'argent que j'ai
voulu, et j'ai été obligé de revenir en France il y a un mois.

-- Je croyais pourtant que vous aviez une belle idée...

-- Oh! superbe! Seulement, je n'ai pas pu la réaliser. Je m'y étais
pris trop tôt. Celui qui pourra, dans deux ans, tenter ce que j'ai
essayé, fera certainement une fortune.

-- Vous n'avez pas de chance.

-- Non. J'ai des idées excellentes, mais je ne puis jamais
reconnaître le moment propice à leur exécution. Je m'y prends trop
tôt ou trop tard. Je sais combiner, mais pas entreprendre. Je suis
un incomplet...

-- Oui, je le crois; et vous n'êtes pas le seul aujourd'hui.

-- Non, certes. Le nombre des gens auxquels il manque quelque
chose, une toute petite chose, un rien, pour réussir, est
considérable. Tout le monde a du talent, à présent; mais c'est du
génie qu'il faut. Et le génie ne s'acquiert pas. C'est un don, un
pouvoir qu'on apporte en naissant de concevoir lucidement
certaines choses et de rester complètement fermé à d'autres,
presque une faculté animale. Et puis... vous parlez des
incomplets. C'est chez les Juifs surtout qu'ils se rencontrent. Je
suis Israélite et j'en sais quelque chose. La race juive, malgré
la barbarie sanglante de ses origines, et peut-être en raison de
ces origines mêmes, n'est pas une race abjecte, quoi qu'on en
dise. Les Juifs -- cela peut vous paraître étrange, mais c'est vrai
-- les Juifs sont absolument dépaysés dans la civilisation
actuelle. Ce sont des gens qui vivent dans un monde qu'ils n'ont
point fait et qu'ils détestent, dont quelques-uns d'entre eux -- et
vous connaissez leurs noms aussi bien que moi -- ont démontré, avec
une éloquence qu'on n'égala pas, la misère et la bêtise; dont le
plus grand nombre met en pleine lumière, par ses actes,
l'absurdité et l'infamie.

-- En en profitant de son mieux.

-- Naturellement. Je vous parle du plus grand nombre. Vous n'irez
pas chercher la compréhension et la moralité hautes, même chez une
race qui a connu la persécution, dans la majorité... Ce plus grand
nombre, auquel les circonstances -- ou la volonté bien arrêtée des
chrétiens, car il y aurait de singulières choses à dire là-dessus
-- ont donné, il y a cent ans, la direction des affaires des
peuples, ce plus grand nombre peut se diviser en deux parties.
D'abord, une minorité douée de génie, d'un génie pratique pour le
maniement et l'utilisation de l'argent, mais qui ne se rattache au
judaïsme que par les liens extérieurs des pratiques religieuses.
Il y a autant de différence entre les préoccupations morales de
ces gens-là et celles d'Israélites qui ont la notion du caractère
et des tendances de leur race, qu'on peut en trouver entre
l'existence d'un prince de la finance et celle de Spinoza vivant à
La Haye, sur le Spui, dans l'humble maison où il gagnait sa vie --
un peu de pain et de lait -- à polir des verres,

-- Et ces Israélites qui ont, d'après vous, la notion du caractère
et des tendances de leur race...?

-- Ils sont nombreux. Pas un parmi eux, qui ne se rende
parfaitement compte, au fond, du fonctionnement imbécile de la
machine sociale, et qui n'en connaisse la cause. Pas un qui ne
soit disposé à la mettre en pièces, cette machine. Mais
l'entreprise n'est pas facile; et, s'il se rencontre dans leurs
rangs des hommes comme Lassalle, Il s'y trouve encore plus souvent
des gens comme moi. Que voulez-vous? Lorsqu'on juge une situation
désespérée, et qu'on ne peut l'améliorer, le mieux est d'essayer
d'en tirer tout le parti possible, sans s'occuper du choix des
moyens. Aujourd'hui coupeur de bourses, demain gendarme. Notre
logique est dans nos idées -- nos idées à nous -- mais pas dans nos
actes. La connaissance nette des choses est déjà pour nous une
entrave assez gênante, la condition du monde actuel, en opposition
constante avec nos aspirations et nos rêves, paralyse à tel point
notre énergie, que nous serions bien sots de nous embarrasser,
encore, du poids écrasant des scrupules. Oui, nous sommes des
incomplets; propres à rien, peut-être parce qu'il n'y a rien de
propre, et bons à tout, peut-être parce que votre société, où il
est défendu d'agir individuellement, ne peut se passer
d'intermédiaires. Pourquoi voudriez-vous, s'il vous plaît, que
nous prissions parti, consciencieusement, pour telle coterie ou
pour telle clique? Pourquoi voudriez-vous que nous eussions des
convictions? Nous sommes indifférents à vos conflits dérisoires.
Ce n'est pas notre faute, si l'homme se glorifie de panteler sur
une croix d'or, le flanc percé, la tête couronnée d'épines...
_Ecce homo_!... Hé! qu'il reste à son gibet, si cela lui fait
plaisir! Comme au supplicié du Golgotha, nous lui disons: «Sauve-
toi toi-même.» Et nous lui apportons du fiel et du vinaigre sur
une éponge, s'il a soif, au bout du glaive de la Loi!

-- Et, dites-moi, Issacar, n'avez-vous pas les doigts, en ce
moment, sur la poignée de ce glaive-là?

-- Toute la main, répond Issacar. Je ne veux pas vous le cacher...
Vous savez que le ministère a démissionné hier?

-- Certes. Les camelots se sont chargés de me l'apprendre; mes
oreilles en souffrent encore.

-- C'est Courbassol qui va être nommé président du Conseil, demain
ou après-demain au plus tard; l'Élysée essaye aujourd'hui une ou
deux combinaisons, mais ce n'est pas sérieux... Vous me direz que
Courbassol ne l'est guère non plus; mais ça n'a pas la moindre
importance. Les hommes mêmes remarquables dans la conduite de
leurs affaires privées ont leurs acuités submergées, dès qu'ils
arrivent, au pouvoir, sous un flot de cynisme politique,
d'indifférence au bien général, d'incompréhension absolue, qui a
quelque chose d'effrayant. Mais du moment qu'ils ont de la poigne,
comme on dit, la France est satisfaite; en fait de liberté, elle
n'a jamais connu que la liberté des moeurs, et elle demande à
continuer... Que vous disais-je? Ah! oui... Dès que Courbassol
sera installé, on procède à l'épuration générale du personnel.
C'est décidé. On nettoie les écuries d'Augias...

-- Ah! et vous aurait-on laissé entrevoir une place au râtelier,
après le nettoyage?

-- Oui; on m'a promis de me nommer préfet.

-- Vraiment! Mes compliments. Mais qu'avez-vous fait pour mériter
de pareilles faveurs?

-- J'ai rendu des services, dit Issacar... des services... depuis
que je suis revenu. Oui; on m'a chargé de deux missions
importantes qu'on ne pouvait pas confier à tout le monde, et je
les ai menées à bonne fin. À vrai dire, quand vous m'avez
rencontré, je m'occupais d'une troisième affaire... Ah! si je la
réussissais, celle-là!...

-- C'est donc bien important?

-- Très important. Il s'agit de s'assurer de la personne d'un
individu qui s'est approprié des documents compromettants pour de
hauts personnages; on l'avait déjà mis hors d'état de nuire,
mais...

-- Comment m'écrié-je, avec un grand geste d'indignation. Comment!
Issacar, vous en êtes là!... Vous faites ça!...

-- Pourquoi pas? répond Issacar. Vous êtes admirable, vraiment!
Parce que j'ai commis des actes contraires aux prescriptions du
Code, je serais condamné à n'en jamais commettre d'autres? Il me
serait interdit d'étayer l'autorité établie sous prétexte que je
l'ai autrefois battue en brèche? Ah! non; je n'engage ma liberté
ni à droite ni à gauche; je méprise assez les lois pour les
narguer le matin et pour leur prêter le soir le concours de mon
expérience, si j'y trouve mon intérêt... Voyez-vous, ajoute-t-il,
il n'existe plus, au fond, que deux types aujourd'hui: le voleur
et le policier; quant à l'homme d'État, c'est un composé des deux
autres. Il y a aussi l'Artiste; mais, dans la Société actuelle,
c'est un monstre.

Peut-être, après tout. Ah! Et puis...

-- Vous le savez, continue Issacar, je suis Juif; et par
conséquent, tout à fait indifférent à bien des choses qui vous
passionnent. Ce détachement absolu n'est cas une manière d'être:
c'est une raison d'être. Le Juif... Figurez-vous une caravane qui
passe à travers un univers malade, apportant des remèdes dont on
ne veut pas, et des poisons qu'on lui demande... Le Juif, à mon
avis, n'a pas encore joué son rôle -- le rôle qu'il jouera. -- Il
traversera l'épreuve de la tolérance comme il a traversé l'épreuve
de la persécution. Toutes les races ont leur fonction dans la
physiologie de l'humanité.

J'ai fait durer le déjeuner aussi longtemps que possible; il n'y a
certainement pas moyen de retenir Issacar davantage. N'importe;
Canonnier et sa fille ont pu mettre le temps à profit et sont
déjà, sans doute, à la gare du Nord, il faudra que je prenne le
train de Bruxelles Ce soir, et que je les décide à partir demain
pour Londres; je n'ai pas confiance en l'hospitalité belge.

Nous sortons du restaurant. Un embarras de voitures, omnibus,
fiacres, fardiers, camions, nous arrête au bord du trottoir au
moment où nous allons traverser la rue; les cochers jurent, les
voyageurs tempêtent; et l'un d'eux, là-bas, met la tête à la
portière d'un fiacre à galerie chargé de malles, pour se rendre
compte de ce qui se passe... Dieu de Dieu! C'est Canonnier! Pourvu
qu'Issacar...

Mais Issacar n'est plus là. Il a sauté dans une voiture qui
passait à vide, et qui suit au grand trot, à présent, le fiacre à
galerie qui s'est remis en marche. Il se retourne, de loin, pour
m'envoyer un salut accompagné d'un geste vague...

Que faire? Que faire?... Courir à la gare?... C'est inutile. Le
train sera parti avant que j'y puisse arriver, un train précédé
d'une dépêche envoyée par Issacar aux mouchards de la frontière...
Que faire?... Rien. J'ai beau me creuser la, tête, je ne vois rien
à tenter. Ah! pourquoi n'ai-je pas expliqué les choses à Issacar,
tout à l'heure?... Il n'a pas oublié qu'il me doit vingt mille
francs et je suis convaincu qu'il aurait aidé Canonnier à
échapper, si je lui avais demandé de le faire. Oui, pourquoi n'ai-
je pas parlé?... Ce qui doit arriver arrive, malgré toutes les
mesures qu'on peut prendre, malgré toutes les combinaisons -- et
tous les stratagèmes... Ah! il est bien inutile que je prenne le
train ce soir, pour me croiser en route, avec celui qui ramènera
Canonnier...

Je suis navré et énervé au point de ne pouvoir tenir en place. Il
m'est impossible de rester chez moi, où je suis rentré tout à
l'heure; la solitude redouble mon ennui. Sept heures. Je sors. Je
vais aller inviter Margot à dîner; son bavardage me distraira...

Mais Margot refuse ma proposition, telle ce Grec incorruptible qui
repoussa les présents d'Artaxercès. C'est elle qui tient à
m'offrir à dîner.

-- Je sais bien que ça te semble le monde renversé...

À moi? Oh! pas du tout. Je ne demande qu'à me laisser faire.

Je dîne donc chez Margot; et même, j'aurai largement le temps d'y
digérer à mon gré, car Margot est veuve jusqu'à demain. Courbassol
a fait annoncer qu'il ne viendra pas ce soir; il jette le mouchoir
à une indigne rivale.

-- Oui, mon cher. Il me trompe avec une actrice; je le sais. Un
homme marié! C'est dégoûtant... Enfin, il va être ministre, et
j'aurai un cocher à cocarde tricolore à ma porte quand je voudrai.
Ah! ce que Liane va rager!...

Mais si, par hasard -- car tout arrive, même ce qui devrait arriver
-- si Courbassol n'était pas nommé ministre?

-- C'est impossible! s'écrie Margot. Le président est forcé de
rappeler. Mais qui veux-tu qu'on prenne, mon ami? Réfléchis un
peu. Qui? Ils ne sont pas nombreux, en France, les gens à qui l'on
peut confier un portefeuille. Tiens, tu ne connais rien à ces
choses-là. Quand je t'entends parler politique, j'ai envie de
t'envoyer coucher.

-- Ne te gène pas; et si tu me montres le chemin, je serai capable
de ne pas me réveiller avant demain.

C'est, ma foi, ce que j'ai fait. Nous dormons encore tous deux
lorsqu'un carillon épouvantable retentit dans la maison. Un
instant après, le bruit d'une grande discussion parvient jusqu'à
nous.

-- Qu'y a-t-il donc? demande Margot.

Moi, je ne sais pas... Mais les voix se rapprochent; et l'on
commence à distinguer les paroles prononcées par plusieurs hommes
dans le petit salon qui précède à chambre à coucher.

-- Si, si, nous savons qu'il est ici!

-- Mais non, Monsieur, je vous jure, répond la voix de la femme de
chambre. Madame est toute seule.

-- Voyons, voyons, ma petite, c'est inutile de nous faire des
contes. Du moment qu'il n'est pas chez lui, il est ici; c'est
forcé.

Et, une seconde après, on frappe à la porte de la chambre.

-- Mon cher ami, vous êtes là?... Répondez-moi, sacredié! C'est
moi, Machinard.

-- Réponds, murmure Margot; sans ça, ils ne s'en iront pas. Et elle
mord les draps pour ne pas éclater de rire, pendant que je pousse
un rugissement.

-- Humrrr!...

-- Bien, bien, répond Machinard. C'est tout ce que je voulais
savoir. Ne vous dérangez pas... Il faut vous rendre à l'Élysée
pour midi. Le président vous fait appeler pour vous offrir la
présidence du Conseil et le portefeuille de la Justice. Je compte
sur votre exactitude, n'est-ce pas?

-- Humrrr!...

-- Et mes félicitations. Rappelez-vous que c'est l'Intérieur qu'il
me faut.

-- Humrrr!...

-- Et mes compliments, vient dire Chose à travers la porte.
Souvenez-vous bien de me réserver la Marine.

-- Humrrr!...

-- Et mes congratulations, reprend Un Tel par le trou de la
serrure. N'oubliez pas de me désigner pour l'Agriculture.

-- Humrrr!...

Puis, on entend leurs pas qui s'éloignent. Margot se tord de rire;
et moi je saute à bas du lit. Vite, vite, il faut partir, quitter
Paris...

-- Qu'est-ce que tu fais? demande Margot. Tu t'habilles? Tu pars?

-- Tu le demandes! Un pays où l'on veut faire de moi un ministre de
la Justice!

-- Et puis, après? dit Margot qui rit encore. Pourquoi pas toi
aussi bien qu'un autre?

Ah! la malheureuse! C'est vrai, elle ne sait rien... Laissons-la
dans son ignorance.

Quand je la quitte, elle me demande mon adresse à Londres; elle
viendra peut-être me faire une visite dans quelque temps... J'en
serai enchanté. Je lui donne une carte. Et elle sonne sa femme de
chambre pour lui ordonner d'aller porter à Courbassol, chez
l'indigne rivale, la nouvelle du bonheur qui l'attend.

Ah! oui, il va être heureux, Courbassol. Ministre de la Justice!
Quel honneur! -- Quel honneur même pour la Justice, car enfin
Courbassol n'est peut-être encore que l'avant-dernier des
Courbassols...

Je me hâte de rentrer chez moi, de déjeuner et de me préparer à
partir. Je veux être à Bruxelles ce soir car une pensée, tout d'un
coup, m'a traversé le cerveau. Canonnier a été arrêté, c'est
certain; mais qu'est devenue sa fille?


XVI -- ORPHELINE DE PAR LA LOI

Nous ne sommes plus qu'à une demi-heure de Bruxelles et le
voyageur qui me fait face, dans le compartiment où nous sommes
seuls, vient de céder au sommeil. C'est un homme de soixante ans,
environ, au front haut, aux traits impérieux, aux cheveux très
blancs, à la face complètement rasée. Grand, maigre; des mains
fines; et ses, yeux, qu'il vient de fermer, éclairaient sa
physionomie de la lueur de l'intelligence. À présent, c'est
seulement de la lassitude, une expression de fatigue et de chagrin
intense qui se lit sur sa figure. Souffrance toute morale, sans
doute, car cet homme-là doit être riche; je me permets, tout au
moins, de le supposer. Son costume de voyage, très simple, son
manteau sombre, son chapeau de feutre, ne me livrent aucun
renseignement sur sa position sociale; et une jolie petite valise
à fermoirs d'argent, aux initiales J.-J.B., qu'il a déposée dans
le filet au-dessus de sa tête, ne m'en donne pas davantage. Qu'y
a-t-il, dans cette valise?

Je tire mon mouchoir de ma poche, non pas que j'aie l'intention de
m'en servir -- je risquerais de réveiller cet honorable vieillard --
mais pour l'imbiber de quelques gouttes d'un liquide contenu dans
une petite fiole que je portais dans mon gousset. Ce liquide,
c'est du chloroforme, toujours utile en voyage. Et, maintenant que
le mouchoir en est suffisamment imprégné, je me lève tout
doucement et je l'applique sous les narines du vieux monsieur. La
tête du vieux monsieur se rejette en arrière, la bouche
s'entr'ouvre pour laisser passer une plainte sourde, les paupières
battent, et c'est tout. Le vieux monsieur se réveillera deux ou
trois minutes après l'arrivée du train à Bruxelles. J'ai une
grande expérience de ces choses-là.

Je lance par la portière le mouchoir et la fiole de chloroforme,
par mesure de précaution; je reprends ma place et je déplie un
journal où l'on parle -- quelle coïncidence! -- d'un nouveau système
de sonnette d'alarme qu'on doit bientôt mettre en usage sur la
ligne du Nord. Allons, il ne sera pas trop tôt; le besoin s'en
fait sentir, comme on dit dans la presse...

Le train ralentit son allure, pénètre sous la voûte de verre de la
station; il va s'arrêter. Je jette un regard sur le vieux
monsieur; ses mains se crispent et il semble faire des efforts
désespérés pour ouvrir les yeux. Il est temps. Je tourne la
poignée de la portière, je saisis mes deux valises -- la mienne et
l'autre -- et je descends avec la légèreté qui me caractérise. Une
minute après je suis dans un fiacre; et un quart d'heure ne s'est
pas écoulé que je fais mon apparition, à l'hôtel du Roi Salomon.

-- Ah! monsieur Randal! s'écrie l'hôtelière dès qu'elle m'aperçoit.
On ne parle que de vous, depuis ce matin.

-- Qui cela?

-- Mais, une charmante jeune fille...

-- Et puis, et puis!... M. Canonnier, l'avez-vous vu?

-- M. Canonnier? Je crois bien, que je l'ai vu! Il est là-haut, au
premier étage; il vous attendait ce matin pour déjeuner...

Je ne l'écoute plus; je grimpe l'escalier au plus vite. Canonnier
est ici!... Alors, qu'est-ce que c'était que cette comédie jouée
hier par Issacar? Avait-il deviné le but de la manoeuvre que
j'avais exécutée, et avait-il voulu, pour se venger à moitié, me
faire une fausse peur sans nuire à l'homme que je voulais sauver?
C'est bien possible... Je frappe à la porte qu'on m'a indiquée.

-- Enfin! c'est toi, dit Canonnier qui vient m'ouvrir. Je
commençais à désespérer. Qu'est-ce qui t'a retenu à Paris?

Autant ne point le lui avouer. À présent que le danger est passé,
il vaut mieux ne pas parler de mes craintes.

-- J'ai manqué le train du matin, dis-je; on m'avait réveillé, trop
tard. Et il ne faudra pas m'imiter demain, car il est nécessaire
de partir pour Londres à la première heure. J'ai à faire ici dans
deux ou trois jours, mais je t'accompagnerai, quitte à revenir le
lendemain, afin de vous, installer chez moi, toi et ta fille.

-- Tu es bien aimable; je pense aussi que l'Angleterre vaut mieux
pour moi que la Belgique, et j'étais décidé à ne pas rester ici
bien longtemps. J'ai déjà fait porter mes bagages à la consigne de
la gare du Nord et j'ai télégraphié à Paternoster de garder la
valeur des titres que je lui ai expédiés jusqu'à ce que toi ou moi
allions chercher cet argent. Tu sais ce qu'il donne? Mille livres
sterling. Il n'y a pas à se plaindre; je n'espérais pas davantage.
D'ailleurs, Paternoster n'aurait aucun intérêt à me rouler...

On frappe. C'est une servante qui vient demander où nous désirons
dîner.

-- Ici, répond Canonnier; dans ce salon. Nous serons mieux à notre
aise pour causer... Hélène est là, continue-t-il en indiquant une
porte qui donne dans la pièce où nous nous trouvons. Moi, j'ai une
chambre au second. Et toi?

-- Moi, je ne sais pas encore, mais peu importe. Je suis monté ici
directement et j'ai même apporté ma valise...

-- Tes valises, tu veux dire.

-- Si tu y tiens; quoique la petite ne soit en ma possession que
depuis très peu de temps.

--Ah! tu l'as fabriquée dans le train. On fait ça de temps en
temps, pour s'amuser; car autrement... Généralement, on y trouve
un rasoir et un tire-bottes. Qu'est-ce qu'il y a dans celle-là? Tu
ne sais pas? Ce n'est pas la peine de regarder à présent; nous
verrons plus tard.

Et il va déposer la petite valise à initiales sur la mienne, dans
un coin, près d'une fenêtre, tandis qu'une servante met le couvert
sur la table du salon.

-- Je vais te présenter à Hélène dès que cette fille sera partie,
me dit-il en revenant vers moi. Elle est très, très gentille, mais
un peu enfant; tu comprends, élevée comme elle l'a été! Elle me
semble un peu réservée aussi, un peu circonspecte, si tu veux.

-- C'est assez naturel; elle ne sait rien de toi ni de tes projets.
Et quelles sont ses dispositions envers toi?

-- Oh! elle m'est toute dévouée; elle me l'a répété dix fois depuis
hier -- peut-être pour me décider à lui faire part de mes
intentions à son égard...

-- Et quelles sont tes intentions?

--Cela, mon cher, c'est compliqué. Mais je ne veux pas t'en faire
un mystère; d'autant moins que je désire t'intéresser largement à
mes combinaisons. J'ai besoin d'un homme instruit, audacieux, qui
serait assez bien élevé pour pouvoir se conduire en sauvage, et
qui aurait assez étouffé de scrupules pour oser se permettre
d'agir en honnête homme. On m'a donné des renseignements sur toi;
je t'ai vu suffisamment pour m'être fait, à ton endroit, quelques
opinions qui, je pense, ne sont pas fausses; et je crois que tu es
l'homme que je cherche. Si nous nous entendons, le cambriolage que
nous avons exécuté ensemble à Malenvers aura été le dernier auquel
tu auras participé. Il ne s'agira plus de forcer les secrétaires
des bourgeois mais...

Un grand geste, qui semble vouloir balayer un monde, achève la
phrase.

-- D'autre part, reprend Canonnier, il faut une femme jeune, jolie,
intelligente, adroite. Cette femme, ce sera Hélène. J'ignore quels
sont ses sentiments actuels, et jusqu'à quel point le milieu
imbécile dans lequel elle a vécu a influé sur elle; mais je sais
quelles seront bientôt ses convictions. Qu'elle soit l'élève de
qui on voudra, peu m'importe; c'est ma fille; elle a du sang
d'instinctif et d'indépendant dans les veines. Elle est assez
jeune pour le sentir et pour voir clair, tout d'un coup, dès que
je lui aurai dessillé les yeux... Ah! je vais l'amener, continue-
t-il comme la servante se retire pour aller chercher le potage.
Bien entendu, pas un mot qui puisse lui laisser deviner ce que
nous sommes l'un, et l'autre. Elle me prend pour un agitateur
traqué à cause de ses opinions, et je lui ai parlé de toi comme
d'un ingénieur qui écrit, de temps en temps, dans les revues. Il
ne faut point l'effaroucher du premier coup, mais la conduire
graduellement à entendre ce qu il est nécessaire qu'elle
comprenne. Je reviens...

Canonnier disparaît derrière la porte qu'il m'a désignée tout à
l'heure. Qu'y a-t-il donc, dans cet homme-là? Que rêve-t-il, et
quels sont, au juste, ses projets? J'entrevois une combinaison
grandiose et basse, chimérique et pratique, inspirée par la haine
de l'iniquité et par la soif du butin, par le désir de la justice
et la passion de la vengeance; toutes les idées révolutionnaires
placées sur un nouveau terrain; la désagrégation de la Société
sous le vent du scandale, sous la tempête des colères personnelles
et des rancunes individuelles; et l'hallali sans pitié sonné, non
plus par la trompe de carnaval des principes, mais par le clairon
des instincts, contre les exploiteurs mis un par un en face de
leurs méfaits et rendus, enfin, responsables... Un rêve de
barbare, peut-être. Et pourtant... Je songe au sort d'un ami de
Roger-la-Honte, qui s'était introduit, il y a trois mois, dans la
maison d'un bourgeois. Le bourgeois, qui l'a surpris la pince à la
main, lui a brûlé la cervelle. On ne l'a point poursuivi. Il était
dans son droit. Il était chez lui.

Où donc sont-ils chez eux, les pauvres?...

Hélène est devant moi.

Une grande jeune fille, belle. Malgré la masse de ses cheveux,
d'un superbe blond aux reflets verdâtres, elle semble plutôt un
éphèbe qu'une femme. Rien d'accusé en elle; tout est à deviner,
mais tout est rythmique. Chose rare chez la Française,
l'expression de la tête ne contredit point celle du corps; elle
n'a pas une tête apathique de chérubin de sacristie équivoque, aux
lèvres lourdes, au petit nez épaté, aux yeux d'animal stupéfait,
sur un corps d'automate en fièvre. Elle a l'harmonique beauté des
statues. Je regarde ses yeux, pendant qu'elle me parle; ils me
font penser, d'abord, à ces oiseaux dont le vol se suspend sur la
mer, qui prennent en frôlant les flots la teinte sombre de
l'océan, et qui se colorent d'azur lorsqu'ils s'approchent de la
nue. Mais, non; la nuance de ces yeux-là n'est point variable, et
leur silence ne se dément pas. Ils ont la couleur du ciel bleu
reflété par une lame d'acier. Ni lumière ni ombre -- ni lumière de
joie ni ombre de tristesse -- n'en viennent troubler la surface
calme. Mais on a conscience, derrière cet inflexible dédain
d'expression, de quelque chose d'infiniment doux, intelligent et
féminin. J'ignore son nom, à ce quelque chose; mais il est là, si
loin que ce soit, masqué par la fixité fière et froide de ces
grands beaux yeux taciturnes.

Hélène m'a adressé quelques phrases aimables que je lui ai
rendues, Canonnier a déclaré qu'il était très heureux de mon
arrivée, et nous nous sommes mis à table.

-- Non, Monsieur, répond Hélène à une question que je lui pose, je
n'ai pas beaucoup voyagé J'ai été deux fois à Dieppe, trois fois à
Dinard, une fois à Nice et au Mont-Dore. Voilà tout. Mais,
maintenant, j'espère bien faire le tour du monde.

-- Tu as raison de l'espérer, dit Canonnier; nous partirons demain
matin pour l'Angleterre; c'est un commencement.

-- Vraiment? Que je suis contente! La Belgique n'est pas bien
intéressante, n'est-ce pas?

-- On ne sait pas; on n'a pas le temps de s'en apercevoir, en
marchant vite.

-- Est-ce votre avis, monsieur Randal?

-- Oh! si tu demandes à Randal... Il va te parler viaducs, rampes
et canaux. Ces ingénieurs! Ils ne songent qu'au nivellement de la
Suisse.

-- Et ces utopistes politiques! dis-je; ils ne rêvent que de
chimères. Figurez-vous, Mademoiselle, que votre père avait trouvé
récemment la solution de la question d'Alsace-Lorraine. Il
proposait qu'on y reconstituât le royaume de Pologne. Les
Alsaciens seraient rentrés en France et les Prussiens en
Allemagne. Le tout, bien entendu, soumis à l'approbation du czar.
Que pensez-vous de cette idée-là?

-- Elle en vaut bien une autre. Mais n'avez-vous pas soutenu aussi,
comme écrivain, des thèses un peu paradoxales? J'ai lu
dernièrement, dans la «Revue Pénitentiaire», un article de vous
intitulé: «La Kleptomanie devant la machine à coudre» où vous me
semblez avoir soutenu des opinions bien hardies.

-- Elles peuvent paraître telles en France, Mademoiselle, dis-je
effrontément; mais en Angleterre, je vous assure...

-- Soit; je verrai, puisque je serai à Londres demain.

-- Tu sais donc l'anglais? demande Canonnier.

-- Assez bien, père. Je lis couramment les auteurs britanniques; je
crois même que s'ils ne faisaient jamais de citations françaises,
je les comprendrais encore plus facilement.

-- Ta mère ne m'avait jamais dit, je crois, que l'on t'enseignait
les langues vivantes au couvent.

-- Oh! j'ai appris toute seule. Au couvent, c'était très gentil.
Les soeurs venaient nous réveiller le matin en criant: Vive Jésus!
Nous répondions: Vive Jésus! les yeux encore mi-clos, et ça
continuait toute la journée à peu près sur le même ton.

Canonnier fait la grimace.

-- L'instruction est une belle chose, dit-il.

-- Oui, répond Hélène. L'instruction qu'on donne aux jeunes
personnes, surtout. Elle les met merveilleusement en garde contre
toutes les tentations du monde. Cependant, il n'y a pas de système
infaillible... Ainsi, une de mes amies de couvent, qui s'était
mariée à dix-huit ans, vient de faire parler d'elle d'une façon
désagréable; son mari demande le divorce. Il faut qu'elle ait cédé
à des entraînements... Certains hommes manquent tellement de sens
moral, parait-il!... Et, même dans la nature, on voit
malheureusement ces choses-là; car le coucou annexe le nid du
voisin. C'est un bien vilain oiseau. Mais il a l'air de se vanter
si joyeusement à vous de son infamie, quand on se promène dans les
bois...

-- Pendant que le loup n'y est pas.

-- Le loup n'y est jamais, dit Canonnier; il est dans la bergerie,
en train de se faire tondre par les moutons.

-- Tu sembles bien misanthrope, père; mais tu as certainement vu le
monde autrement que moi. Moi, je n'ai jamais connu que de beaux
caractères.

-- Oh! il n'en manque pas, assure audacieusement Canonnier. Dieu
merci! il y a encore des gens d'honneur.

L'honneur! Un noyé qui revient sur l'eau... Hélène continue, de sa
voix riche, captivante, où vibre pourtant une émotion étrange,
comme la nervosité amère de l'ironie qu'on dompte, comme le
frémissement lointain de colères qu'on ne veut pas évoquer.

-- Je dois dire que je n'ai guère vu que des gens riches; et les
personnes qui possèdent la fortune sont toujours si aimables!
Quant aux autres, je ne sais pas... On dit qu'il y a beaucoup de
malheureux, mais on exagère peut-être... Il doit exister une
certaine somme de souffrance, pourtant, puisque les pauvres se
sont révoltés à plusieurs reprises... Mais, chaque fois, ils se
sont si bien conduits! Ils n'ont jamais déshonoré leur victoire...
Père, est-ce que tu n'as pas aussi de la sympathie pour les
faibles, pour les malheureux?

-- Si j'allais avec les déshérités, s'écrie Canonnier qui oublie
son rôle, ce ne serait pas parce qu'ils sont les plus faibles,
mais parce qu'ils sont les plus forts! On se conduit bien
lorsqu'on se conduit intelligemment. Il n'y a qu'un moyen de ne
pas déshonorer la victoire: c'est d'en profiter.

Un éclair brille dans les yeux d'Hélène.

-- Père, demande-t-elle en se penchant anxieusement vers lui, tu
crois à la force?

-- Mon Dieu! mon enfant, répond Canonnier, je... je...

-- C'est le droit seul, dis-je en venant à son secours, qui
légitime l'usage de la force; par conséquent, les lois étant
l'expression du droit...

-- Ah! s'écrie Hélène en riant, il me semble être encore dans le
salon de Mme de Bois-Créault; on y parlait comme vous le faites...
C'était charmant... Certes, je suis très heureuse de suivre mon
père, et c'est mon devoir strict; je ne regrette rien. Mais mon
existence était tellement délicieuse, chez Mme de Bois-Créault! Je
ne manquais pas une première; toujours en soirée, au bal, comme si
j'avais été sa propre fille!

Je me hâte de prendre la parole, car je m'aperçois que les
émotions du souvenir vont gagner Hélène, au déplaisir certain de
son père.

-- Je vois, Mademoiselle, que vous étiez fort occupée; il vous
restait sans doute bien peu de temps... pour lire, par exemple?

-- Oh! si, Monsieur, je lisais beaucoup. Même des romans. Des
romans convenables, surtout; mais aussi quelquefois des histoires
d'aventures dans lesquelles évoluent de belles dames, des jeunes
filles persécutées, des traîtres abominables, de grands seigneurs
très braves, et aussi des voleurs généreux qui donnent aux pauvres
ce qu'ils prennent aux riches.

-- Ce sont des hommes d'ordre, dit Canonnier; ils veulent mettre
les pauvres en mesure de payer leurs impôts.

-- Mais je n'ai pas lu d'autres romans, reprend Hélène en souriant.
On dit qu'il y a des auteurs si intéressants, aujourd'hui! qui
vous font voir la vie telle qu'elle est et qui sont arrivés à
démonter le mécanisme des âmes avec une précision d'horlogers.

-- Oui; ils sont de deux sortes: ceux qui aident à tourner la meule
qui broie les hommes et leur volonté; et ceux qui chantent la
complainte des écrasés. En somme, ils écrivent l'histoire de la
civilisation.

-- Qu'est-ce que c'est que la civilisation?

-- C'est l'argent mis à la portée de ceux qui en possèdent, dit
Canonnier.

-- Et qu'est-ce que c'est que l'argent, père?

-- Demande à Randal.

-- Non, Mademoiselle, ne me le demandez pas. Je ne pourrais pas
vous répondre; et d'autres ne le pourraient pas non plus. On ne
sait point ce que c'est que l'argent.

Deux servantes, qui apportent le dessert, entrent dans le salon.

-- Eh! bien, dit Canonnier dès qu'elles sont sorties, puisque nous
sommes entre la poire et le fromage, comme on dit, et que c'est le
moment généralement choisi pour parler à coeur ouvert, je veux
vous exposer à tous deux, et surtout à toi, Hélène, mes idées sur
la civilisation et sur l'argent. Je veux vous dire, ajoute-t-il
pendant que le visage de sa fille s'éclaire de joie, non seulement
ce que je pense, mais ce que j'ai l'intention...

Trois coups secs frappés à la porte lui coupent la parole.

-- Entrez, dit-il.

Et quatre hommes, le chapeau sur la tête, font irruption dans le
salon. Nous nous levons tous les trois. L'un des hommes, qui tient
un papier de la main gauche et dont la main droite, dans la poche
du pardessus, serre la crosse d'un pistolet, s'approche de
Canonnier.

-- Vous êtes le nommé Canonnier, Jean-François?... J'ai un mandat
d'arrêt décerné contre vous. Empoignez cet homme! dit-il à deux de
ses acolytes qui saisissent chacun un des bras du père d'Hélène.

Et Canonnier sort d'un pas ferme, entre les argousins, sans un
regard, sans un mot.

Ah! oui, il doit croire à la force, cet homme qui voit ainsi
toutes ses espérances brisées devant lui à l'heure même où il peut
les transformer en actes, et qui a le courage de partir sans
tourner la tête, l'oeil sec, la bouche close. Et c'est à la mort
qu'il va; car c'est la mort, la mort lente, hideuse et bête, que
cette relégation pour jamais dans les marécages de Cayenne. Mais
il sait qu'il est inutile de s'indigner contre le sort et qu'il
est lâche de gémir sur les débris des rêves. Le destin, qui est
dur pour lui, pourra se montrer clément envers sa fille. Mais lui,
qui ne peut plus rien pour elle, lui a donné en partant, par son
silence même, la réponse à la question qu'elle lui posait tout à
l'heure. Oui, il croit à la force. -- Et elle y croira peut-être,
elle aussi...

On frappe à la porte. Hélène se lève de la chaise sur laquelle
elle s'est laissée tomber, pâle comme une morte.

-- Entrez, dit-elle.

C'est le mouchard, celui qui vient d'arrêter Canonnier. Cette
fois-ci, il salue obséquieusement.

-- Mademoiselle, je suis chargé d'une mission par votre famille...
c'est-à-dire des personnes qui s'intéressent à vous et qui...

-- Avez-vous aussi un mandat contre moi? demande Hélène dont la
voix tremble de colère.

-- Non, certainement, Mademoiselle, mais...

-- Eh! bien, je vous prie de ne m'adresser la parole que lorsque
vous aurez ce mandat.


XVII -- ENFIN SEULS!...

Après le départ du policier, Hélène a regagné sa chaise; et elle
reste là, les bras ballants, les yeux perdus dans le vide, muette,
en une attitude de douleur intense et de désespoir profond.
Certes, sa situation est atroce. Que va-t-elle devenir, à
présent?... Son père lui aura préparé, malgré lui c'est vrai, mais
inévitablement, l'avenir qu'Ida avait prophétisé: une vie
d'aventures, une existence faite de tous les hasards... Ses
protecteurs la recevraient-ils chez eux, à présent? Peut-être, car
la proposition ébauchée par le policier était certainement faite
en leur nom; mais comment l'accueilleraient-ils? Et oserait-elle,
même, retourner chez les Bois-Créault? Non, sans doute; autrement,
elle n'aurait point répondu comme elle vient de le faire.
Alors?... En tous cas, il faut qu'elle prenne une décision dans un
sens ou dans un autre. Je me résous à rompre le silence.

-- Mademoiselle, dis-je pendant qu'elle semble revenir à elle,
sortir d'un rêve, permettez-moi de troubler votre chagrin...

Elle m'interrompt.

-- D'abord, Monsieur, je vous en prie, veuillez me dire s'il est
possible de faire quelque chose pour mon père.

Hélas! elle ignore la vérité, cette vérité terrible que je ne puis
lui apprendre; mais je ne veux pas, non plus, lui forger un conte,
lui donner des espoirs dont l'irréalisation forcée ne pourrait que
la faire souffrir.

-- Non, Mademoiselle, il n'y a rien à tenter en faveur de votre
père, au moins pour le moment. Rien, absolument rien. Plus tard,
très probablement...

-- Merci, Monsieur, répond-elle d'une voix ferme. Plus tard,
bien... Soyez sûr que je ferai l'impossible, le moment venu. Mais,
plus tard, c'est l'avenir... Voulez-vous que nous nous occupions
du présent?

-- Certainement, Mademoiselle; je n'ai point l'honneur d'être connu
de vous depuis bien longtemps, mais j'étais très lié avec votre
père, et je vous assure de tout mon dévouement. Si vous voulez me
faire part de vos intentions, quelles qu'elles soient, et si vous
croyez que je puisse vous être utile...

-- Je vous remercie de tout coeur; mais je ne puis vous confier mes
projets, car je n'en ai point. Non, réellement, je ne sais
absolument que faire.

-- D'après ce que je vous ai entendu répondre à cet homme, il n'y a
qu'un instant, vous appréhendez de retourner chez Mme de Bois-
Créault; vous pensez sans doute qu'elle vous pardonnerait
difficilement votre départ...

Hélène sourit.

-- Monsieur, me demande-t-elle, connaissez-vous la famille de Bois-
Créault?

-- Pas personnellement. Mai j'en ai entendu souvent parler. Ce sont
des gens très honorables et très riches. M. de Bois-Créault est un
ancien magistrat, un ex-procureur général fort connu. Il vit très
retiré et on le voit rarement dans le monde. Il travaille à un
grand ouvrage qui paraîtra sous ce titre: «Du réquisitoire à
travers les âges.» Vous voyez que je suis bien renseigné. Son
fils, M. Armand de Bois-Créault, n'a point d'occupation définie et
se contente, je crois, de mener la vie à grandes guides. Quant à
Mme de Bois-Créault, c'est une femme dont le caractère est
hautement apprécié. Je me la figure un peu comme l'Égérie vieillie
de Numas en simarres, et il me semble apercevoir des spectres de
Rhadamantes modernes autour de sa table à thé.

-- Je ne sais pas si c'est une Égérie, dit froidement Hélène, Je
sais que c'est une maquerelle.

Je sursaute sur ma chaise.

-- Une...?

-- Oui; vous avez bien entendu... Excusez-moi d'avoir employé un
pareil terme, mais c'est le seul qui convienne, en bonne justice,
à cette dame dont le caractère est si hautement apprécié... Je
vous prie encore, Monsieur, de ne point vous formaliser si je vous
fais des révélations dont l'ignominie vous surprendra. Ni votre
éducation ni votre situation sociale ne vous ont habitué à
entendre des choses comme celles que j'ai à vous dire. Pourtant,
ces choses, il faut que je vous les apprenne. Vous m'avez offert
votre appui pour l'avenir et il est juste, puisque je l'ai
accepté, que vous n'ignoriez rien de mon existence passée.

Je m'incline et Hélène poursuit:

-- Mon père vous a appris, j'en suis sûre, que ma mère est morte il
y a quatre ans environ; vous savez aussi qu'elle était au service
de Mme de Bois-Créault et que je me trouvais chez cette dame au
moment où ce malheur survint. Mme de Bois-Créault résolut de ne
plus me renvoyer au couvent et de me garder chez elle. On l'a fort
louée de sa bonne action; on admirait qu'elle me traitât comme sa
fille et qu'elle m'eût, par le fait, adoptée; et, à l'heure
actuelle, on me reproche amèrement ma coupable ingratitude...
J'avais à peu près quinze ans quand je vins habiter chez
Mme de Bois-Créault; j'étais jolie, amusante; elle avait remarqué
qu'un de ses amis, fidèle habitué de la maison, tournait beaucoup
autour de moi, semblait porter à ma jeunesse et à ma beauté
fraîche un intérêt tout spécial... Vous avez entendu parler de
Barzot?

-- Le premier président à la Cour des Complications?

-- Lui-même. Depuis trois ans, il est mon amant. Mme de Bois-
Créault, cette femme si honorable, m'a vendue à lui, Monsieur.
Comment le marché fut conclu, je l'ignore. Comment il fut exécuté
la première fois, je ne le sais pas davantage. J'ai entendu dire
que les voleurs, pour dépouiller leurs victimes sans qu'elles
puissent se défendre ou crier à l'aide, leur font respirer du
chloroforme. Mme de Bois-Créault connaissait apparemment les
procédés des voleurs... Depuis... Depuis, j'ai tout subi sans rien
dire... Quand je m'étais réveillée pour la première fois, souillée
et meurtrie, entre les bras de ce vieillard lubrique, j'avais
compris, tout d'un coup, l'infamie du monde; mais j'avais eu
conscience, en même temps, de mon néant et de mon impuissance...
Que pouvais-je faire? Ah! j'ai songé à m'enfuir, à m'échapper de
cette maison comme on s'évade d'une geôle de honte. Mais j'étais
sans amis, sans famille, sans personne au monde pour prendre pitié
de moi; mon père -- je le croyais alors -- m'avait abandonnée; et je
n'aurais pu échanger le déshonneur doré que contre le déshonneur
fangeux. Ah! j'ai pensé à dire la vérité, aussi; à la crier dans
les rues; à la hurler à l'église où il fallait faire ses
dévotions, au théâtre où je voyais représenter des drames qui me
paraissaient si puérils! Mais on m'aurait prise pour une aliénée.
On m'aurait enfermée comme folle, peut-être, et fait mourir sous
la douche!

Hélène s'arrête, la gorge serrée par l'étreinte de la colère.

-- J'ai donc résolu d'attendre, continue-t-elle au bout d'un
instant. Attendre je ne savais quoi. Le moment où je pourrais me
venger, oui! J'ai espéré que je le pourrais, jusqu'à ce soir...
Barzot a fini par croire que je m'étais donnée à lui
volontairement et que j'éprouvais, pour sa passion de satyre,
autre chose que de la haine et du dégoût; Mme de Bois-Créault
aussi, à la longue, s'était persuadée que j'avais de l'affection
pour elle, l'ignoble gueuse; et j'étais seule à connaître les
pensées que je roulais dans mon coeur, amères comme du fiel et
rouges comme du sang...

-- Tout cela est affreux, dis-je; c'est absolument abject. Cette
femme... ha!... Mais quels étaient donc les motifs qui la
poussaient à commettre ces turpitudes? Ils sont riches, ces Bois-
Créault.

-- Oui, répond Hélène; mais pas assez. Ils ne le seront jamais
assez. Le fils dépense tellement, voyez-vous! Il lui faut tant
d'argent! Il mettrait à sec les caves de la Banque. Et sa mère en
est folle; elle l'adore; il est son dieu. Elle ferait tout pour
satisfaire ses fantaisies, pour subvenir à ses caprices. Elle
assassinerait... Ah! j'ai dû coûter cher à Barzot.

-- Mais, dis-je, M. de Bois-Créault, le père, ne s'est jamais
aperçu de rien? C'est inconcevable...

-- Lui! s'écrie Hélène en se levant et en marchant nerveusement: à
travers la pièce. Lui! Mais il est mort, il est fini, anéanti,
éteint, vidé; il n'y a plus qu'à l'enterrer. C'est une ombre,
c'est un fantôme -- c'est moins que ça. -- C'est un prisonnier,
c'est un emmuré. Il est séquestré. Son cabinet de travail, c'est
une mansarde où sa femme vient lui apporter à manger quand elle y
pense et le battre de temps en temps. Son livre, le grand ouvrage
auquel il travaille et dont s'inquiètent les journaux, il n'en a
jamais écrit une ligne. Il a un métier à broder et il fait de la
broderie, du matin au soir, pour les bonnes oeuvres de sa femme.
Quand elle donne une soirée, on permet au brodeur de s'habiller,
de sortir de son réduit et de venir faire le tour des salons; il
est très surveillé pendant ce temps-là, car une fois il a volé des
allumettes et a essayé de mettre le feu à l'hôtel, le lendemain.
Il s'ennuie tant, dans son ermitage! Il y couche; on lui a dressé
un petit lit de sangles, dans un coin. Quant à sa chambre, elle
était pour moi, lorsque Barzot venait. Il y avait un portrait de
Troplong en face du lit...

-- C'est à ne pas croire! dis-je pendant qu'Hélène s'arrête pour
jeter un coup d'oeil sur mes bagages que son père a déposés dans
un coin, près d'une fenêtre; c'est extraordinaire! Les souffrances
des orphelines persécutées dans les romans-feuilletons pâlissent à
côté des vôtres; et quelle âme de traître de mélodrame a jamais
été aussi visqueuse et aussi noire que celles de cet homme qui
vous a achetée et de cette femme qui vous a vendue?... Quelles
crapules!... Et elle a l'audace de vous proposer de retourner chez
elle! Et demain, peut-être, elle va envoyer Barzot faire appel à
vos sentiments reconnaissants, en bon pasteur qui s'efforce de
ramener au bercail la brebis égarée...

-- Elle n'attendra pas à demain, dît Hélène. Barzot est déjà à
Bruxelles.

-- Il est ici? Vous le savez?

-- Oui, je le sais... C'est cette valise qui me l'apprend,
continue-t-elle en désignant le petit sac dont les ornements
d'argent scintillent sous la lumière du gaz; cette valise, là, qui
porte ses initiales et que je sais lui appartenir -- cette valise
que vous lui avez volée.

Ah! bah!... Ah! bah!... Mais elle est pleine d'expérience, cette
ingénue; elle est très forte, cette innocente... Et c'est un
premier président que j'ai volé?... Comme c'est flatteur pour mon
amour-propre!

-- Vous ne m'en voulez pas d'avoir mis les points sur les i?
demande Hélène. Il vaut mieux parler franchement, n'est-ce pas? Et
il est inutile de vous laisser m'apprendre ce que je n'ignore
point... Non, mon père ne m'a rien dit à votre sujet, ni au sien,
et je n'ai pas eu l'occasion, non plus, de le mettre au courant
des faits que je vous ai révélés. Il se défiait de la profonde
ignorance du monde qu'il supposait en moi, et je pouvais
difficilement faire le premier pas... Du reste, je croyais avoir
le temps de lui tout avouer... Mais je savais, depuis longtemps,
qu'il était un voleur. Pensez-vous que Mme de Bois-Créault me
l'avait laissé ignorer?  «Vous êtes la fille d'un voleur, me
disait-elle lorsque, écoeurée des vagues de boue qu'il me fallait
engloutir, je me déclarais révoltée et prête à fuir la maison
infâme. Vous êtes la fille d'un voleur. En voici la preuve. Votre
père est relégué au bagne pour ses crimes. Si vous partez,
espérez-vous pouvoir rencontrer quelqu'un disposé à s'intéresser à
l'enfant d'un pareil scélérat? Tel père, telle fille; voilà ce
qu'on vous répondra partout. Et vous ne trouveriez pas même un
refuge dans la rue. Je vous y ferais pourchasser et arrêter au
premier faux-pas, et même sans raison. La police n'y regarde pas à
deux fois, en France; vous le savez; j'ai soin de vous faire lire
toutes les semaines, dans les journaux, les récits d'arrestations
d'honnêtes femmes, et vous ne seriez pas la première jeune fille
qu'aurait déflorée le spéculum des médecins, si c'était encore à
faire. Vous pourriez essayer de vous défendre, allez! avec les
antécédents de votre père, qui sont les vôtres, et le témoignage
que portera de vos moeurs l'état de votre virginité. Avant huit
jours, vous seriez une prostituée en carte, ma chère, une chose
appartenant à l'administration qui la fourre à Saint-Lazare à son
gré -- et je vous y ferais crever, à Saint-Lazare!»

-- Quelle honte! Ah! toutes ces atrocités n'auront-elles pas une
fin?...

-- Je voulais seulement vous faire voir, reprend Hélène d'une voix
plus calme, que je savais à quoi m'en tenir sur mon père. De là à
supposer que vous...

-- Oui, dis-je, je suis un voleur. Je ne veux pas vous faire un
discours pouf réhabiliter le vol, car vous avez assez fréquenté
les honnêtes gens pour vous douter de ce que j'aurais à vous dire.
Soyez convaincue, seulement, que la morale n'est qu'un mot,
partout; et que le civilisé, hormis sa lâcheté, n'a rien qui le
distingue du sauvage. Je suis un voleur. Mme de Bois-Créault avait
oublié les voleurs quand elle vous a dit que vous ne trouveriez
personne prêt à s'intéresser à vous. Pour moi, je me mets
entièrement à votre disposition, et cela sans arrière-pensée
d'aucune sorte, d'homme à femme... Voyons, répondez-moi. Vous
n'avez pas d'argent?

-- Pas un sou, pas une robe. Je n'avais rien emporté en quittant
l'hôtel de Bois-Créault. Mme Ida m'a donné un peu de linge lorsque
je l'ai quittée, et c'est tout ce que je possède au monde.

-- Non, vous possédez davantage. Votre père est riche.
Malheureusement, sa fortune est en Amérique et vous ne pouvez, au
moins quant à présent, en distraire un centime. Mais, d'une
opération que nous avons faite récemment ensemble, il nous est
revenu mille livres sterling, qui sont déposées à Londres à ma
disposition, et dont la moitié lui appartient. Vous avez donc, dès
maintenant, douze mille cinq cents francs. Je vous remettrai cette
somme le plus tôt possible; elle ne vous suffira pas,
certainement, quoi que vous vouliez entreprendre, mais, je vous
l'ai dit, vous pouvez compter sur moi. En attendant, faites-moi le
plaisir d'accepter ceci.

Et je lui tends trois billets de mille francs.

-- Merci, dit-elle en souriant. Et, dites-moi, êtes-vous riche,
vous?

-- Moi? Non. Ai-je cinq cent mille francs, seulement? Je ne crois
pas.

-- Avec les cinq cent mille qui sont dans la valise de Barzot, cela
fera un million. Pourquoi n'avez-vous pas ouvert cette valise?

-- Je ne sais pas. Je n'ai pas eu le temps. Mais si vous êtes
curieuse de voir ce qu'elle contient...

-- Oui, très curieuse... Et avez-vous exploré les poches de Barzot,
par la même occasion?

-- Non, dis-je en faisant sauter les serrures de la valise que j'ai
placée sur une chaise. Non, j'ai travaillé en amateur ce soir...
Voilà qui est fait. Videz le sac vous-même, pour être sûre que je
ne ferai rien glisser dans mes manches.

-- Si vous voulez, répond Hélène en riant; ce sera plus prudent.
Ah! je crois bien que nous ne trouverons pas grand'chose.

Pas grand'chose, en effet. Des objets de toilette, des journaux,
un numéro de la «Revue Pénitentiaire», et un grand portefeuille
qu'Hélène se hâte d'ouvrir.

-- C'est ici, dit-elle, que nous allons trouver les cinq cent mille
francs.

Non, pas encore; le portefeuille ne contient que des lettres, des
tas de lettres. Mais elles paraissent intéresser prodigieusement
Hélène, ces épîtres; elle a tressailli en en reconnaissant
l'écriture, et elle se met à les lire avec un intérêt des plus
visibles, les lèvres serrées, les doigts nerveux faisant craquer
le papier.

-- C'est suffisant, dit-elle en s'interrompant; je n'ai pas besoin
d'en lire davantage pour le moment. Écoutez -- et elle frappe sur
les papiers répandus sur la table -- il y a là les preuves de
toutes les infamies dont je viens de vous parler et, de plus,
toutes les évidences d'un honteux chantage. Ces lettres ont été
écrites à Barzot par Mme de Bois-Créault, depuis trois ans. Il n'y
a pas eu un marché, ainsi que je vous l'ai dit; il y en a eu des
centaines; il y a eu un marché chaque fois. Ah! oui, je lui ai
coûté cher, à Barzot; et il ne m'a pas eue comme il a voulu...

-- Mais pourquoi diable transportait-il ces lettres avec lui?

-- Je ne sais pas. Probablement pour me décider à revenir. Ils
étaient arrivés à croire que j'avais de l'affection pour
Mme de Bois-Créault, je vous dis... Et puis, est-ce qu'on sait?
Barzot ne doit pas avoir la tête à lui, maintenant. Il était fou
de moi... Croyez-vous qu'on pourrait tirer parti de ces lettres?

-- Si je le crois!

-- Alors, que faut-il faire?

-- Il faut commencer par quitter cet hôtel, vous et les lettres.

-- Je suis prête, dit Hélène en se levant; je n'ai qu'à mettre mon
chapeau.

-- Attendez! Il est nécessaire de savoir où vous irez, d'abord, et
ensuite comment nous sortirons d'ici. La maison est surveillée,
certainement. Si nous n'avions pas fait la découverte que nous
venons de faire, tout se passait très simplement; nous partions
demain matin pour l'Angleterre, au nez des policiers qui n'avaient
aucun droit de nous empêcher de prendre le train pour Ostende et
le bateau pour Douvres; j'aurais prié l'hôtelier de brûler la
valise, comme je vais le faire dans un instant, et l'on n'avait
pas un mot à nous dire; rien dans les mains; rien dans les poches.
Mais à présent, avec ces lettres que nous ne pouvons pas détruire
et qu'il ne faut point qu'on trouve en notre possession... Ah!
bon, je sais où vous irez. Je connais une dame, à Ixelles, qui
tient un pensionnat de jeunes filles. C'est une Anglaise dont le
mari, estampeur de premier ordre, s'est fait pincer l'an dernier
pour une escroquerie colossale et a été mis en prison pour
plusieurs années; cette pauvre femme s'est trouvée subitement sans
grandes ressources; mais, quelques camarades et moi, nous sommes
venus à son aide. Elle désirait monter un pensionnat à Bruxelles
pour les jeunes misses anglaises; nous lui avons facilité la chose
et l'un de nous, faussaire émérite, lui a confectionné des
documents qui la transforment en veuve d'un colonel tué au Tonkin
et tous les papiers nécessaires à la formation d'une belle
clientèle. Ses affaires prospèrent; elle a un cheval et deux
voitures... Justement, c'est dans une de ces voitures qu'il faut
partir d'ici, car si nous partons à pied ou dans une roulotte de
louage, nous serons filés sans miséricorde... Mais qui ira
chercher la voiture? L'hôtelier; je vais l'envoyer à Ixelles; on
ne le suivra sans doute pas... Tenez, Hélène, entrez dans votre
chambre, serrez soigneusement toutes ces lettres et préparez-vous
à partir.

Je sonne tandis qu'Hélène, après avoir ramassé les papiers,
disparaît dans sa chambre.

-- Prévenez le patron que j'ai besoin de lui parler, dis-je à la
servante qui se présente.

L'hôtelier entre, la tête basse, l'air déconfit.

-- Ah! monsieur Randal, dit-il, quel malheur! Une arrestation chez
moi!... Qu'est-ce que ces Messieurs vont penser de nous? L'hôtel
du Roi Salomon est déshonoré, pour une fois... Ma femme est dans
un état!... On peut le dire, depuis vingt ans que nous tenons la
maison, jamais chose pareille n'était arrivée. La police nous
prévient toujours... Il faut qu'il y ait eu quelque chose de
spécial contre M. Canonnier, savez-vous...

-- Ne vous faites pas de bile, dis-je. Il n'y a pas de votre faute,
nous le savons. Écoutez, vous allez faire une course pour moi...

-- Bien, monsieur Randal; tout de suite. Ah! j'oubliais: M. Roger
vient d'arriver...

-- Roger-la-Honte?

-- Oui, monsieur Randal.

-- Dites-lui qu'il monte immédiatement. C'est lui qui fera ma
course.

-- Ah! gémit l'hôtelier, la larme à l'oeil, je vois bien que vous
ne vous fiez plus à moi.

-- Mais si, mais si. Tenez, pour vous le prouver, je vous fais
présent de cette valise et de ce qu'elle contient; mettez tout ça
en pièces et vite, dans votre fourneau; qu'il n'en reste plus
trace dans cinq minutes.

-- Bien, monsieur Randal; comptez sur moi, pour une fois, et pour
la vie.

L'hôtelier descend; et tout aussitôt j'entends Roger-la-Honte
monter l'escalier. Il entre, la bouche pleine, la serviette autour
du cou.

-- Te voilà tout de même! me dit-il; on te croyait perdu, depuis le
temps... Qu'est-ce que tu faisais donc à Paris? Broussaille disait
qu'on t'avait nommé juge de paix... Et, dis donc, il en est
arrivé, des histoires!... Canonnier arrêté... Ah! vrai!... Sa
fille est ici? Je n'avais pas osé vous déranger en arrivant... Tu
sais, il y a un fameux coup à risquer. C'est pour ça que je
t'avais écrit de venir à Bruxelles...

-- Roger, dis-je, il faut que tu fasses quelque chose tout de
suite. La fille de Canonnier est en danger ici et je veux
l'emmener sans qu'on puisse nous suivre. Il y a un roussin devant
l'hôtel?

-- Deux, répond Roger-la-Honte; je les ai vus; ils montent la
faction de chaque côté de la porte.

-- Bon. Tu vas aller à Ixelles, rue Clémentine; tu sais?

-- Parbleu!

-- Les roussins ne te fileront pas; prends un fiacre, mais quitte-
le avant d'arriver à la maison.

-- Bien sûr.

-- Tu diras à l'Anglaise de faire atteler son petit panier, et tu
le conduiras ici. Dès que tu seras arrivé, je prendrai ta place
avec la petite et nous partirons. Quelle heure est-il? Neuf
heures. Préviens l'Anglaise que je serai chez elle vers onze
heures et demie. Dépêche-toi. Tâche d'être revenu dans trois
quarts d'heure au plus tard.

-- Sois tranquille, dit Roger; tu me coupes mon dîner en deux, mais
ça ne fait rien.

Il descend l'escalier en courant.

-- Eh! bien, dis-je à Hélène qui vient de sortir de sa chambre,
j'ai trouvé le moyen de sortir d'ici sans nous faire suivre...

-- Et moi, répond-elle, j'ai trouvé le moyen d'utiliser les
lettres. Voici mon plan: je vais exiger de Mme de Bois-Créault,
sous la menace d'un scandale meurtrier, qu'elle envoie son fils me
demander ma main.

-- Son fils! Vous marier avec son fils?...

-- Oui, dit Hélène dont toute la physionomie exprime une force de
volonté extraordinaire et dont la voix vibre comme la lame fine
d'une épée. Écoutez-moi bien et vous me comprendrez. Je suis
ambitieuse et je veux me venger du mal qu'on m'a fait. Je suis
jeune, je suis belle, je crois à la force. C'est très bien, mais
ça ne suffit pas. Je n'ai pas de nom. Je puis m'en faire un? Un
sobriquet, comme les cocottes, oui. Mais je ne veux pas être une
cocotte; je veux être pire; et, pour cela, j'ai besoin d'un nom,
d'un vrai nom. Je suis Mlle Canonnier. Il faut que je sois
Mme de Bois-Créault. -- Ne me dites pas que ces gens-là refuseront.
Ils n'oseront pas refuser. Un refus les mènerait trop loin. Vous
savez combien on est avide de scandale, en France, et combien les
journaux seraient heureux de traîner dans la boue toute une
famille appartenant à la noblesse de robe, et surtout Barzot!...
Barzot! Il faut qu'il soit mis au courant de mes volontés le plus
tôt possible, et que ce soit lui qui aille porter mes conditions
aux Bois-Créault... Le mariage et le silence, ou bien le
déshonneur le plus complet, le plus irrémédiable... Oh! soyez
tranquille, continue Hélène, ce n'est que le mariage considéré
comme acte d'état civil qu'il me faut. M. Armand de Bois-Créault
ne sera mon mari que de nom, ainsi que dans certains romans. Non
pas que j'aie le culte de ma vertu, oh! pas du tout. Une femme qui
s'est laissée toucher une fois, une seule fois, par un homme
qu'elle n'aime pas, sait assez dédoubler son être pour n'attacher
aucune importance à des actes auxquels son âme reste étrangère et
auxquels son corps, même, ne participe que par procuration. Mais
il ne faut pas que je sois enceinte de cet être-là. Cela
dérangerait mes projets... Remarquez bien que tout peut se faire
le plus simplement du monde. Les Bois-Créault, qui ont l'espoir de
me voir revenir, -- et ils ne se trompent plus maintenant -- n'ont
guère ébruité mon départ. Si l'on s'en est aperçu, on l'expliquera
par les tentatives audacieuses du fils contre mon innocence, et
par la révolte un peu sauvage de ma pudeur alarmée. Mais le fils
aura reconnu ses torts à mon égard, j'aurai pardonné, un mariage
formera le dénouement indispensable, et tout le monde sera
content.

-- Même Barzot, dis-je; car il sera certain, après cela, que
Mme de Bois-Créault ne le fera plus chanter.

-- En effet, murmure Hélène; dorénavant, c'est moi qui me chargerai
de ce soin.

-- Ah!... Ah!

-- Naturellement, puisque j'ai les lettres. Ces lettres, il faudra
que vous les mettiez en lieu sûr, pendant le mois que je passerai
à l'hôtel de Bois-Créault.

--Vous n'y resterez qu'un mois?

-- Pas plus. Après quoi, nous romprons toutes relations, mon mari
et moi. Incompatibilité d'humeur, vous comprenez? Du reste, sevré
comme il le sera, il faudra bien qu'il prenne sa revanche
ailleurs; et je profiterai du premier prétexte. Je serai une
épouse déçue, outragée, séparée d'un mari indigne. Mais je ne
demanderai point le divorce, car mes principes religieux me
l'interdisent. Je resterai Mme de Bois-Créault, honnête et
malheureuse femme -- et femme intéressante, j'espère. -- J'écrirai à
Barzot demain matin.

-- Non, Hélène, il ne faut pas lui écrire. Il y a des choses qu'on
n'écrit pas. Savez-vous s'ils ne pourraient point tirer parti de
votre lettre, à leur tour? Et d'abord, comment la rédigeriez-vous,
cette lettre? Réfléchissez.

-- C'est vrai: Alors, comment faire!

-- Il faut aller voir Barzot et lui parler.

-- Moi?

-- Non, pas vous. Vous devez rester où je vais vous conduire ce
soir et ne vous faire voir nulle part jusqu'à ce que l'affaire
soit terminée.

-- Mais qui peut aller parler à Barzot?

-- Moi, si vous voulez.

-- C'est impossible! s'écrie Hélène. Vous qui l'avez volé dans le
train qui l'a amené ici! Mais il vous reconnaîtrait...

-- Et puis? Que pourrait-il faire? Où sont les preuves?... Oui,
j'irai demain matin. Cela ne me déplaira pas... Mais laissez-moi
vous faire tous mes compliments. Vous êtes très forte,

-- Non! s'écrie-t-elle en me jetant ses bras autour du cou et en
fondant en larmes; non, je ne suis pas forte! Je suis une
malheureuse... une malheureuse! Je suis énervée, exaspérée, mais
je ne suis pas forte... je donnerais tout, tout, pour n'avoir pas
l'existence que j'aurai, pour avoir une vie comme les autres... Je
me raidis parce que j'ai peur. Il me semble que je suis une
damnée... N'est-ce pas, vous serez toujours mon ami?

-- Oui, dis-je en l'embrassant; je vous promets d'être toujours
votre ami... Maintenant, descendons, Hélène; il est neuf heures et
demie et la voiture que j'ai envoyée chercher va arriver.

Nous attendons depuis cinq minutes à peine dans un salon du rez-
de-chaussée quand j'entends le bruit du petit panier de
l'Anglaise.

-- Les roussins viennent de faire signe à un fiacre, entre me dire
l'hôtelier.

-- Bien. Allons.

Hélène prend le petit sac qui contient son linge et les lettres,
et nous sortons de la maison juste comme Roger-la-Honte descend du
panier.

--Je n'ai pas été long, hein?

-- Non. Attends-moi vers minuit.

Je saute dans la voiture où Hélène a déjà pris place, je touche le
cheval de la mèche du fouet et nous partons. Pas trop vite. Il
faut laisser aux mouchards, dont le fiacre s'est mis en route, la
possibilité de nous escorter. Ixelles est à gauche. Je prends à
droite.

-- Nous sommes suivis, dis-je à Hélène, mais pas pour longtemps.
Quand nous arriverons aux dernières maisons de la ville, je
couperai le fil.

Nous y sommes. Je me retourne; le fiacre est à cent pas en
arrière, et j'aperçois un des policiers qui excite le cocher à
pousser sa bête. Imbécile! La campagne est devant nous, très
sombre. Tout d'un coup, j'enlève le cheval d'un coup de fouet et
le panier roule à fond de train, file comme une flèche. Les
lanternes du fiacre paraissent s'éteindre lentement dans la nuit;
on finit par ne plus les voir. Je prends une route à gauche, je
ralentis l'allure du cheval; et, pendant vingt minutes environ,
nous roulons dans les ténèbres. Mais voici des lumières, là-bas;
c'est Ixelles.

-- Dans un quart d'heure, dis-je à Hélène qui a gardé le silence
depuis notre départ de l'hôtel, nous serons arrivés. À moins que
le cheval ne sache parler, celui qui pourra dire où vous passerez
la nuit sera malin.

-- Vous irez voir Barzot demain matin? me demande t-elle.

-- Oui; et le soir je viendrai vous rendre compte du résultat de
l'entrevue.

-- Écoutez, dit-elle en se serrant contre moi; écoutez et répondez-
moi: Croyez-vous que je fasse bien d'agir comme je veux le faire?
Pour moi-même, j'entends. Croyez-vous que je fasse bien? Il m'a
semblé voir tout mon avenir, tout à l'heure, quand nous passions à
toute vitesse dans ces chemins sombres que rougissaient devant
nous les rayons des lanternes. Ce sera ma vie, cela. Une course
effrénée dans l'inconnu, avec les reflets sanglants de la colère
et de la haine pour montrer la route, à mesure que j'avancerai. Ne
pensez-vous pas que ce sera horrible? Ne pensez-vous pas que
j'aurais une existence plus heureuse si je brûlais ce soir les
lettres qui sont là, et si...

Sa main glacée se pose sur la mienne.

-- Oh! si vous saviez comme je voudrais être aimée! Je le
voudrais... C'est à en mourir! Je m'étourdis avec des mots... Oui,
c'est ça que je veux: qu'on m'aime!... Voulez-vous m'aimer, vous?
Voulez-vous me prendre? Dites, voulez-vous me prendre? Me garder
avec vous, toute à vous, toujours à vous? je serais votre
maîtresse et votre amie... et une bonne et honnête femme, je vous
jure. Je serais à vous de toute mon âme... vous n'êtes pas fait
pour être un voleur; vous avez assez d'argent pour que nous
puissions vivre heureux, et peut-être que je serai riche plus
tard... Je suis intelligente et belle... Embrassez-moi fort...
encore plus fort... et dites-moi que vous voulez bien...

Elle est affolée, nerveuse, surexcitée jusqu'au paroxysme par les
émotions de la soirée. Certes, elle est intelligente et belle, et
je me sens attiré vers elle, et je crois que je l'aimerais si je
ne m'en défendais pas; mais je ne veux pas profiter de l'état dans
lequel elle se trouve et la pousser à sacrifier son existence
entière à la surexcitation d'un instant. Et puis, des souvenirs
semblent se dresser devant moi, comme elle parle. Sa voix... elle
va éveiller dans ma mémoire l'écho lointain d'une autre voix
désespérée, que je n'ai point cessé d'entendre, et qui s'est tue
pour jamais...

-- Je ferai ce que vous voudrez, Hélène; mais calmez-vous. Nous
parlerons de tout cela demain soir, voulez-vous?

Et j'accélère le trot du cheval, car nous entrons dans Ixelles, et
je désire qu'on nous remarque le moins possible.

-- Demain, il sera trop tard, répond-elle.

Je garde le silence; et bientôt nous pénétrons dans la cour du
pensionnat dont l'Anglaise a ouvert la grille.

-- N'ayez pas d'inquiétude, monsieur Randal, me dit cette veuve de
colonel quand je la quitte après avoir souhaité une bonne nuit à
Hélène et, après avoir, aussi, mis le cheval à l'écurie -- car il
valait mieux ne point réveiller le cocher-jardinier de
l'établissement -- n'ayez pas d'inquiétude, cette dame ne manquera
de rien; et chaque fois que je pourrai vous être utile... Je
n'oublierai pas que vous m'avez rendu service.

En rentrant à l'hôtel du Roi Salomon, j'aperçois les deux
policiers qui se font face sur le trottoir; je vois, à la lueur
des becs de gaz, leurs yeux s'agrandir démesurément à mon aspect.
Ils ont sans doute envie de me demander pourquoi je reviens tout
seul...

-- Me voici de retour, dis-je à Roger-la-Honte qui m'attend en
accumulant des croquis sur un album qu'il a acheté, en passant,
dans les Galeries Saint-Hubert. Tout a été pour le mieux.

-- Chouette! dit Roger. Tu me raconteras tout ça en détail. Mais,
d'abord, je veux te parler du travail. Le coup est à faire, non
pas à Bruxelles, mais à Louvain. C'est Stéphanus qui me l'a
indiqué... Tu sais bien, ce Stéphanus dont je t'ai parlé souvent,
et qui est employé ici chez un banquier, un homme d'affaires...

-- Ah! oui; je me souviens. Dis donc, y a-t-il moyen de retarder la
chose pendant cinq ou six jours?

-- Certainement. Huit, dix, si l'on veut. Tu es occupé? Pour la
petite, au moins?

-- Oui, il faut que je fasse quelques démarches ces jours-ci. Et
même, comme j'ai quelqu'un à voir demain matin de bonne heure, je
vais aller me coucher, avec ta permission.

-- Va, dit Roger. Nous aurons le temps de causer à notre aise si
nous restons ici une semaine à nous tourner les pouces. Mais la
fille d'un camarade, c'est sacré... Bonsoir.

C'est surtout pour réfléchir que je veux me retirer dans ma
chambre. Mais le sommeil a bien vite raison de mes intentions...

Il est huit heures, quand je me réveille. J'ai juste le temps de
m'habiller pour courir surprendre Barzot au saut du lit, Tiens, à
propos... Mais où perche-t-il, Barzot?... Diable! il va falloir
faire le tour des hôtels... Je vais commencer par l'hôtel
Mengelle.

J'ai la main heureuse. C'est justement à l'hôtel Mengelle qu'est
descendu le premier président Barzot.

Je lui fais passer ma carte:

Georges Randal
Ingénieur
Collaborateur à la Revue Pénitentiaire

XVIII -- COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATS

En m'apercevant, Barzot ne peut réprimer un mouvement de surprise.

-- Êtes-vous bien sûr, Monsieur, me demande-t-il d'une voix
tranchante, de porter le nom qui est inscrit sur cette carte?

-- Parfaitement sûr, dis-je sans m'émouvoir car je savais bien
qu'il me reconnaîtrait du premier coup et je m'amuse énormément,
en mon for intérieur, de la situation ridicule dans laquelle va se
trouver ce magistrat impuissant devant un voleur. Parfaitement
sûr.

-- Je connais beaucoup un M. Randal...

-- M. Urbain Randal? C'est mon oncle. Je sais en effet, Monsieur,
qu'il a l'honneur d'être de vos amis. Si j'avais eu plus de goût
pour la campagne, j'aurais profité plus souvent de l'hospitalité
qu'il m'offrait dans sa villa de Maisons-Laffitte et j'aurais eu
certainement l'occasion d'y faire votre connaissance plus tôt.

-- Veuillez m'excuser, dit Barzot en m'engageant à prendre un siège
et en s'asseyant dans un fauteuil, je... vous offrez une
ressemblance frappante avec une personne...

-- Une personne que vous avez remarquée, hier, dans le train qui
vous amenait de Paris? C'est encore moi. Vous ne vous trompez pas.

-- Alors!... dit Barzot en se levant et en faisant un pas vers un
timbre...

Je le laisse faire. Je sais très bien qu'il ne sonnera pas. Et il
ne sonne pas, en effet. Il se tourne vers moi, l'air furieux, mais
anxieux surtout.

-- Voulez-vous m'exposer l'objet de votre visite?

-- Certainement. Je suis envoyé vers vous par Mme Hélène Canonnier.

Barzot ne répond point. Son regard, seul, s'assombrit un peu plus.
Je continue, très lentement:

-- Mlle Canonnier se trouvait à Bruxelles depuis avant-hier avec
son père. Je dois vous dire que j'ai l'honneur, le grand honneur,
d'être très lié avec M. Canonnier; nous nous sommes rendu des
services mutuels; je ne sais point si vous l'avez remarqué,
Monsieur, mais la solidarité est utile, j'oserai même dire
indispensable, dans certaines professions. Si l'on ne s'entraidait
pas... Il y a tant de coquins au monde!...

-- Hâtez-vous, dit Barzot dont l'attitude n'a pas changé mais dont
je commence à ouïr distinctement, à présent, la respiration
saccadée.

-- Je connaissais donc M. Canonnier. Mais je n'avais jamais eu le
plaisir de voir sa fille. Elle avait vécu, jusqu'à ces jours
derniers, chez des gens qui passent pour fort honorables, mais qui
sont infâmes, et qui reçoivent d'ignobles drôles, généralement
très respectés.

Les poings de Barzot se crispent. Comme c'est amusant!

-- Du moins, dis-je avec un geste presque épiscopal, telle est
l'impression que ces personnes ont laissée à Mlle Canonnier. La
haute situation que vous occupez, Monsieur, et qui vous laisse
ignorer bien peu des opérations exécutées au nom de la Justice,
vous a certainement permis d'apprendre comment M. Canonnier fut
ravi, hier soir, à l'affection de son enfant. Je fus témoin de cet
événement pénible. Mlle Hélène Canonnier, restée seule, avec moi,
m'avoua qu'elle redoutait beaucoup les entremises de certains
individus en la loyauté desquels elle n'avait aucune confiance.
Elle me fit part de son désir de mettre en lieu sûr, non seulement
sa personne, mais encore une certaine quantité de lettres fort
intéressantes...

-- Que vous m'avez volées! hurle Barzot. Ah! misérable!

Je hausse les épaules.

-- Réellement, Monsieur? Misérable?... Dites-moi donc, s'il vous
plaît, quel est le plus misérable, de l'homme qui emploie le
chloroforme pour détrousser son prochain ou de celui qui s'en sert
pour violer une jeune fille?

Barzot reste muet. Il vient s'asseoir sur une chaise devant une
table, et prend son front dans ses mains.

-- Combien exigez-vous de ces lettres? demande-t-il. Combien?
Quelle somme?

-- Je vous ai dit que je me présentais à vous au nom de
Mlle Canonnier, et pas au mien. Ce n'est pas moi qui possède ces
lettres; c'est elle. Elle n'a pas l'intention de vous les vendre.

Barzot lève la tête et me regarde avec étonnement. J'ajoute:

-- Elle n'a pas l'intention de vous les vendre pour de l'argent.

-- Ah! dit-il. Ah!...

Et il attend, visiblement inquiet -- car sa belle impassibilité du
début l'a complètement abandonné -- que je veuille bien lui
apprendre ce qu'Hélène réclame de lui.

-- Mlle Canonnier, dis-je, n'a point de position sociale; elle
désire s'en faire une. Elle veut se marier.

-- Elle veut se marier? demande Barzot dont les yeux s'éclairent et
dont les joues s'empourprent. Elle veut se marier?... Eh! bien...
Tenez, Monsieur, continue-t-il étendant la main, j'oublie ce que
vous êtes, ce que vous avouez être, et je me souviens seulement
que j'ai devant moi le neveu d'un homme que j'estime...

-- Vous avez tort, dis-je; mon oncle est un voleur. S'il ne m'avait
point dépouillé du patrimoine dont il avait la garde, je ne serais
peut-être pas un malfaiteur.

-- Alors, reprend Barzot d'une voix plus grave, je vous parlerai
d'homme à homme. J'ai beaucoup réfléchi depuis trois jours, depuis
le moment où j'ai appris que Mlle Canonnier avait quitté Paris,
les pensées que j'ai agitées n'étaient pas nouvelles en moi, car
il y a longtemps, très longtemps, que je sais à quoi m'en tenir
sur la signification et la valeur de notre système social; mais je
n'en avais jamais aussi vivement senti la turpitude. Nous vivons
dans un monde criminellement bête, notre société est anti-humaine
et notre civilisation n'est qu'un mensonge. Je le savais. J'étais
convaincu que le code, cette cuirasse de papier des voleurs qu'on
ne prend pas, n'était qu'une illusion sociale. Cependant... Ah!
j'ai compris combien il faut avoir l'honnêteté modeste!... J'ai vu
défiler bien des scélérats devant moi, Monsieur; j'ai entendu le
récit de bien des crimes. Mais que d'autres bandits qui jouissent
de la considération publique! Combien de forfaits qui restent
ignorés, éternellement inconnus, parce que les lois sont
impuissantes, parce que les victimes ne peuvent pas se faire
entendre. Hélas! la Justice est ouverte à tous. Le restaurant
Paillard aussi... Et puis, la Justice, les lois... Des mots, des
mots!... Je me demande, aujourd'hui, comment il ose exister,
l'Homme qui Juge! Il faudrait que ce fût un saint, cet homme-là.
Un grand saint et un grand savant. Il faudrait qu'il n'eût rien à
faire avec les rancunes de caste et les préjugés d'époque, que son
caractère ne sût pas se plier aux bassesses et son âme aux
hypocrisies; il faudrait qu'il comprît tout et qu'il eût les mains
pures -- et peut être, alors, qu'il ne voudrait pas condamner...

J'écoute, sans aucune émotion. Des blagues, tout ça! Verbiage
pitoyable de vieux renard pris au piège. S'il n'avait pas peur de
moi, il me ferait arrêter, en ce moment, au lieu de m'honorer de
ses confidences. Quand on raisonne ainsi, d'abord, et qu'on n'est
pas un pleutre, on quitte son siège et l'on rend sa simarre, en
disant pourquoi.

-- En venant ici, continue Barzot, j'avais pris une grande
résolution. Je crois que tout peut se réparer; l'expiation rachète
la faute et fait obtenir le pardon. J'étais décidé à donner ma
démission le plus tôt possible; et à offrir à Mlle Canonnier telle
somme qu'elle aurait pu souhaiter, ou bien, dans le cas -- que
j'avais prévu -- où elle aurait refusé toute compensation
pécuniaire... Vous venez de me dire, Monsieur, que Mlle Canonnier
désire se créer une position sociale, et qu'elle veut se marier.
Eh! bien, moi aussi j'avais pensé qu'un mariage était la seule
réparation possible, et j'y suis prêt...

J'éclate de rire.

--Vous y êtes prêt! Et vous espérez -- non, mais, là, vraiment? --
vous croyez qu'elle voudrait de vous?... Mais, sans parler
d'autres choses, vous avez soixante ans, mon cher Monsieur, dont
quarante de magistrature, qui plus est; et elle en a dix-neuf. Et
vous pensez qu'elle irait river sa jeunesse à votre sénilité, et
enterrer sa beauté, dont vous auriez honte, dans le coin perdu de
province où vous rêvez de la cloîtrer?... C'est ça, votre
sacrifice expiatoire? Diable! il n'est pas dur. À moins que vous
n'ayez l'intention d'instituer légataire universelle votre
nouvelle épouse, et de vous brûler la cervelle le soir même du
mariage?

-- Si je le pouvais, dit Barzot, très pâle, je le ferais, Monsieur,
Mais j'ai une fille, une fille qui a dix-huit ans, et dont je dois
préparer l'avenir...

-- Et vous n'hésiteriez pas, m'écrié-je, à donner à votre enfant
une belle-mère de son âge! Et vous prépareriez son avenir, comme
vous dites, en vous alliant à la fille d'un malfaiteur! Mais c'est
insensé!

Barzot baisse la tête. Le monde doit lui sembler bien mal fait,
réellement.

-- Qu'il vous est donc difficile, dis-je, de voir les choses telles
qu'elles sont! Il faut toujours, même quand vous êtes sincères,
que vos intérêts s'interposent entre elles et vous. Vous avez beau
vouloir agir avec bonté, vous restez des égoïstes; vous avez beau
vouloir faire preuve de pitié, vous demeurez des implacables. Et
vous espérez trouver chez les autres ce qu'ils ne peuvent trouver
chez vous. L'expiation!... Vous êtes-vous seulement demandé ce que
cette jeune fille, que vous avez achetée, a souffert? Savez-vous
ce qu elle a éprouvé, hier soir, lorsqu'on est venu arrêter son
père, sur vos ordres sans doute, -- son père relégué au bagne en
dépit de toute équité, et pour satisfaire les rancunes de
malandrins politiques? -- Vous doutez-vous de ce que devrait être
votre expiation, pour n'être pas une pénitence dérisoire?... Et
avez-vous pensé, aussi, que votre victime vous laisserait là, vous
et votre complice, sans plus s'inquiéter de vous que si vous
n'aviez jamais existé, si elle trouvait une sympathie assez grande
pour lui emplir le coeur?... Non, ce sont là des choses que vous
ne pouvez imaginer; elles sont trop simples... Rien ne se répare,
Monsieur, et rien ne se pardonne. On peut endormir la douleur
d'une blessure, mais la plaie se rouvrira demain, et la cicatrice
reste. On peut oublier, par fatigue ou par dégoût, mais on ne
pardonne pas. On ne pardonne jamais... Voyons, Monsieur. Mlle
Canonnier désire se marier et elle vous demande, en échange du
silence qu'elle gardera, de vouloir bien assurer ce mariage dans
le plus bref délai; cela vous sera facile, car vous aurez à vous
adresser à des gens qui ont autant d'intérêt que vous à éviter un
scandale. C'est avec M. Armand de Bois-Créault que mad...

-- Jamais! s'écrie Barzot qui se lève en frappant la table du
poing. Jamais!... Qu'il arrive n'importe quoi, mais cela ne sera
pas!... Vous entendez? Jamais!...

-- Comme vous voudrez, dis-je très tranquillement -- car je ne peux
voir, dans l'emportement de ce premier président grotesque, autre
chose que la fureur de la vanité blessée. -- Comme vous voudrez.
Mlle Canonnier fera son chemin tout de même. Elle est jeune, jolie
et intelligente; l'argent ne lui manquera pas; et, ma foi... elle
aura le plaisir, pour commencer, de se payer un de ces
scandales... Il me semble déjà lire les journaux. Le viol, le
détournement de mineure, le proxénétisme, etc., etc., sont prévus
par le Code, je crois? Quelle figure ferez-vous au procès,
Monsieur?

Barzot ne répond pas. Appuyé au mur, la face décolorée par
l'angoisse, la sueur au front, il fixe sur moi ses yeux hagards,
des yeux d'homme que la démence a saisi. S'il devenait fou, par
hasard? Il faut voir.

-- Voudriez-vous au moins, Monsieur, m'apprendre pour quelle raison
vous vous refusez, contre tous vos intérêts, à tenter la démarche
au succès certain que réclame de vous Mlle Canonnier?

-- Je l'aime! crie Barzot. Je l'aime! Je l'aime de tout mon, coeur,
de toute ma force, comprenez-vous?... Ah! c'est de la folie et
c'est infâme, mais vous ne pouvez pas savoir le vide, le néant, le
rien, qu'a été toute mon existence! Non, vous ne pouvez pas
savoir... Un forçat, courbé sur la rame qui laboure le flot
stérile et enchaîné à son banc, loin des hublots, dans l'entrepont
de la galère... On finit par douter du ciel... Je n'avais jamais
aimé, jamais, quand j'ai connu cette enfant. Et, tout d'un coup,
ç'a été comme si quelque chose ressuscitait en moi; quelque chose
qui avait si peu existé, si peu et il y avait si longtemps! Tous
les sentiments étouffés, toutes les effusions étranglées, toutes
les affections meurtries et tous les élans brisés -- toutes les
passions, toutes les grandes, les fortes passions... Ah! tout cela
n'était pas mort! Mon coeur desséché, racorni, s'était remis à
battre; il me semblait que je commençais à vivre, à soixante
ans... Oui, je l'ai aimée, bien que ç'ait été atroce et ignoble,
malgré le mépris et le dégoût que j'avais pour moi-même, malgré
les ignominies qu'il fallait subir pour la voir, malgré tous les
chantages... Oui, je l'ai aimée, bien que je n'aie pu la délivrer
de la servitude indigne qui pesait sur elle... Combien de fois ai-
je voulu l'arracher de là!... Mais j'avais peur du déshonneur dont
on me menaçait alors comme elle m'en menace aujourd'hui... cette
crainte du déshonneur qui fait faire tant de choses honteuses!...
Oui, Je l'aime, et je ne peux pas... Oh! c'est terrible!... Et je
l'aime à lui sacrifier tout, tout! Je l'aime à en mourir, à en
crever, là, comme une bête...

Il se laisse tomber sur la chaise, cache sa tête dans ses mains,
et des sanglots douloureux font frissonner ses épaules... Ah!
c'est lamentable, certes; mais ce n'est plus ridicule. Non, pas
ridicule du tout, en vérité. Il a presque cessé d'être abject, ce
vieillard, ce maniaque de la justice à formules dont le coeur fut
écrasé sous les squalides grimoires de la jurisprudence, qui
s'aperçoit, lorsque ses mains tremblent, que ses cheveux sont
blancs et que la mort le guette, qu'il y a autre chose dans la vie
que les répugnantes sottises de la procédure, -- ce pauvre être qui
a vécu, soixante années, sans se douter qu'il était un homme...

Brusquement, il relève la tête.

-- Monsieur, dit-il d'une voix qu'il s'efforce d'affermir, mais qui
tremble, vous pourrez dire à Mlle Canonnier que je ferai selon son
désir et que j'irai voir, dès ce soir, Mme de Bois-Créault. Vous
ne voulez pas, sans doute, me donner l'adresse de Mlle Canonnier?
Non. Bien. C'est donc sous votre couvert que je lui ferai part du
résultat de ma démarche. J'ai votre carte... Les lettres me
seront-elles rendues si je réussis? ajoute-t-il anxieusement.
-- Mon Dieu! Monsieur, dis-je en souriant, vous vous entendrez à ce
sujet avec Mlle Canonnier quand elle sera Mme de Bois-Créault.
Vous ne manquerez pas, j'imagine, d'aller lui présenter vos
hommages. Et je ne vois point pourquoi elle ne vous remettrait pas
ces lettres -- au moins une par une.

-- La vie est une comédie sinistre, dit Barzot.

C'est mon avis. Mais je me demande, en descendant l'escalier, si
Barzot n'était pas très heureux, ces jours derniers encore, d'y
jouer son rôle, dans cette comédie que ses grimaces n'égayaient
guère. Allons, j'ai probablement baissé le rideau sur sa dernière
culbute.

Et c'est Hélène qui va paraître sur la scène, à présent, en pleine
lumière, saluée par les flons-flons de, l'orchestre, aux
applaudissements du parterre et des galeries.

Je l'ai mise au courant de ce qui s'était passé entre Barzot et
moi. Elle m'a écouté avec le plus grand calme, sans manifester
aucune émotion.

-- Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier soir, m'a-t-elle
demandé quand j'ai eu fini mon récit? Hier soir, dans la voiture
qui m'a amenée ici? Vous m'avez dit que nous causerions de tout
cela aujourd'hui, et je vous ai répondu qu'il serait trop tard.

-- Eh! bien, s'il est trop tard, Hélène, n'en parlons pas.

-- Non... Mais vous vous souviendrez peut-être, et moi aussi, de ce
que je vous ai proposé.

-- Je souhaite que vous soyez toujours assez heureuse pour ne
jamais vous en souvenir. Et j'espère que vous ne m'en voudrez pas
d'avoir manqué de confiance en moi-même.

-- Pourquoi n'avez-vous pas confiance en vous? Je crois le deviner.
Lorsque vous avez résolu d'adopter votre genre actuel d'existence,
vous vous étiez aperçu que, dans tous les conflits avec le monde,
la sensibilité de la nature et la délicatesse du caractère
entravent le malheureux qui en est béni ou affligé bien plus que
ne pourrait faire l'accumulation en lui de tous les vices; et vous
vous êtes décidé à faire table rase de toute espèce de sentiments.
Peut-être est-il nécessaire d'agir ainsi. Je ne sais pas, mais
j'en ai peur. Oui, c'est ce qui me fait redouter cette existence
d'aventurière que je vais commencer. S'il ne fallait que rester à
l'affût des occasions ou les faire naître, demeurer
perpétuellement sur la défensive devant les entreprises des
autres, cela irait encore. Mais se méfier sans trêve de soi-même,
se tenir en garde contre tous les entraînements de l'esprit et les
élans du coeur... Quelle vie! C'est agir comme les Barzot qui
déplorent, quand ils sont vieux, la sécheresse de leur âme. Oui,
dans un sens contraire, c'est agir comme eux... Enfin, ce qui est
fait est fait. Amis tout de même, n'est-ce pas?

Oh! certainement. D'autant plus qu'elle n'a pas tort. Mais...
mais...

Je l'ai revue tous les jours pendant cette semaine, la blonde. Ses
cheveux d'or très ancien relevés sur la blancheur satinée de la
nuque, sa carnation glorieuse qui crie la force du sang fier
gonflant les veines, les molles ondulations et les inflexions
longues de sa chair qui s'attend frémir, toute sa grâce de fleur
printanière, la splendeur triomphante de sa jeunesse radieuse...
Ah! si elle avait dit un mot, encore! Mais ses lèvres s'étaient
scellées et ses beaux yeux sont restés muets.

-- Qu'importe! me disais-je quand je l'avais quittée. Elle est
assez belle et assez adroite pour se créer rapidement une autre
existence que celle que je pourrais lui faire. Et pour moi... Rien
de plus ridicule que d'être le second amant d'une femme, d'abord;
quand on n'a pas été le premier, on ne peut succéder qu'au
sixième...

Et des tas de bêtises pareilles. Quelle joie on éprouve à se
martyriser...

Barzot a écrit. Les Bois-Créault se sont décidés au mariage.
Parbleu! Canonnier, de Mazas où il se trouve, a donné son
consentement, et les bans sont publiés.

-- Mon pauvre père! a dit Hélène en pleurant; croyez-vous que nous
pourrons le faire évader?

-- Sans aucun doute; mais pas maintenant, malheureusement; il faut
attendre qu'il ait quitté la France. Je serai renseigné et vous
préviendrai, le moment venu.

Qu'a pu penser Canonnier du mariage de sa fille? Je donnerais gros
pour le savoir. En tous cas, il lui aura, sans s'en douter,
constitué une dot. Roger-la-Honte, que j'avais envoyé  Londres
afin de déposer les lettres à _Chancery Lane_, est revenu avec les
cinq cents livres que j'ai prié Paternoster de lui remettre.
Hélène n'a rien voulu accepter, en dehors de cette somme.

Et même aujourd'hui, au moment où je lui fais mes adieux chez
l'Anglaise, elle me remercie de mes offres.

-- Non, dit-elle, j'ai, assez d'argent. Je m'arrangerai pour vous
faire donner de mes nouvelles par Mme Ida; et si par hasard
j'avais à me plaindre de quelque chose, elle serait informée; et
je compte sur vous. Mais je suis sûre qu'ils se conduiront bien.
Ils sont si lâches!

Elle me tend la main, monte dans la voiture qui l'attend et qui
part au grand trot. Elle va retrouver Mme de Bois-Créault qui est
venue ce matin la chercher à Bruxelles, et qui l'a priée, par un
billet que j'ai reçu il y a une heure, de venir la rejoindre à
l'hôtel Mengelle. Elle sera ce soir à Paris... Quel avenir lui
prépare la vie, et quelles surprises?...

Et que me réserve-t-elle, à moi? Il me semble qu'Hélène m'a
apporté quelque chose, et m'a, pris quelque chose aussi; qu'elle a
évoqué en moi des sentiments et des souvenirs que j'avais bannis
de toute ma force; et qu'elle a réduit à néant mon parti pris
d'indifférence. Où vais-je?... Je me rappelle que j'avais fait un
rêve autrefois. J'avais rêvé de reprendre ma jeunesse, ma jeunesse
qu'on m'avait mise en cage. Et elle vient de se présenter à moi,
cette jeunesse, en celle de cette femme qui s'offrait et que je
n'ai pas voulu prendre. Le sable coule grain à grain dans le
sablier... Où vais-je?

Ce soir, ce sera le cambriolage à Louvain, avec Roger-la-Honte,
sur les indications du nommé Stéphanus, employé de banque. Et
demain... Et après?... Et ensuite?...

Quand on descend dans une mine, après le soudain passage de la
lumière aux ténèbres, après l'émotion que cause la chute dans le
puits, la certitude vous empoigne -- la certitude absolue -- que
vous montez au lieu de descendre. Cette conviction s'attache à
vous, s'y cramponne, bien que vous sachiez que vous descendez, et
vous ne pouvez vous en défaire avant que la cage vous dépose au
fond. Alors...

J'y suis, au fond.


XIX -- ÉVÉNEMENTS COMPLÈTEMENT INATTENDUS

«... Décidément, mon cher, on ne connaît sa puissance que
lorsqu'on l'a essayée; et vous aviez raison, à Bruxelles; je suis
très forte. Si vous aviez pu me voir aujourd'hui, vous auriez été
fier de la justice de vos appréciations. Vous ne vous seriez pas
ennuyé, non plus. Oh! la cérémonie n'a rien eu de grandiose; on
avait profité de la mort d'un cousin éloigné pour faire les choses
très simplement, sous couleur de deuil de famille. Un vicaire et
un adjoint ont suffi à confectionner le noeud nuptial, et c'est un
noeud très bien fait, car ils sont gens d'expérience. Mais auriez-
vous ri, vous qui êtes au courant de tout, de m'entendre prononcer
le oui solennel, devant Dieu et devant les hommes, d'une voix qui
trahissait toute l'émotion nécessaire, tandis que mes yeux
baissés, indices de ma modestie, contrastaient avec la rougeur de
mes joues, signe certain d'une félicité intense! Auriez-vous ri de
la contenance de mon heureux époux, de l'expression de joie outrée
épanouie sur le visage de ma belle-mère, de l'air ahuri de mon
beau-père le brodeur qui semblait vraiment s'être échappé, effaré
et surchargé de citations latines, du «Réquisitoire à travers les
Ages!» Auriez-vous ri des félicitations, et des voeux, et des
compliments, et des demandes, et des réponses, et des mensonges --
et des mensonges! -- Il en pleuvait. Pensez si je contribuais à
l'averse!... Enfin, c'est fait. Je suis Madame de Bois-Créault.
L'église le proclame et l'état civil le constate. L'anneau
conjugal brille à mon doigt. Ah! elle a été dure à conquérir,
cette bague! Que de luttes, pendant ces quinze jours! Que de
comédies et de drames, dont vous ne vous douter pas! Heureusement,
je ne suis plus la petite femme apeurée qui se pressait contre
vous -- vous souvenez-vous? -- et qui tremblait devant les gros yeux
que lui faisait l'avenir. Je suis une vraie femme -- la femme forte
de l'Évangile, mon cher. -- Et, tenez, pour vous le prouver, il
faut que je vous fasse le récit de tout ce qui s'est passé, à
présent que je suis retirée dans cette chambre nuptiale que
j'habite seule, naturellement, et dont je viens de fermer la porte
à clef. Il est minuit et je n'aurai pas fini avant trois heures,
car c'est un roman que j'ai à vous écrire, un roman des plus
curieux, des plus bizarres et des plus mouvementés, un roman
romanesque. Je commence... Mais laissez-moi d'abord aller arracher
à mon immaculée robe blanche une de ces fleurs d'oranger, symbole
de pureté et d'innocence, image de mon coeur, que je veux mettre
dans l'enveloppe, une fois mon roman terminé...»

Je relis la lettre par laquelle Hélène, il y a trois semaines,
m'annonçait son mariage. J'en ai reçu une autre, d'elle aussi,
tout à l'heure; elle m'y apprend qu'elle vient de quitter
irrévocablement l'hôtel de Bois-Créault et qu'elle va partir pour
la Suisse. D'ailleurs, elle ne me donne aucun détail sur les
circonstances qui ont servi de prétexte à son départ, ni sur ses
intentions. «Ne soyez point inquiet de moi, me dit-elle; je suis
prête à engager la grande lutte de l'existence et les munitions ne
me manquent pas, au moins pour commencer.»

Je jette les lettres dans un tiroir, et je ramasse la fleur
d'oranger qui vient de tomber à terre et sur laquelle j'ai mis le
pied... Ah! si l'on pouvait les araser ainsi, tous les souvenirs
du passé! Papier peint, carton, fil de fer, bouts de chiffons
poissés de colle -- saleté -- on met ça sous globe, en France, sur
un coussin de velours rouge orné d'une torsade d'or, comme si les
caroncules myrtiformes ne suffisaient pas... Souvenirs!
Souvenirs!... Et tous les autres, les souvenirs, conservés dans la
mémoire comme en un reliquaire, ces vestiges du passé pendus aux
parois du cerveau ainsi que les défroques des noyés aux murailles
de la Morgue, ces débris de choses vécues qui secouent leur
odieuse poussière sur les choses qui naissent pour les ternir et
les empêcher d'être, couronnes mortuaires, couronnes nuptiales,
épithalames et épitaphes -- Regrets éternels... Oui, éternels, les
regrets et les aspirations. Et quant au Présent... Je lance la
fleur dans le feu qu'Annie vient d'allumer car l'automne est
arrivé, l'automne pluvieux et noirâtre de Londres.

Une lueur blafarde et lugubre tombe d'un ciel bas comme une voûte
de cave, lueur de soupirail agonisant sans reflets dans la boue
hostile et spongieuse. S'il faisait nuit, tout à fait nuit!...
Voilà la tonalité de mon esprit, depuis un mois, depuis que nous
sommes revenus de Belgique, Roger-la-Honte et moi, après avoir
fourni la matière d'un beau fait-divers aux journalistes de
Louvain. Triste! Triste!... Non, Hélène n'est plus la petite femme
qui se pressait contre moi; elle ne sera plus jamais cette femme-
là. Qu'elle triomphe ou qu'elle échoue, que la vie lui soit
marâtre ou bonne mère, elle ne sera plus jamais cette femme-là --
la femme que j'aurais voulu -- qu'elle fût toujours. -- C'est drôle:
on dirait que je lui garde rancune d'avoir agi comme je l'ai
fait... d'avoir refusé l'existence qu'elle me proposait, existence
possible après tout, avec la liberté assurée, et non sans douceur
certainement. On rêve de la femme par laquelle l'univers se révèle
-- effigie qu'on traîne derrière soi, image qui s'estompe dans les
lointains de l'avenir --; et, toujours hantée par le spectre du
souvenir et la préoccupation du futur, la pensée se prend de
vertige devant Celle qui a la bravoure de s'offrir; elle semble,
Celle-là, la mystérieuse prêtresse d'une puissance redoutée. Le
Présent effraye.

Je ne devrais pas en avoir peur, pourtant, moi qui ai voulu vivre
droit devant moi, en dehors de toute règle et de toute formule,
moi qui n'ai pas voulu végéter, comme d'autres, d'espoir toujours
nouveau en désillusion toujours nouvelle, d'entreprise avortée en
tentative irréalisable, jusqu'à ce que la pierre du tombeau se
refermât, Avec un grincement d'ironie, sur un dernier et ridicule
effort... Vouloir! la volonté: une lame qu'on n'emploie pas de
peur de l'ébrécher, et qu'on laisse ronger par la rouille... Ah!
il y a d'autres liens que la corde du gibet, pour rattacher
l'homme qui se révolte à la Société qu'il répudie; des liens aussi
cruels, aussi ignoble, aussi inexorables que la hart. Libre autant
qu'il désirera l'être, si hardie que soit l'indépendance de ses
actes, il restera l'esclave de l'image taillée dans le cauchemar
héréditaire, de l'Idéal à la tête invisible, aux pieds putréfiés;
il ne pourra guérir son esprit de la démence du passé et du délire
du futur; il ne pourra faire vivre, comme ses actions, sa pensée
dans le présent. Il faudra toujours qu'il se crée des fruits
défendus, sur l'arbre qui tend vers lui ses branches, et qu'il
croie voir flamboyer l'épée menteuse du séraphin à l'entrée des
paradis qui s'ouvrent devant lui. Et son âme, fourbue d'inaction,
ira se noyer lentement dans des marécages de dégoût... Des
sanglots me roulent dans la gorge et éclatent en ricanements...
Allons, il faut continuer, sans repos et sans but, faire face à la
destinée imbécile jusqu'à la catastrophe inévitable -- dont je
retirerai une moralité quelconque, inutile et bête, pour tuer le
temps, et si j'ai le temps.

Cependant, il ne faut rien prendre au tragique. C'est pourquoi
j'écarte les suggestions de Roger-la-Honte qui voudrait; m'emmener
à Venise. Qu'y ferais-je, à Venise? Je m'y ennuierais autant
qu'ici, d'un ennui incurable. Je me désespère dans l'attente de
quelque chose qui ne vient pas, que je sais ne pas pouvoir venir,
quelque chose qu'il me faut, dont je ne sais pas le nom, et que
tout mon être réclame; tel l'écrivain, sans doute, qui formule des
paradoxes et qui se sent crispé par l'envie, chaque fois qu'il
prend sa plume de sarcasme, de composer un sermon; un sermon où il
ne pourrait pas railler, où il faudrait qu'il dise ce qu'il pense,
ce qu'il a besoin de dire -- et qu'il ne pourrait pas dire, peut-
être.

Non, je n'irai pas à Venise. Tant pis pour Roger-la-Honte; il
attendra. Je n'irais pas à Venise même si j'étais sûr d'y trouver
encore un doge et de pouvoir le regarder jeter son anneau dans les
flots de l'Adriatique. J'aime mieux passer mon anneau à moi, sans
bouger de place, au doigt de la première belle fille venue. Qui
est là? Broussaille. Très bien. Affaire conclue.

Nous sommes mariés, collés. C'est fini, ça y est; en voilà pour
toute la vie. Si vous voulez savoir jusqu'où ça va, vous n'avez
qu'à tourner la page.

Après elle, une autre; et celle-ci après celle-là. Toutes très
gentilles. Pourquoi pas? Je ne les aime que modérément; «l'amour
est privé de son plus grand charme quand l'honnêteté l'abandonne»,
a dit Jean-Jacques, et c'est assez juste, de temps en temps.
Pourtant, je leur donne, tout comme un autre Français, des noms
d'animaux et de légumes, dans mes moments d'expansion: Ma poule,
mon chat, mon chien, mon coco, mon chou. Je ne m'arrête même pas
au chou rose, et je vais jusqu'au lapin vert -- à la française. --
De plus, je fais tous mes efforts pour leur plaire; et j'ai, comme
autrefois Hercule, des compagnons de mes travaux. Ma foi, oui. Oh!
ce n'est pas que j'en aie besoin, mais je n'aime pas déranger les
habitudes des gens; et, aussi, il vaut mieux «intéresser le jeu»,
ainsi que disent les vieux habitués du café de la Mairie, en
province -- rentiers à cervelas qui jouent une prise de tabac en
cent-cinquante, au piquet, et qui savent vivre.

Ces dames ont elles-mêmes, d'ailleurs, leurs habitudes et leurs
manies. Je tiens compte des unes et des autres. Je fréquente des
cénacles de malfaiteurs, des clubs d'immoraux, dont elles aiment à
respirer l'air vicié. Des maisons où la lumière du jour ne pénètre
jamais, aux triples portes, aux fenêtres aveuglées par des
planches clouées à l'intérieur; de mystérieuses boutiques
éternellement à louer, aux volets toujours clos, où l'on se glisse
en donnant un mot de passe; des caves aux voûtes enfumées dont les
piliers n'oseraient dire, s'ils pouvaient parler, tout ce qu'ils
ont entendu. Les hors-la-loi de tous les pays, les réprouvés de
toutes les morales, grouillent dans ces repaires du Crime
cosmopolite; tous les vices s'y rencontrent, et tous les forfaits
s'y font face; on y complote dans tous les argots, on y blasphème
dans toutes les langues; la prostitution dorée y tutoie la
débauche en guenilles; le cynisme aux doigts crochus y heurte
l'inconscience aux mains rouges. Ce sont les Grandes Assises de
l'immoralité tenues dans les sous-sols de la tour de Babel.

Intéressant? Certainement. _Homo sum et_... et ce sont des hommes,
après tout, ces gens-là. Pas plus vils que les voleurs légaux, ces
outlaws. Je ne crois pas qu'on ait dit moins d'infamies dans les
couloirs du Palais-Bourbon, cette après-midi, que je n'en ai
entendues cette nuit dans le souterrain dont je vais sortir; et
peut-être y a-t-on conclu des marchés aussi honteux. Pas plus
ignobles, ces filles de joie, que les épouses légitimes de bien
des défenseurs de la morale, bêtes comme Dandin et cocus comme
Marc-Aurèle. Ignominie d'un côté; infamie de l'autre. Tout se
tient et tout arrive à se confondre. Est-ce la cocotte qui a
perverti l'honnête femme, ou l'honnête femme la cocotte? Est-ce le
voleur qui a dépravé l'honnête homme ou l'honnête homme qui a
produit le voleur?... Vie abjecte, qu'elle soit avouée ou
clandestine; plaisirs bas, qu'ils soient cachés ou manifestes...
Quelle différence, entre une orgie bourgeoise et une ripaille
d'escarpes? Mais les bourgeois s'amusent avec leur argent! Eh!
bien, nous aussi, nous nous amusons avec leur argent -- leur argent
à eux, à ceux qui se laissent arracher de la bouche, par la main
des moralistes, le pain que nous allons reprendre dans la poche de
Prudhomme... Hélas! on devient fou, mais on naît résigné...

De moins en moins, pourtant. Mais c'est comme si le cri de la
révolte, douloureux et rare, faisait place à un ricanement facile
et général, à un simple haussement d'épaules.

Je les regarde, ces souteneurs. Mon Dieu! ce ne sont pas du tout
les énergumènes du vice, les fanatiques de la dépravation qu'on en
a voulu faire. Ce sont des êtres placides, à peine narquois, qui
paraissent se rendre compte qu'ils ont une fonction, et non sans
importance, dans l'organisme social. Ils échangent, avec des
hochements de tête mélancoliques, des histoires bien pitoyables;
histoires racontées à leurs femmes, histoires qu'aime à débiter le
monsieur qui paye à la marchande d'amour. Il parie à coeur ouvert,
ce monsieur-là. Secrets de famille et d'alcôve, habitudes et
préférences de l'épouse trahie, et ses sentiments et ses
sensations, et ses charmes particuliers et ses défauts physiques,
il livre tout à la prostituée. Le marlou, confident naturel de ces
confidences, semble penser que les rapports du monsieur qui paye
avec la courtisane sont surtout anti-esthétiques; et il caresse sa
maîtresse pour lui faire oublier les révélations odieuses faites
par les clients, révélations qui dégoûteraient de la vie, à la
longue; il la caresse même très gentiment. Ce n'est pas une
raison, parce qu'on a le dos vert, pour qu'on n'ait pas l'âme
bleue. Non, les souteneurs n'ont pas l'air dépaysé dans la société
actuelle. Ils se sont mis au diapason. Leurs femmes payent leur
dot après, et par à-comptes; voilà tout.

_Ah! ne mangez jamais, jamais de ce pain-là!..._

Ils ne répondent pas; Ils ont la bouche pleine. Heureusement! Ils
auraient trop à dire.

Je les regarde, ces voleurs; et je cherche parmi eux l'être au
front bas, aux yeux sanglants, au visage asymétrique. Lombroso a
dû le mettre dans son armoire, car je ne peux le découvrir. Ces
Voleurs sont des hommes comme les autres; moins vilains, tout de
même; on ne voit pas, sur leurs faces, les traces de la lutte avec
la morale qui balafrent tant de figures, aujourd'hui. De beaux
types; ou bien des visages qui semblent truqués, des physionomies
habituelles sur la scène du Français, lorsqu'on joue le répertoire
classique. Autrefois, paraît-il, les voleurs se distinguaient,
dans les milieux qu'ils fréquentaient, par leur exubérance, leur
surexcitation, leur âpreté de jouissance nerveuse. On sentait
qu'ils volaient leur liberté. Ils se disaient d'»anciens honnêtes
gens», ce qui laissait supposer qu'ils se souvenaient confusément,
mais douloureusement, de leur honnêteté -- à peu près comme des
damnés se rappelleraient les choses de la terre. -- À présent, rien
ne les sépare plus, à l'oeil nu, du commun des mortels. Ce sont
des gens d'allures indifférentes, qui ignorent la fièvre et
l'enthousiasme. On sent qu'ils prennent leur liberté. La vie
qu'ils mènent est pour eux toute simple; et, loin de la déplorer,
ils ne songent même point à s'en faire gloire. Les condamnations?
Un danger à courir, une blessure à risquer -- mais même pas une
blessure d'amour-propre, ni un sujet de vanité. -- Les sentences
qu'on peut prononcer contre eux n'entraînent avec elles aucun
effet moral. En dehors de leur caractère afflictif, elles n'ont
pas de signification pour eux. On me dira que les voleurs n'ont
qu'à lire les journaux relatant les faits et gestes des hommes au
pouvoir pour se sentir fiers de leur conscience. Soit. Mais
entendons-nous bien...

Et, puis, à quoi ça sert-il, qu'on s'entende?

J'aime beaucoup mieux rentrer chez moi -- tout seul, cette fois-ci.
-- Je viens de rompre avec une Allemande qui m'annexait depuis
quinze jours, et je refuse de la remplacer par une Danoise. Je
veux avoir le temps de pleurer mes veuves.

Pleurs de commande! larmes de crocodile! -- Pas du tout! --
Affliction candide; deuil sincère... Hé! quoi! vous prenez bien la
Vie de Bohème au sérieux, et vous mouillez vos mouchoirs quand
Musette quitte Rodolphe, à tous les coins de page, pour aller
cueillir la fraise chez des banquiers, lorsque Mimi lâche Marcel
sous des prétextes qui n'en sont pas. Et vous refuseriez de croire
à ma douleur profonde parce que mes petites amies ne me donnaient
pas les raisons de leurs sorties, parce que je ne vous ai pas dit
qu'elles étaient phtisiques, parce que je n'essaye point de faire
croire que mes barbouillages sont des tableaux et mes rébus de
mirlitons, des vers? C'est bien curieux!

D'ailleurs, ça m'est égal. J'ai la larme à l'oeil, et c'est un
fait. Mais oui, il y a toujours eu de la vie, dans ces liaisons
peu dangereuses, mais passagères; c'est mort vite, mais ça a vécu.
Et de la poésie aussi, si vous voulez le savoir; car ils n'étaient
pas plus vulgaires, ces mariages à la colle, que bien des mariages
à l'eau bénite. Et j'ai des corbillards de souvenirs...

Ah! voilà le chiendent, les souvenirs! L'un ne chasse pas l'autre,
au contraire... Ils s'attachent à votre peau comme la tunique du
Centaure.

-- C'est bien fait, me dit Paternoster à qui je vais confier mes
chagrins, avec le vague espoir qu'il me payera très cher, pour me
consoler, un paquet de titres que je lui apporte. C'est bien fait.
Ça vous apprendra à jouer à l'homme sensible, à aller chercher des
fleurs bleues dans le ruisseau au lieu d'arracher des pommes d'or
dans les jardins qui ont des grilles.

Paternoster commence à m'embêter. Je n'aime pas beaucoup ses
sermons et les questions qu'il me pose, depuis quelque temps, me
déplaisent infiniment. Il a lu mes articles dans la «Revue
Pénitentiaire» et prétend que j'ai un beau talent d'écrivain. Ne
serais-je pas heureux de l'utiliser? Ne saurais-je point parler en
public? La politique ne m'attirerait-elle pas, si les moyens
m'étaient donnés de jouer un rôle à sensation sur la scène
parlementaire? Ai-je oublié, par exemple, que Danton était un
voleur? Et un tas d'autres interrogations qui me rappellent, je ne
sais pourquoi, les propositions voilées que m'a faites ce
malheureux Canonnier. Mais je ne me fie pas à Paternoster. Je sais
qu'il a pris des renseignements sur moi et je lui en veux, s'il a
des intentions à mon endroit, de manquer de franchise. Du reste,
il devient d'un pingre!... C'est un Turc. Bientôt, on ne pourra
plus rien faire avec lui. L'autre jour, il a refusé quarante
livres à un camarade qui en avait besoin pour faire un coup. Il
finit peut-être par se croire honnête; et il se mettrait au
service de la police que je ne m'en étonnerais pas.

-- Si vous aviez deux sous de bon sens, me dit-il, vous feriez
comme moi et les femmes ne vous tourmenteraient guère. Savez-vous
comment je m'y prends, moi? J'ai fait la connaissance d'une
Anglaise, une de ces malheureuses petites filles, esclaves de la
machine à écrire, qui se flétrissent avant l'âge dans les bureaux
de la Cité et se nourrissent de thé et de pâtisseries équivoques.
Je l'ai installée dans un logement que je lui ai meublé près de
Waterloo Road, où elle vit fort satisfaite. Je passe pour un bon
papa, veuf et pas très riche, point exigeant non plus; je vais la
voir tous les soirs, à six heures, en sortant de l'office; je dîne
avec elle, je la quitte vers les onze heures et je rentre chez moi
à pied. La promenade me fait du bien, et je vous garantis...

-- Oui, dis-je; et vous passez sur Waterloo Bridge, un pont qui ne
s'appelle pas pour rien le Pont des Soupirs, avec votre éternel
sac qui contient souvent une fortune. Un de ces soirs vous serez
attaqué par quelque bandit qui vous enverra dans la Tamise, par-
dessus le parapet, et le lendemain matin votre cadavre fera la
planche à Gravesend.

Paternoster hausse les épaules.

Il a raison, en fin de compte. Ta destinée cherche après toi, dit
le calife Omar; c'est pourquoi ne la cherche pas. Tournez à
gauche, tournez à droite, vous êtes toujours sûr, à l'heure
marquée, de trouver la mort au bout du fossé -- ou au bout d'une
corde.

Roger-la-Honte ne pense pas autrement. Il me l'a déclaré au cours
d'un petit voyage que nous venons de faire en Hollande, et que
nous ne regrettons pas d'avoir entrepris. Il a pris ce matin le
bateau pour l'Angleterre, avec le produit de nos honteux larcins;
et moi je suis venu à Anvers où, si j'en crois la rumeur publique,
une jolie somme dort paisiblement dans la sacristie d'une certaine
église.

Est-ce un conte? Je vais m'en assurer. Car j'entends justement
sonner minuit, l'heure des crimes, et je franchis lestement le
petit mur qui protège le jardin sur lequel s'ouvre la porte de la
susdite sacristie. À dire vrai, cette porte s'ouvre difficilement;
mais ma pince parvient à la décider à tourner sur ses gonds.

Me voici dans la place. Il y fait noir comme dans un four, mais...
Ah! diable! Il me semble que j'entends remuer. Oui... Non.
Pourtant... Si, quelqu'un est caché ici; j'en mettrais ma main au
feu. Curé, vicaire, suisse, bedeau ou sacristain, il y a un homme
de Dieu en embuscade dans cette pièce... Après tout, je me fais
peut-être des idées... Il faut Voir; je vais allumer ma lanterne.
Homme de Dieu, y es-tu?

Boum!...

C'est un coup de pistolet qui me répond, comme j'enflamme une
allumette.

Je ne suis pas touché; c'est le principal. D'un saut, je suis dans
le jardin; d'un bond, je passe par-dessus le mur; et je cours dans
la rue, de toute ma force.

Mais l'homme de Dieu est sur mes talons, criant, hurlant.

-- Au voleur! Au voleur! Arrêtez-le!...

Des fenêtres s'ouvrent, des portes claquent. Des gens se joignent
à l'homme de Dieu, galopent avec lui, crient avec lui. La meute
est à cinquante pas derrière moi, pas plus. Ah! que cette rue est
longue! Et pas un chemin transversal; un quai seulement, tout au
bout... Il me semble apercevoir la prison, la cagoule, tout le
bataclan...

Je cours, je cours! J'approche du quai. Il n'y a personne devant
moi, heureusement... Si! un homme, un homme couvert d'un pardessus
couleur muraille, vient d'apparaître au bout de la rue, s'est
arrêté aux cris des gens qui me pourchassent, et va me barrer le
passage. J'ai ma pince à la main; je peux lui casser la figure
avec... Ah! non! Pas jouer ce jeu-là; ça coûte trop cher! Un coup
de poing ou un coup de tête, mais rien de plus. Je jette la
pince... L'homme est à cinq pas de moi; il s'arc-boute sur ses
jambes, les yeux fixés sur ma figure qu'éclairent en plein les
rayons d'un réverbère. Tant pis pour lui, s'il me touche... Mais,
brusquement, il s'écarte.

Je suis sauvé! Le quai, un lacis de petites ruelles, à droite, et
une place où je pourrai trouver une voiture. Je suis sauvé...

Non! L'homme au pardessus couleur muraille s'est mis à courir
derrière moi. Je suis éreinté, à bout de souffle. Il m'atteint, il
est sur moi. J'ai juste le temps de me retourner...

-- N'ayez pas peur! dit-il. Et venez vite, vite!

Il me prend par le bras, m'entraîne. Nous descendons la rue à
toute vitesse.

-- Ici!

Il a ouvert la porte d'une maison, me pousse dans le corridor
obscur, referme la porte sans bruit.

-- Au voleur! Au voleur! Arrêtez-le!... Par ici!... Par là!... Au
voleur!...

La meute continue la poursuite, vient de s'engager dans la rue,
passe devant la maison en hurlant; les grosses bottes de la
police, à présent, sonnent sur le pavé. Puis, le bruit diminue,
s'éteint. Nous restons muets, sans bouger, dans les ténèbres,
l'homme au pardessus couleur muraille et moi.

-- Suivez-moi, dit-il en frottant une allumette; tenez, voici
l'escalier.

Nous montons. Un étage. Deux étages.

-- Attendez-moi ici, me dit-il tout bas, sur le palier. Il ouvre
une porte et, tout aussitôt, j'entends la voix d'une femme.

-- C'est toi! Bonsoir. Qu'y avait-il donc, dans la rue?

Puis, une conversation entre elle et lui, dont je ne parviens pas
à saisir un mot. Ça ne fait rien'; cette voix de femme m'a donné
confiance, je ne sais pourquoi; je suis sûr, à présent, que je ne
serai pas trahi. L'homme revient vers la porte qu'il a laissée
entrebâillée.

-- Entrez, dit-il.

J'entre. Une salle à manger très propre, mais pauvre. L'homme est
debout, tête nue, sous la lumière crue de la lampe suspendue qu'il
vient de remonter. Et, tout d'un coup, je le reconnais.

C'est Albert Dubourg, mon ami d'enfance, mon camarade de jeunesse,
celui dont le père avait commis des détournements, autrefois, et
qu'on m'avait défendu de fréquenter.

--Albert! m'écrié-je. Albert!

-- Oui, dit-il en souriant d'un sourire triste. C'est moi. Tu ne
t'attendais pas à me rencontrer ce soir, n'est-ce pas? Moi, non
plus. Enfin, je suis heureux d'avoir été là...

-- Figure-toi, dis-je en m'efforçant d'inventer une histoire,
figure-toi...

-- Ne me dis rien. J'aime mieux que tu ne me dises rien. À cause de
ma femme, d'abord; elle pourrait nous entendre, et c'est inutile.
Je lui ai dit que tu étais traqué à cause de tes opinions, et tu
peux compter sur elle comme sur moi. Qu'as-tu l'intention de
faire? Quitter Anvers le plus tôt possible, je pense?

-- Oui; pour l'Angleterre.

-- Alors tu prendras le bateau demain soir. D'ici là, reste chez
moi; c'est plus prudent. Nous ne sommes pas riches, mais nous
pouvons toujours t'offrir un lit... Je vais chercher ma femme.

Il sort et reparaît avec elle une minute après. Une petite blonde,
plutôt maigre, gentillette, l'air timide. Très aimable aussi, bien
qu'elle paraisse un peu troublée devant un étranger; -- un étranger
qu'on lui a présenté comme un conspirateur. -- Il est entendu que
je coucherai dans la chambre de sa soeur, une jeune personne qui
demeure avec eux mais qui est absente pour le moment.

Albert m'y a conduit, dans cette chambre où je vais dormir, moi
qui viens d'échapper au grabat de la cellule, dans un lit de jeune
fille. Et nous avons causé longtemps. Il m'a raconté la triste
histoire que je pressentais: le père, privé de ses droits à la
retraite et presque ruiné par le remboursement des sommes
détournées, se décidant à quitter la France et mourant bientôt de
chagrin, en Belgique, sans avoir pu trouver d'emploi nulle part.
La mère parvenant, par un travail de mercenaire, à élever son
fils, à lui faire terminer ses études, tant bien que mal, et
succombant à la tâche avant qu'il lui fût possible, à lui, de
l'aider. Et personne pour tendre la main à ces malheureux, pour
leur faire même bonne figure; personne. Et Albert, après avoir
accompli son temps de service militaire en France, car il a tenu à
rester Français, revenant en Belgique et finissant, avec bien du
mal, par trouver une place dans les bureaux d'une Compagnie de
Navigation, qui lui permet de vivre, tout juste. Il n'a pas voulu
me laisser m'expliquer sur ma situation, qu'il devine; il n'a fait
preuve d'aucune curiosité et ne s'est pas permis un mot de blâme.
Non, elle n'a point été gaie, cette conversation entre l'honnête
homme, fils du voleur, et le voleur, fils de l'honnête homme,

-- J'ai éprouvé ma première joie, me dit-il en se retirant, lorsque
j'ai connu la jeune fille qui est devenue ma femme. Elle était
pauvre, mais bonne et courageuse; et, de nos deux pauvretés et de
notre amour, nous essayons de faire du bonheur.

Ils y réussissent, je crois. J'ai passé la journée du lendemain
avec eux, car Albert avait demandé à la maison qui l'emploie de
lui donner congé pour un jour. Ils ont été charmants envers moi,
mettant les petits plats dans les grands -- de grands plats qui ne
doivent pas servir souvent, hélas! -- Ils s'aiment, malgré tout,
sont pleins d'attentions et de prévenances l'un pour l'autre; et
je me trouve très attendri devant le spectacle de cette existence
humble et terne, mais qu'illumine pourtant, comme un rayon de
soleil, le charme d'une affection sincère. C'est vrai, ça m'émeut
tout plein...

_...Hé! qui peut dire_
_Que pour le métier de mouton_
_Jamais aucun loup ne soupire?_

Et le soir, quand je les ai eu quittés devant le bateau où ils
m'avaient conduit, pendant que le navire descendait l'Escaut, je
me suis pris à me prôner à moi-même et à envier, presque, leur
bonheur...

Leur bonheur! Est-il réel, ce bonheur-là? Est-il possible,
seulement, avec une vie besogneuse, faite du souci du lendemain,
des humiliations du jour et des privations de la veille? N'est-ce
pas une illusion, plutôt? Leur amour n'est-il pas lui-même une
chimère, le voile d'un rêve d'or devant les hideurs de la réalité,
un mirage vers lequel ils tendent fiévreusement leurs yeux,
effrayés de regarder autre part?... Fantôme de bonheur! Simulacre
d'amour!

Vie modeste, mais heureuse... Des blagues! Elle a aussi, cette
existence-là, ses ennuis qui la harassent, ses chagrins qui
l'assaillent. Ennuis vulgaires, chagrins prosaïques, mais cruels,
tout aussi douloureux que les plus grandes souffrances. -- Amour...
Pas vrai! Vision décevante, dont ils ne sont qu'à moitié dupes, au
fond. Leurs baisers dévorent sur leurs lèvres des paroles qu'ils
ont peur de prononcer et leurs mains, étendues pour les caresses,
ne peuvent obéir aux frissons de colère qui voudraient les
crisper. Galériens par conviction, tous les deux, l'homme et la
femme, qui ne veulent pas voir les murailles du bagne et qui
traînent, les yeux fixes sur le spectre de la passion menteuse, le
boulet de la bonne entente, la chaîne de la cordialité... Pas de
bonheur, dans la misère; et pas d'amour, jamais. Jamais.

Pauvre Albert!... Voilà que je le plains, à présent... Allons. De
Londres, j'enverrai un cadeau à sa femme, et j'oublierai tout ça.

D'autres choses, que je voudrais oublier. J'y parviendrai peut-
être, avec le temps. Enfin, mon coeur va aussi bien qu'on peut
l'espérer; et je ne publierai plus de bulletins.

-- Tant mieux! me dit Annie. Vous commenciez à maigrir.

Quel dommage! Après tout, je ne ferais pas mal, peut-être,
d'écouter Roger-la-Honte et de l'accompagner à Venise. Je
l'attends justement ce soir, Roger. Il est parti en France, voici
trois jours, pour une expédition que j'avais préparée ces temps
derniers Dix heures et demie. On dirait qu'on entend rouler un
cab, dans la rue. Oui; il s'arrête devant la maison -- et l'on
frappe à la porte. -- Annie a été se coucher de bonne heure et le
gaz est éteint dans l'escalier. Je prends une lampe et je descends
ouvrir. Ce n'est pas Roger...

Une femme est sur le seuil, une femme vêtue de noir, qui tient un
paquet dans ses bras. D'une main, elle relève un peu sa voilette.

-- Tu ne me reconnais pas, Georges? dit-elle.

J'approche la lampe. Ciel!... C'est Charlotte.


XX -- OU L'ON VOIT QU'IL EST SOUVENT DIFFICILE DE TENIR SA PAROLE

Je suis assis auprès du feu, devant la chaise que vient de quitter
Charlotte, confondu d'étonnement, accablé d'horreur. Ah! le
mensonge des conjectures, la fausseté des suppositions! Toutes mes
hypothèses sont renversées, toutes mes prévisions en déroute. La
vie est donc plus atroce encore qu'on ne peut le présager, plus
abjecte et plus cruelle!... Et je reste éperdu de stupeur devant
l'inattendu -- devant la réalité toujours implacable et toujours
imprévue...

Non, Charlotte ne s'est pas mariée. Non, rien de ce que j'avais
imaginé ne s'est accompli. Et ce qui est arrivé... oui, cela
devait être, cela, et cela seulement. Pas autre chose n'était
possible. Oh! je n'y puis croire encore, pourtant... Charlotte
chassée par son père, le jour même où eut lieu la scène affreuse
qui nous a séparés; son courage devant l'affliction, sa fermeté de
coeur devant l'épreuve, sa foi en elle-même; et la résolution
fière qu'elle sut prendre de maîtriser sa douleur et de refouler
ses angoisses, et d'affronter le malheur avec la dignité du
silence... Ha! le dégoût de moi qui me saisit, d'avoir déserté
cette vaillante! Toutes les choses qui auraient pu être semblent
passer devant mes yeux ainsi qu'en une brume de rêve... C'a dû
être horrible, le déchirement de cette âme, ce navrement de femme
abandonnée par tous... Et la détresse, la noirceur de cette
existence de mercenaire qui est la sienne depuis vingt mois,
qu'elle accepta, cette fille riche la veille, et qui lui mesura le
pain qu'il lui fallait, à elle et à son enfant -- à notre enfant...

Notre enfant!... Elle est la, à côté, reposant sur un lit que sa
mère, aidée par Annie, lui a préparé dans ma chambre. Une jolie
petite fille, blonde, avec des yeux comme des pervenches, -- et que
j'ai à peine osé regarder, à peine, car j'ai été pris d'une honte
indicible quand j'ai vu quel était le fardeau que Charlotte
portait dans ses bras...

Elle s'est déjà levée trois fois depuis que l'enfant repose, pour
aller surveiller son sommeil, interrompant le récit qu'elle me
fait, d'une voix grave, mais où ne vibre pas la colère où ne
grince pas la rancune. A-t-elle dû souffrir, cependant! La
pauvreté et les chagrins n'ont pas encore mis leur marque sur son
beau visage, mais ses yeux brillent de l'éclat étrange des yeux
désespérés, l'éclat vif et glacial du givre. Et ses vêtements, le
manteau de confection qu'elle a quitté, sa triste robe noire
d'ouvrière... Ah! Dieu de Dieu!...

La voici. Elle rentre, tout doucement, reprendre sa place sur la
chaise, au coin du feu.

-- Elle dort; elle dort d'un sommeil de plomb. Mais elle ne se
plaint, pas en dormant et elle ne porte plus les mains à sa tête,
comme elle faisait à Paris. J'ai eu si peur avant-hier, hier et ce
matin encore!... J'étais affolée. Il faut que je te raconte...
Quand j'ai vu qu'elle souffrait de maux de tète, que son front
était brûlant, qu'elle avait perdu l'appétit... et surtout ces
somnolences continuelles, tu sais... je me suis décidée à aller
chercher un docteur. Un bon médecin, habitué à soigner les
enfants. Il est venu avant-hier chez moi, a examiné attentivement
la petite, n'a sien voulu prescrire, n'étant encore sûr de rien,
mais m'a dit de le rappeler si des symptômes nouveaux se
produisaient. «Je pense que ce ne sera pas sérieux, m'a-t-il dit;
mais si je craignais quelque chose, ce serait une méningite.» Tu
penses si j'ai été effrayée! Une méningite! C'est tellement
terrible, surtout à cet âge-là!... J'ai passé la nuit dans les
transes. Hier, elle n'allait pas mieux; elle tournait et
retournait sa tête sur l'oreiller, y posait désespérément ses
petites mains. Je suis sortie, j'ai couru chez le docteur qui m'a
promis de venir le soir. Je rentrais chez moi bien anxieuse
lorsque, avenue de l'Opéra, j'ai rencontré Marguerite --
Marguerite, tu te souviens? l'ancienne femme de chambre de
Mme Montareuil. -- Elle ne savait rien de ce qui m'était arrivé,
s'étonnait de me voir si modestement vêtue et la mine tellement
désolée. Pendant qu'elle me parlait, une crainte affreuse m'a
saisie, une crainte que je n'avais jamais éprouvée jusque-là, la
crainte de la pauvreté. J'ai eu peur, tout d'un coup, une peur
terrible, de n'avoir pas assez d'argent pour soigner mon enfant;
je l'ai vue arrachée de mes bras, emportée à l'hôpital... Oh! je
ne peux pas te dire! Il m'a semblé que j'allais me trouver mal...
Je ne pouvais plus écouter Marguerite; et je ne suis revenue à
moi, pour ainsi dire, que lorsque je lui ai entendu prononcer ton
nom. Elle disait qu'elle t'avait vu il y avait peu de temps, que
tu étais riche... que sais-je? Alors, j'ai pensé que tu voudrais
bien m'aider à sauver l'enfant. J'ai demandé à Marguerite si elle
avait ton adresse. Elle me l'a donnée... J'ai voulu, t'écrire, en
rentrant; puis, j'ai hésité. La petite paraissait ne plus
souffrir. Le docteur, lorsqu'il est venu l'a trouvée plus calme et
m'a dit de me tranquilliser. Mais, ce matin, elle a eu une crise:
une crise qui n'a pas duré bien longtemps, c'est vrai; mais j'ai
perdu la tête... je ne raisonnais plus. J'ai pris le train pour
Londres...

-- Il y a longtemps, dis-je sans peser mes paroles qui suivent le
cours des idées qui roulent en mon cerveau, il y a longtemps que
tu aurais dû venir.

Charlotte me regarde avec étonnement.

-- j'aurais dû!... Mais ne savais-tu pas, toi?...

-- Je savais, oui... mais comment aurais-je pu deviner tout ce qui
s'est passé depuis? Il m'aurait été facile de me renseigner? Je
n'ai pas osé... On m'en a dissuadé. J'ai pensé...

-- Quoi? demande Charlotte d'une voix nerveuse. Quoi? continue-t-
elle, car je ne réponds pas. Qu'as-tu pensé de moi?

-- Je ne veux pas te le dire, et je ne veux pas mentir. Je suis un
malheureux, voilà tout.

-- J'espère, répond-elle au bout d'un instant et en changeant de
ton, que je me suis alarmée à tort et que la petite va aller
mieux; mais si, par malheur... tu feras tout pour la sauver,
n'est-ce pas?

-- Tout ce que je possède est à elle, dis-je, et à toi aussi.

Et je me mets à tisonner les charbons parce que je crois sentir
mes yeux se mouiller un peu.

-- Écoute, dit Charlotte; ce n'est pas ta maîtresse qui est revenue
à toi, mais la mère de ton enfant. Je ne te demande rien pour moi
et je voudrais ne rien demander pour ma fille non plus; mais...
Voyons, Georges, regarde-moi. Pourquoi pleures-tu?... Dis?...

Elle se penche vers moi, m'attire à elle.

-- Ah! fou, fou! Tu n'es pas méchant et tu es si dur pour ceux qui
t'aiment... et que tu aimes aussi, peut-être... Embrasse-moi...
N'est-ce pas, elle est jolie, ta fille? As-tu vu comme elle te
ressemble? Dis-moi si tu l'aimeras.

-- Non; tu serais jalouse... Mais tu ne m'as pas seulement appris
son nom...

-- J'avais d'abord songé à lui donner le tien, répond Charlotte en
rougissant, à l'appeler Georgette; et puis, je n'ai plus voulu, je
ne sais pourquoi... Elle se nomme Hélène.

Brusquement, je retire ma main que Charlotte tient dans les
siennes; et un grand frisson me secoue.

-- Qu'as-tu? demande-t-elle, attristée; et se méprenant,
naturellement, sur la cause de mon émotion, Qu'as-tu? Oui,
j'aurais mieux fait de suivre ma première idée, et de l'appeler
Georgette. Mais, Hélène, c'est un joli nom aussi. Tu ne trouves
pas? Tu m'en veux?

-- Non; pas du tout... Mais tu dois être très fatiguée, Charlotte.
Il va être une heure du matin; tu ferais bien d'aller te coucher
et d'essayer de dormir. Moi, je reste ici; si j'entends l'enfant
se plaindre, j'irai te prévenir. Va, sois raisonnable, je vais
rouler un fauteuil devant le feu... il faut l'entretenir, car la
nuit est froide.

-- Demain matin, tu enverras chercher un médecin?

-- Oui, certainement. Demain matin ou plutôt ce matin, car nous
sommes à dimanche depuis cinquante minutes.

-- Et c'est lundi Noël, dit Charlotte en soupirant. Mon Dieu!
pourvu que mes craintes aient été folles! Bonsoir...

Elle se retire, ferme doucement la porte; et je reste seul,
regardant mes pensées, à mesure qu'elles passent, se réfléchir en
formes fugitives dans les charbons ardents du foyer... Ma fille
s'appelle Hélène... Ah! qu'elle est amère, cette perpétuelle
ironie des choses!...

Je descends à la salle à manger, au rez-de-chaussée. Je remonte
avec une bouteille d'alcool et je me fais des grogs très forts,
toute la nuit. Vers six heures, je m'endors...

C'est Charlotte qui m'a réveillé, à neuf heures. Et, tout
aussitôt, j'ai envoyé Annie chercher un médecin qui lui a promis
de venir sans tarder. Onze heures sonnent, et il n'est pas encore
arrivé. Mais on frappe; ce doit être lui. Non, c'est un
télégraphiste qui apporte une dépêche. Un télégramme envoyé par
Roger-la-Honte qui m'apprend qu'il ne sera de retour que vers le
milieu de la semaine... Mais quand viendra-t-il donc, ce médecin?

Charlotte m'appelle auprès de la petite malade qui vient de sortir
d'un de ces lourds sommeils si inquiétants pour sa mère. Comme
elle est pâle! Ses yeux me semblent avoir perdu l'éclat qu'ils
avaient hier soir; ils sont ternis, éteints sous les larmes,
lassés de douleur, s'ouvrant largement, pourtant, ainsi que pour
une supplication pleine d'angoisses. La jolie petite bouche laisse
passer des plaintes monotones et navrantes.

-- Maman, bobo... Maman... bobo...

Charlotte la prend dans ses bras, essaye de la consoler, la
caresse.

-- Le plus terrible, me dit-elle, c'est qu'elle refuse toute
nourriture, je ne peux presque rien lui faire prendre. Et si tu
l'avais vue il y a quatre ou cinq jours seulement! Elle était si
gaie, si amusante!...

Mais l'enfant dégage ses mains d'un geste désespéré, appuie ses
doigts crispés à son front et ses membres se convulsent et sa face
blêmit affreusement; elle gémit d'une façon lamentable...

-- Monsieur, vient dire Annie, le docteur est en bas.

-- Qu'il monte, vite!

Il est monté, a assisté aux convulsions qui ont saisi l'enfant et
l'a examinée avec soin dès que la prostration a succédé à la
crise.

Il est dans le salon, maintenant, seul avec moi, rédigeant son
ordonnance.

-- Il faut couper les cheveux, appliquer un vésicatoire sur la
nuque, poser de la glace sur le front...

--Est-ce la méningite?

-- Oui, certainement, c'est la méningite.

-- Y a-t-il de l'espoir?

-- Très peu, répond le docteur en hochant la tête. Je ne veux pas
vous donner de fausses espérances. À l'âge qu'a votre enfant,
cette maladie est presque toujours fatale; la mort survient
rapidement au milieu d'une convulsion. Oui, à moins d'un
miracle...

-- Dites-moi franchement, docteur: votre science est-elle capable
d'effectuer ce miracle?

-- Non, en vérité. Au moins, personnellement, je dois vous
répondre: non... Mais j'ai des confrères, de grands confrères,
dont l'expérience, ou la réputation si vous voulez, dépasse la
mienne de cent coudées; peut-être vous tiendraient-ils un langage
autre que le mien. Essayez-en... Le docteur Scoundrel par exemple.
C'est la plus haute autorité...

-- Et, dis-je en hésitant -- car une pensée fâcheuse se présente à
moi comme je pose sur la table le prix de la visite -- savez-vous
quelle somme le docteur Scoundrel exigerait pour venir...
-- Oh! répond le médecin en souriant, il ne se dérange jamais à
moins de cinquante livres payées comptant. C'est une célébrité,
voyez-vous...

-- Cinquante livres sterling?

-- Oui; et aujourd'hui, dimanche, veille de Noël, il en demanderait
peut-être soixante... quatre-vingts... cent.

Le docteur sort et Charlotte, immédiatement, entre dans le salon.

-- Eh! bien? demande-t-elle d'une voix qui trahit son anxiété.
Qu'a-t-il dit? Est-ce la méningite?

-- Il ne sait pas; n'est pas sûr... C'est très difficile de se
faire une certitude. Il m'a conseillé de consulter un de ses
confrères, un spécialiste renommé...

-- Il faut l'envoyer chercher tout de suite, dit Charlotte.

-- Oui, mais...

-- Mais quoi? Dis! Quoi?

-- Ce spécialiste veut être payé d'avance... une grosse somme; et
je n'ai pas d'argent.

-- Tu n'as pas d'argent! s'écrie Charlotte.

-- Non, je n'en ai pas ici. Tout ce que je possède est à la banque
et je n'ai pas vingt livres à la maison. Les banques sont fermées
aujourd'hui, demain et après-demain. Il faut trouver un moyen...
Tenez, dis-je à Annie qui entre, allez chercher ces médicaments et
de la glace; et, en même temps, tâchez de me faire escompter ces
chèques par les commerçants dont les boutiques sont restées
ouvertes.

Et je lui remets quatre chèques de vingt-cinq livres que j'ai
signés à la hâte.

-- C'est singulier, dit Charlotte, que tu n'aies pas d'argent chez
toi.

-- Je fais comme tout le monde; c'est l'habitude, ici. On a très
peur des voleurs, à Londres.

Charlotte sourit d'un sourire triste.

-- Crois-tu qu'Annie réussira à avoir de l'argent?

-- Je l'espère.

J'ai tort. Elle rentre, une demi-heure après, sans avoir pu
trouver personne disposé à escompter mes papiers. Les commerçants
disent qu'ils ne peuvent pas, pour le moment; ah! si c'était après
les fêtes, ils ne demanderaient pas mieux. Annie a les larmes aux
yeux; quant à Charlotte, elle se laisse tomber sur une chaise et
éclate en sanglots.

-- Mon Dieu! dit-elle, c'est affreux! Tout est contre moi... Ce
médecin l'aurait peut-être sauvée!...

-- Ne te désole pas, lui dis-je en prenant mon manteau et mon
chapeau. Je vais sortir; je sais où trouver l'argent nécessaire...
Occupe-toi de faire ce qu'a ordonné le docteur. Peut-être ce
vésicatoire suffira-t-il... Mais ne te tourmente pas, surtout. Il
est une heure et demie; je reviendrai le plus tôt possible et pas
sans l'argent, je te promets. Ce ne sera pas difficile.

Ah! si, c'est difficile. Très difficile. Les gens que je vais voir
sont absents; ou bien, pleins de bonne volonté, ils se trouvent
dans le même cas que moi et ne peuvent m'offrir que des sommes
dérisoires. Et voilà trois heures que je suis en route!... Qui
pourra m'avancer la somme dont j'ai besoin?... Broussaille. Je me
fais conduire à Kensington. Pourvu qu'elle soit chez elle!

Elle y est. Rapidement, je la mets au courant des choses.

-- Si ton frère était revenu hier soir ou ce matin comme je
l'espérais, dis-je, je ne serais pas aussi embarrassé. Mais je ne
sais où donner de la tête.

-- Ah! quel malheur! s'écrie Broussaille. Si j'avais pu savoir!...
Hier matin, j'ai porté soixante livres à la banque... Et tu as une
entant! Je voudrais bien la voir. Elle doit être belle comme tout;
et dire qu'elle est si malade!... Tiens, voilà tout ce que j'ai
ici: quatorze livres; quatorze livres et cinq shillings. Prends
les quatorze livres...

-- Merci, dis-je; mais cela ne peut me servir à rien.

-- Eh! bien, veux-tu m'attendre? demande-t-elle. Je vais aller voir
quelqu'un de qui j'aurai certainement cinquante livres, même cent.
Cinq minutes pour m'habiller, je pars, et je reviendrai dans trois
quarts d'heure. Je vais te faire donner à manger pendant ce temps-
là, puisque tu n'as pas déjeuné.

Elle sort, et je l'attends, sans pouvoir presque toucher,
tellement je suis énervé, aux plats que la servante m'apporte. Je
l'attends pendant une heure...

Mais la voici. Elle entre, les yeux rouges d'avoir pleuré, son
mouchoir à la main.

-- Oh! je suis désolée, désolée! Mon ami venait de partir de chez
lui quand j'y suis arrivée. Quelle déveine!... Mais si tu pouvais
patienter jusqu'à ce soir? Il va tous les jours à son club, à dix
heures précises; je l'y ferais demander et il me donnerait cent
livres, sûrement. Veux-tu?

-- Non, je ne peux pas attendre; et puis, il me vient une idée.
Seulement, il faut que je me dépêche. Je te remercie tout de même,
Broussaille. Au revoir.

Sitôt dans la rue, je prends un cab et je donne au cocher
l'adresse du bureau de Paternoster. Je me suis souvenu,
subitement, que cet honnête homme a l'habitude d'être présent à
son office, tous les dimanches et jours de fête, de cinq heures à
six; ses clients, en effet, observent peu les chômages indiqués
par les almanachs et il peut espérer conclure un bon marché aussi
bien le jour de Pâques que celui de la Trinité. Il est six heures
moins un quart et j'espère arriver à temps dans la Cité. Le cab
roule rapidement... Six heures moins deux à Saint-Paul's... Mais,
au coin de Queen Victoria Street et de la petite rue où trafique
l'ancien notaire, le cheval glisse sur le pavé, s'abat. Pas une
minute à perdre. Je descends du cab, je paye le cocher et je
m'engage dans la petite rue. Trop tard! Tout au bout, là-bas,
j'aperçois Paternoster qui s'en va et je le vois disparaître au
tournant de Cheapside. Je marche sur ses traces à grandes
enjambées.

Plus si vite, à présent. Un dirait que j'ai peur de l'aborder.
Oui, j'en ai peur.

S'il me refusait ce que je veux lui demander, par hasard? S'il ne
voulait rien entendre?... Il a bien refusé une poignée de pièces
d'or, dernièrement, à un camarade qui lui en avait fait gagner des
sacs... Il n'a pas de coeur, d'abord, ce vieux-là. N'a-t-il pas
une fille, lui aussi? qu'il a abandonnée, à ce qu'on m'a dit, pour
conclure ce second mariage qui a abouti à un divorce... Il n'aime
que l'argent. C'est une sale crapule... Et s'il ne voulait pas
m'avancer la somme dont j'ai besoin... Ah! bon Dieu!... Mais,
pourtant, si je ne l'obtiens pas de lui, cet argent, d'où
l'obtiendrai-je? Et il me le faut, il me le faut! J'ai promis de
le rapporter; et la petite mourra, sans ça... Peut-être que le
charlatan qui se fait payer si cher ne pourra rien contre le mal;
mais peut-être qu'il la sauvera, ma fille... Je ne veux pas
qu'elle meure, cette enfant! Pour Charlotte et pour moi, il faut
qu'elle vive. Je sens que ce sera encore plus terrible, si elle
meurt... Ah! je ne pense pas à revenir au bien, comme ils disent.
Le bien, le mal -- qu'est-ce que c'est? -- Mais, mais... Voyons,
Paternoster n'osera pas me refuser; il sait que j'ai de l'argent à
la banque; il sait...

Il se retourne et, un instant, je crois qu'il me reconnaît. Non,
il ne m'a pas vu. Mais moi, j'ai aperçu sa figure, sa face dure et
rusée d'impitoyable.

Sans savoir pourquoi, je ralentis le pas, je laisse augmenter la
distance qui nous sépare... C'est curieux, ce n'est plus la même
idée qui me meut, maintenant. Je ne pourrais dire ni ce que
j'espère ni ce que je veux faire; mais sûrement, je ne veux pas
aborder Paternoster pour lui demander un service. Non, je ne le
pourrais pas. C'est une force que je ne connais point, à présent,
qui me pousse sur ses pas. Je le suis de loin, le guette comme le
fauve doit épier sa proie, sans avoir l'air d'attacher
d'importance à mon acte. Je m'intéresse à ce qui se passe autour
de moi; aux rues, pleines de foules joyeuses, se hâtant, car il
fait froid, et se bombardant de «Merry Christmas»; aux voitures de
gui et de houx, aux vendeurs des numéros spéciaux de journaux
illustrés; aux enluminures des cartes symboliques; aux festons de
dindes, aux guirlandes d'oies, aux pyramides de puddings, aux
montagnes d'oranges... Ludgate Hill, Fleet Street, Strand, «Merry
Christmas»...

Je viens de traverser la Tamise et, sur les traces de Paternoster
qui tient à la main son éternel sac, je descends Waterloo Road.
Brusquement, il tourne à droite et disparaît derrière la porte
d'une maison. J'ai à peine eu le temps de l'y voir entrer... Que
faire, maintenant? Oh! c'est bien simple. Je vais me présenter
dans cette maison tout à l'heure, demander à parler au vieux
gentleman; et, devant la jeune femme qui est sa maîtresse et qui
le prend pour un brave homme, il n'osera pas refuser; non, il ne
pourra point faire autrement...

Il est onze heures; et je suis toujours à la même place, au coin
de la rue et de Waterloo Road, à l'endroit d'où j'ai vu
Paternoster entrer dans la maison dont il sort justement à
présent. Je m'en suis approché dix fois de cette maison, pendant
ces longues heures d'attente fiévreuse et presque inconsciente, et
je n'ai pu me résoudre à frapper à la porte. C'a été plus fort que
moi; je n'ai pas pu...

Je fais quelques pas en descendant, afin de n'être pas remarqué;
et, dès que Paternoster s'est engagé sur la route, dans la
direction du pont, je me retourne et je le suis.

Il marche rapidement; les passants sont rares; le froid a augmenté
tout d'un coup, un vent épouvantable s'est élevé, précurseur d'une
tempête de neige... Que vais-je faire? Oh! je le sais, en ce
moment; mais je le sais seulement maintenant. L'idée nette de
l'acte à accomplir se découvre à moi, se précise à l'instant même
où le souvenir de résolutions prises autrefois se présente à mon
esprit: ne pas tuer, ne jamais me livrer à des violences contre
les personnes... Tuer! Je ne veux pas tuer; je n'ai pas d'arme,
d'abord. Violence... oui. Il me le faut, le sac que porte
Paternoster.

Les trois policemen préposés à la garde de Waterloo Bridge se sont
repliés à l'entrée de la route, derrière le petit mur, jugeant
sans doute impossible de rester à leur poste. Le pont, noir,
sinistre, chemin tragique qui semble se perdre dans les ténèbres
compactes, est balayé par des rafales hurlantes qui font cligner
et paraissent vouloir éteindre les lueurs pâles des becs de gaz.
Je passe devant les policemen...

Je n'aperçois plus, à présent, que la silhouette de Paternoster,
là-bas. Il se hâte, une main assurant son chapeau, l'autre serrant
contre lui le petit sac. Le vent, qui me frappe la face, le bruit
assourdissant des flots sous nos pieds, ne lui permettront pas de
m'entendre... Je cours. Je l'atteins. D'un coup terrible, je
l'envoie rouler sous l'un des bancs de pierre encastrés dans le
parapet. Le sac lui échappe, tombe sur le trottoir. Je le ramasse
et je m'élance en avant. Dieu! qu'il est large, ce fleuve!

Attention! Il ne faut plus courir... Quelqu'un qui vient... Un
vagabond, écumeur du Pont des Soupirs, qui a vu mon sac et arrive
sur moi, tête baissée. D'un coup de pied, je lui relève la figure.
Tant pis pour lui! Si les loups se mettent à se manger entre
eux... Devant Somerset House, je saute dans un cab.

-- Enfin! te voilà, s'écrie Charlotte. J'ai cru que tu ne
reviendrais jamais. C'est affreux! La petite a eu deux crises
horribles... As-tu l'argent, au moins?

-- Je l'espère, dis-je.

Je pose le sac sur une table et je saisis le tisonnier. Je n'ai
pas besoin de me gêner devant Annie, qui m'a suivi au premier
étage; et quant à Charlotte... Je fais sauter la serrure. Des
rouleaux d'or, une liasse de bank-notes. Cinq cents livres, six
cents peut-être.

-- _Good job_! s'écrie Annie chez qui triomphent les magnifiques
instincts de piraterie qui caractérisent sa race. Bonne affaire!

-- Tenez, vieille femme, voici cinquante livres; prenez un cab,
allez chez le docteur Scoundrel, dans Harley Street, donnez-lui ça
d'avance et ramenez-le coûte que coûte. Dites, lui qu'il aura cent
livres, deux cents, cinq cents, tout ce qu'il voudra...

Annie a descendu l'escalier quatre à quatre, et j'entends déjà
s'éloigner la voiture qui l'emmène. Je mets les billets de banque
dans ma poche et je vais déposer les rouleaux d'or au fond d'un
tiroir. En me retournant, je vois Charlotte, très pâle, appuyée à
un meuble, qui fixe sur moi des yeux égarés.

-- Qu'as-tu fait, Georges? me demande-t-elle d'une voix qui semble
avoir peur d'elle-même.

Je hausse les épaules.

-- Il fallait de l'argent, n'est-ce pas?

Je m'assieds devant la cheminée et je jette au feu, un à un,
quelques papiers et des carnets qui sont restés au fond du sac;
rien d'intéressant; et autant ne point garder des objets qui
pourraient me compromettre... quoique... Ah! il est bien certain
que Paternoster est sur ses jambes depuis longtemps... chez lui,
sans doute, en train de se faire frictionner les côtes. Il aura eu
plus de peur que de mal, le vieux scélérat... Je regarde les
flammes mordre les papiers et les consumer lentement.

Mais Charlotte vient me jeter ses bras autour du cou.

-- Pardonne-moi, me dit-elle pendant que de grosses larmes roulent
sur ses joues. Comment puis-je te faire des reproches, à toi qui
viens de risquer ta liberté, peut-être plus, pour sauver ton
enfant... Mais je suis tellement tourmentée, tellement énervée,
vois-tu!... Je n'ai plus la tête à moi. J'ai des pressentiments si
noirs!...

-- Tu as tort, dis-je en l'embrassant. J'espère que le médecin qui
va venir pourra te rassurer.

-- Elle est si mal, si mal! Elle est assoupie, pour le moment; mais
si tu avais vu ces crises... Viens la voir.

Ah! c'est effrayant... Mais ce n'est plus là l'enfant que j'ai vue
hier soir, que j'ai vue ce matin encore! On dirait qu'on a mis un
masque, un masque de vieillard, sur cette petite figure; il y a
des rides, sur cette face de bébé dont on a coupé les boucles
blondes, fines comme des flocons de soie; et un cercle noir cave
les yeux.

-- Est-elle changée! murmure Charlotte en sanglotant. Crois-tu?...
Et elle ne pouvait presque plus parler... Comme elle a grandi!
Regarde. On croirait qu'elle a trois ans...

Annie entre dans la chambre.

-- Monsieur, dit-elle, le docteur vient tout de suite; il veut
avoir cent livres.

Il les aura. Puisse-t-il faire quelque chose, mon Dieu!... Minuit.
Les cloches, de tous les côtés, se mettent à sonner joyeusement.

-- Noël! dit Charlotte en se laissant tomber sur une chaise.
Seigneur! Seigneur! que je souffre! Oh! c'est affreux...

Oui, Noël, sainte journée. Jour de paix et de bonne volonté...

Le docteur monte l'escalier. Je vais lui ouvrir la porte du salon.
Une face blafarde, chauve, glabre; une tête de veau au blanc
d'Espagne.

-- Monsieur, me dit-il, j'ai prévenu votre servante, qui est venue
me chercher, que je demandais cent livres. Aujourd'hui, Noël, vous
comprenez... Elle m'a remis cinquante livres; et, avant toute
autre chose...

-- En voici cinquante autres.

-- Merci, Monsieur, dit le docteur Scoundrel avec un sourire
livide, et en plaçant les billets dans un portefeuille qu'il
glisse dans une poche de sa redingote. Par ici, n'est-ce pas?

La petite fille se réveille, comme il entre. Et j'ai une vision de
cellule de condamné à mort, au moment où y pénètre le
fonctionnaire qui vient annoncer le rejet du recours en grâce...

Je viens de suivre le docteur dans le salon.

-- Il n'y a plus d'espoir, me dit-il. Cette enfant est épuisée, à
bout de forces. Il y a déjà paralysie de la langue et d'un oeil. À
la première convulsion, elle vous quittera. Je vous souhaite de
pouvoir trouver, en ce saint jour qui commence, au souvenir de ce
que Dieu...

Je l'interromps.

-- Si je vous avais fait appeler hier, avant-hier, auriez-vous pu
sauver ma fille?

-- Pas plus qu'aujourd'hui. À un âge aussi tendre... Au moment de
la conception, les parents devaient avoir de vives contrariétés,
de grands chagrins... Non, dès le début, tout était vain.

-- Vraiment?

-- Sur l'honneur, Monsieur! dit-il en frappant de la main la poche
qui contient le portefeuille où il a serré mes bank-notes.

Je le reconduis jusqu'à la porte. Et quand je rentre dans la
chambre, je vois qu'il est inutile de parler.

Des convulsions terribles ont saisi la petite martyre; les membres
se crispent, veulent se retourner, on dirait, par des efforts
désespérés; et la peau bleuit comme si les extrémités, déjà,
commençaient à se glacer. Elle essaye de se lever, de se frapper
la tête contre quelque chose, sa tête blême dont un oeil seul,
vitreux, est grand ouvert, et dont la bouche devenue muette ne
laisse plus échapper que des plaintes inarticulées, des râles
qu'arrache une douleur sans nom... Ha! Horrible, cette agonie
d'enfant...

Mais les plaintes s'affaiblissent, s'éteignent. Le petit corps gît
lourdement, semble peser de plus en plus sur le lit -- et c'est
comme si quelque chose s'en allait peu à peu, voguait, toujours
plus loin, vers des océans cruels, sur de grandes vagues de
solitude...

Charlotte, agenouillée devant le lit, se relève tout à coup, les
yeux hagards, et recule jusqu'au mur.

-- Elle est morte! crie-t-elle.

Et debout, après ce grand cri, elle contemple sans un mot, sans
une larme, cette entant que son étreinte ne réchauffera plus...
Elle reprend:

-- Tu vois! Tu vois!... Elle est morte!

Puis, elle se précipite vers le petit cadavre, essaye de lui
rendre, dans un embrassement suprême, le souffle envolé pour
jamais.

Et un grand silence, troublé seulement par les sanglote d'Annie
agenouillée dans un coin, règne dans cette chambre où vient de
s'accomplir l'irréparable.


XXI -- ON N'ÉCHAPPE PAS À SON DESTIN

-- Oui, je suis à Londres depuis une douzaine de jours. J'ai quitté
Paris au reçu de la dépêche qui m'annonçait le malheureux
événement et vous comprenez que je n'aie pu trouver, depuis, une
minute pour vous venir voir. Il a été enterré hier.

C'est l'abbé Lamargelle qui parle; et je l'écoute en m'efforçant
de dissimuler, derrière l'expression mimée de ma stupéfaction, les
sentiments qui m'agitent.

-- Il a été enterré hier!

-- Hier; les formalités à, remplir, l'enquête du _coroner_... Mais
vous ne lisez donc pas les journaux?

-- Très rarement.

-- C'est dommage. Vous y auriez vu comment on l'a trouvé sur
Waterloo Bridge, la nuit de Noël, ce pauvre Har... Mais vous ne le
connaissiez que sous le nom de Paternoster?

-- Seulement.

-- Moi, j'étais lié avec lui depuis des années... Oui, la police
l'a découvert sur le pont, un peu après onze heures, Il avait été
attaqué par un bandit qui n'avait pas eu le temps, sans doute, de
le jeter dans cette Tamise qui charrie tant de cadavres. Il était
évanoui, avec une large blessure an front; l'assassin avait dû lui
frapper la tête sur la pierre du parapet. On l'a transporté chez
lui, où il a repris connaissance et m'a fait envoyer un
télégramme. Je l'ai trouvé bien bas lorsque je suis, arrivé, le
lendemain; il a eu la force, pourtant, de faire son testament et
de me communiquer ses dernières volontés; il a aussi refusé de
reconnaître comme son agresseur un voyou que la police lui a
présenté et qu'on avait arrêté sur le pont, la figure en sang.
C'était le coupable, certainement; mais je suis heureux que la
corde lui ait été épargnée... Puis, le délire a saisi Paternoster
et son agonie a duré prés de trois jours. L'enquête n'a rien
révélé, naturellement, et le jury a rendu un verdict ouvert...

-- Avait-il de l'argent sur lui? demandé-je pour dire quelque
chose; a-t-il été volé?

-- Bien entendu, dit l'abbé, il a été volé; de cinq cents livres,
environ. Cette somme vaut-elle la vie d'un homme? Je ne sais pas.
Il faudrait demander ça aux pasteurs des peuples, qui s'y
connaissent... Ah! quelles canailles que les canailles! Mais qui
les fait? Et puis, canailles... Est-ce que la bourgeoisie, pour
arriver au pouvoir et s'y maintenir, a mis en oeuvre d'autres
procédés que ceux qu'emploient les malfaiteurs? Et Église?
Assassinat et vol, vol et assassinat. L'homme qui a tué
Paternoster...

--Il ne cherchait peut-être pas à le tuer dis-je.

-- C'est bien possible, répond l'abbé; en tous cas, il ne prêchait
certainement point ce respect de la vie humaine que les
exploiteurs d'existences prennent pour texte de leurs sermons. Un
peu plus de brutalité, un peu moins d'hypocrisie, il vaut ses
contemporains, et ils le valent. Nous sommes tous bons à mettre
dans le même panier, aujourd'hui, -- le panier qu'on capitonne avec
de la sciure de bois. -- Quel monde! Ah! les enfants qui meurent au
berceau sont bien heureux...

--Non! dis-je, ils ne sont pas heureux. Ils sont nés pour vivre; et
pourquoi meurent-ils! Parce que la misère a tari le lait dans les
mamelles de leurs mères, parce que les tourments moraux de leurs
pères ont pénétré leur chair d'un germe meurtrier. Heureux! Mais
ils souffrent autant, pour quitter la vie, que les hommes dont ils
n'ont point la force, que les gens qui succombent à la veille du
succès, au moment où leurs rêves vont se réaliser. Ce sont les
seuls êtres à plaindre, les enfants qui meurent au berceau, car ce
sont les seules victimes humaines qui ne puissent pas se défendre,
lutter contre le bourreau qui les torture. Heureux? De ne pas
connaître les affreuses conditions d'existence que nous sommes
assez vils pour accepter? Est-ce cela? Il faut croire, alors, que
nous en sommes bien honteux, de la vie que nous menons; et que
nous sommes bien lâches, pour ne pas nous en faire une autre! Mais
quel est, l'animal, quelle est la bête farouche qui se réjouira de
la mort de son petit, sous prétexte que les proies sont rares et
que la chasse est pénible? Et elle ne serait ni difficile ni
longue, pourtant, la battue à opérer dans cette forêt de Bondy où
font ripaille les hyènes du capital! Et il y aurait du pain et du
bonheur pour tous, si l'on voulait!...

-- Oui, dit l'abbé; vous avez raison. Si l'on voulait! Mais... Ah!
quelle servilité! Qui donc écrira l'»Histoire de l'esclavage
depuis sa suppression»?... Je crois qu'on a dit quelque part que
l'homme avait été tiré du limon; il n'a point oublié son
origine...

-- Si, il l'a oubliée, pour son malheur, du jour où il s'est cru
une âme et a désappris qu'il avait des instincts.

-- _Consensus omnium_, ricane l'abbé. Cet acquiescement général ne
devait-il point être le prélude de la concorde universelle?...
«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Je pensais à
cela, aussi, ce matin de Noël où je me suis mis en route à l'appel
de Paternoster.

-- Le sort de Paternoster ne m'émeut pas énormément, dis-je -- car
cette conversation m'énerve et j'enverrais volontiers l'abbé à
tous les diables. -- S'il mérite d'être mis au rang des saints et
des martyrs, demandez sa canonisation.

-- Je m'en garderai bien, dit l'abbé; il aurait ses fidèles avant
huit jours, car vous savez qu'on demande à croire, aujourd'hui, et
que c'est d'un grand besoin de foi que souffre notre époque...
Mais si ce n'était pas un saint, c'était un homme, ce qui est
encore plus rare. Vous vous en seriez aperçu avant peu, car il
avait des desseins sur vous; vous lui inspiriez une grande
sympathie...

-- Cela m'est complètement indifférent.

-- Ce qui n'empêche pas le fait d'avoir existé... Il avait des
projets qui n'étaient pas sans grandeur, et son assassin...

-- Son assassin a bien fait! Oui, même s'il a tué de parti-pris,
même s'il a prémédité son crime. Pourquoi aurait-il pris souci de
l'existence de ses semblables, qui n'ont jamais mis d'autre trait
d'union entre eux et lui que le sabre du gendarme? Dans un monde
de serfs et de brutes hypocrites, il a agi en franc sauvage. Le
coup de couteau du meurtrier répond aux déclamations des Tartufes
de la fraternité qui mènent l'humanité à l'abattoir à coups de
discipline.

-- Il vaudrait mieux que la réplique fût plus générale et moins
sanguinaire, dit l'abbé. Mais puisque l'argent est le seul lien
qui attache les hommes les uns aux autres; puisque c'est chacun
pour soi et Dieu pour tous... Naturellement, Dieu pour tous! Sans
Dieu, ce ne serait pas chacun pour soi... La bassesse est
obligatoire, et le malheur aussi. En haut et en bas, partout.
Certes, comme je le disais tout à l'heure, nous nous valons tous;
et notre misère est égale. Et nous, même, nous qui faisons état de
mépriser toute règle et de cracher au nez de l'imbécile Société
qui nous refuse le bonheur, nous sommes aussi malheureux, au fond,
que les forçats courbés sous son joug...

Oui, autant. C'est à se demander si nous n'avons pas, tous, perdu
le sentiment du temps où nous vivons! On agit en dehors de soi,
sans la compréhension des actes qu'on accomplit, sans la
conception de leurs résultats; le fait n'a plus aucun lien avec
l'idée; on gesticule machinalement sous l'impulsion de la névrose.
On semble exister hors de la vie réelle, hors du rêve même -- dans
le cauchemar. -- Je songe à cet homme que j'ai assailli, sur le
pont; à cette entant qui est morte, avec une telle douleur, dans
la chambre, là, à côté; je songe à la longue semaine que je viens
de passer avec cette femme désespérée, qui ne veut pas qu'on la
console, qui m'aime, et que je ne peux pas aimer. Oh! je voudrais
l'aimer, pourtant! L'aimer assez pour ne plus voir qu'elle, ne
plus rêver qu'elle, pour oublier toutes les choses dont je ne veux
pas me souvenir, toutes les images qui me harcèlent -- l'aimer
assez pour que je puisse être heureux de son bonheur et qu'elle
puisse être heureuse du mien...

Et, longtemps après que l'abbé m'a quitté, je reste seul avec les
pensées désolées et confuses qui tremblotent devant mes yeux
lassés.

Mais Charlotte, qui est entrée sans que j'aie pu l'entendre, vient
poser sa main sur mon épaule.

-- Qu'as-tu? demande-t-elle. Que t'a dit ce prêtre?

-- Rien.

-- Comme tu me réponds!... Il y a si longtemps que tu es seul ici,
tu as l'air tellement absorbé!...

-- Non, il ne m'a rien dit d'intéressant. D'ailleurs, tu le connais
et tu sais qu'à part ses anecdotes et ses plaisanteries de pince-
sans-rire...

-- Il m'a toujours semblé extraordinaire. C'est un être étrange; il
n'est pas antipathique, mais il fait peur; et il y a en lui,
sûrement, autre chose que ce qu'il laisse paraître. Que fais-tu
avec lui?

-- Pas grand'chose. Des cambriolages, de temps en temps.

-- Mon Dieu! s'écrie Charlotte. Est-ce possible!

-- Tout est possible. Il est singulier que tu ne t'en sois pas
encore aperçue. Les épreuves par lesquelles tu as passé auraient
dû t'ouvrir les yeux; mais tu raisonnes toujours, hélas! ainsi que
tu le faisais, autrefois.

Je lève la tête pour regarder Charlotte, en terminant ma phrase,
et je rencontre ses yeux fixés sur moi, ses yeux brillant d'un feu
intense, éclatant d'une expression d'énergie ardente que je ne
leur connais pas. Elle est très pâle et ses lèvres frémissent,
comme épouvantées des paroles qu'elles ont à laisser passer?

-- Tu te trompes, Georges, je raisonne autrement aujourd'hui. Ou,
plutôt, je n'ai jamais eu les pensées que tu m'as supposées. Tu ne
m'as pas comprise. Certes, j'ai été et je suis encore effrayée et
révoltée du genre d'existence que tu t'es décidé à choisir; mais
la vie qu'on mène ailleurs ne me répugne pas moins et, au fond,
m'épouvante autant. Je n'ai jamais fait de différence entre les
infamies que la loi autorise et celles qu'elle interdit; le crime,
pour être légal ne cesse point d'être le crime, et je savais que
si l'on n'est pas un criminel, aujourd'hui, on est un esclave. Et,
depuis que je vis seule, pendant ces mois où j'ai subsisté à la
sueur de mon front, j'ai vu à quelle guerre intestine, sournoise
et sans quartier, se livrent ces esclaves; j'ai vu dans quelle
horrible confusion, intellectuelle et morale, ils dévorent le
morceau de pain qu'ils s'arrachent. Non, la vie ne vaut pas la
peine d'être vécue, ni en bas ni en haut, s'il n'existe rien qui
puisse en dissimuler les horreurs, en adoucir l'amertume. Voilà ce
que je pensais, l'autre jour, après l'enterrement de notre enfant,
lorsque j'ai voulu partir et que tu m'as retenue; voilà ce que je
pensais lorsque mon père m'a chassée de chez lui; ce que je
pensais aussi, le même jour, une heure avant, lorsque tu me
demandais de te suivre...

Elle s'arrête, vaincue par l'émotion. Mais comme j'ouvre la bouche
pour parler, elle me fait signe de me taire et reprend d'une voix
véhémente:

-- Sais-tu pourquoi j'ai refusé de partir avec toi, ce jour-là? Te
l'es-tu jamais demandé, seulement? J'avais peur, c'est vrai; mais
je ne suis pas une lâche, et je t'aurais suivi -- je t'aurais suivi
si tu m'avais aimée... Non, ne dis rien! Je savais que tu ne
m'aimais pas, que tu ne m'aimais pas comme je l'aurais voulu,
toujours! Tu ne croyais même pas à mon amour... Tu m'as dit... --
Oh! tu m'as dit et je m'en souviens comme si tes paroles vibraient
encore dans l'air, et c'est navrant, navrant... -- tu m'as dit que
je m'étais donnée à toi par pitié! Mais dans quels romans as-tu
donc appris la vie, toi qui prétends la connaître? Comment as-tu
pu croire qu'une femme saine, intelligente, et qui n'est pas
vénale, puisse se livrer à un homme qu'elle n'aime pas?... Vous
lui faites jouer un bien grand rôle, à la pitié, vous qui n'en
avez pour personne!... Je m'étais donnée à toi parce que je
t'aimais, voilà tout... Ah! je ne le sais, pas, pourquoi je
t'aimais... et je t'aurais suivi parce que je t'aimais, sans
songer à discuter tes projets et sans rien exiger de toi, si
j'avais senti chez toi, pour moi, la moitié de l'amour dont mon
coeur était plein. Tu aurais deviné ce que j'éprouvais, ce jour-
là, si tu m'avais aimée; ce que je n'osais pas te dire... Mais
j'ose, à présent. Oui, je veux être aimée; charnellement,
bestialement, si ton amour n'est que l'amour d'une bête, mais
complètement; oui, j'ai besoin d'être aimée; oui, j'en ai soif,
j'en meurs d'envie. Et je préfère mourir tout à fait et tout de
suite, tu m'entends? que de mener une existence dont la seule
joie, la seule, ne m'est pas accordée. Oui, je préfère ça...

Elle s'interrompt un instant et continue.

-- Pourquoi m'as-tu dit de rester, la semaine dernière, quand je
voulais m'en aller? Pourquoi, puisque tu ne m'aimes pas? Penses-tu
que je n'aie point eu assez de souffrances, déjà, et veux-tu m'en
infliger d'autres? Ne sais-tu pas que c'est intolérable, ce que
j'endure? que c'est affreux et insultant, cette affection
dérisoire que tu te fais violence pour me témoigner?... Et
pourquoi ne m'aimes-tu pas, d'abord? s'écrie-t-elle. Ne suis-je
pas belle? Mais tu connais toutes les femmes qu'on appelle des
beautés, à Paris; et je les ai vues aussi; je n'ai rien à leur
envier. Est-ce parce que je suis pauvre? Mais pour qui le suis-je
devenue? Et tu n'aspires pas, je pense, à la main d'une héritière.
Est-ce parce que je suis honnête? Mais je cesserai de l'être, si
tu veux; il n'y a pas de crainte que je ne sois prête à vaincre,
je surmonterai tous les dégoûts. Oui, s'il faut être une
prostituée pour être aimée d'un voleur...

-- Tais-toi, tais-toi! lui dis-je en lui fermant la bouche. Non, je
ne t'ai pas aimée comme je l'aurais dû, Charlotte, mais je n'ai
jamais aimé que toi; et je t'aimerai tant, maintenant, que tu me
pardonneras tout le mal que je t'ai fait.

-- Ah! dit-elle, si tu m'aimes, est-ce que je me rappellerai que
j'ai souffert?

Nous sommes partis, le soir même, pour le midi de la France. Nous
y avons passé trois mois; trois mois de bonheur que je ne décrirai
pas, certes, en ce récit où frémit la douleur d'être, où fredonne
la bêtise de l'existence. Ils furent comme une oasis dans un
désert labouré par le simoun; et je souhaite, lorsque je serai
couché pour mourir, que ce soit leur souvenir seul qui passe
devant mes yeux avant que l'ange des ténèbres abaisse leurs
paupières d'un coup d'aile.

Nous avons vécu isolés, l'un à l'autre, sans nous mêler aux fêtes
bruyantes, sans jamais entrer dans ces temples de la joie où
l'anxiété humaine cherche à tromper sa misère. Un jour, pourtant,
j'ai voulu conduire Charlotte à Monte-Carlo, qu'elle n'avait
jamais vu. Moi, je le connais, le Casino célèbre. Je lui ai rendu
visite plusieurs fois, au hasard de mes courses; et, malgré le
proverbe qui affirme que ce qui vient de la flûte retourne au
tambour, je dois dire que mon argent n'a jamais beaucoup vu ses
caisses. L'or qui roule sur ces tables, et que je volerais avec
plaisir, je serais presque honteux de le gagner, de le devoir au
caprice de la chance.

Je n'éprouve pas du tout, en entrant dans ce château-fort du Jeu,
l'impression que ressentit Aladin en pénétrant dans le souterrain
fameux. Oh! non; ils me font plutôt l'effet, ces salons,
d'appartements d'une habitation royale transformés en tripot,
pendant l'absence du souverain, par des ministres prévaricateurs.
Sous les riches plafonds, entre la splendeur des décorations et
des tentures, on dirait des transactions hâtives et inavouables,
des affaires louches brassées à la hâte, dans la crainte du retour
inopiné du maître. C'est risible et pitoyable. Et c'est toujours
le même aspect général, l'inquiétude planant sur les toilettes
fraîches, les défroques, les chairs nues et les pierreries, les
crânes chauves et les oripeaux -- la perplexité maladive
tourmentant ces honnêtes gens et ces filous, ces grandes dames et
ces putains, ces oiseaux de proie et ces oiseaux de paradis. --
Toujours les mêmes physionomies, aussi. Faces pâles, défaites, de
jeunes femmes aux yeux dilatés, aux lèvres amincies par
l'angoisse; visages de vieilles aux petits yeux vrillonnants, aux
hachures de couperose; attitudes sévères de personnages
convaincus, amis des martingales, dévots de systèmes aussi
compliqués que les théories socialistes et qui regardent, d'un
oeil où continue à briller l'éclair de la foi, leur argent
s'écouler suivant la loi d'airain des moyennes. Et puis, chose
très comique, les rages violentes et les désespoirs mornes, les
figures congestionnées ou couleur de cendre, les cheveux dressés
sur les fronts et les bouches entr'ouvertes pour des jurons
grotesques, les cravates de travers, les plastrons de chemises
cassés par les doigts nerveux. Ah! les imbéciles!... Allez, allez,
vous pouvez jouer. Vous finirez par gagner tous soit avec le noir,
soit avec le rouge. Beaucoup de noir  et beaucoup de rouge, c'est
moi qui vous le dis. Et vos têtes iront rouler -- ainsi que la
bille qui s'élance maintenant, saute, bondit avec un énervant
clic-clac -- sur le zéro fatidique, le zéro que vous laissez de si
bon coeur aux autres, ailleurs qu'ici, et qui vous réserve de
vilaines surprises, ailleurs qu'ici...

-- Je vais risquer quelques sous pour m'amuser, dis-je à Charlotte.
Ne veux-tu pas jouer un peu, toi aussi?

-- Non, non, répond-elle avec une petite moue de mépris.

Je m'approche d'une table et je place quatre ou cinq louis au
hasard... Mon numéro gagne. Je ramasse mon or; mais j'ai à peine
eu le temps de prendre la dernière pièce que Charlotte me saisit
le bras.

-- Viens, viens, me dit-elle d'une voix sourde; allons-nous-en...

Je la regarde et je reste stupéfait. Elle est affreusement blême
et ses yeux, agrandis par l'effroi, se fixent désespérément sur
les miens, comme pour s'interdire de se porter vers quelque chose
qu'ils viennent de voir.

-- Qu'est-ce que tu as? Te trouves-tu mal?

-- Un peu... Viens, je t'en prie...

Elle s'appuie à mon bras pour sortir; et je la sens frissonner,
lutter encore contre l'émotion subite qui l'a envahie et dont je
ne m'explique pas la cause.

-- J'espère que tu te sens mieux à présent, dis-je en traversant
les jardins. Veux-tu te reposer ici un instant?

-- Non, merci; je suis tout à fait remise, répond-elle en
s'efforçant de sourire. Je ne sais ce que j'ai éprouvé, tout d'un
coup... J'ai eu comme un éblouissement.

-- La chaleur, peut-être...

-- Oui, sans doute... et puis, voici déjà trois mois que nous
sommes à Nice. J'ai entendu dire que lorsque l'hiver finissait...
Si tu voulais, nous partirions... Nous partirions demain.

-- Demain? Et où irions-nous? À Londres?

-- Oui, à Londres; où il te plaira... Je voudrais aller loin d'ici,
très loin...

-- Quelle drôle d'idée! Enfin, si tu y tiens...

-- Tu ne m'en veux pas? demande-t-elle en se serrant contre moi. Tu
aurais peut-être désiré rester encore ici quelque temps, et je
suis bien égoïste et bien capricieuse...

-- Mais non, petite femme, je ne t'en veux pas; je n'étais content
d'être ici que parce que tu y semblais heureuse; et puisque tu as
cessé de t'y plaire, il faut nous en aller; voilà tout.

C'est égal, je serais bien aise de savoir ce qui a pu se passer...
Oh! rien du tout, probablement. Charlotte est la franchise même et
du moment qu'elle ne parle pas... Fantaisie de femme, tout
simplement... lubie...

Il y a presque trois mois que nous sommes revenus à Londres, et je
n'ai guère passé plus de six semaines avec Charlotte J'ai été
obligé de la quitter à plusieurs reprises. Les affaires!... Elles
ne vont pas mal, en ce moment. Nous avons fait trois ou quatre
petits coups, Roger-la-Honte et moi, qui n'étaient vraiment pas à
dédaigner, et nous en avons encore deux autres, assez jolis, sur
la planche. Le premier est pour après-demain, à Orléans, et il
faut nous mettre en route ce soir. Eh! bien, j'ai peur de
partir...

J'ai peur parce que je sens les craintes terribles de Charlotte me
gagner et s'emparer de moi irrésistiblement. Son effroi devant
l'inconnu finit par me glacer et son épouvante m'énerve. Chaque
fois, lorsque j'ai été sur le point d'entreprendre une expédition,
une frayeur intense, qu'elle a fait de vains efforts pour
maîtriser, l'a saisie et comme affolée. Des convulsions de terreur
la bouleversent et les tentatives auxquelles je me livre pour la
calmer et la rassurer me fatiguent les nerfs et m'irritent. Et,
quand je reviens, ce sont des transports de joie, des emportements
de bonheur, dont la violence me révèle toutes les angoisses par
lesquelles a passé, pendant mon absence, cette femme qui m'aime et
qui tremble de me perdre. Oui, son effarement se communique à moi,
me trouble; et aujourd'hui, je sens m'éteindre invinciblement les
appréhensions qu'elle éprouve, je sens la peur qui la secoue
palpiter en moi et pétrifier ma volonté, peser sur mon esprit d'un
poids insupportable. Ah! si elle parlait, au moins! Si elle me
disait de rester là, de ne pas partir; si elle prononçait une
parole... Mais elle est muette et ses larmes seules, qu'elle
essaye vainement de me cacher, m'apprennent quelles inquiétudes la
tenaillent. Tout à l'heure, au moment où je partais, elle a été
sur le point de s'évanouir et je n ai pu réprimer un mouvement de
dépit.

-- Tu veux donc me faire prendre! me suis-je écrié. Tu le voudrais,
en vérité, que tu n'agirais pas autrement. Elles sont
contagieuses, tes terreurs folles, et je finis par avoir aussi, ma
parole, le pressentiment d'une catastrophe! À force de prévoir le
malheur on le fait venir, tu sais. Et si je suis pris tu pourras
te dire... Tiens, tu me mettrais en colère, tellement tes frayeurs
me crispent et me découragent, tes frayeurs sans raisons et qui me
font honte, si tu veux que je te le dise...

Et je suis sorti de la maison, furieux, sans vouloir permettre à
Charlotte de m'accompagner à la gare, sans même l'embrasser.

C'est très bête, tout ça. C'est stupide. Je me le répète sur le
pont du bateau que j'ai pris à Saint-Malo, tout seul, Roger-la-
Honte étant parti pour Bordeaux une fois le coup fait à Orléans.
Oui, c'est insensé. Charlotte doit être dévorée d'angoisses depuis
ces trois jours que je l'ai quittée en lui reprochant, ainsi
qu'une brute, des pressentiments qu'elle n'aurait point si elle ne
m'aimait pas; C'est tout naturel que le hors-la-loi, l'homme
habitué à voler son existence, ainsi que le cheval dressé à sauter
les obstacles, ne ressente aucun émoi devant les actes les plus
dangereux; c'est un mithridaté, un halluciné qui ne songe même
plus à la possibilité d'un accident funeste. Mais la femme, la
femme qui aime, confidente alarmée de projets qui lui semblent
monstrueux, a l'intuition du malheur probable, plus empoignante et
plus cruelle que la certitude même; elle est torturée de
prévisions terribles. Elle souffre atrocement, tous les sens
douloureusement exaspérés, halète devant le spectre des
dénouements tragiques.

-- Madame se meurt de peur quand vous n'êtes pas là, m'a dit Annie.

Ah! je me demande pourquoi je lui inflige un supplice pareil,
puisqu'elle m'aime, puisque je l'aime aussi, maintenant. L'amour
ne court pas les rues, pourtant, et je sacrifierais tout avec joie
pour que rien ne puisse me séparer de Charlotte. Et qu'aurais-je à
sacrifier, d'abord? Qu'est-ce donc qui me pousse à fouler
continuellement aux pieds toutes les affections, tous les
sentiments humains? On dirait vraiment que je rêve d'assurer le
triomphe d'une idée fixe! Et je n'en ai pas, d'idée. Je n'ai pas
même un but. L'argent? J'en possède assez pour vivre; et que je
l'aie grinchi avec la pince du voleur au lieu de le gagner avec le
faux poids du commerce, je suis seul à le savoir. Alors?... J'ai
peut-être vu quelque chose, autrefois; mais aujourd'hui...
Aujourd'hui, je m'aperçois que j'ai à employer d'autres moyens que
ceux dont je me sers pour affirmer mon idéal, si j'arrive à
l'arracher de la gueule des chimères. D'autres moyens; et je
n'aurai besoin ni de Canonnier ni de Paternoster pour m'aider,
quand cela me plaira. J'ai vendu mon droit d'aînesse pour un plat
de lentilles; mais je le reprendrai, à présent que j'ai vidé le
plat. Il existe, le droit d'aînesse. Et je me laisse voler, voleur
que je suis, et voler par une idée creuse...

Dans deux heures je serai à Southampton, et ce soir à Londres.
C'est bon. Je parlerai à Charlotte; elle ne pleurera pas en
m'écoutant, pour sûr. Et nous partirons, et nous irons vivre
heureux dans un coin, quelque part, où elle voudra; et je pourrai
peut-être faire quelque chose de beau -- oui, oui, de beau -- une
fois dans ma vie. Pourquoi pas? Il y a bien des bourgeois qui
finissent par le suicide.

Je descends du cab que j'ai pris à Waterloo Station, et je fais
résonner de toute ma force le marteau qui pend à ma porte, Annie
vient m'ouvrir.

-- Bonsoir, Annie. Madame est là-haut?

-- Monsieur... je... Monsieur...

Sa figure s'effare; elle bégaye.

-- Qu'y a-t-il? crié-je en montant rapidement l'escalier.
Charlotte! Charlotte!

Personne ne répond. J'arrive au premier, j'ouvre violemment les
portes. Les pièces sont vides... Annie, qui m'a suivi, me regarde
toute tremblante.

-- Qu'y a-t-il, vieille folle? Allez-vous parler, à la fin, nom de
Dieu? Où est Madame?

-- Elle est partie hier, répond Annie en sanglotant... Je lui
disais... Je lui disais... Elle a laissé une lettre... cette
lettre...

Je déchire l'enveloppe.

«......... Notre vie à tous deux serait un martyre, si je restais.
Tu me l'as dit et je le crois, je te deviendrais funeste. Il ne
faut pas m'en vouloir, vois-tu; je ne suis pas assez forte; je ne
puis arriver à dompter mes nerfs, et ma détresse est tellement
grande, lorsque je te sens en péril, que je ne puis pas la cacher.
Oh! c'est navrant! Il est écrit que quelque chose doit toujours
nous séparer... J'ai le coeur serré dans la griffe d'une destinée
implacable, et c'est un tel déchirement de te quitter pour
jamais!... Mais il vaut mieux que je parte. Je te porterais
malheur... Tu m'oublieras... Ah! pourquoi ai-je voulu revenir à
Londres? Pourquoi ont-ils passé si vite, ces trois mois où nous
avons connu le bonheur d'être, où tu m'as aimée, ces mois qui
furent une grande journée de joie dont le souvenir me supplicie en
écrivant ces lignes, dans les affres de mon agonie....»


XXII -- «BONJOUR, MON NEVEU»

-- Qu'est-ce que tu me donneras si je t'apporte une nouvelle? me
demande Broussaille qu'Annie vient d'introduire dans la salle à
manger, au moment où je vais me mettre à table.

-- Tout ce que tu voudras, surtout si ta nouvelle est bonne; je n'y
suis plus habitué, aux bonnes nouvelles... Mais d'abord assieds-
toi là; tu me raconteras ce que tu as à me dire en déjeunant.
J'aime beaucoup t'entendre parler la bouche pleine.

-- Une passion? Tu sais, rien ne me surprend plus... Donne-moi à
boire; je meurs de soif. Merci... Eh! bien, mon petit, j'ai vu ton
père!

-- Mon père! Mais il est mort depuis bientôt quinze ans!

--Ah! dit Broussaille très tranquillement. C'est que je me suis
trompée, vois-tu. Ça arrive à tout le monde. Enfin, laisse-moi te
raconter... Je viens de passer huit jours à Vichy. J'y serais même
restée plus longtemps si ma soeur Eulalie n'avait pas été là; mais
avec ses sermons, ses efforts pour me ramener au bien, comme elle
dit... j'ai mieux aimé m'en aller. Je suis revenue hier soir... Tu
sais que mes parents tiennent un hôtel à Vichy?

-- Oui, ton frère me l'a appris il y a longtemps.

-- Ils n'avaient qu'une maison de second ordre, d'abord; mais leurs
affaires ont prospéré, Roger et moi nous les avons aidés un peu,
et cette année ils ont pris un établissement superbe, un des plus
beaux de Vichy, l'hôtel _Jeanne d'Arc_.

-- Ah! oui, je vois ça; sur le parc, n'est-ce pas?

-- Justement. Parmi les personnes qui séjournaient chez eux se
trouvait un vieux monsieur, d'une soixantaine d'années, environ;
il était arrivé avec une grande cocotte de Paris, Melle...
Melle... je ne me souviens plus du nom -- qui lui faisait dépenser
l'argent à pleines mains. -- Comme il s'appelle M. Randal, j'avais
pensé...

-- Urbain Randal?

--Oui, c'est ça; Urbain Randal.

-- C'est mon oncle, dis-je; ah! il est à Vichy...

-- Oui, avec la cocotte en question; je te prie de croire qu'elle
le mène tambour battant et qu'elle s'entend à faire danser ses
écus. C'est dommage que je ne me rappelle pas... Mais qu'est-ce
que tu as? Tu fais une mine! On dirait qu'aux nouvelles que
j'apporte tes beaux yeux vont pleurer... Ah! je sais! Tu penses à
l'héritage. Dame! mon vieux, tu peux te préparer à le trouver
écorné; elle a de belles dents, la cocotte...

Non, ce n'est pas à l'héritage que je pense. C'est une autre idée
qui m'est venue, et qui se cramponne à moi, de plus en plus
fortement, depuis que Broussaille m'a quitté. Voilà trois heures
qu'elle a commencé à m'assaillir, cette idée, et elle a fini par
triompher. Mon parti est pris. Je vais me mettre en route pour
Vichy ce soir, empoigner mon oncle demain, et lui tordre le cou...
Et il y a longtemps, à vrai dire, que cette pensée de vengeance,
qui se formule seulement à présent d'une façon précise, a germé en
moi, erre dans mon cerveau, s'éloigne pour reparaître et ne
s'obscurcit que pour rayonner d'un éclat plus vif, ainsi qu'un
phare couleur de sang.

Depuis trois semaines, au moins, je songe à des représailles, sans
oser me l'avouer; depuis le jour où j'ai trouvé ma maison vide en
y rentrant... Ah! je ne pourrai pas dire quels ont été mon
désespoir et ma rage quand j'ai eu la certitude du départ de
Charlotte; et ensuite, après toutes les démarches vaines, toutes
les recherches infructueuses, toutes les tentatives sans résultat
que j'ai faites pour retrouver sa trace, maintenant qu'il faut
perdre toute espérance de la revoir jamais et qu'il faut me
résoudre à ignorer son sort, si affreux qu'il ait été -- je ne puis
pas dire, non plus, quelles amertumes et quelles rancoeurs que je
croyais mortes ont ressuscité en moi, m'ont envahi et me hantent.
-- Toutes les angoisses et toutes les colères de ma jeunesse se
sont mises à gronder ensemble, comme en révolte contre mon
indécision et ma lâcheté. Pourquoi n'ai-je pas levé la main, le
jour où j'aurais dû frapper, où je m'étais promis de frapper?
Pourquoi ai-je voulu prendre ma revanche ailleurs, quand elle
s'offrait à moi, là? Si j'avais traité le voleur qui me
dépouillait comme je m'étais juré de le faire, si je lui avais
donné à choisir, séance tenante, entre sa vie et mon argent, rien
de ce qui est arrivé n'aurait existé -- et, peut-être serait-il
plus heureux lui-même, l'odieux coquin, car il aurait restitué,
ayant peur, et n'aurait point à traîner sa vieillesse solitaire
dans la fange où disparaît son or.

Oui, si j'avais agi, ce jour-là, que de misère eût été évitée, et
d'horreurs et d'abjections!... Trop tard! -- le mot des
révolutions, faites à moitié, toujours. -- Oh! je m'en souviens, je
m'en souviens... je me croyais très fort, de résister à ma fureur,
d'écouter les mensonges sans rien dire et de mettre tranquillement
ma signature au bas d'un sale papier au lieu d'appliquer ma main
sur le visage du misérable... Je regardais s'en aller mon énergie,
joyeusement, ainsi qu'on regarde l'eau couler... Il me semble que
je me réveille d'une hallucination. Mon coeur se gonfle à éclater,
comme autrefois, et les larmes de plomb que j'ai versées, je les
verse encore. Projets, rêves, plans ébauchés, abandonnés, repris
et rejetés... J'ai fait autre chose que ce que je voulais faire;
j'ai fait beaucoup plus et beaucoup moins. Pourquoi? Mélange de
violence et d'irrésolution, de mélancolie et de brutalité... un
homme.

N'importe. Si je n'ai pas eu le courage d'agir autrefois, je
l'aurai aujourd'hui; et bien qu'on dise qu'il y a une destinée qui
pèse sur nous et contrôle nos actes, je ne m'inquiète guère de
savoir si c'est écrit, ce qui va arriver. Ah! le vieux gredin! la
brute hypocrite et lâche! Je vais lui faire voir qu'il existe
d'autres lois que celles qui sont inscrites dans son code; je
vais... Non, je n'ai rien à lui faire voir, ni à montrer à
d'autres. Les représailles n'ont pas besoin d'explications et il
est puéril de rouler ma colère, encore une fois, dans le coton des
arguties sociologiques. Aux simagrées des Tartufes de la
civilisation, aux contorsions béates des garde-chiourmes du bagne
qui s'appelle la Société, un geste d'animal peut seul répondre. Un
geste de fauve, terrible et muet, le bond du tigre, pareil à
l'essor d'un oiseau tragique, qui semble planer en s'allongeant et
s'abat silencieusement sur la proie, les griffes entrant d'un coup
dans la vie saignante, le rugissement s'enfonçant avec les crocs
en la chair qui pantèle -- et qui seule entend le cri de triomphe
qui la pénètre et vient ricaner dans son râle. -- À crime d'eunuque
bavard, vengeance de mâle taciturne. Plus rien à dire, à
présent... Je partirai ce soir.

Il est onze heures du matin, environ, quand j'arrive à Vichy. Un
train quitte la gare au moment où celui qui m'amène y entre. Je
descends rapidement du wagon et je traverse le quai.

-- Bonjour, mon neveu!

C'est une femme... -- Margot! c'est Margot! -- qui m'accueille avec
une grande révérence et un gracieux sourire.

-- Dis-moi donc bonjour! Comme tu as l'air étonné de me voir!...
Pourtant, mon cher, il n'y a pas deux minutes que tu aurais pu
m'appeler «ma tante.»

-- Ah! c'est toi, dis-je comme dans un rêve, c'est toi... Et où
est-il, lui?

-- Ton oncle? Il vient de partir, de me quitter, de m'abandonner;
et je suis comme Calypso. Tu vois que j'ai fait des progrès,
hein?... Oui, il est dans ce train qui s'en va là-bas, l'infidèle.
C'est une rupture complète, un divorce. Entre nous, tu sais, je
n'en suis pas fâchée. Quel rasoir!... Mais tu as l'air tout
désappointé... Ah! je devine: tu venais lui emprunter de l'argent.
N'est-ce pas, que c'est ça? Embêtant! Si tu étais arrivé hier,
seulement... Enfin, si c'est pressant, et que tu veuilles de moi
pour banquier... Entendu, pas? Tu me diras ce qu'il te faut. Où
vas-tu, maintenant?

-- Je ne sais pas, dis-je, encore tout déconcerté de ce départ qui
met en désarroi mes projets; je ne sais pas... Et il est parti
subitement?

-- Tout d'un coup; l'idée lui en est venue hier soir. Du reste, je
ne suis pas la première avec qui il ait agi de cette façon;
généralement, au bout d'un mois, quinze jours quelquefois, il a
assez d'une femme et la laisse en plan sans rime ni raison. Moi,
il m'a gardée depuis février; cinq mois! Toutes mes amies en
étaient étonnées...

-- Et tu ne sais pas où il est allé?

-- Pas du tout. Il m'a dit qu'il partait pour la Suisse, mais ce
n'est certainement pas vrai; il a trop peur que je coure après
lui; en quoi il a grand tort. Beaucoup d'argent, oui, mais ce
qu'il est cramponnant!... Non, vois-tu, il est bien difficile de
savoir vers quels rivages il a porté ses plumes, ce pigeon
voyageur. Toujours par voies et, par chemins. Nous l'appelons le
Juif-Errant. Il ne se plaît nulle part. Il y a des jours où je me
demandais s'il n'était pas fou... Mais toi aussi, mon pauvre ami,
tu as l'air toqué, ajoute-t-elle en me regardant. Si tu pouvais
voir quelle figure tu fais! Ça tient peut-être de famille? Il
faudra que je te soigne. Voyons, fais risette... Puisque je t'ai
dit de ne pas te tourmenter... Et puis, ne restons pas à nous
promener devant la gare; on nous prendrait pour deux
conspirateurs. J'ai ma voiture là. Viens. Je t'enlève.

Je me laisse faire et nous roulons vers la ville.

-- Écoute, dit Margot en frappant des mains. Je devine la vérité.
Ton oncle est parti parce que tu l'avais averti de ta visite.

-- Ah! non, par exemple, dis-je en riant; je ne l'avais pas
prévenu.

-- C'est qu'il te déteste tant! reprend Margot. Il faut dire,
aussi, que tu lui as joué de vilains tours. Séduire sa fille...

-- Comment sais-tu?... Il t'a dit?...

-- Oh! rien du tout; mais ce n'était pas nécessaire. J'ai de bons
yeux.

-- Je ne te comprends pas.

-- C'est vrai, tu ne t'es aperçu de rien, ce soir-là; mais je
pensais que Mlle Charlotte t'avait mis au courant... En tous cas,
tu te souviens d'être venu avec elle à Monte-Carlo, vers la fin de
l'hiver dernier?

-- Oui. Eh! bien?

-- Eh! bien, j'y étais aussi, moi, avec ton oncle; et si tu ne l'as
pas vu, toi, je t'assure que Mlle Charlotte a bien reconnu son
père. Elle est devenue pâle comme une morte et n'a pas mis
longtemps à t'emmener... Tu ne t'étais jamais douté de la
rencontre? C'est curieux. Moi, je soupçonnais bien quelque chose
entre vous car quelque temps auparavant, à Paris, j'avais
rencontré...

Je n'écoute plus. Je me rappelle cet épisode de notre existence; à
Charlotte et à moi, cet incident auquel j'attachai si peu
d'importance alors, et qui a eu une telle influence sur notre vie
à tous deux. Je me rappelle mon étonnement lorsque je la trouvai,
en me retournant, toute blême et frissonnante, son émotion
profonde, son insistance à quitter les salons du Casino. C'était
son père qu'elle avait vu!... Son père, qui l'avait chassée bien
moins par colère que pour garder l'argent mis en réserve pour sa
dot, et qu'elle retrouvait la, honte et dégoût indicibles! jetant
l'or à pleines mains sur le tapis vert, au bras de cette femme de
chambre devenue horizontale... Ah! l'être horrible! Il faut que je
le retrouve, quand le diable y serait!

-- Tu sais, continue Margot, il ne s'est livré à aucun commentaire
malveillant. Il est resté très calme. Il a joué toute la soirée et
a gagné beaucoup. Quand nous sommes partis, seulement, il m'a dit:
«Ils m'ont porté chance tous les deux; c'est la première fois.»

Chance! Il appelle ça la chance, le misérable! Et c'est pour ça
qu'il m'a volé et qu'il a renié son enfant. Pour ça! Pour courir
les villes d'eaux avec des cocottes, pour placer des billets de
banque sous les râteaux des croupiers, sur les tables de nuit des
putains! Pour ça! Quelle chance! Quelles joies! Quels bonheurs!
Cette bourgeoisie... L'exploitation sans merci de toutes les
douleurs, de toutes les faiblesses, de toutes les confiances et de
toutes les bontés -- pour ça... Des fils qui jettent l'argent à
l'égout, des filles qui le portent à des gredins titrés et ruinés,
des vieillards qui ont menti, triché, pillé toute leur vie pour
devenir, à soixante ans, les peltastes du vice...

-- Je t'ai fait de la peine en te racontant ça? demande Margot.
Pardonne-moi; je ne me doutais pas... Tu sais que je ne suis pas
méchante...

-- Non, dis-je en lui prenant la main, tu n'es pas méchante,
Marguerite; malheureusement, beaucoup de gens ne te ressemblent
pas.

-- Eh! bien, ceux-là, il faut les laisser de côté, voilà tout. Moi,
je n'agis jamais autrement. Ce ne serait pas la peine d'être au
monde s'il fallait toujours se casser la tête à méditer sur les
dires de Pierre ou les actions de Paul... Tâche de te remettre au
beau fixe d'ici ce soir, n'est-ce pas? Sans ça, je me fâcherai. Je
voudrais bien rester à déjeuner avec toi, mais je ne peux pas. Je
suis attendue à Cusset; je suis très demandée en ce moment... Je
reviendrai vers dix ou onze heures, Tiens, voici l'hôtel _Jeanne
d'Arc_, où j'habite; prends-y une chambre; les propriétaires sont
charmants...

-- Je le crois. J'ai justement une commission à leur faire. Leurs
enfants demeurent à Londres.

-- C'est vrai, dit Margot, la fille était ici avant-hier encore, ou
il y a trois jours; une petite blonde très jolie. Elle est
modiste, paraît-il. Moi, je crois qu'elle est modiste comme moi;
enfin, c'est son affaire. Et tu la connais, scélérat?

-- Un peu. Son frère est mon associé.

-- C'est bien drôle, tout ça! dit Margot comme la voiture s'arrête
devant l'hôtel. Il faudra que j'aille faire un tour à Londres,
pour voir. Je crois que tu me trompes indignement, et j'exige que
tu me donnes des explications ce soir.

-- C'est entendu, dis-je en descendant, tandis qu'un garçon de
l'hôtel se précipite vers ma valise. À dix heures moins un quart,
je commencerai à préparer un roman à ton intention.

Margot me fait un signe menaçant avec son ombrelle, et la voiture
repart au grand trot.

Ils sont réellement charmants, ces propriétaires de l'hôtel
_Jeanne d'Arc_. Ils ont été enchantés d'apprendre que je leur
apportais des nouvelles de leurs enfants, surtout de Roger qu'ils
n'ont pas vu depuis plusieurs mois. Ils m'ont prié d'accepter à
déjeuner avec eux, en regrettant vivement que leur fille aînée,
Eulalie, eût été invitée chez M. le curé.

-- Si elle avait pu prévoir votre arrivée, elle se serait excusée,
certainement, dit Mme Voisin; elle aurait été si heureuse de vous
entendre parler de son frère et de sa soeur! Elle les aime tant!

Peut-être bien. Mais, moi, je ne suis pas fâché de n'avoir point à
affronter tes sermons de la demoiselle. Après tout, elle aurait pu
me convertir; qui sait? Pour ce que le Diable me paye ma peau, je
ferais aussi bien de la vendre à Dieu.

Pas avant déjeuner, pourtant! L'abstinence serait peut-être de
rigueur, et je meurs de faim. Heureusement, Mme Voisin vient nous
arracher, son mari et moi, à un certain vermouth qui creuse
énormément l'estomac. À table! Nous voici à table! Je dévore; et
les parents de Roger-la-Honte ont le bon esprit de ne point
engager sérieusement la conversation avant que mon appétit
commence à se calmer; il semble s'apaiser à l'arrivée de la
volaille et la salade le pacifie tout à fait. Quels braves gens,
ces époux Voisin! Et quelle bonne cuisine ils font!

Le père, avec sa face réjouie, encadrée de favoris poivre et sel,
à l'air d'un bien digne homme, sans un brin de méchanceté ni
d'hypocrisie; très paternel, surtout. La mère, qui a dû être fort
jolie, grasse et ronde, les cheveux tout blancs et le teint rosé,
a l'air d'une bien digne femme, affable et franche; très
maternelle, surtout. Je voudrais bien qu'ils fussent mes parents,
tous les deux. Oui, je voudrais bien... Ils s'inquiètent de
l'existence que nous menons à Londres. Ils s'en inquiètent avec
intelligence.

-- Mangez-vous bien? Buvez-vous bien? Dormez-vous bien? demande
Mme Voisin.

-- Oui, Madame; très bien.

-- Avez-vous des distractions suffisantes? Les divertissements sont
tellement nécessaires! Vous amusez-vous? demande M. Voisin.

-- Oui, Monsieur, beaucoup.

-- Allons, tant mieux! répondent-ils ensemble. Encore un verre de
ce vin-là!

Voilà de bons parents!

-- Et les affaires marchent-elles à peu près? demande M. Voisin.

-- Oui, Monsieur, pas mal.

-- Et vous prenez toujours bien vos précautions? demande
Mme Voisin.

-- Oui, Madame, toujours.

-- Allons, tant mieux! répondent-ils ensemble. Encore un verre de
ce vin-là!

Voilà de bons parents! Ils veulent qu'on mange, qu'on boive, qu'on
dorme, qu'on s'amuse et qu'on suive librement sa vocation. Si tous
les parents leur ressemblaient, la famille ne serait pas ce
qu'elle est, pour sûr.

-- Voyez-vous, Monsieur, me dit Mme Voisin comme un garçon vient
chercher son mari, un instant après qu'on a servi le café, voyez-
vous, nous sommes plus heureux que nous ne pourrions dire,
depuis... depuis que nous nous sommes résolus à ne plus nous
laisser guider par des préceptes qui nous condamnaient à la misère
perpétuelle. Tout nous a réussi. Nous ne nous permettons pas, bien
entendu, de rire au nez des personnes qui pensent autrement que
nous, mais nous continuons notre petit bonhomme de chemin sans
attacher aucune importance à ce qui se passe autour de nous. Je ne
veux point dire que nous sommes des égoïstes; non: mais nous ne
prenons pas parti. L'un nous dit blanc; c'est blanc. L'autre nous
dit noir; c'est noir. Que voulez-vous que ça nous fasse? Et,
tenez, sans aller si loin: Broussaille me raconte comment elle a
plumé un pigeon; je ris avec elle. Eulalie vient me parler des
peines et des récompenses d'une vie à venir; je m'émeus avec elle.
Roger m'apprend ce que lui a rapporté sa dernière expédition; je
me réjouis avec lui... Ces chers enfants! Ils nous donnent tant de
satisfactions! Même Eulalie; elle prie pour nous. Ça peut servir;
on ne sait jamais... Quant à Broussaille et à Roger, je ne vous
cache pas que j'étais dans les transes, les premiers temps. Je
lisais le journal, tous les matins, avec une anxiété! Mais, peu à
peu, je m'y suis faite. Chaque métier a ses périls; et la seule
chose importante est de choisir celui qui vous convient le mieux.
L'esprit d'aventure existe encore, quoi qu'on en dise; et tous les
hommes ne peuvent pas être chartreux ni toutes les femmes
religieuses. Du reste, voyez la nature; certains animaux se
nourrissent de chair, d'autres mangent de l'herbe, et d'autres...
autre chose. Mon avis est qu'il faut laisser aux aptitudes toute
liberté de se développer. Je sais bien qu'il y a des lois. Mais,
Monsieur, pourquoi n'y en aurait-il pas? Le tonnerre existe bien,
et les inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux.
Ce sont des maux peut-être nécessaires; propres, en tous cas, à
mettre en relief l'industrie et la variété des ressources de
chaque individu. Il faut se faire une raison, et prendre le monde
tel qu'il est -- pas trop au sérieux. -- La seule chose qui
m'inquiète, à propos de Broussaille et de Roger, c'est leur santé.
Ce qui me fait peur, chez Broussaille, c'est la vivacité de son
tempérament. Elle était si impétueuse, si animée, si primesautière
étant enfant! Et je sais par expérience que les natures de femmes
existent en germe dans les dispositions de petites filles. Ça use
si vite, l'exaltation, dans ces choses-là!... De la verve, du
brio, je ne dis pas non; mais la frénésie... Après tout, je me
fais peut-être des idées... Dites-moi la vérité. Je suis sûre que
vous savez... Non? Vous voulez être discret? Enfin... c'est que
ces Anglais sont si brutes, et c'est tellement délicat, une femme!
Mais Broussaille est une petite risque-tout. Jolie, hein? Dans
cinq ou six ans, nous la marierons; mais pas avant. Ça ne vaut
jamais rien, de se marier trop tôt... Quant à Roger, je ne me
lasse pas de lui recommander de mettre des gants fourrés en hiver;
il est très sujet aux engelures. Et puis, dans votre profession,
on est exposé à se voir poursuivi, à être obligé de courir; dites-
lui, de ma part, de porter toujours de la flanelle; une fluxion de
poitrine est si vite attrapée... À propos, c'est votre parent, ce
M. Randal qui est si riche et qui est parti ce matin? Il m'a
semblé vous entendre dire à mon mari que c'est votre oncle?

-- Oui, dis-je. Et c'est un voleur.

-- Ah! répond Mme Voisin fort tranquillement; je n'aurais pas cru.
Il a plutôt l'allure inquiète des honnêtes gens. Un voleur à
l'américaine, peut-être? Il y a tant de genres de vol!... Dites
donc, c'est cette dame qu'il a amenée ici, Mlle de Vaucouleurs,
qui va regretter son départ! Si vous saviez l'argent qu'elle lui
faisait dépenser! Elle doit être désolée...

-- Je la consolerai ce soir.

-- Vous faites bien de m'avertir, dit Mme Voisin sans s'émouvoir;
je vais vous faire changer de chambre et vous en donner une dont
la porte ouvre dans le salon de Mlle de Vaucouleurs; ce sera plus
commode pour vous deux. Je l'aime beaucoup, cette petite dame;
elle est charmante; et puis, je serais bien contente qu'on fût
complaisant pour Broussaille, quand elle voyage... Un petit verre
de chartreuse? De la verte, n'est-ce pas?... Je crois, Monsieur,
que rien ne peut vous rendre philosophe comme de tenir un hôtel.
On entend tout, on voit tout, on apprend tout. On arrive à ne plus
faire aucune distinction entre les choses les plus opposées, et
l'on devient indifférent au bien comme au mal, au mensonge comme à
la vérité, à la vertu comme au vice. Si cette maison pouvait
parler! Combien de gens honnêtes qui s'y sont conduits en forbans,
combien de filous qui ont été des modèles de droiture! Que de
cocottes qui s'y sont comportées en femmes d'honneur, et que de
femmes mariées qui ont mis leur vénalité aux enchères! Et que de
filous qui ont été des coquins, que d'honnêtes gens qui sont
restés intègres, que de cocottes qui furent des courtisanes et que
d'épouses qui restèrent pures! C'est encore plus étonnant...
Décidément, le monde est semblable aux braises du foyer: on y voit
tout ce qu'on rêve. Et le mieux est de rêver le moins possible,
car on finit par croire à ses rêves, et ils n'en valent jamais la
peine. La vie, voyez-vous, c'est comme une baraque de la foire,
devant laquelle se trémoussent des parades burlesques, tandis
qu'on joue des drames sanglants à l'intérieur. À quoi bon entrer,
pour assister aux souffrances de l'orpheline et souhaiter la mort
du traître, quand vous pouvez vous distraire gratis aux bagatelles
de la porte? La tragédie, c'est pour les cerveaux faibles...
Bon... voilà que je fais des phrases... Un petit verre de
chartreuse?

Non. Mme Voisin s'échauffe un peu, et je préfère lui laisser le
temps de se calmer. Je déclare que je désire faire un tour au
parc; et M. Voisin, que je rencontre dans le vestibule, me
souhaite beaucoup de plaisir.

Du plaisir!... Dame! Pourquoi pas?... C'est plein de bon sens, ce
que vient de me dire cette brave femme. C'est plein de bon sens...
Les braises du foyer et la sottise des rêves, la parade de la
foire et la tragédie pour les cerveaux mal trempés... Très vrai!
Très vrai!... Je crois que si je rencontrais mon oncle, dans cette
allée où je me promène, je ne lui donnerais guère que deux ou
trois coups de pied quelque part. Non, je n'irais pas plus loin...

Bien mesquin, ce parc, avec ses pelouses galeuses, ses allées au
gravier déplaisant, ses arbres sans majesté. Le Casino là-bas,
tout au bout; le Kiosque à musique, à côté, où grince un
discordant orchestre cerclé de plusieurs rangées d'honnêtes femmes
qui semblent empalées sur leurs chaises, tandis que des bataillons
de cocottes multicolores tournent derrière leur dos, dans le
sentier circulaire, talonnées par les hommes, avec des airs de
génisses qui regardent passer des trains...

C'est pas tout ça. Je ne suis pas venu dans ce parc pour faire des
descriptions vives -- des hypotyposes, s'il vous plaît -- mais pour
réfléchir. Réfléchissons... Je réfléchis; et je ne sais pas
jusqu'où iraient mes réflexions si je ne me trouvais, tout d'un
coup, devant l'abbé Lamargelle. Rencontre bizarre, inattendue,
presque providentielle! Sera-ce la dernière? Peut-être que non.
Mais n'anticipons pas...

L'étonnement et la joie que nous éprouvons l'un et l'autre étant
exprimés d'une façon suffisante, nous nous installons paisiblement
à l'ombre, pour causer de nos petites affaires. Nous voyez-vous
bien, tous les deux? Nous sommes là, à gauche de l'allée centrale,
assis sur des chaises de fer, au pied d'un gros arbre. C'est moi
qui porte ce costume de voyage dont l'élégance et la coupe
anglaise indiquent une honnête aisance et des goûts cosmopolites,
et qui suis coiffé de ce léger chapeau de feutre, signe
incontestable de tendances artistiques et d'exquise insouciance.
Je parais avoir vingt-cinq ans, pas plus; je suis rose, blond,
vigoureux, gentil à croquer... Oui, je sais: j'ai l'air de me
nommer Gaston; mais c'est moi tout de même. Tenez, je suis
justement occupé à chasser les cailloux avec ma canne, dans des
directions diverses, tout en parlant à l'abbé. Quant à l'abbé,
vous l'apercevez aussi, j'espère; et maintenant que vous l'avez
vu, vous n'oublierez jamais sa physionomie. Il est donc bien
inutile que je vous fasse son portrait. Tous avez été frappés,
j'en suis sûre, par l'expression d'énergie froide empreinte sur
son masque bronzé, dans ses profonds yeux noirs, dans ses longs
doigts nerveux, sans cesse en mouvement, dont les ongles
s'enfoncent dans le bréviaire qu'il tient à la main. Remarquez
comme ses narines palpitent, pendant qu'il m'écoute; on dirait
qu'il aspire mes paroles avec son grand nez... Et maintenant,
franchement, dites-moi si l'on nous prendrait pour des voleurs.
Non, n'est-ce pas? Je donne l'impression d'un bon jeune homme, un
peu trop gâté par sa famille et coupable de fredaines assez
vénielles, qui vient de demander à son ancien précepteur de l'ouïr
en confession; l'abbé, lui, fait l'effet d'un prêtre autoritaire à
la surface, mais libéral au fond, d'un bourru bienfaisant. Et
pourtant!... Dieu sait ce que diraient nos consciences, si elles
pouvaient parler!

Mais elles auraient tort d'essayer. Leurs voix se perdraient dans
le fracas occasionné par l'infernal orchestre, là-bas, qui termine
avec rage une effroyable symphonie à la gloire de la Discorde. Il
m'avait semblé tout d'abord que le tambour, gravement insulté par
un couac de la clarinette, appelait à son aide le cornet à piston;
mais je m'aperçois maintenant que c'est le tambour lui-même qui
avait tort et que la flûte, le violon, le trombone, la contrebasse
et le cor anglais, après de vains efforts pour rétablir
l'harmonie, prennent le parti d'étouffer, sous l'explosion
combinée de leurs colères individuelles, les protestations des
antagonistes.

-- Un peuple qui admet qu'on lui joue de pareille musique est tombé
bien bas, dit l'abbé du ton peu convaincu d'une personne qui parle
pour parler, tout en songeant à autre chose qu'à ses paroles...
Quant à ce que vous venez de m'apprendre, ajoute-t-il, je ne puis
vous dire qu'une chose: c'est qu'il est fort heureux que les
circonstances vous aient servi comme elles l'ont fait. Comprenez-
moi bien: vous auriez trouvé, votre oncle ce matin, et vous
l'auriez tué comme un chien, que j'aurais approuvé votre acte,
tout en le regrettant, pour vous. Mais puisque le sort a voulu
qu'il quittât Vichy juste au moment où vous y arriviez, je pense
que ce serait de la folie pure que de vous mettre à sa recherche.
Oh! je conçois la vengeance, certes! Elle est à la base de tous
les grands sentiments, sans excepter l'amour. Mais je n'admets son
exercice que sous l'impulsion d'une colère qui frappe de cécité
morale; ou bien, de sang-froid, lorsqu'on est assuré de
l'impunité. Ce n'est pas un raisonnement de lâche que je vous
tiens là; c'est un raisonnement d'homme. Du moment que vous avez
cessé d'être aveuglé par la passion, l'idée abstraite du meurtre
pour le meurtre vous abandonne et vous avez devant vous, au lieu
d'une entité vague, un être dont vous êtes obligé de juger la
vilenie, dont vous savez, la bassesse; et vous êtes forcé de vous
rendre compte que la vie de cet être-là ne vaut point la vôtre. Si
vous vous obstinez dans votre dessein de représailles à tout prix,
c'est une espèce de fausse honte vis-à-vis de vous-même, un
entêtement fanatique, seuls, qui vous poussent. Vous vous êtes
juré à vous-même de commettre une certaine action, et vous voulez
vous tenir parole. Eh! bien, je crois qu'il ne faut se laisser
lier par rien, surtout par les serments qu'on se fait à soi-même.
Ils coûtent toujours trop cher... Vous me direz qu'il y a une
grande faiblesse à reculer devant les conséquences d'un acte qu'on
désire accomplir. C'est vrai. Mais, au moins lorsque ces
conséquences doivent causer plus de peine que l'acte ne doit
produire de joie, je trouve cette faiblesse-là très humaine, très
intelligente et même très courageuse. Elle procède de la
conscience nette des choses et de la répudiation de l'idéal
menteur. Les stoïciens prétendaient que la souffrance n'est point
un mal. Les stoïciens étaient de grotesques imbéciles. La
souffrance est toujours un mal. Ne pas reculer devant la douleur,
soit -- et encore! -- Mais la rechercher, c'est être fou, si elle ne
vous donne pas, pour le moins, son équivalent de plaisir. Ne
disaient-ils pas aussi, ces stoïciens, que la force ne peut rien
contre le droit? La force ne peut rien contre le droit, sinon
l'écraser, -- sans trêve. -- Le droit! Qu'est-il, sans la force? Et
qu'est-il, sinon la force -- la vraie force? -- Vieilleries, tout
ça; bêtises... Voyez-vous, l'âge est passé où l'on croyait des
témoins «qui se font égorger.» Des témoins qui veulent vivre, ça
vaut mieux. Ils finiront peut-être par apprendre aux autres à
vouloir vivre, aussi. Et ça suffira... Vengez-vous pendant que la
fureur vous barre le cerveau; ou bien, cherchez l'ombre; ou bien --
attendez. -- Votre oncle est un scélérat, oui. Il y a longtemps que
je lui ai donné mon opinion sur lui; mais... Je l'ai aperçu ces
jours-ci, continue l'abbé en portant un doigt à son front.
Paralysie générale ou suicide, avant peu. Attendez... Pour le
moment, ne pensez plus à tout cela, et n'en parlons plus... Avez-
vous l'intention de rester ici quelque temps?

-- Je ne sais pas; c'est possible.

-- Moi, je suis arrivé il y a une quinzaine de jours, dit l'abbé en
saluant coup sur coup trois ou quatre des nombreux ecclésiastiques
qui se promènent dans le parc. Je n'ai pas perdu mon temps. Mais
il n'y a plus grand chose à faire et je commence à m'ennuyer. Où
êtes-vous descendu?

-- À l'hôtel _Jeanne d'Arc_.

-- Excellente idée que vous avez eue là. Vous me fournissez un
prétexte plausible pour y transporter mes pénates. Jusqu'ici je
logeais à _Saint-Vincent de Paul_, avec la majorité de ces hommes
noirs. Question d'affaires, vous comprenez.

-- Quelles affaires?

-- Le jeu. Depuis quinze jours, je tiens les cartes quinze heures
sur vingt-quatre, en moyenne. Et je vous assure que ce n'est pas
une petite occupation, et qu'il fout ouvrir l'oeil, avec ces
messieurs.

-- Ils trichent?

-- Comme le roi de Grèce. Je suis d'une adresse à rendre des points
à Robert-Houdin et mon doigté est simplement merveilleux; eh!
bien, mon cher, c'est avec la plus grande difficulté que j'arrive
à gagner. J'y parviens, cependant; et j'ai fait une assez belle
récolte. Au bout de la première semaine on envoyait déjà des
télégrammes suppliants aux bonnes dévotes et aux chères pénitentes
qui ne se faisaient point prier pour mettre leurs offrandes à la
poste. Mais, à présent, elles n'expédient plus que des pots de
confitures;

-- Vous me donnez là, dis-je, une singulière idée des moeurs du
clergé.

-- Je vous en donnerais bien d'autres!... Il est difficile, en
général, d'imaginer des drôles plus fangeux que ces hommes
d'église. Ils sont les dignes pasteurs des âmes contemporaines.
Leurs moeurs! Comment voulez-vous qu'ils en aient? La morale
pétrifiée dont ils sont les gardiens et les docteurs ne saurait
faire d'eux que des saints ou des fripons. La moralité peut
seulement exister avec la liberté; elle doit sortir de cette
liberté, et s'y greffer, non pas immuable, mais variable, en
concordance avec l'état général de culture de l'humanité. Il y a
des saints, dans le clergé; très peu, mais il y en a. Ce sont des
monstres, à mon avis. Quant au reste...

-- Je serais bien aise de savoir quels sont les sentiments de vos
confrères à votre égard?

-- Ils me haïssent; ils ne me connaissent pas, mais ils me
devinent; ils me sentent, pour mieux dire. Pas un de ceux dont
j'ai vidé l'escarcelle, ces jours derniers, qui n'ait rêvé de
représailles atroces. Mais ils n'osent pas agir; ils dévorent leur
jalousie et leur rage. Se plaindre! À qui? À l'archevêque?
L'archevêque me doit son siège; et c'est moi qui lui ai rédigé, il
y a trois mois, ce fameux mandement qui va lui valoir le chapeau
de cardinal. Ah! ils savent que j'ai l'oreille de monseigneur! Du
reste, ils peuvent aller à Rome, si le coeur leur en dit.

-- Vous êtes bien mystérieux, l'abbé.

-- Je le serais moins si mes révélations pouvaient vous être
utiles; mais à quoi vous serviraient-elles? Si pourtant vous êtes
curieux de détails biographiques, venez déjeuner, avec moi demain
matin à l'hôtel _Saint-Vincent de Paul_. Je vous présenterai, de
vous à moi, quelques types assez intéressants. C'est entendu? Le
menu ne vous effrayera pas: consommé au rosaire, soles à
l'immaculée, tournedos à la vierge, timbale de nouilles saint
Joseph, crème terre-sainte et Château-Céleste... Je déménagerai
après le café. Réflexion faite, je passerai encore une semaine à
Vichy. Après quoi, mon retour à Paris s'impose.

-- Une bonne oeuvre?

-- Justement. Je m'occupe de la fondation d'un asile pour les
filles-mères aux abois. Entreprise patriotique autant que
charitable, car vous savez que la France se dépeuple
effroyablement et que la seule population qui augmente sans cesse
en ce beau pays, c'est celle des prisons. Mes circulaires et mes
démarches ont produit le meilleur effet, et l'établissement
ouvrira ses portes avant peu, j'espère. La directrice sera
Mme°Boileau. Vous connaissez, je crois?

-- Mme Boileau? Non; pas du tout.

-- Mme Ida Boileau, rue Saint-Honoré?

-- Quoi! Comment!...

-- Mon Dieu! ricane l'abbé, ne faites donc pas l'enfant. Les choses
les plus simples vous plongent dans la stupéfaction.

-- Vous exagérez. J'ai appris à ne plus guère m'étonner. Ma
surprise vient plutôt de vous voir en relations avec...

-- Votre entourage?... C'est le hasard qui le veut, apparemment.
Tenez, regardez là-bas, dans cette allée, ces deux messieurs et
cette dame... Vous les connaissez certainement.

-- En effet, dis-je après avoir tourné la tête dans la direction
que m'indique l'abbé. Le personnage qui se trouve à droite se
nomme Mouratet; c'est un de mes amis, et la dame est sa femme;
quant au troisième promeneur, je ne me rappelle pas...

-- C'est M. Armand de Bois-Créault, dit l'abbé; il est l'amant de
Mme Mouratet et le mari d'une femme charmante qui fut obligée de
se séparer de lui.

-- La connaissez-vous? demandé-je anxieusement, car j'ai cessé de
correspondre avec Hélène depuis plusieurs mois et je ne sais rien
d'elle.

-- Pas personnellement, répond l'abbé. Elle habite la Belgique et
je n'ai jamais eu l'honneur de la voir, bien que j'aille souvent à
Bruxelles. Mais j'en ai entendu parler par un banquier belge, un
trafiqueur, si vous voulez, qui se nomme Delpich et avec lequel
elle fait des affaires. Elle est fort intelligente et très
ambitieuse, paraît-il... Au fait, autant vous l'avouer; je connais
toute son histoire et je n'ignore pas, non plus, celle de la
famille de Bois-Créault.

-- Elle est édifiante.

-- Mme de Bois-Créault aimait son fils, dit l'abbé en secouant la
tête; il est en train de la ruiner et elle l'aime encore. Elle
l'aime à mourir pour lui ou à tuer pour lui... Écoutez: nous
sommes tous malades, aujourd'hui; et quelles que soient les formes
qu'affecte cette maladie, la cause en est toujours identique. Nous
sommes condamnés par une morale surannée à passer de l'état
naturel, directement, à l'état d'imbécillité passive,
fonctionnante, et d'humiliation abjecte. Les sentiments
instinctifs, naïfs, larges et braves, sont enchaînés par les
interdictions légales et les anathèmes religieux. Et ces
instincts, refoulés, impuissants à se faire jour normalement, mais
qui ne veulent pas mourir dans l'_in-pace_ où les claquemure la
bêtise, reparaissent, défigurés jusqu'au crime ou déformés jusqu'à
l'enfantillage. On parle de l'infamie actuelle; elle est forcée,
cette infamie; forcée, douloureuse, immense -- immense comme la
sottise dont elle émane. -- D'ailleurs, la folie augmente partout
dans des proportions énormes... Vous me direz que le cas de
Mme de Bois-Créault est un cas exceptionnel. Je vous répondrai que
beaucoup de mères font plus encore, pour leurs fils, que
Mme de Bois-Créault. Combien de femmes, surtout dans les
campagnes, qui tuent lentement leurs maris afin de faire exempter
leurs fils du service militaire! Que de crimes ignorés a produits
ce militarisme à outrance! La confession nous apprend... Mais vous
me comprenez, vous; et pour ceux qui ne me comprendraient pas, je
parlerai, un jour, plus clairement. Je voudrais pourtant dire
ceci: quand un accident déplorable met en deuil toute une ville,
si un prêtre se permet de déclarer en chaire que la catastrophe
est un châtiment du ciel, on ne trouve pas d'invectives assez
amères pour l'en accabler. On ne se demande même pas s'il
connaissait la vie réelle des victimes, si la confession ne lui
avait point révélé ce qu'ignore la foule, et s'il n'avait pas le
droit, le droit absolu, de parler de vengeance divine. Remarquez
que je n'emploie les mots: châtiment du ciel et vengeance divine
que comme une figure...

L'abbé s'interrompt. À vingt pas, sous les arbres, s'avance une
jeune femme blonde, très jolie, vêtue de noir. Je ne sais
pourquoi, elle me rappelle Broussaille, une Broussaille pleine de
dignité. Elle va passer devant nous. L'abbé se lève et salue d'un
grand coup de chapeau, fort éloquent. La jeune femme répond d'une
inclinaison gracieuse.

-- Cette dame est réellement très bien, dis-je.

-- Oui, certainement. C'est Mlle Eulalie Voisin, la fille...

-- Oh! je sais; mais je n'avais pas l'honneur de la connaître.

-- Elle va à la Grande Grille, dit l'abbé comme la soeur de Roger-
la-Honte disparaît, au bout du parc, entre le kiosque à musique et
le Casino, j'ai fort envie d'y aller aussi; j'ai deux mots...

-- Vous lui faites la cour, je parie?

-- Je ne vous le dirai pas, répond l'abbé en se levant. D'abord,
j'ose à peine me l'avouer à moi-même; puis, les sentiments de
l'amour, comme ceux de la religion, perdent leur sincérité dès
qu'ils sont exprimés. Au revoir; à demain matin.

Il s'éloigne -- juste au moment où s'approchent Mouratet et les
deux adultères qui l'accompagnent. -- L'adultère femelle pousse un
grand cri en m'apercevant, se précipite au-devant de moi,
m'accable d'exclamations et d'interrogations; et ce n'est qu'au
bout de trois minutes au moins que Mouratet parvient à me serrer
la main et à me présenter à l'adultère mâle. Un bellâtre,
insignifiant, prétentieux et insipide; un homme dont les
moustaches sont partout et le reste nulle part.

Nous avons été dîner à la _Restauration_. Dîner médiocre, mais
fort gai. Mouratet est la belle humeur en personne; il est
satisfait de tout, trouve l'univers admirable et ses habitants
délicieux. La vie n'a que des sourires pour lui. Il n'est pas
encore député, c'est vrai; mais simplement en raison de la
difficulté qu'éprouve le gouvernement à dénicher l'oiseau rare
capable de prendre sa place à là Direction des Douzièmes
Provisoires, les Douzièmes Provisoires demandent à être habilement
dirigés; c'est incontestable. Donc, Mouratet a consenti, par pur
patriotisme, à conserver sa situation, quelque temps encore;
jusqu'au printemps prochain. À cette époque, il posera sa
candidature dans la Bièvre. Candidature progressiste qui sera
soutenue comme il convient par les pouvoirs établis.

-- Mon élection est assurée d'avance, dit-il. Et après... Il ne
faudra pas t'étonner de voir, d'ici un an ou deux, le portefeuille
des Finances sous mon bras.

Je ne m'en étonnerai pas. Oh! pas du tout. Armand de Bois-Créault
aussi affirme que le fait ne le surprendra point; Mouratet, dit-
il, est capable de tout.

C'est fort possible. Il est même capable, je crois, d'être
parfaitement au courant de la conduite de sa femme et d'avoir jugé
plus intelligent de ne rien dire. J'en mettrais ma main au feu,
qu'il sait tout, et qu'il a pris le parti de fermer les yeux.
Comment serait-il admissible, sans cela, qu'il fût seul à ne pas
voir ce qui est évident pour tout le monde? Il est vrai qu'il y a
des grâces d'état; mais... Je demanderai des explications à Renée,
si l'occasion s'en présente.

Elle se présente immédiatement. Armand de Bois-Créault nous
propose, à Mouratet et à moi, une partie de billard. Mouratet
accepte, mais je refuse. Je ne joue jamais au billard; c'est un
jeu trop 1830 pour moi. Renée m'approuve et me prie de la mener
faire un tour de parc; ces messieurs viendront nous retrouver
quand la chance se sera déclarée définitivement en faveur de l'un
d'eux.

-- Eh! bien, dis-je à Renée une fois que nous avons traversé la
sextuple rangée de cocottes attablées devant l'établissement et
qui se sont mises à chuchoter à notre passage, eh! bien, je suis
heureux de pouvoir vous féliciter de votre aplomb.

-- Les compliments sont toujours bons à prendre, répond-elle; mais
mon aplomb n'a rien de particulier. Ne pas se cacher, c'est le
meilleur moyen de ne pas éveiller les soupçons de son mari. Toutes
les femmes qui ont un peu d'expérience en savent autant que moi
là-dessus.

-- Voulez-vous me faire croire que Mouratet ne se doute de rien?

-- Lui? De rien du tout. Absolument de rien, je vous assure. Vous
vous apercevez de ce qui se passe, tout le monde s'en aperçoit, et
lui seul continue à ne rien voir.

-- Mais s'il ne continuait pas?

-- C'est impossible, répond Renée avec la plus grande assurance.
Lorsqu'un homme a confiance dans une femme, ça va loin. Et il a
une confiance en moi! Tenez, le mois dernier, à Paris, il a reçu
deux ou trois lettres anonymes; il me les a montrées en riant et
les a déchirées en haussant les épaules... Qui avait écrit ces
lettres, je l'ignore.

-- Un soupirant évincé.

-- Évincé! Vous voulez rire.

-- Mécontent, alors.

-- Vous voulez me faire pleurer.

-- Une femme jalouse.

-- Oh! s'écrie Renée, comment aurait-elle pu savoir? D'ailleurs, je
n'ai pas connu plus de trois hommes mariés depuis le commencement
de l'année. Voyons, ajoute-t-elle en comptant sur ses doigts; un,
deux, trois... quatre... cinq. Non, pas plus de cinq. Ainsi...
Armand non compris, bien entendu.

-- Il est marié, pourtant.

-- Si peu! Séparé de sa femme au bout d'un mois de mariage. Elle
est encore demoiselle, vous savez. D'une pudibonderie à décourager
un satyre. Elle a mieux aimé abandonner son mari que de lui
accorder la clef des générations, comme disait... Molière.
Comprenez-vous des choses pareilles? Une vestale fin de siècle!
J'ai bien ri quand Armand m'a raconté ça.

-- Il y a. de quoi. Il vous fait rire beaucoup, Armand?

-- Très peu. À dire vrai, il me met la mort dans l'âme. Il est si
bête! Encore plus que mon mari. Seulement, qu'est-ce que vous
voulez? -- elle allonge son pouce sur son index -- ça, ça, toujours
ça. Ah! l'argent!... Il faudra que je vous fasse faire des
affaires, cet hiver, pour me remonter une bonne fois. Figurez-vous
que je n'ai plus un sou. Armand va recevoir une forte somme de sa
mère, dans trois jours; elle vend deux ou trois fermes qu'ils ont
en Normandie; mais, d'ici là, je suis à sec. Et il faut toujours
une chose ou une autre. J'ai le même chapeau sur la tête depuis le
commencement de la semaine; les horizontales se moquent de moi.
C'est tout naturel; vous ne pouvez pas inspirer le respect si vous
portez huit jours le même chapeau... Avez-vous deux ou trois cents
francs sur vous?

-- Cinq cents seulement, dis-je en consultant mon portefeuille.
Voici.

-- Bon, dit-elle en glissant le billet de banque dans son corsage;
je vous rendrai ça mardi. Ou, plutôt... donnez-moi votre adresse.
J'irai vous dire merci demain matin.

-- Je ne peux pas vous donner mon adresse, dis-je en riant. Je
demeure chez une personne qui m'a offert l'hospitalité...

-- Écossaise. Oui; j'aperçois la jupe. Que vous êtes méchant! On
dirait que vous vous plaisez à me faire jouer le rôle de
Mme Putiphar... Tant pis pour vous! Je ne vous rendrai pas votre
billet, et vous serez le premier qui n'en aura pas eu pour son
argent.

-- Il faut un commencement à tout. Dites-moi, petite Renée, elle
vous amuse, l'existence que vous menez?

-- Énormément! je suis faite pour ça, voyez-vous. C'est tellement
drôle, de raconter des blagues d'un bout de l'année à l'autre, de
n'être jamais ce qu'on parait, et de se moquer de tout le monde
sans avoir l'air de rien! C'est comme si l'on ne sortait pas du
théâtre. On se regarde jouer sa comédie, vous savez, et c'est
délicieusement énervant. Des tas de sensations, mon cher! Je vous
expliquerai ça quand vous voudrez; mais je vous préviens que je ne
suis éloquente qu'en chemise. C'est ma robe de professeur. Il
faudra vous décider, si vous voulez vous instruire. Vous
déciderez-vous?

-- Sans aucun doute.

-- Vous aurez raison. En attendant, soyez convaincu que j'éprouve
une joie intense à les tromper tous, mon mari avec Armand, Armand
avec d'autres -- j'ai deux rendez-vous pour demain; comment faire?
-- et à leur tirer des carottes -- passez-moi le mot -- des carottes
à la Vichy.

Mais elle aperçoit son mari et Armand de Bois-Créault qui se
dirigent de notre côté, et change subitement de sujet de
conversation. Ils nous rejoignent. C'est Mouratet qui a gagné la
partie de billard; le proverbe a encore une fois raison.

-- Je reprochais vivement à M. Randal de n'être, pas venu à Paris
l'hiver dernier, dit Renée. Il m'a promis d'y faire un long séjour
au commencement de l'année prochaine. Maintenant, il faut qu'il
répète sa promesse devant témoins.

Je promets; et, comme il est dix heures et demie, je déclare que
je suis obligé de me retirer. Je ne veux pas manquer de parole à
Marguerite de Vaucouleurs.


XXIII -- BARBE-BLEUE ET LE DOMINO NOIR

L'hiver venu, j'ai tenu la solennelle promesse que j'avais faite
aux époux Mouratet, à Vichy. J'ai quitté Londres pour Paris avec
l'intention de passer quelque temps dans cette capitale du monde
civilisé. Ce n'est pas que je sois fou de Paris; non; j'y suis né
et j'aimerais autant mourir ailleurs. Je n'ai aucun engouement de
provincial pour cette ville si vantée et dont le seul monument
vraiment beau se trouve à Versailles. Mais le séjour de Londres
m'était devenu insupportable, vers la fin de décembre. La saison
d'automne avait été morne et, à part deux ou trois expéditions peu
fructueuses, je l'avais passée les bras croisés. L'inaction n'est
pas mon fait. Elle me pèse. Elle me semblait plus lourde encore
avec la hantise de souvenirs qui venaient croasser comme des
corbeaux sinistres, à cet anniversaire d'événements dont je
voudrais avoir perdu la mémoire.

En vérité, je commence à boire pour oublier, moi qui, jusqu'à
présent, n'ai jamais bu que pour boire. Je glisse insensiblement
sur la pente de l'inconduite. J'en suis tout étonné moi-même, car
je n'aurais certainement pas cru... Mais sait-on ce que l'avenir
nous réserve?

Qui aurait pu prévoir, par exemple, que Mouratet deviendrait
jaloux? Personne. Eh! bien, Mouratet est jaloux, férocement, comme
un tigre. Renée, que j'ai été voir à plusieurs reprises, m'avait
déjà averti du fait, mais j'avais refusé d'ajouter foi à ses
assertions, tellement elles me paraissaient invraisemblables. Elle
avait eu beau me dire que son mari la faisait surveiller, rentrait
à des heures auxquelles on ne l'attendait pas, venait troubler de
son apparition intempestive ses plus innocents _five o'clock_, et
exigeait qu'elle lui rendit compte de son moindre mouvement,
j'étais resté sceptique. Mouratet jaloux, c'est trop drôle.

Pourtant, rien n'est plus vrai. Mouratet lui-même me l'a avoué la
semaine dernière, un matin où je l'avais rencontré par hasard et
l'avais emmené déjeuner avec moi. «Tu ne sais pas ce que c'est que
la jalousie, m'a-t-il dit d'une voix à fendre l'âme. C'est un
tourment indicible et je l'endure depuis deux mois. -- Deux mois!
me suis-je écrié. Veux-tu me dire qu'il y a deux mois que tu
doutes de la vertu de ta femme? -- Hélas! oui. Je n'ai pas de
preuves, il est vrai... -- Eh! bien, mon ami, si tu n'as pas de
preuves à l'heure qu'il est, tu as complètement tort de te mettre
martel en tête. Une femme coupable ne demande pas trois semaines
pour se trahir; l'impunité accroît son audace et... -- C'est ce que
je me dis tous les jours; mais... -- Ta, ta, ta; tu as toujours été
défiant. Au collège même, je me rappelle... -- Tu crois? a demandé
Mouratet avec un éclair de joie dans les yeux. -- Comment, si je
crois! Tu es la défiance même! Tu ne t'en aperçois pas, et je ne
te l'aurais jamais dit si les circonstances ne m'avaient pas forcé
à ouvrir la bouche; mais vraiment... -- Tu pourrais bien avoir
raison. Quand j'y réfléchis, en effet... Pourtant, j'ai reçu tant
de lettres flétrissant la conduite de Renée... -- Des lettres
écrites par des femmes jalouses de sa beauté. -- Peut-être. Malgré
tout, il y a une chose que je ne m'explique pas. Ses dépenses de
toilette sont exagérées, certainement; et je me demande d'où vient
l'argent... -- Ah! c'est l'éternelle question! D'où vient l'argent!
Mais, des économies que sait faire ta femme, mon cher. Elle
économise, ta femme. Elle met de côté cent sous par ici et vingt
francs par là. Les petits ruisseaux font les grandes rivières; et
lorsqu'elle a besoin d'une certaine somme pour sa modiste ou sa
couturière, elle n'a pas à te la demander. Voilà. Moi, je trouve
beaucoup de tact et de délicatesse dans cette façon d'agir; elle
épargne ces discussions d'intérêt toujours si malvenues dans un
ménage; elle épargne... Enfin, veux-tu mon avis? Ta femme est une
femme supérieure à tous les points de vue et tu as le plus grand
tort de douter d'elle... -- Ah! a soupiré Mouratet, je suis dans
une position si délicate, vois-tu! Je serai député avant deux
mois, songes-y. Cela impose des devoirs, de grands devoirs. Un
représentant du peuple est là pour donner l'exemple. Il faut que
sa maison soit de verre, la femme de César ne doit pas être
soupçonnée. -- Naturellement, ai-je repris en faisant des efforts
désespérés pour étouffer mon rire. Mais encore faut-il que les
soupçons soient basés sur quelque chose. N'as-tu pas que des
présomptions? Te méfies-tu de quelqu'un? -- Oui et non. J'avais
pensé tout d'abord qu'Armand... Il était sans cesse à la maison;
on l'avait vu avec Renée... Mais je lui ai fait comprendre que ses
assiduités étaient poussées trop loin et il est devenu la
correction en personne. Depuis deux mois, il n'a vu Renée que
devant moi, j'en suis sûr; quant à elle, elle ne sort presque
plus... -- Eh! bien, eh! bien, tu vois!... Des apparences! Avais-je
raison de te parler de ton caractère ombrageux? Hein? Tu n'es pas
brouillé avec Armand de Bois-Créault, au moins? -- Pas du tout.
Nous sommes les meilleurs amis du monde. Il est même entendu que
nous irons ensemble, la semaine prochaine, au bal de l'Opéra. Tu y
viendras aussi, j'espère? Tu sais, nous nous travestissons tous de
pied en cap. Que veux-tu? Ce sont des choses que je n'aime pas
beaucoup, mais elles me seront bientôt interdites; car, lorsqu'on
porte l'écharpe de député... Oui. Armand sera en seigneur Louis
XIII, Renée en pierrette... elle a refusé de se faire faire un
costume plus dispendieux... -- Ah! me suis-je écrié, tu devrais
être honteux! C'est un reproche muet qu'elle t'adresse là, mais il
est éloquent. -- C'est vrai, a répondu Mouratet, la larme à l'oeil;
et j'ai commis une autre sottise... Figure-toi... Non, c'est trop
bête! Figure-toi que, moi, je serai déguisé en Barbe-Bleue.» Cette
fois, j'ai ri sans me gêner, et de bon coeur. Mouratet en Barbe-
Bleue? Oh! c'est à se rouler... «Je vois bien que c'est ridicule,
a-t-il continué d'une voix piteuse; mais le costume est commandé,
en cours d'exécution... Alors, c'est entendu. Nous comptons sur
toi; viens nous prendre mardi soir.» Et il m'a quitté, l'air
joyeux et penaud en même temps, joyeux des excellentes
consolations que je lui ai données, penaud de m'avoir fait la
confidence de sa jalousie sans motifs. Ah! triste et stupide
idiot...

-- Monsieur et Madame ne sont pas encore prêts, me dit le
domestique qui m'introduit, le mardi, vers onze heures du soir,
dans le salon du boulevard Malesherbes.

C'est bon. Je prends un journal sur une table; mais j'ai à peine
eu le temps de le déplier qu'une porte s'entr'ouvre, s'ouvre tout
à fait, et que Renée, en costume de pierrette moins le chapeau
blanc, s'élance vers moi.

-- Vite! Vite! dit-elle, écoutez-moi. Voulez-vous me rendre deux
grands services?

-- Cent, mille, tant que vous voudrez.

-- Merci. Eh! bien, d'abord, il faut vous arranger, ce soir, à
éloigner de moi mon mari pendant une demi-heure. Vous voyez ça?
Qu'il n'ait pas envie d'aller regarder où je suis. Je vais vous le
dire où je serai. Je serai dans une loge -- vous savez? au fond --
avec Armand. Oui, depuis deux mois, c'est à peine s'il a pu me
dire qu'il m'aime plus de cinq ou six fois; et ce soir, c'est
sérieux, il a un joli cadeau à me faire. Il a été fort gêné, ces
temps-ci, mais sa mère vient d'hypothéquer son hôtel... Je vous
raconte tout ça afin de vous faire voir comme c'est grave. Voilà.
Il faut que vous écartiez mon mari pendant une demi-heure.
Pourrez-vous?

-- Certainement. Comptez sur moi. Mais ça, c'est le premier
service. Et le second?

-- Le second... Il faut que vous m'enleviez demain.

-- Hein?

-- Oui. L'existence que je mène n'est pas tenable. Si vous croyez
que je n'en ai pas assez, d'une vie pareille! Questionnée,
tourmentée, espionnée, pas une minute de liberté! Et tout ça, je
vous demande pourquoi! Parce que Monsieur a reçu des lettres
anonymes. On n'en envoie qu'aux imbéciles, des lettres anonymes!
Je le lui dirai ce soir, pour sûr... Alors, vous voulez bien?

-- Mais, dis-je en me laissant tomber sur une chaise, je ne sais
vraiment pas. En principe, l'enlèvement me sourit assez; mais je
dois avouer qu'en pratique...

En pratique, non, il ne me sourit pas du tout. Ce ne sont pas les
scrupules qui me gênent, bien entendu. Les scrupules et moi, ça
fait deux. Mais, si légère qu'elle soit, cette petite femme, elle
pèsera d'un rude poids sur mes épaules. Qu'en ferai-je, mon Dieu!
D'autant plus qu'avec une écervelée pareille, on est à la merci
d'une étourderie; et il faut le jouer serré, le jeu que je joue...
Renée me regarde d'un air consterné.

-- Vous ne voulez pas? Ce n'est pourtant pas bien difficile, ce que
je vous demande. Arracher une femme au foyer conjugal, en voilà
une belle affaire! Ça se fait tous les jours et cent fois par
jour, rien qu'à Paris. Vrai, je n'aurais pas cru...

Elle saute sur mes genoux, me passe un bras autour du cou.

-- Voyons, gros bête! Puisque je vous dis que ça ne peut pas durer
comme ça et qu'il faut que je m'en aille demain car j'aurai de
l'argent ce soir. Si je pouvais partir toute seule... Mais je ne
connais rien aux trains, aux bateaux, à tout ça... Je me perdrais.
Et puis... Ah! mais, j'y suis, à présent! Ce n'est pas du tout un
collage que je vous propose, vous savez. C'est ça que vous
craigniez, pas? N'ayez pas peur. J'en ai assez, des liens sacrés,
et profanes, et de tous les liens. Non. Vous ferez de moi tout ce
que vous voudrez; vous me garderez un jour, ou un mois, ou pas du
tout, comme il vous plaira. Une fois que vous m'aurez sortie
d'ici, je saurai bien me tirer d'affaires.

Pas très sûr. Ce n'est point un métier commode, le métier
d'aventurière. Mais on verra. En tous cas, la situation change.

-- Je croyais, dis-je, que vous ne parliez pas sérieusement; mais
puisqu'il en est autrement, disposez de moi. Deux mots seulement.
Vous voulez emporter vos toilettes?

-- Pas toutes. Sept ou huit malles, tout au plus.

-- Faites-les envoyer demain à Londres, à mon adresse. Et quant à
vous, soyez chez moi vers quatre heures, et ne vous inquiétez de
rien.

-- À la bonne heure, dit Renée. Vous êtes gentil comme tout. Tiens!
embrasse-moi; il y a longtemps que j'en ai envie...

Mais elle se redresse, tend l'oreille; une porte vient de
s'ouvrir, au fond de l'appartement.

-- Voilà Barbe-Bleue, dit-elle. Anne, ma soeur Anne...

Elle saute sur ses pieds, pirouette, fait un geste de voyou, et
s'en va à grandes enjambées, les bras en l'air.

Mouratet, une seconde après, entre dans le salon; et je ne puis
retenir un cri à son aspect. Il est ignoble. Ah! cette défroque de
criminel -- et de quel criminel -- portée par ce bourgeois! Ce n'est
pas ridicule, non; mais c'est tellement horrible que c'est
inexprimable. Aucune description d'artiste, aucune enluminure
d'Épinal, si grandiose que l'ait faite la plume, si atroce que
l'ait plaquée la machine, ne pourraient donner l'idée du Barbe-
Bleue que j'ai devant moi. C'est quelque chose d'inouï. C'est la
bassesse entière de toute une espèce vile sous la dépouille
terrible de toute une race cruelle. On a un peu l'impression d'une
peau de tigre, comme peinte et fardée pour l'orgie sauvage, jetée
sur la croupe fuyante d'une hyène s'évadant d'un charnier; mais on
a surtout la sensation d'instincts affreux, impénétrables
d'ordinaire et transparaissant tout à coup, par dépit, sous ce
déguisement qu'ils dédaignent et dont ils crèvent la cruauté
incomplète de l'absolu de leur barbarie. C'est Barbe-Bleue; mais
ce n'est Barbe-Bleue que parce que c'est Mouratet.

-- Eh! eh! s'écrie le directeur des Douzièmes Provisoires, ravi de
l'effet que produit sur moi son travestissement, on dirait que tu
me trouves réussi.

-- Tout à fait, dis-je. Réellement, tu es effroyable.

-- Le fait est que ce n'est pas mal, dit-il en se regardant dans
une glace. Pas mal du tout... Je t'ai fait attendre...

-- J'en ai profité pour lire un article qui traite du projet de loi
sur les retraites ouvrières, que la Chambre va discuter.

-- Elle ne le votera, pas, dit Mouratet. Des retraites aux
ouvriers! Qu'on en accorde aux militaires, aux fonctionnaires,
c'est tout naturel; ils font la grandeur de la France. Mais aux
ouvriers!... Où irait-on?

C'est vrai. Où irait-on?... Ah! animal! Je ne regretterai pas le
tour que j'aiderai demain ta femme...

Elle entre justement, coiffée de son chapeau pointu, vive et jolie
au possible.

-- Comment me trouves-tu? demande Mouratet.

-- De face, ça va bien; voyons de dos.

Mouratet se tourne et Renée lui fait un grand pied de nez.

-- C'est encore mieux.

Armand de Bois-Créault arrive. D'un Louis XIII irréprochable. Nous
partons.

Canaille, ce bal. Triste aussi, malgré toutes les exubérances, la
musique, les serpentins et les confetti. Des femmes en dominos --
blanc partout en toutes les nuances --; des hommes en habit, comme
moi; s'embêtant, comme moi; et venus là sans savoir pourquoi,
comme moi. Les travestis; glacés du satin, clinquant des
paillettes, mensonges des dentelles, Malines, pierreries et
cailloux du Rhin, bijoux de prix et costumes somptueux; on ne sait
pas bien. Pourquoi ces gens-là se déguisent-ils? Par nécessité?
Pas tous. Le besoin de prendre une attitude vis-à-vis des autres
et surtout vis-à-vis de soi, de se paraître naturel à soi-même.
Ils n'ont point de personnalité et cherchent à s'en faire une,
pour un soir. Et celle qu'ils arrivent à se créer, c'est la leur
propre qu'ils retrouvent, si l'on sait voir. Pour mon compte, je
n'ai jamais éprouvé de surprise à voir un être se démasquer. C'est
toujours le visage que je m'attendais à trouver sous le masque qui
m'est apparu. Du reste, tel masque, posé sur telle figure, n'a pas
du tout le même aspect que s'il en recouvre une autre. Le masque
ne dissimule pas, il trahit. Une chose étonnante, c'est la
tendance aristocratique des travestissements; princes, princesses,
seigneurs et marquises. On ne se croirait guère en pays
démocratique; ou plutôt... Cette dernière remarque était bonne à
faire -- d'autant que ce n'est que l'avant-dernière. --  Voici la
constatation finale: dans cette foule de courtisans, pages,
écuyers, barons et chambellans, pas un roi, pas un personnage
portant le diadème, tenant le sceptre à la main. Personne ne veut
régner. Tout le monde veut être de la cour. On voit ça ailleurs
qu'ici.

Mouratet fait sensation. Dans un couloir, une bande sympathique
l'entoure, lui demandé des nouvelles de ses femmes. Il répond
malaisément. Renée, qui s'est éloignée insensiblement, me fait un
signe et disparaît. Je donne à la bande sympathique les réponses
que ne trouve pas Mouratet et je m'arrange de telle façon qu'elle
nous barre le passage pendant cinq minutes.

-- Viens par ici, dis-je à Mouratet quand nous parvenons à nous
dégager. Il faut que je te fasse faire la connaissance d'une
petite femme extraordinaire. Tu ne regretteras pas ton temps; tu
vas voir.

Et nous nous mettons à la recherche de la femme extraordinaire,
qui n'existe que dans mon imagination, naturellement.

-- C'est curieux, dis-je; elle était là il n'y a qu'un instant;
elle a dû tourner à gauche... Non; alors, c'est à droite... Ah! la
voici.

C'est une femme. Mais est-ce une femme extraordinaire? J'engage la
conversation, pour voir. Non, c'est une dinde...

-- Si vous voulez faire une bonne affaire, lui dis-je à l'oreille,
dites à mon ami qu'il vous a fait peur. Répétez-le lui sans trêve.

-- Ah! monsieur Barbe Bleue, s'écrie la Dinde, que vous m'avez fait
peur!

Mouratet est enchanté. Ils sont tout de suite très camarades, la
Dinde et lui. J'ai eu la main heureuse. Si j'étais tombé sur une
femme extraordinaire... Il y a près d'un quart d'heure que Renée
s'est éclipsée; allons, ça va bien. La Dinde se déclare altérée.
Admirable! Nous la conduisons au buffet et je la désaltère de mon
mieux. Le Champagne lui délie la langue; Mouratet s'intéresse
beaucoup à sa conversation.

-- Ah! monsieur Barbe-Bleue, s'écrie-t-elle, que vous m'avez fait
peur! Quand je vous ai vu...

La Dinde laisse tomber son éventail. Je me baisse pour le
ramasser. Lorsque je relève la tête, je m'aperçois qu'une femme en
domino noir s'est approchée de Mouratet, lui parle à l'oreille. Le
domino noir s'en va. Mouratet, l'air ahuri, la bouche ouverte,
s'est renversé sur le dossier de sa chaise, les bras ballants.

-- Es-tu malade? demandé-je. Que t'a dit cette femme?

-- Rien, rien, répond-il en se levant. Attends-moi une minute; je
reviens.

Il s'éloigne, suivant le chemin que vient de prendre le domino
noir.

-- Ah! dit la Dinde, ce n'est pas grand'chose, allez; une farce,
sans doute; un bateau qu'on lui monte. On raconte tant de blagues,
ici!...

C'est certain; mais... je voudrais bien savoir ce que fait
Mouratet, tout de même, je prends le parti d'abandonner la Dinde à
ses réflexions et de sortir. J'ai à peine fait trois pas dans le
couloir que le bruit étouffé d'une double détonation parvient à
mes oreilles. Je me précipite.

Mais des gardes municipaux, plus prompts que moi, se sont élancés,
ont ouvert la porte d'une loge, ont empoigné Mouratet. Par la
porte entrouverte, j'ai le temps d'apercevoir deux corps étendus,
un corps d'homme, un corps de femme vêtue de blanc, avec une tache
rouge sur la poitrine. Deux gardes entraînent Mouratet qui
chancelle, l'enlèvent en toute hâte, à bout de bras. Un autre se
met en faction devant la porte de la loge qu'il vient de refermer.

-- Circulez, Messieurs, nous dit-il à moi et à quelques autres
curieux; n'attirez pas la foule.

Deux messieurs arrivent, le commissaire et le médecin de service.
Ils pénètrent dans la loge, et en sortent trois minutes après.

-- Ce n'est absolument rien, dit le commissaire aux badauds; un
imbécile s'est amusé à faire partir des pétards et deux dames se
sont trouvées mal.

Je m'approche du docteur et l'interroge en lui donnant les raisons
de ma curiosité.

-- Ils sont morts tous les deux, dit-il tout bas; l'homme vient de
rendre le dernier soupir et la femme a été tuée sur le coup;
atteinte en plein coeur. Vengeance de mari trompé, n'est-ce pas?
Ah! les cocus assassins, Monsieur!... Tenez, on enlève les
cadavres, ajoute-t-il en me montrant des employés du théâtre qui
emportent prestement les corps, enveloppés de toiles, par un
escalier dérobé. Voyez, c'est fait. Le public ne s'est pour ainsi
dire aperçu de rien. Regardez ces gens qui rient et qui
plaisantent, là, à côté de nous. C'est la vie. La comédie laisse à
peine au drame le temps de se dénouer. Voulez-vous venir avec moi?
Vous pourrez voir les cadavres et parler au prisonnier.

-- Je vous remercie, docteur; j'irai dans un instant.

Réflexion faite, je n'irai pas du tout. À quoi bon, maintenant que
le crime est accompli? maintenant qu'elle gît sur la table des
policiers en attendant la dalle de l'amphithéâtre, cette petite
Renée, folle et dépravée comme son époque, mais d'une si vivante
inconscience. Oh! pauvre petit oiseau!... Et cet âne, cet imbécile
qui l'a tuée, qui s'est arrogé le droit d'infliger la peine de
mort pour un délit que le code lui-même ne punit, au maximum, que
de six mois de prison! Ce misérable qui devait tout à cette femme,
sa situation et son bien-être, et les satisfactions de sa vanité
grotesque, et même la considération dont il jouissait. Et il ne
voulait pas payer, pour tout cela; il ne voulait pas être cocu.
Oh! oh! oh! Il ne voulait pas être cocu! Et les jurés qui
l'acquitteront ne veulent pas, non plus, être cocus; ni les
répugnants spectateurs de la Cour d'assises qui applaudiront au
verdict et attendront l'assassin pour le porter en triomphe. Ils
tiennent à avoir la propriété de leurs femmes, ces gens-là, avec
droit de vie et de mort sur elles; et ils déclarent, à la barbe
des législateurs, qu'il n'y a encore que les coups de pistolet
pour maintenir l'institution du mariage... Ils ont raison, les
chourineurs!

Je me dirige vers le grand escalier; mais, comme je passe auprès
d'un groupe d'habits noirs, quelques paroles attirent mon
attention. J'écoute, sans en avoir l'air.

-- Oui, dit un jeune homme, c'est Armand de Bois-Créault qui vient
d'être tué.

-- C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux, répond un autre. Il
avait fait des faux... Mais, certainement: des faux; il y a deux
mois environ, au moment où sa famille ne lui fournissait pas les
fonds qu'il lui fallait. Vous ne saviez pas? Alors, il n'y a que
vous... Il aurait été poursuivi, malgré le remboursement qu'il
offrait, et déshonoré avant la fin de la semaine.

Je descends l'escalier. Déshonoré! Il aurait été déshonoré... Tout
d'un coup, la confusion de faits inexplicables se débrouille, je
trouve la clef de choses que je ne pénétrais pas. Ce domino noir --
ce domino noir qui est venu chercher Mouratet et lui a mis le
revolver à la main -- ce domino noir, c'est Hélène... Oui, j'en
suis sûr! C'est Hélène!... Hélène qui redoutait la flétrissure
dont un scandale fangeux allait marquer ce nom de Bois-Créault
qu'elle a conquis, et veut garder sans friche visible, Hélène qui
a pu du même coup satisfaire sa vengeance et saisir sa liberté
entière -- et qui défend l'Honneur du Nom...

Ah! misère!... Stupidité tragique!...

Je suis sorti du théâtre et je vais en descendre les marches. La
nuit est froide. Le ciel, pur et très haut, semble une voûte
d'acier sombre, où sont enchâssées des pierreries... Je me
souviens de la conversation que nous avons eue, Roger-la-Honte et
moi, au sujet des étoiles, la nuit où nous avons volé
l'industriel, en Belgique. Oui, si d'autres astres sont habités,
les êtres qui y vivent voient rayonner notre planète, notre
planète si infâme, si hideuse et si noire -- ils la voient rayonner
de l'éclat des diamants purs.


XXIV -- ON DIRA POURQUOI...

J'aime autant l'avouer: je n'ai pas été à l'enterrement de Renée
et je n'ai point visité Mouratet dans sa prison. Je n'ai pas été à
l'enterrement de Renée parce que cela n'aurait servi à rien, et je
n'ai pas visité Mouratet parce que Mouratet me dégoûte et que son
infortune actuelle ne me touche en aucune façon. Je ne suis pas
sentimental. C'est un défaut; mais qui n'en a pas?

Cependant, je ne me dissimule point que de grands ennuis
m'attendent. On sait que je fréquentais les époux Mouratet, que je
les ai accompagnés au bal de l'Opéra, que je me trouvais avec le
mari tandis que la femme s'oubliait, dans une loge, en une
conversation criminelle. Je vais être appelé incessamment, en
qualité de témoin, devant le juge d'instruction. Perspective
désagréable. Je n'ai pas de préjugés contre les juges
d'instruction, ou presque pas, mais je ne tiens nullement à entrer
en relations avec eux. Ce sont des gens curieux par métier et
soupçonneux par habitude, qui posent des questions parfois
embarrassantes et ne se contentent pas toujours des réponses qu'on
veut leur faire. Je préférerais, si c'était possible, ne point
donner à la Justice l'occasion de contempler mon visage et, peut-
être, de mettre le nez dans mes affaires. Quitter Paris sans rien
dire? C'est dangereux, car ça paraîtrait peu naturel. Alors?...

Je trouve un moyen. Je m'en vais d'un pas léger chez Marguerite de
Vaucouleurs, car je sais que Margot a repris pied dans la
politique et que Courbassol, rappelé la semaine dernière au
ministère, n'a de nouveau rien à lui refuser. J'explique les
choses à Margot; je lui fais sentir quel noir chagrin
j'éprouverais à me voir obligé de parler, en Cour d'assises, soit
contre une femme que j'ai respectée jusqu'au dernier moment, soit
contre un homme que je continue à estimer. Mon langage est
pathétique, car, si je ne suis pas sentimental, je sais faire du
sentiment quand il le faut, et même très bien. Margot m'écoute en
pleurant; et, lorsque je lui ai expliqué ce que j'attends d'elle,
elle me promet de s'occuper de mon affaire dès la nuit prochaine.
Là-dessus, je rentre chez moi tout guilleret.

Le lendemain, je reçois un billet de Margot qui m'annonce que les
choses vont pour le mieux. Le surlendemain, un garde à cheval
m'apporte une lettre qui me demande au ministère. Je pénètre dans
ce monument à l'heure indiquée, j'ai une conversation de vingt
minutes avec un monsieur qui me complimente fort sur mes articles
à la «Revue» de Montareuil, et m'annonce que je suis chargé d'une
mission par le gouvernement. On a passé, en ma faveur, sur
certaines formalités. Je dois aller inspecter et étudier les
établissements pénitentiaires de la Dalmatie, faire un rapport; et
je reçois pour ma peine une somme de dix mille francs. Ce n'est
pas énorme; mais ça vaut mieux que rien.

Le gouvernement m'ayant confié une mission aussi importante, je
suis obligé de partir immédiatement. J'envoie donc au juge
d'instruction, dont je trouve chez moi une lettre de convocation à
son cabinet, ma déposition écrite; cette déposition se borne à
affirmer que je ne sais rien et que je n'ai rien vu. Après quoi,
je prends le train, non pas pour la Dalmatie, mais pour Bruxelles.

Beaucoup de gens, à ma place, resteraient à Paris et
fabriqueraient leur rapport, ainsi que cela se fait de temps
immémorial, à la Bibliothèque. Mais, moi, je suis consciencieux;
je me trouve dans une position spéciale; tout le monde l'ignore,
mais je ne me le dissimule pas. C'est pourquoi je me mets en route
pour la capitale du Brabant.

À Bruxelles, je parcours les établissements que hantent les
criminels honteux, les déserteurs; voleurs occasionnels, escrocs
de hasard, caissiers déloyaux, pauvres gens qui vivent dans des
transes perpétuelles, qui souffrent tellement que c'est un
soulagement pour eux que d'être arrêtés, et qui sont parfaitement
convaincus, une fois pris, que leurs angoisses ont déjà expié
leurs crimes. Peut-être n'ont-ils pas tort... Je finis par
trouver, parmi eux, l'homme qu'il me faut. C'est un insoumis. Il a
quitté la France pour échapper au service militaire, effrayé par
cette discipline terrible qui est la force principale de l'armée,
dont il n'ignore point les excès, et qu'il n'aurait pu supporter,
à son avis. Car il se croit une très mauvaise tête. En réalité,
c'est un mouton. Il m'avoue qu'il est bachelier et qu'il vit assez
misérablement.

-- Vous auriez mieux fait d'aller au régiment, lui dis-je. La vie
de caserne devient de jour en jour plus attrayante; et quant à la
guerre future... Avez-vous entendu parler des fours crématoires
roulants, qu'on allumera pendant que les armées se rangeront en
bataille et qui seront prêts à fonctionner aux premiers coups de
canon? Quel progrès!... Enfin, chacun son idée. Si vous ne voulez
pas être soldat, je n'y puis rien... Maintenant, voici ce que j'ai
à vous proposer...

L'insoumis m'a écouté attentivement, et accepte mes offres avec
joie. Il me fera un beau rapport sur les prisons de Dalmatie, un
beau rapport dont il copiera les différentes parties à droite et à
gauche, dans des livres. Les livres ne manquent pas. Il écrira
cinq cents grandes pages, c'est entendu, quitte à répéter dix ou
douze fois les mêmes choses. Ça ne fait rien du tout. Je
reviendrai chercher le rapport dans quatre mois, si je suis encore
de ce monde, et j'enverrai mensuellement trois cents francs à
l'insoumis. Je fais encore un joli bénéfice. Mais l'argent des
contribuables français, c'est bon à garder.

Me voici donc tranquille et je puis partir pour Londres. -- Déjà?
Certainement. Il m'est venu une idée, idée extraordinaire, bizarre
si vous voulez, mais que je veux mettre à exécution tout de suite.
Je me suis mis en tête d'écrire mes mémoires.

Les raisons qui me poussent sont pures. Je sais que le commerce,
dans ses grandes lignes, tend à reprendre sa forme première:
l'échange. Tous les économistes sont d'accord là-dessus. Donc, si
après avoir fait pleurer mes contemporains je parviens à les
amuser, j'aurai agi en commerçant opérant sur de grandes ligues,
et je ne leur devrai plus rien. D'autre part, je ne serai pas
fâché de montrer, une bonne fois, ce que c'est qu'un voleur. On se
fait généralement une fausse idée du criminel. Les écrivains l'ont
idéalisé afin, je crois, de décourager les honnêtes gens. Mais le
temps des légendes est passé. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est la
vérité sans voiles.

Je n'éprouve aucune honte, ni aucune fierté, à raconter ce que
j'ai fait. Je suis un voleur, c'est vrai. Mais j'ai assez de
philosophie pour me rendre compte de la signification des mots et
pour ne leur attribuer que l'importance qu'ils méritent. Dans
l'état naturel, le voleur, c'est celui qui a du superflu, le
riche, «Dans l'état social actuel, le voleur c'est celui qui
rançonne le riche. Quel bouleversement d'idées!» ainsi qu'on l'a
dit avant moi. Mais qu'importe? L'erreur n'a qu'un temps...

Au fond, je mets simplement en jeu, moi, fils et neveu de
bourgeois, par des actes franchement caractérisés, des aptitudes
que j'ai reçues de mes parents et qu'ils développaient
sournoisement, dans leur genre d'existence timide, par des actes
fort rapprochés des miens. Quelles étaient ces aptitudes, innées,
chez eux et chez moi, avant qu'elles eussent été modifiées,
transformées, faussées, sous l'influence du milieu présent?
Mystère. Mais c'étaient peut-être de belles aptitudes. Quels
actes, si le monde n'était pas ce qu il est de par la puissance de
la routine lâche, auraient produits ces aptitudes? Mystère. Mais
peut-être des actes très nobles. J'ai répété, avec quelques
variantes, les actes de mes parents parce que les conditions de
milieu dans lesquelles nous avons eu à vivre, eux et moi, ont été
à peu près les mêmes. Hypocrites ou brutales, légales ou
illicites, bienfaisantes ou nuisibles, les actions humaines,
permises par les aptitudes, sont déterminées par les milieux. Le
ruisseau qui s'échappe, limpide, de la source, et se teinte sur
son chemin de la couleur des terres dans lesquelles se creuse son
lit, de la nuance des plantes et des herbes qui en tapissent les
bords, de celle du sable fin ou de la vase immonde sur lesquels il
roule ses flots... Il existe, je le sais, un certain pédantisme de
classe qui aime à protester contre cette manière de voir. Qu'il
proteste.

Une chose certaine, c'est que les matériaux ne me manqueront
point. Ai-je déjà vu de choses, mon Dieu! -- même de choses que je
ne dirai pas!... J'ai passé partout, ou à peu près: je connais
toutes les misères des gens, tous leurs dessous, toutes leurs
saletés, leurs secrets infâmes et leurs combinaisons viles, les
correspondances adultères de leurs femmes, leurs plans de
banqueroutiers et leurs projets d'assassins. Je pourrais en faire,
des romans, si je voulais!... Mais les seuls documents que je
veuille employer ici sont ceux qui me concernent. Et je me demande
si je parviendrai à les mettre en oeuvre.

Sûrement, j'y parviendrai, je ne pense pas que ce soit si
difficile que ça, d'écrire un livre; et je crois que n'importe qui
réussirait à en faire un bon -- n'importe quel gendarme, n'importe
quel voleur, -- Certaines qualités me feront défaut? C'est fort
possible. La sentimentalité, par exemple. Non, je ne suis pas
sentimental. (Voir plus haut). Tant pis pour elles.

Et tant mieux pour tout le monde, peut-être. Une petite larme de
temps en temps ne fait pas de mal, c'est évident. Mais l'émotion
littéraire est tout de même trop pleurnicharde. Infirmes
incurables, poitrinaires plaintifs, mères sans coeur, pères sans
conscience, jeunes filles chlorotiques, lits conjugaux solitaires,
couches mortuaires désertées, enfants martyrs, prostituées par
force, proxénètes par persuasion, voleurs malgré eux, pécheresses
repentantes et forçats innocents. Ouf!... Vraiment, il y a assez
longtemps qu'on s'écarte des énergies pour se tourner vers les
émotions. Il est temps que ça finisse. S'il faut une loi, qu'on la
fasse!... En attendant, je vais écrire l'histoire d'un homme qui a
les doigts crochus et qui ne se lamente pas trop -- peut-être parce
qu'il n'a pas à se plaindre, après tout. -- Cette histoire-là, le
lecteur superficiel croira que c'est simplement une autobiographie
factice, un passe-temps de littérateur cynique. Mais ceux qui
savent voir, qui savent sentir, ne s'y tromperont pas; ils
comprendront que c'est vrai, que c'est vécu, comme on dit; que la
main qui fait crier la plume sur le papier a fait craquer sous une
pince le chambranle des portes et les serrures des coffres-forts.

J'écris, j'écris. J'empile page sur page, j'use des plumes, je
vide mon encrier. On dirait que je suis à la tâche. Depuis un
mois, je ne me suis arrêté que deux fois.

La première, pour lire un journal. Cette feuille publique m'a
appris, d'abord, que Mme de Bois-Créault mère s'est donné la mort
quelques jours après l'enterrement de son fils; puis, que
Mme veuve Hélène de Bois-Créault s'est portée partie civile au
procès et demande au meurtrier de son mari d'énormes dommages-
intérêts. Elle en aura une bonne partie, dit la gazette. Ce
suicide pitoyable sur le corps de ce malheureux être, cette
exploitation de son cadavre... Ah! la vie!... Quelle farce! --
jouée dans quel abattoir!...

La seconde fois que j'ai interrompu mon travail, ç'a été pour
faire une invention. Il ne faut pas laisser oublier que je suis
ingénieur et ma découverte, lorsque j'en publierai prochainement
les détails dans une revue spéciale, me fera certainement beaucoup
d'honneur. J'ai inventé l'_Écluse à renversement_. Ce n'est, à
vrai dire, qu'un perfectionnement; fort ingénieux, toutefois. Rien
n'était plus simple, je l'accorde, que d'en concevoir l'idée; mais
encore fallait-il l'avoir. Mon intention n'est pas de faire ici le
compte rendu technique de ma découverte; je tiens cependant à en
donner un léger aperçu. Voici la chose en deux mots: Supposons
l'écluse fermée...

-- Supposons-la fermée et ne la rouvrons pas! s'écrie Roger-la-
Honte qui entre sans s'être fait annoncer, au moment même où
j'écris la phrase en la prononçant tout haut. Ah! ça, qu'est-ce
que tu fais là? Tu écris encore tes mémoires?

-- Tout juste.

-- Eh! bien, je vais te raconter une petite histoire que tu pourras
sans doute utiliser; elle est assez cocasse. Figure-toi que le
nommé Stéphanus -- tu sais bien? cet employé d'une banque belge qui
nous donne des tuyaux -- est venu me voir hier. Son patron, qui
s'appelle Delpich, veut se faire dévaliser. Un vol simulé, tu
comprends, pour couvrir les détournements qu'il a l'intention
d'opérer. On me propose cinq mille francs pour aller, dans trois
jours, éventrer un coffre-fort où il n'y aura plus rien et forcer
des tiroirs mis à sec.

-- Je vois ça, dis-je. Mais ce coffre-fort, qui sera vide dans
trois jours, doit être bien garni aujourd'hui...

-- Oh! je te devine. Mais c'est impossible, mon vieux. Jusqu'à
avant-hier soir, Stéphanus couchait dans les bureaux. Depuis qu'il
a quitté Bruxelles -- on l'a mis à la porte ostensiblement, tu
comprends, pour mieux dissimuler la manigance -- c'est le patron
qui a pris sa place. Il sera absent, naturellement, dans trois
jours; mais d'ici là, il monte la garde. Comment lui faire
abandonner son poste? Je ne connais même pas son adresse...
Stéphanus ne me la donnera qu'après-demain...

-- C'est regrettable. Quand les honnêtes gens font des affaires
avec les canailles, ce qui leur arrive souvent, ils comptent
toujours sur l'honnêteté des canailles. Et leur désappointement
est tellement comique, lorsqu'ils s'aperçoivent qu'ils ont eu tort
d'avoir confiance!... Oui, ç'aurait été amusant, de désillusionner
ce banquier belge...

-- Que veux-tu? Ce qui est impossible est impossible. Il faudra que
je me contente de mes cinq mille francs... Tu ne sors pas un peu?

-- Non, dis-je; j'ai quelques lettres à écrire.

-- À ton aise, répond Roger. Alors, à quand tu voudras.

Et il descend l'escalier en chantant:

_Belle enfant de Venise_
_Au sourire moqueur,_
_Il faut que je te dise..._

Delpich!... Où diable ai-je entendu prononcer ce nom-là?... Ah! à
Vichy, par l'abbé Lamargelle. Oui; mais avant ça, il me semble...
il me semble... Oh! je me souviens!

Je vais prendre une liasse de papiers dans un tiroir et je me mets
à les feuilleter avec attention. Voici la lettre que je cherche --
la lettre commencée par l'industriel, dans laquelle j'étais si
joliment traité d'imbécile, que j'ai prise sur son bureau la nuit
où nous l'avons volé, et qui porte l'adresse de Delpich. -- C'est
parfait...

Quelle heure est-il? Sept heures. Bon. Je m'assieds devant ma
table, j'écris quelques mots et je sonne Annie.

-- Annie, lui dis-je, servez-moi à dîner tout de suite; après quoi
vous préparerez ma valise. Je pars ce soir à neuf heures. Pendant
mon absence, pas un mot à qui que ce soit, bien entendu.
Maintenant, écoutez: voici un télégramme que vous irez porter au
Post-office de Charing-Cross, demain, à sept heures du soir. Sept
heures précises, n'est-ce pas?

Et je lui tends une feuille de papier sur laquelle j'ai tracé les
mots suivants:

«Delpich, 84, rue d'Arlon, Bruxelles. -- Venez Londres
immédiatement. Absolument urgent. (Signé) Stéphanus.»


XXV -- LE CHRIST A DIT: «PITIÉ POUR. QUI SUCCOMBE!...»

Tout le monde sait qu'en face du n° 84 de la rue d'Arlon, à
Bruxelles, se trouve un café fréquenté par des rentiers paisibles
et des commerçants contents d'eux-mêmes. C'est dans ce café que je
me suis assis, tout à l'heure, à une table séparée de la rue par
une simple glace; à travers cette glace, je guette, tout en
faisant semblant de lire un journal, l'arrivée du messager qui va
apporter au sieur Delpich la dépêche dont j'ai remis hier le texte
à Annie et qu'elle a dû envoyer aujourd'hui à sept heures.
J'attends, tranquille comme un rentier, satisfait de moi comme un
commerçant. Huit heures... Ah! j'aperçois le télégraphiste; il
pénètre dans la maison. Un grand bâtiment à quatre étages; au rez-
de-chaussée, de belles boutiques vivement éclairées; au premier
les bureaux de Delpich -- les bureaux, seulement, car j'ai appris
que l'appartement du personnage se trouve dans un autre quartier
de la ville; -- au second étage, c'est un tailleur, honoré de la
confiance de la cour de Belgique, qui a élu domicile.

Mais voici le télégraphiste qui s'en va... Je quitte le café et je
vais examiner les étalages des magasins, en face. Et j'examine
aussi, par la même occasion, un monsieur qui sort bientôt de la
maison en toute hâte et fait signe à un fiacre. C'est Delpich,
assurément. Teint blafard, taille rentassée, traits irréguliers,
physionomie qui s'évade, il a I'air d'un témoin à décharge dans
une affaire d'attentat aux moeurs.

Je le laisse s'éloigner dans son véhicule de louage et je m'en
vais, en flânant, à la gare du Nord. Il s'agit de voir,
maintenant, s'il prendra le train qui part pour Ostende à 8 heures
40. '

J'arrive à la gare à 8 heures 35 et, deux minutes après, je suis
témoin de la précipitation avec laquelle Delpich s'introduit dans
la salle d'attente et se rue vers le guichet. En deux bonds, il
est sur le quai; d'un saut, il s'élance dans un wagon. Le train
part. Bon voyage!...

Je reviens au n° 84 de la rue d'Arlon dans le fiacre même que
vient de quitter Delpich. La porte est encore ouverte; tant mieux.
Je monte l'escalier en m'arrêtant deux fois, bien que je ne sois
pas asthmatique.! D'abord, sur le palier du premier étage, afin de
prendre l'empreinte des deux serrures d'une porte sur laquelle
brille une plaque de cuivre portant ces mots: _Cabinet du
Directeur_. La seconde fois, deux ou trois marches plus haut, pour
enfoncer dans la semelle d'une de mes bottines un clou de
tapissier qui se trouve dans ma poche, pas du tout par hasard. En
six enjambées j'arrive au deuxième étage et je fais résonner
vigoureusement la sonnette du tailleur.

Ce commerçant vient m'ouvrir en personne, ses employés étant déjà
partis. Je m'excuse de venir le déranger à une heure indue, mais
il me répond que j'exagère et qu'il est toujours à la disposition
de ses clients, savez-vous. Je déclare que j'ai besoin d'un
costume de voyage et d'un pardessus. On me fait choisir des
étoffes, on me prend mesure. Je tiens à déposer des arrhes malgré
les protestations du tailleur.

-- Si, si, dis-je; c'est la moindre des choses, puisque vous ne me
connaissez pas. Maintenant, il faut que je vous demande un
service, j'ai une pointe dans la semelle d'une de mes
chaussures... Tenez, regardez...

-- Ah! s'écrie le tailleur, cela doit bien vous gêner, pour une
fois! Des imbéciles s'amusent à semer des clous dans les rues...
Si vous permettez, je vais vous l'arracher...

-- Non, non, dis-je; je ne souffrirai jamais... Donnez-moi
seulement quelque chose...

-- Des ciseaux?

-- Non, je craindrais de me couper. Une clef, plutôt, une bonne
clef.

-- Voici le passe-partout de la maison; j'espère qu'il vous
suffira.

-- Très bien; c'est mon affaire.

Je m'assieds, je croise les jambes et je m'évertue...

Enfin, le clou est arraché -- et j'ai pris une empreinte
satisfaisante du passe-partout sur un morceau de cire que je
tenais dans la main gauche. -- Je remercie beaucoup le tailleur qui
me reconduit jusqu'au bas de l'escalier; et dix minutes plus tard
je suis de retour à l'hôtel du _Roi Salomon_.

Je descends, avec l'hôtelier, dans une pièce du sous-sol qui a
beaucoup l'aspect d'un atelier de serrurerie; un établi, des
étaux, une petite forge, des outils de toutes sortes accrochés aux
murs, démontrent péremptoirement que la maison est une maison bien
tenue, confortable, désireuse de placer à la disposition des
voyageurs spéciaux qui forment sa clientèle toutes les commodités
qu'ils chercheraient en vain ailleurs.

-- Voyons vos empreintes, dit l'hôtelier. Ça, c'est le passe-
partout; je ne l'ai pas. Il faudra le faire. Mais pour ces deux
serrures-là, je crois bien que j'ai les clefs. Attendez un peu.

Il fouille dans des tas de ferrailles, finit par trouver ce qu'il
cherche.

J'en étais sûr. Ce sont des serrures à secret, savez-vous; et les
serrures à secret, c'est toujours la même balançoire. Ça ne vaut
rien du tout. Il n'y a pas de danger que j'en mette à mes
portes... Quoique je sache bien qu'avec ces messieurs je n'ai rien
à craindre, pour une fois... Du moment qu'on a la dimension de la
serrure, on a la clef. Regardez comme ces deux-là s'adaptent à vos
empreintes! Mettez-les dans votre poche; voua m'en direz des
nouvelles. Quant au passe-partout, voici quelque chose qui pourra
faire l'affaire, avec des rectifications. Voulez-vous que je vous
donne un coup de main?

-- Merci. J'en ai pour cinq minutes.

-- Ah! monsieur Randal, s'écrie l'hôtelier, je sais bien que vous
m'en remontreriez! Il n'y a qu'à vous voir pour deviner que vous
êtes un fameux lapin, sauf votre respect. Vous maniez la lime que
c'est un plaisir de vous regarder. On dirait que vous n'avez
jamais fait autre chose. Vous me faites penser à Louis XVI. Ça ne
lui a pas porté bonheur, à ce pauvre roi, son amour de la
serrurerie; car, enfin, sans cette armoire de fer, savez-vous...
Ma foi, je crois que vous avez fini votre clef. Voyons un peu;
essayons sur la cire. Mais, oui, ça y est... Allons, vous êtes sûr
de pouvoir entrer dans la maison en propriétaire; et quant au
reste... Il me semble que je vous vois déjà revenir avec votre
butin. Ma petite fille fait sa première communion dimanche, pour
une fois; ça va vous porter bonheur, vous verrez.

-- Je n'en doute pas, dis-je en sortant de l'atelier. Eh! bien,
pendant que je vais me laver les mains, faites donc monter une ou
deux bouteilles de champagne pour célébrer à l'avance cet heureux
événement.

-- Ah! s'écrie l'hôtelier, comme vous avez raison d'avoir des
sentiments religieux, monsieur Randal. C'est tellement nécessaire,
dans l'existence!... Nous disons trois bouteilles, n'est-ce pas?

Nous aurions aussi bien pu dire une douzaine. C'est à peu près le
nombre de bouchons que nous avons fait sauter lorsque je sors,
vers minuit et demie, mon sac à la main, pour me rendre rue
d'Arlon. Il est vrai que tous les locataires de l'hôtel étaient
venus nous tenir compagnie, à l'hôtelier et à moi: trois Allemands
qui ont un coup à faire la nuit prochaine, avenue Louise; un
Hollandais dont j'ignore les intentions; deux Françaises aux
projets indécis et une Anglaise qui m'a expliqué en détail comment
elle va, d'ici trois jours, frapper la ville de Malines d'une
contribution de cent mille francs, payable en dentelles. J'ai
quitté ces honnêtes gens au moment où un baccarat international
allait resserrer les liens professionnels qui les unissent les uns
aux autres, et avant d'avoir la tête lourde, heureusement.

Aussi, c'est sans trembler le moins du monde que j'introduis mon
passe-partout dans la serrure du numéro 84. Il est vraiment très
bien fait, ce passe-partout. La porte s'ouvre, j'entre, je la
referme derrière moi, et j'allume ma lanterne dans le corridor. Je
monte rapidement l'escalier.

Mais, sur le palier du premier étage, une idée se présente
brusquement à moi et j'hésite un instant. S'il y avait quelqu'un
dans ce bureau? Si Delpich avait eu le temps, avant de partir, de
placer une sentinelle devant son coffre-fort?... J'aurais dû mieux
prendre mes mesures, surveiller la maison... Ah! sacredié!... Mais
comment aurais-je pu m'assurer de son départ, si je n'avais pas
été à la gare du Nord?...Non, le vrai, c'est que j'ai eu tort de
ne point faire part de mon projet à Roger-la-Honte, de ne point
l'emmener avec moi... D'un autre côté, si je l'avais fait,
Stéphanus se serait douté de quelque chose, aurait prévenu son
patron... Pas moyen d'en sortir. Quel dilemme! Et quelles cornes
il a!... Après tout, pas besoin de me tourmenter. Delpich, méfiant
comme il doit l'être et pris à l'improviste, n'aura pu trouver
personne à qui confier la garde de ses trésors, aura préféré
courir le risque de les abandonner à eux-mêmes. Et puis, le
télégramme a dû le surprendre, l'étonner, lui faire redouter des
tas de choses, le troubler profondément; d'abord, s'il avait pris
le temps de réfléchir, il ne serait pas parti...

J'essaye les deux clefs que m'a données l'hôtelier. On jurerait
qu'elles ont été faites pour les serrures. J'ouvre la porte, je
passe, je la referme soigneusement, je pousse une double porte
capitonnée de cuir vert et je me trouve dans une grande pièce...
Eh! bien... j'avais deviné juste avant d'entrer. Quelqu'un est
caché ici...

Où?... En un instant, j'ai fouillé des yeux la salle entière.
Derrière les cartonniers ou le grand coffre-fort? Je fais un pas à
gauche, deux pas à droite, ma lanterne au bout du bras. Non, pas
là. Derrière les rideaux de la fenêtre, complètement tirés? Je
m'avance vivement, je les écarte. Rien. Derrière le secrétaire? Je
me penche. Personne. Si je m'étais trompé?... Mais l'idée me vient
de toucher le brûloir d'un des becs de gaz. Il est encore chaud.

Ah! diable! Non. je ne me suis pas trompé. Non, je ne suis pas
seul ici -- bien que je sois seul dans ce cabinet. C'est dans une
autre pièce dont j'aperçois la petite porte, là bas, à côté de la
cheminée, la porte au bouton de cristal, que s'est réfugié le
gardien que Delpich a préposé à la défense de son bien mal acquis.
Oui; sûrement, il s'est tapi là quand il m'a entendu venir, et il
doit trembler de peur dans sa cachette... Ça n'empêche pas que si
je m'aventure à le relancer dans sa retraite, il va m'accueillir
d'un coup de revolver qui me manquera probablement, mais qui
réveillera la maison. Une nouvelle édition de mon histoire
d'Anvers! C'est assez ennuyeux -- d'autant plus que je voudrais
bien ne point sortir d'ici les mains vides si... Tiens! Qu'est-ce
que c'est que ça?...Les rayons de ma lanterne viennent de faire
briller un objet singulier déposé sur le bureau... un ciseau de
menuisier, un ciseau tout neuf, ma foi. Que fait-il là, ce ciseau?

J'examine le secrétaire. Ah! par exemple!... Un tiroir est forcé,
les autres portent des traces de maladroites tentatives
d'effraction, le bois du meuble est éraflé en dix endroits. Alors,
c'est un confrère, qui est ici? Elle est bonne, celle-là! Au lieu
de mon aventure d'Anvers, c'est celle de la ville de province ou
j'ai rencontré ce malheureux Canonnier qui va recommencer.
Seulement, ce n'est pas un Canonnier que je vais trouver; non, ces
marques hésitantes qui baladent le secrétaire ne témoignent pas de
l'habileté de l'ouvrier: un débutant, sans doute, quelque conscrit
du cambriolage qui n'a pas encore la main faite. Il faut voir sa
figure, au camarade.

À pas de loup, je me dirige vers la petite porte, je mets tout
doucement la main sur son bouton, et je l'ouvre toute grande,
vivement. Je m'attends à du bruit, à un cri... Rien, j'avance un
peu, ma lanterne à la main... Une petite pièce meublée d'un lit,
d'une table, de deux chaises: le repaire nocturne du Stéphanus,
évidemment, lorsqu'il était de service ici; mais... Ah! oui, il y
a quelqu'un dans cette chambre. Là-bas! derrière l'étroit rideau
de la fenêtre. Je distingue une forme et... oui, oui, je ne me
trompe pas -- des cheveux de femme, un chignon blond qui dépasse
l'étoffe. Une femme!...

Et, tout d'un coup, je comprends. Je me rappelle ce que m'a dit
l'abbé Lamargelle, à Vichy, au sujet des relations d'affaires de
Mme Hélène de Bois-Créault avec le trafiqueur Delpich. En un clin
d'oeil, toute une série de possibilités, de certitudes, se déroule
en mon cerveau. J'en suis sûr! c'est la fille de Canonnier qui est
là; je sais comment elle y est venue, pourquoi elle y est... je
devine tout, je sais tout.

-- C'est vous, Hélène? dis-je à voix basse. N'ayez pas peur; c'est
moi, Randal... Randal, je vous dis... Hélène? C'est vous?...

Silence. -- Il n'est pas possible que j'aie fait erreur, cependant!
Je fais deux pas en ayant... Alors, une femme écarte le rideau,
s'élance, se jette à mes genoux en criant:

-- Grâce! Grâce! Par pitié, ne me tuez pas!...

Du drame!... Mais je ne la connais pas, cette femme-là, autant que
j'en puis juger dans la demi-obscurité; je ne l'ai jamais vue. Qui
est-ce? Une faucheuse?... Elle reste prosternée à mes pieds,
gémissant à fendre l'âme. Dangereux, le bruit de ces sanglots; il
faut prendre une décision.

-- Madame, dis-je d'une voix rude, votre vie est entre vos mains.
Cessez de pleurer, s'il vous plaît, si vous voulez que je vous
épargne. Relevez-vous et donnez-vous la peine de vous asseoir,
pour changer. Tenez, voici une chaise... Maintenant, veuillez me
dire qui vous êtes et ce que vous faites ici à pareille heure.

-- Je suis madame Delpich, murmure cette femme en émoi, tout en
s'essuyant les yeux; et mon mari m'a chargée de garder son bureau
pendant son absence.

Bizarre! Et cette tentative d'effraction, à côté?

-- Madame, dis-je sévèrement, je crois que vous ne m'avouez pas
tout; je vous préviens que vous courez de grands risques en me
cachant quelque chose. Comment expliquez-vous, si vous êtes
réellement madame Delpich, que le secrétaire se trouve dans un
état...

-- Ah! interrompt-elle en cachant sa figure dans ses mains, c'est
moi qui ai essayé de le forcer. Mais si vous saviez... si je vous
disais...

-- Dites-moi. Mais, d'abord, laissez-moi allumer le gaz; on ne voit
presque rien avec cette lanterne... Voilà qui est fait. Allez,
Madame. Racontez-moi pourquoi vous vouliez, forcer les meubles de
votre mari.

-- Pour y prendre des lettres, monsieur, dit-elle, des lettres de
ma mère. Ma mère... c'est un secret de famille que je vous révèle,
mais je vois bien qu'il faut vous dire toute la vérité... ma mère
a eu un amant. Oui, Monsieur, un amant. Ah! la pauvre femme! Elle
a assez regretté un instant de folie... Elle m'écrivait tous les
jours combien elle déplorait sa faute, combien elle était désolée
d'avoir contracté une liaison qu'elle ne pouvait réussir à rompre.
Mon mari, qui est un misérable, je dois le dire, a pu s'emparer de
ces lettres et, en me menaçant de tout révéler à mon père, cherche
à obtenir de moi la complète disposition de ma fortune. Je veux
vous apprendre en détail...

Oh! ces détails! C'est à faire dresser les cheveux sur la tête.
Quel affreux drôle, ce Delpich! Non, il n'est pas possible que
l'infamie aille aussi loin. A-t'elle dû souffrir, la malheureuse
femme! Elle est de ces natures, heureusement pour elle, sur
lesquelles les peines et les chagrins de la vie laissent
difficilement leur empreinte. Vingt-cinq ans, environ, grasse,
blonde, ronde. Un Rubens, presque. Torse en fleur, hanches de
bacchante, carnation glorieuse, blanche avec la transparence du
sang, lèvres rouges, charnues et gloutonnes, et des yeux bleus
sans grande profondeur, mais où l'on croit voir étinceler quelque
chose, de temps en temps -- comme le reflet d'une arme courte, la
pointe aiguë d'un stylet. -- Une belle femme, un peu massive, un
peu moutonne, qui pourrait faire des affaires avec Shylock; une
livre de chair en moins ne la gênerait pas. En vérité, on ne
dirait jamais qu'elle a enduré un pareil martyre. Pourtant, le
fait est réel. Elle l'affirme.

-- Oui, Monsieur, je suis au supplice depuis un an. Ah! si j'avais
eu ces lettres, seulement... Ce soir, je m'étais résolue à les
enlever. Mon mari m'avait confié la garde de son cabinet et
j'avais été acheter un outil, avant de venir. Mais je sais si mal
m'y prendre!... Oh! j'ai eu tellement peur, quand vous êtes entré!
Mais, à présent, je vois bien que c'est la Providence qui vous
envoyait ici. Oui, la Providence qui veut, malgré tous les péchés
que vous avez pu commettre, vous faire faire une bonne action en
m'aidant...

Elle fond en larmes. Je suis touché, très touché. Je la console de
mon mieux.

-- Voyons, Madame, calmez-vous. Vous avez raison, c'est la
Providence qui m'envoie. Je vais vous donner ces lettres si elles
sont ici. Venez avec moi.

Nous entrons dans le cabinet. J'allume le gaz, j'ouvre mon sac et
j'en sors une pince.

-- Je vais forcer tous les tiroirs du secrétaire, puisque vous
dites que les lettres que vous désirez s'y trouvent. Vous les
chercherez à loisir. Pendant quoi, vous me laisserez travailler
pour mon compte, n'est-ce pas?

-- Ah! dit-elle, prenez tout ce que vous voudrez. Mon mari ne se
sert de son argent que pour me rendre malheureuse. Et que
m'importe le reste, pourvu que j'aie ces preuves de la faiblesse
de ma pauvre mère!

Les tiroirs sont ouverts, Mme Delpich fouille dans les papiers, et
moi je m'occupe du coffre-fort. Je suis en train de l'éventrer.
Oh! pas avec une scie et une tarière. Non; ce sont là des procédés
surannés, bons pour les criminels conservateurs. J'ai inventé
quelque chose de mieux. Une sorte de moule à base de glycérine, en
forme d'assiette à soupe, qui s'applique sur la paroi; par un trou
pratiqué à la partie supérieure, j'introduis dans la cavité un
certain mélange corrosif qui, rapidement, ronge le métal. En très
peu de temps une ouverture est faite, et l'on a ainsi raison du
coffre-fort le plus solide, sans fatigue et sans ennui. Le
progrès! L'homme est l'animal qui a su se faire des outils, a dit
Franklin.

Je suis à peine au travail depuis dix minutes que l'ouverture est
pratiquée; je plonge mon bras à l'intérieur de l'_incrochetable_,
et j'explore. Des liasses de billets de banque, très peu de
valeurs -- Delpich, sa fuite étant préméditée, a dû réaliser -- et
des papiers, sans doute des papiers d'affaires, ficelés et
cachetés. Je les emporterai aussi, car les banknotes tiennent peu
de place. Allez! dans mon sac. C'est une affaire faite.

Mme Delpich, qui a fini de remuer les paperasses et a dû trouver
ce qu'elle cherchait, s'est approchée de moi et me regarde avec
admiration.

-- C'est un bien vilain métier que vous faites là, Monsieur, me
dit-elle. Mais comme c'est intéressant!

-- Quelquefois, dis-je d'un petit air détaché, et en faisant un pas
vers la porte, mon sac à la main.

-- Comment! s'écrie Mme Delpich, vous partez déjà! Déjà! Et vous
m'abandonnez? Vous me quittez sans même me dire ce que je dois
faire à présent... à présent que vous m'avez compromise...

-- Compromise! dis-je, légèrement interloqué et en commençant à me
demander s'il me sera aussi facile de sortir de la place qu'il m'a
été aisé d'y entrer. Compromise!

-- J'exagère peut-être un peu, reprend-elle en minaudant. Mais,
vraiment, je ne sais que faire. Quand mon mari reviendra, il me
tuera, c'est certain. Avez-vous pensé à cela, Monsieur?:

-- Pas du tout, je l'avoue. D'autant moins, Madame, que vous
n'aviez point attendu mon arrivée pour...

-- Ah! soupire-t-elle, vous me reprochez cruellement ma conduite,
sans tenir compte du motif de mes actes. C'est ainsi que juge le
monde; il est impitoyable. Que diront les autres, si vous me jetez
la pierre, vous, d'une pareille façon? Quelle sera mon existence,
mon Dieu!... Je le vois bien, il va falloir quitter Bruxelles,
m'exiler, partir au loin, sans parents, sans amis, sans argent...
sans argent...

Je comprends. Je commence même à douter un peu de l'existence des
lettres de la mère coupable, et je me demande si Mme Delpich,
pressentant les projets de son mari, n'avait pas entrepris
d'exécuter l'opération que je viens de mener à bonne fin. C'est
peut-être aller un peu loin. Pourtant... En tous cas, il est clair
que je suis mis à contribution. Le plus sage est de m'incliner.

-- Madame, dis-je en ouvrant mon sac, peut-être serez-vous en effet
obligée de vous expatrier. Voici un paquet de billets de banque
qui ne vous seront peut-être pas inutiles...

-- Ah! s'écrie-t-elle, comment pourrai-je vous remercier? Vous êtes
si généreux! Vous m'avez rendu tant de services, ce soir! Et vous
venez de m'indiquer si clairement ce que je dois faire! Oui, m'en
aller, n'est-ce pas? Quitter ce mari qui me torture, chercher le
bonheur ailleurs... ailleurs, avec un homme qui saura me
comprendre. Nous sommes si rarement comprises, nous, pauvres
femmes! Oh! je vous ai bien deviné, allez! Je vais sortir d'ici
cinq minutes après vous, n'est-ce pas? Et si l'on m'interroge
demain, je dirai que j'ai eu peur toute seule, que je suis partie
vers minuit et que, si les voleurs sont venus, ç'a été après mon
départ. Quelle bonne, quelle excellente idée vous m'avez donnée!
Vous êtes mon sauveur! mon sauveur!

Elle se rapproche de moi, me frôle de la pointe de ses seins.
Qu'est-ce qu'elle a? On dirait qu'elle fait ses yeux en lune de
miel...

-- Oui, vous êtes mon sauveur! Ça m'est égal, que vous soyez un
voleur, Monsieur, du moment que vous savez lire dans l'âme d'une
femme et deviner son coeur. Mais dites-le moi franchement, auriez-
vous fait pour tout le monde ce que vous avez fait pour moi?
Dites-moi donc. Vous voyez bien que je veux savoir! Supposez
qu'une autre femme... Une brune, tenez, car je sens que vous avez
un faible pour les blondes... Une brune? Eh! bien... peut-être
l'auriez-vous tuée? Dites, l'auriez-vous tuée? Comme vous avez
l'air terrible, quand vous voulez! Mon mari a toujours l'air si
bête!... Vous rappelez-vous, quand je me suis jetée à vos genoux,
tout à l'heure?... Ici, là, continue-t-elle en m'entraînant dans
la petite chambre. Vous m'aviez fait si peur! Vous le regrettez?
Dites que vous le regrettez. Faites-moi plaisir. Oui? Je vois que
vous rougissez...

C'est vrai. L'émotion, je crois. Et puis, la chaleur du travail...
Mais Michelet assure que la femme rafraîchit. Faut voir...

-- Écoute, me dit Geneviève, une demi-heure après -- elle se nomme
Geneviève; j'ai appris ça en me rafraîchissant -- écoute, tu
devrais me donner encore dix mille francs. J'ai peur de ne pas
avoir assez... Bon; merci. Ton adresse, aussi; je veux te revoir,
tu sais.

Je lui donne une adresse -- une fausse adresse: Durand, Oxford
Street, Londres.

-- Durand? demande-t'elle en souriant.

-- Oui, dis-je avec le plus grand sérieux. Durand. Ça t'étonne?

-- Oh! non, dit-elle; seulement, c'était mon nom de demoiselle...
Embrasse-moi et va-t-en. Je sortirai dans cinq minutes.

... Je suis dans la rue, portant mon sac -- allégé d'une
quarantaine de mille francs, cinquante peut-être. -- Elle n'y va
pas de main morte, Mme Delpich; et moi, pour la première fois
qu'il m'arrive de laisser à une femme un souvenir négociable chez
les changeurs... Mais il faut un commencement à tout...

Il est six heures du matin à peine et je dors du sommeil du juste,
à l'hôtel du _Roi Salomon_, lorsque des coups violents frappés à
ma porte me réveillent en sursaut.

-- Qui est là?

C'est Roger-la-Honte, qui arrive de Londres qu'il a quitté hier
soir, à peu près à l'heure où Delpich partait de Bruxelles. Je
suis très content de le voir, ce brave Roger. Je le mets
rapidement au courant des choses et Dieu sait s'il s'amuse; je
crains, un instant, de le voir mourir de rire. Il est entendu
qu'il va repartir pour Londres immédiatement, en emportant mon
sac. Réglementairement, je ne devrais lui donner que 33 pour cent
sur ma prise; mais je tiens à ce que nous partagions en frères.
Nous établissons le compte exact; et le total nous fait loucher.
Une belle affaire, décidément. Mais cette bonne fortune inespérée,
après avoir réjoui le coeur de Roger-la-Honte, semble lui
assombrir l'esprit. Il parle des dangers du métier, du plaisir que
nous éprouverions à vivre enfin honnêtement, à aller à Venise, par
exemple, etc. Une phrase qu'il prononce d'un ton convaincu,
surtout, me démontre qu'il est en proie à cette mélancolie
sentimentale qui suit souvent les grandes joies.

-- Mon vieux complice, me dit-il, ne trouves-tu pas qu'il serait
temps de changer de vie?

Non, je ne le trouve pas du tout. Je remonte le moral de Roger. Et
il prend le train de Calais à 8 heures 52. Il doit démontrer à
Stéphanus la nécessité de marcher contre son patron, en cas de
besoin; il n'a plus rien à en attendre, en effet; et il est
convenu que nous lui graisserons la patte.

Quant à moi, je reste à Bruxelles pour quelques jours. D'abord, je
veux voir comment tourneront les choses. Puis, je tiens à avoir
les vêtements que j'ai commandés. J'ai donné, des arrhes au
tailleur et il ne faut pas que je me laisse voler. Ce serait
ridicule.

Le soir même, j'apprends que Delpich a été arrêté à la gare du
Nord, en revenant d'Angleterre. Trois jours après, les journaux
m'apprennent que sa culpabilité ne fait pas de doute: tout
l'accuse; les histoires qu'il raconte pour sa défense ne sauraient
être prises aux sérieux. Naturellement. Il passera devant le
tribunal à bref délai et sera condamné sûrement à plusieurs années
de prison. C'est bien fait. J'en veux à Delpich. Sa femme m'a
mordu la langue.

Vers la fin de la semaine, l'_Indépendance_ annonce que
Mme Delpich, désolée du scandale qui lui rend la vie impossible à
Bruxelles, vient de quitter cette ville pour une destination
inconnue. Tant mieux poux elle. Je lui envoie mes meilleurs
souhaits, et j'espère bien ne la revoir jamais. Elle est
charmante, ce Rubens, mais je ne m'y fierais pas.

Le lendemain, je pars pour Londres.


XXVI -- GENEVIÈVE DE BRABANT

Cela ne m'a pas servi à grand'chose, de m'appeler Durand pendant
trois minutes, à Bruxelles. Le surlendemain de mon retour à
Londres, Geneviève a fait irruption chez moi. Elle m'a accablé de
reproches -- et d'amabilités.

-- Enfin! te voilà! En ai-je eu du mal, à te trouver! M'en a-t-il
fallu employer, des ruses d'Apache! Heureusement que tu m'avais
appris ton nom... Oh! pas quand tu m'as quittée. Avant. Te
rappelles-tu, lorsque j'étais cachée derrière le rideau? Hein? Te
rappelles-tu? «N'ayez pas peur. C'est moi, Randal.» Et dire que tu
as eu l'audace de m'assurer, ensuite, que tu te nommais Durand!
Comme c'est gentil! Après m'avoir entraînée, moi qui n'avais
jamais failli... C'était presque un viol, tu sais. Tiens, tu es un
monstre! Si j'étais raisonnable, je ne t'embrasserais même pas.
Mais je préfère ne pas être raisonnable... Tu ne l'aimes donc pas,
ta petite femme? ta petite femme qui t'aime tant? Tu as donc
oublié ce que tu me disais pour triompher de mes dernières
résistances? Pourquoi me le disais-tu, alors, méchant? Et pas plus
tôt sur tes pieds, tu me donnes une fausse adresse... Que c'est
vilain de mentir!...

C'est ce que je me dis tous les jours, depuis ces trois semaines
que Geneviève est venue me surprendre. C'est très vilain, de
mentir -- et elle ne fait autre chose du matin au soir. -- Le
mensonge est chez elle un besoin, une habitude puissante dont elle
ne peut triompher qu'à certains moments, psychologiques si l'on y
tient. L'histoire des lettres de sa mère? Simple invention. Les
mauvais traitements que lui faisait endurer son mari? fausseté.
Elle était orpheline à douze ans, et Delpich n'a jamais maltraité
sa femme... Tiens, à propos de Delpich, nous avons appris hier
qu'il vient d'être condamné à trois ans de prison. J'en ai reçu la
nouvelle sans aucune joie et Geneviève sans la moindre tristesse.
Son mari ne compte plus pour elle.

Et pourquoi compterait-il, au bout du compte, si elle ne l'aime
plus? On dira, que Geneviève n'a pas de coeur. Je répondrai qu'on
ne peut pas vendre ce qu'on ne possède pas, coeur ou autre chose;
et que Geneviève a l'intention de mettre le sien aux enchères. Que
l'idée lui en soit venue tout d'un coup, je ne le garantis pas.
L'idée de réaliser ses rêves, bien entendu. Quant aux rêves eux-
mêmes ils sont nés avec elle, ont grandi avec elle, tantôt perdus
dans la brume des désirs vagues, tantôt s'affirmant dans les
crispations de la révolte ou dans les spasmes de la passion.
Tendances perverses ou sentiments naturels? Comme on voudra.
Qu'importe, pourvu que les psychologues analysent des effets dont
ils ignorent les causes et qu'ils distinguent à peine, en leur
style de sous-officiers d'académie?

Moi je n'analyse pas, je constate. Je constate qu'il me va falloir
faire les frais d'une installation à Paris. C'est là que Geneviève
tient à se lancer dans la circulation... Je ne veux pas la
contrarier; qu'elle se lance et qu'elle circule. Il est entendu
que nous partagerons nos bénéfices réciproques; je ne crois pas
nécessaire de dissimuler un pareil arrangement, en ce temps de
sociétés coopératives. Geneviève se dit sûre du succès. C'est un
grand point. En attendant, comme elle a déposé ce qu'elle possède
dans une banque sérieuse, et qu'elle ne veut point déplacer, c'est
moi qui dois faire les avances nécessaires. Je ne recule pas.

Nous voilà donc à Paris, Geneviève dans un petit hôtel de la rue
Berlioz, et moi autre part. Très contents tous les deux. J'avais
cru, je ne le cache pas, que les affaires seraient assez calmes,
au moins pour commencer; que l'argent que j'ai soustrait à Delpich
reviendrait peu à peu dans la poche de sa femme. J'avais eu tort.
C'est ma poche à moi qui s'emplit. Geneviève a pris tout de suite.
Geneviève de Brabant. C'est comme ça qu'on l'appelle, à présent.
Je dois dire, en conscience, qu'elle y a mis du sien. Ce qui
distingue d'ordinaire, dans tous les genres, les efforts des
femmes, c'est le caractère fantaisiste, capricieux, qu'elles leur
impriment. Il est bien rare qu'elles aient foi en leurs
entreprises, qu'elles agissent, d'emblée, comme si elles n'avaient
fait autre chose, ne devaient faire autre chose que ce qu'elles
essayent de faire. Elles ont des façons d'amateur, sont portées à
tout traiter, comme on dit, par-dessous la jambe. Je n'assure pas
que Geneviève est incapable d'un écart; non. Mais, généralement,
elle est sérieuse, posée. Elle jouit d'un esprit pondéré de
locataire consciencieuse.

Elle n'a qu'un défaut: elle ne sait pas marcher. Elle marche très
mal. Aussi lui ai-je conseillé, avec raison, de ne jamais sortir
qu'en voiture. Place aux honnêtes femmes qui vont à pied! Je l'ai
aperçue deux ou trois fois, au Bois. Elle est très bien, vraiment.
Beaucoup de chic. Un grand confrère, un spécialiste, qui se
trouvait avec moi un jour, m'en a fait des compliments.

-- Une assurance remarquable! Un aplomb merveilleux! Elle a été
mariée, n'est-ce pas?... Oui; je m'en doutais. Le mariage est une
bonne école; c'est encore la meilleure préparation à la vie
irrégulière. Une femme qui n'a pas connu l'existence du ménage ne
vaudra jamais grand'chose, comme cocotte...

Je crois qu'il y a beaucoup de vrai là-dedans.

Mais voici l'été venu. Belle saison; plages et villes d'eaux. Nous
avons été à droite et à gauche, Geneviève et moi. Tantôt ensemble,
tantôt séparés. Je puis l'abandonner à elle-même sans aucune
crainte; je sais que ce ne sera pas en pure perte.

Pour le moment, par exemple, elle est à Aix-les-Bains. Moi, je
suis à Royan. Je ne pourrais dire exactement ce que fait
Geneviève; mais moi, je flâne sur la Grand'Conge. J'observe
quelques familles bourgeoises qui regardent la marée descendre.
C'est assez amusant. Ces bons personnages examinent avec une joie
béate le continuel mouvement des flots. On dirait qu'ils le
surveillent. Ce qui les intéresse, dans la mer, c'est son activité
perpétuelle, son incessante agitation. Ce qu'ils aiment en elle,
c'est son éternel travail. Ils la contemplent, bouche
entr'ouverte, yeux mi-clos, avec de petits hochements de tête qui
semblent dire:

-- Bien, bien, Océan! Très bien. Travaille! Donne-toi du mal.
Continue! Nous te regardons...

Oui ils se plaisent au spectacle de l'effort, de la peine, ces
braves gens; à la vue du labeur sans trêve. L'habitude. Ils
préfèrent la mer aux montagnes. C'est pour ça.

Un domestique de l'hôtel m'arrache à mes méditations en
m'apportant un télégramme. C'est Geneviève qui me prie de venir la
rejoindre à Aix sans retard. Que se passe-t-il? Je prendrai le
premier train...

Que se passe-t-il? J'ai le temps de me le demander pendant le
voyage, qui n'en finit pas. J'arrive enfin à Aix, dans l'après-
midi du lendemain, très inquiet, me figurant ceci, cela, que
Geneviève est malade, par exemple. J'aime donc Geneviève?
Certainement. Qu'est-ce que c'est que l'amour, alors? C'est le
désir; ou quelque chose dans ce genre-là. D'ailleurs, nous nous
entendons parfaitement, elle et moi. On a eu bien raison de dire
que c'est la similitude des goûts, plus que la conformité des
tempéraments, qui fait la félicité des unions. Nous avons le même
goût, tous les deux, pour l'argent d'autrui. Voila un lien.

Je suis à vingt pas de la villa qu'habite Geneviève lorsque je
vois un monsieur en franchir la grille, s'éloigner. Un homme de
quarante ans, environ, grand, maigre, aux longues moustaches
blondes. Une minute après, je suis dans la maison et, tout de
suite, en présence de ma petite femme. J'ai eu bien tort de
m'inquiéter. Elle ne s'est jamais mieux portée. Elle m'a fait
venir, simplement, pour me demander conseil. Il paraît qu'un
Autrichien très riche, à qui elle tient la dragée haute, lui
promet des ponts d'or si elle consent à l'accompagner à Vienne.

-- Tu l'as peut-être vu sortir de la maison? Il me quittait comme
tu es entré. Un grand, maigre...

-- Oui, je l'ai aperçu, en effet; eh! bien?

-- Eh! bien, voici: j'accepterais certainement, sous bénéfice
d'inventaire, si une proposition analogue ne m'était pas faite
d'un autre côté. Un vieillard, très riche aussi, me propose de le
suivre à Paris, où il rentre demain. Il est fort généreux, je le
sais. Et, ce qu'il y a de plus drôle, c'est qu'il porte le même
nom que toi. Il s'appelle Urbain Randal. Ne serait-il pas ton
parent?

-- Si; dis-je; c'est mon oncle.

-- Ah! dit Geneviève un peu troublée... Ça ne te fait rien?

-- Ça me fait plaisir. C'est une canaille. Saigne-le à blanc, ma
fille. C'est lui qu'il faut suivre.

-- C'était mon avis. Je retrouverai toujours l'Autrichien. Mais,
quant à ton oncle, comme il est usé au dernier des points... Tu
sais, il ne va pas bien au tout... La paralysie... Il a déjà eu
des attaques...

-- Tant pis.

-- Et je crois qu'il n'en a pas pour longtemps.

-- Tant mieux.

-- Tu as l'air de lui en vouloir. Tu me raconteras pourquoi, pas?
En attendant, je vais lui écrire de venir me prendre demain matin;
et je vais aussi envoyer un mot à l'Autrichien pour l'avertir de
mon départ.

-- Écris-lui avec des larmes dans la voix.

-- Tu penses bien, dit Geneviève en trempant sa plume dans
l'encrier. Après quoi, je fais fermer ma porte jusqu'à demain; et
à, nous deux, mon petit voleur chéri...:

Est-elle gentille, hein?

Le lendemain, d'un coin de la gare où je me dissimule habilement,
je vois arriver la voiture qui conduit au train de Paris Geneviève
et mon oncle. Ah! cette figure de vieux viveur fourbu, ce front où
s'amoncellent des ombres lugubres, ce regard qui jette à la vie
des interrogations désolées et ardentes! La voiture s'arrête. Il
en descend, non sans aide, passe à côté de moi, soutenu, porté
presque dans un wagon où Geneviève monte derrière lui. Il ne m'a
pas vu, le malheureux; mais j'ai pu le dévisager; menton
tremblant; joues labourées de sillons profonds, moins encore par
le temps que par la noce imbécile, échine voûtée, face anxieuse
invinciblement penchée vers la terre, comme dans l'horreur d'y
voir la fosse creusée. Ruine d'humanité; pas belle, à peine
mélancolique, bête et sale -- comme toutes les ruines...

Je vais m'éloigner lorsqu'un monsieur, escorté de deux laquais,
entre dans la gare, se dirige vers le train qui va partir. C'est
l'Autrichien. Il suit, pareil au requin qui file le navire,
attendant qu'on jette le cadavre à la mer -- ou la chair fraîche
qui cache l'hameçon.


XXVII -- LE REPENTIR FAIT OUBLIER L'ERREUR

Je n'ai passé que vingt-quatre heures à Aix-les-Bains, et je suis
parti pour Londres. Cette rencontre inopinée de mon oncle, si
vieilli, si cassé, si près de la tombe, a remué quelque chose en
moi. Je ne pourrais analyser ces sentiments; mais je me suis
rappelé avec une certaine émotion l'époque où nos rapports étaient
moins tendus, où nous échangions une correspondance amicale, et
j'ai voulu revoir ces lettres que j'ai pieusement conservées. Je
les ai lues et relues à Londres, pendant les trois jours que j'y
suis resté, et je me suis même livré à un petit travail d'écriture
qui m'a rappelé le temps heureux où j'apprenais à écrire et
m'évertuais à imiter, mal d'abord, puis un peu mieux, puis bien,
les pleins et les déliés du modèle. Après quoi, je me suis mis en
route pour Paris.

Geneviève, que j'ai prévenue de mon arrivée, est venue me voir
sans retard. Elle m'a appris que mon oncle est au plus bas, qu'un
dénouement fatal est probable à bref délai, et qu'il l'a suppliée
de ne pas l'abandonner. Elle ne le quitte donc pas une minute,
pour ainsi dire; et c'est sous les yeux de cette courtisane que ce
malheureux, qui est millionnaire, qui a une famille, doit mourir
s'il ne veut pas crever seul, comme un chien.

-- A-t-il peur de la mort? demandé-je.

-- Une peur terrible. C'en est effrayant et presque dégoûtant.
Heureusement, il a eu une crise hier soir et, depuis, il ne peut
plus parler; il comprend encore ce qu'on lui dit. Hier matin, il a
pu écrire une lettre à son homme d'affaires.

Je prends note de la date. Hier, c'était le 12. C'est ce chiffre
qu'il faudra placer au bas du document que j'ai confectionné à
Londres avec un si grand soin. Je recommande à Geneviève de me
faire avertir dès que la fin sera proche, et elle part reprendre
son rôle de soeur de charité.

-- Ce n'est pas amusant, tu sais; mais je comprends bien que ma
présence ne sera pas inutile à tes intérêts -- à nos intérêts car,
à présent, nous ne faisons plus qu'un. C'est beau, de s'entendre,
tout de même; c'est comme si on était mariés... Compte sur moi et
tiens-toi prêt.

Je suis toujours prêt. Et lorsque le domestique de mon oncle, ce
matin, vient me chercher «de la part de son maître», c'est avec
une rapidité foudroyante que je me précipite dans la rue, que je
saute dans un fiacre, et que je me fais conduire rue du Bac, chez
l'abbé Lamargelle. Une demi-heure après, nous montons, cet
ecclésiastique et moi, l'escalier de la maison du boulevard
Haussmann qu'habite mon oncle. Geneviève nous accueille dans le
salon qui précède la chambre à coucher dont la porte, restée
entr'ouverte, laisse passer les râles du moribond; elle nous
quitte après que je lui ai recommandé de ne nous laisser déranger
sous aucun prétexte. Je prends place dans un fauteuil et l'abbé en
fait autant.

-- Quelle est cette dame? me demande-t-il.

-- C'est ma maîtresse, dis-je; de plus, mon oncle a dû s'efforcer
d'en faire la sienne; et enfin, c'est la femme d'un certain
Delpich...

-- Ah! diable! s'écrie l'abbé. C'est Mme Delpich! Tiens! tiens!...
Mais je devine: ce cambriolage qui fit tant de bruit à
Bruxelles... Racontez-moi donc l'histoire.

Je raconte; et mon récit, coupé par les exclamations joyeuses de
l'abbé, est scandé, aussi, par les râles de plus en plus faibles
du misérable qui agonise derrière le mur.

-- C'est vraiment bien curieux, dit l'abbé quand j'ai fini. Ce
pauvre Delpich! Enfin... _Fortuna vitrea_... Sa mésaventure ne m'a
causé aucun préjudice mais a dérangé certains de mes plans. Il
faudra même que j'aille en Belgique d'ici quatre ou cinq jours...
Vous avez dû faire une bonne affaire, ce soir-là; je ne parle pas
de la femme, qui est charmante, mais... À propos d'argent, vous
doutez-vous de ce que sera le testament de votre oncle?

-- Tout à fait. C'est moi qui l'ai rédigé, de sa plus belle
écriture.

-- J'en étais sûr, dit l'abbé. Je le voyais dans votre poche, à
travers l'étoffe de votre redingote. Avez-vous pensé à tout? La
part à réserver à Mlle Charlotte, par exemple, si l'on vient à
retrouver ses traces?

-- Hélas! dis-je, on ne les retrouvera jamais, ses traces. J'ai
fait faire toutes les recherches possibles, et sans résultat. Ma
conviction est qu'elle est morte, voyez-vous. Mais si, par
bonheur, je me trompais...

-- Ne m'en dites pas davantage. Je sais bien que vous lui rendriez
toute la fortune de son père; et je crois aussi que vous la
garderiez, elle, n'est-ce pas? C'était une femme.

-- Oui. Une vraie femme. Ah! si vous saviez ce que j'ai souffert,
quand j'ai vu que je l'avais perdue! Et dire que la vieille
canaille qui crève là...

-- Bah! dit l'abbé, le diable est en train de lui tirer les pieds,
à votre oncle. Laissez-le faire sa besogne... En somme, le papier
que vous avez préparé n'a d'autre raison d'être que de supprimer
tout testament antérieur et d'aplanir toute difficulté. En
attendant, vous aurez à payer les frais des obsèques...

-- Ils ne seront pas fort élevés. Mon oncle demande à être conduit
au champ de repos dans le corbillard des pauvres.

-- Bel exemple d'humilité! dit l'abbé en riant. Sa résolution sera
fort commentée, n'en doutez pas, et vous épargnera quelques
billets de banque. Et pour amuser la paroisse, le service sera de
dernière classe, n'est-ce pas?

-- La paroisse? Vous plaisantez. Un enterrement civil, s'il vous
plaît.

-- Ah! ah! ah! s'écrie l'abbé en se tordant de rire. Un enterrement
civil! C'est délicieux! J'avoue que je n'aurais pas pensé à cela.
Quelle trouvaille!  Mais, continue-t-il en étendant le bras vers
la porte de la chambre, on n'entend plus rien, là-bas. Non, plus
rien. Si vous alliez voir?

J'y vais. Dans le grand lit placé en travers de la pièce une forme
rigide est étendue; la tête; qui creuse profondément l'oreiller,
est émaciée, couleur de cire; et les narines sont pincées; et la
bouche sans souffle entr'ouverte et les yeux retournés dans leurs
orbites. Je relève le drap; rien ne bat plus à la place du coeur;
la main est froide comme celle d'un... J'appelle l'abbé.

-- Eh! bien? demande-t-il en entrant. C'est fini? Je m'en doutais,
continue-t-il en se dirigeant vers le cadavre dont il abaisse les
paupières d'un coup de pouce. Y a-t-il un être suprême, oui ou
non? Grave question que votre oncle peut maintenant débattre avec
Robespierre. Bizarre jusqu'à la fin, votre oncle. Quand on vient
le voir mourir, on le trouve trépassé.

-- Oui, dis-je, pas de mélodrame possible. Comme ç'aurait  été beau
et presque neuf, pourtant, l'apparition, à l'heure dernière, du
spolié devant le spoliateur!

-- Ne rions pas trop fort, dit l'abbé; c'est inconvenant; et, ainsi
qu'on l'a dit, la mort n'est pas une excuse. Au fond, cette mort-
là, voyez-vous bien, qu'elle eût déplu à certains Grecs, est
presque un symbole. J'ai dans l'idée que la Société crèvera de la
même façon. Cette bourgeoisie, qui est venue de bien bas, ne
tombera pas de bien haut, allez! Que de choses qui font semblant
d'être, qu'on croit encore exister, et, qui sont mortes!... Mais
songez-vous à votre manuscrit?

Oui, j'y songe. Je vais le placer dans le tiroir d'un petit meuble
que je ferme soigneusement et dont je mets la clé dans ma poche.
Puis, je sonne les domestiques. Nous sommes à genoux devant le
lit, l'abbé et moi, quand ils entrent. Ils éclatent en sanglots.
Un si bon maître! Mais l'abbé, qui se relève un instant après moi,
essuie leurs larmes d'une seule phrase.

-- Il ne faut pleurer que sur la cendre des méchants, dit-il, car
ils ont fait le mal et ne peuvent plus le réparer!... Comment
trouvez-vous la sentence? me demande-t-il tout bas. Elle n'est pas
de moi, mais elle est si bête! Rien de tel comme consolation...

Maintenant, il faut s'occuper des formalités. Les scellés, les
déclarations, les lettres de faire part; un mort n'est pas
complètement décédé sans toutes ces choses-là.

Le notaire de mon oncle, Me Tabel-Lion, arrive le lendemain dans
l'après-midi. Le testament semble l'étonner un peu, mais lui faire
plaisir.

-- Je suis heureux de voir, Monsieur, me dit-il, que votre oncle
est revenu avant de mourir à de meilleurs sentiments. J'avais en
mon étude un testament par lequel il vous déshéritait complètement
et léguait toute sa fortune à l'Institut Pasteur; il se trouve
annulé de plein droit par ce document olographe. Une seule chose
me chagrine dans les dernières volontés de votre oncle: cet
enterrement civil. Mais enfin, il faut respecter toutes les
convictions.

J'apprends que la fortune de mon oncle est encore considérable.
Me Tabel-Lion parle à demi-voix. Sa bouche s'ouvre du nord-nord-
ouest au sud-sud-est. Beaucoup d'officiers ministériels ont de ces
bouches en diagonale. J'ignore pourquoi.

L'enterrement. Le corbillard des pauvres se dirige
mélancoliquement vers le Père Lachaise. Quelques voitures
seulement, derrière. Je suis dans la première avec l'abbé
Lamargelle qui a endossé des habits civils pour la circonstance;
ils ne lui vont pas mal du tout. Les autres voitures contiennent
une dizaine de vieux amis de mon oncle, vieux voleurs
probablement, et deux ou trois dames parmi lesquelles Geneviève,
en grand deuil. Je n'ai pu la dissuader de venir. Même, ce matin,
elle m'a fait une scène.

-- C'est honteux! m'a-t-elle dit. Tu hérites de plus d'un million
et tu fais faire à ton oncle des funérailles civiles! Oui, je sais
bien que c'est toi qui as fabriqué le testament. Tout ça, c'est
pour faire des économies. Ah! si ce prêtre qui est ton ami, l'abbé
Lamargelle, savait ce que tu es! S'il savait!...

Je l'ai laissée dire. Il y a encore de bons sentiments, chez cette
femme-là.

-- L'immortalité de l'âme! me dit l'abbé. Les pauvres, même, qui
voudraient que l'agonie de l'existence ne finît pas au tombeau!
qui portent dignement leur misère -- dignement! ça se porte
dignement, la misère! -- dans l'espoir d'une vie à venir!
L'exploitation leur brocante le royaume des cieux et ils se
laissent faire... Mais du moment qu'ils ne peuvent pas
comprendre... vous savez que les imbéciles n'admettent que les
choses très compliquées... Savez-vous quelle est la base de la
propriété, la vraie base? C'est la croyance à l'immortalité de
l'âme. Méditez ça, quand vous aurez le temps.

Nous arrivons au cimetière. Le caveau de famille est ouvert,
laissant apercevoir ses cases, les unes pleines, les autres vides.
J'ai mon tiroir là. Il faudra que je le mette en vente. C'est d'un
bon débit, paraît-il.

Les vieux amis me serrent la main à la porte du cimetière et
s'éloignent. Je reviens boulevard Haussmann avec l'abbé et
Geneviève, qui continue à bouder. Le déjeuner nous attend, Nous
nous mettons à table; mais je suis dérangé deux ou trois fois par
des fournisseurs qui m'obligent à quitter la salle à manger. Sitôt
le café pris, Geneviève, qui se prétend très lasse et très émue,
déclare qu'elle veut se retirer, rentrer chez elle. Elle me prie
de ne pas l'accompagner, promet de venir déjeuner avec moi demain.

-- Elle a un drôle d'air, dis-je dès qu'elle est partie.

-- Oui, répond l'abbé. Et si vous voulez connaître sa chanson,
venez donc chez moi demain matin, à neuf heures et demie. Pendant
une de vos absences, tout à l'heure, elle m'a appris qu'elle avait
des révélations à me faire et je lui ai dit que te l'attendrais
demain à dix heures. Vous écouterez. Ne vous mettez pas martel en
tête d'avance, sapristi!... Voyons, que joue-t-on aux Variétés, ce
soir?

Il va être dix heures et, depuis cinq minutes, j'attends, posté
dans le cabinet de l'abbé, derrière la porte laissée entr'ouverte
qui donne dans le salon où il va recevoir Geneviève, l'arrivée de
ma petite femme. Je voudrais bien, histoire de tuer le temps,
jeter un coup d'oeil sur les nombreux papiers qui couvrent le
bureau; malheureusement, c'est impossible; je ne saurai pas encore
cette fois-ci quelles sont les occupations exactes de cet
excellent abbé Lamargelle. Mais j'entends résonner le timbre.
Voici Geneviève; elle entre dans le salon. Je ne puis rien voir,
naturellement, mais je perçois distinctement les paroles. Quelques
phrases de politesse s'échangent d'abord; puis, l'abbé demande
d'une voix blanche:

-- N'êtes-vous pas mariée, Madame?

-- Si, répond Geneviève; je suis mariée; et si vous le voulez bien,
monsieur l'abbé, je vais vous exposer d'un seul mot ma situation
actuelle: que celui qui est sans péché me jette la première
pierre!

L'abbé tousse légèrement.

-- Si j'ai failli après tant d'années d'une vie sans tache, reprend
Geneviève, c'est que les circonstances ont été inexorables.
L'auteur de ma perte est M. Georges Randal. Il se dit votre ami,
monsieur l'abbé, et vous le croyez un honnête homme. Eh! bien,
c'est un voleur.

-- Ciel! s'écrie l'abbé. Que m'apprenez-vous là, Madame! Un voleur!

-- Oui, Un voleur. Un voleur de la pire espèce. Un vrai brigand! Je
vais vous apprendre comment j'ai eu le malheur de tomber entre ses
mains...

Et elle raconte notre aventure de Bruxelles, à sa façon, bien
entendu. C'est à mourir de rire.

-- Je ne pouvais ni me défendre ni crier à l'aide, dit-elle en
terminant. Il me tenait au bout de son pistolet et m'aurait tuée
au moindre signe. Ah! certes, j'aurais bravé la mort si j'avais
été en état de grâce; mais je ne m'étais pas confessée depuis deux
mois...: Il a forcé le coffre-fort, le secrétaire; il a pris tout
l'argent et, hélas! les lettres de ma mère... Ici, monsieur
l'abbé, il faut que je vous révèle un secret de famille. Ma mère a
eu un amant. Elle m'écrivait souvent, la malheureuse femme, pour
me dire combien elle regrettait sa faute; et mon mari, qui était
dans la douloureuse confidence, gardait les lettres dans un tiroir
de son bureau. M. Randal les a découvertes, et, aussitôt, il a vu
tout le parti qu'il en pouvait tirer. Sous la menace de tout
apprendre à mon père, il a exigé que je me livrasse à lui, que je
prisse l'engagement de ne rien dire et de venir le retrouver à
Londres dans les huit jours. Que vous dire de plus? La piété
filiale, toujours si forte dans le coeur d'une femme; l'a emporté
en moi sur toute autre considération. Mon mari, que j'adorais, a
été condamné malgré son innocence et je n'ose pas vous dire quelle
existence M. Randal m'a fait mener depuis. C'est la honte des
hontes, murmure-t-elle à travers des sanglots.

-- C'est effrayant! s'écrie l'abbé. C'est absolument effrayant!
M. Randal est un misérable et s'est joué de moi d'une manière
indigne. Mais l'heure du châtiment a sonné. Je vais le faire
arrêter tout de suite.

Il se lève, fait deux pas et, tout d'un coup, pousse un cri.

-- Impossible! C'est impossible! Nous ne pouvons pas le faire
arrêter. Ces lettres de votre mère, qu'il possède, il ne les a pas
avec lui, sûrement. Un scélérat aussi endurci prend des
précautions minutieuses. Ces lettres, il les a mises en lieu sûr,
les a confiées à un de ses associés; et, sitôt son arrestation
opérée, votre père sera mis au courant de ce que vous tenez tant à
lui cacher; un scandale terrible éclatera...

-- C'est vrai, dit Geneviève de la voix rêche d'une femme prise au
piège. C'est vrai...

-- Que faire? demande anxieusement l'abbé. Que faire? Mon Dieu,
éclairez-nous... Voici ce qu'il faut faire, reprend-il au bout
d'un instant. Je vais m'employer à livrer M. Randal à la justice
après lui avoir enlevé les moyens de vous nuire, à vous et aux
vôtres. Mais cela demandera du temps. Dans l'intervalle, Que
ferez-vous, Madame? Voulez-vous me permettre de vous donner un
conseil? Vous le suivrez si, comme je le crois, vous avez conservé
au milieu de vos erreurs passagères ces sentiments religieux...

-- Oh! certainement, interrompt Geneviève avec feu; je suis une
croyante, monsieur l'abbé.

-- Eh! bien, vous n'ignorez point qu'il ne suffit pas au pécheur de
détester ses péchés, mais qu'un peu de pénitence est nécessaire.
Que penseriez-vous d'aller passer quelques jours dans une maison
de retraite où je vous conduirais, où vous seriez très bien, où
vous pourriez reprendre possession de vous-même et vous préparer à
une nouvelle existence?

-- Oh! s'écrie Geneviève, quelle joie ce serait pour moi!... Venez
me prendre demain à onze heures, je vous en prie, et menez-moi
dans cette maison. Voici mon adresse. Vous êtes mon sauveur,
monsieur l'abbé, vous êtes mon sauveur!...

Elle se confond en remerciements et l'abbé se lève pour la
reconduire.

-- J'ai promis à M. Randal d'aller le voir aujourd'hui, dit-elle;
devrai-je le faire?

-- Certainement, répond l'abbé. Un manque de parole de votre part
lui donnerait l'éveil. Mettez-le au courant de vos bonnes
intentions; cela excitera peut-être en lui un repentir tardif. Et
puis, arrêtez-vous sur votre chemin à Saint-Thomas d'Aquin, et
entendez la messe. Ce sera une bonne préparation...

Je n'entends plus rien. Ah! Geneviève de Brabant! Moi qui étais le
petit voleur chéri, l'autre jour, me voilà transformé en infâme
Golo... L'abbé revient.

-- J'ai tout entendu, dis-je. C'est extraordinaire, vraiment.

-- Oui, répond l'abbé, mais c'est naturel, dans l'état actuel des
choses. Tous les instincts ont été tellement refoulés qu'ils ne
peuvent revenir à leur plan normal que par des écarts insensés.
Cette femme, qui a l'âme d'une prostituée, est aussi de l'étoffe
dont on fait les saintes. Elle est, présentement, vierge et
martyre comme les canonisées; elle est hallucinée comme elles;
elle a leur méchanceté aveugle, leur fureur de remords et
d'expiation, pour elles-mêmes et pour leurs semblables, leur amour
des larmes... Que voulez-vous? C'est, aujourd'hui, en général, la
guerre sournoise, lâche et bête de tous contre tous, de troupes de
fuyards contre des armées de déserteurs. Et, quand on sort de là,
tout est en excès et en contrastes; la folie sous toutes ses
formes... Enfin, je la conduirai demain dans une maison où on la
gardera quinze jours, un mois, le temps qu'il faudra pour que vous
terminiez vos affaires ici, ou pour qu'elle change d'idées. Qui
sait? Peut-être l'y gardera-t-on toujours. Les couvents de femmes
voient quotidiennement leur population s'accroître et la majorité
des malheureuses qui s'y enferment n'a pas, pour s'y cloîtrer, de
meilleures raisons que votre maîtresse... Je l'ai envoyée à la
messe afin de vous laisser le temps d'arriver chez vous avant
elle. Partez. Hâtez-vous. J'irai vous donner des nouvelles
demain...

Je suis chez moi depuis un quart d'heure lorsque Geneviève arrive,
Elle ne boude plus; au contraire, elle est absolument charmante.

-- Mon chéri, me dit-elle après déjeuner, il faut que je te fasse
un aveu. Tu ne me gronderas pas; ce serait inutile. Ma résolution
est bien prise. La mort de ton oncle m'a profondément troublée,
m'a convaincue de l'indignité de la vie que je mène et m'a fait
mesurer l'étendue des fautes que je commets chaque jour. Je me
suis résolue à abandonner le monde; Sais-tu comment j'ai passé la
matinée? En prières, à l'église Saint-Étienne du Mont, où repose
ma bienheureuse patronne. C'est là que Dieu m'a parlé. Il m'a dit:
«Ma fille, abaisse-toi et tu seras relevée.» Tu vois que je suis
franche avec toi. Tu m'as entraînée au mal, c'est vrai; mais je te
pardonne. Jamais un mot contre toi ne s'échappera de mes lèvres.
Je prierai pour toi, pour ta conversion. Oui, je renonce à Satan,
à ses pompes...

Je m'y oppose formellement, au moins pour le quart d'heure.
Geneviève est très alléchante dans ses vêtements de veuve et... et
je pense que Samson ne devait pas s'embêter avec Dalila, chaque
fois qu'elle avait tenté sans succès de le trahir.

Geneviève ne m'a quitté que vers minuit; et je me suis endormi peu
après en pensant à cette mort inattendue de mon oncle -- cet homme
que je haïssais tant -- qui ne m'a causé aucune émotion, ni de
tristesse ni de joie, qui ne m'affecte pas plus que l'événement le
plus banal de mon existence; à cette trahison ridicule de
Geneviève, qui pouvait m'être si funeste et qui me laisse
absolument froid. Je crois que l'homme est comme insensibilisé, à
certains moments, et sans aucune raison. Et je songe aussi, tout
en cédant au sommeil, à l'abbé qui doit venir m'apprendre comment
les choses se sont passées, demain, vers deux heures.

Mais il est à peine midi lorsqu'il arrive.

-- Eh! bien, dit-il, l'oiseau était envolé. Je n'ai trouvé que deux
lettres; l'une d'excuses, pour moi; et l'autre qu'on me charge de
vous remettre.

Je déchire l'enveloppe, Geneviève m'apprend qu'elle quitte Paris
avec l'Autrichien: C'est un homme qui a des sentiments religieux
très prononcés et elle est certaine de faire son salut avec lui.
Si jamais nous nous revoyons, nous serons bons amis, Du moins,
elle l'espère.

-- Ma foi, dit l'abbé après avoir lu la lettre que je lui ai
passée, ce qui arrive ne me surprend qu'à moitié. Je m'attendais à
quelque chose d'illogique. Cette pauvre femme, voyez-vous, n'a pas
beaucoup la tête à elle. Elle vous enverrait à l'échafaud ou se
jetterait dans le feu pour vous avec la même facilité. La liberté
dont elle jouit maintenant, et qui l'affole, lutte en elle avec
les vieilles habitudes du servilisme. Son cas n'est pas rare.
Toutes ses faussetés, ce sont des désirs d'actes, des prurits
d'action, qui se résolvent en impostures. L'impuissance ou
l'hésitation à agir créent le mensonge; voilà pourquoi il est
aussi commun aujourd'hui. Au fond, que désirait-elle, votre amie,
sans même en avoir conscience? Se débarrasser de vous, simplement,
afin d'avoir son entière indépendance. Et voyez quels détours elle
a été prendre, lorsqu'il lui était si facile -- et elle le savait --
de s'entendre avec vous; voyez quelles combinaisons baroques son
esprit a été chercher! Il y a là-dessous quelque chose de
terrible: la crainte, la honte de l'action directe.

-- Terrible, certes, mais si fréquent! Le joug vermoulu de la
morale imbécile est encore tellement lourd!

-- Oui, dit l'abbé, l'esprit des hommes est peuplé de terreurs. La
loi divine, pour faire obéir à la loi humaine, et la loi humaine,
pour faire obéir à la loi divine, sèment l'épouvante dans notre
coeur. La voix de ce qu'on appelle la conscience, qui ne trouve
pas d'écho dans les cerveaux pleins, résonne si fort dans les
cerveaux vides! Et la conscience -- interprétée, ainsi qu'elle
l'est d'ordinaire, comme un privilège strictement humain-- la
conscience, c'est la Peur... Enfin, vous voici veuf. Profitez du
temps qui vous est laissé, car votre amie pourrait avoir des
remords. Elle en aura même certainement. Tâchez d'être loin quand
la crise se produira et qu'elle viendra implorer votre pardon.
_Nolite confidere hominibus_, ni aux femmes repentantes... Combien
de temps pensez-vous rester à Paris?

-- Quinze jours, environ. Après quoi, j'irai régler mes affaires à
Londres et partirai je ne sais où.

-- Excellente idée. En vous mettant en route pour ce pays-là,
passez donc par Bruxelles. Vous m'y trouverez, j'y vais après-
demain et j'y resterai un mois.

-- Bon. Il faudra que je vous charge d'une commission auprès d'un
insoumis qui doit avoir fini un petit travail pour moi; vous lui
direz de me l'envoyer. Et puis, moi, en quittant Londres, je vous
apporterai des papiers que j'ai volés à droite et à gauche, que
j'ai conservés sans même en prendre connaissance, le plus souvent,
et qui pourront vous être utiles.

-- C'est fort possible, dit l'abbé. Merci. Et merci encore,
d'avance, pour le déjeuner que vous allez m'offrir quelque part;
un déjeuner d'héritier, hein?


XXXVIII -- DANS LEQUEL ON APPREND QUE L'ARGENT NE FAIT PAS LE
BONHEUR

C'est très long à régler, ces affaires d'héritage. Les formalités,
le fisc, l'enregistrement, les officiers ministériels; ça n'en
finit pas. Enfin, Me Tabel-Lion vient de m'annoncer qu'il peut
maintenant se passer de ma présence. Il conserve, d'après les
termes du testament, la part qui revient à Charlotte, au cas où
l'on retrouverait ses traces dans les délais légaux; et j'ai
laissé des fonds suffisants pour défrayer toutes les recherches
possibles; sans grand espoir, malheureusement. D'après les comptes
approximatifs du notaire, qui a encore des immeubles à mettre en
vente, entre autres la villa de Maisons-Laffitte, la fortune de
mon oncle monte à un joli total. En chiffres ronds, je possède à
l'heure qu'il est deux bons petits millions; dont les deux tiers,
ou peu s'en faut, dus aux filouteries avunculaires et le reste à
mes propres larcins. «Bien mal acquis ne profite jamais.» On verra
ça. Que vais-je faire de mon argent? Je suis en train de me le
demander.

L'abbé m'a fait envoyer par l'insoumis mon rapport sur les
établissements pénitentiaires de Dalmatie, C'était un gros cahier
de 500 pages couvertes d'une écriture presque illisible; pourtant,
par-ci par-là, j'ai cru reconnaître des phrases de _Télémaque_.
Saine littérature. J'ai expédié le rapport à qui de droit et, en
signe de satisfaction complète, 499 francs 75 centimes à
l'insoumis. J'ai retenu le timbre, en ma qualité de capitaliste.
Le rapport m'a fait songer à Montareuil, que j'ai été voir. Il m'a
reproché de ne lui plus rien donner pour sa «Revue», qui se vend
très bien, mais marcherait encore mieux avec ma collaboration. Ses
reproches n'ont pas été longs, par bonheur, car il était obligé
d'aller se faire inoculer contre quelque chose. Je ne sais pas
quoi. Le farcin.

J'ai été aussi faire deux ou trois visites à Margot, qui est
toujours au mieux avec son ministre auquel, m'a-t-elle assuré,
elle a souvent parlé de moi comme d'un homme d'avenir. On n'est
pas plus charmante. Je n'ai pas oublié Ida, dont les affaires
prospèrent. Sa clientèle s'accroît tous les jours. Voilà ce que
c'est que d'avoir abandonné le vieux système des opérations à
terme. Cependant, je suis las de m'entendre féliciter sur ma bonne
fortune et j'aurais déjà quitté Paris si je n'avais reçu, avant-
hier, une lettre de Courbassol qui m'invite à venir lui parler au
ministère.

Dans dix minutes, ce sera une affaire faite. J'attends en effet,
dans l'antichambre du cabinet ministériel, en compagnie de
solliciteurs de différents âges et de différents sexes. Ces
quémandeurs, aux figures, basses, ont l'air très content d'avoir
été admis ici, d'avoir été autorisés à venir tendre leur sébile,
mendier une faveur ou une aumône; oui, ils paraissent satisfaits
et glorieux. Vauvenargues avait raison: la servitude abaisse les
hommes jusqu'à s'en faire aimer. Une jeune femme assise en face de
moi, une grande jeune fille plutôt, paraît seule ne point partager
les sentiments de ses voisins. Son beau visage, très sérieux, très
fier, porte une tristesse qui veut rester muette; on dirait...

Mais la porte s'ouvre. Un vieillard sort du cabinet, un vieillard
cassé, chancelant, à la face hâve et hagarde; un spectre, un
fantôme. Il ne me voit pas; il ne voit rien; ses yeux, comme lavés
par les larmes, perdent leurs regards dans le vague. Mais, moi, je
le reconnais. C'est Barzot... Un journal m'a appris, hier soir,
qu'il allait donner sa démission. La grande jeune fille s'est
levée, s'approche de lui, le soutient, l'aide à traverser
l'antichambre. Sa fille, sans doute; celle à laquelle il rêvait de
donner Hélène pour belle-mère. Ah! pitié...

C'est mon tour. L'huissier m'introduit en s'inclinant à 90 degrés,
et je me trouve devant Courbassol. Le Courbassol que j'ai vu à
Malenvers; le même regard fuyant, la même physionomie vulgaire, la
même lèvre immonde. La même voix, aussi, pendant qu'il me dit
combien il est heureux de faire ma connaissance, combien mon
rapport sur les prisons de Dalmatie était remarquable.

-- Un travail de tout premier ordre, Monsieur! Vous avez rendu, en
l'écrivant, un véritable service à l'administration. Je sais
beaucoup de gré à Mlle de Vaucouleurs, dont la famille était,
paraît-il, fort liée avec la vôtre, de vous avoir désigné à
l'attention du gouvernement. Mais croyez bien que son intervention
n'a fait que précipiter les choses, car votre mérite est de ceux
qui ne peuvent passer inaperçus. Gouverner, c'est choisir. Et
nous, qui sommes placés au pouvoir par la démocratie triomphante,
ne saurions l'oublier. Vos articles dans la «Revue Pénitentiaire»
ont été fort remarqués en haut lieu; et nous n'ignorons point que
c'est à votre beau talent d'ingénieur que le monde doit la
construction, à l'étranger il est vrai, de ce magnifique ouvrage
d'art... cet aqueduc... ce viaduc... à... à... Mlle de Vaucouleurs
me citait hier encore le nom de la localité...

-- _A Nothingabout,_ dis-je avec aplomb. C'est un viaduc; mais,
comme il supporte une conduite d'eau, c'est par le fait un
aqueduc.

-- Voilà ce que je voulais dire, affirme Courbassol. Eh! bien,
Monsieur, j'ai pensé qu'il ne vous déplairait peut-être pas de
consacrer au bien public votre intelligence et votre énergie.
Plusieurs sièges sont actuellement vacants à la Chambre: et si
vous vous décidiez à poser votre candidature dans tel ou tel
arrondissement, candidature vraiment démocratique, c'est-à-dire
progressiste autant que modérée, l'appui du gouvernement ne vous
ferait pas défaut. Vous réfléchirez, si vous voulez bien; et vous
vous convaincrez que votre place est parmi nous.

Il y a beaucoup de vrai là-dedans. Pourtant, je déclare que je ne
me sens pas mûr pour la vie politique. Quelque chose me manque
encore. Je ne saurais dire quoi.

-- Vous vous réservez, dit Courbassol en souriant. Soit. Nous vous
forcerons la main. Je m'arrangerai de façon à ce que vous
puissiez, pour le 1er janvier, placer quelque chose à votre
boutonnière.

Je me récrie; mais le ministre me ferme la bouche.

-- J'y tiens, dit-il; après les douloureux incidents de ces temps
derniers, le ruban rouge a besoin d'être réhabilité. Mais, au
fait: peut-être auriez-vous préféré les palmes académiques? L'un
n'empêche pas l'autre. Un mot de moi à mon collègue de
l'Instruction Publique...

Non, non; Mazas, si l'on y tient, mais pas ça. Le ministre,
heureusement, n'insiste pas. Il me fait promettre de ne point
oublier ses réceptions. Mme Courbassol, assure-t-il, sera charmée
de faire ma connaissance...

Je ne puis m'empêcher de penser, en quittant le ministère, que je
rencontrais tous les jours, parmi les criminels, des hommes dont
l'intelligence, le savoir et la pénétration auraient fait honte à
ces législateurs, à ces prébendés du suffrage universel. Et quant
à la probité, à la dignité personnelle... Cependant, ce sont ces
gens-là qui garantissent la sécurité... Alors, pourquoi existe-t-
il des Compagnies d'assurance contre le vol? Qui distribuent la
justice... Alors, pourquoi ne suis-je pas en prison, et d'autres
avec moi?... Qui maintiennent l'ordre, cet ordre si beau, si
généreux, si grand, établi pour l'éternité... Et ta soeur?

-- Ma soeur, elle est heureuse, me dit Roger-la-Honte que j'ai été
voir en arrivant à Londres. Oui, Broussaille est très heureuse.
Dans un voyage à Paris, elle a rencontré un vieux qui s'ennuyait,
un ancien magistrat; il s'appelle... ah! M. de Bois-Créault. Tu
sais bien? Il y a eu un procès, un tas d'histoires; son fils a été
tué, sa femme s'est donné la mort. Enfin, il s'embêtait, ce vieux;
il était presque ruiné, mais il avait encore quelques sous et une
propriété en Normandie. C'est dans l'une que Broussaille est en
train de s'approprier les autres; d'ici un mois la propriété sera
vendue et ma soeur rentrera ici avec le produit de la vente. Quant
à moi, je suis revenu au bien, pendant ton absence.

-- Pas possible! Retourne donc tes poches, pour voir.

-- Si tu veux. Tiens, des prospectus, des imprimés de tous les
formats. Tu vois les en-têtes? _Agence internationale de
renseignements commerciaux_. C'est à moi, cette agence-là. Les
bureaux sont dans la Cité; mon employé de confiance, c'est
Stéphanus. Quelque chose de sérieux, tu sais. D'ailleurs, regarde:
_Maison fondée en 1837_. Nous renseignons les commerçants
continentaux sur la solvabilité des gens qui, d'ici, leur
proposent des affaires...

-- Et vous renseignez les gens qui proposent les dites affaires sur
le degré d'ingénuité desdits commerçants. Oserai-je croire que
vous faites quelquefois, en-dessous, des propositions vous-mêmes?

-- Tu peux tout oser, répond Roger-la-Honte. Le principal, c'est
que l'affaire marche déjà; et elle marchera mieux encore avant
peu. Aussi, je vais pouvoir bientôt partir pour Venise. Mon
associé s'occupera de la maison durant mon absence, À propos,
sais-tu qui c'est, mon associé? Devine... Tu ne pourrais jamais;
j'aime mieux te le dire. C'est Issacar.

-- Issacar! Comment? Cette crapule d'Issacar?

Mais le voici justement qui entre, qui s'avance vers moi, la main
tendue.

-- Si vous ne voulez pas que je crache dedans, lui dis-je, vous
allez m'apprendre tout de suite quel rôle vous avez joué, à
l'époque où vous étiez mouchard à Paris, dans l'arrestation de
Canonnier.

-- Un rôle très avouable, répond Issacar d'une voix ferme. J'ai
fait tout mon possible, une fois que j'ai vu qu'il était votre
ami, pour lui permettre d'échapper. Croyez-vous que j'aie été
votre dupe, lorsque vous m'avez rencontré rue Saint-honoré et avez
tant insisté pour m'emmener déjeuner? Pas un instant. Si je vous
ai quitté si lestement rue Lafayette, c'est parce que j'avais
reconnu votre ami dans sa voiture et que j'avais reconnu aussi un
de mes collègues, à ses trousses. Un collègue qui me surveillait
moi-même, entre parenthèses. Je l'ai empêché d'opérer
l'arrestation de Canonnier à la gare du Nord et je l'ai encore
empêché de télégraphier à la frontière. Pourquoi êtes-vous restés
à Bruxelles?... Si vous aviez eu confiance en moi, cher monsieur
Randal, rien de ce qui s'est produit ne serait arrivé. Cette
affaire ne m'a pas porté chance, à moi non plus. On m'avait promis
de me nommer préfet et je n'ai pu obtenir qu'une place de sous-
préfet.

-- Où vous vous êtes fort bien conduit, du reste. Vous êtes
certainement l'auteur principal de cet épouvantable crime qui a
indigné le monde entier, et qui a dû vous paraître tellement
odieux à vous-même que vous avez abandonné l'administration.

-- Je ne veux rien discuter, répond Issacar nerveusement. Vous
ignorez les causes, permettez-moi de vous le dire, et vous êtes
mal placé pour juger les effets. Mais, pour revenir à Canonnier,
avez-vous de ses nouvelles?

-- Oui, j'en ai eu à Paris.

-- Alors, vous savez qu'il est encore au dépôt de l'île de Ré; on
retarde autant que possible son départ pour Cayenne, car on craint
une évasion. Il n'y a rien à tenter en sa faveur, quant à présent.
Une fois qu'il sera là-bas, ce sera autre chose, Je serai informé
et vous tiendrai au courant. Je vous serai même utile, si vous le
désirez... Pensez de moi ce que vous voudrez, mais soyez convaincu
de ceci: lorsque j'ai dit à un homme qu'il peut avoir confiance en
moi, je ne le trahis pas.

C'est bien possible, après tout. Qu'est-ce qui n'est pas possible,
aujourd'hui?... Ainsi, cette vieille toquée d'Annie pleure comme
une Madeleine parce que je viens de lui annoncer mon départ
définitif. Je lui laisse la maison et tout ce qu'elle contient,
cependant; et de l'argent. Et son fils, qui sera libéré bientôt,
va revenir auprès d'elle. Malgré tout, elle pleure à chaudes
larmes. Ça n'a pas le sens commun.

-- Tu devrais venir avec moi à Venise, me dit Roger-la-Honte qui
m'accompagne à la gare le matin où je quitte Londres.

Je devrais peut-être, mais je ne peux pas. Il faut que j'aille à
Bruxelles; pour porter à l'abbé Lamargelle les papiers que je lui
ai promis. Mais aussi pour autre chose.

Il me serait difficile d'exprimer ce que j'éprouve, depuis
quelques jours. Une sensation de lassitude énorme, d'ennui sans
fin. La fatigue qui fond sur vous et vous brise; tout d'un coup,
quand vous arrivez à l'étape après une marche forcée. Il me semble
que de l'ombre s'épaissit, autour de moi; et, dans cette brume,
les lueurs moribondes des souvenirs se ravivent étrangement.
Hélène!... Je pense à elle, malgré moi, sans trêve. Il faut que je
lui parle, il le faut; pour lui dire... ah! je ne sais pas pour
quoi lui dire. Je sens seulement qu'elle doit éprouver un peu ce
que j'éprouve; qu'elle a les travers de mon esprit et les maladies
de mon coeur; qu'elle fut, comme moi, sans enfance et sans
jeunesse; et que peut-être... Toujours peut-être!...


XXIX -- SI LES FEMMES SAVAIENT S'Y PRENDRE.

J'aurais mieux fait, certainement, de ne pas aller voir Hélène.
J'y ai été, poussé par une force qu'une autre force semblait
désavouer en moi, machinalement, lourdement incertain du résultat
d'une tentative que je risquais presque malgré moi, avec une sorte
de conviction désespérée de l'inutilité de l'effort. Je ne me
rappelle plus ce que j'ai dit, ni comment j'ai parlé. J'ai raconté
des choses vagues sur ma nouvelle situation, mon désir de mener
une existence calme... et je sentais le regard narquois d'Hélène
peser sur moi, je voyais le pli de l'ironie se creuser à ses
lèvres, et j'avais soif que son rire éclatât, que ses sarcasmes
vinssent m'arracher à moi-même, me délivrassent de la torpeur
morale qui engourdissait ma volonté.

Mais elle a laissé tomber une à une mes paroles sans couleur et,
quand j'ai eu fini, m'a répondu sur le même ton. Elle m'a parlé de
ses affaires qui n'allaient pas trop mal, sans aller tout à fait
bien; de ses projets sur lesquels il était inutile de s'étendre,
car il faudrait sans doute les modifier plusieurs fois; de ses
espoirs qu'elle considérait comme chimériques, par prudence. Elle
m'a parlé de son père, en faveur duquel elle savait qu'il n'y a
rien encore à tenter; elle m'a rappelé notre aventure, le jour où
je l'ai vue pour la première fois; notre course folle, la nuit,
dans la petite voiture.

-- Vous souvenez-vous? Avais-je peur! Peur de cette existence qui
n'a rien de terrible, sinon sa platitude. J'avais bien tort, je
l'avoue, et comme vous avez eu raison de traiter ainsi qu'elles le
méritaient mes appréhensions de petite fille! J'étais faite pour
la lutte, cette belle lutte qui vous ennoblirait si elle ne vous
ravalait pas autant. Elle est intéressante, je ne dis pas. Dès le
premier jour, on s'aperçoit que les positions extra-légales qu'on
rêve de conquérir sont occupées par les honnêtes gens. Peu après,
on découvre qu'il n'y a pas plus d'élégance dans le vice que
d'originalité dans le crime. On conclut enfin que tout est bien
vulgaire, à droite ou à gauche, en haut ou en bas. Pas de types.
Pas de victimes naïves, de scélérats parfaits. Des réductions de
filous et des diminutifs de dupes, des demi-fripons et des quarts
d'honnêtes gens. Hypnotisés de la spéculation, convulsionnaires de
l'agiotage, possédés du Jeu, qui ne seraient pas trop méchants, au
fond, s'il n'y avait pas l'argent. Mais le Maître est là. Tout ça
va, vient, se presse, se bouscule, s'assomme pour lui plaire. Il
faut bien assommer aussi un peu, n'est-ce pas?... On dirait que
vous frissonnez? Quoique nous ayons fait, mon cher, nous aurions
tort de nous en vouloir à nous-mêmes. J'espère que vous n'avez pas
de remords, hein?

Et je pensais, en écoutant cette jeune femme belle, intelligente
et gracieuse, dont la voix riche et captivante sonnait comme
l'harmonieuse essence du luxe dans lequel elle vit, je pensais à
ce vieux Paternoster, que j'ai tué, à cette petite Renée, qu'elle
a tuée... Pourquoi?...

-- Vous avez l'air tout drôle, a t-elle repris. Votre nouvelle
fortune, sans doute! Que voulez-vous? Nous, les aventuriers, nous
sortons de la Société pour arriver à y rentrer. C'est un peu
dérisoire, mais qu'y faire?... Oui, vous semblez bien préoccupé.
Ne seriez-vous pas amoureux, par hasard?... Une idée! Vous m'aimez
peut-être?

-- Je n'en sais rien, ai-je répondu, prononçant les mots comme en
rêve.

-- Vous n'en savez rien! C'est gentil. Vous me laissez de
l'espoir, au moins!... Voyons, voulez-vous que je vous aide à
parler? Voulez-vous que je vous apprenne ce que vous vous êtes dit
ce matin, ou hier... mettons avant-hier? Vous vous êtes dit: «Je
vais aller voir Hélène, lui raconter... n'importe quoi... Elle
comprendra; elle voudra bien: Nous partirons ensemble; nous,
ferons notre nid quelque part, nous vivrons comme deux
tourtereaux...» Et vous en êtes resté là; Moi, je vais vous dire
la suite. Les tourtereaux ont eu trop d'aventures pour pouvoir
s'aimer d'amour tendre. Leur amour ne sera pas la douce affection
qu'il devrait être, mais une halte dans une oasis trop verdoyante
et aux senteurs trop fortes, entre deux courses effrénées dans le
désert où les ossements blanchissent au-dessous du vol noir des
vautours. Bientôt, ils se regarderont avec colère; ils se
donneront des coups de bec et s'arracheront les plumes; ils
renverseront le nid et s'envoleront à tire d'aile, chacun de son
côté, blessés et meurtris pour jamais, avec le coeur ulcéré par la
haine. Oui, voilà ce qui arrivera... Allons, a-t-elle repris en se
rapprochant de moi, soyez raisonnable et regardez les réalités en
face. La solitude vous pèse; soit. Mais la femme qu'il vous faut
n'est pas une femme dont l'esprit soit alourdi et obscurci par
l'amertume des souvenirs, dont le visage, ombré par les soucis et
les angoisses du passé, évoquerait en vous le spectre des jours
troublés. C'est une femme qui n'aurait connu que les naïvetés du
bonheur; dans les yeux de laquelle l'espoir seul rayonnerait, et
non pas la lueur ardente des souvenances que vous voulez chasser.

-- Des mots! Des mots! me suis-je écrié, profondément ému par ces
paroles qui traduisaient, nettement; les sentiments confus qui
m'avaient fait hésiter à parler, qui, en ce moment encore,
entravaient ma volonté.

-- Non, a repris Hélène, pas des mots. Des faits. La femme qu'il
vous faut, vous la trouverez puisque vous êtes riche; mais elle ne
saurait être moi. Oh! je comprends votre état d'esprit; j'ai passé
par-là, moi aussi. Tenez, je vais vous le dire: j'ai fait ce que
vous faites aujourd'hui. Un jour, il y a longtemps déjà, j'étais à
Londres, dans une grande détresse morale. J'ai pensé à vous. J'ai
pensé... ce que vous pensez à présent. J'ai voulu aller vous voir,
vous dire les choses mêmes que vous désiriez me dire ce matin.
Mais vous étiez absent; pour plusieurs mois, m'a-t-on assuré.
D'abord, j'ai été désespérée. Puis, peu à peu, je suis arrivée à
comprendre qu'il était mieux, pour vous et pour moi, que je
n'eusse pas pu vous parler. Oui, cela valait mieux...

Sa voix s'est altérée, brisée par une émotion dont elle n'était
plus maîtresse. Elle s'est levée.

-- Quittez-moi, m'a-t-elle dit; je vous en prie. Tout est gâté,
souillé, il y a de l'amertume sur tout. Il faut nous taire,
puisque nous le savons. Pourtant, ne croyez pas... Écoutez; si
vous avez jamais besoin de moi, appelez-moi. Je vous jure que je
viendrai...

Oui, j'aurais mieux fait de ne point aller voir Hélène.

Tout semble s'être subitement desséché et endurci en moi.
J'éprouve un resserrement intérieur de plus en plus étroit,
torturant; Je l'aime, cette femme, et plus que je ne le croyais,
sans doute... Et j'aurais pu la prendre, après tout, la voler -- et
le bonheur avec elle. -- Il en eût valu la peine, ce dernier vol!
J'aurais pu... si j'avais pu...

_Si les femmes savaient_
_Si les femmes savaient s'y prendre..._

comme dit la chanson. Et les hommes, donc! -- Même ceux qui sont
des hommes...

Et si tout le monde savait s'y prendre!...


XXX -- CONCLUSION PROVISOIRE -- COMME TOUTES LES CONCLUSIONS

-- Ma foi, dit l'abbé Lamargelle comme nous achevons de déjeuner à
l'hôtel du _Roi Salomon_, on ne mange pas mal, ici; pas mal du
tout. Maison louche, mais cuisine parfaite. J'avoue que je suis
gourmand et qu'un bon repas me fait plaisir. Lacordaire a parlé
des «mâles voluptés de l'abstinence.» Mâles voluptés! Comme c'est
mâle et voluptueux, de se priver de quelque chose! Vous ne trouvez
pas?... Ce café est excellent... Voyons, ne faites donc pas cette
mine-là. Prenez un air réjoui, que diable! Puisque vous êtes
millionnaire, laissez-le voir. Ce n'est qu'à-moitié déshonorant.
Lorsque j'aurai trouvé dans ces paperasses les éléments d'une
fortune égale à la vôtre, continue-t-il en désignant un gros
paquet de papiers déposé sur une petite table, vous verrez quelle
allure je saurai me donner...

-- Ce sera différent, dis-je; vous avez sans doute un but dans
l'existence, une idée... Moi rien.

-- Je voudrais bien être à votre place, Vous n'avez pas de but dans
l'existence? Continuez. Contentez-vous de vivre pour vivre. La
maladie, assurent les hygiénistes, est une tentative du système
pour s'accommoder aux mauvaises conditions du milieu dans lequel
il se trouve. Le vol n'aura été pour vous qu'un essai
d'acclimatation à la Société.

-- Votre gaîté est plutôt grave.

-- Je l'admets. Eh! bien, si vous tenez absolument à vous charger
d'un idéal, vous en avez un tout trouvé: continuez encore. Volez,
volez. Idéal, pour idéal, du moment que nous le cherchons en-
dehors de nous, le crime en vaut un autre. Et quelle lumière il
projette sur le présent, et même sur l'avenir, et même sur le
passé! Tenez, j'ai appris hier qu'un de mes anciens élèves, un
marquis authentique, grand nom, grande noblesse, vient d'être
arrêté à Paris en flagrant délit de cambriolage. Comprenez-vous la
signification du fait? Découvrez-vous, autrement que les gazetiers
à la solde de Prudhomme, le sens de cet incident? Il me semble
voir, moi, dans l'acte courageux de ce descendant des croisés, la
seule protestation vraiment grande et vraiment digne qu'ait jamais
fait entendre la noblesse dévalisée contre les spoliations des
pillards de 89. Acte énorme, oui, quelles que soient les
proportions auxquelles on le réduise pour le moment, qui porte un
verdict sur le passé de la bourgeoisie et manifeste son futur.
D'ailleurs, il est inutile de jouer sur les mots. Dans un monde où
l'Abdication n'est pas seulement une Doctrine, mais une Vie, la
marche de l'humanité, en avant ou en arrière, n'a pu et ne peut
être déterminée que par des actes que les lois qualifient de
crimes ou de délits de droit commun. Malheureusement, il ne suffit
pas d'être un criminel, même un grand criminel, pour être un
caractère. L'individu, à présent, est non seulement hors la loi;
il est presque hors du possible. L'humanité possède l'unité et le
moi commun dont parlait Jean-Jacques. Elle n'a plus qu'une face.
Et sur cette face, pâle d'épouvante, s'est collé le masque menteur
du scepticisme, La raison d'être contemporaine? «J'ai peur de moi;
donc, j'existe.» Époque de cannibalisme silencieux et craintif.
L'homme ne vit plus pour se manger, comme autrefois; il se mange
pour vivre. Je ne crois pas qu'en aucun siècle le genre humain ait
autant souffert qu'aujourd'hui...

-- C'est mon avis dis-je. Mais, vous savez, on prétend que notre
époque est une époque de transition.

-- Mensonge! s'écrie l'abbé. Notre époque est une époque
d'accomplissement. L'humanité le comprend vaguement; et c'est pour
cela qu'elle a si peur, qu'elle est si lâche... Notre système
social mourra bientôt, dans l'état exact où il se trouve
actuellement, et il périra tout entier. Aucun changement ne
s'accomplira qui puisse établir un lien moral entre ce qui est
encore pour un temps et ce qui sera bientôt. Notre civilisation?
On peut la définir d'un mot; c'est la civilisation chrétienne.
L'influence du christianisme? Elle n'existe point par elle-même.
Sa mission a été de diviniser les anciens crimes sociaux; Son
action n'a été que celle de la corruption des sociétés antiques,
de plus en plus atroce et galvanisée par des signés de croix.
L'idée chrétienne? Une nouvelle serrure à l'ergastule; cent
marches de plus aux Gémonies. Le génie du christianisme? Une
camisole de force. «Jésus, dit saint Augustin, a perfectionné
l'esclave.» Oh! cette religion dont les dogmes pompent la force et
l'intelligence de l'homme comme des suçoirs de vampire! qui ne
veut de lui que son cadavre! qui chante la béatitude des serfs, la
joie des torturés, la grandeur des vaincus, la gloire des
assommés! Cette sanctification de l'imbécillité, de l'ignorance et
de la peur!... Et cette figure du Christ, si veule, si cauteleuse,
si balbutiante -- et si féroce! -- Ce thaumaturge ridicule! Je dis
ridicule, remarquez-le, parce que je crois à ses miracles. Ils
sont si puérils, à côté de ceux qu'on a faits depuis, en son nom!
Nourrir quatre mille hommes avec sept pains, quelle plaisanterie!
Le capitalisme chrétien n'en est plus là. Avez-vous vu, par
exemple, ces budgets d'ouvrières, établis par des personnes
compétentes, et qui accordent à ces favorisés du ciel 65 centimes
par jour pour vivre? Et l'on suppose, ne l'oubliez, pas, quelles
trouvent de l'ouvrage comme elles veulent. Et il paraît qu'elles
sont rassasiées. Voilà un miracle!... Avez-vous pensé quelquefois,
aussi, à ce Simon le Cyrénéen, qui revenait des champs, et auquel
on fit porter la croix du personnage? Il revenait des champs! Vous
entendez? Eh! bien, ils en ont encore l'épaule meurtrie, de cette
croix, ceux qui travaillent!... Notre monde occidental les traîne
comme un boulet, les traditions chrétiennes. Mais des races,
s'éveillent là-bas, à l'Orient, libres de ces entraves et
destinées, sans doute, à nous délivrer de nos liens, de nos
rêveries de ligotés au pied d'un gibet, de notre spiritualisme
abject et peut-être de nos turpitudes morales. L'avenir, ça...
Pour le présent, nous sommes condamnés au désolant spectacle de
l'harmonie du désordre et de la symétrie de l'incohérence.
Rappelez-vous les événements auxquels vous avez été mêlé, les
êtres dont l'existence a coudoyé la vôtre. Des hallucinés ou des
imbéciles. Tous! Tous ceux que vous avez pu voir! Et partout,
démence, insanité, aberration, folie!... «La maladie est l'état
naturel du chrétien», a dit Pascal. Hélas!...

-- Si vous pensez ce que vous dites, m'écrié-je malgré moi,
pourquoi portez-vous votre robe?

-- Pour m en servir! répond l'abbé en se levant avec un grand
geste. Afin de m'en servir pour moi-même, pour mes intérêts, pour
mes idées -- des idées que j'ai et que je crois grandes,
quelquefois! -- Dites donc! pourquoi portent-ils des couronnes, vos
rois? des armes, vos soldats? des toges, vos professeurs? des
simarres, vos juges? Moi qui suis une force, qui veux être un
homme et faire des hommes, il me serait impossible d'exister si je
ne portais pas cette défroque. J'aurais l'air d'exister par moi-
même! Comprenez vous?...

Il reprend -- et sa face s'illumine d'un éclat étrange, et son
geste s'élargit et sa voix tonne.

-- Mes idées! La seule idée: l'idée de liberté. Ah! je n'ignore pas
les efforts tentés par des Hommes, au milieu de l'indifférence
terrifiée des foules, pour faire jaillir la grandeur de l'avenir
de l'atrocité bête du présent. Tentatives généreuses qui furent et
resteront sans résultats, parce qu'on ne peut évoquer les réalités
du milieu des impostures -- parce qu'il faut écraser définitivement
le mensonge pour qu'apparaisse la vérité. -- Âmes labourées par la
douleur, cerveaux déchirés par l'angoisse, vous demeurerez
infertiles; rien ne germera dans le sillon qu'a creusé en vous le
soc du désespoir et qui sera comme l'ornière veuve de grain où
roule la meule de torture. Il y a si longtemps que la Parole a
cessé d'être un Fait! que le Verbe n'est plus qu'une arme faussée
dans la main gauche des charlatans!... Pourtant, j'espère. Notre
époque est tellement abjecte, elle a pris si lâchement le deuil de
sa volonté, notre vie est tellement lamentable, cette vie sans
ardeur, sans générosité, sans haine, sans amour et sans idées, que
peut-être écouterait-on un apôtre -- un apôtre qui aurait la
volonté, la volonté tenace de se faire entendre. -- Un apôtre
serait un Individu, d'abord -- l'Individu qui a disparu. -- Le jour
où il renaîtra, quel qu'il puisse être et d'où qu'il vienne, qu'il
soit l'Amour ou qu'il soit la Haine, qu'il étende les bras ou que
sa main tienne un sabre, l'univers actuel sera balayé comme une
aire au souffle de sa voix et un monde nouveau s'épanouira sous
ses pas. C'en sera fini, de cet immense couvent de la Sottise
meurtrière dont les murs, étayés par la peur, étouffent mal les
sanglots de la vanité qui s'égorge et les hurlements de la misère
qui se dévore; de ce monastère de la Renonciation Perpétuelle où
l'humanité, le bandeau de l'orgueil sur les yeux, s'est laissée
pousser par la main crochue du mauvais prêtre et verrouiller par
les doigts rouges du soldat; de ce cloître où les Foules, le
carcan de leur souveraineté au cou et les poignets saignant sous
les menottes de leur puissance absolue, pantèlent, prosternées
devant leur idole -- leur Idole qui est leur Image -- en attendant
que leur Providence, qui est l'État, entrebâille le guichet par
lequel, de temps en temps, elle laisse apercevoir la manne, à
moins qu'elle ne préfère ouvrir à deux battants la grande porte --
celle qui conduit à l'abattoir. -- Oui, le jour où l'Individu
reparaîtra, reniant les pactes et déchirant les contrats qui lient
les masses sur la dalle où sont gravés leurs Droits; le jour où
l'Individu, laissant les rois dire: «Nous voulons», osera dire:
«Je veux»; où, méconnaissant l'honneur d'être potentat en
participation, il voudra simplement être lui-même, et entièrement;
le jour où il ne réclamera pas de droits, mais proclamera sa
Force; ce jour-là sera ton dernier jour, ergastule des Foules
Souveraines où l'on prêche que l'Homme n'est rien et l'Humanité,
tout; où la Personnalité meurt, car il lui est interdit d'avoir
des espoirs en dehors d'elle-même; ton dernier jour, bagne des
Peuples-Rois où les hommes ne sont même plus des êtres, mais
presque des choses -- des esprits désespérés et malsains d'enfants
captifs, ravagés de songes de désert, de rêves dépeuplés et mornes
--; ton dernier jour, civilisation du despotisme anonyme,
irresponsable, inconscient et implacable -- émanation d'une
puissance néfaste et anti-humaine, et que tu ne soupçonnes même
pas!...

L'abbé s'arrête. Sa figure, qui rayonnait de l'enthousiasme du
visionnaire, s'assombrit tout à coup. Il ricane.

-- La folie partout, n'est-ce pas? Chez moi aussi. Les idées! Je
combats leur hallucination, mais elles m'aveuglent. Que vous dire?
Quel conseil vous donner?... Que faire? C'est terrible, ce dégoût
des autres, de tout, et de soi-même! Vous l'éprouvez et je
l'éprouve, et combien d'autres avec nous!... Le monde actuel est
l'abjection même. Je m'offrirais en holocauste de bon coeur pour
le transformer -- et des milliers d'êtres feraient comme moi -- si
je ne connaissais pas l'inanité du sacrifice. Malgré tout, l'idéal
est en nous. C'est nous. Vous êtes un hypnotisé et un voleur; cela
ne fait pas un homme. Tachez d'être un homme... Pour moi... Pour
moi, j'emporte ces papiers, que vous avez volés et qui me
permettront sans doute de commettre de nouveaux vols... Misère...

L'abbé m'a quitté. Je suis seul dans ma chambre et, pour échapper
à l'obsession des pensées qui me harcèlent, j'écris, en attendant
l'heure du départ. Je trace les lignes qui termineront ce
manuscrit où je raconte, à l'exemple de tant de grands hommes, les
aventures de ma vie. J'avoue que je voudrais bien placer une
phrase à effet, un mot, un rien, quelque chose de gentil, en avant
du point final. Mais cette phrase typique qui donnerait, par le
saisissant symbole d'une figure de rhétorique, la conclusion de ce
récit, je ne puis pas la trouver. Ce sera pour une autre fois. Mon
oeuvre demeurera donc sans conclusion. Ainsi que tout le reste,
après tout. Péroraisons de tribune, dénouements de théâtre,
épilogues de fictions, on aime ça, je le sais bien. On veut savoir
_comment ça finit_. C'est même une demande qui termine la vie; et
les yeux, quand la bouche du moribond ne peut plus parler, ont
encore la force de s'entr'ouvrir pour une dernière interrogation.
On veut savoir comment ça finit. Hélas! ça ne finit jamais; ça
continue...

Conclusion? Je ne serai plus un voleur, c'est certain. Et encore!
Pour répondre de l'avenir, il faudrait qu'il ne me fût pas
possible d'interroger le passé... J'ai, voulu vivre à ma guise, et
je n'y ai pas réussi souvent, j'ai fait beaucoup de mal à mes
semblables, comme les autres; et même un peu de bien, comme les
autres; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme
les autres. L'existence est aussi bête voyez-vous, aussi vide et
aussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui la
gagnent. Que faire de son coeur? que faire de son énergie? que
faire de sa force? -- et que faire de ce manuscrit?

En vérité, je n'en sais rien. Je ne veux pas l'emporter et je n'ai
point le courage de le détruire. Je vais le laisser ici, dans ce
sac où sont mes outils, ces ferrailles de cambrioleur qui ne me
serviront plus. Oui, je vais le mettre là. On l'utilisera pour
allumer le feu. Ou bien -- qui sait? -- peut-être qu'un honnête
homme d'écrivain, fourvoyé ici par mégarde, le trouvera,
l'emportera, le publiera et se fera une réputation avec. Dire
qu'on est toujours volé par quelqu'un... Ah! chienne de vie!...

FIN





End of the Project Gutenberg EBook of Le voleur, by Georges Darien

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOLEUR ***

***** This file should be named 15297-8.txt or 15297-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/1/5/2/9/15297/

Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available
at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader
format, eReader format and Acrobat Reader format.


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.