Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

By George Sand

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Title: Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

Author: George Sand

Release Date: March 17, 2005 [EBook #15397]

Language: French


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OEUVRES
DE
GEORGE SAND



FRANCIA

UN BIENFAIT N'EST JAMAIS PERDU

PAR

GEORGE SAND (L.-A. AURORE DUPIN)
VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
1899





                              FRANCIA



                                 I

Le jeudi 31 mars 1814, la population de Paris s'entassait sur le passage
d'un étrange cortège. Le tsar Alexandre, ayant à sa droite le roi de
Prusse et à sa gauche le prince de Schwarzenberg, représentant de
l'empereur d'Autriche, s'avançait lentement à cheval, suivi d'un
brillant état-major et d'une escorte de cinquante mille hommes d'élite,
à travers le faubourg Saint-Martin. Le tsar était calme en apparence.
Il jouait un grand rôle, celui de vainqueur magnanime, et il le jouait
bien. Son escorte était grave, ses soldats majestueux. La foule était
muette.

C'est qu'au lendemain d'un héroïque combat des dernières légions
de l'empire, on avait abandonné et livré la partie généreuse de la
population à l'humiliante clémence du vainqueur. C'est que, comme
toujours, en refusant au peuple le droit et les moyens de se défendre
lui-même, en se méfiant de lui, en lui refusant des armes, on s'était
perdu. Son silence fut donc sa seule protestation, sa tristesse fut sa
seule gloire. Au moins celle-là reste pure dans le souvenir de ceux qui
ont vu ces choses.

Sur le flanc du merveilleux état-major impérial un jeune officier russe
d'une beauté remarquable contenait avec peine la fougue de son cheval.
L'homme était de haute taille, mince, et d'autant plus serré dans sa
ceinture d'ordonnance, dont les épais glands d'or retombaient sur sa
cuisse, comme celle des mystérieux personnages qu'on voit défiler sur
les bas-relief perses de la décadence; peut-être même un antiquaire
eût-il pu retrouver dans les traits et dans les ornements du jeune
officier un dernier reflet du type et du goût de l'Orient barbare.

Il appartenait aux races méridionales que la conquête ou les alliances
ont insensiblement fondues dans l'empire russe. Il avait la beauté du
profil, l'imposante largeur des yeux, l'épaisseur des lèvres, la
force un peu exagérée des muscles, tempérée par l'élégance des formes
modernes. La civilisation avait allégé la puissance du colosse. Ce qui
en restait conservait quelque chose d'étrange et de saisissant qui
attirait et fixait les regards, même après la surprise et l'attention
accaparées d'abord par le tsar en personne.

Le cheval monté par ce jeune homme s'impatientait de la lenteur du
défilé; on eût dit que, ne comprenant rien à l'étiquette observée,
il voulait s'élancer en vainqueur dans la cité domptée et fouler les
vaincus sous son galop sauvage. Aussi son cavalier, craignant de lui
voir rompre son rang et d'attirer sur lui un regard mécontent de ses
supérieurs, le contenait-il avec un soin qui l'absorbait et ne lui
permettait guère de se rendre compte de l'accueil morne, douloureux,
parfois menaçant de la population.

Le tsar, qui observait tout avec finesse et prudence, ne s'y méprenait
pas et ne réussissait pas à cacher entièrement ses appréhensions.
La foule devenait si compacte que si elle se fût resserrée sur les
vainqueurs (l'un deux l'a raconté textuellement), ils eussent été
étouffés sans pouvoir faire usage de leurs armes. Cette foulée,
volontaire ou non, n'eût pas fait le compte du principal triomphateur.
Il voulait entrer dans Paris comme l'ange sauveur des nations,
c'est-à-dire comme le chef de la coalition européenne. Il avait tout
préparé naïvement pour cette grande et cruelle comédie. La moindre
émotion un peu vive du public pouvait faire manquer son plan de mise en
scène.

Cette émotion faillit se produire par la faute du jeune cavalier que
nous avons sommairement décrit. Dans un moment où sa monture semblait
s'apaiser, une jeune fille, poussée par l'affluence ou entraînée par
la curiosité, se trouva dépasser la ligne des gardes nationaux qui
maintenaient l'ordre, c'est-à-dire le silence et la tristesse des
spectateurs. Peut-être qu'un léger frôlement de son châle bleu ou de sa
robe blanche effraya le cheval ombrageux; il se cabra furieusement, un
de ses genoux fièrement enlevés atteignit l'épaule de la Parisienne, qui
chancela, et fut retenue par un groupe de faubouriens serrés derrière
elle. Était-elle blessée, ou seulement meurtrie? La consigne ne
permettait pas au jeune Russe de s'arrêter une demi-seconde pour s'en
assurer: il escortait le tout-puissant tsar, il ne devait pas se
retourner, il ne devait pas même voir. Pourtant il se retourna, il
regarda, et il suivit des yeux aussi longtemps qu'il le put le groupe
ému qu'il laissait derrière lui. La grisette, car ce n'était qu'une
grisette, avait été enlevée par plusieurs paires de bras vigoureux; en
un clin d'oeil, elle avait été transportée dans un estaminet qui se
trouvait là. La foule s'était instantanément resserrée sur le vide fait
dans sa masse par l'incident rapide. Un instant, quelques exclamations
de haine et de colère s'étaient élevées, et, pour peu qu'on y eût
répondu dans les rangs étrangers, l'indignation se fût peut-être allumée
comme une traînée de poudre. Le tsar, qui voyait et entendait tout sans
perdre son vague et implacable sourire, n'eut pas besoin d'un geste pour
contenir ses cohortes; on savait ses intentions. Aucune des personnes
de sa suite ne parut s'apercevoir des regards de menace qui embrasaient
certaines physionomies. Quelques imprécations inarticulées, quelques
poings énergiquement dressés se perdirent dans l'éloignement.
L'officier, cause involontaire de ce scandale, se flatta que ni le tsar,
ni aucun de ses généraux n'en avaient pris note; mais le gouvernement
russe a des yeux dans le dos. La note était prise: le tsar devait
connaître le crime du jeune étourdi qui avait eu la coquetterie de
choisir pour ce jour de triomphe la plus belle et la moins disciplinée
de ses montures de service. En outre il serait informé de l'expression
de regret et de chagrin que le jeune homme n'avait pas eu _l'expérience_
de dissimuler. Ceux qui firent ce rapport crurent aggraver la faute en
donnant ce dernier renseignement. Ils se trompaient. Le choix du cheval
indompté fut regardé comme punissable, le regret manifesté rentrait
dans la comédie de sentiment dont les Parisiens devaient être touchés.
L'inconvenance d'une émotion quelconque dans les rangs de l'escorte
impériale ne fut donc pas prise en mauvaise part.

Quand le défilé ennemi déboucha sur le boulevard, la scène changea comme
par magie.

A mesure qu'on avançait vers les quartiers riches, l'entente se faisait,
l'étranger respirait; puis tout à coup la fusion se fit, non sans
honte mais sans scrupule. L'élément royaliste jetait le masque et se
précipitait dans les bras du vainqueur. L'émotion avait gagné la masse;
on n'y songeait pas aux Bourbons, on n'y croyait pas encore, on ne les
connaissait pas; mais on aimait Alexandre, et les femmes sans coeur
qui se jetaient sous ses pieds en lui demandant un roi ne furent
ni repoussées, ni insultées par la garde nationale qui regardait
tristement, croyant qu'on remerciait simplement l'étranger de n'avoir
pas saccagé Paris. Ils trouvaient cette reconnaissance puérile et
outrée; ils ne voyaient pas encore que cette joie folle applaudissait
à l'abaissement de la France. Le jeune officier russe qui avait failli
compromettre toute la représentation de cette triste comédie, où tant
d'acteurs jouaient un rôle de comparses sans savoir le mot de la pièce,
essayait en vain de comprendre ce qu'il voyait à Paris, lui qui avait vu
brûler Moscou et qui avait compris! C'était un esprit aussi réfléchi que
pouvaient le permettre l'éducation toute militaire qu'il avait reçue et
l'époque agitée, vraiment terrible, où sa jeunesse se développait. Il
suppléait aux facultés de raisonnement philosophique qui lui manquaient,
par la subtile pénétration de sa race et la défiance cauteleuse de son
milieu. Il avait vu et il voyait à deux années de distance les deux
extrêmes du sentiment patriotique: le riche et industrieux Moscou brûlé
par haine de l'étranger, dévouement sauvage et sublime qui l'avait
frappé d'horreur et d'admiration,--le brillant et splendide Paris
sacrifiant l'honneur à l'humanité, et regardant comme un devoir de
sauver à tout prix la civilisation dont il est l'inépuisable source. Ce
Russe était à beaucoup d'égards sauvage lui-même, et il se crut en droit
de mépriser profondément Paris et la France.

Il ne se disait pas que Moscou ne s'était pas détruit de ses propres
mains et que les peuples esclaves n'ont pas à être consultés; ils
sont héroïques bon gré mal gré, et n'ont point à se vanter de leurs
involontaires sacrifices. Il ne savait point que Paris n'avait pas été
consulté pour se rendre, plus que Moscou pour être brûlé, que la France
n'était que très-relativement un peuple libre, qu'on spéculait en haut
lieu de ses destinées, et que la majorité des Parisiens eût été dès lors
aussi héroïque qu'elle l'est de nos jours[1].

[Note 1: Janvier 1871.]

Pas plus que l'habitant de la France, l'étranger venu des rives du
Tanaïs ne pénétrait dans le secret de l'histoire. Au moment de la
brutalité de son cheval, il avait compris le Parisien du faubourg, il
avait lu sur son front soucieux, dans ses yeux courroucés. Il s'était
dit:

Ce peuple a été trahi, vendu peut-être!

En présence des honteuses sympathies de la noblesse, il ne comprenait
plus. Il se disait:

--Cette population est lâche. Au lieu de la caresser, notre tsar devrait
la fouler aux pieds et lui cracher au visage.

Alors les sentiments humains et généreux se trouvant étouffés et comme
avilis dans son coeur par le spectacle d'une lâcheté inouïe, il se
trouva lui-même en proie à l'enivrement des instincts sauvages. Il se
dit que cette ville était riante et folle, que cette population était
facile et corrompue, que ces femmes qui venaient s'offrir et s'attacher
elles-mêmes au char du vainqueur étaient de beaux trophées. Dès lors,
tout au désir farouche, à la soif des jouissances, il traversa Paris,
l'oeil enflammé, la narine frémissante et le coeur hautain.

Le tsar, refusant avec une modestie habile d'entrer aux Tuileries, alla
aux Champs-Elysées passer la revue de sa magnifique armée d'élite,
donnant jusqu'au bout le spectacle à ces Parisiens avides de spectacles;
après quoi, il se disposait à occuper l'hôtel de l'Elysée. En ce moment,
il eut à régler deux détails d'importance fort inégale. Le premier fut à
propos d'un avis qu'on lui avait transmis pendant la revue: suivant ce
faux avis, il n'y avait point de sécurité pour lui à l'Élysée, le palais
était miné. On avait sur-le-champ dépêché vers M. de Talleyrand, qui
avait offert son propre palais. Le tsar accepta, ravi de se trouver là
au centre de ceux qui allaient lui livrer la France; puis il jeta les
yeux sur l'autre avis concernant le jeune prince Mourzakine, qui s'était
si mal comporté en traversant le faubourg Saint-Martin.

--Qu'il aille loger où bon lui semblera, répondit le souverain, et qu'il
y garde les arrêts pendant trois jours.

Puis, remontant à cheval avec son état-major, il retourna à la place de
la Concorde, d'où il se rendit à pied chez M. de Talleyrand. Ses soldats
avaient reçu l'ordre de camper sur les places publiques. L'habitant,
traité avec tant de courtoisie, admirait avec stupeur ces belles troupes
si bien disciplinées, qui ne prenaient possession que du pave de
la ville et qui installaient la leurs cantines sans rien exiger en
apparence. Le _badaud_ de Paris admira, se réjouit, et s'imagina que
l'invasion ne lui coûterait rien.

Quant au jeune officier attaché à l'état-major, exclu de l'hôtel où
allait résider son empereur, il se crut radicalement disgracié, et il en
cherchait la cause lorsque son oncle, le comte Ogokskoï, aide-de-camp du
tsar, lui dit à voix basse en passant:

--Tu as des ennemis auprès du _père_, mais ne crains rien. Il te connaît
et il t'aime. C'est pour te préserver d'eux qu'il t'éloigne. Ne reparais
pas de quelques jours, mais fais-moi savoir où tu demeures.

--Je n'en sais rien encore, répondit le jeune homme avec une résignation
fataliste, Dieu y pourvoira!

Il avait à peine prononcé ces mots qu'un jockey de bonne mine se
présenta et lui remit le message suivant:

«La marquise de Thièvre se rappelle avec plaisir qu'elle est, par
alliance, parente du prince Mourzakine; elle me charge de l'inviter à
venir prendre son gîte à l'hôtel de Thièvre, et je joins mes instances
aux siennes.»

Le billet était signé _Marquis de Thièvre_.

Mourzakine communiqua ce billet à son oncle qui le lui rendit en
souriant et lui promit d'aller le voir aussitôt qu'il aurait un moment
de liberté. Mourzakine fit signe à son heiduque cosaque et suivit le
jockey, qui était bien monté et qui les conduisit en peu d'instans à
l'hôtel de Thièvre, au faubourg Saint-Germain.

Un bel hôtel, style Louis XIV, situé entre cour et jardin, jardin
mystérieux étouffé sous de grands arbres, rez-de-chaussée élevé sur un
perron seigneurial, larges entrées, tapis moelleux, salle à manger déjà
richement servie, un salon très-confortable et de grande tournure, voilà
ce que vit confusément Diomède Mourzakine, car il s'appelait modestement
de son petit nom _Diomède, fils de Diomède, Diomid Diomiditch_. Le
marquis de Thièvre vint à sa rencontre les bras ouverts. C'était un
vilain petit homme de cinquante ans, maigre, vif, l'oeil très-noir,
le teint très-blême, avec une perruque noire aussi, mais d'un noir
invraisemblable, un habit noir raide et serré, la culotte et les bas
noirs, un jabot très-blanc, rien qui ne fût crûment noir ou blanc dans
sa mince personne: c'était une pie pour le plumage, le babil et la
vivacité.

Il parla beaucoup, et de la manière la plus courtoise, la plus
empressée. Mourzakine savait le français aussi bien possible,
c'est-à-dire qu'il le parlait avec plus de facilité que le russe
proprement dit, car il était né dans la Petite-Russie et avait dû faire
de grands efforts pour corriger son accent méridional; mais ni en russe,
ni en français, il n'était capable de bien comprendre une élocution
aussi abondante et aussi précipitée que celle de son nouvel hôte, et, ne
saisissant que quelques mots dans chaque phrase, il lui répondit un peu
au hasard. Il comprit seulement que le marquis se démenait pour établir
leur parenté. Il lui citait, en les estropiant d'une manière indigne,
les noms des personnes de sa famille qui avaient établi au temps de
l'émigration française des relations, et par suite une alliance avec
une demoiselle apparentée à la famille de madame de Thièvre. Mourzakine
n'avait aucune notion de cette alliance et allait avouer ingénument
qu'il la croyait au moins fort éloignée, quand la marquise entra. Elle
lui fit un accueil moins loquace, mais non moins affectueux que son
mari. La marquise était belle et jeune: ce détail effaça promptement les
scrupules du prince russe. Il feignit d'être parfaitement au courant et
ne se gêna point pour accepter le titre de cousin que lui donnait la
marquise en exigeant qu'il l'appelât «ma cousine,» ce qu'il ne put faire
sans biaiser un peu. Les rapports ainsi établis en quelques minutes, le
marquis le conduisit à un très-bel appartement qui lui était destiné
et où il trouva son cosaque occupé à ouvrir sa valise, en attendant
l'arrivée de ses malles qu'on était allé chercher. Le marquis mit en
outre à sa disposition un vieux valet de chambre de confiance qui, ayant
voyagé, avait retenu quelques mots d'allemand et s'imaginait pouvoir
s'entendre avec le cosaque, illusion naïve à laquelle il lui fallut
promptement renoncer; mais, croyant avoir affaire à quelque prince
régnant dans la personne de Mourzakine, le vieux serviteur resta debout
derrière lui, suivant des yeux tous ses mouvements et cherchant à
deviner en quoi il pourrait lui être utile ou agréable.

A vrai dire, le Diomède barbare aurait eu grand besoin de son secours
pour comprendre l'usage et l'importance des objets de luxe et de
toilette mis à sa disposition. Il déboucha plusieurs flacons, reculant
avec méfiance devant les parfums les plus suaves, et cherchant celui qui
devait, selon lui, représenter le suprême bon ton, la vulgaire eau de
Cologne. Il redouta les pâtes et les pommades d'une exquise fraîcheur
qui lui firent l'effet d'être éventées, parce qu'il était habitué aux
produits rancis de son bagage ambulant. Enfin, s'étant accommodé du
mieux qu'il put pour faire disparaître la poussière de sa chevelure et
de son brillant uniforme, il retournait au salon, lorsque, se voyant
toujours suivi du domestique français, il se rappela qu'il avait un
service à lui demander. Il commença par lui demander son nom, à quoi le
serviteur répondit simplement:

--Martin.

--Eh bien, Martin, faites-moi le plaisir d'envoyer une personne faubourg
Saint-Martin, numéro,... je ne sais plus; c'est un petit café où l'on
fume;... il y a des queues de billard peintes sur la devanture, c'est le
plus proche du boulevard en arrivant par le faubourg.

--On trouvera ça, répondit gravement Martin.

--Oui, il faut retrouver ça, reprit le prince, et il faut s'informer
d'une personne dont je ne sais pas le nom: une jeune fille de seize ou
dix-sept ans, habillée de blanc et de bleu, assez jolie.

Martin ne put réprimer un sourire que Mourzakine comprit très-vite.

--Ce n'est pas une... fantaisie, continua-t-il. Mon cheval en passant a
fait tomber cette personne; on l'a emportée dans le café: je veux savoir
si elle est blessée, et lui faire tenir mes excuses ou mon secours, si
elle en a besoin.

C'était parler en prince. Martin redevenu sérieux s'inclina profondément
et se disposa à obéir sans retard.

M. de Thièvre, après avoir été un des satisfaits de l'empire par la
restitution de ses biens après l'émigration de sa famille, était un
des mécontents de la fin. Avide d'honneurs et d'influence, il avait
sollicité une place importante qu'il n'avait pas obtenue, parce qu'en se
précipitant, les événements désastreux n'avaient pas permis de contenter
tout le monde. Initié aux efforts des royalistes pour amener par
surprise une restauration royale, il s'était jeté avec ardeur dans
l'entreprise et il était de ceux qui avaient fait aux alliés l'accueil
que l'on sait. Il devait à sa femme l'heureuse idée d'offrir sa maison
au premier Russe tant soit peu important dont il pourrait s'emparer. La
marquise, à pied, aux Champs-Elysées, avait été admirer la revue.
Elle avait été frappée de la belle taille et de la belle figure de
Mourzakine. Elle avait réussi à savoir son nom, et ce nom ne lui était
pas inconnu; elle avait réellement une parente mariée en Russie, qui
lui avait écrit quelquefois, qui s'appelait Mourzakine, et qui était ou
pouvait être parente du jeune prince. Du moment qu'il était prince, il
n'y avait aucun inconvénient à réclamer la parenté, et du moment
qu'il était un des plus beaux hommes de l'armée, il n'y avait rien de
désagréable à l'avoir pour hôte.

La marquise avait vingt-deux ans; elle était blanche et blonde, un peu
grasse pour le costume étriqué que l'on portait alors, mais assez grande
pour conserver une réelle élégance de formes et d'allures. Elle ne
pouvait souffrir son petit mari, ce qui ne l'empêchait pas de s'entendre
avec lui parfaitement pour tirer de toute situation donnée le meilleur
parti possible. Légère pourtant et très-dissipée, elle portait dans son
ambition et dans ses convoitises d'argent une frivolité absolue. Il ne
s'agissait pas pour elle d'intriguer habilement pour assurer une fortune
aux enfants qu'elle n'avait pas ou à la vieillesse qu'elle ne voulait
pas prévoir. Il s'agissait de plaire pour passer agréablement la vie, de
mener grand train et de pouvoir faire des dettes sans trop d'inquiétude
enfin de prendre rang à une cour quelconque, pourvu qu'on y put étaler
un grand luxe et y placer sa beauté sur un piédestal élevé au-dessus de
la foule.

Elle n'était pas de noble race, elle avait apporté sa brillante jeunesse
avec une grosse fortune à un époux peu séduisant, uniquement pour être
marquise, et il n'eût pas fallu lut demander pourquoi elle tenait tant
à un titre, elle n'en savait rien. Elle avait assez d'esprit pour le
babil; son intelligence pour le raisonnement était nulle. Toujours en
l'air, toujours occupée de caquets et de toilettes, elle n'avait
qu'une idée: surpasser les autres femmes, être au moins une des plus
remarquées.

Avec ce goût pour le bruit et le clinquant, il eût été bien difficile
qu'elle ne fût pas fortement engouée du militaire en général. Un temps
n'était pas bien loin où elle avait été fière de valser avec les beaux
officiers de l'empire; elle avait eu du regret lorsque son mari lui
avait prescrit de bouder l'empire. Elle était donc ivre de joie en
voyant surgir une armée nouvelle avec des plumets, des titres, des
galons et des noms nouveaux; toute cette ivresse était à la surface, le
coeur et les sens n'y jouaient qu'un rôle secondaire. La marquise était
sage, c'est-à-dire qu'elle n'avait jamais eu d'amant; elle était comme
habituée à se sentir éprise de tous les hommes capables de plaire, mais
sans en aimer assez un seul pour s'engager à n'aimer que lui. Elle eût
pu être une femme galante, car ses sens parlaient quelquefois malgré
elle; mais elle n'eût pas eu le courage de ses passions, et un grand
fonds d'égoïsme l'avait préservée de tout ce qui peut engager et
compromettre.

Elle reçut donc Mourzakine avec autant de satisfaction que
d'imprévoyance.

--Je l'aimerai, je l'aime, se disait-elle dès le premier jour; mais
c'est un oiseau de passage, et il ne faudra pas l'aimer trop.

Ne pas aimer trop lui avait toujours été plus ou moins facile; elle ne
s'était jamais trouvée aux prises avec une volonté bien persistante en
fait d'amour. Le Français de ce temps-là n'avait point passé par le
romantisme; il se ressentait plus qu'on ne pense des moeurs légères du
Directoire, lesquelles n'étaient elles-mêmes qu'un retour aux moeurs
de la régence. La vie d'aventures et de conquêtes avait ajouté à cette
disposition au sensualisme quelque chose de brutal et de pressé qui ne
rendait pas l'homme bien dangereux pour la femme prudente. Dans les
temps de grandes préoccupations guerrières et sociales, il n'y a pas
beaucoup de place pour les passions profondes, non plus que pour les
tendresses prolongées.

Rien ne ressemblait moins à un Français qu'un Russe de cette époque.
C'est à cause de leur facilité à parler notre langue, à se plier à nos
usages, qu'on les appela chez nous les Français du Nord; mais jamais
l'identification ne fut plus lointaine et plus impossible. Ils ne
pouvaient prendre de nous que ce qui nous faisait le moins d'honneur
alors, l'amabilité.

Mourzakine n'était pourtant pas un vrai Russe. Géorgien d'origine,
peut-être Kurde ou Persan en remontant plus haut, Moscovite d'éducation,
il n'avait jamais vu Pétersbourg et ne se trouvait que par les hasards
de la guerre et la protection de son oncle Ogokskoï placé sous les yeux
du tsar. Sans la guerre, privé de fortune comme il l'était, il eût
végété dans d'obscurs et pénibles emplois militaires aux frontières
asiatiques, à moins que, comme il en avait été tenté quelquefois dans
son adolescence, il n'eût franchi cette frontière pour se jeter dans la
vie d'héroïques aventures de ses aïeux indépendants; mais il s'était
distingué à la bataille de la Moskowa, et plus tard il s'était battu
comme un lion sous les yeux du maître. Dès lors il lui appartenait corps
et âme. Il était bien et dûment baptisé Russe par le sang français qu'il
avait versé; il était rivé à jamais, lui et sa postérité, au joug de ce
qu'on appelle en Russie la civilisation, c'est-à-dire le culte aveugle
de la puissance absolue. Il faut monter plus haut que ne le pouvait
faire Mourzakine pour disposer de cette puissance par le fer ou le
poison.

Sa volonté à lui, ne pouvait s'exercer que sur sa propre destinée;
mais qu'elles sont tenaces et patientes, ces énergies qui consistent à
écraser les plus faibles pour se rattacher aux plus forts! C'est toute
la science de la vie chez les Russes; science incompatible avec notre
caractère et nos habitudes. Nous savons bien aussi plier déplorablement
sous les maîtres; mais nous nous lassons d'eux avec une merveilleuse
facilité, et, quand la mesure est comble, nous sacrifions nos intérêts
personnels au besoin de reprendre possession de nous-mêmes[2].

[Note 2: Ivan Tourguenef, qui connaît bien la France, a créé en
maître le personnage du Russe intelligent, qui ne peut rien être en
Russie parce qu'il a la nature du Français. Relisez les dernières pages
de l'admirable roman: _Dimitri Roudine_.]

Beau comme il l'était, Diomède Mourzakine avait eu partout de faciles
succès auprès des femmes de toute classe et de tous pays. Trop prudent
pour produire sa fatuité au grand jour, il la nourrissait en lui
secrète, énorme. Dès le premier coup d'oeil, il couva sensuellement des
yeux la belle marquise comme une proie qui lui était dévolue. Il comprit
en une heure qu'elle n'aimait pas son mari, qu'elle n'était pas dévote,
la dévotion de commande n'était pas encore à l'ordre du jour;
qu'elle était très-vivante, nullement prude, et qu'il lui plaisait
irrésistiblement. Il ne fit donc pas grands frais le premier jour,
s'imaginant qu'il lui suffisait de se montrer pour être heureux à bref
délai.

Il ne savait pas du tout ce que c'est qu'une Française coquette et ce
qu'il y a de résistance dans son abandon apparent. Horriblement fatigué,
il fit des voeux sincères pour n'être pas troublé la première nuit,
et ce fut avec surprise qu'il s'éveilla le lendemain sans qu'aucun
mouvement furtif eût troublé le silence de son appartement. La première
personne qui vint à son coup de sonnette fut le ponctuel Martin, qui, ne
sachant quel titre lui donner, le traita d'excellence à tout hasard.

--J'ai fait moi-même la commission, lui dit-il, j'ai pris un fiacre, je
me suis rendu au faubourg Saint-Martin, j'ai trouvé l'estaminet.

--_L'esta_... Comment dites-vous?

--Ces cafés de petites gens s'appellent des estaminets. On y fume et on
joue au billard.

--C'est bien, merci. Après?

--Je me suis informé de l'accident. Il n'y avait rien de grave. La
petite personne n'a pas eu de mal; on lui a fait boire un peu de liqueur
et elle a pu remonter chez elle, car elle demeure précisément dans la
maison.

--Vous eussiez dû monter la voir. Cela m'eût fait plaisir.

--Je n'y ai pas manqué, Excellence. Je suis monté... Ah! bien haut, un
affreux escalier. J'ai trouvé la... demoiselle, une petite grisette,
occupée à repasser ses nippes. Je l'ai informée des bontés que le prince
Mourzakine daigne avoir pour elle.

--Et qu'a-t-elle répondu?

--Une chose très-plaisante: Dites à ce prince que je le remercie, que je
n'ai besoin de rien, mais que je voudrais le voir.

--J'irais volontiers, si je n'étais retenu...

Mourzakine allait dire aux arrêts; mais il ne jugea pas utile d'initier
Martin à cette circonstance, et d'ailleurs Martin ne lui en donna pas le
temps.

--Votre Excellence, s'écria-t-il, ne peut pas aller dans ce taudis,
et il ne serait peut-être pas prudent encore de parcourir ces bas
quartiers. D'ailleurs Votre Excellence n'a pas à répondre à une aussi
sotte demande. Moi je n'ai pas répondu.

--Il faudrait pourtant répondre, dit Mourzakine, comme frappé d'une idée
subite: n'a-t-elle pas dit qu'elle me connaissait?

--Elle a précisément dit qu'elle connaissait Votre Excellence. J'ai pris
cela pour une billevesée.

Un autre domestique vint dire au prince que la marquise l'attendait au
salon, il s'y rendit fort préoccupé.

--C'est singulier, se dit-il en traversant les vastes appartements,
lorsque cette jeune fille s'est approchée imprudemment de mon cheval,
sa figure m'a frappé, comme si c'était une personne de connaissance qui
allait m'appeler par mon nom! Et puis, l'accident arrivé, je n'ai plus
songé qu'à l'accident; mais à présent je revois sa figure, je la revois
ailleurs, je la cherche, elle me cause même une certaine émotion...

Quand il entra au salon, il n'avait pas trouvé, et il oublia tout en
présence de la belle marquise.

--Venez, cousin! lui dit-elle, dites-moi d'abord comment vous avez passé
la nuit?

--Beaucoup trop bien, répondit ingénument le prince barbare, en
baisant beaucoup trop tendrement la main blanche et potelée qu'on lui
présentait.

--Comment peut-on dormir trop bien? lui dit-elle en fixant sur lui ses
yeux bleus étonnés.

Il ne crut pas à son étonnement, et répondit quelque chose de tendre
et de grossier qui la fit rougir jusqu'aux oreilles; mais elle ne se
déconcerta pas et lui dit avec assurance:

--Mon cousin, vous parlez très-bien notre langue, mais vous ne saisissez
peut-être pas très-bien les nuances. Cela viendra vite, vous êtes si
intelligents, vous autres étrangers! Il faudra, pendant quelques jours,
parler avec circonspection: je vous dis cela en amie, en bonne parente.
Moi, je ne me fâche de rien; mais une autre à ma place vous eût pris
pour un impertinent.

Le fils de Diomède mordit sa lèvre vermeille et s'aperçut de sa sottise.
Il fallait y mettre plus de temps et prendre plus de peine. Il s'en
tira par un regard suppliant et un soupir étouffé. Ce n'était pas
grand'chose, mais sa physionomie exprimait si bien l'espoir déçu et le
désir persistant, que madame de Thièvre en fut troublée et n'eut pas le
courage d'insister sur la leçon qu'elle venait de lui donner.

Elle lui parla politique. Le marquis avait été la veille aux
informations, de dix heures du soir à minuit. Il avait pu pénétrer
à l'hôtel Talleyrand; elle n'ajouta pas qu'il s'était tenu dans les
antichambres avec nombre de royalistes de second ordre, pour saisir les
nouvelles au passage, mais elle croyait savoir que le tsar n'était pas
opposé à l'idée d'une restauration de l'ancienne dynastie.

La chose était parfaitement indifférente à Mourzakine. Il avait
d'ailleurs ouï dire à son oncle que le tsar faisait fort peu de cas des
Bourbons et il ne pensait pas du tout qu'il en vint à les soutenir;
mais, pour ne pas choquer les opinions de son hôtesse, il prit le parti
de la questionner sur ces Bourbons dont elle-même ne savait presque
rien, tant la conception de leur rétablissement était nouvelle. La
conversation languissait, lorsqu'il s'imagina de lui parler de modes
françaises, de lui faire compliment sur sa toilette du matin, de la
questionner sur le costume des différentes classes de la société de
Paris.

Elle était experte en ces matières, et consentit à l'éclairer.

--A Paris, lui dit-elle, il n'y a pas de costume propre à une classe
plutôt qu'à une autre: toute femme qui a le moyen de payer un chapeau
porte un chapeau dans la rue, tout homme qui peut se procurer des bottes
et un habit a le droit de les porter. Vous ne reconnaîtrez pas toujours
au premier coup d'oeil un domestique de son maître; quelquefois le valet
de chambre qui vous annoncera dans une maison sera mieux mis que le
maître de la maison: c'est à la physionomie, c'est au regard surtout
qu'il faut s'attacher pour bien spécifier l'état on le rang des
personnes. Un parvenu n'aura jamais l'aisance et la dignité d'un vrai
grand seigneur, fût-il chamarré de broderies et de décorations; une
grisette aura beau s'endimancher, elle ne sera jamais prise par une
bourgeoise pour sa pareille, et il en sera de même pour nous, femmes
du grand monde, d'une bourgeoise couverte de diamants et habillée plus
richement que nous.

--Fort bien, dit Mourzakine, je vois qu'il faut du _tact_, une grande
science du tact! Mais vous avez parlé de grisettes, et je connais ce
mot-là. J'ai lu des romans français où il en était question. Qu'est-ce
que c'est au juste qu'une grisette de Paris? J'ai cru longtemps que
c'était une classe de jeunes filles habillées en gris.

--Je ne sais pas l'étymologie de ce nom, répondit madame de Thièvre;
leur costume est de toutes les couleurs; peut-être le mot vient-il du
genre d'émotions qu'elles procurent.

--Ah ah! j'entends! grisette! l'ivresse d'un moment! elles ne font point
de passions?

--Ou bien encore...; mais je ne sais pas! les honnêtes femmes ne peuvent
pas renseigner sur cette sorte de créatures.

--Pourtant, la définition du costume entraînerait celle de la situation:
appelle-t-on grisettes toutes les jeunes ouvrières de Paris?

--Je ne crois pas! l'épithète ne s'applique qu'à celles qui ont des
moeurs légères. Ah çà! pourquoi me faites-vous cette question-là avec
tant d'insistance? On dirait que vous êtes curieux des sottes aventures
que Paris offre à bon marché aux nouveaux-venus?

Il y avait du dépit et même une jalousie brutalement ingénue dans
l'accent de madame de Thièvre. Mourzakine en prit note et se hâta de la
rassurer en lui racontant succinctement son aventure de la veille et en
lui avouant qu'il était aux arrêts pour ce fait à l'hôtel de Thièvre.

--C'est, ajouta-t-il, parce que votre valet de chambre, en désignant la
cause de ma disgrâce, s'est servi du mot _grisette_, que je tenais à
savoir ce que ce pouvait être.

--Ce n'est pas grand'chose, reprit la marquise. Il faut lui envoyer un
louis d'or, et tout sera dit?

--Il parait qu'elle ne veut rien, dit Mourzakine, qui crut inutile
d'ajouter que la grisette demandait à le voir.

--Alors, c'est qu'elle est richement entretenue, répliqua la marquise.

--Richement, non! pensa Mourzakine, puisqu'elle demeure dans un taudis
et repasse ses nippes elle-même. Où donc ai-je déjà vu cette jolie
petite _figure chiffonnée_?

Mourzakine pensait plus volontiers en français qu'en russe, surtout
depuis qu'il était en France; c'est ce qui fait qu'il pensait souvent de
travers, faute de bien approprier les mots aux idées. Figure chiffonnée
était un mot du temps, qui s'appliquait alors à une petite laideur
agréable ou agaçante. La grisette en question n'avait pas du tout cette
figure-là. Pâle et menue, sans éclat et sans ampleur, elle avait une
harmonie et une délicatesse de lignes qui ne pouvaient pas constituer la
grande beauté classique; c'était le joli exquis et complet. La taille
était à l'avenant du visage, et en y réfléchissant Mourzakine se reprit
intérieurement:

--Non pas chiffonnée, se dit-il, jolie, très-jolie! Pauvre, et ne
voulant rien!

--A quoi songez-vous? lui demanda la marquise.

--Il m'est impossible de vous le dire, répliqua effrontément le jeune
prince.

--Ah! vous pensez à cette grisette?

--Vous ne le croyez pas! mais vous m'avez si bien _rembarré_ tout à
l'heure! vous n'avez plus le droit de m'interroger.

Il accompagna cette réponse d'un regard si langoureusement pénétrant,
que la marquise rougit de nouveau et se dit en elle-même:

--Il est entêté, il faudra prendre garde! Le marquis vint les
interrompre.

--Flore, dit-il à sa femme, vous saurez une bonne nouvelle. Il a été
décidé hier soir à la rue Saint-Florentin (manière de désigner l'hôtel
Talleyrand où résidait le tsar) qu'on ne traiterait de la paix ni avec
_Buonaparte_, ni avec aucun membre de sa famille. C'est M. Dessoles qui
vient de me l'apprendre. Ordonnez qu'on nous fasse vite déjeûner; nous
nous réunissons à midi pour rédiger et porter une adresse à l'empereur
de Russie. Il faut bien formuler ce que l'on désire, et l'appel au
retour des Bourbons n'a encore eu lieu qu'en petit comité. Prince
Mourzakine, vous devez avoir une grande influence à la cour du _gsar_,
vous parlerez pour nous, pour notre roi légitime!

--Soyez tranquille, notre cousin est avec nous, répondit madame de
Thièvre en passant son bras sous celui de Mourzakine. Allons déjeuner.

--Inutile, dit-elle tout bas au prince en se rendant à la salle à
manger, de dire au marquis que vous êtes pour le moment en froid avec
votre empereur. Il s'en tourmenterait...

--Vous vous appelez Flore! dit Mourzakine d'un air enivré en pressant
contre sa poitrine le bras de la marquise.

--Eh bien! oui, je m'appelle Flore! ce n'est pas ma faute.

--Ne vous en défendez pas, c'est un nom délicieux, et qui vous va si
bien!

Il s'assit auprès d'elle en se disant:

--Flore! c'était le nom de la petite chienne de ma grand'mère. C'est
singulier qu'en France ce nom soit un nom distingué! Peut-être que le
marquis s'appelle _Fidèle_, comme le chien de mon grand-oncle!

Le temps n'était pas encore venu où toutes les jeunes filles bien nées
devaient se nommer Marie. La marquise datait des temps païens de la
Révolution et du Directoire. Elle ne rougissait pas encore de porter
le nom de la déesse des fleurs. Ce ne fut qu'en 1816 qu'elle signa son
autre prénom Elisabeth, jusque-là relégué au second plan.

Le marquis, tout plein de son sujet, entretint loquacement sa femme et
Mourzakine de ses espérances politiques. Le Russe admira la prodigieuse
facilité avec laquelle ce petit homme parlait, mangeait et gesticulait
en même temps. Il se demanda s'il lui restait, au milieu d'une telle
dépense de vitalité, la faculté de voir ce qui se passait entre sa femme
et lui. A cet égard, le cerveau du marquis lui apparut à l'état de
vacuité ou d'impuissance complète, et, pour aider à cette bienfaisante
disposition, il promit de s'intéresser à la cause des Bourbons, dont
il se souciait moins que d'un verre de vin et à laquelle il ne pouvait
absolument rien, n'étant pas un aussi grand personnage qu'il plaisait à
son cousin le marquis de se l'imaginer.

Celui-ci, ayant engouffré une quantité invraisemblable de victuailles
dans son petit corps, venait de demander sa voiture, lorsqu'on annonça
le comte Ogokskoï.

--C'est mon oncle, aide de camp du tsar, dit Mourzakine; me
permettrez-vous de vous le présenter?

--Aide de camp du _gzar_? Nous irons ensemble à sa rencontre! s'écria
le marquis, enchanté de pouvoir établir des relations avec un serviteur
direct du maître.

Il oubliait, l'habile homme, que le rôle des serviteurs d'un grand
prince est de ne jamais vouloir que ce que veut le prince avant de les
consulter.

Le comte Ogokskoï avait été un des beaux hommes de la cour de Russie,
et, quoique brave et instruit, étant né sans fortune, il n'avait dû la
sienne qu'à la protection des femmes. La protection, de quelque part
qu'elle vînt, était à cette époque la condition indispensable de toute
destinée pour la noblesse pauvre en Russie. Ogokskoï avait été protégé
par le beau sexe, Mourzakine était protégé par son oncle: on avait du
mérite personnel si on pouvait, mais il fallait, pour obtenir quelque
chose, ne pas commencer exclusivement par le mériter. Le temps était
proche où la monarchie française profiterait de cet exemple, qui rend
l'art de gouverner si facile.

Ogokskoï n'était plus beau. Les fatigues et les anxiétés de la servitude
avaient dégarni son front, altéré ses dents, flétri son visage. Il avait
dépassé notablement, disait-on, la cinquantaine, et il aurait pris
du ventre, si l'habitude qu'ont les officiers russes de se serrer
cruellement les flancs à grands renfort de ceinture n'eût forcé
l'abdomen à se réfugier dans la région de l'estomac. Il avait donc le
buste énorme et la tête petite, disproportion que rendait plus sensible
l'absence de chevelure sur un crâne déprimé. Il avait en revanche plus
de croix sur la poitrine que de cheveux au front; mais si sa haute
position lui assurait le privilège d'être bien accueilli dans les
familles, elle ne le préservait pas d'une baisse considérable dans ses
succès auprès des femmes. Ses passions, restées vives, n'ayant plus le
don de se faire partager, avaient empreint d'une tristesse hautaine la
physionomie et toute l'attitude du personnage.

Il se présenta avec une grande science des bonnes manières. On eût dit
qu'il avait passé sa vie en France dans le meilleur monde; telle fut
du moins l'opinion de la marquise. Un observateur moins prévenu eût
remarqué que le trop est ennemi du bien, que le comte parlait trop
grammaticalement le français, qu'il employait trop rigoureusement
l'imparfait du subjonctif et le prétérit défini, qu'il avait une grâce
trop ponctuelle et une amabilité trop mécanique. Il remercia vivement
la marquise des bontés qu'elle avait pour son neveu et affecta de le
traiter devant elle comme un enfant que l'on aime et que l'on ne prend
pas au sérieux. Il le plaisanta même avec bienveillance sur son aventure
de la veille, disant qu'il était dangereux de regarder les Françaises,
et que, quant à lui, il craignait plus certains yeux que les canons
chargés à mitraille. En parlant ainsi, il regarda la marquise, qui le
remercia par un sourire.

Le marquis implora vivement son appui politique, et plaida si chaudement
la cause des Bourbons que l'aide de camp d'Alexandre ne put cacher sa
surprise.

--Il est donc vrai, monsieur le marquis, lui dit-il, que ces princes ont
laissé d'heureux souvenirs en France? Il n'en fut pas de même chez nous
lorsque le comte d'Artois vint implorer la protection de notre grande
Katherine. Ne _ouïtes-vous_ point parler d'une merveilleuse épée qui lui
fut donnée pour reconquérir la France, et qui fut promptement vendue en
Angleterre?...

--Bah! dit le marquis, pris au dépourvu, il y si longtemps!...

--M, le comte d'Artois était jeune alors, ajouta la marquise, et M.
Ogokskoï était bien jeune aussi! Il ne peut pas s'en souvenir.

Cette adroite flatterie pénétra Ogokskoï de reconnaissance. Avec la
subtile pénétration que possèdent les femmes en ces sortes de choses,
Flore de Thièvre avait trouvé l'endroit sensible et beaucoup plus
gagné en trois mots que son mari avec ses torrents de paroles et de
raisonnements.

M. de Thièvre, voyant qu'elle plaidait mieux que lui, et sachant que
la beauté est meilleur avocat que l'éloquence, les laissa ensemble.
Mourzakine restait en tiers; mais au bout d'un instant il reçut, des
mains de Martin, un message auquel il demanda la permission d'aller
répondre de vive voix.

Il trouva dans l'antichambre un personnage dont la pauvre mine
contrastait avec celle des luxuriants valets de la maison. C'était un
garçon de quinze à seize ans, petit, maigre, jaune, les cheveux noirs,
gras et plaqués prétentieusement sur les tempes, la figure assez jolie
quand même, l'oeil noir et lumineux, le menton garni déjà d'un précoce
duvet. Il était misérablement étriqué dans un habit vert à boutons d'or
qui semblait échappé à la hotte d'un chiffonnier; sa chemise était d'un
blanc douteux, et sa cravate noire bien serrée avait une prétention
militaire qui contrastait avec un jabot déchiré, assez ample pour cacher
les dimensions exiguës du gilet; c'était le gamin de Paris, comiquement
et cyniquement endimanché.

--Pour qui donc veux-tu te faire passer? lui dit involontairement
Mourzakine en le toisant avec dégoût. Qui t'envoie et que veux-tu?

--Je veux parler _à Votre Hauttesse_, répondit tranquillement le gamin
avec un dédain égal à celui qu'on lui manifestait. Est-ce que c'est
défendu par la _coalition_?

Son effronterie divertit le prince russe, qui vit un type à étudier.

--Parle, lui dit-il avec un sourire, la coalition ne s'y oppose pas.

--Bon! pensa le gamin, tout le monde aime à rire, même ces
cocos-là.--Mais il faut que je vous parle en secret, ajouta-t-il. Je
n'ai point affaire à messieurs les laquais.

--Diable! reprit Mourzakine, tu le prends de haut. Alors suis-moi dans
le jardin.

Ils franchirent la porte, entrèrent dans une allée couverte qui
longeait la muraille, et le gamin sans se déconcerter entama ainsi la
conversation.

--C'est moi le frère à Francia.

--Très-bien, dit Mourzakine; mais qu'est-ce que c'est que Francia?

--Francia, excusez! vous n'avez pas seulement demandé le nom de celle
que votre cheval a bousculée...

--Ah! j'y suis! non vraiment, je n'ai pas demandé son nom. Comment
va-t-elle?

--Bien, merci, et vous?

--Il ne s'agit pas de moi.

--Si fait; c'est à vous qu'elle veut parler, rien qu'à vous. Dites si
vous voulez qu'elle vous parle?

--Certainement.

--Je vais l'aller chercher.

--Non, je ne peux pas la voir ici.

--A cause donc?

--Je ne suis pas chez moi. Je la verrai chez elle.

--En ce cas, je marche devant, suivez-moi.

--Je ne peux pas sortir; mais dans trois jours...

--Ah oui! vous êtes en pénitence! on a dit ça dans l'antichambre,
ça venait d'être dit dans le salon. Allons! voilà notre adresse,
ajouta-t-il en lui remettant un papier assez malpropre; mais trois
jours, c'est long, et en attendant on va se manger les moelles.

--Vous êtes donc bien pressés?

--Oui, monsieur, oui, nous sommes pressés d'avoir, si c'est possible,
des nouvelles de notre pauvre mère.

--Qui, votre mère?

--Une femme célèbre, monsieur le Russe, Mademoiselle Mimi la Source, que
vous avez vue danser, ça n'est pas possible autrement, au théâtre de
Moscou, dans les temps, avant la guerre.

--Oui, oui, certainement, je me souviens, j'ai vécu à Moscou dans ce
temps-là; mais je n'ai jamais été dans les coulisses. Je ne savais pas
qu'elle eût des enfants... Ce n'est pas là que j'ai pu voir votre soeur.

--Ce n'est pas là que vous l'avez vue. D'ailleurs, vous n'auriez
peut-être pas fait attention à elle, elle était trop jeune! Mais notre
mère, monsieur le prince, notre pauvre mère, vous l'avez bien revue à
la Bérézina! Vous y étiez bien avec les cosaques qui massacraient les
pauvres traînards! Je n'y étais pas, moi, j'ai pas été élevé en Russie;
mais ma soeur y était; elle jure qu'elle vous y a vu.

--Oui, elle a raison, j'y étais, je commandais un détachement, et à
présent je me souviens d'elle.

--Et de notre mère? Voyons, où est-elle?

--Elle est probablement avec Dieu, mon pauvre garçon! Moi, je n'en sais
rien!

--Morte! répéta le gamin, dont les yeux enflammés se remplirent de
larmes. C'est peut-être vous qui l'avez tuée!

--Non, ce n'est pas moi: je n'ai jamais frappé l'ennemi sans défense.
Sais-tu, enfant, ce que c'est qu'un homme d'honneur!

--Oui, j'ai entendu parler de ça, et ma soeur se souvient que les
cosaques tuaient tout. Alors vous commandiez des hommes sans honneur?

--La guerre est la guerre; tu ne sais de quoi tu parles. Assez!
ajouta-t-il en voyant que l'enfant allait riposter. Je ne puis te donner
de nouvelles de ta mère. Je ne l'ai pas vue parmi les prisonniers. J'ai
vu, à la première ville où nous nous sommes arrêtés après la Bérézina,
ta soeur blessée d'un coup de lance; j'ai eu pitié d'elle, je l'ai
fait mettre dans la maison que j'occupais, en la recommandant à la
propriétaire. J'ai même laissé quelque argent en partant le lendemain,
afin que l'on prit soin d'elle. A-t-elle encore besoin de quelque chose?
J'ai déjà offert...

--Non, rien. Elle m'a bien défendu de rien accepter pour elle.

--Mais pour toi?... dit Mourzakine en portant a main à sa ceinture.

Les yeux du gamin de Paris brillèrent un instant, allumés par la
convoitise, par le besoin peut-être; mais il fit un pas en arrière comme
pour échapper à lui-même, et s'écria avec une majesté burlesque:

--_Non! pas de çà, Lisette!_ On ne veut rien des Russes!

--Alors pourquoi ta soeur voulait-elle me voir? Espère-t-elle que je
pourrai l'aider à retrouver sa mère? cela me paraît bien impossible!

--On pourrait toujours savoir si elle a été faite prisonnière? Moi je ne
peux pas vous dire au juste où c'était et comment ça c'est passé; mais
Francia vous expliquerait...

--Voyons, je ferai tout ce qui dépendra de moi. Qu'elle attende à
dimanche, et j'irai chez vous. Es-tu content?

--Chez nous,... le dimanche,... dit le gamin en se grattant l'oreille,
ça ne se peut guère!

--Pourquoi?

--_A cause de parce que!_ Il vaut mieux qu'elle vienne ici.

--Ici, c'est complètement impossible.

--Ah! oui, il y a une belle jolie dame qui serait jalouse...

--Tais-toi, _maraud_!

--Bah! les larbins se gênent bien pour le dire tout haut dans
l'antichambre, que la bourgeoise en tient!...

--Hors d'ici, faquin! dit Mourzakine, qui avait appris dans les auteurs
français du siècle dernier comment un homme du monde parlait à la
canaille.

Mais il ajouta, dans des formes plus à son usage:

--Va-t'en, ou je te fais couper la langue par mon cosaque.

Le gamin, sans s'effrayer de la menace, porta la main à sa bouche en
tirant la langue comme si la douleur lui arrachait cette grimace, puis,
sans tourner les talons, avisant devant lui le mur peu élevé du jardin,
il grimpa au treillage avec l'agilité d'un singe, enjamba le mur, fit un
pied de nez très-accentué au prince russe, et disparut sans se demander
s'il sautait dans la rue ou dans un autre enclos dont il sortirait par
escalade.

Mourzakine demeura confondu de tant d'audace. En Russie, il eût été de
son devoir de faire poursuivre, arrêter et fustiger atrocement un homme
du peuple capable d'un pareil attentat envers lui. Il se demanda même un
instant s'il n'appellerait pas Mozdar pour franchir ce mur et s'emparer
du coupable; mais, outre que le délinquant avait de l'avance sur le
cosaque, le souvenir de Francia dissipa la colère de Mourzakine, et il
s'arrêta sous un gros tilleul où un banc l'invitait à la rêverie.

«--Oui, je me la remets bien à présent, se disait-il, et son esprit
faisant un voyage rétrospectif, il se racontait ainsi l'événement.
«C'était à Pletchenitzy, dans les premiers jours de décembre 1812.
Platow commandait la poursuite. La veille nous avions donné la chasse
aux Français, qui avaient réussi à se dégager après avoir délivré
Oudinot, que mes cosaques tenaient assiégé dans une grange. Nous avions
besoin de repos; la Bérézina nous avait mis sur les dents. J'avais
trouvé un coin, une espèce de lit, pour dormir sans me déshabiller. Puis
arrivèrent nos convois chargés du butin, des blessés et des prisonniers.
J'avisai une enfant qui me parut avoir douze ans au plus, et qui était
si jolie dans sa pâleur avec ses longs cheveux noirs épars! Elle était
dans une espèce de kibitka pêle-mêle avec des mourants et des ballots.
Je dis à Mozdar de la tirer de là et de la mettre dans l'espèce de
taudis qui me servait de chambre. Il la posa par terre, évanouie, en me
disant:

»--Elle est morte.

»Mais elle ouvrit les yeux et me regarda avec étonnement. Le sang de
sa blessure était gelé sur le haillon qui lui servait de mante. Je lui
parlai français; elle me crut Français et me demanda sa mère, je m'en
souviens bien, mais je n'eus pas le loisir de l'interroger. J'avais des
ordres à donner. Je dis à Mozdar, en lui montrant le grabat où j'avais
dormi:

»--_Mets-la mourir tranquillement._

»Et je lui jetai un mouchoir pour bander la blessure. Je dus sortir avec
mes hommes. Quand je rentrai, j'avais oublié l'enfant. J'avais une heure
à moi avant de quitter la ville; j'en profitai pour écrire trois mots à
ma mère: une occasion se présentait. Quand j'eus fini, je me rappelai la
blessée qui gisait à deux pas de moi. Je la regardai. Je rencontrai ses
grands yeux noirs attachés sur moi, tellement fixes, tellement creusés,
que leur éclat vitreux me parut être celui de la mort. J'allai à elle,
je mis ma main sur son front; il était réchauffé et humide.

»--Tu n'es donc pas morte? lui dis-je: allons! tâche de guérir.

»Et je lui mis entre les dents une croûte de pain qui était restée sur
la table. Elle me sourit faiblement, et dévora le pain qu'elle roulait
avec sa bouche sur l'oreiller, car elle n'avait pas la force d'y porter
les mains. De quelle pitié je fus saisi! Je courus chercher d'autres
vivres, en disant à la femme de la maison:

»--Ayez soin de cette petite. Voilà de l'argent; sauvez-la.

» Alors l'enfant fit un grand effort. Comme je sortais, elle tira ses
bras maigres hors du lit et les tendit vers moi en disant:

»--Ma mère!

»Quelle mère? Où la trouver? Puisqu'elle n'était pas là, c'est qu'elle
était morte. Je ne pus que hausser les épaules avec chagrin. La
trompette sonnait; il fallait partir, continuer la poursuite. Je
partis.--Et à présent... peut-on espérer de la retrouver, cette mère? Ce
n'était pas du tout une célébrité, comme ses enfants se le persuadent;
elle était de ces pauvres artistes ambulants que Napoléon trouva dans
Moscou, qu'il fit, dit-on, reparaître sur le théâtre après l'incendie
pour distraire ses officiers de la mortelle tristesse de leur séjour, et
qui le suivirent malgré lui avec toute cette population de traînards
qui a gêné sa marche et précipité ses revers. Des cinquante mille âmes
inutiles qui ont quitté la Russie avec lui, il n'en est peut-être pas
rentré cinq cents en France. Enfin je verrai l'enfant, elle m'intéresse
de plus en plus. Elle est bien jolie à présent!

»--Plus jolie que la marquise?

»--Non, c'est autre chose.»

Et après ce muet entretien avec sa pensée, Mourzakine se rappela qu'il
avait laissé la marquise en tête-à-tête avec son oncle.

--Arrivez donc, mon cousin! s'écria-t-elle en le voyant revenir. Venez
me protéger. On est en grand péril avec M. Ogokskoï. Il est d'une
galanterie vraiment pressante. Ah! les Russes! Je ne savais pas, moi,
qu'il fallait en avoir peur.

Tout cela, débité avec l'aplomb d'une femme qui n'en pense pas un mot,
porta différemment sur les deux Russes. Le jeune y vit un encouragement,
le vieux une raillerie amère. Il crut lire dans les yeux de son neveu
que cette ironie était partagée.

--Je pense, dit-il en dissimulant son dépit sous un air enjoué, que vous
mourez d'envie de vous moquer de moi avec Diomiditch; c'est l'affaire
des jeunes gens de plaire à première vue, n'eussent-ils ni esprit, ni
mérite;... mais ce n'est pas ici le cas, et je vous laisse en meilleure
compagnie que la mienne.

--Puis-je vous demander, lui dit Mourzakine en le reconduisant jusqu'à
sa voiture de louage, si vous avez plaidé ma cause?...

--Auprès de ta belle hôtesse? Tu la plaideras bien tout seul!

--Non! auprès de notre père.

--Le père a bien le temps de s'occuper de toi. Il est en train de faire
un roi de France! Fais-toi oublier, c'est le mieux! Tu es bien ici,
restes-y longtemps.

Mourzakine comprit que le coup était porté. La marquise avait plu à
Ogokskoï, et lui, Mourzakine, avait encouru la disgrâce de son oncle,
celle du maître par conséquent.--A moins que la marquise...; mais cela
n'était point à supposer, et Mourzakine était déjà assez épris d'elle
pour ne pas s'arrêter volontiers à une pareille hypothèse.

Il s'efforça de s'y soustraire, de faire bon marché de sa mésaventure,
de consommer l'oeuvre de séduction déjà entamée, d'être pressant,
irrésistible; mais ce n'est pas une petite affaire que le mécontentement
d'un oncle russe placé près de l'oreille du tsar! C'est toute une
carrière brisée, c'est une destinée toute pâle,--toute noire peut-être,
car, si le déplaisir se change en ressentiment, ce peut être la ruine,
l'exil,--et pourquoi pas la Sibérie? Les prétextes sont faciles à faire
naître.

La marquise trouva son adorateur si préoccupé, si sombre par moments,
qu'elle fut forcée de le remarquer. Elle essaya d'abord de le plaisanter
sur sa longue absence du salon, et, ne croyant pas deviner si juste,
elle lui demanda s'il l'avait quittée pendant un grand quart d'heure
pour s'occuper de la grisette.

--Quelle grisette?

Il n'avait plus le moindre souci d'elle. Ce qu'il voulait se faire
demander, c'était la véritable cause de son inquiétude, et il y réussit.

D'abord la folle marquise ne fit qu'en rire. Elle n'était pas fâchée de
tourner la tête au puissant Ogokskoï, et il ne pouvait pas lui tomber
sous le sens qu'elle dût expier sa coquetterie en subissant des
obsessions sérieuses. Mourzakine vit bien vite que cette petite tête
chauve et ce corps énorme lui inspiraient une horreur profonde, et il
n'eut pas le mauvais goût de sa secrète intention, mais il crut pouvoir
louvoyer adroitement.

--Puisque vous prenez cela pour une plaisanterie, lui dit-il, je suis
bien heureux de sacrifier la protection de mon oncle, dont je commençais
à être jaloux; mais, je dois pourtant vous éclairer sur les dangers qui
vous sont personnels.

--Des dangers, à moi? vis-à-vis d'un pareil _monument_? Pour qui donc me
prenez-vous, mon cousin? Avez-vous si mauvaise opinion des Françaises...

--Les Françaises sont beaucoup moins coquettes que les femmes russes,
mais elles sont plus téméraires, plus franches, si vous voulez, parce
qu'elles sont plus braves. Elles irritent des vanités qu'elles ne
connaissent pas. Oserai-je vous demander si M. le marquis de Thièvre
désire la restauration des Bourbons par raison de sentiment...

--Mais oui, d'abord.

--Sans doute; mais n'a-t-il pas de grands avantages à faire valoir?...

--Nous sommes assez riches pour être désintéressés.

--D'accord! Pourtant, si vous étiez desservis auprès d'eux...

--Notre position serait très-fausse, car on ne sait ce qui peut
arriver. Nous nous sommes beaucoup compromis, nous avons fait de grands
sacrifices.--Mais en quoi votre oncle peut-il nous nuire auprès des
Bourbons?

--Le tsar peut tout, répondit Mourzakine d'un air profond.

--Et votre oncle peut tout sur le tsar?

--Non pas tout, mais beaucoup, reprit-il avec on mystérieux sourire qui
effraya la marquise.

--Vous croyez donc, dit-elle après un moment d'hésitation, que j'ai eu
tort de railler sa galanterie tout à l'heure?

--Devant moi, oui, grand tort!

--Cela pourra vous nuire, vraiment?

--Oh! cela, peu importe! mais le mal qu'il peut vous faire, je m'en
soucie beaucoup plus... Vous ne connaissez pas mon oncle. Il a été
l'idole des femmes dans son temps; il était beau, et il les aimait
passionnément. Il a beaucoup rabattu de ses prétentions et de ses
audaces; mais il ne faut pas agacer le vieux lion, et vous l'avez agacé.
Un instant, il a pu croire...

--Taisez-vous. Est-ce par... jalousie que vous me donnez cette amère
leçon?

--C'est par jalousie, je ne peux pas le nier, puisque vous me forcez à
vous le dire; mais c'est aussi par amitié, par dévouement, et par suite
de la connaissance que j'ai du caractère de mon oncle. Il est aigri par
l'âge, ce qui ajoute au tempérament le plus vindicatif qu'il y ait en
Russie, pays où rien ne s'oublie. Prenez garde, ma belle, ma séduisante
cousine! Il y a des griffes acérées sous les pattes de velours.

--Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle, voilà que vous m'effrayez! Je ne sais
pourtant pas quel mal il peut me faire!...

--Voulez-vous que je vous le dise?

--Oui, oui, dites; il faut que je le sache.

--Vous ne vous fâcherez pas?

--Non.

--Ce soir, quand le père, comme nous appelons le tsar, lui demandera ce
qu'il a vu et entendu dans la journée, il lui dira, oh! je l'entends
d'ici! Il lui dira:

»--J'ai vu mon neveu logé chez une femme d'une beauté incomparable. Il
en est fort épris.

--Bien, tant mieux pour lui! dira le père, qui est encore jeune, et qui
aime les femmes avec candeur.

Demain il se souviendra, et il demandera le soir à mon oncle:

--Eh bien! ton neveu est-il heureux?

--Probablement, répondra le comte.

Et il ne manquera pas de lui faire remarquer M. le marquis de Thièvre
dans quelque salon de l'hôtel de Talleyrand. Il lui dira:

--Pendant que le mari fait ici de la politique et aspire à vous faire
sa cour, mon neveu fait la cour à sa femme et passe agréablement ses
arrêts...

--Assez! dit la marquise en se levant avec dépit; mon mari sera noté
comme ridicule, il jouera peut-être un rôle odieux. Vous ne pouvez pas
rester une heure de plus chez moi, mon cousin!

Le trait avait porté plus profondément que ne le voulait Mourzakine, la
marquise sonnait pour annoncer à ses gens le départ du prince russe,
mais il ne se démonta pas pour si peu.

--Vous avez raison, ma cousine, dit-il avec une émotion profonde. Il
faut que je vous dise adieu pour jamais; soyez sûre que j'emporterai
votre image dans mon coeur au fond des mines de la Sibérie.

--Que parlez-vous de Sibérie? Pourquoi?

--Pour avoir levé mes arrêts, je n'aurai certes pas moins!

--Ah ça! c'est donc quelque chose d'atroce que votre pays? Restez,
restez;... je ne veux pas vous perdre. Louis, dit-elle au domestique
appelé par la sonnette, emportez ces fleurs, qui m'incommodent.

Et, dès qu'il fut sorti, elle ajouta:

--Vous resterez, mon cousin, mais vous me direz comment il faut agir
pour nous préserver, vous et moi, de la rancune de votre grand magot
d'oncle. En conscience, je ne peux pas être sérieusement aimable avec
lui, je le déteste!

--Soyez aimable comme une femme vertueuse qu'aucune séduction ne peut
émouvoir ou compromettre. Les hommes comme lui n'en veulent pas à la
vertu. Ils ne sont pas jaloux d'elle. Persuadez-lui qu'il n'a pas de
rival. Sacrifiez-moi, dites-lui du mal de moi, raillez-moi devant lui.

--Vous souffririez cela! dit la marquise, frappée de la platitude de ces
nuances de caractère qu'elle ne saisissait pas.

Il lui prit alors un dégoût réel, et elle ajouta:

--Cousin, je ferai tout ce qui pourra vous être utile, excepté cela. Je
dirai tout simplement à votre oncle que vous ne me plaisez ni l'un ni
l'autre... Pardon! il faut que j'aille m'habiller un peu, c'est l'heure
où je reçois.

Et elle sortit sans attendre de réponse.

--Je l'ai blessée, se dit Mourzakine. Elle croit que, par politique, je
renonce à lui plaire. Elle me prend pour un enfant parce qu'elle est une
enfant elle-même. Il faudra qu'elle m'aime assez pour m'aider de bonne
grâce à tromper mon oncle.

Une demi-heure plus tard, le salon de madame de Thièvre était rempli
de monde. Le grand événement de l'entrée des étrangers à Paris avait
suspendu la veille toutes les relations. Dès le lendemain, la vie
parisienne reprenait son cours avec une agitation extraordinaire
dans les hautes classes. Tandis que les hommes se réunissaient en
conciliabules fiévreux, les femmes, saisies d'une ardente curiosité de
l'avenir, se questionnaient avec inquiétude ou se renseignaient dans un
esprit de propagande royaliste. Madame de Thièvre, dont on savait le
mari actif et ambitieux, était le point de mire de toutes les femmes
de son cercle. Elle ne leur prêcha pas la légitimité, plusieurs n'en
avaient pas besoin, elles étaient toutes converties; d'autres n'y
comprenaient goutte et flairaient d'où viendrait le vent. Madame de
Thièvre, avec un aplomb remarquable, leur dit qu'on aurait bientôt
une cour, qu'il s'agissait de chercher d'avance le moyen de s'y faire
présenter des premières, et qu'il serait bien à propos de délibérer sur
le costume.

--Mais n'aurons-nous pas une reine qui réglera ce point essentiel? dit
une jeune femme.

--Non, ma chère, répondît une dame âgée. Le roi n'est pas remarié; mais
il y a _Madame_, sa nièce, la fille de Louis XVI, qui est fort pieuse,
et qui remplacera vos nudités par un costume décent.

--Ah! mon Dieu! dit la jeune femme à l'oreille de sa voisine en
désignant celle qui venait de parler, est-ce que nous allons toutes être
habillées comme elle?

--Ah ça! dit une autre en s'adressant à la marquise, on dit que vous
avez chez vous un Russe beau comme le jour. Vous nous le cachez donc?

--Mon Russe n'est qu'un cosaque, répondit madame de Thièvre; il ne vaut
pas la peine d'être montré.

--Vous hébergez un cosaque? dit une petite baronne encore
très-provinciale; est-ce vrai que ces hommes-là ne mangent que de la
chandelle?

--Fi! ma chère, reprit la vieille qui avait déjà parlé; ce sont les
jacobins qui font courir ces bruits-là! Les officiers de cosaques sont
des hommes très-bien nés et très-bien élevés. Celui qui loge ici est un
prince, à ce que j'ai ouï dire.

--Revenez me voir demain, je vous le présenterai, dit la marquise. En ce
moment, je ne sais où il est.

--Il n'est pas loin, dit un ingénu de douze ans, jeune duc qui
accompagnait sa grand'mère dans ses visites; je viens de le voir
traverser le jardin!

--Madame de Thièvre nous le cache, c'est bien sûr! s'écrièrent les
jeunes curieuses.

Le fait est que la marquise avait depuis quelques instants, pour son
beau cousin, un dédain qui frisait le dégoût. Elle l'avait quitté sans
lui offrir de le présenter à son entourage, et il boudait au fond du
jardin. Elle prit le parti de le faire appeler, contente peut-être de
produire ce bel exemplaire de la grâce russe et d'avoir l'air de s'en
soucier médiocrement; vengeance de femme.

Il eut un succès d'enthousiasme; vieilles et jeunes, avec ce sans-façon
de curiosité qui est dans nos moeurs et que les bienséances ne savent
pas modérer, l'entourèrent, l'examinant comme un papillon exotique qu'il
fallait voir de près, lui faisant mille questions délicates ou niaises,
selon la portée d'esprit de chacune, et s'excusant sur l'émotion
politique de l'indiscrétion de leurs avances. Les dernières impressions
de l'empire avaient préparé à voir dans un cosaque une sorte de monstre
croquemitaine. L'exemplaire était beau, caressant, parfumé, bien
costumé. On aurait voulu le toucher, lui donner du bonbon, l'emporter
dans sa voiture, le montrer à ses bonnes amies.

Mourzakine, surpris, voyait se reproduire dans ce monde choisi les
scènes ingénues qui l'avaient frappé dans d'autres milieux et d'autres
pays. Il eut le succès modeste; mais son regard pénétrant et enflammé
fit plus d'une victime, et, quand les visites s'écoulèrent à regret, il
avait reçu tant d'invitations qu'il fut forcé de demander le secours de
la marquise pour inscrire sur un carnet les adresses et les noms de ses
conquêtes.

Madame de Thièvre lui vanta l'esprit et la bonne grâce de ses nombreuses
rivales avec un désintéressement qui l'éclaira. Il se vit méprisé, et
dès lors une seule conquête, celle de la marquise, lui parut désirable.

Elle devait sortir le soir après le dîner; elle alla s'habiller de
nouveau, le laissant seul avec M. de Thièvre, et, par un raffinement
de vengeance, elle vint en toilette de soirée, les bras nus jusqu'à
l'épaule, la poitrine découverte presque jusqu'à la ceinture, réclamant
le bras de son mari, exprimant à son hôte l'ironique regret de le
laisser seul. M. de Thièvre s'excusa sur la nécessité d'aller s'occuper
des affaires publiques. Mourzakine resta au salon, et, après avoir avoir
feuilleté en bâillant un opuscule politique, il s'endormit profondément
sur le sofa.



                                  II

Mourzakine goûtait ce doux repos depuis environ une heure, quand il fut
réveillé en sursaut par une petite main qui passait légèrement sur son
front. Persuadé que la marquise, dont il venait justement de rêver, lui
apportait sa grâce, il saisit cette main et allait la baiser, lorsqu'il
reconnut son erreur. Bien qu'il eût éteint les bougies et baissé le
chapiteau de la lampe pour mieux dormir, il vit un autre costume, une
autre taille, et se leva brusquement avec la soudaine méfiance de
l'étranger en pays ennemi.

--Ne craignez rien, lui dit alors une voix douce, c'est moi, c'est
Francia!

--Francia! s'écria-t-il, ici? Qui vous a fait entrer?

--Personne. J'ai dit au concierge que je vous apportais un paquet. Il
dormait à moitié, il n'a pas fait attention; il m'a dit: «--Le perron.»
J'ai trouvé les portes ouvertes. Deux domestiques jouaient aux cartes
dans l'antichambre; ils ne m'ont pas seulement regardée. J'ai traversé
une autre pièce où dormait un de vos militaires, un cosaque! Celui-là
dormait si bien que je n'ai pas pu l'éveiller; alors j'ai été plus loin
devant moi, et je vous ai trouvé dormant aussi. Vous êtes donc tout seul
dans cette grande maison? Je peux vous parler, mon frère m'a dit que
vous ne refusiez pas...

--Mais, ma chère,... je ne peux pas vous parler ici, chez la marquise...

--Marquise ou non, qu'est-ce que cela lui fait? Elle serait là, je
parlerais devant elle. Du moment qu'il s'agit...

--De ta mère? je sais; mais, ma pauvre petite, comment veux-tu que je me
rappelle?...

--Vous l'aviez pourtant vue sur le théâtre; si vous l'eussiez retrouvée
à la Bérézina, vous l'auriez bien reconnue?

--Oui, si j'avais eu le loisir de regarder quelque chose; mais dans une
charge de cavalerie...

--Vous avez donc chargé les traînards?

--Sans doute, c'était mon devoir. Avait-elle passé la Bérézina, ta mère,
quand tu as été séparée d'elle?

--Non, nous n'avions point passé. Nous avions réussi à dormir, à moitié
mortes de fatigue, à un bivouac où il y avait bon feu. La troupe nous
emmenait, et nous marchions sans savoir où on nous traînait encore. Nous
étions parties de Moscou dans une vieille berline de voyage achetée de
nos deniers et chargée de nos effets; on nous l'avait prise pour les
blessés. Les affamés de l'arrière-garde avaient pillé nos caisses, nos
habits, nos provisions: ils étaient si malheureux! Ils ne savaient plus
ce qu'ils faisaient; la souffrance les rendait fous. Depuis huit jours,
nous suivions l'armée à pied, et les pieds à peu près nus. Nous allions
nous engager sur le pont quand il a sauté. Alors, vos brigands de
cosaques sont arrivés. Ma pauvre mère me tenait serrée contre elle. J'ai
senti comme un glaçon qui m'entrait dans la chair: c'était un coup de
lance. Je ne me souviens de rien jusqu'au moment où je me suis trouvée
sur un lit. Ma mère n'était pas là, vous me regardiez... Alors vous
m'avez fait manger, et vous êtes parti en disant: «--Tâche de guérir.»

--Oui, c'est très-exact, et après, qu'es-tu devenue?

--Ce serait trop long à vous dire, et ce n'est pas pour parler de moi
que je suis venue...

--Sans doute, c'est pour savoir... Mais je ne peux rien te dire encore,
il faut que je m'informe; j'écrirai à Pletchenitzy, à Studzianka, dans
tous les endroits où l'on a pu conduire des prisonniers, et dès que
j'aurai une réponse...

--Si vous questionniez votre cosaque? Il me semble bien que c'est le
même que j'ai vu auprès de vous à Pletchenitzy?

--Mozdar? C'est lui en effet! Tu as bonne mémoire!

--Parlez-lui tout de suite...

--Soit!

Mourzakine alla sans bruit éveiller Mozdar, qui n'eût peut-être pas
entendu le canon, mais qui, au léger grincement des bottes de son
maître, se leva et se trouva lucide comme par une commotion électrique.

--Viens, lui dit Mourzakine dans sa langue. Le cosaque le suivit au
salon.

--Regarde cette jeune fille, dit Mourzakine en soulevant le chapiteau de
la lampe pour qu'il pût distinguer les traits de Francia; la connais-tu?

--Oui, mon petit père, répondit Mozdar; c'est celle qui a fait cabrer
ton cheval noir.

--Oui, mais où l'avais-tu déjà vue avant d'entrer en France?

--Au passage de la Bérézina: je l'ai portée par ton ordre sur ton lit.

--Très-bien. Et sa mère?

--La danseuse qui s'appelait...

--Ne dis pas son nom devant elle. Tu la connaissais donc, cette
danseuse?

--A Moscou, avant la guerre, tu m'envoyais lui porter des bouquets.

Mourzakine se mordit la lèvre. Son cosaque lui rappelait une aventure
dont il rougissait, bien qu'elle fût fort innocente. Étudiant à
l'université de Dorpat et se trouvant en vacances à Moscou, il avait
été, à dix-huit ans, fort épris de Mimi La Source jusqu'au moment où il
l'avait vue en plein jour, flétrie et déjà vieille.

--Puisque tu te souviens si bien, dit-il à Mozdar, tu dois savoir si tu
l'as revue à la Bérézina.

--Oui, dit ingénument Mozdar, je l'ai reconnue après la charge, et j'ai
eu du regret... Elle était morte.

--Maladroit! Est-ce que c'est toi qui l'as tuée?

--Peut-être bien! Je ne sais pas. Que veux-tu, mon petit père? Les
traînards ne voulaient ni avancer, ni reculer; il fallait bien faire
une trouée pour arriver à leurs bagages: on a poussé un peu la lance au
hasard dans la foule. Je sais que j'ai vu la petite tomber d'un côté,
la femme de l'autre. Un camarade a achevé la mère; moi, je ne suis pas
méchant: j'ai jeté la petite sur un chariot. Voilà tout ce que je puis
te dire.

--C'est bien, retourne dormir, répondit Mourzakine.

Il n'était pas besoin de lui recommander le silence: il n'entendait pas
un mot de français.

--Eh bien! eh bien! mon Dieu! dit Francia en joignant les mains; il sait
quelque chose; vous lui avez parlé si longtemps!

--Il ne se rappelle rien, répondit Mourzakine. J'écrirai demain aux
autorités du pays où les choses se sont passées. Je saurai s'il est
resté par là des prisonniers. A présent, il faut t'en aller, mon enfant.
Dans deux jours, j'aurai en ville un appartement où tu viendras me voir,
et je te tiendrai au courant de mes démarches.

--Je ne pourrai guère aller chez vous; je vous enverrai Théodore.

--Qui ça? ton petit frère?

--Oui; je n'en ai qu'un.

--Merci, ne me l'envoie pas, ce charmant enfant! J'ai peu de patience,
je le ferais sortir par les fenêtres.

--Est-ce qu'il a été malhonnête avec vous? Il faut lui pardonner! Un
orphelin sur le pavé de Paris, ça ne peut pas être bien élevé. C'est un
bon coeur tout de même. Allons!... si vous ne voulez pas le voir, j'irai
vous parler; mais où serez-vous?

--Je n'en sais rien encore; le concierge de cette maison-ci le saura, et
tu n'auras qu'à venir lui demander mon adresse.

--C'est bien, monsieur; merci et adieu!

--Tu ne veux pas me donner la main?

--Si fait, monsieur. Je vous dois la vie, et si vous me faisiez
retrouver ma mère,... vous pourriez bien me demander de vous servir à
genoux.

--Tu l'aimes donc bien?

--A Moscou, je ne l'aimais pas, elle me battait trop fort; mais après,
quand nous avons été si malheureuses ensemble, ah! oui, nous nous
aimions! Et depuis que je l'ai perdue, sans savoir si c'est pour un
temps ou pour toujours, je ne fais que penser à elle.

--Tu es une bonne fille. Veux-tu m'embrasser?

--Non, monsieur, à cause de mon... amant, qui est si jaloux! Sans lui,
je vous réponds bien que ce serait de bon coeur.

Mourzakine, ne voulant pas lui inspirer de méfiance, la laissa partir
et recommanda à Mozdar de la conduire jusqu'à la rue, où son frère
l'attendait. Quand elle fut sortie, il s'absorba dans l'étude tranquille
de l'émotion assez vive qu'il avait éprouvée auprès d'elle. Francia
était ce que l'on peut appeler une charmante fille. Coquette dans son
ajustement, elle ne l'était pas dans ses manières. Son caractère avait
un fonds de droiture qui ne la portait point à vouloir plaire à qui ne
lui plaisait pas. Délicatement jolie quoique sans fraîcheur, son enfance
avait trop souffert, elle avait un charme _indéfinissable_. C'est ainsi
que se le définissait Mourzakine dans son langage intérieur de mots
convenus et de phrases toutes faites.

La marquise rentra vers minuit. Elle était agitée. On lui avait tant
parlé de son prince russe, on le trouvait si beau, tant de femmes
désiraient le voir, qu'elle se sentait blessée en pensant avec quelle
facilité il pourrait se consoler de ses dédains.--Persisterait-il à
la désirer, quand un essaim de jeunes beautés, comme on disait alors,
viendrait s'offrir à sa convoitise? Peut-être, ne s'était-il soucié
d'elle que très-médiocrement jusque-là: c'était un affront qu'elle ne
pouvait endurer. Elle revenait donc à lui, résolue à l'enflammer de
telle manière qu'il dût regretter amèrement la déception qu'elle se
promettait de lui infliger, car en aucun cas elle ne voulait lui
appartenir.

Elle avait congédié ses gens, disant qu'elle attendrait M. de Thièvre
jusqu'au jour, s'il le fallait, pour avoir des nouvelles, et elle avait
gardé sa toilette provocante, si l'on peut appeler toilette l'étroite et
courte gaine de crêpe et de satin qui servait de robe dans ce temps-là.
Elle avait gardé, il est vrai, un splendide cachemire couleur de feu
dont elle se drapait avec beaucoup d'art, et qui, dans ses évolutions
habiles, couvrait et découvrait alternativement chaque épaule; sa tête
blonde, frisottée à l'_antique_, était encadrée de perles, de plumes et
de fleurs; elle était vraiment belle et de plus animée étrangement
par la volonté de le paraître. Mourzakine n'était point un homme de
sentiment. Un Français eût perdu le temps à discuter, à vouloir vaincre
ou convaincre par l'esprit ou par le coeur. Mourzakine, ne se piquant ni
de coeur ni d'esprit en amour, n'employant aucun argument, ne faisant
aucune promesse, ne demandant pas l'amour de l'âme, ne se demandant même
pas à lui-même si un tel amour existe, s'il pouvait l'inspirer, si la
marquise était capable de le ressentir, lui adressa des instances de
sauvage. Elle fut en colère; mais il avait fait vibrer en elle une corde
muette jusque-là. Elle était troublée, quand la voiture du marquis roula
devant le perron. Il était temps qu'il arrivât. Flore se jura de ne plus
s'exposer au danger; mais la soif aveugle de s'y retrouver l'empêcha de
dormir. Bien que son coeur restât libre et froid, sa raison, sa fierté,
sa prudence, ne lui appartenaient plus, et le beau cosaque s'endormait
sur les deux oreilles, certain qu'elle n'essayerait pas plus de lui
nuire qu'elle ne réussirait à lui résister.

Le lendemain, il fit pourtant quelques réflexions. Il ne fallait pas
éveiller la jalousie de M. de Thièvre, qui, en le trouvant tête-à-tête
avec sa femme à deux heures du matin, lui avait lancé un regard
singulier. Il fallait, dès que les arrêts seraient levés, quitter la
maison et s'installer dans un logement où la marquise pourrait venir le
trouver. Il appela Martin et le questionna sur la proximité d'un hôtel
garni.

--J'ai mieux que ça, lui répondit le valet de chambre. Il y a, à
deux pas d'ici, un pavillon entre cour et jardin; c'est un ravissant
appartement de garçon, occupé l'an dernier par un fils de famille qui a
fait des dettes, qui est parti comme volontaire et n'a pas reparu. Il a
donné la permission à son valet de chambre, qui est mon ami, de se
payer de ses gages arriérés en sous-louant, s'il trouvait une occasion
avantageuse, le local tout meublé. Je sais qu'il est vacant, j'y cours,
et j'arrange l'affaire dans les meilleures conditions possible pour
Votre Excellence.

Mourzakine n'était pas riche. Il n'était pas certain de n'être pas
brouillé avec son oncle; mais il n'osa pas dire à Martin de marchander,
et, une heure après, le valet revint lui apporter la clef de son nouvel
appartement en lui disant:

--Tout sera prêt demain soir. Votre Excellence y trouvera ses malles,
son cosaque, ses chevaux, une voiture fort élégante qui est mise à
sa disposition pour les visites; en outre mon ami Valentin, valet de
chambre du propriétaire, sera à ses ordres à toute heure de jour et de
nuit.

--Le tout pour... combien d'argent? dit Mourzakine avec un peu
d'inquiétude.

--Pour une bagatelle: cinq louis par jour, car on ne suppose pas que Son
Excellence mangera chez elle.

--Avant de conclure, dit Mourzakine, effrayé d'être ainsi rançonné, mais
n'osant discuter, vous allez porter une lettre à l'hôtel Talleyrand.

Et il écrivit à son oncle:

«Mon cher et cruel oncle, quel mal avez-vous donc dit de moi à ma belle
hôtesse? Depuis votre visite, elle me persifle horriblement et je sens
bien qu'elle aspire à me mettre à la porte. Je cherche un logement. Vous
qui êtes déjà venu à Paris, croyez-vous qu'on me vole en me demandant
cinq louis par jour, et que je puisse me permettre un tel luxe?»

Le comte Ogokskoï comprit. Il répondit à l'instant même:

«Mon frivole et cher neveu, si tu as déplu à ta belle hôtesse, ce n'est
pas ma faute. Je t'envoie deux cents louis de France, dont tu disposeras
comme tu l'entendras. Il n'y a pas de place pour toi à l'hôtel
Talleyrand, où nous sommes fort encombrés; mais demain tu peux
reparaître devant _le père_: j'arrangerai ton affaire.»

Mourzakine, enchanté du succès de sa ruse, donna l'ordre à Martin de
conclure le marché et de tout disposer pour son déménagement.

--Vous nous quittez, mon cher cousin? lui dit le marquis à déjeuner;
vous êtes donc mal chez nous?

La marquise devint pâle; elle pressentit une trahison: la jalousie lui
mordit le coeur.

--Je suis ici mieux que je ne serai jamais nulle part, répondit
Mourzakine; mais je reprends demain mon service, et je serais un hôte
incommode. On peut m'appeler la nuit, me forcer à faire dans votre
maison un tapage _du diable_...

Il ajouta quelques autres prétextes que le marquis ne discuta pas. La
marquise exprima froidement ses regrets. Dès qu'elle fut seule avec lui,
elle s'emporta.

--J'espérais, lui dit-elle, que vous prendriez patience encore
quarante-huit heures avant de voir mademoiselle Francia; mais vous
n'avez pu y tenir et vous avez reçu cette fille hier dans ma maison. Ne
niez pas, je le sais, et je sais que c'est une courtisane, la maîtresse
d'un perruquier.

Mourzakine se justifia en racontant la chose à peu près comme elle
s'était passée, mais en ajoutant que la petite fille était plutôt laide
que jolie, autant qu'il avait pu en juger sans avoir pris la peine de
la regarder. Puis il se jeta aux genoux de la marquise en jurant qu'une
seule femme à Paris lui semblait belle et séduisante, que les autres
n'étaient que des fleurettes sans parfum autour de la rose, reine des
fleurs. Ses compliments furent pitoyablement classiques, mais ses
regards étaient de feu. La marquise fut effrayée d'un adorateur que la
crainte d'être surpris à ses pieds n'arrêtait pas en plein jour, et
en même temps elle se persuada qu'elle avait eu tort de l'accuser de
lâcheté. Elle lui pardonna tout et se laissa arracher la promesse de le
voir en secret quand il aurait un autre gîte.

--Tenez, lui dit Mourzakine, qui, des fenêtres de sa chambre au premier
étage, avait examiné les localités et dressé son plan, la maison que je
vais habiter n'est séparée de la vôtre que par un grand hôtel...

--Oui, c'est l'hôtel de madame de S..., qui est absente. Beaucoup
d'hôtels sont vides par la crainte qu'on a eue du siège de Paris.

--Il y a un jardin à cet hôtel, un jardin très-touffu qui touche au
vôtre. Le mur n'est pas élevé.

--Ne faites pas de folies! Les gens de madame de S... parleraient.

--On les payera bien, ou on trompera leur surveillance. Ne craignez rien
avec moi, âme de ma vie! je serai aussi prudent qu'audacieux, c'est le
caractère de ma race.

Ils furent interrompus par les visites qui arrivaient. Mourzakine
procura un vrai triomphe à la marquise en se montrant très-réservé
auprès des autres femmes.

Le jour suivant, l'Opéra offrait le plus brillant spectacle. Toute la
haute société de Paris se pressait dans la salle, les femmes dans tout
l'éclat d'une parure outrée, beaucoup coiffées de lis aux premières
loges; aux galeries, quelques-unes portaient un affreux petit chapeau
noir orné de plumes de coq, appelé chapeau à la russe, et imitant celui
des officiers de cette nation. Le chanteur Laïs, déjà vieux, et se
piquant d'un ardent royalisme, était sur la scène. L'empereur de Russie
avec le roi de Prusse occupait la loge de Napoléon et Laïs chantait sur
l'air de _vive Henri IV_ certains couplets que l'histoire a enregistrés
en les qualifiant de «rimes abjectes.» La salle entière applaudissait.
La belle marquise de Thièvre sortait de sa loge deux bras d'albâtre pour
agiter son mouchoir de dentelle comme un drapeau blanc. Du fond de la
loge impériale, le monumental Ogokskoï la contemplait. Mourzakine était
tellement au fond, lui, qu'il était dans le corridor.

Au cintre, le petit public qui simulait la partie populaire de
l'assemblée applaudissait aussi. On avait dû choisir les spectateurs
payants, si toutefois il y en avait. Tout le personnel de
l'établissement avait reçu des billets avec l'injonction de se bien
comporter. Parmi ces attachés de la maison, M. Guzman Lebeau, qu'on
appelait dans les coulisses le beau Guzman, et qui faisait partie de
l'état-major du coiffeur en chef, avait reçu deux billets de faveur
qu'il avait envoyés à sa maîtresse Francia et à son frère Théodore.

Ils étaient donc là, ces pauvres enfants de Paris, bien haut, bien loin
derrière le lustre, dans une sorte de niche où la jeune fille avait
le vertige et regardait sans comprendre. Guzman lui avait envoyé un
mouchoir de percale brodée, en lui recommandant de ne s'en servir que
pour le secouer en l'air quand elle verrait «le beau monde» donner
l'exemple. A la fin de l'ignoble cantate de Laïs, elle fit un mouvement
machinal pour déplier ce drapeau; mais son frère ne lui en donna pas le
temps: il le lui arracha des mains, cracha dedans, et le lança dans
la salle, où il tomba inaperçu dans le tumulte de cet enthousiasme de
commande.

--Ah! mon Dieu! qu'est-ce que tu fais? lui dit Francia, les yeux pleins
de larmes, mon beau mouchoir!...

--Tais-toi, viens-nous-en, lui répondit Dodore, les yeux égarés; viens,
ou je me jette la tête la première dans ce tas de fumier!

Francia eut peur, lui prit le bras et sortit avec lui.

--Non! pas de contremarque, dit-il en franchissant le seuil. Il fait
trop chaud là-dedans; on s'en va.

Il l'entraînait d'un pas rapide, jurant entre ses dents, gesticulant
comme un furieux.

--Voyons, Dodore, lui dit-elle quand ils furent sur les boulevards,
tu deviens fou! Est-ce que tu as bu? Songe donc à tous ces soldats
étrangers qui sont campés autour de nous! ne dis rien, tu te feras
arrêter. Qu'est-ce que tu as? dis!

--J'ai, j'ai,... je ne sais pas ce que j'ai, répondit-il.

Et, se contenant, il arriva avec elle sans rien dire jusqu'à leur
maison.

--Tiens, dit-il alors, entrons chez le père Moynet. Guzman m'a donné
trois francs pour te régaler; nous allons boire de l'orgeat, ça me
remettra.

Ils entrèrent dans l'estaminet-café qui occupait le rez-de-chaussée,
et qui était tenu par un vieux sergent estropié à Smolensk; quelques
sous-officiers prussiens buvaient de l'eau-de-vie en plein air devant la
porte.

Francia et son frère se placèrent loin d'eux au fond de l'établissement,
à une petite table de marbre rayé et dépoli par le jeu de dominos.
Dodore dégusta son verre d'orgeat avec délices d'abord, puis tout à
coup, le posant renversé sur le marbre:

--Tiens, dit-il à sa soeur, c'est pas tout ça! je te défends de
retourner chez ton prince russe; ça n'est pas la place d'une fille comme
toi.

--Qu'est-ce que tu as ce soir contre les alliés? Tu étais si content
d'aller à l'Opéra, en loge,... excusez! Et voilà que tu m'emmènes avant
la fin!

--Eh bien! oui, voilà! J'étais content de me voir dans une loge; mais
de voir le monde applaudir une chanson si bête!... C'est dégoûtant,
vois-tu, de se jeter comme ça dans les bottes des cosaques... C'est
lâche! On n'est qu'un pauvre, un sans pain, un rien du tout, mais on
crache sur tous ces plumets ennemis. Nos alliés! ah ouiche! Un tas
de brigands! nos amis, nos sauveurs! Je t'en casse! Tu verras qu'ils
mettront le feu aux quatre coins de Paris, si on les laisse faire;
léchez-leur donc les pieds! N'y retourne plus chez ce Russe, ou je le
dis à Guguz.

--Si tu le dis à Guzman, il me tuera, tu seras bien avancé après!
Qu'est-ce que tu deviendras sans moi? Un gamin qui n'a jamais voulu rien
apprendre et qui, à seize ans, n'est pas plus capable de gagner sa vie
que l'enfant qui vient de naître!

--Possible, mais ne _m'ostine pas!_ Ton Russe...

--Oui, disons-en du mal du Russe, qui peut nous faire retrouver notre
pauvre maman! Si tu savais t'expliquer au moins! Mais pas capable de
faire une commission! Il paraît que tu lui as mal parlé; il a dit que,
si tu y retournes, il te tuera.

--Voyez-vous ça, _Lisette!_ Il m'embrochera dans la lance de son sale
cosaque! Des jolis cadets, avec leurs bouches de morue et leurs yeux
de merlans frits! J'en ferais tomber cinq cents comme des capucins de
cartes en leur passant dans les jambes; veux-tu voir?

--Allons-nous-en, tiens! tu ne dis que des bêtises... Ceux qui sont là,
c'est des Prussiens, d'ailleurs!

--Encore _pire!_ Avec ça que je les aime, les Prussiens! Veux-tu voir?

Francia haussa les épaules et frappa avec une clé sur la table pour
appeler le garçon. Dodore le paya, reprit le bras de sa soeur et se
disposa à sortir. Le groupe de Prussiens était toujours arrêté sur la
porte, causant à voix haute et ne bougeant non plus que des blocs de
pierre pour laisser entrer ou sortir. Le gamin les avertit, les poussa
un peu, puis tout à fait, en leur disant:

--Voyons, laissez-vous _cerculer_ les dames?

Ils étaient comme sourds et aveugles à force de mépris pour la
population. L'un d'eux pourtant avisa la jeune fille et dit en mauvais
français un mot grossier qui peut-être voulait être-aimable; mais il
ne l'eut pas plus tôt prononcé qu'un coup de poing bien asséné
lui meurtrissait le nez jusqu'à faire jaillir le sang. Vingt bras
s'agitèrent pour saisir le coupable; il tenait parole à sa soeur, il
glissait comme un serpent entre les jambes de l'ennemi et renversait les
hommes les uns sur les autres. Il se fût échappé, s'il ne fut tombé sur
un peloton russe qui s'empara de lui et le conduisit au poste. Dans
la bagarre, Francia s'était réfugiée auprès du père Moynet, le vieux
troupier, son meilleur ami: c'est lui qui l'avait ramenée en France à
travers mille aventures, la protégeant quoique blessé lui-même, et la
faisant passer pour sa fille.

La pauvre Francia était désolée, et il ne la rassurait pas. Bien au
contraire, en haine de l'étranger, il lui présentait l'accident sous les
couleurs les plus sombres: être arrêté pour une rixe en temps ordinaire,
ce n'était pas grand'chose, surtout quand il s'agissait d'un frère
voulant faire respecter sa soeur; mais avec les étrangers il n'y avait
rien à espérer. La police leur livrerait le pauvre Dodore et ils ne se
gêneraient pas pour le fusiller. Francia adorait son frère; elle ne
se faisait pourtant pas illusion sur ses vices précoces et sur son
incorrigible paresse. Au retour de la campagne de Russie, elle l'avait
trouvé littéralement sur le pavé de Paris, vivant des sous qu'il gagnait
en jouant au bouchon, ou qu'il recevait des bourgeois en ouvrant les
portières des fiacres. Elle l'avait recueilli, nourri, habillé, comme
elle avait pu, n'ayant pour vivre elle-même que le produit de quelques
bijoux échappés par miracle aux désastres de la retraite de Moscou. Ses
minces ressources épuisées, et ne gagnant pas plus de dix sous par jour
avec son travail, elle avait consenti à partager l'infime existence d'un
petit clerc de notaire qui lui parut joli et qu'elle aima ingénument.
Trahie par lui, elle le quitta avec fierté, sans savoir où elle dînerait
le lendemain. Par une courte série d'aventures de ce genre, elle était
trop jeune pour en avoir eu beaucoup, elle arriva à posséder le coeur
de M. Guzman, qui était relativement à l'aise et qu'elle chérissait
fidèlement malgré son humeur jalouse et son outrecuidante fatuité.
Francia n'était pas difficile, il faut l'avouer. Médiocrement énergique,
étiolée au physique et au moral, elle reprenait à la vie depuis peu et
n'avait pas encore tout à fait l'air d'une jeune fille, bien qu'elle eût
dix-sept ans; sa jolie figure inspirait la sympathie plutôt que l'amour,
et, tout eu donnant le nom d'amour à ses affections, elle-même y portait
plus de douceur et de bonté que de passion. Si elle aimait véritablement
quelqu'un, c'était ce petit vaurien de frère qui l'aimait de même, sans
pouvoir s'en rendre compte, et sans soumettre l'instinct à la réflexion;
mais ce soir-là une transformation s'était faite dans l'âme confuse de
ces deux pauvres enfants: Théodore s'éveillait à la vie de sentiment par
l'orgueil patriotique; Francia s'éveillait à la possession d'elle-même
par la crainte de perdre son frère.

--Écoutez, père Moynet, dit-elle au limonadier, mettez-moi dans un
cabriolet; je veux aller trouver un officier russe que je connais, pour
qu'il sauve mon pauvre Dodore.

--Qu'est-ce que tu me chantes là? s'écria Moynet qui était en train
de fermer son établissement tout en causant avec elle; tu connais des
officiers russes, toi?

--Oui, oui, depuis Moscou, j'en connais, il y en a de bons.

--Avec les jolies filles, ils peuvent être bons, les gredins! C'est
pourquoi je te défends d'y aller, moi! Allons, remonte chez toi, ou
reste ici. Je vais tâcher de ravoir ton imbécile de frère. Un gamin
comme ça, s'attaquer tout seul à l'ennemi! C'est égal, ça n'est pas d'un
lâche, et je vas parlementer pour qu'on nous le rende!

Il sortit. Francia l'attendit un quart d'heure qui lui sembla durer une
nuit entière, et puis une demi-heure qui lui sembla un siècle. Alors,
n'y tenant plus, elle avisa au passage un de ces affreux cabriolets de
place dont l'espèce a disparu, elle y monta à demi folle, sachant à
peine où elle allait, mais obéissant à une idée fixe: invoquer l'appui
de Mourzakine pour empêcher son frère de mourir.

Bien qu'elle eût pris le cabriolet à l'heure, il alla vite, pressé qu'il
était de se retrouver sur les boulevards à la sortie des spectacles;
il n'était que onze heures, et Francia lui promettait de ne se faire
ramener par lui que jusqu'à la porte Saint-Martin.

Elle alla d'abord à l'hôtel de Thièvre, personne n'était rentré; mais
le concierge lui apprit que le prince Mourzakine devait occuper le soir
même son nouveau logement, et il le lui désigna.

--Vous sonnerez à la porte, lui dit-il, il n'y a pas de concierge.

Francia, sans prendre le temps de remonter dans son cabriolet, dont le
cocher la suivit en grognant, descendit la rue, coupa à angle droit,
avisa un grand mur qui longeait une rue plus étroite, assombrie par
l'absence de boutiques et le branchage des grands arbres qui dépassait
le mur. Elle trouva la porte, chercha la sonnette à tâtons et vit au
bout d'un instant apparaître une petite lumière portée par le grand
cosaque Mozdar.

Il lui sourit en faisant une grimace qui exprimait d'une manière
effroyable ses accès de bienveillance, et il la conduisit droit à
l'appartement de son maître, où M. Valentin, le gardien du local,
apprêtait le lit et achevait de ranger le salon.

C'était un petit vieillard très-différent de son ami, le formaliste et
respectueux Martin. Le jeune financier qu'il avait servi menait joyeuse
vie et n'avait eu qu'à se louer de son caractère tolérant.

En voyant entrer une jolie fille très-fraîchement parée, car elle avait
fait sa plus belle toilette pour aller en loge à l'Opéra, il crut
comprendre d'emblée, et lui fit bon accueil.

--Asseyez-vous, _mam'selle,_ lui dit-il d'un ton léger et agréable;
puisque vous voilà, sans doute que le prince va rentrer.

--Croyez-vous qu'il rentrera bientôt? lui demanda-t-elle ingénument.

--Ah çà! vous devez le savoir mieux que moi: est-ce qu'il ne vous a pas
donné rendez-vous?

Et, saisi d'une certaine méfiance, il ajouta:

--J'imagine que vous ne venez pas chez lui sur les minuit sans qu'il
vous en ait priée? Francia n'avait pas l'ignorance de l'innocence. Elle
avait sa chasteté relative, très-grande encore, puisqu'elle rougit et
se sentit humiliée du rôle qu'on lui attribuait; mais elle comprit fort
bien et accepta cet abaissement, pour réussir à voir celui qu'elle
voulait intéresser à son frère.

--Oui, oui, dit-elle, il m'a priée de l'attendre, et vous voyez que le
cosaque me connaît bien, puisqu'il m'a fait entrer.

--Ce ne serait pas une raison, reprit Valentin; il est si simple! Mais
je vois bien que vous êtes une aimable enfant. Faites un somme, si vous
voulez, sur ce bon fauteuil; moi, je vais vous donner l'exemple: j'ai
tant rangé aujourd'hui que je suis un peu las.

Et, s'étendant sur un autre fauteuil avec un soupir de béatitude, il
ramena sur ses maigres jambes frileuses, chaussées de bas de soie, la
pelisse fourrée du prince et tomba dans une douce somnolence.

Francia n'avait pas le loisir de s'étonner des manières de ce personnage
poliment familier. Elle ne regardait rien que la pendule et comptait les
secondes aux battements de son coeur. Elle ne voyait pas la richesse
galante de l'appartement, les figurines de marbre et les tableaux
représentant des scènes de volupté; tout lui était indifférent, pourvu
que Mourzakine arrivât vite.

Il arriva enfin. Il y avait longtemps que le cocher de Francia avait
fait ce raisonnement philosophique, qu'il vaut mieux perdre le prix
d'une course que de manquer l'occasion d'en faire deux ou trois. En
conséquence, il était retourné aux boulevards sans s'inquiéter de sa
pratique. Mourzakine ne fut donc pas averti par la présence d'une
voiture à sa porte, et sa surprise fut grande quand il trouva Francia
chez lui. Valentin, qui, au coup de sonnette, s'était levé, avait
soigneusement épousseté la pelisse et s'était porté à la rencontre du
prince, vit son étonnement et lui dit comme pour s'excuser:

--Elle prétend que Votre Excellence l'a mandée chez elle, j'ai cru...

--C'est bien, c'est bien, répondit Mourzakine, vous pouvez vous retirer.

--Oh! le cosaque peut rester, dit vivement Francia en voyant que Mozdar
se disposait aussi à partir. Je ne veux pas vous importuner longtemps,
mon prince. Ah! mon bon prince, pardonnez-moi; mais il faut que vous me
donniez un mot, un tout petit mot pour quelque officier de service sur
les boulevards, afin qu'on me rende mon frère qu'ils ont arrêté.

--Qui l'a arrêté?

--Des Russes, mon bon prince; faites-le mettre en liberté bien vite!

Et elle raconta ce qui s'était passé au café.

--Eh bien! je ne vois pas là une si grosse affaire! répondit le prince.
Ton galopin de frère est-il si délicat qu'il ne puisse passer une nuit
en prison?

--Mais s'ils le tuent! s'écria Francia en joignant les mains.

--Ce ne serait pas une grande perte!

--Mais je l'aime, moi, j'aimerais mieux mourir à sa place!

Mourzakine vit qu'il fallait la rassurer. Il n'était nullement inquiet
du prisonnier. Il savait qu'avec la discipline rigoureuse imposée aux
troupes russes, nulle violence ne lui serait faite; mais il désirait
garder un peu la suppliante près de lui, et il donna ordre à Mozdar de
monter à cheval et d'aller au lieu indiqué lui chercher le délinquant.
Muni d'un ordre écrit et signé du prince, le cosaque enfourcha son
cheval hérissé et partit aussitôt.

--Tu resteras bien ici à l'attendre? dit Mourzakine à la jeune fille qui
n'avait rien compris à leur dialogue.

--Ah! mon Dieu, répondit-elle, pourquoi ne le faites-vous pas remettre
en liberté tout bonnement? Il n'a pas besoin de venir ici, puisqu'il
vous déplaît! Il ne saura pas vous remercier, il est si mal élevé!

--S'il est mal élevé, c'est ta faute; tu aurais pu l'_éduquer_ mieux,
car tu as des manières gentilles, toi! Tu sauras que j'ai écrit pour
retrouver ta mère là-bas, si c'est possible.

--Ah! vous êtes bon, vrai! vous êtes bien bon, vous! Aussi, vous voyez,
je suis venue à vous, bien sûre que vous auriez encore pitié de moi;
mais il faut me permettre de rentrer, monsieur mon prince. Je ne peux
pas m'attarder davantage.

--Tu ne peux pas t'en aller seule à minuit passé!

--Si fait, j'ai un fiacre à la porte.

--A quelle porte? Il n'y en a qu'une sur la rue, et je n'y ai pas vu la
moindre voiture.

--Il m'aura peut-être plantée là? Ces sapins, ils sont comme ça! Mais
ça ne me fait rien; je n'ai pas peur dans Paris, il y a encore du monde
dans les rues.

--Pas de ce côté-ci, c'est un désert.

--Je ne crains rien, moi, j'ai l'oeil au guet et je sais courir.

--Je te jure que je ne te laisserai pas t'en aller seule. Il faut
attendre ton frère. Es-tu si mal ici, ou as-tu peur de moi?

--Oh! non, ce n'est pas cela.

--Tu as peur de déplaire à ton amant?

--Eb bien! oui. Il est capable de se brouiller avec moi.

--Ou de te maltraiter? Quel homme est-ce?

--Un homme très-bien, mon prince.

--Est-ce vrai qu'il est perruquier!

--Coiffeur, et il fait la barbe.

--C'est une jolie condition!

--Mais oui: il gagne de quoi vivre très-honnêtement.

--Il est honnête?

--Mais!... je ne serais pas avec lui, s'il ne l'était pas!

--Et vraiment tu l'aimes?

--Voyons! vous demandez ça; puisque je me suis donnée à lui! Vous croyez
que c'est par intérêt? J'aurais trouvé dix fois plus riche; mais il me
plaisait, lui. Il a de l'instruction; il va souvent dans les coulisses
de l'Opéra et il sait tous les airs. D'ailleurs, moi, je ne suis pas
intéressée; j'ai des compagnes qui me disent que je suis une niaise, que
j'ai tort d'écouter mon coeur et que je finirai sur la paille. Qu'est-ce
que ça fait? que je leur réponds, je n'en ai pas eu toujours pour
dormir, de la paille! Je n'en aurais pas eu pour mourir en Russie! Mais
adieu, mon prince. Vous avez bien assez de mon caquet, et moi...

--Et toi, tu veux t'en aller trouver ton Figaro? Allons, c'est absurde
qu'une gentille enfant comme toi appartienne à un homme comme ça.
Veux-tu m'aimer, moi?

--Vous? Ah! mon Dieu, qu'est-ce que vous me chantez là?

--Je ne suis pas fier, tu vois...

--Vous auriez tort, monsieur! dit Francia à qui le sang monta au visage.
Il ne faut pas qu'un homme comme vous ait une idée dont il serait
honteux après! Moi, je ne suis rien, mais je ne me laisse pas humilier.
On m'a fait des peines, mais j'en suis toujours sortie la tête haute.

--Allons, ne le prends pas comme ça! Tu me plais, tu me plais beaucoup,
et tu me chagrineras si tu refuses d'être plus heureuse, grâce à moi. Je
veux te rendre libre... Te payer, non! Je vois que tu as de la fierté
et aucun calcul; mais je te mettrai à même de mieux vêtir et de mieux
occuper ton frère. Je lui chercherai un état, je le prendrai à mon
service, si tu veux.

--Oh! merci, monsieur; jamais je ne souffrirai mon frère domestique;
nous sommes des enfants bien nés, nous sortons des artistes. Nous ne
le sommes pas, nous n'avons pas eu la chance d'apprendre, mais nous ne
voulons pas dépendre.

--Tu m'étonnes de plus en plus; voyons, de quoi as-tu envie?

--De m'en aller chez nous, monsieur; ne me barrez donc pas la porte!

Francia était piquée. Elle voulait réellement partir. Mourzakine, qui en
avait douté jusque-là, vit qu'elle était sincère, et cette résistance
inattendue enflamma sa fantaisie.

--Va-t'en donc, dit-il en ouvrant la porte, tu es une petite ingrate.
Comment! C'est là la pauvre enfant que j'ai empêchée de mourir et qui me
demande de lui rendre sa mère et son frère? le ferai, je l'ai promis:
mais je me rappellerai une chose, c'est que les Françaises n'ont pas de
coeur!

--Ah! ne dites pas cela de moi! s'écria Francia, subitement émue; pour
de la reconnaissance, j'en ai, et de l'amitié aussi! Comment n'en
aurais-je pas! Mais ce n'est pas une raison...

--Si fait, c'est une raison. Il ne doit pas y en avoir d'autre pour toi,
puisque du ne consultes en toute chose que ton coeur!

--Mon coeur, je vous l'ai donné, le jour où vous m'avez mis un morceau
de pain dans la bouche, puisque je me suis toujours souvenue de vous et
que j'ai conservé votre figure gravée comme un portrait dans mes yeux.
Quand on m'a dit: «Viens voir, voilà les Russes qui défilent dans le
faubourg,» j'ai eu de la peine et de la honte, vous comprenez! On aime
son pays quand on a tout souffert pour le revoir; mais je me suis
consolée en me disant:--«Peut-être vas-tu voir passer celui... Oh! je
vous ai reconnu tout de suite! Tout de suite, j'ai dit à Dodore:--C'est
lui, le voilà! encore plus beau, voilà tout; c'est quelque grand
personnage!--Vrai, ça m'avait monté la tête et j'ai eu la bêtise de le
dire «près devant Guzman; il tenait un fer à friser qu'il m'a jeté à la
figure... Heureusement il ne m'a pas touchée, il en aurait du regret
aujourd'hui.

--Ah! voilà les manières de cet aimable objet de ton amour! C'est
odieux, ma chère! Je te défends de le revoir. Tu m'appartiens, puisque
tu m'aimes. Moi, je jure de te bien traiter et de te laisser une
position en quittant la France. Je peux même t'emmener, si tu t'attaches
à moi.

--Vous n'êtes donc pas marié?

--Je suis libre et très-disposé à te chérir, mon petit oiseau voyageur.
Puisque tu connais mon pays, que dirais-tu d'une petite boutique bien
gentille à Moscou?

--Puisqu'on l'a brûlé, Moscou!

--Il est déjà rebâti, va, et plus beau qu'auparavant.

--J'aimais bien ce pays-là! nous étions heureux! mais j'aime encore
mieux mon Paris. Vous n'êtes pas pour y rester. Ce serait malheureux de
m'attacher à vous pour vous perdre tout à coup!

--Nous resterons peut-être longtemps, jusqu'à la signature de la paix.

--Longtemps, ça n'est pas assez. Moi, quand je me mets à aimer, je veux
pouvoir croire que c'est pour toujours; autrement je ne pourrais pas
aimer!

--Drôle de fille! Vraiment tu crois que tu aimeras toujours ton
perruquier?

--Je l'ai cru quand je l'ai écouté. Il me promettait le bonheur, lui
aussi. Ils promettent tous d'être bons et fidèles.

--Et il n'est ni fidèle, ni bon?

--Je ne veux pas me plaindre de lui; je ne suis pas venue ici pour ça!

--Mais ton pauvre coeur s'en plaint malgré lui. Allons, tu ne l'aimes
plus que par devoir, comme on aime un mauvais mari, et comme il n'est
pas ton mari, tu as le droit de le quitter.

Francia, qui ne raisonnait guère, trouva le raisonnement du prince
très-fort et ne sut y répondre. Il lui semblait qu'il avait raison et
qu'il lui révélait le dégoût qui s'était fait en elle depuis longtemps
déjà. Mourzakine vit qu'il l'avait à demi persuadée et, lui prenant les
deux mains dans une des siennes, il voulut lui ôter son petit châle bleu
qu'elle tenait serré autour de sa taille, habitude qu'elle avait prise
depuis qu'elle possédait ce précieux tissu français imprimé, qui valait
bien dix francs.

--Ne m'abîmez pas mon châle! s'écria-t-elle naïvement, je n'ai que
celui-là.

--Il est affreux! dit Mourzakine en le lui arrachant. Je te donnerai un
vrai cachemire de l'Inde; quelle jolie petite taille tu as! Tu es menue,
mais _faite au tour_, ma belle, comme ta mère, absolument!

Aucun compliment ne pouvait flatter davantage la pauvre fille, et le
souvenir de sa mère, invoqué assez adroitement par le prince, la disposa
à un nouvel accès de sympathie pour lui.

--Écoutez! lui dit-elle, faites-la-moi retrouver, et je vous jure...

--Quoi? que me jures-tu? dit Mourzakine en baisant les petits cheveux
noirs qui frisottaient sur son cou brun.

--Je vous jure... dit-elle en se dégageant.

Un coup discrètement frappé à la porte força le prince à se calmer. Il
alla ouvrir: c'était Mozdar. Il avait parlé à l'officier du poste; tous
les gens arrêtés dans la soirée avaient déjà été remis à la police
française. Théodore n'était donc plus dans les mains des Russes et sa
soeur pouvait se tranquilliser.

--Ah! s'écria-t-elle en joignant les mains, il est sauvé! Vous êtes le
bon Dieu, vous, et je vous remercie!

Mourzakine en lui traduisant le rapport du cosaque, s'était attribué
le mérite du résultat, en se gardant bien de dire que son ordre était
arrivé après coup.

Elle baisa les mains du prince, reprit son châle et voulut partir.

--C'est impossible, répondit-il en refermant la porte sur le nez de
Mozdar sans lui donner aucun ordre. Il te faut une voiture. Je t'en
envoie chercher une.

--Ce sera bien long, mon prince; dans ce quartier-ci, à deux heures du
matin, on n'en trouvera pas.

--Eh bien! je te reconduirai moi-même à pied; mais rien ne presse. Il
faut que tu me jures de quitter ton sot amant.

--Non, je ne veux pas vous jurer ça. Je n'ai jamais quitté une personne
par préférence pour une autre; je ne me dégage que quand on m'y oblige
absolument, et je n'en suis pas là avec Guzman.

--Guzman! s'écria Mourzakine en éclatant de rire, il s'appelle Guzman!

--Est-ce que ce n'est pas un joli nom? dit Francia interdite.

--Guzman, ou le _Pied de mouton_! reprit-il riant toujours, on nous
a parlé de ça là-bas. Je sais la chanson: _Guzman ne connaît pas
d'obstacles._

--Eh bien! oui, après? _Le Pied de mouton _n'est pas une vilaine pièce
et la chanson est très-bien. Il ne faut pas vous moquer comme ça!

--Ah! tu m'ennuies, à la fin dit Mourzakine, qui entrait dans un
paroxysme insurmontable; c'est trop de subtilités de conscience et cela
n'a pas le sens commun! Tu m'aimes, je le vois bien, je t'aime aussi,
je le sens; oui, je t'aime, ta petite âme me plaît comme tout ton petit
être. Il m'a plu, il m'a été au coeur lorsque tu étais une pauvre enfant
presque morte; tu m'as frappé. Si j'avais su que tu avais déjà quinze
ans!... Mais j'ai cru que tu n'en avais que douze! A présent te voilà
dans l'âge d'aimer une bonne fois, et que ce soit pour toute la vie si
tu veux! Si tu crois ça possible, moi, je ne demande pas mieux que de le
croire en te le jurant. Voyons, je te le jure, crois-moi, je t'aime!

Le lendemain, Francia était assise sur son petit lit, dans sa pauvre
chambre du faubourg Saint-Martin. Neuf heures sonnaient à la paroisse,
et ne s'étant ni couchée, ni levée, elle ne songeait pas à ouvrir ses
fenêtres et à déjeuner. Elle n'était rentrée qu'a cinq heures du matin;
Valentin l'avait ramenée, et elle avait réussi à se faire ouvrir sans
être vue de personne, Dodore n'était pas rentré du tout. Elle était donc
la depuis quatre grandes heures, plongée dans de vagues rêveries, et
tout un monde nouveau se déroulait devant elle.

Elle ne ressentait ni chagrin, ni fatigue; elle vivait dans une sorte
d'extase et n'eût pu dire si elle était heureuse ou seulement éblouie.
Ce beau prince lui avait juré de l'aimer toujours, et en la quittant
il le lui avait répété d'un air et d'un ton si convaincus, qu'elle se
laissait aller à le croire. Un prince! Elle se souvenait assez de la
Russie pour savoir qu'il y a tant de princes dans ce pays-là que ce
titre n'est pas une distinction aussi haute qu'on le croit chez nous.
Ces princes qui tirent leur origine des régions caucasiques ont eu
parfois pour tout patrimoine une tente, de belles armes, un bon cheval,
un maigre troupeau et quelques serviteurs, moitié bergers, moitié
bandits. N'importe; en France, le titre de prince reprenait son prestige
aux yeux de la Parisienne, et le luxe relatif où campait pour le moment
Mourzakine, riche en tout des deux cents louis donnés par son oncle,
n'avait pas pour elle d'échelle de comparaison. C'était dans son
imagination un prince des contes de fées, et il était si beau! Elle
n'avait pas songé à lui plaire, elle s'en-était même défendue. Elle
avait bien résolu, en allant chez lui, de n'être pas légère, et elle
pensait avoir mis beaucoup de prudence et de sincérité à se défendre.
Pouvait-elle résister jusqu'à faire de la peine à un homme à qui elle
devait la vie, celle de son frère, et peut-être le prochain retour de sa
mère? Et cela, pour ne pas offenser M. Guzman, qui la battait et ne lui
était pas fidèle!

D'où vient donc qu'elle avait comme des remords? Ce n'est pas qu'elle
eût une peur immédiate de Guzman: il ne venait jamais dans la matinée et
il ne pouvait pas savoir qu'elle était rentrée si tard. Le portier seul
s'en était aperçu et il la protégeait par haine du perruquier, qui
l'avait blessé dans son amour-propre. Francia tenait énormément à sa
réputation. Sa réputation! elle s'étendait peut-être à une centaine de
personnes du quartier qui la connaissaient de vue ou de nom. N'importe,
il n'y a pas de petit horizon, comme il n'y a pas de petit pays. Elle
avait toujours fait dire d'elle qu'elle était sincère, désintéressée,
fidèle à ses piètres amants; elle ne voulait point passer pour une fille
qui se vend et elle cherchait le moyen de faire accepter la vérité sans
perdre de sa considération; mais ses réflexions n'avaient pas de suite,
l'enivrement de son cerveau dissipait ses craintes: elle revoyait le
beau prince à ses pieds, et pour la première fois de sa vie elle était
accessible à la vanité sans chercher à s'en défendre, prenant cette
ivresse nouvelle pour un genre d'amour enthousiaste qu'elle n'avait
jamais ressenti. Enfin l'arrivée de Théodore vint l'arracher à ses
contemplations.

--Pas plus habillée que ça? lui dit-il en la voyant en jupe et en
camisole, les cheveux encore dénoués. Qu'est-ce qu'il y a donc?

--Et toi? Tu rentres à des neuf heures du matin quand je t'attends
depuis...

--Tu sais bien que j'ai été arrêté par ces tamerlans du boulevard! T'as
donc pas vu?

--Tu as été mis en liberté au bout d'une heure!

--Comment sais-tu ça!

--Je le sais!

--C'est vrai; mais j'avais encore vingt sous de Guzman dans ma poche...
Fallait bien faire un peu la noce après? Vas-tu te fâcher?

--Ecoute, Dodore, tu ne recevras plus rien de Guzman; il faut t'arranger
pour ça.

--Parce que?

--Je t'avais déjà défendu...

--J'ai pas désobéi. Ce qu'il m'avait donné hier, c'était pour te
régaler, puisqu'il ne pouvait pas venir lui-même; eh bien! j'avais
encore vingt sous, je me suis amusé avec. Voilà-t-il pas!

--Il faudra lui rendre ça. C'est bien assez qu'il paye notre loyer, ce
qui me permet d'épargner de quoi t'empêcher d'aller tout nu.

--Jolie épargne! Tous tes bijoux sont lavés; tu es bien bête de rester
avec Guguz! Il est joli homme, je ne dis pas, et il est amusant quand
il chante; mais il est panne, vois-tu, et il n'a pas que toi! Un de ces
jours, il faudra bien qu'il te lâche, et tu ferais mieux...

--De quoi? qu'est-ce qui serait mieux?

--D'avoir un mari pour de bon, quand ça ne serait qu'un ouvrier! J'en
sais plus d'un dans le quartier qui en tiendrait pour toi, si tu
voulais.

--Tu parles comme un enfant que tu es. Est-ce que je peux me marier?

--A cause?... Je ne suis plus enfant, moi; comme disait Guguz l'autre
jour, je ne l'ai jamais été. Y a pas d'enfants sur le pavé de Paris: à
cinq ans, on en sait aussi long qu'à vingt-cinq. Faut donc pas faire de
grimaces pour causer... Nous n'avons jamais parlé de ça tous les deux,
ça ne servait de rien; mois voilà que tu me dis qu'il ne faut plus
prendre l'argent à Guzman. Tu as raison, et moi je te dis qu'il ne faut
plus en recevoir non plus, toi qui parles! Je dis qu'il faut le quitter,
et prendre un camarade à la mairie. Y a le neveu au père Moynet,
Antoine, de chez le ferblantier, qui a de quoi s'établir et qui te
trouve à son goût. Il sait de quoi il retourne; mais il a dit devant moi
à son oncle:--«Ça ne fait rien; avec une autre, j'y regarderais, mais
avec elle...--Et le père Moynet a répondu:--T'as raison! Si elle a
péché, c'est ma faute, j'aurais dû la surveiller mieux. J'ai pas eu le
temps; mais c'est égal, celle-là c'est pas comme une autre; ce qu'elle
promettra, elle le tiendra.» Voyons, faut dire oui, Francia!

--Je dis non! pas possible! Antoine! Un bon garçon, mais si vilain! Un
ouvrier comme ça! C'est honnête, mais ça manque de propreté,... c'est
brutal... Non! pas possible!

--C'est ça! il te faut des perruquiers qui sentent bon, ou des princes!

Francia frissonna; puis, prenant son parti:

--Eh bien! oui, dit-elle, il me faut des princes, et j'en aurai quand je
voudrai.

Dodore, surpris de son aplomb, en fut ébloui d'abord. L'accès de fierté
patriotique qu'il avait eu la veille, et qui l'avait exalté durant la
nuit au cabaret, se dissipa un instant. Ses yeux éteints s'arrondirent
et il crut faire acte d'héroïsme en répondant:

--Des princes, c'est gentil, pourvu qu'ils ne soient pas étrangers.

--Ne revenons pas là-dessus, lui dit Francia. Nous n'avons pas de temps
à perdre à nous disputer. Il faut nous en aller d'ici. On doit venir
me prendre à midi et payer le loyer échu. J'emporte mes nippes et les
tiennes. Tu resteras seulement pour dire à Guzman: «--Ma soeur est
partie, vous ne la reverrez plus. Je ne sais pas où elle est; elle vous
laisse le châle bleu et la parure d'acier que vous lui avez donnés...
Voilà.»

--C'est arrangé comme ça? dit Théodore stupéfait... Alors tu me plantes
là aussi, moi? Deviens ce que tu pourras? Et allez donc! Va comme je te
pousse!

--Tu sais bien que non, Dodore, tu sais bien que je n'ai que toi. Voilà
quatre francs, c'est toute ma bourse aujourd'hui; mais c'est de quoi
ne pas jeûner et ne pas coucher dehors. Demain ou après-demain au plus
tard, tu trouveras de mes nouvelles; une lettre pour toi chez papa
Moynet, et, où je serai, tu viendras.

--Tu ne veux pas me dire où?

--Non, tu pourras sans mentir jurer à Guzman que tu ne sais pas où je
suis.

--Et dans le quartier, qu'est-ce qu'il faudra dire? Guguz va faire un
sabbat!...

--Je m'y attends bien! Tu diras que tu ne sais pas!

--Écoute, _Fafa_, dit le gamin, après avoir tiraillé les trois poils de
ses favoris naissants, ça ne se peut pas, tout ca! Je vois bien que
tu vas être heureuse, et que tu ne veux pas m'abandonner; mais les
bonheurs, ça ne dure pas, et quand nous voudrons revenir dans le
quartier, faudra changer toute notre société pour une autre; moi, je
vais avec les ouvriers honnêtes, on ne m'y moleste pas trop. On me
reproche de ne rien faire, mais on me dit encore:--Travaille donc! te
v'là en âge. T'auras pas toujours ta soeur! et d'ailleurs, ta soeur,
elle ne fera pas fortune, elle vaut mieux que ça!... «T'entends bien,
Fafa? quand on ne te verra plus, ça sera rasé, et, si on me revoit bien
habillé avec de l'argent dans ma poche, on me renverra avec ceux qu'on
méprise, et dame!... il faudra bien descendre dans la société. Tu ne
veux pas de ça, pas vrai? Il ne vaut pas grand'chose, ton Dodore; mais
il vaut mieux que rien du tout!»

Francia cacha sa figure dans ses mains, et fondit en larmes. La vie
sociale se déroulait devant elle pour la première fois. La vitalité
de sa propre conscience faisait un grand effort pour se dégager sous
l'influence inattendue de ce frère avili jusque-là par elle, à l'insu de
l'un et de l'autre, qui allait l'être davantage et sciemment.

--Tu vaux mieux que moi, lui dit-elle. Nous avons encore de l'honnêteté
à garder, et, si nous nous en allons dans un autre endroit, nous ne
connaîtrons pas une personne pour nous dire bonjour en passant; mais
qu'est-ce que nous pouvons faire? Je ne dois pas rester avec Guzman et
je ne veux rien garder de lui.

--Tu ne l'aimes plus!

--Non, plus du tout.

--Ne peux-tu pas patienter?

--Non, il faudrait le tromper. Je ne peux pas!

--Eh bien, ne le trompe pas. Dis-lui que c'est fini, que tu veux te
marier.

--Je mentirais et il ne me croirait pas. Pense au train qu'il va faire!
Ça nous fera bien plus de tort que de nous sauver!

--Il ne t'aime déjà pas tant! Dis-lui que tu sais ses allures, mets-le
à la porte, je t'aiderai. Je ne le crains pas, va, j'en mangerais dix
comme lui!

--Il criera qu'il est chez lui, qu'il paie le logis, que c'est lui qui
nous chasse!

--Tu n'as donc pas de quoi le payer, ce satané loyer, lui jeter son
argent à la figure, quoi!

--J'ai quatre francs, je te l'ai dit. Je ne reçois jamais d'argent de
lui; ça me répugne. Il me donne tous les jours pour le dîner puisqu'il
dîne avec nous; le matin, nous mangeons les restes, toi et moi.

--Ah! s'écria Dodore en serrant les poings, si j'avais pensé! Je
prendrai un état, Fafa, vrai! Je vais me mettre à n'importe quelle
pioche! Faut travailler, faut pas dépendre comme ça!

--Quand je te le disais! Tu voyais bien qu'à coudre chez nous des gilets
de flanelle dans la journée, je ne pouvais pas gagner plus de six sous;
avec ça, je ne pouvais pas t'élever et vivre sans mendier. Les amoureux
sont venus me dire:--«Ne travaille donc pas, tu es trop jolie pour
veiller si tard, et d'ailleurs, tu auras beau faire, ça ne te sauvera
pas.» Je les ai écoutés, croyant que l'amitié empocherait la honte, et
nous voilà!

--Faut que ça finisse, s'écria Dodore; c'est à cause de moi que ça
t'arrive! faut en finir! Je vas chercher Antoine! Il paiera tout, il te
conduira quelque part d'où tu ne sortiras que pour l'épouser!

Antoine adorait Francia; elle était son rêve, son idéal. Il lui
pardonnait tout, il était prêt à la protéger, à la sauver. Elle le
savait bien. Il ne le lui avait dit que par ses regards et son trouble
en la rencontrant; mais c'était un être inculte. Il savait à peine
signer son nom. Il ne pouvait pas dire un mot sans jurer, il portait une
blouse, il avait les mains larges, noires et velues jusqu'au bout des
doigts. Il faisait sa barbe une fois par semaine, il semblait affreux à
Francia, et l'idée de lui appartenir la révoltait.

--Si tu veux que je me tue, s'écria-t-elle en allant éperdue vers la
fenêtre, va chercher cet homme-là!

Il fallait pourtant prendre un parti, et toute solution semblait
impossible, lorsqu'on sonna discrètement à la porte.

--N'aie pas peur! dit Théodore à sa soeur, ça n'est pas Guzman qui sonne
si doux que ça.

Il alla ouvrir et M. Valentin apparut. Il apportait une lettre de
Mourzakine ainsi conçue:

«Puisque tu es si craintive, mon cher petit oiseau bleu, j'ai trouvé
moyen de tout arranger. M. Valentin t'en fera part, aie confiance en
lui.»

--Quel moyen le prince a-t-il donc trouvé? dit Francia en s'adressant à
Valentin.

--Le prince n'a rien trouvé du tout, répondit Valentin avec le sourire
d'un homme supérieur: il m'a raconté votre histoire et fait connaître
vos scrupules. J'ai trouvé un arrangement bien simple. Je vais dire à
votre propriétaire et dans le café d'en bas que votre mère est revenue
de Russie, que vous partez pour aller au-devant d'elle à la frontière et
que c'est elle qui vous envoie de l'argent. Soyez tranquille; mais
allez vite, le fiacre n° 182 est devant la Porte Saint-Martin, et il a
l'adresse du prince, qui vous attend.

--Partons! dit Francia en prenant le bras de son frère. Tu vois comme le
prince est bon; il nous sauve la vie et l'honneur!

Dodore, étourdi, se laissa emmener. Sa morale était de trop fraîche date
pour résister davantage. Ils évitèrent de passer devant l'estaminet,
bien que le coeur de Francia se serrât à l'idée de quitter ainsi
son vieil ami Moynet; mais il l'eût peut-être retenue de force. Ils
trouvèrent le fiacre, qui les conduisit au faubourg Saint-Germain;
Mozdar les reçut et les fit monter dans le pavillon occupé par
Mourzakine. Il y avait à l'étage le plus élevé un petit appartement que
Valentin louait au prince moyennant un louis de plus par jour, et qui
prenait vue sur le grand terrain où se réunissaient les jardins des
hôtels environnants, celui de l'hôtel de Thièvre compris.

--Excusez! dit Dodore en parcourant les trois chambres, nous voilà donc
passés princes pour de bon!

Une heure après, Valentin arrivait avec un carton et un ballot; il
apportait à Francia et à Théodore les pauvres effets qu'ils avaient
laissés dans leur appartement du faubourg.

--Tout est arrangé, leur dit-il. J'ai payé votre loyer et vous ne devez
rien à personne. J'ai renvoyé à M. Guzman Lebeau les objets que vous
vouliez lui restituer. J'ai dit à votre ami Moynet ce qui était convenu.
Il n'a pas été trop surpris; il a paru seulement chagrin de n'avoir pas
reçu vos adieux.

Deux grosses larmes tombèrent des yeux de Francia.

--Tranquillisez-vous, reprit Valentin; il ne vous fait pas de reproche.
J'ai tout mis sur mon compte. Je lui ai dit que vous deviez prendre la
diligence pour Strasbourg à une heure et que vous n'aviez pas eu une
minute à perdre pour ne pas manquer la voiture. Il m'a demandé mon nom.
Je lui ai dit un nom en l'air et j'ai promis d'aller lui donner de vos
nouvelles. Je l'ai laissé tranquille et joyeux.

Dodore admira Valentin et ne put s'empêcher de frapper dans ses mains en
faisant une pirouette.

--Le jeune homme est content? dit Valentin en clignotant; à présent, il
faut songer à lui donner de l'occupation. Le prince désire qu'on ne le
voie pas vaguer aux alentours. Je l'enverrai à un de mes amis qui a une
entreprise de roulage hors Paris. Sait-il écrire?

--Pas trop, dit Francia.

--Mais il sait lire?

--Oui, assez bien. C'est moi qui lui ai appris. S'il voulait, il
apprendrait tout! Il n'est pas sot, allez!

--Il fera les commissions, et peu à peu il se mettra aux écritures;
c'est son affaire de s'instruire. Plus on est instruit, plus on gagne.
Il sera logé et nourri en attendant qu'il fasse preuve de bonne volonté,
et on lui donnera quelque chose pour s'habiller. Voici l'adresse et une
lettre pour le patron. Quant à vous, ma chère enfant, vous êtes libre de
sortir; mais, comme vous désirez rester cachée, ma femme vous apportera
vos repas, et, si vous vous ennuyez d'être seule, elle viendra tricoter
auprès de vous. Elle ne manque pas d'esprit, sa société est agréable.
Vous pourrez prendre l'air au jardin le matin de bonne heure et le soir
aussi; soyez tranquille, vous ne manquerez de rien et je suis tout à
votre service.

Ayant ainsi réglé l'existence des deux enfants confiés à ses soins
éclairés, M. Valentin se retira sans dire à Francia, qui n'osa pas le
lui demander, quand elle reverrait le prince.

--Eh bien! te voilà content? dit-elle à son frère. Tu voulais
travailler,... tu vas te faire un état!

--Bien sûr, que je veux travailler! répondit-il en frappant du pied d'un
air résolu. Je suis content de ne rien devoir aux autres. Il y a assez
longtemps que ça dure. Alors, je m'en vais, je prends un col blanc pour
avoir une tenue présentable, un air comme il faut, et mes souliers
neufs, puisqu'il y aura des courses à faire. Quand j'aurai besoin
d'autre chose, je viendrai le chercher. Adieu, Fafa; je te laisse
heureuse, j'espère!... D'ailleurs je reviendrai te voir.

--Tu t'en vas comme ça, tout de suite? dit Francia, dont le coeur se
serra à l'idée de rester seule.

Elle n'était pas bien sûre de la fermeté de résolution de son frère.
Habituée à le surveiller autant que possible, à le gronder quand il
rentrait tard, elle l'avait empêché d'arriver au désordre absolu.
N'allait-il pas y tomber maintenant qu'il ne craindrait plus ses
reproches?

--Qu'est-ce que tu veux que je fasse ici? répondit-il le coeur
gros; c'est joli, ici, c'est cossu même. J'y serais trop bien, je
m'ennuierais, je serais comme un oiseau en cage. Il faut que je trotte,
moi, que j'avale de l'air, que je voie des figures! Celle de ton prince
ne me va guère, et la mienne ne lui va pas du tout. Et puis, c'est un
étranger, un _coalisé_! Tu auras beau dire..., ça me remue le sang.

--C'est un ennemi, j'en conviens, dit Francia; mais sans lui tu ne
m'aurais pas, et sans lui nous n'aurions pas de chance de retrouver
notre mère.

--Eh bien! si on la retrouve, ça changera! Elle sera malheureuse, on
travaillera pour la nourrir. Je m'en vais travailler!

--Vrai?

--Quand je te le dis!

--Tu m'as promis si souvent!

--A présent, c'est pour de vrai, faut bien, à moins d'être méprisé!

--Allons, va! et embrasse-moi!

--Non, dit le gamin en enfonçant sa casquette sur ses yeux; faut pas
s'attendrir, c'est des bêtises!

Il sortit résolument, se mit à courir jusqu'au bout de la rue, s'arrêta
un moment, étouffé par les sanglots, et reprit sa course jusqu'à
Vaugirard, où il se mit à la disposition du patron à qui M. Valentin le
recommandait.

Francia pleurait de son côté; mais elle prit courage en se disant:

--Sans tout cela, il ne serait pas encore décidé à se ranger, il
se serait peut-être perdu! Si Dieu veut qu'il tienne parole, je ne
regretterai pas ce que j'ai fait.

Elle le regrettait pourtant sans vouloir se l'avouer. Sa pauvre petite
existence était bouleversée. Elle quittait pour toujours son petit coin
de Paris où elle était plus aimée que jugée dans un certain milieu
d'honnêtes gens; elle y avait attiré plus d'attention que ne le
comportait sa mince position.

Une enfant de quinze ans échappée aux horreurs de la retraite de Russie
et au désastre de la Bérézina, jolie, douce, modeste dans ses manières,
assez fière pour n'implorer personne, assez dévouée pour se charger de
son frère, ce n'était pas la première venue, et si on lui reprochait
d'avoir des liaisons irrégulières, on l'excusait en voyant qu'elle ne
voulait être à charge à personne.

L'égoïsme réclame toujours sa part dans les jugements humains. On
repousse une mendiante qui vous dit:

--Donnez-moi pour que je ne sois pas forcée de me donner.

Et on a raison jusqu'à un certain point, car beaucoup exploitent
lâchement cette prétendue répugnance à l'avilissement. On aime mieux que
l'innocence succombe fièrement sans demander conseil, et qu'elle porte
sans se plaindre la fatalité du destin.

Francia laissait donc derrière elle un groupe qu'elle appelait _le
monde_, et qui était le sien. Elle se trouvait seule, ayant pour tout
appui un étranger qui promettait de l'aimer, pour toute relation un
inconnu, ce Valentin, dont la perversité, voilée sous un air suffisant,
lui inspirait déjà une vague méfiance. Elle regarda son joli appartement
sans trop se demander si dans quelques jours les alliés ne quitteraient
point Paris, et ce qu'elle deviendrait, si Mourzakine l'abandonnait.
Cette prévision ne lui vint pas plus à l'esprit qu'elle n'était venue à
Théodore. Elle défit ses paquets, rangea ses bardes dans les armoires,
se fit belle et se regarda dans une psyché en acajou qui avait pour
pieds des griffes de lion en bronze doré. Elle admira le luxe relatif
que lui procurait son beau prince, les affreux meubles plaqués de
l'époque, les rideaux de mousseline à mille plis drapés _à l'antique_,
les vases d'albâtre avec des jacynthes artificielles sous verre, le sofa
bleu à crépines orange, la petite pendule représentant un Amour avec un
doigt sur les lèvres; mais elle plaça sous ses yeux les quelques chétifs
bibelots que Valentin lui avait apportés de chez elle, bien que, par
leur pauvreté vulgaire, ils fissent tache dans son nouveau logement.
Ensuite elle se mit à la fenêtre pour admirer le beau jardin et les
grands arbres; mais elle le trouva triste en se rappelant les laides
mansardes et les toits noirs qu'elle avait l'habitude de contempler.
Elle chercha sur sa fenêtre le pot de réséda qu'elle arrosait soir et
matin.

--Ah! mon Dieu, dit-elle, ce Valentin a laissé là-bas le réséda!

Et elle se remit à pleurer sur cet ensemble de choses à jamais perdues,
dont la valeur lui devenait inappréciable, car il représentait des
habitudes, des souvenirs et des sympathies qu'elle ne devait plus
retrouver.

Que faisait Mourzakine pendant que le complaisant Valentin procédait à
l'installation de sa maîtresse dans les conditions les plus favorables à
leurs secrets rapports? Il était en train d'endormir les soupçons de son
oncle. Ogokskoï avait revu madame de Thièvre à l'Opéra dans tout l'éclat
de sa plantureuse beauté, il avait été la saluer dans sa loge: elle
avait été charmante pour lui. Sérieusement épris d'elle, il était résolu
à ne rien épargner pour supplanter son neveu. Mourzakine, sans renoncer
à la belle Française, voulait paraître céder le pas à l'oncle dont il
dépendait absolument.

--Vous avez, lui dit-il, consommé ma disgrâce hier à l'Opéra. Ma belle
hôtesse n'a plus un regard pour moi, et pour m'en consoler je me suis
jeté dans une moindre, mais plus facile aventure. J'ai pris chez
moi _une petite_; ce n'est pas grand'chose, mais c'est parisien,
c'est-à-dire coquet, gentil, propret et drôle; vous me garderez
pourtant le secret là-dessus, mon bon oncle? Madame de Thièvre, qui est
passablement femme, me mépriserait trop, si elle savait que j'ai si vite
cherché à me consoler de ses rigueurs.

--Sois tranquille, Diomiditch, répondit Ogokskoï d'un ton qui fit
comprendre à Mourzakine qu'il comptait le trahir au plus vite.

C'est tout ce que désirait ce prince sauvage, doublé d'un courtisan
rusé. Madame de Thièvre était déjà prévenue; elle savait ce qu'il avait
plu à Mourzakine de lui confier. Francia, selon lui, était une pauvre
fille assez laide dont il avait pitié et à laquelle il devait un appui,
puisque, dans une charge de cavalerie, il avait «eu le malheur d'écraser
sa mère.» Il l'avait logée dans sa maison en attendant qu'il pût lui
procurer quelque ouvrage un peu lucratif. Il avait arrangé et débité
ce roman avec tant de facilité, il avait tant de charme et d'aisance à
mentir, que madame de Thièvre, touchée de sa sincérité et flattée de sa
confiance, avait promis de s'intéresser à sa protégée; et puis, elle
comprit que ce hasard amenait une combinaison favorable à la passion de
Mourzakine pour elle en détournant les soupçons de l'oncle Ogokskoï.

Elle se prêtait donc maintenant à cette lâcheté qui l'avait d'abord
indignée: elle était secrètement vaincue. Elle ne voulait pas se
l'avouer; mais elle se laissait aller, avec une alternative d'agitation
et de langueur, à tout ce qui pouvait assurer sa défaite sans
compromettre le prince.

Quant à lui, ce n'était plus en un jour qu'il espérait désormais
triompher d'elle. Il craignait un retour de dépit et de fierté, s'il
brusquait les choses. Il se donnait une semaine pour la convaincre, il
pouvait prendre patience: Francia lui plaisait réellement.

Le soir, en soupant avec elle dans sa petite chambre, il se mit à
l'aimer tout à fait. Il était capable d'aimer tout comme un autre, de
cet amour parfaitement égoïste qui se prodigue dans l'ivresse sauf
à s'éteindre dans les difficultés ultérieures. Il est vrai que dans
l'ivresse il était charmant, tendre et ardent à la fois. La pauvre
Francia, après lui avoir naïvement avoué l'effroi et le chagrin de son
isolement, se mit à l'aimer de toute son âme et à lui demander pardon
d'avoir regretté quelque chose, quand elle n'eût dû que ressentir la
joie de lui appartenir.

--Tenez, lui disait-elle, je n'ai jamais su jusqu'à ce jour ce que c'est
qu'aimer. Regardez-moi, je n'invente pas cela pour vous faire plaisir!

En effet, ses yeux clairs et profonds, son sourire confiant et pur comme
celui de l'enfance, attestaient une sincérité complète. Mourzakine était
trop pénétrant, trop méfiant, pour s'y tromper. Il se sentait aimé pour
lui-même dans toute l'acceptation de ce terme banal qui avait été son
rêve, et qui devenait une rare certitude. Il se surprenait par moments
à ressentir, lui aussi, quelque chose de plus doux que le plaisir. Il
possédait une âme, et il étudiait avec surprise cette espèce de _petite
âme française_ qui lui parlait une langue nouvelle, langue incomplète et
vague qui ne se servait pas des mots tout faits à l'image des femmes du
monde, et qui était trop inspirée pour être élégante ou correcte.

Elle dormit deux heures, la tête sur son épaule, mais, avec le jour,
elle s'éveilla chantant comme les oiseaux. Elle n'était pas habituée à
ne pas voir lever le soleil. Elle avait besoin de marcher, de sortir, de
respirer. Ils montèrent en voiture, et elle le conduisit à Romainville,
qui était alors le rendez-vous des amants heureux. Le bois était encore
désert. Elle ramassa des violettes et en remplit le dolman bombé sur
la poitrine du prince tartare, puis elle les reprit pour les mettre
classiquement sur son coeur. Ils déjeunèrent d'oeufs frais et de
laitage. Elle était en même temps folâtre et attendrie; elle avait la
gaîté gracieuse et discrète, rien de vulgaire. Ils causaient beaucoup.
Les Russes sont bavards, les Parisiennes sont babillardes. Il était
étonné de pouvoir causer avec elle, qui ne savait rien, mais qui savait
tout, comme savent les gens de toute condition à Paris, par le perpétuel
ouï-dire de la vie d'expansion et de contact. Quel contraste avec les
peuples qui, n'ayant pas le droit de parler, perdent le besoin de
penser! Paris est le temple de vérité où l'on pense tout haut et où l'on
s'apprend les uns aux autres ce que l'on doit penser de tout. Mourzakine
était émerveillé et se demandait presque s'il n'avait pas mis la main
sur une nature d'exception. Il était tenté de le croire, surtout en
voyant la bonté de coeur qui caractérisait Francia. Sur quelque sujet
qu'il la mît, elle était toujours et tout naturellement dans le ton de
l'indulgence, du désintéressement, de la pitié compatissante. Cette
nuance particulière, elle la devait à ce qu'elle avait souffert et vu
souffrir dans une autre phase de sa vie.

--Eh quoi! lui disait-il dans la voiture en revenant, pas un mauvais
sentiment, pas d'envie pour les riches, pas de mépris pour les
coupables? Tu es toute douceur et toute simplicité, ma pauvre enfant, et
si les autres Françaises te ressemblent, vous êtes les meilleurs êtres
qu'il y ait au monde.

Il avait peu de service à faire et il prétendit en avoir un très-rude
pour se dispenser de paraître à l'hôtel de Thièvre. Il lui semblait
qu'il ne se plaisait plus avec personne autre que Francia, qu'il ne se
soucierait plus d'aucune femme. Il l'aima exclusivement pendant trois
jours. Pendant trois jours, elle fut si heureuse qu'elle oublia tout et
ne regretta rien. Il était tout pour elle; elle ne croyait pas qu'un
bonheur si grand ne dût pas être éternel. Tout à coup elle ne le vit
plus, et l'effroi s'empara d'elle. Un grand événement était survenu.
Napoléon, malgré l'acte d'abdication, venait de faire un mouvement de
Fontainebleau sur Paris. Il avait encore des forces disponibles, les
alliés ne s'étaient pas méfiés. Enivrés de leur facile conquête, ils
oubliaient dans les plaisirs de Paris que les hauteurs qui lui servaient
alors de défense naturelle n'étaient pas gardées. L'annonce de
l'approche de l'empereur les jeta dans une vive agitation. Des ordres
furent donnés à la hâte, on courut aux armes. Paris trembla d'être pris
entre deux feux. Mourzakine monta à cheval, et ne rentra ni le soir ni
le lendemain.

Pour rassurer Francia, Valentin lui apprit ce qui se passait. Ce fut
pour elle une terreur plus grande que celle de son infidélité, ce fut
l'effroi des dangers qu'il allait courir. Elle savait ce que c'est que
la guerre. Elle avait maintes fois vu comment une poignée de Français
traversait alors les masses ennemies, ou se repliait après en avoir fait
un carnage épouvantable.

-Ils vont me le tuer! s'écria-t-elle; ils vont reprendre Paris et ils ne
feront grâce à aucun Russe!

Elle se tordit les mains et fit peut-être des voeux pour l'ennemi. Elle
était dans cette angoisse, quand le soir son frère entra chez elle.

--Je viens te faire mes adieux, lui dit-il; ça va chauffer, Fafa,
et cette fois j'en suis! L'âge n'y fait rien. On va barricader les
barrières pour empêcher messieurs les ennemis d'y rentrer, aussitôt
qu'ils en seront tous sortis, et quand l'AUTRE leur aura flanqué une
peignée, nous serons là derrière pour les recevoir à coups de pierres,
avec des pioches, des pinces, tout ce qu'on aura sous la main. On
ira tous dans le faubourg, on n'a pas besoin d'ordres, on se passera
d'officiers, on fera ses affaires soi-même.

Il en dit long sur ce ton. Francia, les yeux agrandis par l'épouvante,
les mains crispées sur son genou, ne répondait rien: elle voyait déjà
morts les deux seuls êtres qui lui fussent chers, son frère et son
amant.

Elle chercha pourtant à retenir Théodore. Il se révolta.

--Tu voudrais me voir lâche? Tu ne te souviens déjà plus de ce que tu me
disais si souvent: Tu ne seras jamais un homme! Eh bien! m'y voilà, j'en
suis un. J'étais parti pour travailler; mais tous ceux qui travaillent
veulent se battre et je suis aussi bon qu'un autre pour taper dans une
bagarre. Y a pas besoin d'être grand et fort pour faire une presse; les
plus lestes, et j'en suis, sauteront en croupe des Cosaques et leur
planteront leur couteau dans la gorge. Les femmes en seront aussi: elles
entassent des pavés dans les maisons pour les jeter par la fenêtre;
qu'ils y viennent, on les attend!

Francia, restée seule, sentit que son cerveau se troublait. Elle
descendit au jardin et se promena sous les grands arbres sans savoir
où elle était: elle s'imaginait par moments entendre le canon; mais ce
n'était que l'afflux du sang au cerveau qui résonnait dans ses oreilles.
Paris était tranquille, tout devait se passer en luttes diplomatiques
et, après une dernière velléité de combat, Napoléon devait se résigner à
l'île d'Elbe.

Tout à coup Francia se trouva en face d'une femme grande, drapée dans un
châle blanc, qui se glissait dans le crépuscule et qui s'arrêta pour la
regarder; c'était madame de Thièvre, qui, connaissant les localités
et traversant le jardin de madame de S..., son amie absente, venait
s'informer de Mourzakine. Elle aussi était inquiète et agitée. Elle
voulait savoir s'il était rentré; elle avait déjà envoyé deux fois
Martin, et, n'osant plus lui montrer son angoisse, elle venait
elle-même, à la faveur des ombres du soir, regarder si le pavillon était
éclairé.

En voyant une femme seule dans ce jardin où personne du dehors ne
pénétrait, la marquise ne douta pas que ce ne fût la jeune protégée du
prince et elle n'hésita pas à l'arrêter en lui disant:

--Est-ce vous, mademoiselle Francia?

Et comme elle tardait à répondre, elle ajouta:

--Ce ne peut être que vous; n'ayez pas peur de me parler. Je suis
une proche parente du prince et je viens savoir si vous avez de ses
nouvelles.

Francia ne se méfia point et répondit qu'elle n'en avait pas. Elle
ajouta imprudemment qu'elle s'en tourmentait beaucoup et demanda si on
se battait aux barrières:

--Non, Dieu merci! dit la marquise; mais peut-être y a-t-il quelque
engagement plus loin. Vous n'êtes pas rassurée, je vois cela; vous êtes
très attachée au prince? N'en rougissez pas, je sais ce qu'il a fait
pour vous et je trouve que vous avez bien sujet d'être reconnaissante.

--Il vous a donc parlé de moi? dit Francia, stupéfaite.

--Il l'a bien fallu, puisque vous êtes venue lui parler chez moi. Je
devais bien savoir qui vous étiez!

--Chez vous?... Ah! oui, vous êtes la marquise de Thièvre. Il faut me
pardonner, madame, j'espérais,... à cause de ma mère...

--Oui, oui, je sais tout, mon cousin m'a donné tous les détails. Eh
bien! votre pauvre mère, il n'y a plus d'espoir, et c'est pour cela...

--Plus d'espoir? Il vous a dit qu'il n'y avait plus d'espoir?

--Il ne vous a donc pas dit la vérité, à vous?

--Il m'a dit qu'il écrirait, qu'on la retrouverait peut-être! Ah! mon
Dieu, il m'aurait donc trompée!

--Trompée? pourquoi vous tromperait-il?...

Madame de Thièvre fit cette interpellation d'un ton qui effraya la jeune
fille; elle baissa la tête et ne répondit pas: elle pressentait une
rivale.

--Répondez donc! reprit la marquise d'un ton plus âpre encore... Est-il
votre amant, oui ou non?

--Mais, madame, je ne sais pas de quel droit vous me questionnez comme
ça!

--Je n'ai aucun droit, dit madame de Thièvre en reprenant possession
d'elle-même et en mettant un sourire dans sa voix. Je m'intéresse à
vous, parce que vous êtes malheureuse, d'un malheur exceptionnel et
bizarre. Votre mère a été écrasée sous les pieds du cheval de Mourzakine
et c'est lui justement qui vous adopte et vous recueille! C'est tout un
roman cela, ma petite, et si l'amour s'en mêle,... ma foi, le dénoûment
est neuf, et je ne m'y serais pas attendue!

Francia ne dit pas une parole, ne fit pas entendre un soupir. Elle
s'enfuit comme si elle eût été mordue par un serpent, et laissant madame
de Thièvre étourdie de sa disparition soudaine, elle remonta dans sa
chambre, où elle se laissa tomber par terre et passa la nuit dans un
état de torpeur ou de délire dont elle ne put rien se rappeler le
lendemain.

Au demi-jour pourtant elle se traîna jusqu'à son lit, où elle s'endormit
et fit des rêves horribles. Elle voyait sa mère étendue sur la neige
et le pied du cheval de Mourzakine s'enfonçant dans son crâne, qu'il
emportait tout sanglant comme l'anneau d'une entrave. Ce n'était plus
qu'un informe débris; mais cela avait encore des yeux qui regardaient
Francia, et ces yeux effroyables, c'étaient tantôt ceux de sa mère et
tantôt ceux de Théodore.



                                  III

Au milieu de ces rêves affreux, Francia s'éveilla en criant. Il faisait
grand jour. Madame Valentin l'entendit, entra chez elle, et voulut
savoir la cause de son agitation: Francia fit un effort pour lui
répondre; mais elle ne voulait pas se confier à cette femme, et madame
Valentin fut réduite à parler toute seule.

--Voyez-vous, ma chère enfant, lui disait-elle, si c'est parce que vous
craignez la guerre, vous avez tort; il n'y aura plus de guerre. Le tyran
sera mis dans une tour où on prépare une cage de fer. Nos bons alliés
sont en train de s'emparer de sa personne, et votre cher prince n'aura
pas une égratignure: les cartes me l'ont dit hier soir. Ah! vous l'aimez
bien, ce beau prince! Je comprends ça. Il vous aime aussi, à ce qu'il
paraît. M. Valentin me disait hier: C'est singulier comme ces Russes se
prennent d'amour pour nos petites Françaises! Ça ne ressemble pas du
tout aux fantaisies de notre ancien maître, qui avait fait arranger
l'appartement où vous voilà pour mener sans bruit ses petites affaires
de coeur. Eh bien! il en changeait comme de cravate, et il y tenait si
peu, si peu, qu'il oubliait quelquefois de renvoyer l'une pour faire
entrer l'autre. Alors, ça amenait des scènes, et même des batailles; il
y avait de quoi rire, allez! Mais le prince n'est pas si avancé que ça;
c'est un homme simple, capable de vous épouser, si vous avez l'esprit de
vous y prendre. Vous ne croyez pas? ajouta-t-elle en voyant tressaillir
Francia. Ah! dame, ce n'est pas tout à fait probable; pourtant on a vu
de ces choses-là. Tout dépend de l'esprit qu'on a, et je ne vous crois
pas sotte, vous! Vous avez l'air distingué, et des manières... comme une
vraie demoiselle. Quel malheur pour vous d'avoir écouté ce perruquier!
sans cela, voyez-vous, tout serait possible. Vous me direz que bien
d'autres ont fait fortune sans être épousées, c'est encore vrai. Le
prince parti, vous en retrouverez peut-être un autre de même qualité.
Ça fait très-bien d'avoir été aimée d'un prince, ça efface le passé, ça
vous fait remonter dans l'opinion des hommes. Allons, ne vous tourmentez
pas; M. Valentin connaît le beau monde, et si vous voulez vous fier
à lui, il est capable de vous donner de bons conseils et de bonnes
relations.

Madame Valentin bavardait plus que ne l'eût permis son prudent mari.
Francia ne voulait pas l'écouter; mais elle l'entendait malgré elle,
et la honte de se voir protégée et conseillée par de telles gens lui
faisait davantage sentir l'horreur de sa situation.

--Je veux m'en aller! s'écria-t-elle en sortant de son lit et en
essayant de s'habiller à la hâte; je ne dois pas rester ici!

Madame Valentin la crut prise de délire et la fit recoucher, ce qui ne
fut pas difficile, car les forces lui manquaient et la pâleur de la
mort était sur ses joues. Madame Valentin envoya son mari chercher un
médecin. Valentin amena un chirurgien qu'il connaissait pour avoir été
soigné par lui d'une plaie à la jambe, et qui exerçait la médecine,
depuis qu'estropié lui-même il n'était plus attaché effectivement à
l'armée. C'était un ancien élève et un ami dévoué de Larrey. Il avait la
bonté et la simplicité de son maître, et même il lui ressemblait un peu,
circonstance dont il était flatté. Aussi aidait-il à la ressemblance en
copiant son costume et sa coiffure; comme lui, il portait ses cheveux
noirs assez longs pour couvrir le collet de son habit. Comme lui, du
reste, il avait la figure pâle, le front pur, l'oeil vif et doux.
Francia s'y trompa au premier abord, car ses souvenirs étaient restés
assez nets, et, en le voyant auprès d'elle, elle s'écria en joignant les
mains:

--Ah! monsieur Larrey, je vous ai souvent vu là-bas!

--Où donc? répondit le docteur Faure, que l'erreur de Francia toucha
profondément.

--En Russie!

--Ce n'est pas moi, mon enfant, je n'y étais pas; mais j'y étais de
coeur avec _lui_! Voyons, quel mal avez-vous?

--Rien, monsieur, ce n'est rien, c'est le chagrin. J'ai eu des rêves, et
puis je me sens faible; mais je n'ai rien et je veux m'en aller d'ici.

--Vous voyez, docteur, dit la Valentin, elle déraisonne; elle est ici
chez elle et elle y est fort bien.

--Laissez-moi seule avec elle, dit le docteur. Vous paraissez
l'effrayer. Je n'ai pas besoin de vous pour savoir si elle a le délire.

La Valentin sortit.

--Monsieur le docteur, dit Francia recouvrant une vivacité fébrile, il
faut que vous m'aidiez à retourner chez nous! Je suis ici chez un homme
qui m'a tué ma mère!

Le docteur fronça légèrement le sourcil; l'étrange révélation de la
jeune fille ressemblait beaucoup à un accès de démence. Il lui toucha le
pouls; elle avait la fièvre, mais pas assez pour l'inquiéter. Il lui fit
boire un peu d'eau, l'engagea à se tenir calme un instant et l'observa;
puis, la questionnant avec ordre, laconisme et douceur, il fut frappé de
la lucidité et de la sincérité de ses réponses. Au bout de dix minutes,
il savait toute la vie de Francia, et se rendait un compte exact de sa
situation.

--Ma pauvre enfant, lui dit-il, il ne me paraît pas certain que ce
prince russe soit le meurtrier de votre mère. Vous avez pu être trompée
par une rivale, à l'effet de vous faire souffrir ou de rompre vos
relations avec son amant; mais je suis pour le proverbe _Dans le doute,
abstiens-toi!_ Vous ferez donc bien, dans quelques heures, ce soir,...
quand vous pourrez sortir sans inconvénient pour votre santé, de vous en
aller d'ici.

Francia fit un geste d'angoisse.

--Vous n'avez rien, je sais, reprit le docteur, et vous ne voulez plus
rien recevoir de ce prince. Moi, je ne suis pas riche, je suis même
pauvre; mais je connais de bonnes âmes qui, sans même savoir votre nom
et votre histoire, me donneront un secours suffisant pour vous permettre
d'aller loger ailleurs. Dame! après ça, il faudra bien essayer de
travailler!

--Mais, monsieur, je travaille! Voyez, mon ouvrage est là. J'ai des
pièces à finir et à renvoyer.

--Oui, dit le docteur, des gilets de flanelle! Je sais ce que ça
rapporte. Ce n'est pas assez; il faut entrer dans quelque hospice ou
dans tout autre établissement public pour travailler à la lingerie avec
des appointemens fixes. Je m'occuperai de vous. Si vous êtes courageuse
et sage, vous vous tirerez honnêtement d'affaire; sinon, je vous en
avertis, je vous abandonnerai. Je vois qu'en ce moment vous avez de
bonnes intentions; je vais vous mettre à même d'y donner suite. Tâchez
de dormir une heure, à présent que vous voyez le moyen de réparer votre
faute. Et puis vous vous lèverez, vous vous habillerez tout doucement,
et je viendrai vous prendre pour vous conduire au logement provisoire
que vous voudrez choisir. Il me faut deux ou trois jours au plus pour
vous caser.

Francia lui baisa les mains en le quittant. Elle était si pressée de
s'en aller qu'elle ne put dormir; elle se leva, réussit à se débarrasser
des obsessions de la Valentin, s'enferma et se mit à refaire ses
paquets, croyant à chaque instant entendre revenir le bon docteur
qui devait délivrer sa conscience au prix d'une aumône dont elle ne
rougissait plus.

A deux heures, elle entendit frapper à sa porte; elle y courut, ouvrit,
et se trouva dans les bras de Mourzakine qui, la saisissant comme une
proie, la couvrait de baisers.

--Laissez-moi! laissez-moi! s'écria-t-elle en se débattant; je vous
hais, je vous ai en horreur! Laissez-moi, vous avez le sang de ma mère
sur les mains, sur la figure; je vous déteste! ne me touchez pas, ou je
vous tuerai, moi!

Elle s'enfuit au fond de sa chambre, cherchant avec égarement le couteau
dont elle avait coupé son pain pour déjeuner. Valentin, entendant ses
cris, était monté.

--Prince, disait-il, ne l'approchez pas, c'est un transport au cerveau.
Je vous le disais bien, elle déraisonne depuis ce matin. Je l'ai
entendue dire au médecin qu'elle ne voulait pas rester chez un homme qui
avait tué sa mère; or je vous demande un peu...

--Allez-vous-en! flanquez-moi la paix, dit le prince en mettant Valentin
dehors et en s'enfermant avec Francia.

Puis, allant à elle, il ouvrit son dolman en lui présentant son
poignard:

--Tue-moi, si tu crois cela, lui dit-il; tu vois! c'est très-facile,
je ne t'en empêcherai pas. J'aime mieux la mort que ta haine; mais
auparavant dis-moi qui t'a fait ce lâche et stupide mensonge?

--Elle! votre autre maîtresse!

--Je n'ai pas d'autre maîtresse que toi.

--La marquise de Thièvre, votre prétendue cousine!

--Elle est fort peu ma cousine, et pas du tout ma maîtresse.

--Mais elle le sera!

--Non, si tu m'aimes! J'ai été un peu épris d'elle, le premier jour. Le
second jour, je t'ai vue; le troisième, je t'ai aimée: je ne peux plus
aimer que toi.

--Pourquoi dit-elle que vous avez tué...

--Pour t'éloigner de moi; elle est peut-être piquée, jalouse, que
sais-je? Elle a menti, elle a arrangé l'histoire de tes malheurs, qu'il
m'a bien fallu lui raconter le jour où tu es venue me parler chez elle;
mais je peux te jurer par mon amour et le tien que je n'étais pas à
l'endroit où tu as été blessée et où ta mère a péri!

--Elle a donc péri! Vous le saviez et vous me trompiez?

--Devais-je te mettre la mort dans l'âme quand tu conservais de
l'espérance? D'ailleurs est-on jamais absolument sûr d'un fait de cette
nature? Mozdar a vu tomber ta mère; mais il ne sait pas, il ne peut pas
savoir si elle n'a pas été relevée vivante encore, comme tu l'étais
après l'affaire. J'ai écrit, nous saurons tout. Je ne t'ai jamais dit
de compter sur un bon résultat; mais tu dois savoir que je suis humain,
puisque je t'ai sauvée, toi! Francia sentit tomber sa fièvre et sa
colère.

--C'est égal, dit elle, je veux m'en aller, le docteur l'a dit: «--Dans
le doute, abstiens-toi!»

--Quel docteur? de quel âne me parles-tu? as-tu fait la folie de te
confier à quelqu'un?

--Oui, dit Francia, j'ai tout raconté à un très-brave monsieur, un
ami du docteur Larrey que madame Valentin m'a amené. Il va venir me
chercher.

Pressée par les questions de Mourzakine, elle raconta son entretien avec
M. Faure.

--Et tu crois, s'écria le prince, que je te permettrai de me quitter
avec l'aumône des âmes charitables du quartier? Toi, si fière, tu
passerais à l'état de mendiante? Non! voilà un billet de banque que je
mets sous ce flambeau. Quand tu voudras partir, tu pourras le faire sans
rien devoir à personne, sans me consulter, sans m'avertir; donc tu n'es
plus retenue par rien que par l'idée de me briser le coeur. Va-t'en, si
tu veux, tout de suite! Je ne souffrirai pas longtemps, va; si la guerre
recommence, je me ferai tuer à la première affaire et je ne regretterai
pas la vie. Je me dirai que j'ai été heureux pendant trois jours dans
toute mon existence. Ce bonheur a été si grand, si délicieux, si
complet, qu'il peut compter pour un siècle!

Mourzakine parlait avec tant de conviction apparente que Francia tomba
dans ses bras en pleurant.

--Non! dit-elle, ce n'est pas possible qu'un homme si bon et si généreux
ait jamais tué une femme! Cette marquise m'a trompée! Ah! c'est bien
cruel! Pourvu qu'elle ne te dise pas quelque chose contre moi qui me
fasse haïr de toi, comme je te haïssais tout à l'heure!

--Moquons-nous d'elle, dit le prince.

Et, faisant aussi bon marché de madame de Thièvre qu'il avait fait de
Francia en parlant d'elle à la marquise, il jura qu'elle était trop
grande, trop grasse, trop blonde, et qu'il ne pouvait souffrir ces
natures flamandes privées de charme et de feu sacré. Il n'en savait rien
du tout, mais il savait dire tout ce qui le menait à ses fins. La bonne
Francia n'était pas vindicative, mais une femme aime toujours à entendre
rabaisser sa rivale. Les hommes le savent, et souvent une raillerie les
disculpe mieux qu'un serment. Mourzakine ne se fit faute ni de l'un ni
de l'autre, et peut-être se persuada-t-il qu'il disait la vérité.

--Voyons, dit-il à sa petite amie quand il eut réussi à lui arracher un
sourire, tu t'es ennuyée d'être seule, tu as eu des idées noires, je ne
veux pas que tu sois malade; achève de t'habiller, nous allons sortir en
voiture. J'ai vu aux Champs-Élysées des petites maisons où l'on mange
comme si on était à la campagne. Allons dîner ensemble dans une chambre
bien gaie, et puis à la nuit nous nous promènerons à pied. Ou bien
veux-tu aller au spectacle? dans une petite loge d'en bas où tu ne seras
vue de personne? Valentin nous suivra. Nous nous arrangerons pour que tu
ne sois pas vue au bras d'un étranger en uniforme, puisque tu crains de
passer pour traître envers ta patrie! Nous irons où tu voudras, nous
ferons ce que tu voudras, pourvu que je te voie me sourire comme l'autre
jour. Je donnerais ma vie pour un sourire de toi!

Pendant qu'elle s'habillait, on apporta des cartons où elle dut choisir
rubans, écharpes, voiles, chapeaux et gants. Elle accepta moitié
honteuse, moitié ravie. Elle était prête, elle était parée, émue,
heureuse, quand le docteur reparut. Elle redevint pâle. Le prince reçut
M. Faure avec une politesse railleuse.

--Votre petite malade est guérie, lui dit-il, elle sait que je n'ai
massacré personne de sa famille. Nous allons sortir; veuillez me dire,
docteur, ce que je vous dois pour vos deux visites.

--Je ne venais pas chercher de l'argent, répondit M. Faure, j'en
apportais, je croyais avoir une bonne action à faire; mais puisque j'ai
été, selon ma coutume, dupe de ma simplicité, je remporte mon aumône et
je vais chercher à la mieux placer.

Il s'en alla en haussant les épaules et en jetant à Francia confuse un
regard de moquerie méprisante qui lui alla au fond du coeur comme un
coup d'épée. Elle cacha sa tête dans ses mains, et resta comme brisée
sous une humiliation que personne jusqu'alors ne lui avait infligée.

--Voyons, lui dit le prince, vas-tu être malheureuse avec moi, quand
je fais mon possible pour te distraire et t'égayer! Te sens-tu malade?
veux-tu te recoucher et dormir?

--Non! s'écria-t-elle en lui saisissant le bras; vous vous en iriez chez
cette dame!

--Te voilà jalouse encore?

--Eh bien! oui, je suis jalouse malgré tout ce que vous m'avez dit, je
suis jalouse malgré moi! Ah! tenez, je souffre bien; je sens que je suis
lâche d'aimer un ennemi de mon pays! Je sais que pour cela je mérite le
mépris de tous les honnêtes gens. Ne dites rien, allez, vous le savez
bien vous-même, et peut-être que vous me méprisez aussi au fond du
coeur. Peut-être qu'une femme de votre pays ne se donnerait pas à un
militaire français; mais je supporterai cette honte, si vous m'aimez,
parce que cette chose-la est tout pour moi; seulement il faut m'aimer!
Si vous me trompiez!.....

Elle fondit en larmes. Le prince, voyant l'énergie de cette affection
dans un être si faible, en fut touché.

--Tiens, lui dit-il en reprenant le poignard persan qu'elle avait jeté
sur la table, je te donne ce bijou; c'est un bijou, tu vois! c'est orné
de pierres fines, et c'est assez petit pour être caché dans le mouchoir
ou dans le gant. Ce n'est pas plus embarrassant qu'un éventail; mais
c'est un joujou qui tue, et en te l'offrant tout à l'heure je savais
très-bien qu'il pouvait me donner la mort. Garde-le, et perce-moi le
coeur, si tu me crois infidèle!

Il disait ce qu'il pensait en ce moment-là. Il n'aimait pas la marquise;
il lui en voulait même. Il était content de ne pas se soucier de sa
personne, qu'elle lui avait trop longtemps refusée, selon lui.

Francia, rassurée, examina le poignard, le trouva joli, et s'amusa de
la possession d'un bijou si singulier; elle le lui rendit pourtant, ne
sachant qu'en faire et frémissant à l'idée de s'en servir contre lui.
Elle était prête à sortir. Mourzakine l'entraîna, lui fit oublier sa
blessure en la caressant et la gâtant comme un enfant malade. Ils
allèrent dîner aux Champs-Élysées, et puis il lui demanda quel théâtre
elle préférait. Elle se sentait faible, elle avait à peine mangé, et
par moments elle avait des frissons. Il lui proposa de rentrer. Elle le
voyait disposé à s'amuser du bruit et du mouvement de Paris; il avait
copieusement dîné, lui, bu d'autant. Elle craignit de le priver en
acceptant de prendre du repos, et céda au désir qu'il paraissait avoir
d'aller à Feydeau entendre les chanteurs en vogue. L'Opéra-Comique était
alors fort suivi et généralement préféré au grand Opéra. C'était un
théâtre de bon ton, et Mourzakine n'était pas fâché, tout en écoutant
la musique, de pouvoir lorgner les jolies femmes de Paris. Il envoya en
avant Valentin pour louer une loge de rez-de-chaussée, et, quand ils
arrivèrent, le dévoué personnage les attendait sous le péristyle avec
le coupon. Francia baissa son voile, prit le bras de Valentin et alla
s'installer dans la loge, ou peu d'instants après le prince vint la
rejoindre.

Quand elle se vit tête à tête avec lui dans cette niche sombre, où, en
se tenant un peu au second plan, elle n'était vue de personne, elle se
rassura. En jetant les yeux sur ce public où pas une figure ne lui était
connue, elle sourit de la peur qu'elle avait eue d'y être découverte, et
elle oublia tout encore une fois, pour ne sentir que la joie d'être dans
un théâtre, dans la foule, parée et ravie, dans le souffle chaud et
vivifiant de Paris artiste, seule et invisible avec son amant heureux.
C'était la sécurité, l'impunité dans la joie, car Francia, élevée dans
les coulisses du spectacle ambulant, aimait le théâtre avec passion.
C'est en l'y menant quelquefois que Guzman l'avait enivrée. Elle aimait
surtout la danse, bien que sa mère, en lui donnant les premières leçons,
l'eût souvent torturée, brisée, battue. Dans ce temps-là, certes elle
détestait l'art chorégraphique; mais depuis qu'elle n'en était plus la
victime résignée, cet art redevenait charmant dans ses souvenirs. Il
se liait à ceux que sa mère lui avait laissés. Elle était fière de s'y
connaître un peu et de pouvoir apprécier certains pas que Mimi La Source
lui avait enseignés. On jouait, je crois, _Aline, reine de Golconde_. Si
ma mémoire me trompe, il importe peu. Il y avait un ballet. Francia le
dévora des yeux, et, bien que les danseuses de Feydeau fussent de second
ordre, elle fut enivrée jusqu'à oublier qu'elle avait la fièvre. Elle
oublia aussi qu'elle ne voulait pas être vue avec un étranger; elle se
pencha en avant, tenant naïvement le bras de Mourzakine et l'entraînant
à se pencher aussi pour partager un plaisir dont elle ne voulait pas
jouir sans lui.

Tout à coup elle vit immédiatement au-dessous d'elle une tête crépue,
dont le ton rougeâtre la fit tressaillir. Elle se retira, puis se
hasarda à regarder de nouveau. Elle dut prendre note d'une grosse main
poilue qui frottait par moments une nuque bovine, rouge et baignée de
sueur. Enfin elle distingua le profil qui se tournait vers elle, mais
sans que les yeux ronds et hébétés parussent la voir. Plus de doute,
c'était Antoine le ferblantier, le neveu du père Moynet, l'amoureux que
Théodore lui avait conseillé d'épouser.

Elle fut prise de peur. Était-ce bien lui? Que venait-il faire au
théâtre, lui qui n'y comprenait rien, et qui était trop rangé pour se
permettre un pareil luxe? L'acte finissait. Quand elle se hasarda à
regarder encore, il n'était plus là. Elle espéra qu'il ne reviendrait
pas, ou qu'elle avait été trompée par une ressemblance. Antoine avait
une de ces têtes pour ainsi dire classiques par leur banalité, qu'on ne
rencontre plus guère aujourd'hui dans les gens de sa classe. Les types
tendent à se particulariser sous l'action d'aptitudes plus personnelles.
A cette époque, un ouvrier de Paris n'était souvent qu'un paysan à peine
dégrossi, et si quelque chose caractérisait Antoine, c'est qu'il n'était
pas dégrossi du tout.

Mourzakine sortit pour aller chercher des oranges et des bonbons.
Francia l'attendit en se tenant d'abord bien au fond de la baignoire;
mais elle s'ennuya, et, voyant la salle à moitié vide, le parterre vide
absolument, elle s'avança pour se donner le plaisir de regarder la
toile. En ce moment, elle se trouva face à face avec le regard doux
et le timide sourire d'Antoine qui rentrait, et qui la reconnaissait
parfaitement. Il était trop naïf pour croire déplacé de lui adresser la
parole. Bien au contraire, il eût pensé faire une grossièreté en ne lui
parlant pas.

--Comment donc, mademoiselle Francia, lui dit-il, c'est vous? Je vous
croyais bien loin! Vous voilà donc revenue? Est-ce que votre maman...

--Je l'ai rencontrée en route, répondit Francia avec la vivacité
nerveuse d'une personne qui ne sait pas mentir.

--Ah! bien, bien! vous êtes revenues ensemble? Et Dodore, il est revenu
aussi?

--Oui, il est là avec moi, il vient de sortir, dit Francia, qui ne
savait plus ce qu'elle disait.

--Tant mieux, tant mieux! reprit pesamment Antoine. A présent, vous
voilà contents, vous voilà heureux, car vous êtes habillée,... très-bien
habillée, très-jolie! Et la santé est bonne?

--Oui, oui, Antoine, merci!

--Et la maman? sans doute qu'elle a fait fortune là-bas, dans les
voyages?

Et Antoine soupira bruyamment en croyant dissimuler son chagrin.

Francia comprit ce soupir: Antoine se disait qu'il ne pouvait plus
aspirer à sa main. Elle saisit ce moyen de le décourager.

--C'est comme cela, mon bon Antoine, reprit-elle; maman a fait fortune,
et nous partons demain pour les pays étrangers, où elle a du bien.

--Demain, déjà! vous partez demain! mais vous viendrez bien dire adieu à
mon oncle, qui vous aime tant?

--J'irai, bien sûr, mais ne lui dites pas que vous m'avez vue; il
aurait du chagrin de savoir que je vais au spectacle avant de courir
l'embrasser.

--Je ne dirai rien. Allons! adieu, mademoiselle Francia; est-ce demain
que vous viendrez chez l'oncle? Je voudrais bien savoir l'heure, pour
vous dire adieu aussi.

--Je ne sais pas l'heure, Antoine, je ne peux pas décider l'heure... Je
vous dis adieu tout de suite.

--J'aurais voulu voir votre maman. Est-ce qu'elle va rentrer dans votre
loge?

--Je ne sais pas! dit Francia, inquiète et impatientée. Qu'est-ce que ça
vous fait de la voir? Vous ne la connaissez pas!

--C'est vrai! D'ailleurs je ne peux pas rester. Il est déjà tard, et il
faut que je sois levé avec le jour, moi!

--Et puis le spectacle ne vous amuse sûrement pas beaucoup?

--C'est vrai, que ça ne m'amuse guère; les chansons durent trop
longtemps, et ça répète toujours la même chose. J'étais venu rapporter
à ce théâtre une commande de pièces de réflecteurs, et comme je ne
demandais pas de pourboire, ils m'ont dit dans les coulisses:

--Voulez-vous une place debout, à l'entrée du parterre? J'ai trouvé une
place assis. J'ai regardé, mais j'en ai assez, et puisque vous voilà
riche,... c'est-à-dire puisque vous viendrez...

--Oui, oui, Antoine, j'irai voir votre oncle. Adieu! portez-vous bien!

Antoine soupira encore et s'en alla; mais, comme il traversait le
couloir, il vit le beau prince russe qui entrait familièrement dans la
loge de Francia, et une faible lumière se fit dans son esprit, lent à
saisir le sens des choses. Je ne sais s'il était capable de débrouiller
tout seul le problème, mais l'instinct du caniche lui fit oublier qu'il
voulait s'en aller. Il resta à flâner sous le péristyle du théâtre.

Francia n'osa raconter à son prince la rencontre qui venait de la
troubler et de l'attrister profondément, car, si elle n'avait que de
l'effroi pour l'amour d'Antoine, elle n'en était pas moins touchée de sa
confiance et de son respect.

--Il croit des choses impossibles à croire, se disait-elle, et ce n'est
pas tant parce qu'il est simple que parce qu'il m'estime plus que je ne
vaux!

Et puis, ce vieux ami, ce limonadier à la jambe de bois, qu'elle n'avait
pas embrassé en partant, qu'elle n'avait pas eu le courage de tromper,
et qui l'attendrait tous les jours jusqu'au moment où, las d'attendre,
il prononcerait sur elle l'arrêt que méritent les ingrats!

Mourzakine lui apportait des friandises qu'elle se mit à grignoter
en rentrant ses larmes. Le rideau se releva. Elle essaya de s'amuser
encore, mais elle avait des éblouissements, des élancements au coeur
et au cerveau; elle craignait de s'évanouir; elle ne put cacher son
malaise.

--Rentrons! lui dit Mourzakine.

Elle ne voulait pas l'empêcher d'entendre toute la pièce. Elle espéra
que cinq minutes d'air libre la remettraient. Il la conduisit sur le
balcon du foyer, où elle se débarrassa de son voile et respira. Elle
redevint gaie, confiante, et quand la cloche les avertit, sans songer à
cacher son visage, elle retourna avec lui à sa loge.

Au moment où, après l'y avoir fait entrer, Mourzakine allait s'y placer
auprès d'elle, une main lui frappa l'épaule, et le força à se retourner.

C'était l'oncle Ogokskoï qui, l'attirant dans le couloir, lui dit en
souriant:

--Tu es là avec ta petite. Je l'ai aperçue; mais je suis curieux de voir
si elle est vraiment jolie.

--Non, mon oncle, elle n'est pas jolie, répondit à voix basse
Mourzakine, qui frémissait de rage.

--Je veux entrer dans la loge, ouvre! Fais donc ce que je te dis! ajouta
le comte d'un ton sec qui ne souffrait pas de réplique.

Mourzakine lutta comme on peut lutter contre le pouvoir absolu.

--Non, cher oncle, dit-il en affectant une gaîté qu'il était loin de
ressentir, je vous en prie, ne la voyez pas. Vous êtes un rival
trop dangereux; vous m'avez mis au plus mal avec la belle marquise,
laissez-moi ce petit échantillon de Paris, qui n'est vraiment pas digne
de vous.

--Si tu dis la vérité, reprit tranquillement le comte, tu n'as rien
à craindre. Allons, ouvre cette porte, te dis-je, ou je l'ouvrirai
moi-même.

Mourzakine essaya d'obéir, il ne put le faire; il se sentit comme
paralysé. Ogokskoï ouvrit la loge et, laissant la porte ouverte pour
y faire pénétrer la lumière du couloir, il regarda très-attentivement
Francia, qui se retournait avec surprise. Au bout d'un instant, il
revint à son neveu en disant:

--Tu m'as menti, Diomiditch, elle est jolie comme un ange. Je veux
savoir à présent si elle a de l'esprit. Va-t'en là-haut saluer monsieur
et madame de Thièvre.

--Là-haut? Madame de Thièvre est ici?

--Oui, et elle sait que tu t'y trouves. Je t'avais aperçu déjà, je lui
ai annoncé que tu comptais venir la saluer. Va! va donc! m'entends-tu?
Sa loge est tout juste au-dessus de la tienne.

Ogokskoï parlait en maître, et, malgré la douceur railleuse de ses
intonations, Diomiditch savait très-bien ce qu'elles signifiaient. Il se
résigna à le laisser seul avec sa maîtresse. Quel danger pouvait-elle
courir en plein théâtre? Pourtant une idée sauvage lui entra
soudainement dans l'esprit.

--Je vous obéis, répondit-il; mais permettez-moi de dire à ma petite
amie qui vous êtes, afin qu'elle n'ait pas peur de se trouver avec un
inconnu, et qu'elle ose vous répondre si vous lui faites l'honneur de
lui adresser la parole.

Et, sans attendre la réponse, il entra vivement, et dit à Francia:

--Je reviens à l'instant; voici mon oncle, un grand personnage, qui a la
bonté de prendre ma place,... tu lui dois le respect.

En achevant ces mots, que le comte entendait, il glissa adroitement à
Francia le poignard persan qu'il avait gardé sur lui, et qu'il lui mit
dans la main en la lui serrant d'une manière significative Son corps
interceptait au regard d'Ogokskoï cette action mystérieuse, que Francia
ne comprit pas du tout, mais à laquelle une soumission instinctive la
porta à se prêter. Il hésitait toutefois à se retirer, quand Ogokskoï le
poussa sans qu'il y parût, mais avec la force inerte et invincible d'un
rocher qui se laisse glisser sur une barrière. Diomiditch dut céder
la place et monter à la loge de madame de Thièvre, dont, sans autre
explication, son oncle lui jeta le numéro en refermant la porte de celle
de Francia.

La marquise le reçut très-froidement. Il l'avait trop ouvertement
négligée; elle le méprisait, elle le haïssait même. Elle le salua à
peine et se retourna aussitôt vers le théâtre, comme si elle eût pris
grand intérêt au dernier acte.

Mourzakine allait redescendre, impatient de faire cesser le tête-à-tête
de son oncle avec Francia, quand le marquis le retint.

--Restez un instant, mon cher cousin, lui dit-il, restez auprès de
madame de Thièvre: je suis forcé, pour des raisons de la dernière
importance, de me rendre à une réunion politique. Le comte Ogokskoï m'a
promis de reconduire la marquise chez elle; il a sa voiture, et je suis
forcé de prendre la mienne. Il va revenir, je n'en doute pas, veuillez
donc ne quitter madame de Thièvre que quand il sera là pour lui offrir
son bras.

M. de Thièvre sortit sans admettre que Mourzakine pût hésiter, et
celui-ci resta planté derrière la belle Flore, qui avait l'air de ne pas
tenir plus de compte de sa présence que de celle d'un laquais, tandis
qu'il sentait sa moustache se hérisser de colère en songeant au méchant
tour que son oncle venait de lui jouer. Il n'était pas sans crainte
sur l'issue de cette mystification féroce, lorsqu'au bout de quelques
instants il vit l'ouvreuse entr'ouvrir discrètement la loge et lui
glisser une carte de visite de son oncle, sur le dos de laquelle il lut
ces mots au crayon:

«Dis à madame la marquise qu'un ordre inattendu, venue de la rue
Saint-Florentin, me prive du bonheur de la reconduire et me force à te
laisser l'honneur de me remplacer auprès d'elle. Vous trouverez en bas
mes gens et ma voiture. Je prends un fiacre, et je laisse la petite
personne aux soins de M. Valentin, ton majordome, qui la reconduira chez
toi.»

--Eh bien, pensa Mourzakine, il n'y a que demi-mal, puisqu'elle est
débarrassée de lui! Elle sera jalouse, si elle me voit sortir avec la
marquise; mais celle-ci me reçoit si mal qu'elle ne me gardera
pas longtemps, et peut-être même ne me permettra-t-elle pas de
l'accompagner.

Le spectacle finissait. Il offrit à madame de Thièvre le châle qu'elle
devait prendre pour sortir.

--Où donc est le comte Ogokskoï? lui dit-elle sèchement.

Il lui expliqua la substitution de cavalier, et lui offrit son bras.
Elle le prit sans répondre un mot, et comme, d'après son air courroucé,
il hésitait à monter en voiture auprès d'elle, elle lui dit d'un ton
impérieux:

--Montez donc! vous me faites enrhumer.

Il s'assit sur la banquette de devant, elle fit un mouvement de droite à
gauche pour ne pas rester en face de lui et pour se trouver aussi loin
de lui que possible.

Il n'en fut point piqué. Il aimait vraiment Francia, il ne songeait qu'à
elle. Il l'avait cherchée des yeux à la sortie. Il n'avait vu ni elle,
ni Valentin; mais cela n'était-il pas tout simple? Les spectateurs
placés au rez-de-chaussée avaient dû s'écouler plus vite que ceux
du premier rang. Une seule chose le tourmentait, l'inquiétude et la
jalousie de sa petite amie. Il ne doutait point que, pour parfaire sa
vengeance, Ogokskoï ne lui eût dit en la quittant:--Mon neveu reconduit
une belle dame, ne l'attendez pas.

Mais Diomiditch comptait sur l'éloquence de Valentin pour la rassurer et
lui faire prendre patience. D'ailleurs elle était en fiacre, la voiture
louée par Ogokskoï allait très-vite. Il ne pouvait manquer d'arriver en
même temps que Francia au pavillon.

Quand il eut fait ces réflexions, il en fit d'autres relativement à la
belle marquise. Il avait des torts envers elle, elle était furieuse
contre lui: devait-il accepter platement sa défaite et l'humiliation
que son oncle lui avait ménagée? Nul doute qu'Ogokskoï n'eût dit à la
marquise en quelle société il avait surpris son beau neveu, et qu'il
n'eût compté les brouiller à jamais ensemble pour se venger de ne
pouvoir rien espérer d'elle. Mourzakine se demanda fort judicieusement
pourquoi la marquise, qui affectait de le mépriser, l'avait appelé dans
sa voiture au lieu de lui défendre d'y monter. Il est vrai que cette
voiture n'était pas la sienne et qu'elle pouvait avoir peur de se
trouver à minuit dans un _remise_ dont le cocher lui était inconnu.
Pourtant un de ses valets de pied était resté pour l'accompagner, et il
était sur le siège. Elle n'avait nullement besoin de Mourzakine pour
rentrer sans crainte. Donc il lui plaisait d'avoir Mourzakine à bouder
ou à quereller. Il provoqua l'explosion en se mettant à ses genoux et
en se laissant accabler de reproches jusqu'à ce que toute la colère
fût exhalée. Il eût volontiers menti effrontément si la chose eût
été possible; mais la rencontre de la marquise avec Francia ne lui
permettait pas de nier. Il avoua tout, seulement il mit le tout sur le
compte de la jeunesse, de l'emportement des sens et de l'excitation
délirante où l'avaient jeté les rigueurs de sa belle cousine. Ce
reproche, qu'elle ne méritait guère, car elle ne l'avait certes pas
désespéré, fit rougir la marquise; mais elle l'écrasait en vain du poids
de la vérité, elle perdit son temps à lui démontrer que tout ce qu'il
lui avait dit de ses relations avec Francia était faux d'un bout à
l'autre. Il coupa court aux explications par une scène de désespoir.
Il se frappa la poitrine, il se tordit les mains, il feignit de perdre
l'esprit en se montrant d'autant plus téméraire qu'il avait moins le
droit de l'être. La marquise perdit l'esprit tout de bon et le défia de
rester chez elle à attendre le marquis de Thièvre jusqu'à deux où trois
heures du matin, comme cela leur était déjà arrivé.

--Si vous êtes capable, lui dit-elle, de causer raisonnablement avec
moi sans songer à celle qui vous attend chez vous, je croirai que
vous n'avez pour elle qu'une grossière fantaisie et que votre coeur
m'appartient. A ce prix, je vous pardonnerai vos folies de jeune homme,
et, ne voulant de vous qu'un amour pur, je vous regarderai encore comme
mon parent et mon ami.

Le prince s'était mis dans une situation à ne pouvoir reculer. Il baisa
passionnément les mains de la marquise et la remercia si ardemment,
qu'elle se crut vengée de Francia et le fit entrer chez elle en
triomphe.

Elle se fit apporter du thé au salon, annonça à ses gens qu'ils eussent
à attendre M. de Thièvre et à introduire les personnes qui pourraient
venir de sa part lui apporter des nouvelles. La conspiration royaliste
autorisait ces choses anormales dont les valets n'étaient point dupes,
mais que le grave et politique Martin prenait au sérieux, se chargeant
d'imposer silence aux commentaires des laquais du second ordre, lesquels
étaient réduits à chuchoter et à sourire. Quant à lui, croyant fermement
à des secrets d'État et comptant que sa prudence était un puissant
auxiliaire aux projets de ses maîtres, il se tint dans l'antichambre,
aux ordres de la marquise, et envoya les autres valets plus loin, pour
les empêcher d'écouter aux portes.

Mourzakine avait assez étudié la maison pour se rendre compte des
moindres détails. Il admira l'air dégagé et imposant avec lequel
une femme aussi jeune que la marquise savait jouer la comédie de la
préoccupation politique pour s'affranchir des usages et se débarrasser
des témoins dangereux. Il se reprit de goût pour cette fière et
aristocratique beauté qui lui présentait un contraste si tranché avec la
craintive et tendre grisette. Il pensa à son oncle, qui avait compté par
ses railleuses délations le brouiller avec l'une et avec l'autre, et qui
ne devait réussir qu'à lui assurer la possession de l'une et de l'autre.
Il jura à la marquise qu'il l'aimait avec son âme, qu'il la respectait
trop pour l'aimer autrement; mais il feignit d'être fort jaloux
d'Ogokskoï, et coupa court à ses récriminations en lui reprochant à
son tour de vouloir trop plaire à son oncle. Elle fut forcée de se
justifier, de dire que son mari était un ambitieux qui la protégeait mal
et qui l'avait prise au dépourvu en invitant le comte à dîner chez elle,
à l'accompagner au théâtre et à la reconduire.

--Et vous-même, ajouta-t-elle, n'étes-vous pas un ambitieux aussi? Ne
m'avez-vous pas négligée ces jours-ci pour ne pas déplaire à cet oncle
que vous craignez tant? ne m'avez-vous pas conseillée d'être aimable
avec lui, de le ménager, pour qu'il ne vous écrasât pas de son courroux?

--La preuve, lui répondit Mourzakine, que je ne le crains pas pour moi,
c'est que me voici à vos pieds jurant que je vous adore. Vous pouvez le
lui redire. Un sourire de votre bouche de rose, un doux regard de vos
yeux d'azur, et que je sois brisé après par le tsar lui-même, je ne me
plaindrai pas de mon sort!

Diomiditch n'avait pas beaucoup à craindre que la marquise trahit sa
propre défaite, devenue imminente; elle n'en fut pas moins dupe d'une
bravoure si peu risquée, et se laissa adorer, supplier, enivrer et
vaincre.

Les larmes et les reproches vinrent après la chute; mais il était fort
tard, trois heures du matin peut-être. M. de Thièvre pouvait rentrer.
Elle recouvra sa présence d'esprit, et sonna Martin.

--Le marquis ne rentre pas, lui dit-elle, il sera peut-être retenu
jusqu'au jour; je suis fatiguée d'attendre, reconduisez le prince...

Mourzakine s'éloigna fier de sa victoire, mais impatient de revoir
Francia, qu'il continuait à préférer à la marquise. Il avait, non pas
des remords, il se fût méprisé lui-même s'il n'eût profité de l'occasion
que lui avait fournie son oncle en croyant le perdre dans l'esprit
de madame de Thièvre; mais la douleur de Francia gâtait un peu son
triomphe, et il avait hâte de la rejoindre pour l'apaiser. Il était
aussi très-impatient d'apprendre ce qui s'était passé entre elle et
le comte Ogokskoï. Il est étrange que, malgré sa pénétration et son
expérience des procédés du cher oncle, il ne l'eût pas deviné. Il
commençait pourtant à en prendre quelque souci en franchissant la rue
sombre qui le ramenait à son pavillon.

Or ce qui s'était passé, s'il l'eût pressenti plus tôt, eût beaucoup
gâté l'ivresse de sa veillée auprès de la marquise.

Reprenons la situation de Francia où nous l'avons laissée, c'est-à-dire
en tête-à-tête avec Ogokskoï dans sa loge du rez-de-chaussée à
l'Opéra-Comique.

D'abord il se contenta de la regarder sans rien lui dire, et elle, sans
méfiance aucune, car Mourzakine lui avait fort peu parlé de son oncle,
continua à regarder le spectacle, mais sans rien voir et sans jouir de
rien. Elle sentait revenir une migraine violente dès que Mourzakine
n'était plus auprès d'elle. Elle l'attendait comme s'il eût tenu le
souffle de sa vie entre les mains, lorsque le comte lui annonça que son
neveu venait de recevoir un ordre qui le forçait de courir auprès de
l'Empereur.

--Ne vous inquiétez pas de votre sortie, lui dit-il, je me charge de
vous mettre en voiture, ou de vous reconduire si vous le désirez.

Ce n'est pas la peine, répondit Francia, toute attristée. Il y a M.
Valentin qui m'attend avec un fiacre à l'heure.

--Qu'est-ce que c'est que M. Valentin?

--C'est une espèce de valet de chambre qui est pour le moment aux ordres
du prince.

--Je vais l'avertir, reprit Ogokskoï, afin qu'il se trouve à la sortie.

Il alla sous le péristyle, où se tenaient encore à cette époque tout un
groupe d'industriels empressés qui se chargeaient, moyennant quelque
monnaie, d'appeler ou d'annoncer les voitures de l'aristocratie en
criant à pleins poumons le titre et le nom de leurs propriétaires.
Ogokskoï dit au premier de ces officieux d'appeler M. Valentin; celui-ci
apparut aussitôt.

--Le prince Mourzakine, lui dit Ogokskoï, vous avertit de ne pas
l'attendre ici davantage; remmenez la voiture, et allez l'attendre chez
lui.

Malgré sa puissante intelligence, Valentin ne se douta de rien et obéit.

Le comte rentra dans les couloirs, écrivit à la hâte le billet qui
devait mettre son neveu aux arrêts forcés dans la loge de la marquise,
et revint dire à Francia que M. Valentin, n'ayant sans doute pas compris
les ordres de Mourzakine, était parti.

--En ce cas, répondit Francia, je prendrai tout de suite un autre
fiacre; je suis fatiguée, je voudrais rentrer.

Venez, dit le comte en lui offrant son bras, qu'elle eut de la peine à
atteindre, tant elle était petite et tant il était grand.

Il trouva très-vite un fiacre et s'y assit auprès d'elle en lui jurant
qu'il ne laisserait pas une jolie fille adorée de son neveu sous la
garde d'un cocher de _sapin_.

Il avait dit tout bas au cocher de prendre les boulevards et de les
suivre au pas en remontant du côté de la Bastille. Francia, qui
connaissait son Paris, s'aperçut bientôt de cette fausse route et en fit
l'observation au comte.

--Qu'importe? lui dit-il; l'animal est ivre, ou il dort, nous pouvons
causer tranquillement, et j'ai à causer avec vous de choses très-graves
pour vous. Vous aimez mon neveu, et il vous aime; mais vous êtes libre,
et il ne l'est pas. Une très-belle dame que vous ne connaissez pas...

--Madame de Thièvre! s'écria Francia frappée au coeur.

--Moi, je ne nomme personne, reprit le comte; il me suffit de vous dire
qu'une belle dame a sur son coeur des droits antérieurs aux vôtres, et
qu'en ce moment elle les réclame.

--C'est-à-dire qu'il est, non pas chez l'empereur, mais chez cette dame.

--Vous avez parfaitement saisi; il m'a chargé de vous distraire ou de
vous ramener. Que choisissez-vous? Un bon petit souper au Cadran-Bleu,
ou un simple tour de promenade dans cette voiture?

--Je veux m'en aller chez moi bien vite.

--Chez vous? Il paraît que vous n'avez plus de chez vous, et je vous
jure que vous ne trouverez pas cette nuit mon neveu chez lui! Allons,
pleurez un peu, c'est inévitable, mais pas trop, ma belle petite! Ne
gâtez pas vos yeux qui sont les plus doux et les plus beaux que j'aie
vus de ma vie. Pour un amant perdu, cent de retrouvés quand on est aussi
jolie que vous l'êtes. Mon neveu a bien prévu que son infidélité forcée
vous brouillerait avec lui, car il vous sait jalouse et fière. Aussi
m'a-t-il approuvé lorsque je lui ai offert de vous consoler. Dites oui,
et je me charge de vous. Vous y gagnerez. Mourzakine n'a rien que ce que
je lui donne pour soutenir son rang, et moi je suis riche! Je suis moins
jeune que lui, mais plus raisonnable, et je ne vous placerai jamais dans
la situation où il vous laisse ce soir. Allons souper; nous causerons de
l'avenir, et sachez bien que mon neveu me sait gré de l'aider à rompre
des liens qu'il eût été forcé de dénouer lui-même demain matin.

Francia, étouffée par la douleur, l'indignation et la honte, ne pouvait
répondre.

--Réfléchissez, reprit le comte; je vous aimerai beaucoup, moi!
Réfléchissez vite, car il faut que je m'occupe de vous trouver un gîte
agréable, et de vous y installer cette nuit.

Francia restait muette. Ogokskoï crut qu'elle mourait d'envie
d'accepter, et, pour hâter sa résolution, il l'entoura de ses bras
athlétiques. Elle eut peur, et, en se dégageant, elle se rappela la
manière étrange dont Mourzakine lui avait glissé son poignard; elle le
sortit adroitement de sa ceinture, où elle l'avait passé en le couvrant
de son châle.

--Ne me touchez pas! dit-elle à Ogokskoï; je ne suis pas si méprisable
et si faible que vous croyez.

Elle était résolue à se défendre, et il l'attaquait sans ménagements, ne
croyant point à une vraie résistance, lorsqu'elle avisa tout à coup, à
la clarté des réverbères, un homme qui avait suivi la voiture et qui
marchait tout près.

--Antoine! s'écria-t-elle en se penchant dehors.

A l'instant même la portière s'ouvrit, et, sans que le marchepied fût
baissé, elle tomba dans les bras d'Antoine, qui l'emporta comme une
plume. Le comte avait essayé de la retenir, mais on était alors devant
la Porte Saint-Martin, et les boulevards étaient remplis de monde qui
sortait du théâtre. Ogokskoï craignit un scandale ridicule; il retira à
lui la portière, poussa vivement son cocher de fiacre à doubler le pas,
et disparut dans la foule des voitures et des piétons.

Francia était presque évanouie; pourtant elle put dire à
Antoine:--Allons chez Moynet.

Au bout d'un instant, reprenant courage, elle put marcher. Ils étaient à
deux pas de l'estaminet de la _Jambe de bois_; c'est ainsi que les gens
du quartier désignaient familièrement l'établissement du sergent Moynet.
Il était encore ouvert. L'invalide jeta un grand cri de joie en revoyant
sa fille adoptive; mais, comme elle était pâle et défaillante, il la fit
entrer dans une sorte d'office où il n'y avait personne et où il se
hâta de l'interroger. Elle ne pouvait pas encore parler; il questionna
Antoine qui baissa la tête et refusa de répondre.

--Elle vous dira ce qu'elle voudra, dit-il; moi, je n'ai qu'à me taire!

Et comme il pensait bien qu'elle ne voudrait pas s'expliquer devant lui,
l'honnête garçon eut la patience et la délicatesse de renoncer à savoir
la vérité. Il se retira en disant à Francia:

--Je m'en vais aider le garçon à fermer l'établissement. Si vous avez
quelque chose à me commander, je suis là.

Francia, touchée profondément, lui tendit une main qu'il serra dans les
siennes avec une émotion bien vive dont sa figure épaisse et tannée ne
trahit pourtant rien.

--Voyons, parleras-tu? dit en jurant Moynet à Francia, dès qu'ils furent
seuls. Il y a quelque chose de louche dans tout ça! Je n'ai rien dit;
mais je n'ai pas cru un mot de cette histoire du retour de ta mère,
d'autant plus que j'ai su des choses qui ne m'ont pas plu. Pendant que
je courais l'autre soir pour faire relâcher ton vaurien de frère, tu
sortais malgré ma défense; tu n'es rentrée qu'au jour, et ce même
jour-là tu disparais sans me dire adieu! Il faut avouer la vérité,
entends-tu? Si tu essayes encore de me tromper, je te méprise et je
t'abandonne!

Francia se jeta à ses genoux en sanglotant. La dernière crise de cette
cruelle soirée avait dissipé subitement sa migraine; son coeur était
plein d'une indignation énergique contre ces Russes qui avaient tenté de
l'avilir. Elle raconta avec une grande netteté et une sincérité absolue
l'histoire de ses relations avec Mourzakine. Ce fut avec une énergie
égale, mais accentuée de nombreux jurons, que le sergent, tout en
ménageant les reproches à la pauvre fille, flétrit la conduite des deux
étrangers. Il ne voulut pas admettre de circonstances atténuantes en
faveur du prince, et quand Francia essaya de se persuader à elle-même
que sa conduite avait pu être moins coupable que le comte ne la lui
avait présentée, Moynet s'emporta contre elle et se défendit de toute
pitié pour le chagrin qui l'accablait.

--Tu es une sans coeur et une lâche, lui dit-il, tu as trahi ton pays et
le souvenir de ta mère! Tu t'es donnée à l'homme qui l'a tuée! Il l'a
dit à son autre maîtresse, ça doit être vrai, et à l'heure où nous
sommes ils en rient ensemble, car elle est aussi canaille que lui et que
toi! Elle trouve ça drôle! Ah! les femmes! comme c'est vil, et comme
j'ai bien fait de rester garçon! Tiens, finis de pleurer, fille
entretenue par l'ennemi, ou je te mets sur le trottoir avec les
autres!... Les autres? Non, j'ai tort, j'oubliais,... les filles
publiques valent mieux que toi! Le jour de l'entrée des ennemis dans
Paris, il n'y en a pas une qui se soit montrée sur le pavé... Ah! j'en
rougis pour toi! pour moi aussi, qui t'ai ramenée de là-bas, et qui
aurais mieux fait de te flanquer une balle dans la tête! Voilà un beau
débris de la grande armée, voilà un bel échantillon de la déroute! Et
comme ces ennemis doivent avoir une belle idée de nous!

Francia l'écoutait, le coude sur son genou, la joue dans sa main,
la poitrine rentrée, les yeux fixes. Elle ne pleurait plus. Elle
envisageait sa faute et commençait à y voir un crime. Ses affreuses
visions de la nuit précédente lui revenaient. Elle contemplait, tout
éveillée, la tête mutilée de sa mère et le cheval de Mourzakine galopant
avec ce sanglant trophée.

--Papa Moynet, dit-elle à l'invalide, je vous en prie, ne dites plus
rien; vous me rendrez folle!

--Si! Je veux dire, et je dirai encore, reprit Moynet, à qui elle avait
oublié de faire savoir combien elle était malade depuis vingt-quatre
heures: je ne t'ai jamais assez dit, je ne t'ai jamais dit ce que je
devais te dire! J'ai été trop doux, trop bête avec toi. Tu m'as toujours
dupé, et ce qui arrive, c'est ma faute. Nom de nom! C'est aussi la
faute de la misère. Si j'avais eu de quoi te placer, et le temps de te
surveiller, et un endroit, des personnes pour te garder! Mais avec une
seule jambe, pas un sou d'avance, pas d'industrie, pas de famille, rien,
quoi! je n'étais bon qu'à faire un état de cantinière; grâce à un ami,
j'ai pu louer cette sacrée boutique, qui me tient collé comme une image
à un mur, et où je n'ai pas encore pu joindre les deux bouts. Pondant
ce temps-là, _mam'zelle_, que je croyais si sage et qui logeait là-haut
dans sa mansarde, ne se contentait pas de travailler. Il lui fallait des
chiffons et des amusements. On se laissait mener au spectacle et à
la promenade avec les autres petites ouvrières, par les garçons du
quartier, qui faisaient des dettes à leurs parents pour trimballer cette
volaille. Je t'avais dit plus d'une fois: N'y va pas; il t'arrivera
malheur! Tu me promettais tout ce que je voulais: tu es douce, et on te
croirait raisonnable; mais tu n'as pas de ça (Moynet frappait sur sa
poitrine)! Tu n'as ni coeur, ni âme! Une chiffe, quoi! Un oiseau qui ne
veut pas de nid, et qui va comme le vent le pousse. Tu as écouté des pas
grand'chose, tu as méprisé tes pareils, tu aurais pu épouser Antoine,
tu le pourrais peut-être encore! Mais non, tu te crois d'une plus belle
espèce que ça. On a eu une mère qui pirouettait sur les planches, devant
les Cosaques, et on dit: Je suis artiste. On se donne à un perruquier
parce qu'il est artiste, lui aussi! Tiens, tout ce qui sort du théâtre
et tout ce qui y rentre, c'est des vagabonds et des ambitieux! On
s'habille en princes et en princesses, et on rêve d'être des rois et des
empereurs. J'ai vu ça à Moscou, moi; il y avait des comparses de théâtre
qui buvaient bien la goutte avec nous, mais qui n'auraient jamais pris
un fusil pour se battre. Tu as été élevée dans ce monde-là, et tu t'en
ressens: tu seras toujours celle qui ne fait rien d'utile et qui compte
sur les autres pour l'entretenir.

--Mon papa Moynet, dit Francia, humiliée et brisée, je n'ai jamais été
si bas que ça. Je n'ai jamais rien voulu recevoir de vous et de ceux qui
travaillent avec peine et sans profit. Voilà toute ma faute, je n'ai pas
voulu me mettre dans la misère avec Antoine qui ne gagne pas assez pour
être en famille et qui aurait été malheureux. Ceux dont j'ai accepté
quelque chose n'auraient jamais trouvé de maîtresses qui se seraient
contentées d'aussi peu que moi, et je ne suis jamais restée sans gagner
quelques sous pour habiller mon frère; enfin je ne me suis jamais égarée
que par inclination: vous ne m'avez jamais vue avec des riches, et vous
savez bien qu'il n'en manque pas pour nous offrir tout ce que nous
pourrions souhaiter.

--Je sais tout ça; jusqu'à présent tu avais été plus folle que fautive,
c'est pourquoi je te pardonnais; je t'aimais encore, je ne souffrais pas
qu'on dît du mal de toi. Je me figurais que tu rencontrerais quelque
amant convenable dont tu saurais faire un mari par ta gentillesse et ton
bon coeur; mais à présent! à présent, petite, quel honnête homme, même
amoureux de toi, voudrait prendre à tout jamais le reste d'un Russe! Ça
sera bon pour un jour ou deux, la fantaisie de te promener, et puis il
faudra passer de l'un à l'autre, jusqu'à l'hôpital et au trottoir!

--Si c'est comme ça que vous me consolez, dit Francia, je vois bien que
je n'ai plus qu'à me jeter à l'eau!

--Non, ça ne répare rien du tout, ces bêtises-la! on n'en a pas le
droit; un homme se doit à son pays, une femme se doit à son devoir.

--Quel devoir ai-je donc à présent, puisque vous me trouvez déshonorée,
perdue?

Moynet fut embarrassé, il avait été trop loin. Il n'était pas assez fort
en raisonnement pour sortir de son dilemme. Il ne trouva qu'une issue.
Ce fut de lui offrir le pardon et l'amour d'Antoine.

--Il n'y a, lui dit-il, qu'un homme assez bon et assez patient pour ne
pas te repousser. Tu n'as qu'un mot à lui dire; il n'est pas sans point
d'honneur pourtant, mais il me consulte, et quand je lui aurai
dit: «L'honneur peut aller avec le pardon,» il me croira. Voyons,
finissons-en, je vais l'appeler, et pendant que vous causerez tous deux,
j'irai mettre une paillasse pour moi dans le billard. Tu dormiras
dans ma chambre sur un matelas; demain nous verrons à te trouver une
mansarde.

Il sortit. Francia resta seule, effrayée, hésitante quelques instants.
Il fallait à Moynet le temps d'avertir et de persuader son neveu. Si
l'explication eût été immédiate et prompte, Francia eût été sauvée.
Attendrie par l'aveugle dévouement d'Antoine, elle eût vaincu sa
répugnance, sauf à mourir à la longue dans ce milieu de gêne et
de réalisme qui froissait la délicatesse de ses goûts et de son
organisation; mais Antoine, qui s'était fait un devoir d'attendre, ne
savait pas veiller: c'était un rude travailleur, chaque soir il tombait
de fatigue. Pour ne pas s'endormir, il avait allumé sa pipe et, comme
l'atmosphère chaude et visqueuse de la tabagie le narcotisait, il était
sorti pour marcher en fumant; il était assez loin dans la rue. Moynet
envoya le garçon à sa recherche. Quand il fut revenu, on s'expliqua;
mais, si vite que Moynet pût résumer une situation tellement anormale,
il fallut quelques minutes pour s'entendre, et Francia avait eu le temps
de la réflexion.

--Il hésite, pensa-t-elle. Il ne se décide pas comme cela tout d'un
coup. Le temps se passe, Moynet est obligé de lui dire beaucoup de
paroles pour lui donner en moi une confiance qu'il ne peut plus avoir.
Ah! voilà qui est plus humiliant que toutes mes abjections! Prendre pour
maître un homme qui rougit de vous aimer! Non! ce n'est pas possible,
mieux vaut mourir!

La porte de l'arrière-boutique était ouverte. Elle s'élança dehors, elle
courut comme une flèche. Quand Antoine vint pour lui parler, elle était
déjà loin; il la chercha au hasard toute la nuit. Il ne savait pas ou
elle demeurait; il lui fut impossible de la rejoindre.

D'abord Francia, en proie au vertige du suicide, ne songea qu'à gagner
la Seine; mais un instinct plus fort que le désespoir, un vague
sentiment de l'amour que Mourzakine lui portait encore l'arrêta au bord
du parapet. Qui sait si le prince n'était pas innocent? Le comte avait
peut-être tout inventé pour la perdre. C'était sans doute un homme
indigne, infâme, puisqu'il avait voulu lui faire violence. Sans doute
aussi Mourzakine le savait capable de tout, puisqu'il avait donné à
Francia une arme pour se défendre. Ce poignard en disait beaucoup. Le
prince n'avait pas voulu livrer sa maîtresse, puisqu'il avait fait cette
action qui signifiait: tue-le, plutôt que de céder.

Avant de mourir, il fallait savoir la vérité, ne fût-ce que pour mourir
avec moins de haine dans le coeur et de honte sur la tête.

Elle pouvait toujours en venir là; elle avait le poignard, elle le tira
et regarda à la lueur du réverbère sa lame effilée sa fine pointe; elle
le regarda longtemps, elle perça le bout de sa ceinture de soie repliée
en plusieurs doubles. Rien n'est plus impénétrable à l'acier, la plus
forte aiguille s'y fût brisée; le stylet s'y enfonça sans que Francia
fit le moindre effort.

--Eh bien! se dit-elle, rien n'est plus facile que de se mettre cela
dans le coeur. Me voila sûre d'en finir quand je voudrai. J'ai été
blessée à la guerre; je sais que dans le moment cela ne fait pas de mal.
Si on meurt tout de suite, on ne souffre pas! Elle roula trois fois
autour de sa taille la belle écharpe de crêpe de Chine que Mourzakine
lui avait fait choisir. Elle y cacha le poignard persan et reprit sa
course jusqu'à l'hôtel de Thièvre, où elle voulait passer avant de se
rendre au pavillon.

Il était trois heures du matin lorsqu'elle y arriva. Une voiture en
sortait et se dirigeait vers la grille du jardin où le pavillon était
situé. Elle suivit cette voiture qui allait vite; elle la suivit avec la
puissance exceptionnelle que donne la surexcitation: elle arriva en même
temps que Mourzakine en descendait. Elle se plaça de manière à n'être
pas vue, et, profitant du moment où, après avoir ouvert la grille,
Mozdar se présentait à la portière pour recevoir son maître, elle
se glissa dans le jardin si rapidement et si adroitement, que ni le
Cosaque, qui lui tournait le dos, ni le prince, qui avait le grand et
gros corps du Cosaque devant les yeux, ne se doutèrent qu'elle fût
entrée.

Elle s'élança dans le jardin, au hasard d'y rencontrer Valentin, qu'elle
ne rencontra pas, alla droit à la chambre de Mourzakine et se cacha
derrière les rideaux de son lit. Elle voulait le surprendre, voir sur
lui le premier effet de son apparition, l'accabler de son mépris avant
qu'il eût préparé une fable pour la tromper encore, et se tuer devant
lui en le maudissant.

Mourzakine, en gagnant son appartement, avait déjà demandé à Mozdar si
Francia était rentrée, et, sur sa réponse négative, il s'était dit:

--Voilà! je m'en doutais! mon oncle me l'a enlevée. Du moment où il a
deviné que j'aimais mieux celle-ci que l'autre, il m'a laissé l'autre et
s'est vengé en me prenant mon vrai bien!

Il rentra chez lui en proie à un accès de rage et de chagrin qui ne
dura pourtant pas très-longtemps, car il était dans cette situation de
l'esprit et du corps où le besoin de repos est plus impérieux que
les secousses de la passion. Pourtant il voulut avant de se coucher
connaître les circonstances de l'enlèvement, et, en homme qui paye
cher toutes choses, il ne se gêna pas pour faire éveiller et appeler
Valentin.

Francia observait tous ses mouvements, elle attendait qu'il fût seul.
Elle voulait se montrer, quand Valentin entra. Mourzakine allait parler
en français; allait-il parler d'elle? Elle écouta et ne perdit rien.

--Il paraît, mon cher, dit le prince à l'homme d'intrigues, que vous
m'avez laissé voler ma petite amie! Je ne vous aurais pas cru si facile
à tromper. Comment se fait-il que vous soyez rentré sur les minuit sans
la ramener?

Valentin montra une très-grande surprise, et il était sincère. Il
raconta comment le comte lui avait donné congé de la part du prince. Il
était impossible de soupçonner un projet d'enlèvement.

--N'importe! vous avez manqué de pénétration. Un homme comme vous doit
tout pressentir, tout deviner, et vous avez été joué comme un écolier.

--J'en suis au désespoir, Excellence; mais je peux réparer ma faute. Que
dois-je faire? me voilà prêt.

--Vous devez retrouver la petite.

--Où, Excellence? A l'hôtel Talleyrand? Certes ce n'est pas là que le
comte l'aura menée.

--Non; mais je ne sais rien de Paris, et vous devez savoir où en pareil
cas on conduit une capture de ce genre.

--Dans le premier hôtel garni venu. Votre oncle est un grand seigneur,
il aura été dans un des trois premiers hôtels de la ville: je vais aller
dans tous, et je saurai adroitement si les personnes en question s'y
trouvent. Votre Excellence peut se reposer; à son réveil, elle aura la
réponse.

--Il faudrait faire mieux, il faudrait me ramener la petite. Mon oncle
n'attendra pas le jour pour retourner à son poste auprès de notre
maître; il doit y être déjà, et je suis sûr que Francia aura la volonté
de vous suivre.

--Votre Excellence est bien décidée à la reprendre après cette aventure?

--Elle a résisté, je suis sûr d'elle!

--Et, après avoir échoué, le comte Ogokskoï n'aura pas de dépit contre
Votre Excellence? Elle n'a pas daigné me confier sa situation; mais cela
est bien connu à l'hôtel de Thièvre, où je vais souvent en voisin. Les
gens de la maison m'ont dit que le comte Ogokskoï était un puissant
personnage, que Votre Excellence était dans sa dépendance absolue... Je
demande humblement pardon à Votre Excellence d'émettre un avis devant
elle; mais la chose est sérieuse, et je ne voudrais pas que mon
dévouement trop aveugle pût m'être reproché par elle-même. Je la supplie
de réfléchir une ou deux minutes avant de me réitérer l'ordre d'aller
chercher mademoiselle Francia. Si mademoiselle Francia était bien
contrariée de l'aventure, elle se serait déjà échappée, elle serait déjà
ici.

Mourzakine fit un mouvement

--Admettons, reprit vite Valentin, qu'elle se soit préservée; elle
peut réfléchir demain, et juger sa nouvelle position très-avantageuse.
Admettons encore qu'elle soit tout à fait éprise de Votre Excellence et
très-désintéressée, elle va être un sujet de litige bien grave! En la
revoyant ici, et il l'y reverra, si vous ne la cachez ailleurs...

--Il faudra la cacher ailleurs, Valentin, il le faudra absolument!

--Sans doute, voila ce que je voulais dire à Votre Excellence. Il ne
faut donc pas que je ramène la petite ici?

--Non, ne la ramenez pas. Trouvez-lui une cachette sûre, et venez me
dire où elle est.

--A la place de Votre Excellence, je ferais encore mieux. J'écrirais
au comte un petit mot bien aimable pour lui demander s'il consent à
renoncer à ce caprice, et comme il y renoncera certainement de bonne
grâce, Votre Excellence n'aurait rien à craindre.

--Il n'y renoncera pas, Valentin!

--Et bien! alors, si j'étais le prince Mourzakine, j'y renoncerais. Je
ne m'exposerais pas pour la possession d'une petite fille comme cela,
l'amusement de quelques jours, au ressentiment d'un homme qui peut tout
et qui tiendrait mon avenir dans le creux de sa main. Je tournerais mes
voeux vers un objet plus désirable et plus haut placé. Certaine marquise
qui n'est pas loin d'ici a envoyé trois fois le jour de la grande
alerte...

--Valentin, taisez-vous, je ne vous ai pas parlé et je ne vous permets
pas de me parler de celle-là.

--Votre Excellence a raison, et c'est parce qu'elle fait plus grand cas
de l'une que de l'autre qu'elle ferait bien d'écrire à son oncle. Je
porterais la lettre de bonne heure, j'apporterais la réponse. C'est le
moyen de tout concilier, et je gage qu'en voyant la soumission de
Votre Excellence, M. le comte ne se souciera plus autant de la petite.
Peut-être même ne s'en souciera-t-il plus du tout.

--C'est possible, il faut réfléchir à tout. Retirez-vous, Valentin; à
mon réveil, je vous dirai ce qu'il faut faire.

Et Mourzakine, incapable de résister davantage au sommeil, se déshabilla
vite et tomba sur son lit où il s'endormit comme frappé de la foudre,
car il ne prit pas même la peine de ramener ses couvertures sur sa
poitrine. Il dormait comme on dort à vingt-quatre ans, après une nuit
d'agitation et de plaisir. Il faisait peut-être des rêves d'amour
où tantôt la marquise, tantôt la grisette lui apparaissaient. Plus
probablement il ne rêvait pas. Il était plongé dans l'anéantissement du
premier sommeil. Francia sortit de sa cachette et marcha dans la chambre
avec précaution, puis sans précaution; il n'entendait rien. Elle tira
les verrous de la porte, après avoir écouté les pas de Valentin qui
s'éloignaient. Mozdar ne bougeait plus; il couchait sous le péristyle,
non dans un lit, les Cosaques ne connaissaient pas ce raffinement, mais
sur un divan, sans se déshabiller, afin d'être toujours prêt à recevoir
un ordre de son maître.

Francia s'assit sur une chaise et regarda Mourzakine. Comme il était
calme! Comme il l'avait oubliée! Combien peu de chose elle était pour
lui! Il sortait des bras de la marquise, et déjà il ne se souciait
presque plus de son petit oiseau bleu. Il le laissait au puissant
Ogokskoï, il n'osait pas le lui disputer; il essaierait, quand il aurait
bien dormi, de se le faire rendre par une lâche supplication; peut-être
même ne l'essaierait-il pas du tout!

Francia mesura l'abîme où elle était tombée. La fièvre faisait claquer
ses dents. Elle sentait son coeur aussi glacé que ses membres. Elle
repassa dans son esprit encore lucide tous les événements de la soirée:
la soumission avec laquelle Mourzakine l'avait abandonnée au ravisseur
était pour elle le plus poignant affront. Guzman lui était infidèle
aussi, lui; mais il lui faisait encore l'honneur d'être brutalement
jaloux. Il l'eût tuée plutôt que de la céder à un autre. Mourzakine
s'était contenté de lui fournir un moyen de tuer son rival.

--Pourquoi a-t-il eu cette pensée, se dit-elle, puisqu'à présent le
voilà qui dort et ne se souvient plus que j'existe? Sans doute qu'il
hérite de son oncle et qu'il m'aurait su gré de le faire hériter tout de
suite!

Elle eut un rire convulsif et crut entendre résonner à ses oreilles les
paroles de l'invalide: «Il a tué ta mère, _cela doit être vrai_, il
rit de t'avoir pour maîtresse malgré cela! il en rit avec son autre
maîtresse, qui ne vaut pas mieux que lui.»

Francia se leva dans un transport d'indignation. Elle eut chaud tout à
coup; cette chaleur dévorante se portait surtout à la tête, et il lui
sembla qu'une lueur rouge remplissait la chambre. Elle tira le poignard,
elle essuya la lame sans savoir ce qu'elle faisait.

--A présent, pensait-elle, je vais mourir; mais je ne veux pas mourir
déshonorée. Je ne veux pas qu'on dise: Elle a été la maîtresse du Russe
qui a tué sa mère, et elle l'aimait tant, cette misérable, qu'elle s'est
tuée pour lui. J'ai si peu vécu! Je ne veux pas avoir vécu pour ne faire
que le mal et pour amasser de la honte sur ma mémoire. Je veux qu'on me
pardonne, qu'on m'estime encore quand je ne serai plus là. Je veux qu'on
dise à mon frère:

«--Elle avait fait une lâcheté, elle l'a bien lavée, et tu peux être
fier d'elle, tu peux la pleurer. Toi, qui voulais tuer des Russes, tu
n'as pas trouvé l'occasion, elle l'a bien trouvée, elle! Elle a vengé
votre mère!»

Que se passa-t-il alors? Nul ne le sait. Francia se rassit, reprise par
le froid et l'abattement. Elle contempla ce beau visage si tranquille
qui semblait lui sourire; la bouche était entr'ouverte, et, du milieu
des touffes de la barbe noire, les dents éblouissantes de blancheur se
détachaient comme une rangée de perles mates. Il avait les yeux grands
ouverts fixés sur elle.

Il essaya de porter la main à sa poitrine, comme pour se débarrasser
d'un corps étranger qui le gênait. Il n'en eut pas la force; la main
retomba ouverte sur le bord du lit. Il était frappé A mort. Francia n'en
savait rien. Elle lui avait planté le poignard persan dans le coeur;
elle avait agi dans un accès de délire dont elle n'avait déjà plus
conscience: elle était folle.

Mourzakine avait-il poussé un cri, exhalé une plainte? lui avait-il
parlé, lui avait-il souri, l'avait-il maudite? Elle ne le savait pas.
Elle n'avait rien entendu, rien compris; elle croyait rêver, se débattre
contre un cauchemar. Elle ne se souvenait plus d'avoir voulu se tuer.
Elle se crut éveillée enfin, et n'eut qu'une volonté instinctive, celle
de respirer dehors. Elle sortit de la chambre, traversa brusquement le
vestibule sans que Mozdar l'entendit, arriva à la grille, trouva la
clé dans la serrure, sortit dans la rue en refermant la porte avec un
sang-froid hébété, et s'en alla devant elle sans savoir où elle était,
sans savoir qui elle était.

Mourzakine respirait encore; mais de seconde en seconde, ce souffle
s'affaiblissait. Il n'avait sans doute éprouvé aucune souffrance; la
commotion seule l'avait éveillé, mais pas assez pour qu'il comprit, et
maintenant il ne pouvait plus comprendre. S'il avait vu Francia, s'il
l'avait reconnue, il ne s'en souvenait déjà plus. Ce qui lui restait
d'âme s'envolait au loin vers une petite maison au bord d'un large
fleuve. Il voyait des prairies, des troupeaux; il reconnut le premier
cheval qu'il avait monté, et se vit dessus. Il entendit une voix qui lui
criait:

--Prends garde, enfant!

C'était celle de sa mère. Le cheval s'abattit, la vision s'évanouit, le
fils de Diomède ne vit et n'entendit plus rien: il était mort.

A l'heure où il avait l'habitude de s'éveiller, Mozdar entra chez lui,
le crut endormi encore profondément et l'appela à plusieurs reprises son
_petit père!_ N'obtenant pas de réponse, il alla ouvrir les persiennes,
et vit des taches rouges sur le lit. Il y en avait très-peu, la blessure
n'avait presque pas saigné, le poignard était resté dans la poitrine,
enfoncé peu profondément, mais il avait atteint la région où la vie
s'élabore et se renouvelle. Il y avait eu étouffement rapide sans
convulsion d'agonie. Le visage, calme, était admirable.

Aux cris et aux sanglots du Cosaque, Valentin accourut. Il envoya
chercher la police et le docteur Faure. En attendant, il examina toutes
choses. Par un hasard presque miraculeux, car à coup sûr elle n'avait
songé à rien, Francia n'avait laissé aucune trace de sa courte présence
dans la maison ni dans le jardin. La terre était sèche, il n'y avait
pas la moindre empreinte. La clé de la grille était dans la serrure où
Valentin se souvenait de l'avoir laissée. Mozdar jurait que personne
n'avait pu passer dans le vestibule sans qu'il l'eût entendu. Le
docteur Faure examina avec un autre chirurgien la blessure et en dressa
procès-verbal. Son confrère conclut au suicide. Quant à lui, il n'y crut
pas et ne voulut pas conclure. Il songea à Francia et ne la nomma point.
Il n'était pas chargé de rechercher les faits: il se retira en pensant
que cette petite avait plus d'énergie qu'il ne lui en avait supposé.

Valentin, qui craignait beaucoup d'être accusé, vit avec plaisir les
soupçons se porter sur le pauvre Mozdar, qui était une excellente bête
féroce apprivoisée, et qui pleurait à fendre l'âme. Le comte Ogokskoï,
appelé en toute hâte, vint pleurer aussi sur son neveu, et son chagrin
fut aussi sincère que possible chez un courtisan. Il fit arrêter Mozdar
pour la forme; mais quand il eut délibéré militairement sur son sort, il
le disculpa et déclara que son pauvre neveu avait eu un chagrin d'amour
qui l'avait porté à se donner la mort. Il ne s'accusa pas tout haut de
lui avoir causé ce chagrin; mais il se le reprocha intérieurement et ne
s'en consola qu'en se disant que le pauvre enfant avait la tête faible,
l'esprit romanesque, le coeur trop tendre, enfin qu'il était dans sa
destinée d'interrompre par quelque sottise la brillante carrière qui lui
était ouverte.

Le tsar daigna plaindre le jeune officier. Autour de lui, quelques
personnes se dirent tout bas que le comte Ogokskoï, jaloux de la
jeunesse et de la beauté de son neveu, s'était trouvé en rivalité auprès
de certaine marquise et s'était _fait_ débarrasser de lui. L'affaire
n'eut pas d'autre suite. Il n'y eut pas un des Russes logés ou campés à
l'hôtel Talleyrand qui ne fit à Diomède Mourzakine cette oraison funèbre
qui manque de nouveauté, mais qui a le mérite d'être courte:

--Pauvre garçon! si jeune!

L'enterrement ne se fit pas avec une grande solennité militaire. Le
suicide est toujours et partout une sorte de dégradation.

Le marquis de Thièvre suivit toutefois le cortège funéraire de son cher
cousin, disant à qui voulait l'entendre:

--Il était le parent de ma femme, nous l'aimions beaucoup, nous avons
été si saisis par ce triste événement, que madame de Thièvre en a eu une
attaque de nerfs.

La marquise était réellement dans un état violent. En revenant du
cimetière, son mari lui dit tout bas:

--Je comprends votre émotion, ma chère; mais il faut surmonter cela et
rouvrir votre porte dès ce soir. Le monde est méchant, et ne manquerait
pas de dire que vous pleurez trop pour qu'il n'y eût pas quelque chose
entre vous et ce jeune homme. Calmez-vous! je ne crois point cela; mais
il faut vous habiller et vous montrer: mon honneur l'exige!

La marquise obéit et se montra. Huit jours après, elle était plus
que jamais lancée dans le monde, et peut-être un mois plus tard se
disait-elle que le ciel l'avait préservée d'une passion trop vive, qui
eût pu la compromettre.

Personne ne soupçonnait Francia, et, chose étrange, mais certaine,
Francia ne se soupçonnait pas elle-même; elle avait agi dans un accès de
fièvre cérébrale. Elle s'en était retournée instinctivement chez Moynet,
elle s'était jetée sur un lit où elle était encore, gravement malade, en
proie au délire depuis trois jours et trois nuits, et condamnée par le
médecin qu'on avait mandé auprès d'elle. Certes, la police française
l'eût facilement retrouvée, si Valentin l'eût accusée; mais il n'y
songeait pas, il ne soupçonnait que le comte Ogokskoï, qu'il détestait
pour s'être joué de lui si facilement et pour avoir réglé son mémoire
après le décès du jeune prince. Quand sa femme lui disait que la
petite avait pu s'introduire à leur insu dans le pavillon la nuit de
l'événement, il haussait les épaules en lui répondant:

--Tout ça, c'est des affaires entre Russes, n'en cherchons pas plus
long qu'eux. Je sais que l'empereur de Russie n'aime pas qu'on voie les
preuves de la haine des Français contre sa nation. Silence sur la petite
Francia: nous ne la reverrons pas, elle n'est rien venue réclamer, elle
nous a même laissé un billet de banque que le prince lui avait donné.
Qu'il n'en soit plus question.

Une personne avait pourtant pressenti et comme deviné la vérité, c'était
le docteur Faure. Le regard profondément navré que Francia avait fixé
sur lui, le jour où il l'avait quittée avec mépris, lui était resté sur
le coeur et pour ainsi dire devant les yeux; ce pauvre petit être qui
s'était fié à lui avec tant de candeur, et qui à une heure de là était
retombé sous l'empire de l'amour, n'était pas une intrigante: c'était
une victime de la fatalité. Qui sait si lui-même ne l'avait pas poussée
au désespoir en voulant la sauver?

Il résolut de la retrouver, et, comme il avait bonne mémoire, il se
rappela qu'en lui racontant toute sa vie, elle lui avait parlé d'un
estaminet de la rue du Faubourg-Saint-Martin, et d'un invalide qui
tenait l'établissement. Il s'y rendit, et trouva la jeune fille entre la
vie et la mort. Son frère était auprès d'elle. Après l'avoir vainement
cherchée chez Mourzakine, où il avait appris la catastrophe, il était
retourné au faubourg Saint-Martin, certain qu'on y aurait de ses
nouvelles.

Francia était dans une petite chambre humide et misérable, qui ne
recevait de jour que par une cour de deux mètres carrés, sorte de
puits formé par la superposition des étages, et imprégné de toutes
les souillures et de toutes les puanteurs des pauvres cuisines qui
y déversaient leurs débris dans les cuvettes des plombs. C'était la
chambre de Moynet, il n'en avait pas de meilleure à offrir, il n'avait
pas le moyen d'en louer une autre et de payer une garde. Dodore
heureusement ne quittait pas sa soeur d'un instant. Il la soignait avec
un dévouement et une intelligence qui réparaient bien des choses. Il
était comme transformé par quelques jours de fièvre patriotique et
par la résolution de travailler. Antoine, qui s'était arrangé pour
travailler cette semaine-là dans le voisinage, venait le matin, à
midi et le soir, apporter tout ce qu'il pouvait se procurer pour le
soulagement de la malade. La fruitière du coin, qui était une bonne
Auvergnate, parente d'Antoine, et qui aimait Francia, venait la nuit
relayer Théodore, on l'aider à contenir les accès de délire de sa soeur.
Francia ne manquait donc ni de soins, ni de secours; mais le contraste
entre le lieu écoeurant et sinistre où il la trouvait, après l'avoir
laissée dans une sorte d'opulence, serra le coeur du docteur Faure. Il
dut faire allumer une chandelle pour voir son visage, et après s'être
bien informé de la marche suivie jusque-là par la maladie, il espéra la
guérir, et revint le lendemain. Peu de jours après, il la jugea hors de
danger. Théodore, qui secoua tristement la tête, lui dit en causant tout
bas avec lui dans un coin:

--S'il faut qu'elle vive comme la voilà, mieux vaudrait pour elle
qu'elle fût morte!

--Vous la croyez folle? dit le docteur.

--Oui, monsieur, car c'est quand la fièvre la quitte un peu qu'elle a le
moins sa tête. Avec la fièvre, elle dit qu'elle a tué le prince russe,
et nous ne nous étonnons pas, c'est le délire; mais quand on la croit
bien revenue de ça, elle vous dit qu'elle a rêvé de mort, mais qu'elle
sait bien que le prince est vivant, puisqu'il est là endormi sur un
fauteuil, et que nous sommes aveugles de ne pas le voir.

--Pourquoi donc lui avez-vous appris cette mort dans la situation où
elle est?

--Mais... c'est elle qui l'a apprise ici. Quand je suis arrivé de
Vaugirard, personne ne le savait. On croyait qu'elle avait rêvé ça, et
moi je leur ai dit que c'était la vérité.

--Eh bien! mon garçon, vous avez eu tort.

--Pourquoi ça, monsieur le médecin?

--Parce qu'on pourrait soupçonner votre soeur, et qu'il faut vous
taire. A présent, le délire est tombé, mais le cerveau est affaibli
et halluciné il faut l'emmener dans un faubourg qui soit un peu la
campagne, lui trouver une petite chambre claire et gaie avec un bout de
jardin, du repos, de la solitude, pas de voisins curieux ou bavards,
et vous, ne répétez à personne ce qu'elle vous dira de sang-froid ou
autrement sur le prince Mourzakine. Ne vous en tourmentez pas, n'en
tenez pas compte, laissez-lui croire qu'il est vivant, jusqu'à ce
qu'elle soit bien guérie.

--Je veux bien tout ça, dit Théodore; mais le moyen?

--Nous le trouverons, dit le docteur en lui remettant un louis d'avance.
J'avais déjà récolté quelque chose pour votre soeur dans un moment où
elle voulait quitter le prince. Je payerai donc cette petite dépense.
Occupez-vous vite du changement d'air et de résidence; demain elle
pourra être transportée. La voiture la secouerait trop, j'enverrai un
brancard, et vous me ferez dire où vous êtes, j'irai la voir dans la
soirée.

Théodore fit les choses vite et bien. Il trouva ce qu'il cherchait du
côté de l'hôpital Saint-Louis, près des cultures qui dans ce temps-là
s'étendaient jusqu'à la barrière de la Chopinette. Le lendemain à midi,
Francia fut mise sur le brancard et s'étonna beaucoup d'être enfermée
dans la tente de toile rayée comme dans un lit fermé de rideaux qui
marchait tout seul. Puis des idées sombres lui vinrent à l'esprit. Ayant
entrevu, à travers les fentes de la toile, de la verdure et des arbres,
tandis que son frère et Antoine marchaient tristement à sa droite et
à sa gauche, elle crut qu'elle était morte, et qu'on la portait au
cimetière. Elle se résigna, et désira seulement être enterrée auprès de
Mourzakine, qu'elle aimait toujours.

Pourtant cette locomotion cadencée et le sentiment d'un air plus pur,
qui faisait frissonner la toile autour d'elle, lui causèrent une sorte
de bien-être, et durant le trajet elle dormit complètement pour la
première fois depuis son crime involontaire.

Elle fut couchée en arrivant, et dormit encore. Le soir, elle put
répondre aux questions du docteur sans trop d'égarement, et le remercia
de ses bontés: elle le reconnaissait. Elle n'osa pas lui demander s'il
était envoyé par Mourzakine; mais elle se souvint d'une partie des faits
accomplis. Elle pensa qu'elle était, par ses ordres, transférée en lieu
sûr, à l'abri des poursuites du comte, réunie à son frère, chargé de la
protéger. Elle serra faiblement les mains du docteur, et lui dit tout
bas comme il la quittait:

--Vous me pardonnez donc de ne pouvoir pas haïr ce Russe?

Peu à peu elle cessa de le voir en imagination, et elle se souvint
de tout, excepté du moment où elle avait perdu la raison. Comment
pouvait-elle se retracer une scène dont elle n'avait pas eu conscience?
Elle avait fait tant de rêves affreux et insensés depuis ce moment-la,
qu'elle ne distinguait plus dans ses souvenirs l'illusion de la réalité.
Le docteur étudiait avec un intérêt scientifique ce phénomène d'une
conscience pure et tranquille chargée d'un meurtre à l'insu d'elle-même.
Il tenait à s'assurer de ce qu'il soupçonnait, et il lui fut facile de
savoir de Francia, qu'elle s'était introduite chez son amant la nuit de
sa mort. Elle se souvenait d'y être entrée, mais non d'en être sortie,
et quand il lui demanda dans quels termes elle s'était séparée de lui
cette nuit-là, il vit qu'elle n'en savait absolument rien. Elle avoua
qu'elle avait eu l'intention de se tuer devant lui avec un poignard
qu'il lui avait donné et qu'elle décrivit avec précision: c'était bien
celui que le docteur avait aidé à retirer du cadavre. Elle croyait avoir
encore ce poignard et le cherchait ingénument. Quand il demanda à la
jeune fille si c'était Mourzakine qui l'avait détournée du suicide,
elle essaya en vain de se souvenir, et ses idées recommencèrent à
s'embrouiller. Tantôt il lui semblait que le prince avait pris le
poignard et s'était tué lui-même, et tantôt qu'il l'en avait frappée.

--Mais vous voyez bien, ajouta-t-elle, que tout cela c'est mon délire
qui commençait, car il ne m'a pas frappée, je n'ai pas de blessure, et
il m'aime trop pour vouloir me tuer. Quant à se tuer lui-même, c'est
encore un rêve que je faisais, car il est vivant. Je l'ai vu souvent
pendant que j'étais si malade. N'est-ce pas qu'il est venu me voir? Ne
reviendra-t-il pas bientôt? Dites-lui donc que je lui pardonne tout. Il
a eu des torts; mais, puisqu'il est venu, c'est qu'il m'aime toujours,
et moi, j'aurais beau le vouloir, je ne réussirai jamais à ne pas
l'aimer.

Il fallut attendre la complète guérison de Francia pour lui apprendre
que les alliés étaient partis après treize jours de résidence à Paris,
et qu'elle ne reverrait jamais ni Mourzakine, ni son oncle. Elle eut un
profond chagrin, qu'elle renferma, dans la crainte d'être accusée de
lâcheté de coeur. Les reproches de l'invalide n'étaient pas sortis de sa
mémoire, et, en perdant l'espérance, elle ne perdit pas le désir d'être
estimée encore. Elle pria le docteur de lui procurer de l'ouvrage. Il la
fit attacher à la lingerie de l'hôpital Saint-Louis, où elle mena une
conduite exemplaire. Les jours de grande fête, elle venait embrasser
Moynet et tendre la main à Antoine, qui espérait toujours l'épouser.
Elle ne le rebutait pas, et disait qu'ayant une bonne place elle ne
voulait se mettre en ménage qu'avec quelques économies. Le pauvre
Antoine en faisait de son côté, travaillait comme un boeuf et s'imposait
toutes les privations possibles pour réunir une petite somme.

Théodore était occupé aussi. Il apprenait avec Antoine l'état de
ferblantier. Il se conduisait bien, il se portait bien. L'enfant
malingre et débauché devenait un garçon mince, mais énergique, actif et
intelligent.

Dans le _quartier,_ comme disaient Francia et son frère en parlant de
cette rue du Faubourg-Saint-Martin qui leur était une sorte de patrie
d'affection, on les remarquait tous deux, on admirait leur changement de
conduite, on leur savait gré de s'être rangés à temps, on leur faisait
bon accueil dans les boutiques et les ateliers. Moynet était fier de
sa fille adoptive et la présentait avec orgueil à ceux de ses anciens
camarades aussi endommagés que lui par la guerre, qui venaient boire
avec lui à toutes leurs gloires passées.

Dans sa joie de trinquer avec eux, il oubliait souvent de leur faire
payer leur dépense. Aussi ne faisait-il pas fortune; mais il n'en était
que plus gai quand il leur disait en montrant Francia:

--En voilà une qui a souffert autant que nous, et qui nous fermera les
yeux!

Il s'abusait, le pauvre sergent. Il voyait sa fille adoptive embellir en
apparence: elle avait l'oeil brillant, les lèvres vermeilles; son teint
prenait de l'éclat. Le docteur Faure s'en inquiétait, parce qu'il
remarquait une toux sèche presque continuelle et de l'irrégularité
dans la circulation. L'hiver qui suivit sa maladie, il constata qu'une
maladie plus lente et plus grave se déclarait, et au printemps, il ne
douta plus qu'elle ne fût phthisique. Il l'engagea à suspendre son
travail et à suivre, en qualité de demoiselle de compagnie, une vieille
dame qui l'emmènerait à la campagne.

--Non, docteur, lui répondit Francia, j'aime Paris, c'est à Paris que je
veux mourir.

--Qui te parle de mourir, ma pauvre enfant? Où prends-tu cette idée-là?

--Mon bon docteur, reprit-elle, je sens très-bien que je m'en vais et
j'en suis contente. On n'aime bien qu'une fois, et j'ai aimé comme cela.
A présent, je n'ai plus rien à espérer. Je suis tout à fait oubliée. Il
ne m'a jamais écrit, il ne reviendra pas. On ne vit pourtant pas sans
aimer, et peut-être que, pour mon malheur, j'aimerais encore; mais ce
serait en pensant toujours à lui et en ne donnant pas tout mon coeur. Ce
serait mal, et ça finirait mal. J'aime bien mieux mourir jeune et ne pas
recommencer à souffrir!

Elle continua son travail en dépit de tout, et le mal fit de rapides
progrès.

Le 21 mars 1815, Paris était en fête, Napoléon, rentré la veille au soir
aux Tuileries, se montrait aux Parisiens dans une grande revue de ses
troupes, sur la place du Carrousel. Le peuple surpris, enivré, croyait
prendre sa revanche sur l'étranger. Moynet était comme fou; il courait
regarder, dévorer des yeux son empereur, oubliant sa boutique et faisant
résonner avec orgueil sa jambe de bois sur le pavé. Il savait bien que
sa pauvre Francia était languissante, malade même, et ne pouvait venir
partager sa joie.

--Nous irons la voir ce soir, disait-il en s'appuyant sur le bras
d'Antoine, qu'il forçait à marcher vite vers les Tuileries. Nous lui
conterons tout ça! Nous lui porterons le bouquet de lauriers et de
violettes que j'ai mis à mon enseigne!

Pendant qu'il faisait ce projet et criait _vive l'empereur!_ jusqu'à
complète extinction de voix, la pauvre Francia, assise dans le jardin de
l'hôpital Saint-Louis, s'éteignait dans les bras d'une des soeurs qui
croyait à un évanouissement et s'efforçait de la faire revenir. Quand
son frère accourut avec le docteur Faure, elle lui sourit à travers
l'effrayante contraction de ses traits, et, faisant un grand effort pour
parler, elle leur dit:

--Je suis contente; il est venu, il est là avec ma mère! il me l'a
ramenée!

Elle se retourna sur le fauteuil ou on l'avait assise et sourit à des
figures imaginaires qui lui souriaient, puis elle respira fortement
comme une personne, qui se sent guérie: c'était le dernier souffle.

Un jour que l'on discutait la question du libre arbitre devant le
docteur Faure:

--J'y ai cru, dit-il, je n'y crois plus d'une manière absolue. La
conscience de nos actions est intermittente, quand l'équilibre est
détruit par des secousses trop fortes. J'ai connu une jeune fille
faible, bonne, douce jusqu'à la passivité, qui a commis d'une main ferme
un meurtre qu'elle ne s'est jamais reproché parce qu'elle ne s'en est
jamais souvenue.

Et, sans nommer personne, il racontait à ses amis l'histoire de Francia.





UN BIENFAIT
N'EST JAMAIS PERDU

PROVERBE




PERSONNAGES

  ANNA DE LOUVILLE.
  LOUISE DE TRÉMONT.
  M. DE VALROGER.
  M. DE LOUVILLE.

Au château de Louville.--Un salon.

                             SCÈNE PREMIÈRE
                              LOUISE, ANNA.


                         ANNA, (debout, agitée.)

Enfin, tu diras ce que tu voudras, je refuse de le recevoir.

                   LOUISE, (assise, brodant, calme.)

Pourquoi?

                                 ANNA.

Un homme qui compromet toutes les femmes est l'ennemi naturel de toutes
les femmes honnêtes.

                                LOUISE.

Dis-moi, je t'en prie, ce que signifie ce grand mot-là: compromettre les
femmes!

                                 ANNA.

Est-ce sérieusement que tu me fais cette question de sauvage?

                                LOUISE.

Très-sérieusement. Je suis une sauvage.

                                 ANNA.

Quelle prétention! Est-ce qu'il y a encore des sauvages au temps où nous
vivons? Il n'y en a même plus à Carpentras.

                                LOUISE.

C'est pour ça qu'il y en a peut-être ailleurs. Tu ne veux pas me
répondre? C'est donc bien difficile?

                                 ANNA.

C'est très-aisé. Un homme qui compromet les femmes, c'est M. de
Valroger.

                                LOUISE.

Ça ne m'apprend rien; je ne le connais pas.

                                 ANNA.

Tu ne l'as jamais vu?

                                LOUISE.

Où l'aurais-je vu? C'est un astre nouveau dans le monde de Paris, dont
je ne suis plus depuis mon veuvage.

                                 ANNA.

Eh bien! moi qui habite ce château depuis deux mois, je ne connais pas
non plus ce monsieur, mais mon mari le connaît; il dit que c'est un vrai
marquis de la régence.

                                LOUISE.

Bah! c'est une race perdue. M. de Louville s'est moqué de toi.

                                 ANNA.

Qui sait? Je suis sûre qu'il me blâmerait beaucoup de le recevoir en son
absence.

                                LOUISE.

Alors tu as bien fait de le renvoyer; parlons d'autre chose.

                                 ANNA.

Oh! mon Dieu, rien ne nous empêche de parler de lui.

                                LOUISE.

Nous n'avons rien à en dire, ne le connaissant ni l'une ni l'autre.

                                 ANNA.

D'autant plus que, si nous le connaissions, nous en dirions du mal.

                                LOUISE.

Réjouissons-nous donc de ne pas aimer les épinards, car si nous les
aimions...

              ANNA, (allant à une fenêtre et regardant.)

Oh! que tu as de vieilles facéties!--Tiens, il est affreux!

                                LOUISE.

Qui?

                                 ANNA.

Lui, M de Valroger, ce beau séducteur; il est très-laid.

                                LOUISE.

Comment se fait-il qu'il soit dans ton parc, sachant que tu ne reçois
pas?

                                 ANNA.

Il aura voulu voir au moins mon parc, et, comme le jardinier ne sait pas
refuser vingt francs... Je le chasserai.

                                LOUISE.

Le jardinier?

                                 ANNA.

Certainement. Il aura reçu de l'argent pour fournir à ce monsieur le
moyen de m'apercevoir.

                                LOUISE.

Voilà de l'argent bien mal employé!

                                 ANNA.

Ah! tu trouves que ma figure ne vaut pas la dépense?

                                LOUISE.

Si fait, mais il aurait dû se dire qu'il la verrait pour rien!

                  ANNA, (fermant brusquement le rideau.)

Il ne m'a pas vue.

                                LOUISE.

C'est qu'il n'aura pas voulu! Alors il a moins de curiosité que toi.

                                 ANNA.

Tu n'es pas curieuse, toi, de voir un homme dont on parle tant? Il est
là, tout près!

                                LOUISE.

Au fait, la vue n'en coûte rien. (Elle va à la fenêtre et regarde.)
Franchement, eh bien! je ne suis pas de ton avis. Il est très-agréable.

                                 ANNA.

Agréable! comme monsieur le bourreau de Paris!

                           LOUISE, (revenant.)

Ah! mais, tu le détestes, ce pauvre M. de Valroger!

                                 ANNA.

Et toi, tu le protèges?

                                LOUISE.

Contre qui?

                                 ANNA.

Je ne sais pas, mais enfin tu meurs d'envie que je le reçoive.

                                LOUISE.

Ça vaudrait peut-être mieux que de s'en priver avec tant de regret.

                                 ANNA.

Parle pour toi.

                                LOUISE.

Moi? je suis sûre de le voir chez moi. Sa visite m'a été annoncée par ma
mère.

                                 ANNA.

Et tu comptes le recevoir?

                                LOUISE.

Certainement.

                                 ANNA.

Ah!--Au fait, tu es veuve, toi, tu as des enfants...

                                LOUISE.

Et je suis beaucoup moins jeune que toi; dis-le, ça ne me fâche pas,
bien au contraire; quand on n'a rien à se reprocher à mon âge, on compte
ses années avec plaisir.

                                 ANNA.

Coquette de vertu, va!

                                LOUISE.

Chère enfant, tu connaîtras ce plaisir-là, à la condition pourtant que
tu ne mettras pas trop de curiosité dans ta vie.

                                 ANNA.

Encore? Je n'entends pas.

                                LOUISE.

Si fait. Tu sais bien que la curiosité est un trouble de l'âme, une
maladie! La vertu, c'est le calme et la santé.

                                 ANNA.

Très-bien! un sermon?

                                LOUISE.

Que veux-tu? je vieillis!




                               SCÈNE II
                    ANNA, LOUISE, UN DOMESTIQUE.


                            LE DOMESTIQUE.

M. le marquis de Valroger fait demander si madame veut le recevoir.

                                 ANNA.

Toujours? vous n'avez donc pas dit que j'étais sortie?

                            LE DOMESTIQUE.

Je l'ai dit; mais il a vu madame à la fenêtre, et, pensant qu'elle était
rentrée...

                                 ANNA.

L'impertinent! Dites que je ne reçois pas.

                       LOUISE, (au domestique.)

Attendez... (Bas à Anna.) Reçois-le!

                             ANNA, (bas.)

Ah! tu vois! c'est toi qui le veux! (Au domestique.) Faites entrer. (Le
domestique sort.)

                               LOUISE.

Oui, je veux que tu voies cet homme dangereux, et que tu reconnaisses
avec moi qu'il n'y a pas de tels hommes pour une honnête femme.

                                ANNA.

Mais mon mari... Il est vrai qu'il ne m'a pas défendu de le recevoir!

                               LOUISE.

Ton mari t'estime trop pour s'inquiéter de rien; d'ailleurs je suis là.

                    LE DOMESTIQUE, (annonçant.)

M. le marquis de Valroger.



                              SCÈNE III
                        LOUISE, ANNA, VALROGER.


                       VALROGER, (allant à Anna.)

Si j'ai eu l'audace d'insister, madame...

                               LOUISE.

C'est que vous m'avez vue à cette fenêtre? (Bas à Anna étonnée.)
Laisse-moi faire!

                    VALROGER, (désignant Anna.)

C'est madame que j'ai vue.

                               LOUISE.

Madame est mon amie, madame de Trémont, et vous êtes ici chez moi; c'est
moi seule qui dois vous demander pardon de vous avoir fait attendre.

                        VALROGER, (railleur.)

Vous êtes bien bonne de vous excuser, madame, je ne savais pas avoir
attendu.

                               LOUISE.

C'est que... on vous avait dit que j'étais sortie. Je ne l'étais pas.

                              VALROGER.

Vous êtes adorable de franchise, madame! Je dois donc me dire que votre
premier mouvement avait été de me mettre à la porte?

                               LOUISE.

Absolument.

                              VALROGER.

C'est-à-dire une fois pour toutes?

                               LOUISE.

J'en conviens, puisque je me suis ravisée.

                              VALROGER.

J'en suis bien heureux; mais à qui dois-je?...

                               LOUISE.

Vous le devez à madame, qui m'a dit de vous le plus grand bien.

                                ANNA.

Ah! par exemple!... (Louise lui fait signe de se taire.)

                         VALROGER, (à Anna.)

Je dois donc vous remercier encore plus que votre amie...

                          ANNA, (sèchement.)

Ne me remerciez pas. Je ne mérite pas tant d'honneur!

                        VALROGER, (railleur.)

Oh! madame, vous me dites cela d'un ton... Me voilà éperdu entre la
crainte et l'espérance!

                        ANNA, (avec hauteur.)

L'espérance de quoi?

                               LOUISE.

L'espérance de nous plaire. (Tendant la main à Valroger.) Eh bien!
monsieur, c'est fait; vous nous plaisez beaucoup.

                  VALROGER, (lui baisant la main.)

Vraiment! (A part.) La drôle de femme!

                              LOUISE.

Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Je ne savais pas moi, que
vous étiez le meilleur des hommes, et que tous nos pauvres avaient été
comblés par vous. C'est mon amie qui vient de me l'apprendre.

                  VALROGER, (à Anna stupéfaite.)

Comment! vous saviez... Vraiment me voilà réhabilité à bon marché!
Est-ce qu'il y a le moindre mérite?

                              LOUISE.

Oui, il y a toujours du mérite à savoir secourir avec intelligence et
délicatesse. Ce n'est peut-être pas bien méritoire pour nous autres
femmes, nous n'avons à faire que ça; mais un homme du monde que ses
plaisirs n'emportent pas dans un tourbillon d'égoïsme et d'oubli!...
Allons, je vois que je vous embarrasse avec mes louanges.... c'est fini.
Je vous devais cette explication, et nous n'en parlerons plus.

                             VALROGER.

Eh bien, non, madame! puisque vous le prenez ainsi, je veux tout savoir.
Avant que madame de Trémont prît la peine de vous apprendre que j'étais
un ange, vous pensiez que j'étais un démon, puisque vous me repoussiez
sans merci de votre sanctuaire?

                              LOUISE.

Vous saurez tout, car vous êtes de trop bonne compagnie pour me demander
d'où je tenais ces renseignements; on m'avait dit que vous étiez
méchant.

                             VALROGER.

Méchant! Voilà un mot terrible. Voulez-vous me l'expliquer, madame?

                              LOUISE.

Je ne puis vous l'expliquer que comme je l'entends. Un méchant, c'est un
coeur haineux, et on vous accusait de haïr les femmes.

                             VALROGER.

Comment peut-on haïr les femmes?

                              LOUISE.

C'est les haïr que de les rechercher pour le seul plaisir de les
compromettre. Les compromettre, c'est leur faire perdre l'estime et la
confiance qu'elles méritaient, c'est leur faire le plus grand tort et le
plus grand mal: voilà ce que c'est qu'un méchant.

                             VALROGER

Très-bien. Et une méchante, qu'est-ce que c'est?

                              LOUISE.

C'est la même chose. C'est une coquette au coeur froid.

                             VALROGER.

Voilà une bizarre aventure, madame de Louville! On m'avait dit à moi que
vous étiez une méchante dans le sens que vous donnez à ce mot!

                        ANNA, (s'échappant).

Moi?

            VALROGER, (s'apercevant de la mystification).

Vous? (A part). Bien! ces dames s'amusent à mes dépens! (Haut à Anna).
Oh! vous, madame de Trémont, vous passez à bon droit, j'en suis certain,
pour une femme sincère et indulgente; mais elle, votre amie, madame de
Louville, qui vient de si bien définir la méchanceté, elle est réputée
méchante comme Satan!

                                 ANNA.

Eh bien! voilà une belle réputation! mais c'est indigne!... Je... (A
Louise.) Tu ne te fâches pas?

                                LOUISE.

Me fâcher de cela serait avouer que je le mérite.

                                 ANNA.

Mais monsieur l'a cru, il le croit sans doute encore?

                                LOUISE.

Dame! qui sait? c'est à lui de répondre.

                               VALROGER.

Eh! eh!

                          ANNA, (en colère,)

Comment? vous dites _eh! eh!_

                               VALROGER.

Oh! oh!

                                 ANNA.

Ce ne sont pas là des réponses!

                               VALROGER.

Que voulez-vous? Certes, madame a le ciel écrit en toutes lettres sur la
figure, et l'accueil qu'elle vient de me faire tournerait la tête à
un novice; mais le plus souvent ces êtres angéliques sont les plus
dangereux et les plus perfides. Ils s'arrangent pour vous mettre à leurs
pieds, et quand vous y êtes, ils jettent leur soulier rose et vous font
voir la double griffe.

                                 ANNA.

Alors, puisque vous ne croyez à la franchise d'aucune de nous, et que
vous étiez si mal disposé contre... madame en particulier, pourquoi donc
venez-vous chez-elle? Personne ne vous y avait appelé ni attiré, que je
sache.

                               VALROGER.

Pardonnez-moi, j'étais impérieusement sommé de comparaître pour répondre
à une provocation.

                                 ANNA.

Ah! je ne savais pas!

                               VALROGER.

Non, vous ne saviez pas; mais peut-être que madame de Louville le sait!
Je m'en doute. J'ai, sans vous connaître, et sur la foi d'autrui, dit
beaucoup de mal de vous. Je me suis irritée de vos faciles victoires sur
les femmes légères. Je vous ai haï comme on hait celui qui vous confond
avec les autres, et, tout en disant que je ne vous verrais de ma vie,
j'ai eu envie de vous voir pour vous braver en face. C'est à cette
provocation que vous avez répondu en venant ici.

                               VALROGER.

Au moins voici de la franchise.

                                LOUISE.

J'en ai beaucoup, c'est ma manière d'être coquette; c'est celle des
grands diplomates.

                                 ANNA.

Je hais, je méprise la coquetterie, moi!

                                LOUISE.

Et moi, j'avoue que nous en avons toutes! Il vaut bien mieux confesser
nos travers que de nous les entendre reprocher à tout propos. Oui,
j'avoue que, de vingt-cinq à trente ans surtout, nous sommes toutes un
peu perverses, parce que nous sommes toutes un peu folles. Nous sommes
enivrées de l'orgueil de la beauté quand nous sommes belles, et de celui
de la vertu quand nous sommes vertueuses; mais quand nous sommes l'un et
l'autre, oh! alors il n'y a plus de bornes à notre vanité, et l'homme
qui ose douter de notre force devient un ennemi mortel. Il faut le
vaincre, à tout risque, et pour le vaincre il faut le rendre amoureux;
quel prix aurait son culte, s'il ne souffrait pas un peu pour nous? Ne
faut-il pas qu'il expie son impiété? Alors on s'embarque avec lui dans
cette coquille de noix qu'on appelle la lutte, sur ce torrent dangereux
qu'on appelle l'amour; on s'y joue du péril et on s'y tient ferme
jusqu'à ce qu'un écueil imprévu, le moindre de tous, peut-être un léger
dépit, une jalousie puérile, vous brise avec votre aimable compagnon de
voyage. Et voilà le résultat très-ordinaire et très-connu de ces sortes
de défis réciproques. On commence par se haïr, puis on s'adore, après
quoi on se méprise l'un et l'autre quand on ne se méprise pas soi-même.
Il eût été si facile pourtant de se rencontrer naturellement, de se
saluer avec politesse et de passer son chemin sans garder rancune d'un
mot léger ou d'une bravade irréfléchie!

                                 ANNA.

Ma chère, tu parles d'or; mais moi, bonne femme, paisible et connue pour
telle, je ne vois pas le but de cette confession, et je trouve qu'elle
dépasse mon expérience. Je te laisserai donc implorer de monsieur
l'absolution de tes fautes, et je me retire...

                                LOUISE.

Sans l'inviter chez toi?

                                 ANNA.

Sans l'inviter. Je n'ai rien à me faire pardonner, puisqu'il est
convaincu que je le tiens pour un ange!

                               VALROGER.

Me sera-t-il permis d'aller au moins vous présenter mes actions de
grâces?

                                 ANNA.

Oui, monsieur, au château de Trémont, (Bas à Louise.) où je ne remettrai
jamais les pieds! (Elle sort.)



                               SCÈNE IV
                           LOUISE, VALROGER.


                                LOUISE.

Savez-vous bien que me voilà brouillée avec madame de Trémont?

                               VALROGER.

Je vois, madame de Trémont, que vous voilà en délicatesse à propos de
moi avec madame de Louville.

                                LOUISE.

Ah! vous avez deviné ce que j'allais vous révéler?

                               VALROGER.

Oui, madame; j'ai vu qu'en bonne amie vous avez voulu couper le mal dans
sa racine.

                                LOUISE.

Le mal?

                               VALROGER.

Oui; je venais ici, vous l'avez fort bien compris, pour me venger,
n'importe comment, du mépris, de l'aversion que madame de Louville
affecte pour ma personne. A présent il n'y aura pas moyen; vous lui avez
trop clairement montré le danger. Et puis vous m'avez rendu ridicule
en sa présence, car je n'ai pas vu tout de suite le piège que vous me
tendiez. Je dois donc renoncer à ma vengeance; mais ne triomphez pas
trop, j'y tenais médiocrement.

                               LOUISE.

Alors il me reste à vous remercier du pardon que vous accordez aux
femmes vertueuses dans la personne de ma jeune amie, et à prendre acte
de votre promesse.

                             VALROGER.

Quelle promesse?

                              LOUISE.

Celle de laisser tranquille à tout jamais cette petite femme qui aime
son mari, un mari excellent, un honnête homme que vous connaissez...

                             VALROGER.

Il n'est pas mon ami.

                              LOUISE.

Il le sera bientôt, puisque vous voilà établi dans notre voisinage. Vous
chasserez ensemble, vous vous rencontrerez partout, vous l'estimerez,
vous verrez que son ménage est heureux et honorable; mais il n'est si
bon ménage où le plus léger propos ne puisse jeter le trouble. Vous êtes
un homme dangereux, en ce sens que vous ne pouvez plus faire un pas sans
qu'on vous attribue un projet ou une aventure; mais vous êtes un galant
homme quand même, et vous me jurez de renoncer...

                             VALROGER.

Permettez! Avant de m'engager, je voudrais comprendre...

                              LOUISE.

Quoi?

                             VALROGER.

Je voudrais comprendre comment, pourquoi, vous, la femme proclamée
vertueuse et pure par excellence, vous semblez faire bon marché de la
vertu des autres femmes, au point de demander grâce pour elles?

                             LOUISE.

Oh! je vais plus loin que cela. Je fais bon marché de ma propre vertu
dans le passé. Je ne sais nullement si, poursuivie et tourmentée par un
séducteur habile, j'eusse gardé dans ma jeunesse le calme dont je jouis
maintenant.

                            VALROGER.

Dans votre jeunesse?

                             LOUISE.

Oui, et comme j'ai été très-heureuse en ménage et très-respectée de tout
ce qui m'entourait, je suis très-indulgente pour celles qui se trompent
dans les chemins embrouillés.

                            VALROGER.

Savez-vous bien, madame, que me voilà tenté de vous prendre pour la
véritable coquette que je comptais trouver ici?

                             LOUISE.

Ah oui-da!

                            VALROGER.

Madame de Louville est une enfant. Beauté, jeunesse, orgueil et
témérité, cela est bien connu, bien peu redoutable et bien peu excitant;
mais une femme vraiment forte, habilement humble, généreuse envers les
autres, soi-disant vieille, et plus belle que les plus jeunes, tenez,
vous aurez beau dire, vous savez bien que tout cela est d'un prix
inestimable, et qu'il y aurait une gloire immense...

                            LOUISE.

A l'immoler?

                           VALROGER.

Non, mais à le conquérir.

                            LOUISE.

Conquérir! Comment donc? le mot est charmant! Est-ce une déclaration que
vous me faites?

                           VALROGER.

Si vous voulez.

                            LOUISE.

Et si je ne veux pas?

                           VALROGER.

Il est trop tard. Vous l'avez provoquée, et vous n'avez point paré à
temps.

                            LOUISE.

Au fait, c'est vrai. Eh bien! monsieur, vous êtes très-aimable, et je
vous remercie.

                           VALROGER.

Cela veut dire que vous prenez mes paroles pour un hommage banal!

                            LOUISE.

Je n'ai garde; j'en suis trop flattée pour cela.

                           VALROGER.

Ah çà mais, vous êtes atrocement railleuse! Je commence à vous croire
coquette tout de bon.

                            LOUISE.

C'est dans mon rôle.

                           VALROGER.

Le rôle d'ange gardien de madame de Louville?

                            LOUISE.

C'est cela! Si je ne m'empare pas de votre coeur aujourd'hui, mon
proverbe est manqué.

                           VALROGER.

Eh bien! il est manqué; je vous déteste!

                            LOUISE.

Oh! que non.

                           VALROGER.

Vous croyez le contraire?

                            LOUISE.

Pas du tout. Je vous suis parfaitement indifférente.

                           VALROGER.

Et sur ce terrain-là vous me payez largement de retour!

                            LOUISE.

Ah! mais non.

                          VALROGER.

J'entends! vous me détestez aussi, vous.

                           LOUISE.

C'est tout le contraire. Regardez-moi en face.

                          VALROGER.

Bien volontiers.

                           LOUISE.

Eh bien?

                          VALROGER.

Eh bien?

                           LOUISE.

Trouvez-vous que j'ai l'air de me moquer de vous?

                          VALROGER.

Parfaitement.

                           LOUISE.

Oh! l'homme habile! Eh bien! on vous a surfait, vous êtes un bon jeune
homme, vous n'avez jamais rien lu dans les yeux d'une femme.

                          VALROGER.

D'une femme comme vous, c'est possible.

                           LOUISE.

Quelle femme suis-je donc?

                          VALROGER.

Un sphinx! Je n'ai jamais vu tant d'aplomb dans le dédain.

                           LOUISE.

Et moi, je n'ai jamais vu tant d'obstination dans la méfiance. Voyons,
par quoi faut-il vous jurer que je vous aime?

                     VALROGER, (riant).

Vous m'aimez, vous!

                           LOUISE.

De tout mon coeur!

                     VALROGER, (à part).

C'est une folle! (Haut.) Jurez-le sur l'honneur, si vous voulez que je
vous croie.

                           LOUISE.

L'honneur d'une femme? Vous n'y croyez pas. Dans les mélodrames, on jure
par son salut éternel; mais vous n'y croyez pas davantage.

                          VALROGER.

Par votre amitié pour madame de Louville!

                           LOUISE.

Encore mieux: par l'innocence de ma fille!

                         VALROGER.

Quel âge a-t-elle?

                          LOUISE.

Six ans.

                         VALROGER.

J'y crois. Donc vous m'aimez, comme ça, tout doucement, de tout votre
coeur, comme le premier venu?

                          LOUISE.

Je n'aime pas le premier venu. Écoutez-moi, vous allez comprendre que je
ne ris pas, et que mon affection pour vous est très-sérieuse.

                         VALROGER.

Ah! voyons cela, je vous en prie!

                          LOUISE.

Vous souvenez-vous d'un jeune garçon qui s'appelait Ferval?

                         VALROGER.

Non, pas du tout!

                          LOUISE.

Augustin de Ferval.

                         VALROGER.

C'est très-vague...

                          LOUISE.

Alors, puisqu'il faut mettre les points sur les _i_, vous vous
souviendrez peut-être d'une certaine demoiselle qui s'appelait Aline, et
qui n'était pas du tout reine de Golconde?

                         VALROGER.

Eh bien! madame?

                          LOUISE.

Eh bien! monsieur, cette jolie personne, que vous protégiez, fut prise
au sérieux par un jeune provincial, mauvaise tête...

                         VALROGER.

J'y suis, je me souviens! Il y a de cela cinq ou six ans. Vous le
connaissez, ce petit Ferval?

                          LOUISE.

C'était mon frère, un enfant qui eut la folie de vous provoquer et dont
vous n'avez pas voulu tirer vengeance, car, après lui avoir laissé la
satisfaction de vous envoyer une balle, vous avez riposté sur lui avec
une arme chargée à poudre. Il ne l'a jamais su; mais des amis à vous
l'ont dit en secret à sa mère, qui l'a répété à sa soeur. Vous voyez
bien que cette soeur ne peut pas rire quand elle prétend qu'elle vous
aime!

                         VALROGER.

Alors on a bien raison de prétendre qu'un bienfait n'est jamais perdu,
car votre amitié doit être une douce chose; pourtant...

                          LOUISE.

Pourtant?...

                         VALROGER.

Vous avez tort de l'offrir pour si peu, madame! C'est un excitant
dangereux.

                          LOUISE.

Dangereux pour qui?

                         VALROGER.

Pour moi.

                          LOUISE.

Pourquoi me répondez-vous comme cela, voyons? A quoi bon poursuivre
l'escarmouche de convention et garder le ton plaisant, quand je vous dis
tout bonnement les choses comme elles sont?

                         VALROGER.

C'est que vous oubliez vos propres paroles: je suis un méchant, et j'ai
le coeur froid comme glace.

                          LOUISE.

Je n'ai jamais cru cela.

                         VALROGER.

Eh bien! vous avez eu tort; il fallait le croire.

                          LOUISE.

Pourquoi mentez-vous? Je ne comprends plus.

                         VALROGER.

Je ne mens pas. Je suis amoureux de vous.

                          LOUISE.

Si c'était vrai, cela ne prouverait pas que vous eussiez le coeur froid.

                         VALROGER.

Attendez! je suis amoureux de vous à ma manière, sans vous aimer.

                          LOUISE.

Je comprends; ma confiance vous-humilie, ma loyauté vous blesse. Vous
vous vengez en me disant une chose que vous jugez offensante.

                         VALROGER.

Oui, madame, j'ai l'intention de vous offenser.

                          LOUISE.

Pourquoi?

                         VALROGER.

Pour que vous me détestiez.

                          LOUISE.

Parce que l'amitié d'une honnête femme vous fait l'effet d'un outrage?

                         VALROGER.

C'est comme ça. Je ne veux pas de la vôtre.

                          LOUISE.

Vous êtes brutalement sincère!

                         VALROGER.

Oui. Je suis un séducteur percé à jour, comme vous êtes une coquette
classique.

                          LOUISE.

Alors me voilà déjouée et rembarrée! Je suis coquette tout de bon, et
j'ai voulu me frotter à un vindicatif plus malin que moi, qui me remet à
ma place et compte faire de moi un exemple. Est-ce cela?

                         VALROGER.

Précisément.

                         LOUISE.

Comment vais-je sortir de là?

                        VALROGER.

Vous n'en sortirez pas.

           LOUISE, (élevant la voix avec intention.)

C'est-à-dire que vous allez faire pour moi ce que vous comptiez faire
pour madame de Louville?

                         VALROGER.

Oui, madame.

                          LOUISE.

Vous viendrez me voir?

                         VALROGER.

Tous les jours.

                          LOUISE.

Et si la porte vous est fermée?...

                         VALROGER.

Je resterai sous la fenêtre. Je coucherai dans le jardin, sous un arbre.

                          LOUISE.

Je suis sauvée! vous vous enrhumerez!

                         VALROGER.

Je tousserai à vous empêcher de dormir. Vous m'enverrez de la tisane!

                          LOUISE.

Vous refuserez de la boire?

                         VALROGER.

Au contraire. Je la boirai.

                          LOUISE.

Et alors?

                         VALROGER.

Alors vous aurez pitié de moi, vous me recevrez.

                          LOUISE.

Et puis après?

                         VALROGER.

Je reviendrai.

                          LOUISE.

Je me laisserai compromettre?

                         VALROGER.

Non! vous fuirez, mais je vous suivrai partout. Partout vous me
trouverez pour ouvrir la voiture et vous offrir la main.

                          LOUISE.

C'est bien connu, tout ça.

                         VALROGER.

Tout est connu. Je n'ai rien découvert de neuf, il n'y a rien de mieux
que les choses qui réussissent toujours.

                          LOUISE.

Alors c'est cela, c'est bien cela qui s'appelle compromettre une femme?

                         VALROGER.

Pas du tout! Compromettre une femme, c'est se servir des apparences
qu'on a fait naître pour la calomnier ou la laisser calomnier. Je ne
calomnie pas, moi. Je suis homme du monde et gentilhomme. Je dirai à
toute la terre que je fais des folies pour vous en pure perte, ce qui
sera vrai jusqu'au jour où vous en ferez pour moi.

                          LOUISE.

Et pourquoi en ferai-je?

                         VALROGER.

Parce que la folie est contagieuse.

                          LOUISE.

Et je deviendrai folle, moi?

                         VALROGER.

Ne vous fiez pas au passé.

                          LOUISE.

Vous savez bien que je n'en tire pas vanité. Pourtant ce qui est passé
est acquis.

                         VALROGER.

Non! vous l'avez dit vous-même, votre vertu a été aidée par l'absence de
péril. Pourtant vous avez dû allumer des passions; mais il y a à peine
un homme sur mille qui soit doué d'assez de persévérance pour consacrer
des mois et des années à la conquête d'une femme... Or je sais, je vois
que vous n'avez pas rencontré cet homme-là.

                          LOUISE.

Et vous vous piquez de l'être?

                         VALROGER.

Je le suis.

                          LOUISE.

Ça vous amuse?

                         VALROGER.

C'est mon unique amusement.

                          LOUISE.

Vous êtes né hostile et vindicatif, comme on naît poète ou rôtisseur?

                         VALROGER.

Le bonheur de l'homme est de développer ses instincts particuliers.

                          LOUISE.

Même les mauvais?

                         VALROGER.

Enfin vous reconnaissez que je suis mauvais?

                          LOUISE.

C'est à quoi vous teniez? Vous vouliez faire peur; sans cela vous croyez
votre effet manqué, et la confiance vous humilie. C'est une manie que
vous avez, je le vois bien; avec moi, elle ne sera pas satisfaite. Je
vous crois bon.

                         VALROGER.

Vous éludez la question. Si je suis tel que je m'annonce, vous devez me
haïr.

                          LOUISE.

Et vous voulez être haï?

                         VALROGER.

Oui; pour commencer, cela m'est absolument nécessaire.

                          LOUISE.

Eh bien! comme, en ne vous accordant pas le commencement, je serai,
espérons-le, préservée de la fin, je déclare que, méchant ou non, je ne
puis haïr le bienfaiteur de mes pauvres et le sauveur de mon frère.

                         VALROGER.

Vaine invocation au passé! Vous me haïrez quand même!

                          LOUISE.

Comment vous y prendrez-vous?

                         VALROGER.

D'abord je vais faire la cour à madame de Louville.

        LOUISE, (regardant vers une portière en tapisserie.)

A quoi bon, si je n'en suis pas jalouse?

                         VALROGER.

Vous m'avez demandé grâce pour elle. Il faut que je sois inexorable pour
vous prouver que je ne vaux rien.

    LOUISE, (lui montrant la portière, dont les plis sont agités.)

Vous pouvez lui faire la cour; à présent qu'elle a tout entendu, elle
saura se défendre. Vos plans sont livrés, et peut-être... (Elle va à
la fenêtre.) Cette voiture qui roule... Oui, c'est un renfort qui lui
arrive.

                         VALROGER.

Son mari?

                          LOUISE.

Précisément.

                         VALROGER.

Si madame de Louville est hors de cause, on se passera de ce moyen-là.

                          LOUISE.

C'est tout ce que je voulais. Merci, mon cher monsieur; elle est sauvée,
et moi, je ne vous crains pas.

                         VALROGER.

Merci, ma chère madame, voilà que vous acceptez le défi!

                          LOUISE.

Le défi de quoi? Vous voulez que je vous craigne pour arriver à vous
aimer? C'est un prologue inutile, puisque nous voici d'emblée au
dénoûment. Ce que vous voulez, ce n'est pas l'amour, vous en êtes
rassasié, vous n'y tenez pas, et c'est ma vertu, c'est-à-dire ma
tranquillité seule, que vous voudriez ébranler. Eh bien! sachez que,
dans les âmes fermées aux malsaines agitations de la passion folle, il
y a des émotions plus douces et plus pures qu'on peut être fier d'avoir
fait naître et de conserver toujours jeunes. Il n'est pas humiliant
d'être maternellement aimé par une femme mûre, et il ne serait pas du
tout glorieux de lui tourner ridiculement la tête.

                         VALROGER

Une femme mûre!...

                          LOUISE.

J'ai trente-six ans, mon bon monsieur!

                         VALROGER.

Ce n'est pas vrai, votre fille n'en a que six!

                          LOUISE.

Mais mon fils en a quinze!

                         VALROGER.

Allons donc!

                          LOUISE.

Je n'ai pas son extrait de naissance dans ma poche, sans cela... Mais
vous voilà calmé et un peu honteux, convenez-en, de vous être trompé,
vous si clairvoyant, sur l'âge d'une femme. Vous verrez mon fils, cela
vous guérira tout à fait, car vous viendrez chez moi, tous les jours
si vous voulez, et sans être condamné à coucher préalablement sous un
arbre. Vous vous enrhumerez pour d'autres, il y aura toujours de la
tisane chez moi. Vous me trouverez toujours entourée d'êtres qui ne
me quittent jamais, mon fils, ma fille et mon neveu, le fils de cet
Augustin de Ferval à qui vous avez sauvé la vie en dépit de lui-même;
plus ma mère qui vous bénit et prie pour vous tous les jours, plus ma
belle-soeur, la femme du même Augustin, qui est dans le secret, et qui
vous regarde comme un saint, tout perverti que vous passez pour être.
Voyez s'il y aura moyen d'entrer chez nous comme un loup dans une
bergerie! Tout ce cher monde s'est réjoui en vous sachant fixé près de
nous. Notre pauvre Augustin n'est plus, il est mort l'an dernier, et
c'est son deuil que je porte; mais nous vous devons de l'avoir conservé
six ans, de l'avoir vu heureux, marié et père. Sa femme et son
enfant sont des trésors qu'il nous a laissés. Toute cette famille
reconnaissante, grands et petits, vous sautera au cou et aux jambes, et,
quand vous aurez été bien et dûment embrassé sur les deux joues comme un
ami qu'on attendait depuis longtemps et à qui l'on ne sait comment faire
fête, vous sentirez que vous êtes un homme de chair et d'os comme les
autres,--non le spectre de don Juan, le héros d'un autre siècle et d'un
autre pays. Vous laisserez fondre la glace artificielle amassée autour
de ce coeur-là, qui est vivant et humain, puisqu'il est généreux et
compatissant. Votre génie du mal rira de lui-même et vous laissera
consentir à aimer les honnêtes gens, à les protéger même, ce qui est
bien plus facile que de leur tendre des pièges, et bien moins triste
que de se battre les flancs pour les méconnaître. Vous garderez votre
science, vos ruses pour celles qui les provoquent et qui ont de quoi
mettre à ce jeu-là. On vous pardonnera d'avoir ce goût bizarre, vous,
honnête homme, de perdre votre temps à contempler, à étudier, à mesurer
la faiblesse de notre sexe, tout en excitant sa perversité. Tenez! on
vous pardonnera tout, même d'être incorrigible. On pensera que ce métier
de punisseur des torts féminins est une tâche navrante, et que vous
devez être un homme malheureux. On s'efforcera de vous soigner comme un
malade, ou de vous distraire comme un convalescent; si par moments vous
êtes tenté de faire la guerre à vos amis, ils se diront: c'est une
épreuve; il veut savoir si nous méritons l'estime qu'il nous accorde.
Alors on se tiendra de son mieux pour vous montrer qu'on y attache le
plus grand prix. Et, si on ne réussit pas à mettre dans votre existence
une affection pure et bienfaisante, on en aura beaucoup de chagrin, je
vous en avertis, parce que l'amitié, qui n'est pas une chose convulsive,
n'est pas non plus une chose froide. Donc vous aurez, sans vous donner
aucune peine pour cela, un triomphe assuré chez nous, celui d'avoir
touché, ému, réjoui ou attristé des âmes qui ne sont pas banales, et qui
ne se donnent pas à tout le monde.

                               VALROGER.

Tenez, madame de Trémont, je vous aime tant, telle que vous êtes, que
je me regarderais comme un sot et comme un lâche si j'avais prémédité
d'entamer cette noble et touchante sérénité. Vous avez fort bien compris
que je valais mieux que cela, que d'ailleurs je n'eusse jamais osé
menacer sérieusement une personne telle que vous; mais je cesse de rire,
et vous rends les armes. On me l'avait bien dit: vous êtes la plus
sincère, la plus tendre et la plus forte des femmes, et il y a longtemps
que je sais une chose, c'est que la bonté est l'arme la plus solide
de votre sexe. Toute vertu sans modestie est provocation, comme toute
résistance sans conviction est grimace. Je suis heureux et fier de vous
répéter que je vous comprends, que je vous respecte... Et, puisque vous
m'acceptez pour frère, voulez-vous consacrer ce lien qui m'honore?

                                LOUISE.

Comment?

                               VALROGER.

Vous avez parlé tout à l'heure de m'embrasser sur les deux joues...

                                LOUISE.

C'était une métaphore!

                               VALROGER.

Pourquoi ne serait-ce pas la formule qui scelle un pacte d'honneur?

                                LOUISE.

N'avez-vous pas encore une autre raison à donner?

                               VALROGER.

Une autre raison?

                                LOUISE.

Vous ne voulez pas la dire! Non! ce n'en est pas une pour vous. Vous
avez trop de générosité pour exiger une réparation; mais voulez-vous
savoir une chose? C'est qu'au moment où vous êtes entré ici, si j'avais
écouté mon premier mouvement, je vous aurais sauté au cou; ne prétendez
pas que c'eût été une reconnaissance exagérée. Je sais tout, monsieur de
Valroger, je sais qu'une de ces joues-là a été frappée par le gant de
mon pauvre étourdi de frère, et, comme je ne sais pas laquelle...

                              VALROGER.

Toutes deux, madame, toutes deux!

                               LOUISE.

Je ne dis pas le contraire; mais toute réparation demande des témoins,
et justement en voici qui nous arrivent. (Elle l'embrasse sur les deux
joues devant M. de Louville et sa femme qui viennent d'entrer. Anne
pousse un grand cri de surprise, M. de Louville éclate de rire. Valroger
met un genou en terre et baise la main de Louise.)

                              VALROGER.

Merci, madame, merci!

                       M. DE LOUVILLE, (riant.)

Bravo, mon cher! voilà qui s'appelle enlever d'assaut les citadelles
imprenables.

                              VALROGER.

C'est-à-dire que c'est moi la forteresse, et que je me suis rendu
à discrétion! (Bas, pendant que Louise va en riant auprès d'Anna.)
Dites-moi, Louville, est-ce qu'il n'y a pas moyen d'épouser cette
femme-là?

                           M. DE LOUVILLE.

Allons donc! Elle a peut-être quarante ans!

                              VALROGER.

En eût-elle cinquante!

                           M. DE LOUVILLE.

Ah bah! mais elle a aimé son mari, elle adore son fils... Non, c'est
impossible!

                              VALROGER.

C'est dommage; c'eût été pour moi le seul moyen de devenir un homme
sérieux!




                                FIN



TABLE

  Francia.

  Un bienfait n'est jamais perdu.











End of the Project Gutenberg EBook of Francia; Un bienfait n'est jamais perdu
by George Sand

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANCIA; UN BIENFAIT N'EST ***

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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