Journal d'un voyageur pendant la guerre

By George Sand

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Title: Journal d'un voyageur pendant la guerre

Author: George Sand

Release Date: January 23, 2006 [EBook #17589]

Language: French


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JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE

PAR

GEORGE SAND

(L.-A. AURORE DUPIN) VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT

PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA

       *       *       *       *       *

LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE
GRAMMONT

       *       *       *       *       *

1871

Droits de reproduction et de traduction réservés

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               Nohant, 15 septembre 1870.

Quelle année, mon Dieu! et comme la vie nous a été rigoureuse! La vie
est un bien pourtant, un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue dans
le sublime total universel. Les hommes de ce petit monde où nous sommes
n'en ont encore qu'une notion confuse, un sentiment fiévreux,
douloureux, étroit. Ils font un misérable usage des fugitives années où
ils croient pouvoir dire _moi_, sans songer qu'avant et après cette
passagère affirmation, leur moi a déjà été et sera encore un moi
inconscient peut-être de l'avenir et du passé, mais toujours plus
affirmatif et plus accusé.

Des milliers d'hommes viennent de joncher les champs de bataille de
leurs cadavres mutilés. Chers êtres pleurés! une grande âme s'élève avec
la fumée de votre sang injustement, odieusement répandu pour la cause
des princes de la terre. Dieu seul sait comment cette âme magnanime se
répartira dans les veines de l'humanité; mais nous savons au moins
qu'une partie de la vie de ces morts passe en nous et y décuple l'amour
du vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le besoin d'aimer, le
sentiment de la vie idéale, qui n'est autre que la vie normale telle que
nous sommes appelés à la connaître. De cette étreinte furieuse de deux
races sortira un jour la fraternité, qui est la loi future des races
civilisées. Ta mort, ô grand cadavre des armées, ne sera donc pas
perdue, et chacun de nous portera dans son sein un des coeurs qui ont
cessé de battre.

Ces réflexions me saisissent au lever du soleil, après quatre jours de
fièvre que vient de dissiper ou plutôt d'épuiser une nuit d'insomnie. En
ouvrant ma fenêtre, en aspirant la fraîcheur du matin et le profond
silence d'une campagne encore matériellement tranquille, je me demande
si tout ce que je souffre depuis six semaines n'est point un rêve.
Est-il possible que ce matin bleu, cette verdure renouvelée après un été
torride, ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces rayons d'or qui
percent les branches, ne soient pas l'aurore d'un jour heureux et pur?
Est-il possible que les héros de nos places de guerre souffrent mille
morts à cette heure, et que Paris entende déjà peut-être gronder le
canon allemand autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai eu le
cauchemar, la fièvre a déchaîné sur moi ses fantômes, elle m'a brisée.
Je m'éveille, tout est comme auparavant. Les vendangeurs passent, les
coqs chantent, le soleil étend sur l'herbe ses tapis de lumière, les
enfants rient sur le chemin.--Horreur! voilà des blessés qui reviennent,
des conscrits qui partent: malheur à moi, je n'avais pas rêvé!

Et devant moi se déroule de nouveau cette funeste demi-année dont j'ai
bu l'amertume en silence: Mon fils gravement malade pendant seize nuits
que j'ai passées à son chevet,--attendant d'heure en heure, durant
plusieurs de ces nuits lugubres, que ma belle-fille m'apportât des
nouvelles de mes deux petits-enfants sérieusement malades aussi: et
puis, quelques jours plus tard, quand le printemps splendide éclatait en
pluie de fleurs sur nos têtes, vingt autres nuits passées auprès de mon
fils malade encore. Et puis une grande fatigue, le travail en retard, un
effort désespéré pour reprendre ma tâche au milieu d'un été que je n'ai
jamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats tempérés: des
journées où le thermomètre à l'ombre montait à 45 degrés, plus un brin
d'herbe, plus une fleur au 1er juillet, les arbres jaunis perdant
leurs feuilles, la terre fendue s'ouvrant comme pour nous ensevelir,
l'effroi de manquer d'eau d'un jour à l'autre, l'effroi des maladies et
de la misère pour tout ce pauvre monde découragé de demander à la terre
ce qu'elle refusait obstinément à son travail, la consternation de sa
fauchaison à peu près nulle, la consternation de sa moisson misérable,
terrible sous cette chaleur d'Afrique qui prenait un aspect de fin du
monde! Et puis des fléaux que la science croyait avoir conjurés et
devant lesquels elle se déclare impuissante, des varioles foudroyantes,
horribles, l'incendie des bois environnants élevant ses fanaux sinistres
autour de l'horizon, des loups effarés venant se réfugier le soir dans
nos maisons! Et puis des orages furieux brisant tout, et la grêle
meurtrière achevant l'oeuvre de la sécheresse!

Et tout cela n'était rien, rien en vérité! Nous regrettons ce temps si
près de nous dont il semble qu'un siècle de désastres nous sépare déjà.
La guerre est venue, la guerre au coeur de la France, et aujourd'hui
Paris investi! Demain peut-être, pas plus de nouvelles de Paris que de
Metz! Je ne sais pas comment nos coeurs ne sont pas encore brisés. On
ne se parle plus dans la crainte de se décourager les uns les autres.


               17 septembre.

Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte
colossale, décisive, est-elle engagée? Je me lève encore avec le jour
sans avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c'est l'oubli de tout; on
ne peut plus le goûter qu'au prix d'une extrême fatigue, et nous sommes
dans l'inaction! On ne peut s'occuper des campagnes apparemment; rien
pour organiser ce qui reste au pays de volontés encore palpitantes, rien
pour armer ce qui reste de bras valides. Il n'y en a pourtant plus
guère; on a déjà appelé tant d'hommes! Notre paysan a pleuré, frémi, et
puis il est parti en chantant, et le vieux, l'infirme, le patient est
resté pour garder la famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer
le champ. Beauté mélancolique de l'homme de la terre, que tu es
frappante et solennelle au milieu des tempêtes politiques! Tandis que
le riche, vaillant ou découragé, abandonne son bien-être, son industrie,
ses espérances personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux
paysan, triste et grave, continue sa tâche et travaille pour l'an
prochain. Son grenier est à peu près vide; mais, fût-il plein, il sait
bien que d'une manière ou de l'autre il lui faudra payer les frais de la
guerre. Il sait que cet hiver sera une saison de misère et de
privations; mais il croit au printemps, lui! La nature est toujours pour
lui une promesse, et je l'ai trouvé moins affecté que moi en voyant
mourir cet été le dernier brin d'herbe de son pré, la dernière fleurette
de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste en regardant périr la
plante, la fleur, ce sourire pur et sacré de la terre, cette humble et
perpétuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le
sol n'était pas à jamais desséché, si la séve de la rose n'était pas à
jamais tarie, si je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou la
scutellaire au bord de l'eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce
qu'il pourrait faire manger à sa chèvre ou à son boeuf durant l'hiver;
mais il avait plus de confiance que moi dans l'inépuisable générosité du
sol. Il disait:

--Qu'un peu de pluie nous vienne, nous sèmerons vite, et nous
recueillerons en automne.

Mon imagination me montrait un cataclysme là où sa patience ne
constatait qu'un accident. Il ne s'apercevait guère du luxe évanoui, du
bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait
une poignée d'herbe avec la racine sèche, et après un peu d'étonnement,
il disait:

--L'herbe pourtant, l'herbe ça ne peut pas mourir!

Il n'a pas la compréhension raisonnée, mais il a l'instinct profond,
inébranlable, de l'impérissable vitalité. Le voilà en présence de la
famine pour son compte, aux prises avec les aveugles éventualités de la
guerre: comme il est calme! Au milieu de ses préjugés, de ses
entêtements, de son ignorance, il a un côté vraiment grand. Il
représente l'_espèce_ avec sa persistante confiance dans la loi du
renouvellement.


               Boussac (Creuse), 20 septembre.

On dit que récapituler ses maux porte malheur. Cela est vrai pour nous
aujourd'hui. La variole s'est déclarée foudroyante, épidémique autour de
nous; nous avons renvoyé les enfants et leur mère, et aujourd'hui force
nous est de les rejoindre, car le fléau est installé pour longtemps
peut-être, et nous ne pouvons vivre ainsi séparés. Nous voilà fuyant
quelque chose de plus aveugle et de plus méchant encore que la guerre,
après avoir tenté vainement d'y apporter remède; hélas! il n'y en a pas;
le paysan chasse le médecin ou le voit arriver avec effroi. Partons
donc! Une balle n'est rien, elle ne tue que celui qu'elle frappe, mais
ce mal subit qu'il faut absolument communiquer à l'être dévoué qui vous
soigne, à votre enfant, à votre mère, à votre meilleur ami!... Il faut
donc alors mourir en se haïssant soi-même, en se maudissant, en se
reprochant comme un crime d'avoir vécu une heure de trop!

La chaleur est écrasante, la sécheresse va recommencer; elle n'a pas
cessé ici, dans ce pays granitique, littéralement cuit. Nous couchons
dans une petite auberge très-propre; abondance de plats fortement
épicés, pas d'eau potable. Le pays est admirable quand même. La couleur
est morte sur les arbres, mais les belles formes et les beaux tons des
masses rocheuses bravent le manque de parure végétale. Les bestiaux
épars, cherchant quelques brins d'herbe sous la fougère, ont un grand
air de tristesse et d'ennui; leurs robes sont ternes, tandis que les
flancs dénudés des collines brillent au soleil couchant comme du métal
en fusion. Le soleil baisse encore, tout s'illumine, et les vastes
brûlis de bruyère forment à l'horizon des zones de feu véritable qu'on
ne distingue plus de l'embrasement général que par un ton cerise plus
clair. Sommes-nous en Afrique ou au coeur de la France? Hélas! c'est
l'enfer avec ses splendeurs effrayantes où l'âme navrée des souvenirs de
la terre fait surgir les visions de guerre et d'incendie. Ailleurs on
brûle tout de bon les villages, on tue les hommes, on emmène les
troupeaux. Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore! Ce
magnifique coucher de soleil, c'est peut-être la France qui brûle à
l'horizon!


               Saint-Loup (Creuse), 21 septembre.

Le Puy-de-Dôme et la fière dentelure des volcans d'Auvergne se sont
découpés tantôt dans le ciel au delà du plateau que nous traversions,
premier échelon du massif central de la France. Quelle placidité dans
cette lointaine apparition des sommets déserts! Voilà le rempart naturel
qu'au besoin la France opposerait à l'invasion; qu'il est majestueux
sous son voile de brume rosée! Les plaines immenses qui s'échelonnent
jusqu'à la base semblent le contempler dans un muet recueillement.

Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords de l'Indre. Les gens sont
pourtant plus actifs et plus industrieux; ils ont plus de routes et de
commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de
châtaignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin; sa vache et
son boeuf ne sont pas plus difficiles que son âne. Ils mangent ce qu'ils
trouvent, et sont moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes
habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n'attirera pas la convoitise
de l'étranger. La nature lui sera revêche, si l'habitant ne lui est pas
hostile.

Nous voici chez d'adorables amis, dans une vieille maison très-commode
et très-propre, aussi bien, aussi heureux qu'on peut l'être par ces
temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil a tout dévoré, et le
danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont
pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six mois! Deux beaux petits
garçons jouent au soleil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos
deux petites filles, charmées du changement de place, un petit âne d'un
bon caractère, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d'un air
nonchalant. Les enfants rient et gambadent, c'est un heureux petit monde
à part qui ne s'inquiète et ne s'attriste de rien. Au commencement de la
guerre, nous ne voulions pas qu'on en parlât devant nos filles; nous
avions peur qu'elles n'eussent peur. Nous les retrouvons déjà
acclimatées à cette atmosphère de désolation; elles ont voyagé, elles
ont fait une vingtaine de lieues; elles parlent bataille, elles jouent
aux Prussiens avec ces garçons, qui se font des fusils avec des tiges de
roseau. C'est un jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arrivé, cela
n'arrivera pas. Les enfants décidément ne connaissent pas la peur du
réel.


               22 septembre.

Chez nous, j'étais physiquement très-malade. Étais-je sous l'influence
de l'air empesté du pauvre Nohant? Aujourd'hui je me sens guérie, mais
le coeur ne reprend pas possession de lui-même. On avait naguère, dans
la tranquillité de la vie retirée et studieuse, cette petite joie
intérieure qui est comme le sentiment de l'état de santé de la
conscience personnelle. Aujourd'hui il n'y a plus du tout de
personnalité possible; le devoir accompli, toujours aimé, mais
impuissant au delà d'une étroite limite, ne console plus de rien. Voici
les temps de calamité sociale où tout être bien organisé sent frémir en
soi les profondes racines de la solidarité humaine. Plus de chacun pour
soi, plus de chacun chez soi! La communauté des intérêts éclate. L'avare
qui compte sa réserve est effrayé de cette stérile ressource qui
s'écoulera sans se renouveler. Il est malheureux, irrité; il voudrait
égorger l'inconnu, la crise, tout ce qui tombera sous sa main. Il
cherche un lieu sûr pour cacher sa bourse, non pas tant pour la dérober
à l'Allemand, avec lequel il se résigne à transiger, que pour se
dispenser de nourrir son voisin affamé l'hiver prochain. Celui qui n'a
pas la même préoccupation personnelle est malheureux autrement, sa
souffrance est plus noble, mais elle est plus profonde et plus
constante. Il ne se dit pas comme l'avare qu'il réussira peut-être, à
force de soins, à ne pas trop manquer. Quand l'avare a saisi cette
espérance, il s'endort rassuré. L'autre, celui qui fait bon marché de
lui-même, ne réfléchit pas tant à son lendemain. Son sommeil est un rêve
amer où l'âme se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre soldat de
l'humanité, il veut bien mourir pour les autres, mais il voudrait que
les autres fussent assurés de vivre, et quand la voix de la vision crie
à son oreille: _Tout meurt!_ il s'agite en vain, il étend ses mains dans
le vide. Il se sent mourir autant de fois qu'il y a de morts sur la
terre.


               22 septembre.

Heureux ceux qui croient que la vie n'est qu'une épreuve passagère, et
qu'en la méprisant ils gagneront une éternité de délices! Ce calcul
égoïste révolte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons
éternellement, que le soin que nous prenons d'élever notre âme vers le
vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et
plus intenses pour le développement de nos existences futures; mais
croire que le ciel est ouvert à deux battants à quiconque dédaigne la
vie terrestre me semble une impiété. Une place nous est échue en ce
monde; purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage;
rendons-le utile, s'il est pénible. Des compagnons nous entourent au
hasard; quels qu'ils soient, voyageons à frais communs; ne prions pas,
plutôt que de prier seuls. Travaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne
disons pas devant ceux qui meurent en chemin qu'ils sont heureux d'être
délivrés de leur tâche. Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce
monde, c'est précisément de bien faire cette tâche, et la mort qui
l'interrompt n'est pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait
commode, en vérité, d'aller s'asseoir au septième ciel pour avoir vécu
une fois.


               23 septembre.

Un soleil ardent traversant un air froid: ceci ressemble au printemps du
Midi; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au
pays de la soif. On a grand'peine ici à se procurer de l'eau, et elle
n'est pas claire; une pauvre petite source hors du village alimente
comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a
menés aujourd'hui voir le gouffre de la _Tarde_. La Tarde est un torrent
qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable
en hiver; il est enfoui dans d'étroites gorges granitiques qui se
bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d'eau
d'une violence extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre
encore un profond réservoir d'eau morte sous les roches qui surplombent.
Le poisson s'y est réfugié. A deux pas plus loin, la Tarde disparaît et
reparaît de place en place; elle semble revivre, marcher avec le vent
qui la plisse, mais elle s'arrête et se perd toujours. En mille
endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des entassements de
roches brisées ou roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien
n'est plus triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne,
qui a conservé à ses rives escarpées un peu de fraîcheur printanière,
mais qui semble leur dire: «Buvez encore aujourd'hui, demain je ne serai
plus.»

J'avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmants où
quelques fleurettes vous sourient encore et où l'on rêve de passer tout
seul un jour de _far niente_, sans souvenir de la veille, sans
appréhension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné
d'arbres et brodé de buissons; derrière soi, une pente herbeuse rapide,
plantée de beaux noyers; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le
lit du torrent; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des
pluies, deux courants refoulés se rencontrent et se battent à grand
bruit, mais où maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules
effleure l'eau captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond
le buisson de la muraille à pic; par où est-elle venue, par où s'en
ira-t-elle? Elle n'y songe pas; elle vous regarde, étonnée de votre
étonnement. Je contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles,
je cueillais des scabieuses lilas; quelqu'un dit près de moi:

--Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens!

Tout s'évanouit, la nature disparaît. Plus de contemplation. On se
reproche de s'être amusé un instant. On n'a pas le droit d'oublier.
Va-t'en, poésie, tu n'es bonne à rien!

Mon âme est-elle plus en détresse que celle des autres? Il y a si
longtemps que j'ai abandonné à ma famille les soins de la vie pratique,
que je suis redevenue enfant. J'ai vécu au-dessus du possible immédiat,
ne tenant bien compte que du possible éternel. Certes j'étais dans le
vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien; je me
disais que le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que
je n'y pouvais faire autorité, et qu'il était d'une sage modestie de ne
plus m'en mêler. Aujourd'hui je vois que la réflexion qui s'étend à
l'ensemble des faits humains est méconnue dans toute l'Europe, que les
nations sont régies par la loi brutale de l'égoïsme, qu'elles sont
insensibles à l'égorgement d'une civilisation comme la nôtre, que
l'Allemagne prend sa revanche de nos victoires, comme si un demi-siècle
écoulé depuis ne l'avait pas initiée à la loi du progrès et à la notion
de solidarité, que la faute d'un prince aveugle lui sert de prétexte
pour nous détruire, que c'est bien l'Allemagne qui veut anéantir la
France! Tout le monde agit pour arriver à l'issue violente de cette
lutte monstrueuse, et moi, je suis ici à m'étonner encore, en proie à
une stupeur où je sens que mon âme expire!


               24 septembre.

S...[a] est une de ces supériorités enfoncées dans la vie pratique, qui
s'y font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu'elles pourraient
s'étendre indéfiniment. Doué d'une activité à la fois ardente et
raisonnée, il s'intitule simple paysan, et pourrait être ministre d'État
mieux que bien d'autres qui l'ont été. Il a su faire, d'une terre en
friche, une propriété relativement riche. Pour qui sait l'histoire de la
terre dans ces pays ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus
d'argent qu'il n'en peut rendre est un problème ardu. Cela s'est fait
par lui sans capitaux, sans risques, avec ardeur, gaieté, douceur
paternelle. Sa femme est sa véritable moitié: similitude de goûts,
d'opinions, de caractère; deux êtres dont les forces s'unissent et
s'augmentent sous le lien d'une tendresse infinie. Couple rare, d'une
touchante simplicité et d'une valeur qu'il ignore!

[Note a: Sigismond Maulmond.]

Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent à la
bonne bourgeoisie, à la vraie, celle qui identifie sa tâche à celle du
laboureur et le considère comme son égal; mais cette égalité n'est pas
la similitude. On a beau défendre au paysan d'appeler _mon maître_ le
propriétaire du champ qu'il cultive, il veut que la possession soit une
autorité. Il ne voit dans la société qu'une hiérarchie de maîtrises à
conserver, car il est maître aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps
qu'il admet sa femme à sa table. Il a de la maîtrise cette notion
qu'elle n'est pas donnée par le travail et pour le travail seulement. Il
veut qu'elle soit de tous les instants et s'étende à tous les actes de
la vie. C'est en vain que le bourgeois éclairé lui dit:

--Je ne suis que le patron, celui qui dirige l'emploi des forces. Quand
la charrue est rentrée, quand le boeuf est à l'étable, je n'ai plus
d'autorité; vous êtes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou
séparément, nous pouvons penser, agir, voter, chacun à sa guise. En
dehors de la fonction spéciale qui nous lie à la terre par un contrat
passé entre nous, chacun de nous s'appartient.

Le paysan comprend fort bien; mais il ne veut pas qu'il en soit ainsi.
Il ne veut pas être l'égal du _maître_, parce qu'il ne veut pas, sur
l'échelon infime qu'il occupe, admettre un pouvoir égal au sien. Il
prend la société pour un régiment où la consigne est de toutes les
heures. Aussi se plie-t-il au régime militaire avec une prodigieuse
facilité. Là où le bourgeois porte une notion de dévouement à la patrie
qui lui fait accepter les amertumes de l'esclavage, le paysan porte la
croyance fataliste que l'homme est fait pour obéir.

On s'assemble sur la place du village, on fait l'exercice avec quelques
fusils de chasse et beaucoup de bâtons. Il y a là encore de beaux hommes
qui seront pris par la prochaine levée et qui n'y croient pas encore. On
sort du village, on apprend à marcher ensemble, à se taire dans les
rangs, à se diviser, à se masser. L'un d'eux disait:

--Je n'ai pas peur des Prussiens.

--Alors, répond un voisin, tu es décidé à te battre?

--Non. Pourquoi me battrais-je?

--Pour te défendre. S'ils prennent ta vache, qu'est-ce que tu feras?

--Rien. Ils ne me la prendront pas.

--Pourquoi?

--Parce qu'ils n'en ont _pas le droit_.

_Sancta simplicitas!_ Toute la logique du paysan est dans cette notion
du tien et du mien, qui lui parait une loi de nature imprescriptible.
Ils n'en ont _pas le droit_!--Le mot, rapporté à table, nous a fait
rire, puis je l'ai trouvé triste et profond. Le droit! cette convention
humaine, qui devient une religion pour l'homme naïf, que la société
méconnaît et bouleverse à chaque instant dans ses mouvements politiques!
Quand viendra l'impôt forcé, l'impôt terrible, inévitable, des frais de
guerre, tous ces paysans vont dire que l'État n'a _pas le droit_! Quelle
résistance je prévois, quelles colères, quels désespoirs au bout d'une
année stérile! Comment organiser une nation où le paysan ne comprend pas
et domine la situation par le nombre?


               25 septembre.

S... veut nous arracher à la tristesse; il nous fait voir le pays. La
région qui entoure Saint-Loup n'est pas belle: les arbres,
très-nombreux, sont moitié plus petits et plus maigres que ceux du
Berri, déjà plus petits de moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on
pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d'arbres. Elle se
rachète au point de vue du rapport par la quantité, et on appelle le
territoire où nous sommes la Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans
grandeur et sans charme, manquant de belles masses et d'accidents
heureux; mais au delà de ce plateau sans profondeur de terre végétale,
les arbres s'espacent et se groupent, des versants s'accusent, et dans
les creux la végétation trouve pied. Les belles collines de Boussac,
crénelées de puissantes pierres druidiques, reparaissent pour encadrer
la partie ouest. A l'est, les hauteurs de Chambon font rebord à la vaste
cuve fertile, coupée encore de quelques landes rétives et semée, au
fond, de vastes étangs, aujourd'hui desséchés en partie et remplis de
sables blancs bordés de joncs d'un vert sombre. Un seul de ces étangs a
encore assez d'eau pour ressembler à un lac. Le soleil couchant y plonge
comme dans un miroir ardent. Ma petite-fille Aurore, qui n'a jamais vu
tant d'eau à la fois, croit qu'elle voit la mer, et le contemple en
silence tant qu'elle peut l'apercevoir à travers les buissons du chemin.

L'abbaye de Beaulieu est située dans une gorge, au bord de la Tarde, qui
y dessine les bords d'un vallon charmant. Là il y a des arbres qui sont
presque des arbres. Cette enceinte de fraîches prairies et de
plantations déjà anciennes, car elles datent du siècle dernier, a
conservé de l'herbe et du feuillage à discrétion. Le ravin lui fait une
barrière étroite, mais bien mouvementée, couverte de bois à pic et de
rochers revêtus de plantes. Ce serait là, au printemps, un jardin
naturel pour la botanique; mais je ne vois plus rien qu'un ensemble, et
on dit encore autour de moi:

Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici!

--Toujours l'ennemi, le fléau devant les yeux! Il se met en travers de
tout; c'est en vain que la terre est belle et que le ciel sourit. Le
destructeur approche, les temps sont venus. Une terreur apocalyptique
plane sur l'homme, et la nature s'efface.

On organise la défense; s'ils nous en laissent le temps, la peur fera
place à la colère. Ceux qui raisonnent ne sont pas effrayés du fait, et
j'avoue que la bourrasque de l'invasion ne me préoccupe pas plus pour
mon compte que le nuage qui monte à l'horizon dans un jour d'été. Il
apporte peut-être la destruction aussi, la grêle qui dévaste, la foudre
qui tue; le nuage est même plus redoutable qu'une armée ennemie, car nul
ne peut le conjurer et répondre par une artillerie terrestre à
l'artillerie céleste. Pourtant notre vie se passe à voir passer les
nuages qui menacent; ils ne crèvent pas tous sur nos têtes, et l'on se
soucie médiocrement du mal inévitable. La vie de l'homme est ainsi faite
qu'elle est une acceptation perpétuelle de la mort; oubli inconscient ou
résignation philosophique, l'homme jouit d'un bien qu'il ne possède pas
et dont aucun bail ne lui assure la durée. Que l'orage de mort passe
donc! qu'il nous emporte plusieurs ou beaucoup à la fois! Y songer, s'en
alarmer sans cesse, c'est mourir d'avance, c'est le suicide par
anticipation.

Mais la tristesse que l'on sent est plus pénible que la peur. Cette
tristesse, c'est la contagion de celle des autres. On les voit s'agiter
diversement dans un monde près de finir, sans arriver à la
reconstruction d'un monde nouveau. On m'écrit de divers lieux et de
divers points de vue:

«Nous assistons à l'agonie des races latines!»

Ne faudrait-il pas dire plutôt que nous touchons à leur renouvellement?

Quelques-uns disent même que la transmission d'un nouveau sang dans la
race vaincue modifiera en bien ou en mal nos instincts, nos
tempéraments, nos tendances. Je ne crois pas à cette fusion physique des
races. La guerre n'amène pas de sympathie entre le vainqueur et le
vaincu. La brutalité cosaque n'a pas implanté en France une monstrueuse
génération de métis dont il y ait eu à prendre note. En Italie, pendant
une longue occupation étrangère, la fierté, le point d'honneur
patriotique n'ont permis avec l'ennemi que des alliances rares et
réputées odieuses. Nos courtisanes elles-mêmes y regarderont à deux fois
avant de se faire prussiennes, et d'ailleurs la bonne nature, qui est
logique, ne permet pas aux courtisanes d'être fécondes.

Ce n'est donc pas de là que viendra le renouvellement. Il viendra de
plus haut, et la famille teutonne sera plus modifiée que la nôtre par ce
contact violent que la paix, belle ou laide, rendra plus durable que la
guerre. Quel est le caractère distinctif de ces races? La nôtre n'a pas
assez d'ordre dans ses affaires, l'autre en a trop. Nous voulons penser
et agir à la fois, nous aspirons à l'état normal de la virilité humaine,
qui serait de vouloir et pouvoir simultanément. Nous n'y sommes point
arrivés, et les Allemands nous surprennent dans un de ces paroxysmes où
la fièvre de l'action tourne au délire, par conséquent à l'impuissance.
Ils arrivent froids et durs comme une tempête de neige, implacables dans
leur parti pris, féroces au besoin, quoique les plus doux du monde dans
l'habitude de la vie. Ils ne pensent pas du tout, ce n'est pas le
moment; la réflexion, la pitié, le remords, les attendent au foyer. En
marche, ils sont machines de guerre inconscientes et terribles. Cette
guerre-ci particulièrement est brutale, sans âme, sans discernement,
sans entrailles. C'est un échange de projectiles plus ou moins nombreux,
ayant plus ou moins de portée, qui paralyse la valeur individuelle, rend
nulles la conscience et la volonté du soldat. Plus de héros, tout est
mitraille. Ne demandez pas où sera la gloire des armes, dites où sera
leur force, ni qui a le plus de courage; il s'agit bien de cela!
demandez qui a le plus de boulets.

C'est ainsi que la civilisation a entendu sa puissance en Allemagne. Ce
peuple positif a supprimé jusqu'à nouvel ordre la chimère de l'humanité.
Il a consacré dix ans à fondre des canons. Il est chez nous, il nous
foule, il nous ruine, il nous décime. Nous contemplons avec stupeur sa
splendeur mécanique, sa discipline d'automates savamment disposés. C'est
un exemple pour nous, nous en profiterons; nous prendrons des notions
d'ordre et d'ensemble. Nous aurons épuisé les efforts désordonnés, les
fantaisies périlleuses, les dissensions où chacun veut être tout. Une
cruelle expérience nous mûrira; c'est ainsi que l'Allemagne nous fera
faire un pas en avant. Dussions-nous être vaincus par elle en apparence,
nous resterons le peuple initiateur qui reçoit une leçon et ne la subit
pas. Ce refroidissement qu'elle doit apporter à nos passions trop vives
ne sera donc pas une modification de notre tempérament, un abaissement
de chaleur naturelle comme l'entendrait une physiologie purement
matérialiste; ce sera un accroissement de nos facultés de réflexion et
de compréhension. Nous reconnaîtrons qu'il y a chez ce peuple un
stoïcisme de volonté qui nous manque, une persistance de caractère, une
patience, un savoir étendu à tout, une décision sans réplique, une vertu
étrange jusque dans le mal qu'il croit devoir commettre. Si nous gardons
contre lui un ressentiment politique amer, notre raison lui rendra
justice à un point de vue plus élevé.

Quant à lui, en cet instant, sans doute, il s'arroge le droit de nous
mépriser. Il ne se dit pas qu'en frappant nos paysans de terreur il est
le criminel instigateur des lâchetés et des trahisons. Il dédaigne ce
paysan qui ne sait pas lire, qui ne sait rien, qui a puisé dans le
catholicisme tout ce qui tendait à l'abrutir par la fausse
interprétation du christianisme. L'Allemand, à l'heure qu'il est, raille
le désordre, l'incurie, la pénurie de moyens où l'empire a laissé la
France. Il nous traite comme une nation déchue, méritant ses revers,
faite pour ramper, bonne à détruire; mais les Allemands ne sont pas tous
aveuglés par l'abus de la force. Il y a des nuances de pays et de
caractère dans cette armée d'invasion. Il y a des officiers instruits,
des savants, des hommes distingués, des bourgeois jadis paisibles et
humains, des ouvriers et des paysans honnêtes chez eux, épris de musique
et de rêverie. Ce million d'hommes que l'Allemagne a vomi sur nous ne
peut pas être la horde sauvage des innombrables légions d'Attila. C'est
une nation différente de nous, mais éclairée comme nous par la
civilisation et notre égale devant Dieu. Ce qu'elle voit chez nous,
beaucoup le comprendront, et l'ivresse de la guerre fera place un jour à
de profondes réflexions. Il me semble que j'entends un groupe
d'étudiants de ce docte pays s'entretenir en liberté dans un coin de nos
mornes campagnes. Des gens de Boussac qui ont l'imagination vive
prétendaient ces jours-ci avoir vu trois Prussiens, le casque en tête,
assis au clair de la lune, sur les pierres _jaumâtres_, ces blocs
énormes qui surmontent le vaste cromlech du mont Barlot.

Ils ont pu les voir! Leurs âmes effarées ont vu trois âmes pensives que
la rêverie faisait flotter sur les monuments druidiques de la vieille
Gaule, et qui devisaient entre elles de l'avenir et du passé. Qui sait
le rôle de l'idée quand elle sort de nous pour embrasser un horizon
lointain dans le temps et dans l'espace? Elle prend peut-être alors une
figure que les extatiques perçoivent, elle prononce peut-être des
paroles mystérieuses qu'une autre âme rêveuse peut seule entendre.

Donc supposons; ils étaient trois: un du nord de l'Allemagne, un du
centre, un du midi. Celui du nord disait:

--Nous tuons, nous brûlons, comme nous avons été tués et brûlés par la
France. C'est justice, c'est la loi du retour, la peine du talion. Vive
notre césar qui nous venge!

Celui du midi disait:

--Nous avons voulu nous séparer du césar du midi; nous tuons et brûlons
pour inaugurer le césar du nord!

Et l'Allemand du centre disait:

--Nous tuons et brûlons pour n'être pas tués et brûlés par le césar du
nord ou par celui du midi.

Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-on, aux sacrifices
humains, sortit une voix sinistre qui disait:

--Nous avons tué et brûlé pour apaiser le dieu de la guerre. Les césars
de Rome nous ont tués et brûlés pour étendre leur empire.

--Les césars sont dieux! s'écria le Prussien.

--Craignons les césars! dit le Bavarois.

--Servons les césars! ajouta le Saxon.

--Craignez la Gaule! reprit la voix de la pierre; c'est la terre où les
vivants sont mangés par les morts.

--La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en
frappant la pierre antique du talon de leurs bottes.

Mais la voix répondit:

--Le cadavre est sous vos pieds; l'âme plane dans l'air que vous
respirez, elle vous pénètre, elle vous possède, elle vous embrasse et
vous dompte. Attachée à vous, elle vous suivra; vous l'emporterez chez
vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme
une victime inapaisable que rien ne réduit au silence. A tout jamais
dans la légende des siècles, une voix criera sur vos tombes:

«Vous avez tué et brûlé la France, qui ne voulait plus de césars, pour
faire à ses dépens la richesse et la force d'un césar qui vous détruira
tous!»

Les trois étrangers gardèrent le silence; puis ils ôtèrent leurs casques
teutons, et la lune éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui
souriaient en se débarrassant d'un rêve pénible. Ils voulaient oublier
la guerre et rêvaient encore. Ils se croyaient transportés dans leur
patrie, à l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs
fiancées préparaient leurs pipes et rinçaient leurs verres. Il leur
semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis un rude voyage à travers la
France. Ils disaient:

--Nous avons été bien cruels!

--La France le méritait.

--Au début, oui, peut-être, elle était insolente et faible; mais le
châtiment a été trop loin, et sa faiblesse matérielle est devenue une
force morale que nous n'avons su ni respecter ni comprendre.

--Ces Français, dit le troisième, sont les martyrs de la civilisation;
elle est leur idéal. Ils souffrent tout, ils s'exposent à tout pour
connaître l'ivresse de l'esprit; que ce soit empire ou république, libre
disposition de soi-même ou démission de la volonté personnelle, ils sont
toujours en avant sur la route de l'inconnu. Rien ne dure chez eux, tout
se transforme, et, qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au bout de
leur illusion. C'est un peuple insensé, ingouvernable, qui échappe à
tout et à lui-même. Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foulé. Il est
si frivole qu'il n'y songe déjà plus.

--Et si vivace qu'il ne l'a peut-être pas senti!

Ils burent tous trois à l'unité et à la gloire de la vieille Allemagne;
mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils
étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils s'éveillèrent enfin,
où?... peut-être à l'ambulance, où tous trois gisaient blessés,
peut-être à la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient trois jeunes
hommes intelligents et instruits, fatigués ou souffrants, dégrisés à
coup sûr des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et rêver,
ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les
proportions d'un crime dans les annales de l'humanité, que le vainqueur,
quel qu'il fût, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords
l'appui prêté à l'ambition des princes de la terre. Peut-être
rougirent-ils, sans se l'avouer, du rôle de dévastateurs et de pillards
que leur faisait jouer l'ambition des maîtres; peut-être
éprouvèrent-ils déjà l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on
leur donnait à dévorer, si héroïque dans sa détresse, si ardente à
mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées
n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie là où
l'Allemagne s'attendait à trouver l'épuisement et l'indifférence.

       *       *       *       *       *

Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire, c'est qu'un temps n'est pas
loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée
aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste à
croire que la grandeur d'une race est dans sa force matérielle et peut
se personnifier dans la politique d'un homme, elle reconnaîtra que nul
homme ne peut être investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'empereur
des Français n'a pas su porter le lourd fardeau qu'il avait assumé sur
lui. Mieux conseillé par un homme d'action pure, le roi Guillaume est au
sommet de la puissance de fait; il n'en est pas moins condamné, quelle
que soit l'intelligence de son ministre, quelque réglée et assurée que
soit sa force, quelque habile et obstinée que semble sa politique, à
voir s'écrouler son prestige. Les temps sont mûrs; ce qui se passe
aujourd'hui chez nous est le glas des monarchies absolues: nous aurons
été près de périr par la faute d'un seul, n'est-ce pas un enseignement
dont l'Allemagne sera frappée? Si nous nous relevons, ce sera par le
réveil de l'énergie individuelle et par la conviction de l'universelle
solidarité. Guillaume continue en ce moment la partie que Napoléon III
vient de perdre. Plus valide, plus lucide, mieux préparé, il semble
triompher de l'Europe anéantie. Il brave toutes les puissances, il
arrive à cette ivresse fatale qui marque la fin des empires. Détrompés
les premiers, nous expions les premiers, comme toujours! Dans vingt ans,
si nous avons réussi à écarter la chimère du règne, nous serons un grand
peuple régénéré. Dans vingt ans, si l'Allemagne s'endort sous le
sceptre, elle sera ce que nous étions hier, un peuple trompé, corrompu,
désarmé.


               26 septembre.

On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes nouvelles. Nous n'y croyons
pas. Ces pays éloignés de la scène sont comme les troisièmes dessous
d'un théâtre, où le signal qui doit avertir les machinistes ne
résonnerait plus. Paris investi, les lignes télégraphiques coupées, nous
sommes plus loin de l'action que l'Amérique. Mes enfants et nos amis
s'en vont à trois lieues d'ici pour savoir si quelque dépêche est
arrivée. Je reste seule à la maison; il y a une bibliothèque de vieux
livres de droit et de médecine. Je trouve l'ancien recueil des _Causes
célèbres_. J'essaye de lire. Toutes ces histoires doivent être
intéressantes quand on a l'esprit libre. Dans la disposition où est le
mien, je ne saurais rien juger; de plus il me semble que _juger_ sans
appel est impossible à tous les points de vue, et que tous ces grands
procès _jugés_ ne condamnent personne au tribunal de l'avenir. Peu de
faits réputés authentiques sont absolument prouvés, et lorsque la
torture était un moyen d'arracher la vérité, les aveux ne prouvaient
absolument rien; mais je ne m'arrête pas aux causes tragiques. Ces
épisodes de la vie humaine paraissent si petits quand tout est drame
vivant et tragédie sanglante dans le monde! Je cherche quelque intérêt
dans les causes civiles rapportées dans ce recueil: des enfants
méconnus, désavoués, qui forcent leurs parents à les reconnaître ou qui
parviennent à se faire attribuer leur héritage; des personnages disparus
qui reparaissent et réussissent ou ne réussissent pas à recouvrer leur
état civil, les uns condamnés comme imposteurs, les autres réintégrés
dans leurs noms et dans leurs biens; des arrêts rendus pour et contre
dans les mêmes causes, des témoignages qui se contredisent, des faits
qui, dans l'esprit du lecteur, disent en même temps oui et non: où est
la vérité dans ces aventures romanesques, souvent invraisemblables à
force d'être inexplicables? Où est l'impartialité possible quand c'est
quelquefois le méchant qui semble avoir raison du doux et du faible? Où
est la certitude pour le magistrat? A-t-elle pu exister pour lui, quand
la postérité impartiale ne démêle pas, au milieu de ces détails
minutieux, le mensonge de la vérité?

Les enquêtes réciproques sont suscitées par la passion; elles dévoilent
ou inventent tant de turpitudes chez les deux parties qu'on arrive à ne
rien croire ou à ne s'intéresser à personne. Cette lecture ne me porte
pas à rechercher le réalisme dans l'art, non pas tant à cause du manque
d'intérêt du réel qu'à cause de l'invraisemblance. Il est étrange que
les choses _arrivées_ soient généralement énigmatiques. Les actions sont
presque toujours en raison inverse des caractères. Toute la logique
humaine est annulée quand, au lieu de s'élever au-dessus des intérêts
matériels, l'homme fait de ces intérêts le mobile absolu de sa conduite.
Il tombe alors sous la loi du hasard, car il appartient à des
éventualités qui ne lui appartiennent pas, et si sa destinée est folle
et bizarre, il semble devenir bizarre et fou lui-même.

Les nouvelles d'hier, c'est la démarche de Jules Favre auprès de M. de
Bismarck. De quelque façon qu'on juge cette démarche au point de vue
pratique, elle est noble et humaine, elle a un caractère de sincérité
touchante. Nous en sommes émus, et nos coeurs repoussent avec le sien la
paix honteuse qui nous est offerte.

Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On voudrait généralement dans nos
provinces du centre la paix à tout prix. Il n'y a pas à s'arrêter aux
discussions quand on n'a affaire qu'à l'égoïsme de la peur; mais tous ne
sont pas égoïstes et peureux, tant s'en faut. Il y a grand nombre
d'honnêtes gens qui s'effrayent de la tâche assumée par le gouvernement
de la défense nationale et de l'effroyable responsabilité qu'il accepte
en ajournant les élections. Il s'agit, disent-ils, de faire des miracles
ou d'être voués au mépris et à l'exécration de la France. S'ils ne font
que le possible, nous pouvons succomber, et on les traitera d'insensés,
d'incapables, d'ambitieux, de fanfarons. Ils auront aggravé nos maux,
et, quand même ils se feraient tuer sur la brèche, ils seront maudits à
jamais. Voilà ce que pensent, non sans quelque raison, des personnes
amies de l'institution républicaine et sympathiques aux hommes qui
risquent tout pour la faire triompher. L'émotion, l'enthousiasme, la
foi, leur répondent:

--Oui, ces hommes seront maudits de la foule, s'ils succombent; mais ils
triompheront. Nous les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec eux!
S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous inquiétez pas de ce
premier effroi où nous sommes, il se dissipera vite. En France, les
extrêmes se touchent. Ce peuple tremblant et consterné va devenir
héroïque en un instant!

C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illusion, il y a un abîme.
Que la France se relève un jour, je n'en doute pas. Qu'elle se réveille
demain, je ne sais. Le devoir seul a raison, et le devoir, c'était de
refuser le démembrement; l'honneur ne se discute pas.

Mais retarder indéfiniment les élections, ceci n'est pas moins risqué
que la lutte à outrance, et il ne me paraît pas encore prouvé que le
vote eût été impossible. Le droit d'ajournement ne me paraît pas non
plus bien établi. Je me tais sur ce point quand on m'en parle. Nous ne
sommes pas dans une situation où la dispute soit bonne et utile; je n'ai
pas d'ailleurs l'orgueil de croire que je vois plus clair que ceux qui
gouvernent le navire à travers la tempête. Pourtant la conscience
intérieure a son obstination, et je ne vois pas qu'il fût impossible de
procéder aux élections, même après l'implacable réponse du roi
Guillaume. Nous appeler tous à la résistance désespérée en nous imposant
les plus terribles sacrifices, c'est d'une audace généreuse et grande;
nous empêcher de voter, c'est dépasser la limite de l'audace, c'est
entrer dans le domaine de la témérité.

Ou bien encore c'est, par suite d'une situation illogique, le fait
d'une illogique timidité. On nous juge capables de courir aux armes un
contre dix, et on nous trouve incapables pour discuter par la voix de
nos représentants les conditions d'une paix honorable. Il y a là
contradiction flagrante: ou nous sommes dignes de fonder un gouvernement
libre et fier, ou nous sommes des poltrons qu'il est dérisoire d'appeler
à la gloire des combats.

Ne soyez pas surpris, si vos adversaires vous crient que vous êtes plus
occupés de maintenir la république que de sauver le pays. Vos
adversaires ne sont pas tous injustes et prévenus. Je crois que le grand
nombre veut la délivrance du pays; mais plus vous proclamez la
république, plus ils veulent, en vertu de la liberté qu'elle leur
promet, se servir de leurs droits politiques. Sommes-nous donc dans une
impasse? Le trouble des événements est-il entré dans les esprits d'élite
comme dans les esprits vulgaires? L'égoïsme est-il seul à savoir ce
qu'il lui faut et ce qu'il veut?


               27 septembre.

Nous sommes difficiles à satisfaire en tout temps, nous autres Français.
Nous sommes la critique incarnée, et dans les temps difficiles la
critique tourne à l'injure. En vertu de notre expérience, qui est
terrible, et de notre imagination, qui est dévorante, nous ne voulons
confier nos destinées qu'à des êtres parfaits; n'en trouvant pas, nous
nous éprenons de l'inconnu, qui nous leurre et nous perd. Aussi tout
homme qui s'empare du pouvoir est-il entouré du prestige de la force ou
de l'habileté. Qu'il fasse autrement que les autres, c'est tout ce qu'on
lui demande, et on ne regarde pas au commencement si c'est le mal ou le
bien. Admirer, c'est le besoin du premier jour, estimer ne semble pas
nécessaire, éplucher est le besoin du lendemain, et le troisième jour on
est bien près déjà de haïr ou de mépriser.

Un gouvernement d'occasion à plusieurs têtes ne répond pas au besoin
d'aventures qui nous égare. Quels que soient le patriotisme et les
talents d'un groupe d'hommes choisis d'avance par l'élection pour
représenter la lutte contre le pouvoir absolu, ce groupe ne peut
fonctionner à souhait qu'en vertu d'une entente impossible à contrôler.
On suppose toujours que des idées contradictoires le paralysent, et le
paysan dit:

--Comment voulez-vous qu'ils s'entendent? Quand nous sommes trois au
coin du feu à parler des affaires publiques, nous nous disputons!

Aussi le simple, qui compose la masse illettrée, veut toujours un
maître; il a le monothéisme du pouvoir. La culture de l'esprit amène
l'analyse et la réflexion, qui donnent un résultat tout contraire. La
raison nous enseigne qu'un homme seul est un zéro, que la sagesse a
besoin du concours de plusieurs, et que le droit s'appuie sur
l'assentiment de tous. Un homme sage et grand à lui tout seul est une si
rare exception, qu'un gouvernement fondé sur le principe du monothéisme
politique est fatalement une cause de ruine sociale. Pour faire
idéalement l'homme sage et fort qui est un être de raison, il faut la
réunion de plusieurs hommes relativement forts et sages, travaillant,
sous l'inspiration d'un principe commun, à se compléter les uns les
autres, à s'enrichir mutuellement de la richesse intellectuelle et
morale que chacun apporte au conseil.

Ce raisonnement, qui entre aujourd'hui dans toutes les têtes dégrossies
par l'éducation, n'est pas encore sensible à l'ignorant; il part de
lui-même, de sa propre ignorance, pour décréter qu'il faut un plus
savant que lui pour le conduire, et au-dessus de celui-là un plus savant
encore pour conduire l'autre, et toujours ainsi, jusqu'à ce que le
savoir se résume dans un fétiche qu'il ne connaîtra jamais, qu'il ne
pourra jamais comprendre, mais qui est né pour posséder le savoir
suprême. Celui qui juge ainsi est toujours l'homme du moyen âge, le
fataliste qui se refuse aux leçons de l'expérience; il ne peut profiter
des enseignements de l'histoire, il ne sait rien de l'histoire. Pauvre
innocent, il ne sait pas encore que les castes en se confondant ont
cessé de représenter des réserves d'hommes pour le commandement ou la
servitude, qu'il n'y a plus de races prédestinées à fournir un savant
maître pour les foules stupides, que le savoir s'est généralisé sans
égard aux priviléges, que l'égalité s'est faite, et que lui seul,
l'ignorant, est resté en dehors du mouvement social. Louis Blanc avait
eu une véritable révélation de l'avenir, lorsqu'en 1848 il opinait pour
que le suffrage universel ne fût proclamé qu'avec cette restriction:
L'instruction gratuite obligatoire est entendue ainsi, que tout homme ne
sachant pas lire et écrire dans trois ou cinq ans à partir de ce jour
perdra son droit d'électeur.--Je ne me rappelle pas les termes de la
formule, mais je ne crois pas me tromper sur le fond.--Cette sage mesure
nous eût sauvés des fautes et des égarements de l'empire, si elle eût
été adoptée. Tout homme qui se fût refusé au bienfait de l'éducation se
fût déclaré inhabile à prendre part au gouvernement, et on eût pu
espérer que la vérité se ferait jour dans les esprits.


               27 au soir.

Nous avons été voir un vieil ami à Chambon. Cette petite ville, qui
m'avait laissé de bons souvenirs, est toujours charmante par sa
situation; mais le progrès lui a ôté beaucoup de sa physionomie: on a
exhaussé ou nivelé, suivant des besoins sanitaires bien entendus, le
rivage de la Vouèze, ce torrent de montagne qui se répandait au hasard
dans la ville. De là, beaucoup d'arbres abattus, beaucoup de lignes
capricieuses brisées et rectifiées. On n'est plus à même la nature comme
autrefois. Le torrent est emprisonné, et comme il n'est pas méchant en
ce moment-ci, il paraît d'autant plus triste et humilié. Mon Aurore s'y
promène à pied sec là où jadis il passait en grondant et se pressait en
flots rapides et clairs. Aujourd'hui des flaques mornes irisées par le
savon sont envahies par les laveuses; mais la gorge qui côtoie la ville
est toujours fraîche, et les flancs en sont toujours bien boisés. Nous
avions envie de passer là quelques jours, c'était même mon projet quand
j'ai quitté Nohant. Je m'assure d'une petite auberge adorablement située
où, en été, l'on serait fort bien; mais nos amis ne veulent pas que nous
les quittions: le temps se refroidit sensiblement, et ce lieu-ci est
particulièrement froid. Je crains pour nos enfants, qui ont été élevées
en plaine, la vivacité de cet air piquant. J'ajourne mon projet. Je fais
quelques emplettes et suis étonnée de trouver tant de petites ressources
dans une si petite ville. Ces Marchois ont plus d'ingéniosité dans leur
commerce, par conséquent dans leurs habitudes, que nos Berrichons.

Notre bien cher ami le docteur Paul Darchy est installé là depuis
quelques années. Son travail y est plus pénible que chez nous; mais il
est plus fructueux pour lui, plus utile pour les autres. Le paysan
marchois semble revenu des sorciers et des remègeux. Il appelle le
médecin, l'écoute, se conforme à ses prescriptions, et tient à honneur
de le bien payer. La maison que le docteur a louée est bien arrangée et
d'une propreté réjouissante. Il a un petit jardin d'un bon rapport,
grâce à un puits profond et abondant qui n'a pas tari, et au fumier de
ses deux chevaux. Nous sommes tout étonnés de voir des fleurs, des
gazons verts, des légumes qui ne sont pas étiolés, des fruits qui ne
tombent pas avant d'être mûrs. Ce petit coin de terre bordé de murailles
a caché là et conservé le printemps avec l'automne.

Il me vint à l'esprit de dire au docteur:

--Cher ami, lorsqu'il y a dix ans la mort me tenait doucement endormie,
pourquoi les deux amis fidèles qui me veillaient nuit et jour, toi et le
docteur Vergne de Cluis, m'avez-vous arrachée à ce profond sommeil où
mon âme me quittait sans secousse et sans déchirement? Je n'aurais pas
vu ces jours maudits où l'on se sent mourir avec tout ce que l'on aime,
avec son pays, sa famille et sa race!

Il est spiritualiste; il m'eût fait cette réponse:

--Qu'en savez-vous? les âmes des morts nous voient peut-être, peut-être
souffrent-elles plus que nous de nos malheurs.

Ou celle-ci:

--Elles souffrent d'autre chose pour leur compte; le repos n'est point
où est la vie.

Je ne l'ai donc pas grondé de m'avoir conservé la vie, sachant, comme
lui, que c'est un mal et un bien dont il n'est pas possible de se
débarrasser.


               Boussac, 28 septembre.

Nous sommes venus ici ce matin pour apporter du linge et des provisions
à notre hôte Sigismond, installé depuis quelques jours comme
sous-préfet, tandis que nous occupons avec sa femme et ses enfants sa
maison de Saint-Loup, à sept lieues de Boussac. Il espérait que la paix
mettrait une fin prochaine à cette situation exceptionnelle, et qu'après
avoir fait acte de dévouement il pourrait donner vite sa démission et
retourner à ses champs pour faire ses semailles et oublier à jamais les
_splendeurs_ du pouvoir. Il n'en est point ainsi, le voilà rivé à une
chaîne: il ne s'agit plus de faire activer les élections et de faire
respecter la liberté du vote; il s'agit d'organiser la défense et de
maintenir l'ordre en inspirant la confiance. Il serait propre à ce rôle
sur un plus grand théâtre, il préfère ce petit coin perdu où il a
réellement l'estime et l'affection de tous; mais comme il s'ennuie
d'être là sans sa famille! C'est une âme tendre et vivante à toute
heure. Aussi nous lui promettons de lui ramener tout son clan, et,
puisqu'il est condamné à cet exil, de le partager quelques jours avec
lui. Sa femme et ma belle-fille s'occupent donc de notre prochaine
installation à Boussac, et je prends deux heures de repos sur un
fauteuil, car nous sommes parties de bonne heure, et depuis quelques
nuits une toux nerveuse opiniâtre m'interdit le sommeil.

Il fait très-chaud aujourd'hui, le ciel est chargé d'un gros orage. La
chambre qui m'est destinée est celle où je me trouve. C'est la seule du
château qui ne soit pas glaciale, elle est même très-chaude parce
qu'elle est petite et en plein soleil. J'essaye d'y dormir un instant
les fenêtres ouvertes; mais ma somnolence tourne à la contemplation. Ce
vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd'hui par la
sous-préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe,
très-élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La
Petite-Creuse coule au fond du ravin et s'enfonce à ma droite et à ma
gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres
mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies.
En face, le ravin se relève en étages vastes et bien fondus pour former
un large mamelon cultivé et couronné de hameaux heureusement groupés. Un
troisième ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne
passage à un torrent microscopique qui alimente une gentille usine
rustique, et vient se jeter dans la Petite-Creuse. Une route qui est
assez étroite et assez propre pour figurer une allée de jardin anglais
passe sur l'autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec
elle et se perd au loin après avoir décrit toute la courbe de ce
mamelon, que couronne le relèvement du mont Barlot avec sa citadelle de
blocs légendaires, les fameuses pierres jaumâtres. C'est là qu'il faut
aller, la nuit de Noël, pendant la messe, pour surprendre et dompter
l'animal fantastique qui garde les trésors de la vieille Gaule. C'est là
que les grosses pierres chantent et se trémoussent à l'heure solennelle
de la naissance du Christ; apparemment les antiques divinités étaient
lasses de leur règne, puisqu'elles ont pris l'habitude de se réjouir de
la venue du Messie, à moins que leur danse ne soit un frémissement de
colère et leur chant un rugissement de malédiction. Les légendes se
gardent bien d'être claires; en s'expliquant, elles perdraient leur
poésie.

Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j'aie
rencontrés. Il m'avait frappée autrefois lorsque, visitant le vieux
château, j'étais entrée dans cette chambre, alors inhabitée, autant que
je puis m'en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte-fenêtre
vitrée, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait
beaucoup à désirer. Je m'assure aujourd'hui qu'elle est solide et que
l'épaisse dalle est à l'épreuve des stations que je me promets d'y
faire. Y retrouverai-je l'enchantement que j'éprouve aujourd'hui? Cette
beauté du pays n'est-elle pas due à l'éclat cuivré du soleil qui baisse
dans une vapeur de pourpre, à l'entassement majestueux et comme tragique
des nuées d'orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans
le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot?
Elles ont l'air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui
verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le
soleil et le vent l'auront tout à fait desséchée; entre ces strates
plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d'or.
Les arbres jaunis étincellent, puis s'éteignent peu à peu à mesure que
l'ombre gagne; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la
chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un
par un sous le vent du soir. Là-bas, dans la fraîche perspective des
gorges, les berges des pâturages brillent comme l'émeraude, et les
vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi
noires que l'Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l'horizon en
feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent
discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage; des
travaux neufs de ponts et chaussées, toujours très-pittoresques dans les
pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet
rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la
coupure hardie des terrains. A la déclivité du ravin, sous le rocher
très-âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones
étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de
touffes de légumes d'un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur,
et tout cela se fond rapidement dans un demi-crépuscule plein de
langueur et de mollesse.

Je me demande toujours pourquoi tel paysage, même revêtu de la magie de
l'effet solaire, est inférieur à un autre que l'on traverse par un temps
gris et morne. Je crois que la nature des accidents terrestres a rendu
ici la forme irréprochable. Le sol rocheux ne présente pas de gerçures
trop profondes, bien qu'il en offre partout et ne se repose nulle part.
Le granit n'y a pas ces violentes attitudes qui émeuvent fortement dans
les vraies montagnes. Les bancs, quoique d'une dureté extrême, ne
semblent pas s'être soulevés douloureusement. On dirait qu'une main
d'artiste a composé à loisir, avec ces matériaux cruels, un décor de
scènes champêtres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur
développement; elle s'enchaînent amicalement. Si elles ont à se heurter,
elles se donnent assez de champ pour se préparer par d'adorables
caprices à changer de mode. La lyre céleste qui a fait onduler ici
l'écorce terrestre a passé du majeur au mineur avec une science
infinie. Tout semble se construire avec réflexion, s'étager et se
développer avec mesure. Quand il faut que les masses se précipitent,
elles aiment mieux se laisser tomber; elles repoussent l'effroi et se
disposent pour former des abris au lieu d'abîmes. L'oeil pénètre
partout, et partout il pénètre sans terreur et sans tristesse. Oui,
décidément je crois que, de ce château haut perché, j'aurai sous les
yeux, même dans les jours sombres, un spectacle inépuisable.

Tout s'est éteint, on m'appelle pour dîner. Je n'ai pas dormi, j'ai fait
mieux, j'ai oublié... Il faut se souvenir du _Dieu des batailles_, prêt
à ravager peut-être ce que le Dieu de la création a si bien soigné, et
ce que l'homme, son régisseur infatigable, a si gracieusement
orné!--Maudit soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'âge odieux des
sacrifices humains?


               Saint-Loup, 29 septembre.

Nous sommes reparties hier soir à neuf heures; nous avons traversé les
grandes landes et les bois déserts sans savoir où nous étions. Un
brouillard sec, blanc, opaque comme une exhalaison volcanique, nous a
ensevelies pendant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain était le
seul homme de la compagnie. Ma fille Lina dormait, Léonie s'occupait à
faire dormir chaudement son plus jeune fils. Je regardais le brouillard
autant qu'on peut voir ce qui empêche de voir. Fatiguée, je continuais à
me reposer dans l'oubli du réel. Nous sommes rentrées à Saint-Loup vers
minuit, et là Léonie nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps sans
vouloir en rien dire. Comme c'est une femme brave autant qu'une
vaillante femme, je me suis étonnée.

--Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effrayée par ce
brouillard et l'isolement. On a maintenant des idées noires qu'on
n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui paraîtrait doit être un
espion qui prépare notre ruine, ou un bandit chassé des villes qui
cherche fortune sur les chemins.

Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a
cru que les inutiles et les nuisibles chassés de Paris allaient inonder
les provinces. On a signalé effectivement à Nohant un passage de
mendiants d'allure suspecte et de langage impérieux quelques jours après
notre départ; mais tout cela s'est écoulé vite, et jamais les campagnes
n'ont été plus tranquilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-être
les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils faits tous espions et
pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne
voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions
prussiens s'est répandue de telle sorte que les étrangers les plus
inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés ou arrêtés
sans merci. Il ne fait pas bon de quitter _son endroit_, on risque de
coucher en prison plus souvent qu'à l'auberge.

Ces terreurs sont de toutes les époques agitées. Mon fils me rappelait
tantôt qu'il y a une vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac
précisément; j'avais oublié les détails, il les raconte à la veillée.
Ils étaient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en
imagination ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux pierres
jaumâtres qu'ils avaient été faire une excursion. Autre coïncidence
bizarre, un des deux compagnons de mon fils était Prussien.

--Comment? dit Léonie, un Prussien!

--Un Prussien dont l'histoire mérite bien d'être racontée. C'était le
docteur M..., qui, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans, avait été condamné
à être _roué vif_ pour cause politique. Les juges voulurent bien, à
cause de sa jeunesse, prononcer qu'il serait roué de _haut en bas_. Le
roi fit grâce, c'est-à-dire qu'il commua la peine en celle de la prison
à perpétuité, et quelle prison! Après dix ans de _carcere duro_,--je ne
sais comment cela s'appelle en allemand,--M... fut compris dans une
sorte d'amnistie et accepta l'exil avec joie. Il vint en France où il
passa plusieurs années, dont une chez nous, et c'est à cette époque
qu'en compagnie de Maurice Sand et d'Eugène Lambert, ce digne et cher
ami faillit encore tâter de la prison... à Boussac! A cette époque-là,
on ne songeait guère aux Prussiens. Une série inexpliquée d'incendies
avait mis en émoi, on s'en souvient, une partie de la France. On voyait
donc partout des incendiaires et on arrêtait tous les passants.
Justement M... avait sur lui un guide du voyageur, et les deux autres
prenaient des croquis tout le long du chemin. Ils avaient tiré de leurs
sacoches un poulet froid, un pain et une bouteille de vin; ils avaient
déjeuné sur la grosse pierre du mont Barlot, ils avaient même allumé un
petit feu de bruyères pour invoquer les divinités celtiques, et Lambert
y avait jeté les os du poulet pour faire honneur, disait-il, aux mânes
du grand chef que l'on dit enseveli sous la roche. On les observait de
loin, et, comme ils rentraient pour coucher à leur auberge, ils furent
appréhendés par six bons gendarmes et conduits devant le maire, qui en
reconnaissant mon fils se mit à rire. Il n'en eut pas moins quelque
peine à délivrer ses compagnons; les bons gendarmes étaient de mauvaise
humeur. Ils objectaient que le maire pouvait bien reconnaître un des
suspects, mais qu'il ne pouvait répondre des deux autres. Je crois que
le sous-préfet dut s'en mêler et les prendre sous sa protection.

J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a passé ici sans donner une goutte
d'eau, tout est plus sec que jamais. L'eau à boire devient tous les
jours plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours plus
railleur, et le vent froid achève la besogne. Ce climat-ci est sain,
mais il me fait mal, à moi; j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre
que dans les creux abrités. Peut-être aussi l'eau devient-elle
malfaisante; tous mes amis me trahissent, car j'aime l'eau avec passion,
et le vin me répugne.

Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec
M. de Bismarck. C'est une belle page d'histoire; c'est grand, c'est ému;
puis le talent du narrateur aide à la conviction. Bien dire, c'est bien
sentir. Il n'y a donc pas de paix possible! Une voix forte crie dans le
haut de l'âme:

--Il faut vaincre.

--Une voix dolente gémit au fond du coeur:

--Il faut mourir!


               30 septembre.

Les enfants nous forcent à paraître tranquilles. Ils jouent et rient
autour de nous. Aurore vient prendre sa leçon, et pour récompense elle
veut que je lui raconte des histoires de fées. Elle n'y croit pas, les
enfants de ce temps-ci ne sont dupes de rien; mais elle a le goût
littéraire, et l'invention la passionne. Je suis donc condamnée à
composer pour elle, chaque jour pendant une heure ou deux, les romans
les plus inattendus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en
veine! L'imagination est morte en moi, et l'enfant est là qui
questionne, exige, réveille la défunte à coups d'épingle. L'amusement de
nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur à présent,
même ce délicieux tête-à-tête avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la
vieillesse. N'importe, je ne veux pas que la bien-aimée soit triste, ou
que, livrée à elle-même, elle pense plus que son âge ne doit penser. Je
me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu'elle voit dans ce
pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu à ce qu'elle a vu
jusqu'à présent. Elle y place des fées, des enfants qui voyagent sous la
protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des génies qui
aiment les animaux et les enfants. Il faut alors raconter comme quoi le
loup n'a pas mangé l'agneau qui suivait la petite fille, parce qu'une
fée très-blonde est venue enchaîner le loup avec un de ses cheveux qu'il
n'a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite
fille a dû monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi
blanche qui lui était apparue en rêve, et qui lui avait fait jurer de
venir la sauver du bec d'une hirondelle rouge fort méchante. Il faut que
le voyage soit long et circonstancié, qu'il y ait beaucoup de
descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les
nains de la caverne doivent être fort drôles. Heureusement l'avide
écouteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous
borgnes de l'oeil droit comme les calenders des _Mille et une Nuits_, ou
que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe
gauche, pour que l'on rie aux éclats. Ce beau rire sonore et frais est
mon payement; l'enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais,
comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un rhume que je
n'ai pas.

Encore une fois, nous sommes au pays des légendes. J'aurais beau en
fabriquer pour ma petite-fille, les gens d'ici en savent plus long. Ce
sont les facteurs de la poste qui, après avoir distribué les choses
imprimées, rapportent les _on dit_ du bureau voisin. Ces _on dit_,
passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un
jour nous avons tué d'un seul coup trois cent mille Prussiens; une autre
fois le roi de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance la plus
fantastique et la plus accréditée chez le paysan, c'est que son empereur
a été trahi à Sedan par ses généraux, _qui étaient tous républicains!_


               1er octobre 1870.

Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy arrive en prétendant comme
toujours qu'il vient par hasard. Mes enfants l'ont averti, et, pour ne
pas les contrarier, je feins d'être dupe. Au reste, sitôt que le médecin
arrive, la peur des médicaments fait que je me porte bien. Il sait que
je les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle régime, et je
suis d'accord avec lui sur les soins très-simples et très-rationnels
qu'on peut prendre de soi-même; mais le moyen de penser à soi à toute
heure dans le temps où nous sommes.

Nous faisons nos paquets. Léonie transporte toute sa maison à Boussac.
Ce sera l'arrivée d'une _smala_.


               Boussac, dimanche 2 octobre.

C'est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au
seuil du château; ce seuil est une toute petite porte ogivale,
fleuronnée, qui ouvre l'accès du gigantesque manoir sur une place
plantée d'arbres et des jardins abandonnés. Notre aimable hôte a
travaillé activement et ingénieusement à nous recevoir. La
sous-préfecture n'avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle
cassée. Des personnes obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous
apportons le reste. On prend possession de ce bizarre séjour, ruiné au
dehors, rajeuni et confortable au dedans.

Confortable en apparence! Il y a une belle salle à manger où l'on gèle
faute de feu, un vaste salon assez bien meublé où l'on grelotte au coin
du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais où mugissent les
quatre vents du ciel. Toutes les cheminées fument. On est très-sensible
aux premiers froids du soir après ces journées de soleil, et nous disons
du mal des châtelains du temps passé, qui amoncelaient tant de pierres
pour être si mal abrités; mais on n'a pas le temps d'avoir froid.
Sigismond attend demain Nadaud, qui a donné sa démission de préfet de la
Creuse, et qui est désigné comme candidat à la députation par le parti
populaire et le parti républicain du département. Il représente, dit-on,
les deux nuances qui réunissent ici, au lieu de les diviser, les
ouvriers et les bourgeois avancés. Sigismond a fait en quelques jours un
travail prodigieux. Il a fait déblayer la salle des gardes, qui était
abandonnée à tous les animaux de la création, où les chouettes trônaient
en permanence dans les bûches et les immondices de tout genre entassées
jusqu'au faîte. On ne pouvait plus pénétrer dans cette salle, qui est
la plus vaste et la plus intéressante du château. Elle est à présent
nettoyée et parfumée de grands feux de genévrier allumés dans les deux
cheminées monumentales surmontées de balustrades découpées à jour. Le
sol est sablé. Une grande estrade couverte de tapis attend l'orateur,
des fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit. Toute la garde
nationale peut être à l'abri sous ce plafond à solives noircies. Nous
visitons ce local, qui ne nous avait jamais été ouvert, et qui est un
assez beau vestige de la féodalité. Il est bâti comme au hasard ainsi
que tout le château, où les notions de symétrie paraissent n'avoir
jamais pénétré. Le carré est à angles inégaux, le plafond s'incline en
pente très-sensible. Les deux cheminées sont dissemblables d'ornements,
ce qui n'est point un mal; l'une occupe le fond, l'autre est située sur
le côte, dont on n'a nullement cherché le milieu. Les portes sont, comme
toujours, infiniment petites, eu égard à la dimension du vaisseau. Les
fenêtres sont tout à fait placées au hasard. Malgré ces vices
volontaires ou fortuits de construction, l'ensemble est imposant et
porte bien l'empreinte de la vie du moyen âge. Une des cheminées qui a
cinq mètres d'ouverture et autant d'élévation présente une singularité.
Sous le manteau, près de l'âtre, s'ouvre un petit escalier qui monte
dans l'épaisseur du mur. Où conduisait-il? Au bout de quelques marches,
il rencontre une construction plus récente qui l'arrête.


               3 octobre.

Ma petite chambre, si confortable, en apparence, est comme les autres
lézardée en mille endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent éteint
les bougies à travers les murs. L'alcôve seule est assez bien close, et
j'y dors enfin; le changement me réussit toujours.

Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai oublié au salon une lettre
à laquelle je tiens. Le salon est là, au bout d'un petit couloir sombre.
J'allume une bougie, j'y pénètre. Je referme la porte derrière moi sans
la regarder. Je trouve sur la cheminée l'objet cherché. Le grand feu
qu'on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette une vive
lueur. J'en profite pour regarder à loisir les trois panneaux de
tapisserie du XVe siècle qui sont classés dans les monuments
historiques. La tradition prétend qu'ils ont décoré la tour de
Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu'ils
représentent des épisodes du roman de _la Dame à la licorne_. C'est
probable, car la licorne est là, non _passante_ ou _rampante_ comme une
pièce d'armoirie, mais donnant la réplique, presque la patte, à une
femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu'escorte une toute jeune
fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est
blanche et de la grosseur d'un cheval. Dans un des tableaux, la dame
prend des bijoux dans une cassette; dans un autre, elle joue de l'orgue;
dans un troisième, elle va en guerre, portant un étendard aux plis
cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur
son train de derrière. Cette dame blonde et ténue est très-mystérieuse,
et tout d'abord elle a présenté hier à ma petite-fille l'aspect d'une
fée. Ses costumes très-variés sont d'un goût étrange, et j'ignore s'ils
ont été de mode ou s'ils sont le fait du caprice de l'artiste. Je
remarque une aigrette élevée qui n'est qu'un bouquet des cheveux
rassemblés dans un ruban, comme une queue à pinceau plantée droit sur le
front. Si nous étions encore sous l'empire, il faudrait proposer cette
nouveauté aux dames de la cour, qui ont cherché avec tant de passion
dans ces derniers temps des innovations désespérées. Tout s'épuisait, la
fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s'est-on
pas avisé de la queue de cheveux menaçant le ciel? Il faut venir à
Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement qui soit en France,
pour découvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que
tant de choses laides qui ont régné sans conteste, et d'ailleurs
l'harmonie de ces tons fanés de la tapisserie rend toujours agréable ce
qu'elle représente.

Ayant assez regardé la fée, je veux retourner à ma chambre. Le salon a
cinq portes bien visibles. Celle que j'ouvre d'abord me présente les
rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et me trouve en présence de
sa majesté Napoléon III, en culotte blanche, habit de parade, la
moustache en croc, les cheveux au vent, le teint frais et l'oeil vif:
âge éternel, vingt-cinq ans. C'est le portrait officiel de toutes les
administrations secondaires. La peinture vaut bien cinquante francs, le
cadre un peu plus. Ce portrait ornait le salon. C'est le sous-préfet
sortant qui, au lendemain de Sedan, a eu peur d'exciter les passions en
laissant voir l'image de son souverain. Sigismond voulait la remettre à
son clou, disant qu'il n'y a pas de raison pour détruire un portrait
historique; mais celui-ci est si mauvais et si menteur qu'il ne mérite
pas d'être gardé, et je lui ai conseillé de le laisser où l'a mis son
prédécesseur, c'est-à-dire dans un passage où personne ne lui dira
rien. En attendant, ce portrait n'est pas placé dans la direction de ma
chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisième porte
conduit à l'escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La
quatrième donne sur la salle à manger; la cinquième mène à la chambre de
mon fils. Me voilà stupéfaite, cherchant une sixième porte dont je ne
devine pas l'emplacement et qui doit être la mienne. Le château
serait-il enchanté? Après bien des pas perdus dans cette grande salle,
je découvre enfin une porte invraisemblablement placée dans la boiserie
sur un des pans de la profonde embrasure d'une fenêtre, et je me
réintègre dans mon appartement sans autre aventure.

A neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès
sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a
quelques années, lors d'un voyage qu'il fit en France. Il a vieilli, ses
cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C'est un
ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d'une
remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise
passion, il fut élu en 1848 à la Constituante par ses compatriotes de la
Creuse. En Berry, comme partout, ce que l'on dédaigne le plus, c'est le
voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On
l'accuse d'être avide et trompeur; mais on reconnaît que, quand il est
bon et sincère, il ne l'est pas à demi. Nadaud est un bon dans toute la
force du mot. Exilé en 1852, il passa en Angleterre, où il essaya de
reprendre la truelle; mais les maçons anglais lui firent mauvais accueil
et lui surent méchant gré de proscrire de ses habitudes l'ivresse et le
pugilat. Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli dans un silence
modeste, dont ils ne comprenaient d'ailleurs pas la langue. Ils
comprenaient encore moins le rôle qu'il avait joué en France; ils lui
eussent volontiers cherché querelle. Il se retira dans une petite
chambre pour apprendre l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en
peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours
d'histoire et de littérature française en anglais, s'instruisant, se
faisant érudit, critique et philosophe avec une rapidité d'intuition et
un acharnement de travail extraordinaires chez un homme déjà mûr. Sa
dignité intérieure rayonne doucement dans ses manières, qui sont celles
d'un vrai _gentleman_. Il ne dit pas un mot, il n'a pas une pensée qui
soient entachés d'orgueil ou de vanité, de haine ou de ressentiment,
d'ambition ou de jalousie. Il est naïf comme les gens sincères, absolu
comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il
interroge, on sent revenir la supériorité de nature quand il répond. Il
était arrivé d'Angleterre en habit de professeur: il a repris le paletot
de l'ouvrier; mais ce n'est ni un ouvrier ni un monsieur comme l'entend
le préjugé: c'est un homme, et un homme rare qu'on peut aborder sans
attention, qu'on ne quitte pas sans respect.

Boussac étant une des stations de sa tournée électorale, c'est pour le
mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a préparé la
grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante
habitants; les gens de la campagne affluent sur la place du château, qui
domine le ravin; les enfants grimpent sur les balustrades vertigineuses.
Tous les maires des environs sont plus ou moins assis à l'intérieur. Les
pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organisée tant bien
que mal, maintient l'ordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui se fait
bien entendre. Il est timide au début, il se méfie de lui-même; il
m'avait fait promettre de ne pas l'écouter, de ne pas le _voir_ parler.
J'ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre.
C'est dans l'intimité qu'on se connaît, et je crois maintenant que je le
connais bien. Il est digne de représenter les bonnes aspirations du
peuple et du tiers. Nous nous sommes résumés ainsi: n'ayons pas
d'illusions qui passent, ayons la foi qui demeure.

A trois heures, on l'a convoqué à une nouvelle séance publique. Tout le
monde des environs n'était pas arrivé pour la première, et les gens de
l'endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une
langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, dévouement et
sacrifice; il n'était plus question de cela depuis vingt ans. On ne
parlait que du rendement de l'épi et du prix des bestiaux. «Il faut
savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout,
comme nous, et qui ne paraît pas se soucier de nos petits intérêts.» Je
n'ai pas assisté non plus à la reprise de cet enseignement de famille;
Sigismond me le raconte. La première audition avait été attentive,
étonnée, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement; il a un peu
perdu l'habitude de la langue française, les mots lui viennent en
anglais, et pendant quelques instants il est forcé de se les traduire à
lui-même. Cet embarras augmente sa timidité naturelle; mais peu à peu sa
pensée s'élève, l'expression arrive, l'émotion intérieure se révèle et
se communique. Il a donc gagné sa cause ici, et l'on s'en va en disant:

--C'est un homme _tout à fait bien_.

Simple éloge, mais qui dit tout.

Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte
improvisée de garde nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens
font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains; Nadaud prononce
encore quelques paroles affectueuses et d'une courtoisie recherchée. La
voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux qui restent crient _vive
l'ouvrier!_ La noire façade armoriée du manoir de Jean de Brosse ne
s'écroule pas à ce cri nouveau du XIXe siècle. Les chouettes, stupéfiées
par la lumière, reprennent silencieusement leur ronde dans la nuit
grise.


               4 octobre.

En somme, nous avons parlé doctrine et nullement politique. Est-il, ce
que les circonstances réclament impérieusement, un homme pratique? Je ne
sais. Je ne serais pas la personne capable de le juger. Les opinions
sont si divisées qu'en voulant faire pour le mieux on doit se heurter
à tout et peut-être heurter tout le monde.

Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme de temps maudit, continue à
tout dessécher. L'eau est encore plus rare ici qu'à Saint-Loup; on va la
chercher à une demi-lieue sur une côte rocheuse où les chevaux ont
grand'peine à monter et à descendre les tonneaux. Nous l'économisons,
quoiqu'elle ne le mérite guère; elle est blanche et savonneuse.

Promenade dans les ravins. Je craignais de les trouver moins jolis d'en
bas que d'en haut. Ils sont charmants partout et à toute heure: c'est un
adorable pays. Après avoir longé la rivière, nous avons remonté au
manoir par un escalier étourdissant: une centaine de mètres en zigzag,
tantôt sur le roc, tantôt sur des gradins de terre soutenus par des
planches, tantôt sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe;
ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre à l'autre en cas de vertige.
A chaque étage, de belles croupes de rochers ou de petits jardins en
pente rapide, des arbres de temps en temps faisant berceau sur l'abîme.
Ces gentils travaux sont, je crois, l'ouvrage des gendarmes, qui vivent
dans une partie réservée du château et se livrent au jardinage et à
l'élevage des lapins. Ce sont peut être les mêmes gendarmes qui ont
autrefois arrêté Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons aujourd'hui en
bons voisins, et ils nous permettent d'admirer leurs légumes. Mes
petites-filles grimpent très-bien et sans frayeur cette échelle au flanc
du précipice. Moi je m'en tire encore bien, mais je suis éprouvée par
cet air trop vif. On ne place pas impunément son nid, sans transition, à
trois cents mètres plus haut que d'habitude.

Nous avons fait une trouvaille au fond du ravin. Sous un massif
d'arbres, il y a à nos pieds une maisonnette rouge que nous ne voyions
pas; c'est un petit établissement de bains, très-rustique, mais
très-propre. Outre l'eau de la Creuse, qui n'est pas tentante en ce
moment, la bonne femme qui dirige toute seule son exploitation possède
un puits profond et abondant encore; l'eau est belle et claire. Nous
nous faisons une fête de nous y plonger demain; nous n'espérions pas ce
bien-être à Boussac. Ces Marchois nous sont décidément très-supérieurs.


               5 octobre

Grâce au bain, à la belle vue et surtout aux excellents amis qui nous
comblent de soins et d'affection, nous resterions volontiers ici à
attendre la fin de l'épidémie, qui ne cesse pas à Nohant: les nouvelles
que nous en recevons sont mauvaises; mais nous avons un homme avec nous,
un homme inoccupé qui veut retourner au moins à La Châtre pour n'avoir
pas l'air de fuir le danger commun, puisque le danger approche. Il
voulait nous mener, mère, femme et enfants, dans le Midi; nous disions
oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et attendrait là qu'on le
rappelât au pays en cas de besoin. Par malheur, les événements vont
vite, et quiconque s'absente en ce moment a l'air de déserter. Comme à
aucun prix nous ne voulons le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous
renonçons au Midi, et nous nous occupons, par correspondance, de louer
un gîte quelconque à La Châtre.


               6 octobre

A force d'être poëte à Boussac, on est très-menteur; on vient nous dire
ce matin que la peste noire est dans la ville, la variole purpurale,
celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'informe; la nouvelle fait des
petits. Il y a des cadavres exposés devant toutes les portes; c'est
là,--à deux pas, vous verrez bien!--Maurice ne voit rien, mais il
s'inquiète pour nous et veut partir. Comme nous comptions partir en
effet dimanche, je consens, et je reboucle ma malle; mais Sigismond nous
traite de fous, il interroge le maire et le médecin. Personne n'est mort
depuis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est manifesté. Je
défais ma malle, et j'apprends une autre nouvelle tout aussi vraie, mais
plus jolie. La nuit dernière, trois revenants, toujours trois, sont
venus chanter sur le petit pont de planches qui est juste au-dessous de
ma fenêtre, et que je distingue très-bien par une éclaircie des arbres;
ils ont même fait entendre, assure-t-on, une très-belle musique. Et moi
qui n'ai rien vu, rien entendu! J'ai dormi comme une brute, au lieu de
contempler une scène de sabbat par un si beau clair de lune, et dans un
site si bien fait pour attirer les ombres!


               7 octobre.

Promenade à Chissac, c'est le domaine de Sigismond, dans un pays
charmant. Prés, collines et torrents. La face du mont Barlot, opposée à
celle que nous voyons de Boussac, ferme l'horizon. Nous suivons les
déchirures d'un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une
bonne pause sous des noyers couverts de mésanges affairées et jaseuses
que nous ne dérangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de
bonheur, si l'on pouvait être heureux à présent. Est-ce qu'on le sera
encore? Il me semble qu'on ne le sera plus; on aura perdu trop
d'enfants, trop d'amis!--Et puis on s'aperçoit qu'on pense à tout le
monde comme à soi-même, que tout nous est famille dans cette pauvre
France désolée et brisée!

Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi s'apaise, et sur le
théâtre de la guerre on agit, on se défend. Et puis le temps a changé,
les idées sont moins sombres. J'ai vu, à coup sur, de la pluie pour
demain dans les nuages, que j'arrive à très-bien connaître dans cette
immensité de ciel déployée autour de nous. L'air était souple et doux
tantôt; à présent, un vent furieux s'élève: c'est le vent d'ouest. Il
nous détend et nous porte à l'espérance.


               8 octobre.

La tempête a été superbe cette nuit. D'énormes nuages effarés couraient
sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux château comme sur un
navire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous avons essuyé des tempêtes
comparables à celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque.
A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons
mugir; mais ici c'est le rugissement dans toute sa puissance, c'est la
rage sans frein. Les grandes salles vides, délabrées et discloses, qui
remplissent la majeure partie inhabitée du bâtiment, servent de
soufflets aux orgues de la tempête, les tours sont les tuyaux. Tout
siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se défendent
un instant; bientôt elles s'ouvrent et se referment avec le bruit du
canon. Je cherche une corde pour les empêcher d'être emportées dans
l'espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m'aventurant
sur le balcon. J'y renonce, et comme tout désagrément qu'on ne peut
empêcher doit être tenu pour nul, je m'endors profondément au milieu
d'un vacarme prodigieusement beau.

Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous
trouverons un gîte à La Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre
jours pour faite les dix lieues qui nous séparent de notre ville. Ce
n'est pas que la France soit déjà désorganisée par les nécessités de la
guerre, cela a toujours été ainsi, et on ne saura jamais pourquoi.--Ce
soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses
bons habitants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distingués et
sympathiques. J'ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois
semaines des plus amères de ma vie, sous le coup d'événements qui me
rappellent Waterloo, qui n'ont pas la grandeur de ce drame terrible, et
qui paraissent plus effrayants encore. Toute une vie collective remise
en question!--On dit que cela peut durer longtemps encore. L'invasion
se répand, rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous tombons dans
l'inconnu, nous entrons dans la phase des jours sans lendemain; nous
nous faisons l'effet de condamnés à mort qui attendent du hasard le jour
de l'exécution, et qui sont pressés d'en finir parce qu'ils ne
s'intéressent plus à rien. Je ne sais si je suis plus faible que les
autres, si l'inaction et un état maladif m'ont rendue lâche. J'ai fait
bon visage tant que j'ai pu; je me suis abstenue de plaintes et de
paroles décourageantes, mais je me suis sentie, pour la première fois
depuis bien des années, sans courage intérieur. Quand on n'a affaire
qu'à soi-même, il est facile de ne pas s'en soucier, de s'imposer des
fatigues, des sacrifices, de subir des contrariétés, de surmonter des
émotions. La vie ordinaire est pleine d'incidents puérils dont on
apprend avec l'âge à faire peu de cas; on est trahi ou leurré, on est
malade, on échoue dans de bonnes intentions, on a des séries d'ennuis,
des heures de dégoût. Que tout cela est aisé à surmonter! On vous croit
stoïque parce que vous êtes patient, vous êtes tout simplement lassé de
souffrir des petites choses. On a l'expérience du peu de durée,
l'appréciation du peu de valeur de ces choses; on se détache des biens
illusoires, on se réfugie dans une vie expectante, dans un idéal de
progrès dont on se désintéresse pour son compte, mais dont on jouit pour
les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n'a pas
de mérite. Ce qu'il faudrait, c'est le courage des grandes crises
sociales, c'est la foi sans défaillance, c'est la vision du beau idéal
remplaçant à toute heure le sens visuel des tristes choses du présent;
mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est souffert dans le
monde, à un moment donné, avec tant de violence et dans de telles
proportions? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend pas de moi de
n'avoir pas le coeur brisé.

En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme
le malade qui se retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai
ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que je quitte avec une
tendresse effrayée, presque pusillanime. Il semble à présent, quand on
s'éloigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse pour la dernière
fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux où l'on a
souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans
eau, le triste horizon des pierres jaumâtres, le vent qui menace de nous
ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos
têtes, et les revenants qui auraient peut-être fini par se montrer.


               La Châtre, 9 octobre.

J'ai quitté mes hôtes le coeur gros. Je n'ai jamais aimé comme à
présent; j'avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si
tendres, ces deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser partir! Leur
courage, leurs beaux moments de gaieté nous soutenaient:--Leur famille
et la nôtre ne faisaient qu'une, les enfants étaient comme une richesse
en commun. Pauvres chers enfants! cent fois par jour, on se dit:

--Ah! s'ils n'étaient pas nés! si j'étais seul au monde, comme je serais
vite consolé par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons
l'amertume!

Toujours cette idée de mourir, pour ne plus souffrir se présente à
l'esprit en détresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique:
Plutôt souffrir que mourir? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine
qui s'attache à la vie en dépit de tout? Est-ce un précepte
philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des
biens?--Moi, j'en reviens toujours à cette idée, qu'il est indifférent
et facile de mourir quand on laisse derrière soi la vie possible aux
autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une
épreuve au-dessus du stoïcisme.

Nous revenons dans l'Indre avec la pluie. D'autres bons amis nous
donnent l'hospitalité. Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous
ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus; ils fondent leur espérance
sur le gouvernement. Moi, j'espère peu de la province et de l'action
possible de ce gouvernement, qui n'a pas la confiance de la majorité. Il
faut bien ouvrir les yeux, le pays n'est pas républicain. Nous sommes
une petite, fraction partout, même à Paris, où le sentiment bien entendu
de la défense fait taire l'opinion personnelle. Si cette admirable
abnégation amène la délivrance, c'est le triomphe de la forme
républicaine; on aura fait cette dure et noble expérience de se
gouverner soi-même et de se sauver par le concours de tous;--mais Paris
peut-il se sauver seul? et si la France l'abandonne!... on frémit d'y
penser.


               La Châtre, 10 octobre 1870.

Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-même. Je ne crois pas que
personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie.
Elle a pris l'allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces
ouvriers avec le fusil sur l'épaule n'ont rien de ridicule. Le coeur y
est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs
foyers; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous
armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde
nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en
attendant qu'on les prenne pour la troupe, et quels fusils! Pour toutes
choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d'ordres et
de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des
incertitudes de direction que l'on ne sait à qui imputer. Tout le monde
accuse quelqu'un, c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous
dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents toute la France? J'ai bien
peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent
sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l'inaction nous dévore:
écrire, parler, ce n'est pas là ce qu'il nous faudrait.

Nous allons au Coudray à travers des torrents de pluie. La Vallée noire,
que l'on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n'est pas
le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c'est la grande ligne,
l'horizon ondulé et largement ouvert, _le pays bleu_, comme l'appelle ma
petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît
incommensurable; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions
de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J'aperçois au loin
le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à
moi par conséquent: enterrée dans les arbres, elle a l'air de se cacher
pour ne pas nous attirer trop vite; la variole règne autour et nous
barre encore le chemin.

Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi n'est pas bien loin, et
nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de
dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l'air de ne pas
mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous
prétexte qu'en 1815 il ne l'a pas été. Moi, je m'essaye à l'idée d'une
vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel
coin nous irons vivre et avec quoi? Je ne sais pas du tout, mais la
facilité avec laquelle on s'abandonne personnellement aux événements qui
menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et
le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l'ennemi est féroce, tantôt il
est fort doux: on n'en parle qu'avec excès en bien ou en mal, c'est
l'inconnu. Si j'étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger: on
tient si peu à la vie dans de tels désastres! mais dans le doute
j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir.

De retour à La Châtre, je revois d'anciens amis qui, de tous les côtés
menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J'apprends avec
douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu'on ne peut pas la voir,
qu'elle est là et que je ne la reverrai probablement plus! Autre
douleur: il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l'appelions,
mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes:
c'était la gaieté de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse.
Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner
de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N'importe, il
faudra en montrer.


               Mardi 11 octobre.

Voici une grande nouvelle: deux ballons nommés _Armand Barbès_ et _G.
Sand_ sont sortis de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas porté grand
bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé
les Américains qui le montaient; _Barbès_ a été plus heureux, et, malgré
les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours
du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M.
Gambetta, un remarquable orateur, un homme d'action, de volonté, de
persévérance, nous dit-on. Je n'en sais pas davantage, mais cette fuite
en ballon, à travers l'ennemi, est héroïque et neuve; l'histoire entre
dans des incidents imprévus et fantastiques.

Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout sauver.
Que Dieu les entende! Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom
soit béni; mais n'est-ce pas une tâche au-dessus des forces d'un seul
homme? Et puis ce jeune homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une
science perdue chez nous?


               Mercredi 12 octobre.

On n'a pas le coeur à se réjouir ici aujourd'hui; c'est la révision,
c'est-à-dire la levée sans révision des gardes mobilisées: elle se fait
d'une manière indigne et stupide; on prend tout, on ne fait pas
déshabiller les hommes; on ne leur regarde pas même le visage. Des
examinateurs crétins et qui veulent faire du zèle déclarent bons pour le
service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des
myopes au dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots, et l'on
veut que nous ayons confiance en une pareille armée! Un bon tiers va
remplir les hôpitaux ou tomber sur les chemins à la première étape. Les
rues de la ville sont encombrées de parents qui pleurent et de conscrits
ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale
sédentaire, qui était bien composée, exercée et résolue; le
découragement s'y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent
qu'il le faut. S'il le faut, soit; mais il y a manière de faire les
choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d'être mal
secondé. On se tire de tout en disant:

--Le peuple est lâche et _réactionnaire_.

Mon coeur le défend; il est ignorant et malheureux; si vous ne savez
rien faire pour l'initier à des vertus nouvelles, vous les lui rendrez
odieuses.

Les nouvelles du dehors sont sinistres, Orléans serait au pouvoir des
Prussiens; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient
écrasés; on accuse Orléans de s'être rendu d'avance. Il faudrait savoir
si la ville pouvait se défendre; on dit qu'elle ne l'a pas voulu, on
entre dans des détails révoltants. Les habitants, qui d'abord avaient
refusé de recevoir nos pauvres enfants, auraient cette fois fermé leurs
portes aux blessés. Le premier fait paraît certain, le second est à
vérifier. Nos jeunes troupes civiles sont redoutées autant que l'ennemi:
elles sont indisciplinées, mal commandées ou pas commandées du tout; je
crois qu'on leur demande l'impossible. Si toutes les administrations
sont dans l'anarchie comme celle des intendances auxquelles nos levées
et nos soldats ont affaire, ce n'est pas une guerre, c'est une
débandade.


               13, jeudi.

L'affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même
Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l'écroulement serait notre
ruine. Trahir! l'honneur français serait aux prises dans les faibles
têtes avec l'honneur militaire! Celui-ci serait la fidélité au maître
qui commandait hier; l'autre ne compterait pas! Le drapeau
représenterait une charge personnelle, restreinte à l'obéissance
personnelle! La patrie n'aurait pas de droits sur l'âme du soldat!

L'anarchie est là comme dans tout, l'anarchie morale à côté de
l'anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas
avoir jamais été défini dans l'histoire de notre siècle. C'est par le
résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en
décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à
l'ennemi; mais il se persuade que c'était son devoir, et il le persuade
aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par
conséquent! Il y a donc deux consciences pour le militaire? Moreau a eu
son parti, qui l'admirait comme le type de la fidélité et de la probité.
Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit
pour se justifier:

--Je servais mon pays, je le sers encore, je n'appartiens qu'à lui.

Bien peu d'officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en
disant:

--Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l'abandonne.

La postérité les admire et condamne les autres.

A qui donc appartient le militaire? au pays ou au souverain du moment?
Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque
instant que le devoir du soldat soit de résister à l'ordre de la patrie,
ou de manquer à la loi d'obéissance militaire par amour du pays. Rien
n'engage en ce moment le soldat envers la république; il ne l'a pas
légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux? Je ne sache pas
qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s'il
se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y
ramener l'empire au moyen d'un pacte avec la Prusse.

Un général n'est pas obligé, dit-on, d'être un casuiste. Il semble que
le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion,
qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l'unique
loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine
se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu'il peut
tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois
pas qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu s'assurer de lui,
puisqu'il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la
paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle
représente la volonté de la France. S'il a l'âme d'un héros, il se
laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour
du pays, par la fierté patriotique; sinon, un de ces matins, il se
rendra en disant comme son maître à Sedan:

--Je suis las.

Ou il fera une brillante sortie au cri de «mort à la république!» Et
s'il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l'Allemagne,
que ferait la république? Elle a cru l'avoir dans ses intérêts; parce
qu'elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu'elle a placé
en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit; mais je
suppose qu'il délivre la France. Comment sortir de cette impasse? Nous
battrions-nous contre ces soldats qui battraient l'étranger? y aurait-il
un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison?

Notre situation est réellement sans issue, à moins d'un miracle. Nous
nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore
considérables, mais qui combattent l'ennemi commun sous des drapeaux
différents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la
guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait; mais a-t-il
espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles,
et qui ne s'entendent point entre elles? Ceci ressemble à la fin d'un
monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas
comprendre. Heureux ceux dont l'imagination surexcitée repousse
l'évidence et se distrait avec des discussions de noms propres! Je
remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion; au moins je pourrais
dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue
l'emporte, on se raconte le matin les rêves atroces ou insensés qu'on a
faits.


               14 octobre.

Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans; mais ils y entreront quand
ils voudront, ils ont fait la place nette. Le général La Motterouge est
battu et privé de son commandement pour avoir manqué de résolution,
disent les uns, pour avoir manqué de munitions, disent les autres. Si on
déshonore tous ceux qui en seront là, ce n'est pas fini!


               15 octobre.

Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de nous; tout se
désorganise. Je suis étonnée de la tranquillité qui règne ici. La
province consternée se gouverne toute seule par habitude.


               Dimanche 16.

J'aurais voulu tenir un journal des événements; mais il faudrait savoir
la vérité, et c'est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui
nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent
ouvertement:

--Les mobiles sont des braves.

--Non, les mobiles faiblissent partout.

--Mais non, c'est la troupe régulière qui lâche pied.

--Non, vous dis-je, c'est elle qui tient!

Le plus clair, c'est qu'une armée sans armes, sans pain, sans
chaussures, sans vêtements et sans abri, ne peut pas résister à une
armée pourvue de tout et bien commandée.

On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fidèlement,
_de auditu_ l'opinion de M. Gambetta.

--L'armée régulière est détruite, démoralisée, perdue; elle ne nous
sauvera pas. C'est de l'_élément civil_ que nous viendra la victoire,
c'est le citoyen improvisé soldat qu'il faut appeler et encourager.

La question est fort douteuse, et, si d'avance elle est résolue, elle
devient inquiétante au dernier degré. On peut improviser des soldats
dans une localité menacée, et les mobiliser jusqu'à un certain point;
mais leur faire jouer le rôle de la troupe exercée au métier et endurcie
à la fatigue, c'est un rêve, l'expérience le prouve déjà. Les malades
encombrent les ambulances. On parle d'organiser une Vendée dans toute la
France. Organise-t-on le désordre? Ces résultats fructueux que suscitent
parfois des combinaisons illogiques s'improvisent et ne se décrètent
pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la
page historique dont il a été le théâtre; mais recommencer en grand ces
choses et les opposer à la tactique prussienne, c'est un véritable
enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur;
qu'il réorganise donc l'armée au lieu de la dédaigner comme un
instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit! Si
l'on veut introduire des catégories, scinder l'élément civil et
l'élément militaire, froisser les amours-propres, réveiller les passions
politiques, je ne dis pas à la veille, mais au beau milieu des combats,
j'ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour.

Quelqu'un, qui est renseigné, nous avoue que nos dictateurs de Tours
sont infatués d'un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore
qu'il soit insensé... Quelquefois une grande obstination fait des
miracles. Qui se refuse à espérer quand on sent en soi la volonté du
sacrifice? Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons? On avoue que
nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l'ennemi en tirent
dix.

--En fait-on au moins?

--On dit qu'on en fait _beaucoup_. Nous savons, hélas! qu'on en fait
fort peu.

--En fait-on de pareils à ceux des Prussiens?

--On ne peut pas en faire.

--Alors nous serons toujours battus?

--Non! nous avons l'élément civil, une arme morale que les étrangers
n'ont pas.

--Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément, leur arme est à deux
tranchants, militaire et civile en même temps.

--On le sait; mais le moral de la France!

Oh! soit! Croyons encore à sa virilité, à sa spontanéité, à ses grandes
inspirations de solidarité; mais, si nous ne les voyons pas se produire,
puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Après
la résistance que l'honneur commande, aspirons à la paix et ne croyons
pas que la France soit avilie et perdue parce qu'elle ne sait plus faire
la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne
m'habitue pas à voir couler le sang; mais il y a une heure où la femme a
raison, c'est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des
raisons profondes et sérieuses pour se consoler.

Pour faire de l'homme une excellente machine de combat, il faut lui
retirer une partie de ce qui le fait homme. «Quand Jupiter réduit
l'homme à la servitude, il lui enlève une moitié de son âme.» L'état
militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps répugne à notre
civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier
règne était si bien englué dans les douceurs de la vie, qu'il avait
laissé pourrir l'armée. Il n'avait plus d'armée, et il ne s'en doutait
pas. Le jour où, au milieu des généraux et des troupes de sa façon,
Napoléon III vit son erreur, il fut pris de découragement, et ce ne fut
pas le souverain, ce fut l'homme qui abdiqua.

Les douceurs de la vie comme ce règne les a goûtées, c'était l'oeuvre
d'une civilisation très-corrompue; mais la civilisation, qui est
l'ouvrage des nations intelligentes, n'est pas responsable de l'abus
qu'on fait d'elle. La moralité y puise tout ce dont elle a besoin; la
science, l'art, les grandes industries, l'élégance et le charme des
bonnes moeurs ne peuvent se passer d'elle. Soyons donc fiers d'être le
plus civilisé des peuples, et acceptons les conditions de notre
développement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie,
puisqu'elle est la science de la destruction; croire qu'on peut la
supprimer n'est pas une utopie. Le rêve de l'alliance des peuples n'est
pas si loin qu'on croit de se réaliser. Ce sera peut-être l'oeuvre du
XXe siècle. On nous dit que le colosse du Nord nous menace.
A jamais, non! Aujourd'hui il nous écrase la poitrine, mais il ne peut
rien sur notre âme. On peut être lourd comme une montagne et peser fort
peu dans la balance des destinées. En ce moment, l'Allemagne s'affirme
comme pesanteur spécifique, comme force brutale,--tranchons le mot,
comme barbarie. Sur quelque mode éclatant qu'elle chante ses victoires,
elle n'élèvera que des arcs de triomphe qui marqueront sa décadence. Au
front de ses monuments nouveaux, la postérité lira 1870, c'est-à-dire
guerre à mort à la civilisation! O noble Allemagne, quelle tache pour
toi que cette gloire! L'Allemand est désormais le plus beau soldat de
l'Europe, c'est-à-dire le plus effacé, le plus abruti des citoyens du
monde; il représente l'âge de bronze; il tue la France, sa soeur et sa
fille; il l'égorge, il la détruit, et, ce qu'il y a de plus honteux, il
la vole! Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire
prussien, est un industriel de grande route qui _emballe_ des pianos et
des pendules à l'adresse de sa famille attendrie!

Ce sont des représailles, disent-ils, c'est ainsi que nous avons agi
chez eux; nous y avons mis moins d'ordre, de prévoyance et de cynisme,
voilà tout.--C'est déjà quelque chose, mais nous n'en avons pas moins à
rougir d'avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut
nous réhabiliter, c'est de ne plus l'être, c'est de ne plus savoir obéir
à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l'élan du
courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette.
Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche; nous
pourrions dire aux Allemands:

«--Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez!
Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l'arme des braves,
vous avez vos machines, et nous ne les avons pas; nous faisons la guerre
selon l'inspiration du point d'honneur, nous ne sommes pas capables de
nous y préparer pendant vingt ans; nous sommes si incapables de haïr! On
nous surprend comme des enfants sans rancune qui dorment la nuit parce
qu'ils ont besoin d'oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous
les piéges; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres,
vous ne les comprenez pas! Vous les comprendrez plus tard, quand vous
aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir
remportées. Vous pénétrerez un jour l'énigme de notre destinée, quand
vous passerez à votre tour par le martyre qu'il faut subir pour devenir
des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle,
souffrons tous les maux des révolutions; mais voici que, grâce à vous,
nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d'avoir porté
la main sur la grande victime! Encore un siècle, et vous serez honteux
d'avoir servi de marchepied à l'ambition personnelle. Vous direz de
vous-mêmes ce que nous disons de notre passé:

«--La folie du génie militaire nous a déchaînés sur l'Europe, et nous
avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes,
et nous y sommes tombés.

Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne! Dût cette guerre,
pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre
matériel immense, nos coeurs s'y retremperont, et plus que jamais nous
aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera
sans doute irrités et troublés; les questions politiques et sociales
s'agiteront peut-être tumultueusement encore. C'est précisément en cela
que nous vous serons supérieurs, sujets obéissants, militaires
accomplis! et que cette âme française éprise d'idéal, luttant pour lui
jusque sous l'écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que
vous ne sauriez comprendre aujourd'hui, mais que vous admirerez quand
vous serez dignes d'en donner un semblable.

Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards
émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et
menacez l'avenir! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras
de nos vivres, riches de nos dépouilles! Quelles ovations vous attendent
chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts!
Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution,
que de longue date vous saviez hors d'état de se défendre! L'Europe, qui
vous craignait, va commencer à vous haïr! Quel bonheur ce sera pour vous
d'inspirer partout la méfiance et de devenir l'ennemi commun contre
lequel elle se ligue peut-être déjà en silence!

Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l'idéal stupide et
grossier du caporalisme, disons mieux, du _krupisme_! Pauvre Allemagne
des savants, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goëthe et de
Beethoven! Quelle chute, quelle honte! Tu entres aujourd'hui dans
l'inexorable décadence, jusqu'à ce que tu te renouvelles dans
l'expiation qui s'appelle 89!


               Lundi 17 octobre.

Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu'après la
chaleur exceptionnelle de l'été nous n'ayons pas un hiver atroce! Ils
auront aussi froid que nous, disent les optimistes; c'est une erreur:
ils sont physiquement plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces
habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L'Allemand du
nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n'est pas
nerveux, il n'a que des muscles; il a l'éducation militaire, qui nous a
trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins.

Ils approchent, on dit qu'ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et
c'est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir
à se battre. Les vieillards, les enfants et les femmes resteront comme
la part du feu! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit
l'imprévoyance; elle n'est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas
croire qu'on haïsse et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-même j'ai
besoin de faire un effort de raison pour m'effrayer de l'approche de ces
hommes que je ne hais point. J'ai besoin de me rappeler que la guerre
enivre, et qu'un soldat en campagne n'est pas un être jouissant de ses
facultés habituelles. On dit qu'ils ne sont pas tous méchants ou
cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et
demandent qu'on ne les confonde pas avec les Prussiens, _tous voleurs_!
Vous réclamez en vain, bonnes gens; vous oubliez qu'il n'y a plus
d'Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs
exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous
êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois,
mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de
l'avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse! Vous ne
reprendrez plus votre nom; allez! c'en est fait de votre nationalité
comme de votre honneur. Le châtiment commence!

Je n'ai pas de vêtements d'hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens
ont maintenant la clef. Je me commande ici une robe qui fera peut-être
son temps sur les épaules d'une Allemande, car ils volent aussi des
vêtements et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires!


               Mardi 18 octobre.

Passage de troupes qui vont d'un dépôt à l'autre. Depuis les pauvres
troupes espagnoles que j'ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de
Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et
de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les
hommes sont à moitié nus, on dit qu'ils ont presque tous déserté avant
Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On
les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel
qu'on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards.
Malheureusement ce désordre continue.


               Mercredi 19.

Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la
Loire. Est-elle anéantie? Nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ait
existé!


               Jeudi 20.

Eugénie a affaire au Coudray. J'y vais avec elle; c'est une promenade
pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au
moment où elle se dépouille: il y a des touffes de végétation
invraisemblable au milieu des massifs dénudés. A Chavy, nous descendons
de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse
naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu'aucun jardinier ne
réalisera jamais; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied
des pastours et le grand air libre. L'herbe n'y est jamais ni longue ni
flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et
velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une
abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas fermé l'oeil la
nuit dernière; pendant qu'on remet les chevaux à la voiture, je dors dix
minutes sur un fauteuil. Il paraît que c'est assez, je suis complétement
reposée. Au retour, pluie et soleil, à l'horizon monte une gigantesque
forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et
l'épaisseur du plomb, les brèches s'allument d'un rayonnement
insoutenable.--Un bout de journal, ce soir; récit d'un drame affreux. A
Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de
revolver et aurait été pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit.


               Vendredi 22 octobre.

Trois lettres de Paris par ballon! Enfin, chers amis, soyez bénis! Ils
vivent, ils n'y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus
et confiants, ils ne souffrent de rien matériellement; mais ils
souffrent le martyre de n'avoir pas de nouvelles de leurs absents. L'un
nous demande où est sa femme, l'autre où est sa fille; chacun croyait
avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l'ennemi a tout
envahi; comment se retrouver, comment correspondre? Nous écrirons
partout, nous essayerons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante!
que de vides nous trouverons dans nos affections!--Encore une fois,
qu'ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux!

On dit que l'ennemi s'éloigne de nous pour le moment; il lui plaît de
nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n'y a pas ou
il n'y a plus d'armée entre lui et nous; on vit au jour le jour. Le
danger ne cause pas d'abattement, on serait honteux d'être en sûreté
quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère! sa
belle figure pâle me suit partout; la nuit, je vois ses yeux clairs
fixés sur moi. C'était un ami excellent, un habile médecin, un homme de
résolution, d'activité, de courage; agile, infatigable, il était plus
jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d'aujourd'hui.
Je le vois et je l'entends encore à un dîner d'amis à Palaiseau, où nous
admirions la netteté de son jugement, l'énergie de ses traits et de sa
parole. Le soir, on se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli
village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d'où l'on entendait
les pas de l'ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin.
Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu'on
avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands; on
parlait de leurs travaux, on s'intéressait à leur mouvement
intellectuel. Que l'on était loin de voir en eux des ennemis! Comme la
porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne!
Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes
intéressantes! Certes on n'eût pas songé que ce pouvait être un espion,
venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour
prendre les habitants par surprise! et pourtant la carte des moindres
localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France
comme une proie que l'on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi
bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me flattais de
surprendre l'éclosion d'une primevère connue de moi seule.--Je me
souviens d'avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des
enfants certains recoins que j'espérais conserver vierges de dégâts. Je
m'indignais contre l'esprit de dévastation de l'enfance. Pauvres
enfants, quelle calomnie!--Et à présent ce charmant pays est sans doute
ravagé de fond en comble, puisque Morère.... Mon fils me trouve navrée et
me dit qu'il ne faut rien croire de ce qui s'imprime à l'heure qu'il
est; il a peut-être raison!


               Samedi 22 octobre.

Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos
deux petites; elles font plus d'une lieue à pied. Le temps est
délicieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivière s'y encaisse le long
d'une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez
du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui
voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon
enfance, on nous disait:

--Marche.

Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n'avons
pas connu le vertige; mais je n'ai pas le même courage pour ces chers
êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent
les enfants comme on ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe sans
cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n'a d'autre souci
que de les rendre heureux. C'est sans doute encore une supériorité des
Prussiens sur nous d'être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les
loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races
militaires et conquérantes. J'avoue pourtant qu'à certains égards nous
avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous
tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi
sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque
temps d'avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées
citoyennes, nous apprendrons l'exercice à nos petits garçons, nous
trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu'ils
sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils
y gagneront, pourvu qu'ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui
serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va
faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes.
Pourtant ces choses-là ne s'improvisent pas dans la situation désespérée
où nous sommes, et c'est avec un profond déchirement de coeur que je
vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté.

Ils partent, nos pauvres enfants! ils veulent partir, ils ont raison.
Ils avaient horreur de l'état militaire, ils songeaient à de tout autres
professions; mais ils valent tout autant par le coeur que ceux de 92, et
à mesure que le danger approche, ils s'exaltent. Ceux qui étaient
exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur
droit; ceux que l'âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent
aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les
autres avec résignation. Il en est très-peu qui reculeraient, il n'y en
a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l'espérance; on sent que l'on
manque d'armes et de direction. On sent aussi que l'élément sédentaire,
celui qui produit et ménage pour l'élément _militant_, est abandonné au
hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût
encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie.
On vote des impôts considérables, c'est très-juste, très-nécessaire;
mais on laisse tant d'intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au
travail, qu'après une année de récolte désastreuse et la suspension
absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on payera.

Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle
vicieux. Il espère improviser une armée; il frappe du pied, des légions
sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence
tous les dévouements, il exige sans humanité tous les services. Il a
beaucoup trop d'hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les
ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l'impossibilité des
communications. Il semble qu'il ait des plans gigantesques, à voir les
mouvements de troupes et de matériel qu'il opère; mais le désordre est
effroyable, et il ne paraît pas s'en douter. Les ordres qu'il donne ne
peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur,
qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n'est
préparé nulle part pour répondre aux besoins que l'on crée. Partout les
troupes arrivent à l'improviste; partout elles attendent, dans des
situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après
une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix
heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué; elles
arrivent harassées pour occuper des camps qui n'existent pas, ou des
gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps
opportun. L'administration des chemins de fer est surmenée; en certains
endroits, on met dix heures pour faire dix lieues; le matériel manque,
le personnel est insuffisant, les accidents sont de tous les jours. Les
autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares; on ne peut
plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois,
sans qu'on semble se douter que les uns paralysent les autres. On
s'agite démesurément, on n'avance pas, ou les résultats obtenus sont
reconnus tout à coup désastreux. L'action du gouvernement ressemble à
l'ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le
même pont. La foule s'entasse, s'étouffe, s'écrase, en attendant que le
pont s'effondre.

A qui la faute? Cette déroute générale pourrait-elle être conjurée? le
sera-t-elle? Ne faudrait-il, pour opérer ce miracle, que l'apparition
d'un génie de premier ordre? Ce génie présidera-t-il à notre salut?
va-t-il se manifester par des victoires? Aurons-nous la joie d'avoir
souffert pour la délivrance de la patrie? Nos soldats d'hier seront-ils
demain des régiments d'élite? S'il en est ainsi, personne ne se
plaindra; mais si rien n'est utilisé, si l'état présent se prolonge,
nous marchons à une catastrophe inévitable, et notre pauvre Paris sera
forcé de se rendre.


               Dimanche 23 octobre.

Il pleut à verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour
n'apporte pas l'annonce d'un nouveau désastre, on essaye d'espérer. Les
enfants qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et
font le dimanche au cabaret, comme si de rien n'était.

Je tousse affreusement la nuit; c'est du luxe, je n'avais pas besoin de
cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche à dix heures. Je
prolonge la veillée avec mon ami Charles; nous causons jusqu'à minuit.
Depuis plusieurs années qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis; il voit
plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais vu avec ses yeux. Cette
lumière intérieure tourne aisément à l'exaltation. Sur certains points,
il est optimiste; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais
autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l'horizon au delà de ma
vie; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions à des événements
heureux; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut détourner,
la crise sociale après la crise politique, et je rassemble toutes les
forces de mon âme pour me rattacher aux principes, en dépit des faits
qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des
appréciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi; mais
la discussion ne peut aller loin quand on désire les mêmes résultats.
Nous réussissons à nous distraire en nous reportant aux souvenirs des
choses passées. On ne peut toucher au présent sans se sentir relié par
mille racines plus ou moins apparentes au temps que l'on a traversé
ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la première enfance;
nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd'hui disparues,
étant étroitement liées. Nous avons apprécié différemment bien des
personnes et des choses; à présent ces différences sont très-effacées,
nous parlons de tout et de tous avec le désintéressement de
l'expérience, qui est l'indulgence suprême.


               Lundi 24.

Les Prussiens ne viennent pas de notre côté. Ils vont tuer et brûler
ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles! Châteaudun est leur proie
d'aujourd'hui, et il paraît que nous ne pouvons rien empêcher.


               Mardi 25 octobre.

La pauvre Laure vient de s'éteindre sans souffrir, après une mort
anticipée qui dure depuis deux mois. C'est une autre manière d'être
victime de l'invasion. Gravement atteinte, elle a dû fuir avec sa
famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les
Prussiens, arriver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans savoir
qu'elle était de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans
se rendre compte des événements qu'il n'était pas difficile de lui
cacher, s'endormir enfin sans partager nos angoisses, qui dès le début
l'avaient mortellement frappée au coeur. Elle avait le patriotisme
ardent des âmes généreuses; le rapide progrès de nos malheurs n'était
pas nécessaire pour la tuer.

Nous recevons de bonnes lettres de Paris; ils sont là-bas pleins
d'espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous
pousse donc en avant, vite à leurs secours! Il semble aujourd'hui que la
lutte s'engage, et on parle de quelques avantages remportés. On loue
l'_entrain_ (_sic_) de nos mobiles. Le gouvernement a l'air de compter
sur la victoire. Il nous la promet.


               Mercredi 26.

Très-mauvaises nouvelles! Ils brûlent, ils font le ravage, ils
s'étendent; nous sommes partout inférieurs en nombre devant eux, et nous
sommes _engorgés_ de troupes qui sont partout où l'on ne se bat pas!
L'artillerie nous foudroie; nous faisons trois pas, nous reculons de
douze.--Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimetière.
Les nuages rampent sur la terre incolore et détrempée. Atroce journée,
chagrin affreux! je n'essaye même pas d'avoir du courage.


               Jeudi 27.

Il pleut à verse, on fait des voeux pour que la Loire déborde, pour que
l'ennemi souffre et que ses canons s'embourbent; mais nos pauvres
soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux?
Que c'est stupide, la guerre!


               28.

Propos sans utilité, discussions et commentaires sans issue, tour de
Babel! L'ennemi est à Gien; il ne pense ni ne cause, lui: il avance.


               29, 30, 31 octobre.

Rien qui ranime l'espoir; trop de décrets, de circulaires, de phrases
stimulantes, froides comme la mort.


               1er novembre.

De pire en pire! On nous annonce la reddition de Metz; le gouvernement
nous la présente sans détour comme une trahison infâme; c'est aller un
peu vite. Attendons les détails, si on nous en donne. Quelqu'un qui a vu
de près le maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi:

--Dans le bien et dans le mal, _capable de tout_.

D'autres personnes assurent qu'au Mexique il n'avait d'autre pensée que
celle de se faire proclamer empereur! Il est par terre, on l'écrase;
hier c'était un héros, le sauveur de la France. Ce sera un grand procès
historique à juger plus tard. Ce qui est incompréhensible en ce moment,
c'est la brusque transition opérée dans le langage de ceux qui
renseignent et veulent diriger l'opinion publique, et qui d'une heure à
l'autre la font passer d'une confiance sans bornes à un mépris sans
appel. Il y a quelques jours, des doutes s'étaient répandus; il nous fut
enjoint de les repousser comme des manoeuvres des ennemis de la
république et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le
traître à l'exécration de l'univers. Cela nous bouleverse et me paraît
bien étrange, à moi. Comment le ministre de la guerre n'a-t-il rien su
des dispositions de Bazaine à l'égard de la république? S'il les savait
douteuses, pourquoi a-t-il affiché la confiance? Je ne veux pas encore
le dire tout haut, il ne faut pas se fier à son propre découragement,
mais malgré moi je me dis tout bas:

--_Qui trompe-t-on ici?_

Il n'était pas impossible d'avoir des nouvelles de Metz. J'ai reçu
dernièrement un petit feuillet de papier à cigarettes qui me rassurait
sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui était bien écrit de
sa main:

«Nous ne manquons de rien, nous allons très-bien, quoique sans clocher
depuis quinze jours.»

La famine ne se fait pas tout d'un coup dans une place assiégée. On a pu
la voir venir, on a dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où
Bazaine la déclare, on la nie encore. J'ai une terreur affreuse qu'il ne
se passe à Paris quelque chose d'analogue, si Paris est forcé de
capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps
possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d'être
accusé de lassitude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-être
alors la population sera-t-elle exaspérée jusqu'à la haine! La colère
est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-être trop loin pour
Bazaine. J'ai peur que le système du gouvernement de Paris ne soit de
cacher à la province ses défaillances, et que celui du gouvernement de
la province ne soit de communiquer à Paris ses illusions. Dans tous les
cas, ce qui se passe à Metz s'explique par les mouvements logiques du
coeur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir; on
s'excite, on s'exalte, on ne veut pas croire qu'il soit possible de
succomber. La prévoyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal
arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s'en
prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut
trouver des lâches, des traîtres, des agents visibles de la fatalité. La
justice se fait plus tard; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut
se disculper!

Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfants. Je
cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre
Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l'entendre. Il n'y a pas
une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que
nous contemplons aujourd'hui. Heureux ceux qui n'ont pas vécu jusqu'à
nos jours!


               Mercredi 2 novembre.

Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire
_par ballon monté_, et elle m'éveille en me remettant ces chers petits
papiers, qui me font vivre toute la journée.

Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L'épidémie se
ralentit; dans quelques jours, j'irai seule essayer l'atmosphère. Je
prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je
pourrai lire? Je ne crois pas. Il fait très-froid; nous n'avons pas
d'automne. Comme nos soldats vont souffrir!


               Jeudi 3.

On ne parle que de Bazaine. On l'accuse, on le défend. Je ne crois pas à
un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais,
d'après ce que l'on raconte, je crois voir qu'il a espéré s'emparer des
destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu'à cet effet il a
voulu négocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie mal jouée.
Pourtant que sait-on des motifs de son découragement? Quelles étaient
ses ressources? Le gouvernement est-il éclairé à fond? Il passe outre,
sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une
manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la
persuasion dans les esprits équitables. J'ai lu de très-beaux et bons
discours de l'orateur; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et
obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine
emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d'une mission
sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému! On
dirait qu'en voulant se faire populaire il ait perdu toute
individualité. Cette déconvenue, qui m'atteint depuis quelques jours en
lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement
admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude.
N'avoir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration en de telles
circonstances, c'est être bien au-dessous de son rôle! Est-il
organisateur, comme on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si,
pour mettre le comble à nos infortunes, il était incapable et de nous
organiser et de nous éclairer! Avec la reddition de Metz, nous voilà
sans armée; avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement!


               4 novembre.

Dans beaucoup de lettres que je reçois, de paroles que j'entends, de
journaux que je lis, c'est l'exaltation qui domine: mauvais symptôme à
mes yeux; l'exaltation est un état exceptionnel qui doit subir la
réaction d'un immense découragement. On invoque les souvenirs de 92; on
les invoque trop, et c'est à tort et à travers qu'on s'y reporte. La
situation est aujourd'hui l'opposé complet de ce qu'elle était alors. Le
peuple voulait la guerre et la république; aujourd'hui il ne veut ni
l'une ni l'autre. Villes et campagnes marchaient ensemble; aujourd'hui
la campagne fait sa protestation à part, et le peuple plus ardent des
villes ne l'influence dans aucun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce
rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92!

Ceux qui croient que l'élan de cette grande époque peut se produire
aujourd'hui par les mêmes moyens sont dans une erreur profonde. Les
conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte
du fatal progrès matériel qui s'est accompli dans l'industrie du
meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu'on nous
oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous.
L'obéissance passive semble incompatible avec le progrès que chacun a
fait dans le sentiment de la possession de soi-même. Les soldats veulent
être bien soignés et bien commandés; ils ne veulent plus mourir sans but
et sans utilité. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'à la révolte ou
à la désertion; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il
comprend les fautes des chefs, il s'indigne des souffrances gratuites
que l'incurie, la scélératesse ou le désordre des intendances lui
inflige. Il est aussi patient, aussi résigné que possible, et fournit à
chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa
réelle vertu patriotique; mais il ne fait pas les miracles du temps
passé et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle; il est entré
dans la phase du libre examen.

Voilà ce que les exaltés ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent
compte d'aucune différence; ils repoussent avec une colère maladive
tout examen historique, toute déduction philosophique, si élémentaire
qu'elle soit. On pourrait dire des républicains d'aujourd'hui qu'ils
sont comme les royalistes de la Restauration: ils n'ont rien oublié et
rien appris. Quelques-uns s'en font gloire, ce sont de véritables
enfants en philosophie, quoique d'ailleurs gens de coeur et d'esprit.
J'en sais même qui sont hommes de mérite, d'étude et de discussion
ingénieuse; ceux-là deviennent forcément la proie d'une habitude de
paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s'ils
parlent sérieusement; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir
que l'homme soit complétement libre, et que le vote du dernier idiot
soit librement émis; mais ils veulent en même temps que les mesures
dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l'idée
d'en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur
demande si la liberté n'est bonne que quand il n'y a rien à faire pour
elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures:

--Je vous trouve réactionnaire.--Vous abandonnez vos croyances.

Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pensé en voyant s'écrouler la
République de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis
pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus; je n'avais plus
d'autre mission, d'autre idée que celle d'adoucir le sort de ceux qui
voulaient être sauvés du désastre, et je m'abstins de tout reproche, de
toute appréciation des fautes commises; maintenant ils parlent haut, ils
sont puissants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour me taire avec
eux. Ils me disent qu'au lieu d'apprécier et de juger au coin du feu
leurs malheureux tâtonnements, je devrais écrire en l'honneur du
gouvernement de la République, chanter apparemment les victoires que
nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne
fait espérer. Je n'ai qu'une réponse à faire: je ne sais pas mentir;
non-seulement ma conscience s'y oppose, mais encore mon cerveau, mon
inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un
danger devant l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'à ce
qu'il soit parti.

Mais ne pourrait-on s'éclairer entre soi, discuter et redresser au
besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel?--Impossible!
l'exaltation s'en mêle et on déraisonne.

Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin où l'on est forcé de
vivre pour voir au delà de l'horizon ce qui se passe en France et même à
Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s'excitent fiévreusement
à l'espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut.
J'avoue qu'à ces derniers, que je crois les plus méritants, je ne
demanderai pas s'ils sont républicains: je trouve qu'ils le sont. Quant
à ceux qui prétendent accaparer l'expression républicaine et qui se
montrent intolérants et irritables, je commence à douter d'eux. Il y a
longtemps que leur manière d'entendre la démocratie et de pratiquer la
fraternité m'est un profond sujet de tristesse.

Ici, je ne connais que des gens excellents, très-honnêtes et sincères
jusqu'à l'ingénuité; mais leur opinion, mal établie, composée d'éléments
de certitude mal combinés, chauffée à blanc par l'exaspération que nous
cause à tous le malheur commun, tourne à une véritable confusion de
principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles
pour raisonner, et chacun laisse échapper le cri de son coeur ou
l'expression de son tempérament. Je comprends cela, je l'excuse, j'en
partage l'émotion; rentrée en moi-même, je m'affecte autant du mal
intérieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable.

Est-il vrai que la république _seule_ puisse sauver la France?

Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et
réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de
ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme
au dehors. Ce n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous
tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne
cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop
prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris
assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l'ennemi n'y
consente, et je comprends qu'il en coûte de le lui demander tant qu'on
espère se défendre.... Mais quand on ne l'espèrera plus?

On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici où l'exaltation me
paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas
examiner le présent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti
pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper
toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours
mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables
qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la pente rapide d'un
précipice, s'y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou
de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se
retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du
vertige de l'audace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est généreux;
mais n'est-ce pas la fière et mâle expiation d'une immense faute commise
au début? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à
l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la proclamer? Elle l'eût fait
en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du coeur qu'ils
résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant
l'investissement, et on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris en
lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût
consenti à ce qu'elles fussent ratifiées par le vote des provinces
envahies.

On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait préparer la défense.
Puisqu'on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin
d'urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de
ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes
politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard
de voter à plus court délai? Il ne serait pas mauvais, en tout état de
cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations
parlementaires.

Nous voici donc livrés aux éventualités d'une dictature jusqu'ici
indécise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et
insupportable au gré des événements. Nous ne savons rien de ce que cette
autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans
gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette
situation d'esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.

On reproche aux républicains d'avoir fait de la politique au lieu de
faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique,
même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction
de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur
influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas
capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont été surpris
par les événements, et que, dans une fièvre de patriotisme, le
gouvernement de Paris s'est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche
de mourir.

Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront
prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos
dépens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à
leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est
un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la
délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de
Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions
personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir
personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il
suffirait qu'il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous
achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les
bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions:

--_Où allons-nous?_

On est las, on est irrité de l'entendre, et on se le dit à soi-même à
chaque instant..

Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées
donner raison d'avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait
à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le
premier, soit; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait
la preuve du génie d'organisation joint au courage moral et au
patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons!--Mais l'ennemi du
dedans.... D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas
là-dessus, il serait bien à propos de le définir.

Les uns me disent:

--L'ennemi de la république, c'est le parti _rouge_, ce sont les
démagogues, les clubistes, les émeutiers.

Cela est très-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, _comme dans
tout parti_, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et
stupides. C'est au peuple d'épurer les champions de sa cause, de séparer
le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se
laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant
quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup
d'entre eux ouvriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-mêmes de
l'élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont
des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes
et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l'opinion. Je me
résoudrai difficilement à traiter d'ennemis ceux que la violence des
réactions a qualifiés d'_insurgés_, de _communistes_, de _partageux_,
selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se
trompent ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos
concitoyens, nos frères.

--Ils veulent piller et brûler, dites-vous?

--Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les
attend, il ne s'est produit que des émeutes partielles où rien n'a été
pillé ni brûlé pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent
leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur
de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes
envers l'humanité ne sont qualifiés d'ennemis politiques par aucun
parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des
_rouges_; on est _rouge_, on est _avancé_, et on est paisible quand
même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on
s'attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en
aura plus que de besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit
permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans
les réactions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour
les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté.--Honnêtes
gens qui répétez cette banalité: _Les rouges nous menacent!_
calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en
France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment
donné.

Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune
avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-là, les
républicains d'aujourd'hui l'appellent la réaction. Il faut bien se
servir encore de ce vocabulaire suranné; quand donc, hélas! en
serons-nous débarrassés? Les _réactionnaires_ se composent des
légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui
sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent
tous plus ou moins pour le principe d'autorité monarchique et
religieuse. La prétendue réaction, c'est donc toute une France par le
nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se
rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité,--ce qui est
prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire,
artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle _la masse des honnêtes gens_,
c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête;
c'est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur
sont de manquer d'idéal ou de s'y refuser de parti pris, car tout
Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans
le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un
progrès approprié à sa nature; tout Français se lasse vite du possible
immédiat et cherche vers l'inconnu une route plus sûre que celle qu'il a
parcourue; tout Français veut être bien d'abord, mieux ensuite et
toujours mieux.

Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéraments qui se
rattachent au maintien de l'ordre à tout prix repoussent en principe les
innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis
quand ils ne sont que des attardés? Si vous savez fonder une société qui
contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations
légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié; cela
était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au
nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a
marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais
l'inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis
la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C'est
l'inévitable désespérance qui suit les désastres; nous cherchons
l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république
est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus
prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le
pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais
moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le
plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir
dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de
vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous
serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus.

Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand
nous en avons une autre si terrible à faire? Je vois avec regret le
renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des
proportions colossales. J'aurais compris certains changements
nécessaires dont l'appréciation eût été facile à faire, mais tous! mais
les colonnes du _Moniteur_ remplies de noms nouveaux tous les jours
depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux,
incorrigibles, imméritants? Quoi! pas un seul n'était capable de servir
son pays à l'heure du danger? Tous étaient résolus à le livrer à
l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en être persuadée. J'en
ai connu de très-honnêtes; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur
place? Hélas! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains
eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas
tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit
savoir ou s'abstenir.

Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le
_sauve qui peut_ de tous les nécessiteux intrigants et avides qui se
font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu'un autre
pouvoir leur a infligées? Mon Dieu, mon Dieu! la république serait donc
un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un idéal, une
philosophie, une religion? O sainte doctrine de liberté sociale et
d'égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de
vérité dans la tempête! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de
l'avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse,
tu es tellement la nécessité du salut qu'à tes courtes heures de clarté
pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et
d'espérance; puis tout à coup tu t'éclipses, et le navire sombre: ceux
qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de
méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans
les ténèbres du doute.


               Samedi 5 novembre.

Il est très-malsain d'être réduit à se passer du vote. On s'habitue
rapidement à oublier qu'il est la consécration inévitable de tous nos
efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardents et
irréfléchis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son
verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout
et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais
bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.

Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce qu'il y avait de terrible
et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec
regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans la condition obligatoire de
l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifié
depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d'une
manière si rapide. J'ai appris à le respecter après l'avoir craint comme
un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une
population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein
d'incapables représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le
contraire, elle choisit d'incapables représentants de ses intérêts
généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais
entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient
posées. Elle a toujours voté pour l'ordre, pour la paix, pour la
garantie du travail. On l'a trompée, on lui a donné le contraire de ce
qu'elle demandait; ce qu'elle croyait être un vote de paix a été un vote
de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne
lui a légué que le désordre et l'impuissance. Nous lui crions
maintenant:

--C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton
entêtement.

Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu'il
répondrait:

--Je suis le peuple souverain de la première République et en même temps
le peuple impérialiste du second Empire. Vous croyez que je suis changé,
c'est vous qui l'êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais,
même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs,
comme j'ai défendu Napoléon III jusqu'au bout. Nous nous sommes
brouillés, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous
proscriviez les uns les autres. On nous a dit:

»--L'empire c'est la paix.

»Nous avons voté l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels
qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'où nous
sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas
assez instruits pour comprendre les principes, nous n'apprécions que le
fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous
retournerons à vous.

Le fait! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons
en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la
physionomie des hommes historiques, il n'apprécie et ne juge que le
résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle
lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de
la guerre, il n'apercevra pas les figures héroïques. Je l'ai vu lassé
et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il eût été le maître alors,
l'histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S'il est revenu
à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il avait oubliée, c'est qu'à
ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48.

Et plus que jamais, hélas! notre idéal est devenu pour lui un fait
accablant; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas
en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié.

--Paye le désastre, toi qui l'as voté.

Voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu!
puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruauté
de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n'est pas
encore une chose à sa portée; qui donc la lui aurait enseignée
jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'à la mort
sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des
preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il
lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers
des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse
plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès
relatif.

--Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien.

Nul n'est plus facile à gouverner, nul n'est plus impossible à
persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire; il
est têtu, étroit, probe et fier.

Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse à l'excès,
et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au
progrès rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce
qui est démontré le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et
fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre,
le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente; mais, si
nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des
ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter
le paysan quand même.

               Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère.

Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération
qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous
avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit
de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui
protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une
sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre
le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république
nouvelle aimerait à l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à le
restreindre; elle reviendrait à l'erreur funeste qui l'a laissée brisée
et abandonnée après avoir provoqué le coup d'État; pouvait-il trouver un
meilleur prétexte? Encore une fois, les républicains d'aujourd'hui
n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les mêmes qu'à la veille de
décembre? Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter.
Le suffrage universel est un géant sans intelligence encore, mais c'est
un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de
l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il
porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque
chose de précieux et d'irritant, de gênant et de sacré, comme est un
enfant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de porter jusqu'à ce
qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de
lui? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la
création, et on se tue soi-même en s'attaquant à la vie universelle.
Puisqu'en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à
lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre
imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre à marcher dès le jour de
sa naissance. C'est là où la politique proprement dite a égaré les
chefs de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant la volonté
humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç'a
été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de
mauvaise foi, et puis le moyen?

--Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme.

C'est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n'est pas nous
qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enrégimenté par le
honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à
peu il s'est passé de lisières; il ne marche peut-être pas du bon côté,
mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord
avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l'opinion de son
maître. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand
spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus
sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme
le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France,
car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l'exercice de son
droit que tout autre.

L'instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc
solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main.
Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable,
parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit
servir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes, elle est une création
impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le
rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est
déjà admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire
des peuples un rôle splendide, et fermera l'âge des révolutions
violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exaltée
et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je
l'espère, ouvriront toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques
Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne
avec son sourire de paternité narquoise, lui dira:

--C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la fois; nous verrons cela
aux prochaines élections. Je ne dis pas non; mais il ne me plaît pas
encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure.

Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler:

--Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion,
l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la
patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous au
profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous,
hommes de sentiment, représentants de l'idée, si vous parveniez à
m'anéantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos
républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres
civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du
vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce
serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchirements! Grâce à
notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la
France à l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les
autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui
enchaîne les passions et qui décrète l'apaisement.

Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais
providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas
d'avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre incarnation!
Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite,
qui vous blesse: injuste encore, il méconnaît, il renie la république,
sa mère; mais, si sa mère l'égorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A
présent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop
fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre
l'_avocat_, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote
est l'exutoire; fermez-le, tout éclate!


               Nohant, 6 novembre.

Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore
amener la famille; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai
demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante,
j'y reviens par un froid très-vif. Tout s'est fait brutalement cette
année.--Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l'air fâché de
notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait
qu'il ne me reconnaît pas: que se passe-t-il dans sa tête? Il a eu froid
ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tardé à revenir. Il se presse
contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens
eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent? Au fait, s'il est
mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être?
J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans
lui. Peut-être me pardonnera-t-il.

Le jardin que j'ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s'il
avait le temps de s'amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses,
des anémones d'automne, des mufliers panachés, des nigelles d'un bleu
charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont
rangées dans leur chambre d'hiver. La volière est vide, la campagne
muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bientôt
un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui
croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles piétinées
par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils
coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le
caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes
herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant à qui je viens dire bonjour,
silence et recueillement où j'ai passé au moins cinquante ans de ma vie,
je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d'autres
circonstances, c'eût été un adieu déchirant; mais si tout succombe avec
toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point lâche, je ne
songerai ni à toi ni à moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses
à pleurer!


               Nohant, 7 novembre.

J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du feu, et je me mets à
écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la
bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste;
peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être
s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être
craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a
là un mystère; c'est la première fois qu'il ne me dévore pas de caresses
après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en
écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les
officiers peuvent se préserver un peu; mais le simple troupier, le
mobile à peine vêtu! ils ont encore des habits de toile, et déjà ils
n'ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et
au delà tous les frais de leur équipement?

En ce moment, on s'occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour
les mobilisés. Les femmes quètent, cousent et donnent. On s'ingénie pour
se procurer l'étoffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les
chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne
sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant
répondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les
administrations militaires est telle qu'on donne ces vêtements aux
mobilisés de la main à la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais
reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés!

Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la tempête. On est
tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.


               Mardi 8.

L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort. Préparons-nous à
mourir.--Fadet me fait beaucoup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à
laquelle j'arrive, il m'attendait à la porte.--Tu es fou, mon pauvre
chien, tout va plus mal que jamais. J'écris quinze lettres, et je
retourne à la ville par un froid atroce.


               Nohant, mercredi 9.

Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de
mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la
figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre
fin en même temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de
maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et
que tout se brise comme de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le
salut ne veut apparaître; quelles ténèbres!--Paris va donc braver plus
que jamais les horreurs du siége, et l'espoir de le délivrer s'éloigne!
Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé.


               Jeudi 10.

Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant
une armée sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée?--Il
neige déjà! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus
font des taches noires de place en place. La campagne est laide
aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient
cruelle à l'homme.

Ah! voici enfin un fait: Orléans est repris par nous; l'ennemi en fuite,
poursuivi jusqu'à Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville
s'est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous
pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois
pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop
désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui
sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne
tiennent à rien? On se soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence. La
vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté,
nous n'avons plus de sang.


               12.

La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exagère. Le général
d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui.
C'est, dit-on, un _homme de fer_. Pauvre général! s'il ne fait pas
l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de
guerre! Était-il bien prudent de _proclamer_ la trahison de Bazaine? Si
elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans
le doute?


               Dimanche 13 novembre.

Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement!...
c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie
de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A
cet âge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaieté nous donne un
instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre.

On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir
général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches
ou méchants semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises,
leur passion, sont dans un état d'ébullition qui les soutient sur le
flot; écumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient
qu'ils nagent!

Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui qui aime l'humanité n'a
plus le temps de s'aimer lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a
pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement,
et il s'attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel
état d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de cette torture!
Démence pour les uns, annihilement pour les autres.... Quand nous aurons
repoussé ou payé l'ennemi du dehors, que serons-nous? où trouverons-nous
l'équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la
société? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la
menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la
république subira de si fortes dépressions qu'elle sera comme une terre
ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol
matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être!


               18 novembre.

M. de Girardin conseille d'élire en quatre jours un président par voie
de plébiscite. Certes c'est une idée,--M. de Girardin n'en manque
jamais,--mais, malgré mon très-grand respect pour le suffrage universel,
je crois qu'il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui
ou par non que sur la proposition des Assemblées élues par lui. Le
travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître
et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de
progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même;
mais questionner les masses à l'improviste, c'est souvent leur tendre un
piége. Le dernier plébiscite l'a surabondamment prouvé. En ce moment de
doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la
république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les
votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s'il n'y avait pas
d'autre moyen d'en finir avec une situation désespérée que l'on ne
voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr.


               21 novembre.

Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point
de départ d'une guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous
abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse à son tour. C'est
dans l'ordre.


               25 novembre.

Temps très-doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires
ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions
constamment l'avantage. La rédaction est toujours la même.

--Les mobiles ont eu de l'_entrain_!

Singulière expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de
parties de plaisir.

--Nous avons subi des pertes _sérieuses_, l'ennemi en a fait de plus
considérables.

Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'ennemi d'envahir toute la
France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous
arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au
jour le jour sur les incidents de cette guerre de détails, c'est une
sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas
goûter.


               26 novembre.

Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même temps qu'une douleur
poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours!... On dit qu'une
action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit!


               28.

Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes
veilles auprès de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter
de n'avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si
rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10
décembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la
situation s'aggrave au lieu de s'améliorer!


               29.

Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les
attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont
très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'embrasse, on rentre les
larmes. Où vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont
prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dévouement. On croit que
le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible
et de courte durée. Je n'étais plus habituée à cette sombre disposition.
Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec
ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on
retombe plus bas.


               2 décembre.

Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on,
une sortie magnifique, et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès.
On rêve déjà Paris débloqué, l'ennemi en déroute. Quel beau rêve! ne
nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre éloquence
n'est pas à la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il
faudrait être si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient
heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris,
qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île
enchantée que nos amis et nos enfants, partis hier, vont délivrer des
ogres et des monstres de même sorte.


               4 décembre, dimanche.

La joie n'est pas de longue durée! On nous dit que nous avons perdu
toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles
sont trop décourageantes. Il paraît qu'on avait exagéré beaucoup le
succès, et nous avons encore été dupés! Pourquoi nous tromper après
avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent?--Il fait
atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela
ressemble à une campagne de Russie pour nos soldats.


               5 décembre.

On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l'armée se replie en bon
ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événements que nous ne
sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on
pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige.


               6 décembre.

Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans
la neige! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une
usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l'abri et
disent qu'il faut aguerrir ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une
vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'éveillent pas. Morts de
froid littéralement! C'est infâme, et c'est comme cela partout! Avant de
les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie.


               7 décembre.

Ce soir, dépêche insensée! Je le sentais bien que le malheureux général
qui a repris Orléans payerait cher sa courte gloire! Orléans est de
nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné; nous perdons un
matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables;
notre armée est en fuite. Selon le général, le ministre a manqué de
savoir et de jugement; le camp était mal placé, impossible à garder, et
les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent
inspirer aucune confiance; tout cela est exposé par le ministre
lui-même, mais sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre à tous
les commentaires; il termine par cette phrase étrange:

_Le public appréciera._

--Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle à la France! Se
croit-il sur un théâtre? Non, il a voulu dire:

La cour appréciera.

--Il se croit à l'audience! Est-ce là un langage sérieux quand on ne
craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le général
qui n'obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il
obéisse? Si vous êtes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un
ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner
d'une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui
la faute? Si les armements qu'on y a accumulés avec tant de peine et de
dépense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris
ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment, un beau matin, être le
général Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV.

Il s'en lave les mains, le public appréciera!--Il y aura donc un public
seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d'un
général qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son
génie! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez
cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'étourderie que
votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce
qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous
jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par
le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au
pouvoir: voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France!

Le résultat, c'est que deux cent mille hommes de notre armée sont en
fuite,--on appelle cela maintenant se replier,--et que nous faisons une
perte immense en matériel de guerre.

On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on
ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre
campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans
les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons
pas un fusil pour les repousser. Bon _public_! tu es la part du diable.


               8 décembre.

On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des
accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe à d'autres
exercices. Il nous annonce des succès _sous toutes réserves_, mais Rouen
est pris; on dit qu'il s'est livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en
crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de
prise sur moi. Si Rouen s'est livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se
défendre, c'est peut-être qu'on l'a indignement trompé.

De notre côté, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces
villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes
à coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues?--Je commence à
m'indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la
vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne
pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette
merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la
France devant l'ennemi!

Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l'avoir
décrétée?


               9 décembre.

Petite dépêche rendant compte d'un petit engagement à Bois-le-Duc. Le
général d'Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a
fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon
depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient,
entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.


               10.

Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre
porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs
denrées. Ils disent qu'on se bat à Reuilly. Les restes de l'armée de la
Loire sont ralliés, mais on ne sait où; Bourbaki est à Nevers pour se
mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette
déroute, on ne sait.


               11 décembre.

Le ministre de la guerre va, dit-on, à l'armée de la Loire pour la
commander en personne. J'espère que c'est une plaisanterie de ses
ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se
sauve à Bordeaux: c'est le cinquième acte qui commence. Le public va
bientôt apprécier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour
savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui
font leurs paquets, mais c'est trop tôt; nos mobiles sont toujours à
Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne
les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à moins qu'on ne
les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont
très-alarmantes, ils ont dû repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si
nous ne faisons rien?


               12 décembre.

Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de boue. Autre lit pour nos
soldats!


               13.

La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes
personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi.
Je tiens à achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces
jours-ci, et qui s'éclaircit à mesure que je compte les heures qui me
restent. Tout le monde est soldat à sa manière; je suis, à la tête de
mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre
caporal rassemblant ses quatre hommes à l'arrière-garde.--Les Prussiens
ont occupé Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons volés;
ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du
côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards
dans un état déplorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser
Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux.


               14 décembre.

On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de
l'autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir
descendre la Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se reformer
à Poitiers, c'est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et
Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et
Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel
état d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans
journaux et sans dépêches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un
journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation
de ces messieurs.


               15.

Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait
rien. Le général Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît être
résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges,
occupé à rallier les fuyards du corps d'armée du centre de la Loire: On
dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne qu'il ne reste plus un arbre
autour de Bourges. C'était un riche pays maraîcher; espaliers et
légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que
Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans
résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils
veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les
Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine,
la misère, la cruauté du régime qu'on leur impose.--Au lieu de se
rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller _couper la
retraite_ aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite? Et
on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'élément
burlesque obligé.

Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d'un beau corps de
francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien
qu'ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas
encore battus.


               16.

Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose
et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne
voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire
nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie,
s'il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois.--Nous
serons peut-être envahis demain.

Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos
mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil.


               17 décembre.

Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son père. Il était
le génie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-être pas su
que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on
dit que Dieppe est occupé.--Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on
est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans
la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que ç'a dû être un tonnerre
sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a passé dans la nuit
environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les
champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs
officiers.


               18.

Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe à
Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme,
battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure et ceci paraît
sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon était
occupé pour la troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait replié
sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l'est. De
toute façon, l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue, bien qu'on
n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance.
Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin
en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je dîne en
attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en
attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne
les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que
mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.


               19.

Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un
journal insinue qu'il se passe de _grandes choses_: c'est bien mauvais
signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays
de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de
se persuader que tout aille bien.


               26.

Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'_officiel_
avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire?


               21 décembre.

On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la Commune songe-t-il
encore à ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il paraît que
sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est
la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans
contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous faut en essayer de nouveaux,
la France se fâchera; elle garde le silence sombre des explosions
prochaines. Ce qui résulte des mouvements de Belleville,--on les appelle
ainsi,--c'est qu'une école très-pressée de régner à son tour nous menace
de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France
n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable,
qu'elle réprouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura
pas, parce qu'elle _ne le veut pas_; mais aux premières élections elle
brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas! la république
avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis à
coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C'est se faire
trop d'illusions que de se croire maîtres d'une nation comme la nôtre
parce qu'on a enfoncé par surprise les portes de l'Hôtel-de-Ville et
insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les
théories de la Commune moderne, je ne les vois exposées nulle part; mais
si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée
sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient,
indulgent même mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que
d'être converti de force à une doctrine, quelle qu'elle soit.

Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis
guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce
monde fermé qui s'appelle Paris; il nous paraît encore supérieur à la
tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes
les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si
quelque plainte s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop mollement.
C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter
une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'être
absolu, si rare et si malaisé d'être doux dans une situation violente et
menacée! Je crois encore ce gouvernement composé d'hommes de bien.
Ont-ils l'habileté, la science pratique? On le saura plus tard; à
présent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment général. La
crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés. D'ailleurs il me
semble qu'ils professent avec nous le respect de la volonté générale,
puisque après l'émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de
Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller
jusqu'au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.

Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la
Commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit
du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien
qu'il soit l'ennemi déclaré et très-irrité de la Commune.

Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se
sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que
l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le
paysan l'est moins. Il est donc forcé de réprimer l'émeute dans les
centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la
France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la
fois, sous peine de tomber et d'abandonner la tâche qu'il a assumée sur
lui de sauver le territoire. Malheureuse République, c'est trop
d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons saluée
comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions prévoir
que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te
verrais forcée de t'en passer.--Ce qui est certain aujourd'hui, c'est
que la délégation et ses amis personnels désirent s'en passer, et
qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle
soit.

Puissé-je faire un mauvais rêve! mais je vois reparaître sans
modification les théories d'il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent
rien à l'épreuve du temps et de l'expérience sont pleines de dangers.
S'il est vrai que le progrès doive s'accomplir par l'initiative de
quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des
minorités, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le
plus sauvage et le moins sûr pour l'imposer. Que les majorités soient
généralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer
pour les empêcher d'être oppressives, c'est ce que je ne comprends plus.
Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme
effrayant; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans
l'histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la
tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne
peut être légitime, pas même celle de l'idéal. On sait des gens qui se
croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui
ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du
pouvoir. Ils sont pourtant très-doux dans leurs moeurs et incapables de
massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d'un
groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son
audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par
ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'occupe pas; mais de
très-sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme:
«la république ne pouvant s'établir que par la dictature, tous les
moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec
passion fonder ou sauver la république.»

--C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacré, c'est le
patriotisme, c'est la volonté féconde sans laquelle l'humanité se
traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les
iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains;
périsse la liberté du moment pour assurer l'égalité et la fraternité
dans l'avenir! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang!

Cela est très-beau selon vous, gens de tête et main, mais cela répugnera
toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait
pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la
liberté, n'est pas disposé à laisser consommer le parricide. D'ailleurs
cette théorie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir à
tous les prétendants: il ne s'agit que de changer certains mots et
d'invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples; mais,
comme malgré tout le seul prétendant légitime, c'est la république, que
n'eussions-nous pas donné pour qu'elle fût le sauveur! Il y avait bien
des chances pour qu'elle le fût en s'appuyant sur le vote de la France.
La France dira un jour à ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de
douter d'elle, et qu'il eût fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée
sans l'entendre, ils l'ont blessée; s'ils succombent, elle les
abandonnera, peut-être avec un excès d'ingratitude: les revers ont
toujours engendré l'injustice.

Mon appréciation n'est sans doute pas sans réplique. Quand l'histoire de
ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a
subi une fatalité plutôt qu'obéi à une théorie. L'absence de
communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux
uns et aux autres de nous mettre en communication d'idées; probablement
le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce
que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on
était très-patriote dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est
toujours là qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs
nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de
prétendues capacités qui obstrue l'air et la lumière. Le parti
républicain est spécialement exposé aux illusions d'un entourage qui
dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la bohème y
pénètre et l'envahit. La bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la
défense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature,
elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le
temps et trouble la lucidité des hommes d'action.

Que l'ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou
inévitable, la théorie qui consiste à s'en passer ou à le mutiler règne
en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement
quand nous aurons repris possession de nous-mêmes? Professée dans des
clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut
la grande lumière; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans
des assemblées?--Il faudra bien l'aborder d'une manière ou de l'autre,
ou elle doit s'attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique,
et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas
la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu'il ne nous est pas
donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.

Qui répondra à l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la
cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils?
Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente
et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage
universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la
théorie du droit sans restriction et sans catégories? On verra alors
s'ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s'ils sont conséquents
avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et
rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe
au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la
main aux orléanistes et aux cléricaux? Le principe contraire serait donc
confié à la défense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait
pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple
après l'avoir abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé le
châtiment inévitable de s'égarer lui-même après avoir égaré les autres.
Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société
nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France
l'a suivi, elle s'est brisée. Serait-elle assez aveugle pour
recommencer?

Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu'on peut la
ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si
je me méfiais d'elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur
de lui offrir la république. J'ai entendu dire par des hommes prêts à
accepter des fonctions républicaines:

--Nous sommes une nation _pourrie_. Il faut que l'invasion passe sur
nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts,
dans toutes nos affections; nous nous relèverons alors! le désespoir
nous aura retrempés, nous chasserons l'étranger et nous créerons chez
nous l'idéal.

C'était le cri de douleur d'hommes très-généreux, mais quand cette
conviction passe à l'état de doctrine, elle fait frissonner. C'est
toujours le projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le
fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne.
Non, la France n'est pas méprisable parce que vous la méprisez; vous
devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger
ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le
malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c'est le
vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus
solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir.
Républicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la défense du
principe d'affranchissement proclamé par nous, exploité par eux; ne
maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi
en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui
avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie
pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment
on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et
les artistes n'ont à vous offrir que l'impressionnabilité de leur
nature, certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand vous touchez
à faux l'instrument qui parle aux âmes. Nous n'espérons pas renverser
des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d'être mieux
établies; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et
l'espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur
conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d'accord avec elle.
Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel;
elles chercheront avec vous le moyen de l'éclairer, de lui faire
comprendre que l'intérêt de tous ne se sépare pas de l'intérêt de
chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce
but? Certes vous eussiez dû commencer par donner l'éducation, mais
peut-être l'ignorant l'eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote
alors, et quand on lui disait qu'il en serait privé s'il ne faisait pas
instruire ses enfants, il répondait:

--Peu m'importe.

Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son
droit et dit:

--Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'impôt.

C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps.
Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans
arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre
d'entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l'idéal, dites sans
crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot
_au-dessus_, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est
au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit
être la région pure où s'élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens
d'application le respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle
n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle
cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou
le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son
triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes
égarés qui l'auront perdue ne la relèveront jamais.

Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se soumettre au contrôle du
gros bon sens populaire. Ils ont généralement l'imagination vive,
l'espérance obstinée. Ils ont généralement autour d'eux une coterie ou
une petite église qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet
pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de
l'autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie
les porte fatalement à une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme
prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant
plus funeste qu'elle est la plupart du temps désintéressée et sincère.
J'ai travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare que je ne
voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées
que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-être à me le persuader
à moi-même.

La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une
de nos facultés étouffe les autres, il n'y a qu'un remède pour nous,
remettre en équilibre, c'est qu'au nom d'une faculté opposée nous soyons
contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la
France, c'est l'imagination; c'est par conséquent son plus grand péril,
la cause de ses excès, de ses déchirements et de ses chutes. Quand nous
avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un
idéal d'égalité, nous avons obéi à l'imagination, nous avons acclamé cet
idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner
contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 août. Il s'est mis tout
d'un coup à représenter l'égoïsme et la peur; il a proclamé l'empire
pour se débarrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le menaçaient.
Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au
contraire il l'a exagéré jusqu'à lui donner un blanc-seing pour toutes
les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite
aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilité que la république
sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.

Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours,
obstinément et sans exception, le repos à tout prix? La guerre d'Italie,
cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne
l'a-t-il pas consentie sans hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de
sang pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et
qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par
engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne
sont donc pas si abruties et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste
d'attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné
tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n'est-il pas encore une
preuve de la bonté et de la générosité du peuple? Maudire le peuple,
c'est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous.

En ce moment, j'en conviens, il ne représente pas l'héroïsme, il aspire
à la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre où nous
paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la
gloire; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait
bien des excuses à faire valoir là où l'indiscipline des troupes et les
exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable
et plus irritante que l'invasion. Entre deux fléaux, le malheureux
paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.

Généralement il blâme l'obstination que nous mettons à sauver l'honneur;
il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme
l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de
ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement
difficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du
paysan, il est sublime.

Pauvre Jacques Bonhomme! à cette heure de détresse et d'épuisement, tu
es certainement en révolte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait
à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entamé la
guerre, ni pour la république, qui l'a prolongée. T'accuse et te méprise
qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t'aimerai
toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules,
cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit
partout, aux champs, à l'étable, à la chaumière. Ils sont tous morts,
ces bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle
bien, et j'apprécie aujourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté, la
douceur, la patience, l'enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette
éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous
subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans des circonstances
difficiles, de la sécheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout
ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonné à tous
et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent
pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres
essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la
probité et la charité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues
s'obscurcir que rarement et très-exceptionnellement. Et quand il en
serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la corruption n'a
guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu'une
aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas
innocenté par l'état d'enfance où on l'a systématiquement tenu? Quand on
compare le budget de la guerre à celui de l'instruction publique, on n'a
vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse.


               22 décembre.

Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou mort pour ceux qui
n'ont pas d'abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que
le combustible va manquer.--On déménage Bourges de son matériel.--Petits
combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je
m'étonne qu'il ne l'ait pas déjà donnée, car, s'il y a des héros dans
ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand
nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette
guerre.--Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle!


               23, 24 décembre.

Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'armée du Nord et de
celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable
gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait réjouir.
Quelle triste veillée de Noël! Je fais des robes de poupée et des jouets
pour le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire
de brillantes surprises, et l'arbre de Noël des autres années exige une
fraîcheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute
la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit
les mains vides. Nous étions encore si heureux l'année dernière! Nos
meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait.
Si quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c'eût
été comme la foudre tombant sur la table.


               25, dimanche.

La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on
tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore
démenties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans
l'effroi du lendemain.


               26.

Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura
peut-être enfin ce qui s'est passé par là.


               27.

On ne le sait pas. Le froid augmente.


               28.

Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval
pendant quarante-cinq jours encore.


               29 décembre.

Il paraît; on assure, on nous annonce sous toutes réserves,--c'est
toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne
nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à entendre suffit pour mettre
l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été
sérieux, sans résultats importants,--comme tous les autres!


               30.

Les dépêches sont plus affirmatives que jamais. L'ennemi paraît reculer;
je crois qu'il se concentre sur Paris. Il est évident que, sur plusieurs
points, malgré nos atroces souffrances, nous nous battons bien. Là où le
courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais en dehors des
nouvelles officielles il y a l'histoire intime qui se communique de
bouche en bouche, et qui nous révèle des dilapidations épouvantables au
préjudice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions,
impossible!

Savoir cela, le sentir jusqu'à l'évidence, et apprendre que les
Prussiens vont peut-être bombarder Paris! Ils ont, dit-on, démasqué des
batteries sur l'enceinte--_avec pertes considérables_, dit
succinctement la dépêche. Pertes pour qui?


               31 décembre 1870.

Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami
Sigismond avec son fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et
nous nous quittons en disant:

--Tout est perdu!

A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous sommes encore vivants, encore
ensemble. L'exécrable année est finie; mais, selon toute apparence, nous
entrons dans une pire.

Il est pourtant impossible que tant de malheur ne nous laisse pas
quelque profit moral. Pour mon compte, je sens que mon esprit a fait un
immense voyage. J'ignore encore ce qu'il y aura gagné; mais je ne crois
pas qu'il y ait perdu absolument son temps. Il a été obligé de faire de
grands efforts pour se déprendre de certaines ardeurs d'espérance; il en
a eu de plus grands encore à faire pour conserver des croyances dont
l'application était un cruel démenti à la vérité. Il n'érigera point en
système à son usage ce qu'il a senti se dégager de vrai au milieu de ses
angoisses. Il voyagera au jour le jour, comme il a toujours fait. Il
regardera toujours avidement, peut-être verra-t-il mieux.

Il m'en a coûté des larmes, je l'avoue, pour reconnaître que, dans cet
élan républicain qui nous avait enivrés, il n'y avait pas assez
d'éléments d'ordre et de force. Il eût fallu le savoir, consentir à se
juger soi-même et demander la paix avec moins de confiance dans la
guerre. L'erreur funeste a été de croire que notre courage et notre
dévouement suffiraient là où il fallait le sens profond de la vie
pratique. Nous ne l'avons pas eu, le gouvernement de Paris n'a pas pu
diriger la France; ses délégués ne l'ont pas su. La France est devenue
la proie de spéculations monstrueuses en même temps que l'armée en est
la victime. Toute la science politique consistait à distinguer, entre
tant de dévouements qui s'offraient, les boucs d'avec les brebis. Ceci
dépassait les forces de deux vieillards,--hommes d'honneur à coup sûr,
mais débordés et abusés dès les premiers jours,--et celles d'un jeune
homme sans expérience de la vie politique et sans sagesse suffisante
pour se méfier de lui-même.

Tout serait pardonnable et déjà pardonné, malgré ce qu'il nous en coûte,
si la résolution de n'en pas appeler à la France n'avait prévalu. Il
s'est produit sourdement et il se produit aujourd'hui ouvertement une
résistance à notre consentement qui nous autorise à de suprêmes
exigences. Nous voulons qu'on s'avoue incapable ou qu'on nous sauve.
Nous continuons nos sacrifices, nous étouffons nos indignations contre
une multitude d'infamies autorisées ou tolérées, nous engageons le
peuple à attendre, à subir, à espérer encore; mais tout empire, et le
ton du parti qui s'impose devient rogue et menaçant.

C'est le commencement d'une fin misérable dont nous payerons le dommage.
La délégation dictatoriale va finir comme a fini celle de l'Empire. La
vraie république sauvera-t-elle son principe à travers ce
cataclysme?--Je le sauve dans ma conscience et dans mon âme; mais je ne
puis répondre que de moi.

Le roi Guillaume va sans doute écrire une belle lettre de jour de l'an à
sa femme. Rien de mieux; mais pourquoi les journaux allemands
reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi dit à la reine, ce que
la reine dit au roi? C'est pour l'édification de la _chrétienté_ sans
doute, les rois sont si pieux! Ils remercient Dieu si humblement de tout
le sang qu'ils font répandre, de toutes les villes qu'ils brûlent ou
bombardent, de tous les pillages commis en leur nom! Ils vont rétablir
en Allemagne le culte des saints. J'imagine que saint Shylock et saint
Mandrin seront destinés à fêter la campagne de France et le bombardement
de Paris.


               Nohant, 1er janvier 1871.

Pas trop battus aujourd'hui; on se défend bien autour de Paris, Chanzy
tient bon et fera, dit-on, sa jonction avec Faidherbe, que je sais être
un homme de grand mérite. Bourbaki dispose de forces considérables. On
se permet un jour d'espérance! C'est peut-être le besoin qu'on a de
respirer; mais que peuvent d'héroïques efforts, si _les causes profondes
d'insuccès_ que personne n'ignore et que nul n'ose dire augmentent
chaque jour?--Et _elles augmentent_!

Pour mes étrennes, Aurore me fait une surprise; elle me chante une
romance que sa mère lui accompagne au piano, et elle la chante
très-bien. Que c'est joli, cette voix de cinq ans!


               2 janvier.

On nous dit ce matin qu'une dépêche de M. Gambetta est dans les mains de
l'imprimeur, qu'elle est très-longue et contient des nouvelles
importantes. Nous l'attendons avec impatience, lui faisant grâce de
beaucoup de lieux communs, pourvu qu'il nous annonce une victoire ou
d'utiles réformes. Hélas! c'est un discours qu'il a prononcé à Bordeaux
et qu'il nous envoie comme étrennes. Ce discours est vide et froid. Il y
a bien peu d'orateurs qui supportent la lecture. L'avocat est comme le
comédien, il peut vous émouvoir, vous exalter même avec un texte banal.
Il faut croire que M. Gambetta est un grand acteur, car il est un
écrivain bien médiocre.

Les nouvelles verbales ou par lettres sont déplorables.


               4 janvier.

Lettre de Paris.--_Nous voulons bien mourir, surtout mourir_,
disent-ils. Ce peu de mots en dit beaucoup: ils sont désespérés!...
comme nous.


               5 janvier.

Plus de nouvelles du tout. On nous annonce que pendant douze jours il
n'y aura plus de communications à cause d'un grand mouvement de troupes.
Nous allons donc voir des prodiges d'activité bien entendue? Il serait
temps.--Histoire non officielle, c'est maintenant la seule qui soit
vraie: le général Bourbaki a refusé la direction militaire de la
dictature et déclaré qu'il voulait agir librement ou se retirer.


               6 janvier.

Échec à Bourgtheroulde. C'est près de Jumiéges. Ont-ils ravagé
l'intéressante demeure et le musée de nos amis Cointet? Les barbares
respecteront-ils les ruines historiques?


               7.

Depuis douze jours, on bombarde Paris. Le sacrilége s'accomplit. La
barbarie poursuit son oeuvre: jusqu'ici elle est impuissante; mais ils
se rapprocheront du but. Ils sont les plus forts, et la France est
ruinée, pillée, ravagée à la fois par l'ennemi implacable et les _amis_
funestes.


               8.

Tempête de neige qui nous force d'allumer à deux heures pour travailler.
Toujours des combats partiels; l'ennemi ne s'étend pas impunément. Les
soldats que les blessures ou les maladies nous ramènent nous disent que
le Prussien _en personne_ n'est pas solide et ne leur cause aucune
crainte. On court sur lui sans armes, il se laisse prendre armé. Ce qui
démoralise nos pauvres hommes, c'est la pluie de projectiles venant de
si loin qu'on ne peut ni l'éviter ni la prévoir. Notre artillerie, à
nous, ne peut atteindre à grande distance et ne peut tenir de près. Il
résulte de tout ce qu'on apprend que la guerre était impossible dès le
début, que depuis tout s'est aggravé effroyablement, et qu'aujourd'hui
le mal est irréparable.--Pauvre France! il faudrait pourtant ouvrir les
yeux et sauver ce qui reste de toi!


               Lundi 9.

Neige épaisse, blanche, cristallisée, admirable. Les arbres, les
buissons, les moindres broussailles sont des bouquets de diamants: à un
moment, tout est bleu. Chère nature, tu es belle en vain! Je te regarde
comme te regardent les oiseaux, qui sont tristes parce qu'ils ont froid.
Moi, j'ai encore un bon feu qui m'attend dans ma chambre, mais j'ai
froid dans le coeur pour ceux qui n'ont pas de feu, et, chose bizarre,
mon corps ne se réchauffe pas. Je me brûle les mains en me demandant si
je suis morte, et si l'on peut penser et souffrir étant mort.

Rouen se justifie et donne un démenti formel à ceux qui l'ont accusé de
s'être vendu. J'en étais sûre!


               10 janvier.

C'est l'anniversaire d'Aurore. Sa soeur vient à bout de lui faire un
bouquet avec trois fleurettes épargnées par la gelée dans la serre
abandonnée. Triste bouquet dans les petites mains roses de Gabrielle!
Elles s'embrassent follement, elles s'aiment, elles ne savent pas qu'on
peut être malheureux. Nos pauvres enfants! nous tâcherons de vivre pour
elles; mais nous ne pourrions plus le leur promettre. Maurice ne veut à
aucun prix s'éloigner du danger. Nous y resterons, lui et moi, car je ne
veux pas le quitter. Je le lui promets pourtant, mais je ne m'en irai
pas. Du moment que cela est décidé avec moi-même, je suis très-calme.

On annonce des victoires sur tous les points. Faut-il encore espérer?
Nous le voulons bien, mon Dieu!


               Mercredi 11.

La neige est toujours plus belle. Aurore en est très-frappée et voudrait
se coucher dedans! Elle dit qu'elle irait bien avec les soldats pour
jouir de ce plaisir-là. Comme l'enfance a des idées cruelles sans le
savoir!

Elle entend dire qu'il faudrait cacher ce que l'on a de précieux; elle
passe la journée à cacher ses poupées. Cela devient un jeu qui la
passionne.


               Jeudi 12.

A présent ils bombardent réellement Paris. Les bombes y arrivent en
plein.--Des malades, des femmes, des enfants tués.--Deux mille obus dans
la nuit du 9 au 10,--_sans sommation_!


               Vendredi 13.

Mauvaises nouvelles de Chanzy. Il a été héroïque et habile, tout
l'affirme; mais il est forcé de battre en retraite.


               14.

Un ballon est tombé près de Châteauroux; les aéronautes ont dit que hier
le bombardement s'était ralenti.--Chanzy continue sa retraite.


               15 janvier.

Rien, qu'une angoisse à rendre fou!


               16.

La peste bovine nous arrive. Plus de marchés. Beaucoup de gens aisés ne
savent avec quoi payer les impôts. Les banquiers ne prêtent plus, et les
ressources s'épuisent rapidement. La gêne ou la misère est partout. Un
de nos amis qu'blâme les retardataires finit par nous avouer que ses
fermiers ne le payent pas, que ses terres lui coûtent au lieu de lui
rapporter, et que s'il n'eût fait durant la guerre un petit héritage,
dont il mange le capital, il ne pourrait payer le percepteur. Tout le
monde n'a pas un héritage à point nommé. Comme on le mangerait de bon
coeur en ce moment où tant de gens ne mangent pas!

On admire la belle retraite de Chanzy, mais c'est une retraite!


               17 janvier.

Notre ami Girord, préfet de Nevers, est destitué pour n'avoir pas
approuvé la dissolution des conseils généraux. Il avait demandé au
conseil de son département un concours qui lui a été donné par les
hommes de toute opinion avec un patriotisme inépuisable. Il n'a pas
compris pourquoi il fallait faire un outrage public à des gens si
dévoués et si confiants. On lui a envoyé sa destitution par télégramme.
Il a répondu par télégramme avec beaucoup de douceur et d'esprit:

--Mille remercîments!

Il n'a pas fait d'autre bruit, mais l'opinion lui tiendra compte de la
dignité de sa conduite; ces mesures révolutionnaires sont bien
intempestives, et dans l'espèce parfaitement injustes. La délégation est
malade, elle entre dans la phase de la méfiance.

Dégel, vent et pluie. Tous les arbustes d'ornement sont gelés. Les blés,
si beaux naguère, ont l'air d'être perdus. Encore cela? Pauvre paysan,
pauvres nous tous!

Nous avons des nouvelles du camp de Nevers, qui a coûté tant de travail
et d'argent. Il n'a qu'un défaut, c'est qu'il n'existe pas. Comme celui
d'Orléans, il était dans une situation impossible. On en fait un
nouveau, on dépense, encore vingt-cinq millions pour acheter un terrain,
le plus cher et le plus productif du pays. Le général, l'état-major, les
médecins sont là, logés dans les châteaux du pays; mais il n'y a pas de
soldats, ou il y en a si peu qu'on se demande à quoi sert ce camp. Les
officiers sont dévorés d'ennui et d'impatience. Il y a tantôt trois mois
que cela dure.


               18.

Le bombardement de Paris continue; on a le coeur si serré qu'on n'en
parle pas, même en famille. Il y a de ces douleurs qui ne laissent pas
de place à la réflexion, et qu'aucune parole ne saurait exprimer.

Jules Favre, assistant à l'enterrement de pauvres enfants tués dans
Paris par les obus, a dit:

«Nous touchons à la fin de nos épreuves.»

Cette parole n'a pas été dite à la légère par un homme dont la profonde
sensibilité nous a frappés depuis le commencement de nos malheurs.
Croit-il que Paris peut-être délivré? Qui donc le tromperait avec cette
illusion féroce? ignore-t-il que Chanzy a honorablement perdu la partie,
et que Bourbaki, plus près de l'Allemagne que de Paris, se heurte
bravement contre l'ennemi et ne l'entame pas? Je crois plutôt que Jules
Favre voit la prochaine nécessité de capituler, et qu'il espère encore
une paix honorable.

Ce mot _honorable_, qui est dans toutes les bouches, est, comme dans
toutes les circonstances où un mot prend le dessus sur les idées, celui
qui a le moins de sens. Nous ne pouvons pas faire une paix qui nous
déshonore après une guerre d'extermination acceptée et subie si
courageusement depuis cinq mois. Paris bombardé depuis tant de jours et
ne voulant pas encore se rendre ne peut pas être déshonoré. Quand même
le Prussien cynique y entrerait, la honte serait pour lui seul. La paix,
quelle qu'elle soit, sera toujours un hommage rendu à la France, et plus
elle sera dure, plus elle marquera la crainte que la France vaincue
inspire encore à l'ennemi.

C'est _ruineuse_ qu'il faut dire. Ils nous demanderont surtout de
l'argent, ils l'aiment avec passion. On parle de trois, de cinq, de sept
milliards. Nous aimerions mieux en donner dix que de céder des
provinces qui sont devenues notre chair et notre sang. C'est là où l'on
sent qu'une immense douleur peut nous atteindre. C'est pour cela que
nous n'avons pas reculé devant une lutte que nous savions impossible,
avec un gouvernement captif et une délégation débordée; mais, fallût-il
nous voir arracher ces provinces à la dernière extrémité, nous ne
serions pas plus déshonorés que ne l'est le blessé à qui un boulet a
emporté un membre.

Non, à l'heure qu'il est, notre honneur national est sauvé. Que l'on
essaye encore pour l'honneur de perdre de nouvelles provinces, que les
généraux continuent le duel pour l'honneur, c'est une obstination
héroïque peut-être, mais que nous ne pouvons plus approuver, nous qui
savons que tout est perdu. La partie ardente et généreuse de la France
consent encore à souffrir, mais ceux qui répondent de ses destinées ne
peuvent plus ignorer que la désorganisation est complète, qu'ils ne
peuvent plus compter sur rien. Il le reconnaissent entre eux, à ce
qu'on assure.

Les optimistes sont irritants. Ils disent que la guerre commence, que
dans six mois nous serons à Berlin; peut-être s'imaginent-ils que nous y
sommes déjà. Pourtant, comme ils disent tous la même chose, dans les
mêmes termes, cela ressemble à un mot d'ordre de parti plus qu'à une
illusion. Ériger l'illusion en devoir, c'est entendre singulièrement le
patriotisme et l'amour de l'humanité. Je ne me crois pas forcée de jouer
la comédie de l'espérance, et je plains ceux qui la jouent de bonne foi;
ils auront un dur réveil.

Il serait curieux de savoir par quelle fraction du parti républicain
nous sommes gouvernés en ce moment, en d'autres termes à quel parti
appartient la dictature des provinces. MM. Crémieux et Glais-Bizoin se
sont renfermés jusqu'à présent dans leur rôle de ministres; je ne les
crois pas disposés à d'autres usurpations de pouvoir que celles qui leur
seraient imposées par le gouvernement de Paris. Or le gouvernement de
Paris paraît très-pressé de se débarrasser de son autorité pour en
appeler à celle du pays. Malgré les fautes commises,--l'abandon
téméraire des négociations de paix en temps utile, le timide ajournement
des élections à l'heure favorable,--on voit percer dans tout ce que l'on
sait de sa conduite le sentiment du désintéressement personnel, la
crainte de s'ériger en dictature et d'engager l'avenir. La faiblesse que
semblent lui reprocher les Parisiens, exaltés par le malheur, est
probablement la forme que revêt le profond dégoût d'une trop lourde
responsabilité, peut-être aussi une terreur scrupuleuse en face des
déchirements que pourrait provoquer une autorité plus accusée. A
Bordeaux, il n'en est plus de même. Un homme sans lassitude et sans
scrupule dispose de la France. C'est un honnête homme et un homme
convaincu, nous le croyons; mais il est jeune, sans expérience, sans
aucune science politique ou militaire: l'activité ne supplée pas à la
science de l'organisation. On ne peut mieux le définir qu'en disant que
c'est un tempérament révolutionnaire. Ce n'est pas assez; toutes les
mesures prises par lui sont la preuve d'un manque de jugement qui fait
avorter ses efforts et ses intentions.

Ce manque de jugement explique l'absence d'appréciation de soi-même.
C'est un grand malheur de se croire propre à une tâche démesurée, quand
on eût pu remplir d'une manière utile et brillante un moindre rôle. Il y
a eu là un de ces enivrements subits que produisent les crises
révolutionnaires, un de ces funestes hasards de situation que subissent
les nations mortellement frappées, et qui leur portent le dernier coup;
mais à quel parti se rattache ce jeune aventurier politique? Si je ne me
trompe, il n'appartient à aucun, ce qui est une preuve d'intelligence et
aussi une preuve d'ambition. Il a donné sa confiance, les fonctions
publiques et, ce qui est plus grave, les affaires du pays à tous ceux
qui sont venus s'offrir, les uns par dévouement sincère, les autres pour
satisfaire leurs mauvaises passions ou pour faire de scandaleux
profits. Il a tout pris au hasard, pensant que tous les moyens étaient
bons pour agiter et réveiller la France, et qu'il fallait des hommes et
de l'argent à tout prix. Il n'a eu aucun discernement dans ses choix,
aucun respect de l'opinion publique, et cela involontairement, j'aime à
le croire, mais aveuglé par le principe «qui veut la fin veut les
moyens.» Il faut être bien enfant pour ne pas savoir, après tant
d'expériences récentes, que les mauvais moyens ne conduisent jamais qu'à
une mauvaise fin. Comme il a cherché à se constituer un parti avec tout
ce qui s'est offert, il serait difficile de dire quelle est la règle,
quel est le système de celui qu'il a réussi à se faire; mais ce parti
existe et fait très-bon marché des sympathies et de la confiance du
pays. Il y a un parti Gambetta, et ceci est la plus douloureuse critique
qu'on puisse faire d'une dictature qui n'a réussi qu'à se constituer un
parti très-restreint, quand il fallait obtenir l'adhésion d'un peuple.
On ne fera plus rien en France avec cette étroitesse de moyens. Quand
tous les sentiments sont en effervescence et tous les intérêts en péril,
on veut une large application de principes et non le détail journalier
d'essais irréfléchis et contradictoires qui caractérise la petite
politique. J'espère encore, j'espère pour ma dernière consolation en
cette vie que mon pays, en présence de tant de factions qui le divisent,
prendra la résolution de n'appartenir à aucune et de rester libre,
c'est-à-dire républicain. Il faudra donc que le parti Gambetta se range,
comme les autres, à la légalité, au consentement général, ou bien c'est
la guerre civile sans frein et sans issue, une série d'agitations et de
luttes qui seront très-difficiles à comprendre, car chaque parti a son
but personnel, qu'il n'avoue qu'après le succès. Les gens de bonne foi
qui ont des principes sincères sont ceux qui comprennent le moins des
événements atroces comme ceux des journées de juin. Plus ils sont sages,
plus le spectacle de ces délires les déconcerte.

L'opinion républicaine est celle qui compte le plus de partis, ce qui
prouve qu'elle est l'opinion la plus générale. Comment faire, quel
miracle invoquer pour que ces partis ne se dévorent pas entre eux, et ne
provoquent pas des réactions qui tueraient la liberté? Quel est celui
qui a le plus d'avenir et qui pourrait espérer se rallier tous les
autres? C'est celui qui aura la meilleure philosophie, les principes les
plus sûrs, les plus humains, les plus larges; mais le succès lui est
promis à une condition, c'est qu'il sera le moins ambitieux de pouvoir
personnel, et que nul ne pourra l'accuser de travailler pour lui et ses
amis.

Le parti Gambetta ne présente pas ces chances d'avenir, d'abord parce
qu'il ne se rattache à aucun corps de doctrines, ensuite parce qu'il
s'est recruté indifféremment parmi ce qu'il y a de plus pur et ce qu'il
y a de plus taré, et que dès lors les honnêtes gens auront hâte de se
séparer des bandits et des escrocs. Ceux-ci disparaîtront quand l'ordre
se fera, mais pour reparaître dans les jours d'agitation et se
retrouver coude à coude avec les hommes d'honneur, qu'ils traiteront de
frères et d'amis, au grand déplaisir de ces derniers. Ces éléments
antipathiques que réunissent les situations violentes sont une prompte
cause de dégoût et de lassitude pour les hommes qui se respectent. M.
Gambetta, honnête homme lui-même, éclairé plus tard par l'expérience de
la vie, sera tellement mortifié du noyau qui lui restera, qu'il aura
peut-être autant de soif de l'obscurité qu'il en a maintenant de la
lumière. En attendant, nous qui subissons le poids de ses fautes et qui
le voyons aussi mal renseigné sur les chances d'une _guerre à outrance_
que l'était Napoléon III en déclarant cette guerre insensée, nous ne
sourions pas à sa fortune présente, et, n'était la politesse, nous
ririons au nez de ceux qui s'en font les adorateurs intéressés ou
aveugles.

C'est un grand malheur que ce Gambetta ne soit pas un homme pratique, il
eût pu acquérir une immense popularité et réunir dans un même sentiment
toutes les nuances si tranchées, si hostiles les unes aux autres, des
partisans de la république. Au début, nous l'avons tous accueilli avec
cette ingénuité qui caractérise le tempérament national. C'était un
homme nouveau, personne ne lui en voulait. On avait besoin de croire en
lui. Il est descendu d'un ballon frisant les balles ennemies, incident
très-dramatique, propre à frapper l'imagination des paysans. Dans nos
contrées, ils voulaient à peine y croire, tant ce voyage leur paraissait
fantastique; à présent, le prestige est évanoui. Ils ont ouï dire qu'une
quantité de ballons tombaient de tous côtés, ils ont reçu par cette voie
des nouvelles de leurs absents, ils ont vu passer dans les airs ces
étranges messagers. Ils se sont dit que beaucoup de Parisiens étaient
aussi hardis et aussi savants que M. Gambetta, ils ont demandé avec une
malignité ingénue s'ils venaient pour le remplacer. Au début, ils n'ont
fait aucune objection contre lui. Tout le monde croyait à une éclatante
revanche; tout le monde a tout donné. De son côté le dictateur semblait
donner des preuves de savoir-faire en étouffant avec une prudence
apparente les insurrections du Midi; les modérés se réjouissaient, car
les modérés ont la haine et la peur des rouges dans des proportions
maladives et tant soit peu furieuses. C'est à eux que le vieux Lafayette
disait autrefois:

--Messieurs, je vous trouve enragés de modération.

Les modérés gambettistes sont un peu embarrassés aujourd'hui que la
dictature commence à casser leurs vitres, le moment étant venu où il
faut faire flèche de tout bois. Les rouges d'ailleurs sont dans l'armée
comme les légitimistes, comme les cléricaux, comme les orléanistes.
Évidemment les rouges sont des hommes comme les autres, ils se battent
comme les autres, et il faudra compter avec leur opinion comme avec
celle des autres. Ce serait même le moment d'une belle fusion, si, par
tempérament, les rouges n'étaient pas irréconciliables avec tout ce qui
n'est pas eux-mêmes; c'est le parti de l'orgueil et de l'infaillibilité.
A cet effet, ils ont inventé le mandat impératif que des hommes
d'intelligence, Rochefort entre autres, ont cru devoir subir, sans
s'apercevoir que c'était la fin de la liberté et l'assassinat de
l'intelligence!

Les rouges! c'est encore un mot vide de sens. Il faut le prendre pour ce
qu'il est: un drapeau d'insurrection; mais dans les rangs de ce parti il
y a des hommes de mérite et de talent qui devraient être à sa tête et le
contenir pour lui conserver l'avenir, car ce parti en a, n'en déplaise
aux modérés, c'est même probablement celui qui en a le plus, puisqu'il
se préoccupe de l'avenir avec passion, sans tenir compte du présent.
Qu'on fasse entrer dans ses convictions et dans ses moeurs, un peu trop
sauvages, le respect matériel de la vraie légalité, et, de la confusion
d'idées folles ou généreuses qu'il exhale pêle-mêle, sortiront des
vérités qui sont déjà reconnues par beaucoup d'adhérents silencieux,
ennemis, non de leurs doctrines, mais de leurs façons d'agir. Une
société fondée sur le respect inviolable du principe d'égalité,
représenté par le suffrage universel et par la liberté de la presse,
n'aurait jamais rien à craindre des impatients, puisque leur devise est
_liberté, égalité_: je ne sais s'ils ajoutent _fraternité_: dans ces
derniers temps, ils ont perdu par la violence, la haine et l'injure, le
droit de se dire nos frères.

N'importe! une société parfaitement soumise au régime de l'égalité et
préservée des excès par la liberté de parler, d'écrire et de voter,
aurait dès lors le droit de repousser l'agression de ceux qui ne se
contenteraient pas de pareilles institutions, et qui revendiqueraient le
droit monstrueux de guerre civile. Il faut que les modérés y prennent
garde; si les insurrections éclatent parfois sans autre cause que
l'ambition de quelques-uns ou le malaise de plusieurs, il n'en est pas
de même des révolutions, et les révolutions ont toujours pour cause la
restriction apportée à une liberté légitime. Si, par crainte des
émeutes, la société républicaine laisse porter atteinte à la liberté de
la parole et de l'association, elle fermera la soupape de sûreté, elle
ouvrira la carrière à de continuelles révolutions. M. Gambetta paraît
l'avoir compris en prononçant quelques bonnes paroles à propos de la
liberté des journaux dans ce trop long et trop vague discours du 1er
janvier, dont je me plaignais peut-être trop vivement l'autre jour. S'il
a cette ferme conviction que la liberté de la presse doit être respectée
jusque dans ses excès, s'il désavoue les actes arbitraires de
quelques-uns de ses préfets, il respectera sans doute également le
suffrage universel. Ceci ne fera pas le compte de tous ses partisans,
mais j'imagine qu'il n'est pas homme à sacrifier les principes aux
circonstances.

Je lui souhaite de ne pas perdre la tête à l'heure décisive, et je
regrette de le voir passer à l'état de fétiche, ce qui est le danger
mortel pour tous les souverains de ce monde.


               19 janvier.

On a des nouvelles de Paris du 16. Le bombardement nocturne
continue.--_Nocturne_ est un raffinement. On veut être sûr que les gens
seront écrasés sous leurs maisons. On assure pourtant que le mal _n'est
pas grand_. Lisez qu'il n'est peut-être pas proportionné à la quantité
de projectiles lancés et à la soif de destruction qui dévore le saint
empereur d'Allemagne; mais il est impossible que Paris résiste longtemps
ainsi, et il est monstrueux que nous le laissions résister, quand nous
savons que nos armées reculent au lieu d'avancer.

Du côté de Bourbaki, l'espoir s'en va complètement malgré de brillants
faits d'armes qui tournent contre nous chaque fois.


               20.

Nos généraux ne combattent plus que pour joûter. Ils n'ont pas la
franchise de d'Aurelle de Paladines, qui a osé dire la vérité pour
sauver son armée. Ils craignent qu'on ne les accuse de lâcheté ou de
trahison. La situation est horrible, et elle n'est pas sincère!

Le temps est doux, on souffre moins à Paris; mais les pauvres ont-ils du
charbon pour cuire leurs aliments?--On est surpris qu'ils aient encore
des aliments. Pourquoi donc a-t-on ajourné l'appel au pays il y a trois
mois, sous prétexte que Paris ne pouvait supporter vingt et un jours
d'armistice sans ravitaillement? Le gouvernement ne savait donc pas ce
que Paris possédait de vivres à cette époque? Que de questions on se
fait, qui restent forcément sans réponse!


               21.

Tours est pris par les Prussiens.


               22 et 23.

Toujours plus triste, toujours plus noir, Paris toujours bombardé! on a
le coeur dans un étau. Quelle morne désespérance! on aurait envie de
prendre une forte dose d'opium pour se rendre indifférent par
idiotisme.--Non! on n'a pas le droit de ne pas souffrir. Il faut savoir,
il faudra se souvenir. Il faut tâcher de comprendre à travers les
ténèbres dont on nous enveloppe systématiquement. A en croire les
dépêches officielles, nous serions victorieux tous les jours et sur tous
les points. Si nous avions tué tous les morts qu'on nous signale, il y a
longtemps que l'armée prussienne serait détruite; mais, à la fin de
toutes les dépêches, on nous glisse comme un détail sans importance que
nous avons perdu encore du terrain. Quel régime moral que le compte
rendu journalier de cette tuerie réciproque! Il y a des mots atroces qui
sont passés dans le style officiel:

--_Nos pertes sont insignifiantes,--nos pertes sont peu considérables._

Les jours de désastre, on nous dit avec une touchante émotion:

--Nos pertes sont _sensibles_.

Mais pour nous consoler on ajoute que celles de l'ennemi sont
_sérieuses_, et le pauvre monde à l'affût des nouvelles, va se coucher
content, l'imagination calmée par le rêve de ces cadavres qui jonchent
la terre de France!


               24 janvier.

Nos trois corps d'armée sont en retraite. Les Prussiens ont Tours, Le
Mans; ils auront bientôt toute la Loire. Ils payent cher leurs
avantages, ils perdent beaucoup d'hommes. Qu'importe au roi Guillaume?
l'Allemagne lui en donnera d'autres. Il la consolera de tout avec le
butin, l'Allemand est positif; on y perd un frère, un fils, mais on
reçoit une pendule, c'est une consolation.

Paris se bat, sorties héroïques, désespérées.--Mon Dieu, mon Dieu! nous
assistons à cela. Nous avons donné, nous aussi, nos enfants et nos
frères. Varus, qu'as-tu fait de nos légions?

Encore une nomination honteuse dans les journaux; l'impudeur est en
progrès.


               25 janvier.

Succès de Garibaldi à Dijon. Il y a là, je ne sais où, mais sous les
ordres du héros de l'Italie, un autre Italien moins enfant, moins
crédule, moins dupe de certains associés, le doux et intrépide Frapolli,
grand-maître de la maçonnerie italienne, qui, dès le commencement de la
guerre, est venu nous apporter sa science, son dévouement, sa bravoure.
Personne ne parle de lui, c'est à peine si un journal l'a nommé. Il n'a
pas écrit une ligne, il ne s'est même pas rappelé à ses amis. Modeste,
pur et humain comme Barbès, il agit et s'efface,--et il y a eu dans
certains journaux des éloges pour de certains éhontés qu'on a nommés à
de hauts grades en dépit des avertissements de la presse mieux
renseignée. Malheur! tout est souillé, tout tombe en dissolution. Le
mépris de l'opinion semble érigé en système.


               26 janvier.

Encore une levée, celle des conscrits par anticipation. On a des hommes
à n'en savoir que faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir, et qui
seront à peine bons pour se battre dans six mois; ils ne le seront
jamais, si on continue à ne pas les exercer et à ne les armer qu'au
moment de les conduire au feu. Mon troisième petit-neveu vient de
s'engager.


               27.

Visites de jeunes officiers de mobilisés, enfants de nos amis du Gard.
Ils sont en garnison dans le pays on ne peut plus mal, et ne faisant
absolument rien, comme les autres. Châteauroux regorge de troupes de
toutes armes qui vont et viennent, on ne saura certainement jamais
pourquoi. A La Châtre, on a de temps en temps un passage annoncé; on
commande le pain, il reste au compte des boulangers. L'intendance a
toujours un règlement qui lui défend de payer. D'autres fois la troupe
arrive à l'improviste, on n'a reçu aucun avis, le pain manque.
Heureusement les habitants de La Châtre pratiquent l'hospitalité d'une
manière admirable; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la viande à
discrétion: ils coucheraient sur la paille plutôt que de ne pas donner
de lit à leur hôte. Ils n'ont pas été épuisés; mais dans les villes à
bout de ressources les jeunes troupes souffrent parfois cruellement, et
on s'étonne de leur résignation. Le découragement s'en mêle. Subir tous
les maux d'une armée en campagne et ne recevoir depuis trois et quatre
mois aucune instruction militaire, c'est une étrange manière de servir
son pays en l'épuisant et s'épuisant soi-même.

Un peu de _fantaisie_ vient égayer un instant notre soirée, c'est une
histoire qui court le pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont envahi
le département, c'est-à-dire qu'ils en ont franchi la limite pour
demander de la bière et du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont
demandé le nom de la localité. En apprenant qu'ils étaient dans l'Indre,
ils se sont retirés en toute hâte, disant qu'il leur était défendu d'y
entrer, et que ce département ne serait pas envahi à cause du château de
Valençay, le duc ayant obtenu de la Prusse, où ses enfants sont au
service du roi, qu'on respecterait ses propriétés.

Il y a déjà quelque temps que cette histoire court dans nos villages.
Les habitants de Valençay ont dit que si les Prussiens respectaient
seulement les biens de leur seigneur et ravageaient ceux du paysan, ils
brûleraient le château.

Il y a quelque chose qu'on dit être vrai au fond de ce roman, c'est que
le duc de Valençay aurait écrit de Berlin à son intendant d'emballer et
de faire partir les objets précieux, et que, peu après, il aurait donné
l'ordre de tout laisser en place. Qu'on lui ait promis en Prusse de
respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible; mais que
cette promesse se soit étendue au département, c'est ce que nous ne
croirons jamais, malgré la confiance qu'elle inspire aux amateurs de
merveilleux.


               28 janvier.

Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant, Dieu merci! Par une
chance inespérée, à cette date nous n'avions ni morts ni malades parmi
nos amis; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et
peut-être de famine de plus!--Mon bon Plauchut m'écrit qu'il _mange sa
paillasse_, c'est-à-dire que le pain de Paris est fait de paille hachée.
Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m'intéressent. Il m'en donne
aussi de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un obus dans les reins.
Le 15, on jouait _François le Champi_ au profit d'une ambulance. Cette
pièce, jouée pour la première fois en 49, sous la République, a la
singulière destinée d'être jouée encore sous le bombardement. Une
bergerie!

Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne
_veulent_ souffrir de rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher
petit enfant mord à belles dents dans les mets les plus étranges. On a
été forcé de l'emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur
sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été de toutes les
sorties comme volontaires. D'autres excellents artistes sont aussi sur
la brèche, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont
déjà habitués aux obus et les méprisent. Les gamins courent après. Paris
est admirable, on est fier de lui!


               28 au soir.

Mais les exaltés veulent le mâter, le livrer peut-être. Il y a encore eu
une tentative contre l'Hôtel-de-Ville, et cette fois des gardes
nationaux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce parti, si c'en est
un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont
criminelles et la première pensée qui se présente à l'esprit est
qu'elles sont payées par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des
fous ou des traîtres. Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la
tuerie: ce ne sont pas des Français, ou ce ne sont pas des hommes.

On parle d'armistice et même de capitulation. Ces émeutes rendent
peut-être la catastrophe inévitable. Les journaux anglais annoncent la
fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s'en émeut et nous défend
d'y croire. Ne lui en déplaise, nous n'y croyons que trop. La misère
doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le
dissimuler, cela devient évident. Le bois manque, le pain va manquer.
L'exaltation des clubs va servir de prétexte à ce qui reste de bandits à
Paris,--et il en reste toujours,--pour piller les vivres et peut-être
les maisons. La majorité de la garde nationale paraît irritée et blâme
la douceur du général Trochu. Le général Vinoy est nommé gouverneur de
Paris à sa place. Est-ce l'énergie, est-ce la patience qui peuvent
sauver une pareille situation?--Elle est sans exemple dans l'histoire.
Les Prussiens sont-ils appelés à la résoudre en brûlant Paris? On ne
ferme pas l'oeil de la nuit, on voudrait être mort jusqu'à demain,--et
peut-être que demain ce sera pire!


               Dimanche 29 janvier.

C'en est fait! Paris a capitulé, bien qu'on ne prononce pas encore ce
mot-là. Un armistice est signé pour vingt et un jours. Convocation d'une
assemblée de députés à Bordeaux: c'est Jules Favre qui a traité à
Versailles. On va procéder à la hâte aux élections. On ne sait rien de
plus. Y aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris affamé? car il est
affamé, la chose est claire à présent! La paix sortira-t-elle de cette
suspension d'armes? Pourrons-nous communiquer avec Paris? A quelles
conditions a-t-on obtenu ce sursis au bombardement? Il est impossible
que l'ennemi n'ait pas exigé la reddition d'un ou de plusieurs forts.
Il n'y a pas d'illusion à conserver. Cela devait finir ainsi! L'émeute a
dû être plus grave qu'on ne l'a avoué. Les Prussiens en profitent.
Malheureux agitateurs! que le désastre, la honte et le désespoir du pays
vous étouffent, si vous avez une conscience!

Le désordre et le dégoût où l'on a jeté la France rendaient notre perte
inévitable. Mais fallait-il laisser dire à nos ennemis:

--Ce peuple insensé se livre lui-même! Les haines qui le divisent ont
fait plus que nos boulets, plus que la famine elle-même!

Ah! mécontents de Paris, vous qui accusez vos chefs de trahison, et vous
aussi qui les abandonnez parce qu'ils veulent épargner la vie des
émeutiers, si les choses sont comme elles paraissent, vous êtes tous
bien coupables, mais si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on
tâchera d'arracher de son coeur cette page de votre histoire pour ne se
rappeler que cinq mois de patience, d'union, d'héroïsme véritable!

On vous plaint et on vous aime tous quand même: vous n'êtes plus
écrasés par les bombes, vos pauvres enfants vont avoir du pain. On
respire en dépit d'une douleur profonde, et on veut la paix,--oui, la
paix au prix de notre dernier écu, pourvu que vous échappiez à cette
torture! Quant à moi, il était au-dessus de mes forces de la contempler
plus longtemps, et j'avoue qu'en ce moment je suis irritée contre ceux
qui reprochent à votre gouvernement d'avoir cédé devant l'horreur de vos
souffrances. On réfléchira demain, aujourd'hui on pleure et on aime:
arrière ceux qui maudissent!


               Janvier.

A présent nous savons pourquoi Paris a dû subir si brusquement son sort.
Encore une fois nous n'avons plus d'armée! Tandis que celles de l'Ouest
et du Nord sont en retraite, celle de l'Est est en déroute. Le
malheureux Bourbaki, harcelé, dit-on, par les exigences, les soupçons et
les reproches de la dictature de Bordeaux, s'est brûlé la cervelle.
Aucune dépêche ne nous en a informés, les journaux que nous pouvons nous
procurer le disent timidement dans un entrefilet. Mais on le sait trop à
Versailles, et devant l'évidence Jules Favre a dû perdre tout espoir.

Ce nouveau drame est navrant. Celui-là ne trahissait pas qui s'est tué
pour ne pas survivre à la défaite!


               31 janvier.

Dépêche officielle.--_Alea jacta est!_ La dictature de Bordeaux rompt
avec celle de Paris. Il ne lui manquait plus, après avoir livré par ses
fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer la guerre civile, par
une révolte ouverte contre le gouvernement dont il est le délégué!
Peuple, tu te souviendras peut-être cette fois de ce qu'il faut attendre
des pouvoirs irresponsables! Tu en as sanctionné un qui t'a jeté dans
cet abîme, tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionné du tout
et qui l'y plonge plus avant, grâce au souverain mépris de tes droits.
Deux malades, un somnambule et un épileptique, viennent de consommer ta
perte. Relève-toi, si tu peux!

«L'occupation des forts de Paris par les Prussiens, dit cette curieuse
dépêche, _semble_ indiquer que la capitale a été rendue en tant que
place forte. La convention qui est intervenue _semble_ avoir surtout
pour objet la formation et la nomination _d'une assemblée_.

«La politique soutenue et pratiquée par le ministre de l'intérieur et de
la guerre est toujours la même: _guerre à outrance, résistance jusqu'à
complet épuisement!_»

Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple? Le _complet épuisement_ est
prévu, inévitable, et le voilà décrété!

«Employez donc toute votre énergie, dit la dépêche en s'adressant à ses
préfets, à maintenir le _moral_ des populations!»

Le moyen est sublime! Promettez-leur le complet épuisement! Voilà tout
ce que vous avez à leur offrir. Eh bien! c'est déjà fait. Vous avez tout
pris, et cela ne vous a servi à rien. Il faut aviser au moyen de vider
deux fois chaque bourse vide et de tuer une seconde fois chaque homme
mort!

Viennent ensuite des ordres relatifs à la discipline.

«Les troupes devront être exercées tous les jours pendant de longues
heures pour s'aguerrir.»

Il est temps d'y songer, à présent que celles qui savaient se battre
sont prisonnières ou cernées, et que celles qui ne savent rien sont
démoralisées par l'inaction et décimées par les maladies! Ferez-vous
repousser les pieds gelés que la gangrène a fait tomber dans vos
campements infects? Ressusciterez-vous les infirmes, les phthisiques,
les mourants que vous avez fait partir et qui sont morts au bout de
vingt-quatre heures? Rétablirez-vous la discipline dont vous vous êtes
préoccupé tout récemment et que vous avez laissée périr comme une chose
dont _l'élément civil_ n'avait aucun besoin?

Mais voici le couronnement du mépris pour les droits de la nation: Après
avoir décrété la guerre à outrance, le ministre de l'intérieur et de la
guerre, l'homme qui n'a pas reculé devant cette double tâche, ajoute:

--_Enfin, il n'est pas jusqu'aux élections qui ne puissent et ne doivent
être mises à profit_.

Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer la volonté
gouvernementale, j'allais dire _impériale_, aux électeurs de la France.

--Ce _qu'il faut_ à la France, c'est une assemblée _qui veuille la
guerre et soit décidée à tout_.

«Le membre du gouvernement qui est attendu arrivera sans doute demain
matin. Le _ministre_,--c'est de lui-même que parle M. Gambetta,--_le
ministre s'est fixé un délai qui expire demain à trois heures_.»

C'est-à-dire que, si l'on tarde à lui céder, il passera outre et régnera
seul. Le tout finit par un refrain de cantate:

--Donc, patience! fermeté! courage! union et discipline!

Voilà comme M. Gambetta entend ces choses! Quand il a apposé beaucoup de
points d'exclamation au bas de ses dépêches et circulaires, il croit
avoir sauvé la patrie.

Nous voilà bien et dûment avertis que Paris ne compte pas, que c'est une
place forte comme une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et continuer
_l'épuisement_ rêvé par la grande âme du ministre pendant que l'ennemi,
maître des forts, réduira en cendre la capitale du monde civilisé. Il
n'entre pas dans la politique, si modestement _suivie_ et _pratiquée_
par le _ministre_, de s'apitoyer sur une ville qui a eu la lâcheté de
succomber sans son aveu!

Ce déplorable enivrement d'orgueil qui conduit un homme, fort peu
guerrier, à la férocité froide et raisonnée, est une note à prendre et à
retenir. Voilà ce que le pouvoir absolu fait de nous! Dépêchez-vous de
vous donner _des maîtres_, pauvres moutons du Berry!


               1er février.

Aujourd'hui le _ministre_ refait sa thèse. Il change de ton à l'égard de
Paris. C'est une ville sublime, qui ne s'est défendue que pour lui
donner le temps de sauver la France, et il nous assure qu'elle est
sauvée, vu qu'il a formé «des armées _jeunes encore_, mais _auxquelles_
il n'a manqué _jusqu'à_ présent _que la_ solidité _qu'on_ n'acquiert
_qu'à_ la longue.»

Il absout Paris, mais il accuse le gouvernement de Paris, dont
apparemment il ne relève plus.

--_On a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un
armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté,
qui livre aux troupes prussiennes des départements occupés par nos
soldats, et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines au
repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays,
une assemblée nationale. Cependant_ _personne ne vient de Paris, et il
faut agir._

On s'imagine qu'après avoir ainsi tancé la _légèreté coupable_ de son
gouvernement, le _ministre_ va lui résister? Il l'avait annoncé hier, il
s'était fixé un délai. Le délai est expiré, et il n'ose! Il va obéir et
s'occuper d'avoir une assemblée _vraiment nationale_. Pardonnons-lui une
heure d'égarement, passons-lui encore cette proclamation illisible,
impertinente, énigmatique. Espérons qu'il n'aura pas de candidats
officiels, bien qu'il semble nous y préparer. Espérons que, pour la
première fois depuis une vingtaine d'années, le suffrage universel sera
entièrement libre, et que nous pourrons y voir l'expression de la
volonté de la France.

Ce retard du délégué de Paris, qui offense et irrite le délégué de
Bordeaux, nous inquiète, nous autres. Paris aurait-il refusé de
capituler malgré l'occupation des forts? Paris croit-il encore que nos
armées sont à dix lieues de son enceinte? On l'a nourri des mensonges du
dehors, et c'est là un véritable crime. Nos anxiétés redoublent.
Peut-être qu'au lieu de manger on s'égorge.--Le ravitaillement s'opère
pourtant, et on annonce qu'on peut écrire des lettres _ouvertes_ et
envoyer des denrées.


               2 février.

J'ai écrit quinze lettres, arriveront-elles?--Il fait un temps
délicieux; j'ai écrit la fenêtre ouverte. Les bourgeons commencent à se
montrer, le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes blanches
rayées de vert. Les moutons sont dans le pré du jardin, mes
petites-filles les gardent en imitant, à s'y tromper, les cris et appels
consacrés des bergères du pays. Ce serait une douce et heureuse journée,
s'il y avait encore de ces journées-là; mais le parti Gambetta nous en
promet encore de bien noires. Il a pris le mot d'ordre; il veut la
_guerre à outrance_ et le _complet épuisement_. Pour quelques-uns, c'est
encore quelques mois de pouvoir; pour les désintéressés, c'est la
satisfaction sotte d'appartenir au parti qui domine la situation et
fait trembler la volaille, c'est-à-dire les timides du parti
opposé;--mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas tant qu'on se
l'imagine! Le paysan surtout est très-calme, il sourit et se prépare à
voter, quoi?--La paix à outrance peut-être; on l'y provoque en le
traitant de lâche et d'idiot. L'autre jour, un vieux disait:

--Ils s'y prennent comme ça? On leur fera voir qu'on n'attrape pas les
mouches avec du vinaigre.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se prononceront ici en masse
contre le complet épuisement, et ils n'auront pas tort.

--Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux que l'ennemi a ravagés, si
on ravage le reste?

Ils n'ignorent pas que les provinces défendues souffrent autant des
nationaux que des ennemis, et, comme le vol des prétendus fournisseurs
et le pillage des prétendus francs-tireurs entrent à présent sans
restriction et sans limite dans nos prétendus moyens de défense, ils ne
veulent plus se défendre avec un gouvernement qui ne les préserve de
rien et les menace de tout.


               Vendredi 3 février.

Le mal augmente. La menace se dessine. Le ministre de Bordeaux décrète
de son chef des incompatibilités que la République ne doit pas
connaître. Il exclut non-seulement de l'éligibilité les membres de
toutes les familles déchues du trône, mais encore les anciens candidats
officiels, les anciens préfets de l'Empire, auxquels, par une logique
d'un nouveau genre, il substitue les siens. On ne pourra pas élire les
préfets d'il y a six mois; en revanche, on pourra élire les préfets
actuellement en fonctions! C'est le coup d'État de la folie; il y a des
gens pour l'admirer et en accepter les conséquences.--Que fait donc le
gouvernement de Paris, qui, on le sait, ne veut pas accepter cette
modification à la première, à la plus sacrée des lois républicaines?
L'ennemi l'empêche-t-il de communiquer avec la délégation? Ce serait de
la part de M. de Bismarck une nouvelle et sanglante perfidie que de
vouloir outrager et avilir le suffrage universel.

Beaucoup de préfets n'oseront pas, j'espère, afficher l'outrage au
peuple sur les murs des villes. Ce serait le signal de grands désordres.
Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes. Dieu nous préserve des
colères de la réaction, si stupidement provoquées et si cruellement
aveugles quand elles prennent leur revanche! Que la soupape de sûreté
s'ouvre vite, que le gouvernement de Paris répare la faute de son
ex-collègue, et que le peuple vote librement! Tout est perdu sans cela.
Une guerre civile, et c'est maintenant que la paix avec l'étranger
devient à jamais honteuse pour la France.


               Vendredi soir.

Enfin! Jules Simon est arrivé à Bordeaux avec un décret signé de tous
les membres du gouvernement de Paris, donnant un démenti formel aux
prétentions du délégué. Se prononcera-t-il aussi contre la mesure qui
vient de faire un si grand scandale, et dont le ministre de la justice a
endossé la cruelle responsabilité? L'atteinte portée ces jours-ci à
l'inamovibilité de la magistrature a été pour nous, qui aimons et
respectons Crémieux, une douloureuse stupéfaction. Certes les magistrats
frappés par cette mesure n'ont pas nos sympathies; mais détruire un
principe pour punir quelques coupables, et se résoudre à un tel acte au
moment de perdre le pouvoir, c'est inexplicable de la part d'un homme
dont l'intelligence et la droiture d'intentions n'ont jamais été mises
en doute, que je sache. Que s'est-il donc passé? Cette verte vieillesse
s'est-elle affaissée tout d'un coup sous la pression des exaltés?

Le parti Gambetta était donc fermement convaincu que _la guerre
commençait_, qu'il fallait entrer dans la voie des grandes mesures
dictatoriales pour donner un nouvel élan à la France, et qu'on avait un
an de lutte acharnée, ou une prochaine série de grandes victoires pour
arriver au consulat?

A Paris, on est triste, mais résigné; il n'y a pas eu le moindre
trouble, bien qu'on l'ait beaucoup donné à entendre pour nous effrayer.
Il y a un système à la fois réactionnaire et républicain pour nous
brouiller avec Paris; les meneurs des deux partis s'y acharnent.

Nous apprenons enfin que l'armée de Bourbaki a passé en Suisse au moment
d'être cernée et détruite. L'ignorait-on à Bordeaux? A coup sûr, M. de
Bismarck ne l'a pas laissé ignorer à Paris.

Le pauvre général Bourbaki n'est pas mort, bien qu'il se soit mis
réellement une balle dans la tête. Les uns disent qu'il est légèrement
blessé, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi qu'il en soit, il a
voulu mourir; c'est le seul général qui ait manqué de philosophie devant
la défaite. Tous les autres se portent bien. Tant mieux pour ceux qui se
sont bien battus!


               4 février.

Les feuilles poussent aux arbres, mais nos beaux blés sont rentrés sous
terre. La campagne, si charmante chez nous en cette saison, est d'un ton
affreux. Des espaces immenses sont rasés par la gelée. Il est dit que
nous perdrons tout, même l'espérance. M. de Bismarck nous envoie des
dépêches! Il déclare qu'il n'admet pas les _incompatibilités_ de M.
Gambetta. C'est lui qui nous protége contre notre gouvernement. C'est la
scène grotesque passant à travers le drame sombre.

Lettres du Midi. Ils sont effrayés. Le coup d'État les menace,
disent-ils, de grands malheurs. Beaucoup de bons républicains vont voter
pour les conservateurs. C'est une combinaison fortuite amenée par la
situation.

Ici tout se passera en douceur comme de coutume, mais la liste
républicaine aura si peu de voix que le parti Gambetta payera cher la
faute de son chef. Il y a là des noms aimés; mais, pour défendre le
système qu'ils s'obstinent à représenter, il faudrait fausser sa propre
conscience, et peu de gens estimables s'y décideront. Il y en aura
pourtant; il y a toujours des politiques _purs_ qui font bon marché de
leurs scrupules et de leurs répugnances pour obéir à un système convenu;
c'est même cela qu'ils appellent la _conduite politique_. J'avoue que
j'ai toujours eu de l'aversion pour cette stratégie de transaction.

Dans sa proclamation dernière, M. Gambetta disait, en finissant, une
parole énigmatique:

--Pour atteindre ce but sacré (la guerre à outrance représentée par le
choix des candidats), il faut y dévouer nos coeurs, nos volontés, notre
vie, et, _sacrifice difficile peut-être, laisser là nos préférences_.
Aux armes! aux armes! etc.

Le parti entend sans doute son chef à demi-mot. Pour nous, simples
mortels sans malice, nous nous posons des questions devant le texte
mystérieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une évolution politique comme
celle de ces républicains du Midi qui m'écrivaient hier:

«Devant l'ennemi du suffrage universel, nous passerons à l'ennemi de
l'ennemi!»

M. Gambetta, passant à l'alliance avec les rouges qu'il a contenus
jusqu'ici dans les villes agitées par eux, serait plus logique;
jusqu'ici ses _préférences_ ont été pour ses confrères de Paris qui lui
ont confié nos destinées, faisant en cela, selon nous, acte d'énorme
légèreté. A présent, le dictateur va sans doute donner sa confiance et
son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas pourquoi ils ne
s'entendraient pas, puisqu'ils sont aussi friands que lui de dictature
et de coups d'État.


               5 février.

Ni lettres, ni journaux pour personne; on est en si grande défiance
qu'on croit ce silence _commandé_. On s'inquiète de ce qui se passe à
Bordeaux entre Jules Simon et la dictature.


               6.

Pas plus de nouvelles qu'hier; nous n'avons que les journaux
d'avant-hier, qui disent que l'armistice, mal réglé ou mal compris, a
amené de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous sommes inquiets d'une
partie de nos mobilisés qui a été conduite au feu, comme nous le
redoutions, sans avoir appris à tenir un fusil, et qui s'est trouvée à
l'affaire de la reprise du faubourg de Blois. Ils s'y sont jetés comme
des fous, traversant la Loire en désordre sur un pont miné, tombant dans
la rivière, sortant de là en riant pour aller droit aux Prussiens
embusqués dans les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils qui
éclataient dans leurs mains, et vers le soir se tuant les uns les autres
faute de se reconnaître et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres
enfants étaient cernés; la retraite leur était absolument coupée, et ils
attendaient l'écrasement final lorsque, après six heures d'attente dans
la boue, l'arme au pied, leur colonel fut obligé de leur laisser
connaître l'armistice, mais en leur déclarant qu'il ne l'acceptait pas.
Si Gambetta dure, ce colonel intelligent sera décoré ou général.--Avec
de tels chefs, l'_épuisement_ désiré ira vite, et le pouvoir de ceux qui
sacrifient ainsi la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue durée
qu'ils l'espèrent.


               Mardi 7 février.

On raconte enfin la lutte entre Jules Simon et M. Gambetta; elle a été
vive, et tous les journaux qui se sont permis de publier le décret du
gouvernement de Paris relatif à la liberté des élections ont été saisis
à Bordeaux. Le coup d'État est complet!

Une lettre nous apprend ce soir que Jules Simon l'emporte, qu'il a dû
montrer une fermeté qui n'a pas été sans péril pour lui, que M. Gambetta
se décide à donner sa démission, et que le décret de Paris qui annule le
sien sera publié _demain_.

Demain! c'est le jour du vote! On aura commencé à voter, et dans
beaucoup de localités on aura fini de voter sans savoir qu'on est libre
de choisir son candidat; mais en revanche les préfets en fonctions
pourront être élus dans les localités qu'ils administrent encore. On
promène déjà partout des listes officielles qu'on appelle listes
républicaines. Ainsi le premier appel au peuple fait par cette
république-là aura suivi la forme impériale et admis des
incompatibilités inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais qu'elle
retombe sur ceux qui l'acceptent!

Rendons justice au gouvernement de Paris, il a fait cette fois son
devoir autant qu'il l'a pu, et oublions vite ce mauvais rêve d'un coup
de dictature avorté. Le vote sera libre quand même, grâce à la ferme
volonté que montrent les masses d'exercer leur droit dans toute son
étendue.

Il y a ici diverses listes de conciliation qui ne nuiront pas à la
principale, la liste dite libérale, celle de la paix, comme l'appellent
les paysans. L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y tromperont
pas.

Aucun symptôme de bonapartisme ni de cléricalisme dans les esprits
autour de nous. Je ne connais aucun des candidats qui représentent pour
eux le vote pour la paix; je vis cloîtrée, je ne vois même presque
jamais les paysans de la nouvelle génération.

Ils ont beaucoup grandi en fierté et en bien-être, ces paysans de vingt
à quarante ans; ils ne demandent jamais rien. Quand on les rencontre,
ils n'ôtent plus leur chapeau. S'ils vous connaissent, ils viennent à
vous et vous tendent la main. Tous les étrangers qui s'arrêtent chez
nous sont frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et de l'aisance
simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-à-vis des personnes
qu'ils estiment, ils sont, comme leurs pères, des modèles de
savoir-vivre; mais plus que leurs pères, qui en avaient déjà le
sentiment, ils ont la notion et la volonté de l'égalité: c'est le droit
de suffrage qui leur a fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent
tout bas de brutes n'oseraient les braver ouvertement. Il n'y ferait pas
bon.

Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d'alentour. Dans
la nôtre et dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu accord et
engagement pris d'observer le plus grand calme, de n'échanger avec
personne un seul mot irrité ou irritant, de ne pas s'enivrer, de partir
tous ensemble et de revenir de même, sans se mêler à aucune querelle, à
aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne
savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident,
ou, s'ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et
l'arrangement avec la sûreté d'observation qui aide le sauvage à
retrouver sa direction dans la forêt vierge. Ils ne disent jamais chez
nous d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms
propres à l'heure qu'il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les
candidats qui passent pour représenter leur opinion. S'ils font quelques
questions, c'est sur la profession et la situation des candidats; le
mot _avocat_ les met en défiance. _Avocat_ est une injure au village.
Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs éclairés, en général
tous ceux qui réussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains
noms qu'ils aiment personnellement en disant:

--Que voulez-vous? il n'a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas
faire celles des autres!

Et ceci est une question d'ordre, d'économie, de sagesse et
d'intelligence, ce n'est pas une question de clocher. Le paysan n'a rien
à gagner chez nous au changement de personnes. Étant d'un des
départements les plus noirs sur la carte de l'instruction, il est au
moins préservé de l'ambition par son ignorance. Il n'aspire à aucun
emploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne
désire pas sortir de son pays, où il est propriétaire, c'est-à-dire un
citoyen égal aux autres, pour aller dans des villes où son ignorance le
placerait au-dessous de beaucoup d'autres. L'instruction partielle n'a
d'ailleurs pas toujours de bons résultats, elle détache l'homme de son
état et de son milieu parce qu'elle le différencie de ses égaux. Il faut
qu'elle soit donnée à tous pour être un bien commun dont personne n'ait
lieu d'abuser.

Enfin! nous verrons demain si tout se passera sans désordre et sans
vexation. On est très-bon dans notre pays, et nous avons un excellent
sous-préfet, qui, sous l'Empire tout comme aujourd'hui, a professé et
professe un grand respect pour la liberté des opinions. Si on se
querelle, ce ne sera pas sa faute.

Un de nos mobilisés a écrit; malgré l'armistice, ils couchent plus que
jamais dans la boue, et malgré l'espoir et l'annonce de la reprise
prochaine des hostilités, moins que jamais on ne les exerce. Il y a eu
des morts et des blessés, il y a surtout des malades. Un médecin de La
Châtre, le docteur Boursault, malgré son âge assez avancé et sa fortune
assez médiocre, s'est attaché gratuitement au service du bataillon.

Je donnerais beaucoup pour être sûre que le dictateur a donné sa
démission. Je commençais à le haïr pour avoir fait tant souffrir et
mourir inutilement. Ses adorateurs m'irritaient en me répétant qu'il
nous a sauvé l'honneur. Notre honneur se serait fort bien sauvé sans
lui. La France n'est pas si lâche qu'il lui faille avoir un professeur
de courage et de dévouement devant l'ennemi. Tous les partis ont eu des
héros dans cette guerre, tous les contingents ont fourni des martyrs.
Nous avons bien le droit de maudire celui qui s'est présenté comme
capable de nous mener à la victoire et qui ne nous a menés qu'au
désespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de génie, il n'a
même pas eu de bon sens.

Que Dieu lui pardonne! Je vais me dépêcher de l'oublier, car la colère
et la méfiance composent un milieu où je ne vivrais pas mieux qu'un
poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas contents du dictateur disent
qu'il aura des comptes sévères à rendre à la France, et que son avenir
n'est pas riant. Je souhaite qu'on le laisse tranquille. S'il faut
qu'une enquête se fasse sur sa probité, que je ne révoque point en
doute--les exaltés ne sont pas cupides--dès qu'il se sera justifié,
qu'on lui pardonne tout, en raison de la raison qui lui manque. Le
chauffeur maladroit qui fait éclater la chaudière n'est pas punissable
quand il saute avec elle.

Il pleut, le vent souffle en foudre. Il y a dans l'air une détente qui
ne sera pas sans influence sur notre espèce nerveuse et impressionnable.
Non! on ne se battra pas demain.


               8 février.

Dès le matin, les paysans des deux sections de la commune étaient réunis
devant l'église. Les vieux et les infirmes voulaient se traîner au
chef-lieu de canton, qui est à six kilomètres. Mon fils fait atteler
pour eux un grand chariot qu'on accepte, et il s'en va à pied avec les
jeunes. Sur la route, on rencontre les autres communes marchant en ordre
avec leurs vieillards conduits par les voitures des voisins, qui, sans
s'être concertés, ont tous eu l'idée de fournir des moyens de transport,
et de se servir de leurs jambes plutôt que de laisser un électeur privé
de son droit. Pas une abstention! Ce vote au chef-lieu de canton a paru
une espèce de défi qu'on a voulu accepter.--Dans la journée, on vient
nous dire que tout est calme, qu'il n'y a pas eu l'ombre d'une querelle,
et notre village rentre sans avoir manqué à sa parole.

Les journaux confirment la démission Gambetta, et annoncent l'arrivée à
Bordeaux de plusieurs membres du gouvernement de Paris.--Je reçois de
Paris une première lettre par la poste; mais, comme les Prussiens
veulent lire notre pensée, on ne se la dit pas et on est moins bien
informé que par les ballons.


               Jeudi 9 février.

J'ai attendu Maurice, qui est rentré à trois heures du matin. Il avait
été cloué à un bureau de dépouillement. La liste _libérale_ l'emporte
jusqu'ici chez nous dans la proportion de cent contre un.

On m'assure que les choix de notre département sont réellement libéraux
et même républicains, qu'en tout cas ils ne sont nullement
réactionnaires. Dieu veuille qu'il en soit ainsi dans toute la France,
et que les hommes du passé ne profitent pas trop de l'irritation
produite dans les masses par la tentative d'étouffement du vote. J'ai de
l'espérance aujourd'hui; notre pauvre France a appelé le bon sens à son
aide, et elle est disposée à l'écouter. Ce n'est pas une majorité
restauratrice que le bon sens demande, c'est une majorité réparatrice.
Se sentira-t-elle le pouvoir et les moyens de continuer la guerre? Je ne
le crois pas; mais, s'il est constaté qu'elle les a encore, espérons
qu'elle ne sera pas lâche et qu'elle usera de ce pouvoir et de ces
moyens.

Quoi qu'il arrive, l'équilibre rompu entre la France et son expression
va se rétablir. C'était la première condition pour nous rendre compte
de notre situation, qu'on nous défendait de connaître et que nous
allons pouvoir juger en famille. On avait exclu du conseil les
principaux intéressés, ceux qui supportent les plus lourdes charges; il
était temps de se rappeler qu'ils n'appartiennent pas plus à un parti
qu'ils ne doivent appartenir à un souverain. Puisque, grâce à la
Révolution de 89, tout homme est un citoyen, il est indispensable de
reconnaître que tout citoyen est un homme, que par conséquent nul ne
peut disposer des biens et de la vie de son semblable sans le consulter.
Ce n'est pas parce que l'Empire en a disposé par surprise qu'une
république a le droit d'agir de même et de sacrifier l'homme à l'idée,
l'homme fût-il stupide et l'idée sublime.

Une guerre continuée ainsi ne pouvait produire l'élan miraculeux des
guerres patriotiques. D'ailleurs les choses de fait sont entrées dans
une nouvelle phase de développement. En même temps que la science
appliquée à l'industrie nous donnait l'emploi de la vapeur, de
l'électricité, et tant d'autres découvertes merveilleuses et fécondes,
elle accomplissait fatalement le cercle de son activité, elle trouvait
des moyens de destruction dont nous n'avons pas pu nous pourvoir à
temps, et qui ont mis à un moment donné la force matérielle au-dessus de
la force morale. Nous subissons un accident terrible, ce n'est rien de
plus. L'homme qui eût pu rendre immédiatement applicable un engin de
guerre supérieur à tous les engins connus eût plus fait pour notre salut
que tout un parti avec des paroles vides et un système d'excitations
inutiles. M. Ollivier nous avait bien déjà parlé d'un _rempart de
poitrines humaines_, parole féroce, si elle n'eût été irréfléchie. Les
poitrines humaines ont beau battre pour la patrie, le canon les
traverse, et jamais un ingénieur militaire ne les assimilera à des
moellons. L'homme de coeur ne peut entendre les métaphores de
l'éloquence sans éprouver un déchirement profond. Le paysan, à qui on
prend ses fils pour faire des fortifications avec sa chair et son sang,
a raison de ne pas aimer les avocats.


               10 février.

A présent que les communications régulières sont rétablies ou vont
l'être, je n'ai plus besoin de mes propres impressions pour vivre de la
vie générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile à moi et
à ceux de mes amis qui le liront avec quelque intérêt. Dans l'isolement
plus ou moins complet où la guerre a tenu beaucoup de provinces, il
n'était pas hors de propos de résumer chaque jour en soi l'effet du
contre-coup des événements extérieurs. Très-peu parmi nous ont eu durant
cette crise le triste avantage de la contempler sans égarement d'esprit
et sans catastrophe immédiate. Je dis que c'est un triste avantage,
parce que, dans cette inaction forcée, on souffre plus que ceux qui
agissent. Je le sais par expérience; en aucun temps de ma vie, je n'ai
autant souffert!

Je n'ai pas voulu faire une page d'histoire, je ne l'aurais pas pu;
mais toute émotion soulevée par l'émotion générale appartient quand même
à l'histoire d'une époque. J'ai traversé cette tourmente comme dans un
îlot à chaque instant menacé d'être englouti par le flot qui montait.
J'ai jugé à travers le nuage et l'écume les faits qui me sont parvenus;
mais j'ai tâché de saisir l'esprit de la France dans ces convulsions
d'agonie, et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le coeur pour
savoir si elle est morte.

On ne peut juger que par induction, je tâte mon propre coeur et j'y
trouve encore le sentiment de la vie. Si ce n'est pas l'espoir, c'est
toujours la foi, et si ce n'était même plus la foi, ce serait encore
l'amour; tant qu'on aime, on n'est pas mort. La France ne peut pas se
haïr elle-même, plus que jamais elle est la nation qui aime et qu'on
aime. Si le gouvernement qui jurait de la sauver ou de mourir avec elle
n'a su faire ni l'un ni l'autre, quelque espérance que nous ayons fondée
sur ce gouvernement, quelques sympathies qu'il ait pu nous inspirer ou
qu'il nous inspire encore, accusons-le plutôt que de condamner la
France. Repoussons avec indignation le système de défense de ceux qui
nous disent qu'elle est perdue, parce qu'elle n'a pas voulu être sauvée.
Ce serait le même mensonge qui a été prononcé à Sedan lorsqu'on nous a
lâchement accusés d'avoir voulu la guerre. Dire que la France ne peut
plus enfanter de braves soldats ni de bons citoyens, parce qu'elle a été
bonapartiste, c'est un blasphème. Elle a proclamé la république à Paris
avec un enthousiasme immense, elle l'a acceptée en province avec une
loyauté unanime. Le premier cri a été partout:

--Vive la patrie!

Et tout le monde était debout ce jour-là. La France de toutes les
opinions a offert ou donné sans hésitation le sang qu'elle avait dans
les veines, l'argent qu'elle avait dans les mains. Le paysan le plus
encroûté a marché comme les autres. Les sujets les plus impropres aux
fatigues s'y sont traînés quand même, des mères ont vu partir leurs
trois fils, des fermiers tous leurs gars; des hommes mariés ont quitté
leurs jeunes enfants, des soldats qui avaient fait sept ans de service
ont repris le sac et le fusil. Je ne parle pas des riches qui ont quitté
avec orgueil leurs affections et leur bien-être, des industriels, des
savants et des artistes qui ont fait si bon marché de leurs précieuses
vies, et qui se sont volontairement dévoués, des jeunes gens engagés
dans des carrières honorables ou lucratives qui ont tout sacrifié pour
servir la grande cause: je parle de ceux qu'on accuse, qu'on méconnaît
et qu'on méprise, je parle des ignorants et des simples qui croyaient
encore à l'empereur trahi, vieille légende des temps passés, et qui
n'aimaient pas du tout la République, parce que _rien ne va sans un
maître_. Je ne peux pas sans douleur entendre maudire ce pauvre d'esprit
qui est allé se faire tuer, ou, ce qui est pis, mourir de froid, de faim
et de misère dans la neige et la boue des campements. Si Jésus revenait
au monde, il écrirait avec notre sang sur le sable de nos chemins:

«En vérité, je vous le dis, celui-ci, qui ne comprend pas et qui marche
avec vous est le meilleur d'entre vous.»

Finissons-en avec ces récriminations contre l'ignorance, avec cette
malédiction sur le suffrage universel, avec ces projets, ces désirs ou
ces menaces de méconnaître son autorité. La paix est maintenant
inévitable, l'exaltation de parti la repousse et cherche à nous
entretenir d'illusions funestes. Elle a promis ce qu'elle n'a pu tenir,
elle ne veut pas en avoir le démenti, elle sacrifierait des millions
d'hommes plutôt que de s'avouer impuissante ou impopulaire. Il est temps
que le gros bon sens intervienne. Il ne saura pas juger le différend, il
le fera cesser. Je vois aux prises une impitoyable machine de guerre, la
Prusse, et un homme nu, blessé, héroïque, la France militaire. Cet
homme, exaspéré par l'inégalité de la lutte, veut mourir, il se jette en
désespéré sous les roues de la machine. Debout, Jacques Bonhomme! place
entre ce sublime malheureux et la machine aveugle ta lourde main, plus
solide que tous les engins de la royauté. Arrête le vainqueur et sauve
le vaincu, dût-il te maudire et t'insulter. Tu veux qu'il vive, toi,
paysan qui par métier sèmes la vie sur la terre. Tu veux que le blé
repousse, et que la France renaisse. Voici tantôt le moment de ressemer
ton champ gelé. On va crier que tu as tué l'honneur. Tu laisseras dire,
toi qui portes toujours tous les fardeaux, tu porteras encore celui-ci.
L'ingrate patrie est bien heureuse que tu ne connaisses pas le point
d'honneur, et que tu te trouves là, dans les situations extrêmes, pour
trancher sans scrupule et sans passion les questions insolubles!

Et à présent faisons une fervente prière au génie de la France.
Puisse-t-il nous bien inspirer et faire entrer dans tous les esprits la
notion du droit! Il est si clair et si précis, ce droit acquis et payé
si cher par nos révolutions! Liberté de la parole écrite ou orale,
liberté de réunion, liberté du vote, liberté de conscience, liberté de
réunion et d'association,--que peut-on vouloir de plus, et quelles
théories particulières peuvent primer ces droits inaliénables? N'est-ce
pas donner l'essor à toutes les idées que d'assurer les droits de la
discussion? Si nous savons maintenir ces droits, ne sera-ce pas un
véritable attentat contre l'humanité que la conspiration et
l'usurpation, de quelque part qu'elles viennent?

L'orgueil des partis ne veut pas souffrir le contrôle de tous: sachons
distinguer les vanités exubérantes des convictions sincères, n'imposons
silence à personne, mais apprenons à juger, et que l'abandon soit le
châtiment des écoles qui veulent s'imposer par la voie de fait, l'injure
et la menace. Ne subissons l'entraînement ni des vieux partis ni des
nouveaux. Le véritable républicain n'appartient à aucun, il les examine
tous, il les discute, il les juge. Son opinion ne doit jamais être
arrêtée systématiquement, car l'intelligence qui ne fonctionne plus est
une intelligence morte; qui n'apprend plus rien ne compte plus.
Observons le rayonnement des idées nouvelles à mesure qu'elles se
produiront, et sachons si elles sont étoiles ou bolides, c'est-à-dire
éclosion de vie ou débris de mort. La France a le sens critique si
développé et tant d'organes éminents de cette haute puissance, qu'il ne
lui faudra pas beaucoup de temps pour s'éclairer sur la valeur des
offres de salut qui lui sont faites de toutes parts. Cette discussion, à
la condition d'être loyale et sérieuse, fera aisément justice du mandat
_impératif_, qui n'est autre chose que la tyrannie de l'ignorance, si
bien exploitée par le parti de l'Empire. Faisons des voeux pour que la
distinction du droit et de la fonction déléguée soit bien comprise et
bien établie par nos écrivains, nos assemblées, nos publicistes de tout
genre. Ils auront beaucoup à faire à ce moment de réveil général qui va
suivre, à la grande surprise des autres nations, l'espèce d'agonie où
elles nous voient tombés. Il sera urgent de démontrer que le mandat
impératif est une idée sauvage, et qu'il y aurait erreur funeste à en
accepter l'outrage pour conquérir la popularité. Le droit du peuple à
choisir ses représentants, à consulter sa raison et sa conscience doit
être également libre, ou bien la représentation n'est plus qu'une lutte
aveugle, un conflit stupide entre les esclaves de tous les partis. Il
serait temps de se défaire de ces errements de l'Empire. Nés fatalement
dans son atmosphère, espérons qu'ils finiront avec lui.

Il y aura certainement aussi à éclairer l'Assemblée constituante qui
succédera prochainement à celle-ci sur un point essentiel, le droit de
plébiscite. Il ne faut pas que ce droit, devenu monstrueux, établisse la
volonté du peuple au-dessus de celle des assemblées élues par lui; si le
peuple est souverain, ce n'est pas un souverain absolu qu'il faille
rendre indépendant de tout contrôle, priver de tout équilibre. Le
plébiscite peut être la forme expéditive que prendra, dans un avenir
éloigné, la volonté d'une nation arrivée à l'âge de maturité; mais
longtemps encore il sera un attentat à la liberté du peuple lui-même,
puisqu'il est, par sa forme absolue et indiscutable, une sorte de
démission qu'il peut donner de sa propre autorité. Je crois que, si ce
droit n'est pas supprimé, il pourra être modifié par une loi qui en
soumettra l'exercice aux décisions des assemblées. En temps normal et
régulier, il ne faut jamais qu'un pouvoir exécutif puisse en appeler de
l'Assemblée au peuple et réciproquement. Je ne sais même pas s'il est
des cas exceptionnels où cet appel ne serait point un crime contre la
raison et la justice.

Mais _ce ne sont pas là mes affaires_, dit la fourmi, et je ne suis
qu'une fourmi dans ce chaos de montagnes écroulées et de volcans qui
surgissent; je fais des rêves, des voeux, et j'attends.

Chers amis, que je vais enfin retrouver, aurez-vous tous été logiques
avec vous-mêmes sous cette dictature compliquée d'une guerre atroce?
Quelles vont être vos élections de Paris?

Je n'ai qu'un désir: c'est qu'elles soient l'expression de toutes les
idées qui vous agitent dans tous les sens. Un parti trop prédominant
serait un malheur en ce moment où il faut que la lumière se fasse.

Si je dois encore une fois assister à la mort de la république, j'en
ressentirai une profonde douleur. On ne voit pas sans effroi et sans
accablement le progrès faire fausse route, l'avenir reculer, l'homme
descendre, la vie morale s'éclipser; mais, si cette amertume nous est
réservée, ô mes amis, ne maudissons pas la France, ne la boudons pas, ne
nous croyons pas autorisés à la mépriser; elle passe par une si forte
épreuve! Ne disons jamais qu'elle est finie, qu'elle va devenir une
Pologne; est-ce que la Pologne n'est pas destinée à renaître?

L'Allemagne aussi renaîtra; riche et fière aujourd'hui, elle sera demain
plus malade que nous de ces grandes maladies des nations, nécessaires à
leur renouvellement. Il y a encore en Allemagne de grands coeurs et de
grands esprits qui le savent et qui attendent, tout en gémissant sur nos
désastres; ceux-là engendreront par la pensée la révolution qui
précipitera les oppresseurs et les conquérants. Sachons attendre aussi,
non une guerre d'extermination, non une revanche odieuse comme celle qui
nous frappe; attendons au contraire une alliance républicaine et
fraternelle avec les grandes nations de l'Europe. On nous parle
d'amasser vingt ans de colère et de haine pour nous préparer à de
nouveaux combats! Si nous étions une vraie, noble, solide et florissante
république, il ne faudrait pas dix ans pour que notre exemple fût suivi,
et que nous fussions vengés sans tirer l'épée!

Le remède est bien plus simple que nous ne voulons le croire. Tous les
bons esprits le voient et le sentent. Allons-nous nous déchirer les
entrailles, quand une bonne direction donnée par nous-mêmes à nos coeurs
et à nos consciences aurait plus de force que tous les canons dont la
Prusse menace la civilisation continentale? Croyez bien qu'elle le sait,
la Prusse! La paix que l'on va négocier n'éteindra pas la guerre occulte
qu'elle est résolue à faire à notre république. Quand elle ne nous
tiendra plus par la violence, elle essayera de nous tenir encore par
l'intrigue, la corruption, la calomnie, les discordes intérieures.
Serrons nos rangs et méfions-nous de l'étranger! Il est facile à
reconnaître; c'est celui qui se dit plus Français que la France.

               Nohant, nuit du 9 au 10 février.


FIN






End of the Project Gutenberg EBook of Journal d'un voyageur pendant la guerre, by 
George Sand

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR ***

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http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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