Correspondance, 1812-1876 — Tome 5

By George Sand

Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 5, 1812-1876, by George Sand

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Title: Correspondance, Vol. 5, 1812-1876

Author: George Sand

Release Date: October 23, 2004 [EBook #13839]

Language: French


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GEORGE SAND

CORRESPONDANCE

1812-1876

V




QUATRIÈME ÉDITION

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR.
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

1883







CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND




DXLII

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE (NIÈVRE)

                                Nohant, 2 janvier 1864.

Chère enfant,

C'est vrai, que je n'écris plus, parce que je n'en peux plus d'écrire!
mais tu sais bien que je ne t'oublie pas. Je suis souvent malade, je me
remets sur pied pour un mois ou deux, puis je retombe. Me voilà dans une
mauvaise période; j'aurais besoin de changer d'air et de régime; mais
comment faire? Le travail ne peut pas s'arrêter, et il suffit tout juste
aux besoins courants.

Ne parlons pas du mauvais côté des choses, puisqu'il y en a un sérieux
et inévitable pour tout le monde.

Je suis contente que ta fillette, cette pauvre fillette qui t'a tant
fait trembler, soit enfin en bonne voie de croissance, et de vie, et que
George travaille bien. C'est le bonheur immédiat, le plus actuel et le
plus important dans ta vie. La nôtre coule tranquille tant que notre
Marc est gai et frais comme une rose. Quand viendront les bobos, les
crises inévitables, nous serons sens dessus dessous! Ainsi passe la vie
de famille; jusqu'à présent, ç'a été tout plaisir, et la première dent
du cher petit ne l'a pas éprouvé sérieusement. Lina est bonne nourrice
et se tire bien d'affaire.

On travaille toujours comme des nègres autour de ce berceau. Les
vacances et les comédies ont été très courtes. Beaucoup de monde,
toujours _trop à la fois_, dans la maison, et, comme Lina ne pouvait
guère s'amuser, nous avons fini les réjouissances de bonne heure.
Nous n'avons plus que Lambert et sa femme, qui est très gentille et
excellente personne; mais ils partent ces jours-ci. Ils t'envoient mille
amitiés. Maurice a passé son jour de l'an dans son lit. Ce n'est rien
heureusement, qu'une fièvre de courbature. Lui et sa femme, qui est
toujours très charmante et mignonne, me chargent de t'embrasser.

Merci à Bertholdi pour ses échantillons minéralogiques, qui sont très
beaux. Embrasse-le pour moi, ainsi que Jeannette, et Georget, quand tu
le verras.

G. SAND

Pauvre Pologne! c'est navrant, c'est un deuil pour tous les coeurs.




DXLIII

A M. AUGUSTE VACQUERIE, A PARIS

                                Nohant, 4 janvier 1864

Je ne vous ai pas remercié du plaisir que m'a causé _Jean Baudry_.
J'espérais le voir jouer. Mais, mon voyage à Paris étant retardé, je
me suis décidée à le lire, non sans un peu de crainte, je l'avoue. Les
pièces qui réussissent perdent tant à la lecture, la plupart du temps!
Eh bien, j'ai eu une charmante surprise. Votre pièce est de celles qu'on
peut lire avec attendrissement et avec satisfaction vraie.

Le sujet est neuf, hardi et beau. Je trouve un seul reproche à faire à
la manière dont vous l'avez déroulé et dénoué: c'est que la brave et
bonne Andrée ne se mette pas tout à coup à aimer Jean à la fin, et
qu'elle ne réponde pas à son dernier mot: «Oui, ramenez-le, car je
ne l'aime plus, et votre femme l'adoptera!» ou bien: «Guérissez-le,
corrigez-le, et revenez sans lui.»

Vous avez voulu que le sacrifice fût complet de la part de Jean.
Il l'était, ce me semble, sans ce dernier châtiment de partir sans
récompense.

Vous me direz: La femme n'est pas capable de ces choses-là. Moi, je dis:
Pourquoi pas? Et je ne recule pas devant les bonnes grosses moralités:
un sentiment sublime est toujours fécond. Jean est sublime; voilà que
cette petite Andrée, qui ne l'aimait que d'amitié, se met à l'aimer
d'enthousiasme, parce que le sublime a fait vibrer en elle une force
inconnue. Vous voulez remuer cette fibre dans le public, pourquoi ne pas
lui montrer l'opération magnétique et divine sur la scène? Ce serait
plus contagieux encore; on ne s'en irait pas en se disant: «La vertu ne
sert qu'à vous rendre malheureux.»

Voilà ma critique. Elle est du domaine de la philosophie et n'ôte rien
à la sympathie et aux compliments de coeur de l'artiste. Vous avez fait
agir et parler un homme sublime. C'est une grande et bonne chose par le
temps qui court. Je suis heureuse de votre succès[1].



  [1] _Réponse de M. Auguste Vacquerie_.

Comme je suis fier que vous m'ayez écrit une lettre si amicale et si
sincère; mais comme je suis humilié que nous ne soyons pas du même avis
sur les dénouements!

Vous regrettez qu'Andrée ne récompense pas la vertu de Jean Baudry. Mais
est-ce que la vertu est jamais récompensée ailleurs qu'à l'Académie?
J'ai essayé de faire un Prométhée bourgeois; est-ce que la récompense
de Prométhée n'a pas été le vautour? Et je ne sais pas qui est-ce qui
gagnerait à ce qu'il en fût autrement.

Ce ne serait pas Prométhée, toujours! Le voyez-vous réconcilié avec
Jupiter et bien en cour? voyez-vous Jeanne Darc finissant dame d'honneur
de La reine, et Jésus ministre de Tibère!

Ce ne serait pas la vertu non plus. Vous dites qu'elle est plus
contagieuse quand elle est récompensée; je crois le contraire, et qu'il
n'y a pas de plus grande propagande que le martyre. Supprimez la croix
et vous supprimez peut-être le christianisme.

Pour redescendre à ma pièce, il me semble que Jean Baudry serait
considérablement diminué, et avec lui l'enseignement qu'il personnifie,
s'il était aimé d'Andrée à la fin. Je doute que Roméo et Juliette
fussent touchants à perpétuité s'ils s'étaient mariés tranquilles et
s'ils avaient eu beaucoup d'enfants. Je ne repousse pas absolument les
dénouements heureux, mais je les crois d'abord moins vrais, ensuite
moins efficaces. Je vous avoue que Tartufe cesse presque de m'être
odieux au moment où on l'arrête.

La moralité n'est pas dans le fait, mais dans l'impression du fait.
Puisque vous regrettez que Jean Baudry ne soit pas heureux, l'impression
finale est donc pour la vertu.

Je trouve qu'Andrée rendrait un mauvais service à la vertu et à Jean
Baudry lui-même en le préférant à Olivier, qui retomberait alors où Jean
Baudry l'a ramassé. Elle croit, comme Jean Baudry, qu'Olivier traverse
la dernière crise du mal; elle a pour lui la même sorte de tendresse que
Jean Baudry, elle l'aime pour le parfaire; elle veut être la mère de
son âme, comme il en est le père. Elle épouse mieux Jean Baudry en ne
l'épousant pas et en collaborant à son oeuvre qu'en stérilisant son
effort de onze années. Ce n'est donc pas par incrédulité à la grandeur
des femmes, ô chère grande femme! que j'ai voulu qu'Andrée, préférât le
coeur imparfait au coeur parfait; elle fait acte de grande bonté et de
grand courage en choisissant celui qui a le plus besoin d'elle, non pas
seulement pour être heureux, chose secondaire, mais pour être bon, chose
essentielle.

Et, maintenant, me pardonnerez-vous de n'avoir pas fait de mon
dénouement une distribution de prix Montyon, et d'Andrée l'âne savant
qui va présenter la patte à la personne la plus honnête de la société?

Me pardonnerez-vous de vous ennuyer si longuement de ma défense? Mais,
si je plaide devant vous, c'est que je reconnais votre juridiction; je
ne réponds pas à tout le monde, je n'assomme que vous; voilà ce que
rapporte le génie. Mais, pardonnez-moi ou non, moi, je vous remercie.

AUGUSTE VACQUERIE. Paris,
7 janvier 1804.]




DXLIV

A M. ÉDOUARD RODRIGUES, A PARIS

                                Nohant, 12 janvier 1864.

... J'ai le droit de mépriser mon argent, ce me semble. Je le méprise
en ce sens que je lui dis: «Tu représentes l'aisance, la sécurité,
l'indépendance, le repos nécessaire à mes vieux jours. Tu représentes
donc, mon intérêt personnel, le sanctuaire de mon égoïsme. Mais, pendant
que je te placerai en lieu sûr et que je te ferai fructifier, tout
souffrira autour de moi et je ne m'en soucierai pas? Tu veux me tenter?
Va au diable! je dédaigne ta séduction; donc, je te méprise!» Avec cette
prodigalité-là, j'ai passé ma vie à ne me satisfaire jamais; à écrire
quand j'aurais voulu rêver, à rester quand j'aurais voulu courir,
à faire des économies sordides sur certains besoins entièrement
personnels, certains luxes de robes de chambre et certaines questions
de pantoufles auxquelles j'aurais été sensible; à ne pas flatter la
gourmandise des convives, à ne pas voir les théâtres, les concerts, le
mouvement des arts; à me faire anachorète, moi qui aimais l'activité
de la vie et le grand air des voyages. Je n'ai pas souffert de ces
renoncements: je sentais en moi une joie supérieure, celle de satisfaire
ma conscience et d'assurer le repos du coeur de chaque jour. En
compromettant et sacrifiant les aises de l'avenir? en méprisant mon
argent qui voulait me tenter? Oui, c'est comme cela, et vous ne me
donnerez pas tort, je parie.

Ai-je été _prodigue_ pour cela? Non, puisque je n'ai pas fait comme la
plupart de mes confrères en aliénant ma propriété, pour le plaisir de
manger une centaine de mille francs par an. J'ai senti que, si j'eusse
fait comme eux, je n'eusse rien _avalé_, mais j'aurais tout donné; car,
en détail, j'ai bien donné au moins 500 000 francs sans compter les
dots des enfants. J'ai mis le _holà_ à mon entraînement, et mes enfants
n'auront pas de reproches à me faire. J'ai résisté à la voix du
socialisme mal entendu qui me criait que je faisais des réserves. Il y
en a qu'il faut faire et on ne m'a pas ébranlée. Une théorie ne peut pas
être appliquée sans réserve dans une société qui ne l'accepte pas. J'ai
fait beaucoup d'ingrats, cela m'est égal. J'ai fait quelques heureux et
sauvé quelques braves gens. Je n'ai pas fait d'_établissements utiles_:
cela, _je ne sais pas_ m'y prendre. Je suis plus méfiante du _faux
pauvre_ que je ne l'ai été.

Pour le moment, je n'ai absolument sur les bras qu'une famille de
_mourants_ à nourrir: père, mère, enfants, tout est malade; le père et
la mère mourront, les enfants au moins ne mourront pas de faim. Mais à
ceux-là, un peu sauvés, succédera un autre nid en déroute. Et puis, à
la fin de l'année, j'ai eu à payer l'année du médecin et celle du
pharmacien. Ceci est une grosse affaire, de 1500 à 2000 francs toujours.
Le paysan d'ici n'est pas dans la dernière misère: il a une maison, un
petit champ et ses journées; mais, s'il tombe malade, il est perdu. Les
journées n'allant plus, le champ ne suffit pas s'il a des enfants; quant
au médecin et aux remèdes, impossible à lui de les payer et il s'en
passe si je ne suis pas là. Il fait des remèdes de sorcier, des remèdes
de cheval, et il en meurt. La femme sans mari est perdue. Elle ne peut
pas cultiver son champ, il faut un journalier payé. Il n'y a pas la
moindre industrie dans nos campagnes. Les fonds de la commune consacrés
à fournir des remèdes et à payer les médecins ne sont distribués qu'aux
véritables indigents, qui sont peu nombreux. Donc, tous les prétendus
_aisés_ sont à deux doigts de l'indigence si je ne m'en mêle, et
plusieurs gens bien respectables ne demandent pas et ne reçoivent qu'en
secret. Nos bourgeois de campagne ne sont pas mauvais; ils rendent des
services, donnent quelquefois des soins. Mais délier la bourse est une
grande douleur en Berry, et, quand on a donné dix sous, on soupire
longtemps. Les campagnes du Centre, sont véritablement abandonnées.
C'est le pays du sommeil et de la mort. Ceci pour vous expliquer ce que
l'on est obligé de faire quand on voit que de plus riches font peu
et que de moins riches ne font rien. On a créé à Châteauroux une
manufacture de tabac qui soulage beaucoup d'ouvriers et emploie beaucoup
de femmes; mais ces bienfaits-là n'arrivent pas jusqu'à nos campagnes.




DXLV

AU MÊME

                                Nohant; 8 février 1864.

Mon brave et bon ami,

J'ai fini ma grosse tâche, et, avant que j'en commence une autre, je
viens causer avec vous. Qu'est-ce que nous disions? Si la liberté de
droit et la liberté de fait pouvaient exister simultanément? Hélas! tout
ce qu'il y a de beau et de bon pourra exister quand on le voudra;
mais il faut d'abord que tous le comprennent, et le meilleur des
gouvernements, de quelque nom qu'il s'appelle, sera celui qui enseignera
aux hommes à s'affranchir eux-mêmes en voulant affranchir les autres au
même degré.

Vous vouliez me faire des questions, faites-m'en, afin que je vous
demande de m'aider à vous répondre; car je ne crois pas rien savoir de
plus que vous, et tout ce que j'ai essayé de savoir, c'est de mettre de
l'ordre dans mes idées, par conséquent de l'ensemble dans mes croyances.
Si vous me parlez philosophie et religion, ce qui pour moi est une seule
et même chose, je saurai vous dire ce que je crois; _politique_, c'est
autre chose: c'est là une science au jour le jour, qui n'a d'ensemble et
d'unité qu'autant qu'elle est dirigée par des principes plus élevés que
le courant des choses et les moeurs du moment. Cette science, dans son
application, consiste donc à tâter chaque jour le pouls à la société, et
à savoir quelle dose d'amélioration sa maladie est capable de supporter
sans crise trop violente et trop périlleuse. Pour être ce bon médecin,
il faut plus que la science des principes, il faut une science pratique
qui se trouve dans de fortes têtes ou dans des assemblées libres,
inspirées, par une grande bonne foi. Je ne peux pas avoir cette
science-là, vivant avec les idées plus qu'avec les hommes, et, si je
vous dis mon idéal, vous ne tiendrez pas pour cela les moyens pratiques;
vous ne les jugerez vraiment, ces moyens, que par les tentatives qui
passeront devant vos yeux et qui vous feront peser la force ou la
faiblesse de l'humanité à un moment donné. Pour être un sage politique,
il faudrait, je crois, être imbu, avant tout et par-dessus tout, de
la foi au progrès, et ne pas s'embarrasser des pas en arrière qui
n'empêchent pas le pas en avant du lendemain. Mais cette foi n'éclaire
presque jamais les monarchies, et c'est pour, cela que je leur préfère
les républiques, où les plus grandes fautes ont en elles un principe
réparateur, le besoin, la nécessité d'avancer ou de tomber. Elles
tombent lourdement, me direz-vous; oui, elles tombent plus vite que
les monarchies, et toujours pour la même cause, c'est qu'elles veulent
s'arrêter, et que l'esprit humain qui s'arrête se brise. Regardez en
vous-même, voyez ce qui vous soutient, ce qui vous fait vivre fortement,
ce qui vous fera vivre très longtemps, c'est votre incessante activité.
Les sociétés ne diffèrent pas des individus.

Pourtant vous êtes prudent et vous savez que, si votre activité dépasse
la mesure de vos forces, elle vous tuera; même danger pour le travail
des rénovations sociales; et impossible, je crois, de préserver la
marche de l'humanité de ces _trop_ et de ces _trop peu_ alternatifs qui
la menacent et l'éprouvent sans cesse. Que faire? direz-vous. Croire
qu'il y a toujours, quand même, une bonne route à chercher et que
l'humanité la trouvera, et ne jamais dire. _Il n'y en a pas, il n'y en
aura pas_.

Je crois que l'humanité est aussi capable de grandir en science, en
raison et en vertu, que quelques individus qui prennent l'avance. Je la
vois, je la sais très corrompue, affreusement malade, je ne doute pas
d'elle pourtant. Elle m'impatiente tous les matins, je me réconcilie
avec elle tous les soirs. Aussi n'ai-je pas de rancune contre ses
fautes, et mes colères ne m'empêcheront jamais d'être jour et nuit à son
service. Passons l'éponge sur les misères, les erreurs, les fautes de
tels ou tels, de quelque opinion qu'ils soient ou qu'ils aient été,
s'ils ont dans le coeur des principes de progrès ardents et sincères.
Quant aux hypocrites et aux exploiteurs, qu'en peut-on dire? Rien;
c'est le fléau dont il faut se préserver, mais ce qu'ils font sous une
bannière ou sous une autre ne peut être attribué à la cause qu'ils
proclament et qu'ils feignent de servir.

Quand nous mettrons de l'ordre dans notre _catéchisme_ par causerie, il
faudra bien que nous commencions par le commencement et que, avant de
nous demander quels sont les droits de l'homme en société, nous nous
demandions quels sont les devoirs de l'homme sur la terre, et cela nous
fera remonter plus haut que république et monarchie, vous verrez. Il
nous faudra aller jusqu'à Dieu, sans la notion duquel rien ne s'explique
et ne se résout; nous voilà embarqués sur un rude chemin, prenez-y
garde! mais je ne recule pas si le coeur vous en dit.

Bonsoir pour ce soir, cher ami, et à vous de coeur et de tout bon
vouloir.

G. SAND.




DXLVI

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 21 février 1864.

Chers enfants,

Je croyais bien avoir répondu à votre question. Comment, si je veux être
marraine de mon _Cocoton_? Je crois bien! Si c'était comme catholique,
je dirais: «Non! ça porte malheur.» Mais l'Église libre, c'est
différent, et vous ne deviez pas douter un instant de mon adhésion.

On commence à travailler sérieusement à l'Odéon. Mais on a perdu tant de
temps, que nous ne serons pas prêts avant la fin du mois, et peut-être
le 2 ou le 3 mars. Voilà ce qu'ils reconnaissent aujourd'hui. Mais je
ne veux pas vous ennuyer de mes ennuis; ils ne sont pas minces, et vous
seriez étonnés de la provision de patience que je fais tous les matins
pour la journée.

J'ai été voir le prince hier matin, j'ai demandé à voir son fils[1];
il a fait dire à la bonne de l'amener. L'enfant est arrivé avec une
personne en petite robe de laine écossaise que j'ai failli ne pas
regarder, quand je me suis aperçue que c'était la princesse elle-même
qui m'amenait son jeune homme, toute seule et très gentiment. L'enfant
est très beau et très joli, avec un air mélancolique et timide.

Il tiendra de sa mère plus que de son père. Il est très mignon et
obéissant comme une fille.

Je me porte bien, toujours sans appétit; ça ne pousse pas à Paris.

La vente de Delacroix a produit près de deux cent mille francs en deux
jours. Les moindres croquis se vendent deux, trois et quatre cents
francs. Ce pauvre homme vendait des tableaux pour ce prix-là!

Bonsoir, mes enfants chéris; je _bige_ bien tendrement.

  [1] Le prince Victor.




DXLVII

AU MÊME

                                Paris, 28 février 1864.

Mes chers enfants,

C'est demain le grand jour! quand vous recevrez ma lettre, j'aurai des
bravos ou des sifflets, peut-être l'un et l'autre. Ribes ne va pas
mieux; il joue quand même et très bien. La pièce est mal sue, mais bien
comprise et bien jouée.

_Le duc_-Berton, _Villemer_-Ribes, _Caroline_-Thuillier, _la
Marquise_-Ramelli, _Pierre_-Rey, sont excellents.

_Diane de Saintrailles_, charmante, un peu maniérée; _madame d'Arglade_,
un peu faible, et Clerh-_Benoît_, qui dit quatre mots, ne gâtent rien.

Le théâtre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une
m'appelle _notre trésor_, les musiciens, les machinistes, la troupe, les
allumeurs de quinquets, les pompiers, pleurent à la répétition comme
un tas de veaux et dans l'ivresse d'un succès qui va dépasser celui du
_Champi_. Tout ça, c'est la veille, il faut voir le lendemain; s'il y a
déroute, ce sera autre chose. On annonce toujours une cabale. Les uns la
disent formidable; les autres disent qu'il n'y aura rien; nous verrons
bien. Le moment du calme est venu pour moi qui n'ai plus rien à faire
que d'attendre l'issue. La salle sera comble et il y en aura autant à la
porte. De mémoire d'homme, l'Odéon n'a vu une pareille rage. L'empereur
et l'impératrice assisteront à la première; la princesse Mathilde en
face d'eux, le prince et la princesse Napoléon au-dessous. M. de Morny,
les ministères, la police de l'empereur nous prennent trop de place, et
ce n'est pas le meilleur de l'affaire. Nous aimerions mieux des artistes
aux avant-scènes que des diplomates et des fonctionnaires. Ces gens-là
ne crèvent pas leurs gants blancs contre une cabale. Il n'y a que le
prince qui applaudisse franchement.

Enfin, nous y voilà! les décors sont riches et laids. L'orchestre sera
rempli de mouchards, rien ne manquera à la fête. Marchal ne demande qu'à
étriper les récalcitrants. Le parterre est pris par des gens en cravate
blanche et en habit noir. A demain des nouvelles.

J'ai vu enfin M. Harmant à l'Odéon. Il m'a dit qu'il viendrait me voir
après la pièce. Mario Proth va faire un article sur _Callirhoé_[1].
Jourdan en raffole, il est de la religion de Marc Valery.

  [1] Roman de Maurice Sand.




DXLVIII

AU MÊME

                                Paris, mardi 1er mars 1864.
                                Deux heures du matin.

Mes enfants,

Je reviens escortée par les étudiants aux cris de «Vive George Sand!
Vive _Mademoiselle La Quintinie!_ A bas les cléricaux!» C'est une
manifestation enragée en même temps qu'un succès comme on n'en a jamais
vu, dit-on, au théâtre.

Depuis dix heures du matin, les étudiants étaient sur la place de
l'Odéon, et, tout le temps de la pièce, une masse compacte qui n'avait
pu entrer occupait les rues environnantes et la rue Racine jusqu'à ma
porte. Marie a eu une ovation et madame Fromentin aussi, parce qu'on l'a
prise pour moi dans la rue. Je crois que tout Paris était là ce soir.
Les ouvriers et les jeunes gens, furieux d'avoir été pris pour des
cléricaux à l'affaire de _Gaetana_ d'About, étaient tout prêts à faire
le coup de poing. Dans la salle, c'étaient des trépignements et des
hurlements à chaque scène, à chaque instant, en dépit de la présence de
toute la famille impériale. Au reste, tous applaudissaient, l'empereur
comme les autres, et même il a pleuré ouvertement. La princesse
Mathilde est venue au foyer me donner la main. J'étais dans la loge de
l'administration avec le prince, la princesse, Ferri, madame d'Abrantès.
Le prince claquait comme trente claqueurs, se jetait hors de la loge et
criait à tue-tête, Flaubert était avec nous et pleurait comme une femme.
Les acteurs ont très bien joué, on les a rappelés à tous les actes.

Dans le foyer, plus de deux cents personnes que je connais et que je ne
connais pas sont venues me _biger_ tant et tant, que je n'en pouvais
plus. Pas l'ombre d'une cabale, bien qu'il y eût grand nombre de
gens mal disposés. Mais on faisait taire même ceux qui se mouchaient
innocemment.

Enfin, c'est un événement qui met le quartier Latin en rumeur depuis ce
matin; toute la journée, j'ai reçu des étudiants qui venaient quatre par
quatre, avec leur carte au chapeau, me demander des places et protester
contre le parti clérical en me donnant leurs noms.

Je ne sais pas si ce sera aussi chaud demain. On dit que oui, et, comme
on a refusé trois ou quatre mille personnes faute de place, il est à
croire que le public sera encore nombreux et ardent. Nous verrons si
la cabale se montrera. Ce matin, le prince a reçu plusieurs lettres
anonymes où on lui disait de prendre garde à ce qui se passerait à
l'Odéon. Rien ne s'est passé, sinon qu'on a chuté les claqueurs de
l'empereur à son entrée, en criant: _A bas la claque!_ l'empereur a très
bien entendu; sa figure est restée impassible.

Voilà tout ce que je peux vous dire ce soir; le silence se fait, la
circulation est rétablie et je vas dormir.




DXLIX

AU MÊME

                                Paris, 2 mars 1864.

Mes enfants,

La seconde de _Villemer_ a été ce soir encore plus chaude que celle
d'hier. C'est un triomphe inouï, une tempête d'applaudissements d'un
bout à l'autre, à chaque mot, et si spontanée, si générale, qu'on coupe
trois fois chaque tirade. Le groupe des claqueurs quand il essaye de
marquer des points de repère à cet enthousiasme ne fait pas plus d'effet
qu'un sac de noix. Le public ne s'en occupe pas, il interrompt où il lui
plaît, et c'est le tonnerre. Jamais je n'ai rien entendu de pareil.
La salle est comble, elle croule; la tirade de Ribes, au second acte,
provoque un délire. Dans les entr'actes, les étudiants chantent des
cantiques dérisoires, crient: «Enfoncés les jésuites! _Hommes noirs,
d'où sortez-vous?_ Vive _La Quintinie!_ Vive George Sand! Vive
_Villemer_!» On rappelle les acteurs à tous les actes. Ils ont de la
peine à finir la pièce. Ces applaudissements les rendent ivres, Berton,
ce matin, l'était encore d'hier, lui qui ne boit jamais que de l'eau
rougie. Ce soir, il me suivait dans les coulisses en me disant qu'il me
devait le plus beau succès de sa vie, et le plus beau rôle qu'il eût
jamais joué.

Thuillier et Ramelli étaient folles. Il faut dire qu'elles ont joué
admirablement. Ribes n'a pas le même ensemble: il est laid, disgracieux,
pas cabotin du tout; mais, par moments, il est si sympathique et si
nerveux, qu'il électrise le public et recueille en bloc les bravos
que les autres reçoivent en détail. Je vous raconte tout ça pour vous
amuser. Si vous voyiez mon calme au milieu de tout ça, vous en ririez;
car je n'ai pas été plus émue de peur et de plaisir que si ça ne m'eût
pas regardé personnellement, et je ne pourrais pas expliquer pourquoi.
Je m'étais préparée à ce qu'il y a de pire, c'est peut-être pour ça que
l'inattendu d'un succès si inconcevable, en ce qui me concerne, m'a un
peu stupéfiée. Il faut voir le personnel de l'Odéon autour de moi! je
suis le bon Dieu. Je dois leur rendre cette justice que, tout le temps
des répétitions, ils ont été aussi gentils que le jour de la victoire;
que, la veille, ils n'ont pas été pris de la panique ordinaire qui fait
qu'on veut _mascander_[1] la pièce parce qu'on a peur de tout. Ils vont
faire de l'argent, je l'espère. En ce moment, ils pourraient faire
quatre mille francs par soirée; mais ils tiennent à laisser entrer les
écoles, beaucoup d'ouvriers, de bourgeois libres penseurs, enfin les
amis naturels et ceux qui lancent le succès par conviction. En cela, ils
agissent bien, et ils sont honnêtes gens.

Il y a eu ce soir encore un peu de tapage sur la place. On voulait
recommencer la promenade d'hier au soir, car je ne savais pas hier quand
je vous ai écrit tout ce qui s'était passé. Six mille personnes au
moins, les étudiants en tête, ont été à la porte du club catholique et
de la maison des jésuites, chanter en fausset: _Esprit saint, descendez
en nous!_ et autres cantiques, en moquerie. Ce n'était pas bien méchant;
mais, comme tous ces enfants s'étaient grisés par leurs cris et leur
queue de douze heures sur la place, on craignait de les voir aller trop
loin, et la police les a dispersés. Quelques-uns ont été bousculés,
déchirés et menés au poste. Ni coups ni blessures pourtant. On
s'attendait à du bruit et on avait consigné deux régiments, avec l'ordre
d'être prêts à monter à cheval.

Les jeunes gens avaient résolu de dételer mes chevaux du sapin et de
m'amener rue Racine. On a, Dieu, merci, empêché et calmé tout. On a un
peu taquiné l'impératrice en lui chantant _le Sire de Framboisy_. Mais
l'empereur a bien agi, il a applaudi la pièce, il est sorti à pied
jusqu'à sa voiture, que la foule empêchait d'arriver. Il n'a pas
voulu que la police lui fit faire place. On lui en a su gré et on l'a
applaudi.

Il devrait bien faire supprimer l'escouade de mouchards qui l'acclament
à son entrée, et auxquels les étudiants ont imposé silence hier; je suis
sure que, sans elle, toute la salle l'applaudirait.

Les journaux d'aujourd'hui racontent de mille manières ce qui s'est
passé hier; mais ce que je vous raconte à bâtons rompus est exact.
Aujourd'hui, il y avait dans la salle pas mal de catholiques qui
essayaient de prendre des airs dédaigneux et embêtés. Mais ils ne
pouvaient pas seulement cracher, et la moindre parole de leur part eût
fait éclater une tempête. Décidément tout le monde ne les aime pas, et
ils n'oseront pas broncher. Ils se vengeront dans leurs journaux, soit!

J'ai encore un jour ou deux à donner à _Villemer;_ et puis j'ai à voir
M. Harmant, et puis la pièce de Dumas, qui vient samedi, et quelques
affaires de détail à terminer; l'impression de mon manuscrit de
_Villemer_ à livrer, c'est-à-dire la correction d'un manuscrit conforme
à la mise en scène. J'espère avoir fini tout cela la semaine prochaine
et courir vers vous et mon Coco ton qui pousse bien, j'espère, pendant
que je pioche, ce cher petit amour! Je vous _bige_ mille fois.
Parlez-moi de vous et de lui.

  [1] Abîmer.




DL

AU MÊME

                                Paris, 8 mars 1864

_Villemer_ va toujours merveilleusement. La grande presse est encore
plus élogieuse que la petite, et cela sans restriction. Ces messieurs
qui m'avaient déclarée incapable de faire du théâtre, me proclament
_très forte_. L'Odéon fait tous les soirs quatre mille francs de
location et de cinq à six cents francs au bureau. Il y a file de
voitures toute la journée pour retenir les places, puis autre file le
soir et queue au bureau.

L'Odéon est illuminé tous les soirs. La Rounat en deviendra fou. Les
acteurs sont toujours rappelés entre tous les actes. C'est un succès
splendide, et, comme il n'est plus soutenu par personne que le public
payant, il est si unanime et si chaud, que jamais les acteurs n'en ont
vu, disent-ils, de pareil. Ribes se soutient; le succès lui donne
une vie artificielle et le guérira peut-être. Il a des moments où on
l'interrompt trois fois par des applaudissements frénétiques comme le
premier jour. Les voyageurs qui arrivent à Paris et qui passent le soir
devant l'Odéon, font arrêter leur sapin avec effroi et demandent si
c'est une révolution, si on a proclamé la République.

La pièce d'Alexandre a été mieux reçue ce soir[1]; mais elle soulève
de l'opposition et n'aura pas de succès. Elle est pourtant amusante et
pleine de talent; mais elle scandalise.

Les épreuves de ma photographie n'ont pas encore très bien réussi chez
Nadar; j'y retourne demain. M. Harmant vient pour sûr mercredi. Il m'a
envoyé une loge pour ce jour-là; car il faut bien que je connaisse son
théâtre. Je voudrais aussi voir _Villemer_, que je n'ai encore fait
qu'apercevoir à moitié. J'ai demandé hier trois places, pas une qui ne
soit louée jusqu'à samedi.

  [1] _L'Ami des femmes_.




DLI

M. GUSTAVE FLAUBERT

                                Paris, 10 mars 1864.

Cher Flaubert,

Je ne sais pas si vous m'avez prêté ou donné le beau livre de M. Taine.
Dans le doute, je vous le renvoie; je n'ai eu le temps d'en lire ici
qu'une partie, et, à Nohant, je n'aurai que le temps de griffonner pour
Buloz; mais, à mon retour, dans deux mois, je vous redemanderai ces
excellents volumes d'une si haute et si noble portée.

Je regrette de ne vous avoir pas dit adieu; toutefois, comme je reviens
bientôt, j'espère que vous ne m'aurez pas oubliée et que vous me ferez
lire aussi quelque chose de vous.

Vous avez été si bon et si sympathique pour moi à la première
représentation de _Villemer_, que je n'admire plus seulement votre
admirable talent, je vous aime de tout mon coeur.

GEORGE SAND.




DLII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                Nohant, 24 mars 1864.

Mon cher ami,

Nous changeons de place pour quelque temps. Mes enfants ne veulent pas
habiter Nohant sans moi; ils ont raison et ils me font plaisir. Nous
allons tous nous caser auprès de Paris, afin de pouvoir nous occuper de
théâtre et d'autres travaux plus réalisables là où nous serons. Nous
organisons Nohant sur un bon pied de conservation, afin de pouvoir,
tous les ans, y passer une saison tous ensemble. Voilà. Ce n'est pas un
départ ni un abandon du pays, ni une séparation de famille, c'est une
installation plus légère à porter et à transporter; car nous avons aussi
pour l'année prochaine des projets de voyage. Il me semble que vous
faites un peu de même en n'habitant pas le Coudray toute l'année.
Espérons que nos loisirs de campagne se rencontreront et que vous ne
vous apercevrez guère par conséquent de ce changement.

As-tu reçu signe dévie de Guéroult? Je t'ai écrit que je l'avais vu et
qu'il m'avait promis ce que tu désires. Je n'ai pas répondu à ta lettre
de félicitations pour _Villemer:_ je comptais te retrouver ici. Je te
remercie donc aujourd'hui et j'embrasse toute ta chère famille. Amitiés
d'ici.

G. SAND.




DLIII

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE

                                Nohant, 31 mars 1864

Ma chère enfant,

Puisque Duvernet t'a dit que je quittais Nohant, il aurait pu te dire
aussi, puisque je le lui ai écrit, que je ne le quittais pas d'une
manière absolue, mais que je prenais seulement des arrangements pour
passer, ainsi que Maurice et Lina, une partie de l'année à Paris. Le
succès de _Villemer_ me permet de recouvrer un peu de liberté dont
j'étais privée tout à fait à Nohant dans ces dernières années, grâce
aux bons Berrichons, qui, depuis les gardes champêtres de tout le pays
jusqu'aux amis de mes amis, et Dieu sait s'ils en ont! voulaient être
_placés_ par mon _grand crédit_. Je passais ma vie en correspondances
inutiles et en complaisances oiseuses. Avec cela les visiteurs qui n'ont
jamais voulu comprendre que le soir était mon moment de liberté et le
jour mon heure de travail! j'en étais arrivée à n'avoir plus que la
nuit pour travailler et je n'en pouvais plus. Et puis trop de dépense à
Nohant, à moins de continuer ce travail écrasant. Je change ce genre de
vie; je m'en réjouis, et je trouve drôle qu'on me plaigne. Mes enfants
s'en trouveront bien aussi, puisqu'ils étaient claquemurés aussi par les
visites de Paris et que nous nous arrangerons pour être tout près les
uns des autres à Paris, et pour revenir ensemble à Nohant quand il nous
plaira d'y passer quelque temps. On a fait sur tout cela je ne sais
quels cancans, et on me fait rire quand on me dit: «Vous allez donc nous
quitter? Comment ferez-vous pour vivre sans nous?»

Ces bons Berrichons! Il y a assez longtemps qu'ils vivent _de moi_.
Duvernet sait bien tout cela, et je m'étonne qu'il s'étonne.




DLIV

A M. HIPPOLYTE MAGEN, A MADRID

                                Nohant, 24 avril 1864.

Une absence de quelques jours m'a empêchée, monsieur, de répondre à
votre excellente lettre et de vous dire toute ma gratitude pour les
détails que vous me donnez.

Vous adoucissez autant que possible la douleur de l'événement[1], en me
disant que notre ami n'a pas eu à lutter contre la crise finale, et que
les derniers temps de sa vie ont été heureux. La compensation a été bien
courte, après une vie de luttes et de souffrances. Mais je suis de ceux
qui croient que la mort est la récompense d'une bonne vie, et la vie de
ce pauvre ami a été méritante et généreuse. Les regrets sont pour nous,
et votre coeur les apprécie noblement.

J'ai envoyé votre lettre à madame Y..., soeur de Fulbert, et je lui ai
fait le sacrifice, du portrait photographié. S'il vous était possible de
m'en envoyer un autre exemplaire, je vous en serais doublement obligée.
Madame Y... compte vous écrire pour vous remercier aussi de l'affection
délicate que vous portiez à son frère et pour vous confier, je pense, la
mission que vous offrez si généreusement de remplir.

_Quant aux détails de l'enterrement, j'ignore ce qu'elle en pense_. Je
la connais fort peu; mais je vous remercie, moi, pour mon compte, de la
suprême convenance de votre intervention.

Vous avez fait respecter le voeu qu'il eût exprimé, lui, s'il eût pu
vous adresser ses dernières paroles.

Merci, encore, monsieur, et bien à vous.

G. SAND.

  [1] La mort de Fulbert Martin, ancien avoué à la Châtre, exilé après
      le coup d'État de 1851.




DLV

A M. BERTON PÈRE, A PARIS

                                Nohant, 5 mai 1864.

Mon cher et charmant enfant,

Voulez-vous vous charger de négocier avec M. Harmant[1] la reprise de
_Villemer_ pour le 15 septembre prochain? M. de la Rounat m'écrit
que vous consentez à nous assurer cette reprise, car, sans vous, que
serait-elle? Il n'y aurait pas à y attacher la moindre importance.
Si donc vous ne nous abandonnez pas, et je vous en remercie bien
sérieusement, il faut que nous obtenions de M. Harmant qu'il vous laisse
avec nous le plus longtemps possible, à la charge exclusive de l'Odéon,
bien entendu, jusqu'au moment où il aura _effectivement_ besoin de vous.
Il m'a dit n'avoir besoin de vous en effet que pour jouer la pièce que
je compte lui faire et où vous avez bien voulu accepter le premier rôle.
Que cette pièce soit _Christian Waldo_[2], ou une autre, je me mettrai
à ce travail le mois prochain, et je ferai de mon mieux pour arriver en
temps utile, c'est-à-dire en janvier, ce qui est bien dans mon intérêt.
Jusque-là, quand même vous joueriez encore _Villemer_, rien ne vous
empêcherait de me répéter à la Gaieté. Si vous n'êtes pas effrayé de
voir devant vous tant de prose de George Sand, ayez l'obligeance de
communiquer ma lettre à M. Harmant en lui offrant tous mes compliments,
et de lui demander s'il accepte cet arrangement si simple. Comme, avant
tout, il faut que vous l'acceptiez, c'est à vous que je m'adresse pour
que nous nous entendions sur toute la ligne et sans perdre de temps. Je
ne veux faire une pièce nouvelle qu'autant que vous la jouerez, et
il faut que je sois fixée pour y travailler bientôt exclusivement.
J'attends donc votre réponse pour cela, et pour dire à M. de la Rounat
de traiter de _votre rachat_ avec M. Harmant pour l'automne prochain.

A vous de coeur, mon cher enfant, et toutes les amitiés des miens.

  [1] Directeur des théâtres du Vaudeville et de la Gaieté.
  [2] Tirée du roman de _l'Homme de neige_, par Maurice Sand;
      non-représentée.




DLVI

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                Nohant, 8 mai 1864.

Chère amie,

Je ne savais pas que cette petite _feignante_ de Lina ne vous avait
pas répondu. Elle ne s'en est pas vantée. Elle est si absorbée par son
poupon, et elle s'en occupe si gentiment et si bien, qu'il faut lui
pardonner tout.

Ne soyez pas inquiets de nous: nous nous portons tous bien, et nos
petites incertitudes ont cessé. Les chers enfants ne veulent pas
_gouverner_ Nohant; ils ont un peu tort dans leur intérêt, ils y
mettraient sans doute plus d'économie que moi. Mais ils y portent je ne
sais quels scrupules qui sont bons et tendres. Je mets donc Nohant sur
le pied _d'absence_, avec la facilité d'y revenir à tout moment et d'y
retrouver Sylvain, régisseur de la réserve; Marie, gouvernante de la
maison, et le jardin en bonnes mains. Cela fait, je vole à Palaiseau;
car, si _Villemer_ me donne de quoi payer mon arriéré, ce n'est pas une
raison pour que j'en recommence un nouveau l'année prochaine, et que je
ne puisse jamais me reposer.

Mais, en ce moment, j'achète mon prochain repos par un surcroît de
travail. Il faut que je fasse à Buloz, au grand galop, un long roman;
et, comme ledit Buloz a été très bien pour moi, je dois le contenter,
morte ou vive. Voilà pourquoi je ne trouve pas une heure pour écrire à
mes amis. Je me porte bien à présent. Je me suis envolée toute seule
quelques jours à Gargilesse, où j'ai travaillé la nuit, mais où j'ai
couru le jour. C'est un paradis en cette saison. Mes enfants sont encore
un peu aux arrêts forcés à cause de M. Marc[1]; mais le voilà qui a des
dents et qui mange de la viande. Il ne tardera pas à être sevré; après
quoi, ses parents doivent le conduire dans le Midi et à Paris, où ils
ont envie de faire aussi une petite installation. Moi, je crois qu'ils
seraient mieux à Nohant. Nous verrons. Le petit est charmant, gai comme
un pinson et pas du tout grognon.

Au revoir et à bientôt, mes bons amis; aimez-vous toujours. Je vous
embrasse tous bien tendrement. Lina réparera ses torts en vous écrivant
une longue lettre.

G. SAND.

  [1] Petit-fils de George Sand.




DLVII

A M. OSCAR CASAMAJOU, A CHATELLERAULT

                                Nohant, mai 1864.

Ne crois donc pas ces bêtises, mon cher enfant. Ce sont les aimables
commentaires de la Châtre sur un fait bien simple. Je me rapproche de
Paris pour un temps plus long que de coutume, afin de pouvoir faire
quelques pièces de théâtre qui, si elles réussissent, même _moitié
moins_ que _Villemer_, me permettront de me reposer dans peu d'années.
Maurice aussi est tenté d'en essayer, et, comme il a bien réussi dans le
roman, il peut réussir là aussi. Mais, pour cela, il ne faut pas habiter
Nohant toute l'année, et, si on s'absente, il ne faut pas y laisser un
train de maison qui coûte autant que si l'on y était. En conséquence,
nous nous sommes entendus pour réduire nos dépenses ici et pour avoir un
pied-à-terre plus complet à Paris. Nous n'aimons la ville ni les uns
ni les autres; nous ferons notre pied-à-terre d'une petite campagne à
portée d'un chemin de fer. Je compte aller à Paris le mois prochain,
Maurice doit aller voir son père avec Lina et Coco, à cette époque. Il
me rejoindra à Paris, et Nohant, mis sur un pied plus modeste, mais bien
conservé par les soins de Sylvain et de Marie, qui y resteront avec un
jardinier, nous reverra tous ensemble quand nous ne serons pas occupés à
Paris. A tout cela nous trouverons tous de l'économie, et j'aurai, moi,
un travail moins continu. Nous vivons toujours en bonne intelligence,
Dieu merci; mais, si les gens de La Châtre n'avaient pas _incriminé_
selon leur coutume, c'est qu'ils auraient été malades.

Je te remercie, cher enfant, du souci que tu en as pris. Mais sois sûr
que, si j'avais quelque gros chagrin, tu ne l'apprendrais pas par les
autres. Ta femme a envoyé à Lina des amours de robes. Coco a été superbe
avec ça, le jour de son baptême, avant-hier. Il est gentil comme tout.
Nous vous embrassons tendrement, mes chers enfants.

Quand tu iras à Paris, comme j'ai quitté la rue Racine, dont les quatre
étages me fatiguaient trop, tu sauras où je suis, en allant _rue des
Feuillantines_, 97; mets cela sur ton carnet.

Je te disais que, si j'avais un gros chagrin, je te le dirais. J'ai
eu, non un chagrin, mais un souci cet hiver. Mon budget s'était trouvé
dépassé et je me voyais surchargée de travail pour me remettre au pair.
C'est alors que, tous ensemble, nous avons cherché une combinaison
d'économie pour Nohant et que nous l'avons trouvée. Quant à l'arriéré,
_Villemer_ l'a déjà couvert.




DLVIII

A M. GUILLEMAT, LIBRAIRE, A LA CHÂTRE[1]

                                Nohant, 11 juin 1864

Monsieur,

Je suis vivement touchée de la lettre collective qui m'a été écrite au
nom de plusieurs artisans et commerçants de la Châtre; je vous prie de
leur en exprimer ma reconnaissance et de leur dire que je n'oublierai
jamais notre bon pays et les sympathies que j'y ai rencontrées. Elles
me payent largement des petites persécutions qui m'ont été suscitées
en d'autres temps et que j'aurais rencontrées partout ailleurs; car le
monde ne comprend pas toujours que l'humanité n'est qu'une seule et même
famille, et il faudra encore du temps pour que l'on sache où est le
bonheur.

Il serait dans la sainte fraternité et son jour viendra, les poètes n'en
peuvent pas douter; car c'est le pressentiment qui les fait vivre.

Nous traversons, en attendant, une époque de civilisation où le
travail est anobli dans l'opinion des honnêtes gens et où beaucoup
de souffrances et de fatigues ne font rien perdre à l'homme de son
indépendance et de sa dignité, quand il sait les comprendre.

Plusieurs comprennent: patience avec ceux qui ne comprennent pas!

Je ne m'absente que pour peu de temps, j'espère; mais, de loin ou de
près, croyez bien, messieurs, que mon coeur restera avec vous et que
votre belle et bonne lettre sera un de mes plus doux souvenirs.

Recevez-en mes remerciements avec l'expression de mon dévouement
sincère.

GEORGE SAND.

  [1] En réponse à une lettre collective des ouvriers de la
      Châtre, faisant leurs adieux à George Sand, qui allait quitter
      Nohant, pour s'établir à Palaiseau (Seine-et-Oise).




DLIX

A MAURICE SAND, A GUILLERY

                                Palaiseau, 18 juin 1864.

Mon Bouli,

J'ai reçu ce matin ta lettre de jeudi soir, et, à l'heure qu'il est, tu
es encore à Nohant. Celle-ci (de lettre) te trouvera à Guillery, d'où il
me tarde bien d'avoir des nouvelles de votre voyage. Ce brave Cocoton
va-t-il être étonné de dormir avec ce tapage de chemin de fer, lui qui
ne veut pas que sa mère respire trop fort à côté de lui! Ce sera de quoi
le corriger; car il faudra bien qu'il prenne son parti de ce vacarme.

On dit _dans les journaux_ qu'il pleut à verse dans toute la France, si
bien que je crains que vous ne trouviez pas le beau temps à Guillery.
Mais pourtant le baromètre remonte.

Ici, le mauvais temps est supportable. La maison est si gentille et
si bien appropriée à tous mes besoins, je suis si bien installée et
outillée pour écrire, que je ne m'impatiente pas d'y rester. Hier,
il faisait beau, nous avons fait un tour dans le vallon de la petite
rivière. La rivière est trouble en ce moment, mais le pays est
délicieux. Les gens de la campagne sont tous cultivateurs,
propriétaires, franchement paysans et très gentils à la rencontre. Ils
vous disent bonjour comme à Gargilesse.

Il y en a qui ont, pour tout avoir, un champ de roses jeté au milieu des
champs de blé, et ce champ de rosés embaume à un quart de lieue à la
ronde. Je ne sais pas si ce pays serait à ton goût; moi, il me plaît
énormément. Il est rustique au possible, ce qui ne i'empêche pas d'avoir
un grand style, à cause de ses beaux arbres et de ses verdures immenses.

Jusqu'ici, je ne sais rien de ma dépense, il faut quelques semaines pour
s'en rendre compte. Je sais que la table est exquise et que je
n'ai jamais si bien mangé. Les fruits et les légumes, dont je vis
principalement, sont d'un pays de Cocagne. Si nous avions Nohant en
pareille terre, nous serions riches. On se procure au reste ici tout ce
qu'on veut comme à Paris, poissons de mer, etc., en s'entendant avec les
gens de l'endroit, qui sont serviables au possible. Enfin on ne manque
absolument de rien. Ce doit être aussi cher ou peu s'en faut qu'à Paris;
mais Lucy me parait une grande économe: elle fait un plat pour quatre
jours, et, tous les jours, elle vous le sert tellement transformé, qu'on
croit manger du nouveau. Je ne sais de quoi vivent son mari et elle. Si
cela dure, c'est merveilleux. Les nouveaux balais _swepe vounelo_[1]
comme disait le bon Cauvières[2]. On m'assure pourtant que ceux-ci
dureront, parce qu'ils ont fait leurs preuves ailleurs. Nous verrons
bien.

Parlez-moi de vous, de ma Cocote, que je _bige_ mille fois, et de mon
Cocoton et de Guillery. Dis mes amitiés à ton père. Bonjour à Marie.

J'ai vu en esprit la délivrance des lérots[3] et des poissons. Quelle
noce! Ceux-là ne nous regrettent pas, Moi, je cherche un brochet pour
nettoyer le petit _nymphée_, où les grenouilles frayent un peu trop. Je
me suis payée hier des pots de fleurs. On va me donner deux canards de
Chine pour _mon eau_. Il y a ici, dans le jardin, un criocère énorme
et d'un rouge foncé; c'est un insecte magnifique et très abondant. Je
l'appelle _criocère_ au hasard.

  [1] Les nouveaux balais balayent bien.
  [2] Docteur médecin à Marseille.
  [3] Genre de petits écureuils que Maurice Sand avait apprivoisés et
      qui vivaient en cage dans la salle à manger de Nohant, à côté
      d'un aquarium peuplé de tanches, de vérons et d'épinoches.




DLX

A MADAME LINA SAND, A GUILLERY

                                Palaiseau, 29 juin 1864.

Chère fille,

Je reçois ta lettre du 26, qui renverse mes notions. Ce n'est donc pas
le 27, c'est donc le 26 ton anniversaire? au moins ma lettre et mon
petit cadeau te seront-ils parvenus le 27? Tout ça, c'est égal à
présent, car tout a dû arriver, et tu sais que je n'ai pas oublié les
vingt-deux ans de ma Cocote, non plus que le 30 juin de Mauricot.

Comment! ce pauvre amour de Cocoton a été malade à ce point au moment du
départ? J'ai peur qu'à Guillery vous ne vous enrhumiez, parce que vous
êtes mal clos dans vos chambres. Je me souviens du vent qui passe sous
la porte et qui, de mon temps déjà, soulevait les jupons. Ici, nous
bravons les intempéries dans une maison excellente, épaisse, fermée et
saine au possible. Mais ce mauvais temps est général. Nous avons vu le
soleil deux ou trois fois depuis que je suis à Palaiseau. Toujours
des giboulées, des nuages, ou un joli ciel gris comme en automne; des
soirées si froides, que j'ai remis tous les habits d'hiver. C'est très
bon pour marcher; tous les soirs après dîner, nous faisons au moins deux
lieues à pied. Le pays est admirable, varié au possible: des prairies
nivelées comme des tapis, des potagers splendides à perte de vue, avec
des arbres fruitiers énormes; puis des collines, même assez escarpées;
car, hier au soir, nous avons dû renoncer à grimper. Des bois charmants,
des plantes que je ne reconnais pas, tant elles sont différentes en
grandeur de celles de Nohant: de la géologie toute fracassée et tordue
de mouvements, des cailloux, de la craie schisteuse, des grès, des
sables fins, de la meulière; dans les fonds, deux mètres de terre
végétale fine comme de la cendre, fertile comme l'Eldorado, et arrosée
de sources à chaque pas. Aussi les paysans d'ici sont plus riches
que les bourgeois de chez nous. Ils sont très bons et obligeants, et
respectent trop la propriété pour qu'on sache ce que c'est que le vol.

Le pays, passé six heures du soir, est désert comme le Sahara. Une fois
sortis du village, nous marchons trois heures sur les collines sans
rencontrer une âme ou un animal. Pas de Parisiens ni de flâneurs; même
le dimanche, fort peu de bourgeois. Des paysans qui se couchent avec le
soleil; le silence de Gargilesse. En somme, l'endroit me plaît beaucoup
et c'est un isolement complet qui est très favorable au travail; aussi
j'y pioche beaucoup et je m'y porte très bien.

L'habitation est loin de réaliser ton rêve de grottes, de parc et
d'orangers. C'est tout petit, tout petit, mais si commode et si propre,
que je ne demande rien de plus. Quant à vous, je vous vois d'ici
promenant Cocoton dans son carrosse à travers les myrtes et les
lauriers-roses, et il me tarde de vous savoir là; car vous y aurez vos
aises, un beau climat, j'espère, et un bon médecin au besoin.

Dis à Bouli que madame Buloz est venue avant-hier et qu'elle m'a dit
ceci: «Buloz a lu le roman de Maurice[1]. Il le trouve très amusant,
très bien fait, _rempli de talent_. Mais il en a très grand'peur. Il
dit que, sans de grandes suppressions, il risque d'être arrêté dans la
_Revue des Deux-Mondes_, comme l'a été _Madame Bovary_ dans la _Revue de
Paris_.»

J'ai répondu: «Dites à Buloz qu'il relise encore et fasse des réflexions
mûres. Si, avec quelques suppressions de temps en temps, on peut rendre
l'ouvrage possible dans la _Revue_, Maurice m'a donné carte blanche et
je me charge de la besogne, sauf à rétablir le texte dans l'édition de
librairie. Mais, si les corrections et suppressions sont considérables
au point de dénaturer l'ouvrage et de lui enlever sa physionomie, il
vaut mieux le publier tout de suite en volume.»

Madame Buloz a repris: «C'est bien l'intention de Buloz d'y renoncer
plutôt que de l'abîmer. Aussi je ne suis pas chargée de vous dire qu'il
le refuse. Il veut, avant de se prononcer, le lire une seconde fois et
y bien réfléchir. Il le regretterait fort, car il en fait le plus grand
éloge et dit que c'est prodigieusement amusant et bien fait. Il ajoute
qu'en volume cela peut avoir un succès comme _Madame Bovary_, parce que
le lecteur de volumes n'est pas le lecteur de revues.»

Si Buloz décide qu'il ne peut publier sans abîmer le livre, je le
chargerai de faire un bon traité pour Maurice avec Michel Lévy: une
édition in-octavo qui remplacerait le produit de la _Revue_ (l'ouvrage
inédit a toujours plus de valeur), et de petit format ensuite. Que
Maurice me laisse faire, et ne se tourmente pas: son roman a chance de
succès et j'en tirerai le meilleur parti possible. Au reste, Buloz
est bien disposé, il est charmant pour Maurice et déclare lui trouver
beaucoup de talent. Peut-être a-t-il raison quant à la pruderie de ses
abonnés; peut-être aussi, en y réfléchissant, reconnaîtra-t-il ce que
je lui ai déjà dit: «Un roman de moeurs modernes est choquant lorsqu'il
blesse les idées modernes; mais l'éloignement historique permet de
choquer, car il n'impose pas une morale nouvelle, et le lecteur fait bon
marché de personnages si différents de lui-même.»

Sur ce, bonsoir, ma chérie; _bige_ bien Mauricot et Cocoton; écris-moi
de longues lettres, tu seras bien Gentille.

  [1] Raoul de la Chastre.




DLXI

A M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 12 juillet 1864.

Cher et bon ami,

Je serais la plus tranquille et la plus contente du monde, si mon pauvre
petit Marc n'était malade à Guillery. Il a la dysenterie très fort et je
suis cruellement inquiète depuis quelques jours. Autrement tout allait
bien: les enfants en humeur de voyager, et moi à même enfin de me
reposer un peu.

Le pays où nous sommes est délicieux; la petite habitation charmante, et
pas d'importuns. Je m'y occupe de bon coeur et avec toutes mes aises.
J'ai une excellente domestique et je suis _riche_, puisque les dépenses,
qui allaient à Nohant par billets de mille francs, sont ici dans la
proportion de cent francs. J'aurai donc de quoi voyager quand le coeur
m'en dira. Mais, aujourd'hui, mon coeur, serré par l'inquiétude, ne me
dit rien, sinon que j'aspire à la guérison du petit.

Vous êtes la bonté et l'obligeance mêmes, mon cher ami. Je vous remercie
de votre sollicitude pour Nohant et je ferai ce que vous conseillerez.
Certes je crois qu'un garde est utile. Mais où en trouver un qui
garde réellement? Quant à l'assurance, faites-la, c'était convenu, et
faites-la comme vous l'entendrez, avec la Compagnie que vous jugerez la
meilleure. Rappelez-vous aussi, que le _gâteur_ d'arbres contre lequel
un garde me serait utile est mon fermier lui-même, qui laisse ses
métayers tenir des chèvres, les mener dehors et permet d'ébrancher
autrement qu'il n'est convenu. Tenez la main à ce qu'il en soit puni en
ne recevant pas les arbres que je lui cède ordinairement pour son usage.

Bonsoir et merci encore, mon bon Ludre. Vous ne venez donc pas à Paris?
La première fois que vous y aurez quelque affaire, il faut venir dîner
avec nous. On peut arriver ici à six heures et repartir à neuf et à dix.

Embrassez bien pour moi votre chère femme, et aimez-moi, comme je vous
aime.

GEORGE SAND.




DLXII

A MADAME LINA SAND, A GUILLERY

                                Palaiseau, 14 juillet 1864.

Ma pauvre chérie,

J'ai été bien inquiète hier de ne rien recevoir. Aujourd'hui, cher et
cruel anniversaire! je reçois ta lettre du 12, qui me tranquillise un
peu; car, dans la journée d'hier et toute cette nuit, j'étais découragée
et désespérée. J'attends maintenant le télégramme promis... Ah! si vous
pouviez me répondre: _Beaucoup mieux!_ je bénirais encore ce 14 juillet,
que je détestais ce matin. Ce qui est déchirant, c'est de penser à ce
que souffre ce pauvre ange et à ce que vous souffrez, Maurice et toi, en
le voyant souffrir. Prenez espoir et courage, mes pauvres chers enfants!
Moi, j'en manque, je suis vieille et usée. Mais l'avenir est à vous.
Surtout, ne sois pas malade à ton tour, ma petite chérie. Impossible
d'élever des enfants sans inquiétude, sans maladie, sans souffrance et
sans danger. Le contraire serait un miracle. Mais quels jours amers à
passer!

Maurice, ne te décourage pas. Songe à soutenir les forces de ta Lina.
Dieu, quel bonheur si vous me dites ce soir qu'il est mieux. J'ai
mille livres de plomb sur le coeur. Ne me laissez pas sans nouvelles,
écrivez-moi, ne fût-ce qu'un mot. Le silence m'épouvante. Voici l'heure
de la poste. Je vous embrasse et je vous aime.

Onze heures du soir.

Ma lettre a dépassé l'heure de la poste. Je la rouvre, pour vous dire
que j'ai reçu le télégramme à six heures. A chaque coup de cloche, je
suis folle. Enfin il y a du mieux! Béni soit le jour qui nous rend
l'espoir. Si le mieux continue demain, nous pourrons respirer. Comme
vous en avez besoin, mes pauvres enfants!




DLXIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES

                                Guillery, 16 juillet 1864.

Cher ami,

Je vous envoie mes pauvres enfants, ne pouvant les suivre en voyage;
j'ai compté que Nîmes serait encore l'endroit où ils auraient le plus de
consolations, puisque vous serez là, vous qui les aimez tant et si bien.
Vous direz à Maurice tout ce qu'il faut lui dire, il vous écoutera. Il
a du courage; mais il a des moments d'exaspération qui reviennent.
Vous les combattrez. Parlez-lui de sa petite femme, de l'avenir, de
ma vieillesse à épargner. Tachez qu'ils ne soient pas malades. S'ils
l'étaient, écrivez-moi, j'accourrai.

Adieu! Dans un instant, nous quittons cette fatale maison et nous
partons ensemble pour Agen.

Je vous embrasse de coeur. Donnez-nous du courage!

G. SAND.




DLXIV

A M. LUDRE-GABILLAUD A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 24 juillet 1864.

Mon ami,

Nous sommes brisés: nous avons perdu notre enfant! Je suis partie avec
un médecin mercredi soir pour Agen, d'où j'ai couru sans respirer à
Guillery. Le pauvre petit était mort la veille au soir. Nous l'avons
enseveli le lendemain et porté dans la tombe de son arrière-grand-père,
le brave père de mon mari, à côté du premier enfant de Solange, mort
aussi à Guillery. Un pasteur protestant de Nérac est venu faire la
cérémonie, au milieu de la population catholique, qui est habituée à
vivre côte à côte avec le protestantisme.

Nous sommes repartis tous le soir même pour Agen, où mes pauvres enfants
se sont trouvés un peu plus calmes et ont pris du repos. Hier, à Agen,
je les ai mis au chemin de fer pour Nîmes. Ils éprouvent le besoin de
voyager et je les y ai poussés. Il fallait combattre l'idée d'emporter
ce pauvre petit corps à Nohant pour l'y ensevelir; et, vraiment, épuisés
comme ils le sont tous deux, c'était de quoi les tuer. J'ai pu surmonter
cette exaltation, obtenir le résultat que je viens de vous dire et les
voir partir résignés et courageux. Dans quelques semaines, il viendront
me rejoindre ici, et j'espère que leurs pensées se seront tournées vers
l'avenir.

Moi, je suis partie, laissant des épreuves à corriger et je suis revenue
par l'express ce matin à cinq heures. Vous pensez qu'à mon âge, c'est
rude. Mais cette fatigue et cette dépense d'énergie m'ont soutenue au
moral, et j'ai pu remonter l'esprit de ces pauvres malheureux. Le plus
frappé est Maurice. Il s'était acharné à sauver son enfant. Il le
soignait jour et nuit sans fermer l'oeil. Il le croyait sauvé; il
m'écrivait victoire. Une rechute terrible a fait échouer tous les soins.
Enfin, il faut supporter cela aussi!

Ne vous inquiétez pas de nous. Le plus rude est passé. A présent, la
réflexion sera amère pendant bien longtemps. M. Dudevant a été aussi
affecté qu'il peut l'être et m'a témoigne beaucoup d'amitié.

Embrassez pour moi votre chère femme. Je sais qu'elle pleurera avec
nous, elle qui était si bonne pour ce pauvre petit.--Antoine dînait chez
moi à Palaiseau le jour où j'ai reçu le télégramme d'alarme. Il a couru
pour nous. Mais, malgré son aide et celle de M. Maillard, je n'ai pu
partir le soir même; l'express ne correspond pas avec Palaiseau.

Adieu, mon bon ami; à vous de coeur.

G. S.




DLXV

A MADAME SIMONNET, A MONGIVRAY, PRÈS-LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 24 juillet 1864.

Ma chère enfant,

René a dû te dire comment nous sommes partis tout à coup pour Guillery.
Nous voilà revenus, laissant notre pauvre enfant dans la tombe de son
arrière-grand-père. Maurice et Lina, que j'ai embarqués pour Nîmes, ont
été bien soulagés de me voir, et ils ont écouté mes consolations avec un
coeur bien tendre. Mais quelle douleur! Maurice, qui s'était exténué
à soigner son enfant et qui le croyait sauvé! Je reviens brisée de
fatigue; mais j'ai besoin de courage pour leur en donner, et je
supporterai mon propre chagrin aussi bien que je pourrai. Écris-leur à
Nîmes, chez Boucoiran, au _Courrier du Gard_. Ils vont voyager un mois
pour se remettre et se secouer; mais ils auront leur pied-à-terre à
Nîmes et ils y recevront leurs lettres. J'ai oublié de donner leur
adresse à Ludre; fais-la-lui savoir tout de suite. Ces témoignages
d'affection leur feront du bien.

Aussitôt que je pourrai, j'écrirai au ministre pour Albert, sois
tranquille.

Je t'embrasse tendrement, ainsi que ta mère.

G. SAND.




DLXVI

A MAURICE SAND, A NÎMES

                                Palaiseau, 25 juillet 1864.

Mes enfants,

J'attends impatiemment de vos nouvelles. Nécessairement j'ai l'esprit
frappé et j'ai besoin de vous savoir à Nîmes, près de notre bon
Boucoiran, bien soignés, si vous étiez souffrants l'un ou l'autre. J'ai
bien supporté le voyage; mais nous sommes beaucoup plus las aujourd'hui
qu'hier, et je crains qu'il n'en soit de même pour vous. Quand la
volonté n'a plus rien à faire, on sent que le corps est brisé. Toute la
journée, j'ai corrigé des épreuves[1]. Jugez si j'y avais la tête. Je
relisais tout six fois sans comprendre, et c'est pour cette corvée que
je vous ai quittés si vite; car la _Revue_ était bouleversée et j'ai
reçu aujourd'hui quatre épreuves revenant de Nohant, de Nérac, etc.
Louis Buloz est venu m'aider à terminer. J'ai marché un peu ce soir;
mais je pleure en marchant, en dormant, en travaillant, et la moitié du
temps sans penser à rien, comme en état d'idiotisme. Il faut laisser
faire la nature. Elle veut cela. Mais combattez l'amertume, mes pauvres
enfants. Ayez le malheur doux, et n'accusez pas Dieu. Il vous a donné un
an de bonheur et d'espoir. Il a repris dans son sein, qui est l'amour
universel, le bien qu'il vous avait donné. Il vous le rendra sous
d'autres traits. Nous aimerons, nous souffrirons, nous espérerons, nous
craindrons, nous serons pleins de joie, de terreurs, en un mot nous
vivrons encore, puisque la vie est comme cela un terrible mélange.
Aimons-nous, appuyons-nous les uns sur les autres. Je vous embrasse
mille fois. Maillard va s'occuper et s'occupe déjà de vous chercher un
gîte qui nous rapproche.

Écrivez un petit mot amical à lui et à Camille Leclère[2], dans quelques
jours. Suivez ses prescriptions, reprenez vos forces et remettez-vous
l'esprit avant de travailler de nouveau pour l'avenir. Soignez-vous l'un
l'autre au moral et au physique. Et, si l'ennui ne diminue pas là-bas,
revenez ici. Parlez-moi de vous, de vos courses; mais, si vous n'avez
pas le temps pour les détails, donnez-moi au moins de vos nouvelles en
deux mots. Cela m'est bien nécessaire pour me remonter!

Ne vous navrez pas à écrire notre malheur. J'avertirai tout le monde, on
vous écrira.

  [1] Les épreuves de _la Confession d'une jeune fille_.
  [2] Docteur-médecin.




DLXII

A M. NOEL PARFAIT, A PARIS

                                Palaiseau, vendredi, juillet 1864.

Eh bien, mon cher parrain[1], avez-vous lu le roman _terrible_[2]?
Puis-je savoir votre avis?

Viendrez-vous en causer avec moi, en acceptant mon petit dîner de
Palaiseau; ou, si vous n'avez pas le temps, irai-je à Paris le jour que
vous m'indiquerez? Je voudrais bien connaître votre jugement, ô juge
impeccable, et pouvoir m'y appuyer.

Pardonnez-moi mon impatience, et comprenez-la.

À vous de coeur.

GEORGE SAND.

  [1] Noël Parfait et Alexandre Dumas fils avaient été les parrains de
      George Sand, lors de son admission dans la Société des auteurs
      dramatiques.
  [2] _Raoul de la Chastre_, roman de Maurice Sand, que la _Revue des
      Deux-Mondes_ refusait de publier sous prétexte d'immoralité.




DLXVIII

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                Palaiseau, 4 août 1864.

Nous avons perdu notre pauvre enfant! Je suis arrivée à Guillery pour
l'ensevelir. J'ai emmené Lina et Maurice à Agen. Je les ai mis en chemin
de fer pour Nîmes. Ils ont besoin de voyager un peu, ils sont aussi
courageux que possible. Mais quel coup!

J'ai fait trois à quatre cents lieues en trois jours; j'arrive, je n'en
peux plus. Ne venez pas me voir encore, mais écrivez-leur. Que Nancy
surtout écrive à Lina. Je vous embrasse.

G. SAND.

Ils sont à Nîmes chez Boucoiran, au _Courrier du Gard._




DLXIX

A MAURICE SAND, A CHAMBÉRY

                                Palaiseau, 6 août 1864

Mes enfants,

Je suis contente de vous savoir arrêtés quelque part dans un beau pays.
Vous avez donc vu ma chère cascade de Coux, celle que Jean-Jacques
Rousseau déclarait une des plus belles qu'il eût vues? C'est là que se
passe une scène de _Mademoiselle La Quintinie_.

Vous aimez la Savoie, n'est-ce pas? Buloz vous fera voir ses petits
ravins mystérieux et ses énormes arbres. C'est un endroit superbe, que
sa propriété, et tout alentour il y a des promenades charmantes à faire.
Il faut voir mon château de _Mademoiselle La Quintinie_: il s'appelle en
réalité _Bourdeaux_, et, de là, vous pouvez monter à la Dent-du-Chat.

J'ai vu Calamatta, qui m'a dit que la course de taureaux dans les Arènes
de Nîmes était vraiment un beau spectacle, très émouvant, et que cela
vous avait distraits et impressionnés tous les trois; il se porte bien,
lui, et compte rester quelque temps à Paris. Avez-vous reçu mes
lettres adressées à Nîmes, et une à l'hôtel de _France_ de Chambéry?
Réclamez-la.

Je te parlais, Mauricot, de l'opinion de Buloz, qu'il ne faut pas
prendre absolument au pied de la lettre. Qu'il juge de ce qui convient
à sa _Revue_, à la bonne heure; mais, quand il voit du danger à toute
espèce de publication de ce roman, il s'exagère évidemment la chose, et,
d'ailleurs, il n'est pas juge en dernier ressort; et il faut qu'il te
rende ton roman ou je lui dirai de me le renvoyer. Je l'ai donné à
lire à Noël Parfait, qui saura bien nous dire s'il y a danger réel
et complet. Buloz te dit d'attendre. Attendre quoi? Ce n'est pas une
solution, puisqu'il ne change pas d'avis. Au reste, ne t'en tourmente
pas pour le moment. Je ne laisserai pas dormir cela; je suis sûre que
Buloz est très gentil pour nous, et son intention, quant au roman, est
bonne et sincère.

Je te disais, dans mes autres lettres, que nous ne trouvions rien autour
de nous qui pût réaliser ton désir d'un grand jardin avec maison, pour
trente mille francs. Il faudra voir toi-même. Marchal explore Brunoy.
Mais tout s'arrangera, quand vous serez ici, surtout si vous voyagez un
peu pour gagner la fin de la saison. Je me porte bien; il est à peu près
décidé qu'on va jouer _le Drac_ au Vaudeville: la nouvelle version, avec
Jane Essler pour _le Drac_, Febvre pour _Bernard_, lequel Febvre est
en grand progrès et grand succès. Je vous _bige_ mille fois tout deux.
Distrayez-vous, ne pensez à rien.

«Quand vous écrirez à Maurice, me dit Dumas fils, faites-lui mes
amitiés; il n'a pas besoin que je lui écrive pour savoir la part que je
prends à son chagrin.»




DLXX

A M. JULES BOUCOIRAN, A NÎMES

                                Palaiseau, 6 août 1864.

Cher ami,

Mes enfants m'ont écrit que vous aviez été pour eux un vrai papa, que
vous les aviez soutenus, plaints, consolés, distraits, et qu'enfin ils
vous aimaient tendrement et n'oublieraient jamais l'affection que vous
leur avez témoignée. Je savais bien qu'il en serait ainsi et je suis
contente qu'ils aient passé près de vous ces premiers cruels jours.
J'ai vu Calamatta, qui m'a dit la même chose, et que lui et les enfants
avaient été très saisis et impressionnés par les taureaux et les Arènes.
Je ne vous remercie pas, cher ami, d'avoir mis tout votre coeur à
soulager celui de mes pauvres enfants, mais vous savez si j'apprécie
votre immense bonté et votre immense attachement.

Je vous embrasse de coeur.

G. SAND.




DLXXI

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                Palaiseau, 26 août 1864.

Cher ami,

Pendant que vous étiez dans la fatigue et dans l'angoisse, nous étions
dans le désespoir. Nous avons perdu notre cher petit Marc, si joli,
si gai, si vivant, et qui venait d'atteindre son premier
anniversaire!--Maurice et sa femme avaient été voir mon mari, près de
Nérac. L'enfant y a été pris de la dysenterie, et il y est mort après
douze jours de souffrances atroces. Je le croyais sauvé; j'avais tous
les jours un télégramme et je ne m'inquiétais plus, quand la nouvelle
_du plus mal_ est arrivée. Je suis partie pour Nérac. Nous sommes
arrivés pour ensevelir notre pauvre enfant, emmener les parents désolés
et leur rendre un peu de courage. Ils ont été, en effet, depuis, passer
quelques jours près de Chambéry, chez M. Buloz. Maintenant, ils sont à
Paris, occupés d'acheter, non loin de moi, une maisonnette, pour être à
portée des occupations de Paris, sans habiter Paris même.

Moi, j'habite décidément Palaiseau, où je me trouve très bien et
parfaitement tranquille. C'est un _Tamaris_ à climat doux, aussi retiré,
mais à deux pas de la civilisation. Je n'ai à me plaindre de rien. Mais
quel fonds de tristesse à savourer!... Cet enfant était tout mon rêve
et mon bien.--Encore, passe que je souffre de sa perte; mais mon pauvre
Maurice et sa femme! Leur douleur est amère et profonde. Ils l'avaient
si bien soigné!

Enfin, ne parlons plus de cela. Vous voilà triomphant d'avoir sauvé
votre chère fille. Embrassez-la bien pour moi et pour nous tous.

Nous allons courir ce mois prochain, avec Maurice et Lina, un peu
partout, avant de prendre nos quartiers d'hiver. Mais, comme nous
n'allons pas loin, si vous venez à Paris, j'espère bien que nous le
saurons à temps pour nous rencontrer. Il faudra vous informer de nous,
rue des Feuillantines, 97, où nous avons un petit pied-à-terre.

Merci de votre bon souvenir pour Marie. Elle est à Nohant en attendant
que Maurice et sa femme s'installent par ici. C'est à eux qu'en ce
moment elle est nécessaire.

Bonsoir, chers enfants. Que le malheur s'arrête donc et que la santé, le
courage et l'affection soient avec vous.

À vous de coeur.




DLXXII

A M. BERTON PÈRE, A PARIS

                                Palaiseau, septembre 1864.

Mon cher enfant,

J'étais tellement commandée par l'heure du chemin de fer, ce matin, que
je n'ai pas fait retourner mon fiacre pour courir après vous. J'aurais
pourtant voulu vous serrer la main et vous dire mille choses que je n'ai
pu vous écrire. D'abord M. de la Rounat avait complètement disparu
dans ses villégiatures de l'été, et je n'ai pu avoir de lui un mot
d'explication. Ensuite un cruel malheur m'a frappée. Mon fils a perdu
son enfant. J'ai été dans le Midi, et puis en Berry. J'ai pensé à
_Villemer_ et revu La Rounat presque à la veille de la reprise, que je
ne croyais pas si prochaine. J'ai eu enfin le récit de ses péripéties
à propos de vous, et je l'ai eu trop tard pour rien changer à ses
résolutions, puisque vous étiez en pleine _Sonora_[1] et qu'il faisait
répéter M. Brindeau. Le résultat final, c'est que M. Brindeau a très
bien joué; mais ce n'était pas une préoccupation égoïste qui me faisait
réclamer la connaissance des faits antérieurs à son engagement. Je
tenais bien plutôt à ne pas avoir été, à mon insu, prise pour complice
d'une _infidélité_ envers vous, à qui nous avons dû un si beau succès.
Après beaucoup de détails trop longs à retrouver, La Rounat m'a donné sa
parole d'honneur qu'au moment où il avait engagé Brindeau, M. Harmant
lui avait absolument refusé de vous rendre votre liberté, en lui
démontrant par _a_ plus _b_ que cela était impossible.

J'ai cette affirmation depuis si peu de temps, que je n'ai pu vous
l'écrire. Elle était, d'ailleurs, assez inutile. Ce à quoi je tenais,
c'est à vous dire qu'on avait tout fait sans me consulter et sans me
mettre à même de vous dire mes regrets et mes remerciements. Mais vous
n'avez pas douté de moi, j'espère, dans tout cela, et je compte bien que
nous livrerons encore ensemble quelque sérieuse bataille. Merci de tout
coeur pour la dernière, et, quand vous aurez une matinée à perdre, venez
(en me prévenant toutefois un jour d'avance) me voir à Palaiseau. Vous
me ferez un vrai plaisir.

A vous,

G. SAND.

  [1] Berton venait de jouer _les Pirates de la Savane_.




DLXXIII

M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, octobre 1864.

Cher ami,

Je vous réponds tout de suite pour le conseil que Maurice vous demande.
Du moment qu'ils ont franchi courageusement cette grande tristesse de
revenir seuls à Nohant, ce qu'ils feront de mieux, ces chers enfants,
c'est d'y vivre, tout en se réservant un pied-à-terre à Paris, où ils
pourront aller de temps en temps se distraire. S'ils organisent bien
leur petit système d'économie domestique, ils pourront aussi faire de
petites excursions en Savoie, en Auvergne et même en Italie. Tout cela
peut et doit faire une vie agréable; car j'irai les voir à Nohant, et il
faut espérer qu'il y aura bientôt une chère compagnie: celle d'un nouvel
enfant. Il n'en est pas question; mais, quand leurs esprits seront bien
rassis, j'espère qu'on nous fera cette bonne surprise. Alors il y aura
nécessairement deux ans à rester sédentaire pour la jeune femme; où
sera-t-elle mieux qu'à Nohant pour élever son petit monde?

Je vois bien maintenant, d'après leur incertitude, leurs besoins de
bien-être, leurs projets toujours inconciliables avec les nécessités et
les dépenses de la vie actuelle, qu'ils ne sauront s'installer, comme il
faut, nulle part. Ils peuvent être si bien chez nous, en réduisant la
vie de Nohant à des proportions modérées et avec le surcroît de revenu
que je leur laisse! Si mes arrangements avec les domestiques ne leur
conviennent pas, ils seront libres, l'année prochaine, de m'en proposer
d'autres et je voudrai ce qu'ils voudront. Qu'ils tâtent le terrain,
et, à la prochaine Saint-Jean, ils sauront à quoi s'en tenir sur leur
situation intérieure. Après moi, ils auront, non pas les ressources
journalières que peut me créer mon travail quand je me porte bien, mais
le produit de tous mes travaux; ce qui augmentera beaucoup leur aisance,
et, comme ils n'ont pas à se préoccuper de l'avenir, ils peuvent
dépenser leurs revenus sans inquiétude.

Je sais qu'il y a pour Maurice un grand chagrin de coeur et un grand
mécompte d'habitudes à ne m'avoir pas toujours sous sa main pour songer
à tout, à sa place. Mais il est temps pour lui de se charger de sa
propre existence, et le devoir de sa femme est _d'avoir, de la tête_
et de me remplacer. N'est-ce pas avec elle qu'il doit vieillir, et
comptait-il, le pauvre enfant, que je durerais autant que lui?

Attirez leur attention et provoquez leur conviction sur cette idée, que,
pour que je meure en paix, il faut que je les voie prendre les rênes
et mener leur attelage. Ce qui était n'était pas bien, puisqu'ils n'en
étaient pas contents et qu'ils m'en faisaient souvent l'observation.
J'ai changé les choses autant que j'ai pu dans leur intérêt, et je suis
toujours là, prête à modifier selon leur désir, mais à la condition que
je n'aurai plus la responsabilité de ce qui ne réalisera pas un idéal
qui n'est point de ce monde.

Je m'en remets à votre sagesse et aussi à votre adresse de coeur délicat
pour calmer ces chers êtres, que vous aimez aussi paternellement, et
pour les rassurer sur mes sentiments, qui sont toujours aussi tendres
pour eux.

A vous de coeur, cher ami. Quand venez-vous à Paris? Prévenez-moi dès à
présent, si vous pouvez; car, toutes affaires cessantes, je veux vous
voir à Palaiseau et ne pas me croiser avec vous.

Tendresses à votre femme. Parlez-moi d'Antoine, que j'embrasse de tout
mon coeur.

G. SAND.




DLXXIV

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Palaiseau, 24 octobre 1864.

Cher enfant,

Voilà la pluie, et, si elle dure quelques jours, j'interromprai mes
plantations et j'irai vous embrasser.

J'aurais mieux aimé les finir et rester plus longtemps avec vous.

Si tu as la tête cassée de chercher, je t'offre la pareille; car
j'essaye de tirer une pièce, soit de _Germandre_ pour le Vaudeville,
soit de _Mont-Revêche_ pour l'Odéon, et je vas de l'une à l'autre,
écrivant, effaçant, sans savoir encore par laquelle je commencerai;
et peut-être, en somme, ne ferai-je ni l'une ni l'autre. Ce sont des
douleurs d'enfantement, et il faut-bien passer par là. Si on n'en sort
pas vite, il faut se secouer, aller faire une bonne promenade, et, s'il
pleut, lire un ouvrage de science qui vous arrache tout à fait à la
fatigue du cerveau; car il ne faut pas commencer fatigué.

Voilà mon hygiène, et je sors de ces crises habituellement avec succès
ou du moins avec plaisir. Quelquefois aussi, après plusieurs essais pour
s'en distraire et s'y remettre, on reconnaît que le sujet ne vaut rien
ou qu'on n'est pas propre à s'en servir. On y renonce. On a perdu du
temps, c'est vrai; mais il n'est pas perdu, en ce sens qu'on a _réguisé_
l'instrument cérébral qui sert à composer, et il fonctionne mieux
ensuite pour un autre sujet. Rappelle-toi qu'avant de faire _Raoul_,
tu voulais faire _le Déluge_. J'ai bien commencé cent romans que
j'ai abandonnés; et ça ne doit pas décourager, à moins qu'on ne soit
_feignant_; mais il faut compter sur l'inspiration, qui ne se commande
pas et qui n'est point une intervention miraculeuse de _la muse_, mais
bien un _état_ de notre être, un moment de bonne harmonie complète entre
le physique et le moral. Ce moment n'arrive guère quand on le cherche
avec trop d'effort, parce que le corps en souffre et refuse au cerveau
ses forces vitales. C'est pourquoi je te dis de faire comme moi.

Ça ne va pas? Allons-nous promener, oublions, dormons; ça viendra demain
au moment où je n'y penserai plus. J'ai quelquefois trouvé ce que je
cherchais la veille, en cherchant autre chose le lendemain.




DLXXV

A M. EDOUARD, RODRIGUES, A PARIS

                                Palaiseau, vendredi soir,
                                29 octobre 1864.

Cher ami,

Je ne sors pas de mon petit jardin, où je fais planter et déplanter,
et je n'écris guère, c'est vrai! figurez-vous tous les préparatifs
indispensables pour une installation d'hiver, et plus la maison est
petite! plus il est difficile d'y être bien sans de grands soins. Nous
arriverons à y avoir chaud; il est bien nécessaire de n'avoir pas les
doigts engourdis pour griffonner. Je me plais on ne peut plus dans ce
petit coin. Pourtant je, vais passer quinze jours auprès de mes pauvres
enfants à Nohant. Ils ne s'y habituent guère sans moi, surtout sous le
coup de ce chagrin encore si saignant de la perte du pauvre petit.

Comme vous me lisez souvent, cher ami! Je suis toute honteuse-et tout
effrayée, moi qui ne me relis que contrainte et forcée! J'ai peur que
vous ne vous dégoûtiez de cet écrivain trop, fécond! Il m'amuse si peu,
que, ayant à faire une pièce qu'on me demande, avec _Mont-Revêche,_ je
n'ai pas le courage de relire le livre!

A vous.

G. SAND,




DLXXVI

A MADAME LINA SAND, A NOHANT

                                Palaiseau, novembre 1864.

Ma belle Cocote,

Tu es bien gentille d'être _sage_ et mieux portante. Si je t'ai donné du
courage, c'est en ayant celui de ne pas te parler de mon propre chagrin.
L'oublier et en prendre son parti est impossible; mais vivre quand même
pour faire son devoir, pour consoler ceux qu'on aime et les aider à
vivre, voilà ce qui est commandé par le coeur. La philosophie, la
religion même sont par moments insuffisantes; mais, quand on aime, on
doit avoir la douleur bonne, c'est-à-dire aimante. Aide donc ton Bouli
à moins souffrir; et à se fortifier par le travail et l'espérance d'un
meilleur avenir. Il peut être encore si beau pour vous deux, sous tous
les rapports! Ne le gâtez pas parle découragement. La destinée et le
monde abandonnent ceux, qui s'abandonnent eux-mêmes.

Moi, j'ai bon espoir pour la pièce; Bouli te donnera tons les détails
que je lui écris. Je suis désolée que tu aies commandé un chapeau, je
t'en envoie trois: un chapeau, une toque et un chapeau rond; c'est-tout
ce qui se porte, et à volonté, selon qu'il fait chaud, froid ou doux:
_modes de cour_, rien que ça! La loque est, selon moi, un bijou; le
chapeau noir et rose, tout ce qu'il y a de plus distingué pour faire des
visites, quand il gèle.

Je regrette mes pauvres pigeons blancs. Il y a certainement une fouine
ou une belette ou un rat qui les menace. Peut-être une chouette dans
l'arbre; il faudrait déplacer leur maisonnette et la mettre contre un
mur.

Si les petites poules et les faisans vous ennuient, donnez les poules
à Léontine et les faisans à Angèle, ou à madame Duvernet, ou à madame
Souchois. Je crois que c'est encore celle-ci qui endura le plus de soin
et à qui ça fera le plus de plaisir.

J'ai vu madame Arnould-Plessy, qui m'a chargée de t'embrasser. Dumas
se marie décidément avec madame Narishkine. Je vas me remettre à
_Mont-Revêche_ et faire planter mon jardin. Rien de nouveau d'ailleurs.
Je n'ai pas eu le courage d'aller voir ta maman et je n'ai pas voulu
la faire venir, souffrante et par ce temps de Sibérie. Il faut laisser
passer ça. Je me payerai de ne pas faire de visites de jour de l'an, et
on ne m'en fera pas, Dieu merci. Je plaindrais ceux qui en auraient le
courage!

On me dit qu'à Palaiseau l'hiver se fait plus _à la fois_ que chez nous
et que les gelées de mai, si désastreuses dans le Berry, sont tout à
fait exceptionnelles. C'est ce qui m'explique que les environs de Paris
ont presque toujours des fruits. Au reste, nous verrons bien.

Je te _bige_ quatorze mille fois; donnes-en un peu à ton Bouli. Je ne
veux pas encore m'intéresser au _roman antédiluvien_. Je veux qu'il
pense à sa pièce, c'est la grosse affaire. Ça réussira ou non, mais ça
doit être _tenté_.




DLXXVII

A M. PHILIBERT AUDEBRAND

                                Paris, 23 décembre 1864.

Je viens, monsieur, vous demander un léger service, votre bienveillance
ne me le refusera pas.

Pour beaucoup de raisons qui ne vous intéresseraient nullement et qui
seraient longues à dire, il m'importe personnellement de ne pas laisser
publier trop d'erreurs sur mon compte. On vous a complètement trompé en
vous disant que je faisais bâtir _des villas_. Ma position est des plus
modestes et je n'ai pu seulement avoir l'idée qu'on me prête.

Comme la chose par elle-même est bien peu intéressante pour le public,
ayez l'obligeance d'écrire vous-même deux lignes de rectification. Je
vous en serai reconnaissante.

GEORGE SAND.




DLXXVIII

A M. FRANCIS MELVIL, A PARIS

                                Paris, 23 décembre 1864.

Monsieur,

J'ai reçu ces jours-ci votre lettre du 7 novembre, après une absence
de six semaines et plus. Tout ce que je peux faire pour vous, c'est
d'engager la personne chargée dans la maison Lévy de l'examen des
manuscrits, à prendre connaissance du vôtre le plus tôt possible. Quant
à influencer le jugement d'un éditeur sur les conditions de succès d'un
ouvrage, c'est la chose impossible. Ils vous répondent avec raison, que,
ayant à faire _les frais_ de la publication, ils sont seuls juges _du
débit_. Ce sont là des raisons prosaïques, mais si positives, que,
après avoir essayé _plusieurs centaines de fois_ de rendre des services
analogues à celui que vous réclamez de moi, j'ai reconnu la parfaite
inutilité de mes instances. Il n'y aurait donc pour vous aucun avantage
à ce que je prisse connaissance de votre manuscrit; et comment
d'ailleurs pourrais-je le faire? J'ai des armoires pleines de manuscrits
qui m'ont été soumis, et ma vie ne suffirait pas à les lire et à les
juger. Les éditeurs sont encore plus encombrés; mais ils ont des
fonctionnaires compétents qui ne font pas autre chose et qui, tôt ou
tard, distinguent les ouvrages de mérite. Soyez donc tranquille: si les
vôtres sont bons, ils verront le jour. La personne qui fait cet examen
chez MM. Lévy est impartiale et capable. L'intérêt des éditeurs répond
de votre cause si elle est bonne.

Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.




DLXXIX

A M. ÉDOUARD DE POMPÉRY, A PARIS

                                Paris, 23 décembre 1864.

Cher monsieur,

Je n'ai encore pu lire votre livre. Je ne fais pas de mon temps ce qui
me plaît; mais j'ai lu l'article de la _Revue de Paris_ et je ne serai
pas parmi vos contradicteurs. Je pense comme vous sur le rôle que la
logique et le coeur imposent à la femme. Celles qui prétendent qu'elles
auraient le temps d'être députés et d'élever leurs enfants ne les ont
pas élevés elles-mêmes; sans cela, elles sauraient que c'est impossible.
Beaucoup de femmes de mérite, excellentes mères, sont forcées, par le
travail, de confier leurs petits à des étrangères; mais c'est le vice
d'un état social qui, à chaque instant, méconnaît et contrarie la
nature.

La femme peut bien, à un moment donné, remplir d'inspiration un rôle
social et politique, mais non une fonction qui la prive de sa mission
naturelle: l'amour de la famille. On m'a dit souvent que j'étais
arriérée dans mon idéal de progrès, et il est certain qu'en fait de
progrès l'imagination peut tout admettre. Mais le coeur est-il destiné à
changer? Je ne le crois pas, et je vois la femme à jamais esclave de son
propre coeur et de ses entrailles. J'ai écrit cela maintes fois et je le
pense toujours.

Je vous fais compliment des remarquables progrès de votre talent, la
forme est excellente et rend le sujet vivant et neuf, en dépit, de tout
ce qui a été dit et écrit sur l'éternelle question.

Bien à vous.

GEORGE SAND.




DLXXX

A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE,

A ANGERS

                                Palaiseau, 31 décembre 1864.

Mademoiselle,

Le récit que vous me faites m'a vivement touchée; ce que j'y vois
surtout, c'est votre immense bonté, c'est votre vie entière consacrée
à faire des heureux ou des _moins malheureux_. Comment, avec cette âme
pleine de tendres souvenirs, et cette conscience d'avoir fait tant de
bien, pouvez-vous être triste et découragée? c'est vraiment douter de la
justice divine. Et justement vous ne croyez pas aux peines éternelles!
que craignez-vous donc de Dieu? est-ce que son appréciation de nos
fautes peut être jugée par nous et mesurée selon nos idées?

Je me suis dit bien souvent, quand je me suis vue forcée de reprendre
les autres, de gronder un enfant, et même d'enfermer un animal: «Certes
Dieu n'est pas _juste_ à notre manière. S'il connaissait la nécessité de
châtier, de réprimer, de punir, il serait malheureux; son coeur serait
brisé à toute heure; les larmes et les cris des créatures navreraient sa
bonté. Dieu ne peut pas être malheureux; donc, nos erreurs n'existent
pas comme un mal devant lui. Il ne réprime pas même les criminels les
plus odieux; il ne punit pas même les monstres. Donc, après la mort, une
vie éternelle, entièrement inconnue, s'ouvre devant nous. Quelle qu'elle
soit, notre religion doit consister à nous y fier entièrement; car Dieu
nous a donné l'espérance et c'était nous faire une promesse. Il est la
perfection: rien des bons instincts et des nobles facultés qu'il a mis
en nous ne peut mentir.»

Vous savez tout cela aussi bien que moi, et vous vous rendez bien compte
de l'état maladif qui fait naître vos terreurs et vos doutes. Je crois,
mademoiselle, que votre devoir est de les combattre, et de traiter votre
maladie morale très sérieusement: c'est un devoir religieux auquel vous
devez vous soumettre. Vous n'avez pas le droit de laisser détériorer
votre intelligence, pas plus que votre santé. Ouvrage de Dieu, nous
devons nous conserver purs de chimères et d'insanités. Allez donc vivre
ailleurs qu'à Angers, dont le séjour vous rejette dans le délire. Allez
n'importe où; pourvu que vous y ayez le théâtre et la musique, puisque
vous en ressentez un si grand bien. Faites cela par amitié pour ceux qui
ont de l'amitié pour vous, faites-le aussi pour votre conscience, qui
vous défend l'abandon de vous-même.

Agréez tous mes sentiments affectueux et dévoués.

GEORGE SAND.




DLXXXI

A M. LADISLAS MICKIEWICZ, A PARIS

                                Paris, 11 janvier 1865.

Monsieur,

J'ai reçu le bel ouvrage de M. Zaleski, et je vous prie de lui en
témoigner ma gratitude et ma satisfaction. J'ai reçu aussi les ouvrages
que vous avez publiés et que vous avez bien voulu m'envoyer. Je suis
touchée de votre souvenir et je n'ai pas besoin de vous dire que je sais
apprécier votre talent d'écrivain et l'ardeur de votre patriotisme. Je
regrette de n'avoir, dans cette question palpitante, aucune lumière à
laquelle j'ose me livrer entièrement. Je vois un conflit terrible entre
des hommes qui ont tous combattu pour leur patrie, ou que le malheur
a tous frappés, et qui se reprochent mutuellement ce commun désastre:
c'est l'histoire de tous les désastres! En France, nous avons été
divisés aussi par la défaite; et quelle force, quelle sagesse il faut
avoir, dans ces moments-là, pour ne pas se maudire et s'accuser les uns
les autres! Il faudrait, pour prononcer, être initié tout à coup aux
clartés que l'histoire seule pourra tirer des faits divers mis en
présence. Je ne me suis pas sentie autorisée à instruire, dans ma pensée
et dans ma conviction, ces grands procès politiques, où tant de détails
sont à contrôler, tant d'accusations à vérifier soi-même. Il y faudrait
toute une vie exclusivement consacrée à l'enquête immense que l'avenir
seul pourra mettre sous nos yeux. Vous êtes bien jeune pour ce travail
d'exploration! et ne craignez-vous pas de vous tromper? Des appels à
l'indignation publique contre telle ou telle figure historique n'ont-ils
pas le danger de désaffectionner de l'oeuvre commune? Ils consternent un
peu ma conscience, je vous le confesse, et je n'ose vous dire que vous
faites bien de montrer les plaies de la Pologne avec cette absence de
ménagement.

Je n'ose pas non plus vous dire que vous faites mal; car vous obéissez
à l'emportement d'une passion vraie, et, comme tout ce qui arrive
doit servir à tout ce qui doit arriver, peut-être faut-il que vous
accomplissiez la rude tâche que vous vous imposez. La vérité ne se fait
qu'avec ce qui la provoque; car, d'elle-même, elle est paresseuse à se
montrer, et tant d'obstacles sont entre Dieu et nous!

Agréez, monsieur, l'expression de ma sollicitude _quand même_, et _parce
que_.

GEORGE SAND.




DLXXXII

A M. NEPFTZER, DIRECTEUR DU _TEMPS_, A PARIS

                                Palaiseau, 12 janvier 1865.

Il est piquant sans doute de se réveiller en apprenant, par la voie
des journaux, des nouvelles de soi-même, nouvelles que l'on ignorait
complètement.

J'apprenais ainsi, il y a quelques jours, que j'avais acheté un terrain
et que j'allais y faire bâtir un hôtel très curieux et très original.
Cette fortune venue en rêve ne me fâchait pas; mais la construction
de l'hôtel ainsi annoncée m'embarrassait beaucoup. Je ne suis pas
architecte et je n'aime pas à bâtir. Aussi, en me frottant les yeux, me
suis-je trouvée fort aise de n'avoir pas le moindre capital à placer et
de ne pas être forcée de tenir les promesses du journal à ses abonnés.

Il a été annoncé aussi dans plusieurs journaux que je faisais pour
l'Odéon une pièce tirée de mon roman de _Valvèdre_, chose à laquelle
je n'ai jamais songé. Enfin voici _le Temps_ qui va envoyer bien des
visiteurs se casser le nez à ma porte, en annonçant mon arrivée à Paris.

Il paraît que le but de mon installation à Paris est d'assister aux
répétitions d'une pièce que mon fils a présentée à l'Odéon. Comme toutes
ces nouvelles n'ont rien de malveillant, j'espère que les rédacteurs
voudront bien comprendre qu'elles peuvent mettre, dans la vie des gens
quelconques, certains quiproquos embarrassants et leur faire écrire à
leurs amis et connaissances mystifiés beaucoup de lettres inutiles. Je
leur en demande donc la rectification bénévole. Je n'ai pas gagné à la
loterie, je ne fais rien bâtir, je fais une pièce dont le titre n'est
pas fixé et dont le sujet n'est pas tiré de _Valvèdre_. Mon fils n'a pas
fait de pièce pour l'Odéon, et, quand il sera en répétition, il s'en
occupera lui-même. Enfin, je ne suis pas à Paris, et il n'y a absolument
rien, dans ma vie, qui offre le moindre intérêt de nouveauté et de
curiosité au public parisien.

GEORGE SAND




DLXXXIII

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

                                Palaiseau, 15 janvier 1865.

Cher ami,

Combien je suis touchée de tout ce que vous m'écrivez! Vos souffrances,
votre courage invincible, votre affection pour moi, voilà bien des
sujets de douleur et de joie. Vous vous êtes cramponné à l'exil, et il a
bien fallu vous admirer, malgré les prières et les regrets.

Mais, si vous avez eu un moment de santé suffisante, comme Nadar me le
disait, pourquoi n'en avoir pas profité pour chercher, ne fût-ce que
momentanément, un climat meilleur pour vous? Vous parlez si peu de
vous-même, vous faites si bon marché de votre mal, qu'on ne sait pas ce
qui peut l'alléger.

Pour ma part, j'ai une foi, c'est qu'il n'y a pas de maladies
incurables. La médecine avancée commence à le croire; moi, je l'ai
toujours cru, et je me dis que c'est un devoir envers l'avenir, envers
l'humanité, de vouloir guérir. J'ai eu, il y a quatre ans, une fièvre
typhoïde: il m'est resté une maladie de l'estomac qui a duré trois ans
et qui était qualifiée de _chronique_. M'en voilà guérie, mais aussi je
l'ai voulu.

Et, pourtant, croyez bien que je pourrais dire avec vous: _Ma vie a été
triste!_ Elle a été, elle sera toujours pleine d'atroces déchirements,
et mon fonds de gaieté intérieure ne me préserve pas des accablements
complets. J'ai perdu, l'été dernier, mon petit Marc, l'enfant de Maurice
et de sa gentille compagne, la fille de Calamatta. Le pauvre petit avait
un an, il était né le 14 juillet; le jour de son premier anniversaire,
son agonie a commencé. Il était joli et intelligent déjà. Quelle
douleur! nous n'en sommes pas encore revenus; et, pourtant, je demande,
je _commande_ un autre enfant; car il faut aimer, il faut souffrir, il
faut pleurer, espérer, créer, _être_; il faut vouloir enfin, dans tous
les sens, divin et naturel. Mes pauvres enfants ne me répondent encore
que par des larmes; ils ont trop aimé ce premier enfant, ils craignent
de ne pas aimer le second; ce qui prouve, hélas! qu'ils l'aimeront trop
encore! mais peut-on se dire qu'on limitera les élans du coeur et des
entrailles?

Vous me dites, ami, que vous me comparez quelquefois à la France; je
sens du moins que je suis Française, à cette conviction souveraine,
qu'il ne faut pas compter les chutes, les blessures, les vains espoirs,
les cruels écrasements de la pensée, mais qu'il faut toujours se
relever, ramasser, rassembler les lambeaux de son coeur accrochés à
toutes les ronces du chemin, et aller toujours à Dieu avec ce sanglant
trophée.

Me voilà loin de mon sermon sur la santé; pourtant, j'y reviens
naturellement. Votre vie est précieuse, quelque brisée ou déchirée
qu'elle soit. Faites donc tout au monde pour _nous_ la garder.

Adieu, ami; je vous aime. Maurice aussi, lui!

GEORGE SAND.




DLXXXIV

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME)
A PARIS

                                Palaiseau, 7 février 1865.

Voilà votre victoire annoncée dans les journaux, mon grand ami! C'est un
beau soleil d'Austerlitz que ce jour brumeux de février. Il ne fera
pas brailler tant de trompettes, mais on en célébrera plus longtemps
l'anniversaire. C'est votre oeuvre, on le saura et on s'en souviendra.
Moi, je n'oublierai pas que vous avez passé avec nous, dans un petit
coin, la soirée après ce beau combat, et, en vous écoutant, j'aurais
oublié les heures; je crains que nous n'ayons abusé de votre bonté, nous
qui n'avons rien de mieux à faire que de vous entendre, tandis que,
vous, vous avez tant de grandes et bonnes choses à accomplir.

Le bonheur est une abstraction en même temps qu'une réalité, quoi qu'en
disent les philosophes. Durable et certain à l'état d'_idéal_ pour qui
en connaît la vraie et haute nature, il est _momentané_ et puissant à
l'état de _réalité_, quand les faits servent l'idéal. Donc, portant en
vous la vraie notion du bonheur, qui est de le répandre et de le donner,
vous en savourez quelquefois la sensation, quand les faits obéissent à
votre ardente et généreuse volonté.

Soyez donc heureux, puisque le bonheur est une conquête et que vous
venez de gagner une belle bataille. Les jours de dégoût et de fatigue
reviendront. Le bonheur à l'état de réalité complète n'est pas une chose
permanente pour l'homme; mais il vous restera à l'état d'idéal, augmenté
du souvenir des victoires; et la morale de ceci est qu'il faut
combattre toujours pour augmenter votre trésor de force et de foi. La
reconnaissance des hommes, ce qu'on appelle la gloire n'est qu'une
conséquence, un accessoire peut-être! vous l'aurez. Mais votre but est
plus élevé. Vous n'êtes pas pour rien de la race ambitieuse du bien, qui
lutte en ce siècle contre la race ambitieuse d'argent. Vous avez des
forces à dépenser, c'est déjà un bonheur que d'être riche en ce sens-là.

J'ai reçu vos invitations en règle; merci de votre bon souvenir. Mais
me voilà au coin du feu avec la grippe, et, pour quelques jours, je
lutterai sans grand effort contre la fièvre.

Ce ne sera rien; je penserai à vous et je parlerai de vous, ayant auprès
de moi quelqu'un qui ne demande que cela.

Avez-vous pensé, en vous en allant tout seul, à pied, depuis le
Panthéon, les mains dans vos poches, au clair de la lune, que, dans cent
ans d'ici, la France, le monde par conséquent vivrait, grâce à vous,
d'une autre vie?

Du haut du Panthéon quelque chose a dû vous parler et vous crier:
«Marche!»

A vous de coeur toujours et toujours plus.

G. SAND.




DLXXXV

AU MÊME

                                Palaiseau, 9 mars 1865.

Cher prince, vous me disiez bien que rien n'était fait puisqu'il y avait
encore à faire. Le désaveu de M. Duruy et de votre généreuse inspiration
ne vous surprend peut-être pas; mais il doit vous fâcher. Moi, Je n'en
suis pas contente, oh! non. Mais c'est partie remise, j'espère, et vous
emporterez d'assaut la citadelle à la première occasion. Il y a là une
belle question à plaider devant le pays. Vous la plaiderez, n'est-ce
pas?

Je ne sais pas si on vous a envoyé, comme je l'avais demandé, l'épreuve
de mon article sur la _Vie de César_. Je n'ai pas dû me demander si elle
plairait ou non à l'illustre auteur.

Tout en rendant hommage au talent réel et considérable, je ne puis
accepter la thèse, et j'ai failli dire que, comparer l'oeuvre de César,
cet _acheteur de consciences_, à l'oeuvre, peut-être blâmable à certains
égards, mais du moins _intègre_ et vraiment fière de Napoléon Ier me
paraissait un blasphème. Je l'aurais dit si je n'eusse craint d'empiéter
sur le domaine de la politique, interdite au petit journal où j'insère
cet article, à la demande de mon éditeur.

Vous m'avez fait espérer que je vous verrais un de ces jours, mon grand
ami. J'ai tellement peur de vous manquer, que je ne bougerai pas de la
semaine. Je vous aime de tout mon coeur.

G. SAND.




DLXXXVI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 26 mars 1865.

Cher ami,

D'abord, dites à Angèle que je la remercie de sa pelote et de sa
charmante lettre; j'attends encore que les dames Fleury m'envoient la
première. Berthe m'a promis de me la faire parvenir, et puis Lina,
et personne ne m'a tenu parole. Il faudra donc que j'aille moi-même
réclamer mon bien; mais je vais très peu à Paris, et, quand j'y vais,
c'est toujours pour quelque affaire pressée. Il y a des siècles que je
n'ai fait de visites à mes amis. Il fait si froid et si humide pour se
promener en sapin, que je remets au printemps les courses qui ne sont
pas absolument obligatoires. Mes enfants sont paresseux pour venir à
Palaiseau. Je le leur pardonne; ils ont été enrhumés comme des loups, et
je suis un peu loin du chemin de fer, sans omnibus ni fiacre, avec des
chemins souvent _chétifs_; mais je sais que la pièce de Maurice est
reçue pour l'hiver prochain au Châtelet, et que son roman a paru.

Votre étude sur César est bien plus savante et plus approfondie que la
mienne, et je la relirai avec soin quand je rendrai compte du second
volume. Mais le journal qui m'a demandé ce travail et que je tiens à
obliger parce qu'il appartient à Michel Lévy, mon éditeur, et qu'il est
dirigé par notre ami Aucante, ne souffre ni longs développements, ni
érudition trop sérieuse, ni allusions politiques. Il y en avait déjà
un peu trop dans mon premier article. Mais, quant au jugement sur
l'ouvrage, je n'ai pas eu à surmonter l'embarras que vous me supposez.
Si j'eusse trouvé l'ouvrage mauvais, comme le journal n'eût pas inséré
une critique trop rude, je n'eusse pas fait l'article. C'était bien
simple. Je suis la première personne qui ait été à même de le lire, et
mon compte rendu est le premier qui ait été fait. J'étais donc très
libre de mon jugement et j'ai trouvé que le livre avait du mérite. Je
savais pertinemment qu'il était tout entier, et sans correction aucune,
du fait de celui qui le signe. Donc, je devais mon éloge impartial au
talent, qui est réel. Quant à approuver la préface et à admirer César,
le diable ne m'aurait pas fait départir de ma façon de penser, et je
dois dire qu'on a bien pris la chose.

Cette publication sera un bien, en ce sens que, de tous côtés, on se met
à faire ce que nous faisons: on démolit César, avec un peu plus ou
un peu moins d'indulgence ou de passion; la critique le découronne
généralement et il ne sortira pas blanc de la sellette où le livre
impérial le fait asseoir. Bien peu de gens, en somme, savent l'histoire,
et il est bon qu'on leur mette le nez dessus. Le livre n'aura pas de
succès. C'est un talent froid et concis, sans profondeur réelle et qui
n'a d'intérêt littéraire que pour les gens du métier. Encore tous ne
sont pas comme moi, qui suis un peu panthéiste en fait d'art et qui aime
toutes les manières, celles qui sont un peu exubérantes et celles qui
ne le sont pas du lout. J'aime ce qui est bien fait, n'importe par quel
procédé, et, pour mon compte, je n'en ai pas, ou, si j'en ai, c'est sans
m'en rendre compte. Les lettrés sont généralement plus forts que moi sur
ce point, et, quant au gros public, peu lui importe qu'on serve l'erreur
ou la vérité, pourvu qu'on l'amuse ou l'étonne. Or il ne trouvera dans
le livre impérial rien d'assez épicé pour lui et il ne l'achètera pas,
c'a été ma première impression. Heureusement que les éditeurs n'ont
pas de droits d'auteur à payer; car ils auraient fait là une mauvaise
affaire.

Mais en voilà bien assez sur cela.

Quel rude et long hiver! J'attends la chaleur avec impatience. Du reste,
je me plais ici: pays charmant, braves gens, solitude, silence, ouvriers
_avancés_ et pourtant sages, paysans laborieux, culture admirable, ni
mendiants ni voleurs, pas de Parisiens, pas de flaneurs sur les chemins.
Ce coin est inconnu, et, si ce pauvre Jean-Jacques l'eût découvert, il
n'y serait pas mort de chagrin.

Bonsoir, mes chers enfants; embrassez pour moi les beaux mioches;
rappelez-moi au souvenir de tous nos amis communs.

G. SAND.

Vous me demandez si je travaille. Oui certes, puisque je suis encore de
ce monde. Je fais en même temps un roman pour ce printemps et une pièce
pour l'hiver prochain. J'ai découvert que l'un me reposait de l'autre,
et ça m'amuse comme ça.




DLXXXVII

A M. LOUIS RATISBONNE, A PARIS

                                Palaiseau, 30 mars 1865.

Votre bienveillante sympathie pour moi m'enhardit à vous demander,
monsieur, votre appui pour mon fils. Son livre[1], très enjoué à la
surface, a, je crois, beaucoup de fond, car il fait revivre une figure
de fantaisie que l'on peut croire historique, puisqu'elle résume une
phase de _l'état humain_, si je puis dire ainsi. L'étude de cet être
évanoui, l'homme d'il y a cinq cents ans, avec toutes ses erreurs, tous
ses déportements, ses notions fausses, ses qualités natives, sa rudesse,
son aveuglement et sa bonté, offre, je crois, quelque chose de plus
sérieux que le récit des aventures arrangées pour le plaisir du lecteur;
et, comme les aventures ne manquent pourtant pas dans ce roman et sont
amusantes quand même, je crois, sans trop de prévention, maternelle,
qu'il mérite quelque attention et l'encouragement de la critique
sérieuse.

Me pardonnerez-vous de vous demander la vôtre pour qui n'oserait pas
vous la demander lui-même, en vous promettant que nous en serons tous
deux très flattés et très reconnaissants?

Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

  [1] _Raoul de la Chastre_, qui venait de paraître, chez Michel Lévy.




DLXXXVIII

A M. LEBLOIS, PASTEUR, A STRASBOURG

                                Palaiseau, 17 mai 1865.

J'apprends, monsieur, de quelle mortelle douleur vous avez été frappé.
Ce n'est pas à vous, âme profondément religieuse, qu'il faut parler
de courage et de foi. Vous en avez pour nous tous, pour vous-même par
conséquent. Mais le courage et la foi n'empêchent pas la douleur d'être
vive et cruelle, et vos amis, en respectant votre vraie piété, n'en
plaignent pas moins votre infortune. Que leur affection et leur
sollicitude adoucissent, autant que possible, le déchirement de votre
âme, et veuillez me compter, monsieur, parmi ceux qui vous portent le
plus sincère et le plus fervent intérêt.

GEORGE SAND.




DLXXXIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON.(JÉROME).
A PARIS

                                Palaiseau, 1er juin 1865.

Cher grand ami,

Maurice m'envoie pour vous un mot du coeur que je vous transmets.

Si vous étiez un ambitieux, je vous dirais que ce qui arrive est bien
heureux pour vous et vous place bien haut! Mais vous aimez le progrès
pour lui-même et vous souffrez quand il s'arrête, même à votre profit.
Et puis vous êtes loyal et votre âme souffre d'être méconnue. Je sens
tout cela et je suis indignée de voir l'esprit du passé souffler sur
toutes les idées vraies.

Quelle triste situation que celle d'un homme qui rêve le pouvoir absolu,
et qui croit l'atteindre en étouffant la vérité! tout cela, voyez-vous,
c'est la _faute à_ César. On rêve de résumer, en soi une sagesse
providentielle, et on oublie que les hommes d'aujourd'hui ont tous
reçu de la _Providence_, c'est-à-dire de la loi qui préside à leur
émancipation, une dose de sagesse qu'il faut connaître et consulter
avant d'oser dire: «Il n'y a qu'un maître et c'est moi!» Comme c'est
vieux, cette doctrine de l'autorité d'un seul, et comme c'est vide
au temps où nous vivons! comme le genre humain tout entier proteste,
sciemment ou non, contre cette chimère! C'est le fatal chemin de
l'éternel désastre.

Dormez tranquille, votre conscience est en paix. Vous pouvez rire de
ceux qui disent: «Il veut le bien, donc il a de mauvais desseins.»

Plaignez ceux qui pensent ainsi et comptez que la France n'est pas avec
eux et vous rend justice. Quel beau et noble talent vous avez! On ne
pourra jamais vous empêcher d'être ce que vous êtes. Il n'est pas
adroit, si l'on s'en inquiète, de le manifester publiquement.

G. SAND.




DXC

A M.

                                Palaiseau, 9 juin

Cher monsieur,

J'ai lu votre livre. Il est savant, ingénieux, clair et intéressant au
possible. Il me laisse toutefois au point où il m'a prise. Je savais
bien que Jésus croyait à la résurrection des corps, et je suis d'autant
plus persuadée que sa doctrine était la continuation de la vie humaine
ou la réapparition personnelle dans la vie humaine, que vous établissez
sans réplique la source de cette croyance, son histoire, sa raison
d'être, son lien avec le passé, enfin tout ce qui constitue le fait
historique, peu connu jusqu'ici dans ses détails. Mais votre conclusion
ne me soumet pas. En croyant à l'immortalité du corps, Jésus et ses
aïeux croyaient à celle des âmes, par la raison qu'il n'est pas de
corps sans âme. Il était donc spiritualiste sans être exclusivement
spiritualiste. Vous, vous êtes exclusivement spiritualiste; je ne peux
pas comprendre cette doctrine, par la raison qu'il ne me semble pas
possible _d'affirmer_ des âmes sans corps.

Vous avez mille fois raison de placer Dieu et la forme de notre
immortalité dans la région de l'impénétrable. Mais qui dit
_l'immortalité_ dit _la vie_. La vie est une loi que nous connaissons;
elle ne se manifeste pas pour nous dans la séparation de l'âme et du
corps, dans la pensée sans organes pour se manifester. Nous ne pouvons
donc pas nous faire la moindre idée d'une vie spirituelle qui soit
purement spirituelle; et je ne peux pas vous dire que je crois à une
chose dont je n'ai pas la moindre idée.

Jésus se trompait sur les conditions de la résurrection, nous n'en
doutons pas; mais il me semble que, quant au principe de la vie, il le
comprenait bien, ou du moins aussi bien qu'il est donné à I'homme de le
comprendre. Que l'âme se revête d'un corps de chair ou de fluide, il ne
lui en faut pas moins quelque chose à animer, ou bien elle n'est plus
une âme, elle n'est rien. Nous savons qu'il y a des planètes légères,
relativement à nous, comme le liège, comme le bois, etc. Elles n'en sont
pas moins des mondes, et leur existence est tout aussi matérielle que la
nôtre.

Socrate n'est pas si clair qu'il vous paraît. Je pense qu'il croyait
bien que son âme revêtirait un autre corps; quoiqu'il semble souvent
dire le contraire par la bouche du _divus Plato._ Ailleurs, Platon voit
les âmes faire elles-mêmes leur destinée, courir où leurs passions les
emportent, et, là, il donne la main à Pythagore. Si les âmes ont des
passions bonnes, ou mauvaises, elles sont _organisées_.--Autrement?

Enfin, vous aurez encore beaucoup à nous dire là-dessus; car votre
hypothèse laisse une lacune philosophique des plus graves. Pardon de mes
objections, cher monsieur. Vous êtes si sympathique et vous paraissez si
bon, qu'on vous doit de dire ce qu'on pense.

G. SAND.




DXCI

A M. LOUIS ULBACH, A PARIS

                                Palaiseau, 27 juin 1865.

Cher monsieur,

Combien je suis heureuse d'avoir à vous remercier! Quand votre loyale et
forte main signe un brevet de talent, l'apprenti passe maître et prend
son rang; Vous avez surtout senti ce qui ne pouvait échapper à un coup
d'oeil comme le vôtre, mais ce qu'il était bien utile pour mon fils de
dire au public vulgaire: c'est qu'il a une individualité qui est bien
sienne et qu'aucune direction n'a pu lui donner. Tout mon rôle, à moi,
était de ne pas la lui ôter et de comprendre sa réelle valeur. C'est à
quoi je me suis attachée toute ma vie, et j'en suis récompensée, le jour
où vous me prouvez, vous en qui je crois, que je ne me suis pas fait
d'illusions maternelles sur cette valeur de talent.

Votre appréciation, si franche et si délicate, est une joie réelle pour
moi, et je vous remercie du fond du coeur d'avoir lu le livre avec cette
conscience et cet esprit de généreuse protection. J'envoie l'article à
Maurice, qui est à Nohant avec sa femme. Tous deux seront bien heureux
et bien reconnaissants.

Et votre livre, à vous, ce livre dont vous me parliez à l'Odéon, est-il
publié? Je ne sais rien là où je suis, garde-malade affligée, et blessée
par-dessus le marché, par suite d'une chute. Quand vous paraîtrez, ne
m'oubliez pas. Je vous serre les mains, cher confrère, et suis, avec
affection, tout à vous.




DXCII

A MAURICE SAND A NOHANT

                                Palaiseau, 29 juin 1865.

Bouli,

Je t'enverrai demain ton manuscrit et tes articles. Mais tu me troubles
fort en me demandant conseil. Pour tout ce qui est _érudition_, tu es
plus ferré que moi; moi, je pense au succès, et je voudrais t'épargner
les critiques qui ont écrasé _Salammbô_, ouvrage très fort, très beau,
mais qui n'a vraiment d'intérêt que pour les artistes et les érudits.
Ils le discutent d'autant plus, mais il le lisent, tandis que le public
se contente de dire: «C'est peut-être superbe, mais les gens de ce
temps-là ne m'intéressent pas du tout.» Tu en risquais autant avec ton
moyen âge; tu as su vaincre la difficulté et rendre la chose amusante
pour le gros public en même temps qu'appréciable aux artistes.

Il faut trouver moyen de faire le même tour de force pour ton _Coq_. Or
il sera très indifférent au public et aux journalistes, qui ne sont
pas érudits,--tu peux t'en apercevoir,--que tes personnages soient les
ingénieuses personnifications des races antiques. Cela plairait à des
savants dans la partie; mais combien y en a-t-il? Et le peu qu'il y en a
ne te liront même pas: il suffit qu'une chose s'appelle roman pour qu'il
ne l'ouvrent jamais.

Donc, ta science sera perdue et te nuira, si c'est en vue de la science
que tu fais ton livre. Il est amusant et plein de grandissimes qualités,
c'est bien; mais il y faut une base qui manque. Il faut un ton,
c'est-à-dire une forme, un style qui rattache l'esprit du lecteur à une
époque connue de lui. Plus tu la prendras moderne, plus tu auras de
lecteurs. La couleur _indiano-persane_ en aura dix sur cent; personne ne
la connaît. La couleur d'Apulée en aura cent sur cent: le type de _l'Âne
d'or_ est devenu populaire. Tu vois que c'est bien important, et je te
croyais fixé là-dessus. Je voudrais qu'avant d'entreprendre un nouvel
_Ane d'or,_ tu fisses du _Coq d'or [1]_ une chose dans cette couleur.
Il était convenu qu'un Apulée ou un Lucien apocryphe, un de leurs amis
_civis buliscus_, je veux bien, aurait voyagé dans l'Inde ou dans la
Perse, et recueilli de la bouche d'un Bouliskof de ce temps-là; le récit
traditionnel des aventures de l'Atlantide, et qu'il expliquerait en peu
de mots les types et les fictions à sa manière et à son point de vue.

Exemple: «Vous me demanderez, mon cher Lucien, ce que je pense des
Gaules et si je crois à leur existence. En vérité, j'y crois un peu pour
telle ou telle raison.»

Ces interruptions du narrateur feraient très bien. Elles ramèneraient,
du fond d'une antiquité fantastique, le lecteur au sentiment d'une
réalité antique à lui connue. Elle peindrait l'état des esprits au temps
du narrateur, et cet état est, s'il m'en souvient bien, un mélange de
scepticisme audacieux et plaisant, avec une foule de superstitions
grossières comme l'histoire naturelle d'Oppien. Tout cela mettrait le
lecteur sur ses pieds. Il se dirait: «: Voici d'où je pars et voilà où
l'on me mène. Je le veux bien; pourvu qu'on me rappelle de temps en
temps où j'étais.»

Autrement, il dira qu'on l'emmène trop loin, qu'on le perd dans le
brouillard, et que des gens si anciens ne sont pas assez différents du
présent, ou bien qu'ils le sont trop; qu'il ne peut en être juge, et,
quand le lecteur se sent trop dépaysé, il vous lâche.

Enfin, il voudra se dire à chaque instant: «Voilà de drôles de moeurs et
d'incroyables habitudes! Mais c'était comme ça, on me le prouve; Celui
qui raconte ces choses et que je connais parbleu bien, puisque c'était
un ami de mon ami Apulée, m'explique que ce devait être comme ça. Alors
j'y crois, et, du moment que j'y crois un peu, ça m'amuse.»

Voilà mes raisons, toutes de fait et prosaïques; mais il faut tenir
compte de cela quand on s'adresse au public des romans. Autrement, il
faut faire des ouvrages d'érudition pure; autre public.

Réfléchis et décide; car bien certainement il y a un parti à prendre
dans lequel tu sais mieux que moi ce qu'il y a à faire. Mais, avec
ma version, je vois tout possible dans ce que tu as fait, sauf les
longueurs et le trop d'importance donné à des personnages secondaires.
Je laisserais les anoplothères, sans les nommer peut être, mais en les
décrivant, et le narrateur dirait qu'il croit à l'existence de ces
animaux parce qu'il en a vu des ossements en tel ou tel endroit. «Reste
à savoir, dirait-il, s'il y en avait encore du temps de Satouran. Je
vous donne la légende comme on me l'a donnée.»

Tu ferais ce narrateur gai, malin et naïf, poète quand même, lorsqu'il
raconte les grandes scènes de la fin, qui sont belles et qu'il ne faut
pas changer.

Sur ce; je te _bige_, et encore ma Cocote. Je vas me coucher.

Mes amitiés à _Rigolo_. Il faut le rendre très savant, il est en âge
d'apprendre un tas de choses. Quoi qu'on en dise, il n'y a rien de si
intelligent qu'un âne. Ça parlerait si ça voulait, mais ça ne veut pas.

  [1] _Le Coq aux cheveux d'or,_ roman de Maurice Sand.




DXCIII

A M. SAINTE-BEUVE, A PARIS

                                Palaiseau, 1865.

Avez-vous lu un singulier petit volume qui a paru, y il a quelque temps,
chez Dentu, sous un mauvais titre: _un Amour du Midi_, et sous le voile
de l'anonyme? Est-ce manque de courage, ou empêchement de position?
N'importe. L'ouvrage est bizarre, inégalement écrit, souvent très peu
correct d'expressions, parfois trop naïf, parfois trop déclamatoire
(comme, du reste, l'auteur a l'esprit de le juger lui-même); s'élevant
dans le vague et retombant à plat dans le non-sens; enfin très obscur
parfois, comme la parole d'un exalté qui ne sait pas toujours ce qu'il
dit.

Voilà bien des défauts. Eh bien, ces défauts pourraient être une grande
habileté. Mais nous ne le croyons pas; nous aimons mieux penser que
l'auteur, jeune, est sans soin, sans expérience, et tout à fait dépourvu
de ce que l'on est convenu d'appeler du talent.

Il n'en est pas moins vrai que cet essai anonyme mérite beaucoup d'être
remarqué. Ce n'est ni un roman proprement dit, ni une analyse: c'est un
cri de la passion. Mais ce cri est vrai et il est fort. Il ne ressemble
à rien de ce qui s'écrit pour écrire. Il a pour lui la jeunesse, le vrai
délire, la naïveté, la plénitude, tout ce que I'on cherche en vain dans
un livre bien fait: l'émotion sans bornes, dégagée hardiment du contrôle
de la raison.

Il a aussi, malgré la fréquente vulgarité des mots et des images, une
distinction et une originalité de sentiments très touchantes. Il a la
foi, il croit à Dieu, à l'amour, à la liberté et même aux journaux. Il
croit aussi à la gloire et il croit en lui. C'est un enfant généreux,
c'est peut-être un étranger, tombé de quelque planète où l'on vit encore
par le coeur et où l'on dit tout ce qu'on pense sans se soucier de faire
rire M. Proudhon.

Enfin, c'est quelque chose qui nous a fait dire spontanément: «C'est
bien mauvais!» et: «C'est bien beau!» Que voulez-vous! tout le monde a
du talent; nous ne sommes pas blasés, nous chérissons le talent. Mais
tout le monde n'a pas la passion, et c'est là ce qui, bien ou mal
exprimé, l'emportera toujours sur l'art, comme le parfum d'une rose
l'emporte sur toutes les essences d'une boutique de parfumeur.

La critique peut dire: «Sachez écrire ou n'écrivez pas.» Elle a raison.
Mais le public peut dire aussi: «Soyez ému ou n'espérez pas nous
émouvoir.» Aura-t-il tort?

GEORGE SAND.




DXCIV

A M. LOUIS ULBACH, A PARIS

                                Palaiseau, 27 septembre 1865.

Vos livres me sont arrivés dans un moment affreux, cher monsieur,
laissez-moi plutôt dire _ami_. J'ai été morte, je ne sais pas si je
suis vivante, bien que mon corps marche et agisse. Était-ce une bonne
disposition pour vous lire? Pourtant je viens de lire _Louise Tardy_,
et cela me semble un chef-d'oeuvre d'analyse délicate, subtile et
vigoureuse à la fois; une de ces histoires sans événements qu'on
n'oublie pourtant jamais, parce qu'on croit avoir toujours connu ces
âmes-là. Et quelle forme exquise, ingénieuse à définir toutes les
émotions et toutes les réflexions!

Vous me traitez de maître, c'est vous qui passez maître, et, moi, je
passe je ne sais quoi. Je double le cap de l'Amertume, et j'entre dans
les mers inconnues de l'Isolement. N'importe! dans la douleur ou dans le
calme, je vous applaudirai toujours du coeur et des deux mains. Merci
d'avoir pensé à moi; je lirai _le Parrain,_ bien sûr.

Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et
on peut s'imaginer, au premier abord, que son état l'a blasée sur les
choses de la vie; mais, si elle était vieille, vous eussiez pu la
peindre tout de suite comme aiguisée et surexcitée, et disposée à
souffrir plus que les autres. Au reste, vous avez conclu. Vous avez
montré que notre travail d'analyse, à vous, à moi, à tous les artistes
qui prennent leur tâche au sérieux, pousse au besoin de se dévouer et
de se défendre, deux sollicitations contraires qui rendent la vie plus
difficile à nous qu'aux autres. Quelle affaire que la vie! et la mort,
quel abîme!

Ayez grand courage, vous avez le grand lot.

A vous de coeur.

G. SAND.




DXCV

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Palaiseau, 22 novembre 1865.

Il me semble que ça me portera bonheur de dire bonsoir à mon cher
camarade avant de me mettre à l'ouvrage.

Me voilà _toute seule_ dans ma maisonnette. Le jardinier et son ménage
logent dans le pavillon du jardin, et nous sommes la dernière maison
au bas du village, tout isolée dans la campagne, qui est une oasis
ravissante. Des prés, des bois, des pommiers comme en Normandie; pas
de grand fleuve avec ses cris de vapeur et sa chaîne infernale; un
ruisselet qui passe muet sous les saules; un silence... ah! mais il me
semble qu'on est au fond de la forêt vierge: rien ne parle que le petit
jet de la source qui empile sans relâche des diamants au clair de la
lune. Les mouches endormies dans les coins de la chambre se réveillent
à la chaleur de mon feu. Elles s'étaient mises là pour mourir, elles
arrivent auprès de la lampe, elles sont prises d'une gaieté folle, elles
bourdonnent, elles sautent, elles rient, elles ont même des velléités
d'amour; mais c'est l'heure de mourir, et, paf! au milieu, de la danse,
elles tombent raides. C'est fini, adieu le bal!

Je suis triste ici tout de même. Cette solitude absolue, qui a toujours
été pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort
qui a fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je
ne le tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette
image qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble
se plaindre de ne pouvoir plus me parler.

N'importe! la tristesse n'est pas malsaine: elle nous empêche de nous
dessécher. Et vous, mon ami, que faites-vous à cette heure? Vous piochez
aussi, seul aussi; car la maman doit être à Rouen. Ça doit être beau
aussi, la nuit, là-bas. Y pensez-vous quelquefois au «vieux troubadour
de pendule d'auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour»?
Eh bien, oui, quand même! Vous n'êtes pas pour la chasteté, monseigneur,
ça vous regarde. Moi, je dis _qu'elle, a du bon_.

Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon coeur et je vais faire parler,
si je peux, des gens qui s'aiment à la vieille mode.

Vous n'êtes pas forcé de m'écrire quand vous n'êtes pas en train. Pas de
vraie amitié sans liberté _absolue_.

A Paris, la semaine prochaine, et puis à Palaiseau encore, et puis à
Nohant.




DXCVI

A M. LE BARON TAYLOR, A PARIS

                                Nohant, 15 décembre 1865.

Monsieur,

Vous m'avez arraché une promesse que je ne puis tenir; vous et les
éminents écrivains qui vous secondaient, vous étiez persuasifs,
affectueux, indulgents, irrésistibles. Mais j'ai trop présumé de mes
forces devant un devoir à remplir. Il y a des devoirs aussi envers le
public. Il ne faut pas le leurrer d'un attrait qu'on se sent incapable
de lui offrir. Vous auriez regret de l'avoir convoqué pour lui montrer
une personne timide et gauche qui resterait court. Mes enfants et mes
amis ont _bondi_ devant l'annonce de cette lecture. Ils s'y opposent
de tout leur pouvoir. Ils savent qu'en aucune circonstance je n'ai pu
surmonter mon embarras, ma défiance absolue de moi-même. Demandez-moi,
commandez-moi toute autre chose oú je n'aurai pas à payer de ma
personne.

Croyez, monsieur, vous et les membres du comité qui m'ont honoré de leur
visite, que je ne me console de mon impuissance et de ma défection
que par le souvenir des bontés que vous m'avez témoignées et par la
reconnaissance qu'elles m'inspirent.




DXCVII

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                Nohant, 7 janvier 1866.

Merci, cent fois merci, mon fils, pour toute la peine que _nous nous_
donnons; car vous en prenez autant que moi. Si vous dites que La Rounat
a raison, c'est qu'il a raison. Et je crois pourtant toujours qu'il y
avait du remède; car ce qui manque dans ma version, c'est de l'intérêt,
je le vois à présent; c'est de la passion[1]. Eh bien, que la jeune
fille fût (telle qu'elle est, et en commençant par une fantaisie
romanesque) prise d'une passion véritable, qu'elle la, fit partager à
Lélio, que Lélio se sacrifiât à son ami, il y avait motif à émotion ou à
souffrance, et le moyen de la fin pouvait prendre plus d'importance et
de vraisemblance pour guérir ces coeurs blessés (moyen de la fin auquel,
du reste, je ne tiens pas, s'il ne vous dit rien, et qui deviendrait
peut-être inutile). Enfin je vois dix combinaisons pour une, comme
toujours. C'est ma nature de ne pas croire à l'impossible et de ne pas
croire non plus à l'impuissance des, sujets. Du moment qu'on peut les
tourner du côté qu'on veut, c'est une question d'essai et de recherche.
Je crois que, si j'avais pu être à Paris, savoir tout de suite, et non
au bout de huit jours d'attente inutile, l'impression de La Rounat,
j'aurais été à vous tout de suite et nous aurions paré le coup. Il est
vrai que j'aurais eu votre opinion avant la sienne; car je vous aurais
montré la chose avant de me la laisser arracher par lui acte par acte.

C'est un impatient aveugle qui, devant une déception, abandonne tout et
ne cherche pas le remède ou vous empêche de le chercher.

Il est, au reste, comme presque tout le monde, en ce monde, et je ne lui
en veux pas pour ça: ce n'est pas l'affaire des directeurs de théâtre
d'avoir de la persévérance, de la philosophie et de la présence
d'esprit. Il a laissé passer un temps précieux et il cherche son salut
Dieu sait où.

Quant à nous autres, il ne nous est ni permis ni possible de nous
décourager, et je _vois_ que vous _voyez_ déjà quelque chose à tenter
dans un autre sujet. Moi, je ne vois rien dans les sujets, au premier
aperçu.

Dans tout cela, cher fils, je ne pense jamais à la peine prise en pure
perte, et à ce qu'on appelle, le travail perdu. Il n'y a pas de travail
perdu, du moment qu'on a eu le plaisir de travailler. D'ailleurs, ça
apprend, et la vie se passe à apprendre; ceux qui la passent à regretter
ne vivent pas. Je vous bénis de prendre intérêt à ma vie, et aucune
vérité ne me dégoûte du travail. Ce qui dégoûte ou peut dégoûter du
_métier_, ce sont les injustices du public ou la mauvaise foi des
critiques; mais ce qui porte sur nous-même, les erreurs qu'on nous
fait voir, le mal qu'on nous indique à réparer, c'est bien bon et bien
stimulant.

  [1] Il s'agissait d'une pièce tirée de _la Dernière Alddui_.




DXCVIII

A SON ALTESSE LE PRINCÉ NAPOLEON (JÉROME), A PARIS

                                Nohant, 20 janvier 1866.

Cher prince,

Je veux vous donner moi-même de nos nouvelles. J'ai toujours été, depuis
dix jours, sage-femme où nourrice, berceuse ou garde-malade, et je n'ai
pas eu un moment de repos. Ma belle-fille, après une délivrance prompte
et heureuse, a été assez sérieusement malade à plusieurs reprises.
Elle va mieux sans être guérie, et, comme cela peut se prolonger et
la fatiguer trop pour nourrir, nous avons donné une belle paysanne à
mademoiselle Aurore.

Au milieu de tout cela, Maurice, en courant au secours dans un incendie,
à failli être tué et je l'ai vu rentrer couvert de sang; ce qui, au
premier moment, n'est pas gai pour une mère médiocrement spartiate.
Heureusement, c'est sans gravité, et il n'aura qu'une cicatrice bien
présentable. Nous voilà donc, sinon tout à fait tranquilles, du moins en
état de respirer; mais je ne peux pas encore quitter ma chère couvée;
et, pourvu que vous ne partiez pas pour quelque nouveau voyage avant que
je vous aïe revu! Il y a des siècles, et je ne m'y habitue pas.

Toutes ces émotions ont coupé mon travail et mes projets de cet hiver
pour le théâtre. Les artistes, dit-on, ne devraient pas avoir de
famille. Moi, je crois le contraire, pour mille raisons que vous savez
mieux que moi.

Joyeuse, triste, inquiète où tranquille, je vous aime et je pense à
vous, cher prince, comme à une des meilleures affections de ma vie.

Mon blessé et ma malade vous remercient de votre bonne lettre, et me
chargent de les bien rappeler à vous; Calamatta vous envoie l'expression
de son respect.

G. SAND.



DXCIX

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 1er février 1866.

Me voilà recasée aux Feuillantines. J'ai fait un très bon voyage: un
lever de soleil fantastique, admirable, sur la vallée Noire: tous les
ors pâles, froids, chauds, rouges, verts, soufre, pourpre, violets,
bleus, de la palette du grand artisan qui a fait la lumière; tout le
ciel, du zénith à l'horizon, était ruisselant de feu et de couleur; la
campagne charmante, des ajoncs en fleurs autour de flaques d'eau rosée.

Il faisait si doux, même à sept heures du matin, que j'ai voyagé avec
les vitres baissées. La route est très dure; mais on y promène de grands
rouleaux de fonte et elle sera bientôt belle; j'avais un bon postillon
et de bons chevaux.

A Châteauroux, surprise agréable: mes vieux Vergne, qui partaient pour
Paris et avec qui j'ai eu le plaisir de voyager.

A la gare, ici, j'ai trouvé les Boutet; j'ai dîné avec les Africains.
J'ai vu le soir les Lambert et Marchal; j'ai bien dormi, je n'ai pas eu
la moindre fatigue.

Il vient de m'arriver une dépêche télégraphique. Ça m'a fait une
peur atroce: j'ai cru que Lina était retombée malade. Ça arrive tout
bonnement de Neuilly: c'est Alexandre qui vient dîner avec moi. Nouveau
système de correspondance, que je ne m'explique pas encore: la dépêche
est imprimée par l'appareil télégraphique. _Ils se z'inventeriont le
diable_!

Méfie-toi de ce trop joli temps traître. A Paris, il fait doux; mais on
n'aperçoit, pas le soleil, je l'ai laissé dans la vallée Noire, et j'ai
trouvé ici la boue et la pluie.

_Bige_ ma Cocote pour moi, et mon Aurore, et Calamatta.

Et je te _bige_ mille fois toi-même. Écris souvent.




DC

AU MÊME

                                Paris, 5 février 1866.

Je viens de t'écrire un mot pour que tu saches dès demain la bonne
nouvelle. Tu sais qu'il n'y a pas d'_écouteur_ moins entraînable, plus
froid et plus positif qu'Alexandre. C'est pour moi le plus difficile
public qui existe et le plus intimidant. J'ai tout de même très bien lu
la pièce[1]. Tout le temps, il a ri ou crié: «Bien! charmant! parfait!»
Le père Germinet a été pour lui un type accompli. Il a donné deux ou
trois conseils, excellents:

Au premier acte, mettre la fin de la scène de Jean et Blanchon au
commencement de ladite scène.

Au troisième, faire qu'on ne sache pas que le gendre annoncé par
Germinet est Cadet Blanchon.

Enfin, à la dernière tirade de Jean Robin, quand Gervaise refuse, faire
qu'il aille jusqu'à un petit coup de couteau et une tache de sang au
gilet, pour amener un cri de Gervaise et le pardon complet de tout le
monde.

Ce n'est donc qu'un point lumineux à mettre. Il trouve la pièce
admirablement faite et soutenue. Il dit que c'est un bijou, qu'il faut
pour le public qu'elle soit admirablement jouée, et qu'elle ira à tout
public _quel qu'il soit_, parce que c'est la vie de tout le monde et
la vérité de toutes les situations dans toutes les classes. A peine la
lecture finie, il a pris son chapeau et a couru dire à Thierry qu'il
venait d'entendre un chef-d'oeuvre et lui conseiller de venir me le
demander, pour le faire jouer par l'élite de la troupe des Français:

Lafontaine--_Jean_.

Coquelin--_Blanehon_.

Régnier ou Got--_Germinet_, etc.

Si Thierry ne reçoit pas la chose de confiance et d'enthousiasme, il va
au Gymnase. En ce moment, il y a un succès énorme, _Héloïse Paranquet_,
qui est censée de M. Durantin, mais qui est de lui, Alexandre.

Dans un mois ou six semaines, _Jean Robin_ sera su, _Héloïse_ baissera,
et, comme les deux pièces [2] sont courtes, on les jouerait ensemble.
Nous aurions, pour Germinet: Arnal ou Lesueur. La saison du printemps
sera excellente, vu qu'après un hiver si doux, nous aurons du froid
jusqu'en juin. D'ailleurs, on ne quitte plus Paris qu'en plein été.
Si les frimas gâtent ton jardin et tes noyers, tu te diras pour
consolation: «Ça fait marcher ma pièce;» car c'est ta pièce autant que
la mienne. Nous nous nommons tous deux et nous partageons. Alexandre y
voit un succès; non pas des millions,--ce n'est qu'une pièce en trois
actes,--mais assez d'argent pour que ça paye joliment le peu de peine
que ça nous a coûté. Il a fini en disant: «Vous vous êtes donné bien du
mal pour l'_Aldini_, qui n'a pas été, et voilà un chef-d'oeuvre que vous
avez écrit en vous amusant.»

C'est La Rounat qui va faire une drôle de tête, quand il verra que je
lui disais vrai, et qu'en huit jours on pouvait lui donner une bonne
pièce. Au lieu de ça, il court après la pièce d'Augier, qu'il n'aura
pas, dit-on; et, s'il l'a, réussira-t-elle? et, si elle réussit, lui
fera-elle grand bien? Augier, qui n'est pas bête, se fait donner la
moitié des recettes.

En attendant qu'on sache si Augier lui donnera cette pièce, on répète
Cadol, que j'ai vu hier et qui est sur les épines, content tout de même;
car il avait accepté la situation, et on le jouera plus tard, si
ce n'est tout de suite. On dit que sa pièce est bien; il est plein
d'espoir.

J'ai dîné hier chez les Joubert, des gens riches, amis des Dumas et de
Marchal. C'est le père Dumas qui a fait la cuisine, tout le dîner; dix
plats énormes, exquis; douze couverts. On avait renvoyé les cuisiniers
de la maison pour ce jour-là, afin de le laisser fonctionner sans
contrôle, sans _trahison_ et sans difficulté. Il est venu à trois heures
de l'après-midi avec sa vieille bonne, et, en réalité, sans blague, il
nous a fait manger comme ne mangent pas les empereurs. Il était charmant
par-dessus le marché, bon enfant et drôle au possible. Il m'a beaucoup
demandé de vos nouvelles et répété que _Raoul de la Chastre_ était un
chef-d'oeuvre.

J'ai eu la chance de vendre là cinq cents francs un petit Boucher grand
comme l'ongle, dont le propriétaire demandait cent cinquante francs.
Quand je lui ai porté tout à l'heure le billet de cinq cents francs, il
s'est mis à pleurer comme un veau, de joie. C'est un malheureux, homme
que tu connais, Doligny, ancien acteur et ancien directeur de théâtre.
Il est tombé dans une telle panne, qu'on allait lui vendre ses meubles
demain, et il a sa femme mourante. Il a eu l'idée de m'apporter ce petit
Boucher hier, et, aujourd'hui, il vient d'en recevoir le prix. On a
rarement cette bonne chance de faire plaisir aux gens avec tant de
facilité.

J'ai vu les Lambert et je les revois ce soir à l'Odéon, où je vais
entendre _la Vie de Bohême_, que je ne connais pas.

Minuit.

Je reviens de l'Odéon, où j'ai pleuré comme un Doligny. C'est navrant et
charmant, cette pièce. C'est très bien joué; Thuillier est superbe. J'ai
vu La Rounat, qui a la pièce d'Augier, mais pas de Berton pour la jouer;
il est dans tous ses états. J'y ai vu Cadol, toujours sur la branche, et
tous les grands et petits cabots qui me pleurent. J'ai dit à La Rounat:
«Vous n'avez eu qu'un tort, c'est de ne pas espérer que je pourrais
faire un miracle de volonté et de promptitude, de vous décourager et de
me décourager de vous, en me faisant perdre quinze jours. J'aurais eu
une bonne idée. Je l'ai eue malgré vous; mais, à présent, ce n'est pas
pour vous.»

Voilà comment il ne faut pas jeter le manche après la cognée; à présent
que j'ai de l'expérience, je ne me laisse plus dépiter ni abattre. J'ai
donc bien fait, cette fois surtout, d'être philosophe et de ne pas
m'arrêter de piocher. Cette pièce nous fera beaucoup d'honneur, à ce
que dit Alexandre. Jeudi, je dîne chez Magny; grand dîner donné par
Demarquay. Tu vois que je fais une vie de Polichinelle. Je me porte
bien; mais j'ai besoin d'avoir plus de nouvelles de vous, plus de
détails. Ma Cocote est sur pied en _chambre_; il me tarde de savoir
qu'elle est descendue. Aurore a-t-elle toujours une crise de pleurs le
soir? Si ça a continué, il faut l'écrire au docteur Darchy.

Tout l'univers me demande de vos nouvelles. Bonsoir, mes enfants.
Je vous _bige_ à mort. J'espère que Cocote va être contente de mes
nouvelles.

Calamatla est-il parti?

  [1] _Les Don Juan de village_.
  [2] _Les Don Juan de village_ et _Héloïse Paranquet_.




DCI

A MADAME LA COMTESSE SOPHIE PODLIPSKA, A PRAGUE

                                Palaiseau, 12 février 1866

Je suis vivement touchée, madame, de l'envoi que vous voulez bien me
faire[1] (je ne l'ai reçu que depuis quelques jours) et de l'excellente
lettre qui y était jointe. C'est un honneur pour moi d'être traduite par
vous, et c'est une douceur que d'être aimée en même temps avec tant de
délicatesse et de générosité.

M. Léger a pris la peine de m'envoyer la traduction en français de votre
intéressante préface. Elle m'a reportée au temps déjà éloigné où
je rêvais les aventures de _Consuelo_, et où, manquant beaucoup de
renseignements, j'essayais de m'initier, par interprétation et par
divination, au génie de la Bohême, à la beauté de ses sites et à
l'esprit profond, caché sous le symbole de la _coupe_. Je n'avais ni
la liberté ni le moyen d'aller en Bohême, et je me disais que, si je
commettais quelques erreurs, la Bohême me les pardonnerait, à cause de
l'intention sincère et de la sympathie fervente. Je reste convaincue que
le peuple qui a un passé si dramatique et si enthousiaste est et sera
toujours un grand peuple.

Agréez, madame, avec mes remerciements, l'expression de mes sentiments
affectueux et dévoués.

  [1] La traduction du _Consuelo_ en langue tchèque.




DCII

A M. DESPLANCHES, A PARIS

                                Palaiseau, 25 mai 1866.

Mon cher ami,

Vous dites très bien ce que vous voulez dire; mais votre manière de
raisonner peut être mille fois contredite. Ne soyons fiers d'aucune
définition; sur ce sujet-là, il n'y en a pas de bonne. Vous faites
de Dieu une pure abstraction; de là votre certitude. Si Dieu n'était
qu'abstraction, il _ne serait pas_. Il faudra donc, pour que l'homme ait
la certitude de l'existence de Dieu, qu'il puisse arriver à le définir
sous l'aspect abstrait et concret.--Pour, cela, il nous faut trouver le
troisième terme, que vous appelez _l'union_. Oui, le trait d'union! Mais
quel, est-il? Nous ne le tenons pas, malgré tous les noms qu'on lui a
donnés en métaphysique et en philosophie. L'homme ne se connaît pas
encore lui-même, il ne peut pas s'affirmer.

«Je pense, _donc je suis_!» est très joli, mais ça n'est pas vrai. Quand
je dors, je ne pense pas, je rêve; donc je ne suis pas? L'arbre ne pense
pas, il n'est donc pas.

Tout ça, c'est des mots.--Et vous ne savez pas comment Dieu pense.
Peut-être n'y a-t-il dans son esprit aucune opération analogue à ce que
vous appelez _penser_. On le ferait probablement rire si on lui disait:
«Tu ne penses pas à la manière de l'homme, donc tu n'es pas.»

Soyons simples si nous voulons être croyants, mon cher ami. Ni vous ni
moi ne sommes assez forts--et de plus forts que nous y échouent--pour
définir Dieu, vous en convenez, et, par conséquent, pour l'affirmer,
vous n'en convenez pas. Mais l'homme ne pourra jamais affirmer ce qu'il
ne pourrait pas définir et formuler.

Ce siècle ne peut pas affirmer, mais l'avenir le pourra, j'espère!
Croyons au progrès; croyons en Dieu dès à présent. Le sentiment nous
y porte. La foi est une surexcitation, un enthousiasme, un état de
grandeur intellectuelle qu'il faut garder en soi comme un trésor et ne
pas le répandre sur les chemins en petite monnaie de cuivre, en vaines
paroles, en raisonnements inexacts et pédantesques. Voilà votre erreur!
vous voulez prêcher comme une doctrine nouvelle ce qui n'est que le
ressassement de toutes nos vieilles notions insuffisantes et tombées en
désuétude. Vous gâtez la cause en cherchant des preuves que vous n'avez
pas et que personne encore ne peut avoir en poche.

Laissez donc faire le temps et la science. C'est l'oeuvre des siècles de
saisir l'action de Dieu dans l'univers. L'homme ne tient rien encore: il
ne peut pas prouver que Dieu n'est pas; il ne peut pas davantage prouver
que Dieu est. C'est déjà très beau de ne pouvoir le nier sans réplique.
Contenions-nous de ça, mon bonhomme, nous qui sommes des artistes,
c'est-à-dire des êtres de sentiment. Si vous vous donniez la peine de
sortir de vous-même, de douter de votre infaillibilité, ou de celle de
certains hommes _que je respecte_; de lire et d'étudier beaucoup tout ce
qui se produit d'étonnant, de beau, de fou, de sage, de bête et de grand
dans le'monde; à l'heure qu'il est, vous seriez plus calme et vous
reconnaîtriez que, pas plus que les autres, vous n'avez trouvé la clef
du mystère divin.

Croyons quand même et disons: _Je crois_! ce n'est pas dire:
«J'affirme;» disons: _J'espère_! ce n'est pas dire: «Je sais.»
Unissons-nous dans cette notion, dans ce voeu, dans ce rêve, qui est
celui des bonnes âmes. Nous sentons qu'il est nécessaire; que, pour
avoir la charité, il faut avoir l'espérance et la foi; de même que, pour
avoir la liberté et l'égalité, il faut avoir là fraternité.

Voilà des vérités terre à terre qui sont plus élevées que tous les
arguments des docteurs. Ayons la _modes__tie_ de nous en contenter, et
ne prêchons pas l'abstrait et le concret à tort et à travers; car c'est
encore ça des _mots_, mon petit, des mots dont on rira dans cinq cents
ans au plus tôt ou au plus tard!

Il n'y a pas plus d'abstrait que de concret et pas plus de concret que
d'abstrait, c'est moi qui vous le dis. Ce sont des termes de convention
qui ne portent sur rien et qu'on mettra au panier avec tout le
vocabulaire de la métaphysique, excellent dans le passé, inconciliable
aujourd'hui avec la vraie notion des choses humaines et divines.

Vous êtes un noble coeur et une heureuse intelligence; mais changez-moi
le procédé de démonstration. Il ne vaut rien. Dites à vos petits
enfants: _Je crois, parce que j'aime_.--C'est bien, assez. Tout, le
reste leur gâtera la cervelle. Laissez-les chercher eux-mêmes, et songez
que déjà, appartenant à l'avenir, ils sont virtuellement plus forts et
plus éclairés que nous.

Et, là-dessus, je vous embrasse et vous aime de tout mon coeur.




DCIII

A M. ANDRÉ BOUTET, A PALAISEAU

                                Nohant, 14 juin 1866.

Cher ami.

Nos lettres se sont croisées ce matin entre Nohant et la Châtre. Nous
comptons bien sur vous au 15 juillet ou dans la huitaine. Je ne sais
pas si vous connaissez Bourges. Outre la cathédrale et la maison
de Jacques-Coeur (hôtel de ville actuel), il y a à voir la maison
improprement nommée _de Louis XI_, actuellement _couvent des Soeurs
bleues_; c'est un bijou.

Je ne sais pas comment vous voyagez. Si vous allez en chemin de fer,
du Puy à Clermont, vous ne verrez guère le Velay ni l'Auvergne. Il
faudrait au moins rayonner du Puy aux _dikes_ environnants, et de
Clermont au mont Dore; car, à Clermont, il n'y a rien à voir que Royat,
qui n'existe presque plus, et le puy de Dôme qui est tout nu et manque
d'intérêt. Le mont Dore est une oasis. Je vous y recommande les gorges
d'Enfer plus que le puy de Sancy; c'est moins pénible et plus beau.

De Clermont à la Châtre, le voyage ne doit pas être aisé en patache. À
quelques lieues de Clermont, sur cette route, Pontgibault avec ses laves
est très curieux. Une pointe sur Volvic et Auval est très belle à faire.
Cela se pourrait faire dans un seul jour, en partant de Clermont et en y
revenant le soir; car le reste de la route sur la Châtre ne vous offrira
plus que les dernières assises du massif d'Auvergne, de moins en moins
accidentées.

Je crois que vous auriez profit de temps et de fatigue à revenir prendre
à Clermont le chemin de fer pour Châteauroux. À Châteauroux, deux heures
et demie de patache pour venir à Nohant.

Ah! pourtant, il faudrait voir, à Clermont, _Grave-noire._ C'est tout
près, et sur la route du mont Dore. Ne vous faites pas enterrer dans la
pouzzolane en allant trop près des coupures vives; mais voyez ça, vous
saurez parfaitement ce que c'est qu'un volcan moderne. La fontaine
incrustante est dans Clermont; on peut voir ça. Le puy de la Pège est
assez loin et ne vaut pas la course.

Ne gravissez pas le puy de Dôme: vous le verrez de reste en passant au
pied et en le contournant pour aller à Pontgibault ou à Volvic. Il n'a
pas d'intérêt botanique, et, si vous montez au Sancy, la vue est plus
belle. Voyez, au mont Dore, la cascade de l'Écureuil.

Surtout voyez le champ de laves de Pontgibault, vous aurez vu les grands
brûlés de l'île Bourbon et les terrains probables de la lune. Ce champ
de laves n'a pas de nom et les gens du pays ne vous y conduisent pas,
ils n'en connaissent pas l'intérêt, ils vous mènent à une source glacée
qui n'en a pas tant. Ces brûlés sont sur la route, tout, près de
Pontgibault, à gauche en venant de Clermont; ils sont ou ils _étaient_
masqués par des arbres et on passait à côté sans les voir; s'ils sont
toujours masqués, ayez l'oeil ouvert: vous les apercevrez en arrivant à
Pontgibault. Vous pousserez une petite barrière et vous pénétrerez dans
une mer de scories assez étendue et d'un aspect livide, si la végétation
qui commençait à l'envahir, il y a quelques années, ne l'a pas
recouverte à présent. Vous pourrez déjeuner à Pontgibault, changer de
cheval et de carriole, et, revenant sur vos pas jusqu'au massif du puy
de Dôme, aller à Volvic, à la source de Saint-Geneix et à Auval, dont je
vous recommande les constructions rustiques; c'est tout petit, mais bien
joli.

Le facteur passe. Je ferme ma lettre au galop en vous embrassant tous.

G. SAND.




DCIV

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS,
A LA SCHLITTENBACH (SAVERNE)

                                Nohant, 28 juin 1866.

Mon fils,

J'ai reçu en même temps ce matin votre lettre et le volume[1]. Je vas
lire. C'est du bonheur en barre. Mon machin philosophique est dans
les mains de Buloz, qui fera paraître je ne sais quand. J'ai corrigé
l'épreuve du premier numéro. Je travaille à _Mont-Revêche_. J'ai
débrouillé deux actes, en suivant aveuglément votre conseil. Malgré le
peu de goût et la difficulté que j'ai a passer deux fois par le même
chemin, je me conforme au roman. Il me semble à présent que ça donne, en
effet, quelque chose; mais comme j'aurais besoin de vous pour me donner
confiance en moi!

Ici, on va très bien, on est heureux et content. Les enfants gouvernent
bien la barque et je suis heureuse de n'avoir rien à gouverner.

La petite est ravissante, une nature calme et gaie sans bruit. _La peau
toujours fraîche en plein soleil_. Qu'est-ce que ça signifie? Dites, si
vous savez. Elle regarde tout avec une attention extraordinaire, comme
si elle était destinée à se rendre compte de tout. Elle a des yeux
étonnants; elle est très grasse enfin à présent, très dormeuse et très
bien portante.

Est-ce que vous avez tout votre monde à la Schlittenbach? Embrassez
pour moi About et dites-lui d'embrasser sa charmante femme pour moi.
Embrassez la vôtre d'abord, et Coliche, et la jeune czarine blonde. Mes
enfants vous disent mille et mille amitiés. Venez donc nous voir si vous
ne restez pas tout l'été en Alsace; car, moi, je ne sais pas si on ne me
rappellera pas en août pour ma pièce. C'est dur, mais c'est comme ça. Je
fais des voeux pour que les _Benoiton_ se prolongent. Quand j'aurai lu
_Clemenceau_, je vous en écrirai.

G. SAND.

  [1] _L'Affaire Clemenceau_.




DCV

AU MÊME

                                Nohant, 5 juillet 1866.

Soixante-deux ans aujourd'hui.

Mon fils,

C'est très beau, _très bien aussi_, émouvant, _vrai_, dramatique et
simple. Eh bien, le style est très relevé et très net, excellent par
conséquent; une ou deux fois, dans de très courts passages, un peu
trop recherché peut-être, en parlant de la nature. Mais c'est un homme
exalté, c'est Clemenceau qui parle, et alors ce qui ne serait pas assez
_nature_, dans la bouche de l'auteur, est à sa place et complète le
personnage. Son type est bien soutenu et vous entre dans la chair. Je
voudrais bien qu'il fut acquitté, moi; car, s'il a eu une crise de
folie furieuse, il y avait de quoi. La femme est complète et la mère
effrayante de vérité. Enfin, je trouve tout réussi et digne de vous.

Qu'est-ce que vous pouvez faire à la campagne par ce temps affreux?
peut-être ne l'avez-vous pas? Ici, c'est comme la fin du monde, quinze
jours d'orages et de tempêtes! J'en suis malade. Heureusement mon roman
est fini; car, sous le coup de l'électricité dont l'air est saturé,
j'aurais copié votre dénouement, et M. Sylvestre eût tué sa _carogne_
de femme. Mais il n'avait pas ce droit-là, n'étant pas artiste,
c'est-à-dire homme de premier mouvement, et se piquant d'être
philosophe, c'est-à-dire homme de réflexion. Il faut croire que votre
dénouement est le vrai, au reste, puisque mon bonhomme a senti que, s'il
redevenait épris de sa femme, il la tuerait.

A présent, mon fils, il nous faudrait faire, non pas la contre-partie,
mais le pendant, en changeant de sexe. Voilà une femme pure, charmante,
naïve, avec toutes les qualités et le prestige d'un Clemenceau femelle;
son mari l'aime physiquement, mais il lui faut des courtisanes, c'est
son habitude et il l'avilit par sa conduite. Que peut-elle faire? elle
ne peut pas le tuer. Elle est prise de dégoût pour lui; ses _retours_ à
elle lui font lever le coeur; elle se refuse. Mais elle n'en a pas le
droit.--Ah! qu'est-ce qu'elle fera? Elle ne peut pas se venger; elle
ne peut pas même se préserver, car il peut la violer et nul ne s'y
opposera; elle ne peut pas fuir; si elle a des enfants, elle ne peut pas
les abandonner. Plaider? elle ne gagnera pas son procès si l'adultère du
mari n'a pas été commis à domicile. Elle ne peut pas se tuer si elle a
un coeur de mère? Cherchez une solution; moi, je cherche. Direz-vous
qu'elle doit pardonner? Oui, jusqu'au pardon physique, qui est
l'abjection et qu'une àme fine ne peut accepter qu'avec un atroce
désespoir, une invincible révolte des sens.




DCVI

A M. JOSEPH DESSAUER, A VIENNE

                                Nohant, 5 juillet 1866.

Mon Favilla a donc pensé à moi pour mon anniversaire de la
soixante-deuxième? J'en suis bien touchée, excellent ami. Vous ne dites
rien de votre santé, votre coeur absorbe tout et il est navré des
dangers de la patrie. Nous comprenons ça, nous qui sommes Italiens, mais
pas Prussiens du tout. Quelle effroyable mêlée est sortie de ce petit
démêlé du Holstein, et où est l'issue? Votre pays, fût-il écrasé,
peut-il être rayé de la carte du monde, où il tient une si grande place?
Trouvez-vous malheureux pour lui qu'il vienne à perdre la Vénétie?
L'Italie n'a-t-elle pas toujours été une ruine et un danger, un boulet à
son pied, comme maintenant l'Algérie au nôtre. On ne s'assimile jamais
des nationalités aussi tranchées; on comprend mieux l'assimilation des
pays slaves, quoique difficile encore. Mais que faire à tout cela? Le
moment semble venu où il faut que les conquêtes soient des fléaux. La
France s'en mêlera-t-elle? pour qui? avec qui? On la voit bien soutenant
l'Italie, on ne la conçoit pas aidant la Prusse. Et, ici, nul ne sait si
elle aidera quelqu'un. Le chef de l'État est d'autant plus impénétrable
qu'il vit, dit-on, au jour le jour dans sa pensée et qu'on ne peut
deviner des projets qui n'existent pas. Je vous dis ce qu'on dit, je
suis loin de tout ici et ne sais rien par moi-même. Je vois pousser
ma petite-fille, qui est belle et douce et qui me console autant que
possible de la cruelle mort de son frère. Mes enfants sont aussi heureux
qu'ils peuvent l'être après cette douleur, et, moi qui ai perdu mon
pauvre ami, je me réconforte auprès d'eux. Nous _jouissons_ d'un été
horrible, tempêtes diluviennes, chaleur écrasante, froid tout à coup.
Pauvres soldats, pauvres blessés, pauvres morts, de toutes les nations,
quels qu'ils soient! c'est un spectacle désespérant, et on n'ose se
réjouir de rien, même dans le coin tranquille où on vit. Vous faites de
la musique triste, j'en suis sûre, et pleine de rêves déchirants. Venez
à nous qui vous aimons et qui plaignons toutes les souffrances. J'ai
entendu massacrer le _Don Juan_ au Théâtre-Lyrique, à l'Opéra de Paris;
on l'a escamoté au profit de quelques brillantes individualités et d'une
belle mise en scène; Tout cela ne valait pas le _Don Juan_ de Chrishni
au piano: celui-là, c'était le vrai et le bon. L'entendrai-je encore?
c'est mon rêve, ne me l'ôtez pas.

Tout le monde vous embrasse et vous aime.

G. SAND.




DCVII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                Nohant, 5 août 1866.

Ma grande chère fille,

Donnez de vos nouvelles, vous l'aviez promis. Ici, on vous aime et on
vous crie de voler quelques jours à vos chers parents pour nous les
donner. Moi aussi, je suis votre maman; moi aussi, je suis vieille, et
bien maigrie, bien épuisée, sans être malade pourtant, mais sans être
bien. Ça ne fait rien si tous mes enfants m'aiment, et il faut m'aimer,
vous voyez.

Si vous vous décidiez à venir bénir notre Aurore, qui est si gentille,
écrivez un mot, pour qu'on ne soit pas en course.

Mes enfants vous embrassent. Dites-nous à tout le moins que vous êtes
contente et que vous vous portez bien.

A vous.

G. SAND.




DCVIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Paris, 10 août 1866.

Embrassez d'abord pour moi votre bonne mère et votre charmante nièce. Je
suis vraiment touchée du bon accueil que j'ai reçu dans votre milieu
de chanoine, où un animal errant de mon espèce est une anomalie qu'on
pouvait trouver gênante. Au lieu de ça, on m'a reçue comme si j'étais
de la famille et j'ai vu que ce grand savoir-vivre venait du coeur. Ne
m'oubliez pas auprès des très aimables amies, j'ai été vraiment très
heureuse chez vous.

Et puis, toi, tu es un brave et bon garçon, tout grand homme que tu
es, et je t'aime de tout mon coeur. J'ai la tête pleine de Rouen,
de monuments, de maisons bizarres. Tout cela vu avec vous me frappe
doublement. Mais votre maison, votre jardin, votre _citadelle_, c'est
comme un rêve et il me semble que j'y suis encore.

J'ai trouvé Paris tout petit hier, en traversant les ponts. J'ai envie
de repartir. Je ne vous ai pas vus assez, vous et votre cadre; mais il
faut courir aux enfants, qui appellent et montrent les dents. Je vous
embrasse et je vous bénis tous.

G. SAND.




DCIX

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 10 août 1866.

Une heure de l'après-midi.

Il fait tellement sombre, que pour un peu j'allumerais la lampe. Quel
temps! quelle année! c'est fichu, nous n'aurons pas d'été.

Je suis arrivée hier à quatre heures chez moi; j'ai trouvé une seule
lettre de ma Cocote, c'est bien peu; j'espérais mieux. Enfin, tout va
bien chez vous. Aurichette est belle, tu es guéri de tes rhumes, Lina
promet de s'en tenir à un rhume de cerveau.

Je n'ai pas pu vous écrire hier en arrivant: j'ai trouvé Couture, qui
m'attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras: un volume
de sa façon qu'il venait me lire, à moi qui ne l'avais pas vu depuis
1852! Mais il a tant d'esprit, d'entrain; il a une grosse tête
intelligente sur un gros petit corps si drôle, que je me suis exécutée
séance tenante. Nous avons été dîner chez Magny, et, en rentrant, j'ai
avalé le volume, qui est un ouvrage sur la peinture; très amusant et
très intéressant. J'étais bien fatiguée tout de même, et, après ça,
j'ai dormi... Ah! il faut vous dire que, dès le matin, à Rouen, j'avais
encore couru la ville avec Flaubert. Mais c'est superbe, cette grande
ville étalée sur ces belles grandes collines, et ce grand fleuve qui
aflux et reflux comme la mer et qui est plus, coloré que la Manche à
Saint-Valéry. Et tous ces monuments curieux, étranges; ces maisons, ces
rues entières, ces quartiers encore debout du moyen âge! Je ne comprends
pas que je n'eusse jamais vu ça, quand il fallait trois heures pour y
aller.

J'ai trouvé hier Paris, vu des ponts, si petit, si joli, si mignon, si
gai, que je me figurais le voir pour la première fois.

Croisset est un endroit délicieux, et notre ami Flaubert mène là une vie
de chanoine au sein d'une charmante famille. On ne sait pas pourquoi
c'est un esprit agité et impétueux; tout respire le calme et le
bien-être autour de lui. Mais il y a cette grande Seine qui passe et
repasse toujours devant sa fenêtre et qui est sinistre par elle-même
malgré ses frais rivages. Elle ne fait qu'aller et venir sous le coup de
la marée et du raz de marée (la barre ou mascaret). Les saules des îles
sont toujours baignés ou _débaignés_! c'est triste et froid d'aspect,
mais c'est beau et très beau. Ils ont été (chez lui) charmants pour
moi, et on vous invite à y aller pour voir, les grandes forêts où on se
promène en voiture des journées entières. Je suis, contente d'avoir vu
ça.

Mon rhume va très bien. Il avait empiré à Saint-Valéry la dernière
journée et surtout la dernière nuit, où l'orage ouvrait des fenêtres
impossibles à refermer. Quel tandis! Je n'irai pas y finir mes jours.
Mais le pays est adorable, bien plus beau encore que les environs de
Rouen. J'ai vu par là des _vestes dieppoises._ jolies, oh! mais jolies
comme des bijoux, et je n'ai pas pu me tenir d'en commander une pour
Cocote; je l'attends et je crois que ça lui fera plaisir.

Parlons-de nous, car, de Paris, je ne connais rien encore. Je ne sais
pas si on joue toujours _les Don Juan._ Je vous envoie des articles qui
ne sont pas mauvais et on m'a écrit là-bas qu'il se faisait une réaction
et qu'on s'apercevait que la pièce était charmante. Mais, si elle ne
fait pas d'argent, on ne la soutiendra pas; on ne la soutient peut-être
plus. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors pour voir les
affiches; et je ne songe même pas à aller à Palaiseau par ce déluge.
Parlons donc de ce que nous allons faire. Il faut faire ce _Pied
sanglant,_ [1] il faut le faire ensemble, d'entrain et vite. Mais il
faut voir la Bretagne.

Dites-moi tout de suite si vous voulez y venir; car, si c'est non,
inutile que j'aille à Nohant pour repartir de là, et doubler la fatigue
et les frais du voyage. Si vous y venez avec moi, c'est différent,
j'irai vous prendre.

Si vous ne voulez pas, j'irai y passer huit jours seule et j'irai
ensuite à Nohant, d'où nous pourrons aller ailleurs. Quel que soit le
temps, quand on veut, voir, on voit; on s'enveloppe, on se chausse et on
n'en meurt pas, puisque me voilà mieux qu'au départ et contente d'avoir
vu. Vite une réponse pendant que je m'occuperai ici de régler nos
affaires avec Harmant et l'Odéon.

Je vous _bige_ mille fois. Ayez soin de vous: couvrez-vous comme en
hiver, chaussez-vous comme en Laponie. Ce soir, je vous dirai ce que
j'aurai pu faire par cet affreux temps.

  [1] Drame joué plus tard à la Porte-Saint-Martin sous le titre de
      _Cadio_.




DCX

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Paris, 12 août 1856.

Je n'ai pas encore lu ma pièce. J'ai encore quelque, chose, à refaire;
rien ne presse. Celle de Bouilhet va admirablement bien, et on m'a dit
que celle de mon ami Cadol viendrait ensuite. Or, pour rien au monde, je
ne veux passer sur le corps de cet enfant. Cela me remet assez loin et
ne me contrarie _ni ne me nuit_ en rien. Quel style! heureusement,
je n'écris pas pour Buloz. J'ai vu votre ami, hier soir, au foyer de
l'Odéon. Je lui ai serré les mains. Il avait l'air heureux. Et puis j'ai
causé avec Duquesnel, de ta féerie. Il a grand envie de la connaître;
vous n'avez qu'à vous montrer quand vous voudrez vous en occuper: vous
serez reçu à bras ouverts.

Mario Proth me donnera demain ou après-demain les renseignements exacts
sur la transformation du journal. Demain, je sors et j'achète les
souliers de votre chère maman; la semaine prochaine, je vais à Palaiseau
et je cherche mon livre sur la faïence. Si j'oublie quelque chose,
rappelez-le-moi.

Je répondrai à toutes les questions, tout bonnement, comme vous avez
répondu aux miennes. On est heureux, n'est-ce pas, de pouvoir dire toute
sa vie? C'est bien moins compliqué que ne le croient les bourgeois et
les mystères que l'on peut révéler à l'ami sont toujours le contraire de
ce que supposent les indifférents.

J'ai été très heureuse, pendant ces huit jours, auprès de vous: aucun
souci, un bon nid, un beau paysage, des coeurs affectueux et votre belle
et franche figure qui a quelque chose de paternel. L'âge n'y fait rien,
on sent en vous une protection de bonté infinie, et, un soir que vous
avez appelé votre mère _ma fille_, il m'est venu deux larmes dans
les yeux. Il m'en a coûté de m'en aller, mais je vous empêchais de
travailler et puis, et puis--une maladie de ma vieillesse, c'est de ne
pas pouvoir tenir en place. J'ai peur m'attacher trop et de lasser. Les
vieux doivent être d'une discrétion extrême. De loin, je peux vous dire
combien je vous aime sans craindre de rabâcher. Vous êtes un des _rares_
restés impressionnables, sincères, amoureux de l'art, pas corrompus
par l'ambition, pas grisés par le succès. Enfin, vous aurez toujours
vingt-cinq ans par toute sorte d'idées qui ont vieilli, à ce que
prétendent les séniles jeunes gens de ce temps-ci. Chez eux, je
crois bien que c'est une pose, mais elle est si bête! si c'est une
impuissance, c'est encore pis. Ils sont _hommes de lettres_ et pas
_hommes_. Bon courage au roman! Il est exquis; mais, c'est drôle, il y a
tout un côté de vous qui ne se révèle ni ne se trahit dans ce que vous
faites, quelque chose que vous ignorez probablement. Ça viendra plus
tard, j'en suis sûre.

Je vous embrasse tendrement, et la maman aussi et la charmante nièce.
Ah! j'oubliais, j'ai vu Couture ce soir; il m'a dit que, pour vous être
agréable, il ferait votre portrait au crayon comme le mien pour le prix
que vous voudriez fixer. Vous voyez, que je suis bon commissionnaire.
Employez-moi.




DCXI

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 1er septembre 1866.

Je ne me décourage pas comme ça, moi. Les difficultés d'un sujet doivent
être des stimulants et non des empêchements [1]. Je ne suis pas obligée
de faire la peinture de la Révolution. Il me suffit d'en tirer la
moralité, et ça n'est pas malin, puisque tout le monde est d'accord sur
89. En mettant les passions dans la bouche d'un fou que nous rendrons
intéressant quand même, nous ne choquerons personne.

Pourquoi _Cadiou_ ne serait-il pas une espèce de Marat et de Bonaparte
en même temps? pourquoi n'aurait-il pas des instincts sublimes et
misérables? Il faut voir ici les choses de plus haut que l'histoire
écrite. Il y avait en France alors des milliers de Bonaparte, des
milliers de Marat, des milliers de Hoche, des milliers de Robespierre et
de Saint-Just, lequel, par parenthèse, était un fou aussi. Seulement ces
types, plus ou moins réussis par la nature, et plus ou moins effacés
parles événements, s'appelaient Cadiou, Motus ou Riallo ou Garguille,
ils n'en existaient pas moins. Les idées et les passions qui remirent un
peuple en émoi, une société en dissolution et en reconstruction, ne sont
pas propres à un homme; elles sont résumées par quelques hommes plus
tranchés que les autres. Tu m'as donné l'idée de faire de Cadiou le
héros de la pièce, c'est une idée excellente. Laisse-moi l'envisager
comme elle me vient et en tirer parti. Il sera l'image et le reflet du
passé et de l'avenir, il traversera le présent sans le comprendre, comme
un homme ivre. Ce sera très original et très beau. Je me fiche bien de
ce que l'auteur aura à expliquer de sa pensée au public! Il faut que
l'auteur disparaisse derrière son personnage et que le public fasse la
conclusion. Tout le difficile est de la lui rendre facile à faire. Il
faut essayer et ne jamais reculer devant ce qui vous a ému et saisi.

Aide-moi pour le cadre, les événements nécessaires à mon sujet. Un coin
de la Vendée et de la chouannerie ensuite, un tout petit coin; il faut
que le drame soit grand et la scène petite. Pioche, sois fort sur les
dates, les événements; je prendrai où j'aurai besoin de prendre, et tu
m'aideras pour arranger le scénario, Mais laisse-moi rêver et créer
Cadiou. Pour ça, il faut que j'aille voir un petit coin de la Bretagne;
réponds vite, si tu veux y aller. Sinon, je pars, et je vas ensuite à
Nohant du 10 au 45. Voilà!

Je vous aime et vous _bige_.

[Footnote 1: George Sand avait songé d'abord à faire un drame de
_Cadio_; mais, après l'avoir écrit de verve, c'est-à-dire avec des
développements que ne comportait pas une pièce de théâtre, elle le
publia comme roman dialogué, et c'est seulement un peu plus tard
que, réduit aux proportions scéniques, l'ouvrage fut joué à la Porte
Saint-Martin.]




DCXII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

                                Nohant, 21 septembre 1866.

Je viens de courir pendant douze jours avec mes enfants, et, en arrivant
chez nous, je trouve vos deux lettres; ce qui, ajouté à la joie de
retrouver mademoiselle Aurore fraîche et belle, me rend tout à fait
heureuse. Et toi, mon bénédictin, tu es tout, seul, dans ta ravissante
chartreuse, travaillant et ne sortant jamais? Ce que c'est que d'avoir
trop sorti! Il faut à monsieur des Syries, des déserts, des lacs
Asphaltites, des dangers et des fatigues! Et cependant on fait des
_Bovary_ où tous les petits recoins de la vie sont étudiés et peints en
grand maître. Quel drôle de corps qui fait aussi le combat du Sphinx
et de la Chimère! Vous êtes un être très à part, très mystérieux,
doux comme un mouton avec tout ça. J'ai eu de grandes envies de vous
questionner, mais un trop grand respect de vous m'en a empêchée; car je
ne sais jouer qu'avec mes propres désastres, et ceux qu'un grand esprit
a dû subir, pour être en état de produire, me paraissent choses sacrées
qui ne se touchent pas brutalement ou légèrement.

Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, prétend que vous êtes affreusement
vicieux. Mais peut-être qu'il voit avec des yeux un peu salis, comme ce
savant botaniste qui prétend que la germandrée est d'un jaune _sale_.
L'observation était si fausse, que je n'ai pas pu m'empêcher d'écrire en
marge de son livre: _C'est vous qui avez les yeux-sales._

Moi, je présume que l'homme d'intelligence peut avoir de grandes
curiosités. Je ne les ai pas eues, faute de courage. J'ai mieux aimé
laisser mon esprit incomplet; ça me regarde, et chacun est libre de
s'embarquer sur un grand navire à toutes voiles ou sur une barque de
pêcheur. L'artiste est un explorateur que rien ne doit arrêter et qui ne
fait ni bien ni mal de marcher à droite ou à gauche: son but sanctifie
tout. C'est à lui de savoir, après un peu d'expérience, quelles sont les
conditions de santé de son âme. Moi, je crois que la vôtre est en bon
état de grâce, puisque vous avez plaisir à travailler et à être seul
malgré la pluie.

Savez-vous que, pendant que le déluge est partout, nous avons eu, sauf
quelques averses, un beau soleil en Bretagne? Du vent à décorner les
boeufs, sur les plages de I'Océan; mais que c'était beau, la grande
houle! et comme la botanique des sables m'emportait! et que Maurice
et sa femme ont la passion des coquillages! nous avons tout supporté
gaiement. Pour le reste, c'est une fameuse balançoire que la Bretagne.

Nous nous sommes pourtant indigérés de _dolmens_ et de _menhirs_, et
nous sommes tombés dans des fêtes où nous avons vu tous les costumes
qu'on dit supprimés et que les vieux portent toujours. Eh bien, c'est
laid, ces hommes du passé, avec leurs culottes de toile, leurs longs
cheveux, leurs vestes à poches sous les bras, leur air abruti, moitié
pochard, moitié dévot. Et les débris celtiques, incontestablement
curieux pour l'archéologue; ça n'a rien pour l'artiste, c'est mal
encadré, mal composé, Carnac et Erdeven n'ont aucune physionomie.
Bref, la Bretagne n'aura pas mes os; j'aimerais mille fois mieux
votre Normandie cossue ou, dans les jours où l'on a du drame dans la
_trompette_, les vrais pays d'horreur et de désespoir. Il n'y a rien là
où règne le prêtre et où le vandalisme catholique ait passé, rasant les
monuments du vieux monde et semant les poux de l'avenir.

Vous dites _nous_, à propos de la _féerie_: je ne sais pas avec qui
vous l'avez faite, mais je me figure toujours que cela devrait aller à
l'Odéon actuel. Si je la connaissais, je saurais bien faire pour vous ce
qu'on ne sait jamais faire pour soi-même, monter la tête aux directeurs.
Une chose de vous doit être trop originale pour être comprise par ce
gros Dumaine. Ayez donc une copie chez vous, et, le mois prochain,
j'irai passer une journée avec vous, pour que vous me la lisiez. C'est
si près de Palaiseau, le Croisset! et je suis dans une phase d'activité
tranquille où j'aimerais bien à voir couler votre grand fleuve et à
rêvasser dans votre verger, tranquille lui-même, tout en haut de la
falaise. Mais je bavarde, et tu es en train de travailler. Il faut
pardonner cette intempérance anormale à quelqu'un qui vient de voir des
pierres, et qui n'a pas seulement aperçu une plume depuis douze jours.

Vous êtes ma première visite aux vivants, au sortir d'un ensevelissement
complet de mon pauvre _moi_. Vivez! voilà _mon oremus_ et ma
bénédiction. Et je t'embrasse de tout mon coeur.

G. SAND.




DCXIII

AU MÊME

                                Nohant, 28 septembre 1866.

C'est convenu, cher camarade et bon ami. Je ferai mon possible pour être
à Paris à la représentation de la pièce de votre ami, et j'y ferai mon
devoir fraternel comme toujours; après quoi, nous irons chez vous et j'y
resterai huit jours, mais à la condition que vous ne vous dérangiez pas
de votre chambre. Ça me désole, de déranger, et je n'ai pas besoin de
tant de Chinois pour dormir. Je dors partout, dans les cendres ou sous
un banc de cuisine, comme un chien de basse-cour. Tout est reluisant de
propreté chez vous, donc on est bien partout. Je ferai le grabuge de
votre mère et nous bavarderons, vous et moi, tant et plus. S'il fait
beau, je vous forcerai à courir. S'il pleut toujours, nous nous cuirons
les os des guiboles en nous racontant nos peines de coeur. Le grand
fleuve coulera noir ou gris, sous la fenêtre, disant toujours: _Vite!
vite!_ et emportant nos pensées, et nos jours et nos nuits, sans
s'arrêter à regarder si peu de chose.

J'ai emballé et mis à la _grande vitesse_ une bonne épreuve du dessin de
Couture. C'est la meilleure que j'aie eue; je ne l'ai retrouvée qu'ici.
J'y ai joint une épreuve photographique d'un dessin de Marchal, qui a
été ressemblant aussi; mais, d'année en année, on change. L'âge donne
sans cesse un autre caractère à la figure des gens qui pensent, et c'est
pourquoi leurs portraits ne se ressemblent pas longtemps. Je rêvasse
tant, et je vis si peu, que je n'ai parfois que trois ans. Mais, le
lendemain, j'en ai trois cents, si la rêverie a été noire. N'est-ce pas
la même chose pour vous? Ne vous semble-t-il pas, par moments, que vous
commencez la vie sans même savoir ce que c'est, et, d'autres fois, ne
sentez-vous pas sur vous le poids de plusieurs milliers de siècles,
dont vous avez le souvenir vague et l'impression douloureuse? D'où
venons-nous et où allons-nous? Tout est possible, puisque tout est
inconnu.

Embrassez pour moi la belle et bonne maman que vous avez. Je me fais une
joie d'être avec vous deux. Tâchez donc de retrouver cette _blague_ sur
les pierres celtiques, ça m'intéresserait beaucoup. Avait-on, quand vous
les avez vues, ouvert le _galgal_ de Lockmariaker et déblayé le dolmen
auprès de Plouharnel? Ces gens-là écrivaient, puisqu'il y a des pierres
couvertes d'hiéroglyphes, et ils travaillaient l'or très bien, puisqu'on
a trouvé des torques [1] très bien façonnées.

Mes enfants, qui sont, comme moi, vos grands admirateurs, vous envoient
leurs compliments, et je vous embrasse au front, puisque Sainte-Beuve a
menti.

G. SAND.

  [1] Colliers gaulois.




DCXIV

A M. NOEL PARFAIT, A PARIS

                                Nohant, 28 septembre 1866.

Mon parrain,

Votre filleule dévouée vous demande un service: c'est de lire le
manuscrit (ci-joint) de madame Thérèse Blanc, qui est une personne de
talent et de mérite, tout à fait digne de votre intérêt (la femme) et de
votre attention (le livre).

Si vous en rendez bon compte à MM. Lévy, ils le publieront, et il y aura
justice à donner un jeune et gracieux esprit, déjà solide, le moyen de
se faire connaître et la confiance pour s'exercer. Vous n'aurez donc pas
d'ennui à lire son ouvrage, et le service que je vous demande n'est pas
un acte de pénible dévouement.

A vous de coeur.

G. SAND.




DCXV

A MADEMOISELLE MARGUERITE LHUILLIER,
A LA BOULAINE (NIÈVRE)

                                Nohant, 8 octobre 1866.

Où es-tu, ma chère bonne petite Margot? J'espérais recevoir ici de tes
nouvelles, en revenant de ton pays de Bretagne, où j'ai passé quelques
jours avec mes enfants. Ton silence m'inquiète. Je n'ai pas ton adresse
au juste. Dois-je attendre que tu me la donnes? Ne crains pas que je la
répande. Je peux écrire sous le couvert d'Alexandrine. Enfin, dis-moi
que tu n'es pas malade et pas triste. Tu sais qu'au moindre spleen
sérieux, il faut venir à moi; qu'il y a Nohant, Gargilesse, Palaiseau
et Paris, mes quatre domiciles à ton service, et moi, enchantée de te
distraire et de te soigner.


Un mot de toi, chère enfant! ne me laisse pas dans l'inquiétude.
Dis-moi si cette campagne est assez installée pour toi I'hiver, et si
Alexandrine s'y habitue. Je t'embrasse de tout mon coeur, et je t'envoie
les amitiés de mes enfants.

Amitiés à Alexandrine aussi.




DCXVI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, lundi soir, octobre 1866.

Cher ami,

Votre lettre m'est revenue de Paris. Il ne m'en manque pas, j'y tiens
trop pour en laisser perdre. Vous ne me parlez pas inondations, je pense
donc que la Seine n'a pas fait de bêtises chez vous et que le tulipier
n'y a pas trempé ses racines. Je craignais pour vous quelque ennui, et
je me demandais si votre levée était assez haute pour vous protéger.
Ici, nous n'avons rien à redouter en ce genre: nos ruisseaux sont très
méchants, mais nous en sommes loin.

Vous êtes heureux d'avoir des souvenirs si nets des autres existences.
Beaucoup d'imagination et d'érudition, voilà votre mémoire; mais, si
on ne se rappelle rien de distinct, on a un sentiment très vif de son
propre renouvellement dans l'éternité. J'avais un frère très drôle, qui
souvent disait: «Du temps que j'étais chien...» Il croyait être homme
très récemment. Moi je crois que j'étais végétal ou pierre. Je ne suis
pas toujours bien sûre d'exister complètement, et, d'autres fois, je
crois sentir une grande fatigue accumulée pour avoir trop existé. Enfin,
je ne sais pas, et je ne pourrais pas, comme vous, dire: «Je possède le
passé.

Mais alors vous croyez qu'on ne meurt pas, puisqu'on _redevient_? Si
vous osez le dire aux _chiqueurs_, vous avez du courage, et c'est bien.
Moi, j'ai ce courage-là, ce qui me fait passer pour imbécile; mais je
n'y risque rien: je suis imbécile sous tant d'autres rapports.

Je serai enchantée d'avoir votre impression écrite sur la Bretagne; moi,
je n'ai rien vu assez pour en parler. Mais je cherchais une impression
générale, et ça m'a servi pour reconstruire un ou deux tableaux dont
j'avais besoin. Je vous lirai ça aussi, mais c'est encore un gâchis
informe.

Pourquoi votre voyage est-il resté inédit? Vous êtes _coquet_; vous ne
trouvez pas tout ce que vous faites digne d'être montré. C'est un tort.
Tout ce qui est d'un maître est enseignement, et il ne faut pas craindre
de montrer ses croquis et ses ébauches. C'est encore très au-dessus du
lecteur, et on lui donne tant de choses à son niveau, que le pauvre
diable reste vulgaire, Il faut aimer les bêtes plus que soi; ne
sont-elles pas les vraies infortunes de ce monde? Ne sont-ce pas les
gens sans goût et sans idéal qui s'ennuient, ne jouissent de rien et ne
servent à rien? Il faut se laisser abîmer, railler et méconnaître par
eux, c'est inévitable; mais il ne faut pas les abandonner, et toujours
il faut leur jeter du bon pain, qu'ils préfèrent ou non l'ordure; quand
ils seront soûls d'ordures, ils mangeront le pain; mais, s'il n'y en a
pas, ils mangeront l'ordure _in secula seculorum_.

Je vous ai entendu dire: «Je n'écris que pour dix ou douze personnes.>>

On dit, en causant, bien des choses qui sont le résultat de l'impression
du moment; mais vous n'étiez pas seul à le dire: c'était l'opinion du
_lundi_ ou la thèse de ce jour-là; j'ai protesté intérieurement. Les
douze personnes pour lesquelles on écrit et qui vous apprécient, vous
valent ou vous surpassent; vous n'avez jamais eu, vous, aucun besoin de
lire les onze autres pour être vous. Donc, on écrit pour tout le monde,
pour tout ce qui a besoin d'être initié; quand on n'est pas compris,
on se résigne et on recommence. Quand on l'est, on se réjouit et on
continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre
amour de l'art. Qu'est-ce que c'est que l'art sans les coeurs et les
esprits où on le verse? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons, et
ne donnerait la vie à rien.

En y réfléchissant, n'est-ce pas votre avis? Si vous êtes convaincu de
cela, vous ne connaîtrez jamais le dégoût et la lassitude. Et, si le
présent est stérile et ingrat, si on perd toute action, tout crédit sur
le public, en le servant de son mieux, reste le recours à l'avenir, qui
soutient le courage et efface toute blessure d'amour-propre. Cent fois
dans la vie, le bien que l'on fait ne paraît servir à rien d'immédiat;
mais cela entretient quand même la tradition du bien vouloir et du bien
faire, sans laquelle tout périrait. Est-ce depuis 89 qu'on patauge?
Ne fallait--il pas patauger pour arriver à 48, où l'on a pataugé plus
encore, mais pour arriver à ce qui doit être? Vous me direz comment vous
l'entendez, et je relirai Turgot pour vous plaire. Je ne promets pas
d'aller jusqu'à d'Holbach, _bien qu'il ait du bon!_

Vous m'appellerez à l'époque de la pièce de Bouilhet. Je serai ici,
piochant beaucoup, mais prête à courir et vous aimant de tout mon coeur.
À présent que je ne suis plus une femme, si le bon Dieu était juste,
je deviendrais un homme; j'aurais la force physique et je vous dirais:
«Allons donc faire un tour à Carthage ou ailleurs. Mais voilà, on marche
à l'enfance, qui n'a ni sexe ni énergie, et c'est ailleurs qu'on se
renouvelle; _où_? Je saurai ça avant vous, et, si je peux, je reviendrai
vous le dire en songe.




DCXVII

AU MÊME

                                Paris, 10 novembre 1866.

En arrivant à Paris, j'apprends une triste nouvelle. Hier soir, pendant
que nous causions,--et je crois qu'avant-hier nous avions parlé de
lui,--mourait mon ami Charles Duveyrier, le plus tendre coeur et
l'esprit le plus naïf. On l'enterre demain! Il avait un an de plus que
moi. Ma génération s'en va pièce à pièce. Lui survivrai-je? Je ne le
désire pas ardemment, surtout les jours de deuil et d'adieux. C'est
comme Dieu voudra, à condition qu'il me permette d'aimer toujours dans
cette vie et dans l'autre.

Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants
autrement. Je vous donne la part de mon coeur qu'il avait; ce qui, joint
à celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ça me
console de vous faire ce cadeau-là. Littérairement, ce n'était pas un
homme de premier ordre, on l'aimait pour sa bonté et sa spontanéité.
Moins occupé d'affaires et de philosophie, il eût eu un talent charmant.
Il laisse une jolie pièce: _Michel Perrin_.

J'ai fait la moitié de la route seule, pensant à vous et à la maman,
à Croisset, et regardant la Seine, qui, grâce à vous, est devenue une
_divinité_ amie. Après cela, j'ai eu la société d'un particulier et
de deux femmes d'une bêtise bruyante et fausse comme la musique de la
pantomime de l'autre jour. Exemple: «J'ai regardé le soleil, ça m'a
laissé comme deux points dans les yeux.» Le _mari_: «Ça s'appelle des
points lumineux.»

Et ainsi pendant une heure sans débrider. Je vas dormir toute cassée;
j'ai pleuré comme une bête, toute la soirée, et je vous embrasse
d'autant plus, cher ami.

Aimez-moi _plus_ qu'avant, puisque j'ai de la peine.




DCXVIII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                Paris, 16 novembre 1866.

Mes chers enfants, je suis à Paris pour quelques jours. Je viens de
Normandie pour la seconde fois. Auparavant, j'avais été en Bretagne avec
Maurice et sa femme, puis à Nohant. Demain, je vais à Palaiseau pour
revenir à Paris, d'où j'irai encore à Nohant. Voyez quelle hirondelle je
suis devenue! Je ne m'arrête nulle part et je travaille partout. Depuis
que la cruelle destinée m'a rendue indépendante, je profite de la seule
compensation qu'elle m'offre: la liberté de courir et d'aller devant
moi, souvent pour le seul plaisir de remuer, dont j'étais depuis
longtemps privée. Il faut secouer le chagrin, qui est l'inévitable
ennemi du bonheur. Ceci a l'air d'un mot de la Palisse. Non! on est
heureux par soi-même quand on sait s'y prendre: avoir des goûts simples,
un certain courage, une certaine abnégation, l'amour du travail et avant
tout une bonne conscience.

Donc, le bonheur n'est pas une chimère, j'en suis sûre à présent;
moyennant l'expérience et la réflexion, on tire de soi beaucoup; on
refait même sa santé par le vouloir et la patience. Mais l'implacable
mort et le malheur des autres, souvent incurable malgré tous nos soins,
voilà ce qui nous rappelle notre solidarité et le bonheur aux prises
perpétuelles avec le chagrin, il ne faudrait pas que l'un détruisît
l'autre. Le bonheur que nous savons et pouvons nous donner nous
rendrait égoïstes et stériles. Le chagrin qui empêcherait notre sagesse
intérieure de réagir, nous rendrait amers et lâches. Vivons donc la vie
comme elle est, sans ingratitude et sans joie durable et assurée.

Nous ne changerons pas cela. Acceptons-le. Ainsi, vous voilà bien
portants pour le moment et incertains de l'époque de votre voyage.
Prévenez-m'en toujours une quinzaine à l'avance; car vous voyez que je
ne me fixe pas. Tant que la santé ira, je continuerai à _fuir_. Fuir
quoi? Peut-être pourrais-je dire qu'à mon âge on a besoin de ne pas trop
contempler, sous le même rayon de lumière ambiante, la solennité du
vrai.

Mais, au lieu de vous parler de choses de la vie courante, je vous fais
un cours de philosophie très opposé peut-être à la disposition d'esprit
où vous êtes. Vous voudriez et ne voudriez pas marier votre Solange.
Elle ne veut pas; elle fait comme Maurice, qui se trouvait si heureux
par moi, qu'il craignait de ne l'être pas autrement. J'ai dû le
tourmenter parce qu'il se faisait tard pour lui. A présent, il est
content d'avoir surmonté son appréhension.

Il ne faut pourtant pas qu'une femme attende trop et contrarie la
nature, qui reprend sa tyrannie un jour ou l'autre.

Dites mes amitiés à tous ces bons amis qui se souviennent de moi, et
embrassez pour moi vos chères filles.

A Nohant, on va bien. Aurore devient charmante. On m'écrit tous les
jours.

Je compte bien sur l'envoi de vos oeuvres, et je suis très heureuse de
cette publication.

A vous succès et bénédictions, mon cher enfant.




DCIX

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 19 novembre 1866.

Mes enfants,

J'embarque demain matin _Cascaret_[1] pour Évreux; je le mène ce soir
au dîner Magny; il va ouvrir de grands yeux en entendant les paradoxes
exubérants qui s'y débitent. Quant à interroger Berthelot, je ne suis
pas de force à lui faire des questions bien posées et à te rendre compte
de ses réponses. Je ne suis d'ailleurs jamais à côté de lui et il est
si timide, qu'il est intimidant. Je crois que Francis nous en dirait
davantage. Il est tout frais émoulu de ces choses et très capable de me
dire où en est la science. Il dit une chose juste et _terrible_ que
je savais. La philosophie de l'esprit humain, telle que nous la
connaissons, admet comme _inéluctable le_ principe de la division de
la matière à l'infini. La chimie ne repose que sur la constatation des
molécules; et qui dit molécule (si infinitésimale qu'elle soit) dit
_corps défini_, c'est-à-dire indivisible. Donc, l'esprit humain patauge
dans l'enfance des problèmes élémentaires. Ce qu'il admet logiquement
et rationnellement, il le nie scientifiquement. _D'où il résulte_ qu'on
peut tout supposer, tout inventer, et que le fantastique n'a pas de
limites à l'heure qu'il est. Je t'avais donné un article, _de quoi_?
Je ne sais plus, de la _Revue Germanique_, je crois, où l'état de
la question qui t'intéresse était très bien précisé. Tu l'as trouvé
ennuyeux; tu voulais y trouver justement le fantastique que tu dois
trouver toi-même. Il faut pourtant le relire et l'avoir sous les yeux,
il y était dit que l'on pouvait arriver à produire des tissus végétaux,
peut-être des matières animales, mais non animées ni _animables_.
Force l'hypothèse et que ton fantastique produise une demi-animation,
effrayante et burlesque.

Ne te lance pourtant pas trop dans _Mademoiselle Azote_[2]: «Qui trop
embrase, mal éteint.»

  [1] Francis Laur, ingénieur civil.

  [2] Roman de Maurice Sand.




DCXX

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Palaiseau, 29 novembre 1866.

Il ne faut être ni spiritualiste ni matérialiste, dites-vous, il faut
être naturaliste. C'est une grosse question.

Mon _Cascaret_--c'est comme ça que j'appelle le petit ingénieur--la
résoudra comme il l'entendra. Ce n'est pas une bête, et il passera par
bien des idées, des déductions et des émotions avant de réaliser la
prédiction que vous faites. Je ne le catéchise qu'avec réserve; car
il est plus fort que moi sur bien des points et ce n'est pas le
spiritualisme catholique qui l'étouffe. Mais la question par elle-même
est très sérieuse et plane sur notre art, à nous troubadours plus ou
moins pendulifères, ou penduloïdes. Traitons-la d'une manière toute
impersonnelle; car ce qui est bien pour l'un peut avoir son contraire
très bien pour l'autre. Demandons-nous, en faisant abstraction de nos
tendances ou de nos expériences, si l'être humain peut recevoir et
chercher son entier développement physique sans que l'intellect en
souffre. Oui, dans une société idéale et rationnelle, cela serait ainsi
Mais, dans celle où nous vivons et dont il faut, bien nous contenter,
la jouissance et l'abus ne vont-ils pas de compagnie, et peut-on les
séparer, les limiter, à moins d'être un sage de première volée? Et,
si l'on est un sage, adieu l'entraînement, qui est le père des joies
réelles!

La question, pour nous artistes, est de savoir si l'abstinence
nous fortifie, ou si elle nous exalte trop, ce qui dégénère en
faiblesse.--Vous me direz: «Il y a temps pour tout et puissance
suffisante pour toute dépense de forces.» Donc, vous faites une
distinction et vous posez des limites, il n'y a pas moyen de faire
autrement. La nature, croyez-vous, en pose d'elle-même et nous empêche
d'abuser. Ah! mais non, elle n'est pas plus sage que nous, qui sommes
aussi la nature.

Nos excès de travail, comme, nos excès de plaisir, nous tuent
parfaitement, et plus nous sommes de grandes natures, plus nous
dépassons les bornes et reculons la limite de nos puissances.

Non, je n'ai pas de théories. Je passe ma vie à poser des questions et
à les entendre résoudre dans un sens ou dans l'autre, sans qu'une
conclusion victorieuse et sans réplique m'ait jamais été donnée.
J'attends la lumière d'un nouvel état de mon intellect et de mes organes
dans une autre vie; car, dans celle-ci, quiconque réfléchit embrasse
jusqu'à leurs dernières conséquences les limites du pour et du contre.
C'est M. Platon, je crois, qui demandait et croyait tenir le lien. Il ne
l'avait pas plus que nous. Pourtant ce lien existe, puisque l'univers
subsiste sans que le pour et le contre qui le constituent se détruisent
réciproquement. Comment s'appellera-t-il pour la nature matérielle?
_équilibre_, il n'y a pas à dire; et pour la nature spirituelle?
_modération_, chasteté relative, abstinence des abus, tout ce que vous
voudrez, mais ça se traduira toujours par _équilibre_. Ai-je tort, mon
maître?

Pensez-y, car, dans nos romans, ce que font ou ne font pas nos
personnages ne repose pas sur une autre question que celle-là.
Posséderont-ils, ne posséderont-ils pas l'objet de leurs ardentes
convoitises? Que ce soit amour ou gloire, fortune ou plaisir, dès qu'ils
existent, ils aspirent à un but. Si nous avons en nous une philosophie,
ils marchent droit selon nous; si nous n'en avons pas, ils marchent au
hasard et sont trop dominés par les événements que nous leur mettons
dans les jambes. Imbus de nos propres idées, ils choquent souvent celles
des autres. Dépourvus de nos idées et soumis à la fatalité, ils ne
paraissent pas toujours logiques. Faut-il mettre un peu ou beaucoup de
nous en eux? ne faut-il mettre que ce que la société met dans chacun de
nous?

Moi, je suis ma vieille pente, je me mets dans la peau de mes
bonshommes. On me le reproche, ça ne fait rien. Vous, je ne sais pas
bien si, par procédé ou par instinct, vous suivez une autre route. Ce
que vous faites vous réussit; voilà pourquoi je vous demande si nous
différons sur la question des luttes intérieures, si _l'homme-roman_
doit en avoir, ou s'il ne doit pas les connaître.

Vous m'étonnez toujours avec votre travail pénible; est-ce une
coquetterie? Ça parait si peu! Ce que je trouve difficile, moi, c'est de
choisir entre les mille combinaisons de l'action scénique, qui peuvent
varier à l'infini, la situation nette et saisissante qui ne soit pas
brutale ou forcée. Quant au style, j'en fais meilleur marché que vous.

Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît d'en jouer. Il a ses
_hauts_ et ses _bas;_ ses grosses notes et ses défaillances; au fond, ça
m'est égal, pourvu que l'émotion vienne, mais je ne peux rien trouver
en moi. C'est _l'autre_ qui chante à son gré, mal ou bien, et, quand
j'essaye de penser à ça, je m'en effraye et me dis que je ne suis rien,
rien du tout.

Mais une grande sagesse, nous sauve; nous savons nous dire: «Eh bien,
quand nous ne serions absolument que des instruments, c'est encore un
joli état et une sensation à nulle autre pareille que de se sentir
vibrer.»

Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi, je crois que
vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et que vous devriez laisser
faire _l'autre_ plus souvent. Ça irait tout de même et sans fatigue.
L'instrument pourrait résonner faible à de certains moments; mais le
souffle, en se prolongeant, trouverait sa force. Vous feriez après, ce
que je ne fais pas, ce que je devrais faire; vous remonteriez le ton du
tableau tout entier et vous sacrifieriez ce qui est trop également dans
la lumière.

_Vale et me ama_.




DCXXI

AU MÊME

                                Palaiseau, 30 novembre 1866.

Il y aurait bien à dire sur tout ça, cher camarade. Mon _Cascaret_,
c'est-à-dire le fiancé en question, se garde pour sa fiancée. Elle lui a
dit: «: Attendons que vous ayez réalisé certaines questions de travail.»
Et il travaille. Elle lui a dit: «Gardons nos puretés l'une pour
l'autre.» Et il se garde. Ce n'est pas le spiritualisme catholique qui
l'étouffe; mais il se fait un grand idéal de l'amour, et pourquoi lui
conseillerait-on d'aller le perdre quand il met sa conscience et son
mérite à le garder?

Il y a un équilibre que la nature, notre souveraine, met elle-même dans
nos instincts, et elle pose vite la limite de nos appétits. Les grandes
natures ne sont pas les plus robustes. Nous ne sommes pas développés
dans tous les sens par une éducation bien logique. On nous comprime de
toute façon, et nous poussons nos racines et nos branches où et comme
nous pouvons. Aussi les grands artistes sont-ils souvent infirmes, et
plusieurs ont été impuissants. Quelques-uns, trop puissants par le
désir, se sont épuisés vite. En général, je crois que nous avons des
joies et des peines trop intenses, nous qui travaillons du cerveau. Le
paysan qui fait, nuit et jour, une rude besogne avec la terre et avec sa
femme, n'est pas une nature puissante. Son cerveau est des plus faibles.
Se développer dans tous les sens, vous dites? Pas à la fois, ni sans
repos, allez! Ceux qui s'en vantent blaguent un peu, ou, s'ils mènent
tout à la fois, tout est manqué. Si l'amour est pour eux un petit
pot-au-feu et l'art un petit gagne-pain, à la bonne heure; mais, s'ils
ont le plaisir immense, touchant à l'infini, et le travail ardent,
touchant à l'enthousiasme, ils ne les alternent pas comme la veille et
le sommeil.

Moi, je ne crois pas à ces don Juan qui sont en même temps des Byron.
Don Juan ne faisait pas de poèmes, et Byron faisait, dit-on, bien mal
l'amour. Il a dû avoir quelquefois--on peut compter ces émotions-là dans
la vie--l'extase complète par le coeur, l'esprit et les sens; il en
a connu assez pour être un des poètes de l'amour. Il n'en faut pas
davantage aux instruments de notre vibration. Le vent continuel des
petits appétits les briserait.

Essayez quelque jour de faire un roman dont l'artiste (le vrai) sera le
héros, vous verrez quelle sève énorme, mais délicate et contenue; comme
il verra toute chose d'un oeil attentif, curieux et tranquille, et comme
ses entraînements vers les choses qu'il examine et pénètre seront rares
et sérieux. Vous verrez aussi comme il se craint lui-même, comme il sait
qu'il ne peut se livrer sans s'anéantir, et comme une profonde pudeur
dés trésors de son âme l'empêche de les répandre et de les gaspiller.
L'artiste est un si beau type à faire, que je n'ai jamais osé le faire
réellement; je ne me sentais pas digne de toucher à cette figure belle,
et trop compliquée, c'est viser trop haut pour une simple femme. Mais ça
pourra bien vous tenter quelque jour, et ça en vaudra la peine.

Où est le modèle? Je ne sais pas, je n'en ai pas connu _à fond_ qui
n'eût quelque, tache au soleil, je yeux dire quelque côté par où cet
artiste touchait à l'épicier. Vous n'avez peut-être pas cette tache,
vous devriez vous peindre. Moi, je l'ai. J'aime les classifications, je
touche au pédagogue. J'aime à coudre et à torcher les enfants, je touche
à la servante. J'ai des distractions et je touche à l'idiot. Et puis,
enfin, je n'aimerais pas la perfection; je la sens et ne saurais la
manifester. Mais on pourrait bien lui donner des défauts dans sa nature.
Quels? Nous chercherons ça quelque jour. Ça n'est pas dans votre sujet
actuel et je ne dois pas vous en distraire.

Ayez moins de cruauté envers vous. Allez de l'avant, et, quand le
souffle aura produit, vous remonterez le ton général et sacrifierez ce
qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ça ne se peut pas?
Il me semble que si. Ce que vous faites paraît si facile, si abondant!
c'est un trop plein perpétuel, je ne comprends rien à votre angoisse.

Bonsoir, cher frère; mes tendresses à tous les vôtres. Je suis revenue à
ma solitude de Palaiseau, je l'aime; je m'en retourne à Paris lundi. Je
vous embrasse bien fort. Travaillez bien.




DCXXII

A M. THOMAS COUTURE, A PARIS

                                Palaiseau, 13 décembre 1866.

Cher maître,

Votre ouvrage soulèvera, je crois, des tempêtes, et déjà on veut m'en
rendre solidaire. On annonce que ma préface est prête. Cela n'est pas,
et, réflexion faite, je ne la ferai pas. Tant que j'ai ignoré la partie
qui est toute de critique, et même après avoir écouté la lecture de
plusieurs fragments, je vous ai dit _oui._ Pourtant je vous
conseillais de faire de votre ouvrage un traité, sans vous lancer
dans l'appréciation des vivants, ou des morts de la veille; vous avez
persisté, c'était votre droit indiscutable. Vous avez pourtant modifié
votre jugement sur Delacroix quant aux expressions; mais, j'y ai pensé
depuis, le fond reste le même, il n'en pouvait être autrement.

D'ailleurs, je ne pourrais pas vous demander d'épargner les autres, de
faire des réserves, vous m'enverriez promener et vous feriez bien. Mais,
moi, j'endosserais, sans conviction et sans lumières suffisantes, une
trop forte responsabilité; à moins de faire aussi des réserves, et,
alors, à quoi bon une préface? Ça ne serait pas clair, ça ne paraîtrait
pas franc. Je vous dis donc _non_, après vous avoir dit _oui_, parce
que, au dernier moment, quand vous m'enverriez les épreuves, nous ne
serions pas d'accord et il serait trop tard pour nous y mettre. Allez
droit devant vous, bravez seul, et sans donner le bras à une femme, ce
que vous voulez braver.

Votre ouvrage, si remarquable d'exécution, et riche à tant d'égards,
gagnera à se présenter seul, je vous en réponds. Consultez de vrais
amis, des gens de goût, ils vous diront comme moi.

G. SAND.




DCXXIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Paris, 9 janvier 1867.

Cher camarade,

Ton vieux troubadour a été tenté de claquer. Il est toujours à Paris. Il
devait partir le 25 décembre; sa malle était bouclée; ta première lettre
l'a attendu tous les jours à Nohant, Enfin, le voilà tout à fait en état
de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien
l'accompagner.

C'est bête d'être jeté sur le flanc et de perdre pendant trois jours la
notion de soi-même et de se relever aussi affaibli que si on avait fait
quelque chose de pénible et d'utile. Ce n'était rien, au bout du compte,
qu'une impossibilité momentanée de digérer quoi que ce soit. Froid,
ou faiblesse, ou travail, je ne sais pas. Je n'y songe plus guère.
Sainte-Beuve inquiète davantage, on a dû te l'écrire. Il va mieux aussi,
mais il y aura infirmité sérieuse, et, à travers cela, des accidents à
redouter. J'en suis tout attristée et inquiète.

Je n'ai pas travaillé depuis plus de quinze jours; donc, ma tâche n'est
pas avancée, et, comme je ne sais pas si je vas être en train tout de
suite, j'ai donné _campo_ à l'Odéon. Ils me prendront quand je serai
prête. Je médite d'aller un peu au Midi, quand j'aurai vu mes enfants.
Les plantes du littoral me trottent par la tête. Je me désintéresse
prodigieusement de tout ce qui n'est pas mon petit idéal de travail
paisible, de vie champêtre et de tendre et pure amitié. Je crois bien
que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je
suis. Je tire cet avertissement du grand calme, _toujours plus calme_,
qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que
de la synthèse à l'analyse; autrefois, c'était le contraire. A présent,
ce qui se présente à mes yeux, quand je m'éveille, c'est la planète;
j'ai quelque peine à y retrouver le _moi_ qui m'intéressait jadis et
que je commence à appeler _vous_ au, pluriel. Elle est charmante, la
planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et
encore peu praticable; j'espère passer dans une oasis mieux percée et
possible à tous. Il faut tant d'argent et de ressources pour voyager
ici! et le temps qu'on perd à se procurer ce nécessaire est perdu pour
l'étude et la contemplation. Il me semble qu'il m'est dû quelque chose
de moins compliqué, de moins civilisé, de plus naturellement luxueux et
de plus facilement bon que cette étape enfiévrée. Viendras-tu dans le
monde de mes rêves, si je réussis à en trouver le chemin? Ah! qui sait?

Et ce roman marche-t-il? Le courage ne s'est pas démenti? La solitude
ne te pèse pas? Je pense bien qu'elle n'est pas absolue, et qu'il y a
encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par
là. Mais il y a de l'anachorète quand même dans ta vie, et j'envie ta
situation. Moi, je suis trop seule à Palaiseau, avec un mort; pas
assez seule à Nohant, avec des enfants que j'aime trop pour pouvoir
m'appartenir,--et, à Paris, on ne sait pas ce qu'on est, on s'oublie
entièrement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je
t'embrasse de tout coeur, cher ami; rappelle-moi à ta mère, à ta chère
famille, et écris-moi à Nohant, ça me fera du bien.

Les fromages? Je ne sais plus, il me semble qu'on m'en a parlé. Je te
dirai ça de là-bas.




DCXXIV

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

                                Nohant, 15 janvier 1867.

Cher ami de mon coeur,

Cette bonne longue lettre que je reçois de vous me comble de
reconnaissance et de joie. Je ne l'ai lue qu'il y a deux jours. Elle
m'attendait ici, à Nohant, et j'étais à Paris, malade, tous les jours
faisant ma malle, et tous les jours forcée de me mettre au lit. Je vais
mieux; mais j'ai à combattre, depuis quelques années, une forte tendance
à l'anémie; j'ai eu trop de fatigue et de chagrin à l'âge où l'on a le
plus besoin de calme et de repos. Enfin, chaque été me remet sur mes
pieds, et, si chaque hiver me démolit, je n'ai guère à me plaindre.

Comme vous, je ne tiens pas à mourir. Certaine que la vie ne finit pas,
qu'elle n'est pas même suspendue, que tout est passage et fonction,
je vas devant moi avec la plus entière confiance dans l'inconnu. Je
m'abstiens désormais de chercher à le deviner et à le définir; je
vois un grand danger à ces efforts d'imagination qui nous rendent
systématiques, intolérants et _fermés_ au progrès, qui souffle toujours
et quand même des quatre coins de l'horizon. Mais j'ai la notion du
devenir incessant et éternel, et, quel qu'il soit, il m'est démontré
intérieurement, par un sentiment invincible, qu'il est logique, et par
conséquent beau et bon. C'est assez pour vivre dans l'amour du bien et
dans le calme relatif, dans la dose de sérénité fatalement restreinte
et passagère que nous permet la solidarité avec l'univers et avec nos
semblables. Ma petite philosophie pratique est devenue d'une excessive
modestie.

Je voudrais vous faire lire l'avant-dernier et le dernier roman que
j'ai publiés, _M. Sylvestre_ et _le Dernier. Amour,_ qui en est le
complément. C'est naïf pour ne pas dire niais; mais il y a, au fond, des
choses vraies qui ont été bien senties, et qui ne vous déplairaient pas.
Une page de cela de temps en temps pourrait vous faire l'effet d'une
potion innocente, qui amuse l'ennui et la douleur. Si vous n'avez pas
ces petits volumes sous la main, je dirai qu'on vous les envoie. Ils
vous mettront en communication pour ne pas dire en communion avec votre
vieille amie.

Je vous parle de moi, c'est en vue de notre idéal commun, du rêve
intérieur qui nous soutient et qui vous remplissait de force et de
sérénité, la veille d'une condamnation à mort. Vous voilà condamné à la
vie maintenant, cher ami! à une vie de langueur, d'empêchement et de
souffrance, où votre âme stoïque s'épanouit quand même et vibre au
souffle de toutes les émotions patriotiques.

Je remarque avec attendrissement que vous êtes resté _chauvin_, comme
disent nos jeunes beaux esprits de Paris, c'est-à-dire guerrier et
chevalier--comme je suis restée _troubadour_, c'est-à-dire croyant à
l'amour, à l'art, à l'idéal, et chantant quand même, quand le monde
siffle et baragouine. Nous sommes les jeunes fous de cette génération.
Ce qui va nous remplacer s'est chargé d'être vieux, blasé, sceptique à
notre place. Ceci donne, hélas! bien raison à vos craintes sur l'avenir.
Voici justement ce que m'écrit, en même temps que vous, un excellent
ami à moi, Gustave Flaubert, un de ceux qui sont restés jeunes, à
quarante-six ans: «Ah! oui, je veux bien vous suivre dans une autre
planète; _l'argent_ rendra la nôtre inhabitable dans un avenir
rapproché. Il sera impossible, même au plus riche, d'y vivre sans
s'occuper _de son bien_. Il faudra que tout le monde passe plusieurs
heures par jour à tripoter ses capitaux: ce sera charmant!»

C'est qu'à côté d'une politique qui est grosse de catastrophes, il y a
une économie sociale qui est grosse d'apoplexie foudroyante. Tout ce que
vous prévoyez de la contagion anglo-saxonne arrivera. C'est là le nuage
qui mange déjà tout l'horizon; la Prusse n'est qu'un grain qui ne
crèvera peut-être pas. La stérilité des esprits et des coeurs est bien
autrement à redouter que le manque de fusils, de soldats et d'émulation
à un moment donné. Il faudra traverser une ère de ténèbres où notre
souvenir--celui de notre glorieuse Révolution et de ces grands jours qui
nous ont laissé une flamme dans l'esprit--disparaîtra comme le reste.
Mais qu'importe, s'il le faut, mon ami? De par notre être éternel;
nous ne pouvons pas douter du réveil de l'idéal dans l'humanité. Cette
réaction d'athéisme moral est inévitable; elle est la conséquence du
développement exagéré du mysticisme. L'homme, trompé et leurré durant
tant de siècles, croit se sauver par la prétendue méthode expérimentale.
Il ne voit qu'un côté de la vérité et il l'essaye. C'est son droit. Il a
le droit de se mutiler. Quand il aura bien _expérimenté_ ce régime, il
verra que ce n'est pas cela encore, et la France éclipsée redeviendra la
terre des prodiges; question de temps! «Nous n'y serons pas, disent les
faibles; la vie est courte et la nôtre s'écoule dans la peur et les
larmes.».

Disons-leur que la vie est continue et que les forts seront toujours où
il faudra qu'ils soient.

Dites-moi, à moi, quels sont les ouvrages sur Jeanne d'Arc qui vous ont
donné une certitude sur ses notions personnelles. Je n'ai lu de sérieux
sur son compte que ce qu'en dit Henri Martin dans son _Histoire de
France._ Tout le reste de ce que j'ai eu dans les mains est trop
légendaire et je n'y trouve pas une figure réelle, c'est à faire douter
qu'elle ait existé. Ses réapparitions après la mort font ressembler
son histoire à celle de Jésus,--qui n'a pas existé non plus, du moins
_personnalisé_ comme on nous le représente.

Ces grands hallucinés sont déjà bien loin de nous, et j'ai un certain
éloignement pour les extatiques, je vous le confesse. J'aime tant
l'histoire naturelle, j'y trouve le miracle permanent de la vie si
beau, si complet dans la nature, que les miracles d'invention ou
d'hallucination individuelle me paraissent petits et un peu _impies_.

Cher ami, merci pour votre sollicitude. Tout va bien autour de moi.
Maurice vous aime toujours; il est bien marié, sa petite femme est
charmante. Ils sont tout deux actifs et laborieux. La petite Aurore est
un amour que l'on adore. Elle a eu un an le jour de mon arrivée ici, la
semaine dernière. Je suis _chez eux_ maintenant; car je leur ai laissé
toute la gouverne du petit avoir, et j'ai le plaisir de ne plus m'en
occuper; j'ai plus de temps et de liberté. J'espère guérir bientôt, et
sinon, je suis bien soignée et bien choyée. Tout est donc pour le mieux.

Ayez toujours espoir aussi. Pourquoi ne guéririez-vous pas? Si vous le
voulez bien, qui sait? Et puis on vous aime tant! cela peut amener un de
ces miracles _naturels_ que Dieu connaît!

A vous de toute mon âme.

G. SAND.




DCXXV

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 15 janvier 1867.

Me voilà chez nous, assez valide, sauf quelques heures le soir. Enfin,
ça passera. _Le mal ou celui qui l'endure,_ disait mon vieux curé, _ça
ne peut pas durer._

Je reçois ta lettre ce matin, cher ami. Pourquoi que je t'aime plus
que la plupart des autres, même plus que des camarades anciens et bien
éprouvés? Je cherche, car mon état à cette heure, c'est d'être

  Toi qui vas cherchant,
  Au soleil couchant,
  Fortune!...

Oui, fortune intellectuelle, _lumière!_ Eh bien, voilà: on se fait,
étant vieux, dans le soleil couchant de la vie,--qui est la plus belle
heure des tons et des reflets,--une notion nouvelle de toute chose et de
l'affection surtout.

Dans l'âge de la puissance et de la personnalité, on tâte l'ami comme on
tâte le terrain, au point de la réciprocité. Solide on se sent, solide
on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais, quand s'enfuit
l'intensité du _moi_, on aime les personnes et les choses pour ce
qu'elles sont par elles-mêmes, pour ce qu'elles représentent aux yeux
de votre âme, et nullement pour ce qu'elles apporteront en plus à votre
destinée. C'est comme le tableau ou la statue que l'on voudrait avoir à
soi, quand on rêve en même temps un beau chez soi pour l'y mettre.

Mais on a parcouru la verte bohème sans y rien amasser; on est resté
gueux, sentimental et troubadour. On sait très bien que ce sera toujours
de même et qu'on mourra sans feu ni lieu. Alors, on pense à la statue,
au tableau dont on ne saurait que faire et que l'on ne saurait où placer
avec honneur si on les possédait. On est content de les savoir en
quelque temple non profané par la froide analyse, un peu loin du regard,
et on les aime d'autant plus. On se dit: «Je repasserai par le pays où
ils sont. Je verrai encore et j'aimerai toujours ce qui me les a fait
aimer et comprendre. Le contact de ma personnalité ne les aura pas
modifiés, ce ne sera pas moi que j'aimerai en eux.»

Et c'est ainsi, vraiment, que l'idéal, qu'on ne songe plus à fixer, se
fixe en vous parce qu'il reste _lui._ Voilà tout le secret du beau, du
seul vrai, de l'amour, de l'amitié, de l'art, de l'enthousiasme et de la
foi. Penses-y, tu verras.

Cette solitude où tu vis me paraîtrait délicieuse avec le beau temps. En
hiver, je la trouve stoïque et suis forcée de me rappeler que tu n'as
pas le besoin moral de la locomotion _à l'habitude._ Je pensais qu'il
y avait pour toi une autre dépense de forces durant cette
claustration;--alors c'est très beau, mais il ne faut pas prolonger cela
indéfiniment; si le roman doit durer encore, il faut l'interrompre ou le
panacher de distractions. Vrai, cher ami, pense à la vie du corps, qui
se fâche et se crispe quand on la réduit trop. J'ai vu, étant malade, à
Paris, un médecin très fou, mais très intelligent, qui disait là-dessus
des choses vraies. Il me disait que je me spiritualisais d'un manière
inquiétante, et, comme je lui disais justement à propos de toi que l'on
pouvait s'abstraire de toute autre chose que le travail et avoir plutôt
excès de force que diminution, il répondait que le danger était aussi
grand dans l'accumulation que dans la déperdition, et, à ce propos,
beaucoup de choses excellentes que je voudrais savoir te redire.

Au reste, tu les sais, mais tu n'en tiens compte. Donc, ce travail que
tu traites si mal en paroles, c'est une passion et une grande! Alors,
je te dirai ce que tu me dis. Pour l'amour de nous et pour celui de ton
vieux troubadour, ménage-toi un peu.

_Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt_, qu'est-ce que c'est que ça?
Est-ce que c'est de moi? Je ne m'en rappelle pas un traître mot. Tu lis
ça, toi! Est-ce que vraiment ça t'amuse? Alors, je le relirai un de ces
jours et je m'aimerai si tu m'aimes.

Qu'est-ce que c'est aussi que d'être hystérique? Je l'ai peut-être été
aussi, je le suis peut-être; mais je n'en sais rien, n'ayant jamais
approfondi la chose et en ayant ouï parler sans l'étudier. N'est-ce
pas un malaise, une angoisse causés parle désir d'un impossible
_quelconque_? En ce cas, nous en sommes tous atteints, de ce mal
étrange, quand nous avons de l'imagination; et pourquoi une telle
maladie aurait-elle un sexe?

Et puis encore, il y a ceci pour les gens forts en anatomie: _il n'y a
qu'un sexe_. Un homme et une femme, c'est si bien la même chose, que
l'on ne comprend guère les tas de distinctions et de raisonnements
subtils dont se sont nourries les sociétés sur ce chapitre-là. J'ai
observé l'enfance et le développement de mon fils et de ma fille. Mon
fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille, qui était
un homme pas réussi.

Je t'embrasse; Maurice et Lina, qui se sont pourléchés de tes fromages,
t'envoient leurs amitiés, et mademoiselle Aurore te crie: _Attends,
attends, attends_! C'est tout ce qu'elle sait dire en riant comme une
folle quand elle rit; car, au fond, elle est sérieuse, attentive,
adroite de ses mains comme un singe et s'amusant mieux du jeu qu'elle
invente que de tous ceux qu'on lui suggère.

Si je ne guéris pas ici, j'irai à Cannes, où des personnes amies
m'appellent. Mais je ne peux pas encore en ouvrir la bouche à mes
enfants. Quand je suis avec eux, ce n'est pas aisé de bouger. Il y a
passion et jalousie. Et toute, ma vie a été comme ça, jamais à moi!
Plains-toi donc, toi qui t'appartiens!




DCXXVI

A M. HENRY HARISSE, A PARIS

                                Nohant, 19 janvier 1867.

Merci pour votre excellente lettre, mon cher Américain. Tous les détails
que vous me donnez sont bons; que Sainte-Beuve se porte mieux surtout,
cela me cause une joie réelle. Moi, je lutte contre l'anémie qui me
menace, et je ne songe même pas à travailler du cerveau. Je plante des
choux toute la journée, ou je couds des rideaux et des courtepointes, le
tout à l'effet de m'installer ici dans une chambre plus petite et plus
chaude que celle où je travaille. Je me suis tapissée en bleu
tendre parsemé de médaillons blancs où dansent de petites personnes
mythologiques. Il me semble que ces tons fades et ces sujets rococos
sont bien appropriés à l'état d'anémie et que je n'aurai là que des
idées douces et bêtes. C'est ce qu'il me faut maintenant.

Le beau berrichon de ma jeunesse est aujourd'hui une langue morte;
la bourrée, cette danse si jolie, est remplacée par de stupides
contredanses; nos chants du pays, admirables autrefois et qui faisaient
l'admiration de Chopin et de Pauline Garcia, cèdent le pas à _la Femme à
barbe_. De belles routes remplacent nos sentiers où l'on se perdait; de
vieux ombrages presque vierges, que l'on savait où trouver et que nous
seuls connaissions, ont disparu, et la botanique sylvestre est au
diable.

Refaire un roman berrichon! non, je ne vous l'ai pas promis. Ce serait
repasser par le chemin des regrets, et vraiment, à mon âge, il faut
combattre une tendance si naturelle et si fondée. Il faut vivre en
avant; c'est la devise de notre pays, et, quoi qu'il m'en coûte de
secouer mes souvenirs, je ne veux pas méconnaître ce que l'avenir
peut nous apporter. Je ne veux pas être ingrate non plus envers la
vieillesse, qui est aussi un bon âge, plein d'indulgence, de patience et
de clartés. Si l'on me rendait mes énergies, je ne saurais plus qu'en
faire, n'étant plus dupe de moi-même. Je voudrais revoir l'Italie, parce
que ce sera une Italie nouvelle. Retrouverai-je la force d'y'aller? Ce
n'est pas sûr; mais je ne veux pas m'en tourmenter. Si j'en suis à mes
dernières lueurs, je me dirai que j'ai bien assez fait le métier du
chien tournebroche et que la vie éternelle est un voyage qui promet
assez d'émotions et d'étonnements.

Priez donc Paul de Saint-Victor de me faire envoyer son livre [1]? C'est
un talent, ah! oui, et un vrai. En lisant tant de chefs-d'oeuvre jetés
le matin dans un feuilleton comme des perles à la consommation brutale
des pourceaux, je me demandais toujours pourquoi cela n'était pas
rassemblé et publié. Je suis curieuse de savoir si je retrouverai
l'émotion que cela m'a donnée en détail.

Non, Théo [2] ne sera pas de l'Académie. Il ne voudra pas faire ce qu'il
faut pour cela, ou, s'il s'y résigne, il le fera mal. Il ne se tiendra
pas de dire ce qu'il pense des vieux fétiches. Si je me trompe, je serai
bien étonnée, par exemple!

Mais, vous qui ne parlez pas de vous, êtes-vous toujours décidé à
quitter la France dans un temps donné? Non, cela me parait impossible.
Il me semble que la France a besoin de ses amants; ceux qui lui
appartiennent légitimement la méconnaissent ou la brutalisent. Restez
avec nous, aidez-nous à rester Français ou à le redevenir.

N'oubliez pas que vous m'avez promis de venir me voir ici. Notre vieille
maison est un coin assez curieux, où l'on a réussi, pendant trente ans,
à vivre en dehors de toute convention et à être artiste pour soi, sans
se donner en spectacle au monde. Vous y serez reçu par mes enfants comme
un ami.

Et bonsoir! me voilà très fatiguée devoir écrit; mais je suis à vous de
tout coeur.

G. SAND.

  [1] _Hommes et Dieux_.
  [2] Théophile Gautier.




DCXXVII

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 21 janvier 1867.

Eh bien, cher fils, comment êtes-vous arrivé à Paris, par ce temps de
frimas qui vous a surpris le jour du départ? Avez-vous eu froid dans
l'affreuse diligence? Vous êtes-vous embêté. Je vous ai fait faire là
une vraie corvée et je me le reprochais en voyant tomber la neige. Et
j'ai été si patraque, moi, depuis ce temps-là, que je n'avais pas le
courage de vous demander de vos nouvelles, et de celles de la patiente
et stoïque _alitée_ [1]. Je crois que je vais mieux à présent, du moins
il y a des jours où je me crois guérie. Ça ne peut guère se faire par
une saison si dure; aussi je prends patience et m'arrange pour ne pas
penser, à mon mal. J'ai fait diversion en m'installant dans ma nouvelle
chambre, où j'ai enfin chaud et où je me trouve doucement et bêtement
dans le bleu tendre, couleur d'anémie. J'ai soif de travailler.

Avez-vous lu _Mont-Revêche?_ Y voyez-vous plus clair que moi.
Pouvez-vous me lancer dans une bonne voie comme pour _Yilleiner_? Sauf à
ne pouvoir pas _exécuter_ tout ce que vous m'indiquerez et à tourner du
côté où je peux être _moi_, avec mes défauts et mes qualités. On ne
se sépare pas de soi-même. Il me semble que vous me sortiriez de mes
irrésolutions et que vous me rendriez la foi. Essayez, si _Madame
Aubray_ ne vous absorbe pas trop. Peut-être que je m'en vas tout
doucement et que je n'ai pas à m'inquiéter de l'avenir. Mais, si, avant
de me confier à ce _toujours plus calme_ dont parle Goethe, je pouvais
faire encore un bon travail, je serais satisfaite. Voyez, et voyez bien,
si c'est avec _Mont-Revèche_ que je peux donner ce dernier coup de
collier. Si, après réflexion, vous me dites _non, je_ pincerai d'une
autre guitare, sans aucun découragement.

Les enfants vous envoient des tendresses, ainsi qu'à tout votre beau
sexe, Coliche comprise. Moi, je vous embrasse _trétous_, comme on dit
ici.

Qu'est-ce que vous pensez, vous, de ce _couronnement de l'édifice
napoléonien_? Il me semble que ce n'est qu'une velléité; on sait si peu
se servir de la liberté en France, qu'on se dépêchera de mal user du peu
qu'on nous donne, et vite alors on reprendra plus qu'on ne nous avait
pris, pour nous dire: «Vous voyez, c'est votre faute!» Ou bien quoi?
sent-on qu'il faut s'exécuter et que la chose craque? c'est peut-être
trop tard, on ne fait pas des citoyens d'un coup de plume, quand on les
a si bien corrompus pendant quinze ans.

Aurore a repris son aplomb après votre départ, et je croîs qu'un jour de
plus l'eût apprivoisée. Elle n'est pas bruyante; mais elle est tout de
même farceuse avec un air sérieux. Bonsoir, mon enfant. Je vous embrasse
tendrement.

G. SAND.

  [1] Madame Alexandre Dumas.




DCXXVIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 8 février 1867.

Bah! zut! troulala! aïe donc! aïe donc! je ne suis plus malade ou du
moins je ne le suis plus qu'à moitié. L'air du pays me remet, ou la
patience, ou _l'autre_, celui qui veut encore travailler et produire.
Quelle est ma maladie? Rien. Tout en bon état, mais quelque chose qu'on
appelle anémie, effet sans cause saisissable, dégringolade qui, depuis
quelques années, menace, et qui s'est fait sentir à Palaiseau, après mon
retour de Croisset. Un amaigrissement trop rapide pour être logique, le
pouls trop lent, trop faible, l'estomac paresseux ou capricieux, avec
un sentiment d'étouffement et des velléités d'inertie. Il y a eu
impossibilité de garder un verre d'eau dans ce pauvre estomac durant
plusieurs jours, et cela m'a mise si bas, que je me croyais peu
guérissable; mais tout se remet, et même, depuis hier, je travaille.

Toi, cher, tu te promènes dans la neige, la nuit. Voilà qui, pour une
sortie exceptionnelle, est assez fou et pourrait bien te rendre malade
aussi! Ce n'est pas la lune, c'est le soleil que je te conseillais; nous
ne sommes pas des chouettes, que diable! Nous venons d'avoir trois jours
de printemps. Je parie que tu n'as pas monté à mon cher verger, qui est
si joli et que j'aime tant. Ne fût-ce qu'en souvenir de moi, tu devrais
le grimper tous les jours de beau temps à midi. Le travail serait plus
coulant après et regagnerait le temps perdu et au delà.

Tu es donc dans des ennuis d'argent? Je ne sais plus ce que c'est
depuis que je n'ai plus rien au monde. Je vis de ma journée comme le
prolétaire; quand je ne pourrai plus faire ma journée, je serai emballée
pour l'autre monde, et alors je n'aurai plus besoin de rien. Mais il
faut que tu vives, toi. Comment vivre de ta plume si tu te laisses
toujours duper et tondre? Ce n'est pas moi qui t'enseignerai le moyen
de te défendre. Mais n'as-tu pas un ami qui sache agir pour toi? Hélas!
oui, le monde va à la diable de ce côté-là; et je parlais de toi,
l'autre jour, à un bien cher ami, en lui montrant l'artiste, celui qui
est devenu si rare, maudissant la nécessité de penser au côté matériel
de la vie. Je t'envoie la dernière page de sa lettre; tu verras que
tu as là un ami dont tu ne te doutes guère, et dont la signature te
surprendra.

Non, je n'irai pas à Cannes malgré une forte tentation! Figure-toi
qu'hier, je reçois une petite caisse remplie de fleurs coupées en pleine
terre, il y a déjà cinq ou six jours; car l'envoi m'a cherchée à Paris
et à Palaiseau. Ces fleurs sont adorablement fraîches, elles embaument,
elles sont jolies comme tout.--Ah! partir, partir tout de suite pour les
pays du soleil. Mais je n'ai pas d'argent et, d'ailleurs, je n'ai pas le
temps. Mon mal m'a retardée et ajournée. Restons. Ne suis-je pas bien?
Si je ne peux pas aller à Paris le mois prochain, ne viendras-tu pas me
voir ici? Mais oui, c'est huit heures de route. Tu ne peux pas ne pas
voir ce vieux nid. Tu m'y dois huit jours, ou je croirai que j'aime un
gros ingrat qui ne me le rend pas.

Pauvre Sainte-Beuve! Plus malheureux que nous, lui qui n'a pas eu de
gros chagrins et qui n'a plus de soucis matériels. Le voilà qui pleure
ce qu'il y a de moins regrettable et de moins sérieux dans la vie,
entendue comme il l'entendait! Et puis très altier, lui qui a été
janséniste, son coeur s'est refroidi de ce côté-là. L'intelligence s'est
peut-être développée, mais elle ne suffit pas à nous faire vivre, et
elle ne nous apprend pas à mourir. Barbès, qui depuis si longtemps
attend à chaque minute qu'une syncope l'emporte, est doux et souriant.
Il ne lui semble pas, et il ne semble pas non plus à ses amis, que la
mort le séparera de nous. Celui qui s'en va tout à fait, c'est celui
qui croit finir et ne tend la main à personne pour qu'on le suive ou le
rejoigne.

Et bonsoir, cher ami de mon coeur. On sonne la représentation, Maurice
nous régale ce soir des marionnettes. C'est très amusant, et le théâtre
est si joli! un vrai bijou d'artiste. Que n'es-tu là! C'est bête de ne
pas vivre porte à porte avec ceux qu'on aime.




DCXXIX

A M. HENRY HARRISSE, A PARIS.

                                Nohant, 14 février 1867

Cher ami,

Je vous remercie de penser à moi, de vous occuper de ce qui m'intéresse,
et de me le dire d'une façon si charmante. C'est une coquetterie que me
fait la destinée, de me donner un correspondant tel que vous. Je vois,
grâce à vous le dîner Magny comme si j'y étais. Seulement il me semble
qu'il doit être encore plus gai sans moi; car Théo a parfois des remords
quand il s'émancipe trop à mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne
voudrais, pour rien au monde, mettre une sourdine à sa verve. Elle fait
d'autant plus ressortir l'inaltérable douceur de l'adorable Renan, avec
sa tête de _Charles le Sage_.

Plus heureuse que Sainte-Beuve, je me rétablis bien. J'ai encore eu une
rechute d'accablement; mais je recommence à aller mieux et j'essaye de
me remettre au _travail_, mot bien ambitieux pour un simple romancier.

Merci pour l'article _Jouvin_; car j'ai retrouvé votre bonne écriture
sur la bande. Je lui écris par le même courrier. Oui, nous avons eu et
nous avons encore de belles journées ici. Notre climat est plus clair
et plus chaud que celui des environs de Paris. Le pays n'est pas beau
généralement chez nous: terrain calcaire, très fromental, mais peu
propre au développement des arbres; des lignes douces et harmonieuses;
beaucoup d'arbres, mais petits; un grand air de solitude, voilà tout
son mérite. Il faudra vous attendre à ceci, que mon pays est comme moi,
insignifiant d'aspect. Il a du bon quand on le connaît; mais il n'est
guère plus opulent et plus démonstratif que ses habitants.

Vous savez que je compte toujours vous y voir arriver un jour ou
l'autre. Mais prévenez-moi, pour que je ne sois pas ailleurs, et
tenez-moi au courant de vos voyages. Mon fils, à qui j'ai beaucoup parlé
de vous, vous envoie d'avance toutes ses cordialités.

A vous de coeur.

G. SAND.




DCXXX

A. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, 16 février 1867.

Non, je ne suis pas catholique, mais je proscris les monstruosités. Je
dis que le vieux laid qui se paye des tendrons ne fait pas l'amour et
qu'il n'y a là ni cyprès, ni ogive, ni infini, ni mâle, ni femelle. Il
y a une chose contre nature; car ce n'est pas le désir qui pousse le
tendron dans les bras du vieux laid, et, là où il n'y a pas liberté et
réciprocité, c'est un attentat à la sainte nature.

I1 faut croire que nous nous aimons tout de bon, cher camarade, car nous
avons eu tous les deux en même temps la même pensée. Tu m'offres mille
francs pour aller à Cannes, toi qui es gueux comme moi, et, quand tu
m'as écrit que tu étais _embêté_ de ces choses d'argent, j'ai rouvert
ma lettre pour t'offrir la moitié de mon avoir, qui se monte toujours à
deux mille; c'est ma réserve. Et puis je n'ai pas osé. Pourquoi? C'est
bien bête; tu as été meilleur que moi, tu as été tout bonnement au fait.
Donc je t'embrasse pour cette bonne pensée et je n'accepte pas. Mais
j'accepterais, sois-en sûr, si je n'avais pas d'autre ressource.
Seulement, je dis que, si quelqu'un doit me prêter, c'est le seigneur
Buloz, qui a acheté des châteaux et des terres avec mes romans. Il ne me
refuserait pas, je le sais. Il m'offre même. Je prendrai donc chez lui,
s'il le faut. Mais je ne suis pas en état de partir, je suis retombée
ces jours-ci. J'ai dormi trente-six heures de suite, accablée. A
présent, je suis sur pied, mais faible. Je t'avoue que je n'ai pas
I'énergie de vouloir _vivre_. Je n'y tiens pas; me déranger d'où je suis
bien, chercher de nouvelles fatigues, me donner un mal de chien pour
renouveler une vie de chien, c'est un peu bête, je trouve, quand il
serait si doux de s'en aller comme ça, encore aimant, encore aimé, en
guerre avec personne, pas mécontent de soi et rêvant des merveilles dans
les autres mondes; ce qui suppose l'imagination encore assez fraîche.

Mais je ne sais pourquoi je te parle de choses réputées tristes, j'ai
trop l'habitude de les envisager doucement. J'oublie qu'elles paraissent
affligeantes à ceux qui semblent dans la plénitude de la vie. N'en
parlons plus et laissons faire le printemps, qui va peut-être me
souffler l'envie de reprendre ma tâche. Je serai aussi docile à la voix
intérieure qui me dira de marcher qu'à celle qui me dira de m'asseoir.

Ce n'est pas moi qui t'ai promis un roman sur la sainte Vierge. Je ne,
crois pas du moins. Mon article sur la faïence, je ne le retrouve pas.
Regarde donc s'il n'a pas été imprimé à la fin d'un de mes volumes pour
compléter la dernière feuille. Ça s'appelait _Giovanni Freppa_ ou _les
Maïoliques_.

Oh! mais quelle chance! En t'écrivant, il me revient dans la tête un
coin où je n'ai pas cherché. J'y cours, je trouve! Je trouve bien mieux
que mon article, et je t'envoie trois ouvrages qui te rendront aussi
savant que moi. Celui de Passeri est charmant.

Barbès est une intelligence, certes, mais en _pain de sucre_.
Cerveau tout en hauteur, un crâne indien aux instincts doux, presque
introuvables; tout pour la pensée métaphysique, devenant instinct et
passion qui dominent tout. De là un caractère que l'on ne peut comparer
qu'à celui de Garibaldi. Un être invraisemblable à force d'être saint et
parfait. Valeur immense, sans application immédiate en France. Le milieu
a manqué à ce héros d'un autre, âge ou d'un autre pays.

Sur ce, bonsoir.--Dieu, que je suis _veau_! Je te laisse le titre de
_vache_, que tu t'attribues dans tes jours de lassitude. C'est égal,
dis-moi quand tu seras à Paris. Il est probable qu'il me faudra y aller
quelques jours pour une chose ou l'autre. Nous nous embrasserons, et
puis vous viendrez à Nohant cet été. C'est convenu, il le faut!

Mes tendresses à la maman et à la belle nièce.




DCXXXI

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

                                Nohant, 18 février 1867.

Combien je vous remercie de ce beau livre, un chef-d'oeuvre, un modèle
pour le fond, et pour la forme! Ce n'est pas une découverte pour moi.
Je vous ai toujours suivi avec l'adoration de votre talent, chaque jour
plus pur et plus plein; mais il fait bon tenir tout cela ensemble et le
relire comme on relit sans cesse Mozart et Beethoven.

Si je n'eusse été malade, et _très malade_, j'aurais voulu joindre ma
petite note au concert des éloges, et la _Revue des Deux Mondes_ m'eût
_peut-être_ laissé dire. Mais ce n'est que depuis trois jours que je
peux écrire quelques pages. L'article que j'ai publié sur le livre de
Maurice était fait il y a longtemps. Ce livre, qu'on a dû vous porter de
sa part, devait paraître beaucoup plus tôt.

Me voilà revenue à la vie et vous y avez contribué. Si quelque chose
remet la tête et le coeur à leur place, c'est ce que vous avez dans la
tête et dans le coeur.

Bien à vous.

G. SAND.

Mon fils veut aussi que je vous dise son admiration.




DGXXXII

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

                                Nohant, 2 mars 1867.

Cher excellent ami,

Je suis guérie depuis une huitaine de jours; je reprends mes forces
rapidement et je travaille. Je veux vous le dire pour ne pas laisser à
votre tendre amitié une préoccupation vaine. Je refais un nouveau bail,
sans joie ni chagrin, comme je vous le disais. La vie ne m'apportera pas
de nouveaux bonheurs et peut-être me ménage-t-elle de nouveaux chagrins.
Inutile d'en supputer les chances, puisque le devoir est de l'accepter
quelle qu'elle soit.

Ainsi vous faites, avec un courage bien supérieur au mien, qui n'est
qu'un détachement amené par l'expérience. Vous, toujours prisonnier
ou malade, vous n'avez guère vécu réellement; aussi votre âme s'est
habituée à s'épanouir quand même, dans une région au-dessus de la vie
réelle, et cette noble existence torturée, toujours souriante et douce,
restera comme une légende dans le coeur de nos enfants.

Merci, merci, et pardon mille fois pour les inquiétudes que vous
m'exprimez. Aucun médecin ne sait jamais comment je m'atténue et me
remets si vite; je ne le sais pas non plus. Je ne devrais, parler de moi
qu'_in articulo mortis_, puisque je donne de fausses peurs à mes amis.

Maurice vous embrasse, et moi aussi, bien tendrement. Ne vous fatiguez
pas à m'écrire; mais, quand vous êtes bien ou passablement, deux lignes!
c'est un si grand bonheur pour nous!

A vous.

G. SAND.




DCXXXIII

                                A M. LOUIS VIARDOT, A BADEN

Nohant, 11 avril 1867.

Quoi qu'il en soit, me voilà mieux et très calme, à Nohant, où j'ai
passé presque tout l'hiver. Maurice est heureux en ménage; il a un vrai
petit trésor de femme, active, rangée, bonne mère et bonne ménagère,
tout en restant artiste d'intelligence et de coeur. Nous avons un seul
petit enfant; une fillette de quinze mois, qui s'appelle Aurore, et qui
annonce aussi beaucoup d'intelligence et d'_attention_. La gentille
créature semble faire son possible pour nous consoler du cher petit
que nous avons perdu. Maurice est devenu grand piocheur, naturaliste,
géologue et romancier par-dessus le marché. Moi, j'ai peu travaillé cet
hiver; j'ai été trop détraquée.

Voilà notre bulletin en réponse au vôtre. Mais pourquoi donc êtes-vous
si _brouillés avec Paris_? Est-ce que l'Exposition n'attirera pas ma
_fifille[1]?_ Et puis la France, en somme, n'est-ce pas quelque chose,
et quelqu'un à retrouver, ne fût-ce que pour résumer sa propre vie en la
voyant se transformer? La surface, n'est pas belle; c'est la phase de
l'impudence dans les moeurs avec l'hypocrisie dans les idées. Mais
on dit qu'il se fait, en dessous, un grand travail économique et
philosophique d'où sortiront un socialisme nouveau et une politique
nouvelle. Il faut vivre dans cet espoir; car les classes qui _remuent_
et qui _paraissent_ sont affreusement pourries; et l'on est étonné de se
voir, à soixante ans passés, plus jeune et plus naïf que la jeunesse et
la prétendue virilité de ce temps. Que de choses il y aurait à se dire
sur tout cela! mais vous pressentez bien ce qui en est, et, sauf que je
me plains de l'abandon où vous laissez vos amis, j'approuve fort votre
retraite dans la vie de famille, seul et dernier refuge de la liberté de
l'âme.

J'embrasse et chéris éternellement ma _fifille_ grande et bonne, et nous
nous réunissons tous trois pour vous envoyer à tous deux, ainsi qu'à vos
chers enfants, nos meilleures amitiés de coeur.

G. SAND.

  [1] Madame Pauline Viardot-Garcia.




DCXXXIV

A M. ANDRÉ BOUTET, A PALAISEAU

                                Nohant, 15 avril 1867.

Cher ami,

Je prends acte de votre bonne promesse pour les vacances ou pour un
autre moment de l'année où vous serez le mieux disponible. Nous nous
entendrons pour que je ne sois pas en excursion dans ce moment-là. Nous
philosopherons au grand soleil, si Dieu nous donne un meilleur été que
l'autre. Mais je crois notre philosophie bien droite et bien claire. Le
désir maladif de se perdre dans les questions métaphysiques s'apaise
quand on en a tâté sérieusement.

Si le cher papa[1], qui croit découvrir des choses rebattues, avait
fait quelques vraies études, il affirmerait de moins en moins la nature
spéciale et le rôle spécial de Dieu. Contentons-nous de vivre du
sentiment qui nous pousse à rêver une perfection relative, et à y croire
d'autant plus que nous nous sentons devenir meilleurs.

Au reste, pour en revenir au papa, sa lettre était bonne comme lui et
moins fanatique de certitude que la précédente. Sa chimère est celle
d'un esprit généreux; sa vanité, celle d'un coeur très pur.

Quand on voit le genre humain perdu de bêtise et de vice, et la
vieillesse, aussi bien que la jeunesse d'à présent, tourner à l'égoïsme
et au matérialisme, on est heureux de trouver dans sa famille une belle
âme dont les défauts et les travers ne sont que l'excès de qualités
sérieuses et d'instincts touchants. Aimez-vous donc quand même. Ne
faut-il pas que la famille s'essaye aux habitudes de tolérance et de
libre pensée qui doivent gouverner les sociétés futures?

Nous sommes malheureusement encore les fils de ceux qui s'envoyaient
mutuellement à la guillotine, et les petits-fils de ceux qui
s'envoyaient au bûcher, pour cause d'idées contraires. Il faut bien que
nous apprenions à porter en nous notre propre pensée et nos propres
croyances, sans exiger que les antres nous suivent et sans aimer
moins ceux qui ne nous suivent pas. Ce n'est pas un idéal _si bleu_ à
entrevoir. La raison, d'accord en ceci avec le sentiment, admet déjà la
tolérance: reste l'habitude à prendre. Essayons, chacun chez nous.

Maurice est très content que _Miss Mary_ vous amuse. Il en était un peu
dégoûté à cause des _si_ et des _mais_ de la _Revue_, qui prend à tâche
de décourager tous ses rédacteurs, et qui, au fond, est bien plus avec
les princes libertins et les duchesses amoureuses et dévotes de F...,
qu'avec les Sand et consorts. Mais je lui remonte le moral, parce que
son roman est véritablement un progrès sur ceux qui précèdent.

Embrassez, pour Lina et pour moi, toute la chère famille. Aurore vous
envoie des baisers à poignée en se maniérant de la façon la plus
comique.

G. SAND.

  [1] M. Desplanches. Voir la lettre DCIII, qui lui est adressée.




DCXXXV

A M. LOUIS VIARDOT, A PARIS[1]

                                Nohant, 24 avril 1867,

Mon cher incrédule,

C'est très bien, très bien dit et pensé. Je ne vous dis pas non.
Seulement je vous dis: Il y a plus que ça. Vous êtes dans le vrai; mais
le vrai n'est pas un chemin fermé; au delà du but atteint, il y a encore
autre chose qui est encore le vrai, et ainsi toujours jusqu'à la fin des
siècles de l'humanité. Si la raison et l'expérience fermaient le livre
de la vie intellectuelle, elles ne vaudraient pas beaucoup mieux que les
chimères d'un spiritualisme mal entendu. Je pense, moi, que vous n'avez
pas assez tenu compte de l'importance du sentiment dans les éléments
de la certitude. Vous trouvez trop commode de le supprimer comme une
aimable hypothèse; vous oubliez qu'il a juste autant de valeur que la
raison, et que l'induction ne le cède en rien à la déduction. Je ne vous
donnerai pas la clef qui ouvrira les deux portes à la fois pour nous
faire pénétrer dans le monde des idées complètes. Je ne l'ai pas, je
suis trop bête; mais je sais bien qu'il y a une double entrée, et que
vous ne frappez qu'à une seule. Sur ce, continuez à frapper; cela né
peut faire que du bien; car le seul malice sont les portes qui ne
s'ouvrent pas. Je vous embrasse avec amitié.

Et je dis à Pauline:

Fille chérie, vous me tentez bien; mais, hélas! vous ne savez pas comme
je suis vieille depuis six mois. J'avais arrangé ma vie pour avoir un
peu de liberté, et j'en aurais si je me portais bien. Mais me voilà à
chaque instant faible et bonne à rien. Le printemps me ranime, et tout
à coup m'écrase. Vais-je reprendre mon activité et la jeunesse de
soixante-trois ans que je croyais revenue l'année dernière? C'est
ambitieux, et, s'il faut me résigner à mon vrai âge, c'est comme
_Dieu voudra_. Que Louis me pardonne cette _hypothèse_; moi, j'en ai
l'habitude, et je n'accuse pas Dieu quand je suis malade; mais je lui
demande tout de même de me donner la force d'aller vous voir, ma chère
fille, avant de prendre des béquilles. Nous verrons ce qu'il décidera,
ce vieux bon Dieu. Quand il fera chaud, bien chaud, peut-être que je
serai vaillante encore une fois.

Je vous embrasse maternellement, comme toujours.

  [1] Après avoir reçu son opuscule intitulé _Libre Examen, apologie
      d'un incrédule_.




DCXXXVI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 9 mai 1867.

Cher ami,

Je vas bien, je travaille, j'achève _Cadio_. Il fait chaud, je vis, je
suis calme et triste, je ne sais guère pourquoi. Dans cette existence si
unie, si tranquille et si douce que j'ai ici, je suis dans un élément
qui me débilite moralement en me fortifiant au physique; et je tombe
dans des spleens de miel et de rosés qui n'en sont pas moins des
spleens. Il me, semble que tous ceux que j'ai aimés m'oublient et que
c'est justice, puisque je vis en égoïste, sans avoir rien à faire pour
eux.

J'ai vécu de dévouements formidables qui m'écrasaient, qui dépassaient
mes forces et que je maudissais souvent. Et il se trouve que, n'en ayant
plus à exercer, je m'ennuie d'être bien. Si la race humaine allait très
bien ou très mal, on se rattacherait à un intérêt général, on vivrait
d'une idée, illusion ou sagesse. Mais tu vois où en sont les esprits,
toi qui tempêtes avec énergie contre les trembleurs. Cela se dissipe,
dis-tu? mais c'est pour recommencer! Qu'est-ce que c'est, qu'une société
qui se paralyse au beau milieu de son expansion, parce que demain peut
amener un orage? Jamais la pensée du danger n'a produit de pareilles
démoralisations. Est-ce que nous sommes déchus à ce point qu'il faille
nous prier de manger en nous jurant que rien ne viendra troubler notre
digestion? Oui, c'est bête, c'est honteux. Est-ce le résultat du
bien-être, et la civilisation va-t-elle nous pousser à cet égoïsme
maladif et lâche?

Mon optimisme a reçu une rude atteinte dans ces derniers temps. Je me
faisais une joie, un courage à l'idée de te voir ici. C'était comme une
guérison que je mijotais; mais te voilà inquiet de ta chère vieille
mère, et certes je n'ai pas à réclamer.

Enfin, si je peux, avant ton départ pour Paris, finir le _Çadio_ auquel
je suis attelée sous peine de n'avoir plus de quoi payer mon tabac et
mes souliers, j'irai t'embrasser avec Maurice. Sinon, je t'espérerai
pour le milieu de l'été. Mes enfants, tout déconfits de ce retard,
veulent t'espérer aussi, et nous le désirons d'autant plus que ce sera
signe de bonne santé pour la chère maman.

Maurice s'est replongé dans l'histoire naturelle; il veut se
perfectionner dans les _micros_; j'apprends par contre-coup. Quand
j'aurai fourré dans ma cervelle le nom et la figure de deux ou trois
mille espèces imperceptibles, je serai bien avancée, n'est-ce pas? Eh
bien, ces études-là sont de véritables _pieuvres_ qui vous enlacent
et qui vous ouvrent je ne sais quel infini. Tu demandes si c'est la
destinée de l'homme _de boire_ _l'infini_; ma foi, oui, n'en doute pas,
c'est sa destinée, puisque c'est son rêve et sa passion.

_Inventer_, c'est passionnant aussi; mais quelle fatigue, après! Comme
on se sent vidé et épuisé intellectuellement, quand on a écrivaillé des
semaines et des mois sur cet animal à deux pieds qui a seul le droit
d'être représenté dans les romans! Je vois Maurice tout rafraîchi et
tout rajeuni quand il retourne à ses bêtes et à ses cailloux, et, si
j'aspire à sortir de ma misère, c'est pour m'enterrer aussi dans les
études qui, au dire des épiciers, ne-_servent à rien_. Ça vaut toujours
mieux que de dire la messe et de _sonner_ l'adoration du Créateur.

Est-ce vrai, ce que tu me racontes de G...? est-ce possible? je ne peux
pas croire ça. Est-ce qu'il y aurait, dans l'atmosphère que la terre
engendre en ce moment, un gaz, _hilarant_ ou autre, qui empoigne tout à
coup la cervelle et portera faire des extravagances, comme il y a eu,
sous la première révolution, un fluide exaspérateur qui portait à
commettre des cruautés? Nous sommes tombés de l'enfer du Dante dans
celui de Scarron.

Que penses-tu, toi, bonne tête et bon coeur, au milieu de cette
bacchanale? Tu es eu colère, c'est bien. J'aime mieux ça que si tu en
riais; mais quand tu t'apaises et quand tu réfléchis?

Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l'honneur le devoir et
la fatigue de vivre? Moi, je me rejette dans l'idée d'un éternel voyage
dans des mondes plus amusants; mais il faudrait y passer vite et changer
sans cesse. La vie que l'on craint tant de perdre est toujours trop
longue pour ceux qui comprennent vite ce qu'ils voient. Tout s'y répète
et s'y rabâche.

Je t'assure qu'il n'y a qu'un plaisir: apprendre ce qu'on ne sait pas,
et un bonheur: aimer les exceptions. Donc, je t'aime et je t'embrasse
tendrement.

Je suis inquiète de Sainte-Beuve. Quelle perte ce serait! Je suis
contente si Bouilhet est content. Est-ce une position et une bonne?




DCXXXVII

A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE

                                Nohant, 12 mai 1867.

Ami,

Je ne crois pas à l'invasion, ce n'est pas là ce qui me préoccupe. Je
crains une révolution orléaniste, je me trompe peut-être. Chacun voit
de l'observatoire où le hasard le place. Si les Cosaques voulaient nous
ramener les Bourbons ou les d'Orléans, ils n'auraient pas beau jeu,
ce me semble, et ces princes auraient peu de succès. Mais, si la
bourgeoisie, plus habile que le peuple, ourdit une vaste conspiration
et réussit à apaiser, avec les promesses dont tous les prétendants sont
prodigues, les besoins de liberté qui se manifestent, quelle reculade et
quelle nouveau leurre!

On est las du présent, cela est certain. On est blessé d'être joué par
un manque de confiance trop évident, on a soif de respirer. On rêve
toute sorte de soulagements et d'inconséquences. On se démoralise, on se
fatigue, et la victoire sera au plus habile. Quel remède? On a encouragé
l'esprit prêtre, on a laissé les couvents envahir la France et les sales
ignorantins s'emparer de l'éducation; on a compté qu'ils serviraient le
principe d'autorité en abrutissant les enfants, sans tenir compte de
celle vérité que qui n'apprend pas à résister ne sait jamais obéir.

Y aura-t-il un peuple dans vingt ans d'ici? Dans les provinces, non, je
le crains bien.

Vous craignez les _Huns_! moi, je vois chez nous des barbares bien plus
redoutables, et, pour résister à ces sauvages enfroqués, je vois le
monde de l'intelligence tourmenté, de fantaisies qui n'aboutissent à
rien, qu'à subir le hasard des révolutions sans y apporter ni conviction
ni doctrine. Aucun idéal! Les révolutions tendent à devenir des énigmes
dont il sera impossible d'écrire l'histoire et de saisir le vrai sens,
tant elles seront compliquées d'intrigues et traversées d'intérêts
divers, spéculant sur la paresse d'esprit du grand nombre. Il faut en
prendre son parti, c'est une époque de dissolution où l'on veut essayer
de tout et tout user avant de s'unir dans l'amour du vrai. Le vrai est
trop simple, il faut y arriver toujours par le compliqué. Laissons
passer ces tourbillons. Ils retardent les courants, ils ne les
retiennent pas.

L'avenir est beau quand même, allez! un avenir plus éloigné que nous ne
l'avions pressenti dans notre jeunesse. La jeunesse devance toujours
le possible; mais nous pouvons nous endormir tranquilles. Ce siècle a
beaucoup fait et fera beaucoup encore; et nous, nous avons fait ce que
nous avons pu. D'un monde meilleur, nous verrons peut-être que le blé
lève dans celui-ci.

Adieu, cher ami de mon coeur. Je vas bien à présent et je travaille. Ce
beau temps va sûrement vous soulager. Maurice vous embrasse.

G. SAND.




DCXXXVIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 30 mai 1867.

Te voilà chez toi, vieux de mon coeur, et il faudra que j'aille t'y
embrasser avec Maurice. Si tu es toujours plongé dans le travail, nous
ne ferons qu'aller et venir. C'est si près de Paris, qu'il ne faut point
se gêner. Moi, j'ai fait _Cadio_, ouf!!! Je n'ai plus qu'à le _relicher_
un peu. C'est une maladie que de porter si longtemps cette grosse
machine dans sa _trompette_. J'ai été si interrompue par la maladie
réelle, que j'ai eu de la peine à m'y remettre. Mais je me porte comme
un charme depuis le beau temps et je vas prendre un bain de botanique.

Maurice en prend un d'entomologie. Il fait trois lieues avec un ami de
sa force pour aller chercher, au milieu d'une lande immense, un animal
qu'il faut regarder à la loupe. Voilà le bonheur! c'est d'être bien
toqué. Mes tristesses se sont dissipées en faisant _Cadio_; à présent,
je n'ai plus que quinze ans, et tout me paraît pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles. Ça durera ce que ça pourra. Ce sont des
accès d'innocence, où l'oubli du mal équivaut à l'inexpérience de l'âge
d'or.

Comment va la chère mère? Elle est heureuse de te retrouver près d'elle!

Et le roman? Il doit avancer, que diable! Marches-tu un peu? es-tu plus
raisonnable?

L'autre jour, il y avait ici des gens pas trop bêtes qui ont parlé de
_Madame Bovary_ très bien, mais qui goûtaient moins _Salammbô_. Lina
s'est mise dans une colère rouge, ne voulant pas permettre à ces
malheureux la plus petite objection; Maurice a dû la calmer, et,
là-dessus, il a très bien apprécié l'ouvrage, en artiste et en savant;
si bien que les récalcitrants ont rendu les armes. J'aurais voulu écrire
ce qu'il a dit. Il parle peu, et souvent mal; cette fois, c'était,
extraordinairement réussi.

Je veux donc te dire non pas adieu, mais au revoir, dès que je pourrai.
Je t'aime beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L'idéal serait de vivre
à longues années avec un bon et grand coeur comme toi. Mais alors on ne
voudrait plus mourir, et, quand on est _vieux_ de fait comme moi, il
faut bien se tenir prêt à tout.

Je t'embrasse tendrement, Maurice aussi. Aurore est la personne la plus
douce et la plus farceuse. Son père la fait boire en disant: _Dominus
vobiscum!_ puis elle boit, et répond: _Amen_! La voilà qui marche.
Quelle merveille que le développement d'un petit enfant! On n'a jamais
fait cela. Suivi jour par jour, ce serait précieux à tous égards. C'est
de ces choses que nous voyons tous sans les voir.

Adieu encore; pense à ton vieux troubadour, qui pense à toi sans cesse.




DCXXXIX

AU MÊME

                                Nohant, 14 juin 1867.

Cher ami,

Je pars avec mon fils et sa femme pour passer quinze jours à Paris,
peut-être plus si la reprise de _Villemer_ me mène plus tard. Donc, ta
bonne chère mère, que, je ne veux pas manquer, non plus, a tout le temps
d'aller voir ses filles. J'attendrai à Paris que tu me dises si elle est
de retour, ou bien, si je vous fais une vraie visite, vous me donnerez
l'époque qui vous ira le mieux.

Mon intention, pour le moment, était tout bonnement d'aller passer une
heure avec vous, et Lina était tentée d'en être; je lui aurais montré
Rouen, et puis nous eussions été t'embrasser, pour revenir le soir à
Paris; car la chère petite a toujours l'oreille et le coeur au guet
quand elle est séparée d'Aurore, et ses jours de vacances lui sont
comptés par une inquiétude continuelle que je comprends bien. Nous irons
donc en courant te serrer les mains. Si cela ne se peut pas, j'irai
seule plus tard quand le coeur t'en dira, et, si tu vas dans le Midi,
je remettrai jusqu'à ce que tout s'arrange sans entraver en quoi que ce
soit les projets de ta mère ou les tiens. Je suis très libre, moi. Donc,
ne t'inquiète pas, et arrange ton été sans te préoccuper de moi.

J'ai trente-six projets aussi; mais je ne m'attache à aucun; ce qui
m'amuse, c'est ce qui me prend et m'emmène à l'improviste. Il en est
du voyage comme du roman: ce qui passe est ce qui commande. Seulement,
quand on est à Paris, Rouen n'est pas un voyage, et je serai toujours à
même, quand je serai là, de répondre à ton appel. Je me fais un peu de
remords de te prendre des jours entiers de travail, moi qui ne m'ennuie
jamais de flâner, et que tu pourrais laisser des heures entières sous
un arbre, ou devant deux bûches allumées avec la certitude que j'y
trouverai quelque chose d'intéressant. Je sais si bien vivre _hors de
moi!_ ça n'a pas toujours été comme ça. J'ai été jeune aussi et sujette
aux indigestions. C'est fini!

Depuis que j'ai mis le nez dans la vraie nature, j'ai trouvé là un
ordre, une suite, une placidité de révolutions qui manquent à l'homme,
mais que l'homme peut, jusqu'à un certain point, s'assimiler, quand il
n'est pas trop directement aux prises avec les difficultés de la vie qui
lui est propre. Quand ces difficultés reviennent, il faut bien qu'il
s'efforce d'y parer; mais, s'il a bu à la coupe du vrai éternel, il ne
se passionne plus trop pour ou contre le vrai éphémère et relatif.

Mais pourquoi est-ce que je te dis cela? C'est que cela vient au courant
de la plume; car, en y pensant bien, ton état de surexcitation est
probablement plus vrai, ou tout au moins plus fécond et plus humain que
ma tranquillité _sénile_. Je ne voudrais pas te rendre semblable à moi,
quand même, au moyen d'une opération magique, je le pourrais. Je ne
m'intéresserais pas _à moi_, si j'avais l'honneur de me rencontrer. Je
me dirais que c'est assez d'un troubadour à gouverner et j'enverrais
l'autre à Chaillot.

A propos de bohémiens, sais-tu qu'il y a des bohémiens de mer? J'ai
découvert, aux environs de Tamaris, dans des rochers perdus, de grandes
barques bien abritées, avec des femmes, des enfants, une population
côtière, très restreinte, toute basanée; péchant pour manger, sans
faire grand commerce; parlant une langue à part que les gens du pays ne
comprennent pas; ne demeurant nulle part que dans ces grandes barques
échouées sur le sable, quand la tempête les tourmente dans leurs anses
de rochers; se mariant entre eux, inoffensifs et sombres, timides ou
sauvages; ne répondant pas quand on leur parle. Je ne sais plus comment
on les appelle. Le nom que l'on m'a dit a glissé, mais je pourrais me
le faire redire. Naturellement les gens du pays les abominent et disent
qu'ils n'ont aucune espèce de religion: si cela est, ils doivent être
supérieurs à nous. Je m'étais aventurée toute seule au milieu d'eux.
«Bonjour, messieurs.» Réponse: un léger signe de tête. Je regarde leur
campement, personne ne se dérange. Il semble qu'on ne me voie pas. Je
leur demande si ma curiosité les contrarie.--Un haussement d'épaules
comme pour dire: «Qu'est-ce que ça nous fait?» Je m'adresse à un jeune
garçon qui refaisait très adroitement des mailles à un filet; je lui
montre une pièce de cinq francs en or. Il regarde d'un autre côté. Je
lui en montre une en argent. Il daigne la regarder. «La veux-tu?» Il
baisse le nez sur son ouvrage. Je la place près de lui, il ne bouge pas.
Je m'éloigne, il me suit des yeux. Quand-il croit que je ne le vois
plus, il prend la pièce, et va causer, avec un groupe. J'ignore ce qui
se passe. J'imagine qu'on joint tout cela au fonds commun. Je me mets
à herboriser à quelque distance, en vue, pour savoir si on viendra me
demander autre chose ou me remercier. Personne ne bouge. Je retourne
comme par hasard de leur côté, même silence, même indifférence. Une
heure après, j'étais au haut de la falaise et je demandais au garde-côte
ce que c'était que ces gens-là qui ne parlaient ni français, ni italien,
ni patois. Il me dit alors le nom, que je n'ai pas retenu.

Dans son idée, c'étaient des Mores, restés à la côte depuis le temps des
grandes invasions de la Provence, et il ne se trompait peut-être pas. Il
me dit qu'il m'avait vue au milieu d'eux, du haut de son guettoir, et
que j'avais eu tort, parce que c'étaient des gens capables de tout;
mais, quand je lui demandai quel mal ils faisaient, il m'avoua qu'ils
n'en faisaient aucun. Ils vivaient du produit de leur pêche et surtout
des épaves qu'ils savaient recueillir avant les plus alertes. Ils
étaient l'objet du plus parfait mépris. Pourquoi? Toujours la même
histoire. Celui qui ne fait pas comme tout le monde ne peut faire que le
mal.

Si tu vas dans ce pays-là, tu pourras peut-être en rencontrer à la
pointe du _Brusq_. Mais ce sont des oiseaux de passage, et il y a des
années où ils ne paraissent plus.

Je n'ai pas seulement aperçu le _Paris-Guide._ On me devait pourtant
bien un exemplaire; car j'y ai donné quelque chose sans réclamer aucun
payement. C'est à cause de ça, probablement, qu'on m'a oubliée. Pour
conclure, je serai à Paris du 20 juin au 5 juillet. Donne-moi là de les
nouvelles, toujours rue des Feuillantines,97. Je resterai peut-être
davantage, mais je n'en sais rien. Je t'embrasse tendrement, mon grand
vieux. Marche un peu, je t'en supplie. Je ne crains rien pour le roman;
mais je crains pour le système nerveux prenant trop la place du système
musculaire. Moi, je vais très bien, sauf des coups de foudre où je tombe
sur mon lit pendant quarante-huit heures sans vouloir qu'on me parle.
Mais c'est rare, et, pourvu que je ne me laisse pas attendrir pour qu'on
me soigne, je me relève parfaitement guérie.

Tendresses de Maurice. L'entomologie l'a repris cette année; il trouve
des merveilles. Embrasse ta mère pour moi et soigne-la bien. Je vous
aime de tout mon coeur.




DCXL

A M. HENRY HARRISSE, A VIENNE (AUTRICHE)

                                Nohant, 28 juillet 1867.

Cher ami,

Je vous ai écrit deux fois, et vous m'apprenez, de Venise, que vous
n'avez rien reçu! L'Italie est donc toujours le pays où rien ne marche,
pas même la poste, et où les lettres subissent un embargo mystérieux? Je
savais bien que vous y auriez des déceptions terribles. L'étranger et
le pape ne pèsent pas durant des siècles sur une nation pour qu'elle se
réveille un beau matin jeune et forte. L'esclavage est un crime pour qui
le subit, aussi bien que pour qui l'impose. Il faut bien en recevoir le
châtiment, c'est-à-dire en subir la conséquence.

J'avais pourtant rêvé de revoir Venise délivrée. Mais, si tout y va de
mal en pis, si la liberté n'a pu lui rendre la vie, c'est encore plus
triste que de la voir opprimée. Où êtes-vous, à présent? recevrez-vous
cette lettre? J'en doute, puisque les autres ont été supprimées. Dieu
sait pourtant si elles intéressaient les polices papales!--Je crois que
vous allez être guéri et consolé par la vue des montagnes. Ces grandes
choses-là ne changent pas.

Vous me demandez où je serai en septembre. À Nohant probablement, et
pourtant je n'en sais rien. S'il se faisait enfin un été, j'irais courir
un peu. Nous avons pour la seconde fois une saison déplorable, des
orages, de la pluie et du froid. Il faisait plus chaud à Paris, où
j'ai passé quelques semaines, avec mes enfants, et où l'Exposition m'a
beaucoup intéressée. J'y retournerai quand je pourrai. Mais, en vérité,
je ne sais rien de moi. Je me trouve calme ici, et je vois pousser ma
petite. Je travaille tout doucement. Il y a longtemps que _Cadio_ est
fini et attend son tour à la _Revue_.

Ne quittez pas l'Europe sans que nous nous revoyions. Nous nous
arrangerons bien pour nous accrocher quand vous serez de retour en
France. Mes enfants vous envoient leurs amitiés, et moi, je vous
souhaite bon plaisir et bonne santé en voyage. A vous de coeur.




DCXLI

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, À CHÂTEAUROUX

                                Nohant, 29 juillet 1867.

Cher ami,

Je n'ai pu voir M. Lafagette qu'un instant. J'étais souffrante et mes
enfants m'emmenaient de force à la promenade. Je l'ai donc appelé en
conférence sur la route, en passant à Vic. Puisque tu t'intéresses
particulièrement à ce jeune homme, qui par lui-même d'ailleurs, me
paraît intéressant, je désirerais être à même de lui donner un bon
conseil. Mais, en fait de poésie montée de ton comme celle-ci, je suis
un mauvais juge. J'ai trop fait de parodies de ce genre dans nos gaietés
de famille, et tu m'as trop donné l'exemple, coupable que tu es, de
chefs-d'oeuvre _ébouriffants_ pour que je puisse jamais prendre au
sérieux les strophes échevelées des jeunes disciples de cette école.

Et, pourtant, je ne voudrais pas être injuste: celui-ci a des éclairs
dignes des maîtres, et, à côté de puérilités emphatiques, il a du vrai
souffle, des expressions heureuses, de l'habileté de langage et de
l'inspiration. Ce qu'il fait est souvent mauvais, parfois très beau,
rarement médiocre. Ce serait grand dommage de le décourager, et je
crois que le bon conseil à lui donner, s'il voulait le recevoir, serait
celui-ci: «Faites des vers encore et toujours; mais n'en publiez pas
encore. Attendez que votre goût se soit formé et que vous sentiez
pourquoi on vous donne cet avis. C'est à, vous de le trouver vous-même.
Autrement, toute critique vous semblera pédante et arbitraire, et vous
nuira au lieu de vous profiter.»

J'avais l'idée d'adresser M. Lafagette à Théophile Gautier, qui est un
meilleur juge que moi. Mais, outre que je ne sais trop s'il ne m'enverra
pas promener, je crois être sûre, à présent que j'ai lu avec attention
I'opuscule entier, que son jugement serait conforme au mien. Toutefois,
si M. Lafagette persiste, à le voir, je lui donnerai une lettre.
Théophile est très bon, comme un grand artiste et un vrai maître qu'il
est en _l'art des vers_, et je ne pense pas qu'il décourage ce jeune
homme.

Mais que va-t-il faire à Paris, après ces malédictions jetées à la
moderne Babylone? C'est l'amour de la montagne et l'enthousiasme de la
solitude qui l'ont inspiré. Il m'a dit vouloir _se lancer dans la
vie littéraire_. Qu'est-ce que c'est que cela? où ça se trouve-t-il?
qu'entend-il par là? J'ai cru d'abord que c'était un éditeur qu'il
voulait trouver, et je lui ai dit la vérité. Eût-il une préface de
Victor Hugo, il lui faudra probablement faire les frais de sa première
publication. Aucune recommandation ne lui servira quand il s'agira, pour
un marchand de littérature, de risquer une somme, quelconque. Les revues
et les journaux littéraires sont encombrés de poésie et en consomment
fort peu. Ils n'accepteront pas le côté pamphlétaire de la chose. C'est
trop hardi pour eux, et, d'ailleurs, ils ne le pourraient pas. Je ne
vois donc pas comment je pourrais être utile à ses débuts.

Quant à la vie littéraire, je ne la connais pas. Je ne connais pas de
milieu littéraire où elle s'exprime et se manifeste de manière à lui
être accessible avant qu'il ait fait preuve de maturité;--c'est-à-dire
que je ne connais intimement que des vieux comme moi.

Résume tout cela à sa famille et à lui comme tu l'entendras. Pour être
utile aux gens, il faut les connaître et savoir leur présenter les
choses; autrement, on les blesse sans les éclairer.

A toi de coeur, mon vieux ami.

GEORGE SAND.




DCXLII

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, 6 août 1867.

Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me
décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature
_savetée_. J'ai fini _Cadio_; il est depuis longtemps dans les pattes de
Buloz. Je fais une autre machine [1] mais je n'y vois pas encore bien
clair; que faire sans soleil et sans chaleur? C'est à présent que je
devrais être à Paris, revoir l'Exposition à mon aise, et promener ta
mère avec toi; mais il faut bien travailler, puisque je n'ai plus que ça
pour vivre. Et puis les enfants! cette Aurore est une merveille. Il faut
bien la voir, je ne la verrai peut-être pas longtemps, je ne me crois
pas destinée à faire de bien vieux os: faut se dépêcher d'aimer!

Oui, tu as raison, c'est là ce qui me soutient. Cette crise d'hypocrisie
amasse une rude réplique et on ne perd rien pour attendre. Au contraire,
on gagne. Tu verras ça, toi qui es un vieux encore tout jeune. Tu as
l'âge de mon fils. Vous rirez ensemble quand vous verrez dégringoler ce
tas d'ordures.

Il ne faut pas être Normand, il faut venir nous voir plusieurs jours, tu
feras des heureux; et, moi, ça me remettra du sang dans les veines et de
la joie dans le coeur.

Aime toujours ton vieux troubadour et parle-lui de Paris; quelques mots
quand tu as le temps.

Fais un canevas pour Nohant à quatre ou cinq personnages, nous te le
jouerons.

On t'embrasse et on t'appelle.

  [1] _Mademoiselle Merquem_.




DCXLIII

A M. RAOUL LAFAGETTE, A PARIS

                                Nohant, 10 août 1867.

Monsieur,

Puisque, à tant d'éclat et de vigueur dans l'esprit, vous joignez tant
de douceur et de modestie, j'irai jusqu'au bout de ma franchise. Je vous
dirai: «Attendez encore pour vous faire connaître; vous êtes si jeune!»
Et, pourtant, ceci est mon sentiment personnel, et il me vient des
scrupules en lisant les deux pièces que vous m'envoyez. Il me semble
qu'elles ont une réelle valeur. Tenez, allez voir un vrai maître,
Théophile Gautier; allez-y de ma part, avec ma lettre. Il est bon comme
ceux qui sont forts, il vous donnera un vrai bon conseil. Vous êtes
discret, vous ne lui prendrez que le temps qu'il pourra vous donner; et
vous avez le coeur droit,--cela, j'en suis sûre,--vous profiterez de
ce qu'il vous dira. Moi j'ignore absolument comment on s'y prend pour
publier des morceaux détachés. Il vous renseignera à cet égard en deux
mots, et s'il vous dit, comme moi: «C'est trop tôt!» croyez-le avec la
même aménité que vous me témoignez.

GEORGE SAND.




DCXLIV

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 18 août 1867.

Où es-tu, mon cher vieux? Si par hasard tu étais à Paris dans les
premiers jours de septembre, tâche que nous nous voyions. J'y passe
trois jours et je reviens ici. Mais je n'espère pas t'y rencontrer. Tu
dois être dans quelque beau pays, loin de Paris et de sa poussière.
Je ne sais même pas si ma lettre te joindra. N'importe, si tu peux me
donner de tes nouvelles, donne-m'en. Je suis au désespoir. J'ai perdu
tout à coup, et sans le savoir malade, mon pauvre cher vieux ami
Rollinat, un ange de bonté, de courage, de dévouement. C'est un coup de
massue pour moi. Si tu étais là, tu me donnerais du courage; mais mes
pauvres enfants sont-aussi consternés que moi: nous l'adorions, tout le
pays l'adorait.

Porte-toi bien, toi, et pense quelquefois, aux amis absents. Nous
t'embrassons tendrement. La petite va très bien, elle est charmante.




DCXLV

A MADAME ARNOULD-PLÉSSY, A PARIS

                                Nohant, 23 août 1867.

Chère fille,

Je suis par terre. J'ai perdu inopinément, brutalement, mon vieux, mon
cher Rollinat, mon ange sur la terre. La destinée est féroce. J'en suis
malade et brisée. J'aurai le courage qu'il faut avoir, je sais bien que,
là où il est, il est mieux. Sa vie était écrasante. C'est moi qui suis
frappée: c'est dans l'ordre de souffrir.

Je ne sais plus bien quand j'irai à Paris. Si j'y vas, je tâcherai bien
d'aller à vous. Mais, en ce moment, je n'ai la force d'aucun projet
arrêté. Je ne veux pas être triste devant mes enfants. En apprenant
cette horrible nouvelle, ma pauvre Lina s'est évanouie. Elle est, entre
nous soit dit, enceinte. Maurice a été bien affecté aussi, et tout le
monde au pays, car il était si aimé!

Je m'abrutis dans la poussière de mes herbiers, car je ne peux pas
écrire. Tout ce qui est réflexion me navre. Ces sciences naturelles
sont des secours. Votre pays est riche, à ce que je vois. Quand vous
viendrez, je vous apprendrai à arranger vos plantes; elles sont mal
préparées. Elles tombent en poussière et, pour quelques-unes, c'est
grand dommage. Je partage votre prédilection pour la _parnassie_. On
se figure que certaines plantes sont douces et heureuses plus que les
autres. Je vous embrasse et vous aime, ma bonne fille.

G. SAND.




DCXLVI

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

                                Nohant, 27 août 1867..

Cher excellent ami,

J'ai été frappée d'une douleur profonde. J'ai perdu mon ami Rollinat,
qui était un frère dans ma vie: je l'ai su à peine malade et il
demeurait à huit lieues de moi! J'ai été si accablée pendant quelques
jours, que je ne comprenais pas cette séparation, je n'y croyais pas. Je
la sens, à présent. C'est l'heure du courage qui est la plus cruelle,
n'est-ce pas?

On dit qu'en vieillissant on a moins de sensibilité et il en devrait
être ainsi, car le terme de la séparation est plus court; mais je trouve
le déchirement plus affreux, moi. Plus on avance dans le voyage, plus
on a besoin de s'appuyer sur les vieux compagnons de route, et celui-là
était un des plus éprouvés et des plus solides, une âme comme la vôtre;
oui, il était digne de vous être comparé. Il avait toutes les vertus,
aussi. Il est bien où il est à présent, il reçoit sa récompense, il se
repose de ses fatigues, il entrevoit des lueurs nouvelles, un espoir
plus net, une vie meilleure à parcourir, des devoirs nouveaux avec des
forces retrempées et un coeur rajeuni.

Mais rester sans lui, voilà le difficile et le cruel!

Je sais que vous m'en aimerez mieux et que vous penserez à moi avec plus
de tendresse encore. Je ne veux pas me plaindre. Rien ne m'attache plus
à la vie que mes enfants et mes amis. Tout ce qui n'est pas affection
m'ennuie à présent, le travail n'est plus pour moi qu'un moyen, de me
fatiguer pour m'endormir.

Je sais de la vie tout ce qu'elle peut donner, c'est-à-dire, hélas! tout
ce qu'elle ne peut pas nous donner dans ces jours de décomposition où la
misère humaine met à nu toutes ses plaies morales. Nous subissons les
lois du temps et les fatalités de l'histoire. Plus heureux que les
hommes du passé, nous ne disons pas comme eux: «C'est la fin du monde.»
Nous ne croyons pas que tout est usé et brisé parce que tout va mal;
mais la notion du progrès, qui nous a faits plus forts de raisonnement
que nos pères, nous a-t-elle faits plus patients? Elle a, comme toutes
les choses de la civilisation, aiguisé notre esprit et augmenté notre
ardeur. Nous avons besoin d'être heureux, nous sentons que cela est dù à
la race humaine, la soif du mieux, du bon et du vrai nous dévore.

Nos pères avaient la résignation, le dégoût de la vie présente, le
mépris de la terre. Cela ne nous est plus permis. Nous sentons que
mépriser le jour où nous sommes est lâche et criminel, et pourtant nous
tombons dans ce crime à chaque instant.--Pas vous! non, je vois bien
que vous vivez toujours d'une idée intense. Vous voyez le fait, vous
cherchez l'action, vous rêvez au moyen. Vous vous demandez comment la
France peut sauver la France; vous êtes _militaire_ parce que vous êtes
_militant_; c'est beau et bien, je vous envie.

Moi, je ne doute pas des bras, je crains pour les coeurs. Que la guerre
s'allume sur une grande ligne, avant peu, je le crois; que nous nous
défendions bien, je l'espère; mais serons-nous plus forts après? Est-ce
parce que nous gagnerons des batailles que nous serons plus hommes et
que nous comprendrons mieux la vérité? En 93, nous défendions une idée;
en 1815, nous ne défendions que le sol. N'importe, le nom sacré de la
France est encore un prestige; vous avez raison; ne crions pas nos
douleurs et, jusqu'à la mort, cachons nos blessures.

Amitiés dévouées de Maurice, et à vous de tout mon coeur.

G. SAND.




DCXLVII

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, août 1867.

Je te bénis, mon cher vieux pour la bonne pensée que tu as eue de venir;
mais tu as bien fait de ne pas voyager malade. Ah! mon Dieu, je ne rêve
que maladie et malheur: soigne-toi, mon vieux camarade. J'irai te voir
si je peux me remonter; car, depuis ce nouveau coup de poignard, je suis
faible et accablée et je traîne une espèce de fièvre. Je t'écrirai un
mot de Paris. Si tu es empêché, tu me répondras par télégramme. Tu sais
qu'avec moi, il n'y a pas besoin d'explications: je sais tout ce qui est
empêchement dans la vie et jamais je n'accuse les coeurs que je connais.
--Je voudrais que, dès à présent, si tu as un moment pour m'écrire, tu
me dises où il faut que j'aille passer trois jours pour voir la côte
normande sans tomber dans les endroits où va _le monde_. J'ai besoin,
pour continuer mon roman, de voir un paysage de la Manche, dont tout le
monde n'ait pas parlé, et où il y ait de vrais habitants chez eux, des
paysans, des pécheurs, un vrai village dans un bon coin à rochers. Si tu
étais en train, nous irions ensemble. Sinon ne t'inquiète pas de moi.
Je vas partout et je ne m'inquiète de rien. Tu m'as dit que cette
population des côtes était la meilleure du pays, qu'il y avait là de
vrais bonshommes trempés. Il serait bon de voir leurs figures, leurs
habits, leurs maisons et leur horizon. C'est assez pour ce que je veux
faire, je n'en ai besoin qu'en accessoires; je ne veux guère décrire;
il me suffit de _voir_, pour ne pas mettre un coup de soleil à faux.
Comment va ta mère? as-tu pu la promener et la distraire un peu?
Embrasse-la pour moi comme je t'embrasse.

Maurice t'embrasse; j'irai à Paris sans lui: il tombe au jury pour le 2
septembre jusqu'au... on ne sait pas. C'est une corvée. Aurore est très
coquette de ses bras, elle te les offre à embrasser; ses mains sont des
merveilles, et d'une adresse inouïe pour son âge.

Au revoir donc, si je peux me tirer bientôt de l'état où je suis. Le
diable, c'est l'insomnie; on fait trop d'efforts le jour pour ne pas
attrister les autres. La nuit, on retombe dans soi.




DCXLVIII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, AU QUARTIER, PAR DIJON (COTE-D'OR)

                                Nohant, 1er septembre 1867.

Chère fille,

Auriez-vous, par hasard, dans vos environs un jardinier à nous indiquer?
ou pourriez-vous vous en faire indiquer un à Dijon? Si oui, répondez
tout de suite et je vous dirai nos exigences et nos offres.

Il se peut bien que j'aille, de Paris, vous embrasser si je ne suis pas
trop patraque; ce sera une question d'entrain et de santé. J'en ai bien
envie; mais il faut pouvoir.

La _succise_ est très mignonne; mais vous devez avoir, dans quelque
terrain humide,--puisque vous m'avez envoyé le _drosera_ et la
_parnassie_,--deux petites merveilles qui feront notre bonheur: c'est
l'_anagallis tenella_ (mouron délicat) et la campanule à feuilles de
lierre. Si vous ne les connaissez pas, après avoir dit oui ou non pour
le jardinier, dites oui ou non pour les fleurettes. Je vous les enverrai
dans une lettre.

J'ai fini de ranger mon herbier du Centre. C'est un travail de huit
jours qui m'a aidée à franchir le pas douloureux. Je ne pouvais plus
écrire, je commence à m'y remettre.

Je vous aime et je vous embrasse. Vous viendrez, vous, bien sûr,
n'est-ce pas?

G. SAND.



DCXLIX

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 10 septembre 1867.

Cher vieux,

Je suis inquiète, de n'avoir pas de tes nouvelles depuis cette
indisposition dont tu me parlais. Es-tu guéri? Oui, nous irons voir les
galets et les falaises, le mois prochain, si tu veux, si le coeur t'en
dit. Le roman galope; mais je le saupoudrerai de couleur locale après
coup.

En attendant, je suis encore ici, fourrée jusqu'au menton dans la
rivière tous les jours, et reprenant mes forces tout à fait dans ce
ruisseau froid et ombragé que j'adore, et où j'ai passé tant d'heures de
ma vie à me refaire après les trop longues séances en tête-à-tête avec
l'encrier. Je serai définitivement le 16 à Paris; le 17 à une heure,
je pars pour Rouen et Jumièges, où m'attend, chez M. Lepel-Cointet,
propriétaire, mon amie madame Lebarbier de Tinan; j'y resterai le 18
pour revenir à Paris le 19. Passerai-je si près de toi sans t'embrasser?
J'en serai malade d'envie; mais je suis si absolument forcée de passer
la soirée du 19 à Paris, que je ne sais pas si j'aurai le temps. Tu
me le diras. Je peux recevoir un mot de toi le 16 à Paris, rue des
Feuillantines, 97. Je ne serai pas seule: j'ai pour compagne de voyage
une charmante jeune femme de lettres, Juliette Lamber. Si tu étais joli,
joli, tu viendrais te promener à Jumièges le l9. Nous reviendrions
ensemble, de manière que je puisse être à Paris à six heures du soir au
plus tard. Mais, si tu es tant soit peu souffrant encore, ou _plongé_
dans l'encre, prends que je n'ai rien dit et remettons à nous voir au
mois prochain. Quant à la promenade _d'hiver_ à la grève normande, ça me
donne froid dans le dos, moi qui projette d'aller au golfe Jouan à cette
époque-là!

J'ai été malade de la mort de mon pauvre Rollinat. Le corps est guéri,
mais l'âme! Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper
à de l'énergie tendre; car le courage froid et purement philosophique,
ça me fait comme un cautère sur une jambe de bois.




DCL

PROTESTATION INSÉRÉE DANS LE JOURNAL
LA _LIBERTÉ_ A PARIS

                                Nohant, 23 septembre 1867.

J'apprends avec la plus grande surprise que des journalistes sont
menacés de poursuites, pour avoir reproduit un fragment de la préface du
roman de _Cadio_, dont je suis l'auteur. Si ce fragment est dangereux,
ce que je ne crois pas, pourquoi ceux qui l'ont cité seraient-ils plus
blâmables que celui qui l'a écrit? Dira-t-on qu'en rapportant un fait
historique encore inédit, on a voulu raviver des haines mal assoupies?
Il est facile, en lisant toute la préface et tout le roman de _Cadio_,
de voir que le but de l'ouvrage est diamétralement contraire à cette
intention: que l'auteur s'est, pour ainsi dire, absenté de son travail,
afin de laisser parler l'histoire; et l'histoire prouve de reste que les
plus saintes causes sont souvent perdues quand le délire de la vengeance
s'empare des hommes.

Si jamais l'horreur de la cruauté, de quelque part qu'elle vienne, a
endolori et troublé une âme, je puis dire que le roman de _Cadio_ est
sorti navré de cette âme navrée, et que, pour conserver sa foi, l'auteur
a dû lutter contre le terrrible spectre du passé. Il est impossible
d'étudier certaines époques et de revoir les lieux où certaines scènes
atroces se sont produites sans être tenté de proscrire tout esprit de
lutte et sans aspirer à la paix à tout prix.

Mais la paix à tout prix est un leurre, et celle qu'on achète par
des lâchetés n'est qu'un écrasement féroce qui ne donne pas même le
misérable bénéfice de la mort lente. Ce n'est donc pas par le sacrifice
de la dignité humaine que l'on pourra jamais conquérir le repos; c'est
par la discussion libre, et par elle seule, que l'on pourra préparer les
hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l'horrible besoin
de s'égorger les uns les autres. _Laissez donc la discussion s'établir
sérieuse, pour qu'elle devienne impartiale_. Tout refoulement de la
pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et
les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent.

Dira-t-on qu'il ne faut pas chercher dans un passé trop récent les
enseignements de l'histoire? Où donc les trouvera-t-on mieux appropriés
au besoin que nous avons d'en profiter? Sont-ce les Grecs et les Romains
qui nous révéleront les dangers et les espérances de notre avenir? Leur
milieu historique, le sens philosophique de leur destinée ne nous sont
plus applicables; et, d'ailleurs, c'est toujours dans l'expérience de
sa propre vie que l'homme trouve la force de se vaincre ou de se
développer. Pourquoi donc un gouvernement sorti de nos luttes les plus
récentes, la révolution de 89 et celle de 48, prendrait-il fait et cause
pour ou contre les acteurs d'un drame en deux parties qui, toutes deux,
lui ont profité?

Et puis, en somme, prenez garde à des poursuites contre l'histoire; car,
en voulant empêcher qu'elle ne se fasse, vous la feriez vous-même avec
une publicité, un éclat et un retentissement que nous n'avons pas à
notre disposition. Nul ne peut nourrir l'espérance de supprimer le
passé; Dieu même ne pourrait le reprendre. A quoi ont servi les
poursuites, acharnées de la Restauration contre vous, messieurs, qui
êtes aujourd'hui au pouvoir? Elles vous ont rendu le service de faire de
vous des victimes, et d'amener à vous le libéralisme de cette époque.

Ne faites donc pas de victimes, à moins que vous ne vouliez vous faire
des ennemis. Laissez l'histoire se faire aussi d'elle-même par
la discussion et par l'enseignement, par la polémique ou par la
littérature; là seulement, elle éclora avec le calme que vous
prescrivez. Ne l'obligez pas à sortir armée de chaque bouche, avec sa
terrible preuve à l'appui. Il y en aurait trop, et vous seriez effrayés
vous-mêmes des documents que le présent a mis en réserve pour l'avenir.
L'histoire se ferait trop vite, et nous sommes les premiers à souhaiter
qu'elle vienne à son heure, comme toute évolution sérieuse de la
conscience humaine.

GEORGE SAND.




DCLI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Paris, mardi 1er octobre 1867.

D'où crois-tu que j'arrive? De Normandie! Une charmante occasion m'a
enlevée il y a six jours. Jumièges m'avait passionnée. Cette fois,
j'ai vu Étretat, Yport, le plus joli de tous les villages, Fécamp,
Sàint-Valery, que je connaissais, et Dieppe, qui m'a éblouie; les
environs, le château d'Arques, la cité de Limes, quels pays! J'ai donc
repassé deux fois à deux pas de Croisset et je t'ai envoyé de gros
baisers, toujours prête à retourner avec toi au bord de la mer ou à
bavarder avec toi, chez toi, quand tu seras libre. Si j'avais été seule,
j'aurais acheté une vieille guitare et j'aurais été chanter une romance
sous la fenêtre de ta mère. Mais je ne pouvais te conduire une _smala_.

Je retourne à Nohant et je t'embrasse de tout mon coeur.

Je crois que les _Bois-Doré_ vont bien, mais je n'en sais rien. J'ai une
manière d'être à Paris, le long de la Manche, qui ne me met guère au
courant de quoi que ce soit. Mais j'ai cueilli des gentianes dans les
grandes herbes de l'immense oppidum de Limes avec une vue de mer un
peu _chouette_. J'ai marché comme un vieux cheval: je reviens toute
guillerette.




DCLII

A M. HENRY HARRISSE, A PARIS

                                Nohant, 14 octobre 1867.

Je vous remercie, cher ami, de l'empressement que vous avez mis, à voir
mes amis de la Ferme-des-Mathurins [1]. J'ai été un peu paresseuse et,
depuis deux jours que je suis ici, je ne fais que dormir ou flâner,
embrasser ma petite ou ranger des plantes. Quand on est seule chargée de
conduire sa vie au dehors, femme et vieille avec ça, et distraite
par nature, il faut faire de grands efforts de volonté pour ne pas
s'embrouiller à tout instant. Quand je me retrouve ici, où la vie est
toute faite, où je n'ai à me mêler d'aucune initiative, où le feu
est fait sans que j'y mette la main, et le dîner prêt sans que je le
commande, j'ai quelques jours d'un _farniente_ agréable et pas mal
égoïste.

Mais cela ne doit pas durer. Je vais me remettre au travail, et je
commence par vous dire bonjour pour me sortir de mon idiotisme. J'ai
trouvé Aurore en train d'être sevrée et un peu agitée; mais c'est fini
et tout va bien. Le père et la mère vont bien aussi et sont ravis de
savoir que vous nous reviendrez. Je vous le disais bien! Je sentais
que vous ne pouviez pas quitter comme cela des gens qui vous aiment.
Qu'est-ce qu'il y a de bon dans la vie hormis cela?

A propos, le livre de Taine est bien dur, bien triste et bien froid:
très beau pourtant, très artiste; le côté de _l'esprit_ est plus
original que gai et plus tenté que réussi. Mais il y a tant d'admirables
choses, que cela laisse tout de même une force dans l'âme et une clarté
dans la conscience. Oserai-je lui dire cela, le bien et le mal? Je n'ai
pas le droit de critique et je critiquerais surtout le _point de vue_,
dont la vérité ne porte que sur un certain monde factice, et ne descend
pas assez dans les intérieurs honnêtes et vrais. Ce n'est pas le don de
voir le bon et le bien qui lui manque, à preuve les dernières-pages, qui
sont adorables. Ne pourrait-on pas dire à M. Graindorge qu'il a vu le
monde si laid, parce qu'il a fréquenté le vilain monde?--Mais quel
talent! qu'il soit béni quand même.

Quand partez-vous, et surtout quand revenez-vous? Si vous pouviez vous
arranger pour ne pas partir du tout? Qui sait? En tout cas, tâchez de
venir nous voir ou de m'attendre encore une fois à Paris.

A vous de coeur.

G. SAND.

  [1] M. et madame Frédéric Viliot.




DCLIII

A M. ARMAND BARBÈS. A LA HAYE

                                Nohant, 12 octobre 1867.

Cher grand ami,

Je vous envoie le remerciement de Gustave Flaubert et même son
griffonnage à moi adressé, où il est question de vous à coeur ouvert.
Et, moi, je vous remercie de lui avoir donné des dates et des
renseignements sûrs et directs; c'est un grand artiste et du petit
nombre de ceux-qui sont des hommes. Je suis heureuse qu'il vous aime,
c'est un complément à son âme et à mon affection pour lui. Moi aussi, je
compte dans ma vie votre amitié comme une grande richesse. J'ai gaspillé
de mon mieux tout ce qui est de la vie matérielle, argent, sécurité,
bien-être, _utilité_ comme on l'entend dans cette région-là. Mais les
vrais biens, je les ai appréciés et gardés; vous avez mis dans mon
coeur, vous et fort peu d'autres, ce fonds de respect et de tendresse
qui ne s'use pas et se retrouve intact à toutes les heures difficiles ou
douloureuses de la vie. J'aurai passé dans le monde à côté de vous par
l'âme, et, dans l'autre vie, cela me sera compté dans le plateau de la
balance qui portera mes mérites et mes erreurs.

Croyez-vous, comme Flaubert, que _ceci_ est la fin de Rome cléricale? je
voudrais bien et j'attends les événements avec impatience. Comme lui, je
crois que le mal est là et que cette religion du moyen âge est le grand
ennemi du genre humain; mais je ne crois pas avec Garibaldi qu'il faille
en proclamer une autre.

Cela me paraît contraire à l'esprit du siècle, qui a un besoin
inextinguible et trop longtemps refoulé de liberté absolue. Il faut bien
prendre l'humanité comme elle est, avec ses excès de tendance et ses
besoins impérieux, légitimes à certaines heures de sa vie. Je suis
pourtant un esprit religieux et il m'a toujours paru bon d'aimer la
prédication des nouvelles philosophies. Mais, les imposer, les réaliser,
les établir en dogme, ou seulement les proposer comme conduite
officielle en ce moment, me semblerait plus qu'impolitique,--presque
antihumain.

L'homme ne s'est pas encore connu, il n'a encore jamais été lui-même. Il
faut qu'à un jour donné, et pour un temps donné, il s'appartienne, et
qu'il ait le droit de nier Dieu même, sans crainte du bourreau, du
persécuteur ou de l'anathème. C'est un droit, comme à l'affamé de manger
après un long jeûne. Et nous, si nous avons la foi sublime, songeons que
le premier article est de donner aux autres la liberté absolue, partant
celle de ne pas croire avec nous.

Il faudra que nous soyons les frères de tous, et que les athées soient
notre chair et notre sang tout comme les autres, du moment qu'au lieu de
se coucher pour mourir, ils se lèveront pour vivre.

Disons cela à nos enfants et à nos neveux; car ce jour de liberté où
toutes les poitrines aspireront tout l'air vital qu'il faut à l'homme
pour être homme, le verrons-nous? Peut-être oui et peut-être non; mais
qu'importe? nous savons qu'il viendra, nous n'en aurons pas douté. Morts
à la peine ou dans la joie, nous aurons tout de même vécu autant qu'on
pouvait vivre de notre temps. Nous sentons, sans le voir encore, qu'il y
a une France indomptable dans l'avenir, et que ses luttes seront bénies.

Cher ami, soyez béni d'abord, vous, et comptez que, si nous nous sommes
peu vus en ce monde, nous nous reverrons mieux dans une autre série.

A vous de tout coeur et à toujours.

G. SAND.




DCLIV

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, 12 octobre 1867.

J'ai envoyé ta lettre à Barbès; elle est bonne et brave comme toi. Je
sais que le digne homme en sera heureux. Mais, moi, j'ai envie de me
jeter par les fenêtres; car mes enfants ne veulent pas entendre parler
de me laisser repartir si tôt. Oui; c'est bien bête d'avoir vu ton toit
quatre fois sans y entrer. Mais j'ai des discrétions qui vont jusqu'à
l'épouvante. L'idée de t'appeler à Rouen pour vingt minutes au passage
m'est bien venue. Mais tu n'as pas, comme moi, _un pied qui remue,_ et
toujours prêt à partir. Tu vis dans ta robe de chambre, le grand ennemi
de la liberté et de l'activité. Te forcer à t'habiller, à sortir,
peut-être au milieu d'un chapitre attachant, et tout cela pour voir
quelqu'un qui ne sait rien dire au vol et qui, plus il est content,
tant plus il est stupide. Je n'ai pas osé. Me voilà forcée d'ailleurs
d'achever quelque chose qui traîne, et, avant la dernière façon, j'irai
encore en Normandie probablement. Je voudrais aller par la Seine à
Honfleur: ce sera le mois prochain, si le froid ne me rend pas malade,
et je tenterai, cette fois, de t'enlever en passant. Sinon, je te verrai
du moins et puis j'irai en Provence.

Ah! si je pouvais t'enlever jusque-là! Et si tu pouvais, si tu voulais,
durant cette seconde quinzaine d'octobre où tu vas être libre, venir me
voir ici! C'était promis, et mes enfants en seraient si contents! Mais
tu ne nous aimes pas assez pour ça, gredin que tu es! Tu te figures que
tu as un tas d'amis meilleurs: tu te trompes joliment; c'est toujours
les meilleurs qu'on néglige ou qu'on ignore.

Voyons, un peu de courage; on part de Paris à neuf heures un quart du
matin, on arrive à quatre à Châteauroux, on trouve ma voiture, et on est
ici à six pour dîner. Ce n'est pas le diable, et, une fois ici, on rit
entre soi comme de bons ours; on ne s'habille pas, on ne se gêne pas, et
on s'aime bien. Dis oui. Je t'embrasse. Et moi aussi, je m'embête _d'un
an_ sans te voir.




DCLV

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                Nohant, 21 octobre 1867.

Chère fille bien-aimée,

J'ai été inquiète, de vous. Me voilà rassurée par l'affirmation de la
bonne soeur [1] et des médecins, mais non consolée; car vous souffrez
encore, et vous faites connaissance avec une triste chose, énervante ou
irritante. Mais vous devez être plus courageuse que ceux qui ont
passé leur vie à combattre et à s'user. Votre beau cerveau, si bien
conditionné, doit réagir. Ne lui demandez pourtant pas trop et attendez
qu'il redevienne le maître du logis. Cela viendra bientôt, j'espère.
Vous ne pouvez pas avoir de mal compliqué, organisée comme vous l'êtes,
et si jeune encore. Et puis vous connaîtrez ce que nous connaissons
tous, ce que vous ne connaissiez peut-être pas encore: le plaisir de se
sentir renaître et de reprendre goût à la vie.

Mes enfants vous envoient tous leurs souhaits et tendresses. Ma Lina va
bien et s'arrondit. Elle voit arriver pour le printemps des heures
de grosse crise; dont elle ne s'effraye plus. La petite Aurore est
charmante et vous envoie de gros baisers qu'elle lance à deux mains
avec une effusion superbe. Dépêchez-vous de vous bien soigner, que je
retrouve à Paris ma grande fille debout et toujours belle.

Je vous embrasse tendrement, et, pour vous donner courage, je vous dis
que je suis très forte et bien en train de travailler; vous m'avez vue
pourtant bien bas l'autre hiver, et, moi, je suis vieille, vieille! Vous
allez surmonter tout bien plus vite que moi, Dieu merci:

Encore courage et pensez qu'on vous aime.

G. SAND.

  [1] Madame Mathieu-Plessy, veuve Emilie Guyon.




DCLVI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 28 octobre 1867.

Je viens de résumer en quelques pages mon impression de paysagiste sur
ce que j'ai vu de la Normandie: cela a peu d'importance, mais j'ai pu y
encadrer entre guillemets trois lignes de _Salammbô_ qui me paraissent
peindre le pays mieux que toutes mes phrases, et qui m'avaient toujours
frappée comme un coup de pinceau magistral. En feuilletant pour
retrouver ces lignes, j'ai naturellement relu presque tout, et je reste,
convaincue que c'est un des plus beaux livres qui aient été faits depuis
qu'on fait des livres.

Je me porte bien et je travaille vite et beaucoup, pour vivre de _mes
rentes_ cet hiver dans le Midi. Mais quels seront les délices de Cannes
et où sera le coeur pour s'y plonger? J'ai l'esprit dans le pot au noir
en songeant qu'à cette heure on se bat pour le pape. Ah! _Isodore!_

J'ai vainement tenté d'aller revoir _ma Normandie_ ce mois-ci,
c'est-à-dire mon gros cher ami de coeur. Mes enfants m'ont menacée de
mort si je les quittais si vite. A présent, il nous arrive du monde. Il
n'y a que toi qui ne parles pas d'arriver. Ce serait si bon pourtant! Je
t'embrasse.

G. SAND.




DCLVII

AU MEME

                                Nohant, 5 décembre 1867.

Ton vieux troubadour est infect, j'en conviens. Il a travaillé comme un
boeuf, pour avoir de quoi s'en aller, cet hiver, au golfe Jouan, et, au
moment de partir, il voudrait rester. Il a de l'ennui de quitter ses
enfants et la petite Aurore; mais il souffre du froid, il a peur de
l'anémie et il croit faire son devoir en allant chercher une terre que
la neige ne rende pas impraticable, et un ciel sous lequel on puisse
respirer sans avoir des aiguilles dans le poumon.

Voilà.

Il a pensé à toi, probablement plus que toi à lui; car il a le travail
bête et facile, et sa pensée trotte ailleurs, bien loin de lui et de sa
tâche, quand sa main est lasse d'écrire. Toi, tu travailles pour de vrai
et tu t'absorbes, et tu n'as pas dû entendre mon esprit, qui a fait plus
d'une fois _toc toc_ à la porte de ton cabinet pour te dire: _C'est
moi_. Ou tu as dit: «C'est un esprit frappeur; qu'il aille au diable!»

Est-ce que tu ne vas pas venir à Paris? J'y passe du 15 au 20. J'y reste
quelques jours seulement, et je me sauve à Cannes. Est-ce que tu y
seras? Dieu le veuille! En somme, je me porte assez bien; j'enrage
contre toi, qui ne veux pas venir à Nohant; je ne te le dis pas, parce
que je ne sais pas faire de reproches. J'ai fait un tas de pattes de
mouches sur du papier; mes enfants sont toujours excellents et gentils
pour moi dans toute l'acception du mot; Aurore est un amour.

Nous avons _ragé_ politique; nous tâchons de n'y plus penser et d'avoir
patience. Nous parlons de toi souvent, et nous t'aimons. Ton vieux
troubadour surtout, qui t'embrasse de tout son coeur, et se rappelle au
souvenir de ta bonne mère.

G. SAND.




DCLVIII

A M. CALAMATTA, A MILAN

                                Nohant, 24 décembre 1867.

Cher ami,

Je suis heureuse d'avoir enfin de tes nouvelles par toi-même. Tu as
raison de vouloir fêter la petite par quelque friandise puisqu'elle
mange pour deux. Elle est toute ronde à présent; ce qui ne l'empêche pas
de se faire belle demain pour aller à un concert--pour les Polonais.
Mais elle ne chantera pas: elle a un peu de rhume, notre petiote aussi;
tout cela n'est rien. Nous supportons tous on ne peut mieux ce rude
hiver. Lina, toujours active, va et vient dans sa petite voiture, et
Maurice nous régale de marionnettes.

On s'apprête, pour le jour de l'an, à une grande représentation; la
_mortadelle_ et le _stracchino_, toujours infiniment estimables,
seront les bienvenus, et, quant à ce que _l'inspiration_, te dictera
d'ailleurs, pourvu que ce soit italien, Linette le dégustera
religieusement.

Nous avons besoin de nous distraire et de nous secouer en famille; car
l'air du dehors est bien triste; je crois que toutes les âmes sont
gelées, puisqu'on supporte la politique du jour en France, et que
M. Thiers devient le dieu du moment en renchérissant sur les beaux
principes de la majorité. Jolie opposition! c'est honteux! vous pouvez
bien dire à présent, en Italie tout ce que vous voudrez contre nous,
nous le méritons. Nous sommes idiots, nous sommes fous, nous sommes
lâches; voilà ce que _l'autorité_ fait d'une nation. Mais on peut
_rager_ sans _se décourager_. L'indignation