Cadio

By George Sand

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Title: Cadio

Author: George Sand

Release Date: May 27, 2009 [EBook #28977]

Language: French


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CADIO

PAR

GEORGE SAND

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1868

Droits de reproduction et de traduction réservés





A M. HENRI HARRISSE





Je n'ai pas voulu faire l'histoire de la Vendée; elle est faite autant
que possible, et ce n'est guère, car il y a toujours une partie de
l'histoire qui échappe aux plus consciencieuses investigations. Les
guerres civiles, comme les grandes épidémies, étouffent sous leurs flots
exterminateurs mille détails affreux ou sublimes, des vertus ignorées,
des crimes impunis. De ceux-ci, je veux citer un exemple en passant.

Aux journées de juin de notre dernière révolution, la garde nationale
d'une petite ville que je pourrais nommer, commandée par des chefs que
je ne nommerai pas, partit pour Paris sans autre projet arrêté que celui
de rétablir l'ordre, maxime élastique à l'usage de toutes les gardes
nationales, qu'elle que soit la passion qui les domine. Celle-ci était
composée de bourgeois et d'artisans de toutes les opinions et de toutes
les nuances, la plupart honnêtes gens, d'humeur douce, et pères de
famille. En arrivant à Paris au milieu de la lutte, ils ne surent que
faire, à qui se rallier et comment passer à travers les partis sans être
suspects aux uns, écrasés par les autres. Enfin, vers le soir,
rassemblés dans un poste qui leur était confié et honteux de n'avoir pu
servir à rien, ils arrêtèrent un passant qui, pour son malheur, portait
une blouse; ils étaient deux cents contre un. Sans interrogatoire, sans
jugement, ils le fusillèrent. Il fallait bien faire quelque chose pour
charmer les ennuis de la veillée. Ils étaient si peu militaires, qu'ils
ne surent même pas le tuer; étendu sur le pavé, il râla jusqu'au jour,
implorant le coup de grâce.

Quand ils rentrèrent triomphants dans leur petite cité, ils avouèrent
qu'ils n'avaient fait autre chose que d'assassiner un homme qui _avait
l'air_ d'un insurgé. Celui qui me raconta le fait me nomma l'assassin
principal, et ajouta: «Nous n'avons pas osé empêcher cela.»

Voilà pourtant un fait historique des mieux caractérisés, il résume et
dénonce une époque: aucun journal n'en a parlé, aucune plainte, aucune
réflexion n'eût été admise. La victime n'a jamais eu de nom; le crime
n'a pas été recherché; l'assassin a vécu tranquille, les bons bourgeois
et les bons artisans qui l'ont laissé déshonorer leur campagne à Paris
se portent bien, vont tous les jours au café, lisent leurs journaux,
prennent de l'embonpoint et n'ont pas de remords.

Ceci est une goutte d'eau dans l'océan d'atrocités que soulèvent les
guerres civiles. Je pourrais en remplir une coupe d'amertume; mais ces
choses sont encore trop près de nous pour être rappelées sans faire
appel aux passions et aux ressentiments; tel n'est pas le but du travail
d'un artiste.

L'art est fatalement impartial; il doit tout juger, mais aussi tout
comprendre, et rechercher dans l'enchaînement des faits celui des crises
qui s'opèrent dans les esprits. Le roman, placé dans le cadre d'une
lutte sociale aussi intense et aussi diffuse que celle de la Vendée,
peut résumer dans l'esquisse de peu d'années les transformations
intellectuelles et morales les plus inattendues. C'est à cette étude de
psychologie révolutionnaire que nous nous sommes attaché, peu soucieux
de montrer des personnages historiques diversement appréciés par tous
les partis et de raconter les événements mille fois racontés à tous les
points de vue, mais curieux de chercher dans quelques types probables le
contre-coup interne du mouvement extérieur. En rentrant dans ce
mouvement historique d'une manière générale, nous avons pu nous
dispenser de faire comparaître les morts célèbres devant nous et de leur
attribuer des sentiments et des idées complaisamment adaptés à notre
fantaisie. Nous avons tâché de reconstituer par la logique les émotions
que durent subir certaines natures placées dans des situations
inévitables, aux prises avec l'effroyable tourmente du moment et le
continuel déplacement de toutes les vraisemblances relatives. En fait
d'aventures romanesques, tout est possible à supposer, car tout ce qui
était en apparence impossible s'est produit durant cette période
extraordinaire; donc, pour tous les vices et pour toutes les vertus,
pour tous les crimes et pour tous les actes de dévouement, il y a eu des
motifs où la conscience humaine a puisé, non pas toujours selon la
lumière qu'elle avait reçue auparavant, mais selon les forces bonnes ou
mauvaises que l'électricité répandue dans l'atmosphère intellectuelle
développait en elle à son insu. A aucune autre époque, il n'y a eu moins
de libre arbitre, et il semble que tous les efforts de l'individu pour
satisfaire ses penchants naturels l'aient replongé plus fatalement dans
les courants impétueux de la vie collective.

GEORGE SAND

1er juin 1867.




CADIO




PERSONNAGES

      CADIO.
      LE MARQUIS SAINT-GUELTAS DE LA ROCHE-BRULÉE.
      HENRI DE SAUVIÈRES.
      LE COMTE DE SAUVIÈRES, son oncle.
      REBEC, petit bourgeois.
      LE MOREAU, municipal.
      MOUCHON, bourgeois.
      CHAILLAC, commandant de garde nationale.
      LE CAPITAINE RAVAUD.
      LE BARON DE RABOISSON.
      M. DE LA TESSONNIÈRE.
      LE CHEVALIER DE PRÉMOUILLARD.
      MACHEBALLE, braconnier, chef de partisans.
      STOCK, ancien sous-officier des Suisses.
      SAPIENCE, curé.
      TIREFEUILLE, }  bandits.
      LA MOUCHE,   }
      MÉZIÈRES, valet de chambre du comte de Sauvières.
      MOTUS, trompette républicain.
      CORNY, fermier breton, SES FILS, SES DOMESTIQUES
      LE DÉLÉGUÉ DE LA CONVENTION.
      PREMIER SECRÉTAIRE  } du délégué.
      DEUXIÈME SECRÉTAIRE }
      UN CAPORAL DE GARNISAIRES, SOLDATS.
      LOUISE DE SAUVIÈRES, fille du comte.
      MARIE HOCHE.
      ROXANE DE SAUVIÈRES, soeur du comte, vieille fille.
      LA KORIGANE.
      JAVOTTE, } servantes de Rebec.
      MADELON, }
      LA MÈRE CORNY et SES BRUS.
      LA FOLLE et SON FILS.
      DEUX ENFANTS.
      UN CHARPENTIER.
      UN NOTAIRE ET SON CLERC.
      DEUX AVOCATS.
      UN PERRUQUIER.
      PAYSANS, PAYSANNES, ETC.




PREMIÈRE PARTIE

Au printemps, 1793.--Au château de Sauvières, en Vendée.[1]--Un grand
salon riche.--Une grande salle avec escalier au fond.


[Note 1: Les localités indiquées sont de pure convention.]

SCÈNE PREMIÈRE.--LE COMTE DE SAUVIÈRES, ROXANE, LOUISE, M. DE LA
TESSONNIÈRE, MARIE HOCHE. La Tessonnière joue aux cartes avec Louise, le
comte lit un journal, Roxane parfile, Marie brode.


LE COMTE. Non, ma soeur, non! on ne rétablira pas la monarchie avec une
poignée de paysans.

ROXANE. Une poignée! ils sont déjà plus de vingt mille sous les armes.

LE COMTE. Fussent-ils cent mille, ils n'y pourront rien. Le roi n'est
plus!--Louis XVI emporte notre dernier espoir dans sa tombe.

LOUISE. Il n'a pas même une tombe!

ROXANE. La royauté est immortelle. Le dauphin règne!

LE COMTE. Dans un cachot!

ROXANE. Délivrons-le! (Louise, émue, semble approuver sa tante. La
Tessonnière donne des signes d'impatience quand elle se distrait de son
jeu.)

LE COMTE. Le délivrer, pauvre enfant! Tenter cela serait le sûr moyen de
hâter sa mort. Ah! les émigrés auront éternellement celle du roi sur la
conscience!

ROXANE. Alors, vous ne voulez rien faire? C'est plus commode, mais c'est
lâche! Ah! ma nièce, si nous étions des hommes, souffririons-nous ce qui
se passe?

LE COMTE. Louise, réponds, mon enfant: que ferais-tu? (Louise baisse la
tête et ne répond pas.) Ton silence semble me condamner... Pourtant...
tu sais que j'ai pris des engagements...

LOUISE, soupirant. Je sais, mon père!

LA TESSONNIÈRE, avec humeur. Eh! vous mettez un _valet_ sur un _neuf_,
ça ne va pas. (Marie prend la place de Louise et continue la partie avec
la Tessonnière.)

ROXANE, à son frère. Vos engagements, vos engagements! Il ne fallait pas
les prendre.

LE COMTE. Je les ai pris; donc, ils existent. Vous-même m'avez approuvé
quand j'ai juré de défendre notre district envers et contre tous, en
acceptant le commandement de la garde nationale. (S'adressant à Louise.)
Suis-je le seul qui ait agit de la sorte? n'était-ce pas le mot d'ordre
de notre parti?

ROXANE. Le mot d'ordre, oui, à la condition de s'en moquer plus tard.

LE COMTE. Je n'ai pas accepté, moi, le sous-entendu de ce mot d'ordre.

ROXANE. Ah! tenez! si vous n'aviez pas fait vos preuves à l'armée du
roi, du temps qu'il y avait un roi et une armée, je croirais que vous
êtes un poltron! Oui, prenez-le comme vous voudrez... je dis un...

LOUISE. Ma tante!...

LE COMTE. Cela ne m'offense pas, mon enfant! Devant les arrêts de sa
propre conscience, un homme peut trembler et reculer.

ROXANE. Ainsi vous reculez? c'est décidé? Heureusement, notre neveu
Henri... Ah! celui-là,... ton fiancé, Louise, c'est l'espoir de la
famille!

LOUISE. Vous croyez que Henri...?

MARIE. Oui, certes, M. Henri vous reviendra!

LE COMTE. Il le peut, lui! Enrôlé par force, pour échapper à la terrible
liste des suspects, il a le droit de déserter.

LOUISE. Ah! vous l'approuveriez? En effet, ce serait son devoir!
Espérons qu'il le comprendra. Quand il saura dans quelle situation vous
vous trouvez, entre la bourgeoisie que vous êtes forcé de protéger, et
les paysans qui menacent de se tourner contre vous, il accourra pour
prendre un commandement dans l'armée vendéenne, et il vous fera
respecter de tous les partis.

LE COMTE. Ma pauvre Louise, tu crois donc aussi, toi, au succès de
l'insurrection?

LOUISE. Comment en douter quand on voit tout marcher à la guerre sainte,
jusqu'aux prêtres, aux femmes et aux enfants? Que cet élan est beau, et
comme le coeur s'élance vers cette croisade!...

ROXANE. Vive-Dieu, Louise! tu as raison: cela transporte, cela enivre!
Il y a des moments où j'ai envie de prendre des pistolets, de chausser
des éperons, de sauter sur un cheval, et de donner la chasse aux vilains
de la province!

LE COMTE. Vous?

ROXANE. Oui, moi! moi qui vous parle, je sens bouillir dans mes veines
le sang de ma race!

LE COMTE. Pauvre Roxane! Gardez un peu de cette vaillance pour les
événements qui menacent, car je crains bien qu'au premier coup de
fusil...

ROXANE. Vous ne me connaissez pas! je suis capable... (A Marie, lui
mettant familièrement les mains sur les épaules.) N'est-ce pas, Marie?
dites; mais j'oublie toujours que vous ne pensez pas comme nous!

MARIE. Oubliez-le, si cela vous fâche; je ne vous le rappellerai jamais!

LOUISE. On sait cela, bonne Marie! mais, au fond... (bas) tu approuves
mon père?

MARIE, aussi à voix basse. Ce qu'il dit est si noble, ce qu'il pense si
respectable!... (Louise rêve.)

MÉZIÈRES, entrant. Une lettre pour M. le comte.

LOUISE. D'Henri peut-être! Oui! (Donnant la lettre au comte.) Lisez
vite, mon père!

MÉZIÈRES. Je voyais bien ça... au timbre!... Puis-je rester pour
savoir...? (Louise fait un signe affirmatif.)

ROXANE, au comte. Il arrive, n'est-ce pas? Dites donc!

LE COMTE, qui parcourt des yeux. Il va bien, il va bien!...

MÉZIÈRES, sortant. Dieu soit béni! Ce cher enfant! il va bien! (Il
sort.)

ROXANE, au comte. Mais vous avez l'air étonné?

LE COMTE, donnant la lettre à Louise. Oui. Il ne paraît pas avoir reçu
nos lettres. Elles ont du être saisies.

ROXANE. Ou la prudence l'empêche de répondre clairement. Voyons! il faut
deviner...

LE COMTE, à Louise. Il se montre enivré de joie d'avoir battu...

ROXANE. Battu!... Qu'est-ce qu'il a donc battu?...

LOUISE. Les Prussiens.

ROXANE. Les émigrés, par conséquent?... Eh bien, alors... Mais non, mais
non! Il fait semblant! c'est très-adroit de sa part!...

LE COMTE, qui lit avec Louise. Il est officier.

LOUISE. Et il en est fier.

ROXANE. Il en est humilié, au contraire. Il faut prendre le contre-pied
de tout ce qu'il dit. Il est très-fin, il est plein d'esprit, ce
garçon-là!

LOUISE, lui donnant la lettre. Ma tante..., prenons-en notre parti, et
ne nous faisons plus d'illusions: Henri nous abandonne... Cela ne
m'étonne pas autant que vous. Il a toujours eu le caractère léger.

MARIE. Léger?... Mais non, chère Louise!

ROXANE, lisant. Ah! grand Dieu! comme il traite nos amis les étrangers!
il est donc fou?... et quel ton! «Nous leur avons flanqué une frottée!»
_Frottée!_ ça y est! C'est donc un soudard, à présent? un enfant si bien
élevé! «J'espère que ma tante Roxane sera fière de moi...» Compte
là-dessus, vaurien! «Et que, pour fêter mon épaulette, elle mettra sa
plus belle robe, sans oublier d'ajouter aux roses de son teint...»
(jetant la lettre.) Polisson!

LOUISE, ramassant la lettre. Consolez-vous, ma tante, je ne suis guère
mieux traitée. (Lisant.) «Je compte aussi que ma petite Louise se
redressera de toute sa hauteur, et qu'elle attachera un noeud d'argent
aux cheveux de sa poupée!» Il me fait l'honneur de croire que je joue
encore à la poupée, c'est flatteur!

LE COMTE. Il oublie que deux ans se sont déjà écoulés depuis son départ.

LOUISE. Il oublie les malheurs de notre parti, il ne se dit pas que,
chez nous, il n'y a plus d'enfants!

LE COMTE. Il est enfant lui-même: à vingt-deux ans!

ROXANE. Tant pis pour lui! Louise, j'espère que vous n'épouserez jamais
ce monsieur-là?

LOUISE. Je n'ai jamais désiré l'épouser, ma tante, et, si mon père me
laisse libre...

LE COMTE. Je ne te contraindrai jamais; mais tu avais de l'amitié pour
lui malgré vos petites querelles. Il était si bon pour toi... et pour
tout le monde!

LOUISE. De l'amitié..., c'est fort bien. Je lui rendrai la mienne, s'il
revient de ses erreurs; mais faut-il se marier par amitié?

MARIE. Vous ne dites pas ce que vous pensez!

LOUISE. Si fait! A ce compte-là, pourquoi n'épouserais-je pas aussi bien
M. de la Tessonnière?

LA TESSONNIÈRE. Hein? quoi?

ROXANE. Rien; continuez votre petit somme.

LA TESSONNIÈRE, montrant les cartes. Alors, la partie...?

LOUISE. Un peu plus tard, mon ami.

LA TESSONNIÈRE, à Roxane. Et vous..., vous ne voulez pas...?

ROXANE. Un peu plus tard, un peu plus tard; c'est l'heure de votre
promenade.

LA TESSONNIÈRE. Vous croyez? Je n'aime guère à me promener seul; les
paysans ont des figures si singulières à présent...

LE COMTE. Singulières? Pourquoi?

LA TESSONNIÈRE. Oui, oui... ils deviennent très-méchants!

ROXANE. Allons donc, allons donc! Allez-vous avoir peur, ici à présent?
Vous irez dans le jardin, là, près des fenêtres.

MARIE. J'irai avec vous!

LA TESSONNIÈRE. Bien, bien! (Il sort avec Marie.)

LE COMTE. Qu'est-ce qu'il veut dire? De quoi a-t-il peur?

ROXANE. De tout! c'est son habitude, vous le savez bien, puisqu'il est
venu s'installer chez nous à cause de ça.

LE COMTE. Il avait peur de ses paysans, qui lui en voulaient d'être
poltron; mais les nôtres sont si doux, si tranquilles...

ROXANE. Ne vous y fiez pas, mon cher! Ils espèrent toujours que vous
vous montrerez!... Mais voici les autres hôtes du château.



SCÈNE II.--LES MÊMES, LE BARON DE RABOISSON, LE CHEVALIER DE
PRÉMOUILLARD.


RABOISSON. Mesdames, je vous apporte des nouvelles.

ROXANE.--Ah! baron, ce mot-là me fait toujours trembler! Bonnes ou
mauvaises, vos nouvelles?

RABOISSON. Bah! pourvu qu'elles soient nouvelles! ça désennuie toujours.
L'insurrection vient nous trouver.

LOUISE. Enfin!

LE COMTE. Est-ce sérieux, Raboisson, ce que vous dites là? Comment
savez-vous...?

RABOISSON. Mon valet de chambre arrive de la ville. Il n'y est bruit que
de la marche de l'armée royale.

LE CHEVALIER. Malheureusement, c'est la douzième fois au moins que
Puy-la-Guerche est en émoi pour rien.

LE COMTE. Vous dites _malheureusement_?

LE CHEVALIER. Oui, monsieur le comte. L'inaction à laquelle, par égard
pour vous, nous nous sommes condamnés, commence à me peser plus que je
ne puis dire. J'espère qu'en présence d'une force considérable telle
qu'on l'annonce, vous ne conseillerez point à la garde nationale du
district une résistance inutile... et désastreuse!

LE COMTE. Je prendrai conseil des circonstances, chevalier. Il faut
d'abord savoir s'il s'agit ici d'une véritable armée commandée par des
chefs raisonnables, auquel cas j'engagerai les gens de la ville à se
soumettre; mais, si c'est un ramassis de bandits sans ordre et sans
mandat...

RABOISSON. J'ai envoyé à la découverte, nous saurons bientôt à quoi nous
en tenir. Le bruit du moment est que cette troupe est commandée par
Saint-Gueltas.

LE COMTE. Qui appelez-vous ainsi? Je ne me souviens pas...

RABOISSON. Eh! c'est le petit nom du fameux marquis!

LOUISE. Le marquis de la Roche-Brûlée? Ah! mon père, on le dit si
cruel!... Soyez prudent!

ROXANE. Et on le dit invincible! Mon frère, ne vous y risquez pas.

LE COMTE. Je ferai mon devoir; si cet homme agit de son chef et sans
ordre de la cour, je conseillerai et j'organiserai la résistance.

RABOISSON. Mais s'il est en règle?... et il y est, je vous en réponds...
Saint-Gueltas est aussi prudent que hardi.

LOUISE. Vous le connaissez, monsieur de Raboisson?

RABOISSON. Je l'ai connu beaucoup dans sa jeunesse.

ROXANE. Il n'est donc plus jeune?

RABOISSON, souriant. Si fait! une quarantaine d'années, comme nous!

ROXANE. On le dit charmant!

RABOISSON. Au contraire, il est laid, mais il plaît aux femmes.

LOUISE, ingénument. Pourquoi?

RABOISSON, embarrassé. Parce que... parce qu'il est laid, je ne vois pas
d'autre raison.

ROXANE, bas, à Raboisson. Et parce qu'il les aime, n'est-ce pas?

RABOISSON, de même. Chut! il les adore!

ROXANE. Alors, c'est un héros! comme César, comme le maréchal de Saxe!

LE COMTE, qui a parlé avec le chevalier. Je ne vous demande qu'une
chose, c'est de ne pas courir au-devant de l'insurrection. Ce serait
m'exposer à des soupçons... Si elle vous entraîne et vous emporte en
passant, je n'aurai de comptes à rendre à personne; mais n'oubliez pas
qu'en vous donnant asile chez moi dans ces jours de persécution, j'ai
répondu de vous sur mon propre honneur.

LE CHEVALIER. Je ne l'oublierai pas, monsieur.

RABOISSON. Quant à moi, mon cher comte, il y a une circonstance qui me
rendra aussi sage que vous pouvez le désirer: c'est que l'insurrection
est fomentée par les prêtres; or, je ne suis pas de ce côté-là:
voltairien j'ai vécu, voltairien je mourrai.

LE CHEVALIER. Il n'y a pas de quoi se vanter, monsieur!

RABOISSON. Pardonnez-moi, jeune homme! Libre à vous de donner dans les
idées contraires. Élevé pour l'Église, vous étiez abbé l'an passé. La
mort de vos aînés vous remet l'épée au flanc, et vous êtes impatient de
la tirer pour la cause que vous croyez sainte; mais, moi, j'aime la
ligne droite et ne veux pas faire les affaires du fanatisme sous
prétexte de faire celles de la monarchie.

LE CHEVALIER. Pourtant, monsieur...

ROXANE. Ah! mon Dieu! allez-vous encore vous quereller? C'est bien le
moment! Parlez-nous plutôt du charmant Saint-Gueltas...

MÉZIÈRES, entrant. Monsieur le comte, il y a là M. Le Moreau, municipal
de Puy-la-Guerche, avec M. Rebec, son adjoint..., celui qui est
aubergiste à présent, votre ancien marchand de laines.

ROXANE. Fripon sous toutes les formes! (Au comte.) Est-ce que vous allez
recevoir ces gens-là?

LE COMTE, à Mézières. Faites entrer. (Mézières sort. A sa soeur.) Le
Moreau est un très-galant homme.

ROXANE. Ça? un abominable suppôt de la gironde, qui a approuvé le
meurtre du roi?

LE COMTE. Ma soeur, soyez calme.

ROXANE. Non! je suis indignée!

LOUISE. Alors, ne restez pas ici.--Venez, ma tante.

ROXANE. Oui, oui, sortons! J'étouffe de rage! Mon frère, vous êtes un
tiède, un... (Louise lui ferme la bouche par un baiser.) Tiens, sans
toi, je crois que je deviendrais fratricide! (Elles sortent.)

RABOISSON. Devons-nous rester?

LE COMTE. Vous, certes; mais le chevalier est vif...

RABOISSON. Et jeune!

LE CHEVALIER, au comte. Je me retire, monsieur. (Il sort.)



SCÈNE III.--LE COMTE, RABOISSON, LE MOREAU, REBEC.


REBEC, (obséquieux, avec de grands saluts). Nous nous sommes permis...

LE COMTE. Soyez les bienvenus, messieurs. Qu'y a-t-il pour votre
service?

REBEC, ému. Voilà ce que c'est, citoyen comte. Les brigands sont à nos
portes.

LE COMTE, incrédule. A vos portes?

REBEC. On a signalé l'apparition de plusieurs bandes éparses dans les
bois, et même très-près d'ici on a trouvé des traces de bivac.

RABOISSON. On est sûr que c'étaient des brigands?

REBEC. Oui, citoyen baron, des paysans révoltés contre le tirage.

LE COMTE. Ont-ils fait quelque dégât?

REBEC. Aucun encore; mais...

LE COMTE. Vous vous pressez peut-être beaucoup de les traiter de
brigands!

REBEC. Ah! dame! si M. le comte croit qu'ils n'en veulent pas à nos
personnes et à nos biens..., c'est possible! moi, j'ignore... (Bas, à Le
Moreau, qui se tient digne et froid, observant avec sévérité le comte et
Raboisson.) Il ne faudrait pas le fâcher! (Haut.) Moi, j'ai des opinions
modérées... J'ai toujours été dévoué à la famille de Sauvières.

LE COMTE, avec un peu de hauteur.--Il est blessé de l'examen que lui
fait subir Le Moreau. Ma famille a toujours su reconnaître les preuves
de respect et de fidélité; mais je vous sais alarmiste, monsieur Rebec,
et je voudrais être sérieusement renseigné. Pourquoi M. Le Moreau
garde-t-il le silence?

LE MOREAU, prenant un siége et faisant sentir qu'on ne lui a pas encore
dit de s'asseoir. Monsieur le comte ne m'a pas encore fait l'honneur de
m'interroger.

LE COMTE, lui faisant signe de s'asseoir. Veuillez parler, monsieur.

LE MOREAU. Je ne suis pas aussi persuadé que M. Rebec de l'approche de
ces bandes; mais la population s'en émeut, et il faut la rassurer. Les
paysans des districts voisins, gagnés par l'exemple des districts plus
éloignés, commencent eux-mêmes à commettre des actes de brigandage, on
n'en peut plus douter. La loi du recrutement est dure pour eux, j'en
conviens, et ils n'en comprennent pas la nécessité; des suggestions
coupables, des intrigues perverses que je n'ai pas besoin de vous
signaler...

RABOISSON. Quant à cela, je ne vous dirai pas le contraire. Le clergé
des campagnes...

LE COMTE. Ne parlons pas du clergé, je le respecte.

LE MOREAU. Je le respecte aussi, quand il ne prêche pas la guerre
civile.

LE COMTE. La guerre civile! en sommes-nous là, bon Dieu?

LE MOREAU. Oui, monsieur, nous en sommes là, et, si vous l'ignorez, vous
vous faites d'étranges illusions.

LE COMTE. Le peuple n'en veut qu'aux jacobins, messieurs, et Dieu merci,
il n'y en a pas dans notre district.

LE MOREAU. Du moins, il y en a peu; mais, en revanche, il y a beaucoup
d'hommes qui pensent comme moi.

LE COMTE. Nous pensons tous de même; nous voulons tous la fin des
fureurs démagogiques.

LE MOREAU. C'est pour cela, monsieur le comte, que nous devons réprimer
toutes les démagogies, de quelque titre qu'elles se parent. Venez
commander nos gardes nationaux, et, s'il est vrai que le torrent se
dirige de notre côté, il passera auprès de notre ville sans oser la
traverser.

REBEC. Autrement, ils feront ce qu'ils ont fait à Bois-Berthaud, ils
dévasteront tout. Ils pilleront les auberges, ils gaspilleront les
provisions de bouche...

LE MOREAU. Et, chose plus grave, ils insulteront nos femmes et
menaceront nos enfants! Hâtez-vous, monsieur. Si les nouvelles sont
exactes, ils ont fait ce matin le ravage au hameau du Jardier, à six
lieues d'ici; ils peuvent être chez nous ce soir!

LE COMTE. Mais ce ne sont pas des gens de nos environs. Qui sont-ils?
d'où viennent-ils?

LE MOREAU, méfiant. Vous l'ignorez, monsieur le comte?

LE COMTE, blessé. Apparemment, puisque je le demande.

LE MOREAU. Ils viennent du bas Poitou.

RABOISSON. Et ils sont commandés...?

LE MOREAU. Par le ci-devant marquis de la Roche-Brûlée, un homme perdu
de dettes et de débauches.

RABOISSON. Vous êtes sévère pour lui... Il vaut peut-être mieux que sa
réputation.

LE MOREAU. Si vous le connaissez, monsieur, et que nous soyons réduits à
capituler, vous nous viendrez en aide, et, en nous servant
d'intermédiaire, vous n'oublierez pas la confiance que les autorités de
Puy-la-Guerche ont cru pouvoir vous témoigner; mais nous commencerons
par nous bien défendre, je vous en avertis, et j'imagine que M. le
commandant de notre garde civique ne nous abandonnera pas dans le
danger.

LE COMTE. Le doute m'offense, monsieur. Laissez-moi le temps de donner
chez moi quelques ordres, et je vous suis. (A Raboisson.) Venez, baron,
c'est à vous que je veux confier la garde du château en mon absence.
(Ils sortent.)



SCÈNE IV.--LE MOREAU, REBEC.


REBEC. Eh bien, il a tout de même l'air de vouloir faire son devoir, le
grand gentilhomme! Avez-vous vu comme il hésitait au commencement? Sans
moi, qui lui ai dit son fait...

LE MOREAU. Il hésitera encore, il faut le surveiller. Honnête homme,
timoré et humain, mais irrésolu et royaliste. Ces gens-là sont bien
embarrassés, croyez-moi, quand ils essayent de faire alliance avec nous.
Nous nous flattons quelquefois de les avoir assez compromis pour qu'ils
soient forcés de rompre avec leur parti; mais, le jour où ils peuvent
nous fausser compagnie, ils s'en tirent en disant que nous leur avons
mis le couteau sur la gorge.

REBEC. Bah! bah! celui-ci, nous le tiendrons, c'est-à-dire... (regardant
par une fenêtre) vous le tiendrez! Moi, je...

LE MOREAU. Où allez-vous?

REBEC. Je vais sur le chemin surveiller l'arrivée de mes denrées.

LE MOREAU. Quelles denrées?

REBEC. Eh bien, mes approvisionnements, mes bestiaux, mes lits, mon
linge, et mes deux servantes que je ne suis pas d'avis d'abandonner aux
hasards d'une jacquerie!

LE MOREAU. Vous prenez vos précautions; mais où menez-vous tout cela?

REBEC. Tiens! ici, pardieu!

LE MOREAU. Ici?

REBEC. Et où donc mieux? Je ne suis pas le seul qui vienne se mettre à
l'abri du pillage derrière les mâchicoulis du ci-devant seigneur de la
province. Mes voisins de la grand'rue et ceux du Vieux-Marché aussi,
enfin tous ceux qui ont quelque chose à perdre, nous sommes une
douzaine, avec nos charrettes, nos bêtes et nos gens, qui avons résolu
de nous retrancher céans, que la chose plaise ou non à M. le comte. Nous
avons fait la part du feu, et nous sauvons le meilleur dans les caves et
greniers de la féodalité. Il faut bien que ça nous serve à quelque
chose, les châteaux que nous avons laissés debout!

LE MOREAU. Vous êtes fous! Si M. de Sauvières nous trahissait...

REBEC. Raison de plus, c'est prévu, ça! S'il ne se conduit pas bien à la
ville, s'il tourne casaque, comme on dit, nous lui fermons au nez les
portes de son manoir, nous gardons ses dames et ses hôtes comme otages.
Les murs sont bons, ici, beaucoup meilleurs que l'enceinte délabrée de
Puy-la-Guerche, et, quand il s'agit de soutenir un siége, vive une
petite forteresse bien située comme celle-ci! Ah! voilà mon convoi! Je
cours...



SCÈNE V.--Les Mêmes, ROXANE, LOUISE, MARIE.


ROXANE, sans répondre aux courbettes de Rebec. Qu'est-ce qui se passe?
La cour du donjon est encombrée, la population de la ville reflue ici,
et c'est vous, messieurs, qui nous valez cet embarras et ce danger?
Croyez-vous que nous n'ayons d'autre affaire que de défendre vos ânes
crottés, vos charretées de fromage et vos vieilles hardes?

REBEC, à Le Moreau, bas. Diable! elle n'est pas polie, la vieille!

LE MOREAU, à Roxane. Madame, je n'ai pas encouragé cette panique
ridicule. Je ne l'approuve pas. Je vais essayer de la faire cesser. (Il
salue et sort avec dignité.)

ROXANE, à Rebec. Celui-ci, à la bonne heure! mais vous, monsieur
l'aubergiste,... c'est-à-dire toi, l'ancien brocanteur, si heureux
autrefois de te chauffer au feu de nos cuisines...

REBEC. Madame, je suis citoyen et adjoint à la municipalité... Parvenu
par mon mérite, je ne rougis pas de mes antécédents.

ROXANE. En attendant, monsieur l'adjoint, vous allez déguerpir de céans
et remporter vos guenilles.

LOUISE, bas, à Rebec. Laissez dire ma tante. Elle est vive, mais
très-bonne. D'ailleurs, mon père, qui n'a jamais refusé l'hospitalité à
personne, vient d'ordonner que la cour fortifiée et le donjon fussent
ouverts à quiconque voudrait s'y réfugier, et tant qu'il y aura de la
place...

REBEC. Merci, aimable citoyenne et noble châtelaine; vous avez bien
mérité de la patrie, et le donjon est bon! Merci pour le donjon! Je
vais, avec votre permission, y installer mon petit avoir.

LOUISE. Allez, monsieur Rebec. (Il sort.)

ROXANE. Ah! Louise, toi aussi, tu ménages ces animaux-là?

LOUISE. Il le faut, ma tante; je ne vois pas sans crainte mon pauvre
père s'en aller à la ville avec eux. Pour un soupçon, ils peuvent le
garder prisonnier, le dénoncer à leur affreux tribunal
révolutionnaire...

ROXANE. Il n'aurait que ce qu'il mérite!

LOUISE et MARIE. Ah! que dites-vous là!

ROXANE. C'est vrai, j'ai tort! Je ne sais ce que je dis, j'ai la tête
perdue!

MARIE. Il faut pourtant montrer un peu de courage! Vous aviez tant
promis d'en avoir!

ROXANE. J'en ai; oui, je me sens un courage de lion, si vraiment le
marquis Saint-Gueltas est à la tête de ces bandes! Un homme du monde,
galant, à ce qu'on dit!--Mais, si ce sont des paysans sans chef, des
enfants perdus, des désespérés,... s'ils mettent le feu partout,...
s'ils outragent les femmes... Et mon frère qui nous quitte!

MARIE. Pour quelques heures peut-être; s'il apprend à la ville que c'est
encore une panique....

ROXANE. Qui sait ce que c'est? Ah! je me sens toute défaite. Je n'ai pas
pris ma crème aujourd'hui.--L'ai-je prise? Je ne sais où j'en suis!

MARIE. Vous ne l'avez pas prise, et c'est l'heure. (Elle va pour
sonner.) Mais voici la petite Bretonne qui vous l'apporte. Elle est
exacte.



SCÈNE VI.--Les Mêmes, LA KORIGANE.


LA KORIGANE. Est-ce que vous vous impatientez? (Elle présente un bol de
crème à Roxane.)

ROXANE. Non, non, petite, c'est fort bien. (Elle boit.) Elle est
délicieuse, ta crème. Ah! ma pauvre enfant, nous voilà bien en peine! Tu
n'as pas peur, toi?

LA KORIGANE. Moi, peur? Et de quoi donc, mamselle?

LOUISE. Des brigands!

LA KORIGANE. Oh! ça me connaît, moi, les brigands! c'est tout du monde
comme moi!

ROXANE. Comme toi? Ah ça! où donc les as-tu connus?

LA KORIGANE. Oh! dame! dans tout le bas pays. Vous savez bien que j'ai
pas mal roulé de ferme en ferme et de château en château avant que
d'entrer chez vous. Vous m'avez prise parce que votre cousine, chez qui
j'étais en dernier, vous a envoyé des vaches brettes et moi par-dessus
le marché, comme le chien qu'on vend avec le troupeau. Elle ne tenait
pas à moi,--pas plus que moi à elle!--Elle m'a dit comme ça: «Tu es
mauvaise tête, tu ne souffres pas les reproches; mais tu sais soigner
les bêtes, et je vais t'envoyer avec les tiennes chez des dames
très-riches et très-douces.» Moi, j'ai dit: «Ça me va, de m'en aller.
J'aime à changer d'endroit, je ne restais chez vous qu'à cause des
vaches.» Et pour lors...

ROXANE. C'est bon, c'est bon, caquet bon bec! tu nous raconteras tes
histoires un autre jour. Remporte ta tasse.

LOUISE. Permettez, ma tante, elle a peut-être vu chez notre cousine du
Rozeray...

ROXANE. Eh! au fait!... elle recevait tous les chefs, la cousine!...
Oui, oui. Dis-nous, Korigane..., est-ce que tu as entendu parler là-bas
d'un personnage,... un certain marquis?...

LA KORIGANE. Un marquis! c'est Saint-Gueltas que vous voulez dire?

ROXANE. Justement! M. de la Roche-Brûlée. Tu l'as vu?

LA KORIGANE. Si je l'ai vu! vous me demandez si je l'ai vu?

ROXANE. Eh bien, sans doute; est-ce que tu ne te souviens pas?

LOUISE. Tu ne réponds pas, toi qui n'as pas l'habitude de rester court!
(A Roxane.) Elle a oublié.

LA KORIGANE, exaltée. Oublier Saint-Gueltas, moi! Mamselle Louise, si
vous voyez jamais cet homme-là quand ça ne serait qu'une petite fois et
pour un moment, vous saurez qu'on ne l'oublie plus, quand même on
vivrait cent ans après.

ROXANE. Ah! oui-da! tu me donnes envie de le voir.

LA KORIGANE, à Louise, la regardant fixement. Et vous, vous êtes
curieuse de le voir aussi?

LOUISE, embarrassée. De le voir?... Peu m'importe; mais on nous menace
de son arrivée dans le pays, et je voudrais savoir si nous devons nous
en réjouir ou... ou nous cacher?

LA KORIGANE, emphatiquement, naïvement. Pour la cause du bon Dieu et des
bons prêtres, réjouissez-vous, mesdames! Si Saint-Gueltas vient ici avec
ses bons gars du Poitou, de la Bretagne et de la Loire, car il y en a de
tous les pays qui le suivent, comptez que la sainte Vierge est à leur
tête, et que pas un républicain, pas un trahisseur, pas même un tiède,
ne restera sur terre. Quand Saint-Gueltas passe quelque part, c'est
rasé! c'est comme le feu du ciel!--Mais, pour votre sûreté à vous, mes
petites femmes, cachez-vous; cachez vos jupons roses et vos cheveux
poudrés, et cachez-les bien, car il sait dépister les jeunes comme les
mûres, les villageoises en sabots comme les bourgeoises en souliers et
les princesses en mules de satin! Oui, oui, cachez-moi tout ça, ou
malheur à vous!

LOUISE, à sa tante. Elle parle comme une folle! elle me fait peur!

ROXANE. Et moi, elle m'amuse. (A la Korigane.) C'est très-drôle, tout ce
que tu nous chantes là; mais explique-toi mieux. Il ne respecte donc
rien, ton fameux marquis?

LA KORIGANE. Il n'a pas besoin de respecter ni de pourchasser; il
regarde!... Oh! il vous regarde avec des yeux... C'est comme le serpent
qui charme sa proie. Alors, qu'on veuille ou ne veuille pas, il faut
penser à lui le restant de ses jours. Voilà ce que je vous dis, est-ce
clair, mamselle Louise? (Louise, troublée, s'éloigne avec un air de
dédain.)

MARIE, calme, souriant, à la Korigane. Parlez pour vous, ma chère
enfant!

LA KORIGANE. Pour moi?

ROXANE. Pardine! on voit bien que tu es amoureuse de lui.

LA KORIGANE. Amoureuse? Je ne sais pas, demoiselle! Je n'ai que seize
ans, moi, et j'ai déjà couru de pays en pays pour gagner ma pauvre vie.
J'aurais dû en apprendre long. Eh bien, je n'en sais guère plus que ces
demoiselles, puisque je ne sais pas si j'ai été amoureuse et si je le
suis.

ROXANE. A la bonne heure! On t'a prise comme une fille innocente, et
j'aime à voir que...

LA KORIGANE. Vous ne voyez rien! A l'âge de six ans, j'avais déjà un ami
que je suivais partout: c'était un champi comme moi. Je l'appelais mon
petit mari, et lui, il m'appelait sa petite soeur. Quand il a eu
dix-huit ans et moi quatorze, on s'est fâché, parce que je lui disais:
«Il faudra nous marier ensemble,» et que lui, il ne voulait ni amitié ni
mariage. Il était devenu comme fou; son idée, qu'il disait, c'était
d'être moine. Alors, la colère m'est montée aux yeux. Je lui ai jeté mes
sabots à la tête, et je me suis sauvée du pays, pieds nus, toujours
courant. Je n'avais ni amis ni parents; personne n'a couru après moi, et
j'ai été ici et là, n'aimant personne et toujours en colère, toujours
pensant à cet imbécile qui n'avait pas voulu m'aimer! J'y ai pensé
jusqu'au jour où j'ai vu Saint-Gueltas. Alors, j'ai toujours pensé à
Saint-Gueltas, et j'ai oublié l'autre.

ROXANE. Et Saint-Gueltas... a-t-il fait attention à toi?

LA KORIGANE. Je ne sais pas! Un jour, votre cousine du Rozeray m'a dit
des sottises et des injustices; j'ai bien vu qu'elle était jalouse...

ROXANE. Allons donc, impertinente! tu voudrais nous faire croire que la
comtesse...

LA KORIGANE. Oh! si vous vous fâchez, je ne dirai plus rien.

ROXANE. Si fait, parle encore; tu nous amuses, tu nous distrais.--Que
regardes-tu, Marie? est-ce que mon frère?... Il a promis de ne pas
partir sans nous voir.

MARIE, à la fenêtre. Il est là, mademoiselle. Je ne comprends pas... il
donne des ordres... La cour du donjon est pleine de gens de la ville...

LOUISE. Et mon père fait fermer les grilles. Veut-il les retenir
prisonniers?

ROXANE. Il fait bien, s'il fait cela. Ces drôles l'auront menacé! (A la
Korigane.) Va voir ce qui se passe et reviens nous le dire.

LA KORIGANE, à la fenêtre, sur laquelle elle grimpe. Oh! je vas vous le
dire tout de suite. Voilà d'un côté les républicains de la ville qui se
cachent, et... dans l'autre cour, mon doux Jésus! c'est les gens du roi
qui entrent! Je reconnais bien le drapeau.

ROXANE, effrayée. Les brigands! On va se battre, là, sous nos fenêtres!

LOUISE. Non, non, ils ne se verront même pas! Mon père vient ici avec un
chef.

ROXANE. Ah! qui est-ce? le marquis?...

LA KORIGANE, regardant. Ça? c'est Mâcheballe, le général des braconniers
du bas pays. Je n'en vois pas d'autre!

ROXANE. Mâcheballe, l'assassin, comme on l'appelle? Nous sommes perdus!

LA KORIGANE. Dame, s'il sait comment vous le traitez! Il vous croira
tournée au bleu, et il n'est pas tendre, je ne vous dis que ça!

LOUISE. Taisez-vous, taisez-vous, le voici!



SCÈNE VII.--Les Mêmes, LE COMTE, MACHEBALLE et une douzaine de Paysans
armés, dont le nombre augmente insensiblement et envahit le salon. Ce
sont gens de diverses provinces et quelques Vendéens nouvellement
recrutés par eux. LE CHEVALIER, LE BARON, LA TESSONNIÈRE, MÉZIÈRES,
STOCK. Plusieurs Vendéens, un peu mieux habillés ou mieux armés que les
autres et simulant une sorte d'état-major, entourent Mâcheballe. Ils ont
le chapeau ou le mouchoir sur la figure.


LE COMTE, (à Mâcheballe, qu'il introduit). Entrez ici, et parlez,
monsieur, puisque vous vous présentez au nom du roi, et que vos pouvoirs
sont en règle. J'écoute les paroles que vous m'apportez et que vous
voulez me dire en présence de mes hôtes et de ma famille.

MACHEBALLE. Eh bien, monsieur le comte, voilà. Je ne suis pas grand
parolier, moi, et la chose que j'ai à vous dire ne prendra pas le temps
de réciter un chapelet. Je suis devant vous, moi, Pierre-Clément
Coutureau, dit Mâcheballe, capitaine, commandant ou général, comme ça
vous fera plaisir, je n'y tiens pas; j'ai ma bande de bons enfants, je
la mène du mieux que je peux; si elle est contente de moi, ça suffit!

LES INSURGÉS. Oui, oui, vive le général!

MACHEBALLE. Vous voyez, ils veulent que je le sois! On verra ça plus
tard, quand on sera organisé; pour le quart d'heure, faut se réunir et
se compter. Et, depuis trois mois qu'on avance dans le pays, on a
emmené, chemin faisant, tous les bons serviteurs de Dieu et de l'Église.
On est donc déjà vingt-cinq mille, chaque corps marchant dans son
chemin. On n'est chez vous qu'une cinquantaine; mais, autour de vous,
dans les bois, il y a autant d'hommes que d'arbres, monsieur le comte!
et faudrait pas nous mépriser parce qu'on vous paraît une poignée. On
est venu ici en confiance...

LE COMTE. Il est inutile de menacer, monsieur; fussiez-vous seul, vous
seriez en sûreté chez moi!

MACHEBALLE. Alors, monsieur le comte, vous allez, je pense, rassembler
vos métayers, vos domestiques et tout le monde de votre paroisse, et
vous viendrez avec nous, pas plus tard que tout à l'heure, donner
l'assaut à la ville de Puy-la-Guerche?

LE COMTE. Non, monsieur, je ne le ferai pas, et je vous prie, je vous
somme au besoin, de vous retirer du district où j'ai le devoir de
commander la garde nationale.

MACHEBALLE, riant. Vous me sommez, au nom de quoi?

LE COMTE. Au nom du roi, monsieur.

MACHEBALLE. Comment donc que vous arrangez ça dans le pays d'ici?

LE COMTE. Dans le pays, on procède comme ailleurs au nom de la
République; mais avec vous j'invoque la seule autorité légitime que je
reconnaisse.

MACHEBALLE. Alors, comment que vous arrangez ça dans votre cervelle?
(Les Vendéens rient.) Comment donc prétendez-vous, au nom du roi,
m'empêcher de servir le roi?

LE COMTE. Chacun entend le service du roi à sa manière. Vous avez
méconnu la sainteté de sa cause en commettant des excès, des cruautés
sans exemple. J'ai fait honneur à ceux qui ont signé votre mandat en
écoutant vos ouvertures, et, maintenant que je les ai entendues, je les
repousse. La guerre que vous faites est un prétexte au pillage et aux
vengeances personnelles. (Murmures des insurgés. Le comte élève la
voix.) Elle me répugne, et je la condamne. Passez votre chemin. Quand un
chef royaliste digne de ce nom paraîtra devant moi, je verrai à
m'entendre avec lui, si je le puis sans trahir le mandat qui m'est
confié. (Murmures des insurgés.)

MACHEBALLE, irrité. Par le saint ciboire! je ne sais pas comment je vous
laisse dire tant de sacriléges! (Il met la main sur ses pistolets. Un de
ses hommes passe devant lui, et le repousse en arrière en lui disant
tout bas: «Assez! tais-toi. Laisse-moi faire!» Cet homme ôte son
chapeau. La Korigane s'écrie: «Saint-Gueltas!» Louise, qui s'est élancée
vers son père menacé, recule avec effroi. Roxane laisse aussi échapper
une exclamation.)

SAINT-GUELTAS. Saint-Gueltas, marquis de la Roche-Brûlée. Il paraît que
mon nom effraye les dames; mais vous, monsieur le comte, peut-être me
ferez-vous l'honneur de m'agréer comme le chef sérieux d'une force
considérable,... à moins que vous ne me jugiez indigne aussi de servir
le roi? C'est possible, si vous proscrivez la peine de mort! Moi,
j'avoue que je n'ai pas encore découvert le moyen de faire la guerre
sans exposer sa vie et sans compromettre celle des autres.

MACHEBALLE. Bien parlé! (Il explique tout bas les paroles de
Saint-Gueltas à quelques paysans bretons qui approchent.)

LE COMTE. Je sais, monsieur le marquis, le respect qui est dû à votre
bravoure, à votre dévouement et à votre habileté; mais vos sarcasmes ne
m'empêcheront pas de réprouver les atrocités de vos triomphes. Vous avez
pu être débordé...

SAINT-GUELTAS, baissant la voix et s'approchant de lui et des femmes.
Débordé! comment ne pas l'être dans une guerre de partisans comme celle
que nous faisons? Nous manquons de chefs, monsieur le comte, et je ne
puis être partout; mais nous commençons à nous organiser. Suivez le bon
exemple, donnez-le à ceux qui hésitent encore, et nos paysans
deviendront des soldats soumis à une discipline; c'est le devoir de tout
bon royaliste et de tout brave gentilhomme.

LE COMTE. Devant de si sages paroles, je ne puis que regretter vivement
les engagements que j'ai pris...

MACHEBALLE, bas, à Saint-Gueltas. Il vous refuse aussi?

SAINT-GUELTAS, bas, à Mâcheballe. Prenez patience. Je vous réponds de
l'emmener! (Haut, au comte.) Puis-je au moins adresser mes offres aux
personnes libres qui vous entourent? (Allant à Raboisson.) Voici un ami
qui ne me reniera peut-être pas?

RABOISSON, lui serrant la main. Non certes; mais tu sers les prêtres,
marquis, et, moi...

SAINT-GUELTAS. Je sais, je sais! (Il fait un signe à Mâcheballe, qui se
retire au fond du salon et jusque dans la pièce du fond avec les
Vendéens.) Mon cher baron, tu peux être tranquille. Je ne suis pas plus
bigot que toi. Je n'ai pas changé! Nous nous servons du mysticisme des
paysans; mais que les gens sages nous secondent, et nous remettrons à
leur place MM. les ambitieux et les démagogues de la soutane.

RABOISSON, bas. Bien... Alors, je grille de te suivre, car je m'ennuie
ici considérablement; mais comment faire?

LE CHEVALIER, bas, à Saint-Gueltas. Moi aussi, monsieur le marquis, je
brûle de vous suivre; mais nous sommes ici en quelque sorte prisonniers
sur parole.

SAINT-GUELTAS. C'est bien simple. Allez ce soir à Puy-la-Guerche, et
laissez-vous faire prisonniers par moi.

LE CHEVALIER. Il vaudrait mieux vaincre les scrupules de M. de Sauvières
et nous emmener tous ensemble.

RABOISSON. Oh! vous ne les vaincrez pas, ses scrupules!

LE CHEVALIER. A moins que sa fille ne nous aide! Elle pense bien, et
elle a de l'ascendant sur lui.

SAINT-GUELTAS. Sa fille?... (Regardant Marie, qui est plus près de lui
que Louise.) Est-ce cette aimable et douce figure, qui ressemble à un
sourire de soleil dans la tempête?

RABOISSON. Non. Celle-ci est mademoiselle Hoche, une orpheline sans nom
et sans avoir, recueillie par la famille. Elle pense mal, mais elle agit
bien.

SAINT-GUELTAS. Qui est celui-ci? (Il montre Stock, qui s'est approché de
lui avec hésitation.)

RABOISSON. Un sous-officier des gardes suisses échappé au massacre,...
M. Stock!

SAINT-GUELTAS, à Stock. Ah!... Et comment avez-vous fait, monsieur
Stock, pour survivre à la journée du 10 août?

STOCK, accent étranger prononcé. J'étais en garnison avec mon bataillon
sur la Loire.

SAINT-GUELTAS. Je veux le croire; mais que faites-vous ici quand votre
place est marquée depuis longtemps dans les rangs de ceux qui vengent la
mort de vos frères?

STOCK, avec dignité. Je vous attendais, monsieur.

SAINT-GUELTAS, lui tendant la main. Voilà une belle et bonne réponse,
monsieur Stock. Je vous enrôle, vous commanderez un détachement. (A
Raboisson montrant la Tessonnière.) Et celui-ci?

RABOISSON, bas. Le plus grand poltron de la terre. Je te défie de le
faire marcher.

SAINT-GUELTAS. Nous allons bien voir. (A la Tessonnière.) Monsieur est
certainement des nôtres?

LA TESSONNIÈRE. Oh! moi, je suis trop vieux pour guerroyer.

SAINT-GUELTAS. Pas plus âgé que M. Stock?

LA TESSONNIÈRE. Ma religion me défend de verser le sang.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, monsieur, vous êtes un serviteur inutile ici. Je
vais vous employer, moi!

LA TESSONNIÈRE. A quoi donc, s'il vous plaît?

SAINT-GUELTAS. J'ai promis, en échange de plusieurs de mes braves tombés
dans les mains des bleus, de rendre un nombre égal de transfuges de la
République. Le nombre n'y est pas, vous le compléterez.

LA TESSONNIÈRE. Vous voulez me faire passer...? C'est m'envoyer à la
guillotine!

SAINT-GUELTAS. C'est vous envoyer au ciel. Choisissez, ou de verser le
sang des scélérats, ou de donner le vôtre à la bonne cause.

LA TESSONNIÈRE, éperdu. Je me battrai, monsieur, j'aime mieux me battre!
(Raboisson rit.)

LE COMTE. Je ne sais si la chose est plaisante, mais je la trouve
arbitraire et cruelle. Quels que soient les pouvoirs de M. le marquis,
je proteste contre toute contrainte exercée dans ma maison.

LOUISE, animée. Je m'y oppose aussi! Monsieur est notre parent, le plus
ancien de nos amis. Il est âgé, infirme. Brave ou non, je le respecte et
je l'aime. Personne ne lui fera violence ou injure tant qu'il me restera
un souffle de vie!

ROXANE, bas, à Louise. Le fait est qu'il agit ici un peu cavalièrement,
le héros!

SAINT-GUELTAS, (allant à Louise, la regarde avec insolence et menace;
tout à coup il se radoucit, et, avec une émotion toute sensuelle, il lui
prend et lui baise la main.) La beauté d'un ange et la fierté d'une
reine! Je vous rends les armes, mademoiselle de Sauvières! Attachez
votre mouchoir à mon bras en guise d'écharpe, je me regarderai comme
votre chevalier, et je sortirai d'ici sans emmener ceux que vous voulez
garder.

LOUISE. Vous me faites des conditions, monsieur? J'ai ouï dire que les
chevaliers n'en faisaient point aux dames.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, exaucez une prière, ne refusez pas de me donner
un brassard; c'est un encouragement dû à un homme qui sera peut-être
mort dans deux heures; car je me bats, moi, de ma personne et corps à
corps, tous les jours et deux fois plutôt qu'une. Voyons, un bon regard,
une douce parole, un gage fraternel que j'emporterais au combat et qui
serait sans doute bientôt rougi de mon sang... Que craignez-vous donc en
me l'accordant? Ce n'est ni votre coeur ni votre main que je vous
demande. Est-ce qu'un homme dans ma position peut songer à enchaîner le
sort d'une femme? Nous ne nous marions plus, nous autres! nous n'avons
plus ni intérêts domestiques, ni joies de famille; nous sommes des
martyrs. Une femme de coeur comme vous doit nous comprendre, nous
estimer et nous plaindre, et, quand nous ne lui demandons qu'une larme
ou un sourire a-t-elle le droit de détourner les yeux avec terreur... ou
dédain?

LOUISE, émue. Eh bien, monsieur, voici mon gage! (Saint-Gueltas
s'agenouille pendant qu'elle le lui attache au bras.) Voyez-y la preuve
de mon enthousiasme pour la foi de mes pères, dont vous êtes le
champion. Il faut que cet enthousiasme soit immense pour me faire
oublier que vos victoires ont été souillées par des crimes!

SAINT-GUELTAS, bas, en se relevant. Aimez-moi, adorable enfant, et je
deviendrai miséricordieux! (Il s'éloigne.)

LA KORIGANE, bas, à Louise stupéfaite et comme éperdue. Ah! il vous a
regardée... il vous a parlé bas... Et voilà que vous l'aimez?

LOUISE. Taisez-vous, laissez-moi!

LA KORIGANE, jalouse. Je vous dis que vous l'aimez, demoiselle. Ce sera
tant pis pour vous, ça! (Louise se réfugie auprès de sa tante.)

RABOISSON, à Saint-Gueltas. La belle Louise n'a pas demandé grâce pour
nous; j'espère que tu ne renonces pas à nous tirer d'ici?

SAINT-GUELTAS, bas. La belle Louise vient de condamner son père à nous
suivre sur l'heure.

RABOISSON. Comment ça?

SAINT-GUELTAS. Parce que, pour emmener l'une, il me faut emmener
l'autre. Comprends-tu?

RABOISSON. J'ai peur de comprendre! Es tu déjà épris de mademoiselle de
Sauvières?

SAINT-GUELTAS. Comme un fou!

RABOISSON. Allons donc!

SAINT-GUELTAS. Quoi d'étonnant? L'amour naît d'un regard, et un regard,
c'est la durée d'un éclair.

RABOISSON. Diable! tu as dit que tu ne te mariais pas, et pour cause!
Mais cette fille est pure, son père est mon ami, et elle est fiancée à
un jeune cousin...

SAINT-GUELTAS. Un cousin, c'est de rigueur. On le fera oublier!

RABOISSON. Il défendra ses droits.

SAINT-GUELTAS. Les armes à la main? Eh bien, on le tuera. Allons au plus
pressé! (Il va au comte.) Monsieur de Sauvières, votre adorable fille
m'a donné une bonne leçon. Je suis devenu un sauvage dans cette guerre
sauvage; il faut pardonner à la rudesse de mes manières. Ces messieurs
(montrant Stock, le chevalier et Raboisson) m'ont déjà fait grâce; ils
viennent avec moi de leur plein gré.

LE COMTE. Alors, c'est de leur plein gré qu'ils me rangent sur la liste
des traîtres et m'envoient à la mort?

RABOISSON. Nous prendrons de telles précautions, que vous ne serez pas
compromis.

LE CHEVALIER. Moi, je rougis de ce que vient de dire M. de Sauvières!

LE COMTE. Monsieur...

LE CHEVALIER. Oui, monsieur, je ne comprends pas que vous persistiez
dans votre fidélité à l'infâme République!

LE COMTE. L'infâme République?... Elle a guillotiné vos frères, je le
sais; mais des hommes plus humains vous ont permis de trouver chez moi
un refuge; c'est donc à des républicains que vous devez la vie. Il ne
fallait pas accepter cela, car à présent vous ne pouvez pas l'oublier.

SAINT-GUELTAS, bas, à Raboisson, pendant que le comte et le chevalier
discutent vivement. Trop de principes! cet homme-là n'est bon à rien.

RABOISSON. Laissons-le, emmène-nous de force.

SAINT-GUELTAS. Je ne veux ni ne peux le laisser! mes gens
s'impatientent...

MACHEBALLE, qui s'est approché, à Saint-Gueltas. Eh bien, mille
tonnerres du diable! ça va-t-il bientôt finir, tout ça?

SAINT-GUELTAS. Il faut employer les grands moyens. Nos camarades
arrivent-ils?

MACHEBALLE. Ils sont là, dans la cour.

SAINT-GUELTAS. Qu'ils montent l'escalier! et n'oublie pas l'homme
habillé de toile.

MACHEBALLE. N'ayez peur! (Il sort.)

ROXANE, approchant de Saint-Gueltas. Mon frère est un trembleur, ma
nièce une enfant qui s'est fait prier pour un simple mouchoir! Moi, je
vous broderai une écharpe de satin blanc avec des fleurs de lis en or.

SAINT-GUELTAS. De l'or sur nos vêtements? Il en faudrait bien plutôt
dans nos caisses, madame!

ROXANE. Je suis demoiselle, monsieur!

SAINT-GUELTAS. Alors, pardon! Vous ne pouvez rien pour nous.

ROXANE. Si fait! je suis majeure!

SAINT-GUELTAS, ironique. Vraiment? Je ne l'aurais pas cru!

ROXANE, à part. Allons, il est charmant! (Haut.) J'ai dans une petite
bourse deux mille écus en or au service du roi.

SAINT-GUELTAS. Ce serait de quoi donner des sabots à nos gens qui vont
pieds nus dans les épines.

ROXANE. Pauvres gens! je cours vous chercher mon offrande. (Elle sort en
faisant signe à Marie, qui la suit.)

SAINT-GUELTAS, à Raboisson, qui a entendu leur colloque. Elle a des
économies?...

RABOISSON. Et le coeur sensible!

SAINT-GUELTAS. Bien, ma bonne femme! tu viendras avec nous, alors!

MÉZIÈRES, bas, au comte. Ils arrivent par centaines, monsieur! Il en
vient de tous les côtés sans qu'on les ait vus approcher; c'est comme
s'ils sortaient de dessous terre.

LE COMTE. Pourvu qu'ils ne pénètrent pas dans la cour du donjon!

MÉZIÈRES. Il n'y a pas de risque. J'ai mis ces pauvres bourgeois sous
clef, et ils se tiennent cois. Ils ont grand'peur.

LE COMTE, regardant vers la salle du fond et voyant entrer de nouveaux
groupes. Les insurgés entrent jusqu'ici?

MÉZIÈRES. Ils n'ont pas l'air de menacer, mais ils ne demandent pas la
permission. Et puis il y a les gens de la paroisse qui se rassemblent
autour des murailles et qui ont l'air de vouloir s'insurger aussi.

LE COMTE, allant à Saint-Gueltas et lui montrant la salle du fond, d'un
ton de reproche. Ceci a l'air d'une invasion, monsieur le marquis; je
n'ai pas coutume de recevoir si nombreuse compagnie dans les
appartements réservés aux dames.

SAINT-GUELTAS, qui a été vers l'autre salle. Ce sont des amis, de chauds
amis, monsieur le comte. Ils viennent d'emporter le bourg du Jardier, et
ils rejoignent ici leurs chefs afin de prendre les ordres pour ce soir.

LE COMTE. Les ordres... c'est d'attaquer ce soir Puy-la-Guerche?

SAINT-GUELTAS. Que vous comptez défendre? Libre à vous, monsieur le
comte! Si vous voulez rejoindre votre poste, un mot de moi va vous
ouvrir loyalement les rangs de ceux que vous acceptez pour ennemis;
mais, avant de prendre une détermination aussi grave, réfléchissez
encore un instant, je vous en supplie!

LE COMTE, haut. Et vous attendiez l'arrivée de ces nombreux témoins pour
donner plus d'importance à ma réponse?

SAINT-GUELTAS. Je ne le nie pas, monsieur le comte; le temps des
ambiguïtés de langage et de conduite est passé. Il y a un an et plus que
nous préparons tout pour une guerre en règle, à laquelle la guerre de
partisans a servi jusqu'ici de préambule. Elle éclate maintenant sur
tous les points de la Vendée. Jusqu'ici, l'argent nous a suffi pour nous
organiser. Ceux qui combattent comme moi y ont jeté leur fortune entière
avec leur vie. Ceux des gentilshommes qui n'ont pas voulu payer de leur
personne nous ont donné une année de leur revenu.

LE COMTE, élevant la voix. Moi, monsieur, j'en ai donné deux, et je l'ai
fait volontairement.

SAINT-GUELTAS. Personne ne l'ignore, et c'est cette noble libéralité qui
rend votre position fausse et impossible à soutenir. Vous ne pouvez
payer les frais de la guerre contre vous-même. D'ailleurs, ces généreux
sacrifices, ces utiles secours, ne suffisent plus. Il faut des bras à la
sainte cause, des bras nouveaux et des coeurs éprouvés. Il faut des
soldats, il faut des officiers surtout. Vous avez servi, vous avez des
talents militaires; vous êtes encore jeune et robuste, vous disposez
d'anciens vassaux aujourd'hui vos métayers et vos serviteurs dévoués,
lesquels, nous le savons, ne demandent qu'à marcher sous vos ordres.
Écoutez! écoutez-les qui vous réclament. (On entend au dehors des
clameurs et des cris de «Vive le roi!») Le moment est donc venu. Nous
voici sur vos terres avec une apparence _d'invasion_ qui vous délie de
vos promesses à la bourgeoisie. Nous ouvrons nos rangs avec respect pour
vous faire place. Entrez-y, c'est aujourd'hui qu'il le faut ou jamais!

LE COMTE, entraîné, faisant un pas. Eh bien... (Il s'arrête en trouvant
Mâcheballe devant lui.)

MACHEBALLE, faisant assaut de popularité avec Saint-Gueltas et voulant
se targuer d'avoir décidé le comte. Oui, Sacrebleu! c'est aujourd'hui!
ça n'est pas demain! Il y a assez longtemps que les nobles font trimer
nos sabots pour ménager leurs escarpins, et le sang que nous avons perdu
l'an passé, il l'ont regardé benoîtement couler sans se déranger de
leurs chasses, galanteries et ripailles! On a assez de ça! Croyez-vous
qu'on va se battre toute la vie comme des chiens pour rétablir vos
priviléges? Non, par la peau du diable! on n'a plus qu'un intérêt, qui
est aussi bien le vôtre que celui du paysan. C'est que la monarchie soit
rétablie avec l'abolition des dîmes, de la milice, des tailles, et qu'on
nous rende nos couvents, nos bons prêtres et nos fêtes. On s'était tous
réconciliés en 89. Faut y revenir! Faut que le seigneur fasse ce qui est
le bien du paysan, et, puisque le paysan veut venger son roi et son
Dieu, faut que le noble se batte comme nous autres, que ceux qui sont en
retard se dépêchent et fassent sonner le tocsin de leurs paroisses, ou
bien on le sonnera nous-mêmes, et on mettra le feu aux maisons des
feugnans; ça y est-il, vous autres! (Cris et clameurs des insurgés qui
envahissent le salon. Saint-Gueltas va vers eux avec une autorité
irrésistible et les fait reculer.)

LE COMTE, avec énergie. Devant les menaces, vous comprenez, monsieur le
marquis, que je dis non, non, trois fois non! Je mets les femmes de ma
maison sous la sauvegarde de votre honneur, et je vais à Puy-la-Guerche!
(Aux insurgés.) Arrêtez-moi, si vous l'osez!

SAINT-GUELTAS. Personne ne l'osera... Mais un moment encore... Quelqu'un
veut vous parler. (Aux insurgés.) Silence! (Bas, à Mâcheballe.) L'homme
en toile!

MACHEBALLE. Le voilà! (Il fait sortir du groupe derrière lui un jeune
paysan breton habillé de toile bise de la tête aux pieds, les cheveux
longs, l'air doux, étonné.)

LA KORIGANE, s'écriant. Tiens, Cadio! (Cadio jette un regard indifférent
sur elle et présente au comte une quenouille ornée de rubans roses.)

LE COMTE, surpris. Que me voulez-vous?

CADIO, simplement. Moi, monsieur? Rien! on m'a dit de vous donner cette
chose-là, je vous la donne.

RABOISSON, voulant prendre la quenouille. Tu t'es trompé, mon ami, c'est
pour ces dames!

CADIO, défendant la quenouille. Non pas, non pas! On m'a dit: «Donne la
quenouille à ce monsieur;» je fais ce qu'on m'a commandé.

LE COMTE, prenant la quenouille. Qui vous a commandé cela?

CADIO, montrant Sapience, qui s'est mis à la tête du groupe. Il est
habillé en paysan. Dame, c'est lui! je ne le connais pas plus que les
autres.

LE COMTE, à Sapience. Approche donc, misérable, que je te brise ton
présent sur la figure!

SAINT-GUELTAS, le retenant et riant sous cape. Arrêtez, monsieur, c'est
notre...

SAPIENCE, l'air inspiré et emphatique. Inutile de le dire, M. le comte
voit bien que je tends la joue!

LE COMTE, le regardant avec surprise. Un paysan... le fouet en
bandoulière, le sac à farine sur l'épaule... J'y suis! c'est le signe de
ralliement adopté par des hommes dont le ministère de paix et de charité
s'accorde mal avec de pareilles provocations! Je respecte votre
caractère, monsieur, et c'est à ceux qui emploient un personnage
inviolable pour m'adresser le plus sanglant outrage que je renvoie le
reproche de lâcheté. Est-ce vous, monsieur le marquis de la
Roche-Brûlée?

SAINT-GUELTAS. Non, monsieur, je vous aurais présenté le défi moi-même.
C'est le conseil de l'armée catholique qui, malgré moi, a chargé M.
le... M. Sapience, nous l'appelons ainsi, de vous offrir, en cas de
refus...

LE COMTE (montrant Cadio.) Et celui-ci... est-ce aussi un ministre?...

SAPIENCE. Non; c'est un pauvre idiot que nous avons ramassé sur les
chemins et qui ne sait ce qu'il fait. Ne lui en veuillez pas. Aucun de
nous ne se fût senti le courage d'infliger en personne un châtiment
aussi cruel à un homme jusqu'ici respectable et pur; mais les ordres
étaient formels, et je devais obéir à mon évêque.

LE COMTE. Quel évêque? Son nom!

SAPIENCE. Monseigneur l'évêque d'Agra.

RABOISSON, bas, à Saint-Gueltas. Qu'est-ce que c'est que ça? un évêque
de ta façon?

SAINT-GUELTAS, bas. Ça fait très-bien. Silence! (Au comte qui tient
toujours la quenouille.) Eh bien, vous la gardez, monsieur le comte?
C'est trop d'héroïsme et de fierté!

LOUISE, tremblant de colère. Oh! oui, mon père, c'est trop!

LE COMTE, vaincu par l'élan de sa fille. Je devrais pousser jusque-là le
respect de ma parole; mais ce serait rompre avec ma religion, et Dieu me
délie! (Il place la quenouille dans une panoplie au-dessus de la
cheminée et s'adresse à Louise.) Nous laisserons cela ici, ma fille, et,
si Henri revient, il verra l'humiliation que j'ai subie avant de me
décider à rompre vos fiançailles. Il sert la République, lui, et il la
sert de bonne foi. Il apprendra qu'il n'y a plus d'accord possible entre
les partis; on l'a dit ici tout à l'heure, il n'y a plus d'avenir, plus
de repos, plus de liens de coeur, plus de famille! Ah! Louise! que
vas-tu devenir, mon enfant!

LOUISE. Vous partez, mon père? (Montrant les insurgés.) Avec eux?

LE COMTE, à Saint-Gueltas. Oui, me voilà. Laissez-moi m'occuper d'un
refuge pour ma famille.

LOUISE. Je vous suivrai, ma place est auprès de vous!

SAINT-GUELTAS, avec un cri de joie. Vive mademoiselle de Sauvières!
(Tous crient en agitant leurs chapeaux. Cadio reste isolé et regarde
Louise sans crier.)

MACHEBALLE, le secouant. Crie donc aussi, sauvage!

SAPIENCE, à Mâcheballe. Laissez-le donc, c'est un fou! (Ils vont au fond
et parlent avec les autres.)

LA KORIGANE, à Cadio, qui regarde toujours Louise. Eh bien, Cadio?
Cadio! est-ce que tu ne me reconnais pas?

CADIO. Toi? Si bien!

LA KORIGANE. Et voilà tout ce que tu me dis? Tu ne t'es donc pas fait
prêtre?

CADIO, sortant comme d'un rêve. Ah! oui, bonjour! (Il s'en va.)

LA KORIGANE. Il a l'esprit tout à fait dérangé! Pauvre Cadio!

SAINT-GUELTAS, aux fond, aux insurgés. Allons, mes gars, gagnez les
bois, je vous suis. (Montrant le comte et ses amis.) Nous vous suivons
tous! Je vous l'avais bien dit, que personne ne resterait céans! Non,
personne en Vendée ne se croisera plus les bras quand Dieu et le roi
commandent.

TOUS, criant. Vive le roi et Saint-Gueltas!

SAINT-GUELTAS. Non, non: vive le roi et Sauvières!

TOUS, sortent en criant. Vive Sauvières et Saint-Gueltas! (Le chevalier,
électrisé, sort avec eux. Stock fait de même.)

SAINT-GUELTAS, à Mâcheballe resté le dernier. Monte la tête aux gens de
la paroisse! Il ne faut pas que Sauvières se ravise!

MACHEBALLE. N'ayez peur! on leur z'y chauffera le sang! (Il sort.)



SCÈNE VIII.--SAINT-GUELTAS, LE COMTE, LA TESSONNIÈRE, RABOISSON. (On
entend encore au dehors les cris de «Vive Sauvières et Saint-Gueltas!»)


SAINT-GUELTAS, (à Louise.) Vous l'entendez, nos deux noms ne font plus
qu'un seul cri de guerre. (Au comte.) Vous feriez bien, monsieur le
comte, de vous montrer à notre campement. Vos cheveux blancs et la
présence de mademoiselle de Sauvières enflammeraient l'ardeur de nos
gens. C'est de l'enthousiasme, c'est du prestige qu'il faut à ces âmes
simples!

LE COMTE. Monsieur le marquis, vous n'obtiendrez pas que je me porte
avec vous à l'attaque de Puy-la-Guerche. C'est assez d'abandonner cette
malheureuse ville, je ne vous la livrerai pas. Vous avez ma parole.
Dites-moi en quel lieu et quel jour j'aurai à vous rejoindre après que
vous aurez fait ce coup de main.

SAINT-GUELTAS. Ce ne sera pas long, nous ne gardons pas les pays
conquis; nous portons la terreur et le châtiment de ville en ville. Ce
soir, nous surprenons Puy-la-Guerche; demain, nous serons à Buzanays.

LE COMTE. J'y serai aussi.

SAINT-GUELTAS. Il faudrait vous mettre en route sur-le-champ...
autrement, les républicains viendront s'opposer à votre départ.

LE COMTE, tristement. C'est-à-dire à ma fuite! Je fuirai, monsieur, et
sans tarder!

SAINT-GUELTAS, bas, à Louise. Vous ne craignez pas que votre père ne
revienne sur sa décision? Elle lui coûte beaucoup!

LOUISE. Vous avez sa parole... et la mienne! A demain, monsieur!

SAINT-GUELTAS, tendrement. A demain! (à part) ou à tout à l'heure!

LE COMTE, le saluant. Au revoir, monsieur le marquis!

SAINT-GUELTAS. Au revoir, monsieur le comte! (Il le salue profondément,
regarde Louise avec passion, baise le brassard et se retire en faisant
signe à Raboisson, qui le suit.)

LE COMTE, à Mézières. Fais tout préparer pour le départ. Il faut que
nous soyons hors d'ici dans une heure. (Mézières sort.)

LA TESSONNIÈRE. Dans une heure! vous n'aurez pas le temps d'emporter vos
meubles. Songez donc que les républicains viendront piller ici dès
qu'ils sauront la folie que nous faisons!

LE COMTE. Ils feront peut-être pis!--Ah! ma fille! dis adieu à ton
berceau!

LOUISE. Je suis résignée à tout, mon père! J'ai tout prévu; et
pardonnez-moi la fièvre de joie que je ressens. Enfin vous voilà rendu à
vous-même! (Elle l'embrasse.) Nous ne ferons plus qu'une âme et un
coeur...

LE COMTE. Et Henri!... tu ne songes pas à lui?

LOUISE. Votre exemple le décidera. En apprenant vos dangers, il accourra
pour vous couvrir de son corps... S'il ne le faisait pas, je le
mépriserais!... Ah! c'est Dieu qui le veut, allez! Partons, partons! je
vais donner des ordres.

LA TESSONNIÈRE. Songez à une voiture... On me permettra bien de marcher
avec les femmes... pour les défendre?

LOUISE. Je monterai à cheval, mon ami; vous, vous irez en voiture avec
ma tante.

ROXANE, entrant. Où donc?

LOUISE. A la guerre! Réjouissez-vous, nous servons le roi! nous nous
sommes déclarés, nous partons!

ROXANE. Ah! vive-Dieu! embrassez-moi, mon frère! Oui, oui! la guerre, le
mouvement, la poudre, le danger, le triomphe! Vous serez généralissime
en Vendée, et maréchal de France quand le roi sera proclamé.

LE COMTE. Tâchez de garder vos illusions, ma soeur, et de ne pas perdre
la tête au premier revers!

ROXANE. Bah! le courage n'est pas nécessaire quand tant de braves gens
en ont à notre place! La France entière va se lever. Toute l'Europe est
avec nous. Dans un mois, dans six semaines peut-être, le jeune roi sera
aux Tuileries,--et nous aussi.--Quand partons-nous?

LE COMTE. Sachons d'abord où vous irez. En Bretagne, on est redevenu
tranquille...

LA TESSONNIÈRE. Ah! on est tranquille par là?

ROXANE. Mais je ne veux pas être tranquille, moi! Je veux me battre, je
serai Jeanne d'Arc, et Saint-Gueltas sera mon Dunois, mon aide de camp.

LE COMTE. Prenez garde que Saint-Gueltas ne devienne trop votre général,
ma soeur, et songez à gagner Guérande, où nous avons des parents.

ROXANE, Mézières rentre. Guérande? Soit! C'est une bonne ville, une
place de guerre imprenable, où tout le monde pense bien. On se voit
beaucoup; Louise, il faudra emporter de la toilette.

LE COMTE. N'emportez rien. Vos femmes vous rejoindront avec vos effets.
Vous partez sans bruit dans cinq minutes.

ROXANE. Dans cinq minutes! faite comme me voilà!

LE COMTE. Croyez-vous aller à une partie de plaisir?

ROXANE. Mais...

LE COMTE. Il le faut, et je le veux!

ROXANE. Allons! pour le roi, je suis prête à tous les sacrifices. Je
sortirai en robe d'indienne!

LE COMTE, bas. Prenez de l'argent. (A la Tessonnière, qui reste comme
hébété.) Allons, préparez-vous, mon ami! (Roxane sort.)

LA TESSONNIÈRE. Oui, oui, certainement! mais... où coucherons-nous ce
soir?

LE COMTE. Où vous pourrez. Vous gagnerez vite le pays insurgé. Mézières
saura vous diriger.

LA TESSONNIÈRE. Mais souper! où soupera-t-on?

LE COMTE. Nulle part; vous achèterez du pain en courant.

LA TESSONNIÈRE. Oh! mon Dieu, c'est le martyre, je le vois bien!

LOUISE. Allons, allons, du courage, mon ami!

LA TESSONNIÈRE, sortant. C'est le martyre, je vous dis que c'est le
martyre! (Il sort.)

LE COMTE. Toi, Louise...

LOUISE. Moi, je ne vous quitte pas.

LE COMTE. Tu le veux! Aurais-je du courage en te voyant partager mes
souffrances?

LOUISE. Je ne souffrirai de rien, pourvu que je ne vous quitte pas.

LE COMTE. Ah! si Henri était là!... Mais je ne puis te confier à ma
soeur et à la Tessonnière; ce sont deux enfants!... (A Mézières, qui
entre.) Tout est prêt?

MÉZIÈRES. Oui, monsieur le comte, mais je crains qu'aucun de nous ne
soit libre d'aller où vous le souhaitez.

LE COMTE. Comment cela?

MÉZIÈRES. Vos paysans sont comme des septembriseurs! Ils veulent marcher
à Puy-la-Guerche; ils disent que vous n'irez pas ailleurs aujourd'hui.

LE COMTE. En vérité? Ils sont fous! Mais qui vient là? (Il fait signe à
Louise, qui rentre dans son appartement.)



SCÈNE IX.--Les Mêmes, le Moreau, entrant; MÉZIÈRES, sortant.


LE MOREAU. C'est moi, monsieur! D'où vient que, depuis une heure, nous
sommes retenus prisonniers dans la cour de votre donjon?

LE COMTE. C'était pour votre sûreté, messieurs. Ignorez-vous ce qui se
passe?

LE MOREAU. J'ignore ce qui s'est passé entre les brigands et vous; mais
je sais que, quand ils sont entrés ils n'étaient qu'une vingtaine, et
qu'avec vos gens vous pouviez les écraser. Vous les avez laissés se
réunir chez vous, et ils en sont sortis en criant: «Vive Sauvières et
Saint-Gueltas!»

LE COMTE, blessé. Que ne leur imposiez-vous silence, vous?

LE MOREAU. Entouré de gens à demi morts de peur, certain d'être trahi
par vous, que pouvais-je faire?

LE COMTE. Trahi? Vous ai-je livré?

LE MOREAU. Alors, expliquez-vous, monsieur; je ne me contenterai pas de
réponses évasives.

LE COMTE. Vous le prenez bien haut, monsieur; vous oubliez...

LE MOREAU. Je n'oublie pas que je suis chez vous, et que vous pouvez me
faire jeter par les fenêtres comme faisaient vos bons aïeux quand les
petits gens de ma sorte se permettaient de raisonner. Ce n'est pas Rebec
et ses pareils qui me défendraient, ils sont cachés sous les bottes de
paille de vos greniers; mais, quoi qu'il arrive, je ferai mon devoir; il
me faut la vérité, et je vous somme de me la dire.

LE COMTE, irrité. Vous me sommez... (Devant la courageuse attitude de Le
Moreau, il se trouble et il se tord les mains en silence.)

LE MOREAU. Eh bien, monsieur?

LE COMTE. Eh bien!... il est vrai, je me sépare de vous.

LE MOREAU. Au moment du danger?

LE COMTE. Le danger est égal de part et d'autre, et, d'ailleurs...

LE MOREAU. Ne répliquez pas, monsieur, la vérité vous écrase. Ah! la
noblesse! voilà comme toujours la récompense de nos alliances avec elle,
de notre confiance dans ses protestations de civisme, de notre
engouement imbécile pour ses détestables séductions! C'est ainsi que,
spéculant sur notre candeur, elle nous berne et nous crache au visage!
Ah! bourgeois, pauvres dupes, pauvres sots que nous sommes! nous
méritons bien ce qui nous arrive. Ceci servira de leçon à quelques-uns,
j'espère; mais ceux de nous qui vous eussent épargnés vont devenir
atroces d'indignation et de vengeance: ce sera vous qui l'aurez voulu,
messieurs les traîtres! Malheur à vous! nous accepterons le règne de la
terreur plutôt que votre amitié perfide. Pour ma part, je sors d'ici en
secouant la poussière de mes pieds, comme d'un lieu maudit où le canon
républicain fera bien de ne pas laisser pierre sur pierre. (Il sort.)

LE COMTE. Insolent!... non, honnête homme! O mon Dieu! qu'ai-je fait? et
où m'entraîne le point d'honneur? (On entend des cris et le tocsin.) Que
se passe-t-il? le tocsin, sans mon ordre? (Un coup de fusil très près.
Louise entre, venant de l'intérieur. Elle est en costume d'amazone.)
Louise, qu'est-ce que cela?

LOUISE. Je ne sais pas. (Elle va à la fenêtre.)

LE COMTE, (l'en retirant convulsivement). Ne reste pas là, va-t'en! (Il
va pour sortir.--Le Moreau, sanglant, blessé à la figure, paraît au fond
de la seconde salle; il élève son chapeau en l'air et crie: «Vive la
nation!» et «Vive la République!» Un second coup de fusil, partant de
l'escalier, l'atteint en pleine poitrine. Il tombe mort sur le seuil. On
entend crier sur l'escalier: «A bas le municipal!»)

LE COMTE. Ah! les misérables! (Il s'élance, l'épée à la main, sur ses
paysans qui paraissent au fond, armés de fusils et de faux. Mézières se
précipite à sa rencontre et le force à reculer en le couvrant de son
corps.)

MÉZIÈRES. Arrêtez! ils sont furieux, ils ne se connaissent plus! (Louise
aussi s'est élancée au-devant des paysans, qui s'arrêtent devant elle.)

LOUISE, aux paysans, montrant le cadavre de Le Moreau. Malheureux que
vous êtes! Cent contre un! c'est odieux! c'est lâche!

LE COMTE, exaspéré. Assassins! vous êtes des assassins! (Les paysans
s'arrêtent consternés, quelques-uns emportent Le Moreau.) Ah! ma fille,
voilà ce que c'est que la guerre civile! et tu la désirais! (Il tombe
sur un siége, suffoqué.)

LOUISE. Mon père, il faut s'y jeter pour contenir ceux qui déshonorent
la cause! C'est le devoir, vous le voyez bien!

LE COMTE, se relevant avec énergie. Oui, contenir et châtier! (Aux
paysans.) Qui a fait cela? qui a assassiné chez moi?

PLUSIEURS PAYSANS. C'est pas moi!--Ni moi!--Ni moi!

LE COMTE, à Tirefeuille qui paraît, le fusil à la main. Est-ce toi,
coquin?

TIREFEUILLE, farouche. Oui, c'est moi! Après?

LE COMTE. Et qui encore?

TIREFEUILLE, montrant un camarade. Y a lui, La Mouche; on a tiré chacun
son fusil. On n'est pas dans les maladroits.

LE COMTE, le prenant au collet avec vigueur. A moi, vous autres!
Honnêtes gens, qui n'avez pu empêcher cette infamie, prenez-moi ces deux
brutes et jetez-les au cachot. Je les abandonne à la vengeance de nos
ennemis! (Les paysans font un mouvement pour obéir et s'arrêtent.
Mézières tient Tirefeuille en respect.)

UN PAYSAN. Oui... mais... dites donc, monsieur le comte, faut pourtant
savoir si vous êtes pour ou contre nous!

LE COMTE. Je suis votre capitaine et je vous mène à la guerre pour le
roi et la religion.

TOUS. Vive notre capitaine, et en route!

TIREFEUILLE et LA MOUCHE. Oui, oui, en route, et tout de suite!

LE COMTE, les montrant aux autres paysans. Ces deux hommes au cachot
d'abord, ou, devant vous, je me brûle la cervelle!

LES PAYSANS. Oh!... pourquoi ça?

UN PAYSAN. Oui, pourquoi, monsieur le comte?

LE COMTE, exalté. Parce que, si je ne suis pas obéi, je vais faire avec
vous une guerre de démons, et non une guerre de chrétiens! J'aime mieux
mourir que de vous conduire à la damnation éternelle!

LE PAYSAN. Il a raison... oui, oui... c'est vrai, ça!

TOUS. Oui, oui, vive Sauvières!

LE PAYSAN. Vive la religion! au cachot les assassins!

TOUS, s'emparant de Tirefeuille et de La Mouche. Au cachot! Vive
Sauvières et la religion! (Ils sortent.)

MÉZIÈRES. Tout est prêt, monsieur le comte; il faut monter à cheval. Je
vais vous habiller.

LE COMTE, à Louise, qui s'est jetée dans ses bras. Ah! Louise, quel
commencement et quel présage! Le seuil de ma maison est souillé du sang
innocent; j'ai mérité de le franchir pour la dernière fois! (Il sort par
l'intérieur, Mézières le suit.)



SCÈNE X.--LOUISE, MARIE, entrant.


LOUISE, se jetant dans ses bras. Ah! où étais-tu? Chère Marie, je suis
brisée!

MARIE. Je sais tout, je me suis hâtée de faire vos préparatifs et les
miens.

LOUISE. Les tiens? Tu retournes dans ta famille?

MARIE. Quand vous avez besoin de moi? A quoi songez-vous, Louise?

LOUISE. Vraiment? Ah! brave fille!... Mais c'est impossible, tu n'es
royaliste ni par situation ni par croyance. Tu ne peux pas renier tes
parents, ton milieu, ton opinion pour venir partager nos périls, nos
revers peut-être!

MARIE. Ma famille, qui se réduit à une vieille tante et à un frère
infirme, a vécu du travail que votre amitié m'a procuré chez vous. Une
petite pension vient de leur être accordée à la considération d'un
cousin que nous avons sous les drapeaux et qui sert bien la République.
Moi, je suis libre, je n'ai besoin de rien, et je vous servirai mieux
qu'une femme de chambre, si dévouée qu'elle soit.

LOUISE. Toi, me servir?...

MARIE. Oui, moi, car ce ne sont plus seulement des soins matériels qu'il
vous faut; c'est une amitié à l'épreuve de tout, c'est du courage pour
soutenir le vôtre, c'est en un mot ce que l'on ne peut ni exiger ni
obtenir pour de l'argent, mais ce qu'on doit accepter d'un coeur
reconnaissant, sous peine de l'offenser en doutant de lui!

LOUISE. Ah! chère amie, viens, alors! oui, avec toi je serai capable de
tout supporter! Ah! que j'ai besoin de toi! Mon âme est déjà éperdue, je
tremble d'avoir mal conseillé mon père;... mais il est trop tard, il
faut partir ou l'abandonner à la vengeance des républicains. (A la
Korigane, qui entre.) Eh bien, ma tante? est-elle prête?

LA KORIGANE. Elle est déjà en voiture avec le vieux monsieur, et votre
cheval est en bas, qui s'impatiente.

LOUISE, regardant à la fenêtre. Mais ce n'est pas là mon cheval.

LA KORIGANE. Celui qui le tient vous en a trouvé un meilleur.

LOUISE. Celui qui le tient? qui donc?

LA KORIGANE. C'est Saint-Gueltas, pardi! ne faites donc pas semblant...

MARIE, à Louise, bas. Ne répondez pas à cette folle. Je monterai votre
cheval. Acceptez celui qu'on vous offre, puisqu'il est meilleur.

LOUISE, à la Korigane. Dites à mon père que je l'attends en bas. (Elle
sort avec Marie.)

LA KORIGANE. Oui, oui, marche! Où le cheval ira, il faudra que tu
ailles, et où Saint-Gueltas te conduit, il faudra bien que ton père te
suive! Il a gagné son pari, Saint-Gueltas! La fille lui plaît. Et moi...
il ne m'a pas seulement regardée!... Qu'est-ce que je vais devenir à
présent? Voyons, si je peux retrouver Cadio! (Elle sort.)




DEUXIÈME PARTIE

Fin de l'été, 1793.--La salle à manger du château de Sauvières. La
grande porte du fond est ouverte sur le parc, dont la grille porte cette
inscription: PROPRIÉTÉ NATIONALE.



SCÈNE PREMIÈRE.--REBEC est attablé avec MOUCHON et CHAILLAC; MADELON et
JAVOTTE, servantes de Rebec les servent. Flambeaux allumés, il fait nuit
dehors. La table est richement servie.


MOUCHON. Brrr!... La nuit est noire... et pas chaude, savez-vous?

REBEC, avec dignité. Javotte, allumez la cheminée! Madelon, fermez les
portes.

CHAILLAC, d'un ton impératif et militaire. Allumez ce que vous voudrez,
mais ne fermez rien. Dans ma position, la surveillance est de rigueur.

REBEC. Vous avez raison, commandant! Buvons pour nous réchauffer. Avec
ce bon vin-là, on ne craint pas les surprises. Ça vous enflamme le
coeur... J'ai envie de chanter!

CHAILLAC. Chantez, monsieur le gardien du séquestre, chantez!
Chantez-nous la prise de la Bastille.

REBEC. Justement, c'était mon idée! (Il chante sur l'air _O ma tendre
musette_.)

      O jour immémorable[2]
      Où nous devions périr,
      Sans un trait admirable
      Fait pour nous secourir!
      Des fastes de l'histoire
      Tu seras l'ornement.
      France, chante victoire.
      En cet heureux moment.

          (Les deux autres reprennent le refrain.)

      Éli, rempli de zèle,
      Brave officier français!
      La couronne immortelle
      Est due à ton succès.
      Au bout de ton épée
      Conserve cet écrit
      Qui fait ta renommée
      Que chacun applaudit.

      Cette affreuse Bastille
      N'existe déjà plus.
      D'ardeur chacun pétille...

Permettez,... j'oublie!

      Fuis, honteux esclavage...

[Note 2: Chanson textuelle, historique.]

MOUCHON, bâillant. Ah bah! compère, tu t'embrouilles et tu chantes faux!
Et puis la prise de la Bastille, c'est vieux! On a dépassé tout ça!

CHAILLAC. Permettez, permettez, citoyen Mouchon. Dépasser la prise de la
Bastille n'est pas aisé. Il n'y a rien de si grand dans l'histoire!

MOUCHON. Je ne veux pas vous dire non, vous en étiez.

REBEC. Oui, il en était, lui, et je porte la santé d'Harmodius Chaillac,
ci-devant vainqueur de la Bastille!

CHAILLAC. Comment ci-devant? ci-devant vous-même!

REBEC. Pardonnez, j'ai la langue un peu épaisse. Je dis le brave
Chaillac, vainqueur de la ci-devant Bastille et commandant actuel de
l'héroïque garde nationale de Puy-la-Guerche, élu sur le champ de
bataille, il y a quatre mois, en remplacement du traître Sauvières,
passé à l'ennemi. En voilà, des titres de gloire!

CHAILLAC, trinquant. Merci; à la vôtre! Mais la modestie me force à dire
que la défense de Puy-la-Guerche n'est pas un fait d'armes comparable à
la prise de la Bastille, et que, si M. Sauvières, le ci-devant comte, ne
se fût interposé entre nous et les royalistes...

MOUCHON, aviné. Et moi, je vous dis... je vous dis que si! La Bastille,
c'était la Bastille. Y avait du monde, y avait tout Paris pour prendre
ça, tandis que notre ville, nous n'étions pas seulement deux cents
hommes armés contre des mille et des mille brigands!

CHAILLAC. Vous n'en savez rien. Vous n'y étiez pas!

MOUCHON. Je n'y étais pas, je n'y étais pas... Ça vous plaît à dire!

REBEC. Allons, compère Mouchon, faut pas tergiverser; nous n'y étions
pas!

CHAILLAC. Vous étiez ici avec bien d'autres, et vous vous cachiez!

REBEC. Comme des imbéciles que nous sommes,--que nous étions! pensant
que le Sauvières était pour nous, tandis que l'oppresseur nous tenait
dans les fers et nous livrait aux sicaires royalistes.

CHAILLAC. Il ne faut rien exagérer, c'est inutile. Le citoyen Sauvières
n'était pas oppresseur, et il ne vous a pas livrés, puisqu'on vous a
retrouvés ici sains et saufs le lendemain de la chasse que nous avons
donnée à l'avant garde de Saint-Gueltas!

MOUCHON. Grande action, action sublime, commandant Chaillac, et qui
burine votre nom au frontispice de la renommée!

CHAILLAC. Oui, oui, vous me flattez pour que je ne vous reproche pas
votre couardise! Si vous aviez eu un peu de coeur au ventre, ce jour-là,
on n'aurait pas massacré sous vos yeux ce malheureux Le Moreau.

REBEC. Commandant, les portes étaient fermées entre nous et ce forfait
exécrable.

CHAILLAC. Il fallait les enfoncer! Celles de la Bastille étaient plus
solides! Pauvre municipal! un homme de coeur, celui-là, et qui parlait
bien!

REBEC. Un peu emphatique.

MOUCHON. Ah! il était empha... Comment dites-vous?

REBEC. Je maintiens le mot, il s'écoutait parler, c'était son défaut! Il
aura fait des phrases au vieux Sauvières,--ça l'aura ennuyé...

CHAILLAC. Qu'est-ce que vous dites donc? Vous donneriez à penser que
Sauvières a ordonné sa mort?

REBEC. Dame! est-ce que les aristocrates ne sont pas capables de tout?

CHAILLAC. Vous ne savez pas ce que vous dites! On a trouvé les deux
assassins enchaînés dans le cachot de la tour neuve avec cet écriteau:
«Sauvières abandonne ces deux criminels au châtiment qu'ils méritent.»

REBEC. Très-bien! mais vous n'en avez fait fusiller qu'un; l'autre, un
certain Tirefeuille, un coquin fini, a réussi à s'évader... Et quand on
pense qu'un scélérat comme ça rôde peut-être encore dans les environs!
Vous m'avouerez que ce n'est pas rassurant, la vie que nous menons ici,
Mouchon et moi.

CHAILLAC. Vous voilà bien malades d'être préposés à la garde de ce
château! Vous y faites chère lie, car on n'a pas mis les scellés sur la
cave, à ce que je vois.

REBEC. Ni sur la volaille, heureusement! Encore un peu de ce tokay? il
est gentil!

CHAILLAC. Non, j'en ai assez. Je suis triste. Il me semble que je vois
le sang de Le Moreau sur le pavé... et jusque sur la nappe!

REBEC. Sacredieu! taisez-vous donc, commandant! Ça fait frémir, des
paroles comme ça! Ah! oui, vous avez le vin triste, vous! (Il se lève.)

MOUCHON, qui écoute. Chut!

CHAILLAC. Quoi donc?

MOUCHON. Vous n'avez rien entendu?

REBEC. Si fait, j'entends!

CHAILLAC. Qu'est-ce que vous entendez?

MADELON, qui est au fond. C'est comme des cris et des gémissements!

JAVOTTE. Eh non! c'est comme des cris de joie au loin.

CHAILLAC, au fond. Êtes-vous bêtes! C'est une trompette à la porte du
donjon. (Aux servantes.) Courez ouvrir! m'entendez-vous?

REBEC. Mais un instant, un instant! Si c'est les brigands de
Saint-Gueltas qui reviennent se venger! Vous n'avez pas avec vous la
moindre escorte, et ici nous ne pouvons pas compter sur les habitants.

CHAILLAC, écoutant. Soyez donc tranquille! C'est une sommation militaire
en règle, et les brigands ne procèdent pas comme ça. Allons! c'est de la
troupe, recevons-la fraternellement. Suivez-moi. (Aux servantes.)
Éclairez-nous! (Il sort avec Mouchon et Madelon.)



SCÈNE II.--REBEC et JAVOTTE.


REBEC. Moi, je ne suis pas un héros du 14 juillet, ce n'est pas mon
état. Ma mie Javotte, donne-moi la clef.

JAVOTTE. La clef de la cache? Je ne l'ai pas.

REBEC. Si fait, je te l'ai confiée ce matin pour balayer. Donne donc!
(Javotte cherche dans ses poches.) Voyons, tu n'as pas balayé?

JAVOTTE. Si fait, si fait; mais je vous ai rendu la clef, vrai,
d'honneur!

REBEC, se fouillant. Tu as raison, la voilà! Elle est si petite...
Javotte, fais le guet par là, et, si c'est des amis qui arrivent,
avertis-moi.

JAVOTTE. Vous allez encore vous enfermer pour rien, je parie! Depuis que
je vous ai découvert cette grande cache dans le mur, vous y entrez pour
une mouche qui vole.

REBEC, qui a essayé la clef. Eh bien, mais dis donc! je ne peux pas
ouvrir!

JAVOTTE. Vous avez emmêlé la serrure à force de l'essayer.

REBEC. Mais non! Vois! C'est comme si on l'avait fermée en dedans!

JAVOTTE, riant. Dame! c'est peut-être quelqu'un du dehors qui la
connaissait avant vous et qui s'en sert contre vous... Quelque brigand!

REBEC, effrayé, reculant. Tirefeuille peut-être! l'assassin de...

JAVOTTE, qui a été au fond. Allons, cachez vos peurs! C'est des beaux
soldats républicains qui arrivent. Tenez! quand je vous dis! en voilà un
superbe.

REBEC. Un officier? Il veut prendre mes ordres sans doute. Retire-toi,
Javotte, c'est des affaires d'État.



SCÈNE III.--HENRI DE SAUVIÈRES, REBEC.


REBEC, (à part.) Joli garçon, tout jeune! Qu'est-ce qu'il a à regarder
comme ça partout? Il a l'air timide, rassurons-le. (Haut.) Salut et
fraternité, général!

HENRI, d'un ton résolu. Lieutenant, s'il vous plaît! c'est assez pour
deux ans de service.

REBEC. Ah! mon Dieu! M. Henri!

HENRI. Tiens, Rebec! Comment cela va-t-il, mon vieux?

REBEC. Bien, monsieur le comte; et vous-même?

HENRI. Pourquoi m'appelles-tu comme ça? Mon oncle est vivant, Dieu
merci! As-tu de ses nouvelles, toi?

REBEC. Oh! vous en avez bien aussi? On a dû vous dire à la ville qu'il
était vainqueur sur toute la ligne, au bord de la Loire.

HENRI. Vainqueur? C'est comme ça que vous êtes renseignés? L'armée
vendéenne est en pleine déroute...

REBEC. Pourtant elle avance toujours!

HENRI. Parce qu'elle ne peut pas reculer.

REBEC. Ah! dame! c'est possible. Moi, je ne sais rien de ce qui se
passe. Je reste ici pour...

HENRI. Au fait, pour quoi es-tu ici?

REBEC. Hélas! monsieur Henri, vous savez, le séquestre!

HENRI. Ah oui! tu es préposé...

REBEC. On m'a forcé d'accepter cet emploi-là. Ça fait grand tort à mon
établissement dans la ville, et ça me dérange fort de mes petites
affaires.

HENRI. Je te croyais adjoint à la municipalité.

REBEC. J'ai donné ma démission, le poste était périlleux.

HENRI. Et tu n'es pas précisément un foudre de guerre, toi, je me
souviens...

REBEC. Et puis le dévouement me commandait de rester ici.

HENRI. Le dévouement à la République?

REBEC. A votre famille surtout. Un gardien fidèle...

HENRI. _Surtout_ est de trop. On ne t'en demande pas tant. Fais ton
devoir et ne t'occupe pas du reste.

REBEC. Ah! alors... vous, vous êtes avec nous? tout à fait? sans
arrière-pensée?

HENRI. Comment sans arrière-pensée? Tu demandes ça à un officier de
cavalerie de l'armée républicaine?

REBEC. Ah! vous êtes dans la cavalerie? Et votre régiment?

HENRI. Partie ici, partie à Puy-la-Guerche.

REBEC. Enfin! enfin! vous voilà arrivés pour nous défendre et nous
protéger? Dieu soit loué! Et c'est ça l'uniforme?

HENRI. Dame, il n'est pas cossu. Nous ne sommes pas des gens de cour, la
République n'est pas riche, nous nous contentons de ce qu'elle donne.

REBEC. Oh! vous êtes un vrai patriote, vous, un bon! Ça réjouit le coeur
de vous entendre parler comme ça.--Alors... vous avez rompu avec votre
ci-devant famille?

HENRI, riant. Ma ci-devant... Es-tu fou? ma famille est toujours ma
famille.

REBEC. Pardon! j'allais trop loin... Il y a comme ça des idées... et des
intérêts qu'on ne peut pas oublier, n'est-ce pas? C'est trop juste,
c'est trop juste.

HENRI. Dis donc, toi! tu as l'air de me soumettre à un interrogatoire?
Es-tu chargé de ça?

REBEC. Oh! par exemple! moi, vous trahir? moi qui vous aime tant! moi
qui vous ai vu tout petit et qui vous mettais sur mon bidet, du temps
que je venais ici acheter vos laines? Étiez-vous content de taper ma
bête avec vos petits talons! Et mademoiselle Louise que vous vouliez
prendre en croupe... et qui avait peur!

HENRI. Pauvre Louise! elle a bien d'autres sujets de frayeur à présent!

REBEC. Mais... vous savez qu'elle est devenue intrépide! Elle ne quitte
pas son père, c'est une des héroïnes de l'armée catholique.

HENRI, soupirant. On me l'a dit.

REBEC. Ça n'avance pas vos affaires pour le mariage?

HENRI. Ça les met à néant, comme tu penses.

REBEC. Ça ne vous chagrine pas plus que ça?

HENRI, brusquement. Eh bien, à quoi cela m'avancerait-il, de m'en
chagriner?

REBEC. C'était pourtant un beau parti! fille unique! et vous qui n'avez
rien!

HENRI. Justement, c'est là ce qui me console un peu.

REBEC. Ah bah?

HENRI. Tout ça n'empêche pas que je voudrais avoir de leurs nouvelles, à
mes pauvres parents. Voyons, comment ne sais-tu rien, toi qui te
prétends si dévoué à la famille?

REBEC. C'est que... on n'ose pas trop faire de questions dans ce temps
de suspicion et de crainte; on risque d'avoir l'air de s'intéresser...

HENRI. Qu'est devenue mademoiselle Hoche?

REBEC. Partie avec ces dames.

HENRI. Pour l'armée catholique? elle?

REBEC. C'est comme je vous le dis.

HENRI. Par dévouement, alors? Généreuse fille! Est-elle toujours jolie?

REBEC. Ah! du présent je ne peux rien vous dire. Elle était plus jolie
que jamais quand elle a suivi mademoiselle Louise. Savez-vous qu'à elles
deux, elles auraient été la fleur du pays sans ces maudites guerres?
Est-ce que vous n'étiez pas un peu amoureux de l'une et de l'autre?

HENRI. Quelles sottes questions me fais-tu; au lieu de me donner des
renseignements sérieux?

REBEC. Dame! quand on ne sait pas! Mais il y a l'ancien homme d'affaires
de votre oncle, il est resté au pays, et, si vous voulez le voir...

HENRI. Oui! cours me le chercher... Non, n'y va pas. Je le verrai comme
par hasard. Il ne faut pas le compromettre.

REBEC. Ah! tenez, avouez, monsieur Henri, que la République est bien
soupçonneuse, et qu'il est bien difficile d'oublier...--Mais qui sait?
tout va si drôlement aujourd'hui!... Et, après tout, des fils de famille
enrôlés malgré eux, comme vous par exemple, pourraient bien, s'ils le
voulaient, ramener l'ancien temps, qui n'était pas si mauvais qu'on veut
bien le dire! Hein, ai-je tort?

HENRI. Mon ami Rebec, je vois que tu n'as pas changé.

REBEC. Il faut bien plier sous les circonstances; mais, au fond,
monsieur Henri, je suis toujours aussi bien pensant... et aussi...

HENRI. Et aussi bête que par le passé.

REBEC. Plaît-il?

HENRI. Tu as très-bien entendu, mon cher, et tu es stupide de croire
qu'un ci-devant noble ne peut pas servir fidèlement son pays.

REBEC. Je ne dis pas ça! au contraire! Je vois bien que vous détestez le
mensonge, et, entre nous, monsieur votre oncle a manqué à son devoir en
trahissant lâchement...

HENRI. Tais-toi! Ne répète jamais ce mot-là devant moi, si tu tiens à
tes deux oreilles. Mon oncle a cru obéir à sa conscience. Il s'est
trompé, mais comme se trompe un galant homme, en se sacrifiant. Il
savait que la Vendée n'aboutirait qu'à un gâchis et à un désastre. Il
s'y fera tuer et laissera quand même une mémoire pure. Moi, je me ferai
éventrer aussi pour dompter la révolte, et peut-être recevrai-je mon
affaire de la main d'un de mes paysans ou d'un des vieux domestiques qui
m'ont porté dans leurs bras et fait manger la bouillie! ou bien ce sera
le prêtre qui m'a fait faire ma première communion, qui me cassera la
mâchoire, ou encore... mon oncle lui-même, le plus doux, le plus tendre,
le meilleur des hommes! C'est comme ça, à ce qu'il paraît, la guerre
civile. C'est très-gentil! mais, quand on y est, on y est, et, quand on
va au feu, ce n'est pas pour recevoir des pommes cuites. Là-dessus, va
te coucher, Rebec, car je perds mon temps à te faire comprendre ce que
tu ne comprendras jamais.

REBEC. Me coucher, non! Je vais vous reconduire.

HENRI. Nous couchons ici, nous, le capitaine et le détachement, si ça ne
te contrarie pas.

REBEC. Ah! mon Dieu, vous ne me disiez pas ça! Je cours donner des
ordres...

HENRI. C'est fait, nos fourriers n'ont pas besoin de toi pour installer
leur monde.

REBEC. Mais... votre capitaine, où couchera-t-il? Toutes les chambres
sont sous le scellé, excepté...

HENRI. Excepté celle que tu t'es réservée? Le capitaine la prendra; où
est-elle?

REBEC. Celle-ci... à côté.

HENRI. L'appartement de ma tante Roxane? C'était le meilleur. Tu n'as
pas mal choisi, camarade!

REBEC. Monsieur Henri, c'est à cause des odeurs! Cette chambre embaume
et je suis fou des odeurs.

HENRI. Pauvre tante! elle couche peut-être maintenant dans une étable.

REBEC. Vous ferai-je apporter à souper?

HENRI. Non, nous avons mangé à Puy-la-Guerche.

REBEC, allant à la table. Vous prendrez bien au moins un verre de tokay?
Voyons, sans cérémonie?

HENRI. Tu es trop bon! tu fais les honneurs de chez nous avec une
grâce...

REBEC. Et, sans être trop curieux, qu'est-ce que vous venez donc faire
ici?

HENRI. Ça ne me regarde pas. On commande, j'obéis; mais je suppose qu'on
veut mettre garnison dans un château qui pourrait servir de point de
ralliement et de refuge aux rebelles.

REBEC. Il y a trois mois qu'on aurait dû le faire! On vit ici dans les
transes, et, si les brigands avaient voulu... Ah! la République est bien
négligente!

HENRI. Oui! elle te loge dans un château fortifié, elle t'y donne les
clefs d'une cave exquise, un lit de dentelle et de duvet, et elle oublie
de t'attribuer une garde d'honneur pour que tu puisses y dormir
tranquille; c'est impardonnable!

REBEC. Vous vous moquez de moi?

HENRI. Ça se pourrait bien. Allons, va préparer cette chambre parfumée
pour mon capitaine. Il n'a pas volé un bon gîte et une bonne nuit,
celui-là!

REBEC. Eh bien, et vous?

HENRI. Je dormirai sur une chaise. Je suis ici en pays conquis; mais je
respecte le passé, moi, et je ne l'oublierai pas en me gobergeant dans
le lit de mon oncle...

REBEC. Mais votre ancienne chambre!

HENRI. Assez de politesses, tu m'ennuies. Va enlever tes draps et tes
nippes. Dépêchons-nous!

REBEC. On y va, on y va, lieutenant; ne vous impatientez pas.

HENRI, à un cavalier qui entre avec la valise du capitaine. Va faire le
lit, camarade. Par ici. Tu sortiras de l'autre côté. (Rebec sort, suivi
du soldat.)



SCÈNE IV.--HENRI, le capitaine RAVAUD.


LE CAPITAINE, (homme distingué, à la figure douce.) Eh bien, mon jeune
lieutenant, comment va ce pauvre coeur ému?

HENRI. Bien, mon capitaine. Je n'ai reçu ici aucune mauvaise nouvelle de
ma famille. Espérons que mon oncle mettra en temps utile les femmes en
sûreté; quant à lui et à ses amis, ils font comme nous, ils courent les
chances de la guerre.

LE CAPITAINE. Sommes-nous seuls? J'ai quelque chose à vous dire.

HENRI, allant fermer la porte de côté. Oui, Capitaine; à présent, vous
pouvez parler.

LE CAPITAINE, s'asseyant. Voyons, Henri, nous allons entrer en campagne
et faire des choses terribles, je le crains!

HENRI. Vous plaisantez, capitaine, les choses terribles ne vous font pas
peur.

LE CAPITAINE. Je vous demande pardon. La guerre civile entraîne des
rigueurs que vous ne prévoyez pas, et, d'après les ordres que nos
généraux reçoivent, je m'attends à tout. On veut en finir brusquement et
sans retour avec la Vendée, et, pour les exaltés qui nous gouvernent à
présent, tous les moyens sont bons. La Convention trouve les procès trop
longs à instruire. Elle nous défendra peut-être de faire des
prisonniers. Si elle entre dans cette voie, Dieu sait où elle
s'arrêtera. Vous sentirez-vous la force d'aller jusqu'au bout?

HENRI. Est-ce une épreuve, mon capitaine? M'avez-vous amené ici, de
préférence aux jeunes officiers mes camarades, pour voir si, en présence
du manoir où j'ai passé mon enfance et où tout me rappelle les plus
chers souvenirs de ma vie, je sentirai faiblir mon patriotisme?

LE CAPITAINE. Oui, mon cher enfant, je l'ai fait à dessein, non pour
surprendre les secrets tourments de votre conscience, mais pour vous
dire: Jamais homme de coeur n'a été mis à une épreuve plus cruelle.
Certains devoirs dépassent les forces morales les mieux trempées, et
ceux qu'on va vous imposer répugnent à la nature autant qu'à l'humanité.
Vous allez peut-être vous trouver en face de vos parents, de vos amis...

HENRI. C'est possible, c'est prévu!

LE CAPITAINE. Avez-vous prévu la malédiction de votre famille,
l'indignation de votre caste... et celle d'une personne... Vous étiez
fiancé, m'avez-vous dit, à une parente...

HENRI. Ne parlons pas de ça, mon capitaine; ce serait le côté faible de
la place. J'avais pour la petite cousine une amitié... c'était peut-être
déjà de l'amour; mais elle n'en pouvait avoir pour moi: c'était une
enfant, et Dieu sait que, depuis l'insurrection elle, doit me mépriser
de tout son coeur!

LE CAPITAINE. Elle vous pardonnerait si... Voyons! admettons toutes les
probabilités: que diriez-vous si j'avais sur moi, en ce moment, l'ordre
de brûler le château de Sauvières?

HENRI, se levant. Cet ordre... l'avez-vous, capitaine? Oui, je le vois!
vous l'avez.

LE CAPITAINE. Et vous devez commander l'exécution du mandat. On le veut
ainsi.

HENRI. Diable! c'est dur.

LE CAPITAINE. Et cruel! j'en suis révolté. Écoutez, Henri, écoutez-moi
bien. Je crois être un brave soldat et un honnête homme. Vous m'avez vu
souriant en face de la mort. Eh bien, il y a un courage que je n'ai pas,
c'est celui de faire des choses atroces. On l'exige de moi,--je suis
résolu à désobéir.

HENRI. Vous?

LE CAPITAINE. Oui, car j'ai l'ordre aussi de brûler les chaumières et
les forêts, de détruire les récoltes, de dévaster les champs, d'affamer
le pays, de réduire les habitants au désespoir, et cela, dans tout le
pays insurgé, sans pitié pour les enfants, les vieillards et les
femmes.--Oui, c'est ainsi! On nous donne des généraux ineptes qui n'ont
jamais vu le feu. Le civil s'arroge le droit de contrôler le civisme du
militaire. Un démagogue ceint d'une écharpe renverse les plans d'un
officier expérimenté. Le premier venu parmi ces brutes féroces a le
pouvoir de mener de braves soldats à la boucherie, et, faisant le vil
métier d'espion, il dénonce comme traître quiconque ose le contredire.
Votre nom vous rend suspect à un de ces lâches, et c'est lui qui, à
Puy-la-Guerche, m'a donné l'ordre exécrable de vous amener ici.--Et nous
nous soumettrions à de pareils ordres? nous, des soldats français, des
hommes, des philosophes! Non, quant à moi, jamais! Le jour où un
commissaire du gouvernement viendra me dire que je suis suspect
d'indulgence, je briserai mon épée et lui en jetterai les morceaux à la
figure! (Henri est absorbé, la tête dans ses mains. Un silence.)

HENRI, se levant. Et après ça?

LE CAPITAINE. C'est la proscription ou la guillotine. J'en prendrai mon
parti comme tant d'autres.

HENRI. La guillotine tranche les têtes, elle ne tranche pas les
questions.

LE CAPITAINE. Elle délivre de la vie celui que l'on veut forcer à faire
le mal.

HENRI. En le prenant comme ça, c'est un suicide, alors?

LE CAPITAINE. Je l'accepte.

HENRI. Un suicide est une lâcheté.

LE CAPITAINE, tressaillant. Une lâcheté?

HENRI. Oui, mon capitaine, toujours! Je ne suis pas un grand raisonneur,
moi; mais on m'a appris ça ici dès mon enfance. L'homme qui se tue donne
sa démission et se déclare inutile. On m'a dit aussi qu'un homme
représentait toujours une force quelconque, et qu'il n'avait pas le
droit de la supprimer, parce qu'il ne la tient pas de lui-même: c'est
Dieu qui la lui a confiée. Il faut donc choisir entre ce qui est bien et
ce qui est mal. Si la Révolution est un mal, il faut l'abandonner et se
jeter résolûment dans le parti contraire.

LE CAPITAINE. Le parti royaliste? Jamais quant à moi! Il m'inspire des
répugnances invincibles.

HENRI. Concluez, alors.

LE CAPITAINE. Je ne puis... Aucun parti ne représente plus pour moi la
France. Elle est perdue, souillée. La vie me fait horreur à présent!

HENRI. La vie est rude, mon capitaine, c'est vrai; mais, moi, à
vingt-deux ans, je ne peux pas dire comme vous que tout est perdu. Ça ne
m'entre pas dans la tête, une idée pareille! Si la France est égarée et
souillée, nous serions bien fous ou bien paresseux d'aller demander au
bourreau la fin de nos incertitudes, et de donner à cette France
criminelle le plaisir de commettre un crime de plus. S'il n'y a plus
d'honneur en France, c'est donc que personne ne croit plus en soi-même?
Eh bien, mordieu! voilà une parole que je ne puis pas dire pour mon
compte, et un exemple que je ne veux pas donner.

LE CAPITAINE. Henri, tu as raison. Servir son pays ou le trahir... Dans
cette extrémité, il n'y a plus de milieu possible. Eh bien, je me
soumets, mon coeur saignera... j'obéirai! Mais toi, tu n'as pas été
libre de choisir, le jour où la République t'a enrôlé, et tu peux... Va,
je fermerai les yeux. Quitte-nous, quitte-moi, et va rejoindre ta
famille; nul n'est forcé de devenir parricide.

HENRI, ému. Merci, mon capitaine, merci!

LE CAPITAINE. Tu acceptes, mon enfant?

HENRI. Non, je refuse... Ce qui est vrai pour vous l'est aussi pour moi.
Il n'y a pas deux vérités. Le jour où j'ai été enrôlé, j'étais
royaliste. Je pensais comme ceux qui m'avaient élevé, comme la jeune
fiancée qui m'était promise: c'est tout simple. C'est par dévouement
pour eux, c'est pour leur laisser garder une apparence de civisme qui
préservait leurs personnes et leurs biens que je les ai quittés avec une
sorte de joie, tout en leur promettant de passer à l'ennemi aussitôt
qu'ils auraient pu émigrer. Ils n'ont pas émigré. Eux aussi, ils ont
manqué de logique; eux aussi, ils aimaient la France! Que voulez-vous!
c'est dans le sang des Sauvières! Et moi, enfant, j'ai senti ça le jour
où j'ai entendu résonner sur le pavé des villes le talon de mes
premières bottes. Je me suis mis à aimer la patrie comme un fou en me
voyant chargé de défendre le drapeau qui représentait son honneur et le
mien à la frontière. Je n'ai pas raisonné ça, je n'ai pas eu le temps
d'y réfléchir. J'ai senti mon coeur battre jusqu'à m'étouffer! Mon oncle
aurait dû prévoir que ça m'arriverait, lui qui a porté les armes pour la
France. Est-ce que le premier roulement du tambour qui bat la charge,
est-ce que le premier coup de canon qui ébranle l'air autour de nous
n'enivre pas un homme de mon âge jusqu'au délire? Allons donc! si mes
parents eussent été là, ils m'eussent crié: «Marche et ne recule pas!»
Eh bien, j'y suis à présent, dans la grande mêlée! Je suis patriote,
j'appartiens à la Révolution, puisque j'ai donné mon sang pour elle.
Elle est ma religion et mon dieu, comme mon régiment est ma famille et
comme vous êtes mon confesseur. La République nous surmène? C'est
possible. Égarée ou sage, ivre ou méchante, malade ou folle, elle est
notre mère, et une mère n'a jamais tort quand il s'agit de la défendre.
Plus tard, quand je serai vieux ou infirme, je jugerai peut-être ses
actes; mais, tant que mon bras pourra soutenir un sabre, je me battrai
pour elle, fallût-il écraser mon propre coeur sous les sabots de mon
cheval!

LE CAPITAINE, exalté. Henri, embrasse-moi, généreux enfant! ta foi
transporterait des montagnes! Oui, des hommes comme toi, des hommes qui
croient doivent sauver la patrie. Vive la République! (Abattu.) Nous
brûlerons donc...

HENRI. A quand l'exécution de votre mandat?

LE CAPITAINE. C'est pour cette nuit. Je compte procéder avec prudence.
J'ai donné des ordres pour qu'il n'y eût pas une âme vivante autour de
l'enceinte. Il ne faut pas exaspérer les habitants et les exposer à
faire résistance. Ils succomberaient misérablement.

HENRI. Mon capitaine, je crois qu'ils nous aideraient plutôt. Tous les
paysans ne sont pas royalistes, et ceux qui sont restés chez eux ne le
sont peut-être pas du tout. N'importe, j'irai faire une ronde.

LE CAPITAINE. Attendez, on vient.



SCÈNE V.--LE CAPITAINE, HENRI, MOTUS.


MOTUS, (trompette de cavalerie, républicain à tous crins, très-aimé dans
le régiment.) Mon capitaine, sans te commander, je t'annonce qu'on vient
de prendre un espion qui essayait de se faufiler subrepticement. Faut-il
lui faire son affaire?

LE CAPITAINE. Il faut d'abord savoir si c'est réellement un espion.
Amène-le.

MOTUS. C'est que, sans t'offenser, mon capitaine, je ne crois pas que tu
puisses lui tirer une parole du ventre. Il n'a pas l'air de comprendre
ce qu'on lui dit, ou il fait semblant d'être Breton.

LE CAPITAINE, à Henri. Savez-vous la langue?

HENRI. Ma foi, non, pas un mot.

LE CAPITAINE, à Motus. Où est-il?

MOTUS. Il est là, mon capitaine. (Allant à la porte.) Allons, avance à
l'ordre, l'homme à la tignasse jaune! (Cadio paraît, amené par deux
cavaliers. Son habit de toile est en lambeaux. Il a une peau de chèvre
sur les épaules.)

LE CAPITAINE, bas, à Henri, après avoir fait signe à Motus et aux deux
autres cavaliers de sortir. Interrogez-le. Vous savez mieux que moi
parler aux paysans.

HENRI, à Cadio. Est-ce que tu ne parles pas français?

CADIO, triste et abattu. Je parle français, latin au besoin. Du moins,
j'en sais quelque peu.

HENRI. Alors, tu es prêtre ou moine?

CADIO. Non, je suis sonneur de biniou.

HENRI. Sorcier, par conséquent?

CADIO. Sorcier? Oh! Jésus, non! Je renie le diable!

HENRI. Mais tu as beau le renier, il court après toi, la nuit, dans les
bois ou sur les bruyères. Il t'arrache ton chapeau et te bat avec le
hautbois de ta cornemuse. Et, quand tu as prononcé certaine formule
d'exorcisme, un ange t'apparaît et te dit: «Va tuer un bleu, et Satan te
laissera tranquille.»

CADIO. O bon saint Cornéli! d'où savez-vous ces choses?

HENRI. Je suis sorcier aussi. Je connais les pratiques des maîtres
sonneurs de tous pays. (Bas, au capitaine.) Regardez les yeux fixes et
brillants de ce garçon-là; c'est un extatique.

LE CAPITAINE. Inoffensif peut-être?

HENRI. Ou des plus dangereux.

LE CAPITAINE. Tâchez de le confesser.

HENRI, à Cadio. Combien as-tu déjà tué de bleus pour contenter Dieu ou
le diable?

CADIO. Tuer? moi? Jamais! je ne saurais pas.

HENRI. Tu avoues pourtant que ta croyance te le commande.

CADIO. Oui; mais je suis mauvais chrétien, et je n'ai pu obéir.

HENRI. Pourquoi?

CADIO. Je suis poltron.

HENRI. Tu t'en vantes? Je ne te crois pas. Ton nom?

CADIO. Cadio.

HENRI. C'est ton nom de famille?

CADIO. De famille? Je n'en ai pas.

HENRI. Tu es un champi?

CADIO. Il faut croire.

HENRI. Tu as un sobriquet?

CADIO. Carnac.

HENRI. Tu es de ce pays-là?

CADIO. Je ne sais pas. On m'a trouvé dans les géantes.

LE CAPITAINE. Qu'est-ce que ça veut dire?

CADIO. Ça veut dire les grandes pierres, pas loin de la baie de
Quiberon, au pays des anciens hommes qui dressaient sur tranche des
pierres plus grosses que des tours.

HENRI. Qui t'a élevé?

CADIO. Personne et tout le monde.

HENRI. Mais qui t'a enseigné le français et le latin?

CADIO. Les moines du couvent. J'allais chez eux chanter au lutrin.
J'aurais voulu savoir la musique. Ils ne la savaient pas et voulaient me
faire moine. Ils m'avaient déjà coupé les cheveux, et, comme je m'en
allais souvent seul dans la lande pour jouer d'un méchant pipeau que je
m'étais fabriqué, ils ont prétendu que je me donnais au diable. Ce
n'était pas vrai; mais, à force de me le dire, ils me l'ont mis dans la
tête, et le diable s'est mis à me tourmenter; je m'en suis confessé.
Alors, ils m'ont fait jeûner et souffrir dans le caveau des morts. C'est
pourquoi je me suis sauvé du couvent et du pays.

LE CAPITAINE. Qu'es-tu devenu, alors?

CADIO. J'ai tâché de gagner ma vie en faisant danser le monde avec mon
pipeau, et j'ai passé bien des journées sans manger, afin de pouvoir
m'acheter un biniou!

HENRI. Qu'as-tu à pleurer?

CADIO. Vos soldats me l'ont pris.

LE CAPITAINE, bas, à Henri. Il ne paraît pas se douter qu'il puisse lui
arriver pire. Continuez à le questionner.

HENRI. Pourquoi as-tu quitté la Bretagne?

CADIO. Je ne pouvais plus y rester. Comme j'avais la tête rasée, on
courait après moi dans les villages en m'appelant renégat. Alors, j'ai
été devant moi au hasard, et, un jour, les brigands m'ont pris--du côté
d'ici. Ils m'ont mis dans la main une quenouille, et ils m'ont amené
dans ce château où nous voilà, en me disant: «Donne ça au vieux seigneur
qui est là, devant toi.»

HENRI. A M. de Sauvières, une quenouille?

CADIO. Oui. Ça l'a fâché! Moi, je ne savais pas pourquoi; on me l'a
expliqué ensuite.

HENRI. Il y a de cela trois mois?

CADIO. A peu près quatre.

HENRI. Et, comme cette offense a décidé M. de Sauvières à suivre les
brigands, tu les as suivis aussi?

CADIO. Ils m'y ont obligé.

HENRI. Malgré toi?

CADIO. Malgré moi d'abord. Et puis _elle_ m'a dit: «On ne danse plus,
Cadio. Tu vas mourir de faim, reste avec nous; tu sonneras ta cornemuse
à l'élévation, quand nos bons prêtres nous diront la vraie messe dans
les champs.»

HENRI. Qui t'a dit cela?

CADIO. Elle!

HENRI. La demoiselle de Sauvières? (Cadio fait signe que oui.) Tu la
connais? Parle-moi d'elle! Où est-elle à présent? (Cadio secoue la
tête.) Tu ne sais pas, ou tu ne veux pas dire?

CADIO. Je ne veux pas.

HENRI. Je suis son parent et son ami.

CADIO. Ça ne se peut pas.

HENRI. Tu peux me dire au moins si elle est en lieu sûr; c'est tout ce
que je désire.

CADIO. Je ne dirai rien.

HENRI. Nous diras-tu depuis combien de temps tu l'as quittée?

CADIO. Non.

HENRI. Eh bien, ne le dis pas; mais apprends-moi si son amie,
mademoiselle Hoche, est toujours auprès d'elle...

CADIO. Cela ne vous regarde pas.

HENRI. Que viens-tu faire ici?

CADIO. Je ne veux pas le dire.

HENRI. Avec qui es-tu venu de l'armée catholique?

CADIO. Je ne dirai plus rien.

HENRI. Alors, tu es un espion.

CADIO. Moi? Jamais!

LE CAPITAINE. Il faut pourtant nous expliquer votre présence, ou vous
allez être fusillé dans cinq minutes.

CADIO, tombant sur ses genoux. Fusillé, moi? Ah! bon saint Cornéli, bon
saint Maxire et bon saint Loup, sauvez-moi de la mort! Me fusiller! Un
prêtre au moins, un prêtre! Laissez-moi racheter ma pauvre âme!

HENRI. Tu tiens donc bien à vive?

CADIO. Hélas! ma vie est bien mauvaise. Je suis un maudit, un rebut, une
famine, une guenille, vous voyez! Dieu et les saints ne veulent plus de
moi; mais je ferai pénitence. Laissez-moi vivre pour me repentir!

HENRI. Parle, et on te laissera vivre.

CADIO, se relevant. Tuez-moi, je ne parlerai pas.

LE CAPITAINE, qui a été appeler Motus. Prends-moi ce gaillard-là, et
quinze balles dans la poitrine. (L'arrêtant et lui parlant bas.) N'y
touche pas, c'est pour voir.

MOTUS, affectant un air terrible. On est prêt, mon Capitaine!

CADIO. Une grâce, messieurs les bleus! Laissez-moi jouer un air de
biniou avant de mourir! C'est ma prière, à moi!

MOTUS. Ou ton signal pour appeler les autres brigands? Dis donc,
blanc-bec, on n'est pas dupe comme ça dans les bleus!

CADIO. Vous me refusez ça? Allons! la volonté de Dieu soit faite!
Bandez-moi les yeux que je ne voie pas les fusils! Oh! les fusils!...
Bandez-moi les yeux!

LE CAPITAINE, à Henri. Singulier mélange de peur et de courage! (A
Motus.) Bande-lui les yeux.

CADIO, les yeux bandés, à genoux. O mon bon Dieu du ciel, me ferez-vous
grâce? Je n'ai ni trahi ni menti! Je n'ai pas voulu tuer, on me tue!
Prenez ma vie en expiation de ma peur! Adieu, mon biniou et les beaux
airs de ma musique! adieu, les grands bois et les grandes bruyères!
adieu, les étoiles de la nuit, le bruit des ruisseaux et du vent dans
les feuilles! Je ne verrai plus la belle plage et les grosses pierres de
Carnac, où je cueillais des gentianes bleues comme la mer!

HENRI, au capitaine. Artiste et poëte!

LE CAPITAINE. Hélas! oui, mais fanatique et espion!

HENRI, à part, triste. Au service de mon oncle probablement!

LE CAPITAINE. Voyons, essayons encore. (A Motus un signe d'intelligence.
Motus arme sa carabine. Cadio frissonne et tombe la face contre terre.)

HENRI, s'approchant de lui. Parleras-tu? Il est temps encore.

CADIO. Parler? Jamais! Tuez-moi... Dieu m'a pardonné, je sens ça dans
mon coeur, me voilà en état de grâce. Tuez-moi vite!

LE CAPITAINE, fait signe à Motus qui se retire, et il ôte le bandeau à
Cadio. Si on te pardonnait, parlerais-tu par reconnaissance?

CADIO. Non, je ne pourrais pas; j'aime mieux mourir!

LE CAPITAINE, bas, à Henri. C'est un croyant, c'est un homme sous les
dehors d'un enfant poltron. Je suis fâché de l'avoir vu; mais le cas est
grave, et la règle est impitoyable. Faire grâce à un espion, c'est
trahir son devoir.

HENRI. Certes! mais si ce n'était pas un espion? Il refuse de parler, il
n'essaye pas de mentir. S'il avait été chargé par mon oncle de quelque
commission étrangère à la politique?... Il a un air de sincérité qui
m'épouvante!

LE CAPITAINE. Sachez la vérité, si cela est possible, et que votre
conscience prononce. Dites-lui bien qui vous êtes, donnez-lui confiance,
et, s'il vous en inspire, faites-le évader. Le pouvez-vous?

HENRI, montrant la cachette. Oui, je connais les aîtres.

LE CAPITAINE. Hâtez-vous, l'heure approche...

HENRI. J'entends, capitaine.

LE CAPITAINE sort et revient sur ses pas en tenant le biniou de Cadio,
qu'il pose sur un meuble. Une idée! pour ravoir cela, il parlera
peut-être. (Il sort.)



SCÈNE VI.--HENRI, CADIO, LOUISE, qui sort de la cachette pendant
qu'Henri reconduit le capitaine; elle est déguisée en paysanne.


HENRI, se retournant. Une femme? qui êtes-vous? d'où sortez-vous?

LOUISE. Vous ne me reconnaissez pas?

HENRI. Louise! c'est toi?... c'est vous? Quelle imprudence! comment?...
Ah! que tu es grande! que tu es belle! que je suis heureux!... Qu'est-ce
que je dis? Je suis désespéré de te voir ici! Mon oncle,... il n'y est
pas, lui, au moins? Réponds-moi donc!... N'aie pas peur, je me ferais
tuer... Ah! que je suis content... et malheureux!

LOUISE. Avant tout, faites sauver ce pauvre garçon. Ce n'est pas un
espion, il m'accompagnait, il m'a servi de guide.

HENRI, le conduisant à la cachette. Passe par là; tu sais le chemin?

LOUISE. Je le lui ai montré tantôt.

CADIO. M'en aller? sans vous, demoiselle?

LOUISE. Va m'attendre où nous étions ce matin.

CADIO, à Henri, montrant son biniou. Et vous me rendrez...?

HENRI. Oui, prends, sauve-toi! (Bas, lui donnant sa bourse.) Prends ça
aussi, et sers bien la demoiselle...

CADIO. Vous étiez donc un ami? Ah! si j'avais su!

HENRI, le poussant dans la cachette et revenant. Louise, ma pauvre
Louise! explique-moi...

LOUISE. Je suis venue ici déguisée et à travers mille dangers pour
toucher l'argent de nos fermages; c'était pour nous une question de vie
ou de mort dans notre situation...

HENRI. Je la connais, elle m'épouvante et me désole; mais comment
ferez-vous?...

LOUISE. Je n'en sais rien. J'ai vu aujourd'hui nos fermiers, ils
promettent d'envoyer des fonds, s'ils le peuvent.

HENRI. Vous avez osé les voir?

LOUISE. Je ne risquais rien sur nos terres avant votre arrivée. Personne
ici n'est capable de me trahir, et je comptais sur Rebec, à qui je me
serais confiée ce soir, pour me laisser cachée un jour ou deux dans la
maison; mais je suis perdue, puisque vous voilà!

HENRI. Perdue? à cause de moi? Non certes!

LOUISE. Henri, tout ce que vous avez dit à votre chef ici, tout à
l'heure, je l'ai entendu! Dites-moi que vous n'en pensiez pas un mot,
que vous vous êtes méfié de lui... Vous auriez eu tort. Il était
sincère, j'en suis persuadée...

HENRI. Louise, je suis sincère aussi, moi! je n'ai pas deux paroles.

LOUISE. C'est impossible. Voyons, le temps presse: la vérité, Henri, il
me la faut! Je sais bien qu'autrefois tu avais des idées qui n'étaient
pas les miennes, mais tu te laissais ramener, et, cette fois encore,
cette fois surtout, en apprenant que mon père, ton ami, ton bienfaiteur,
est dans le plus grand danger, en me voyant, moi, sous ces habits, dans
la dernière détresse, réduite à me cacher dans ma propre maison, où tout
me menace et me révolte... Non, non, tu ne vas pas rester avec nos
ennemis, tu ne vas pas m'abandonner! Tu feras comme Marie, cette simple
et digne amie qui sacrifie la politique à l'amitié. Tu me reconduiras
auprès de mon père, et, quand nous aurons franchi la Loire, puisqu'il
faut la franchir bientôt, tu nous aideras à tenter un dernier effort. Si
nous succombons dans cette lutte suprême, eh bien, nous périrons ou nous
fuirons ensemble. Une famille unie et respectable comme la nôtre
peut-elle se séparer dans la mort ou dans l'exil? Allons, viens; ce
brave officier qui était là te l'a permis, il te l'a conseillé. Il
voyait mieux que toi ton vrai, ton seul devoir. Tu as répondu par des
sophismes, tu as dit des folies, mais tu ne me savais pas, tu ne me
sentais pas là! Me voilà, c'est moi! Est-ce que tu ne me vois pas?
est-ce que tu ne comprends pas? Tu as l'air égaré! Voyons, vite, fuyons,
rejoignons ce guide qui nous attend. Une minute d'hésitation peut
m'envoyer à la guillotine. Est-ce là ce que tu veux? Te suis-je devenue
odieuse parce que je suis restée fidèle à mon roi, à mon Dieu et à mon
père? N'as-tu donc plus d'amitié pour moi? Henri, n'es-tu plus mon frère
et mon ami?

HENRI. Tais-toi, Louise, tais-toi! tu me fais trop de mal, vrai! Tiens,
vois, je pleure, moi, un soldat... un républicain!... Je ne me croyais
pas si lâche... Laisse-moi, ne me dis plus rien.

LOUISE. Tu faiblis, tu cèdes! Allons! pleure, pleure, n'aie pas honte de
pleurer! C'est ton coeur qui guérit et ton honneur qui se réveille.
Viens!

HENRI. Mon honneur? Non, Louise, non! de ce côté-là, je vois clair. Mon
honneur me condamne à rester sous mon drapeau.

LOUISE. Ce n'est pas votre dernier mot, Henri?

HENRI. Si fait! c'est le dernier, ma pauvre Louise! Tu ne comprends pas
cela, toi qui me pries de me déshonorer! Mais si! tu le comprends au
fond du coeur. Tu me mépriserais, si, après tout ce que tu as entendu...

LOUISE. Je vous méprisais en l'écoutant. Si vous voulez retrouver mon
estime, partons!

HENRI. Voyons, cruelle enfant que tu es! ne nous quittons pas avec des
malédictions et des injures, c'est odieux, cela. Ah! je ne croyais pas
le devoir si difficile... N'importe, nous ne sommes pas dans l'âge d'or,
il faut apprendre à souffrir! Va-t'en, Louise! adieu!

LOUISE. Vous l'aurez voulu, Henri! Apprenez donc que, dès ce jour, nos
fiançailles sont rompues.

HENRI. Nos fiançailles? Ah! Louise!... Mais tu ne m'as jamais aimé, tu
ne m'aimes pas?

LOUISE. Si je vous aimais, que feriez-vous?

HENRI, éperdu. Si vous m'aimiez, je me brûlerais la cervelle!

LOUISE. Le suicide est une lâcheté. Vous l'avez dit, il faut choisir
entre le bien et le mal, entre l'amour et la haine.

HENRI. Haïssez-moi donc! Je boirai le calice jusqu'à la lie!

LOUISE. Alors, sachez tout, je me serais sacrifiée pour vous ramener...

HENRI, avec amertume. Sacrifiée? Vous en aimez un autre?--Eh bien, vive
la République! J'aurais fait votre malheur. C'eût été ma honte et mon
châtiment! Ah! ma chère épaulette, j'ai bien fait de ne pas te
déshonorer!

LOUISE. Adieu donc pour toujours!

HENRI. Dieu! on vient! Rentrez, rentrez ici! (Il la conduit vers la
cachette.) Non! trop tard! (Il la pousse derrière le rideau, dans
l'embrasure de la fenêtre.)



SCÈNE VII.--LE CAPITAINE, suivi de MOTUS, HENRI, LOUISE, cachée.


LE CAPITAINE, bas à Henri. Eh bien, le Breton?

HENRI, de même. Innocent! parti!

MOTUS, se retournant vers deux soldats qui le suivent et qui portent des
bottes de paille. Ici, camarades!

LE CAPITAINE. Au milieu de la chambre, sur la table et dessous.

MOTUS. Mon capitaine, sans te molester, je pense que ça vaudrait mieux
de répandre le combustible autour des boiseries, en commençant par les
rideaux de fenêtre.

HENRI, vivement. Fais ce que te dit le capitaine! (Bas, au capitaine.)
J'ai quelque chose à vous dire, c'est très-pressé.

MOTUS, qui a mis de la paille dessus et dessous la table. Voilà; quand
le capitaine commandera l'illumination...

LE CAPITAINE. Tout à l'heure, attendez!

HENRI, bas. Éloignez-les.

LE CAPITAINE. Retourne aux greniers, l'ancien; il me faut dix fois plus
de paille que ça! Et des fagots, beaucoup de fagots! Croyez-vous
incendier ce château avec une allumette? Allez-y tous.

HENRI. Vous trouverez les fagots dans le donjon. (Ils sortent.) Mon
capitaine, il y a là une femme... (Louise se montre.)

LE CAPITAINE, souriant. Qui venait vous voir? Très-jolie! Je vous en
fais mon compliment. Ne la brûlons pas, ce serait dommage!

HENRI. C'est ma soeur de lait.

LOUISE. Non, monsieur l'officier. Je ne veux pas vous tromper, moi! je
suis Louise de Sauvières.

LE CAPITAINE. Vous!... la fiancée d'Henri!

HENRI. Elle ne l'est plus, mais...

LOUISE, à Henri. Mais vous daignez vouloir me sauver? Je refuse votre
protection, à vous! Je périrais ici avec joie, tant je suis malheureuse,
si je ne me devais à mon père.

HENRI. Vous êtes malheureuse, Louise! (Bas.) Vous n'êtes donc pas aimée?

LOUISE, sans lui répondre. Monsieur le capitaine, je compte sur votre
clémence, je ne rougis pas de l'implorer.

LE CAPITAINE. Comptez sur mon dévouement, mademoiselle, et calmez-vous.
Vous veniez chercher Henri?

LOUISE. Non; mais, en le trouvant ici, j'espérais l'emmener.

LE CAPITAINE. Et vous n'avez pas réussi? Vous le maudissez!--Moi, je le
plains et je l'admire! Dites à M. le comte de Sauvières que nous
accomplissons avec douleur l'acte brutal qui vous dépouille et vous
exile à jamais de vos foyers. Il est militaire; s'il était à ma place,
il souffrirait comme moi; mais, comme moi, il obéirait.

LOUISE. Vos paroles lui seront transmises fidèlement, monsieur. Je pars
avec l'espérance de vous revoir parmi nous. Nous aurons de meilleurs
jours! La bonne cause est impérissable. Vous ne vous habituerez pas à
ces violences que votre coeur désavoue, et M. Henri de Sauvières ne
conservera pas longtemps sa funeste influence sur vos décisions. Allons!
pour cette fois, ne regrettez pas l'acte de vandalisme qu'il vous oblige
à faire, et comptez sur le pardon de mon père quand il vous plaira de
l'invoquer. En abandonnant nos demeures, nous en avons fait le sacrifice
à la cause de Dieu et du roi, et nous ne sommes pas si petites gens que
de pleurer sur nos ruines! (Prenant un flambeau.) Tenez, mon cousin!
faites gaiement ce que vous appelez votre devoir! Détruisez la maison
où, orphelin, vous avez été recueilli et élevé! Vous hésitez? Ne le
faites-vous pas avec enthousiasme? (Approchant le flambeau de la paille
qui est sur la table, d'un air de défi.) Dois-je vous donner l'exemple?
(Le capitaine lui ôte le flambeau.)

LE CAPITAINE. Vous êtes une héroïne! On nous l'avait dit.

HENRI. Une héroïne cruelle, cruelle comme la guerre civile! Emmenez-la,
capitaine! Par ici, personne ne peut vous voir.

LE CAPITAINE, à Louise, qui a ouvert la cachette. Venez, je réponds de
vous! Allons, mon pauvre Henri, du courage! (Il sort avec Louise.)



SCÈNE VIII.--HENRI, puis REBEC.


HENRI. Du courage! il en faut! (Il met sa tête dans ses mains et
sanglote.)

REBEC, sur la pointe du pied. Ah! le voilà qui pleure! Je comprends ça,
moi! un si beau château! Monsieur Henri!... voyons, consolez-vous! le
mal ne sera pas grand!

HENRI, se levant. Qu'est-ce que tu veux? qu'est-ce que tu dis?

REBEC. Vous ne savez donc pas? Votre capitaine... ah! le brave homme! il
m'a dit de rassembler sous main, à peu de distance, les gens de
l'endroit. Dès que le feu flambera un peu, pour la forme, il lèvera le
camp avec ses soldats, et nous viendrons éteindre.

HENRI. Tu en seras?

REBEC. Dame! comme gardien du séquestre! La République donne comme ça
des ordres contradictoires... «Garde bien ce château! Brûle vite ce
château!...» A chacun sa consigne! celle des autres ne me regarde pas.

CHAILLAC, au fond, qui l'écoute. Ah! c'est comme ça? Eh bien, nous
verrons s'il flambera, le château! Quand on prend les bastilles, on les
rase! ça les empêche de repousser.




TROISIÈME PARTIE

Automne, 1793.--Dans la campagne, près d'une petite ville conquise, par
les Vendéens; on est en plein Bocage.--Pays couvert, vallonné, riche
végétation.--Marie Hoche s'avance seule dans un chemin
creux.--Saint-Gueltas sort des buissons et se trouve tout à coup près
d'elle.



SCÈNE PREMIÈRE.--SAINT-GUELTAS, MARIE.


SAINT-GUELTAS. Je vous ai fait peur?

MARIE. Non, monsieur. Vous m'avez surprise.

SAINT-GUELTAS. Pardon! vous n'avez jamais peur, vous!

MARIE. A présent? Non, jamais. Quand le danger est de tous les instants
et commun à tout le monde, on s'habitue à ne plus songer à soi-même. On
en rougirait presque.

SAINT-GUELTAS. Cette bravoure vient d'un sentiment de générosité
admirable... Mais où allez-vous donc ainsi toute seule? C'est une
imprudence gratuite.

MARIE. Ce n'est pas pour le plaisir de m'exposer, croyez-le bien; je
suis inquiète de mademoiselle de Sauvières, qui devrait être de retour.

SAINT-GUELTAS. J'ai envoyé des gens sûrs à sa rencontre sur le chemin de
gauche.

MARIE. Et son père la cherche par le chemin de droite. Moi, je vais par
ici. Je crains qu'elle n'ait pas reçu l'avis que nous lui avons fait
donner, et qu'elle ne tombe dans quelque embuscade en voulant nous
rejoindre à Pellevaux[3].

[Note 3: Inutile de dire que les localités sont de convention.]

SAINT-GUELTAS. Un exprès a couru au Pont-Vieux pour lui dire que nous
avons pris Saint-Christophe et que nous l'attendons là.

MARIE. Vous eussiez dû courir vous-même pour l'avertir.

SAINT-GUELTAS. Depuis quarante-huit heures, je n'ai ni mangé ni dormi,
et pourtant me voilà. Mes soldats ont été scandalisés de me voir quitter
la ville au moment où l'on se rassemblait à l'église pour le _Te Deum_.
Ils prétendent que cela porte malheur, de ne pas remercier le ciel au
son des cloches après chaque victoire. J'ai bravé leur
mécontentement..., bien que je m'attende à ce que votre belle amie ne
m'en sache aucun gré.

MARIE. Il ne s'agit pas de sa reconnaissance pour le moment, il faut
assurer son retour.

SAINT-GUELTAS. Certes! allons au-devant d'elle. Donnez-moi donc le bras,
nous irons plus vite.

MARIE. Non, non; passez devant. Je vous retarderais.

SAINT-GUELTAS. Vous craignez d'être seule avec moi?

MARIE. Pas le moins du monde.

SAINT-GUELTAS. Alors, vous êtes plus brave que moi. Je me sens tout ému
à côté de vous.

MARIE. Pourquoi?

SAINT-GUELTAS. Parce que vos petits pieds effleurent l'herbe avec une
grâce... Vous me croyez aveugle?

MARIE, marchant toujours. Où trouvez-vous le loisir de dire des riens au
milieu des fatigues et des épouvantes de la vie que nous menons?

SAINT-GUELTAS. Où trouvez-vous le secret d'être belle et séduisante en
dépit d'une pareille vie? Mon esprit reste frais comme votre visage et
mon coeur éveillé comme vos yeux.

MARIE. C'est-à-dire que vous voulez me montrer comme vous avez l'esprit
libre et le coeur léger au lendemain d'une victoire terrible et
peut-être à la veille d'une défaite cruelle? Je n'admire pas cela tant
que vous croyez, monsieur le marquis!

SAINT-GUELTAS. Vous me voudriez plus sérieux avec vous?

MARIE. Avec moi? Peu m'importe, mais vis-à-vis de vous-même... Cela ne
vous fait rien, tous ces pauvres paysans que vous menez à la mort et qui
tombent par centaines autour de vous?

SAINT-GUELTAS. Vous trouvez que je ménage ma vie plus que la leur?

MARIE. Elle vous appartient, la vôtre, vous pouvez la mépriser; mais
faire si bon marché du sang de tant de malheureux et des larmes de tant
de familles, voilà le courage que je n'ai pas et que je ne voudrais pas
avoir.

SAINT-GUELTAS. Toutes les femmes sont comme cela! pleines de pitié pour
les indifférents, indifférentes elles-mêmes, cruelles au besoin pour
leurs amis.

MARIE. Je ne comprends pas l'allusion.

SAINT-GUELTAS. Si fait, vous me comprenez de reste.

MARIE. Est-ce une manière de vous plaindre de Louise?

SAINT-GUELTAS. En ce moment, je ne pensais qu'à vous.

MARIE. Alors, c'est encore une plaisanterie déplacée que vous me forcez
d'entendre? C'est désobligeant.

SAINT-GUELTAS. Voyons, mademoiselle Marie, tenez-vous réellement à ce
que je n'aie d'yeux que pour mademoiselle Louise?

MARIE. Je ne tiens pas à ce que Louise devienne votre femme, je crois
que ce sera pour elle un grand malheur; mais vous affichez d'être son
chevalier, vous lui faites la cour, son père vous autorise, et tout le
monde croit que vous devez l'épouser. Ne laissez pas son avenir
s'engager ou se compromettre ainsi, ou aimez-la uniquement et
sérieusement.

SAINT-GUELTAS. Vous parlez comme une charmante petite bourgeoise que
vous êtes, mademoiselle Hoche! et vous avez appris à Louise à raisonner
comme vous. Toutes deux, vous vous croyez encore au temps où l'on filait
la soie et le sentiment dans les grands salons silencieux des châteaux
ou sous les ombrages immobiles des vieux parcs. Un été de guerre civile,
qui résume cent ans d'expérience, vous sépare déjà de cette saison des
amours à jamais disparue. Si nos manoirs sortent de leurs cendres, si
nos chênes abattus reverdissent, nous rentrerons chez nous bien
différents de ce que nous étions avant cette tourmente. Dans ce
temps-là, l'homme, sûr du lendemain, attendait sans fièvre et sans
amertume l'heure du berger, et la femme, sûre d'elle-même, s'occupait à
résoudre le mignon problème d'inspirer l'amour sans risquer une plume de
son aile coquette; mais le vautour de la guerre a passé sur vos
pigeonniers, mes belles colombes, et il s'agit d'aimer avec tous les
risques attachés à l'ivresse, ou de mourir dans la solitude. Aussi vous
avez quitté vos foyers pour nous suivre, préférant l'horreur de cette
lutte à celle de l'isolement et de l'inaction. N'exigez donc pas de
nous, qui sommes rouges de sang et noirs de poudre, les vertus des héros
du pays du Tendre. Prenez-nous comme nous sommes, ivres de carnage et de
désir, enfiévrés par la fatigue, la colère, l'enthousiasme et le danger.
Tous nos instincts sont devenus terribles, toutes nos passions se sont
déchaînées... Saisissez-les au vol, et n'espérez pas en rencontrer
ailleurs de plus pures et de plus désintéressées. Tout ce qui, en
France, mérite le nom d'homme est emporté par ce fluide dans la région
des tempêtes; ne comptez pas vous y soustraire, hâtez-vous d'aimer!
Demain, vous serez peut-être couchées pêle-mêle avec nous, la tête
fracassée et le sein percé de balles, sur cette bruyère rose qui rit au
soleil! Celles qui auront aimé auront vécu. Les autres se seront
flétries comme l'herbe stérile, et, en exhalant leur dernier souffle,
elles reconnaîtront que la prudence et l'orgueil ne leur ont donné ni
gloire ni bonheur.

MARIE. Vous vous trompez: celles qui auront vécu chastes, dignes et
loyales, mourront calmes comme je le suis devant les terreurs que vous
évoquez. Je souhaite une telle mort à ceux que j'aime, plutôt qu'une vie
d'orages et de remords.

SAINT-GUELTAS. Ainsi, vous conseillez à Louise de me tenir à distance,
comme si ce n'était pas assez des marches et contre-marches de la guerre
pour nous séparer chaque jour et pour retarder indéfiniment l'expansion
de nos coeurs? Tenez, ma belle enfant, c'est puéril, cela, car je
pourrais repousser le frêle obstacle de votre surveillance, prendre ma
fiancée dans mes bras et l'emporter au fond des bois... Mais...
savez-vous ce qui m'arrête?

MARIE. Un reste d'honneur, j'imagine?

SAINT-GUELTAS. Quelque chose de plus: la crainte de vous affliger.

MARIE. C'est toujours cela.

SAINT-GUELTAS. N'essayez pas de le prendre sur ce ton dégagé. Je ne suis
pas un novice!

MARIE. Que voulez-vous dire?

SAINT-GUELTAS. Vous me comprenez très-bien. Allons, charmante enfant,
mon penchant répond au vôtre, ne soyez plus jalouse de Louise,
aimons-nous! Ah! vous restez stupéfaite? C'est bien joué; mais à quoi
bon ces attitudes convenues? C'est du temps perdu. Voulez-vous être
sincère? Quittez l'armée, je vous ferai conduire à mon château de la
Roche-Brûlée, et je vous y rejoindrai avant huit jours, car le conseil
des chefs s'obstine à passer la Loire et à déplacer le siége de la
guerre. Ce sera la perte de la Vendée, et je me séparerai de cette
déroute pour rallier les forces de mon parti dans de nouvelles
conditions.

MARIE. Et Louise... que deviendra-t-elle?

SAINT-GUELTAS. Elle épousera son cousin Sauvières, qu'elle est allée
trouver sous prétexte d'affaires de famille. Je ne suis pas dupe! Elle
ne l'aime pas, mais elle manque de courage, elle n'a pas eu confiance en
moi.--Dites un mot, et je renonce à elle.

MARIE. Vous voulez un mot?

SAINT-GUELTAS. Oui, un seul.

MARIE. Eh bien, le voilà, je vous méprise!

SAINT-GUELTAS. Pour oser me dire un pareil mot, il faut que vous n'ayez
pas compris mon projet. Vous vous imaginez que je veux déserter ma
cause, quand, pour la mieux servir, je me sépare de ceux qui la perdent?

MARIE. Je ne juge pas votre politique, ce n'est pas la mienne, je ne
m'intéresse pas à votre cause.

SAINT-GUELTAS. Que dites-vous là? Vous devenez folle!

MARIE. Non, monsieur, je suis patriote, je n'ai jamais cessé de l'être.
J'ai suivi mademoiselle de Sauvières par affection, et, si je vous
témoigne du mépris, c'est parce que vous parlez de l'abandonner dans une
situation affreuse, après avoir forcé son père à vous suivre. Cela est
indigne de quelqu'un qui se pique d'être gentilhomme, et l'offre que
vous me faites de trahir mon amie est une insulte gratuite dont la honte
retombe sur vous seul.

SAINT-GUELTAS. Je m'attendais à votre réponse, elle est d'un esprit imbu
de préjugés, mais généreux et fier. Je vous en aime davantage, et votre
conquête, pour être difficile, ne me semble que plus désirable. Je vous
ramènerai, mademoiselle Marie, et vous m'aimerez passionnément, si je
vis assez pour cela. Sinon vous me pardonnerez comme on pardonne aux
morts, et vous me regretterez un peu! Voici votre amie, vous allez lui
dire que je vous ai fait une déclaration dans les formes? C'est ce que
je souhaite. Toutes deux vous allez dire du mal de moi, mais vous allez
vous haïr l'une l'autre,... parce que vous voudrez triompher l'une de
l'autre. Moi, je vous conseille de me tirer au sort.

MARIE. Ah! taisez-vous! Je rougis pour Louise de ce que vous pensez et
de ce que vous dites!

SAINT-GUELTAS. Voulez-vous faire un pari avec moi? C'est qu'avant dix
minutes vous serez brouillées. Tenez, je vais vous attendre là-bas, sous
ce gros arbre, pour offrir mon bras à celle de vous qui aura la
franchise de l'accepter. (Il s'éloigne. Louise approche, suivie de
Cadio.)



SCÈNE II.--LOUISE, MARIE, CADIO.


MARIE, (courant à la rencontre de Louise et l'embrassant.) Enfin!

LOUISE. Comme tu es émue! Qu'est-ce qu'il y a?

MARIE. Rien; j'étais impatiente de te revoir et inquiète de
toi.--Bonjour, Cadio.--Il te ramène saine et sauve, ce brave enfant?

LOUISE. Oui; mais comme tu es troublée! A ton tour, tu m'inquiètes. Il
n'est rien arrivé à mon père, à ma tante?

MARIE. Rien, ils te cherchent. Rejoignons le grand chemin, ils doivent y
être.

LOUISE. Mais avec qui donc étais-tu ici à m'attendre?

MARIE. Avec le marquis.

LOUISE. Je l'ai bien reconnu.

MARIE. Alors, pourquoi me demandes-tu...?

LOUISE. Pourquoi s'enfuit-il à mon approche?

MARIE. Je te le dirai (bas, montrant Cadio qui les suit) quand nous
seront seules.

LOUISE, de même. Ce garçon-là ne compte pas. Il n'entend ou ne comprend
rien en dehors d'un petit cercle d'idées fixes. C'est un brave coeur,
mais c'est un fou. Voyons, parle; je te jure qu'il comprend mieux le
langage des oiseaux que le nôtre.

MARIE. De quoi veux-tu que je te parle? du marquis? Il y a encore un
brillant fait d'armes à inscrire sur sa liste. Pendant ton absence, il a
pris la ville que tu vois d'ici. Depuis deux jours, il la garde, il veut
s'y maintenir deux jours encore pour mettre de l'ordre dans l'armée et
lui donner du repos. Tu en profiteras, tu dois en avoir besoin.

LOUISE. Je sais tout cela; j'ai rencontré le courrier. Nos affaires vont
mieux. On espère n'être pas forcé de passer la Loire.

MARIE. Rapportes-tu de l'argent? C'est ce qui manque le plus, à ce qu'il
paraît.

LOUISE. Je n'ai rien trouvé à Sauvières, nos fermiers avaient été forcés
de payer à la République; mais je rapporte les diamants de ma mère, que
j'avais confiés à ma nourrice et qu'elle avait enterrés dans son jardin.
A présent, me diras-tu...? Voyons, n'élude pas mes questions. Tu es
agitée, soucieuse. Asseyons-nous un instant, je suis lasse. Regarde-moi
et réponds-moi. Tu me caches quelque chose. Saint-Gueltas est blessé, il
aura craint de me surprendre...

MARIE. Il n'a rien, je te jure.

LOUISE. Alors, il m'évite?

MARIE. Je pense qu'il a quelque dépit. Est-il vrai que ton cousin soit
en Vendée?

LOUISE. Oui; je l'ai revu à Sauvières.

MARIE. Ah! Eh bien?

LOUISE. Eh bien, quoi?

MARIE. Il est toujours républicain?

LOUISE. Tu en doutes?

MARIE. Non! mais il est toujours ton meilleur ami?

LOUISE. Il m'abandonne. Rien n'a pu le ramener, et Dieu sait pourtant
que je lui aurais sacrifié...

MARIE. Ton inclination pour...

LOUISE. Oui, loyalement et courageusement. Mon père n'aime pas
Saint-Gueltas, il regrette son neveu. Moi, je n'ai pas de confiance dans
le marquis, je le crains... Qui sait si je l'aime? Tu vois que tu peux
me parler de lui. Que te disait-il de moi, là, tout à l'heure?

MARIE. Ne me le demande pas, ma Louise. Cet homme est indigne de toi. Il
faut l'oublier.

LOUISE. Ah! Et toi, l'oublieras-tu?

MARIE. Moi? Tu sais fort bien que j'ai pour lui un éloignement, un
dégoût invincibles!

LOUISE. Avec quelle énergie tu dis cela aujourd'hui! Marie, il te fait
la cour! Il me trompe, et, toi, tu ne m'as jamais dit la vérité!

MARIE. Il ne m'avait jamais fait cette injure.

LOUISE. Mais aujourd'hui, tout à l'heure, il t'a dit... Oui, tes joues
sont enflammées de colère... ou d'orgueil!

MARIE. Louise!... tu sembles croire... Faut-il te dire que cet homme ne
nous aime ni l'une ni l'autre, qu'il n'estime et ne respecte aucune
femme,... que son hommage me fait l'effet d'une flétrissure?...

LOUISE. Tu mens!

MARIE. Et toi, tu m'affliges et tu m'offenses!

LOUISE. Ah! c'est que mon courage est à bout. Il y a trois mois que je
me débats contre un soupçon qui me torture... Cruelle! tu ne vois donc
pas que j'en meurs?

MARIE. Cruelle, moi? Qu'ai-je donc fait?... Mais tu es folle, je le
vois; je te plains. Pauvre enfant, que faut-il faire pour te guérir?

LOUISE. Tu ne peux rien si tu ne peux pas me dire qu'il n'aime que moi.

MARIE. Je ne peux pas mentir pour t'égarer davantage. Tu l'aimes
passionnément, je le vois, et lui, il vient de m'offrir, par dépit de ta
pudeur, qu'il appelle méfiance et lâcheté, son insultant et banal
hommage. A-t-il agi ainsi pour éveiller ta jalousie? Je le crois, car il
m'a engagée à te dire sa trahison, et il se vante de nous brouiller
ensemble.

LOUISE. Ah! alors... oui, j'ai déjà l'expérience de ses ruses
affreuses!... Il veut me vaincre par le dépit!

MARIE. Est-ce là de l'affection, et te laisseras-tu prendre à ce jeu
grossier, toi qu'Henri eût si loyalement aimée? M. Saint-Gueltas n'a
aucun principe, tu le sais. Il ne voit dans l'amour que le plaisir et la
vanité de troubler la conscience et de vaincre la pudeur. Au lendemain
d'une conquête, il l'abandonne pour en essayer une autre. C'est comme sa
méchante guerre de partisan, va! Il ruine et profane sans pitié ce qu'il
terrasse, et il le laisse là sans remords et sans regret.

LOUISE. Ah! tu le hais trop pour ne pas l'aimer!

MARIE. Je ne le hais pas, je le dédaigne, comme ce qu'il y a de plus
vain, de plus inconsistant et de moins héroïque au monde.

LOUISE. Tu nies jusqu'à sa bravoure?

MARIE. Non, mais j'en fais peu de cas. Le dernier de vos paysans qui se
bat par fanatisme religieux est plus preux que lui, qui n'a que de
l'ambition et que mène la fièvre d'une énergie brutale, maladie
particulière à ces gentilshommes illettrés, espèces de fous à instincts
sauvages qui noient dans le carnage et la débauche le tourment de leur
oisiveté et le vide de leur intelligence. Ah! pardonne-moi. Louise! Ton
père est un saint, et il y en a plusieurs comme lui dans votre armée;
mais, puisque tu m'accuses de te disputer les regards du moins méritant,
du plus souillé de vos prétendus héros, il faut que tu saches quelle
indignation s'est amassée en moi contre l'abominable guerre que vous
faites avec eux et les crimes dont, grâce à eux, vous semez la
contagion... Oh! les cruautés sont égales de part et d'autre, je le
vois, je le sais, je les déteste toutes; mais vous qui avez allumé
l'incendie, vous êtes les vrais coupables, et j'ai horreur, à présent
que je vous connais, de la sanglante et cynique autorité que vous vous
flattez d'établir en France avec de pareils hommes!

LOUISE. Tu nous maudis, tu nous détestes? Je m'en doutais bien...

MARIE. Ton père déteste et maudit bien plus que moi l'entreprise où vous
l'avez jeté!

LOUISE. Tais-toi! tu me déchires le coeur! C'est moi qui l'ai entraîné,
perdu, je sais cela! J'ai été romanesque, exaltée... J'étais dévorée
d'ennui à Sauvières, je voyais Henri abandonner notre cause...
Saint-Gueltas est venu... Mon père résistait... Je sentais que l'on
faisait violence à sa loyauté... et pourtant j'ai dit un mot cruel,...
un mot fatal qui a étouffé le cri de sa conscience et qui l'a précipité
dans un abîme de chagrins et de malheurs.--Ah! que veux-tu! nous ne
pouvons pas voir bien clair dans tout cela, nous autres femmes; nous ne
jugeons les événements qu'à travers nos instincts ou nos passions. La
vérité, c'est le fantôme qui nous fascine; le devoir, c'est l'homme qui
nous charme; la justice, c'est le désir qui nous aveugle. Nous nous
croyons intrépides et dévouées quand nous ne sommes que folles d'amour
et de jalousie. Eh bien, oui! voilà ce que c'est! Mon courage, c'est de
la fièvre; mon royalisme, c'est du désespoir: cela est misérable et je
me condamne;... mais il est trop tard pour reculer, je ne peux ni ne
veux guérir! J'ai tout immolé à l'amour, et je veux recueillir le fruit
de mes sacrifices. Saint-Gueltas m'aimera ou je me ferai tuer. Je me
jetterai sous les pieds des chevaux, devant la gueule des canons...

MARIE. Il ne t'en demande pas tant! Sois sa maîtresse, et il t'aimera
vingt-quatre heures.

LOUISE. Sa maîtresse? Jamais! Pourquoi donc ne serais-je pas sa femme?
Il ne tient qu'à moi de l'être.

MARIE. Alors, pourquoi ne l'es-tu pas?

LOUISE. Oh! malheureuse que je suis! Je crains d'être haïe quand il se
sera engagé à moi; il raille à tout propos le mariage; trahi par sa
femme, il a conservé de ses premiers liens un souvenir odieux!

MARIE. Sa femme! Es-tu sûre qu'elle soit morte?

LOUISE. Ah! tu crois à cette légende de paysans, à la dame blanche qui
revient au château de la Roche-Brûlée?

MARIE. Il y a deux versions: selon l'une, il a enfermé cette femme
coupable; selon l'autre, il l'a assassinée. Et tu admires l'homme qui
n'a pas su sauver sa dignité par une conduite claire et loyale!
Supposons qu'il ait subi l'empire d'une fatalité, comment peux-tu croire
qu'il oubliera la blessure de son âme? Ne vois-tu pas que tous ses
entraînements portent l'empreinte de la haine et de la vengeance? Cet
homme épris de pillage et de massacre me fait, au milieu de son odieuse
gaieté, l'effet d'un fléau qui n'a plus conscience de lui-même.

LOUISE. Tu en dis trop de mal pour qu'il te soit indifférent.

MARIE. Je voudrais t'arracher à son influence. Je te vois perdue, si je
n'y parviens pas. Ton père, toujours irrésolu, n'a pas le courage de
contrarier ton penchant; ta tante...

LOUISE. Est une vieille enfant, je le sais: elle subit le prestige
encore plus que moi; mais, toi qui te vantes d'y échapper... Non, c'est
impossible! Je ne te crois pas. Tiens, donne-moi une dernière, une
suprême marque d'affection. Quitte l'armée, quitte-nous; retourne à ton
parti, à ta famille, à ton milieu. Fais en sorte que le marquis ne te
revoie jamais...

MARIE. C'est sérieux, ce que tu me dis là?

LOUISE. Oui, quitte-moi pendant que je t'admire et te chéris encore.
Demain, je te verrais troublée, il me semblerait que Saint-Gueltas te
cherche ou te regarde... Cette jalousie qu'il veut exciter en moi me
rendrait folle, injuste envers toi, odieuse à moi-même. Va-t'en, Marie,
ma chère Marie! pardonne-moi, va-t'en, je te le demande à genoux.

MARIE. Adieu, Louise, ma pauvre amie! Hélas! que vas-tu devenir? (Elle
l'embrasse.) Adieu!

LOUISE. Disons-nous adieu ici, et pleurons sans qu'on nous voie; mais tu
vas venir avec moi à la ville. Il faudra nous entendre sur le voyage que
tu vas faire et sur le prétexte à donner...

MARIE. A notre séparation? Je t'en laisse le soin. Tu diras que je suis
lasse de partager tes fatigues et tes dangers.

LOUISE. Non, je ne mentirai pas. On ne me croirait pas d'ailleurs; on
sait qui tu es!

MARIE. Eh bien, dis que ma vieille tante est malade et me rappelle à
Paris.

LOUISE. C'est là que tu iras?

MARIE. Je n'en sais rien.

LOUISE, soupçonneuse. Tu n'en sais rien? Où iras-tu?

MARIE. Sois tranquille, je n'irai pas à la Roche-Brûlée. Adieu, je te
quitte ici.

LOUISE. Ici? Mais tes effets?

MARIE. C'est si peu de chose, que cela ne vaut pas la peine d'être
emporté.

LOUISE. Mais tu n'as pas d'argent?

MARIE. J'en ai assez.

LOUISE. Non, tu n'as rien! Et moi, je n'en ai plus... Ah! attends! mes
diamants, partageons...

MARIE. Louise, ne m'humilie pas. Je ne veux rien... Regarde ce gros
arbre, le marquis est là qui t'attend. Tu n'as plus besoin de Cadio, il
me conduira à la ville républicaine la plus proche. Je ne veux pas subir
l'outrage de te voir jalouse de moi en présence de M. Saint-Gueltas.
Adieu!

LOUISE. Oh! je t'ai cruellement blessée, je le vois... Ne veux-tu pas me
pardonner? Reste avec moi, je souffrirai, mais je saurai me vaincre...
Marie, pardonne-moi!

MARIE. Je te pardonne de toute mon âme, mais je ne puis plus te servir,
ni te protéger. Voilà ton père qui rejoint le marquis. Je ne te laisse
pas seule.

LOUISE. Mais toi?...

MARIE. Cadio, voulez-vous me conduire à Pont-Vieux?

CADIO, qui, assis à l'écart, s'est occupé à sculpter un morceau de bois.
Oui bien, c'est par là que je voulais aller.

LOUISE. Tu reviendras à Saint-Christophe ce soir, j'ai à te payer...

CADIO. Oui, oui, c'est bon, demoiselle. (A Marie.) Le jour baisse,
partons!

MARIE, à Louise, qui veut la retenir. Ton père et le marquis t'ont vue,
ils viennent. Quand tu auras besoin de moi, appelle-moi, j'accourrai.
(Elle s'enfonce dans les massifs avec Cadio.)

LOUISE, la suivant des yeux. O Marie, Marie! je suis bien coupable
d'avoir froissé une âme comme la tienne! Je mérite le désespoir où je me
précipite.



SCÈNE III.--Un peu plus loin dans la campagne. MARIE, CADIO.


MARIE. Je peux marcher plus vite, Cadio.

CADIO. Nous avons le temps, demoiselle.

MARIE. Mais si vous voulez retourner ce soir à Saint-Christophe?

CADIO. Je n'y veux pas retourner. J'ai assez d'argent. Tenez, voilà ce
que M. Henri m'a donné. Prenez-en, puisque vous n'avez rien. Oh! c'est
de l'argent bien honnête! Ça vient d'un homme qui est bon et doux!

MARIE. Vous avez raison, Cadio, je pourrais l'accepter de lui sans
rougir.

CADIO. Mais vous auriez honte de partager avec moi?

MARIE. Non, mon ami, non certes! mais je vous jure que j'ai quelque
chose, et que cela me suffit.

CADIO. C'est comme vous voudrez; mais qu'est-ce qu'une jeunesse comme
vous va faire pour vivre à présent?

MARIE. Je trouverai quelque part du travail, n'importe lequel. Je ne
suis pas difficile.

CADIO. Est-ce que vous avez eu raison de quitter comme ça votre
camarade?

MARIE. Vous avez donc écouté ce que nous disions?

CADIO. Sans écouter, j'ai entendu.

MARIE. Et vous avez compris que...?

CADIO. J'ai tout compris.

MARIE. Pourtant vous me blâmez...

CADIO. Dame! la voilà bien abandonnée, puisque son père est faible, sa
tante folle et Saint-Gueltas méchant...

MARIE. Vous croyez que j'aurais dû me laisser avilir?...

CADIO. On aime les gens, ou on ne les aime pas.

MARIE. Cadio, attendez! Ce que vous dites là me frappe... Il me semble
que la vérité est en vous, pure comme dans l'âme d'un
enfant.--Retournons, voulez-vous? Je serai humiliée, flétrie peut-être
par des soupçons et des prétentions... N'importe, si je sauve Louise...
J'essayerai du moins, je n'aurai rien à me reprocher.

CADIO. A la bonne heure! Allez, demoiselle.

MARIE. Ne venez-vous pas avec moi?

CADIO. Oh! moi, je ne suis rien, je ne peux rien. Je déteste la guerre,
et je veux me sortir de ces vilaines choses. Vous n'avez pas peur pour
vous en retourner? C'est à deux pas.

MARIE. Je n'ai pas peur. Adieu, merci!

CADIO. Merci de quoi?

MARIE. Du bon conseil que vous m'avez donné. (Ils se séparent.)



SCÈNE IV. MARIE, sur le sentier, plus près de la ville; TIREFEUILLE, LA
MOUCHE, sortant des buissons.


TIREFEUILLE. Demoiselle, on vous cherche par ici; venez avec nous.

MARIE. Pourquoi? Qui me cherche?

TIREFEUILLE. La demoiselle de Sauvières. Allons, venez!

MARIE. Vous vous trompez. Je connais le chemin, et personne ne m'attend.

TIREFEUILLE. Ça ne fait rien, on vous cherchait, nous autres! on a des
ordres pour ça. Marchez par ici.

MARIE. Moi, je ne reçois d'ordres de personne, je ne vous suivrai pas.

TIREFEUILLE. Pas tant de paroles! Voyons, vous voulez passer à l'ennemi;
le grand chef ne veut pas de ça.

MARIE. C'est M. Saint-Gueltas que vous appelez le grand chef?

TIREFEUILLE. Faut pas avoir l'air d'en rire. Marchez, ou vous êtes
morte. (Il la couche en joue.)

MARIE, dédaigneuse. Ah çà! vous êtes fous! Vous m'accusez de passer à
l'ennemi quand vous me voyez retourner au camp royaliste?

LA MOUCHE, à Tirefeuille. En v'là assez. Faut qu'elle marche, puisqu'il
le veut.

TIREFEUILLE, bas. Comment donc faire? Il a défendu qu'on y touche, et
elle n'a point peur des menaces. Tiens, la v'là qui s'échappe!

LA MOUCHE. Une balle aux oreilles, ça l'arrêtera, (Il tire un coup de
fusil. Marie court plus vite.)

TIREFEUILLE. Allons, faut l'attraper et l'emmener de force, tant pis!
(s'arrêtant.) Diable! qu'est-ce que c'est que ça?

LA MOUCHE. Les bleus! les bleus! Cachons-nous et tirons dessus quand ils
passeront.

MARIE, rejoint un groupe de gardes nationaux républicains qui s'avance
au galop. Sauvez-moi, je suis poursuivie!

CHAILLAC. Viens au milieu de nous, jeune citoyenne, et ne crains rien...
Tiens, c'est la citoyenne Hoche! une vraie patriote, mes amis; elle va
nous dire où sont les brigands... Quoi! qu'est-ce que c'est? elle est
évanouie?

MARIE, se ranimant. Non! j'ai couru si vite... ce n'est rien.

CHAILLAC. Alors, réponds, citoyenne! L'ennemi occupe Saint-Christophe?

MARIE. Vous voyez bien le drapeau blanc sur l'église.

CHAILLAC. Tu étais prisonnière, et tu t'évadais?

MARIE. Non.

CHAILLAC. Comment, non?... Pourquoi courait-on après toi?

MARIE. Je ne sais pas, un guet-apens, des bandits qui n'appartiennent à
aucun parti que je sache.

CHAILLAC. Allons, fouillez ces broussailles. Eh bien, les enfants de la
patrie hésitent?

MOUCHON. Dame! ils peuvent être plus nombreux que nous. (A marie.)
Combien sont-ils?

MARIE. Je n'en ai vu que deux; mais ne vous jetez pas dans ces buissons.
C'est là que vos ennemis sont invincibles parce qu'ils sont
insaisissables.

CHAILLAC. Alors, marchons sur la ville.

MARIE. Non, vous n'êtes pas en force. N'essayez pas cela.

CHAILLAC. Citoyenne, tu jettes l'alarme dans le conseil. Tu protéges
l'ennemi, tu étais avec lui, puisque tu n'étais pas prisonnière. On
connaît ton attachement pour certaine famille...

MARIE. Je ne le nie pas, mais je vous dis la vérité. Les insurgés sont
ici en force et sur leurs gardes.

MOUCHON, aux gardes nationaux. Elle a raison, je la connais, vous la
connaissez bien aussi; c'est la cousine de Hoche, elle ne voudrait pas
nous tromper; replions-nous sur Pont-Vieux et attendons-y du renfort. La
troupe doit arriver...

CHAILLAC. Citoyen Mouchon, je te retire la parole et je te défends de
démoraliser la garde civique que j'ai l'honneur de commander.--Toi,
citoyenne, tu es suspecte, et je te retiens prisonnière jusqu'à nouvel
ordre. Quant à nous, enfants de la patrie, nous n'avons pas à compter
l'ennemi, nous avons à le vaincre. En avant, et vive la République! (Les
gardes nationaux s'élancent en avant en chantant la _Marseillaise_.)



SCÈNE V.--Minuit. Dans la ville de Saint-Christophe, reprise par las
républicains.--Au milieu de la place, un feu de joie est allumé; les
gardes nationaux de Chaillac font brûler les meubles des citoyens
réputés royalistes.--La porte de l'église est ouverte. Des factionnaires
y surveillent les prisonniers.--Des volontaires et des réquisitionnaires
des localités environnantes, de toute condition, équipés militairement
de toute manière, s'agitent autour du feu ou devant les maisons,
demandant, achetant ou pillant des vivres, selon les ressources ou le
bon vouloir des habitants.--Les gens de la ville qui ne se sont pas
enfuis ou cachés montrent en général beaucoup d'empressement à fêter les
patriotes, qu'ils remercient de les avoir délivrés des brigands.--On
fait beaucoup de bruit, on crie, on jure, on chante, on menace, on rit;
on saisit avec peine les dialogues confus, croisés, interrompus.


UNE VOIX. Tiens, v'là Mouchon! Ohé! les autres! voyez donc, c'est
Mouchon de Puy-la-Guerche! Dans les volontaires! qu'est-ce qui aurait
jamais dit ça?

UNE AUTRE VOIX. La République fait des miracles, vous le voyez bien.

UN VOLONTAIRE DE PUY-LA-GUERCHE. Mouchon? vous ne le connaissez pas! Il
a chargé trois fois l'ennemi... à reculons!

MOUCHON. J'ai chargé en avant et en arrière, c'est la vérité; ma jument
est habituée à tourner le pressoir à cidre, il faut qu'elle aille en
rond. On croit qu'elle tourne le dos à l'ennemi? Pas du tout, la pauvre
bête, elle revient lui faire face.

LE VOLONTAIRE. Qu'on le veuille ou non, pas vrai?

MOUCHON, bas. Tu as tort de te moquer de moi, Pascal! Les volontaires de
Chaumonton vont nous mépriser. Ils font déjà assez d'embarras, parce
qu'ils sont mieux montés que nous!

PASCAL. Se moquer? Qu'ils y viennent! on leur répondra!

UN GARÇON COIFFEUR, avec émotion. Pas de rivalité, citoyens! Que toutes
les villes du Bocage fraternisent et s'embrassent! (Un blessé passe sur
un brancard.)

UN CLERC DE NOTAIRE. Tiens, mon patron! Qu'est-ce qu'il y a?

LE BLESSÉ. Il y a qu'on va me couper le bras, mon pauvre enfant!
Viens-tu voir ça?

LE CLERC. Sacredieu, non!... Si fait! je ne vous quitte pas dans la
peine, mais, sacredieu, c'est dur. Il faut que je vous aime bien!

LE BLESSÉ. Tu me tiendras et tu m'encourageras. As-tu ton fifre?

LE CLERC. Pardié, toujours!

LE BLESSÉ. Eh bien, tu m'en joueras un air pendant l'opération.

LE CLERC. Ça va!

MOUCHON. C'est tout de même avoir du coeur, de demander de la musique.

LE BLESSÉ. Et de donner son bras droit à la patrie? C'est assez gentil,
ça, pour un notaire!

LES ASSISTANTS. Vive le notaire! honneur au notaire!

DANS UN AUTRE GROUPE, composé de jeunes gens artisans et bourgeois. Les
hussards ne reviennent pas vite.

--Ils donnent toujours la chasse aux brigands?

--Ils reviennent. J'entends le galop de la cavalerie légère.

--S'ils amènent encore des prisonniers, où les mettra-t-on? L'église est
pleine.

--On fusillera tout ce qui a été pris les armes à la main, ça fera de la
place!

--Eh bien, et les royalistes de la ville?

--Ça ne nous regarde pas. Les républicains de la ville s'en chargeront.

--Faut pas se fier à ça! Dans les villes, on est tous parents ou
camarades. On ne se fait pas bonne justice soi-même.

--Qu'ils s'arrangent. Moi, j'aime pas les exécutions.

--Laisse-moi donc, toi! tu es encore un tiède, un modéré!

--Fiche-moi la paix et tâche, quand tu vas au feu, de n'être pas plus
modéré que moi.

LE GARÇON COIFFEUR. Citoyens, citoyens, pas de rivalité! que toutes les
villes fraternisent et s'embrassent!

D'AUTRES VOLONTAIRES, mêlés à des bourgeois de la ville. Quand je vous
dis que, sans la troupe, nous étions aplatis comme un tas de galettes?

--Peut-être bien; mais, quand on a vu paraître les plumets, quelle
charge à la baïonnette, hein? c'était comme la foudre!

--Jamais les brigands ne tiendront contre la troupe.

--Ils n'auraient pas tenu contre nous, si nous avions voulu; mais on a
des paniques, c'est ça qui gâte tout!

--Tiens, les Mayençais eux-mêmes en ont, des paniques. Les brigands,
c'est pas des ennemis comme les autres. A présent surtout, c'est à faire
trembler! Ils se battent en désespérés. Et puis ils sont devenus si
laids avec leurs habits en guenilles, avec leurs figures noires, leurs
grandes barbes, leurs yeux qui jettent du feu... On va dessus tout de
même; mais, quand on y pense après, on en rêve la nuit. C'est des
cauchemars!

--Y a Saint-Gueltas, le grand chef, c'est comme un sanglier!

--Tu l'as vu, toi? Tu es bien malin! Personne ne peut dire qu'il connaît
sa figure. Il est toujours habillé en malheureux, et il se bat dans les
buissons en simple brigand.

--Je l'ai vu, à preuve que je l'ai tenu au bout de mon fusil.

--Et tu l'as manqué, imbécile?

--Il avait les deux mains embarrassées. Il tenait deux recrues qu'il
étranglait. Il a pris le canon de mon fusil avec ses dents...

--Et il a avalé les balles? En voilà des bourdes que je n'avale pas,
moi!

LE GARÇON COIFFEUR, attendri. Citoyens, pas de rivalité...

--Oh! en voilà un qui m'ennuie: il dit toujours la même chose.

--Il est soûl comme un Polonais!

--Où diable ce mâtin-là a-t-il trouvé de quoi se soûler? Je n'ai pas pu
mettre la main sur un verre de cidre!

--Et moi donc! je n'ai même pas pu trouver le verre. J'ai bu à la
fontaine comme un veau.

--Savez-vous que Perrichon est tué, dans tout ça?

--Quel Perrichon? le bègue?

--Non, le tanneur, celui qui demeurait aux Viviers.

--Tant pis! c'était un bon; il laisse une femme et quatre enfants!

--Damnés brigands! j'en veux tuer cinq à la première affaire!

--Qu'est-ce qui crie comme ça?

--Des blessés qu'on ampute; ils n'ont pas l'habitude.

--Tiens! voilà Duchêne avec des vivres.

--Un chaudron de pommes de terre qu'on allait donner aux cochons: qui en
veut?

--Tout le monde! on est mort de faim!

UN BOURGEOIS DE LA VILLE, apportant un grand panier. Non, mes enfants,
ne mangez pas ça. La pomme de terre, c'est bon pour les animaux, c'est
malsain pour l'homme. Voilà du pain et de la viande.

--Vive le bon patriote!

--Patriote, moi? Je n'en sais rien... Je ne m'étais jamais occupé des
affaires publiques. Hier, les brigands ont maltraité et frappé ma pauvre
femme qui était en couches, et qui ne pouvait pas se lever pour les
servir. Elle est morte sur le tantôt. Tuez-les tous, ces chiens-là, et
mangez, mes bons amis, prenez des forces! Je vous apporte tout ce que
j'ai. Si vous vouliez de mon sang, je vous en donnerais.

D'AUTRES BOURGEOIS, apportant aussi des vivres. Citoyens, buvez et
mangez, et puis entrez dans l'église, et tuez tous les prisonniers, ceux
de la ville surtout! Si vous les laissez échapper, dès que vous aurez
tourné les talons, les aristocrates nous mettront à feu et à sang.

LE GARÇON COIFFEUR, buvant. C'est ça, que le Bocage fraternise et
s'embrasse!

UN VOLONTAIRE, à un autre volontaire. Diantre! tu as une belle montre,
toi! Où as-tu cueilli ça?

--Tiens, sur le champ de bataille. C'est la toquante à quelque
aristocrate, ça sonne, et il y a des armoiries dedans.

--Dis donc, faudra les gratter, c'est des signes prohibés.

--Eh bien, toi, qui as ramassé un reliquaire en or avec un bon Dieu
dessus, c'est prohibé aussi!

--Non, le sans-culotte Jésus est à l'ordre du jour.

--Ah! voilà qu'on fusille derrière l'église. Entendez-vous?

--Qui est-ce qui fait la besogne?

--C'est des paysans patriotes qui ont demandé à s'en charger.

--Diables de paysans! aussi enragés les uns que les autres!

--Dame! les brigands coupent par morceaux les femmes et les enfants de
ceux qui ne veulent pas s'insurger. Tout ça, c'est des dettes qu'ils se
payent entre eux!

--Qu'est-ce qui passe là avec Chaillac? Un beau jeune homme!

--Un lieutenant de hussards? C'est peut-être le jeune Sauvières.

--Oui, c'est lui. On me l'a montré tantôt. Un rude troupier, à ce qu'il
paraît!

--Eh bien, et son oncle qui commande une colonne de brigands? comment ça
s'arrange-t-il?

--Ça ne s'arrange pas.

DEUX AVOCATS, officiers de volontaires. Horrible guerre! voilà du sang
français qui coule sur le pavé.

--Cela vient de derrière l'église, oui! un ruisseau de sang froidement
répandu! Voe victis!

--Vous n'êtes pas navré de ces vengeances personnelles?...

--Si fait, mais ne parlez pas si haut. Il ne faudrait qu'un mot pour
nous envoyer derrière l'église aussi, nous autres! Regardez ces figures
pâles, ces yeux ardents... C'étaient des gens paisibles naguère, une
population douce, économe, honnête et laborieuse. A présent, tous sont
ivres, ils ont perdu la conscience du droit et le sens de la logique...
Prêts à pleurer de tendresse ou à égorger sans savoir pourquoi...
Très-bons au fond, qui le croirait? Très-enfants, aisément héroïques...
mais exaltés ou abrutis par des émotions trop fortes. La nature humaine
ne comporte pas ce degré d'excitation.

--La République en a trop appelé aux passions, je vous le disais bien!

--Que vouliez-vous qu'elle fît? _qu'elle mourût?_

--Non pas, mourons pour elle!

--Ce n'est pas difficile, allez! La vie est si triste à présent! Nos
enfants meurent de frayeur dans le ventre de nos femmes.



SCÈNE VI.--HENRI, CHAILLAC, à la porte de l'église.


HENRI. Cette jeune fille assise là-bas, près du mur..

CHAILLAC. Vous la connaissez-bien, c'est la citoyenne Hoche, votre amie
d'enfance.

HENRI. C'est pour cela que je la réclame. Elle porte un nom déjà
glorieux et qui donne d'assez belles garanties à la République. Comment
se trouve-t-elle au nombre des prisonniers?

CHAILLAC. Vous ne saviez donc pas qu'elle a suivi les insurgés?

HENRI. Si fait. Elle a agi ainsi contrairement à ses opinions.

CHAILLAC. Agir contrairement à ses opinions, c'est mal agir. J'aime
mieux les fanatiques que les traîtres.

HENRI. Ce n'est pas agir contre la République que de se sacrifier à
l'amitié.

CHAILLAC. Subtilités, citoyen Sauvières! Vous aussi, vous suivez vos
anciens amis, mais en les chargeant à coups de sabre. Je vous ai vu
travailler la bande de Saint-Gueltas tantôt. Vous alliez bien!

HENRI. Moi, je suis un homme. Les femmes ont d'autres devoirs.

CHAILLAC. Des devoirs contraires au salut de la patrie? Diable, non! Je
ne veux pas vous accorder ça, jeune homme.

HENRI. Si la générosité du coeur est un crime, accordez-moi la grâce de
cette jeune fille.

CHAILLAC. Je serais heureux de rendre hommage à un militaire tel que
vous, mais cela m'est impossible. La mauvaise herbe repousse sous la
faux révolutionnaire. Il faut l'arracher, tiges et fleurs; tant pis pour
la jolie fille! Je ne suis plus jeune, moi, Cupidon ne me chatouille
plus les yeux. Mademoiselle Hoche ira rendre compte de ses faits et
gestes au tribunal d'Angers.

HENRI. Mon capitaine va venir vous dire...

CHAILLAC. Je ne reconnais pas l'autorité de votre capitaine. Le
militaire n'a rien à voir dans nos affaires civiles. J'ai des pouvoirs
extraordinaires des délégués de la Convention. Mon mandat est d'envoyer
les suspects devant leurs juges naturels.

HENRI. Mais c'est de votre propre autorité que vous qualifiez de
suspectes et traitez comme telles les personnes qui vous inspirent de la
méfiance. Si vous vous trompez...

CHAILLAC. Je peux me tromper: errare humanum est! Le tribunal examinera,
je m'en lave les mains. Il s'est passé au château de Sauvières, en votre
absence, des choses que j'ai sur le coeur. On y a lâchement assassiné un
magistrat, un homme de bien que j'ai juré de venger!

HENRI. De venger sur la personne d'une pauvre enfant qui certes a eu,
comme mes parents, un tel crime en horreur?

CHAILLAC. Je suis un homme impartial. J'ai toujours rendu justice aux
vertus privées de votre oncle, et il fallait du courage pour ça, je vous
en réponds; mais sa conduite politique est impardonnable. Pardon, je
vous afflige, vous savez ça aussi bien que moi. Ceux qui, à partir de sa
défection, lui sont restés attachés sont gravement coupables à mes yeux.
Je ne leur ferai pas de grâce. N'essayez pas de m'attendrir.

HENRI. Au moins, vous interrogerez mademoiselle Hoche avant de l'envoyer
dans les prisons d'Angers?

CHAILLAC. Je l'ai interrogée. Elle protége les insurgés par son silence.

HENRI. Puis-je lui parler, moi?

CHAILLAC. Oui, moyennant votre parole de ne pas chercher à favoriser son
évasion.

HENRI. Vous ne la connaissez pas. Elle refuserait...

CHAILLAC. N'importe, vous jurez?

HENRI. Oui, monsieur.

CHAILLAC. Tenez! on l'amène justement par ici, car voilà le convoi qui
va emmener les prisonniers.



SCÈNE VII.--HENRI, MARIE, à la porte de l'église, des factionnaires les
surveillent, des volontaires font monter les autres prisonniers sur des
voitures de transport et des charrettes.


MARIE, (à voix basse). Ah! Je suis heureuse de vous revoir, monsieur
Henri! Vous allez me dire si Louise et son père ont pu s'échapper. Je
suis dévorée d'inquiétude!

HENRI. Ils sont en fuite.

MARIE. On ne les poursuit pas?

HENRI. Nous avons fait notre devoir. La nuit nous a empêchés d'aller
plus loin.

MARIE. Mais, demain, vous les poursuivrez encore... Ah! que vous devez
souffrir, vous!

HENRI. Demain, mon détachement se porte sur un autre point. Je n'aurai
pas la douleur de frapper moi-même... Mais il s'agit de vous... Vous
savez qu'on va vous envoyer...

MARIE. Je sais, je vois, je suis perdue, moi!

HENRI. Non, vous invoquerez l'appui de votre cousin.

MARIE. Quand même on m'en laisserait le temps, je n'aurais pas recours à
lui. Si je suis gravement compromise, comme je le pense, je ne veux pas
le compromettre. Il est l'unique appui de ma pauvre famille, il est une
des gloires, une des forces de la patrie. Au besoin, je nierais notre
parenté pour le préserver du soupçon.

HENRI. Appelez-moi en témoignage, au moins.

MARIE. Pas plus que lui vous ne devez avoir à vous disculper, monsieur
de Sauvières! Votre nom est déjà assez difficile à porter sous les
drapeaux de la République. Ne me parlez pas davantage; je sais que vous
voudriez me sauver, je vous en remercie. Vous n'y pouvez rien, ne vous
exposez pas davantage.

HENRI. Marie, laissez-moi vous parler comme autrefois et vous serrer la
main.

MARIE. Non, nous sommes observés; mais sachez que j'ai pour vous autant
d'amitié que d'estime.

HENRI. Je ne peux pas vous laisser partir... Voyons, demandez à parler
encore à Chaillac. C'est un esprit étroit, rigide, mais c'est un honnête
homme.

MARIE. Son esprit n'est pas assez délicat pour comprendre ma situation.
Il veut des renseignements sur l'armée royaliste. Je ne puis m'abaisser
à la délation pour sauver ma tête; jamais Chaillac n'admettra que la
reconnaissance personnelle puisse l'emporter sur le patriotisme, et
j'avoue que je suis ici la victime de mon propre coeur. J'ai servi en
quelque sorte la cause des insurgés, j'ai partagé leur bonne et leur
mauvaise fortune. Si j'ai eu horreur de leurs excès, j'ai eu pitié de
leurs misères. J'ai soigné leurs blessés; j'ai soutenu leurs femmes,
j'ai quelquefois sauvé leurs pauvres enfants dans mes bras au milieu de
la déroute. Que voulez-vous! j'ai aimé Louise par-dessus tout, j'ai
servi avec zèle son vertueux père, votre bienfaiteur et le mien! Qui
comprendrait une pareille inconséquence, à moins d'être femme? Et
encore! Y a-t-il encore des femmes dans le temps où nous vivons? Je suis
peut-être la dernière qui osera faire violence à ses croyances pour
remplir un devoir et payer une dette.

HENRI. Eh bien, oui, Marie, vous êtes la seule femme, le dernier ange de
bonté... (Il lui baise la main.)

MARIE. On m'appelle; adieu! Si je suis condamnée pour avoir été sensible
au malheur de mes amis, ne me plaignez pas. Ma vie a été pure, et je
crois à une vie meilleure. Servez bien la France et soyez heureux...

CHAILLAC, s'approchant. Eh bien, citoyenne, es-tu décidée à me dire...?

MARIE. Je ne vous dirai rien, monsieur, cela m'est impossible.

CHAILLAC. En route, alors! Monte dans ce fourgon, tu seras mieux que sur
la charrette.

MARIE. Je vous remercie, monsieur.

CHAILLAC. As-tu pris quelque chose ce soir?

MARIE. Non, on n'a pas eu le temps, ou on a oublié; c'est inutile!
Adieu, merci. (Elle part.)

CHAILLAC, à Henri. Une fille très-douce, très-polie! c'est dommage! mais
que voulez-vous!...




QUATRIÈME PARTIE



Commencement de l'hiver, 1793.--En pays breton, de l'autre côté de la
Loire[4].--Un chemin creux entre deux buttes couvertes de buissons.--Au
loin, une lande coupée de zones boisées.--Clair de lune.--Cadio, seul,
sur la butte la plus élevée, au pied d'une croix de pierre, joue de la
cornemuse.

[Note 4: Ce peut être aux environs de Savenay.]

SCÈNE PREMIÈRE.--CADIO.


Je ne sais pas ce que je viens de jouer, pas moins! c'était comme une
prière, et ça m'a contenté le coeur. «Grand Dieu du ciel et de la terre,
tu m'as parlé dans la solitude! Tu n'es pas fier, toi! tu parles au
dernier des hommes, à celui que les autres hommes ne regardent seulement
pas. Ah! que tu m'as enseigné de choses, et comme je me soucie peu à
présent des peines que le diable peut me faire! Il ne peut rien contre
moi, non, rien. Celui qui croit en toi, Dieu bon, ne croit plus au
pouvoir du mal.»--Voilà pour sûr ce que mon biniou disait tout à
l'heure. Oh! c'est qu'il joue tout seul, lui, quand je suis en état de
grâce, et j'y suis depuis le jour où j'ai entendu armer le fusil pour me
tuer.--Drôle de chose, la mort! Dire qu'elle est bonne, puisqu'elle nous
rend meilleurs,... et nous la craignons pourtant! On ne sait pas
pourquoi on la craint;... mais on la craint, il n'y a pas à dire.
(Descendant la butte.) Voilà enfin tout de même une nuit sans danger.
J'ai fait tantôt un bon somme sur la fougère, avec la grosse lune toute
blanche au-dessus de ma tête. Il ne fait pas chaud, comme ça, aux
approches du matin; mais de souffler dans ce pauvre biniou, ça m'a
réchauffé l'esprit.--Où est-ce que je peux bien être? Je ne sais plus.
La Loire par là?--ou par là?--Qu'est-ce que ça me fait? Je l'ai passée;
les Vendéens l'ont bien passée aussi, mais ils ne me reprendront pas!
Ils ont monté du côté de la Manche, et, moi, j'ai tourné face à l'Océan.
Le vent qui en vient me conduit. Il faut que je retourne au pays des
grosses pierres. On dit qu'il n'y a plus nulle part ni moines ni
couvents. On m'y laissera en paix. Ça n'est pas qu'on soit mal par ici,
c'est tout désert. Le pays me plaît; il paraît bien tranquille... (on
entend deux coups de fusil au loin. Il tressaille et écoute.) Plus rien!
C'est quelque braconnier! Où donc trouver un coin du monde où on
n'entendra plus jamais ces maudits coups de fusil? Il faudra pourtant
bien que je le retrouve, car voilà l'hiver qui pique, et Dieu sait si je
pourrai continuer à coucher dans les bois!--Et puis ça m'ennuie
quelquefois, de me cacher, de ne rien savoir et de ne rien faire.--Quoi
faire à présent en ce bas monde, quand on ne veut pas tuer les autres?

UNE VOIX, derrière la butte. Cadio! Oh! Cadio!

CADIO, effrayé. Qu'est-ce qui m'appelle? Est-ce moi qu'on cherche?

LA VOIX, plus près. Hé! Cadio! es-tu par là?

CADIO. On dirait... Non! c'est un gars.



SCÈNE II.--CADIO, LA KORIGANE, en garçon.


LA KORIGANE. Ah! j'en étais bien sûre! J'ai reconnu l'air de ton biniou.
Il n'y a que toi dans le monde pour en jouer si bien que ça!

CADIO, incertain et méfiant. Je ne te connais pas, petit; qu'est-ce que
tu me veux?

LA KORIGANE. Tu ne connais pas le follet?

CADIO. En garçon, toi? Est-ce bien vrai, que c'est toi? Ta figure me
paraît toute changée, et ta voix aussi.

LA KORIGANE. M'aimes-tu mieux comme ça?

CADIO. Non! je te trouve encore plus laide et plus rauque; mais tu as
donc quitté les brigands?

LA KORIGANE. Et toi, tu as déserté, pas moins?

CADIO. Dame! je n'allais pas avec eux de plein coeur, tu le sais bien!

LA KORIGANE. Mais tu les suivais tout de même à cause de la demoiselle?

CADIO. La demoiselle? Qu'est-ce que ça me fait, la demoiselle?

LA KORIGANE. Tu as été amoureux d'elle, Cadio!

CADIO. Voilà une bêtise par exemple! Amoureux, moi? Je ne le serai
jamais.

LA KORIGANE. Pourquoi?

CADIO. Parce que je ne serai jamais ni ça ni autre chose. Je ne peux
rien être, et j'aime autant ça.

LA KORIGANE. Ce que tu es, je vais te le dire: tu es fou!

CADIO. On me l'a toujours dit; mais peut-être bien qu'il n'y a que moi
de sage sur la terre.

LA KORIGANE. Ah! et pourquoi donc ça?

CADIO. Parce qu'il n'y a que moi qui n'aie rien à réclamer et rien à
défendre, par conséquent aucun mal à faire à personne.

LA KORIGANE. Imbécile! tu as ta peau à défendre!

CADIO. Je la cache! il ne faut pas beaucoup de place pour ça. Et
qu'est-ce qu'elle est devenue, la demoiselle?

LA KORIGANE. Elle est devenue pâle, et maigre, et mal habillée, et
pauvre, et misérable!

CADIO. Et l'armée qu'elle suivait?

LA KORIGANE. Elle la suit toujours.

CADIO. Et Saint-Gueltas?

LA KORIGANE. Il voulait quitter. La demoiselle l'a retenu, pour son
malheur et celui de tout le monde.

CADIO. Elle aurait mieux fait d'aimer son cousin Henri.

LA KORIGANE. Un bleu enragé?

CADIO. Un beau garçon qui m'a donné la vie et rendu ma musique!

LA KORIGANE. Toujours ta musique! ça passe avant tout.

CADIO. Puisque je n'ai que ça.

LA KORIGANE. Tu m'avais, moi! Je t'aimais, et, si tu avais voulu mon
coeur et ma vie...

CADIO. Je n'ai rien voulu de toi; tu étais trop mauvaise. Toute petite,
tu écorchais les bêtes vivantes, et depuis tu es devenue pire. Je t'ai
vue au camp du roi! tu étais plus méchante que les plus méchants!

LA KORIGANE. Eh! tu n'as rien vu. Depuis que tu nous as quittés, et
depuis que le marquis est fou de la Sauvières, j'ai dit: «C'est comme
ça? il faut que je me venge sur ces chiens de patriotes!» J'ai pris des
habits de garçon, j'ai mis des cartouches sous ma blouse, et c'est moi
qui recharge lestement les fusils quand nos gens tirent de derrière les
buissons. Et, quand le vieux Sauvières et les doux chefs veulent
épargner les prisonniers, c'est moi qui crie à nos hommes: «Tuez tout!»
Et, quand on massacre, c'est moi qui chante! Et, quand on en a oublié,
c'est moi qui les montre et qui dis comme ça: «Allez! allez! saignez
encore, le compte n'y est pas!»

CADIO. Tu me fais peur... et tu me dégoûtes! Adieu! passe ton chemin!

LA KORIGANE. Voyons, Cadio, tu vas au pays? Je suis capable de m'en
aller avec toi.

CADIO. Alors, je n'y vais plus. Merci pour ta compagnie!

LA KORIGANE. Tu me méprises? tu me détestes?

CADIO. Non, je te plains.

LA KORIGANE. Si tu me plains, aime-moi, et je serai douce. Voyons,
Cadio, je pourrais peut-être t'aimer encore. Tu n'es ni beau ni
brave;... mais ta musique,--et puis l'habitude que j'avais de te
suivre... Tu étais bon pour moi, tu me grondais...

CADIO. Ça ne te changeait pas.

LA KORIGANE. C'est ta faute, il fallait m'aimer. Quand j'ai senti parler
mon coeur, si tu avais eu l'esprit de le comprendre, je ne serais pas où
j'en suis.

CADIO. Où en es-tu donc?

LA KORIGANE. J'aime à présent quelqu'un qui ne me regarderait pas, si
j'étais peureuse et pitoyable. C'est quelqu'un qui n'aime que le
courage, et c'est pour lui que j'en ai. Il est méchant, lui, et je suis
méchante. Il veut qu'on fasse le mal, et je le fais. S'il me commandait
le bien, je ferais le bien. Quand il me dit une parole, si j'avais trois
âmes, je les lui donnerais.

CADIO. C'est Saint-Gueltas, pas vrai? Eh bien, pourquoi est-ce que tu le
quittes?

LA KORIGANE. Je le quitterais bien par dépit! mais je suis avec lui
encore.

CADIO, effrayé et près de fuir. Il est donc par ici?

LA KORIGANE. A deux pas; il donne un moment de repos à sa troupe. Ça ne
sera pas long, on veut attaquer avant le jour la ville qui est là-bas,
derrière la colline. Oh! on va se cogner, c'est notre dernier enjeu. Où
vas-tu?

CADIO. Je vais plus loin. Je ne sais point cogner.

LA KORIGANE, le retenant. Tu ne veux pas m'emmener, et tu te sauves? Eh
bien, tu resteras, ça me venge... et ça m'amuse. Tu resteras, je te dis!

CADIO. Mais non!

LA KORIGANE, prenant un de ses pistolets. Mais si! Ne bouge pas, ou je
te brûle la cervelle! (Cadio se débat et s'échappe.)



SCÈNE III.--LA KORIGANE, SAINT-GUELTAS, sortant des buissons.


SAINT-GUELTAS. Eh bien, la farfadette, qu'est-ce qu'il y a donc?

LA KORIGANE. C'est rien, mon maître. Un des nôtres avec qui je
plaisantais.

SAINT-GUELTAS. Quelque amoureux? Ah! les femmes, ça trouve toujours le
temps de penser à ça!

LA KORIGANE. Je n'ai pas d'amoureux, mon maître.

SAINT-GUELTAS. Tu as tort... Mais où sont nos éclaireurs? Tu étais avec
eux?

LA KORIGANE. Ils avancent bien doucement; le pays est tout défoncé.

SAINT-GUELTAS. Vous n'avez rencontré personne?

LA KORIGANE. Pas seulement un lapin. Le gibier est épeuré à c't'heure.

SAINT-GUELTAS. Tant mieux! vous vous amuseriez à le chasser, et il ne
s'agit pas de ça.

LA KORIGANE. Dame! on est mort de faim! Je crois qu'on le mangerait tout
cru.

SAINT-GUELTAS. La poudre est pour tirer sur les bleus, et elle est rare.
Le premier qui perd un coup de fusil aura de mes nouvelles. Dis-leur ça,
rejoins-les; cours!

LA KORIGANE. Courir? J'ai les pieds en sang.

SAINT-GUELTAS. Pas de réflexion. Dis-leur de gagner toujours sur la
droite; l'armée arrive.

LA KORIGANE. L'armée?

SAINT-GUELTAS. Ah çà! m'entends-tu?

LA KORIGANE. Elle n'est pas grosse à présent, l'armée! Si vous en ôtiez
les blessés, les vieux, les femmes et les marmots... C'est avec ça que
vous voulez prendre une ville? Vous feriez mieux de vous retirer sur vos
terres, où personne n'oserait vous attaquer.

SAINT-GUELTAS. Oh! oh! tu raisonnes, toi? Tu donnes des conseils? Va au
diable! Je te chasse.

LA KORIGANE. Mon maître, un mot d'amitié, et je me fais tuer cette nuit.

SAINT-GUELTAS. Va, ma bonne fille, va!

LA KORIGANE. Un mot de tendresse!

SAINT-GUELTAS. Ah! tu m'ennuies! File d'un côté ou de l'autre, que je ne
te voie plus!

LA KORIGANE. Adieu, mon maître. (A part.) Je me vengerai sur les
Sauvières. (Elle sort.)

SAINT-GUELTAS. Si celle-là me quitte, je n'aurai bientôt plus
personne... Mais qu'est-ce que c'est que ça? (Une calèche toute crottée
et toute déchirée s'engage dans le chemin creux.--Un paysan la conduit
en postillon.--La voiture enfonce jusqu'au moyeu dans une ornière; un
des chevaux s'abat. L'homme jure, des cris de femme partent de la
voiture.)



SCÈNE IV.--SAINT-GUELTAS, LA TESSONNIÈRE, ROXANE, un Postillon.


SAINT-GUELTAS. Taisez-vous, sacrebleu! taisez-vous! (Au postillon.)
Tais-toi, butor! Et vous, imbéciles, qui allez en calèche dans de
pareils chemins; descendez, et que le diable vous emporte!

ROXANE, (dans la calèche.) Oui, oui, arrêtez, j'aime mieux descendre.

LA TESSONNIÈRE, dans la calèche. Ouvrez la portière, ouvrez!

LE POSTILLON, relevant son cheval. Ouvrez vous-mêmes, mille noms de nom
d'un tonnerre!

SAINT-GUELTAS, faisant descendre Roxane et la Tessonnière. Allons donc!
et flanquez-nous la paix. Silence! (Roxane est dans un costume
impossible, bonnet de coton, chapeau d'homme, robe de soie en lambeaux,
cape de paysanne. La Tessonnière a un chapeau de femme, une couverture
liée autour du corps avec des cordes et des rubans fanés; des pantoufles
dans des sabots.)

ROXANE, que Saint-Gueltas attire brusquement sur le marchepied de la
voiture. Ah! brutal, vous m'avez meurtri les bras! Ah ciel! pardon!
c'est vous, cher marquis? Dieu nous vient en aide! mais vous m'avez fait
bien mal...

SAINT-GUELTAS. Ah! tant pis pour vous, mademoiselle de Sauvières. Il
fallait aller à Guérande, au lieu de vous obstiner à suivre une armée en
déroute! Pourquoi diable à présent n'êtes-vous pas au centre de la
marche avec les autres personnes gênantes?

LA TESSONNIÈRE, bas, à Roxane. _Gênantes_ n'est pas poli!

ROXANE, à Saint-Gueltas. Vous nous faites des reproches!... Les bleus
étaient derrière nous, la peur nous a saisis; j'ai donné deux louis à
cet homme pour qu'il prît la tête. Il prétendait connaître la
traverse... Enfin nous voilà!

SAINT-GUELTAS. Belle idée! vous n'aviez personne derrière vous.
N'êtes-vous pas encore habituée aux paniques des traînards depuis un
mois que ça dure? Et croyez-vous n'avoir personne en face?

ROXANE. Vous y êtes, marquis; je ne crains plus rien. Je m'attache à
vous, je ne vous quitte pas!

SAINT-GUELTAS, haussant les épaules. Comptez là-dessus! Vous avez fait
la sottise, vous la boirez. (Au paysan postillon.) Dételle tes chevaux,
toi! flanque-moi cette voiture dans les genêts, débarrasse la voie et
viens t'atteler à nos caissons. Plus vite que ça!

ROXANE. Eh bien, et nous? Va-t-on nous jeter dans les genêts aussi?

SAINT-GUELTAS. Restez à découvert, si bon vous semble. L'avant-garde va
vous bousculer tout à l'heure.

ROXANE. Vous nous quittez?

SAINT-GUELTAS. Parfaitement. J'ai à conduire mes gens à l'assaut d'une
ville, c'est un peu plus pressé que de bavarder avec vous! (Il s'en va
par où il est venu.)

ROXANE. Mais qu'a donc le marquis? Lui autrefois si galant, si aimable,
je ne le reconnais plus depuis quelques jours.

LA TESSONNIÈRE. C'est que ça va mal, ma chère amie, ça va très-mal!

ROXANE. Bast! encore une affaire, et ce sera la fin.

LA TESSONNIÈRE. J'ai grand'peur que ce ne soit le commencement.

ROXANE. Le commencement de quoi? Vous radotez!

LA TESSONNIÈRE. Non pas! le commencement de misères dont vous n'avez pas
l'idée.

ROXANE. Nous en avons plus que nous n'en pouvons porter. Quand on est
fait comme nous voilà!... non, nous ne pouvons pas être plus malheureux!

LA TESSONNIÈRE. Si fait! car jusqu'à présent nous avons, vous et moi,
toujours trouvé quelque gîte, et nous allons, je pense, coucher en
pleins champs.

ROXANE. J'aime mieux ça que les lits bretons. C'est une saleté horrible!

LE PAYSAN, qui a dételé ses chevaux. Ah ça, dites donc, les bourgeois!
au lieu d'insulter le pays, venez donc un peu m'aider à verser la
calèche. Je ne peux pas tout seul!

ROXANE. Verser la calèche? Et qu'est-ce qui nous garantira du froid,
s'il nous faut attendre ici que la ville soit prise?

LE PAYSAN. Oh! vous aurez assez chaud tout à l'heure à vous sauver,
quand on chargera l'ennemi. Allons, vous, le vieux! un coup de main!

LA TESSONNIÈRE. Vous plaisantez, mon ami!

LE PAYSAN. Vous ne voulez pas? Eh bien, aux cinq cents diables le
berlingot! (Il casse les vitres avec le manche de son fouet et brise les
châssis de la calèche.)

ROXANE. Ah! le misérable! il détruit notre dernier asile! Empêchez-le
donc, la Tessonnière!

LA TESSONNIÈRE. Merci! vous voyez bien qu'il est furieux!

LE PAYSAN, cassant toujours. Damnée guimbarde, va! Pas possible de
l'ôter de là! Ah! v'là du renfort!



SCÈNE V.--Les Mêmes, MACHEBALLE et quatre Vendéens, maigres, déchirés,
barbus, hâves.


MACHEBALLE, (au postillon.) T'es-t-encore là, feignant? Laisse ça, et
cours aux canons; y en a un d'embourbé. Dépêche, ou gare à toi!

LE POSTILLON. On y va, quoi, on y va! (Il remonte à cheval et part au
trot.)

ROXANE, à la Tessonnière. C'est cet affreux Mâcheballe, si grossier! Ne
lui parlons pas, venez!

LA TESSONNIÈRE. Où donc aller? On enfonce à mi-jambes dans les près!

ROXANE. Non, par là, sur la fougère. Ah! grand Dieu! on parlait de ça
jadis, quand on chantait des bergeries: _Colin sur la fougère_... Et à
présent!... (Ils s'éloignent.)

MACHEBALLE, (qui a fait enlever la calèche par ses hommes; ils la
renversent sur la berge du chemin.) Boutez-moi ça le ventre en l'air, et
cassez les roues, que ces clampins de nobles ne s'en servent pas pour
fuir la bataille. Ah! si je repince ceux qui nous ont lâchés! C'est bon,
c'est bien, mes gars! A présent _égaillez-vous_[5]. Je vas tenir conseil
un moment avec les autres chefs.

[Note 5: C'était le mot technique: _dispersez-vous_.]

UN VENDÉEN. Encore! on ne fait que ça! On perd le temps à se demander ce
qu'on veut faire.

UN AUTRE. Hormis toi, général, c'est tous des messieurs qui n'y
connaissent rien, et qui ne peuvent pas s'accorder.

UN AUTRE. Y a Saint-Gueltas qu'est bon. Il en vaut quarante.

L'AUTRE. Je ne dis pas, mais il en demande plus qu'on n'en peut faire.
On est sur les dents!

MACHEBALLE. Allons, allons, les enfants du bon Dieu! faut pas parler de
ça. Faut aller de l'avant. Là-bas, on se reposera dans la ville.

L'AUTRE. Oui, en attrapant des coups de fusil! Les bleus sont partout à
c't'heure, et y a plus de villes sans défense!

UN AUTRE. Tout ça, c'est la faute au vieux Sauvières, qui veut la
discipline et la mode de se battre à découvert. C'est des histoires de
l'ancien temps. On ne veut plus de ça, nous autres!

MACHEBALLE. Ah dame! vous l'avez nommé général! Fallait pas!

UN AUTRE. Des généraux, on en a bien trop nommé! Il n'en faudrait qu'un.

MACHEBALLE. Et que ça soit toi, pas vrai?

L'AUTRE. Non! toi, Mâcheballe! général en chef!

MACHEBALLE. Ça pourra venir, mes enfants! Laissez partir les nobles: ils
en crèvent d'envie!

LE PREMIER VENDÉEN. Qu'ils s'en aillent! C'est tous des trahisseurs.

UN AUTRE. Quand ils s'en iront, on leur z'y lâchera du plomb dans le
dos. Ça les fera filer plus vite.

MACHEBALLE. V'là Saint-Gueltas, un bon, je ne dis pas; mais la belle
Louise lui a mis la tête à l'envers depuis un bout de temps.

UN VENDÉEN. Faut la renvoyer. On n'a pas besoin de femmes à la guerre.
C'est des bêtises, tout ça!

MACHEBALLE. On fera de son mieux. Égaillez-vous, et faites bonne garde.

LE VENDÉEN. Oui, si on peut! on tombe de fatigue, (Ils se dispersent et
s'éloignent.)



SCÈNE VI.--MACHEBALLE, LE COMTE DE SAUVIERES, LE BARON DE RABOISSON,
SAINT-GUELTAS, LE CHEVALIER DE PRÉMOUILLARD.


MACHEBALLE, (à Raboisson et au chevalier.) Me v'là, arrêtez-vous! c'est
ici qu'on se consulte.

LE CHEVALIER sans lui répondre, à Saint-Gueltas. Est-ce ici réellement?
Nous ne sommes pas en nombre, et, s'il nous faut attendre les autres
chefs, nous allons perdre un temps précieux; nous n'arriverons pas de
nuit sous les murs de la ville.

SAINT-GUELTAS. Une de nos colonnes doit y être.

LE COMTE. Raison de plus pour se hâter de la rejoindre. Écoutez! Vous
n'entendez pas de bruit?

MACHEBALLE. Eh non! la fusillade n'est pas commencée. Les oreilles vous
cornent!

LE COMTE. Plaît-il?

RABOISSON, bas. Ne répondez pas à ce manant.

SAINT-GUELTAS. Attendez! voici deux de mes éclaireurs!... (Entrent deux
Vendéens.) Eh bien?

UN ÉCLAIREUR. On a poussé, Jean et moi, jusqu'à la ville. Elle n'est pas
gardée et ne se méfie pas; avec quatre hommes de plus, on aurait pris le
faubourg.

SAINT-GUELTAS. En avant, alors!

RABOISSON. Un moment! c'est bien grave, de se lancer sans avoir pu se
réunir.

SAINT-GUELTAS. Oh! si on s'attend les uns les autres, ce sera comme sur
la route du Mans. N'espérons plus rien que de nous-mêmes.

LE CHEVALIER. Eh oui! En avant, mordieu! allons donc!

LE COMTE. Vous avez raison cette fois, chevalier. Le malheur doit avoir
dissipé toutes nos illusions. Ayons l'audace du désespoir.

SAINT-GUELTAS. Oui, oui, faites avancer vos colonnes, monsieur le comte.

LE COMTE. Mes colonnes? Ignorez-vous que je n'ai plus que cent vingt
hommes, de neufs cents que je commandais encore hier?

MACHEBALLE. Ah! vous, tous vos gens désertent! c'est la honte de
l'armée!

LE COMTE, méprisant. Vous dites?

SAINT-GUELTAS, à Mâcheballe. Tais-toi, brutal! ce n'est pas le moment.

MACHEBALLE. Je me tairai, si je veux.

SAINT-GUELTAS. Je le dis que tu vas te taire, et rester ici pour que
nous ne soyons pas surpris et attaqués en flanc. Là est le grand danger.
Ne l'oublie pas (bas), toi, le plus solide au poste!

MACHEBALLE. On restera, marchez!

SAINT-GUELTAS, aux autres. Je gagne la tête. J'enlève le faubourg.
Suivez-moi de près avec vos hommes.

LE COMTE. Les voici, avec Stock.

UN GROUPE, qui traverse en fuyant. Les bleus, les bleus!... Nous sommes
coupés!...

LE COMTE. Faites face alors, ralliez-vous!

STOCK. Oui, sacrement! ralliez-vous...

UNE VOIX. Oui, oui, à la République! elle fait grâce à ceux qui se
rendent. Nous allons à Nantes!

D'AUTRES VOIX. A Nantes! à Nantes!

LE COMTE, leur barrant le chemin. Malheureux! vous allez à la mort!

QUELQUES FUYARDS, le repoussant et passant outre. Tant pis! finir comme
ça ou autrement...

SAINT-GUELTAS, saisissant deux hommes. Lâches! je vous brûle la
cervelle, si vous ne vous arrêtez pas!

SAPIENCE, paraissant au pied de la croix. Mes frères, mes enfants, au
nom du Dieu des armées, je vous promets la victoire!

UNE VOIX. Tu mens, il nous abandonne! Tu l'as mal prié, toi! Laisse-nous
tranquilles!

TOUS. A Nantes! à Nantes! (Ils fuient.)

SAINT-GUELTAS, essoufflé d'avoir lutté corps à corps en vain avec les
fuyards. Bah! c'est encore une panique, j'en suis sûr! Messieurs,
retournez sur vos pas, et empêchez que ça ne gagne plus avant. Moi, j'ai
encore des gens sûrs, et nous tiendrons ici, Mâcheballe et moi.

LA KORIGANE, accourant. Mon maître, tes gars se sauvent aussi avec leurs
officiers!

SAINT-GUELTAS. De quel côté?

LA KORIGANE. Ils courent droit sur la ville, comme des fous, croyant lui
tourner le dos.

SAINT-GUELTAS. Alors, c'est bon! Ils la prendront malgré eux. Je les
rejoins. (Au chevalier.) Courez dire aux autres que la ville est prise!
(Il s'éloigne rapidement.)

LE CHEVALIER, le suivant. Au diable les autres! je vous suis!

LA KORIGANE. Et moi, je vais me fair tuer avec eux! (Elle part.)

MACHEBALLE, au comte et à Raboisson. Allons, mordieu! retournez, vous
autres! empêchez la déroute!

LE COMTE, hautain. Nous savons ce que nous avons à faire. (Il s'en va du
côté de l'armée vendéenne.)

MACHEBALLE, à Stock. Et vous, qu'est-ce que vous faites-là? Allez à
votre détachement.

STOCK. Mon détachement? Le voilà! c'est moi.

MACHEBALLE. Parti?

RABOISSON, à Stock. Comme le mien, depuis le coucher du soleil.

MACHEBALLE. Mille noms de nom du diable! Eh bien, alors...

RABOISSON, à Stock, sans vouloir répondre à Mâcheballe. C'est assez se
démener pour rien. Nos malheureux hommes sont ivres de terreur, de faim,
de fatigue et de désespoir. Ils ont fait tout ce que des hommes peuvent
faire, ils ont fait plus: ils ont tenu jusqu'au bout comme des héros,
tantôt comme des saints, tantôt comme des diables...

STOCK. Ou comme des Suisses! oui!

RABOISSON. Ils sont à bout d'énergie. Ce ne sont plus des hommes, ce
sont des spectres. Je suis à bout de courage et de volonté, moi, pour
les menacer, les injurier et les battre. Je ne sais ni mentir ni
prêcher, M. Sapience lui-même y perd son latin: mais je sais me faire
tuer, je ne sais que ça! allons avec Saint-Gueltas tenter le dernier
effort.

STOCK. Allons!

MACHEBALLE. Attendez, attendez! Voilà des nouvelles! (A Tirefeuille, qui
arrive en se traînant.) C'est toi, mon garçon? Qu'est-ce qui est arrivé
là-bas?

TIREFEUILLE. Rien! une fausse peur. Un bleu, un seul, qui portait un
ordre ou faisait une reconnaissance, je ne sais pas! Je crois que c'est
un officier. On a tiré sur lui, son cheval est tombé. On a sauté sur
l'homme, on l'a bouclé, on te l'amène. Nos gars ont coupé à travers
champs, ils vont sur la ville.

MACHEBALLE. C'est bon, ça; mais les canons, comment qu'ils passeront les
haies?

TIREFEUILLE. Ah bah! pour deux méchants canons!...

MACHEBALLE. Deux? et les autres?

TIREFEUILLE. On les a laissés en route. _Jeannette_ s'est embourbée
jusqu'à la gueule.

MACHEBALLE. _Jeannette?_ notre grand canon du bon Dieu, notre relique,
le porte-bonheur de l'armée? Pas possible! tout est perdu, si on sait ça
dans les rangs! Messieurs, sauvez les canons, sauvez _Jeannette!_ c'est
le plus pressé.

RABOISSON. Au fait, si les bleus nous suivent, eux qui n'ont peut-être
pas d'artillerie... Venez, Stock, sauvons _Jeannette!_ (Ils partent.)

MACHEBALLE, à Tirefeuille. Eh bien, ce prisonnier, où ce qu'il est?

TIREFEUILLE. Je voulais l'expédier, les autres ont pas voulu.

MACHEBALLE. Ils ont bien fait! Faut qu'il dise où sont les bleus.

TIREFEUILLE. Tâchez! Moi, j'ai pas de patience.

MACHEBALLE. Où vas-tu? Faut m'aider à le confesser.

TIREFEUILLE. Non, je suis trop las.

MACHEBALLE. Tu le feras souffrir, ça te remettra.

TIREFEUILLE. Quand vous me le donneriez à écorcher vif, faut que je
dorme!

MACHEBALLE. Tu le prends comme ça? veux-tu que je t'envoie dormir dans
l'autre monde?

TIREFEUILLE. Oh! à c't'heure, chacun le prend comme il peut. Faut que je
dorme ou que je crève. (Il se jette sur la bruyère.)

MACHEBALLE. Personne n'obéit plus. Ça ne peut pas aller plus mal. Ah! le
v'là, ce prisonnier.



SCÈNE VII.--MACHEBALLE, TIREFEUILLE, endormi; HENRI, lié et désarmé,
amené par cinq ou six Vendéens.


MACHEBALLE. Ses papiers, vite?

UN VENDÉEN. On l'a fouillé, il n'avait rien!

MACHEBALLE. Son habit, ôtez-lui son habit! Y a de l'or ou des papiers
cousus dans la doublure.

HENRI. Comment me l'ôterez-vous sans me délier les mains?

MACHEBALLE. Coupez, coupez les manches aux épaules!

UN VENDÉEN. Non, non, coupez pas! C'est moi qu'ai pris l'homme, l'habit
est à moi.

UN AUTRE. On l'a pris tous les cinq. Faudra partager.

LE PREMIER. C'est pas vrai, c'est moi le premier qui ai mis la main
dessus.

MACHEBALLE, à Henri, pendant qu'ils se querellent sans ôter l'habit. Qui
es-tu?

HENRI. Vous voyez mon uniforme.

MACHEBALLE. Ton nom?

HENRI. Vous ne le saurez pas.

MACHEBALLE. Où allais-tu?

HENRI. Je ne compte pas vous le dire.

MACHEBALLE, aux Vendéens. Montez-le sur la butte. (A Henri que l'on
attache à la croix.) On va te fusiller là.

HENRI. Je m'y attends bien.

MACHEBALLE. Mais avant on te coupera la langue et les poings.

HENRI. Vous n'en aurez peut-être pas le temps!

MACHEBALLE. V'là une parole malheureuse pour ta peau! Les bleus te
suivent?

HENRI. Ils sont derrière moi.

LES VENDÉENS. Les bleus arrivent? Égaillons-nous!

MACHEBALLE. Tuez d'abord ce chien-là!

UN VENDÉEN. Tue toi-même; on n'a pas le temps. (Ils se sauvent.)

MACHEBALLE, à Henri. Alors, toi, à moins que tu ne parles vite...
Voyons! veux-tu sauver ta chienne de vie?

HENRI. Non!

MACHEBALLE. C'est tant pis pour toi! (Il a armé son pistolet et lève le
bras pour tuer Henri à bout portant.--Un coup de feu part de derrière la
calèche et lui casse le bras.) Ah! malheur!... (Il tourne sur lui-même,
éperdu. Un second coup de feu part; il pousse un hurlement et va rouler
près de la calèche, d'où Cadio s'est relevé, le fusil de Tirefeuille
encore fumant à la main.--Tirefeuille, qui dort à deux pas de là, s'est
redressé au bruit.)

TIREFEUILLE. C'est rien... C'est le prisonnier qu'on achève. (Il retombe
endormi.)

HENRI, soufflant à travers la fumée de la poudre qui l'enveloppe. Bien
visé! A moi, l'ami! délie-moi, et nous allons travailler tous les deux.

CADIO, fait un pas et laisse tomber le fusil, il est près de tomber
lui-même. J'ai tué, moi, moi! j'ai tué un homme!

HENRI. Mais viens donc! nous en tuerons dix!

CADIO, égaré, montant vers lui. Qui m'appelle? Où est-ce que je suis?

HENRI. Ah! je te reconnais, toi! tu t'appelles Cadio!

CADIO, essayant de le délier. Je vous avais reconnu aussi... Ah! voyez,
voyez ce que j'ai fait pour vous! J'ai tué!

HENRI. Tu as sacrifié un bandit à un honnête homme... Mais coupe donc
ces cordes! as-tu un couteau?

CADIO. Oui, je crois que oui... Vous pensez qu'il est mort, lui?

HENRI. Oui, oui, bien mort. N'aie par peur! rends-moi les mains, les
mains d'abord!

CADIO. Vous voilà libre. Sauvez-vous!

HENRI, l'embrassant. Merci, mon garçon. Par où fuir?

CADIO. Je ne sais plus... ils sont partout! (Il voit Tirefeuille
endormi.) Ah! tenez! un autre là! mort aussi! J'en ai donc tué deux?

HENRI, regardant Tirefeuille tout en cherchant les pistolets de
Mâcheballe qu'il ramasse. Non, c'est un homme mort de fatigue ou de
faim. Ils en laissent comme ça partout. Allons, reprends son fusil,
charge-le.

CADIO. Je ne sais pas.

HENRI. Prends-le toujours et viens avec moi, il ne va pas faire bon ici
pour toi tout à l'heure.

CADIO. Aller avec vous? Non, j'en ai assez fait, j'ai donné la mort!

HENRI. Ami Cadio, tu as fait une grande chose. Tu as vaincu la peur pour
payer la dette de l'amitié. Tu n'es plus un idiot et un fou, tu es un
homme à présent!

CADIO. Un homme, moi? l'amitié... vous dites?--et vous m'avez embrassé,
vous! C'est la première fois qu'on a embrassé Cadio!...

HENRI. Allons, allons, viens-tu?

CADIO. Avec les bleus? contre les blancs?

HENRI. Oui, nous allons enfoncer leur centre; ma pauvre cousine doit
être là avec les autres femmes: il faut tâcher de la sauver. Tu peux
faire encore une bonne action. Viens!

CADIO. Allons! qui sait? (Ils s'éloignent.)

TIREFEUILLE, s'éveillant. J'ai froid! Ah! chien de sort! ne pouvoir pas
dormir une heure! V'là le jour, pas moins! Est-ce qu'ils prennent la
ville? Je n'entends rien. Eh bien!... et mon fusil? On me l'a donc volé?
Ah! les jambes! les pieds! ça n'est plus qu'une plaie.--Un cavalier?
Blanc ou bleu, il me faut son cheval et je l'aurai!



SCÈNE VIII.--TIREFEUILLE, LOUISE, en amazone, sur un petit cheval
couvert de sueur.


TIREFEUILLE, (le couteau à la main). Descendez, ou je vous saigne!

LOUISE. Toi dont j'ai obtenu la grâce? Est-ce que tu ne me reconnais
pas, malheureux?

TIREFEUILLE. Ah! si fait, demoiselle! D'où sortez-vous?

LOUISE. D'une mêlée effroyable, la déroute du centre. Je cherche, je
cours... Où est Saint-Gueltas?

TIREFEUILLE. Par ici ou par là; pas loin, bien sûr.

LOUISE. Eh bien, je vais par là; toi, va par ici, et, si tu le
rencontres...

TIREFEUILLE. Mes pieds sont morts. Je ne peux plus faire un pas.

LOUISE, sautant à terre. Prends mon cheval, j'ai encore la force de
courir.

TIREFEUILLE, sur le cheval, partant. Merci, ma bonne demoiselle!

LOUISE. Attends donc! écoute! tu diras au marquis...

TIREFEUILLE. Bonjour! bonjour! courez après moi si vous pouvez! (Il
fuit.)

LOUISE. Oh! le lâche! il me vole mon cheval!



SCÈNE IX.--LOUISE, SAINT-GUELTAS.


SAINT-GUELTAS. Vous ici, seule! Où allez-vous?

LOUISE. Et vous? Je vous cherche, venez!

SAINT-GUELTAS. La ville est défendue. Il me faut du renfort pour
l'attaquer.

LOUISE. Vous n'en aurez pas; les bleus sont derrière nous!

SAINT-GUELTAS. Vous êtes sûre?...

LOUISE. Oui! mon père est là, dans le bois où vous voyez pointer ce
grand chêne. Il a pu rassembler et retenir quelques-uns des siens, les
meilleurs; il veut tenir là jusqu'à la mort pour empêcher les bleus de
se rejoindre. Il y a un corps qui s'avance sur la gauche.

SAINT-GUELTAS, qui a monté en courant sur la butte. Je le vois! Votre
père va se faire prendre entre deux feux avec une poignée d'hommes...
C'est impossible! Qu'il vienne vite ici! j'ai encore un détachement qui
le soutiendra.

LOUISE. Il l'a tenté en vain. Ses hommes ne veulent plus faire un pas en
plaine.

SAINT-GUELTAS. Ah! c'est comme les miens! N'importe, tentons ici
l'impossible! Voici le reste de mon armée; ne la regardez pas, Louise,
vous seriez épouvantée du petit nombre... (On voit approcher le
chevalier et un petit officier de quatorze ans, suivis d'un corps de
Vendéens.) Moi, je n'ose plus les compter! Tenez, voilà tout ce qui me
reste d'officiers, un petit abbé enthousiaste et un enfant intrépide!

LE CHEVALIER, à ceux qui le suivent. Courage, courage! voilà
Saint-Gueltas!

LES VENDÉENS. Vive Saint-Gueltas! On n'est pas encore perdu.

SAINT-GUELTAS. Non, mes bons gars, mes derniers, mes fidèles! Rien n'est
jamais perdu pour les braves; Dieu combat pour eux. Encore dix minutes
de course, et nous gagnons le bois du Grand-Chêne; c'est là que nous
exterminerons l'ennemi en détail.

UN VENDÉEN. Mâcheballe y est?

UN AUTRE, qui rôde autour de la calèche. Mâcheballe? Il est là, mort!

UN AUTRE. Mort? Tout est perdu!

UN AUTRE. Et _Jeannette_?

UN AUTRE. Prise!

UN AUTRE. Alors, y a plus rien à faire.

SAINT-GUELTAS. Vous voulez donc abandonner le centre, c'est-à-dire vos
femmes et vos enfants, à l'ennemi?

D'AUTRES VENDÉENS. Non, non! ça ne se peut pas!

TOUS. Non!

UN VENDÉEN. Nous périrons jusqu'au dernier, si ça peut servir à quelque
chose.

SAINT-GUELTAS. Avez-vous confiance en moi?

TOUS. Oui, oui!

SAINT-GUELTAS. Eh bien marchons!... Vous avez encore des cartouches?

UN VENDÉEN. Chacun deux ou trois.

UN AUTRE. Excepté ceux qui n'en ont qu'une.

UN AUTRE. Et ceux qui n'en ont point.

SAINT-GUELTAS. Mais vous avez tous des baïonnettes?

UN VIEILLARD. Alors, c'est le combat d'où l'on ne revient pas! Mes amis,
voilà un calvaire. Recommandons nos âmes à Dieu, et pardonnons-nous nos
manquements les uns aux autres en guise d'extrême onction! (Ils
s'agenouillent. Le chevalier s'agenouille aussi.)

SAINT-GUELTAS, à Louise. Laissons-les prier, ils se battront mieux
après!

LOUISE. Prions avec eux!

SAINT-GUELTAS, bas, la retenant. Louise, accordez-moi aussi le viatique
de l'amour...

LOUISE. Non, mais celui de la reconnaissance et de l'admiration!

SAINT-GUELTAS. La mort ne va-t-elle pas m'absoudre de ce passé qui
t'épouvante? Dis un seul mot...

LOUISE. Sauvez mon père!

SAINT-GUELTAS. Je le sauverai ou je mourrai avec lui. Accorderez-vous un
baiser à mon cadavre?

LOUISE. Oui, je le promets.

SAINT-GUELTAS. Et si par miracle nous survivions à ce désastre...

LOUISE. Sauvez mon père, et je suis à vous.

SAINT-GUELTAS, enthousiaste. Alors, en avant! Je vais à ce combat comme
à une fête!--Êtes-vous prêts, les amis?

LES VENDÉENS, qui se sont tous embrassés à la ronde, autour de la croix.
Oui, notre maître.

SAINT-GUELTAS. Mettez cette jeune fille au milieu de vous, mes braves!
C'est une sainte à qui Dieu confère le don des miracles!

LOUISE, à Saint-Gueltas. Un serment en échange du mien. Tuez-moi plutôt
que de me laisser tomber entre les mains des bleus!

SAINT-GUELTAS. Je le jure! (Ils partent pour le Grand-Chêne.)



SCÈNE X.--LA KORIGANE, puis ROXANE, LA TESSONNIÈRE, SAINT-GUELTAS,
RABOISSON.


LA KORIGANE, *qui sort des buissons.) Alors, elle va au milieu de la
bataille, elle aussi? Elle est brave! Je ne le croyais pas... Va-t-elle
se battre? est-ce elle qui mourra à ses côtés, pour lui et avec lui? Ah!
maudite! tu m'as pris ma vie en lui prenant son coeur, et, à présent, tu
me voles ma mort, que je voulais lui donner!

ROXANE, arrivant avec la Tessonnière. Par ici, tenez! un de nos petits
Vendéens; il va nous dire où nous sommes.

LA TESSONNIÈRE. Ce n'est pas la peine: voilà le calvaire et notre pauvre
calèche brisée!

ROXANE. Ah! mon Dieu! voilà une grande heure que nous marchons pour nous
retrouver au même endroit, et pour nous rapprocher peut-être du lieu du
combat! Écoutez! il me semble que j'entends... Non, rien! Mais nous
sommes ensorcelés! (A la Korigane.) Petit! petit!

LA KORIGANE. Tiens, c'est la vieille folle!

ROXANE. Deux louis si tu veux nous conduire en lieu sûr, dans quelque
maison... (La Korigane ne bouge pas.) Sais-tu si la ville est prise?
Réponds donc! (A la Tessonnière.) C'est quelque Breton des côtes; il ne
comprend pas.

LA TESSONNIÈRE, bas. Non, c'est la Korigane; elle s'habille en homme, à
présent; c'est l'héroïne sanglante, la maîtresse de Saint-Gueltas!

ROXANE. Fi! la Tessonnière, vous avez les idées d'un vieux libertin!

LA TESSONNIÈRE. Moi? Ah! par exemple!...

ROXANE. Ma petite Korigane, puisque c'est toi, tu vas nous conduire et
nous protéger!

LA KORIGANE. Vous? Allez au feu d'enfer avec vos pareilles!

ROXANE. Ah çà! tu ne me reconnais donc pas? moi, ta maîtresse, qui te
gâtais!...

LA KORIGANE, farouche. Je n'ai plus ni maîtresse ni maître; je ne sers
plus personne, et, les dames, je les voudrais voir toutes au fond de
l'eau. C'est vous autres qui avez tout gâté, tout perdu avec vos
bêtises, vos peurs, vos bravades, vos embarras, vos voitures et votre
argent! Ah! vous voilà bien! «Veux-tu deux louis pour me sauver la vie?»
Il paraît qu'elle ne vaut pas cher, votre vie de fainéantes!

ROXANE. En veux-tu dix? en veux-tu vingt?

LA KORIGANE. Je ne veux rien de vous! et votre argent, je le méprise.
Tout le monde le maudit, allez! C'est avec ça que vous trouvez partout
vos aises quand il n'y a plus rien pour le pauvre monde. S'il y a une
voiture ou seulement une charrette, c'est vos amis ou vos amants qui la
retiennent pour vous, et nos blessés, à nous, crèvent dans les fossés
comme des chiens. S'il y a un morceau de pain dans une chaumière, c'est
pour vous ou pour vos filles de chambre. S'il y a un mot de consolation
du prêtre, c'est pour vous autres; un bon regard des chefs, c'est encore
pour vous, et, si à deux doigts de la mort on pense encore à l'amour,
c'est vous autres qui en avez l'honneur!

ROXANE, bas, à la Tessonnière. Cette furie est jalouse de moi parce que
le marquis me fait la cour! Sauvons-nous, mon cher! Elle est capable de
nous égorger!

LA TESSONNIÈRE. Et on se bat tout près d'ici! Écoutez! oui! Courons,
courons!

ROXANE, courant. Eh bien, vous vous arrêtez?

LA TESSONNIÈRE. J'ôte mes sabots. Tant pis! j'attraperai un rhume! (Ils
fuient.)

LA KORIGANE, qui a monté sur la butte. Ils se battent déjà? Ils n'ont
donc pas pu gagner le Grand-Chêne? J'ai peur! Non, il ne peut pas
mourir, lui! j'ai cousu, sans qu'il le sache, une relique dans la
doublure de sa veste! (Deux Vendéens passent, emportant Saint-Gueltas.)
Mon maître couvert de sang!...

SAINT-GUELTAS, d'une voix éteinte. Laissez-moi, je peux me battre
encore! (Il s'évanouit.)

LA KORIGANE, aux Vendéens. Courez, courez! suivez-moi, je connais le
pays; je le cacherai... (A elle-même avec exaltation.) J'aurai sa
dernière parole au moins!... J'aurai sa mort, moi! (Ils fuient,
emportant Saint-Gueltas sur les traces de la Korigane. D'autres fuyards
passent, entraînant Raboisson malgré lui.)

RABOISSON. A la baïonnette! allons, retournez-vous! (Les Vendéens
jettent leurs fusils et l'entraînent.)



SCÈNE XI.--HENRI, MOTUS, avec quelques Soldats républicains.


HENRI. Halte! Le colonel est en avant, nos feux se croiseraient de trop
près; laissons-le rabattre sur nous les fuyards, et attendons-les le
sabre en main. (Se parlant à lui-même en descendant de cheval.) Pauvres
malheureux! il y avait là des gens de coeur!

MOTUS. Sans te contredire, mon lieutenant, nous devrions entrer dans le
bois du Grand-Chêne. Ils sont capables de s'y tenir cachés comme des
lièvres et de nous échapper.

HENRI. Est-ce que nos chevaux peuvent percer ces remparts d'épines?
Attendons-les, grenadiers. (A Cadio, qui arrive en courant, bas.) Eh
bien, est-ce là qu'ils sont? mon oncle... Louise?...

CADIO. Non, partis, sauvés avec Saint-Gueltas. J'ai parlé à un blessé
qui les a tous vus passer.

HENRI. Bien! je respire. Merci, mon Cadio! (Il se touche le bras.)

MOTUS. Mon lieutenant, tu es blessé?

HENRI. Je crois que oui. Tiens, en deux endroits du même bras! J'ai
donné mon mouchoir à un cavalier qui avait la tête fendue. En as-tu un,
toi?

MOTUS. Un mouchoir? Non, mon lieutenant, je ne connais pas ça.

CADIO. Voilà le ruban de ma cornemuse avec une poignée d'herbe mâchée;
ça arrête le sang. (Il panse Henri adroitement.)

HENRI. C'est parfait! Serre plus fort! Tu vois bien que tu n'as plus
peur. Tu ne perds pas la tête, tu assistes les amis.

CADIO. Oui, mais j'ai peur tout de même. Ça ne passe pas comme ça!

HENRI. A cheval! à cheval! voilà le colonel.



SCÈNE XII.--Les Mêmes, LE CAPITAINE RAVAUD, devenu colonel, suivi d'un
détachement.


LE COLONEL, (descendant de cheval.) Non, halte! sonnez le ralliement.
(Motus sonne le ralliement.)

CADIO, quand il a fini. Voilà qui est beau! Je voudrais connaître cet
instrument-là!

MOTUS. Citoyen la Tignasse, on peut te l'apprendre; mais ça n'est pas
dans un jour qu'on peut en détacher comme ça. Et d'abord, vois-tu, il
faut avoir les cheveux en tresses et en queue! Tant que tu auras la tête
couverte en chaume, tu n'apprendras rien qu'à souffler dans la peau de
vache.

LE COLONEL, qui a donné des ordres à des officiers. C'est entendu, cinq
minutes pour faire souffler les chevaux, et nous allons plus loin couper
la retraite aux vaincus. (Bas, à Henri.) Donnons-leur le temps de fuir.
Quand il s'en sauverait quelques-uns! Les malheureux ne peuvent plus
rien.

HENRI. Non, rien! c'est ici le dernier soupir de la Vendée. Tout a fui
devant nous, et derrière nous rien n'est épargne. Le général l'a juré,
et vous savez qu'il tient parole.

LE COLONEL. Votre oncle a dû pouvoir s'échapper; mais Louise?

HENRI. Un autre que moi la protége.



SCÈNE XIII.--Les Mêmes, LE COMTE DE SAUVIÈRES, amené par des Fantassins.


HENRI, (bas.) Dieu! lui, mon oncle! Grâce pour lui, mon colonel!

LE COLONEL, aux fantassins. Laissez ce malheureux.

UN FANTASSIN. Colonel, on l'a pris les armes à la main. Il ne s'est pas
rendu.

LE COLONEL. Il est criblé de blessures. Laissez-le respirer. (Les
fantassins quittent les bras du comte, qui tombe aussitôt épuisé.)
Voyez, mes enfants, il se meurt! vous n'achevez pas les agonisants?

LES FANTASSINS. Non, non! pas nous! (Ils s'éloignent et vont se joindre
aux cavaliers, qui essuient leurs cheveaux couverts de sueur, de sang et
de boue.)

LE COMTE. Adieu, chère France! c'est ma fin et celle de la guerre!
(Voyant Henri, qui, à genoux près de lui, le soutient dans ses bras.)
Qui donc est là?

HENRI. Moi, ne me maudissez pas!

LE COMTE. Henri!... tu as fait ton devoir; moi, j'ai cru faire le mien.
J'ai hâté l'agonie de mon parti... Je le savais; on réclamait mon
sang... je l'ai donné. La France ne veut plus de nous. Que sera
l'avenir? Henri, où est ma fille?

HENRI. Sauvée... avec Saint-Gueltas.

LE COMTE. Sois généreux, elle l'aime.

HENRI. Je le sais.

LE COMTE. Moi, je crains... Saint-Gueltas est... c'est un héros... oui,
mais...--avant qu'ils passent en Angleterre--dis-leur... Mais tu ne les
verras pas...

HENRI. Si je les voyais, que leur dirais-je?

LE COMTE. Je veux... Non, je ne sais plus... Je ne sais rien... rien...
Tout s'efface... Dieu m'appelle. Tout est perdu!... perdu... Vive le
roi! (Il expire. Coups de fusil très-près.)

UN FACTIONNAIRE, sur la butte. Un engagement par là!

LE COLONEL. A cheval! à cheval! Henri, courage! à ton poste!

HENRI, à Cadio, tout en montant à cheval. Garde ce pauvre corps. Je
viendrai le chercher. (Tous partent, excepté Cadio.)



SCÈNE XIV.--CADIO occupé du cadavre; puis LOUISE.


CADIO. Pauvre mort! Je t'ai vu debout et fier, et fâché contre moi, dans
ton château, et, à présent... c'est ma faute si tu es là couché... Ah!
la quenouille! Je ne savais pas, moi! Je vais le couvrir de feuilles
sèches, je n'ai pas d'autre linceul à lui donner. (Au moment de lui
couvrir le visage, il le regarde.) Il est beau tout de même, ce vieux
homme, avec son sang dans ses cheveux blancs et son air tranquille! Ils
sont peut-être heureux, les morts! (Louise accourt éperdue.) La
demoiselle? Cachons-lui... (Il couvre entièrement de feuilles le corps
de M. de Sauvières.)

LOUISE. Mon père! Avez-vous vu?... Ah! Cadio, c'est toi! où est mon
père?

CADIO. Il est parti.

LOUISE. Sauvé?

CADIO. Oui, bien sûr... Mais vous, je vous croyais...

LOUISE. Je ne l'ai pas quitté; mais, dans un moment de confusion, j'ai
été renversée, on a marché sur moi, je ne l'ai pas senti, je me suis
levée, mais j'ai perdu de vue mon pauvre père et Saint-Gueltas... Où
sont-ils? Dis.

CADIO. Je ne sais pas... par là peut-être. Vous ne voulez pas aller du
côté de votre cousin? Vous feriez mieux...

LOUISE. Henri est là?

CADIO. Oui, il est bon, lui, il est doux, il fait grâce...

LOUISE. Il ne pourrait rien faire pour les miens, et, moi, je ne veux
pas de grâce. Je veux rejoindre mon père... Cadio, je le veux...

CADIO. Oui, et Saint-Gueltas!

LOUISE. C'est mon devoir.

CADIO. Allons, venez, nous les retrouverons... (A part.) Je ne veux pas
la laisser ici, il faut la sauver! (Ils s'éloignent.)




CINQUIÈME PARTIE



PREMIER TABLEAU

Février, 1794.--Une ferme en Bretagne[6].--Intérieur d'une cour négligée
et encombrée, fermée en avant par des palissades et une barrière de bois
brut; un chemin passe le long de cette clôture.--Au delà du chemin
s'étendent des prairies pâles, maigres et absolument plates jusqu'à la
Loire, qu'on aperçoit à l'horizon comme un bras de mer, et dont un
méandre se rapproche de la ferme.--Quelques buissons de tamaris nains
coupent çà et là ces prairies, où l'on voit des bandes de goëlands se
mêler aux troupeaux d'oies domestiques.--Un menhir ou pierre levée,
assez près de la ferme, sert à amarrer les barques. C'est le seul
accident notable d'un paysage sans arbres et tout nu.--Auprès de
l'entrée, la maison principale; à droite et à gauche, un carré
irrégulier de constructions rustiques dont les toits sont couverts d'une
mousse épaisse, séculaire.--Un hangar de branches et de paille occupe un
coin.--Le soleil brille, la terre humide fume.--Au delà de la ferme, du
côté opposé à la Loire, le pays est cultivé.--Quelques mouvements de
terrain sont couverts de taillis et de genêts épineux; un moulin à vent
tourne à quelque distance de la ferme.

[Note 6: Peut-être sur la route de Savenay à Saint-Nazaire.]



SCÈNE PREMIÈRE.--LE PÈRE CORNY, fermier; REBEC.


REBEC. Bonjour, père Corny! comment vont les semences?

CORNY. Serviteur, monsieur Rebec. Ça ne lève pas trop mal. Voilà un beau
temps aujourd'hui, pas vrai, monsieur Rebec?

REBEC. Appelez-moi donc «citoyen Lycurgue», ça ne fait pas bon effet
devant les passants, de dire _monsieur_, c'est passé de mode, et puis
j'aime autant qu'on oublie mon vrai nom, dans votre pays du bon Dieu.

CORNY. Dame! je ne peux pas le retenir, votre sobriquet révolutionnaire.
C'est des saints qu'on ne connaît point, nous autres! et tant qu'à votre
nom de famille, on ne s'en inquiète point chez nous. On n'est point pour
trahir, si vous avez des secrets à cacher.

REBEC. Des secrets, des secrets! Mon Dieu, je suis comme les gens d'ici.
Je plains les malheureux, et, puisque c'est un crime d'État pour le
moment...

CORNY. Enfin vous êtes un ancien suspect, je le sais bien: ça vous fait
plus d'honneur que de tort en pays breton.

REBEC. Oh! ça! vous êtes tous des braves gens, et je peux dire que j'ai
eu une fameuse idée de m'arrêter ici, au lieu d'aller à Nantes, où
j'avais eu l'idée de m'établir.

CORNY. A Nantes! il paraît qu'il n'y fait pas bon pour ceux qu'on
soupçonne, car vous étiez soupçonné dans votre pays de Vendée...

REBEC. Je peux vous dire pourquoi, vous êtes un homme discret. J'avais
été jeté en prison à Puy-la-Guerche pour avoir sauvé des flammes
certains châteaux incendiés par les bleus; je crois bien que j'en ai
sauvé une douzaine. Alors, les jacobins de l'endroit m'ont accusé
d'avoir spéculé sur le séquestre: des calomnies! J'ai réussi à m'évader
avec l'aide de quelques amis vertueux, que j'avais parmi les
sans-culottes, et je suis venu essayer de faire un peu de commerce en
Bretagne.

CORNY. Et comme vous êtes savant et entendu à toute sorte d'affaires, on
vous a nommé municipal de la paroisse. On a bien fait; ça vous retient
chez nous (avec un signe d'intelligence), où ce que la Loire porte
bateaux... et autres! Il n'y a point de mal à ça. Vous êtes un homme
sage, qui sait fermer les yeux quand il ne faut pas trop les ouvrir.
(Lui poussant le coude en voyant approcher la Tessonnière.) Hein! vous
n'y regardez point de trop près?

REBEC, riant. Non, j'ai la vue basse, et puis je n'ai pas un brin de
mémoire. Il y a comme ça un tas de figures que je rencontre dans les
prés, dans les champs, jusque dans votre cour, et je ne pourrais pas
mettre leur nom dessus.



SCÈNE II.--Les Mêmes, LA TESSONNIÈRE, en paysan.


LA TESSONNIÈRE. Tiens! te voilà, Rebec?

REBEC, avec affectation. Bonjour, père Jacques, bonjour! Ça va bien, mon
brave homme? (A Corny.) Vous voyez, je ne le reconnais pas du tout,
celui-là.

CORNY, bas. Et puis vous ne voudriez pas faire de tort à un pauvre homme
comme moi. C'est notre profit, à nous autres, d'en cacher tant qu'on
peut.

REBEC, de même. Ça ne paye pourtant guère; ça n'a plus rien.

CORNY. Bah! ça payera plus tard; on a confiance. Et puis il y en a qui
ont encore des vieux louis cousus dans leurs vieux habits, et ceux-là
payent pour les autres. Faut dire qu'ils se soutiennent bien entre eux,
et point chichement...

LA TESSONNIÈRE, qui fait semblant de travailler et qui gratte la terre
au hasard avec une pioche, se rapprochant d'eux. Dis donc, Rebec?

REBEC, bas. N'ayez pas l'air de si bien me connaître, et surtout ne me
tutoyez pas, puisque vous ne tutoyez pas les autres.

LA TESSONNIÈRE. Tu as raison, mon ami, tu as raison! Et, dis-moi, as-tu
des nouvelles?

REBEC. Ah! dame! la terreur va son train, et c'est à qui en prendra la
gouverne.

LA TESSONNIÈRE. Comment! la gouverne de la terreur?... On nous disait
que ça allait bientôt finir?

REBEC. Ça finira. Vous pensez bien que ça ne peut pas durer toujours;
mais pour l'instant ça redouble. Ceux qui la font la craignent tant
eux-mêmes, que c'est à qui en fera plus que les autres. C'est ce qui les
perdra. Ils se dénoncent, ils s'injurient, ils s'envoient à la
guillotine. Soyez tranquille, ça finira mal pour eux; chacun son tour!

LA TESSONNIÈRE, prenant du tabac. Et alors, naturellement, le roi...

REBEC. Faut pas parler de ça, ça viendra tout seul! (Bas, s'adressant à
Corny.) Dites donc, il est bien mal déguisé. Il a une chemise trop fine,
et vous devriez lui cacher sa tabatière à portrait. Dites-lui donc de me
la vendre, et je lui en achèterai une en corne.

CORNY, bas. Bah! bah! nos garnisaires le connaissent, mais ils ne font
pas semblant. Qu'est-ce que ça leur fait, un vieux comme ça?

REBEC. Je sais bien qu'on peut compter sur nos quatre hommes de
garnison: ils sont très-gentils; mais si on les changeait? si on nous
envoyait des enragés?

CORNY. Quand on y sera, on verra! on se cachera mieux... (souriant avec
malice.) Et vous aurez la tabatière à bon compte!

REBEC. Et les deux dames? Vous êtes sûr?...

CORNY, montrant Louise, qui passe déguisée en paysanne pauvre et tirant
une vache par la corde. Voyez! la jeune se comporte bien. La v'là qui
ramène nos vaches à l'étable. Dirait-on pas d'une vraie fille de ferme?
Et puis c'est doux, c'est raisonnable, ça s'arrange de tout; mais la
vieille... ah! qu'elle est terrible! Heureusement, nos garnisaires la
prennent pour une ancienne fille de chambre qui fait ses embarras. Ça
les fait rire, et ils ne veulent pas me vendre. On ne leur refuse pas la
goutte, et ils viennent souvent se la faire offrir... Et puis les bleus,
voyez-vous, c'est pas toujours ce qu'on croit! Y en a bien qui
mériteraient d'être blancs! C'est comme vous, quoi! on peut s'entendre.

REBEC. C'est ça, c'est ça, entendons-nous. Être bien avec tout le monde,
c'est le plus sûr; mais de la prudence, hein?

CORNY. Soyez donc tranquille, on en a!

REBEC. Pourtant, hier, vous avez été inquiétés!

CORNY. Eh! non, point du tout. Mes gars ont donné une fausse alerte, et
on a fait coucher la vieille au moulin, pour lui donner une petite leçon
de prudence, comme vous dites!

REBEC. Ah! vous leur donnez comme ça des peurs?...

CORNY. De temps en temps, faut ça. Sans ça, ces gens se perdraient... et
nous avec!

REBEC, malin. Et puis, si on les mettait trop en confiance, ils ne
comprendraient pas les obligations qu'ils vous ont, n'est-ce pas?

CORNY. Dame! on s'expose pour eux tout de même! Souhaitez-vous boire un
pichet de cidre, monsieur Lycurge?

REBEC. Citoyen Lycurgue donc! Non, merci, je n'ai pas besoin de ça pour
être votre ami. (A part.) C'est mon intérêt!



SCÈNE III.--Les Mêmes, ROXANE, LA TESSONNIÈRE, lisant un journal sous le
hangar.


ROXANE, (mal déguisée en paysanne, avec un reste de coquetterie.) Bonjour,
citoyen Lycurge; comment va ton commerce?

REBEC. Comme ça, comme ça, Marie-Jeanne. Les temps sont trop durs. Les
moutons d'ici n'ont que la peau et les os.

ROXANE. Allons donc, coquin! Tu es de ceux qui spéculent sur la famine!

REBEC. Moi?

ROXANE. Oui, toi, j'en mettrais ma main au feu; tu as toujours su
profiter du malheur des autres. Tu aurais aidé à brûler notre château,
si tu n'avais pas espéré que la Vendée triompherait. A présent que tu la
crois anéantie, tu regrettes bien de n'avoir pas pris ta part à la
destruction de notre pauvre manoir.

REBEC. Au diable votre manoir! C'est lui qui me force à me cacher, à
m'exiler de mes pénates!

ROXANE. Bah! tu auras fait danser l'anse du panier, monsieur le gardien
du séquestre! et la République, qui veut tout garder pour elle, t'aura
chassé! C'est la seule bonne chose qu'elle aura faite.

REBEC, à Corny qui écoute. Oh! elle est méchante, la vieille! (A
Roxane.) Citoyenne Marie-Jeanne, vous êtes sujette aux propos séditieux.
Faites attention à vous, ou je me verrai forcé de sévir et de vous faire
arrêter.

ROXANE. Je t'en défie! Tu sais bien que les princes sont en France... et
pas loin d'ici!

REBEC. Savoir!

ROXANE. C'est tout su. Nous sommes mieux informés que toi!

REBEC, à part. Si c'était vrai! (A Corny, bas.) Je m'en vas pour ne pas
me quereller. Envoyez-la souvent coucher au moulin, celle-là; elle en a
besoin. (Il sort, Corny le reconduit.)



SCÈNE IV.--ROXANE, LA TESSONNIÈRE, puis LOUISE.


LA TESSONNIÈRE, (qui lit son journal avec des lunettes d'or.) Qu'est-ce
que vous disiez donc, que les princes...?

ROXANE. Il faut toujours dire comme cela aux trembleurs qui veulent
montrer les dents.

LA TESSONNIÈRE. Vous avez tort, ma chère amie, de fâcher cet homme-là!
S'il le voulait, nous ferions, vous et moi, un vilain _mariage
républicain_ sur les bateaux de Nantes!

ROXANE. Je ne lui sais aucun gré de sa discrétion. C'est la peur d'être
compromis par nous qui le retient. Ah çà! qu'est-ce qu'il y a dans votre
journal?

LA TESSONNIÈRE. Rien de nouveau, c'est celui que je relis depuis huit
jours.

ROXANE. Vous devriez bien perdre l'habitude de lire ainsi dehors. Vous
attirez l'attention...

LA TESSONNIÈRE. Et vous, vous devriez bien ne pas vous parfumer! Au
diable le paysan qui a retrouvé dans les genêts et rapporté votre boîte
à odeurs!

ROXANE. Voulez-vous que je sente l'écurie?

LA TESSONNIÈRE. Oui, il le faudrait. Les bleus ont le nez fin.

ROXANE. Pas du tout. Les gens qui fument n'ont pas de flair.

LOUISE, sortant de l'étable. Vous avez vu Rebec? Sait-il quelque chose
de mon père, enfin?

ROXANE. Non, rien.

LOUISE. Mon Dieu, mon Dieu! ne rien savoir de lui depuis bientôt trois
mois!

ROXANE, bas, à la Tessonnière. Avez-vous brûlé le numéro du journal où
nous avons appris la mort de mon pauvre frère?

LA TESSONNIÈRE. Oui, oui. Je l'ai brûlé tout de suite. C'était peut-être
une fausse nouvelle, d'ailleurs!

LOUISE, avec angoisse. Pourquoi parlez-vous bas tous les deux? Vous me
cachez quelque chose, j'en suis sûre! (Elle s'empare du journal qu'on
lui laisse parcourir.)

ROXANE. Ma chère enfant, sois sûre que mon frère a réussi à émigrer
depuis longtemps, comme tant d'autres. Il ne peut pas t'écrire, il te
perdrait. D'ailleurs, il ne sait pas où nous sommes. Prends patience,
tout s'éclaircira. Surmonte tes inquiétudes et songe que les regrets et
les pleurs sont des crimes aux yeux des espions qui nous entourent.

LOUISE, rendant le journal. Des espions? Nous serions ingrats d'y
croire, ma tante. Il me semble, au contraire, que tout le monde s'entend
ici pour nous préserver... Mais qui vient là-bas, sur la Loire?

ROXANE. Réjouissons-nous. C'est l'ami Cadio; il saura peut-être quelque
chose, lui! (Cadio descend d'une barque qui le dépose devant la ferme et
qui s'éloigne.)

LOUISE. Il est méfiant avec vous. Laissez-moi le questionner, j'irai
vous dire ce qu'il m'aura appris.

ROXANE. Oui, oui, nous rentrons. D'ailleurs, le soleil d'hiver est
très-mauvais. Louise, tu devrais baisser ta coiffe. Tu te gâteras le
teint, ma fille, tu auras des taches de rousseur, et c'est affreux.

LOUISE. Je voudrais en avoir et vous en donner, chère tante: cela nous
déguiserait mieux que nos habits de paysannes.

ROXANE. Mais songe donc que bientôt nous irons peut-être à Versailles
faire notre cour au jeune roi!

LA TESSONNIÈRE, voyant Cadio qui entre dans la ferme. Parlez donc plus
bas! ce ménétrier est très-républicain à présent. Allons, venez! Vous
avez la voix trop forte, vous! (Il l'emmène.)



SCÈNE V.--LOUISE, CADIO.


LOUISE. Eh bien, Cadio, tu as été jusqu'à Guérande?

CADIO. Oui, j'ai des nouvelles de Saint-Gueltas. Il est vivant, guéri et
libre.

LOUISE. Et il ne m'apporte ni ne m'envoie de nouvelles de mon père? Il
n'en a donc pas? On me disait qu'il devait l'avoir emmené dans son
château du Poitou. Ah! tiens, on me trompe! Mon père n'est plus! et
Saint-Gueltas nous oublie!

CADIO. Saint-Gueltas n'a peut-être pas reçu vos lettres. N'arrive pas
qui veut dans le pays où il est!

LOUISE. Cadio, si tu y allais, toi! elles arriveraient.

CADIO. J'irais bien peut-être, mais je n'en reviendrais pas. Les
Vendéens fusillent tous ceux qui repassent la Loire, ils les traitent
d'espions et de déserteurs... pour n'avoir pas à les nourrir! La famine
est là-bas pire qu'à Nantes. D'ailleurs, Saint-Gueltas... je ne l'aime
pas, moi!

LOUISE. Pourquoi? Il ne t'a rien fait.

CADIO. Si! Il m'a fait donner la quenouille qui a fâché votre père.
J'aurai toujours ça sur le coeur.

LOUISE. Ce n'est pas lui, c'est M. Sapience.

CADIO. C'est le curé d'abord, le marquis ensuite.

LOUISE. Il l'a nié.

CADIO. Et vous croyez ce qu'il dit, vous?

LOUISE. Et toi, tu le crois capable de mentir?

CADIO. S'il n'est pas menteur, il y a bien des femmes qui mentent!

LOUISE. Comment! quelles femmes?

CADIO. Toutes celles qu'il a promis d'aimer toujours... à ce qu'elles
disent, du moins.

LOUISE, agitée. Pourquoi ne mentiraient-elles pas?

CADIO. Alors, c'est toutes des folles et des sans-coeur de s'être
données à lui sans lui faire rien promettre!--Qu'est-ce que vous avez,
demoiselle? Vous voilà triste et songeuse. Vous jouerai-je un air de
biniou?

LOUISE. Plus tard, mon enfant, merci.--Dis-moi encore... As-tu entendu
parler des bleus?

CADIO. Oui, on ne parle que de ça à la ville.

LOUISE. Où sont-ils, à présent?

CADIO. Ils sont partout. Ils font comme les Vendéens faisaient: ils
s'_égaillent_ pour les mieux prendre.

LOUISE. Et... Henri, celui que tu aimais tant?

CADIO. Je n'ai pas pu le retrouver. Peut-être bien qu'il est avec ceux
qui suivent le marquis et qui le débusquent de place en place; mais il
leur échappera. Sa bande est comme un serpent qu'on coupe par morceaux
et qui se rejoint toujours.

LOUISE. Hélas! pourquoi lutter encore quand l'armée est détruite?

CADIO. Peut-être que Saint-Gueltas veut vendre cher sa vie. Il y en a
qui disent qu'il veut vendre cher sa soumission!

LOUISE. Tu le hais... ne parlons plus de lui.

CADIO. Soit! et laissez-moi vous parler de l'autre.

LOUISE. Non! ne me parle plus d'Henri. Je sais à présent qu'il était à
la dernière affaire, celle qui nous a porté le dernier coup et qui nous
a tous dispersés si misérablement. Saint-Gueltas, lui, couvrait mon père
de son corps. Je l'ai vu! et que sais-je si Henri n'était pas un de ceux
qui tiraient sur lui?

CADIO. Moi, je crois qu'il a été fait prisonnier, et qu'Henri l'a
délivré.

LOUISE. Non, non! la crainte de passer pour un traître l'en eût empêché.
Les gens qui ont tant de vertus républicaines n'ont plus de sentimens
humains, sois-en sûr... Mais cela te fâche; tu es républicain, à
présent!

CADIO. Non, je ne suis ni pour les uns ni pour les autres. Tous sont
devenus cruels comme des bêtes sauvages, et j'aime mieux rencontrer une
bande de loups dans les bois qu'un seul homme royaliste ou patriote...
Mais lui... si vous lui écriviez...

LOUISE. Non, jamais! il m'a sacrifiée à son opinion. Il m'a appris
qu'une femme de coeur ne doit aimer que celui dont la religion est la
sienne. Je ne veux plus écrire à personne. Je supporterai le tourment de
l'incertitude, je me résignerai à attendre...

CADIO. Attendre quoi? Votre parti est fini, allez! Nous voilà pour
toujours en république. Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir après?

LOUISE. Eh bien, si tout est fini, si je suis orpheline, séparée des
miens ou abandonnée à jamais, ruinée, proscrite, je resterai comme me
voilà... Cachée par de braves gens, je travaillerai pour m'acquitter
envers eux, oui, de tout mon coeur et de toutes mes forces! Ce n'est pas
si difficile qu'on croit de travailler.

CADIO. Je ne peux pourtant pas, moi! et ça me paraîtrait bien dur.

LOUISE. Ce n'est pas un travail que de garder des troupeaux et de filer
du chanvre ou de la laine.

CADIO. Est-ce que vous savez filer?

LOUISE. Oui; vois si ce n'est pas aussi bien qu'une autre? (Elle lui
montre son fuseau.)

CADIO, vivement. C'est mieux.

LOUISE, souriant. Tu me flattes?

CADIO. Vous devriez toujours sourire comme ça.

LOUISE. Pourquoi?

CADIO. Parce que... ça montre que vous avez du courage.

LOUISE. Il en faut, j'en aurai; mais, toi, mon pauvre Cadio, que vas-tu
devenir?

CADIO. Ce que j'ai toujours été: rien.

LOUISE. Ce n'est donc rien que d'être paysan? Moi, je vois à présent que
c'est quelque chose.

CADIO. Je ne suis pas paysan: un paysan a de la terre ou cultive celle
des autres pour en avoir un jour.

LOUISE. Cultive, travaille, et tu en auras!

CADIO. J'aime mieux ne rien avoir.

LOUISE. Que tu es singulier! Pourquoi?

CADIO. Celui qui a quelque chose veut le défendre ou l'augmenter. Ça le
rend craintif ou envieux, malheureux ou méchant. Moi, je n'ai eu qu'une
peur en ce monde, celle de mourir damné. Je ne l'ai plus, je suis
tranquille comme me voilà.

LOUISE. Qui t'a ôté cette crainte?

CADIO. Un ou deux moments de courage que j'ai eus, et des idées... à moi
tout seul! la nuit avec ses étoiles, le chant des vagues quand j'ai revu
dernièrement le pays de Carnac, plus de menaces d'enfer pesant sur moi,
les champs ravagés, les châteaux détruits, et surtout le couvent en
ruine, où le rouge-gorge chantait la semaine passée, et où j'ai cueilli
des violettes dans les fentes des tombeaux... Je regardais la croix
brisée et les pierres des anciens dieux, couchées pêle-mêle, je me
disais: «Tout passe, et Dieu reste!»

LOUISE, étonnée. Où prends-tu donc tout ce que tu dis-là, Cadio?

CADIO, montrant son biniou. Je ne sais pas: là peut-être.



SCÈNE VI.--Les Mêmes, CORNY, REBEC, LA TESSONNIÈRE, ROXANE, puis MOTUS,
HENRI, le Délégué de la Convention, premier Secrétaire, deuxième
Secrétaire, LA MÈRE CORNY, un Sous-officier.


CORNY, (accourant du dehors, suivi de Rebec. Alerte, alerte! On voit
arriver par là (il montre le chemin) des cavaliers, une voiture; on ne
sait point ce que c'est! mais faut vous en aller dans les taillis,
demoiselle, et bien vite!

LOUISE. Oui, mon ami; mais les autres?

CORNY, (montrant la Tessonnière et Roxane qui sortent de la maison.) Les
v'là! (A la Tessonnière.) Allez-vous-en vitement mener notre fumier au
pré avec Jean, par là!

LA TESSONNIÈRE. Le fumier?

REBEC, très-ému. Eh oui! eh oui! sauvez-vous; il n'est que temps!

LA TESSONNIÈRE. Au fumier!... Allons, va pour le fumier! (Il s'en va.)

ROXANE. Eh bien, et moi? Je ne peux pourtant pas mener le fumier?

REBEC. Au moulin! au moulin!

CORNY. Trop tard! Allez battre des pois dans la grange.

LOUISE. Elle ne saura pas. Je l'emmène, elle gardera les chèvres avec
moi.

ROXANE. Dieu, quelle existence! pas un jour de sécurité!

LOUISE. Venez, venez, ma tante! (Elle l'emmène.)

CORNY. Eh bien, et toi, Cadio? Je ne te savais pas là.

CADIO. Oh! moi, je ne risque rien. Je ne suis point mal avec les bleus.
Je vais seulement faire le guet derrière les buissons.

REBEC. N'ayez pas l'air de vous cacher.

CADIO. Ne craignez pas. Je connais mon affaire. (Il sort par le hangar.)

REBEC, à Corny, regardant de la barrière. Diable! cette fois, ce n'est
pas une fausse alerte; ils viennent bien par ici.

CORNY. D'accord! mais ça va passer sur le chemin. Qu'est-ce que vous
voulez que ça vienne faire chez nous?

REBEC, qui regarde toujours. C'est des militaires, Dieu me pardonne! Ils
ne sont guère plus de cinquante. C'est l'escorte de quelque général qui
va en chaise de poste bien doucement. Il faut croire qu'il est blessé.

CORNY. Les v'là, cachons-nous.

REBEC. Non pas, non pas! Mettons-nous devant la barrière, et crions:
_Vive la République!_

CORNY. Je ne veux point crier ça!

REBEC. Eh bien, agitez votre chapeau et ouvrez la bouche, je crierai
pour deux.

CORNY. Ça y est! (Il agite son chapeau, Rebec crie. Motus, à cheval,
vient sur eux.)

MOTUS. C'est bien, assez crié! Écoutez ce qu'on vous dit! (A Corny qui
se présente.) Sans te déranger, citoyen paysan, as-tu chez toi un
charron?

CORNY. Non, citoyen militaire; mais on est tous un peu charron en
campagne. (Regardant la voiture qui s'arrête devant la porte, escortée
des cavaliers.) C'est donc quelque chose à rabigancher à vot' carrosse?

MOTUS. Un timon rompu dans vos satanés chemins, soit dit sans vous
molester.

CORNY. Oh! avec quatre éclisses et un bon bout de corde, ça sera
vitement remmanché.

MOTUS. Êtes-vous tout seul? Appelez du monde!

CORNY. Oui, oui; j'ai là mes garçons, on s'y mettra tous. (Il court vers
la grange.)

LE DÉLÉGUÉ DE LA CONVENTION, mettant la tête à la portière et parlant
d'une voix âpre et impérative. Eh bien?

MOTUS. Ça sera fait à la minute, citoyen délégué; tu peux prendre un peu
de repos.

LE DÉLÉGUÉ, descendant de voiture avec l'aide de ses deux secrétaires.
Oui, je souffre beaucoup.--Où est l'officier?

HENRI, paraissant. Le voilà.

REBEC, à part. Lui? Diable!

LE DÉLÉGUÉ. Commandez la halte.

HENRI. C'est fait, monsieur.

LE DÉLÉGUÉ, à ses secrétaires. _Monsieur_, toujours _monsieur_! Ces
officiers de Kléber ne prendront jamais les manières républicaines!
Quelque fils de ci-devant, je parie! Vous lui demanderez son nom, je n'y
ai pas songé ce matin au départ.

REBEC, faisant l'empressé. Si le citoyen commissaire veut daigner entrer
dans la maison du paysan...

LE DÉLÉGUÉ, brusquement. Non, j'ai froid! je reste au soleil. Une chaise
ici.

REBEC, courant vers la maison. Des siéges; des siéges!... (La mère Corny
et sa bru accourent avec des chaises de paille sur lesquelles elles
étendent des serviettes blanches. Le délégué s'assied sans y faire
attention. Les deux secrétaires puritains ôtent les serviettes avec le
mépris marqué d'un vain luxe. Pendant ce temps, Rebec s'est glissé près
de Henri et lui parle bas.)

LE PREMIER SECRÉTAIRE, qui observe tout, s'adressant au délégué.
Pourquoi l'officier commandant l'escorte chuchote-t-il d'un air
mystérieux avec ce particulier au langage doucereux emprunté au
vocabulaire des anciens laquais?

LE DÉLÉGUÉ. Faites comparaître! (Le premier secrétaire va chercher
Rebec. La mère Corny s'approche du délégué avec un air riant et ouvert.
Le délégué, farouche et inquiet.) Que voulez-vous?

LA MÈRE CORNY. Vous offrir un rafraîchissement, monsieur not' citoyen!
un fruit, un pichet de cidre...

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Tu n'as pas de vin?

LA MÈRE CORNY. On n'en cueille point chez nous; mais on a de
l'eau-de-vie... pas bien bonne.

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Apporte toujours. (Elle obéit.)

LE PREMIER SECRÉTAIRE, amenant Rebec. Voilà le faiseur de phrases!

LE DÉLÉGUÉ, ironique. _Daigneras-tu_ nous dire qui tu es, toi, avec ta
face de renard?

REBEC, se redressant et payant d'audace. Lycurgue, municipal de cette
commune.

LE DÉLÉGUÉ, à ses secrétaires. Interrogez-le; moi, je souffre comme un
damné! (Il met la tête dans ses mains et ses coudes sur la table, que
les femmes ont apportée, ainsi qu'une bouteille et des gobelets
d'étain.)

LE PREMIER SECRÉTAIRE, à Rebec. Es-tu de ce pays?

REBEC. J'y réside depuis le temps voulu, citoyen.

LE SECRÉTAIRE. Où étais-tu auparavant?

REBEC. En Vendée, près de Puy-la-Guerche, où j'avais la commission de
faire brûler les châteaux des anciens nobles. J'en ai brûlé douze!

LE SECRÉTAIRE. Tu te vantes; on n'en a pas brûlé six en tout de ce
côté-là. Avance ici, lieutenant.

HENRI, sans bouger. Vous me parlez, monsieur?

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Le citoyen délégué veut te parler. (Henri
s'approche.)

LE DÉLÉGUÉ. Connais-tu cet homme, à qui tu parlais bas tout à l'heure?

HENRI. Oui, monsieur.

LE DÉLÉGUÉ. Où l'as-tu connu?

HENRI. A Puy-la-Guerche et aux environs.

LE SECRÉTAIRE. A-t-il brûlé réellement des châteaux?

HENRI. Je n'en sais rien.

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Mais... attendez donc! Il y avait par là le
repaire du fameux rebelle Sauvières. J'ai bonne mémoire, moi. (A Rebec.)
Est-ce toi qui l'as brûlé?

REBEC, troublé, regardant Henri. Je ne me souviens pas bien si c'est moi
ou un autre...

HENRI. Tu as obéi à ta consigne. Chacun avait la sienne.

LE DÉLÉGUÉ. Tu y étais donc?

HENRI. J'y étais.

LE DÉLÉGUÉ. Qui a exécuté l'ordre de brûler Sauvières?

HENRI. C'est moi.

LE DÉLÉGUÉ. Tu te nommes?...

HENRI. Charles-Henri de Sauvières.

LE DÉLÉGUÉ. Parent du rebelle?

HENRI. Son neveu.

LE DÉLÉGUÉ. Vous étiez ennemis avant la Révolution?

HENRI. Non, monsieur. Je lui devais tout, et je chéris sa mémoire.

LE DÉLÉGUÉ. Belle action, alors! Comment n'es-tu pas capitaine?

HENRI. Je ne veux pas l'être, monsieur.

LE DÉLÉGUÉ. Pourquoi? Tu es las de servir la République?

HENRI. Non, monsieur. J'ai gagné mon épaulette en combattant l'étranger,
je ne veux pas devoir un nouveau grade à la guerre civile. Si nous avons
affaire ici aux Anglais, je serai fier de mériter mon avancement; mais
contre des Français égarés... non! Je ne veux rien! Je vous prie de vous
le rappeler.

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Ta réserve est sophistique: tu n'as pas voulu de
récompense pour avoir brûlé le château de ton oncle; dis cela tout
bonnement.

HENRI, indigné. Qu'eussiez-vous fait à ma place?

LE SECRÉTAIRE. J'eusse accepté avec orgueil!

HENRI, avec mépris. Eh bien, tant pis pour vous! (Le secrétaire pâlit de
colère. Le délégué lui fait signe de se contenir.)

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE, à Henri. Si le citoyen délégué est satisfait de
tes réponses, nous devons en tolérer l'audace; mais tu as des
renseignements à donner... (Consultant un gros cahier de notes.) Le
traître Sauvières avait une fille, une soeur, des amis et des parents
qui ont porté les armes, même les femmes!

HENRI. Les femmes, non. Mon oncle et le chevalier de Prémouillard ont
été tués à l'affaire du Grand-Chêne. Je ne sais rien des autres.

LE DÉLÉGUÉ, plus doux. Étais-tu à cette affaire, jeune homme?

HENRI, triste. J'y étais.

LE PREMIER SECRÉTAIRE, l'observant. A contre-coeur sans doute?

HENRI. Plaît-il, monsieur?

LE DÉLÉGUÉ. Est-ce à regret que tu as fait ton devoir?

HENRI. Oui, certes! mais je l'ai fait.

LE DÉLÉGUÉ. Eh bien, tu vas le faire encore et nous dire où sont
réfugiés les survivants de ta famille.

HENRI. Je l'ignore absolument.

LE DÉLÉGUÉ. Tu le jures sur l'honneur?

HENRI. Je le jure sur l'honneur! J'ignore même si une seule personne de
ma famille a survécu à l'écrasement de l'armée vendéenne.

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Si tu le savais... si tu connaissais leur
tanière, les dénoncerais-tu?

HENRI, fièrement. Monsieur, je ne vous reconnais pas le droit de
m'interroger en dehors des choses qui concernent mon service. Chargé par
mon colonel d'escorter le délégué de la Convention, je ferai respecter
sa personne et celle de ses employés... Voilà ma consigne, je n'en ai
pas d'autre.

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Nous avons d'autres pouvoirs que ceux de votre
colonel. Tout militaire nous doit obéissance, et nous avons le droit
d'interroger toute personne suspecte.

HENRI, avec indignation, s'adressant au délégué. Et je suis une de ces
personnes, moi?

LE DÉLÉGUÉ, entraîné par sa franchise. Non, mon jeune stoïcien! Tu as
bien mérité de la patrie, et bon compte sera rendu de ta conduite! Tu es
du bois dont on fait les généraux. Va, tu peux t'occuper de ton service.
Nous avons confiance en toi. (Henri s'éloigne, Rebec veut le suivre.)

HENRI, bas. Ne me dis rien. Tu vois que c'est le tribunal de
l'inquisition en voyage! (Ils se séparent. Henri retourne à ses
cavaliers. Rebec s'esquive dans la maison. Corny et ses garçons
travaillent à réparer la chaise de poste. Le postillon fait manger
l'avoine à ses chevaux. Le délégué et ses deux acolytes restent autour
de la table. Cadio se glisse sous le hangar et les observe.)

LE PREMIER SECRÉTAIRE, au délégué. Par le saint couperet de la
guillotine, tu faiblis!

LE DÉLÉGUÉ, fatigué, à l'autre secrétaire. Qu'est-ce qu'il dit, cet
imbécile?

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Il dit que tu faiblis, et il a raison. Tout ce
qui nous entoure ou nous approche dans cette tournée est suspect et
inquiétant. Le militaire a été et sera toujours girondin. Le paysan est
et sera toujours royaliste. Ce n'est pas le moment de prendre confiance.
La mission qu'on t'a donnée de parcourir les campagnes pour connaître
l'esprit si connu des populations est probablement un piége de tes
ennemis.

LE PREMIER SECRÉTAIRE, inquiet. Le fait est que nous voilà tous les
trois seuls au milieu des paysans qui nous détestent... (Au délégué, qui
s'est versé de l'eau-de-vie et lui arrêtant la main.) Ne bois pas cela!
j'en ferai l'épreuve le premier.

LE DÉLÉGUÉ, influencé. Du poison peut-être? Bouquin, tu es un Spartiate!

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Nous t'avons suivi, connaissant bien les
embûches dont nous aurions à te préserver au péril de notre vie... et, à
présent que nous voyons la tienne entre les mains d'un Sauvières...

LE DÉLÉGUÉ, effrayé. Vous croyez qu'il me laisserait assassiner?

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Ce serait si facile! On donne le mot à une bande
de brigands qui ont bien vite dispersé cinquante hommes sans dévouement
ni conviction.

LE DÉLÉGUÉ. Non, je ne puis croire à tant de scélératesse! Vous êtes
malades de peur tous les deux!

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Peur, nous qui combattons tes instincts de
douceur et de clémence, sauf à nous faire mettre en pièces à tes côtés?

LE DÉLÉGUÉ. C'est vrai; pardon, mes enfants, vous êtes des héros, et,
moi... je suis affaibli, c'est vrai; je suis malade. Ah! cette pauvre
tête est transpercée de douleurs aiguës, quand elle m'est pas remplie de
visions effroyables!

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Voyons, où as-tu mal? tu n'en sais rien?

LE DÉLÉGUÉ, appliquant la main sur sa nuque. Là, toujours là! voilà le
siége du mal.

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Un rhumatisme! Bois; à présent, tu peux boire.
Cette liqueur est innocente, (Ils se versent de l'eau-de-vie et boivent
tous les trois.)

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Sais-tu ce que disent les aristocrates à propos
du mal dont tu te plains sans cesse? Ils prétendent qu'à force de faire
tomber des têtes, tu sens la tienne près de tomber toute seule!

LE DÉLÉGUÉ. Ah! cela est étrange! Je rêve cela continuellement,... et,
dans le sommeil, la douleur devient si atroce... Oui, c'est le couperet
qui scie ma chair et mes os sans pouvoir les trancher. Et, dans ma rage,
je saisis ma tête, moi, pour l'arracher du tronc et la jeter dans le
panier... Ne parlons pas de ça... Buvons, prenons des forces factices,
puisque celles de la nature sont épuisées. (Il boit.) C'est de l'eau,
ça!

LE PREMIER SECRÉTAIRE. C'est du poivre en barres, au contraire. Tu as
donc perdu le goût?

LE DÉLÉGUÉ. Totalement.

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Eh bien, il faut boire du sang pour te
retremper.

LE DÉLÉGUÉ. Tu es brutal, toi! une folie sombre!

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Veux-tu de l'éloquence?

LE DÉLÉGUÉ. Non, j'en ai. Donnez-moi plutôt du stoïcisme.

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Tu manques de principes, nous le savons. Eh bien,
écoute; qui veut la fin veut les moyens. Détruire ou être détruit, nous
en sommes là, plus de milieu! ce que nous détruisons est le mal...

LE DÉLÉGUÉ. Je sais tout ça, flanquez-moi la paix! Je sais que, dans
toutes les grandes entreprises, il y a un moment suprême où, pour
combattre la lassitude et soutenir l'effort, il faut saisir le glaive de
la cruauté et... (Reprenant sa tête dans ses mains crispées.) Ah! je
n'en peux plus; je voudrais être mort!

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Tu n'es plus bon qu'à mourir, si tu doutes!

LE DÉLÉGUÉ, buvant encore. Et, si je doutais, vous me dénonceriez,
fanatiques enfants de la Révolution?

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Oui, certes!

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Je ferais mieux, je te poignarderais!

LE DÉLÉGUÉ, exalté, se levant et frappant son gobelet sur la table.
Allons, vous feriez bien! Moi aussi, je vous briserais, si vous ne me
souteniez pas sur l'âpre et sauvage montagne! C'est votre mission, à
vous, mes jeunes tigres! Il faut des hommes, à présent. Que dis-je! les
hommes n'ont qu'une dose limitée d'énergie, la pitié est chose
naturelle, le dégoût est chose fatale; il faut devenir des dieux! Des
dieux cabires, des essences dégagées de la matière, des forces
implacables, funestes! Eh bien, alors, brûlons nos entrailles avec le
fer rouge de l'ivresse. Éteignons en nous les dernières palpitations de
la sensibilité, soyons fer et feu, mitraille et torche, hache et
brandon! Nous tomberons épuisés, maudits, insultés, torturés peut-être!
mais la vérité triomphera, et nous laisserons une gloire immortelle...

CADIO, (malgré lui.) Non!

LE DÉLÉGUÉ. Qu'est-ce que c'est?

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Un traître! (Il tire un coup de pistolet sur le
hangar: Cadio a disparu.)

HENRI, accourant. Qu'y a-t-il?

LE DÉLÉGUÉ. Aux armes! défendez-moi!

HENRI. On a tiré sur vous?

LE SECOND SECRÉTAIRE, désignant le hangar. On nous a menacés. Courez,
fouillez les buissons. Tuez tout! allez-y tous!

HENRI, au délégué. S'il y a des ennemis ici, ma place est auprès de
vous. (A un sous-officier.) Prenez douze hommes et courez par là.
Arrêtez tous ceux que vous rencontrerez.

LE DÉLÉGUÉ. Oui, c'est cela. Restez, vous autres! (Le sous-officier
passe à cheval à travers le hangar en le brisant, ses hommes le suivent
en élargissant la brèche. Henri fait entourer la cour par ses autres
hommes.)

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Emparez-vous de tout le monde ici.

MOTUS. Mais permets, citoyen secrétaire! j'ai fort bien vu la chose, et,
sans te contredire, je déclare que personne autre que toi n'a tiré.

LE SECRÉTAIRE. Ah! vous raisonnez, vous autres? vous entrez en
rébellion? vous trahissez aussi?

HENRI. Non, monsieur! N'insultez pas de braves soldats qui font leur
devoir et le feront toujours.

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE, au délégué. On va nous chercher querelle, c'est
un coup monté!

LE DÉLÉGUÉ. Ne donnons pas de prétexte à la révolte! (A Henri.)
Éloignez-vous, lieutenant; vous nous gardez de trop près. On étouffe
ici! (Henri obéit.)

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Il faut interroger le municipal. (Le deuxième
secrétaire va le chercher.)

LE DÉLÉGUÉ. A quoi bon, puisque personne ne nous a attaqués?

LE PREMIER SECRÉTAIRE, montrant le hangar. Une voix est partie de là
pour protester contre la gloire et la sainteté de la République.

LE DÉLÉGUÉ, rêveur. Le monosyllabe était audacieux... vrai peut-être!
Qui sait si, en croyant sauver la République, nous ne l'égorgeons pas?

LE SECRÉTAIRE. L'homme était un lâche, il a fui!

LE DÉLÉGUÉ, en proie à des mouvements contraires et convulsifs. S'il est
lâche, qu'on le fusille; exterminons tous les lâches!

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE, amenant Rebec. Avance donc, poule mouillée! Tu
trembles?

LE DÉLÉGUÉ. Qu'est-ce que vous voulez que je dise à un pareil âne? Vous
m'obsédez!

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Puisque tu retombes dans l'apathie, je
l'interrogerai, moi. (A Rebec.) Va chercher ton registre de police
municipale.

REBEC. Je l'ai sur moi; le voici.

LE PREMIER SECRÉTAIRE, cherchant. La liste des habitants de cette ferme!

REBEC, montrant la feuille. La voilà. J'étais en train de la dresser.

LE SECRÉTAIRE. «Corny, Jean-Baptiste, fermier du _Mystère_.» Qu'est-ce
que cela signifie? quel mystère?

CORNY, avançant. C'est le nom de l'endroit, citoyen.

LE SECRÉTAIRE. Qui le lui a donné?

CORNY, tranquille et souriant. Oh dame! c'est vous autres!

LE SECRÉTAIRE. Comment cela? Te moques-tu de nous?

CORNY. Non, citoyen. L'endroit s'appelait _le Saint-Mystère_, à cause
d'une chapelle qu'il y avait. On a donné l'ordre d'abattre la chapelle,
et on a défendu de donner aux hameaux des noms de saints. On a obéi,
nous autres, et v'là pourquoi l'endroit s'appelle _le Mystère_ tout
court.

LE SECRÉTAIRE, au délégué. Explication captieuse! Ce nom désigne pour
les brigands un lieu de refuge. (Il lit la liste dressée par Rebec.)
«Corny, fermier, sa femme, ses fils... leurs épouses et enfants.» Ah!
qu'est-ce que c'est que Marie-Jeanne, âgée de quarante-sept ans?

REBEC. Fille de peine.

LE SECRÉTAIRE. Et le père Jacques? Que signifient ces noms vagues et
indéterminés?

REBEC. Mon recensement n'était pas fini, citoyen. Le père Jacques est un
vieux qui va en journée pour gagner sa vie.

LE SECRÉTAIRE. Est-il né dans la commune?

REBEC. Mais je suppose...

LE SECRÉTAIRE. C'est-à-dire que tu n'en sais rien et ne t'en inquiètes
pas? (A Corny.) Où est né le père Jacques?

CORNY. Dame! comment le savoir? Il est plus vieux que moi, je n'y étais
point. C'était sur les registres de la paroisse, mais les bons
républicains de la ville sont venus et les ont brûlés. Faut plus nous
demander d'actes de naissance, à nous autres!

LE DÉLÉGUÉ, au secrétaire. Et, comme les Vendéens ont brûlé, de leur
côté, les actes civils, les recherches deviennent impossibles dans le
pays. Tout échappe ici à la légalité.

LE SECRÉTAIRE, bas. N'importe, j'ai des soupçons... (Il consulte le
registre et ses notes. Haut, à Corny.) Et Françoise, que fait-elle ici?

CORNY. Sauf votre respect, elle garde nos bêtes celle-là.

LE SECRÉTAIRE. D'où sort-elle?

CORNY. Du pays d'Aunis. C'est une champie, une jeunesse.

LE SECRÉTAIRE, consultant la liste. Dix-huit ans! Faites-la comparaître.

LE DÉLÉGUÉ, qui se tient toujours la tête et qui donne des signes
d'impatience. A quoi diable t'amuses-tu là? Vas-tu interroger tous ces
pouilleux?

LE SECRÉTAIRE, bas. La fille est la soeur du traître Sauvières sont
réfugiées par ici, on me l'a dit. Leurs âges se rapportent à la
déclaration du municipal. J'ai là leur signalement, tu dois les voir.

LE DÉLÉGUÉ. Allons, dépêchons-nous!

LE SECRÉTAIRE, à Corny, qui l'a écouté. Eh bien, la Françoise?

CORNY. Oh dame! elle est aux champs, un peu loin. Faut le temps; j'ai
envoyé...

LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Amenez la Marie-Jeanne en attendant.

CORNY. Celle-là mène nos chèvres de son côté.

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Et le père Jacques? il est aussi aux champs?

CORNY. Dame! c'est l'heure de faire son ouvrage.

LE SECRÉTAIRE, au délégué, qui s'impatiente. Une jeune fille et une
vieille... Je jurerais que je les tiens! (A Corny qui l'écoute toujours
sans en avoir l'air.) Elle est fille, n'est-ce pas, la Marie-Jeanne?

CORNY. Excusez, citoyen elle est veuve.

LE SECRÉTAIRE, à Rebec qui tressaille. Est-ce vrai, qu'elle est veuve?

REBEC, se remettant et payant d'audace. Veuve d'un républicain mort au
champ d'honneur, à ce que l'on m'a dit.

LE SECRÉTAIRE. Mais Françoise n'est pas mariée?

CORNY. Faites excuse, elle l'est.

LE SECRÉTAIRE, à Rebec. Réponds, toi!... J'imagine que tu n'oserais pas
mentir au représentant de la nation? Allons, la vérité! Françoise est
une brigande, nous le savons. Veux-tu que je la nomme? Tu pâlis,
traître!

REBEC. Citoyen, j'ignore...

CORNY. Allons donc, citoyen municipal, faut pas vous confusionner comme
ça pour rien! Vous savez bien que la Françoise est la promise à Cadio,
et qu'elle va l'épouser au premier jour.

LE SECRÉTAIRE. Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?

CORNY, enjoué. Cadio, c'est, sauf votre respect, le cornemuseux de notre
endroit; c'est un homme de son rang, un champi comme elle, et un bon
patriote, oui-da! C'est lui qu'a tué Mâcheballe d'un coup de fusil,
rasibus le bois du Grand-Chêne!

LE DÉLÉGUÉ, au secrétaire. Alors, C'est un des nôtres, tu vois!

LE SECRÉTAIRE. Ou un émigré déguisé. Tu crois à leurs histoires?

CORNY. Je crois ben, moi, citoyen, que vous voulez vous gausser de nous.
On n'a point de brigands chez nous, ni d'émigrés non plus. On ne connaît
point ça. On est des bons citoyens, autant les uns comme les autres. Où
donc qu'on trouverait les moyens de nourrir des étrangers, avec la
misère qu'on a, bonnes gens?

LE SECRÉTAIRE, qui a pris des notes, au sous-officier qui revient par le
hangar. Eh bien, vous ne ramenez personne?

LE SOUS-OFFICIER. Je n'ai pas rencontré une âme dans le rayon d'un quart
de lieue.

LE SECRÉTAIRE, au délégué. Ils nous trahissent tous. Partons!

LE DÉLÉGUÉ. La voiture est-elle réparée?

CORNY. Oh! elle vous mènera ben deux cents lieues, à c't' heure!

LE DÉLÉGUÉ. Partons, partons!

LE PREMIER SECRÉTAIRE. Montre donc un peu de vigueur en partant; ne leur
laisse pas croire qu'ils t'ont joué!

LE DÉLÉGUÉ, à Rebec. Tout ce que nous avons vu ici est louche, et tes
registres sont mal tenus. Mon secrétaire, ici présent, repassera demain
sous bonne escorte et changera vos garnisaires, qui font mal leur
devoir. D'où vient qu'ils ne se sont pas présentés pour recevoir mes
ordres?

REBEC. Ils sont en tournée, citoyen commissaire.

LE DÉLÉGUÉ, au premier secrétaire. Tu vérifieras demain à la
municipalité tous les actes civils. (A Rebec.) J'ai pris note de tes
réponses et des assertions du paysan, ton compère. Si vous avez menti,
vous serez fusillés dans les vingt-quatre heures, et, si les suspects
ont disparu, entre autres la Françoise et la Marie-Jeanne, ou conduira à
Nantes, la chaîne au cou, tous ceux qui leur auront donné asile. Vous
entendez tous!

CORNY, à ses fils et à ses valets, qui se sont rapprochés. On entend
ben, et on ne craint rien! (Ils sourient tous d'un air ingénu.)

LE DÉLÉGUÉ, appuyé sur un de ses secrétaires; il peut à peine marcher.
Je te donnerai des hommes sûrs. Il faut retrouver tous ces brigands! Il
faut en finir avec eux! Il faut faire un exemple (bas), et frapper de
terreur ces coquins de paysans, qui nous rient au nez!

LE SECRÉTAIRE. A la bonne heure! Je te reconnais, je te retrouve!

LE DÉLÉGUÉ. Oui, boire du sang, tu l'as dit, puisqu'on succombe quand on
hésite!

LE SECRÉTAIRE, aux paysans, qui leur font escorte, le chapeau à la main;
avec un ton et une physionomie sinistres. A demain, vous autres! (Ils
remontent en voiture.)

HENRI, à Rebec, qui va près de lui. Si elles sont ici, ne me le dis pas.
Sauve-les à tout prix, et tout ce que je possède est à toi! (Il saute
sur son cheval et suit la voiture qui s'éloigne.)



SCÈNE VII.--REBEC, CORNY, CADIO, LA TESSONNIÈRE, LOUISE, ROXANE, les
Paysans, suivant des yeux la voiture, et retournant à leurs travaux
quand elle a disparu.


REBEC, (se parlant à lui-même, devant Corny.) Ah bien, oui! tout ce qu'il
possède! Qu'est-ce qu'il a, le pauvre officier? Et quand il aurait des
millions, à quoi ça me servirait-il, si on me fusille? Je n'ai pas
d'enfants, moi, je n'ai que ma peau, et j'y tiens.

CORNY. Ne dites toujours pas à ces dames que leur cousin est venu céans!
ça les rendrait trop tranquilles, la vieille crierait ça sus les
toits...

REBEC. Oh! ne craignez rien! je n'ai garde; mais que le bon Dieu vous
bénisse, vous! vous m'attirez, de belles affaires avec vos histoires!

CORNY. Point du tout! j'ai parlé vite et bien... J'avais pas le temps de
penser.

REBEC. Mais quelle sacrée idée avez-vous eu de fiancer mademoiselle
Louise avec Cadio?

CORNY. Je pouvais pas la marier avec un autre! Ici, tout le monde a
femme et enfants. J'ai bien pensé à vous, mais je ne sais point si vous
êtes veuf ou garçon; alors, Cadio, que j'avais vu tantôt, m'a passé par
la tête...

LOUISE, venant par le hangar avec Cadio; Roxane les suit. A Rebec.
Qu'est-ce qu'il me dit, Cadio? vous êtes en grand danger à cause de
nous?

CORNY. Tiens! il était donc là encore?

CADIO, montrant le hangar. Oui, ils m'ont bousculé dans les fagots. Je
me suis tenu coi; j'ai entendu tout.

CORNY, à Louise. Alors, vous savez qu'on viendra demain...

REBEC, agité. Et que je suis perdu, moi! Trouvez, à vous tous, le moyen
de me sauver, ou je monte à cheval, je rejoins le délégué, je vous
dénonce, et j'obtiens ma grâce.

ROXANE. C'est peut-être le mieux! Va, coquin, ça nous donnera le temps
de fuir.

LA TESSONNIÈRE. Fuir encore? avec ma goutte? J'aime mieux risquer le
tout, je reste.

CORNY, à Rebec. Eh ben, et nous autres? Si vous nous dénoncez, on mettra
le feu chez nous, et on nous jettera dans la Loire?

LOUISE. Mais, si nous restons, vous êtes également perdus! Ah! mes
pauvres amis, que faire?

CORNY. Dame, y a un moyen de sauver tout le monde, et c'est le seul.

LOUISE. Alors, c'est le bon; dites-le vite.

CORNY. Faut vous marier toutes les deux.

ROXANE. Nous marier? Et avec qui, bon Dieu?

CORNY. Avec qui que vous voudrez, pourvu que ça soit censé des
patriotes. Vous savez bien qu'à Nantes et à Paris des grandes dames se
sont sauvées comme ça de la prison et de la mort; c'était sur votre
journal.

ROXANE. Quelle horreur! Jamais je ne consentirai...

CORNY. Attendez donc, attendez donc! Il s'agit de trouver deux hommes
qui se prêtent à la frime pour vous sauver. On les trouvera ben! Sitôt
le mariage bâclé, chacun ira de son côté. Vous serez censées parties
avec vos maris; pourvu qu'on voie les actes à l'état civil, c'est tout
ce qu'on veut, et alors, brigandes ou non, on vous laissera tranquilles.
Tant qu'à nous, on ne nous fera point de mal.

LOUISE. Est-ce une loi nouvelle, ces grâces accordées à la condition de
pareils mariages?

REBEC. Mais certainement! (A Corny, bas.) Je n'en sais, ma foi, rien,
mais ça doit être.

CORNY, haut. Ça est! c'est imprimé!

ROXANE, à Louise. Au fait, je le tiens d'une lettre de madame du
Roseray. Quantité de femmes de qualité ont passé par là. C'est le salut.

LOUISE. Ma tante!...

CORNY. Mais voyons, mais voyons, demoiselle! vous vous imaginez donc que
c'est des vrais mariages? Ah ouiche! des mariages comme ça, devant le
municipal, sans prêtre et sans église? Vous savez ben qu'à présent on
s'en va la nuit dans les bois, nous autres, pour trouver le bon prêtre
qui nous marie à la belle étoile du bon Dieu. Si on y allait point, on
ne se croirait point mariés... Eh ben, vous, vous n'irez point et y aura
rien de fait.

ROXANE. Il a raison, mille fois raison! Ça ne durera pas six semaines,
une loi pareille. Me voilà décidée, moi, je me marie.

REBEC. Avec qui?

ROXANE. Avec qui?... Avec toi, gredin!

REBEC. Avec moi? Miséricorde!

ROXANE. Je te promets une de mes fermes quand le roi sera sur le trône.

REBEC, à part. Diantre! qui sait?. (Haut.) Mais je veux conserver mes
opinions! Je suis républicain de coeur et d'âme!

ROXANE. Pardine! c'est ce qu'il faut! Fais-toi jacobin, hébertiste,
porte le bonnet rouge! Tu es trop tiède, mon cher! Ma main et ma ferme,
à condition que tu seras un démagogue...

LOUISE. Ma tante! tout cela n'est pas sérieux?

CORNY. Si fait, demoiselle, faut que ça soit sérieux... pour les bleus,
s'entend! Voyons, Rebec, qu'est-ce qui prouve le mariage pour ces
gens-là? La feuille du registre, pas vrai?

REBEC. Et les témoins?

CORNY. Les témoins?... On en trouvera bien pour dire _oui_ aujourd'hui,
et _non_ une autre fois! Un supposé, vous faites les mariages ce soir;
demain, vous montrez l'acte au délégué ou à son _valet_; vous le
déchirez après demain, c'est pas plus malin que ça.

LOUISE, à Rebec. Est-ce vrai, ce qu'il dit?

REBEC. Mais... oui, c'est très-possible! Vous pensez bien que, le danger
passé, je quitte le pays, moi! Que mon successeur se débrouille!

ROXANE. Et tu déchireras, mon cher, tu déchireras! Sans ça, pas de
ferme!

REBEC. Oh! soyez tranquille; je n'ai nulle envie d'être votre mari!
(Bas.) C'est une ferme... en toute propriété?

ROXANE. Tu veux un engagement signé?

REBEC. Mais... ça se fait; _verba volant_!

ROXANE. Tu l'auras. (A Louise.) Allons, ma nièce, fais comme moi.
Choisis ton époux républicain.

CORNY. Y a pas à choisir. J'ai choisi au hasard, mais j'ai mis la main
tout de suite sur le bon.

LOUISE. Qui donc?

CORNY. Cadio!

LOUISE, interdite. Lui?

CADIO. Je n'avais pas osé vous le répéter, demoiselle; mais il a dit que
nous étions fiancés.

LOUISE. Et toi; Cadio, est-ce que tu te prêterais à une supercherie...
qui, après tout, n'engage en rien la conscience? Voyons, tu réfléchis?

CADIO. La conscience... vous êtes sûre? Je croirai ce que vous croirez.

LOUISE. Eh, bien!... en mon âme et conscience, je crois, en bonne
chrétienne, qu'un mariage où Dieu n'est pas pris à témoin n'est qu'une
feuille de papier.

ROXANE. Pas même! c'est une feuille de chou!

CADIO. Alors... dans votre coeur, vous direz non?

LOUISE. Et toi aussi certainement!

CORNY, poussant Cadio qui rêve. Allons, allons, Cadio! t'es républicain,
on sait ça! t'as tué Mâcheballe; mauvaise note, quand, les blancs
reviendront sur l'eau!... Mais, en sauvant la demoiselle à c't'heure, tu
te sauves pour plus tard...

CADIO. La sauver, elle! voilà ce qui me décide. (A part.) Puisque Henri
m'avait commandé de la sauver... (A Louise.) Alors! vous le voulez?

LOUISE. Mon pauvre Cadio, crois bien que, pour disputer ma vie à des
misérables, je ne ferais pas un mensonge; mais il s'agit de préserver
mes vieux parents et ces hôtes dévoués qui seraient massacrés avec
nous.--Voyons, tu as entendu parler ces égorgeurs ivres de sang;
doutes-tu encore de leur férocité?

CADIO. Non! c'est des fous, des malades, des malheureux! La République
va mourir!

ROXANE. Eh bien donc, tu reviens à nous, Cadio! Aide-nous à tromper ces
monstres, et dépêchons-nous. Rebec dit qu'il faut nous marier ce soir.

REBEC. Oui, oui, et tout de suite! Je cours préparer les actes, Corny se
charge de trouver les témoins.

CORNY. J'y vas, ça ne sera pas long.

LA TESSONNIÈRE, à Roxane. Eh bien, en voilà une plaisanterie! Si je
n'avais la goutte, je danserais à votre noce, ma chère amie!

ROXANE. Ne riez pas ou cachez-vous. Je vais m'habiller. (Elle s'en va.)

CADIO, (à Louise.) Vous n'avez pas peur?...

LOUISE. De quoi?

CADIO. Alors... vous m'estimez? vous avez confiance en moi?

LOUISE. N'en es-tu pas digne?

CADIO. Si Henri était là, il dirait oui pour moi, lui! C'est lui qui m'a
fait penser que j'étais un peu plus qu'un chien... Sans doute vous le
pensez aussi, puisque vous me demandez un service d'ami?

LOUISE. Oui, je te regarde comme un ami sérieux.

CADIO, mélancolique toujours. Alors, je suis content. Allez vous faire
belle,--pour qu'on croie que vous m'épousez de bon coeur!




DEUXIÈME TABLEAU

Une heure s'est écoulée. La nuit est venue.--Les brumes de la Loire
enveloppent l'horizon et rampent sur les prairies; au zénith, le ciel
est parsemé d'étoiles brillantes.--La ferme est déserte et silencieuse,
sauf la maison d'habitation, où brille la vive clarté du foyer à travers
les vitres ternes et rougeâtres.--Les ombres vagues de quelques femmes
passent et repassent vivement entre le vitrage et le foyer. Tout à coup
les chiens aboient avec fureur.



SCÈNE PREMIÈRE.--LA MÈRE CORNY, avec une de ses Brus; puis
SAINT-GUELTAS, RABOISSON, TIREFEUILLE.


LA MÈRE CORNY, (sur le seuil, regardant.) Qu'est-ce qu'ils ont donc à tant
japper? avec ça qu'on n'a point d'hommes à la maison!

UNE DES BRUS, venant aussi du dehors. Je ne vois rien! c'est qu'ils
entendent les noceux qui reviennent. Dépêchons-nous, ma mère. Il n'y a
encore rien de prêt pour le souper.

LA MÈRE CORNY. Pourvu que mon homme ait pensé à inviter les garnisaires!
Il faut ça pour avoir leurs témoignages.

LA BRU. Soyez tranquille, j'y ai été moi-même. (Elle rentre. Les chiens
aboient toujours.--Saint-Gueltas et Raboisson, déguisés en paysans et
suivis de Tirefeuille, se sont glissés dans la cour par le hangar.)

SAINT-GUELTAS, à Tirefeuille. Fais donc taire ces maudits chiens!

TIREFEUILLE. Faut-il les étriper?

RABOISSON. Non, nous sommes chez des amis. Jette-leur la viande.
(Tirefeuille apaise les chiens.)

SAINT-GUELTAS. Est-ce bien ici?

RABOISSON. Parfaitement. Si on nous a bien dirigés, c'est la ferme du
Mystère. Tiens, la palissade ici; là-bas, la pierre druidique...

SAINT-GUELTAS. Oui, c'est bien ici qu'elles étaient quand Louise m'a
écrit. Pourvu qu'elle y soit encore! J'avoue qu'il ne serait pas gai
d'avoir mené à bien un si périlleux voyage pour ne trouver que la tante!

RABOISSON. Pauvre vieille folle! nous ne pourrions cependant pas
l'abandonner.

SAINT-GUELTAS. Merci! tu en parles à ton aise! on voit bien qu'elle
n'est pas amoureuse de toi.

RABOISSON. Tirefeuille, qui nous a servi d'éclaireur, est sûr d'avoir
reconnu Louise tantôt sous les habits d'une chevrière. Il faudrait,
avant de nous montrer, savoir au juste où elle est. (A Tirefeuille à
demi-voix.) Avance, et va écouter auprès de ces fenêtres. Justement, on
les ouvre! Glisse-toi contre le mur.

TIREFEUILLE. Tiens! il faut croire qu'on fait des crêpes là dedans.
Quelle flambée! et la bonne odeur de graisse, Jésus-Dieu!

RABOISSON, à Saint-Gueltas. Mon cher marquis, un dernier mot avant
d'agir. Je ne te laisserai pas éluder la question.

SAINT-GUELTAS, brusque et agité, regardant partout. Voyons,
finissons-en! tes scrupules sont absurdes.

RABOISSON. Ils sont obstinés. Tu ne songes qu'à emmener Louise, et,
d'après toutes les dispositions que tu as prises, il est clair que tu
veux l'emmener seule.

SAINT-GUELTAS. Il m'est aussi impossible d'emmener trois personnes, car
le vieux imbécile la Tessonnière en est également, que de prendre la
lune avec les dents. Louise est ma fiancée, elle s'est promise à moi...

RABOISSON. A la condition que tu sauverais son père.

SAINT-GUELTAS. J'avais fait pour lui le sacrifice de ma vie. On m'a
emporté mourant, et il me semble qu'après trois mois de souffrance et de
maladie, j'ai bien payé ma dette. (A Tirefeuille, qui revient.) Eh bien?

TIREFEUILLE. J'ai écouté et regardé, elles ne sont pas là.

SAINT-GUELTAS. Diable!

TIREFEUILLE. Il y a une noce dans la famille, elles doivent en être.
Vous ne pouvez pas manquer de les voir rentrer d'un moment à l'autre.

SAINT-GUELTAS. C'est juste, attendons. Monte la garde. (Tirefeuille
s'éloigne.--A Raboisson.) Pour conclure, je ne t'empêche en aucune façon
de prendre deux de mes chevaux pour emmener la tante et le vieillard.
C'est à tes risques et périls, mon cher; mais tu ferais mieux de les
avertir que nous reviendrons plus tard exprès pour eux. Moi, j'emmène
Louise, je l'ai résolu, je le veux, je l'aime!

RABOISSON. Et tu l'épouses?

SAINT-GUELTAS. Ah! c'est là ce que tu veux me faire jurer?

RABOISSON. Oui. J'étais l'ami et l'obligé de son père. Eh! mon Dieu; je
ne suis pas plus scrupuleux qu'un autre, tu le sais bien; mais Louise
m'intéresse. Ce n'est pas une femme ordinaire. Elle se tuera, si tu la
trompes.

SAINT-GUELTAS. Ou elle me tuera, je le sais. C'est pour cela que j'en
suis fou, et que, si je ne peux pas la vaincre autrement, je
l'épouserai. Es-tu satisfait?

RABOISSON. Pas trop. Il y a trop de conditionnel dans la rédaction de
ton contrat.

SAINT-GUELTAS. Ah! sacredieu! voyons, es-tu un dévot ou un père de
famille pour me chicaner de la sorte? Non, tu es un vieux garçon comme
moi, et tu sais de reste qu'on ne doit que de l'amour aux femmes qui ne
demandent que de l'amour... Dieu leur a donné comme à nous de la volonté
pour résister, et des griffes, faute d'autres armes, pour se défendre.
Qu'elles se défendent, si bon leur semble, mordieu! nous jouons notre
rôle en les poursuivant. Elles peuvent toujours fuir; celle-ci
m'appelle...

RABOISSON. Parce qu'elle ignore la mort de son père. Elle te demande de
les réunir.

SAINT-GUELTAS. Ah! bah! elle m'aime! elle me suivra pour moi!

TIREFEUILLE, approchant. On vient!

RABOISSON, à Saint-Gueltas. Je m'éloigne, je ne sais pas faire le
paysan. Tu me trouveras au rendez-vous. (Il quitte la cour et se dirige
vers le bois le plus proche.)

SAINT-GUELTAS, à Tirefeuille. Fais mener près d'ici la barque que j'ai
louée.

TIREFEUILLE. J'y vas; mais cachez-vous, mon maître! voilà la fermière.

SAINT-GUELTAS. Tant mieux. Je vais me faire inviter à la noce! Va-t'en,
cache ta mauvaise figure. (Tirefeuille s'en va par le hangar.)



SCÈNE II.--SAINT-GUELTAS, LA MÈRE CORNY, avec une de ses Brus; puis
CORNY, CADIO, REBEC, TIREFEUILLE, LOUISE, ROXANE, un Caporal de
garnisaires, Militaires et Invités.


LA MÈRE CORNY. Par là, Catherine: il doit y avoir encore deux chaises et
la petite table. Attends, je vas t'aider.

SAINT-GUELTAS. C'est trop lourd, madame Corny, c'est à moi de porter ça.
A la maison, pas vrai?

LA MÈRE CORNY. En vous remerciant; mais qui donc que vous êtes? Je ne
vous reconnais point.

SAINT-GUELTAS. Un ami.

LA MÈRE CORNY, méfiante. Un ami?

SAINT-GUELTAS, lui donnant une bourse. Voilà la preuve.

LA MÈRE CORNY, émue. Ah! bonne sainte Vierge, tant que ça? Mais, si
c'est pour le dommage de quelqu'un, je n'en veux point.

SAINT-GUELTAS. Non, je suis un brigand, un chef. Je me cache. Je ne
demande qu'à me reposer une heure chez vous, et je pars.

LA MÈRE CORNY. Dame, c'est qu'on va avoir du monde, et on a invité les
garnisaires. Vous irez dans la grange, on vous portera à souper. Tenez!
v'là la noce qui arrive. Écoutez le biniou! Deux belles mariées, oui-da!

SAINT-GUELTAS. Deux?

LA MÈRE CORNY. Une jeune et une sur le retour, mais encore de bonne
mine. (Roxane entre en toilette de mariée avec la fleur d'oranger à sa
cornette; elle donne le bras à Rebec.)

SAINT-GUELTAS. Ça?

LA MÈRE CORNY. Eh! oui, c'est la Marie-Jeanne, notre servante.

SAINT-GUELTAS, à part. Roxane! Je crois rêver. (Haut.) Mais l'autre?...

LA MÈRE CORNY. Tenez! notre vachère Françoise, avec le ménétrier Cadio.
(Elle va au-devant de Louise et de Cadio, qui sont entrés avec une
partie des invités.)

SAINT-GUELTAS, à part. Louise! Cadio! je deviens fou! Ah! la
Tessonnière, je le ferai parler! (Il se glisse parmi les invités.--Toute
la noce est entrée dans la cour et entoure les deux couples. Un des
garçons du village tient la cornemuse de Cadio et crie: «Une danse, une
danse, avant d'entrer au logis!» Les quatre garnisaires avec leur
caporal crient: «Vivent les mariés! Une danse, tout de suite!»)

ROXANE. Oui, oui, la ronde de Bretagne! C'est très-joli! Je veux danser,
moi, ouvrir le bal. (A Louise.) Sois donc gaie! C'est charmant, le bal
champêtre. Puisque nous voilà sauvées de là guillotine!...

CORNY. Minute, minute! j'allume le fanal! (Il allume une grosse lanterne
de corne qu'il accroche à un pieu.) Joseph! viens par là, sur le
tonneau, mon gars, et joue de ton mieux. (Bas.) Fais du train, c'est
tout ce qu'il faut.

CADIO, au garçon qui commence à faire brailler le biniou. Non, Joseph!
rends-moi ça. Tu gâtes la voix à mon biniou. C'est moi qui ferai danser,
comme les autres fois!

CORNY, riant. Ah! par exemple! un nouveau marié, c'est pas l'usage, ça!
(A Louise.) Faut observer tous les usages!

LOUISE, un peu gênée. Comment, Cadio, vous n'allez pas me faire danser?

CADIO. Si fait, en vous jouant la danse. Je n'ai dansé de ma vie et ne
veux point vous faire rire de moi.

LE CAPORAL DES GARNISAIRES. Alors, c'est moi que j'aurai l'avantage
d'inviter la belle Françoise, nonobstant l'autorisation préalable du
mari.

CADIO. Oui, oui, allez!

CORNY, à Louise qui hésite. Craignez rien, c'est nos amis et nos
répondants! (Louise donne la main au caporal, Roxane et Rebec font
vis-a-vis, tous les autres forment la chaîne avec eux et dansent en rond
sur le rhythme cadencé et monotone de la Bretagne. Chacun a le droit de
couper la chaîne et de s'y placer où il veut.)

SAINT-GUELTAS, qui a parlé bas avec la Tessonnière, à part. Mariée,
elle! Ah! j'arrive à temps! (A Tirefeuille, qui vient par le hangar.) Eh
bien, qu'y a-t-il?

TIREFEUILLE. La barque vous attend. Dépêchez-vous, le brouillard
remonte.

SAINT-GUELTAS. Bien,... va... Non, écoute! Tu vois ce joueur de biniou?

TIREFEUILLE. Je le connais. Il se vante dans le pays d'avoir tué
Mâcheballe.

SAINT-GUELTAS. Ah! alors... tu l'empêcheras de nous suivre.

TIREFEUILLE. Faut-il vous en débarrasser?

SAINT-GUELTAS. Si c'est nécessaire, s'il menace de nous perdre, oui!
Autrement... Après ça, un coquin de moins...

TIREFEUILLE. Ça Suffît! (Ils se séparent.)

LA TESSONNIÈRE, bas, à Saint-Gueltas, en le voyant se diriger vers
Louise. N'oubliez pas qu'elle ne sait rien de la mort de son père!... et
méfiez-vous de ces bleus qui sont là! Votre figure est si connue!

SAINT-GUELTAS. Allons donc! ma vie se passe à me moquer d'eux. (Il va
couper la ronde et sépare le caporal de Louise, dont il prend la main.
Personne n'y fait attention, pas même Louise, qui le prend pour un
paysan invité. La danse continue. Tout à coup, Cadio s'interrompt,
repasse la cornemuse à Joseph et descend du tonneau.)

REBEC, inquiet. Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?

CADIO. Rien, rien, dansez toujours! (A part, isolé et regardant Louise.)
Saint-Gueltas! c'est lui, j'en suis sûr. Ah! voilà le réveil! Déjà!
J'étais heureux, moi, de pouvoir la préserver. La voir gaie et
tranquille un moment! si belle, si gracieuse à la danse,... et ma
musette allait si bien!... J'étais comme dans un songe! j'oubliais
tout!... et voilà le démon!

CORNY, interrompant la danse. Allons, allons, les amis! le festin vous
attend! Ça n'est pas du fameux; vous savez la grand' misère,
grand'misère! Y a des galettes, et des crêpes, et du cidre; et puis
encore du cidre, des crêpes et des galettes. (Bas, au caporal.) Avec
quatre ou cinq bouteilles de vin de Saintonge pour les amis qu'on a sous
les drapeaux.

LES MILITAIRES et LES INVITÉS. Vive le père Corny!

ROXANE. Oui, oui! allons manger des crêpes! (Bas, à Rebec.) Allons,
mauvais drôle, donne-moi le bras!

REBEC. Oui, aimable épouse; mais, essuyez donc votre rouge: ça va se
voir aux lumières, et ça donnera des soupçons... (Ils rentrent tous dans
la maison.)



SCÈNE III.--LOUISE, SAINT-GUELTAS, CADIO, qui se glisse derrière une
charrette pour les observer.


LOUISE, (que Saint-Gueltas retient.) Vous dites... de la part de mon père?
Parlez, parlez! nous sommes seuls.

SAINT-GUELTAS, soulevant son chapeau. Louise, c'est moi! votre père vous
attend.

LOUISE, étouffée par la joie. Ah! merci, merci! Il est vivant! mon Dieu,
merci! (Elle fond en larmes.)

SAINT-GUELTAS, la faisant asseoir. Il est à ses genoux. J'ai tenu ma
parole, je suis tombé mourant à ses côtés. Lui... je ne dois pas vous
cacher qu'il avait été blessé aussi.

LOUISE. Ah!, j'en étais sûre, qu'il ne pouvait pas m'écrire! Et vous?...

SAINT-GUELTAS. Je suis à peine guéri, mais j'aurai la force de vous
emmener et de vous protéger. Hâtons-nous, Louise.

LOUISE. Oui, oui!, mais... Hélas! non, pas avant demain soir! Le salut
des braves gens qui nous ont donné asile exige que je sois représentée à
un de ces misérables qui viennent nous relancer jusqu'ici.

SAINT-GUELTAS. Vous voulez attendre jusqu'à demain? Y songez-vous?
croyez-vous que je le souffrirai?

LOUISE. Puisqu'il le faut pour empêcher...

SAINT-GUELTAS. Pour empêcher M. Cadio d'être inquiété, n'est-ce pas? Ah!
Louise, quelle insigne folie que ce mariage!

LOUISE. On m'a dit...

SAINT-GUELTAS. On vous a trompée. Il ne vous préserverait pas de la
persécution et de la mort.

LOUISE. Eh bien, je dois braver cela plutôt que de perdre ces généreux
paysans...

SAINT-GUELTAS. Vous croyez que je vous laisserai au pouvoir d'un Cadio,
d'un idiot, d'un fou!

LOUISE. Il n'est rien de tout cela.

SAINT-GUELTAS, irrité et impétueux. Alors, c'est vous qui êtes insensée
de croire qu'un homme quelconque ne se prévaudrait pas en pareille
circonstance...

LOUISE. Taisez-vous! Cette pensée calomnie son dévouement, et elle
m'outrage!

CADIO, à part, répétant tout bas. Outrage!...

SAINT-GUELTAS. Ah! pardonne-moi, Louise, ma Louise adorée!... Mais
est-il possible que je ne sois pas révolté jusqu'à la fureur en songeant
qu'un autre, fût-ce un misérable imbécile, vient de te donner son nom et
de recevoir ta main dans la sienne! C'est un simulacre, je le sais, un
engagement nul, arraché par la crainte qu'exercent nos tyrans; mais il
me tarde de laver cette souillure avec mes baisers sur ta main chérie!
Viens, viens! je ne veux pas que cette brute te voie une heure, une
minute de plus!

LOUISE. Impossible avant demain!

SAINT-GUELTAS. Eh bien, vous me forcez à vous le dire... Louise! votre
père n'est pas guéri,... son état est grave,... on n'est pas certain de
le sauver. Le temps presse, il réclame vos soins!

LOUISE, qui s'est levée. Assez, assez! partons; mais il faut appeler...

SAINT-GUELTAS. Les autres, oui! Raboisson est ici, il s'en charge;
venez, j'ai là une barque, nous les rejoindrons à un endroit convenu.

LOUISE. Mais... les paysans!... Mon Dieu, que va-t-on leur faire?
Avertissons-les.

SAINT-GUELTAS. Mademoiselle de Sauvières, les moments sont précieux. Si
nous ne retrouvions pas votre père vivant, quels reproches n'auriez-vous
pas à vous faire, vous?

LOUISE. Mon pauvre père! ah! lui avant tout; emmenez-moi, courons!

SAINT-GUELTAS. Venez! (Ils vont pour sortir par le hangar.)

CADIO, qui s'est mis devant, les arrête. Non, il vous trompe, il ment!
votre père...

LOUISE. Est mort?

CADIO. Non, émigré! Il n'est pas où il vous dit.

SAINT-GUELTAS, mettant la main à sa ceinture. Comment le saurais-tu,
imbécile? (A Louise, bas.) Vous voyez bien, il est jaloux! il va parler
en maître. Remettez-le donc à sa place, ou je serai forcé...

LOUISE, lui retenant le bras. Non, non!--Adieu, Cadio. J'emporte ton
anneau d'argent, gage de ton dévouement et de ta soumission. (Montrant
Saint-Gueltas.) Voici l'époux que j'avais choisi. Tu viendras nous voir
quand nous serons mariés. Tiens, mon ami, voilà pour payer le voyage.
(Elle lui donne une bourse et disparaît avec Saint-Gueltas, qui, en
passant, fait un signe à Tirefeuille, caché dans les débris du hangar.)

CADIO, stupéfait. De l'argent! de l'argent à Cadio pour payer son
silence! celui qu'on estimait, que l'on prétendait traiter en ami! (Il
jette la bourse vers le hangar. Tirefeuille rampe et s'en saisit.) Ah!
Voilà leur coeur, à ces femmes-là! voilà leur amitié, leur
reconnaissance! Je comprends à présent ce que j'ai entendu là ce matin!
Ces trois fous, ces trois fantômes qui voulaient boire du sang, c'est
des hommes qu'on a humiliés et qui se vengent!... Mais qu'est-ce que je
peux faire, moi?... Je dois pourtant sauver la cousine d'Henri, car il
l'enlève, ce démon! (Le brouillard s'est dissipé, il voit Saint-Gueltas
et Louise, dans la barque, quitter la rive.) Ils remontent le courant!
j'irai plus vite qu'eux! Je crierai à Louise que son père est mort. Il
le faut. (Il va vers la barrière.)

TIREFEUILLE, qui le guette, lui plonge son couteau dans le flanc et
disparaît en disant: Il a son affaire! (Cadio est tombé sur le coup.)

CADIO, égaré, se soulevant. Eh bien, qu'est-ce que c'est donc? Pourquoi
ce coup de poing? Tant pis! Allons! Comment! me voilà sans force? Il m'a
fait grand mal, ce lâche! (Regardant sa main qu'il a portée à son côté.)
Du sang? est-ce du sang? Ah! l'assassin! qu'est-ce qu'il m'a fait?
N'importe, j'irai. Louise!... (Il retombe sur la paille et reste
évanoui.)



SCÈNE IV.--CORNY et REBEC sortent de la maison et passent près de CADIO
sans le voir.


CORNY. C'est drôle tout de même que les deux jeunes mariés ne se
montrent point! Faudrait pourtant qu'on les voie!

REBEC. Moi, je vois ce que c'est... Mademoiselle Louise a grand'honte de
ce mariage; elle n'est point comme sa tante, qui en rit parce qu'au bout
du compte épouser un fonctionnaire... ce n'est pas tant déroger!...

CORNY. Oui, la demoiselle rougit du cornemuseux. Elle aura ouï dire au
pays que c'est tous des sorciers et des meneux de loups. Dame, y a ben
du vrai là dedans, et Cadio a une parole, une manière, une figure, qui
ne sont pas comme celles des autres chrétiens. Pourvu qu'il l'ait pas
charmée avec quelque sortilége! ça s'est vu!

REBEC. Allons donc, Corny, vous dites des bêtises! Il ne faut plus
croire à ces superstitions-là. Moi, je pense que la demoiselle se cache
et qu'elle a dit à Cadio de s'en aller. Allons! on en fera des
plaisanteries; ça ne nous regarde pas.

CORNY. Eh! eh! des plaisanteries sur les nuits de noces, c'est ce qu'il
faut, mordi! Je vas en faire aussi!

REBEC. Oh! mais non! La vieille pourrait se fâcher et se trahir!
Croyez-moi, poussez tout votre monde à boire et à danser, ça fera
oublier les absents.

CORNY. J'vas flanquer de l'eau-de-vie dans le cidre. Allons, venez-vous?
(Il rentre.)



SCÈNE V.--REBEC, puis HENRI et CADIO.


REBEC. C'est drôle tout de même, ces mariages-là! On ne sait pas ce qui
peut arriver. S'ils étaient bons par hasard, et si ces dames rentraient
dans leurs biens?... Qu'est-ce qui rôde donc par là? Miséricorde! M.
Henri! Vient-il pour les faire sauver? Oh! pas de ça! Et la visite de
demain! Il faut l'éloigner d'ici, sans qu'il les voie! (Bas, allant à
lui.) C'est moi, ne craignez rien.

HENRI. C'est justement toi que je cherche.

REBEC. Et comment diable avez-vous fait pour lâcher votre consigne?

HENRI. J'ai risqué ma tête, voilà tout; j'ai laissé le délégué sous
bonne garde à Donges, où il passe la nuit. Je suis venu seul à bride
abattue. J'ai caché mon cheval derrière le moulin. Me voilà. Parle vite.
Louise est ici?

REBEC. Mais... non! je ne vous ai pas dit ça!

HENRI. Tu me l'as fait entendre par signes tantôt; tu me montrais ces
bois...

REBEC. Oui, le côté par où elles se sont sauvées.

HENRI. Ainsi cette Françoise, cette Marie-Jeanne, qui ont attiré les
soupçons, ce n'est pas Louise et sa tante?

REBEC. Si fait! c'est à moi qu'elles doivent leur salut. Je les ai
protégées ici pendant tout l'hiver; mais, ce soir, elles ont été
prudemment se réfugier ailleurs.

HENRI. Où ça? Dis-le donc vite!

REBEC. Vite, vite!... permettez, monsieur Henri. Ce que vous voulez
faire est une trahison envers la République!

HENRI. Ah! tu as des scrupules, à présent?

REBEC. J'en ai... j'en ai pour vous! Vous n'en avez donc plus?

HENRI. Quant à cela, non! Ce n'est plus la guerre, c'est-à-dire le
besoin de se défendre; c'est la persécution, c'est-à-dire le besoin de
se venger. Malheureusement, je n'ai ni temps ni fortune, ni liberté
d'agir pour assurer la fuite de ces deux femmes; mais je peux faire
qu'elles soient averties de quitter la France et de mettre à leur
disposition le peu que j'ai. Tu vas me dire où elles sont, et j'y cours.

REBEC. Vous auriez grand tort d'attirer l'attention sur elles. Elles ont
plus d'argent que vous. Saint-Gueltas leur en a fait tenir, et c'est en
Angleterre qu'elles se proposent d'aller.

HENRI. Est-ce bien vrai, ce que tu dis là?

REBEC. Je vous jure! Voulez-vous que, pour plus de sécurité, j'envoie un
exprès après elles, pour leur dire de filer vite?

HENRI. Vas-y toi-même!

REBEC. Oh! moi, un municipal, pas possible! mais le fermier ira.

HENRI. Vite alors! Tiens! voilà pour payer son déplacement.

REBEC. Inutile, gardez ça. Il ira par dévouement à ces dames, et il ira
plus vite que vous qui ne connaissez pas les chemins. Allez-vous-en, les
garnisaires sont par là. Je tremble qu'ils ne vous voient!

HENRI. Adieu donc! tu réponds...

REBEC, avec une dignité burlesque. Je réponds de tout. Retournez à votre
poste, citoyen lieutenant! (Henri s'éloigne.) Et nous... retournons à ma
noce! (Il rentre.)

HENRI, revenant sur ses pas. Il me trompe... Je ne sais pas pourquoi il
me semble... Ce n'est pas un méchant homme, il ne les livrerait pas;
mais il craint la mort, et, dans ces temps de fureur, quiconque tient à
la vie est capable de tout! Le temps marche, chaque instant me perd, et
je ne sais que faire pour que mon danger serve à ces pauvres femmes!
Tiens! un homme endormi... ou ivre! Cadio! tout est sauvé. (Il le secoue
et l'appelle à voix basse.) Cadio! Cadio, mon ami!

CADIO. Ah! vous me faites mal, vous!

HENRI. Es-tu malade?

CADIO. Oui, bien malade!

HENRI. Et pourquoi es-tu là, seul, couché par terre? La misère, la faim
peut-être? Il n'y a donc plus de pitié en ce monde? (Il l'aide à se
relever.) Pauvre garçon, remets-toi, voyons! Tiens, bois un peu.--(Il
lui fait boire quelques gouttes d'eau-de-vie dans une petite bouteille
plate qu'il porte sur lui en cas de blessure ou d'épuisement.) Ça
va-t-il mieux?

CADIO, qu'il a assis sur un timon de charrette. Oui; qu'est-ce que vous
voulez? Ah! c'est vous?

HENRI. Moi, celui qui te doit la vie. Je cherche Louise, et...
m'entends-tu?

CADIO. Oui, Louise, partie.

HENRI. Tant mieux, alors! Merci, Cadio.

CADIO. Oh! non, pas tant mieux! partie avec lui!

HENRI. Qui, lui?

CADIO. Saint-Gueltas! Allons, courez; moi, je ne peux pas!

HENRI, douloureusement. Et moi, je ne dois pas!

CADIO. Vous y renoncez?

HENRI. Il y a longtemps que j'ai renoncé à être heureux, Cadio! Il n'est
plus question de ça en France! Je ne voulais pas que mes parentes
fussent traînées à la boucherie nantaise au milieu des
insultes.--Saint-Gueltas est mon ennemi, mon ennemi politique et
personnel; mais Louise n'a plus que lui pour la protéger, je ne les
poursuivrai pas!

CADIO ranimé, se levant. Oh! vous n'aimez donc pas?... vous n'êtes donc
pas jaloux?

HENRI. Je n'ai pas le droit de l'être. Louise ne m'a jamais aimé.

CADIO. Qu'est-ce que ça fait, ça? Elle est aveugle, elle est trompée, et
elle veut l'être, parce qu'elle est folle, parce qu'elle est lâche!

HENRI, étonné. Qu'est-ce que tu as donc contre elle, Cadio?

CADIO. Moi? Rien! Je déteste les royalistes, voilà tout... et je veux...
je veux m'engager, à présent! J'ai l'âge! je me suis toujours caché...
je ne veux plus avoir peur! Emmenez-moi!

HENRI. Certes, de tout mon coeur. Il y a longtemps que je le voulais et
que je me tourmentais de ce que tu étais devenu. Bois encore, et viens,
car je suis pressé!

CADIO. Oui, soldat! je serai soldat! Je tuerai Saint-Gueltas!--Bonté de
Dieu! je ne peux pas marcher! Allons, laissez-moi mourir là. Je suis
blessé, voyez!

HENRI. Blessé? par qui?

CADIO. Je ne sais pas, un assassin! peut-être lui, parce que je voulais
courir après elle.

HENRI. Ce n'est peut-être rien, essaye; donne-moi le bras, mon cheval
est bon, il nous portera tous les deux.

CADIO. Où est-il?

HENRI. Là, au moulin; c'est tout près.

CADIO. Allons! (Il retombe.) Pas possible. Adieu!

HENRI. Non! je te porterai.

CADIO. Vous, me porter?

HENRI. La belle affaire!

CADIO. Ah! tenez, c'est vous que j'aime! tout le reste... il n'y a que
vous... Je marcherai!

HENRI. Eh! oui, tu marcheras! Tu apprendras à marcher à moitié mort. Je
te l'ai déjà dit au Grand-Chêne: sers ton pays et tu deviendras vite un
homme.

CADIO. C'est vrai, je me souviens! Eh bien, allons je serai un homme!

HENRI. Attends! voilà sous mes pieds quelque chose... Ne tombe pas!

CADIO, touchant avec son pied. Je sais ce que c'est! Mon biniou!

HENRI. Ah! tu y tiens? (Il veut le ramasser.)

CADIO. Non, laissez-le. C'est fini, ça! Un sabre, c'est un sabre que je
veux! (Ils s'en vont. On continue à chanter et à danser dans la maison.)




TROISIÈME TABLEAU

Un îlot couvert d'une épaisse oseraie.--Saint-Gueltas et Louise
abordent, et descendent d'une barque que conduit un paysan batelier.



SCÈNE PREMIÈRE.--SAINT-GUELTAS, LOUISE, un Batelier.


SAINT-GUELTAS, (au batelier.) Va plus loin remiser ton bachot, cache-le
bien et attends-nous. (Le batelier obéit.)

LOUISE, sur la grève. Mon Dieu, pourquoi nous arrêter déjà?

SAINT-GUELTAS. Je n'ai pas voulu vous effrayer, mais nous étions suivis.

LOUISE. Vous en êtes sûr? Je n'ai rien vu! C'est peut-être nos
compagnons!...

SAINT-GUELTAS. Impossible! Raboisson doit conduire à cheval votre tante
et M. de la Tessonnière un peu plus loin. Venez, venez! Ne restons pas
sur la rive. La nuit est claire. Par là, les buissons nous cacheront, si
l'on s'obstine à nous suivre; mais j'espère qu'on nous a perdus de vue.
(Ils ont gagné le milieu de l'îlot.) Tenez, voici une hutte de roseaux
où j'ai déjà échappé une fois aux recherches. Vous pouvez vous étendre
sur le sable sec et vous reposer, bien roulée dans mon manteau. Entrez,
il fait froid.

LOUISE. Non, je ne sens pas le froid. Je suis aguerrie. J'ai passé plus
d'une nuit d'hiver dans les genêts pour déjouer les perquisitions. Je
resterai ici, assise. Personne ne peut me voir.

SAINT-GUELTAS. Louise, vous vous méfiez de moi avec une obstination...

LOUISE. Non! Dans la position où je suis, inquiète et désolée, puis-je
penser que vous ne respecteriez pas mon malheur et mon isolement?...
Mais verrez-vous d'ici passer cette barque qui nous suit?

SAINT-GUELTAS. Elle ne peut approcher sans que je l'entende; j'ai
l'oreille exercée, et, d'ailleurs, la nuit est si calme et si belle! Cet
endroit est charmant, et le murmure de ce grand fleuve semé d'étoiles
est si doux! Ah! sans l'inquiétude qui vous oppresse, vous sentiriez
votre âme se dilater ici, n'est-ce pas?

LOUISE. Je ne sens rien, je ne vois rien. Je ne pense qu'à celui qui
m'attend. Parlez-moi de lui, de lui seul. Il est donc bien mal?

SAINT-GUELTAS. J'ai exagéré. Pardonnez-le-moi, chère enfant. Je devais
vous arracher à ce refuge périlleux, à ces protecteurs imbéciles...

LOUISE. Ah! cruel, vous jouez avec ma douleur! Est-ce vrai maintenant,
ce que vous dites? Mon père...

SAINT-GUELTAS. Il vivra, rassurez-vous; mais dites-moi, Louise, ce
mariage absurde contracté ce soir...

LOUISE. Il vous tourmente plus que de raison. Il n'existe pas. Quand
même la loi impie qui prétend le rendre sérieux sans consécration
religieuse ne serait pas déchirée au premier jour de raison et de foi
qui luira sur la France, il n'aurait aucune valeur.

SAINT-GUELTAS. Comment s'est-il fait? sous quels noms?

LOUISE. Ma tante et moi, nous avons été mariées sous des noms d'emprunt.

SAINT-GUELTAS. Vous en êtes sûre?

LOUISE. Très-sûre, j'ai bien écouté ce qu'on a lu.

SAINT-GUELTAS. Avez-vous lu ce qu'on a écrit?

LOUISE. Non; mais l'acte sera détruit. Celui qui l'a rédigé a tout
intérêt à n'en pas laisser de traces. D'ailleurs, vous m'avez promis de
faire arrêter le secrétaire du délégué, qui doit aller demain à la
municipalité pour vérifier le registre et renouveler la persécution.
Jurez-moi qu'il en sera empêché et que mes pauvres amis de la ferme ne
seront pas victimes de ma fuite précipitée.

SAINT-GUELTAS. Je vous le jure! On vous apportera, si vous le voulez,
les deux oreilles de M. le secrétaire.

LOUISE. Ne pouvez-vous me promettre de préserver mes bons paysans sans
me remettre sous les yeux les horribles représailles...

SAINT-GUELTAS. Il faut vous habituer à ces images-là, Louise. Vous
n'avez rien vu dans la guerre de Vendée, celle que nous commençons sera
autrement terrible. On a exaspéré le sentiment populaire, on a mis en
vigueur l'affreux décret de la Convention. On a brûlé les chaumières,
égorgé les femmes et les enfants des insurgés absents; on a dévasté
leurs champs, détruit leurs bestiaux. Il faudra payer cher ces
atrocités!

LOUISE. Est-ce une raison pour en commettre de pareilles?

SAINT-GUELTAS. Oui, c'est une raison pour le paysan, et nul pouvoir
humain ne le retiendra désormais. Le Breton, notre nouvel allié, est
vindicatif, et le dictateur de Nantes semble avoir pris à tâche
d'exaspérer ses passions. Si je vous parlais d'oreilles, c'est que les
patriotes nantais portent les nôtres en guise de cocarde à leur chapeau:
ne soyez donc pas surprise si vous voyez les leurs en chapelet à la
ceinture de nos chouans farouches!

LOUISE. Ah! que je ne voie pas ces horreurs, que je ne voie plus couler
le sang, que je n'entende plus le râle de l'agonie! J'en serais devenue
folle! A présent que j'ai vécu dans la solitude des champs et des bois,
je n'aspire plus qu'à me tenir cachée dans un coin avec mon pauvre père,
dussé-je mendier pour le nourrir!

SAINT-GUELTAS. Vous vivrez heureuse et en sûreté dans ma maison; séparé
de ces chefs ineptes qui ont perdu la Vendée, je me fais fort de tenir
dans mon Marais jusqu'au rétablissement de la monarchie. Les princes
eux-mêmes peuvent venir y chercher un refuge et, de là, diriger une
guerre qui embrasera la France d'un bout à l'autre. Alors, Louise, une
grande existence vous est réservée, si par crainte et découragement vous
ne séparez pas votre avenir du mien.

LOUISE. Je suis insensible à l'ambition. Si mon père consent à rester
avec vous, c'est la reconnaissance seule qu'y m'y retiendra.

SAINT-GUELTAS. Mais vous ne comptez pas rester indifférente aux grandes
choses que je suis peut-être destiné à accomplir?

LOUISE. Je crois que vous ferez encore des prodiges d'audace, de
persévérance et d'habileté, mais je ne crois plus au succès. Hélas! vous
périrez victime de votre zèle!... S'il en doit être ainsi, pourquoi
risquer dans une lutte sanglante le dernier espoir qui nous reste?

SAINT-GUELTAS. Quel est donc cet espoir, si nous abandonnons la partie?

LOUISE. Celui de voir la Révolution se dévorer elle-même et faire place
au besoin que la France éprouve de revenir à la civilisation.

SAINT-GUELTAS. La solitude vous a créé d'étranges utopies, ma chère
Louise. La civilisation que la France d'aujourd'hui appelle et désire,
c'est la négation du passé, que nous voulons rétablir. Elle veut
l'égalité, qui, selon nous, est la barbarie. Croyez-vous possible que le
bourgeois, dévoré d'ambition, renonce à un état de choses qui lui ouvre
toutes les carrières, et qu'il consente à rétablir nos priviléges, qui
l'excluaient du concours? Non, jamais plus le plébéien ne nous cédera le
pas de bonne grâce. Il faut donc nous annihiler devant lui et nous faire
plébéiens nous-mêmes, ou il faut l'écraser et le réduire au silence.
Pour ma part, j'y suis résolu, et, si je succombe, j'aime mieux la mort
qu'une vie d'abaissement et de honte.

LOUISE. C'est bien de l'orgueil! mon père ne pense pas comme vous.

SAINT-GUELTAS. Avant la Révolution, votre père, endormi, dirai-je
corrompu par la vie frivole et raisonneuse de Paris, avait admis les
idées nouvelles et fait alliance avec les philosophes. Sa piété et son
sentiment chevaleresques l'ont ramené à nous,--à nous purs et solides
enfants de la vieille France, à nous qui, retirés dans nos bastilles de
province, n'avons jamais perdu le sens de l'hérédité et la conscience de
nos droits. Nous sommes la race forte, ma chère Louise, la race qui doit
courber les races bâtardes ou périr les armes à la main. On a crié
contre nos priviléges; je le comprends, ils étaient faits pour éveiller
la jalousie des croquants, et les droits qu'ils invoquent pour nous les
ravir ne sont, comme les nôtres, basés que sur la force et la volonté.
Qu'ils essayent donc d'être les plus forts! c'est à nous de résister! Si
nous succombons, nous l'aurons mérité apparemment, nous aurons manqué
d'énergie; mais nous ne succomberons pas, allez! Tous les moyens sont
devenus bons pour combattre la Révolution, même l'appel à l'étranger,
qu'on a pris soin de nous faire accepter en nous proscrivant et en nous
jetant dans ses bras. Quant à moi, je me sens dégagé de tout scrupule,
seule condition pour devenir invincible! Est-ce que mon obstination vous
scandalise? est-ce que vous aimeriez-mieux me voir accepter à moitié la
Révolution, comme tant d'autres qui nous ont quittés durant la campagne
d'outre-Loire, pour essayer d'une opinion mixte et d'une situation
honteuse, sous prétexte de patriotisme mieux entendu? Si je n'ai pas
quitté l'armée alors, comme j'en avais le dessein, c'est pour ne pas la
démoraliser en passant pour un traître. J'ai tout sacrifié et j'ai
conseillé à votre père de tout sacrifier à l'influence, au prestige que
nous devions conserver. A présent, tout est perdu, fors l'honneur,
c'est-à-dire que rien n'est perdu, car l'honneur est tout. Nous
soulèverons les provinces de l'Ouest sur une plus vaste étendue; mais
n'oubliez pas que, pour réussir, il nous faut refuser toute concession à
l'esprit révolutionnaire et à la sensiblerie philosophique, accepter la
rudesse, la superstition, la férocité du paysan qui donne son sang à
notre cause, et le maintenir dans cet état de colère farouche où il
puise son courage, enfin accepter aussi, réclamer au besoin le secours
de l'Angleterre, et voir sans préjugé ses vaisseaux foudroyer sur nos
côtes ces nouveaux Français qui prétendent organiser une société sans
roi, sans prêtres et sans nobles, c'est-à-dire sans frein d'aucun genre,
et sans respect d'aucune supériorité.

LOUISE. Votre énergie est grande!... Je rougis d'avoir perdu beaucoup de
la mienne. Je la retrouverai peut-être... Il me semble que je la
retrouve déjà en vous écoutant.

SAINT-GUELTAS. Allons donc! il le faut! Vous avez réclamé mon appui,
chère Louise; il faut le vouloir sérieux, il faut le vouloir entier.

LOUISE. Ah! c'est que mon coeur a été brisé de tant de manières et
déchiré de tant de remords!

SAINT-GUELTAS. Des remords! quoi? comment?

LOUISE. Dites-moi... savez-vous?... Je n'ose vous interroger... Pourtant
il faut que vous me disiez... Est-il vrai que Marie Hoche ait péri sur
l'échafaud pour expier l'amitié qu'elle m'avait témoignée en me suivant
à la guerre?

SAINT-GUELTAS. Je n'en sais rien. Je croirais plutôt qu'elle a été noyée
à Nantes.

LOUISE. Ah! grands dieux! l'horrible mort! Pauvre Marie! Et c'est moi
qui l'ai envoyée à l'ennemi!

SAINT-GUELTAS. Raison de plus pour aspirer à la vengeance! Voyons,
Louise, vous pleurez! Le temps des larmes est passé; la source doit être
tarie. Il s'agit de vouloir, à présent!

LOUISE. Vous êtes cruel si vous méprisez mes pleurs. Laissez-les couler
une dernière fois, peut-être aurai-je du courage après.

SAINT-GUELTAS, l'entourant de ses bras. Eh bien, oui, pleure, chère
créature désolée! pleure et pardonne-moi ma rudesse; mais songe que te
voilà sous ma protection. Oui, je sais combien tu as souffert! Comment
as-tu surmonté tant de fatigues, de terreurs et de déchirements? Te
voilà comme une pauvre fleur roulée dans le gravier du rivage; mais
c'est le rivage, Louise! et mon sein où tu te réfugies est le port où la
tempête ne te reprendra plus. Voyons! que crains-tu? ne repousse pas mon
étreinte. Il me semble que je retrouve mon propre coeur arraché de ma
poitrine en te sentant là! Ma soeur, mon héroïne, ma fille, ma
souveraine, ma maîtresse, ma femme! oui! oui, tu es pour moi tout cela,
et je veux te tenir lieu de tout. Crois-le enfin, et dis-moi que tu le
veux aussi, ou la force d'âme qui m'a fait survivre à nos désastres
m'abandonne pour jamais!

LOUISE, se dégageant de ses bras. Écoutez-moi! Vous me l'avez dit
souvent, le temps n'est plus où l'amour voilé pouvait longtemps remplir
le coeur d'une jeune fille sans se révéler clairement à elle-même. Vous
aviez raison, je le sentais bien, moi qui n'ai pas su vous cacher
l'ascendant que vous excerciez sur moi: j'ai été sincère avec vous. Je
vous ai dit aussi l'effroi que vous m'inspiriez. Je ne vous ai pas caché
qu'en retrouvant Henri à Sauvières j'avais fait un effort désespéré pour
le rattacher à ma vie. Je ne l'aimais pas, je ne l'ai jamais aimé, et
pourtant, s'il fût revenu à nous, j'aurais réussi à vous oublier... à
être au moins pour lui une épouse fidèle et dévouée. Songez que, dans ce
temps-là, on disait autour de moi que vous n'étiez pas libre, que votre
femme vivait encore...

SAINT-GUELTAS. Vous avez cru à cette fable inventée par un prêtre dont
j'avais blessé la vanité et combattu l'influence?

LOUISE. Je n'y crois plus, puisqu'à l'affaire du Grand-Chêne, au moment
où nous pensions tous marcher à la mort, vous m'avez fait promettre
d'être votre femme, si un miracle nous faisait survivre à ce désastre.
Eh bien, depuis ce terrible jour et durant le lugubre hiver que je viens
de passer, séparée de mon parti, de mon père et de vous, j'avais renoncé
à toute espérance de bonheur. Je me croyais à jamais perdue, bannie,
misérable, oubliée, et, en songeant à vous, je me disais que vous ne
m'aviez jamais aimée, que ma méfiance avait trop longtemps rebuté votre
amour, et que, dans cette promesse de mariage que vous m'aviez arrachée,
il y avait eu le délire d'un suprême enthousiasme plutôt que
l'attachement profond d'une âme dévouée. Me suis-je trompée, dites? Il y
a des moments où je crois vous sentir plein de bonté, de douceur et de
tendresse sous votre terrible écorce, et ce contraste m'émeut et me
charme. Dans ma solitude, je me suis retracé certains moments où vous
sembliez affectueux, indulgent, paternel, comme tout à l'heure; mais je
me rappelais aussi qu'après avoir épuisé avec moi les séductions de
votre langage facile et abondant en promesses, vous aviez du dépit et
une sorte de haine... Est-ce là l'amour? Il m'attire et m'épouvante.
Irrité, je vous crains;--attendri, je vous crains plus encore... Que de
fois, assoupie sur la bruyère durant ces longues journées où je gardais
les chèvres du fermier, je vous ai vu en rêve m'accablant de reproches,
me menaçant de me tuer ou m'attirant dans le piége de vos séductions!
Plus d'une fois, égarée, j'ai couru le soir à travers la lande déserte,
croyant entendre vos pas sur les miens et sentir dans mes cheveux votre
main sanglante... Ayez pitié de moi! ne me brisez pas de douleur, mais
ne m'avilissez pas par un amour sans lendemain. J'aime mieux mourir,--et
je me tuerais! Vous savez bien que, si j'ai l'esprit timide, je n'ai pas
le coeur lâche.

SAINT-GUELTAS. Et c'est pour cette chasteté craintive, c'est pour cette
fierté tremblante que je t'adore, moi, ne le vois-tu pas? Tu t'es
confessée, je veux me confesser aussi. Le dépit m'a éloigné de toi plus
souvent encore que les agitations et les obligations de la guerre. J'ai
essayé, moi aussi, de t'oublier, de me distraire. Impossible! ton image
adorée me poursuivait, et, plus tard, pendant que tu voyais mon fantôme
sur la bruyère, je voyais le tien errer autour de mon lit de douleur; je
le voyais tantôt dédaigneux et méfiant, tantôt éperdu et enivré... Mais
le terme de tant d'épreuves approche, puisque, tel que je suis et
indigne de toi, j'ai la gloire et le délice d'être aimé de toi. O
Louise, laisse-moi te parler comme si tu m'appartenais déjà! Laisse-moi
te rassurer sur cet avenir qui t'épouvante! J'ai raison d'y croire, va!
Tout homme de volonté a son étoile: les uns la placent au ciel, les
autres dans leur âme seulement; moi, je la vois en toi, et je ne demande
qu'à toi la durée de mon énergie. Ce n'est pas là un rêve, et, si tu
doutes, c'est que ton attachement n'est pas encore la passion que
j'éprouve et que je veux t'inspirer. Oui, je veux que tu m'aimes
follement, c'est-à-dire tel que je suis et sans me comparer à personne,
sans me juger d'après tes propres idées, sans te souvenir qu'il existe
des êtres pires ou meilleurs. Et que t'importe que je sois bon ou
méchant, pur ou souillé, pourvu qu'il y ait en moi une force capable
d'absorber ta vie et de te la rendre décuplée par le souffle de ma
poitrine ardente? Ne vois-tu pas que je suis un type à part, un homme
que, ni dans le bien ni dans le mal, les autres hommes ne sont de taille
à mesurer? ne m'as-tu pas vu, dans ma colère, briser tout sur mon
passage comme la foudre, et, dans ma douceur, tendre le brin d'herbe à
l'insecte qui se noyait? Si j'ai tous les vices, comme on me le
reproche, j'ai peut-être aussi toutes les vertus, qui sait? N'ai-je pas
prouvé que, si je satisfaisais parfois mes passions en égoïste, je
savais les vaincre en stoïcien quand une raison supérieure parlait à mon
orgueil? Quel est après tout le résultat de cette vie délirante qui
m'emporte? N'est-ce pas jusqu'ici le sacrifice? N'ai-je pas tout donné,
ma fortune, mon repos, ma chair, mon âme à la cause que je veux faire
triompher? Je suis un fou, à ce que l'on dit, un téméraire, un prodigue;
j'engloutirai ta fortune comme j'ai englouti la mienne dans l'abîme sans
fond des dévouements romanesques. Eh bien, oui, certes, et tu me
mépriserais, si j'hésitais à le faire. Trafiquer, conserver, prévoir au
milieu de la vie d'aventures qui nous est faite, est-ce possible, est-ce
digne de nous? Ce sont là des vertus du temps passé comme l'amour timide
et matrimonial de nos grand'mères! Nous ne sommes pas nés pour ces
choses-là, nous autres. Le destin nous a jetés sur la terre au milieu
d'une tourmente, se souciant peu des faibles destinés à être broyés, et
trempant les forts pour des combats formidables. Tu vois bien que je
suis une de ces puissances fatales qui doivent tout traverser et tout
vaincre. Ma laideur caractéristique est comme le cachet de ma destinée.
Là où je passe, dans les boudoirs comme dans les halliers, le sanglier
que je suis met à néant les Apollons de l'ancienne mythologie galante.
C'est qu'à travers ce masque bestial luit une flamme qui vient du ciel
ou de l'enfer; c'est que cette main est plus noueuse que le câble et
plus dure que le chêne; c'est que ces bras velus et ces épaules arquées
te porteraient tout un jour sans se fatiguer; c'est que tout cet être
qui t'appartient a été prédestiné aux travaux d'Hercule d'une époque de
monstres et de prodiges! Et tu parles de clémence, de pitié, de
modération à un boulet rouge lancé dans le monde pour l'épurer en le
ravageant?... C'est de l'enfantillage, ma pauvre Louise! c'est ne pas
comprendre l'horreur de la situation et la mission de ceux qui doivent
la dominer. C'est méconnaître aussi la tienne et te ravaler au niveau
des femmes lâches et bornées qui veulent pour maître un esclave et pour
compagnon un idiot. Non, non! lève les yeux plus haut! Tu as déjà vaincu
la timidité de ton sexe en traversant, éperdue mais sublime, des scènes
de carnage et de désolation. Porte dans l'amour l'enthousiasme et la foi
qui t'ont jetée dans les batailles. Affronte cette guerre-là, c'est la
plus terrible, la plus enivrante de toutes! Apprends à te mesurer avec
le lion et non à jouer avec le passereau! Sois ma vraie compagne, ma
lumière et mon ombre, mon arbitre quelquefois, mon frein au besoin... ma
complice toujours, car il faudra que tu acceptes les situations
inextricables et les résolutions désespérées qui tuent les pusillanimes,
mais où les vaillants se retrempent et forcent Dieu lui-même à se
rétracter.--Tu trembles... Qu'as-tu donc? Tu pleures encore?

LOUISE. Oui... N'importe! où tu iras, j'irai, et ce que tu voudras, je
le veux!

SAINT-GUELTAS. Viens donc sur mon coeur, et, là, dans cette solitude
enchantée, sous le regard protecteur des étoiles, dis-moi...

LOUISE, tressaillant. Écoutez! Le bateau! il aborde! Nous sommes
découverts!... Nous sommes perdus!

SAINT-GUELTAS, la poussant sous la hutte de roseaux. Reste là, ne bouge
pas, et ne crains rien! (Il s'élance vers le rivage un pistolet dans
chaque main.)



SCÈNE II.--LA KORIGANE, SAINT-GUELTAS, ROXANE.


LA KORIGANE, (faisant débarquer Roxane et restant sur le batelet qu'elle
conduit. Vite, vite! Ils sont là!)  Sautez sur le sable; moi, je remise
et je cache le bateau. (Elle descend la rivière un peu plus loin.)

SAINT-GUELTAS, qui débusque de l'oseraie; à part. La tante! Ah! que le
démon te réduise en fumée, vieux fantôme! (Haut.) Comment! c'est vous,
mademoiselle de Sauvières?

ROXANE. Eh bien, oui, c'est moi, cher marquis. Ne m'attendiez-vous pas?

SAINT-GUELTAS. Non, certes, pas ici. Raboisson devait vous conduire...

ROXANE. Il s'est chargé de la Tessonnière. J'allais partir avec eux,
quand la brave petite Korigane est accourue pour me dire de votre part
de monter en bateau avec elle et de venir rejoindre ma nièce, qui ne
pouvait pas rester convenablement seule avec vous.

SAINT-GUELTAS. La Korigane! Et d'où diable sort-elle?

ROXANE. N'est-ce pas vous qui me l'avez envoyée?

SAINT-GUELTAS. Non! N'importe! Allez rejoindre Louise. Elle est là, nous
allons repartir, (Il lui montre la hutte.)

ROXANE. Ah! marquis, nous vous devrons tout!

SAINT-GUELTAS. Allez, allez! (Il fait quelques pas sur le rivage et se
trouve auprès de la Korigane, qui attache son batelet.) Quel diable à
triple queue t'amène ici avec la vieille folle?

LA KORIGANE. Maître, je t'ai suivi partout sans me montrer. Je savais
bien que tu allais chercher la jeune fille. Je t'ai amené la tante pour
te contrarier. C'est bien clair comme ça, et je ne vois pas de quoi tu
t'étonnes.

SAINT-GUELTAS. Ah! oui-da! Qui donc vous a conduites ici? Est-ce Cadio?

LA KORIGANE. Cadio? Tirefeuille l'a tué, le pauvre Cadio; il vient de me
le dire. Et c'est toi qui as commandé cela! Moi, j'ai volé un batelet,
j'ai ramé, et me voilà... à moitié morte, par exemple! Achève-moi, si tu
veux. Je n'aurais pas la force de me sauver. (Elle se jette sur le
sable.)

SAINT-GUELTAS, pensif, la regardant. Si petite, si frêle, si laide! une
espèce de singe!... et si forte, si résolue, si passionnée! Tuer cela...
oui, on écraserait d'un coup de talon cette tête plate comme celle d'une
vipère! (Il la pousse du pied.) Lève-toi, allons! Ne tente pas ma
fureur! Vas-tu dormir là, baignée de sueur et à moitié couchée dans
l'eau froide?

LA KORIGANE, se levant. Ah bah! Il y a longtemps que je suis morte! Vous
ne le saviez donc pas? C'est ma pauvre âme que vous voyez, une âme
maudite qui ne peut pas vous quitter, puisque vous êtes son enfer.

SAINT-GUELTAS. Trêve de poésie! tu n'en es pas chiche, toi, la Bretonne
endiablée! Voyons, trois mots avant de nous remettre en route. Il n'y a
pas de temps à perdre ici. Tu es décidée à contrarier mes amours?

LA KORIGANE. Oui.

SAINT-GUELTAS. C'est imbécile, ce que tu veux faire là. On peut me
contrarier une fois; mais deux fois, c'est trop, tu sais?

LA KORIGANE. Oui, vous ôtez ce qui vous gêne.

SAINT-GUELTAS. L'épine qui s'attache à mes jambes, je la brise.

LA KORIGANE. C'est vous qui êtes simple de croire que vous pourrez me
faire peur!

SAINT-GUELTAS. Nous allons voir! (Il la prend d'une seule main et la
tient au-dessus de l'eau.)

LA KORIGANE, d'une voix douce et comme épurée tout à coup. Bien, mon
doux maître! Mourir de ta main: voilà ce que je voulais!

SAINT-GUELTAS, à part. Le chant du Cygne! (La reposant à terre.) Tu
penses que je ne tuerai pas celle qui m'a sauvé la vie? Ton courage
n'est que du raisonnement. Ce n'est pas grand'chose, va, et tu ne
m'aimes guère!

LA KORIGANE. Qu'est-ce qu'il faut donc pour que tu me croies?

SAINT-GUELTAS. Il faut que tu aimes celle que j'aime, que tu la serves
comme je la sers, que tu te dévoues pour elle comme pour moi, et que, de
crainte de l'affliger, tu ne lui laisses jamais soupçonner l'amitié que
je te porte. Le jour où je verrai une larme dans ses yeux par ta faute,
tu ne seras plus rien pour moi.

LA KORIGANE. Ah!... Et qu'est-ce que je serai donc pour toi, si j'obéis
fidèlement?

SAINT-GUELTAS. Tu seras ce que tu es: l'être que j'admire le plus sur la
terre.

LA KORIGANE. Tu m'admires, moi si laide?

SAINT-GUELTAS. Eh bien, suis-je beau, moi, pour te reprocher ta
laideur?... La beauté est là, vois-tu, dans la tête, et là, dans le
coeur. C'est la volonté qui nous porte et le feu qui nous brûle. Je ne
t'aime pas d'amour, tu le sais bien. T'ai-je trompée, toi? Jamais. Seule
au monde, tu es de force à supporter la vérité, et je te l'ai dite; mais
je sais ce que tu vaux, et je ne suis pas homme à n'y pas prendre garde.
Je me connais en courage, et je te sais grande, ma pauvre souris noire,
plus grande que les déesses qui me charment... et qui me marchandent
leur amour! Je n'ai rien fait, rien dit pour avoir le tien; il ne m'a
coûté ni effort d'imagination, ni mensonge, ni subtilités de langage, ni
frais d'éloquence! Tu me l'as donné, comme si c'était une dette à me
payer. Toi seule m'as compris! Vois si tu veux garder ta supériorité,
ton prestige, et rester près de moi comme un chien que je maltraite en
public, et comme un esprit familier devant lequel mon âme surprise et
troublée se prosterne en secret.

LA KORIGANE. Ah! tu dis des paroles magiques pour m'ensorceler!

SAINT-GUELTAS. Les as-tu comprises?

LA KORIGANE. Oui, j'obéirai. Tu veux que Louise soit ta femme?

SAINT-GUELTAS. Tu sais bien que cela ne se peut pas; mais je veux
qu'elle m'appartienne, et cela sera, et il faut que tu le souffres.

LA KORIGANE. C'est bien, je le souffrirai.

SAINT-GUELTAS. Allons! c'est l'amour, cela! sans réserve, sans scrupule,
sans égoïsme! (Lui frappant rudement le front.) Ah!... si je pouvais
faire entrer ce feu sacré que tu as là, dans la tête de mes idoles!

LA KORIGANE. Tu sais que je t'aime mieux qu'elles, c'est tout ce qu'il
me faut.

SAINT-GUELTAS. En route, alors! Appelle ta jeune maîtresse--et la
vieille, dont je saurai bien me débarrasser.--Vite! Il ne faut pas que
le jour nous surprenne ici.




SIXIÈME PARTIE




PREMIER TABLEAU

A Nantes.--Une petite chambre sous les toits.--Une trappe s'ouvre au
plafond de bois en mansarde.--Une table est couverte de livres, de
cartes de géographie, de journaux et de brochures. Un grabat et deux
chaises de paille composent tout l'ameublement. La fenêtre, étroite et
longue, plongeant sur les fossés formés par l'Erdre et la Loire, occupe
le recoin d'une vieille maison très-élevée accolée à un angle de la
prison du Bouffay.--La masse noire de l'antique édifice ne laisse percer
qu'un rayon de lune qui frappe sur la guillotine, dressée en permanence
sur la place des exécutions et aperçue par une échappée de murailles
nues et sombres.--Cadio lit dans l'obscurité, où il semble voir comme un
chat.--Henri entre. Il est en petite tenue militaire.



SCÈNE PREMIÈRE.--HENRI, CADIO.


CADIO. Ah! enfin! mon ami, te voilà! je n'espérais plus te voir
aujourd'hui. Je savais pourtant que tu étais revenu sain et sauf.

HENRI. Huit jours durant, nous avons donné la chasse à MM. les chouans.
Je n'ai pas voulu me coucher sans avoir de tes nouvelles. Comment te
sens-tu? voyons!

CADIO. Très-bien; j'aurais pu aller aux manoeuvres, moi, et commencer à
m'exercer avec les nouvelles recrues.

HENRI. Non, tu es encore trop faible... Songe donc, tu as été si malade!

CADIO. Ma blessure est fermée, je n'en souffre plus.

HENRI. Je ne m'inquiète pas de la blessure, mais de la fièvre
pernicieuse. Elle t'a mis bien bas, sais-tu? j'ai été diablement inquiet
de toi!

CADIO. C'est fini. J'aurais été fâché de mourir sans avoir rien appris.

HENRI. Et tu as trouvé le moyen d'apprendre beaucoup dans ta
convalescence; c'est même ça qui a retardé la guérison, je parie! J'ai
eu tort d'apporter ces livres.

CADIO. Je n'ai rien appris là dedans.

HENRI. Rien?

CADIO. Rien que les mots dont on se sert pour dire ce que l'on pense.

HENRI. C'est quelque chose!

CADIO. Oh! j'en avais déjà lu, des livres! Il y en avait au couvent où
j'ai été. Les livres, c'est beau; mais la vérité, ça ne se lit pas, ça
se trouve en priant Dieu.

HENRI. Tu es toujours mystique, alors? Soit; mais, comme il faut te
rétablir entièrement au moral et au physique avant de t'exposer aux
fatigues du service, qui ne sont pas des plus douces dans ce temps-ci,
je vais t'envoyer passer quelques semaines à la campagne.

CADIO. Sans toi! Pourquoi ça?

HENRI. Le chirurgien du régiment, qui t'a si bien soigné et qui sait
combien je tiens à te voir guéri, dit qu'il te faut changer d'air. Celui
de Nantes est empesté, et tu es ici dans le foyer de l'infection des
prisons et des massacres. Ah! mon pauvre Cadio, je n'avais jamais
regretté la fortune, mais, en me trouvant si dénué au moment où tu étais
si malade, j'ai eu du chagrin, va! Et puis, par là-dessus, être forcé de
te quitter sans cesse!... Enfin nous voilà pour quelques jours
tranquilles, j'espère. J'irai te voir à la Prévôtière.

CADIO. Qu'est-ce que c'est que la Prévôtière?

HENRI. Une maisonnette auprès d'une petite ferme qui appartient à un de
mes camarades. Il l'a mise à ma disposition, c'est-à-dire à la tienne.
C'est à deux ou trois lieues d'ici, au milieu des bois. Tu y trouveras
des livres, et tu pourras reprendre la musique sans gêner les
délibérations du tribunal révolutionnaire, qui siége ici tout à côté et
qui ne se payerait pas de tes chansons quand il délibère.

CADIO. La musique... je n'y entendais rien! Je ne regrette pas celle que
je faisais.

HENRI. Tu l'as donc étudiée théoriquement, pour savoir que tu ne la
savais pas?

CADIO. Non! j'ai entendu chanter une femme.

HENRI. Ah! oui, à propos! la prisonnière? Tu n'avais pas rêvé ça dans le
délire de ta fièvre?

CADIO. Elle a encore chanté hier au soir: c'est la voix d'un ange!

HENRI. Je joue de malheur; elle ne dit rien quand je suis là. Est-ce
pour elle que tu as voulu rester dans cet affreux logement?

CADIO, à la fenêtre, lui montrant la guillotine. Non! c'est à cause de
ça: tiens!

HENRI. Diable! c'est moins gracieux; une drôle d'idée! Pourquoi ça?
voyons! (Il lui tâte le pouls.)

CADIO. Tu me crois fou?

HENRI. Non, certes! mais trop exalté. Je sais bien que c'est ton état
naturel, mais il ne faut pas que la fièvre s'y ajoute.

CADIO. Est-ce que je l'ai?

HENRI. Non.

CADIO. Alors, je peux te parler sans te causer d'inquiétude. Je n'aime
guère à parler, et peut-être ne sais-je pas bien encore. Pourtant il
faut que j'essaye, il le faut! Tu sais ce qui s'était passé à la ferme
du Mystère quand tu m'y as trouvé assassiné par l'ordre de M.
Saint-Gueltas?

HENRI. Ma foi, ce que tu m'as raconté était si étrange... Ce n'était pas
une divagation?

CADIO. C'était la vérité.

HENRI. Tu avais contracté une sorte de mariage avec ma cousine pour la
sauver en cas d'arrestation?

CADIO. Oui, cela est arrivé. Le mariage ne valait rien, on s'était servi
de faux noms.

HENRI. Alors, il n'eût servi à rien.

CADIO. Je ne savais pas; j'ai agi comme elle l'a voulu. J'étais content
de lui rendre service et de lui inspirer de la confiance; et puis, quand
j'ai vu que Saint-Gueltas la trompait, j'ai voulu l'avertir: on m'a
répondu par une insulte et un coup de poignard.

HENRI. Tu ne peux pas croire que Louise...

CADIO. Le coup de poignard venait de lui, l'insulte venait d'elle!

HENRI. Tu étais indigné, furieux, en effet.

CADIO. C'est la première fois de ma vie que j'ai connu la colère; mais
la colère n'est pas la fureur, qui est la folie. La colère est une bonne
chose, c'est une clarté qui se fait dans l'esprit. On dit que Dieu a
tiré l'homme d'un peu de boue. Les moines m'avaient appris cela; je me
sentais avili dans ma chair et dans mon âme par cette croyance triste et
basse. Je l'avais gardée pourtant! Vivant en plein air et dormant sans
abri, je me demandais souvent: «Quelle différence y a-t-il entre toi et
l'épine ou le caillou?» Je ne m'aimais pas, je ne me respectais pas. Si
je ne faisais pas le mal, c'est que je ne savais pas le faire. J'ai
commencé à me compter pour quelque chose le jour où tu m'as donné ton
amitié;... mais, le jour où j'ai senti la haine, j'ai porté enfin mon
existence tout entière, et j'ai compris que l'homme était, non pas une
figure de terre et d'argile, mais un esprit de feu et de flamme. J'ai
juré, ce jour-là, de me venger en devenant plus que ceux qui m'ont
dédaigné comme un faible ennemi ou comme un ami indigne. Tu m'as dit:
«Sois homme, sois soldat.» Oh! je l'ai voulu, je le veux! Mais quoi!
j'étais mourant; tu ne savais que faire de moi; tu m'avais amené ici où
ton service t'appelait. En entrant dans cette ville terrible d'où
Carrier venait de partir la veille, j'ai tremblé. Oh! je me souviens
bien! je voyais et j'entendais tout malgré le mal qui me rongeait. Tu
m'avais fait mettre sur une charrette avec d'autres malades. Nous
marchions au centre de ton régiment. C'était le soir, une nuit pâle et
froide. Tu m'avais enveloppé de ton manteau. Tu poussais ton cheval près
de moi pour voir si j'étais mort, car je n'avais plus la force de te
répondre. Nous traversions un long faubourg brûlé par les Vendéens et
devenu depuis un vrai charnier où on les fusillait par centaines. On
n'avait pas encore ramassé ceux qui étaient tombés là dans la journée;
les bras manquaient sans doute. La peste et la famine étaient ici, et
ceux qui tuaient étaient à peine plus vivants que les morts. Les chiens
affamés dévoraient les cadavres, et les roues de la charrette les
écrasaient. Mes cheveux se dressaient sur ma tête, et je me disais:
«Voilà l'enfer de la vengeance! c'est ici la fête du sang et de la
fureur!» Alors, j'ai entendu un rire exécrable qui partait de moi, et tu
as dit au chirurgien qui nous escortait: «Pauvre Cadio! c'est la mort!»
Quand je me suis éveillé à l'hôpital militaire, tu étais encore auprès
de moi, tu t'affligeais, disant: «L'épidémie est ici, il faudrait le
transporter ailleurs.» C'est alors qu'un des infirmiers m'a reconnu et
qu'il t'a dit: «Cadio est de mon pays. Je l'ai vu tout petit, je lui
veux du bien. Mon frère est logé dans la ville aux frais de la nation,
parce qu'il est employé à son service. Je vais transporter Cadio chez
lui, il n'y manquera de rien.»

HENRI. Et on m'a tenu parole, n'est-ce pas? Tu n'as pas à te plaindre de
ton hôte?

CADIO. Non! C'est un homme malheureux, mais c'est un honnête homme, et
il ne faudra pas lui parler de le payer. Il en serait offensé. Je veux
t'en parler, de cet homme-là! Il m'a beaucoup appris et beaucoup fait
réfléchir.

HENRI. C'est un maître charpentier, n'est-ce pas?

CADIO. C'est un ancien chartreux du couvent d'Auray, qui est venu ici
reprendre l'état de son père, et, quand on construisait des gabares
destinées à être englouties avec les prisonniers qu'on y entassait,
c'est lui qui commandait ces travaux et ces exécutions-là.

HENRI. Ah! je ne savais pas ce détail. Sa figure est très-douce
pourtant.

CADIO. Oui, comme la mienne; mais elle ne sourit pas. Cet homme était
cruel et intolérant autrefois. Il ne rêvait que le retour de
l'inquisition. Carrier est devenu son dieu. A présent, il ne parle pas
volontiers des choses qu'il a faites. Depuis le départ de Carrier, ces
choses ont été blâmées, et on a menacé ceux qui y ont pris part.

HENRI. Et qu'est-ce qu'un pareil fonctionnaire de la Terreur a pu
t'apprendre, à toi?

CADIO. Il m'a appris qu'il faut se méfier de soi, vu que les hommes les
plus rudes sont faibles comme des enfants. Cet homme ne dort plus et il
dépérit. Il est plus malade que moi, il meurt d'épouvante et de chagrin.

HENRI. Ma foi, c'est ce qu'il a de mieux à faire. Je comprends qu'il
existe des bêtes féroces comme Carrier et ses complices; je ne comprends
pas que le peuple se trouve toujours prêt à leur obéir. Qu'une bande de
loups se précipite sur un troupeau, c'est dans l'ordre; mais que les
moutons, pris de fureur, se mettent à se dévorer les uns les autres,
voilà ce qui m'indigne et me navre. Si ce peuple de Nantes, qui est
honnête et laborieux, avait injurié les bourreaux et sauvé les victimes
au nom de la République, la République ne se fût pas égarée; mais, à
Nantes comme à Paris, comme partout, le peuple tremblant s'est effacé,
et, parce qu'une poignée de meneurs d'émeutes s'est toujours trouvée là
pour applaudir le meurtre et demander des têtes, les meneurs de la
Convention ont mis leurs crimes sur le compte du peuple tout entier,
disant qu'on lui jetait des têtes pour apaiser sa rage. Eh bien, moi qui
ai vu les choses de près, je déclare qu'ils en ont menti, et que, s'ils
eussent, enseigné et pratiqué l'humanité, ils eussent trouvé le peuple
humain et généreux. A-t-on osé punir nos soldats parce qu'ils ont mainte
fois refusé de fusiller les prisonniers?

CADIO. Alors, selon toi, ce n'est pas le peuple qui a fait la
Révolution? Si cela est vrai, gloire aux hommes qui l'ont faite sans lui
et pour lui!

HENRI. Oui, tu as raison; mais ne peut-on faire ces grandes choses sans
les souiller par la fureur et la vengeance?

CADIO. On ne le peut pas!

HENRI. Tu es convaincu de ce que tu dis là, Cadio?

CADIO. Je le suis.

HENRI. Tu pries Dieu, dis-tu, et voilà ce qu'il t'a révélé dans la
prière?

CADIO. Dieu n'explique rien à l'homme. Il le frappe, le brise, le pétrit
et le renouvelle. On le questionne ardemment, il ne répond pas; mais, un
matin, après beaucoup de souffrance et d'agitation, on s'éveille changé
et retrempé: c'est _lui_ qui l'a voulu! Vous appelez cela la force des
choses, je veux bien; mais la force des choses, c'est Dieu qui agit en
nous et sur nous.

HENRI. Prends garde, mon cher enfant, te voilà fanatique et fataliste.
Je te voulais républicain et brave: tu dépasses le but avant d'avoir
fait le premier pas! La compagnie du maître charpentier et la vue
malsaine de cet échafaud et de cette prison te font du mal. Je
t'emmènerai demain.

CADIO. J'irai où tu voudras, mais laisse-moi te répondre. Tu me voulais
républicain, j'étais indifférent. Tu me voulais brave, j'étais lâche.

HENRI. Non certes!

CADIO. Si fait! Je savais bien accepter la mort, mais en la détestant,
et j'étais sensible; je craignais le mal des autres, je ne pouvais pas
le voir. Quand les insurgés crucifiaient leurs prisonniers au portail
des églises, quand ils les écorchaient vifs,... je m'enfuyais en fermant
les yeux, et je les ai quittés pour n'en pas voir davantage. Il me
semblait sentir dans ma propre chair les tourments qu'on faisait endurer
aux victimes. Comment donc serais-je devenu brave, si j'étais resté bon
et tendre comme une femme? Il fallait endurcir mon coeur, et j'ai
regardé comment la guillotine coupe les vertèbres et fait jaillir le
sang avec la vie. On s'est ralenti ici depuis le rappel de Carrier. On
n'a plus tué sans jugement, on n'a plus noyé; la vengeance a reculé
devant son oeuvre, ceux qui l'avaient servie ont eu peur! J'ai vu le
maître charpentier enterrer sa hache rouillée de sang dans sa cave et
s'enfuir devant son ombre, croyant voir des spectres sur la muraille.
Donc, l'homme a peur de tout, même de son énergie, et, pour devenir un
des premiers, il faut vaincre tout, l'effroi, la pitié, le remords!

HENRI. Tu veux devenir un des premiers? Méfie-toi de ces rêves
d'ambition qui ont fait tant de coupables et d'insensés parmi ceux de
ton âge!

CADIO. Tu ne m'entends pas. Je ne songe pas à la gloire et à la fortune,
je ne songe qu'à me sentir aussi fort que je me suis senti faible;
alors, je serai content.

HENRI. Et pour te rendre fort, tu cherches à te rendre inhumain?

CADIO. J'y arriverai, j'ai assez souffert pour cela. Oh! la pitié, quel
mal! quel déchirement! quelle défaillance mortelle! J'y ai passé, va!
j'ai vu tout ce qu'a fait Carrier.

HENRI. Tu l'as vu en songe, puisque tu n'étais pas ici...

CADIO. En songe? Non, je l'ai vu en réalité quand le charpentier me l'a
raconté à cette fenêtre, et depuis... Tiens! je le vois encore, et
pourtant je ne sue ni ne tremble la fièvre. Tiens, tiens!... regarde,
dans cette eau noire qui rampe et siffle sous nos pieds, vois-tu cette
tache blanche comme de l'écume? C'est une tête coupée que le flot
emporte! Elle passe, elle fuit, elle rit, elle jure! Attends! elle
cherche à mordre, elle a rencontré le cadavre d'un enfant, elle s'y
attache, elle le dévore, et le pauvre petit corps, réveillé par les
morsures, se tord avec un vagissement lamentable. Tu ne l'entends pas,
toi?

HENRI. Non, Dieu merci, je n'appelle pas de pareilles visions, et tu as
tort...

CADIO. Oh! moi, j'ai des sens qui pénètrent du présent dans l'avenir et
dans le passé. Quand j'étais faible et craintif, j'ai vu et entendu tout
cela d'avance, et tout cela se passait dans l'enfer, dont j'avais peur.
A présent que l'enfer s'est répandu sur la terre, je le vois mieux,
voilà tout.--Oh! comme je le vois! Regarde avec moi, tu verras peut-être
aussi. Là-bas, sur ces marches glissantes et boueuses, il y a une troupe
de jeunes filles pâles et nues: la plus âgée n'a pas quinze ans. Des
hommes les poussent devant eux; elles ne savent pas pourquoi. Il y en a
qui disent: «Mon Dieu, prenez donc garde, vous allez nous faire tomber
dans l'eau!» Elles ne croient pas possible qu'on les y pousse exprès. Et
cependant, on redouble; elles se rassemblent, faible barrière, elles
s'imaginent qu'en se serrant les unes contres les autres et en criant
toutes ensemble, elles résisteront et se feront comprendre. «Nous sommes
des enfants, nous n'avons fait de mal à personne, la loi nous protége,
ayez pitié!--Eh bien, oui! répondent les bourreaux; nous avons pitié;
finissons-en vite. Mourez, qu'on n'entende plus vos cris, qu'on ne voie
plus vos figures pâles!» Allons! en voilà une qui tombe dans l'eau noire
infectée de tant de cadavres, que la victime ne peut pas enfoncer, et
puis une autre dont le poids l'entraîne.--Mais qu'est-ce qui arrive? On
cesse de les pousser, on tend la main à celles qui sont à moitié
englouties, c'est le pardon peut-être? Non! c'est le comble du laid, ce
qui vient là, c'est le dernier mot de la vengeance!--Une meute de
vieilles femmes moitié louves, moitié limaces; cela rampe dans l'ordure
et cela a des yeux ardents; elles viennent demander la vie de ces
enfants. Chose atroce! on la leur accorde en riant et en disant des
choses obscènes que ces femmes seules comprennent. Et les voilà qui
payent un droit, car elles sont patentées pour livrer l'enfance à la
prostitution, et les pauvres demoiselles nobles qui sont là, condamnées
à mourir ou à épouser la lie du peuple, ne comprenant pas, se
réjouissent; elles remercient, elles embrassent leurs bienfaitrices
hideuses... Il y en a une pourtant, la plus grande, la plus jolie, qui
comprend ou devine. Elle résiste, elle dit: «J'aime mieux mourir!» On
veut l'emmener de force, elle lutte, elle crie, on la tue;... c'est bien
fait, on lui a rendu service!... Les autres... Attends, un nuage passe!
Il se dissipe! Deux mois se sont écoulés, les voilà qui reviennent,
toutes vieilles et flétries. Il y en a que la fièvre des prisons a
rendues si dangereuses pour la santé publique, qu'elle les a préservées
de l'outrage; mais elles ne guérissent pas assez vite, il faut s'en
débarrasser. D'autres ont roulé dans la fange comme dans leur élément;
plusieurs,... celles qui valaient le mieux, sont devenues folles; tout
cela passe sur la lourde gabare, elles rient et sanglotent, elles
chantent et rugissent, musique infernale! Savent-elles où elles vont,
cette fois? Il y en a qui se sont parées comme pour une fête, mais leurs
habits sont plus précieux que leurs personnes, à présent; on les
dépouille, toutes deviennent muettes d'horreur. Les coups de hache
résonnent sourdement sur les flancs de la gabare... Les ouvriers sautent
dans des batelets; on coupe sans pitié les mains qui se cramponnent aux
bourreaux.--L'eau bouillonne autour d'un immense cri de détresse
brusquement étouffé. Des chevelures brunes et blondes flottent un
instant et disparaissent,--plus rien! La Loire est tranquille et
contente; elle a bu ce soir, elle boira demain! Passons... Entrons dans
les cachots. Les murs se fendent et s'entr'ouvrent devant nous. Viens,
suis-moi, il faut tout voir. Tu recules? L'atmosphère fétide éteint les
flambeaux, c'est l'odeur de la peste. C'est cette odeur-là qui suinte à
travers les murailles, qui traverse les rues et qui m'a presque fait
mourir sur ce grabat où j'étais hier; aussi je ne la crains plus, j'ai
passé par le crible!... Entrons... Il y a là vingt, trente, cent
cadavres épars dans les ténèbres; deux ou trois spectres se traînent
vers nous en tendant leurs mains décharnées; ils trébuchent et tombent
sur le corps de leurs frères et de leurs enfants. «Levez-vous et sortez,
misérables, il faut mourir!--Ah! oui, sortir, merci! c'est tout ce que
nous demandons. Voir le ciel un instant, respirer une bouffée d'air pur,
mourir après; nous sommes contents!» Allons! ceux-ci seront
fusillés.--Il faut bien varier le genre de mort, et puis la guillotine
est fatiguée; elle a trop mordu, la vierge rouge! ses dents sont
ébréchées.--(Riant.) Ah! comme je t'ai bien conduit pour voir le
spectacle, n'est-ce pas? Mais tu en as assez, et, moi, je suis fatigué
aussi.--Oui, c'est assez pour aujourd'hui.--Je veux, comme autrefois,
écouter le chant des oiseaux et m'étendre sur la bruyère! (Il se jette
sur son grabat.)

HENRI. J'ai laissé parler ton délire. Pauvre malheureux! tu prétends
avoir tué la pitié, et elle te tue! Tiens! j'ai eu tort de vouloir te
métamorphoser! Tu es un artiste et non un soldat. Tu as trop
d'imagination.

CADIO, se relevant. N'importe, je veux vivre et agir, dussé-je souffrir
ce que nul homme n'a souffert! Les artistes sont considérés comme des
êtres inutiles et chimériques. Le devoir que tu m'as tracé est atroce,
je veux le remplir. Je veux être un Français, un meurtrier comme les
autres! Il faut savoir tuer pour savoir mourir; n'est-ce pas la devise
du soldat? Le trouble où tu me vois n'est que la dernière crise d'une
longue agonie. Me voilà ranimé, tout ce que la République exigera de
moi, je peux et je veux le faire. J'ai bu le calice de la terreur! J'ai
tué la peur, j'ai guillotiné, fusillé, noyé et violé la Pitié!

HENRI. Eh bien, cela est horrible, et je ne te trouve plus digne de
servir la patrie, si tu dois rester ainsi... je me repens... Mais non,
mon pauvre Cadio! tu es malade, tu es faible, cela passera, je te
calmerai. C'est ma faute après tout, je n'aurais pas dû te laisser ici;
que ne m'as-tu parlé plus tôt? Mais qu'as-tu maintenant? tu pleures?

CADIO. Tu n'entends donc pas? la voix du ciel!...

HENRI. La prisonnière? (courant à la fenêtre.) Oui, j'entends!... Mais,
grand Dieu, je la connais, cette chanson triste, je l'ai entendue
autrefois à Sauvières. Et cette voix douce... je la connais aussi!
Cadio, Cadio! c'est Marie Hoche qui est là!

CADIO. Tu en es sûr? Moi, je ne sais pas. Il me semblait... Je n'osais
le croire.

HENRI. Je la savais partie d'Angers, je la croyais en liberté. Il l'ont
reprise, ou ils l'ont transférée ici. Depuis cinq mois peut-être! Quel
martyre! Pauvre chère fille! où est-elle? comment se fait-il que nous
l'entendions? Il n'y a pas une seule fenêtre, pas une seule ouverture de
ce côté de la prison.

CADIO. Elle est là, tout près, sur le haut de cette petite tourelle.

HENRI. Sur la plate-forme que nous cachent les créneaux? Oui, sa voix
part de là. Elle peut nous entendre, je veux lui parler.

CADIO. Ne le fais pas. Le charpentier est peut-être en bas...

HENRI. Non, il était sorti quand je suis entré.

CADIO. Attends, écoute! on monte l'escalier, c'est lui... Quittons cette
fenêtre, n'ayons pas l'air d'écouter: il a peur de tout; il ferait
mettre la prisonnière au cachot, s'il pensait que nous voulons la
délivrer.

HENRI. La délivrer, hélas! ce serait tenter l'impossible!



SCÈNE II.--Les Mêmes, LE CHARPENTIER.


LE CHARPENTIER. Cachez-vous, cachez-moi! tout est perdu, je suis un
homme mort!

HENRI. Qu'est-ce qu'il y a donc?

LE CHARPENTIER. Robespierre, Couthon, Saint-Just...

HENRI. Eh bien?

LE CHARPENTIER. A l'échafaud! morts! Carrier...

HENRI. Mort aussi?

LE CHARPENTIER. Non! le scélérat a aidé à les faire périr, il les a
accusés aussi... Tout est fini, tout est perdu. La République est
décapitée. La nouvelle vient d'arriver. Les royalistes sont dans
l'ivresse, ils s'embrassent dans les rues. On va venir nous égorger. La
réaction triomphe... On parle de marcher sur les prisons et de forcer
les portes... On sauvera tous les nobles, on jettera à l'eau tous les
républicains, car il y en a aussi... Et moi, ils vont m'égorger
vivant... Ils me connaissent, ils me couperont en morceaux. Où me
cacher?

HENRI. Fuyez, quittez la ville. Allons! ne perdez pas la tête. Partez,
vous avez le temps!

LE CHARPENTIER. Oui, c'est vrai. Adieu.--Je crierai: «Vive le roi!» Ils
ne me reconnaîtront pas. (Il sort.)



SCÈNE III.--HENRI, CADIO.


CADIO. Cet homme est lâche!

HENRI. Non, il est fou; mais il a dit quelque chose qui me frappe. S'il
y a une émeute royaliste, si on force les prisons... Marie Hoche est
républicaine; elle aura peut-être l'imprudence de se nommer et de dire
ce qu'elle pense. Il faut l'avertir, et tout de suite! Mais comment
faire pour ne pas attirer l'attention sur elle? Ce grenier au-dessus de
nous, y es-tu monté quelquefois?

CADIO. Non; il y a si peu de jours que je peux me porter sur mes jambes!
Vas-y, monte sur la table! je t'aiderai.

HENRI, dans le grenier. Ah! le toit est au niveau de la plate-forme; il
y touche,... non, il y a un espace... Avec une planche, on le
franchirait.

CADIO. Attends-moi, nous trouverons ce qu'il faut! (Il monte aussi dans
le grenier avec peine.)

HENRI. Reste tranquille, j'ai trouvé!

CADIO. Elle ne chante plus; pourvu qu'elle soit encore là!

HENRI. Je vais le savoir, (Il dresse la planche.) Tiens-moi seulement un
peu ce pont du diable.

CADIO. Il est solide; mais, toi, tu n'auras pas le vertige?

HENRI, sur la planche. Jamais. Eh bien, que fais-tu?

CADIO. Je te suis.

HENRI. Tu ne peux pas, je ne veux pas!

CADIO. Je veux!




DEUXIÈME TABLEAU

Au point du jour, à la Prévôtière.



SCÈNE UNIQUE.--HENRI, CADIO, MARIE, dans une petite maison bourgeoise
auprès de la ferme. Ils entrent dans une cuisine au rez-de-chaussée. Au
fond est un escalier qui monte au premier étage.


HENRI, (embrassant Marie.) Enfin, vous voilà sauvée, chère soeur!

MARIE, serrant ses mains et celles de Cadio. Enfin, vous voilà sauvés,
chers amis! car, pour me délivrer, vous vous êtes exposés à de grands
risques! Est-ce que nous pouvons parler librement ici?

HENRI. Je présume qu'il n'y a personne; mais je vais faire une visite
domiciliaire avant de nous installer. (Il sort.)

CADIO. Vous avez eu peur, n'est-ce pas?

MARIE. Oui, pour vous deux, j'ai eu bien peur!

CADIO. Vous vouliez rester prisonnière! Ça doit être affreux, la prison.

MARIE. Ce qu'il y a de plus affreux, c'est d'entraîner ceux qu'on aime
dans le malheur, le reste n'est rien. Ah! si j'avais pu vaincre votre
résistance... mais, en résistant moi-même, je prolongeais votre danger.
J'ai dû céder...

CADIO. Et vous avez bravement passé sur la planche: vous êtes une femme
courageuse.

MARIE. Non, je suis née timide.

CADIO. C'est comme moi! On devient dur pour soi en devenant dur pour les
autres.

MARIE, étonnée. Mais, non, c'est le contraire, il me semble!

HENRI, revenant. Il n'y a personne. La maison est meublée du strict
nécessaire, et le jardin, vous voyez, est complétement à l'abandon.
C'est comme partout. On n'ose rien embellir et rien cultiver, parce
qu'on craint toujours une visite des chouans; mais ils ne sont jamais
venus ici, et, maintenant, ils n'auraient plus l'audace de porter leurs
expéditions si près de la ville; vous êtes donc aussi en sûreté dans ce
petit réduit qu'il est possible de l'être en Bretagne à l'heure qu'il
est.

MARIE. Mais vous! quand on s'apercevra de mon évasion,... si quelqu'un
nous a vus sortir de la maison de ce charpentier...

HENRI. Personne n'a fait attention à nous: on était trop agité par la
grande nouvelle. Nous avons fait assez de détours dans la ville pour
dérouter les espions, s'il y en a eu pour nous suivre. Le cheval qu'on
m'a prêté est bon, nous avons filé vite. Personne ne pouvait suivre à
pied notre cabriolet, et il n'y avait aucune voiture, aucun cavalier
derrière nous. Quand ce brave cheval aura un peu soufflé, je repars pour
me montrer où l'on a l'habitude de me voir, et je reviens vous dire que
tout va bien; vous allez donc enfin goûter quelques jours, peut-être
quelques semaines de repos et de bien-être!

MARIE. Mais de quoi vivrai-je ici? Je ne trouverai aucun travail, et je
ne puis être à votre charge.

HENRI. Vous y recevrez l'hospitalité fraternelle que viendra vous offrir
le propriétaire de ce petit bien. C'est un officier de mon régiment, un
excellent ami qui sera bien heureux d'assurer un asile à la cousine de
Hoche.

MARIE. Mais puis-je accepter?... Il n'est sûrement pas riche?

HENRI. On est très-riche dans ce temps-ci quand on peut assister ceux
qu'on aime, et il y a de la dignité à savoir accepter une telle
assistance.

MARIE. Vous avez raison, Henri! Et Cadio?...

HENRI. Cadio demeurera à la ferme, et vous le verrez tous les jours.

MARIE. Et vous quelquefois?

HENRI. Le plus souvent possible.

MARIE. Je vais donc être heureuse, moi? C'est étonnant, cela! je crois
rêver. Heureuse huit jours, quinze jours peut-être!

HENRI. Pourquoi pas plus longtemps? qui sait?

MARIE. Ce serait exiger beaucoup dans le temps où nous vivons. A
présent,... dites-moi, Henri, puisqu'il y a une minute pour respirer, où
est Louise?

HENRI. Chez Saint-Gueltas avec sa tante, voilà tout ce que je sais. Ils
ont dû traverser de rudes alarmes, car on a fait une rude guerre à leur
parti; mais il y a eu armistice en attendant mieux, et la chute de
Robespierre va hâter sans doute la véritable pacification. Quant au
général Hoche...

MARIE. Où est-il à présent?... Je n'osais vous demander de ses
nouvelles. Il n'a donc pas été tué à la guerre?

HENRI. Non, Dieu merci! Il doit être à l'armée du Nord. (Bas, à Cadio.)
Ne lui dis pas qu'il est en prison, puisqu'elle ne le sait pas. Il va
certainement être délivré. (A Marie.) Mais parlons donc de vous, Marie;
je ne sais rien de vous encore. Pourquoi étiez-vous à Nantes... et
toujours détenue?

MARIE. C'est-à-dire comment ai-je fait pour n'être pas mise à mort?
C'est une sorte de miracle, et un autre miracle, c'est d'avoir échappé à
l'épidémie horrible qui ravageait les prisons. C'est qu'à Nantes comme à
Angers ma situation exceptionnelle a embarrassé la conscience de mes
juges. Interrogée plus d'une fois avec une obstination minutieuse, j'ai
été reconnue coupable d'attachement à mes maîtres,--je me faisais passer
pour une servante de la famille de Sauvières;--mais on n'a pu me
convaincre de sympathie pour la cause royaliste. J'étais si nette de
conscience à cet égard-là, que j'ai pu l'être dans mes réponses, et, ne
sachant que faire de moi, on a pris le parti de m'ajourner de série en
série, jusqu'au rappel de Carrier. Alors, soit à dessein, soit
autrement, on m'a oubliée tout à fait, et j'ai dû à l'attachement d'une
femme de geôlier, dont j'avais sauvé l'enfant malade en lui indiquant un
remède, d'être mieux traitée que je ne l'avais été d'abord. Le séjour de
ces geôles était horrible: couchées parmi les mortes et les mourantes
qui se succédaient sur la paille, notre lit commun, nous sentions
littéralement le cadavre, et, quand on emmenait une escouade de
condamnées pour les faire mourir, les curieux s'écartaient dans la
crainte de la contagion. Moi, j'ai eu dans ces derniers temps une petite
cellule à moi seule avec un escalier de quelques marches qui me
permettait d'aller respirer sur la plate-forme, où je pouvais marcher un
peu en rond, tantôt dans un sens et tantôt dans l'autre. On m'avait
donné des vêtements propres et une nourriture presque suffisante.
J'étais donc bien, et j'aurais dû moins souffrir. Eh bien, c'est le
temps le plus rigoureux de ma captivité. Être seule, inutile, ne pouvoir
plus s'oublier en s'occupant des autres! Dans cet enfer de la prison
commune, je parvenais à soulager quelques souffrances, à ranimer des
courages par l'exemple de ma patience, à adoucir au moins la douleur par
la part que j'y prenais. Toutes ces infortunées étaient mes amies,...
des amies sans cesse renouvelées par le départ des unes et l'arrivée des
autres. Celles qui mouraient dans mes bras me disaient: «Au revoir dans
l'autre vie!» Et, comme ce pouvait être mon tour le lendemain, la mort
ne semblait plus être un adieu. Quand je me suis trouvée seule, je me
suis aperçue de tout ce qui est lugubre dans une prison. Je pouvais
contempler le soir un petit espace du ciel fermé par le cercle de
pierres qui m'entourait. Je voyais les étoiles et les nuages; mais, le
jour, j'entendais le cri des corbeaux attirés par l'odeur du sang, les
clameurs de la foule cruelle et le bruit inénarrable que fait le
couperet en glissant dans la rainure de la guillotine. Mon Dieu! mon
Dieu! comment peut-on vivre au milieu de ces horreurs!... Vivre ainsi
préservée au milieu de cette tuerie perpétuelle m'a paru le pire des
supplices.

HENRI. Pauvre Marie! Et vous chantiez pour vous distraire?

MARIE. Non, mais pour essayer de distraire les autres. Je me disais que,
des autres cellules, des malheureux isolés comme moi m'entendraient
peut-être et se trouveraient un instant soulagés par mon chant. Je ne
pouvais que cela pour eux...

CADIO. Vous m'avez fait du bien, à moi! Je vous écoutais.

MARIE. Avez-vous été prisonnier aussi?

HENRI. Non... Il vous racontera à loisir comment il a vécu depuis le
jour où vous vous êtes quittés à Saint-Christophe; et moi qui vous avais
vue là aussi, j'aurai aussi bien des choses à vous dire, Marie!... A ce
soir!...

CADIO. Je vais t'amener le cheval au bout du jardin, (Il sort.)

MARIE. Et moi, je vous reconduis jusqu'à la porte de l'enclos.

HENRI, sur le seuil du jardin, tenant la main de Marie. Eh bien, il est
charmant, ce jardin abandonné; comme il est couvert et touffu! Qu'est-ce
que c'est que ces grandes feuilles qui poussent jusque sur les marches
de la maison?

MARIE. C'est de l'acanthe; comme c'est beau! et voilà des orties, des
fraises, des oeillets, des ronces... Oh! que tout cela est nouveau pour
moi! Je ne croyais pas revoir jamais un brin d'herbe, et je vois des
feuilles, des fleurs... Et ces grands horizons bleus, ce sont des
bois?... J'ai les yeux affaiblis, tout m'éblouit à présent; il me semble
que je nage dans un rayon de soleil comme ces mouches qui commencent à
bourdonner. Comme elles chantent bien, n'est-ce pas? Je ne chantais pas
si bien que cela sur ma tourelle! Pourvu qu'on ne me reprenne pas!...
Ah! j'ai peur! Voyez ce que c'est que le bonheur, on devient lâche tout
de suite.

HENRI. Oh! vous, vous ne le serez jamais! et moi, je suis heureux aussi,
allez, de vous avoir conduite à bon port dans ce joli nid de verdure.
Adieu, Marie! non, au revoir! Reposez-vous; ce soir, nous causerons.




TROISIÈME TABLEAU

Six semaines plus tard, à la Prévôtière, dans un petit bois qui descend
en pente rapide vers le fond d'un étroit ravin.--A travers les branches
d'un vieux chêne, on voit une série de ravins boisés qui bleuissent en
s'éloignant.--Paysage peu varié, mais frais et charmant.--Marie est
assise sur un groupe de rochers à l'ombre du chêne avec plusieurs
enfants autour d'elle. Ce sont les enfants du fermier, à qui elle
apprend à lire.



SCÈNE PREMIÈRE.--MARIE, deux Enfants.


MARIE. Allez jouer, si vous voulez, mes enfants; je suis très-contente
de vous. (Les enfants s'éloignent, il en reste deux.)

UNE PETITE FILLE. C'est drôle!... Dites donc, mamselle Marie, à quoi ça
sert de savoir lire? Maman dit que ça ne sert à rien.

UN PETIT GARÇON. Mais papa dit que ça sert à être bon citoyen. C'est les
chouans, qui ne savent pas lire!

LA PETITE FILLE. Maman n'est pas chouan, et elle ne sait pas non plus.

MARIE. Ta maman est très-bonne, et, comme c'est ta maman, elle n'a pas
besoin de savoir lire: elle n'a pas le temps, d'ailleurs; mais toi, qui
n'es la maman de personne, il faut apprendre à écrire les comptes de ton
papa.

LE PETIT GARÇON. Et moi, citoyenne Marie, est-ce que tu m'apprendras
aussi à écrire?

MARIE. Certainement.

LE PETIT GARÇON. Pour quand je serai soldat, pas vrai? Papa dit qu'à
présent, c'est nous les officiers, les avocats, les gros messieurs, les
généraux, et tout!

MARIE. Oui, pourvu qu'on soit bien savant.

LE PETIT GARÇON. Et patriote?

MARIE. Et patriote.

LE PETIT GARÇON. On serait patriote et pas savant?...

MARIE. On serait encore un bon laboureur, un bon ouvrier ou un bon
soldat, mais ni avocat ni général.

LA PETITE FILLE. Vous qu'êtes savante, vous êtes donc général aussi?

MARIE. Je suis ta maîtresse d'école pour le moment, c'est-à-dire ton
amie qui tâche de t'apprendre ce qu'elle sait, et ta couturière qui fait
tes robes et celles de tes soeurs.

LA PETITE FILLE. Combien qu'on vous paye pour tout ça?

MARIE. C'est moi qui paye comme ça l'amitié qu'on a pour moi.

LA PETITE FILLE. Ça se paye donc, l'amitié?

MARIE. Oui, avec de l'amitié. Est-ce que tu ne m'aimes pas, toi?

LA PETITE FILLE. Oh! si!

MARIE. Eh bien, tu me payes.

LE PETIT GARÇON, d'un air capable. Ça n'est pas plus malin que ça,
pardi! Citoyenne,... je t'aime aussi moi!

MARIE, l'embrassant. Je l'espère bien! autrement, tu serais ingrat.

LA PETITE FILLE. Qu'est-ce que c'est, ingrat?

LE PETIT GARÇON. C'est d'être bossu, méchant, vilain et malpropre, v'là
ce que c'est. Viens, que je te reconduise à la maison. On jouera un brin
au bord de la mare, et puis j'irai chercher mon chevau pour le faire
boire.

MARIE. Ah! on dit un cheval, tu sais!

LE PETIT GARÇON. C'est vrai! c'est vrai! c'est les chouans qui disent:
«Mon chevau!»

(Il s'en va avec sa soeur. Marie se remet à coudre; Henri sort du jardin
et descend le sentier du bois. Il regarde Marie un instant avec émotion
avant d'oser lui parler. Marie lève la tête et lui sourit.)



SCÈNE II.--MARIE, HENRI.


MARIE. Je vous ai entendu venir! Il faut me pardonner si je ne quitte
pas mon ouvrage: ces paysans sont si bons pour moi, que je suis vraiment
heureuse ici, et que je veux leur être agréable. Vous permettez que
j'achève ce petit bonnet?

HENRI, qui a son sabre sons le bras, prenant la bonnet d'enfant et le
regardant. Qu'un homme doit être heureux quand il voit une femme chérie
travailler comme cela pour la jolie tête dont il attend le premier
regard, le premier sourire! Être époux et père! époux de la femme de son
choix, père de beaux enfants qu'il lui voit élever avec intelligence et
tendresse,... cela vaut bien la gloire! A quoi songez-vous, Marie, quand
vous faites ces habits d'enfants?

MARIE. Rendez-moi donc mon ouvrage! Quelles nouvelles apportez-vous?

HENRI. Une bien bonne! Vous êtes enfin libre et à couvert de toute
persécution.

MARIE. Grâce à vous?

HENRI. Grâce à une erreur volontairement commise peut-être: après le
départ de Carrier, votre nom avait été porté sur la liste des morts. Si
le geôlier l'eût osé, il eût pu vous faire sortir. J'ai réussi à voir
les registres et à savoir que votre évasion n'avait pas été et ne serait
pas recherchée.

MARIE. Merci! Et du général Hoche, que savez-vous? Est-ce bien vrai, que
lui aussi est sorti de prison? La nouvelle d'hier n'est pas démentie
aujourd'hui?

HENRI. Elle est confirmée, et on annonce même qu'il va recevoir le
commandement en chef de notre armée de l'Ouest.

MARIE. Ah! quel bonheur! je vais peut-être enfin le connaître!

HENRI. Comment se fait-il que vous ne l'ayez jamais vu?

MARIE. Je l'ai vu, mais je m'en souviens à peine. J'étais si jeune!
N'importe, je l'aime comme s'il était mon frère.

HENRI. Vous l'aimerez peut-être davantage encore quand vous le verrez.

MARIE. Je l'aimerai davantage, si son arrivée vous décide à ne pas
quitter la Bretagne.

HENRI. Ne dites pas cela, Marie! je ne suis que trop disposé à y rester,
si vous l'exigiez...

MARIE. L'exiger!... Je ne puis, à moins que vous n'acceptiez
l'avancement auquel vous avez droit depuis longtemps. Tant que vous avez
eu à combattre vos parents et vos amis pour ainsi dire face à face, j'ai
compris et admiré ce fier scrupule; mais votre oncle n'est plus; Louise
est mariée, elle me l'a écrit elle-même, elle est en sûreté ainsi que sa
tante, puisque M. de la Rochebrûlée accepte, dit-elle, l'idée de faire
sa paix avec la République. La guerre de brigands qui se continue en
Bretagne va bientôt cesser. D'ailleurs, elle ne vous mettrait aux prises
avec aucune des personnes qui vous sont chères; je ne vois donc pas
pourquoi vous voulez aller conquérir vos grades hors de France.

HENRI. Hélas! ma chère Marie, vous vous nourrissez d'illusions. La
Vendée n'est pas réellement pacifiée. Si les paysans, apaisés par des
mesures de prudence et d'humanité, rentrent chez eux et reprennent leurs
travaux, gare au jour où leurs moissons seront faites! Ils seront
facilement entraînés par ceux des localités où le passage des colonnes
infernales n'a pas laissé de moissons à faire. D'ailleurs, les chefs
ambitieux et inquiets n'ont pas renoncé à leurs espérances, et Charette
ne se tient pas pour vaincu. Quelque parti que prenne Saint-Gueltas,
soit d'imiter Charette en se tenant retranché dans sa province, soit de
la quitter pour se jeter dans les aventures de la chouannerie, ce qui
reste de ma famille est condamné à tomber dans nos mains un jour ou
l'autre. Hoche fera peut-être, s'il vient ici, comme on l'espère, le
miracle de ramener ces esprits avides d'émotions et dévorés d'orgueil;
mais, s'il échoue, si cette paix armée qui permet aux rebelles de se
préparer à de nouvelles luttes aboutit encore à une guerre cruelle, il
faudra donc encore porter le fer et le feu dans ces malheureux pays qui
sont pour moi le coeur de la patrie, et où je n'ai jamais donné un coup
de sabre sans qu'il me semblât répandre mon propre sang! J'obéirai à mon
devoir demain comme hier, mais je ne veux pas d'autre récompense que le
mérite d'avoir vaincu les révoltes de mon propre coeur. Cela se réglera
entre Dieu et moi. Les hommes ne pourraient pas apprécier ce qu'il m'en
a coûté et m'adjuger un prix proportionné à mon sacrifice!

MARIE, émue. Bien, bien! Alors, il faut partir et rejoindre Kléber aux
bords du Rhin, puisque votre colonel en a reçu l'ordre... L'a-t-il déjà
reçu?

HENRI. Marie!... nous partons demain! une partie de mon régiment reste
ici, et je pourrais choisir... mais... Ah! je suis dans un grand
trouble, ne le voyez-vous pas? Vous ne voulez pas comprendre!

MARIE, troublée aussi. Je crois voir que l'amitié vous retiendrait
ici... mais, alors, je ne dois pas accepter le sacrifice de votre
légitime ambition.

HENRI. Mon ambition! je n'en ai pas d'autre que celle de pouvoir offrir
à une femme aimée une existence honorable,... et je n'en suis pas là!
Qui voudrait partager ma misère?

MARIE, embarrassée. Voilà Cadio qui nous cherche.

HENRI, appelant, attentif et inquiet. Par ici. Cadio! (A Marie.) Le
croyez-vous en état de partir aussi, lui?

MARIE, parlant vite pour changer de conversation. Mais... Oui! Il se
porte bien. Il s'exerce à manier les jeunes chevaux de la ferme. Il est
intrépide et adroit, calme surtout, étrangement calme et studieux.
Chaque jour marque un progrès étonnant dans son esprit. Qui aurait
deviné cette âme profonde et cette intelligence active sous cet habit de
toile bise et sous cette physionomie ingénue? Il a trouvé ici des
livres, il ne les lit pas, il les boit! Il parle peu, et on ne
s'apercevrait pas de ses progrès, si par moments son émotion secrète ne
s'échappait en jets de flamme. Parfois, il me confond, je l'avoue, et je
défends mal mes idées quand il les combat.

HENRI, soupçonneux. Il vous entraîne alors, et bientôt vous penserez
comme lui!

MARIE. Non, Cadio est jacobin, et, quelque chose que nous fassions, il
restera dans les partis extrêmes. Le voilà, annoncez-lui le départ.



SCÈNE III.--Les Mêmes, CADIO.


CADIO. Le départ?

HENRI. Oui, c'est pour demain.

CADIO, sans émotion. Décidément? où allons-nous?

HENRI. A Maëstricht pour commencer.

CADIO. Non!

HENRI. Comment, non? Je te jure que si.

CADIO. Je n'y vais pas.

HENRI. Tu ne veux plus servir?

CADIO. Si fait, toujours, plus que jamais; mais tu peux tout auprès de
ton colonel: dis-lui que je veux commencer par me battre ici. C'est en
Bretagne que je dois et que je saurai faire la guerre. C'est là
seulement que je serai bon à quelque chose, et que j'aurai un rapide
avancement.

MARIE, à Henri. Vous saurez qu'il pense à cet égard tout le contraire de
ce que vous pensez. Il brûle de tuer ses chers concitoyens.

HENRI. Et d'en être récompensé? Chacun son goût!

CADIO. Oh! moi, je n'ai ni pays ni famille. Ma patrie, c'est l'armée à
présent, et ma destinée, c'est de détruire ceux qui ont une patrie et
qui la trahissent. Les Allemands, les Espagnols, ils défendent leur
drapeau, je ne leur en veux pas. Mes vrais ennemis sont ici, autour de
nous. Je les connais, je sais ce qu'ils veulent et comment ils se
battent. Je serai aussi fin qu'eux,--et aussi implacable!

MARIE, bas, à Henri. Vous voyez! nous ne le changerons pas.

HENRI, à Cadio. Alors, tu veux attendre l'arrivée du général Hoche?

CADIO. Oui; est-ce que tu ne veux pas me rendre cela possible?

HENRI. Puisque tu désires me quitter...

CADIO. Il faut que cela soit.

HENRI. Je croyais à ton amitié!

CADIO. Si tu en doutes, c'est différent! Je te suis.

HENRI. Je n'ai pas le droit de t'imposer le sacrifice de tes rêves,...
de ta destinée, comme tu dis!

CADIO. Si fait, tu as le droit. L'exiges-tu?

HENRI. Non; mais je pense que tu vas rejoindre le détachement qui reste
au dépôt?

CADIO. A Nantes? Certainement! Il faut bien que je m'habitue à la
discipline. Ce doit être le plus difficile. Tu pars dans une heure?

HENRI. Oui.

CADIO. Je vais faire mes adieux à la ferme.



SCÈNE IV.--Les Mêmes, hors CADIO.


HENRI. Marie! Cadio ne veut pas s'éloigner de vous. C'est pour vous
qu'il reste en Bretagne.

MARIE. Non, Cadio veut tuer Saint-Gueltas. C'est son idée fixe.

HENRI. Il vous l'a dit?

MARIE. Il ne dit guère ses idées, mais je les devine.

HENRI. Heureusement pour la pauvre Louise, Saint-Gueltas n'est pas
facile à tuer.

MARIE. Si le dévouement de Cadio opérait ce prodige pourtant, vous ne
lui en sauriez pas mauvais gré?

HENRI. Son dévouement pour qui?

MARIE. Mais... pour vous, j'imagine!

HENRI. Ah ça! il me croit amoureux de Louise et jaloux de Saint-Gueltas?

MARIE. N'avez-vous pas aimé Louise?

HENRI. Je l'ai mal aimée probablement, puisque, à supposer qu'elle
redevînt libre et que la paix fût faite, je ne me sentirais pas de force
à épouser la veuve de M. Saint-Gueltas!

MARIE. Vous en êtes bien sûr? Je ne vous crois pas!

HENRI. Vous allez me croire: Louise m'était chère, mais comme soeur et
parente bien plus que comme fiancée. Je ne m'en rendais peut-être pas
bien compte, mais je sentais vaguement en elle un orgueil de race et un
besoin de domination qui ne pouvaient être satisfaits ou domptés que par
un ambitieux et un despote. Il y avait en moi des instincts plus
désintéressés et plus tendres qu'elle dédaignait. Il est tout simple
qu'elle m'ait préféré le partisan farouche et insinuant qui sait,
dit-on, corrompre les femmes par la louange et frapper leur imagination
par des actes d'autorité audacieuse. Je ne le connais pas, je me suis
battu contre lui sans le voir; j'ignore si son royalisme est sincère, je
ne le juge pas comme homme politique; je sais seulement qu'il a séduit
beaucoup de femmes, qu'il a inspiré beaucoup d'amour et de haine, et que
celles qui l'ont aimé ont l'âme à jamais flétrie ou désenchantée. Pour
succéder à un pareil homme, il faut se croire capable de lui ressembler.
J'ai une ambition plus noble, celle de rester moi-même et d'inspirer
l'estime avant d'éveiller la passion! Dites donc à notre ami Cadio de
pardonner à Louise et de ne pas chercher à me venger d'elle sur la
personne de son époux. Je ne suis pas plus jaloux de la gloire de l'un
que de l'amour de l'autre. C'est un amour et une gloire qui se
ressemblent, car la folie en est le point de départ et la vengeance en
est le but. Dites encore à Cadio...

MARIE. Vous le lui direz vous-même. Soldat, il n'aura pas le loisir de
revenir ici, et je ne le verrai sans doute pas de longtemps, si je le
revois jamais.

HENRI. Vous croyez qu'il veut être soldat? Je ne le crois plus, moi.

MARIE. Que croyez-vous donc?

HENRI. Je crois qu'il vous aime.

MARIE. Vous vous trompez absolument: cela n'est pas.

HENRI, agité. Qu'en savez-vous? Vous n'en savez rien!

MARIE. Je sais que nous avons, lui et moi, une complète indépendance.
Nous n'avons pas plus de fortune et d'aïeux l'un que l'autre. Une grande
estime réciproque, une mutuelle reconnaissance pour les secours et les
soins échangés dans ces derniers temps, nous ont donné le droit de nous
parler sans détour. S'il m'eût aimée, je crois qu'il me l'eût dit avec
la certitude de ne pas m'offenser et de ne pas perdre mon amitié: il m'a
dit, au contraire, qu'il ne voulait ni connaître l'amour ni engager sa
vie. Donc, je suis bien tranquille sur son compte.

HENRI. Alors... s'il vous eût aimée, vous ne l'auriez pas repoussé?

MARIE. Je lui aurais dit: «Restons frère et soeur.»

HENRI. Voilà tout?

MARIE. Voilà tout.

HENRI. Pourquoi, cela?

MARIE. Comment, pourquoi?

HENRI. Oui, pourquoi? Il n'est pas encore l'homme qu'il doit être; mais
l'inclination ne se commande pas, et vous pourriez avoir rêvé d'associer
votre avenir au sien. Sa figure, est agréable, ses manières sont
naturellement distinguées. Tout son être délicat et harmonieux semble
trahir une naissance mystérieuse...

MARIE, souriant. Ah! voilà le gentilhomme qui reparaît malgré lui! Vous
croyez que, s'il y a une étincellée de noblesse naturelle dans notre
caste, c'est qu'une goutte de sang patricien est tombée dans nos veines!

HENRI. Non, je ne crois pas cela, car je supposerais plutôt que cet
enfant abandonné était le fils de quelque artiste ou de quelque savant.
S'il n'est qu'un paysan, peu importe d'ailleurs; il y a de jeunes
Bretonnes qui ressemblent à des vierges du Corrége, et ces pays agrestes
que baigne l'Océan terrible et splendide produisent des types
horriblement sauvages ou singulièrement poétiques. Son intelligence vous
confond, c'est vous qui le dites; son coeur est grand aussi, je lui
rends justice, j'en sais quelque chose!... Enfin...

MARIE. Enfin vous voulez que je l'aime?

HENRI, agité. Moi?... Eh bien, voyons, supposons que je le désire!...

MARIE. Je ne pourrais pas vous satisfaire.

HENRI, lui prenant la main. Vous ne voulez pas me dire pourquoi?

MARIE, rougissant et retirant sa main. Non.

HENRI. C'est un autre que vous aimez?

MARIE, essayant d'être gaie. Je ne suis pas forcée de vous répondre,
n'est-ce pas?

HENRI. Vous souriez avec des yeux pleins de larmes! Marie, chère Marie!
est-ce qu'il ne vous aime pas, celui que vous préférez?

MARIE, se levant. Je ne sais pas... Je ne crois pas... c'est-à-dire je
ne veux pas! Je n'ai ni le temps ni le droit de vouloir être aimée. Il
faut combattre la misère par un travail assidu et se tenir prêt à tout
sacrifier dans ce temps de malheur... Le moyen de rendre quelqu'un
heureux et d'élever une famille quand on a tant de peine à traverser la
vie avec dignité pour son propre compte? Les gens sans coeur et sans
conscience s'étourdissent et cherchent le plaisir sans lendemain.--Moi,
je ne saurais, je suis restée femme par le respect de moi-même. Je ne
comprendrais l'affection qu'avec la durée, et la maternité qu'avec la
sécurité. En voyant ces pauvres Vendéennes promener, c'est-à-dire
traîner leur grossesse ou leurs nourrissons à travers la bataille et la
déroute, je plaignais ces innocents, et je trouvais presque criminel
l'insouciant, l'égoïste amour qui les avait créés!--Vous voyez! je ne
vous parle pas comme devrait le faire une jeune fille; c'est qu'on n'a
plus, hélas! la coquetterie de la pudeur. Il n'y a plus de jeunesse,
plus de douce innocence: les grâces ont pris la cuirasse de Minerve. Il
faut renoncer à tout ce qui faisait l'ornement et le charme de la vie,
et se résigner à n'être qu'une soeur de charité dans ce grand hôpital
d'âmes meurtries ou égarées qui est la société présente!

HENRI. Vous avez raison, Marie! Il faut rester l'héroïne de dévouement,
la sainte que vous êtes; mais tout ceci ne peut durer qu'un temps
limité, tout se ranime et refleurit vite sur le sol béni de la France.
La guerre ardente va y ramener la paix durable. L'homme ne peut pas
s'habituer à vivre sans famille et sans bonheur domestique. Dans un an
ou deux peut-être, ce qui est impossible aujourd'hui sera facile. Déjà
nous avons la victoire éclatante au dehors, le patriotisme doit
triompher au dedans. Douter de cela, c'est douter de la grandeur de la
patrie, et vous et moi, en dépit des horreurs que nous avons vues, nous
n'en avons jamais douté. L'avenir nous tiendra-t-il compte de l'effort
suprême qu'il nous a fallu faire pour garder la foi? N'importe,
gardons-la passionnément, et croyons à l'amour comme à la couronne qui
nous est due.--Eh bien, nous attendrons... Pour moi, la confiance m'est
revenue depuis que je vous ai miraculeusement arrachée à la prison...
Ah! j'ai passé ici des heures bien douces! J'y ai souffert aussi, car, à
mesure que votre beauté reprenait son éclat, je voyais bien qu'une
transformation rapide se faisait dans votre âme. Vous aviez de soudaines
rougeurs, d'involontaires tressaillements. Je vous surprenais, vous si
active et si laborieuse, plongée dans la rêverie ou brisée par
l'émotion. «Elle aime, me disais-je, et ce ne peut être que moi ou
Cadio!... Comment le savoir? oserai-je jamais l'interroger? Elle sera
sincère et d'une loyauté inébranlable; sa réponse sera l'arrêt de mon
désespoir ou l'essor de mon bonheur... J'aime mieux douter encore...» Et
j'aurais encore attendu; mais je pars demain, Marie!

MARIE, éperdue. Ne partez pas!

HENRI, à ses pieds. Non, je resterai si tu m'aimes!

MARIE, pleurant. Ah! je suis folle, et nous sommes des enfants! Il faut
que vous partiez, c'est l'honneur qui le commande, c'est le devoir. Il
n'y aura peut-être plus ici de dangers ni de malheurs, et votre fierté
ne doit pas attendre. Là-bas, nos frontières sont toujours menacées et
vos frères se battent. Si je vous empêchais d'y courir, vous souffririez
bien vite, et vous me reprocheriez bientôt d'avoir entravé votre
carrière et amolli votre courage. Je rougirais de moi, et ce lien sacré
qui est entre nous, l'amour de la patrie, serait relâché et terni par ma
faiblesse. Allez, Henri, allez.--Je ne vous reverrai peut-être jamais!
Je vous envoie peut-être à une glorieuse mort! Vous emportez mon coeur
et ma vie, emportez donc aussi la promesse que je vous fais ici de vous
pleurer éternellement si je vous perds et de ne jamais appartenir à un
autre!

HENRI. Merci, Marie, je t'adore! Tu es grande comme la vertu, tu es pour
moi l'âme de la France, l'ange de la Révolution! Oui, le devoir,--non
pas avant l'amour, mais à cause de l'amour! Je t'appartiens, Marie, et,
si tu me disais d'être lâche, je le serais peut-être; mais je sens
qu'avec toi je ne peux pas le devenir. Tu es mon courage et ma lumière.
Il n'est pas de grandeur sublime dont je ne sois capable avec une
compagne telle que toi. Oui, je le sens, je m'élèverai au-dessus de la
nature, je ferai des prodiges de dévouement, j'aurai la vie la plus pure
et la meilleure conscience, je n'aimerai que toi seule. Le serment que
tu me fais, je veux te le faire; je jure de rapporter à tes pieds un
coeur sans défaillance et un amour sans souillure.

MARIE. Mon Dieu, que vous êtes bon! que nous sommes heureux!

HENRI. Oui, nous sommes heureux! un calme divin descend en nous... Ah!
regarde, la nature s'illumine et rayonne; toutes les splendeurs du ciel
se déroulent dans ces nuages d'or qui courent sur nos têtes. Les bois
exhalent des parfums exquis, le ruisseau chante des mélodies célestes.
C'est la première fois que la campagne est ainsi, n'est-ce pas? Tout
était mort, ravagé, souillé. La terre avait bu trop de sang,--le sel des
pleurs l'avait stérilisée,--ou, si elle verdissait et fleurissait
encore, nous n'en savions rien. Nous n'avions pas le temps de la
regarder, ou nous n'étions plus assez purs pour la comprendre.
Aujourd'hui, tout s'est ranimé en nous et autour de nous; aujourd'hui,
c'est fête, c'est l'été, c'est la vie! c'est le règne éternel de la
beauté salué par toutes les créatures. Ah! oui, nous sommes heureux, et
ce moment résume des siècles de repos et de délices; c'est un rêve du
ciel qui rachète des années de douleur et de fatigue!

MARIE. Oui, je le sens aussi, il y a de ces moments où tout ce que l'on
a souffert, tout ce que l'on doit souffrir encore n'est plus rien. C'est
comme un compte à part dont on s'occupera quand on y sera forcé. En
attendant, on dépense toute son âme dans une sainte ivresse. Oh! que
c'est bon et beau de s'estimer l'un l'autre jusqu'à l'adoration!
Qu'importe après cela que les hommes nous accusent, nous proscrivent ou
nous tuent? Ce n'est pas leur faute s'ils ne comprennent pas
l'innocence! Ils seront bien assez punis, puisqu'ils ne connaîtront pas
les joies divines que savourent les coeurs purs.--Je me souviens en ce
moment d'un homme qui trouvait dans son désespoir la force de braver le
ciel... Il osait dire que la mort n'était douce qu'à celui qui avait
satisfait ses passions. Il mentait, n'est-ce pas? la mort n'est douce
qu'à celui qui les a vaincues pour faire de son âme le sanctuaire d'un
grand amour?

HENRI. Arrière les sophismes de ces libertins sans coeur qui s'arrogent
l'impunité parce qu'ils savent braver la mort! Moi, je sens qu'on peut
la bénir quand on se sent digne de retrouver au delà de ce monde, dans
la grande patrie qui réunira tous les justes, l'être qu'on a chéri
uniquement et saintement respecté sur la terre!

MARIE, tressaillant. Voilà Cadio prêt à partir. Il vous attend.

HENRI. Déjà, mon Dieu!

MARIE. Henri, chaque moment qui va s'écouler, chaque pas que vous allez
faire nous rapprochera du bonheur, et mériter le bonheur, c'est le
posséder déjà.

HENRI. Allons, je partirai sans faiblesse! je vais vivre du souvenir de
cette heure enchantée!--Adieu, Marie! laisse-moi baiser l'écorce de cet
arbre qui a entendu nos serments et abrité notre joie; je voudrais
remercier et bénir de même toutes les herbes et toutes les fleurs de ce
lieu charmant pour t'y faire retrouver partout la trace de mes lèvres et
les parfums d'un amour digne de toi!




SEPTIÈME PARTIE




PREMIER TABLEAU

12 septembre 1794.--Au château de la Rochebrûlée, bâti sur une crête
rocheuse entre les marais salants, au midi de la Loire.



SCÈNE PREMIÈRE.--SAINT-GUELTAS, LOUISE, dans un petit salon qui fait
partie de l'appartement de Louise et de sa tante. (Louise est assise
dans l'embrasure d'une fenêtre et regarde la mer. Saint-Gueltas entre.)


SAINT-GUELTAS. Eh bien, ma chère, vous ne songez pas à vous habiller?

LOUISE, sortant comme d'un rêve. Ah! pardon... j'oubliais... Est-ce que
l'heure est venue? le prêtre est arrivé?

SAINT-GUELTAS. Pas encore, il ne viendra qu'à dix heures, et il fait à
peine nuit. Vous avez encore le temps de réfléchir et de prier, si le
coeur vous en dit; mais ne feriez-vous pas mieux de descendre au salon
et de vous distraire? Il y a déjà nombreuse compagnie.

LOUISE, préoccupée. Ah! vraiment! Qui donc?

SAINT-GUELTAS. Tous nos voisins et amis, beaucoup de dames endimanchées
à l'ancienne mode: vous allez y voir reparaître la poudre et les
paniers. Les hommes sont mieux dans leur simple costume de partisans. On
joue, on rit, on boit... un peu trop peut-être! Enfin, puisque la
Convention nous fait ces loisirs, il n'y a pas grand mal à en profiter.

LOUISE. Si vous le permettez, je ne descendrai qu'au moment de me rendre
à l'église.

SAINT-GUELTAS. Vous aller rêver ou pleurer seule à cette fenêtre, pour
paraître pâle et les yeux meurtris, comme une victime qui se fait
traîner à l'autel?

LOUISE. Que vous font mes larmes? Est-ce que vous avez le temps de vous
en occuper?

SAINT-GUELTAS. Vous voyez que je sais le prendre, puisque me voilà
roucoulant près de vous, tandis que les plus graves intérêts se
débattent chez moi. Vous saurez que trois personnages de votre
connaissance nous sont arrivés mystérieusement d'Angleterre de la part
des princes: c'est le marquis de la Rive et votre ancien ami le baron de
Raboisson, avec un ancien aumônier de l'ancienne grande armée, celui
qu'on appelait M. Sapience. Voyons! cela ne vous intéresse pas? Vous ne
voulez pas suivre l'exemple des femmes d'esprit et de courage qui
servent maintenant d'intermédiaires à nos combinaisons politiques? Vous
avez tort!

LOUISE. Vous estimez ces femmes pour qui la politique est un prétexte et
la galanterie un but?

SAINT-GUELTAS. Il serait plus juste de dire que c'est la galanterie qui
est le moyen et la politique le but, par conséquent l'absolution. Vous
vous obstinez dans des principes farouches qui ne mènent à rien d'utile,
ma chère amie!

LOUISE. Hélas! je le sais. Je ne suis pas la compagne qu'il vous
faudrait et que vous aviez rêvée.

SAINT-GUELTAS. Je ne vous fais pas de reproches, c'est vous qui vous en
faites. Vous sentez bien que cette austérité n'est pas trop de saison
dans la circonstance. Allons! il faut vous en départir un peu. Votre
parente, madame de Roseray, est au salon, belle comme un astre, habillée
à la romaine ou à la grecque. C'est un peu révolutionnaire, un peu
décolleté, cela scandalise; mais c'est charmant.

LOUISE. Madame de Roseray, votre ancienne maîtresse?

SAINT-GUELTAS. Qui diable vous a conté ça?

LOUISE. On me l'a dit.

SAINT-GUELTAS. On s'est moqué de vous, ma chère! Mais supposons que
j'aie été, comme on le prétend, comblé des faveurs de toutes les jolies
femmes que vous verrez chez moi, est-ce un sujet de tristesse et
d'inquiétude?

LOUISE. C'est un sujet d'humiliation.

SAINT-GUELTAS. Ah! permettez! Si m'appartenir est une honte, vous avez
raison: rougissez et baissez les yeux, ma belle maîtresse!... Mais, si,
comme vous l'avez pensé dans une heure d'enthousiasme, c'est une gloire
de détrôner de nombreuses rivales, prenez votre situation comme un
triomphe. Est-ce que je ne m'y prête pas courtoisement en vous jurant
fidélité par-devant le prêtre?

LOUISE. Ah! vous regrettez votre parole; vous ne m'aimez déjà plus!

SAINT-GUELTAS. M'aimez-vous réellement, vous qui êtes si injuste? Si je
ne vous aimais plus, je vous aurais laissée mourir, comme vous y étiez
décidée. Vous avez pris les grands moyens pour vous assurer de moi. Vous
l'emportez; je me soumets, au risque d'être moins fier et moins heureux
que je ne l'étais en vous chérissant librement et en me croyant aimé
pour moi-même. Je me trompais, hélas! vous mettiez votre réputation
au-dessus de mon bonheur, et ce qui passait dans votre esprit avant la
passion, c'était le mariage! Vous avez pleuré avec frénésie ce que vous
appelez votre faiblesse et votre honte, ce que j'appelais, moi, votre
grandeur et votre force. Nous ne nous entendions pas; mais je fais votre
volonté. Pourquoi n'êtes-vous pas fière et joyeuse?

LOUISE. Saint-Gueltas, j'ai la mort dans l'âme, et vos paroles répondent
avec une cruelle franchise à mes terreurs! Vous allez me haïr, vous me
haïssez déjà! N'importe, je dois tout accepter pour assurer le sort d'un
être qui m'est déjà plus cher que moi-même. Qu'il vive, et que je meure
après! Il ne maudira pas la mère qui se sera sacrifiée pour ne pas
donner le jour à un bâtard! Eh bien, vous pâlissez?

SAINT-GUELTAS, effrayé. Louise, que dites-vous? Est-ce vrai, mon Dieu,
ce que vous dites-la? Vous croyez...?

LOUISE. Je voulais ne vous annoncer ce bonheur qu'au sortir de l'église,
pour vous récompenser d'avoir fait votre devoir envers moi. Devant vos
reproches et vos menaces, il faut bien que je vous dise: Épargnez-moi!
ayez pitié de votre enfant!

SAINT-GUELTAS, à ses genoux, avec effort. Pardon, Louise, pardon! Je
t'adore et je te bénis! oublie que j'ai douté de ton amour, et ne vois
que l'excès du mien dans ce doute injuste! Allons, reprends courage, ma
pauvre amie, essuie tes larmes; voilà ta tante qui vient t'habiller...
(Roxane est entrée par la porte de gauche en grande toilette.) Venez,
chère belle-tante! vous êtes splendide! faites que Louise soit adorable;
arrangez-la, dites-lui d'être confiante! Je suis heureux, je l'aime de
toute mon âme! (Il baise la main de Louise et sort par le fond.)



SCÈNE II.--ROXANE, LOUISE.


LOUISE, (à part, désespérée.) Il ment!

ROXANE. Eh bien, tout va pour le mieux, chère enfant, puisque voilà nos
petites querelles finies.

LOUISE. Nos petites querelles! Ah! chère tante, que vous comprenez peu
ce qui se passe entre nous!

ROXANE. Si fait, si fait! je sais tout...

LOUISE, effrayée. Vous savez?...

ROXANE. Je sais que tu es jalouse de notre cousine de Roseray. Bah! il
faut savoir pardonner le passé. C'est une personne qui a fait parler
d'elle, mais c'est une maîtresse femme, qui rend de grands services à
notre cause et qui est l'âme de tous les complots. Il faut lui faire bon
visage et ne pas croire... Bah! Saint-Gueltas est galant, il en conte à
toutes les femmes sans que cela tire à conséquence. Si j'avais voulu me
persuader qu'il voulait m'entraîner à quelque sottise, il n'eût tenu
qu'à moi, car il dit parfois des choses;... mais il faut rire de cela!
Je pense que tu ne seras pas jalouse de moi?

LOUISE, qui l'écoute à peine. Non, ma tante.

ROXANE. Alors, réjouis-toi, et fais-toi belle. Sais-tu que tu es
très-pâle et toute défaite depuis quelques jours? Mets un peu de fard,
crois-moi; c'est très-nécessaire à tout âge.--Je vais sonner ta femme de
chambre.

LOUISE, la retenant. Pas encore! je me sens mal. Laissez-moi respirer,
on étouffe ici! (Elle ouvre la porte vitrée, qui donne sur le balcon.)

ROXANE. Moi, je trouve qu'on y gèle en plein été avec ce vent du nord.
Ah! ton royaume ne sera pas gai, ma pauvre Louise! Ce château est un
navire échoué sur un écueil; c'est pour cela qu'il ne faut pas empêcher
le marquis d'y recevoir joyeuse compagnie. C'est un peu mêlé, j'ai donné
un coup d'oeil au salon tout à l'heure, il y a de tout; mais, en temps
d'insurrection, il faut tolérer bien des choses.--Tu ne m'écoutes pas?

LOUISE. Si fait! vous disiez que l'endroit est triste? Il est effrayant!

ROXANE. Oh! effrayant! ne parle pas de ça! Il y revient certainement!...
Heureusement, ce soir, il y aura du bruit, de la gaieté; mais, la nuit
dernière... Ah! je ne veux pas te le dire, tu prendrais peur aussi.

LOUISE. Peur?--Non, ma tante, je ne crois pas aux revenants, moi!

ROXANE. Tu es bien heureuse de n'en avoir jamais vu! moi... Mais je
ferai aussi bien de garder ça pour moi.

LOUISE. Dites tout ce que vous voudrez. Je n'y crois pas.

ROXANE. Comme tu voudras; mais je ne manque pas de courage et je ne suis
pas visionnaire. J'ai vu l'autre nuit la femme blanche, passer sur ce
balcon au clair de la lune. Elle était horrible, décharnée, des yeux
égarés, des cheveux gris flottant au vent, et elle riait;... c'était
affreux! un vrai cri de mouette dans la tempête! Un petit démon à tête
de singe marchait derrière elle, tenant sa robe déguenillée... Mais tu
ne vois pas ces choses-là, toi... Quand on rêve d'amour et de bonheur...
Où vas-tu?

LOUISE, qui se dirige vers sa chambre. Je vais m'habiller, il est temps.

ROXANE. Sonne donc la Korigane! il n'y a pas de lumière, et on ne voit
pas ce qu'on fait.

LOUISE. Elle est là, je l'entends. (Elle ouvre la porte, fait un pas
dans l'autre chambre, qui est éclairée, revient on jetant un cri
d'épouvante, et reste immobile sur le seuil.)

ROXANE. Qu'est-ce que tu as?

LOUISE, rentrant et fermant la porte brusquement. Rien probablement! une
vision, un rêve! C'était horrible. (Elle se laisse tomber sur un siége.)

ROXANE. Horrible, quoi? La dame blanche? tu l'as vue?

LOUISE. Un spectre livide, repoussant,... avec mon voile et ma couronne
de mariée sur des cheveux gris et sur des haillons sordides,
l'épouvante, la mort! avec mes diamants et mon bouquet sur sa poitrine
de squelette! Et cela grimaçait en riant devant la glace.--Ah! cette
hallucination est un pressentiment, un avertissement peut-être. Ce
spectre, c'est ma propre image, c'est le fantôme de ce que je serai pour
avoir connu le funeste amour de Saint-Gueltas!

ROXANE, tremblante. Louise, voyons, tu as eu peur, c'est ma faute, c'est
parce que je t'ai parlé de la dame blanche! C'est la Korigane qui est
là, je parie, et qui a eu la fantaisie d'essayer ta toilette. Elle est
si hardie et si fantasque!

LOUISE. Oui! cela doit être; je veux m'en assurer.

(Roxane, effrayée, recule au fond du salon. Louise va ouvrir avec
résolution la porte de sa chambre, et regarde comme pétrifiée.)

LOUISE. Ah! je n'avais pas tout vu! Il y a un enfant mort étendu sur le
sofa! Non, il se lève, mais c'est un cadavre qui marche! Il paraît
insensé comme sa mère... et il ressemble à... Oui, c'est cela! La vision
se complète, cette misérable, cette folle, ce sera moi, et cet enfant
mourant ou idiot, ce sera le mien!

ROXANE, se cachant la figure. Ton enfant? quel enfant? qu'est-ce que tu
dis? Ah! tu es malade, tu rêves...

LOUISE. Voyez vous-même! Si vous ne voyez rien, c'est que je suis folle
en effet! Ayez le courage de regarder. Tenez, ils viennent, ils
marchent, ils entrent ici. (Les deux spectres que Louise vient de
décrire s'avancent en se tenant par la main et en riant d'une manière
fantasque. Ils traversent le salon et sortent par la porte vitrée qui
donne sur le balcon. Louise s'évanouit. Roxane se pend à la sonnette en
criant au secours.)



SCÈNE III.--Les Mêmes, LA KORIGANE, qui a tardé à venir et qui entre par
la chambre de Louise. Elle est pâle, essoufflée vêtue d'un riche costume
breton.



ROXANE. Ah! j'en étais bien sûre, que c'était toi... Sotte que tu es, tu
nous as fait une peur...

LA KORIGANE. Oui, oui, c'était moi, mademoiselle Louise! Remettez-vous.
C'était moi!...

LOUISE, égarée. Toi?... Mais l'enfant...

ROXANE. Il y avait un enfant? tu es sûre? Je n'ai rien vu, moi; j'ai
fermé les yeux.

LA KORIGANE, à Louise. C'est des rêves que vous avez. Ah! vous avez peur
ici... Vous ne vous y plaisez pas!

LOUISE. Où est ma toilette de mariée?

LA KORIGANE. Là, dans votre chambre, tout est en ordre; mais,
croyez-moi, remettez le mariage à un autre jour, vous n'êtes pas bien.

LOUISE. C'est impossible, ma pauvre fille!

LA KORIGANE, se mettant à ses genoux. Mademoiselle Louise... vous n'avez
pas de confiance en moi, je sais bien!

LOUISE. Pourquoi me dis-tu cela?

LA KORIGANE. Dites ce que vous pensez, vous! Vous me croyez méchante?

LOUISE. Je ne sais plus; tu me montres tant d'attachement, tu es si
dévouée!... Il faut bien que tu sois bonne, puisque tu sais aimer!

LA KORIGANE. Ah! tenez, quand vous me parlez comme ça, je me sens
capable de tout pour vous servir. Vous êtes malheureuse... Je le suis
plus que vous, allez!

LOUISE. Pourquoi es-tu malheureuse?

LA KORIGANE. Voilà ce que je ne peux pas dire, vous ne comprendriez pas!
Mais répondez-moi, vous voulez épouser le maître absolument?

LOUISE. Il le faut.

LA KORIGANE. Et si c'était la fin de son amour, à lui? Tout ce qui lui
est commandé, il le déteste!

LOUISE, avec énergie. N'importe,, il le faut! Viens m'habiller. (Elle
sort avec la Korigane.)



SCÈNE IV.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON, ROXANE.


ROXANE, (troublée.) Quel plaisir de vous revoir, cher baron!

RABOISSON, lui baisant la main. Vous me dites cela d'un air bouleversé;
qu'y a-t-il?

SAINT-GUELTAS. Et Louise, où est-elle? encore à sa toilette?.

ROXANE. Je vais lui dire de se dépêcher. (A Raboisson.) Elle sera
joyeuse de vous serrer la main. (Elle sort.)

RABOISSON. Elle a l'oeil effaré, la belle tante! Serait-elle jalouse du
bonheur de sa nièce?

SAINT-GUELTAS. Non, elle me déteste à présent.

RABOISSON. Mon cher, tu ne me dis pas tout! Tes amours sont traversées
de quelque gros nuage.

SAINT-GUELTAS. Louise est souffrante, capricieuse... Elle me reprochera
toujours de lui avoir caché la mort de son père pour l'amener ici.

RABOISSON. Elle a raison!

SAINT-GUELTAS, avec impatience. Enfin tu exiges ce mariage? c'est ton
idée fixe?

RABOISSON. C'est mon ultimatum. N'as-tu donc pas compris mes lettres de
Londres? Ce n'est pas seulement par un sentiment de délicatesse envers
la famille de Sauvières que j'insiste, il y va de ton avenir.

SAINT-GUELTAS, inquiet. Parle plus bas; elles sont là...

RABOISSON. Parlons bas certes, mais parlons net. L'envoyé de Londres que
je t'amène est un dévot rigide: une fille de grande maison, comme
Louise, séduite et abandonnée, serait entre toi et la faveur des princes
un obstacle invincible.

SAINT-GUELTAS. Ils sont donc gouvernés par des cagots et des vieilles
femmes? Parbleu! il sied bien à l'un, qui n'est pas plus croyant que
nous, à l'autre, qui a vécu autant que nous dans les plaisirs, de faire
à ce point les renchéris! Ils me préfèrent M. de Charette, qui, pour son
compte...

RABOISSON. Laissons Charette en repos, c'est un utile serviteur; mais tu
peux l'emporter sur lui précisément en évitant les scandales qu'on lui
reproche. Tu as ici un ennemi dangereux, l'abbé Sapience, qui approche
sinon la personne des princes, du moins leur entourage. Paralyse ses
mauvais desseins en conduisant mademoiselle de Sauvières à l'autel.

SAINT-GUELTAS. Et tu réponds de mon succès? Je serai le chef suprême et
absolu de l'insurrection?

RABOISSON. Je ne peux répondre de rien, mais j'ai foi au succès.

SAINT-GUELTAS. Allons, c'est décidé! (A la Korigane, qui entre.) Ces
dames sont prêtes?

LA KORIGANE. Oui, maître, les voilà. (Bas.) Moi, j'ai à te parler. Vite!
(Saint-Gueltas sort sur le palier avec la Korigane.)

SAINT-GUELTAS. Qu'est-ce qu'il y a?

LA KORIGANE. Un grand malheur! Retarde ton mariage.

SAINT-GUELTAS. Impossible!

LA KORIGANE. La folle est ici.

SAINT-GUELTAS, se tordant les mains. La folle? elle est vivante? Et
l'enfant?...

LA KORIGANE. L'enfant est avec elle. Un paysan de Marande, qui les avait
cachés, vient de les ramener ici. Tirefeuille les a reçus et enfermés
dans le guettoir; mais...

SAINT-GUELTAS. Est-ce qu'ils parlent? est-ce qu'ils se souviennent?

LA KORIGANE. L'enfant, non; mais la mère se reconnaît. Elle s'échappe,
elle rôde, elle est entrée là tout à l'heure...

SAINT-GUELTAS. Louise l'a vue?

LA KORIGANE. Oui, elle a cru rêver. Elle n'a pas compris...

SAINT-GUELTAS. Je vais aviser, suis-moi!... Ah! c'est trop de malheur
aussi!




DEUXIÈME TABLEAU

Dans le salon rempli de monde, brillant de lumières et orné de fleurs.



SCÈNE UNIQUE.--LA COMTESSE DE ROSERAY, LE BARON DE RABOISSON,
l'Émissaire des Princes, L'ABBÉ SAPIENCE, se tiennent dans la profonde
embrasure d'une croisée pendant que les autres invités causent avec
animation dans le salon et la salle des gardes contiguë.--A la fin,
SAINT-GUELTAS et LOUISE.


LA COMTESSE, (à Raboisson.) Vous avez bien tort de faire ce mariage, mon
cher! un homme marié n'est plus que la moitié d'un chef et le quart d'un
conspirateur.

RABOISSON. Saint-Gueltas vaut dix hommes; qu'il perde les trois quarts
de son énergie, il lui en restera plus qu'à tout autre. D'ailleurs,
est-ce qu'il n'en a pas dépensé avec les belles bien plus qu'il ne s'en
dépense dans le mariage?

LA COMTESSE. Avec les belles, comme vous dites, il n'a eu que du
plaisir, et cela entretient l'énergie. Dans le mariage, il n'y a que des
peines, il est payé pour le savoir!

L'ÉMISSAIRE. Sa première femme était pourtant fort bien née, m'a-t-on
dit?

RABOISSON. Elle était plus âgée que lui et très-faible d'esprit.

LA COMTESSE. Bah! elle n'est pas la seule qui lui ait donné un enfant
idiot! C'est une particularité assez plaisante dans la vie de
Saint-Gueltas: tous ses bâtards sont nés contrefaits, imbéciles ou
affectés d'un vice du sang. On n'a jamais pu en élever un seul.

RABOISSON, d'un air ingénu. A propos d'enfants, monsieur votre fils se
porte bien?

LA COMTESSE, d'un air dégagé. On ne peut mieux. (Bas.) Impertinent, vous
me payerez cela.

L'ÉMISSAIRE. Depuis quand donc le marquis est-il veuf?

RABOISSON. Depuis deux ans.

L'ABBÉ SAPIENCE. Je crois qu'on n'en sait rien.

RABOISSON. Pardon, monsieur l'abbé, personne n'ignore que la marquise
était avec son fils au château de Morande quand les républicains l'ont
surpris et brûlé.

L'ABBÉ. Je sais que la mère et l'enfant ont disparu à ce moment-là; mais
j'imagine que le marquis produira quelque preuve de leur mort?

RABOISSON. Cela regarde le prêtre qui va consacrer le nouveau mariage.
Vous pensez bien qu'il s'est mis en règle.

L'ABBÉ. S'il avait négligé ce soin, il faudrait l'avertir si vous
souhaitez que le mariage soit valide!

LA COMTESSE, bas, à Raboisson. Est-ce qu'il y a quelque doute à cet
égard?

RABOISSON. Aucun que je sache; mais l'abbé est vendu à M. de Charette,
et il a tout fait pour desservir Saint-Gueltas auprès de l'émissaire des
princes. Il faudrait empêcher cela.

LA COMTESSE. Je m'en charge.

RABOISSON. Vos beaux yeux peuvent charmer les serpents comme les lions.

LA COMTESSE. Les beaux yeux d'un évêché seront plus puissants encore.
Mon oncle le cardinal ratifiera mes promesses. Quant au mariage de
Saint-Gueltas, je le blâme absolument; mais, s'il le faut pour qu'on lui
rende justice...

RABOISSON. Il le faut, je vous jure.

LA COMTESSE. Alors, c'est que mademoiselle de Sauvières... (Elle rit.)

RABOISSON. Non; mais je ne veux pas que pareille chose lui arrive.

LA COMTESSE. Vous ne me persuaderez pas qu'elle ait passé un an près de
lui, courant par monts et par vaux, et vivant ensuite sous son toit,
sans que sa vertu ait reçu quelque atteinte.

RABOISSON. Sa tante ne l'a pas quittée.

LA COMTESSE. Excepté pendant les longues heures qu'elle passe à épiler
ses cheveux blancs et à plâtrer sa figure.

RABOISSON. Voyons, n'abusez pas de vos avantages contre les autres
femmes. Vieilles ou jeunes, toutes disparaissent comme de pâles étoiles
dans le rayonnement de votre soleil. Soyez généreuse. Je ne vous dirai
pas de ne pas rendre Saint-Gueltas infidèle à sa jeune compagne. Il
suffit qu'on vous regarde pour être pris ou repris de la belle manière;
mais conduisez-vous comme une grande reine des coeurs que vous êtes.
Protégez la faiblesse et mettez du coton au bout de vos flèches. Si le
comte de Roseray eût voulu avoir l'esprit de mourir à temps, certes vous
étiez la seule femme digne de seconder le futur lieutenant général; mais
il s'obstine à vivre, le fâcheux, et mademoiselle de Sauvières est une
personne si romanesque, pour ne pas dire si niaise dans ses opinions,
que vous saurez diriger le marquis sans qu'elle s'en aperçoive. Elle
déteste les Anglais et n'aime guère les émigrés; vous vaincrez aisément
les préjugés qu'elle pourrait entretenir dans l'esprit de son mari.

LA COMTESSE. Allons, je vois qu'en qualité d'émigré vous-même, vous avez
besoin de moi. Je serai bonne femme, je vous le promets! (Entre
Saint-Gueltas, tenant Louise par la main. Elle est vêtue en mariée.
Roxane les suit.)

SAINT-GUELTAS. Mesdames, permettez-moi de vous présenter celle qui sera
dans un quart d'heure la marquise de la Rochebrûlée. (Il la conduit
d'abord à la comtesse, qui lui tend la main; Louise lui donne la sienne
avec effroi. Saint-Gueltas s'adressant aux hommes qui se rapprochent de
lui.) Messieurs, souffrez que je vous présente à ma fiancée.

LA COMTESSE, à Raboisson pendant que Saint-Gueltas présente à Louise
l'émissaire des princes et ceux des autres invités qu'elle ne connaît
point. Dites-lui de changer de voile, le sien est déchiré. Voyez, à
l'épaule, c'est de mauvais présage en temps de guerre!

RABOISSON. Bah! c'est la fille de chambre en lui mettant les épingles;
mieux vaut qu'elle ne s'en aperçoive pas.

LA COMTESSE. Et puis il y a peut-être du danger à déranger les longs
plis qui cachent sa taille!

RABOISSON. Méchante que vous êtes!

SAINT-GUELTAS. Tout est prêt; rendons-nous à la chapelle. (Il invite
l'émissaire à offrir la main à la mariée et va présenter la sienne à la
comtesse, comme à la personne la plus considérable de la réunion.)

LA COMTESSE, bas. Ah! vous me faites les grands honneurs, infidèle?
C'est pour me consoler!

SAINT-GUELTAS. Consolez-moi, vous, car je suis éperdu d'amour pour vous
depuis ce soir.

LA COMTESSE. Alors, vous ne m'aviez pas encore aimée?

SAINT-GUELTAS. Ma foi, non; je commence!

LA COMTESSE. Ce n'est pas vrai, mais c'est aimable. J'ai à vous parler
après la cérémonie.




TROISIÈME TABLEAU

Au bord de la mer, sur un escalier taillé dans le roc, qui descend en
rampe la falaise à pic jusqu'à une petite construction soudée à son
flanc.



SCÈNE UNIQUE.--LA KORIGANE, TIREFEUILLE, puis la Folle et son Enfant.


TIREFEUILLE, (montrant la construction.) Pas possible de les laisser dans
ce guettoir. La porte ne tient plus; ils s'échapperont encore. Il
faudrait les embarquer tout de suite.

LA KORIGANE. La mer est trop mauvaise ce soir.

TIREFEUILLE. Pourtant, le maître a dit de les conduire cette nuit à
Noirmoutier.

LA KORIGANE. Va prendre ses ordres. Dépêche-toi. (Tirefeuille monte
l'escalier. La Korigane le descend jusqu'au guettoir.) Ce qu'il faudrait
faire, il le désire. S'il ne le veut pas... Pourquoi ne le voudrait-il
pas? Il m'a déjà commandé le mal, et plus j'en faisais, plus il avait
d'estime pour mon courage. Il sera content après. Il est perdu sans
cela. La folle parle plus qu'il ne pense. Voilà les cloches qui
annoncent la fin. Il est marié. Si je ne me dévoue pas pour lui, il est
déshonoré, conspué, abandonné de tout le monde... Allons! que le crime
retombe sur ma vie et le péché sur mon âme! (Elle va ouvrir la cellule.)
Sortez, vous pouvez prendre le frais et vous promener.

LA FOLLE, sortant; l'enfant la suit. Ah! oui! le bal, le bal des
noces!... Je veux aller au bal! C'est moi la mariée!

LA KORIGANE, lui montrant le pied du rocher que longe une étroite bande
de sable. Par là. Descendez!

LA FOLLE, voulant monter l'escalier. Non, par ici!

LA KORIGANE, l'arrêtant. Je vous dis que non. Par ici, les portes sont
fermées. Voilà votre chemin.

LA FOLLE, qui descend. Il y a de l'eau... la marée monte.

LA KORIGANE. Mais non, vous rêvez! elle descend!

LA FOLLE. C'est bien vrai? Je ne sais plus, moi!

LA KORIGANE. Dépêchez-vous, on va danser sans vous.

LA FOLLE. Allons, allons!

LA KORIGANE. Vous oubliez votre fils.

LA FOLLE. Quel fils? Ah! oui! (Elle le tire par le bras; l'enfant a peur
et résiste.)

LA KORIGANE, à l'enfant. Allez donc, ou votre mère va vous laisser tout
seul.

LA FOLLE. Il ne veut pas venir, le méchant! Eh bien, reste, adieu!

L'ENFANT. Maman, maman!

LA FOLLE. Viens, mon amour, je te porterai! (Elle le prend dans ses bras
et disparaît en courant le long de la falaise.)

LA KORIGANE, qui a descendu derrière eux. Comme ça, tout ira bien, sans
que je m'en mêle,--la marée monte!... S'ils ne reviennent pas dans cinq
minutes... Comme le flot va lentement!... non, le voilà qui remplit le
sentier; il me gagne... Je vais remonter les marches en comptant...
Encore une de couverte, une autre... En voilà cinq, en voilà dix; dix
marches, c'est dix pieds.--Ah! qu'est-ce que j'entends? un cri, bien
sûr!--C'est le petit qui dit le seul mot qu'il sache, _maman_! Va,
pauvre malheureux, c'est elle qui te mène, ce n'est pas moi!...
Qu'est-ce que je vois de blanc là-bas? Elle surnage? Non, c'est une
lame... et ce n'est plus rien... Tout est dit, le brouillard et l'eau
ont tout fait; ils ne parleront pas... Je vais remonter auprès de la
mariée... l'arranger pour le bal... Mais qu'est-ce que j'ai, donc? je ne
peux pas marcher. Suis-je bête! j'en ai bien vu d'autres et j'ai bien
fait pire!--Mais, si le maître était fâché, s'il regrettait
l'enfant?--Bah! ce n'est pas son fils!... D'ailleurs, je lui ai pardonné
la mort de Cadio, moi! il faudra bien qu'il me pardonne... Cadio! si sa
pauvre âme voyait ce que je viens de faire!... Ah! j'ai peur! (Elle veut
remonter l'escalier et s'arrête hallucinée.) Il est là, je le vois!
Laisse-moi passer, Cadio! le flot monte toujours... Tu ne veux pas? tu
me parles? qu'est-ce que tu dis?... Je périrai comme j'ai fait périr? Il
me pousse... je tombe! (Elle se cramponne au rocher.) Non, non, c'était
un rêve! ce n'est pas lui, ce n'est rien! Est-ce que je deviens folle
aussi, moi? (Elle remonte l'escalier en courant.)




HUITIÈME PARTIE

Juillet 1795.--Au bourg de Carnac, dans une auberge rustique.--Une heure
du matin.



SCÈNE PREMIÈRE.--REBEC, JAVOTTE, dans une salle dont une porte donne sur
la cuisine, l'autre sur une chambre à coucher, une autre, avec guichet,
sur un escalier extérieur qui descend à une petite place.


JAVOTTE. Ah! vous voilà, ce n'est pas malheureux!

REBEC. Mauvaise nuit, Javotte! un temps magnifique, un clair de lune
désespérant! Tu ne t'es donc pas couchée?

JAVOTTE. Non, j'ai sommeillé là sur une chaise. J'étais inquiète de
vous... Vous vous ferez prendre avec vos manigances!

REBEC. Ah dame! il faut se hâter; il faut être en mesure de plier bagage
encore une fois. Il ne se passera peut-être pas trois jours avant que le
pays soit à feu et à sang.

JAVOTTE. Moi, je trouve qu'il y est déjà! Toutes ces bandes de chouans
qui battent la campagne font des horreurs, et il en arrive des quatre
coins du ciel. Et tous ces émigrés qui arpentent la plage comme des
cormorans! Et ces vaisseaux anglais dans la rade! si ça ne fait pas mal
au coeur de voir des choses pareilles! Pas possible que les
républicains, qui sont partis sans rien dire, ne reviennent pas un de
ces matins nous délivrer!

REBEC. Tais-toi, Javotte, tais-toi! ne te mêle pas de politique, ma
fille! Rien de plus pernicieux que d'avoir une opinion!

JAVOTTE. Oh! ma foi, tant pis! Je suis patriote, moi, et vous ne me
blanchirez point.

REBEC. De la prudence, te dis-je, de la prudence! Songe donc que je t'ai
tirée jusqu'à présent des plus grands dangers! Ah! certes, on voudrait
bien pouvoir dilater son âme dans le sentiment du plus pur patriotisme;
mais, quand il y va de notre existence et de notre argent, il faut avoir
le courage de se taire et l'héroïsme de se cacher. Ah ça! dis-moi,
est-il venu du monde, ce soir, pendant ma tournée?

JAVOTTE. Quelques paysans royalistes des environs sont encore venus
demander des habits et des armes.

REBEC. Tu n'as rien délivré, j'espère?

JAVOTTE. Non, ils n'avaient point de bons pour toucher. J'ai dit que
nous n'avions plus rien.

REBEC. Tu n'as guère menti. La nuit prochaine, j'emporterai ce qui nous
reste, et, quand on se battra, nous pourrons lâcher l'auberge.

JAVOTTE. Et si on y met le feu?

REBEC. Me crois-tu assez bête pour l'avoir payée?

JAVOTTE. Êtes-vous sûr que votre dépôt ne sera pas déniché?

REBEC. Parle plus bas. J'ai avisé à tout. Il ne faut pas mettre tous ses
oeufs dans le même panier! J'ai des cartouches et des souliers dans un
souterrain, un ancien tombeau sous la colline Saint-Michel, à deux pas
d'ici... J'ai des balles et de l'eau-de-vie dans trois villages de la
côte. J'ai du riz et des gibernes dans les ruines du couvent. J'ai...

JAVOTTE. Et, si les bleus trouvent tout ça, ils vous fusilleront comme
accapareur ou comme vendu aux Anglais!

REBEC. Laisse-moi donc tranquille! je suis plus fin qu'eux! Je les
conduirai moi-même à une de mes caches, ça me mettra à l'abri du soupçon
pour les autres.

JAVOTTE. En attendant, c'est un vol que vous faites aux royalistes!

REBEC. Oh! ma mie Javotte, dans des temps comme ceux-ci, il y a des mots
qui ne signifient plus rien. Qu'est-ce que c'est que ces armements et
ces approvisionnements que les Anglais et les insurgés distribuent aux
rebelles? Des instruments de guerre civile, n'est-ce pas? Tout bon
citoyen a le droit de s'en emparer pour les livrer à la nation; mais
tout service mérite sa récompense, et rien de plus légitime qu'une
modeste spéculation après les dangers que j'ai courus pour me procurer
ce butin incendiaire et prévaricateur! Ai-je sollicité la confiance des
chefs insurgés? Ne m'ont-ils pas requis, moi, mon cheval et ma
charrette, pour travailler à leurs convois et à leurs distributions?

JAVOTTE. Vous n'avez point été forcé, ce n'est pas à moi qu'il faut
conter des histoires! Vous n'êtes venu dans ce vilain pays faire
semblant de vous établir que parce que vous avez eu vent de l'expédition
et de ce qui s'ensuivrait.

REBEC. Javotte, tu faiblis! tu ne comprends pas,... tu n'es pas à la
hauteur de ma mission.

JAVOTTE. Votre mission? Qu'est-ce que c'est que ça?

REBEC. C'est le devoir de traverser les discordes civiles en faisant
fleurir les transactions commerciales au milieu de tous les périls et à
la faveur de tous les désordres. Je me flatte d'être sous ce rapport un
homme peu ordinaire et d'arriver bientôt à une position de fortune qui
m'assurera le bien-être et la considération... Mais écoute.... on marche
dans la rue, on vient sur la place,... on monte l'escalier de pierre,...
on frappe...--Qui va là?

VOIX AU DEHORS. Un voyageur, ouvrez!

REBEC, qui a regardé par le guichet, ouvre en disant: Entrez!



SCÈNE II.--Les Mêmes, RABOISSON.


RABOISSON. Bonjour, Rebec!

REBEC. Ah! citoyen baron, plus bas, je vous en supplie! je ne m'appelle
plus comme ça.

RABOISSON, riant. C'est vrai, c'est vrai! Lycurgue, je crois?

REBEC. Ah! miséricorde! encore moins! Ici, je suis Normand et je
m'appelle Latoupe.

RABOISSON. Va pour Latoupe; ça m'est égal! Je sais que tu es de nos
amis, puisque je t'ai vu travailler pour nous sur le rivage.

REBEC. Et moi, je vous avais bien reconnu hier sur un canot de l'escadre
anglaise; mais je n'ai pas osé vous parler. Et, sans être trop curieux,
vous...?

RABOISSON. Pas de questions sur la politique, mon cher! Ma confiance ne
pourrait que te compromettre, et je sais que, par état comme par
tempérament, tu dois ménager tout le monde. Dis-moi seulement si
quelqu'un est venu me demander ici cette nuit.

REBEC. Personne, monsieur le baron.

RABOISSON. Alors, j'attendrai chez toi. Sers-moi quelque chose, ce que
tu voudras.

REBEC. Je vais vous chercher du jambon délicieux.--Javotte, descends à
la cave et monte du meilleur. (Il sort, Javotte, le suit.)

RABOISSON marche avec impatience et va regarder par le guichet. Ah! le
voilà! il est exact au rendez-vous! (Il ouvre, Saint-Gueltas entre. Ils
se serrent la main en silence. Raboisson referme la porte au verrou.)



SCÈNE III.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON.


SAINT-GUELTAS. Est-ce que nous pouvons parler ici?

RABOISSON. Oui, l'aubergiste est des nôtres.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, parle; c'est à toi de m'instruire, puisque
j'arrive à ton appel.

RABOISSON. Diable! tu me vois embarrassé...

SAINT-GUELTAS. Il suffit, je comprends; on refuse mes services?

RABOISSON. On ne refuse jamais des services comme les tiens; mais...

SAINT-GUELTAS. Mais on veut les recevoir _gratis_?

RABOISSON. Les seuls bons services sont ceux qui ne se marchandent pas.
(A Rebec, qui ouvre la porte de la cuisine et qui apporte le déjeuner.)
Un peu plus tard, laisse-nous. (Il referme la porte de la cuisine et
revient vers Saint-Gueltas, qui frappe du pied avec fureur.) Eh bien,
voyons! As-tu si peu de philosophie, si peu de dévouement?

SAINT-GUELTAS, irrité. Ah! je t'admire, toi qui me prêches le
désintéressement après avoir excité mon ambition quand la tienne y
trouvait son compte! J'échoue, tu m'abandonnes, c'est dans l'ordre; mais
tu pourrais t'épargner la peine de me railler.

RABOISSON. Je ne t'abandonne pas, puisque je t'ai fait venir; mais te
soutenir ouvertement est devenu impossible. Ton compétiteur l'emporte,
et, ma foi, il y a de ta faute, mon cher! Tu es d'une imprudence, d'une
témérité... excellentes sur les champs de bataille, mais funestes dans
la vie privée.

SAINT-GUELTAS. De quoi m'accuse-t-on?

RABOISSON. De bigamie, rien que ça!

SAINT-GUELTAS. Qui m'accuse? l'abbé Sapience?

RABOISSON. Oui, l'abbé prétend que ta première femme était vivante et
jouissait de toute sa raison quand tu as épousé Louise. Eh bien,
qu'est-ce que tu as?

SAINT-GUELTAS, qui brise une chaise. Il en a menti! elle était
complètement folle, incurable, et elle est morte!

RABOISSON. En as-tu la preuve?

SAINT-GUELTAS. Mieux que ça: j'en ai la certitude.

RABOISSON. Comment? Voyons, explique-toi.

SAINT-GUELTAS. Je ne veux pas m'expliquer, je n'ai de comptes à rendre à
personne.

RABOISSON. Tant pis! c'est donner gain de cause à la calomnie. Il
circule sur ton compte des histoires effroyables que je n'ose te
répéter.

SAINT-GUELTAS. Dis-les, je veux tout savoir.

RABOISSON. Puisque tu le veux... On a fait courir le bruit autour des
princes que tu avais assassiné ta première femme la nuit de ton mariage
avec la seconde. Ton malheureux fils aurait partagé son sort... Tu
pâlis! il y a donc quelque chose de vrai?...

SAINT-GUELTAS. Il y a une chose vraie: l'enfant était vivant, si c'est
vivre que d'être un avorton privé de sens; il s'est noyé durant cette
nuit fatale, j'ai retrouvé son corps sur la grève.

RABOISSON. Il était donc chez toi? Comment? pourquoi? avec qui?

SAINT-GUELTAS. Est-ce pour me trahir que tu m'infliges cet
interrogatoire?

RABOISSON. Non, c'est pour te justifier, si cela est possible, pour te
défendre dans tous les cas.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, je ne sais pas feindre, voici la vérité... Cette
femme m'avait trompé, tu le sais. J'ai tué son amant dans ses bras; elle
est devenue folle. Longtemps enfermée dans mon château de Marande avec
un enfant infirme de corps et d'esprit que j'avais sujet de ne pas
croire légitime, mais auquel j'étais forcé par la loi de laisser porter
mon nom, elle avait disparu en 92 avec son fils quand ce manoir a été
pris et incendié par les républicains. On a cru et j'ai dû croire que
ces deux misérables créatures avaient été égorgées ou brûlées; mais
elles s'étaient échappées, et elles s'étaient traînées jusque chez moi
la veille du jour où j'ai épousé Louise, dont tu connaissais la
situation délicate. Pouvais-je et devais-je sacrifier son honneur et mon
avenir à ce fantôme d'épouse légitime, objet d'horreur et de dégoût,
dont le malheur ne méritait même pas le respect? La loi qui rend de tels
liens indissolubles est atroce. Elle violente la plus inaliénable des
libertés humaines, celle de disposer de soi. Ma femme était coupable,
elle ne m'était plus rien; elle était folle, elle n'était plus rien pour
personne. Je me suis cru le droit de la considérer comme morte, et
j'allais l'éloigner pour jamais... mais à quoi bon te dire le reste? Ce
qui s'est fait, je ne l'ai ni souhaité ni ordonné; j'aurais dû le
châtier peut-être... Mais, si nous punissions tous les excès de
dévouement dont nous sommes forcés de profiter, nous n'aurions plus
guère de soldats et de serviteurs à offrir à notre cause.

RABOISSON. N'importe!... dis tout. Ils ont été assassinés?

SAINT-GUELTAS. Non, un mot les a tués! Quelqu'un leur a montré le
château où ils s'obstinaient à pénétrer en leur disant: «Voilà le
chemin!» C'était le pied de la falaise, et la marée montait!

RABOISSON. C'est le fidèle Tirefeuille qui a fait cette chose atroce?

SAINT-GUELTAS. Non; je ne dirai pas... je ne peux pas le dire.

RABOISSON. Tu me jures que cela s'est fait malgré toi?

SAINT-GUELTAS. Je te le jure.

RABOISSON. Eh bien, j'essayerai de ramener les esprits. Puisaye est tout
à Charette; mais d'Hervilly commande l'expédition, et, si tu veux amener
ici tes Poitevins...

SAINT-GUELTAS. Impossible. La trêve les a énervés. Les paysans nous
trahissent et nous abandonnent. Le petit corps d'aventuriers qui me
reste est à peine suffisant pour mettre mon château à l'abri d'un coup
de main.

RABOISSON. Ainsi, en offrant toute une province soulevée pour recevoir,
accueillir et défendre au besoin les princes, tu me trompais?

SAINT-GUELTAS. Je me faisais illusion; mais je sais où trouver de
nombreux chefs de chouans dont les bandes éparses ne demandent qu'un nom
prestigieux pour se réunir à moi. Ici, je n'ai qu'un mot à dire, et je
suis encore le chef le plus populaire et le plus redoutable de
l'insurrection.

RABOISSON. Rien n'est perdu, alors. Rassemble cette armée, et sois sûr
que, quand elle paraîtra, les mandataires des princes feront bon marché
du blâme qui pèse sur ta vie domestique.

SAINT-GUELTAS. Les mandataires des princes sont des intrigants ou des
imbéciles! Pourquoi les princes ne viennent-ils pas eux-mêmes assister à
la lutte qui va décider de leur sort, et se faire juges des coups?
Faut-il donner son sang et sa fortune à des ingrats ou à des poltrons?
Je suis las de ce métier de dupe! On s'est mal conduit envers moi. Des
subsides insuffisants, des éloges contraints, des remercîments froids,
tandis qu'on a comblé Charette de louanges, d'argent et de promesses!
J'ai pourtant agi plus que lui, j'ai plus souffert, j'ai suivi la Vendée
jusqu'à son dernier soupir. J'ai fait plus de sacrifices... Les princes
sont pauvres... soit! Je veux bien manger jusqu'à mon dernier écu et ne
pas compter avec le futur roi de France; mais, en fait d'orgueil, je ne
me pique pas de désintéressement chevaleresque. Je veux un éclat
proportionné à la grandeur de mes actions, je veux un titre au moins
égal à celui de Charette, je veux un pouvoir qui contre-balance le sien.
A l'oeuvre on verra qui de nous deux est le plus habile, le plus brave
et le plus influent. Quant aux vices et aux crimes dont on m'accuse, il
me semble qu'il n'est pas plus blanc que moi!

RABOISSON. Rassemble vingt mille chouans, et tu pourras faire tes
conditions. Combien en as-tu autour d'ici?

SAINT-GUELTAS. Cinq ou six cents déjà.

RABOISSON. Ce n'est guère!

SAINT-GUELTAS. Je suis en Bretagne depuis vingt-quatre heures, et tu
trouves que le résultat est mince?

RABOISSON. Alors, reprends tes courses, et reviens vite avec tes
recrues.

SAINT-GUELTAS. Je reviendrai quand vous serez battus.

RABOISSON. Grand merci!

SAINT-GUELTAS. Il faudra bien alors que vous preniez mes ordres! Une
bonne victoire des républicains fera tomber les préventions de mes amis
et rabattra les prétentions de mes ennemis. Au revoir, mon cher; j'ai le
temps de penser à mes affaires domestiques, comme tu dis, et de faire
rentrer ma seconde femme dans le devoir.

RABOISSON. Louise! Que dis-tu? qu'a-t-elle fait? où est-elle?

SAINT-GUELTAS. Où elle est, je n'en sais rien. Elle s'est enfuie de chez
moi pendant que je me rendais ici. On vient de me l'apprendre. Je sais
qu'elle erre dans les environs, guettant le moment de s'embarquer ou de
faire pis.

RABOISSON. Comment! Louise te quitte? Elle te trompait? C'est
impossible!

SAINT-GUELTAS. Louise me trompait en ce sens qu'elle cherchait depuis
longtemps à s'assurer une autre protection que la mienne; elle me
menaçait sans cesse de me quitter. Elle est injuste, impérieuse, dévorée
de jalousie, aigrie par le chagrin; notre enfant n'a pas vécu. Enfin
elle a dû nouer à mon insu des intelligences avec nos ennemis...
peut-être avec son cousin Sauvières, qui est maintenant, je le sais,
auprès de M. Hoche. Je ne l'accuse pas d'infidélité, mais je vois
qu'elle est lâche, et je n'entends pas qu'elle aussi déshonore le nom
que tu m'as forcé de lui donner.

RABOISSON. J'ai fait pour elle tout ce que je devais, tout ce que je
pouvais. Elle a voulu être ta femme, c'est à elle d'en accepter les
conséquences. Le jour va paraître, je te quitte. Tu m'as dit ton dernier
mot? Tu ne veux pas te joindre à nous?

SAINT-GUELTAS. Pas encore.

RABOISSON. Ce n'est ni patriotique ni fraternel. Tu te proposes de venir
ramasser nos morts sur le champ de bataille? J'en serai peut-être;
reçois donc mes adieux.

SAINT-GUELTAS. Sois tranquille, je vous vengerai.

REBEC, frappant à la porte de la cuisine. Ouvrez! ouvrez!

RABOISSON, allant ouvrir. Qu'est-ce qu'il y a?

REBEC. Les bleus! les bleus! Ils envahissent le village...

SAINT-GUELTAS. Ils attaquent?... Je n'entends aucun bruit!

REBEC. Non, personne ne leur dit rien. Ils s'installent, et
probablement... Tenez, oui, on vient chez moi. Sortez par la cuisine et
par la ruelle.

RABOISSON, bas, à Saint-Gueltas. Si tu as cinq cents hommes sous la
main, ce serait l'occasion de faire un coup d'éclat.

SAINT-GUELTAS, amer et ironique. Non, messieurs, vous êtes encore
intacts; à vous l'honneur! (Ils sortent. On frappe à la porte de la rue.
Rebec va ouvrir. Motus entre.)



SCÈNE IV.--REBEC, MOTUS, puis JAVOTTE.


REBEC. Salut et fraternité!

JAVOTTE, (accourant.) Vivent les bleus!

MOTUS. Sensible à vos politesses! Où diable, sans vous offenser, ai-je
vu vos estimables frimousses? Ça ne fait rien. J'en ai tant vu! Ayez la
chose de préparer le vivre et le couvert pour mon capitaine.

REBEC. Ah! le capitaine Ravaud, n'est-ce pas?

MOTUS, avec un gros soupir, portant la main à son front (salut
militaire). Le capitaine Ravaud, mort colonel au champ d'honneur à
l'armée du Rhin.

REBEC, qui sert avec Javotte le déjeuner préparé pour Raboisson et
Saint-Gueltas. Vous en venez?

MOTUS. Non pas moi, ni mon détachement. On a toujours tenu la campagne
depuis un an contre la satanée chouannerie! (Il crache par terre en
prononçant le mot chouannerie. Javotte fait comme lui par sympathie
patriotique.)

REBEC. Alors, M. Henri... je veux dire le citoyen Sauvières, où est-il,
lui?

MOTUS. Colonel à l'armée du Rhin en remplacement du colonel Ravaud. (A
Javotte qui l'examine.) Allons, vivement, la jolie fille! Où diable vous
ai-je vue? Des beautés de votre calibre, ça ne s'oublie pas!

JAVOTTE. Pardine! au château de Sauvières en 93! Je vous reconnais bien,
moi!

MOTUS. Flatté de la circonstance.

REBEC. Et votre capitaine actuel, comment s'appelle-t-il?

MOTUS. Citoyen aubergiste, tu le lui demanderas à lui-même, et il te
répondra si la chose lui paraît nécessaire et conforme au règlement de
la civilité. Au reste, le voilà.



SCÈNE V.--Les Mêmes, LE CAPITAINE.


LE CAPITAINE, parlant sur le seuil à un lieutenant accompagné de quatre
hommes, à voix basse. Posez les sentinelles et faites faire bonne garde.
Ne souffrez pas de rixe avec les habitants, pas de provocation inutile.
Vous rencontrerez des figures suspectes, n'arrêtez personne sans une
absolue nécessité, tels sont les ordres supérieurs. N'engageons pas
d'affaire avant l'arrivée des grenadiers. Dans deux heures, j'irai faire
avec vous une reconnaissance, (Il entre seul dans l'auberge.)

JAVOTTE, (bas, à Rebec.) Un joli garçon, tout blond, tout jeune; il ne
doit pas être bien méchant, celui-là?

REBEC, observant le capitaine qui s'approche de la cheminée
machinalement, en réfléchissant. Pas méchant? Il a des yeux qui brillent
comme des étoiles.--Allume donc une autre chandelle, on ne se voit pas
ici! (Au capitaine, pendant que Javotte allume.) Tu dois être fatigué,
citoyen officier, après cette étape de nuit? (Le capitaine, absorbé, ne
fait pas attention à lui.) Au reste, dans le fort de l'été, comme ça, il
vaut mieux marcher à la fraîcheur! (Silence du capitaine.) Et puis, pour
dérouter l'ennemi, n'est-ce pas? (A Javotte.) Je vois ce que c'est! Il
est sourd comme un pot! (Au capitaine; d'une voix élevée et lui montrant
la table servie.) Ce déjeuner t'attendait, capitaine! Si tu veux
t'asseoir...

LE CAPITAINE. Merci, je n'ai pas faim.

REBEC. Ni soif? (Le capitaine dit non avec la tête. A Javotte.) Alors,
nous mangerons le déjeuner. C'est ne pas avoir de chance: les blancs
n'ont pas le temps, les bleus n'ont pas d'appétit... (Haut.)
Capitaine... (Le capitaine a un léger mouvement d'impatience et porte
les mains à ses oreilles.) C'est ça, il est sourd! J'ai beau crier!

JAVOTTE. Eh! non! Il vous dit que vous lui cassez la tête!

REBEC. Ou bien il ne veut pas être tutoyé. Le fait est que ça commence à
passer de mode. (Au capitaine.) M. le capitaine souhaite-t-il quelque
chose?

LE CAPITAINE. Rien, merci. J'ai besoin d'une heure de sommeil.

REBEC. La chambre à côté est prête. Il y a un excellent lit.

LE CAPITAINE. Très-bien. (Il entre dans la chambre voisine.)

REBEC, croisant ses bras sur sa poitrine, avec stupéfaction. Javotte!
voilà une chose étonnante, surprenante, étourdissante!

JAVOTTE. Quoi donc?

REBEC. Tu ne te doutes de rien, toi?

JAVOTTE. Non! Qu'est-ce qu'il y a?

REBEC. Attends! Je vais voir sa figure pendant qu'il ôte son kolback.
(Il regarde par la fente de la porte.) Il ne l'ôte pas. Il ne se couche
pas. Le voilà assis; il va dormir les coudes sur la table et le sabre au
flanc... un vrai militaire! il craint quelque surprise,--il n'a pas
tort!--Le voilà qui éteint la chandelle, je ne vois plus rien.
(Revenant.) C'est égal, j'en suis sûr, à présent, c'est lui!

JAVOTTE. Qui, lui?

REBEC. Cadio!

JAVOTTE. Quel Cadio? Le sonneur de biniou qui venait à la ferme du
Mystère?

REBEC. Lui-même.

JAVOTTE. Vous rêvez ça! c'est pas possible!

REBEC. C'est comme je te le dis.

JAVOTTE. Il nous aurait reconnus!

REBEC. Tu sais bien qu'il était à moitié fou. Il l'est tout à fait à
présent!

JAVOTTE. S'il était fou, il ne serait pas devenu ce qu'il est.

REBEC. Bah! il savait lire et écrire, et il y a une telle disette
d'officiers! Les chouans en ont tant tué! ça fait de la place. Et puis
on aura su qu'il avait tué Mâcheballe. Il fallait bien le récompenser.

JAVOTTE. Attendez! on frappe à la petite porte. (Elle sort par la
cuisine.)

REBEC. Drôle de chose que l'existence! Ce Cadio avec son biniou...
officier à présent, l'air fier,... le parler sec,... la tenue imposante,
ma foi! Eh bien, alors... pourquoi pas? Ses intérêts sont les miens,...
je lui dirai tout!



SCÈNE VI.--HENRI, MOTUS, REBEC.


REBEC. Bon! autre surprise! M. Henri à présent! On vous croyait sur le
Rhin.

HENRI. J'en arrive! Où est l'ami Cadio?

REBEC. Il dort là, en vrai patriote, avec armes et bagages!

HENRI. Ça veut dire que les minutes de repos lui sont comptées; ne le
dérangeons pas. (A Rebec.) Laisse ici ce déjeuner, et ajoutes-y ce que
tu pourras. J'attends un convive. Va-t'en fricasser n'importe quoi;
vite! (Rebec sort.--A Motus.) Tu dis qu'il est capitaine? Peste! c'est
bien, ça! au bout d'un an de service!

MOTUS. Depuis un mois environ, mon colonel. Nommé à l'unanimité pour
action d'éclat.--Beau militaire sous tous les rapports, adoré du soldat,
encore qu'il soit un peu chien.

HENRI. Chien?

MOTUS. Pardon de l'expression, mon colonel. Je veux dire qu'il est porté
sur la discipline et ne passe rien aux freluquets et autres délinquants;
mais il est juste et maternel pour ses hommes, voilà pourquoi on lui
pardonne des choses...

HENRI. Quelles choses, voyons?

MOTUS. Le capitaine Cadio, ton ami--et le mien dans le temps qu'il était
soldat comme moi--est à présent... un tigre!

HENRI. Ah! un chien, un tigre... Va toujours!

MOTUS. Si la licence de mon discours t'offense, mon colonel, tu n'as
qu'à me le dire, et ma parole rentrera dans les rangs.

HENRI. Non! puisque c'est moi qui t'interroge.

MOTUS. Eh bien, voilà! le capitaine est tigre dans la bataille; il n'y
en a jamais assez pour lui, toujours le premier au feu, jamais de
quartier, point de prisonniers; toutes nos lattes se sont ébréchées en
manière de scie sur les crânes des chouans, et on a marché dans le sang
jusqu'aux aisselles. Du temps du capitaine Ravaud, qui était
certainement un brave soigné, on avait tous le coeur un peu sensible
pour les vaincus, et moi-même;... mais il a fallu emboîter le pas dans
la férocité, et, à présent que la clémence est à l'ordre du jour, on ne
sait point ce que fera le capitaine, qui n'est pas certes un homme
pareil aux autres humains.

HENRI. Quel homme est-ce, selon toi? voyons!

MOTUS. Voilà, mon colonel, où la définition dépasse les facultés dont je
suis susceptible pour t'expliquer la chose!

HENRI. Essaye toujours.

MOTUS. Eh bien, sans lui faire de tort, je crois, mon colonel, qu'il a
une pointe de religion dans la tête, comme qui dirait une dévotion à
l'Être suprême, qui le précipite dans des extases et autres travers
supérieurs de l'esprit, où il voit les choses qui doivent arriver, et
même les événements qui se passent à la distance que les autres hommes
ne peuvent s'en apercevoir. Toutes les batailles que nous avons perdues
ou gagnées, il les a connues la veille, et même il a eu connaissance de
ceux de nous qui devaient y passer l'arme à gauche.

HENRI. Allons donc! est-ce qu'il vous a fait quelquefois des prédictions
de ce genre?

MOTUS. Non, mon colonel. En dehors du service, il ne parle pas; mais, à
sa manière d'agir, on voit qu'il connaît ce qui arrivera, et, à sa
manière de regarder le troupier, on voit qu'il lit sur son visage le
compte de ses heures.

HENRI. Allons, allons! mon brave Motus, je vois que tu n'es pas aussi
esprit fort que je le croyais, et qu'il y a toujours des superstitions
dans nos troupes de l'Ouest. C'est le pays qui le veut; vous avez pris
ce mal-là du paysan...

REBEC, rentrant avec une oie rôtie. Javotte porte deux bouteilles de
vin. Citoyen colonel, il y a là un paysan qui demande à vous parler; il
dit que vous l'attendez.

HENRI. Oui, fais-le entrer. (À Motus.) Va boire un coup à ma santé.

MOTUS. Je le ferai sensiblement, mon colonel. (Motus suit Rebec dans la
cuisine. Le paysan breton entre.)



SCÈNE VII.--HENRI, LE BRETON.


HENRI. Eh bien, l'ami, c'est vous...

LE BRETON, d'un air riant et ouvert. Moi... qui?

HENRI. Christin Tremeur, de Pornic?

LE BRETON. C'est bien moi. Et vous?

HENRI. Henri de Sauvières.

LE BRETON. Colonel des hussards de la République?

HENRI. Et vous, chef de contre-chouans en disponibilité?

LE BRETON. C'est ça. Nous allons souper... ou déjeuner, car je n'ai rien
pris depuis vingt-quatre heures, et on a beau être durci à la fatigue et
à la la misère, il faut se sustenter quand l'occasion se trouve.

HENRI. Votre couvert était mis, vous voyez? (Ils s'assoient.)

LE BRETON, découpant l'oie très-adroitement. Doux Jésus! voilà une belle
pièce par le temps qui court, pas vrai?

HENRI. Oui, pour un pays où règne la disette...

LE BRETON. Oh! depuis que les chiens d'Anglais lui ont débarqué des
vivres, on n'y manque de rien; mais ça ne durera pas longtemps, allez!
Les distributions sont mal faites, et chacun tire à soi la part des
autres, sans compter ceux qui en trafiquent. C'est pas un gaspillage,
mon bon Dieu, c'est un vrai pillage! Ça ne fait rien, profitons-en.
Tenez, v'là du fameux vin! À votre santé!

HENRI. À la vôtre.

LE BRETON. Comment que vous le baptisez, ce vin-là?

HENRI. C'est du bordeaux de bonne qualité.

LE BRETON. Voyez-vous ces damnés Anglais qui régalent comme ça leur
officiers, tandis que, vous autres, vous buvez de la piquette de pommes!
C'est comme ça, hein?

HENRI. Si nous parlions d'affaires plus sérieuses, maître Tremeur? Vous
me paraissez un bon vivant, et votre lettre que j'ai reçue à Auray m'a
donné confiance; mais le temps est précieux...

LE BRETON. Patience, patience! Commençons par le commencement.--Vous
connaissez bien Saint-Gueltas?

HENRI. Personnellement, non.

LE BRETON. Vous vous êtes pourtant serrés de près dans la campagne
d'outre-Loire?

HENRI. Je le pense, mais rien ne le distinguait de ses soldats, et, si
j'ai vu sa figure, elle ne m'a rien appris.

LE BRETON. Tant pis, tant pis!

HENRI. Pourquoi?

LE BRETON. Parce que je comptais vous le livrer; mais comment
saurez-vous que je ne vous vole pas voire argent, si vous ne pouvez pas
vous dire comme ça en le voyant: «C'est pas un méchant renard qu'on
m'amène; c'est ben le vrai sanglier des bois qu'on me donne à écorcher?»

HENRI. Vous voulez me le livrer? C'est là le but de l'entrevue que vous
m'avez demandée?

LE BRETON. C'est ça et pas autre chose: ça vous va, je pense?

HENRI. Eh bien, non, vous vous êtes trompé, mon cher; ça ne me va pas du
tout. (Il se lève de table.)

LE BRETON, tirant de sa ceinture un pistolet qu'il pose sur la table, à
côté de son assiette. Ah ben, par exemple, v'là qu'est drôle!

HENRI, sans le regarder. Mais non, c'est très-sérieux, au contraire.

LE BRETON, posant son autre pistolet de l'autre côté de son assiette.
Vous vous méfiez peut-être?

HENRI, se retournant. C'est vous qui vous méfiez. Qu'est-ce que vous
faites donc là?

LE BRETON. Excusez-moi, ça me gêne pour manger, et j'ai encore faim.

HENRI, se rasseyant en face de lui. A votre aise! (Il tire de sa veste
deux pistolets qu'il pose en même temps à sa droite et à sa gauche sur
la table.) Où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir.

LE BRETON. Bien dit! Ainsi vous refusez d'écorcher la mauvaise bête?

HENRI. Je ne sais pas écorcher, ça n'entre pas dans mes habitudes.

LE BRETON. Mais l'envoyer à vos juges, ça ne vous convient pas?

HENRI. Ce sont des affaires de police qui ne font point partie de mes
attributions. Si je le prends les armes à la main, ce sera différent;
mais négocier une trahison ne me convient pas, comme vous dites.

LE BRETON. Vous êtes ben délicat! Est-ce que vous n'êtes pas ici, en
habit bourgeois, pour faire de l'espionnage, comme c'est permis à la
guerre?

HENRI. Pousser en pays ennemi une reconnaissance périlleuse est le moyen
qu'on cherche pour épargner la vie des hommes, en terminant le plus vite
et le plus sûrement possible l'échange de meurtres et de malheurs qu'on
appelle la guerre. Il faut bien faire la part du sang; mais le devoir
d'un bon soldat et d'un honnête homme est de la faire aussi petite que
possible en s'assurant de la position et des ressources de l'ennemi, et
en diminuant les chances du hasard aveugle. Jusqu'ici, l'on s'est égorgé
dans les ténèbres, et bien souvent sans autre espoir que celui de vendre
chèrement sa vie. Ce n'est plus là le but de la guerre que nous faisons.
Nous comptons épargner les paysans quand nous les aurons mis dans
l'impossibilité de se soulever, et, quant aux meneurs et aux chefs, nous
voulons tenter de les rallier à la patrie. M. Saint-Gueltas, mis en
demeure de se prononcer librement, agira selon sa conscience; mais, pris
dans un piége, il voudra mourir bravement, et je ne me charge pas de
l'assassiner.

LE BRETON, s'oubliant. Vous êtes un homme d'honneur, je le vois,
monsieur de Sauvières!... (Reprenant son accent et sa physionomie de
paysan.) Mais c'est donc que vous espérez l'acheter, ce gueux-là?

HENRI. L'acheter? Je n'ai pas ouï dire que la chose fût possible, et je
n'y crois pas:

LE BRETON. Vous n'avez pas ouï dire qu'il était ruiné, réduit aux
expédients, capable de tout à c't'heure?

HENRI. J'ai ouï dire qu'il s'était ruiné en débauches; j'ai ouï dire
aussi qu'il avait sacrifié sa fortune à sa cause. Je crois que les deux
versions sont vraies et qu'il a pu mener de front les plaisirs et le
dévouement. Quel que soit son véritable caractère, j'ai des raisons
personnelles pour souhaiter qu'il survive à la guerre en acceptant la
paix, (Il se lève de nouveau en laissant ses pistolets sur la table. Le
paysan fait aussitôt la même chose, et s'approche de lui avec
confiance.)

LE BRETON. Peut-on vous demander quelles sont vos raisons?

HENRI. Il les connaît, lui, c'est tout ce qu'il faut!

LE BRETON. Mais si je les savais aussi?

HENRI. Voyons!

LE BRETON. Il s'est fait aimer d'une femme que vous aimiez, et vous
souhaiteriez vous battre en duel avec lui: idée de gentilhomme!

HENRI. La femme que j'aimais comme ma soeur et qui m'aimait comme son
frère est devenue sa femme légitime. Je suis à la veille d'épouser une
personne que j'aime, et, à moins que M. Saint-Gueltas, qui passe pour
être peu fidèle en amour, ne maltraite et n'avilisse ma parente... Mais
je ne suppose pas cela; et vous?

LE BRETON, s'oubliant. Saint-Gueltas n'a jamais avili ni maltraité les
femmes qui se respectent.

HENRI. Alors, comme ma cousine est de celles-là, je n'ai probablement
aucune réparation à vous demander.

LE BRETON. A _me_ demander?

HENRI. Oui, monsieur le marquis, je vous reconnais maintenant, non par
suite d'un souvenir bien marqué, mais à cause de votre air et de vos
paroles. Vous êtes Saint-Gueltas en personne, et vous avez voulu vous
moquer de moi. Je vous le pardonne, à la condition que vous me donnerez
de cette tentative une raison aussi loyale que ma réponse.

SAINT-GUELTAS. M. le comte de Sauvières veut-il accepter mes excuses?

HENRI. Certes, monsieur; mais je serais plus touché d'un aveu sincère
que d'une courtoisie évasive. Pourquoi m'avez-vous tendu ce piége?

SAINT-GUELTAS, souriant. Vous tenez à le savoir? Eh bien, je vais vous
le dire: je voulais vous tuer!

HENRI. Comme ennemi politique?

SAINT-GUELTAS. Comme ennemi personnel.

HENRI. Vous pensiez devoir vous débarrasser d'un ennemi de votre
bonheur?

SAINT-GUELTAS. D'un ennemi de mon honneur.

HENRI. Qui a pu vous faire penser...?

SAINT-GUELTAS. Un hasard, une coïncidence... L'amour a ses faiblesses,
la jalousie ses aberrations. Vous n'exigez pas que je me confesse
davantage? J'ai été désarmé par votre franchise, soyez-le par la mienne!
(Il lui tend la main.)

HENRI, lui donnant la main. Il suffit. Et maintenant, monsieur, nous
séparerons-nous sans que vous me chargiez pour le général en chef de
quelque parole d'estime?. Il est de ceux dont tous les partis respectent
le caractère, et vous l'avez connu à Nantes lorsque vous y avez signé
l'an dernier un traité de paix...

SAINT-GUELTAS. Qui n'a été tenu de part ni d'autre.

HENRI. Il me semblait...

SAINT-GUELTAS. Pardon si je vous interromps! Il vous semblait qu'en
dépit de nos promesses, nous avions continué la guerre d'escarmouches
qui épuise vos troupes et empêche la République de dormir tranquille?
Songez, monsieur, que nous n'avons jamais eu comme vous des soldats
enrôlés par force, et que les nôtres se licencient eux-mêmes quand il
leur plaît, ou reprennent les armes pour leur propre compte comme ils
l'entendent. On avait exaspéré nos paysans. Ils se vengent sans nous et
souvent à notre insu, quand l'occasion s'en présente. Ils rendent le mal
qu'on leur a fait. Est-ce notre faute, et pouvons-nous les désavouer?
Vous avez dit sous la Terreur: «Vive la République malgré tout!»
Permettez qu'en face de la chouannerie nous disions: «Vive le roi quand
même!» Ces gens-là n'ont pas signé le traité de la Mabilaye, et nous
n'avons pu répondre que de nous-mêmes. Sous prétexte de les contenir et
de les châtier, vous nous avez entourés de troupes qui nous font une
existence impossible, contre laquelle il nous est difficile de ne pas
protester.

HENRI. Et c'est parce que nous avons sévi contre les bandits qui
continuent à exercer le vol et l'assassinat sur toutes les routes, que
vous avez appelé l'étranger ici?

SAINT-GUELTAS. Permettez! ceci est une autre question. Vos généraux,
Canclaux entre autres, nous avaient donné des espérances qui ne se sont
pas réalisées.

HENRI. Des espérances?

SAINT-GUELTAS. Ils ne trahissaient pas leur mandat en cherchant à faire
cesser à tout prix la guerre civile. Ils avaient horreur des cruautés
exercées contre nous, ils les désavouaient, ils voulaient imprimer à la
tyrannie républicaine un mouvement de recul qui permettrait à l'opinion
de se manifester, et, nous qui croyons savoir que la France est
royaliste, nous comptions sur le pacifique triomphe de nos idées en vous
voyant désavouer vos proconsuls renversés et défendre que nous fussions
traités de brigands. L'événement a déjoué leurs espérances et les
nôtres; la Convention règne encore, nos amis et nos parents sont
toujours proscrits et remplissent encore vos prisons. Vous vous tenez
toujours en armes autour de nous, enfin votre déesse Liberté est
toujours montée sur son rouge piédestal, l'échafaud. Dans cet état de
choses, le cri du peuple est étouffé. La guerre que vous font les
chouans est une protestation outrée, mais sincère, contre le despotisme,
qui leur est odieux. Nous avons vu clairement que vous n'étiez pas les
plus forts dans le conseil, et que la queue de Robespierre prolongerait
indéfiniment notre agonie et celle de la France. Nous nous croyons
libres de protester à notre tour et de vous appeler en bataille
rangée... Voici le jour! d'ici, vous pouvez voir dans la plus belle rade
de l'Europe, quatorze vaisseaux de guerre qui viennent de battre les
vôtres en passant. Ils ont apporté de quoi armer quatre-vingt mille
hommes et de quoi en habiller soixante mille...

HENRI, sonnant. Où sont les hommes?

SAINT-GUELTAS. Craignez de les voir sortir de terre et d'avoir à les
compter, monsieur! Nous sommes maîtres d'une presqu'île qui contient
quatorze villages et que ferme une chaussée facile à défendre avec une
poignée de soldats et le feu de quelques barques. Que nous importe votre
approche, à nous qui commandons ici et dont les forces occupent le pays
sur quarante lieues de profondeur? Et vous autres, vous êtes à peine
quinze mille, disséminés par petits détachements de quelques centaines
d'individus. Dans ce village, vous êtes deux cents, pas un de plus! Il
ne tiendrait qu'à moi de vous écraser jusqu'au dernier, avant deux
heures d'ici!

HENRI. Pourquoi ne l'essayez-vous pas? Vous vous taisez, monsieur le
marquis? Ma question est indiscrète, mais votre silence est éloquent!
Vous avez vos raisons pour nous épargner, et je les connais. Vous n'êtes
pas d'accord avec l'expédition qui menace nos côtes, soit que vous soyez
bon juge des fautes qu'elle commet chaque jour, soit, comme j'aime mieux
le supposer, que votre patriotisme répugne à compter sur l'étranger pour
faire triompher votre cause!

SAINT-GUELTAS, troublé. Il y a du vrai dans ce que vous dites: on
n'accepte pas ce secours-là sans souffrir!... Mais croyez que je
souffrirais encore plus d'avoir à vous exterminer ici à coup sûr, vous
qui venez de me témoigner une loyauté chevaleresque. Faites-moi
l'honneur de penser que ceci passe avant tout pour moi!

HENRI, s'inclinant. Puisque nous sommes en si bons termes, monsieur,
permettez-moi de vous dire à mon tour ce que je pense de votre
appréciation de notre force matérielle et morale. Fussions-nous encore
moins nombreux qu'il ne vous plaît de le supposer, ce n'est pas sur
quarante, c'est-sur deux cents lieues de profondeur que nous occupons la
France. Nous sommes une nation, et si la liberté de rétablir la royauté
ne vous est pas accordée, c'est parce que la France nous défendrait de
vous l'accorder, quand même nous en serions tentés. La liberté ne règne
pas, j'en conviens: le sentiment que nous en avons est trop nouveau pour
ne pas être passionné, jaloux et ombrageux; mais cette crainte que nous
avons de la perdre, et qui a enfanté et supporté chez nous le système de
la terreur, devrait vous prouver de reste que la France n'est pas
royaliste. Vous caressez une erreur fatale qui vous met en guerre contre
vous-mêmes; elle vous égare dans vos notions de patriotisme et de
loyauté. On nous a défendu de vous traiter de brigands... On a bien fait
sans doute, et je suis loin de rire du titre sentimental de _frères
égarés_ qu'on vous a officiellement donné. Vous le méritiez, vous le
méritez encore. Hélas! vous ne savez ce que vous faites! Vous déchirez
le sein qui vous a portés, vous gaspillez le trésor d'une bravoure
héroïque, vous appelez tous les maux sur la mère commune... Ses bras
meurtris et sanglants se referment sur vous et vous étouffent!

SAINT-GUELTAS, ému, se raidissant. Nous jouons notre dernière partie, je
le sais; mais elle est belle, avouez-le!

HENRI. Elle est perdue, fussiez-vous vainqueurs à Quiberon! nos légions
sont impérissables; c'est la tête de l'hydre que vous couperez en vain
et qui repoussera avec une rapidité effrayante!

SAINT-GUELTAS. Quelles sont donc les offres que nous ferait le général
Hoche? Je sais que vous êtes dans son intimité maintenant; vous devez
connaître sa pensée?

HENRI. La tolérance religieuse la plus absolue, le pardon et l'oubli des
fautes passées.

SAINT-GUELTAS. Voilà tout? C'est une seconde édition du traité de la
Jaunaye; nous l'avons déchiré. Dites à M. Hoche qu'il nous a trompés!
trompés en galant homme qu'il est, c'est-à-dire en se trompant tout le
premier. Il s'est attribué une toute-puissance qu'il n'a pas, puisque la
Convention fonctionne toujours et garde, derrière la _parole sacrée_ du
général, une porte ouverte à la trahison. Veut-il combattre ce pouvoir
inique? Qu'il le dise, et nous nous joignons à lui pour marcher sur
Paris: qu'il abjure, lui aussi, ses erreurs passées, et c'est nous qui
pardonnerons à nos frères égarés! Autrement, nous vous combattrons
jusqu'à la mort; voilà mon dernier mot.

HENRI. Je le regrette, mais voici le mien: nous repoussons la royauté
avec horreur!

SAINT-GUELTAS. Vous avez bien tort! un de vos généraux, plus hardi ou
plus ambitieux que les autres, nous la rendra,--à moins qu'il ne la
garde pour lui-même, auquel cas vous n'aurez fait que changer de maître!
Adieu! (Henri le reconduit. Quand il revient seul, Cadio est sorti de la
chambre voisine et se jette dans ses bras.)



SCÈNE VIII.--HENRI, CADIO, puis MOTUS, JAVOTTE, REBEC.


CADIO. J'entendais ta voix. Je croyais rêver.

HENRI. Tu ne m'attendais pas? Tu n'avais pas reçu ma lettre d'Allemagne?

CADIO. Non. Où m'aurait-elle rejoint? Depuis trois mois, je n'ai fait
que parcourir l'ouest et le nord de la Bretagne sans m'arrêter nulle
part. A la tête d'une compagnie d'élite, j'étais chargé de débusquer les
chouans de leurs repaires... Mais toi, comment donc es-tu ici?

HENRI. Je suis en congé. Hoche m'a écrit de venir le rejoindre. Marie
est à Vannes, où je l'ai vue un instant... Ah! je suis heureux, mon ami!
Elle avait parlé de moi au général; il s'intéresse à notre amour; il m'a
attaché pour le moment à sa personne en me permettant de faire avec lui
cette campagne contre les Anglais. Il m'accorde sa confiance, et
j'épouse Marie aussitôt que nous aurons repris Quiberon à ces messieurs;
c'est pour connaître l'état de leurs forces et l'usage qu'ils en
comptent faire que je suis venu sur ces côtes en observateur, chargé de
voir, de comprendre, de deviner au besoin, et de rendre compte, le tout
vivement, comme tu penses! Sais-tu quelque chose, toi qui étais hier à
Plouharnel?

CADIO. L'ennemi n'a rien résolu encore. Il est divisé. Il discute et
jalouse. Il perd son temps et sa poudre en escarmouches. Ils n'ont pas
les reins assez forts pour engager une vraie lutte, va! Que le général
arrive vite, qu'il les surprenne, c'est le moment.

HENRI. Il le sait, et il est en marche.

CADIO. Il devrait être arrivé! Nos petits détachements, suffisants
contre la chouannerie de détail à travers bois, ne pourraient tenir en
pays ouvert contre un mouvement auquel se joindrait la population des
côtes.

HENRI. J'ai ordre de vous faire replier, si on vous attaque.

CADIO. Dans ces affaires-là, on ne nous attaque pas; on nous cerne, et
la retraite est impossible. N'importe après tout! Cela est arrivé tant
de fois, qu'une de plus ou de moins ne changera rien au destin de la
guerre. Si nous devons périr ici pour faire gagner quelques heures à la
marche des patriotes, soit! On fera son devoir, voilà tout. (Allant à la
fenêtre.) Le soleil se lève, il est beau! Tiens, regarde! C'est le pays
où j'ai passé mon enfance; je ne le revois pas sans émotion! Il n'est
pas gai, mais je l'aime triste! Vois-tu là-bas les grandes pierres?
C'est mon berceau. C'est là que j'ai été trouvé, enfant abandonné. Il y
a au-dessus une grosse étoile blanche qui scintille encore. Comme le
ciel est indifférent à nos petites questions de vie et de mort! Et la
terre? Dirait-on, à voir cette mer paisible, cette plage encore muette
et comme plongée dans les délices du sommeil, que des masses d'hommes se
cherchent dans l'ombre des collines, épiant l'heure de s'égorger? Rien
ne bouge... aucun bruit n'annonce les combats! Qui sait si, avant que le
soleil rouge ait remplacé l'étoile blanche au zénith, il n'y aura pas
des membres épars et des lambeaux de chair sur les buissons en fleur? On
dit que ces pierres dressées marquaient jadis les sépultures des morts
tombés dans la bataille... Elles attendent, mornes et sournoises. Il y a
longtemps qu'elles n'ont bu; elles ont soif du sang des hommes!

HENRI. Ah! mon poëte Cadio, voilà que je te retrouve! Sais-tu que, parmi
tes soldats, tu passes pour illuminé?

CADIO. Je passe pour sorcier, je le sais.

HENRI. N'y a-t-il pas un peu de ta faute? Ne crois-tu pas un peu
toi-même à tes visions?

CADIO. Je n'ai plus de visions, mais j'ai le sentiment logique et sûr de
ce qui doit avoir été et de ce qui doit être.

HENRI. Tu n'es pas modeste, mon camarade!

CADIO. Pourquoi aurais-je de la honte ou de l'orgueil? Les idées sont
toujours entrées en moi sans la participation de ma volonté. Elles
étaient dans l'air que j'ai respiré, elles me sont venues sans être
appelées; qui peut commander à ces choses?

HENRI. Toujours fataliste?

CADIO. Je ne sais pas; je n'ai pas eu le temps de lire assez de livres
pour bien connaître le sens des noms qu'on donne aux pensées. J'ai là,
dans l'âme, un monde encore obscur, mais que des lueurs soudaines
traversent. Quand la vérité veut y entrer, elle y est la bienvenue. Elle
y pénètre comme un boulet dans un bataillon, et tout ce qui est en moi,
n'étant pas elle, n'est plus.

HENRI. Ne crains-tu pas de prendre tes instincts pour des vérités,
Cadio? On dit que tu es devenu vindicatif?

CADIO. Je ne suis pas devenu vindicatif, je suis resté inexorable, ce
n'est pas la même chose. J'ai été craintif, on m'a cru doux,... je ne
l'étais pas. Je haïssais le mal au point de haïr les hommes et de les
fuir. Dieu ne m'avait donné qu'une joie dans la solitude, un verbe
intérieur qui se traduisait par la musique inspirée que je croyais
entendre, quand mon souffle et mes doigts animaient un instrument
rustique et grossier. J'ai rêvé, dans ce temps-là, que je me mettais,
par ce chant sauvage, en contact avec la Divinité; j'étais dans
l'erreur. Dieu ne l'entendait pas; mais j'élevais mon âme jusqu'à lui,
et je faisais moi-même le miracle de la grâce. A présent, je sais que
Dieu est le foyer de la justice éternelle, et que sa bonté ne peut pas
ressembler à notre faiblesse. Il est bon quand il crée et non moins
grand quand il détruit. La mort est son ouvrage comme la vie...
Peut-être que lui-même vit et meurt comme la nature entière, à chaque
instant de sa durée indestructible. Qu'est-ce que la mort? La même chose
pour les bons et les méchants. Ce n'est pas un mal que de mourir. Le
malheur, c'est de renaître méchant quand on l'a déjà été. C'est pourquoi
il faut faire de la vie une expiation, et vaincre toute faiblesse pour
établir le règne austère de la vertu. Le passé de la France a été
souillé, il faut le purifier, c'est un devoir sacré. Moi, je n'ai qu'un
moyen, c'est de détruire la vieille idole à coups de sabre. J'use de ce
moyen avec une volonté froide, comme le faucheur qui rase tranquillement
la prairie pour qu'elle repousse plus épaisse et plus verte!

HENRI. Je ne puis te suivre dans le monde d'idées étranges que tu
évoques. J'ai une religion plus humble et plus douce. Je fais Dieu avec
ce que j'ai de plus pur et de plus idéal dans ma pensée. Je ne puis le
concevoir en dehors de ce que je conçois moi-même.--Tu souris de pitié?
Soit! Ma croyance a, du moins, de meilleurs effets que la tienne. Tu
poursuis la sauvage tradition de la vengeance; moi, je poursuis le règne
de la fraternité, et j'y travaille, même en faisant la guerre, dans
l'espoir d'assurer la paix.

CADIO, avec un soupir. Rentrons dans la réalité palpable, si tu veux. Je
pense bien que tu apportes ici les idées de clémence de tes généraux.
C'est un malheur, un grand malheur! Moi, je proteste!

HENRI. Briseras-tu ton épée, parce qu'on te défendra de la plonger dans
la poitrine du vaincu?

CADIO. Non! je sais qu'il faudra revenir à la terreur rouge ou perdre la
partie contre la terreur blanche. Jamais les aristocrates ne se rendront
de bonne foi, tu verras, Henri! ils relèvent déjà la tête bien haut!
(Montrant au loin l'escadre anglaise.) Et voilà le fruit des traités!
voilà le résultat du baiser de la Jaunaye! Je les ai vus à Nantes, ces
partisans réconciliés! Ils crachaient en public sur la cocarde
tricolore, et il fallait souffrir cela! Notre sang payera la lâcheté de
votre diplomatie, pacificateurs avides de popularité! Peu vous importe!
nous sommes les exaltés farouches dont on n'est pas fâché de se
débarrasser... Quand vous nous aurez extirpés du sol, vous n'aurez plus
à attendre qu'une chose, c'est que l'on vous crache au visage!

HENRI. Voyons, voyons, calme-toi! tu vois tout en noir. Tu as besoin de
me retrouver, moi l'espérance et la foi! Entre l'ivresse sanguinaire et
la patience des dupes, il y a un chemin possible, et jamais l'humanité
n'a été acculée à des situations morales sans issue.

CADIO. Tu te trompes, il y en a! Tu crois à ta bénigne Providence! Tu ne
connais pas la véritable action de Dieu sur les hommes; elle est plus
terrible que cela: elle a ses jours mystérieux d'implacable destruction,
comme le ciel visible a la grêle et la foudre!

HENRI. Ces ravages-là sont vite effacés, en France surtout. Le soleil y
est plus bienfaisant que la foudre n'est cruelle; il est comme Dieu, qui
a fait l'un et l'autre. Le moment va venir où nous pourrons fermer les
registres de l'homicide, et Quiberon sera peut-être la dernière de nos
tragédies. C'est alors que nous pourrons aider le gouvernement,
chancelant encore, à entrer dans la bonne voie. C'est à nous, jeunes
gens, c'est à nos généraux imberbes, c'est à des hommes comme toi et
moi, fruits précoces ou produits instantanés de la Révolution, qu'il
appartient de replanter l'arbre de la liberté tombé dans le sang. C'est
la pensée de Hoche. Tu dois l'entrevoir pour t'y conformer. Tu n'es
encore qu'un petit officier, Cadio; mais tu as voulu devenir un homme,
et tu l'es devenu. Ta conviction, ta volonté ont autant d'importance que
celles de tout autre, et ce n'est pas un temps de décadence et d'agonie,
celui où tout homme peut se dire: «J'ai reçu la lumière et je la donne;
mon esprit peut se fortifier, mon influence peut s'étendre. Je ne suis
plus une tête de bétail dans le troupeau, et je ne suis pas seulement un
chiffre dans les armées... J'aurai dans la patrie, dans l'État, dans la
société, la place, que je saurai mériter. Si les gouvernements se
trompent et s'égarent encore, je pourrai faire entendre ma voix pour les
éclairer. Renonce donc à ton fanatisme sombre! Le temps n'est plus où
cela pouvait sembler nécessaire au salut de la République: une rapide et
cruelle expérience a dû nous détromper. Plus de dictateurs hébétés par
la rage des proscriptions et des supplices, plus d'hommes ivres de
carnage pour nous diriger! Ayons une république maternelle. Ce ne serait
pas la peine d'avoir tant souffert pour n'avoir pas su donner le repos
et le bonheur à la France!

CADIO, triste. Henri! Henri! vous avez les idées d'un chevalier des
temps passés! vous ne voyez pas que nous sommes encore loin du but où
vous croyez toucher. Vous êtes un noble, vous, et peu vous importe le
gouvernement qui sortira de cette tourmente, pourvu que votre caste soit
amnistiée et réconciliée. Vous êtes si loyal et si pur, que vous croyez
cela facile! Moi, je vous dis que cela est impossible, et que, si vos
jeunes généraux se laissent entraîner à la sympathie que leur ont déjà
trop inspirée la bravoure et l'obstination des Vendéens, le règne de
l'égalité est ajourné de plusieurs siècles! Voilà ma pensée, mais je ne
peux la dire qu'à toi, et toute la liberté dont on me gratifie consiste
à me faire tuer dans cette bicoque que je suis chargé de défendre,
chacun de mes hommes contre cent!

HENRI. Je vois que cela te préoccupe. Sache que les chouans ne veulent
pas nous attaquer, aujourd'hui du moins!

CADIO. Aujourd'hui, il y aura quelque chose de grave, Henri! Je sens
cela dans ma poitrine, (Il le regarde.) Il ne t'arrivera rien, à toi,
Dieu merci!... Mais parlons d'autre chose! attends d'abord! (Il va à la
porte de la cuisine.) Tu es là, Motus?

MOTUS, approchant. Présent, mon capitaine.

CADIO. Fais seller mon cheval, je vais faire une reconnaissance.

HENRI. J'irai avec toi.

MOTUS. Le poulet d'Inde... pardon! je veux dire le cheval du colonel
sera prêt aussi dans cinq minutes. Il mange l'avoine. (Il sort.)

HENRI. Te voilà tout à coup très-ému; qu'est-ce que tu as?

CADIO. Rien! Tu me raconteras tes campagnes, n'est-ce pas? Ce doit être
bien beau, de faire la guerre à de vrais soldats!

HENRI. Tu n'as pas voulu me suivre.

CADIO. Non! ma place était ici. Les belles choses que tu as faites me
consoleront de la triste besogne à laquelle je me suis voué.

HENRI. Mon cher ami, je crois que je ne pourrai pas te les raconter. Je
les ai oubliées déjà en revoyant la femme que j'aime. C'est elle qui a
fait mes prodiges de bravoure, son influence me soutenait dans une
région d'enthousiasme où l'on peut accomplir l'impossible.

CADIO. Alors, tu as oublié... _l'autre_? Cela m'étonne; je ne croyais
pas que l'on pût aimer deux fois.

HENRI. Aimer longtemps qui vous dédaigne, est-ce possible? Ce serait de
la folie!

CADIO. Mais l'amour n'est que folie..., à ce qu'on dit du moins!

HENRI. A ce qu'on dit? Tu n'as donc pas encore aimé, toi?

CADIO. J'ai fait un voeu, Henri.

HENRI. Allons donc!

CADIO. Oui, je suis vierge, moi! J'ai juré de n'appartenir à aucune
femme avant le jour où j'aurai donné de mon sang à la République...

HENRI. Ne le donnes-tu pas tous les jours?

CADIO. Tous les jours je l'offre; mais les balles des chouans ne veulent
pas entamer ma chair, et, devant mon regard, il semble que leurs
baionnettes s'émoussent. Cela est bien étrange, n'est-ce pas? J'ai
traversé des boucheries où je suis quelquefois resté le seul intact. Je
n'ai pas eu l'honneur de recevoir une égratignure, et j'en suis honteux.
Voilà pourquoi je crois à la destinée. Il faut qu'elle me réserve une
belle mort, ou qu'elle ait décidé que je ne serais jamais digne d'offrir
à une femme la main qui a tant tué, sans avoir eu à essuyer sur mon
corps le baptême de mon sang! (Motus entre et fait le salut militaire.)
Les chevaux sont prêts?

MOTUS. Oui, mon capitaine.

CADIO, avec un trouble insurmontable. C'est bien, mon ami! (il sort arec
Henri.)

MOTUS. Fichtre!... _mon ami!_... lui qui ne dit jamais ce mot-là au
troupier!--et ce regard triste et bon!... Fichtre! Allons! mon affaire
est dans le sac! c'est réglé! c'est pour aujourd'hui. Sacredieu!
j'aurais pourtant voulu flanquer une raclée aux Anglais auparavant!

JAVOTTE, entrant pour desservir. Qu'est-ce que tu as donc, citoyen
trompette? Tu as l'air contrarié!

MOTUS. C'est une bêtise, belle Javotte; dans notre état, il faut être
toujours prêt à répondre à l'appel... Qu'un baiser fraternel de vos
lèvres de roses me soit octroyé, et je prendrai la chose en douceur.

JAVOTTE. Un baiser? Le voilà pour m'avoir dit vous! C'est gentil, un
militaire qui dit vous à une femme! (Elle lui donne un baiser sur le
front.)

REBEC, entrant. Eh bien, Javotte, eh bien!

MOTUS. Laisse-la faire, citoyen fricotier! c'est sacré, ça! Souviens-toi
ce soir de ce que je te dis ce matin: c'est sacré.

REBEC. Qu'est-ce qu'il veut dire?



SCÈNE IX. (Même local, même jour, midi.) HENRI, JAVOTTE, puis LA
KORIGANE.


HENRI, (entrant.) Où est le capitaine?

JAVOTTE, qui achève de ranger et de balayer. Par là, dans le jardin avec
mon maître, qui souhaitait lui parler. Faut-il lui dire...?

HENRI, s'approchant de la table. Non, merci. Il y a ici de quoi écrire?

JAVOTTE. Voilà!

HENRI. C'est tout ce qu'il me faut. (Javotte sort.) Chère Marie! Je
parie qu'elle est déjà inquiète de moi! (Il écrit. Au bout de quelques
instants, la Korigane entre sans bruit et le regarde. Henri se
retournant.) Que demandes-tu, petite?

LA KORIGANE. Petite je suis, c'est vrai; mais j'ai la volonté grande, et
je tiens devant Dieu autant de place que toi, Henri de Sauvières!

HENRI. Oui-da! voilà qui est bien parlé, ma fière Bretonne! Mais...
attends donc; je te connais, toi! tu es la Korigane de Saint-Gueltas!

LA KORIGANE. Tu m'as donc vue au feu, en Vendée? car tu étais à l'armée
du Nord quand j'ai été servante dans ton château.

HENRI. C'est au feu en effet que je t'ai vue... intrépide... et
atroce!... Que me veux-tu, méchante créature?

LA KORIGANE. Je veux te parler.

HENRI. Tu viens de la part de ton maître?

LA KORIGANE. Non. Je viens sans qu'il le sache, au risque de le fâcher
beaucoup!

HENRI. Ah! tu l'abandonnes ou tu fais semblant de l'abandonner?

LA KORIGANE. Je le quitte et je le hais!... Mais réponds-moi vite:
aimes-tu encore ta cousine Louise?

HENRI. Une question en vaut une autre. Qu'est-ce que cela te fait?

LA KORIGANE. Tu te méfies de moi: c'est malheureux pour elle!

HENRI. Court-elle quelque danger?

LA KORIGANE. Toi seul peux la sauver du plus grand qu'elle puisse
courir. Elle s'est enfuie de chez son mari avec sa tante; elle voulait
aller à Vannes rejoindre mademoiselle Hoche, qui l'attend. Elle a
profité de l'absence du maître, qui avait dit comme ça: «Avant d'aller à
Quiberon, j'irai aux Sables-d'Olonne rassembler des amis.» Nous avons
pris une barque et nous sommes venues à Locmariaker, à l'entrée du
Morbihan; mais à peine entrions-nous dans la ville, nous avons appris
que le marquis était là avec une bande de chouans. Nous nous sommes vite
rembarquées sur un méchant bachot, le seul qui ait voulu nous conduire
du côté des Anglais, et qui nous a posées par ici, sur la grève. Je
connais le pays, j'en suis! J'ai amené Louise dans ce bourg; je l'ai
cachée dans la maison d'une femme que j'ai autrefois servie, mais je ne
suis pas tranquille. Saint-Gueltas doit être sur nos traces. A
Locmariaker, j'ai vu la figure de Tirefeuille sur le port, et il doit
nous avoir reconnues. Louise tombait de fatigue quand nous nous sommes
réfugiées ici à l'aube du jour. Elle a dormi; moi, j'ai veillé dans une
chambre en bas, où tout à l'heure deux soldats bleus sont entrés pour
demander à boire. Je les ai servis, et ils disaient: «Le colonel le
Sauvières est arrivé, il est à l'auberge.» J'y suis venue vite sans
avertir Louise. J'ai reconnu céans Javotte, que j'avais vue dans le
temps à Puy-la-Guerche, et me voilà pour te dire: Veux-tu sauver ta
cousine? Sans toi, elle est perdue.

HENRI. Conduis-moi auprès d'elle.

LA KORIGANE. Non, on te verrait, et Saint-Gueltas n'est peut-être pas
loin. Il vous surprendrait et il vous tuerait tous les deux. Louise peut
venir ici, où tu as des soldats pour la défendre. Je vais la chercher.

HENRI. Oui, cours! Non, attends! Ceci est un piége de ta façon! Son mari
a été jaloux de moi; toi, tu es sa maîtresse ou tu l'as été: tu l'aimes
passionnément, on le sait. Tu dois haïr Louise et la trahir. C'est pour
la mieux perdre que tu veux l'attirer chez moi.

LA KORIGANE. Je ne suis plus jalouse de la pauvre Louise; le maître ne
l'aime plus!

HENRI. Tu mens! Il la poursuit, il la soupçonne, il veut la ramener chez
lui;... donc, il l'aime.

LA KORIGANE. Il veut l'empêcher de trahir sa conduite, voilà ce qu'il
veut! Madame de Roseray, son ancienne maîtresse, la belle des belles, la
maudite des maudites... oh! c'est celle-là que je hais et que je
voudrais voir morte! elle l'a repris dans ses griffes; elle règne chez
lui, elle le rend fou! Elle m'a fait chasser, moi... moi à qui le maître
devait tout!

HENRI. Tu as du dépit... un dépit tout personnel... Tu dois mentir!

LA KORIGANE, frappant du pied. Tu ne me crois pas? Misère et malheur!
Voilà ce que c'est!... Ah! je le sais bien, que, pour Saint-Gueltas, je
peux faire tout ce qu'il y a de plus mal; mais, quand je veux faire le
bien une fois dans ma vie, on me dit: «Tu mens!...» Allons! qu'il la
trouve où elle est! Sachant où vous êtes, il ne l'accusera pas moins
d'être venue ici pour vous. C'est tant pis pour toi, pauvre Louise! Dieu
sait pourtant que je te plaignais, toi si malheureuse, et que, si
j'avais pu finir par aimer quelqu'un, c'est toi que j'aurais aimée!

HENRI, frappé de la voir pleurer. Explique-toi tout à fait; dis toute la
vérité! Pourquoi quitte-t-elle son mari? L'a-t-il menacée, maltraitée?

LA KORIGANE. Il a fait pis, il l'a avilie! L'autre est venue demeurer
chez lui; elle a traité Louise comme une vraie servante. Elle a su que
par moi elle envoyait des lettres en secret: c'étaient des lettres à
mademoiselle Hoche; elle a fait croire au maître que c'étaient des
lettres pour vous.

HENRI. Il ne le croit plus; tout peut être éclairci. Va chercher Louise
et sa tante.

LA KORIGANE. J'y cours.

HENRI. Et puis tu tâcheras de trouver Saint-Gueltas; tu lui diras que je
l'attends et que sa femme est chez moi.

LA KORIGANE. Tu veux te battre avec lui?

HENRI. Je veux qu'il me rende compte de sa conduite envers elle.

LA KORIGANE. Henri de Sauvières, ne fais pas cela! on ne tue pas
Saint-Gueltas, c'est lui qui tue les autres.

HENRI. C'est-à-dire que tu ne veux pas qu'il s'expose à être tué par
moi?

LA KORIGANE, qui est sur le seuil de la rue. Je ne crains pas ça!
Saint-Gueltas ne mourra que quand il sera las de vivre. D'ailleurs, il a
plus d'hommes que toi; ne lui cherche pas querelle, fais sauver Louise
bien vite et ne dis rien... Mais... qui vient là? Louise elle-même?
Allons! c'est sa destinée! fais ce que tu voudras; moi, je vais guetter
pour dérouter Saint-Gueltas, s'il vient par ici.

HENRI. Au contraire, dis-lui que je l'attends de pied ferme! (La
Korigane sort par la cuisine, Henri va ouvrir la porte de l'escalier;
entrent Louise et sa tante, déguisées en Bretonnes.)



SCÈNE X.--HENRI, LOUISE, ROXANE, puis SAINT-GUELTAS.


HENRI. Entrez, et ne craignez rien. (Louise, pâle et tremblante, lui
tend la main sans rien dire.)

ROXANE. Nous ne craignons rien de toi, puisque nous venons te trouver.
Nous voilà comme Coriolan chez les... Je ne me souviens, plus, ça ne
fait rien!

LOUISE. Nous venons d'apprendre que vous étiez ici, nous n'avons pas
réfléchi, nous sommes accourues.

HENRI, leur serrant les mains. Vous avez bien fait, allez! merci!

ROXANE, à Louise. Je te le disais bien, que ce vaurien-là serait content
de nous voir. Ah ça! misérable jacobin, tu ne m'embrasses donc pas?

HENRI, (l'embrassant.) Ah! de tout mon coeur, chère tante; mais parlons
vite, il le faut. Est-ce vrai, tout ce que m'a dit la Korigane?

ROXANE. La Korigane? tu l'as vue?

HENRI. Elle sort d'ici.

ROXANE. Je pensais qu'elle nous avait abandonnées ou trahies. Que
t'a-t-elle dit?

HENRI. J'ose à peine le répéter devant Louise.

LOUISE. Si elle a accusé M. de la Rochebrûlée, elle a eu tort. Je quitte
sa maison parce que, le voyant lancé dans une expédition périlleuse et
décisive, que du reste je n'approuve pas, je serais pour lui une
préoccupation et un danger de plus. Quand les chefs d'insurrection
quittent leurs demeures, on les brûle, et les femmes deviennent ce
qu'elles peuvent. J'ai demandé asile à Marie pour quelques jours. De là,
je compte, avec sa protection, gagner l'Angleterre, où M. de la
Rochebrûlée viendra me rejoindre, si, comme je le crois, l'expédition
échoue par la trahison des Anglais.

HENRI. Ainsi c'est avec l'agrément de Saint-Gueltas que vous venez
toutes seules vous jeter dans un pays occupé par nous sur le pied de
guerre, au risque de n'y pas rencontrer un ami pour vous préserver?
Votre explication manque de vraisemblance, ma chère Louise, d'autant
plus que vous n'êtes pas femme à abandonner l'homme dont vous portez le
nom, à la veille de si grands événements, dans la seule crainte d'en
partager les malheurs et les dangers. Vous avez une autre raison;
quelqu'un vous chasse de chez vous, et votre mari repousse votre
dévouement.

LOUISE. Ne croyez pas...

ROXANE. Louise, c'est trop de considération pour un scélérat. Je dirai
la vérité, moi!... Je veux la dire!...

LOUISE. Ma tante, vous m'aviez juré...

ROXANE. Tant pis! j'aime mieux me parjurer, j'aime mieux mourir que de
rentrer dans cet affreux donjon où nous avons souffert tout ce que l'on
peut souffrir. Henri, tu as deviné juste, oui, si c'est là ce que t'a
dit la Korigane, elle t'a dit la pure vérité; cette fille nous est
dévouée, et elle n'est pas menteuse. On nous a humiliées, opprimées,
Saint-Gueltas l'a souffert sous prétexte d'une jalousie feinte; il nous
a laissées sous la garde de madame de Roseray et de quelques bandits
prêts à tout pour lui plaire. Notre vie, notre honneur même, étaient
menacés. Si la Korigane te l'a caché, elle n'a pas tout dit. Donne-nous
un sauf-conduit, une escorte, un moyen quelconque de gagner Vannes ou
l'Angleterre. Nous ne pouvons pas nous réfugier à Quiberon, le marquis
nous y reprendrait. Louise ne veut pas demander au commandant de
l'escadre anglaise les moyens de fuir. Ce serait accuser ouvertement son
mari et le dépouiller des honneurs qu'il ambitionne. La République seule
peut nous sauver, nous nous jetons dans ses bras. Si c'est une honte
pour nous, que le péché retombe sur la tête de l'indigne, qui nous y
force!

SAINT-GUELTAS, sortant d'un lit breton enfoncé, dans la boiserie comme
un tiroir et fermé d'une planche à jour. Merci, mademoiselle de
Sauvières! Voilà qui est bien parlé! Votre douce voix m'a réveillé d'un
profond sommeil que la peine de courir après vous m'avait rendu fort
nécessaire. Je demande pardon au colonel de m'être ainsi introduit dans
son logement pour m'y reposer en sûreté comme chez un ami; j'ai eu la
meilleure idée du monde, puisque je m'y trouve à point pour répondre à
votre éloquent plaidoyer contre moi. (Roxane et Louise se sont
instinctivement réfugiées derrière Henri. Saint-Gueltas éclate de rire.)
En vérité, monsieur le comte, ces dames vous font jouer, bien malgré
vous, je le sais, un rôle très-comique! Vous voilà constitué vengeur de
l'innocence à bien bon marché!

HENRI. Je ne sais qui joue ici un rôle de comédie, monsieur. Si vous
avez entendu ce qui s'est dit, vous savez que madame de la Rochebrûlée,
loin de vous trahir, vous défend; mais deux autres personnes, dont l'une
est digne de mon respect, vous accusent, et je vous soupçonne
sérieusement d'avoir manqué à vos devoirs envers ma parente. Je suis
l'unique appui qui lui reste, et, qu'elle l'accepte ou non, je jure
qu'elle l'aura... Justifiez-vous, ou rendez-moi raison de votre
conduite.

LOUISE, à Saint-Gueltas. Ne répondez pas, monsieur, c'est à moi de
parler. Je n'ai aucun reproche à vous faire ici. Je le déclare devant
mon cousin, et, tout en le remerciant de l'intérêt qu'il m'accorde, je
le prie de ne pas m'offrir une protection que je dois recevoir de vous
seul.

SAINT-GUELTAS. En d'autres termes, ma chère amie, vous l'engagez à ne
pas s'immiscer dans nos petites querelles de ménage? Vous avez raison.
Moi, je lui pardonne de tout mon coeur ce mouvement irréfléchi, mais
généreux. C'est un noble caractère que le sien! Nous nous connaissons
depuis ce matin, et j'aurais grand regret de l'offenser. Dites-lui donc
qu'après un accès de jalousie mal fondée, vous reconnaissez votre
injustice et rentrez volontairement sous le toit conjugal.

LOUISE, pâle et près de défaillir. Oui, mon cousin, je confirme ce que
M. de la Rochebrûlée vient de vous dire.

ROXANE. Alors, j'en ai menti, moi! Ne la crois pas. Henri! (Montrant
Saint-Gueltas avec effroi.) Préserve-nous de sa vengeance; nous sommes
perdues, si nous retournons chez lui!

SAINT-GUELTAS, moqueur. Si telle est votre pensée, ma belle dame, il me
semble que vous voilà sous l'égide de la République et que rien ne vous
force à suivre votre nièce... Quant à moi, je la reconduis chez elle, et
je la prie de vouloir bien accepter mon bras.

HENRI. Un instant, monsieur! Je vois ma tante sérieusement effrayée et
Louise près de s'évanouir. Est-ce bien chez elle que ma cousine va
rentrer?

SAINT-GUELTAS, tressaillant. Que voulez-vous dire, monsieur?

HENRI. Je veux dire qu'une femme n'est plus chez elle quand une rivale y
a plus d'autorité qu'elle-même. Je n'ai pas le droit, je le reconnais,
de juger le plus ou moins d'affection sincère que vous portez à votre
compagne; mais j'ai le droit de juger un fait extérieur et frappant. Si
une étrangère règne dans sa maison, elle n'a plus de maison. La loi juge
ainsi cette situation et donne gain de cause à l'épouse dépouillée de sa
légitime dignité. Vous vous placez, par la guerre que vous faites à
votre pays, en dehors de la loi, et Louise ne pourrait l'invoquer. C'est
à moi de la remplacer auprès d'elle, et je vous somme de me dire si vous
comptez faire sortir de chez vous madame...

SAINT-GUELTAS. Ne nommez personne, monsieur, car celle que l'on calomnie
est aussi votre parente. Elle ne sortira pas de chez moi, elle en est
sortie. En apprenant la fuite de ces dames, pour ne pas voir recommencer
pareille folie, j'ai envoyé un exprès à la Rochebrûlée. (A Louise.) Vous
ne l'y retrouverez pas, je vous en donne ma parole d'honneur... que vous
seule avez le droit de me demander! Êtes-vous satisfaite?

LOUISE. Oui, monsieur; partons!

HENRI. Louise, vous me jurez, à moi, que vous ne doutez pas de la parole
qui vous est donnée?

SAINT-GUELTAS. Diable! vous êtes obstiné, monsieur de Sauvières! Vous
abusez de la reconnaissance que je dois à vos bons procédés.

LOUISE, vivement. J'ai confiance, Henri, je vous le jure! (A Roxane.)
Adieu, ma tante!

ROXANE. Tu crois que je vais te laisser seule avec ce perfide? Non, je
mourrai avec toi!

SAINT-GUELTAS, riant. Très-bien! dévouement sublime!--Adieu, monsieur le
comte, sans rancune!

LOUISE, émue. Adieu, Henri!



SCÈNE XI.--Les Mêmes, CADIO, qui paraît au moment où Saint-Gueltas ouvre
la porte.


CADIO, (le sabre à la main.) Pardon! vous êtes prisonnier, monsieur!

SAINT-GUELTAS, méprisant. Allons donc! quelle plaisanterie!

CADIO. N'essayez pas de résister, les précautions sont prises.
Rendez-vous!

HENRI, arrêtant Saint-Gueltas, qui a porté la main à ses pistolets.
Laissez, monsieur, ceci me regarde. (A Cadio sur le seuil, devant les
militaires qui occupent la cuisine.) Il y a entre ce chef et moi des
conventions qui suspendent les hostilités quant à ce qui le concerne
personnellement. Laissez-le se retirer librement.

CADIO, à Saint-Gueltas, avec une spontanéité de soumission militaire.
Passez. (A Roxane.) Passez aussi.

SAINT-GUELTAS, le voyant arrêter Louise. Madame est ma femme!

CADIO. Non.

SAINT-GUELTAS, repassant la porte qu'il a déjà franchie. Comment, non?
Est-ce que vous êtes fou?

CADIO. Fermez cette porte, et je vais vous répondre.

SAINT-GUELTAS, refermant derrière lui. Voyons!

CADIO. Cette femme n'est pas la vôtre; elle est la mienne.

HENRI. Que dis-tu là, Cadio? c'est absurde!

SAINT-GUELTAS, très-surpris. Cadio?... (Louise et Roxane reculent,
étonnées et inquiètes.)

CADIO à Saint-Gueltas. Oui, Cadio que vous avez fait assassiner, et qui
est là, devant vous, comme un spectre, pour vous accuser et pour vous
dire: Vous n'emmènerez pas cette femme. Il ne me plaît pas qu'elle suive
davantage son amant.

HENRI. Son amant?

LOUISE. Ne m'outragez pas, Cadio! Je vous croyais mort quand un prêtre a
béni mon mariage avec monsieur...

CADIO. Je le sais; mais ce mariage-là ne compte pas sans l'autre, et
l'autre n'est pas détruit par celui-là. Votre seul mari, c'est moi,
Louise de Sauvières, et il ne me convient pas, je le répète, de vous
laisser vivre avec un amant!

SAINT-GUELTAS, ironique. Si cela est, il est temps de vous en aviser,
monsieur Cadio!

CADIO. Il n'y a pas de temps perdu. Il n'y a pas une heure que je sais
la validité de mon mariage avec elle. (Il rouvre la porte et fait un
signe. Rebec paraît.) Venez ici, vous, avancez! (Rebec entre, un peu
troublé; Cadio referme la porte.) Parlez! qu'est-ce que vous venez de me
dire?

ROXANE. Ah! c'est lui?... Qu'est-ce qu'il dit, qu'est-ce qu'il prétend,
ce coquin-là?

REBEC, reprenant de l'assurance. J'ai dit la vérité. Le mariage est
légal, les actes sont en règle, et les vrais noms des parties
contractantes y sont inscrits.

CADIO. Montrez la copie.

REBEC, la remettant à Henri. Ce n'est qu'une copie sur papier libre;
mais on peut la confronter avec la feuille du registre de la commune
dont j'étais l'officier municipal.

ROXANE. Mais cette feuille a été déchirée!

REBEC. Elle ne l'a pas été.

ROXANE. C'est une infamie! Alors, moi...?

REBEC. Vous aussi, madame, vous êtes mariée; mais l'incompatibilité
d'humeur vous assure de ma part la liberté de vivre où et comme vous
voudrez.

ROXANE. C'est fort heureux! Tu ne prétends qu'à ma fortune, misérable!

REBEC. On s'arrangera, calmez-vous!

HENRI. Ceci est un tour de fripon, maître Rebec! Je ne te croyais pas si
malin et si corrompu.

REBEC. Pardon, monsieur Henri. Ma première intention n'était que de
soustraire ces dames et moi-même à la persécution; mais, quand il s'est
agi de rédiger un faux, j'ai reculé devant le déshonneur. Ces dames
pouvaient lire ce qu'elles ont signé. J'ignore si elles en ont pris la
peine. On était fort bouleversé dans ce moment-là... Elles ont signé
leurs vrais noms sur l'observation que je leur ai faite que, reconnues
pour ce qu'elles sont, elles ne seraient sauvées qu'au prix d'un mariage
bien fait. Elles doivent s'en souvenir.

HENRI. Mais Cadio lui-même m'a juré qu'on avait lu de faux noms...

REBEC. Ces dames ont été désignées, devant des témoins bénévoles et peu
attentifs, sous les noms d'emprunt qu'elles s'étaient attribués; mais
ces témoins sont morts, je m'en suis assuré. La famine et l'épidémie ont
passé par là. Il ne reste qu'un acte authentique et régulier.

ROXANE. Que tu devais détruire, lâche intrigant!

REBEC. Que je n'ai pas détruit, madame, ne voulant pas vous faire porter
le nom d'un homme condamné aux galères.

ROXANE. Ah! tu crois que je le porterai, ton ignoble nom?

REBEC. Dans la vie privée, peu m'importe; mais, dans tout acte civil,
vous serez, ne vous en déplaise, la femme Rebec ou l'acte sera nul.

SAINT-GUELTAS, qui a écouté avec calme et attention, bas à Louise,
sèchement. Et vous, ma chère, vous serez tout aussi légalement et
irrévocablement, la femme ou la veuve Cadio! Vous voyez bien qu'il faut
à tout prix rompre avec les institutions révolutionnaires et annuler la
République, au lieu de se jeter dans ses bras!

LOUISE, bas. Emmenez-moi, monsieur, veuillez me soustraire à
l'humiliante situation où je me trouve!

ROXANE, bas à Henri. Fais-nous partir, vite! J'aime mieux le donjon du
marquis que de pareilles discussions.

HENRI, haut. Ces étranges difficultés doivent être examinées plus tard,
lorsque la loi pourra être invoquée par les deux parties. Quant à
présent, comme cela est impossible, ne les soulevons pas, et
séparons-nous.

CADIO. Mais, moi, je ne suis pas hors la loi, je l'invoque; elle
sanctionne mon droit, la femme que j'ai épousée m'appartient, et, par
là, elle recouvre son état civil, elle rentre dans la loi commune.

SAINT-GUELTAS. Alors, vous persistez, vous?

CADIO. Oui, et c'est mon dernier mot.

SAINT-GUELTAS. Il est charmant! mais voici le mien. Je regarde votre
opposition comme nulle et je passe outre, car j'emmène ma femme,--ou ma
maîtresse, n'importe! Je tiens pour légitime celle qui s'est librement
confiée, et donnée à moi, et qui n'a jamais eu l'intention d'appartenir
à un autre.

LOUISE. Cet homme le sait bien. Je croyais à son dévouement, à sa
probité. Nous nous étions expliqués d'avance, il connaissait la
promesse, qui me liait à vous. Il regardait comme nul, et arraché par la
violence de la situation qui m'était faite, l'engagement que nous
allions simuler, et dont les traces écrites devaient être anéanties. Il
était simple et bon alors, cet homme qui me menace aujourd'hui. Le voilà
parvenu, ambitieux peut-être!... Non, ce n'est pas possible! Tenez,
Cadio, voici votre anneau d'argent que j'avais conservé par estime et
par amitié pour vous. Voulez-vous que je rougisse de le porter?

CADIO, ému. Gardez-le, je mérite toujours l'estime pour cela...

SAINT-GUELTAS, l'interrompant et prenant le bras de Louise. Bien! assez!
je pardonne à votre folie.--Votre serviteur, monsieur de Sauvières! (A
Cadio qui s'est placé devant la porte.) Allons, mordieu! faites place!

CADIO. A vous que couvre la parole du colonel, il le faut bien! mais à
_elle_, non. J'ai dit non, et c'est non!

SAINT-GUELTAS. Vous voulez me forcer à vous casser la tête?

HENRI. Vous ne pouvez rien ici contre personne, monsieur le marquis,
puisqu'en raison de mes engagements, personne ne peut rien ici contre
vous. Je vous prie de ne pas l'oublier!

SAINT-GUELTAS. Il paraît que l'on peut retenir ma femme prisonnière pour
la livrer à cet insensé? Vous ne pensez pas que je m'y soumettrai,
monsieur de Sauvières. Faites-nous libres sur l'heure, ou je donne un
signal qui vous livrera tous à la merci des gens que je commande. Croyez
qu'ils ne sont pas loin et que l'on ne me fera pas violence impunément.
Vous voulez sans doute éviter d'exposer nos hommes à s'égorger pour un
motif qui nous est purement personnel? Vous avez raison. Faites-donc
respecter votre autorité, et mettez aux arrêts cet officier qui se
révolte.

HENRI. C'est inutile, monsieur, il cédera à la raison et à la justice,
je le connais. Permettez-moi de l'y rappeler devant vous. Il faut que ma
cousine soit délivrée une fois pour toutes des craintes qu'une situation
si bizarre pourrait lui laisser. Soyez calme, mon devoir est de vous
protéger tous deux; je n'y manquerai pas, fallût-il sévir rigoureusement
contre mon meilleur ami. (A Cadio.) Admettons que tu aies raison en
droit, ce que j'ignore, tu as tort en fait. Il y a là une situation sans
précèdent peut-être. Un instant la législation nouvelle a pu être
méconnue par tout un parti résolu à la détruire; ma cousine appartenait
à ce parti. Elle a cru prononcer une vaine formule. Elle a eu tort, il
ne faut pas se jouer de sa parole, et certes elle ne l'eût pas fait pour
sauver sa propre vie.

LOUISE. Non, jamais!

HENRI. Elle a surmonté l'effroi de sa conscience par dévouement pour les
autres. C'est le plus grand sacrifice que puisse faire à la
reconnaissance et à l'humanité une âme comme la sienne. Tu l'as senti,
toi, tu l'as compris alors, car tu as suivi son exemple, et tous deux
vous avez commis, dans un religieux esprit d'enthousiasme, une sorte de
sacrilége; vous avez oublié que les serments au nom de l'honneur et de
la patrie sont faits à Dieu, avec ou sans autel, avec ou sans prêtre!
mais votre erreur à été sincère et complète. D'avance, tu avais tenu
mademoiselle de Sauvières quitte de tout engagement envers toi, tu me
l'as dit toi-même; elle a dû se croire libre, et, en te rétractant, tu
n'es pas seulement insensé, tu deviens coupable et parjure.

CADIO. Vous direz ce que vous voudrez, elle n'est pas légitimement
mariée avec cet homme-là! elle ne pouvait pas l'être, elle ne le sera
jamais, elle ne sera pas la mère de ses enfants. Si elle les
reconnaissait, ils seraient forcés de s'appeler comme moi.

HENRI. Soit! Elle acceptera sans honte et sans crime la douleur de cette
situation, et vivra avec celui qu'elle a voulu épouser devant Dieu,
ignorant la valeur et l'indissolubilité de l'autre engagement. Mon rôle
vis-à-vis d'elle consiste à faire respecter sa liberté morale, ne me
forcez pas à vous donner des ordres.

CADIO. Je vous y forcerai, car vous ne m'avez pas convaincu. Je proteste
contre la liberté que vous voulez lui rendre, et je vous défie de me
donner sans remords un ordre qui m'inflige le déshonneur! (A
Saint-Gueltas.) Oh! vous avez beau rire d'un air de mépris, vous! Je ne
connais pas vos codes de savoir-vivre et votre manière d'entendre les
convenances. Je ne sais qu'une chose, c'est que votre existence me pèse
et m'avilit. J'ai patienté tant que je me suis cru sans droits sur cette
femme et sans devoirs envers elle. Je sais à présent que, bon gré mal
gré, je suis responsable de son égarement, outragé par son infidélité,
empêché de me marier avec une autre et d'avoir des enfants légitimes.
Elle m'a pris ma liberté, je n'entends pas qu'elle use de la sienne.
Elle devait prévoir où nous conduirait ce mariage. Moi, j'étais un
simple, un ignorant, un sauvage; j'ai fait ce qu'elle m'a dit. Elle m'a
traité comme un idiot dont il était facile de prendre à jamais la
volonté, sans lui rien donner en échange, ni respect, ni estime, ni
ménagement. Une heure après le mariage, elle se faisait enlever par
vous. Vous avez cru vous débarrasser de moi, elle, en me jetant une
bourse, vous, en me faisant donner un coup de poignard. Voilà comment
vous avez agi envers moi, et dès lors elle s'est regardée comme libre de
devenir marquise. Elle devait pourtant savoir qu'elle ne l'était pas.
Son parti était écrasé, la République s'imposait, la loi était
consolidée. Qu'elle ne daignât pas porter le nom obscur du misérable qui
le lui avait donné pour la sauver, qu'elle ne voulût jamais revoir sa
figure chétive et méprisée, je l'aurais compris et je n'aurais jamais
songé à l'inquiéter; mon dédain eût répondu au sien; mais, avant de se
livrer à l'amour d'un autre et de s'y faire autoriser par un prêtre,
elle eût dû au moins s'assurer de son droit, savoir si son premier
mariage ne m'engageait à rien, moi, ou si, grâce à son amant, elle était
réellement veuve. Elle n'était pas à même de s'informer peut-être? Eh
bien, il fallait, dans le doute, agir en femme forte, en femme de coeur,
savoir attendre le moment où elle pourrait invoquer l'annulation de
notre mariage; j'y eusse consenti, et, si la chose eût été impossible,
il fallait subir les conséquences et conserver le mérite d'un acte de
dévouement. Il fallait faire voeu de chasteté comme moi... Oui, comme
moi; riez encore, marquis Saint-Gueltas, vous qui avez fait voeu de
libertinage, et qui, en réclamant cette femme au nom d'une religion que
vous méprisez, la condamnez à subir l'outrage de vos infidélités! La
malheureuse vous fuyait, je le sais, je sais tout! Elle veut à présent,
retourner à sa chaîne, elle aime mieux cela que d'accepter ma
protection; mais, moi qui ne puis me dispenser sans lâcheté d'exercer
cette protection, je ne veux pas qu'elle traîne plus longtemps ma honte
et la sienne à vos pieds.--Voyez, monsieur de Sauvières, si vous
consentez à y voir traîner le nom que vous portez. Quant à moi, je peux
lui pardonner l'erreur où elle a vécu jusqu'à ce jour; elle a pu croire
nos liens illusoires: en apprenant qu'ils ne le sont pas, si elle ne
quitte son amant à l'instant même, elle devient coupable de parti pris
et autorise ma vengeance.

SAINT-GUELTAS, toujours ironique. Répondez, monsieur de Sauvières! Ma
parole d'honneur, le débat devient très-curieux, et vous voyez avec
quelle attention je l'écoute.

HENRI. Est-ce sérieusement, monsieur, que vous me prenez pour arbitre?

SAINT-GUELTAS. Pour arbitre, non; mais je désire avoir votre opinion.

HENRI. Et vous, Louise?

LOUISE, abattue. Je la désire aussi, dites-la sans ménagement. Je
reconnais d'avance qu'il y a beaucoup de vrai dans les reproches qui me
sont adressés, et que j'ai eu, en tout ceci, les plus grands torts. Je
les ignorais. Je viens de les comprendre.

SAINT-GUELTAS, bas, à Louise. On ne vous en demande pas tant! ne soyez
pas si pressée de vous repentir.

LOUISE, s'éloignant de lui. Parlez, Henri!

HENRI. Louise, vous devez vivre, à partir de ce jour, éloignée des deux
hommes qui croient avoir des droits sur vous. Une amie sérieuse et digne
de confiance vous offre un asile, acceptez-le, ouvrez les yeux. Nous
touchons au triomphe définitif de la République et à une ère de paix
durable où vous pourrez demander ouvertement la rupture de celui de vos
deux mariages que vous n'avez pas librement consenti. Jusque-là, les
droits du premier époux sont douteux et ceux du second sont nuls. S'il
vous est prescrit de le quitter, n'attendez pas qu'un tel arrêt vous
surprenne dans une situation condamnable.--Voilà mon avis. J'engage M.
Saint-Gueltas à l'adopter sans appel.

LOUISE, tremblante, mais résolue. Je l'accepte, moi; oui, je déclare que
je l'accepte!

SAINT-GUELTAS. Il est très-bon à coup sûr, mais j'en ouvre un autre que
je crois meilleur, monsieur de Sauvières! Vous me voyez très-calme dans
une situation qui serait odieuse et absurde, si je n'étais homme de
résolution, rompu aux partis extrêmes et aux décisions soudaines. Je
viens d'écouter M. Cadio avec surprise, avec intérêt même. Je vois en
lui un homme très-supérieur à sa condition sociale, et le mépris que
j'avais d'abord pour son rôle vis-à-vis de moi est devenu un désir de
lutte sérieuse. J'accepte donc l'antagonisme, et il ne me déplaît pas
d'avoir devant moi un adversaire de cette valeur. Je consens à
reconnaître qu'aux termes de la législation actuelle, les droits de
monsieur sont soutenables et que les miens ne le sont pas; mais, comme
je ne puis reconnaître l'autorité morale d'une loi faite par nos ennemis
et qui blesse ma croyance politique et sociale, comme d'ailleurs la
femme qui a requis ma protection, à quelque titre que ce soit, ne peut
plus, selon moi, en invoquer une autre, il faut que le débat se termine
par la suppression de M. Cadio ou par la mienne. Je n'ai pas de sots
préjugés, moi; un duel à mort tranchera la question, et je le lui
propose sur-le-champ. Ma compagne restera près de vous, monsieur de
Sauvières. Si je succombe, je sais de reste qu'elle ne tombera pas du
pouvoir du vainqueur. Je la confie à votre honneur, à votre amitié pour
elle.

LOUISE. Oh! mon Dieu, quel châtiment pour moi qu'un pareil combat! (A
Saint-Gueltas.) Je vous supplie...

SAINT-GUELTAS, sèchement. Vous n'avez plus rien à dire. C'est à M. Cadio
de répondre.

CADIO. Ainsi, vous me faites l'honneur de vous battre en duel avec moi,
monsieur le marquis? C'est bien généreux de votre part en vérité! Vous
n'avez donc plus personne sous la main pour me faire tuer par trahison?

SAINT-GUELTAS, irrité. Vous refusez?

CADIO. Non, certes! mais je me demande lequel de nous fait honneur à
l'autre en acceptant le défi!

HENRI. N'envenimons pas la querelle par des récriminations. (Haut.)
Marchons; je serai un de tes témoins, et, pendant que monsieur ira
chercher les siens, ces dames resteront en sûreté ici sous la garde de
ton lieutenant. Viens, nous allons nous entendre sur le lieu et sur les
armes. (Cadio et Saint-Gueltas sortent.--A Louise, qui, sans pouvoir
parler, essaye de l'arrêter.) Soyez calme, Louise! ayez la force d'âme
que commande une pareille situation. Elle est inévitable! (Il
sort.--Louise, atterrée un instant, s'élance vers la porte, mais Henri
l'a refermée en dehors.)



SCÈNE XII.--LOUISE, ROXANE.


ROXANE. Alors, nous voilà prisonnières?

LOUISE. Non, pas encore! (Elle va vers la porte de l'escalier et entend
Rebec, qui est sorti par là, tourner et retirer la clef; elle revient et
se laisse tomber sur une chaise.)

ROXANE. Où irais-tu, d'ailleurs? Que ferais-tu pour empêcher ce duel?
Les hommes, en pareil cas, se soucient bien de nos frayeurs! Et puis
après? Quand le marquis serait tué, ce n'est pas moi qui l'arroserais de
mes larmes.

LOUISE. Ah! ne parlez pas, ne dites rien!... Je deviens folle!

ROXANE. Tu es folle en effet, si tu l'aimes... Et je le vois bien,
hélas! tu l'aimes toujours!

LOUISE. Qu'est-ce que j'en sais? Je n'en sais rien! J'étais mortellement
offensée, il me semblait que tout devait être rompu entre nous, et que
son infidélité, son injustice, son ingratitude, avaient comblé la
mesure. Il me semblait aussi qu'il souhaitait cette rupture, qu'il ne la
repoussait, l'orgueilleux, que pour m'empêcher d'en avoir l'initiative;
mais vous voyez bien qu'il m'aime encore, puisqu'il éloigne ma rivale,
puisqu'il trouve l'occasion de briser nos liens et qu'il s'y refuse au
péril de sa vie!...

ROXANE. Tout cela, c'est son indomptable esprit de tyrannie, sa fatuité
insatiable, qui ne veulent pas céder en face des républicains!

LOUISE. Eh bien, pour cette fierté, je l'admire encore!

ROXANE. Hélas! gare à nous, quand il va être débarrassé de ce fou de
Cadio!

LOUISE, pensive. Il va le tuer?

ROXANE. Tu penses bien qu'un insensé comme Cadio a beau être devenu
militaire, il ne tiendra pas trois minutes contre la première lame de
France! Calme-toi, puisque tu souhaites le triomphe de ton despote et la
mort...

LOUISE. Souhaiter la mort de ce malheureux!... car c'est un duel à
mort!... Ils l'ont dit! il faut que cela soit!... Oh! funeste et
misérable existence que la mienne! Je n'avais qu'une consolation, un
espoir, une raison de lutter et de vivre...

ROXANE. Ton pauvre enfant!... Oui, c'est un ange au ciel et un
malheureux de moins sur la terre!... Mais... qu'est-ce que j'entends
donc? les bleus font l'exercice à feu?

LOUISE, écoutant. Non, c'est autre chose... C'est un combat! (Elle court
à la fenêtre.) Ceux qui nous gardaient s'éloignent, ils courent... On
sonne l'alerte. Mon Dieu, que se passe-t-il? Et nous sommes enfermées
ici!



SCÈNE XIII.--Les Mêmes, LA KORIGANE.


LA KORIGANE. (Elle entre par la cuisine.) N'ayez pas peur, c'est moi. Le
marquis n'a pas pu se battre en duel. Je le suivais, je guettais. J'ai
averti les chouans. Ils l'ont enlevé de force au bout de la rue: les
bleus se sont crus trahis. Ils les poursuivent jusque dans la campagne;
mais ils ont beau avoir des chevaux, les chouans savent courir!

ROXANE. Pourquoi as-tu fait cela? Tu veux donc que mon neveu soit exposé
pour nous avoir reçues généreusement?

LA KORIGANE. Saint-Gueltas aurait tué Cadio, et je ne veux pas, moi!

ROXANE. Tu l'aimes donc toujours, ce Cadio?

LA KORIGANE. J'ai aimé les anges comme on doit les aimer et le diable
comme il veut qu'on l'aime!

ROXANE. Selon toi, Cadio est un ange? Pourquoi?

LA KORIGANE. Parce qu'il a toujours détesté le mal, parce que les nuits
je le vois en rêve, quand j'ai le mal dans l'esprit, et il me fait des
reproches, il me menace... Je le croyais mort. Je l'ai revu officier
tout à l'heure, je l'ai vu tranquille et fier... Je me suis dit: «Tu ne
mourras pas par ma faute; cette fois, j'empêcherai cela!»

LOUISE, agitée. Korigane, dis-moi, est-ce vrai que le marquis l'a fait
assassiner à la ferme du Mystère?

LA KORIGANE. C'est vrai.

LOUISE, effrayée. Avec quel sang-froid il m'a dit que ce malheureux
s'était noyé dans la Loire en voulant nous poursuivre!

ROXANE. Mais, mon Dieu! la fusillade se rapproche... Est-ce que les
bleus reculent?... Pauvre Henri! s'il lui arrivait malheur! si
Saint-Gueltas revenait nous prendre! Ah! tant pis! pour la première
fois, je fais des voeux pour les sans-culottes, moi!

LOUISE, à la Korigane. Comment donc le marquis n'empêche-t-il pas...? il
est donc sans autorité sur les chouans?

LA KORIGANE. Les chouans l'aiment pour sa renommée et le veulent pour
chef; mais ce n'est plus ça les Vendéens! Le Breton obéit comme il veut
et quand il veut!

LOUISE. Ils le retiennent prisonnier sans doute, et ils lui font jouer
un rôle odieux! C'est impossible!... J'irai les trouver. Je leur
dirai...

LA KORIGANE. Qu'est-ce que vous leur direz? Vous ne savez pas seulement
leur langue! Est-ce qu'ils vous connaissent, d'ailleurs? est-ce qu'ils
vous laisseront approcher?

LOUISE. J'essayerai; on peut toujours...

LA KORIGANE. Vous ne pouvez rien du tout, et moi, je ne peux qu'une
chose, vous cacher; mais je veux que vous me juriez d'abandonner
Saint-Gueltas.

LOUISE. Pourquoi donc es-tu si effrayée de me voir retourner avec lui?
il m'a juré, lui, que je ne retrouverais pas sa maîtresse au château; il
se repent, j'en suis sûre, il m'aime encore...

LA KORIGANE. Vous croyez ça?... Louise de Sauvières, il faut donc que je
vous dise tout? (On entend une fusillade plus proche.)

ROXANE. Ah! grand Dieu! patatras! nous y voilà encore une fois, dans la
bagarre! Fuyons!

LA KORIGANE. Nous avons encore le temps. Les bleus repoussés défendent
l'entrée du village; mais, moi, je n'ai plus le temps de rien ménager.
Louise, regardez-moi, et tremblez! C'est moi qui ai tué la première
femme de Saint-Gueltas et son fils!

LOUISE, reculant d'effroi. Toi?

ROXANE. Ah! quelle horreur! Par l'ordre de ton maître?

LA KORIGANE. Non, j'ai pris cela sur moi; il avait besoin de leur mort,
il la désirait, je m'en suis chargée. Il m'a maudite pour cela; mais il
a profité de mon crime pour vous épouser, Louise, et pourtant il ne vous
aimait déjà plus. Il voulait plaire à son parti, à ceux qui vous
protégeaient; vous avez bien deviné cela, vous le lui avez dit, vous
l'avez mortellement offensé. La grande comtesse est revenue, plus riche,
plus habile, plus puissante que vous. Il ne l'aime pas, mais il a besoin
d'elle à présent, et vous le gênez... Eh bien, le jour où cet homme-là,
qui est le démon, me dira: «Emmène Louise, fais que je ne la revoie
jamais!...» je vous tuerai, moi, il le faudra bien, ce sera plus fort
que moi... Et, comme vous avez été bonne pour moi, comme vous m'avez
montré de la confiance et qu'après vous avoir haïe, je vous ai aimée par
son ordre, je me tuerai après l'avoir encore une fois servi en vous
tuant. Ah! laissez-moi fuir avec vous, faites que je ne le revoie
jamais! Je peux encore me repentir et sauver ma pauvre âme, car je le
déteste et le maudis; mais, s'il me parle, s'il me flatte, s'il me
commande..., je ne peux pas répondre de moi! Non, vrai! je ne peux pas!

LOUISE. Ah!... Tu étais donc sa maîtresse, toi? Je ne pouvais pas le
croire!

LA KORIGANE, avec dépit. A cause que je suis laide? Eh bien, j'ai été sa
maîtresse comme vous, car vous n'êtes pas sa femme!

LOUISE. Je ne suis pas...?

LA KORIGANE. Je n'ai réussi qu'à tuer l'enfant. La femme, le fantôme que
vous avez vu le jour du mariage, parée de votre voile et de votre
couronne, la folle enfin, que je croyais avoir noyée, s'est réfugiée sur
un rocher où, au point du jour, l'abbé Sapience l'a trouvée; il l'a
emmenée dans une barque, il l'a cachée et envoyée à Nantes; elle vit, la
mort de son enfant lui a rendu la raison, à ce qu'on dit. On attend les
événements pour la faire reparaître, si Saint-Gueltas l'emporte sur
Charette. Voilà toute la vérité, je vous la dis aussi laide que je l'ai
faite... Me croirez-vous à présent?

LOUISE. Va-t'en ou tue-moi tout de suite, si tu veux! J'ai horreur de la
vie, j'ai horreur de toi, de Saint-Gueltas et de moi-même! (La fusillade
éclate plus près.)

ROXANE. Les chouans ont le dessus, tout est perdu, Louise!

LOUISE, égarée. Qu'importe?

LA KORIGANE. Venez! je peux vous cacher!

LOUISE. Emmenez ma tante: moi, je veux mourir ici! (A Roxane.) Partez!

LA KORIGANE. Venez, Louise, venez!

LOUISE. Non!

LA KORIGANE, se jetant à ses pieds. Venez! maudissez-moi, crachez-moi au
visage, mais laissez-moi vous sauver! Voyons!... si vous aimez encore le
maître, souffrez tout, acceptez tout, faites comme moi, faites le mal,
buvez la honte, et, comme moi, vous aurez au moins son amitié, comme je
l'ai eue.

LOUISE, exaltée. Son amitié! elle souillerait ma vie! garde-la pour toi
qui en es digne, et qu'il me haïsse, l'infâme! C'est assez que son
odieux amour ait flétri mon passé et détruit mon avenir. Dieu de
justice, venge-moi et frappe-le! Protége les républicains, pardonne à
l'égarement de ma croyance. Ils méritent de recevoir ta lumière plus que
ceux qui prétendent te servir et qui se croient autorisés à commettre
tous les crimes ou à en profiter, pourvu qu'ils aient un emblème sur la
poitrine et une image au chapeau! Honte et malheur sur ces bandits qui
se jouent des choses sacrées, du mariage et de l'église, de l'amour et
de la vérité! Et toi, abjecte complice de tous les forfaits de ton
maître, va lui dire ce que tu viens d'entendre. Dis-lui que, s'il
approche de cette maison, où Henri et Cadio se feront tuer pour me
défendre, je m'y ferai tuer aussi avec mon frère et mon mari!

ROXANE. Cadio, ton mari? Ah! elle devient folle!

LOUISE. Non! je vois clair à présent! c'est lui, c'est Cadio que
j'aurais dû aimer. Il est l'homme de bien, lui, l'homme sincère et pur
qui donnait sa vie pour laver la honte que je lui infligeais! Orgueil de
race, préjugés imbéciles! J'aurais cru m'avilir en portant le nom de ce
bohémien homme de coeur, et j'ai voulu le nom souillé d'un bandit de
qualité!

ROXANE. Calme-toi, Louise!... c'est du délire!

LOUISE. Non! je suis calme, je suis guérie comme sont guéris les morts.
Je n'aime plus rien, ni personne! Ah! j'ai été trop punie;... mais le
moment de l'expiation est venu, et je vais me réhabiliter... Écoutez! la
mort approche, les coups de fusil deviennent plus rares... les cris plus
sourds... Entendez-vous ces voix qui murmurent encore: «Vive la
nation!...» C'est l'hymne de mort des malheureux patriotes!... Et
là-bas, ces hurlements féroces, c'est la horde sauvage des chouans qui
me réclame! Ils viennent... (A la Korigane, lui arrachant ses pistolets
qu'elle a tirés de ses poches.) Donne-moi tes armes, Saint-Gueltas ne
m'aura pas vivante!



SCÈNE XIV.--Les Mêmes, HENRI, CADIO, MOTUS, JAVOTTE, REBEC à la fin. (La
porte de la cuisine s'ouvre avec impétuosité, Henri, Cadio et Motus
s'élancent dans la chambre.)


HENRI. Ici, nous tiendrons encore.

MOTUS. Oui, oui, nous en tuerons au moins quelques-uns! Le malheur est
que nous n'avons pas de munitions!

JAVOTTE, venant de la cuisine. Si fait! là, dans ce trou, il y a encore
des cartouches, et par là des fusils. Prenez, prenez tout!

MOTUS. Des clarinettes anglaises? Tant mieux! elles sont bonnes.

CADIO, au seuil de la cuisine. Où est Rebec?

JAVOTTE. Oh! qui sait où il s'est caché? Mais soyez tranquilles, ils ne
viendront pas par la ruelle; c'est trop étroit, vous auriez trop beau
jeu! Gardez le côté de la place; moi, je veillerai par ici.

HENRI, entrant dans la salle. Alors, vite ici une barricade! La porte de
l'escalier est solide. Ajoutons-y les meubles! Femmes, passez dans
l'autre chambre, vite!

LOUISE. Non! nous vous aiderons. Courage, Henri! Courage, Cadio! (Lui
donnant les pistolets.) Tiens! voilà des armes chargées, défends-moi,
venge-moi!

CADIO, éperdu. Vous dites?...

ROXANE. Oui, oui! mort à Saint-Gueltas! Nous allons vous aider. Ah!
Henri, mon pauvre enfant! c'est nous qui sommes cause...

MOTUS, arrêtant la Korigane, qui veut s'élancer dehors. Minute,
l'espionne! on ne s'en va pas!

CADIO. La Korigane? Laisse-la partir, nous serions forcés de la tuer.

MOTUS. Alors, filez, brimborion!

LA KORIGANE, reculant. Non! Je ne ferai rien contre Cadio! Laissez-moi
ici! (Motus assujettit les contrevents, qui, sont percés d'un coeur à
jour sur chaque battant; Henri et Cadio poussent le bahut et la table
contre la porte de l'escalier. Les femmes travaillent à rassembler les
armes et à les charger. Les hommes apportent des sacs de farine que
Javotte leur a indiqués pour consolider la barricade et garnir le bas de
la fenêtre jusqu'à la hauteur des jours.)

MOTUS, à Javotte, qui porte un sac. Courage, la belle fille! Forte comme
un garçon meunier!

HENRI, à sa tante. De grâce, emmenez Louise, allez dans l'autre chambre.
Dès que nous tirerons, il entrera ici des balles. Si nous succombons,
vous n'aurez rien à craindre des assaillants, vous, ce sont vos amis...

ROXANE. Nos amis, c'est toi, et c'est pour toi que nous allons prier.
(Elle passe dans l'autre chambre avec Louise, qui revient bientôt et se
tient sur le seuil. La Korigane, sombre et morne, s'est assise dans un
coin, ne se mêlant de rien et comme étrangère à l'événement. Les
préparatifs sont finis. On écoute. Un profond silence règne au dehors.)

HENRI, à Cadio. C'est étrange, l'ennemi aurait-il quitté la partie?.

CADIO, qui regarde par le trou du contrevent. Non, je vois là-bas les
vestes rouges que leur ont apportées les Anglais. Ils s'arrêtent, ils se
consultent. Ils n'osent pas s'engager entre les feux de nos refuges. Il
ne savent pas que nous n'en avons qu'un et que nous y sommes seuls!

MOTUS. Ah! les gueux! nous tenir comme ça bloqués, quand on aurait fait
d'ici une si belle charge de cavalerie, s'ils n'avaient pas coupé les
jarrets de nos pauvres bêtes!

CADIO. Mais les cavaliers encore montés dont nous nous sommes trouvés
séparés, comment ne se sont-ils pas repliés par ici? L'ordre était
donné...

MOTUS. Le lieutenant est jeune; il aura perdu la tête, il aura mal
entendu.

HENRI. Où peuvent-ils être? Avec eux, rien ne serait perdu encore.

CADIO. Attention! voilà l'ennemi qui se décide.

HENRI. Saint-Gueltas est à leur tête?

CADIO. Je ne le vois pas. Le lâche n'ose pas se montrer.

LA KORIGANE. Saint-Gueltas est prisonnier des chouans. Ils ne veulent ni
paix, ni trêve, ni affaires d'honneur en dehors de leurs intérêts.

CADIO. Qui donc les a avertis?

LA KORIGANE. C'est moi.

CADIO. C'est toi qui as fait massacrer la moitié de mes braves soldats?
Ah! maudite, je te reconnais là.

LA KORIGANE. Je ne croyais pas qu'ils vous attaqueraient. Ils ne le
voulaient pas; quand ils ont vu que vous étiez si peu...

HENRI, qui regarde par le contrevent. Un parlementaire, attendez! (Il le
couche en joue.) Parlez d'où vous êtes, n'approchez pas.

UNE VOIX DU DEHORS. Rendez-vous! Saint-Gueltas vous fait grâce.

HENRI. Saint-Gueltas? Qu'il se montre d'abord!

LA VOIX. Il ne viendra pas.

CADIO. Il a peur?

LA VOIX. Il n'est pas le maître.

HENRI. S'il n'est pas le maître, il ne peut rien promettre.
Retirez-vous!

LA VOIX. Nous vous ferons grâce, nous. Sortez!

HENRI. On la connaît, la grâce des chouans! Allez au diable!

LA VOIX. Moi, je réponds de tout, allons!

CADIO. Non.

LA VOIX. Vous ne voulez pas?

MOTUS. Allez vous faire... (Un groupe de chouans cachés sous la halle de
la place derrière des planches tire sur la fenêtre, qui se referme à
temps. Cadio tire sur le faux parlementaire.)

MOTUS. C'est bien, il est salé, le traître!

LA KORIGANE. Mort? Bien, Cadio!... C'était Tirefeuille, ton assassin,
j'ai reconnu sa voix. (Combat. Les chouans inondent la place et tirent
sur la maison. Henri, Cadio et Motus, protégés par les sacs de farine,
tirent par le contrevent, dont le haut est bientôt criblé par les
balles.)

MOTUS, à Henri. Mon colonel, baisse-toi plus que ça. Voilà le bois de
chêne percé en dentelle.

HENRI. Ils visent de trop bas, leurs balles vont au plafond; tiens, le
plâtre et les lattes nous tombent sur la tête.--Louise, ôtez-vous,
allez-vous-en.

LOUISE. Qui vous passera vos fusils?

LA KORIGANE. Moi.--Défends-toi, Cadio.

CADIO, sans l'écouter. Ah! les voilà qui montent sur le toit de la
halle! Ils vont pouvoir ajuster!

MOTUS. Bouchons la fenêtre. Tirons au hasard entre les sacs, puisque les
munitions ne manquent pas.

CADIO. Le hasard ne sert pas les hommes! Ôtez-vous de là, Henri!
Ôte-toi, Motus! inutile de succomber tous trois à la fois. Chacun son
tour, ça durera plus longtemps! Je commence. (Il se présente à la
fenêtre, dont le contrevent vole en éclats, vise tranquillement et
tire.) En voilà un! Vite un autre fusil; deux! J'en aurai abattu six
avant qu'ils aient rechargé, (Il continue, tous ses coups portent, les
chouans hurlent de rage.)

MOTUS. Mon capitaine, en voilà assez. C'est à moi!

CADIO, qui change toujours d'arme et qui tire toujours. Non! pas toi! Je
ne veux pas!

MOTUS. Je sais que je dois y passer aujourd'hui!

CADIO. Tu es fou!

HENRI. Assez, Cadio! Laissons-les user leurs munitions. Il faudra bien
qu'ils viennent à la portée de nos sabres.

CADIO. Des munitions? Ils n'en ont plus. Voyez, ils vont nous donner
l'assaut. Les voilà sur l'escalier!

HENRI. Alors, feu par la fenêtre! tous les trois! (Ils tirent pendant
que les chouans battent la porte, qui résiste, et attaquent la fenêtre à
coups de pierres. Motus et Henri se réfugient derrière la barricade.
Cadio reste exposé sans paraître s'en apercevoir.)

LOUISE, au seuil de l'autre chambre. Cadio! c'est trop de courage! De
grâce...

CADIO, qui tire toujours. Vous m'avez dit de vous défendre et de vous
venger! Je vous défends aujourd'hui, je vous vengerai demain.

LOUISE. Vous périrez ici, ôtez-vous...

CADIO. Non! je suis invulnérable, moi! Tenez, ils se lassent!

HENRI. Et ils abandonnent l'assaut de la porte! Que veulent-ils faire?

CADIO. Ils reviennent avec des échelles! Ils croient donc que nous
n'avons plus de balles?

HENRI. Laissons-les monter un peu.

MOTUS. Oui, les voilà sous la fenêtre. Ils appliquent l'échelle...
Rendons-leur les pierres qu'ils nous ont envoyées. Tenez, chiens
maudits, reprenez vos présens!

CADIO. Dix sur l'échelle! Voilà le moment. A toi, Motus, pousse! moi, je
tire sur ceux qui la tiennent. (Henri et Motus poussent de côté
l'échelle, qui tombe avec ceux qu'elle porte. Malédictions et
rugissemens des chouans.) Les voilà qui se décident enfin à mettre le
feu. Tant mieux! les gens du village, qui se cachent, vont tomber sur
eux pour défendre leurs maisons.

MOTUS. Ils n'oseront pas, mon capitaine! Sans te contredire, on pourrait
bien nous enfumer ici comme des jambons de Mayence. Je crois, sauf ta
permission, que ce serait le moment de faire une belle sortie et de les
sabrer comme qui fauche.

HENRI. Oui, à cause des femmes, il ne faut pas braver l'incendie.
Sortons par la cuisine;... ces dames auront le temps de se faire
reconnaître pendant qu'ils abattront la barricade.

LOUISE. Ne pensez pas à nous, fuyez!

CADIO. Moi? Non pas! je vais faire le tour de la maison et les sabrer
par derrière. Si tous mes hommes sont morts, il faut que je meure ici!

HENRI. Sois tranquille, tu ne mourras pas seul!

MOTUS. Non, fichtre! j'en suis pareillement à mes supérieurs! (Ils se
serrent tous trois la main précipitamment et vont à la cuisine.)

JAVOTTE, prenant une broche. Ils sont quelques-uns dans la ruelle: je
vais vous aider!

LOUISE, à la Korigane. Je veux mourir avec eux! Toi, lave-toi de tes
péchés, sauve ma tante, parle à ces furieux.

LA KORIGANE. Je vous sauverai tous à cause de vous et de Cadio! (Allant
à la fenêtre. Parlant breton.) Les bleus! les cavaliers bleus! Là-bas,
voyez, ils reviennent! Courez-leur sus, mes amis! Ici, il n'y a plus que
des femmes prisonnières! (Les chouans reculent, hésitants et agités.)

CADIO, qui était déjà au fond de la cuisine, revenant. Qu'est-ce qu'elle
dit? Nos cavaliers reviennent?

HENRI, revenant aussi. Alors, il faut tenir bon encore cinq minutes!

LA KORIGANE. Non, j'ai menti, ils ne reviennent pas. Sauvez-vous tous;
moi, je reste.

CADIO. C'est à présent que tu mens! Ils reviennent, je les vois!

MOTUS, regardant aussi. Les voilà! Ils sont encore au moins cent, mais
dispersés!

LA KORIGANE. Et les chouans sont au moins mille. Vous êtes perdus! fuyez
donc! vous avez le temps. Les chouans vont à leur rencontre, ils
s'éloignent...

MOTUS. Sans te commander, mon colonel, si je sonnais le ralliement...,
ça donnerait du coeur et de l'ensemble aux camarades.

HENRI. Oui, oui, dépêche-toi! (Motus saute sur la fenêtre et sonne le
ralliement. Tirefeuille, étendu par terre, auprès de la halle et
mortellement blessé, se relève sur ses genoux, ramasse son fusil et
ajuste Motus. Cadio, qui l'a vu, repousse Motus, et, s'élançant devant
lui, recule et tombe.)

MOTUS. Ah! malheur! mort pour moi!

CADIO. Non, blessé enfin! C'est bon signe! Achève ta fanfare, tu ne
risques plus rien! (Louise et Henri ont couru à Cadio, qui se relève sur
ses genoux et se trouve aux pieds de Louise. Elle étanche le sang de son
front avec son mouchoir.)

LOUISE, éperdue. Ah! pauvre Cadio! Est-ce qu'il va mourir?

CADIO. Je n'aurai pas cette chance-là de mourir où me voilà!

JAVOTTE, lavant la blessure. Je crois que ça n'est rien; la balle a
ricoché.

MOTUS. Non, ce n'est rien; mais assieds-toi, mon ami.

CADIO, serrant le mouchoir de Louise autour de son front et reprenant sa
coiffure militaire. Non, c'est le moment de sortir et de sabrer.

MOTUS, qui a achevé sa fanfare. Fais excuse, mon capitaine. Les chouans
sont refoulés... ils reviennent sur la place... Ah! nos braves
cavaliers, comme ils y vont! Tirons encore sur les chouans!

HENRI, qui a saisi un fusil. Oui! Nous leur ferons d'ici plus de mal que
de plain-pied. (Le combat recommence. Les cavaliers, arrivés en
chargeant sur la place, sabrent et écrasent les chouans, qui fuient en
désordre dans les rues adjacentes, mais qui reviennent bientôt en voyant
le petit nombre de leurs adversaires. Henri, Cadio et Motus ont défait
la barricade et se sont élancés sur l'escalier. Un hourra de leurs
cavaliers les salue; mais plusieurs tombent. Les chouans se jettent dans
les jambes des chevaux, les éventrent à coups de couteau et égorgent les
hommes renversés ou les emportent sous la halle pour les mutiler. Louise
et sa tante, muettes d'horreur et d'effroi, sont à la fenêtre. La
Korigane a disparu. Javotte, armée d'une hache, frappe ceux qui
approchent de l'escalier. Henri, Motus et Cadio l'ont descendu; mais,
séparés par la mêlée du reste du détachement, ils sabrent sans pouvoir
avancer. La petite troupe républicaine diminue à vue d'oeil. On se bat
corps à corps avec furie. Tout à coup, le canon retentit à quelque
distance. Le premier coup est à peine entendu au milieu des clameurs de
la lutte. Au second, un instant de profond silence.)

LES CHOUANS. Victoire! c'est les Anglais! _Vive le roi!_

LES BLEUS, Henri en tête. C'est le général Hoche! _Vive la République!_
(Une troupe de paysans sans armes et revenant du marché avec des femmes,
des enfants et des troupeaux, arrive éperdue en criant: _Les bleus!
c'est les bleus! nous les avons vus, nous autres!_ Leurs boeufs et leurs
charrettes achèvent de mettre la confusion et d'écraser les blessés et
les cadavres. En un instant, la place est jonchée de paniers de
volailles et de fromages que les chouans arrachent ou ramassent en
fuyant et en criant en breton: _Sauve qui peut!..._ Les cavaliers et
leurs chefs leur donnent la chasse; Louise, Roxane et Javotte sont sur
l'escalier.)

REBEC, reparaissant sans qu'on sache d'où il sort. Victoire!

JAVOTTE. C'est pas tout ça, on est vainqueur, mais y a du mal! Courons
aux blessés!

ROXANE. Oui, oui, secourons ces braves républicains! Où vas-tu, Louise?

LOUISE. Leur chirurgien n'a pas été tué, je le vois là-bas... Je cours
me mettre à sa disposition.

REBEC. Non, aidez-moi à organiser ici l'ambulance! Javotte, ma mie...

JAVOTTE. Je ne suis plus votre mie, vous vous êtes caché quand je me
battais, vous n'êtes pas un homme!



SCÈNE XV.--LOUISE, MARIE, HENRI. (Pendant qu'on apporte et soigne les
blessés, une chaise de poste percée de balles arrive au galop sur la
place, avec une escorte de gendarmes volontaires dont quelques-uns sont
blessés.--Marie s'élance sur l'escalier. Louise se jette dans ses bras.)


Louise. Ah! mon amie, mon ange! (Elle sanglote. Roxane embrasse Marie en
pleurant aussi.)

MARIE. Je viens à vous au hasard, et la Providence m'a conduite. Nous
avons rencontré les chouans, nous avons traversé leurs balles.
Heureusement, ils n'en avaient presque plus. Ils fuient en désordre.
Toute la population royaliste se réfugie dans la presqu'île. Nous voilà
pour aujourd'hui en sûreté; mais, mon Dieu, comme on s'est battu ici! Où
peut être Henri?

LOUISE, lui montrant Henri qui arrive au galop avec Cadio et Motus.
Regarde!

HENRI, saute de son cheval et court baiser les mains de Marie. Comme
toujours, vous êtes l'envoyée du ciel! Serrez la main du capitaine
Cadio, et remontez en voiture avec vos amies. Regagnez Auray avant la
nuit. Louise ne doit pas rester un instant de plus ici. Elle vous dira
pourquoi!




NEUVIÈME PARTIE

16 juillet 1795.--Onze heures du soir, au bout de la presqu'île de
Quiberon.--Un hameau à la côte.--Des paysans et des chouans bivaquent ou
campent par groupes sur la grève parmi les rochers.--Un chouan fait
cuire une volaille à peine plumée au feu d'une cantine, quelques autres
l'entourent et causent à voix haute.



SCÈNE PREMIÈRE.--Chouans, Paysans, un Officier anglais, un Émigré,
Femmes.


LE CHOUAN, (dans un dialecte.) Oui, oui, on a été entraîné, poussé comme
des moutons dans une foire. Qu'est-ce que vous voulez! encore une
panique de ces imbéciles de paysans!

UN PAYSAN, qui passe, dans un autre dialecte. De quel pays donc que vous
êtes, vous? Vous ne vous croyez plus paysans, parce que vous avez des
armes et que nous n'en avons point?

LE CHOUAN. Il fallait en demander à ceux qui en donnaient, mais vous
avez mieux aimé les vendre que de vous en servir, et ça ne vous a sauvés
de rien. Vous voilà ici comme nous!

LE PAYSAN. Peut-être bien qu'on s'en serait mieux servi que vous autres,
qui vous êtes sauvés les premiers, après avoir saccagé notre village.

LES AUTRES CHOUANS. Qu'est-ce qu'il dit, celui-là?

LE PREMIER CHOUAN. Il nous insulte!

UN AUTRE, au paysan. Prends garde qu'on ne te mette en travers du feu,
toi! Tu m'as l'air d'un républicain honteux!

D'AUTRES PAYSANS, s'approchant. Qu'est-ce qu'il y a? Voyons!

LE PREMIER PAYSAN. C'est ces voleurs-là qui nous ont pillés tantôt, et
qui mangent nos poules pendant que nous irons nous coucher sans souper.

UNE FEMME. Vous dites plus vrai que vous ne pensez. Voilà mon panier, je
le reconnais bien, et les plumes de ma poule jaune. Rendez-la-moi, vous
autres, j'ai mes enfants là-bas qui crient la faim!

LE CHOUAN. Eh bien, viens donc un peu ici la débrocher de ma baïonnette,
ta méchante poule de deux sous! tâche!

LA FEMME, aux paysans. Vous n'avez point de coeur si vous laissez
malmener comme ça le monde de votre endroit!

UN PAYSAN. Oui! Il faut qu'on nous rende ce qui est à nous. Ces gueux-là
m'ont volé mes deux moutons, à moi!

UN DES CHOUANS. Ça n'est pas nous, mais ça ne fait rien, on répond les
uns pour les autres. Tout ce que le chouan trouve est à lui. Tenez-vous
tranquilles, les amis! C'est nous qui défendons le pays, nous avons
droit à tout ce que vous avez.

UN AUTRE PAYSAN. Vous défendez le pays, vous? Eh bien, vous n'en
défendez ni long, ni large, puisque nous voilà, grâce à vous, sur un
pays grand comme la langue d'un chien et fait de même.

UN DES HABITANTS DE LA PRESQU'ÎLE. C'est vous qui êtes des langues de
chien, dites donc! Vous venez ici nous gêner et nous affamer, et vous
méprisez notre endroit par-dessus le marché! (Aux chouans.) Cognez-les
donc, vous autres, on va vous aider! (Les chouans et les paysans se
battent. Les femmes éperdues accourent pour soutenir leurs maris. Les
enfants se réfugient dans les rochers en pleurant et en criant. Une
patrouille de la garnison anglaise arrive et sépare avec peine les
combattants. Ne pouvant se faire comprendre, les soldats anglais les
frappent et les menacent.--Un vieil émigré à cheval accourt et se fait
expliquer la cause du tumulte.)

UN OFFICIER ANGLAIS, qui parle français. C'est comme cela dans tout le
fond de la presqu'île, monsieur, on se bat pour les vivres et on en
manque.

L'ÉMIGRÉ, à un paysan. Est-ce qu'on ne vous a pas fait une distribution
de riz ce soir? L'ordre a été donné...

UNE FEMME. On a donné l'ordre, oui, mais la nourriture, point! Voilà
vingt-quatre heures que nos pauvres enfants se nourrissent de quelques
méchants coquillages, et pour les avoir ils font comme nous, ils se
battent!

L'ÉMIGRÉ, à l'officier. Ceci est intolérable, monsieur! Il y a chez vous
une indifférence, ou un désordre....

L'OFFICIER. Oh! monsieur, adressez-vous à l'administration, cela ne me
regarde pas. Je suis chargé de la police et non des vivres.

L'ÉMIGRÉ. Vous ne faites pas mieux l'un que l'autre!

L'OFFICIER. Est-ce à moi personnellement, monsieur, que vous adressez
cette réprimande impertinente?

L'ÉMIGRÉ. Vous? Je ne vous connais pas; mais prenez-le comme vous
voudrez!

L'OFFICIER. Vous me rendrez raison de cette parole, monsieur?

L'ÉMIGRÉ. Quand vous voudrez, monsieur!

UN PAYSAN, qui les a écoutés, parlant à ses compagnons. Voilà comme ça
se passe ici! On se bat, nous autres, parce qu'on a faim, et les chefs
se battent parce qu'ils ne s'aiment point. On nous a trompés, les amis!
Anglais et Français ne pourront jamais marcher ensemble.

UNE FEMME. En attendant, nous voilà dans le grand malheur, et ça n'est
pas la faute des uns ni des autres, si ces vaisseaux-là n'ont point
apporté de quoi nourrir tout un pays qui se jette sur eux, au lieu de
marcher en avant. M'est avis que nous avons fait comme les oiseaux
affamés qui s'acharnent sur la mangeaille pendant que le vautour tombe
sur eux.

UNE AUTRE FEMME. Dites donc plutôt que nous avons été sottes de nous
sauver devant les républicains! Ils ne nous auraient point fait de mal.
Et quand même ils nous auraient pris nos denrées, ils nous auraient au
moins laissé nos maisons! A présent, nous voilà ici, couchant sur la
terre, à la franche étoile, comme des animaux, manquant de tout, et ne
pouvant plus sortir de ce méchant bout de rochers ou les bleus nous
tiennent bloqués, Dieu sait pour combien de temps!

UNE AUTRE. Faut essayer d'en sortir! A quoi ça leur sert-il, de nous
bloquer?

LA PREMIÈRE. Ça leur sert à affamer les Anglais et les émigrés, et ils
nous tiendront là jusqu'à tant qu'on soit nus comme la pierre et plats
comme le varech.

L'AUTRE. Faut donc que nos pauvres enfants payent tout ça?

UNE VIEILLE FILLE. C'est vos hommes qui devraient vous délivrer; s'ils
ne le font point, c'est des lâches!

L'AUTRE FEMME. Ah! oui, nos hommes! fallait qu'ils ne se sauvent point
les premiers quand on est entré ici; c'est eux qui nous ont donné la
grand'peur... Mais les hommes! c'est ce qu'il y a de plus capon!

UN HOMME. Vous dites des bêtises! les femmes, c'est ce qu'il y a de plus
pleurard et de plus décourageant! Taisez-vous!

LES FEMMES. On se taira si on veut! (Les hommes et les femmes se
disputent. Les chouans se moquent d'eux. On recommence à se battre. Les
habitants se renferment chez eux en maudissant les intrus.)



SCÈNE II.--RABOISSON, SAINT-GUELTAS. (Ils se promènent en causant, sur
la laisse de mer, un peu plus loin.)


RABOISSON. Ainsi, tu es sûr qu'elle n'est point ici?

SAINT-GUELTAS. J'ai parcouru tous ces hameaux, je ne l'ai pas trouvée.
Il n'en faut plus douter, les républicains l'ont emmenée de Carnac, et
me voilà séparé d'elle, bravé et raillé par M. Cadio, accusé de trahison
par Sauvières, bloqué ici parmi des gens qui me sont hostiles, sous la
protection des Anglais, que je ne crois pas sincères.

RABOISSON. Quant au dernier point, tu es injuste: ils font pour nous ce
qu'ils peuvent; mais nos divisions, nos jalousies, l'incapacité de nos
chefs et le découragement de nos partisans, sans compter la
malencontreuse arrivée de ces paysans effarés et affamés, voilà ce que
nos alliés ne pouvaient prévoir et ne peuvent empêcher. Voyons, il faut
demander une barque, et à tout risque nous faire conduire à la côte. Les
républicains ne sont pas partout, que diable! et nous trouverons bien
moyen de rejoindre Vauban ou quelque autre corps en rase campagne.

SAINT-GUELTAS. Libre à toi d'aller te mettre sous les ordres de M. de
Vauban ou de M. Georges; mais Saint-Gueltas ne reçoit pas d'ordres, il
en donne.

RABOISSON. L'orgueil n'est pas de saison dans un moment aussi critique.
Je servirai comme simple soldat, si je sers ainsi à quelque chose. Toi,
tu retrouveras d'autres bandes de chouans qui probablement t'appellent
et te cherchent.

SAINT-GUELTAS. Commander à des chouans? Non, plus jamais! J'aimerais
mieux une armée de peaux-rouges ou de cannibales. Jamais je ne leur
pardonnerai d'avoir porté la main sur moi! J'ai été forcé d'en tuer
trois ou quatre; après quoi, écrasé sous le nombre...

RABOISSON. Il y a là quelque chose d'inexpliqué. Que ne te
laissaient-ils tuer Cadio?

SAINT-GUELTAS. Tu ne les connais pas! ils ont contre le duel la même
prévention que contre les combats à découvert. Tout ce qui est lutte à
force égale répugne à leur lâcheté. Ils n'ont pas voulu me laisser
tenter le diable, comme ils disent.

RABOISSON. Mais qui leur a dit que tu allais te battre en duel?

SAINT-GUELTAS. Je m'en doute. Je le saurai plus tard! Un ennemi, frêle
comme une guêpe, mais comme elle obstiné et venimeux, me harcèle et me
poursuit depuis quelque temps! Je l'ai longtemps supporté et ménagé par
pitié,... par superstition peut-être! Oui, je me figurais que cette
Korigane, au sobriquet bien trouvé, était mon porte-bonheur, une sorte
de petite étoile rouge chargée de présider à ma sanglante destinée et
d'entretenir de son souffle infernal le feu de ma volonté dans les
situations extrêmes; mais elle a été trop loin, je n'ai pu la suivre, je
l'ai reniée et chassée. À présent, elle s'est tournée contre moi, et
rien ne me réussit plus!

RABOISSON, haussant les épaules. Tu baisses, mon pauvre marquis! Tu ne
crois pas en Dieu, je t'en offre autant; mais te voilà croyant au
diable, c'est le commencement de la dévotion.

SAINT-GUELTAS. L'homme le mieux trempé a beau compter sur lui-même,...
il a besoin d'invoquer quelque mystérieuse influence... Tiens! l'autre
nuit, j'ai eu, moi qui te parle, des visions effroyables! Ces brutes de
chouans, ne pouvant me décider à marcher contre Sauvières, ne voulant
pas comprendre que sa loyauté engageait la mienne, effrayés de la menace
que je leur faisais de me tourner contre eux, s'ils me laissaient libre,
m'avaient jeté dans une cave. J'avais lutté comme un taureau pour me
défendre de cet opprobre. Laissé là tout seul, sans armes, avec mes bras
meurtris qui ne pouvaient me délivrer, je me suis évanoui brisé de
fatigue, étouffé de rage; c'est la première fois de ma vie que ma force
physique m'a fait défaut, que ma persuasion a échoué, et que mon
autorité a été méconnue. J'étais si accablé, que je n'ai rien entendu de
ce qui se passait au-dessus de ma tête, dans ce village où l'on s'est
battu avec fureur. Quand je me suis éveillé de cette léthargie, il
faisait nuit. Un silence lugubre régnait partout, j'étais dans les
ténèbres, je ne me rappelais plus rien. Je me suis cru enterré vivant
avec d'autres cadavres qui m'apparaissaient dans la lueur glauque de
l'hallucination. J'ai vu le cadavre du pauvre enfant, qui me regardait
avec ses yeux hébétés et son rire affreux. J'ai vu la folle, qui rampait
le long des murs humides et qui traversait la voûte en volant comme une
chauve-souris. J'ai eu peur, oui, moi, j'ai eu peur!... Une sueur froide
glaçait mes membres. Enfin, j'ai surmonté ce cauchemar, j'ai commandé à
mon énergie. J'ai tordu et arraché les barres de fer du soupirail, je
suis sorti! J'ai erré dans le village sans y rencontrer un visage ami.
Les habitants s'étaient renfermés chez eux. De la maison de Rebec
convertie en ambulance partaient les gémissements des blessés. Quelques
soldats républicains les gardaient. J'ai écouté, caché dans l'ombre. Les
officiers étaient partis pour rejoindre un des corps de Hoche avec
quelques hommes valides. De Louise, de sa tante et de la Korigane, je
n'ai rien pu apprendre, sinon qu'elles n'étaient plus là. J'ai pensé
qu'elles avaient été entraînées ici par les fuyards, car les bleus
parlaient d'une panique qui avait refoulé sur Quiberon chouans et
habitants du rivage pêle-mêle. J'ai traversé miraculeusement les
avant-postes républicains, cherchant à apercevoir quelque barque
anglaise que je pusse héler et joindre à la nage. N'en voyant aucune,
j'ai longtemps marché sur le sable, dans l'eau jusqu'à la poitrine, et
mourant de faim et de soif. Enfin une barque s'est approchée aux
premières clartés du matin, et je me suis jeté dans la vague. Je suis
bon nageur, tu le sais, et, quoique le trajet fût long, il n'était pas
inquiétant pour moi. Eh bien, j'ai mal nagé, je ne savais plus! Dix fois
j'ai failli être englouti, et, chaque fois, j'ai vu auprès de moi la
folle et l'enfant qui flottaient sur l'écume et cherchaient à me saisir
pour m'entraîner. Quand la barque m'a recueilli, je me suis évanoui
encore... Tiens! c'est fait de moi. Je subis les défaillances et les
terreurs qui sont le lot des autres hommes. Je n'espère plus rien. Je
mourrai ici, et voilà peut-être la dernière fois que je te parle!

RABOISSON. Tu as l'esprit frappé, comme tant d'autres. Celui qui
pourrait voir et retracer les fantômes sinistres que les songes de nos
nuits évoquent ferait ici, en ce moment, un second enfer du Dante...
Nous avons tous été dévots, c'est-à-dire superstitieux, dans notre
enfance; quelques-uns de nous le sont encore, et, d'ailleurs, nous
subissons forcément le contre-coup de nos agitations et de nos fatigues,
sans être soutenus par l'espoir du triomphe. Tu as plus qu'un autre
sujet de t'alarmer. D'Hervilly, blessé, résilie ce soir son
commandement, et c'est bien vu. Ses meilleurs amis sont forcés de le
reconnaître incapable. Puisaye ne t'aime pas. Si tu t'abandonnes
toi-même, si tu refuses de reprendre la campagne avec les partisans, tu
n'auras, parmi les émigrés, aucun ascendant, aucun prestige. L'abbé
Sapience t'a perdu dans leur esprit,... et l'on sait, ou l'on croit,
d'après son assertion, que, grâce à lui, celle dont l'ombre te poursuit
est vivante et guérie, toute prête à te convaincre d'infamie.

SAINT-GUELTAS. Que dis-tu?... Ah! voilà le dernier coup! Je paraîtrai
demain au conseil, je veux me disculper, raconter les faits...

RABOISSON. Il ne faut pas même l'essayer. On ne t'a pas encore vu ici:
il faut, pour te soustraire à des affronts qui te conduiraient peut-être
au suicide, partir cette nuit. Tu ne sais pas à quel point sont honnis
et repoussés ceux que d'Hervilly protégeait hier, et qui sont entraînés
dans sa défaite aujourd'hui!

SAINT-GUELTAS. Je ne partirai pas! je repousserai tous les outrages, je
démasquerai toutes les intrigues, je déjouerai toutes les calomnies. Ah!
devant l'insolence de mes ennemis, je sens renaître mon courage! Si on
refuse de me rendre justice et de me donner réparation, je braverai ici
le sort des combats. Je n'irai pas me cacher encore dans les genêts pour
attaquer l'ennemi par derrière et faire dire que je ne connais que la
guerre des brigands et les audaces de l'embuscade. Chef de partisans à
perpétuité, moi? c'est là ce qu'on veut et à quoi on me condamne? Non,
je ne le suis plus, je ne veux plus l'être! Ce rôle est bon pour
l'initiative, il devient abject quand il se prolonge. J'en ai assez!
j'en suis dégoûté, repu, je l'ai en horreur! On veut que je rentre dans
l'ombre des bois pour que le monde ignore les prodiges que j'y
accomplirais, et pour que l'on dise à la cour que je me cache! La fin de
ces destins-là est atroce, on est assassiné par les siens ou livré à une
patrouille ennemie qui vous fusille au pied d'un arbre sans vous
connaître, sans vous accorder la mise en relief du procès politique et
la haute tragédie de l'échafaud. On disparaît comme on a vécu, ignoré ou
méconnu; on n'a pas même une tombe, et c'est tout au plus si le bûcheron
de la forêt ose révéler à vos amis au pied de quel chêne il vous a
enseveli sous les ronces!

RABOISSON. Je t'ai averti, tu feras ce que tu voudras. Je n'ai plus
qu'un conseil, une prière à t'adresser: ne provoque personne en duel.
Adieu! (Il s'éloigne.)

SAINT-GUELTAS, seul. C'est-à-dire qu'on a décidé de ne pas m'accorder
même la réparation de l'honneur! O rage! vrai, si j'ai fait le mal, j'en
suis trop puni!



SCÈNE III.--SAINT-GUELTAS, LA KORIGANE.


SAINT-GUELTAS, (à la Korigane, qui se glisse dans les rochers et vient à
lui.) Ah! te voilà, toi? Bien, je vais te tuer. Ça me délivrera du
diable qui est après moi.

LA KORIGANE. Tue-moi, si tu veux. Je ne peux pas vivre sans toi, et je
viens chercher ma punition.

SAINT-GUELTAS. Tu l'auras! Fais ta confession! C'est toi qui as
conseillé à Louise de me fuir et qui lui as servi de guide?

LA KORIGANE. C'est moi.

SAINT-GUELTAS. Qu'as-tu dit contre moi à Sauvières?

LA KORIGANE. Tout le mal que tu as fait à Louise.

SAINT-GUELTAS. Lui as-tu dit, à elle, le mal que tu as fait?

LA KORIGANE. Tout.

SAINT-GUELTAS. C'est toi qui as aidé l'abbé à sauver la folle?

LA KORIGANE. Non! je t'aimais encore, je ne me repentais de rien.

SAINT-GUELTAS. Et à présent?

LA KORIGANE. Je me repens de tout.

SAINT-GUELTAS. Ah! bon! Alors, tu connais le repentir, toi?

LA KORIGANE. Et toi, maître?...

SAINT-GUELTAS. Moi? Je n'ai pas lieu de le connaître. Je n'ai rien fait
que ma conscience ne m'ait permis de faire, et je te croyais encore plus
forte que moi de ce côté-là! Tu ne l'es pas? tu as peur de l'enfer? Tu
n'es qu'une femme comme les autres, et tu perds ton prestige. Tu ne peux
rien contre moi, rien pour moi; va-t'en, je te méprise!

LA KORIGANE. Ça, c'est la plus méchante parole que tu m'aies dite.
J'aimerais mieux la mort que ce mot-là, car c'est par l'orgueil que tu
m'as toujours menée! Eh bien, écoute, je peux encore te servir à quelque
chose. J'ai entendu ce que tu disais tout à l'heure ici; je sais tes
peines et tes colères. Veux-tu te débarrasser des deux hommes qui te
rabaissent et te persécutent? Ils sont là, tout près d'ici, oui, l'abbé
Sapience et M. de Puisaye. Ils sont seuls, personne ne les garde. On ne
soupçonnera ici personne. On croira qu'ils sont tombés à la mer. L'abbé
est faible comme une mouche, je me charge de lui. L'autre n'a pas la
moitié de ta force... L'endroit est désert. Demain, on aura besoin d'un
chef, ou sera content de te trouver, et celui qui te menace de faire
reparaître la morte ne parlera plus! M'entends-tu? faut-il te conduire?
Je peux t'aider encore, tu le vois bien!

SAINT-GUELTAS. Où sont-ils?

LA KORIGANE. Suis-moi! (Ils montent sur un rocher escarpé. La Korigane
montre un petit canot qui côtoie la rive.) Les voilà tous deux, ils
viennent de faire une reconnaissance. Ils n'ont qu'un batelier. Ils vont
aborder là-bas entre ces deux grosses pierres. Le batelier, qui est un
pêcheur de la côte, rentrera chez lui. Eux, ils traverseront ce champ
désert que tu vois là-bas, pour prendre le chemin du fort.
Surprends-les, et reviens ici; tu prendras le bateau, et je te ferai
débarquer sur un autre point de la presqu'île ou à la côte, si tu veux.

SAINT-GUELTAS, égaré. Je t'ai écoutée, et je veux te donner cette
dernière satisfaction d'apprendre que tu m'as tenté; cela te réhabilite
un peu. Tu es bien le diable, je te reconnais, à présent; mais le diable
donne de mauvais conseils quand il a été trop écouté. Il faut savoir se
délivrer de lui à temps, et... (Levant sur elle la crosse de son
pistolet.) voilà qui te prouve que je suis plus fort que le diable!

LA KORIGANE, lui arrêtant le bras. Maître, je sais qu'il faut que je
m'en aille! Tu as assez de moi, j'en ai assez aussi! Ne verse pas mon
sang,... il ne faut pas tuer qui vous aime,--on en meurt! Laisse-moi me
condamner toute seule, tu pourras penser à moi et m'estimer encore.
D'ailleurs, c'est par l'eau que je dois périr, puisque j'ai fait périr
par l'eau l'enfant innocent! Adieu! maître!--Ah!...Cadio! voilà ce que
tu m'avais prédit!... (Elle croise ses bras sur sa poitrine et s'élance
dans la mer qui bat le pied du rocher.)

SAINT-GUELTAS, la regardant disparaître. J'eusse mieux fait de
l'écouter! J'aurais sauvé l'expédition, moi! Mon scrupule perd la
royauté et rend ma vie inutile! (Il arme son pistolet pour se brûler la
cervelle; puis, après un moment d'hésitation.) Non! il me faut une
glorieuse mort!




DIXIÈME PARTIE

25 juillet 1795, entre Quiberon et Auray.--Un chemin de sable enfoncé
dans les ravines et bordé de place en place par de maigres buissons.--Un
convoi de prisonniers monte lentement un roidillon. Des soldats
républicains l'escortent à pied et à cheval.--On est arrivé en haut de
la cote. On laisse souffler les chevaux.



SCÈNE PREMIÈRE.--RABOISSON, MOTUS, LA TESSONNIÈRE, puis CADIO.


RABOISSON, (sur une charrette.) Soldats, nous sommes cruellement
entassés ici. Pourquoi nous faire souffrir inutilement?

MOTUS. Ça n'est pas notre faute, citoyen prisonnier; on n'a pas les
moyens de transport qu'il faudrait.

RABOISSON. Laissez marcher ceux de nous qui ne sont pas blessés.

MOTUS. Parle à l'officier, citoyen prisonnier: le voilà.

RABOISSON, à Cadio, qui s'est approché. D'abord, monsieur l'officier,
nous ne sommes pas prisonniers à la rigueur, puisque nous nous sommes
rendus par capitulation.

CADIO. Je crois que vous vous trompez, mais ce n'est pas à moi de
prononcer en pareille matière.

RABOISSON. C'est juste. Alors, nous avons recours à votre humanité;
laissez-nous marcher.

CADIO. Oui, à la prochaine côte.

RABOISSON. Merci, capitaine!

CADIO, aux conducteurs. En avant, allons! (Les charrettes prennent une
allure un peu plus décidée, les soldats reforment leurs rangs. Motus
reste en arrière pour visiter le pied engravé de son cheval. Cadio
revient sur ses pas pour l'appeler.) Voyons, dépêche-toi! Il ne faut pas
rester seul en arrière la nuit.

MOTUS. Ne crains rien, mon capitaine; j'ai un oeil derrière la tête...
et, avec ta permission, je vois très-bien quelque chose de noir couché
dans ce buisson.

CADIO, allant au buisson, le pistolet en main. Un homme?--Que
faites-vous là? Vous ne répondez pas? Je fais feu sur vous.

LA TESSONNIÈRE, tapi sous le buisson. Tiens! c'est toi? Si j'avais
su!... Cadio, mon garçon, fais-moi sauver. J'étais sur cette dernière
charrette qui s'en va; pendant que Raboisson te parlait pour distraire
ton attention, je me suis laissé glisser au risque de me faire grand
mal! Grâce à Dieu, je n'ai rien: aide-moi à sortir de là; c'est ça,
donne-moi la main. Merci! Indique-moi le chemin, à présent; je voudrais
retourner à mon domicile.

MOTUS, riant. Eh bien, en v'la un qui ne se gêne pas, par exemple!

LA TESSONNIÈRE. Mon cher, je ne vous parle pas, à vous; faites-moi
l'amitié de vous taire quand je m'adresse à votre supérieur!

MOTUS. Citoyen vieillard, tu as raison; je ne dis plus rien.

CADIO. Que faisiez-vous à Quiberon?

LA TESSONNIÈRE. Oh! bien sûr, je ne m'y battais pas. Ce n'est pas de mon
âge; d'ailleurs, je n'aime pas les Anglais; mais je n'avais pas d'autre
moyen pour émigrer que de m'adresser à eux.

CADIO. Avant d'aller à Quiberon, vous étiez chez Saint-Gueltas?

LA TESSONNIÈRE. Depuis longtemps je l'avais quitté. C'est un homme mal
élevé et difficile à vivre. J'étais tranquille à Ancenis; mais je
m'ennuyais, et j'avais besoin d'aller dans le Midi pour ma santé. Une
fois en Angleterre, j'aurais gagné l'Espagne. Les émigrés m'ont très-mal
reçu au fort Penthièvre. Ces gens-là n'ont ni coeur ni raison.
J'essayais de me retirer tranquillement quand vous m'avez fait
prisonnier par mégarde. Tiens, prête-moi ton cheval et dis-moi la route
d'Ancenis.

CADIO, à Motus en levant les épaules. Partons! (Ils s'éloignent an
galop.)

MOTUS, quand ils ont rejoint la queue du convoi et se remettent au pas.
Pardonne-moi, mon capitaine, et permets-moi, sans t'offenser, de rire
comme un bossu à cause de ce particulier...

CADIO. Tais-toi, mon ami. Il ne faut pas nous vanter de ce moment
d'indulgence. Ce vieillard est idiot à force d'égoïsme. Il ne
m'intéresse pas; mais il ne peut faire aucun mal, et j'aime mieux fermer
les yeux sur son évasion que d'avoir à le faire fusiller.

MOTUS. Sans te questionner, mon capitaine, crois-tu que les autres...?

CADIO. Je n'en sais rien. Es-tu sûr que Saint-Gueltas soit sur la
première charrette?

MOTUS. On me l'a dit, mon capitaine. Pas plus que toi je n'étais présent
à l'emballage.

CADIO. Avançons! Je n'ai pas envie que celui-là s'échappe.

MOTUS. Mon capitaine, permets une réflexion. Il a racheté sa lâcheté de
Carnac. Il s'est battu comme un lion sur la presqu'île; acculé à la mer,
il pouvait se sauver en s'y jetant. Il n'a pas voulu. Moi, j'aurais
souhaité être à portée de le sabrer; mais, à présent qu'il est là sur la
brouette, je ne lui en veux plus. Et toi, mon capitaine? (Cadio, sans
lui répondre, reprend le galop et gagna la tête du convoi.)



SCÈNE II.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON, puis CADIO. (À deux lieues de là,
dans un bois.--Les officiers commandent la halte. Les prisonniers
descendent et se groupent au centre du détachement, qui a rompu les
rangs.)



SAINT-GUELTAS, (à Raboisson, bas.) Notre convoi est de mille, et
personne n'est blessé gravement. Nos gardiens ne sont pas plus de deux
cents ici.Nous allons rester deux heures dans ce bois... et la nuit est
sombre! Est-ce qu'il ne te semble pas que c'est une invitation à fuir?

RABOISSON. Pourquoi fuirions-nous? Nous sommes prisonniers sur parole;
c'est la preuve de la capitulation.

SAINT-GUELTAS. L'absence de surveillance est la preuve du contraire. On
sait que nous allons à la mort. M. Hoche, qui veut ménager tout le monde
a dû ordonner qu'on nous laissât accrochés aux buissons de la route.

RABOISSON. M. Hoche a l'âme trop haute pour employer de pareils
subterfuges. Il a juré à Sombreuil...

SAINT-GUELTAS. Il n'a rien juré. J'y étais!

RABOISSON. J'y étais aussi, ce me semble! Sombreuil nous a dit...

SAINT-GUELTAS. Sombreuil a perdu la tête! C'est un héros, mais c'est un
fou! Après avoir parlé à Hoche, il a voulu se jeter à la mer. Son cheval
a résisté. S'il eût traité avec le général, il n'eût pas cherché à fuir
ou à se tuer.

RABOISSON. Mais j'ai entendu les soldats crier: «Rendez-vous! on vous
fait grâce!»

SAINT-GUELTAS. D'autres nous disaient: «Sauvez-vous!» ce qui signifiait:
«Vous serez tués, si vous restez.» D'ailleurs, les soldats peuvent-ils
traiter avec les vaincus? Il y a eu là-bas, sur cette pointe de rocher,
un drame inénarrable, une confusion indescriptible. Les mêmes soldats
qui nous criaient de fuir tiraient sur ceux de nous qui étaient déjà à
la mer. J'étais calme, je voyais tout. Croyant mourir là, je ménageais
mes coups, tous portaient. Je sentais que j'étais le seul maître de moi,
le seul qui, n'ayant pas eu d'illusions sur cette dernière lutte,
pouvait la contempler sans rage et sans terreur. Sais-tu à combien
d'hommes nous avons cédé, nous qui étions encore trois mille cinq cents?
A sept cents fantassins que nous pouvions écraser. Nous avions tous le
vertige, ils l'avaient aussi. Tiens! j'ai senti là pour la première
fois, en voyant des Français s'égorger sous la mitraille de l'escadre
anglaise, que la guerre civile dépasse son but quand elle appelle
l'étranger. J'ai rougi du rôle qu'on nous faisait jouer. J'ai eu horreur
de la rage avec laquelle nos compagnons se tuaient les uns les autres
pour rejoindre les barques et y trouver place. Je pouvais fuir aussi, je
n'ai pas voulu, non pas tant par scrupule que par amour-propre. À
présent, je regrette d'avoir cédé à cette mauvaise honte. Ces patriotes
un instant désarmés vont nous livrer à un tribunal militaire qui ne peut
nous faire grâce, et, moi, je n'ai pas ratifié la parole que vous avez
formellement donnée de ne pas chercher à vous échapper.

RABOISSON. Essaye donc, si le coeur t'en dit; moi, j'ai juré de bonne
foi: je reste. Songe seulement que ta fuite nous expose tous au reproche
d'avoir manqué à notre serment, et qu'elle autorise contre nous toutes
les rigueurs de la vengeance.

SAINT-GUELTAS. En ce cas, je reste aussi. Pourtant... ce pays est
royaliste... Les bleus sont imprudents de nous transporter ainsi la
nuit. Si les paysans qui n'ont pas encore donné le voulaient,... te
refuserais-tu à être délivré?

RABOISSON. Non! s'ils s'exposaient pour notre délivrance, nous ne
pourrions nous refuser à les seconder.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, attendons... Je ne puis croire que, sur cette
terre de Bretagne, il ne se trouve pas autour de nous quelques centaines
d'hommes qui veillent sur nous. Ce matin, à Carnac, on nous apportait
des fruits et des fleurs. Les femmes pleuraient en nous montrant à leurs
enfants comme des demi-dieux... Écoute!... il me semble que j'entends le
cri de la chouette... Sont-ce des ombres que je vois là-bas ramper sous
les arbres?

CADIO, qui l'écoute. Vous ne voyez rien, monsieur. Moi aussi, j'ai
l'oeil ouvert, et le cri qui résonne dans le bois, c'est réellement
l'oiseau de la nuit qui chante. Nous ne sommes pas imprudents de vous
escorter en si petit nombre. Nous savons que les paysans ne se lèvent
pas d'eux-mêmes pour la guerre civile, et qu'en perdant leurs chefs, ils
recouvrent l'amour du repos et de la sécurité. Notre indulgence pour
votre malheur n'est pas une défaillance de notre patriotisme. N'essayez
pas de fuir. Personne parmi nous ne fait semblant d'oublier son devoir.

SAINT-GUELTAS. Monsieur Cadio, je suis charmé de vous voir pour vous
dire...

CADIO. Que les chouans vous ont empêché de vous battre avec moi? Je le
sais, et je vous plains d'avoir eu pour amis les ennemis de votre
honneur.

SAINT-GUELTAS. Si vous étiez aussi héroïque que vous vous piquez de
l'être, vous feriez en sorte que je pusse vider ici avec vous cette
affaire d'honneur.

CADIO. Croyez qu'il en coûte à ma haine de ne plus pouvoir châtier
moi-même l'outrage que vous m'avez infligé. Je fais des voeux pour qu'on
vous rende la liberté; mais mon devoir m'est plus cher que ma vengeance.
Vous appartenez à la République; je ne puis rien ici ni pour vous ni
pour moi.




ONZIÈME PARTIE

À Auray, 10 août 1795.--Quatre heures du matin.--Devant la maison
d'arrêt.



SCÈNE PREMIÈRE.--CADIO, MOTUS.


MOTUS. Mon capitaine, c'est jour de marché. On va encore leur apporter
un tas de douceurs; faut-il permettre?...

CADIO. Il faut respecter les témoignages d'amitié; les sentiments sont
libres. Quant aux prisonniers, notre consigne n'est pas de les priver et
de les faire souffrir.

MOTUS. J'adhère à ton opinion, mon capitaine. C'est bien assez d'avoir à
supprimer tous les jours leur existence... De neuf cent cinquante-deux,
ils ne sont plus que trois cents à condamner.

CADIO. Pas de réflexion là-dessus!

MOTUS. Mon capitaine, si je t'offense,... tu sais bien que pour toi...
Enfin suffit! Si tu me disais que j'ai outre-passé les lignes du respect
que je te dois je me passerais mon sabre à travers le corps; mais
quelquefois tu me permets, quand on n'est pas sous les armes, de te
parler comme à un simple citoyen, et pour lors...

CADIO. Oui, en dehors du service, tu es mon égal et mon ami. Eh bien,
que veux-tu dire?

MOTUS. Que la corvée d'escorter cette denrée de cimetière est
contrariante aux coeurs sensibles, et qu'il y en a encore au moins pour
une quinzaine de jours! On fera ce qui est commandé, mais je peux bien
verser dans ton sein le déplaisir que j'en éprouve. Si j'étais blessé,
tu me soignerais de tes propres mains, comme tu l'as fait plus d'une
fois. Dès lors que mon âme saigne, tu peux m'assister d'un pansement
moral dont le besoin se fait sentir.

CADIO. Oui; écoute... Je fais partie, sous peine d'être fusillé dans les
vingt-quatre heures, du conseil de guerre qui prononce sur le sort des
prisonniers, et pour tous les chefs je prononce la mort. Crois-tu que
j'agisse ainsi pour plaire au général Lemoine, et que la crainte d'être
fusillé m'eût empêché de refuser le métier de juge, s'il eût révolté ma
conscience?

MOTUS. Non, certes, mon capitaine. J'entends la chose; tu penses que la
mort est juste.

CADIO. Oui, tant que la moitié du genre humain sera résolue à égorger
l'autre pour la réduire en esclavage, il faut frapper ceux qui servent
la cause du mal. Ils nous ont prouvé qu'ils n'avaient pas de parole, et
que le pardon était un crime envers la patrie.

MOTUS. Je ne dis plus rien, mon capitaine: la conscience d'un simple
troupier doit porter les armes à celle de son supérieur... Mais voici,
une vieille citoyenne qui veut te parler, et dont le physique ne m'est
pas inconnu, sans que je puisse dire... J'en ai tant vu!

CADIO. Je la connais, moi; laisse-nous.



SCÈNE II--CADIO, LA MÈRE CORNY.


LA MÈRE CORNY. Bonnes gens, c'est-il bien vous?... c'est-il bien toi,
Cadio? Je te savais ici, je te cherchais... Mais te voilà si changé...

CADIO. C'est moi. Comment va-t-on chez vous, mère Corny?

LA MÈRE CORNY. Hélas! mon fils, pas trop bien. Ceux qui restent sont
guéris; mais mon pauvre cher homme, ma bru, deux de nos petits-enfants
et quasi tous nos voisins sont morts, l'an passé, de la malefièvre!

CADIO. Tant pis, mère Corny, j'en ai du regret... Mais comment donc
venez-vous de si loin?...

LA MÈRE CORNY. Je suis venue pour voir les dames,... tu sais bien, la
Françoise et la Marie-Jeanne! Elles m'avaient fait savoir que je
pourrais les trouver à Vannes. J'en viens, mais elles sont ici, que l'on
m'a dit...

CADIO. Elles y étaient, elles n'y sont plus.

LA MÈRE CORNY. C'est-il bien sûr? Je m'imaginais qu'elles pourraient
bien être dans cette prison-là avec les autres malheureux...

CADIO. Elles n'y ont jamais été. Il n'y a pas là une seule femme. Tes
brigandes sont libres. Tu les retrouveras à Vannes.

LA MÈRE CORNY. Ah! bon Jésus! faut donc que j'y retourne? Me v'là au
bout de mes jambes et de mon argent!

CADIO. Est-ce que je peux vous épargner le voyage? J'écrirais ce que
vous voulez leur dire, et j'enverrais un exprès.

LA MÈRE CORNY. Dame! ça n'est pas de refus... à moins que... C'est un
gros secret, Cadio!

CADIO. Si c'est quelque chose contre la République, ne me le dites pas,
je serais forcé...

LA MÈRE CORNY. Non, non! ça n'est rien comme ça. Dis-moi, Cadio, je me
fie à ta vérité, à toi. Tu as toujours été si honnête et si juste!
Réponds-moi en franchise: étais-tu content ou fâché d'avoir consenti une
manière de mariage avec...?

CADIO. Ce mariage-là, mère Corny, a fait le malheur de ma vie!

LA MÈRE CORNY. Bien, bien!--Alors... voilà ce que c'est. Quand le
citoyen Rebec a quitté notre paroisse par la peur qu'il a eue des
menaces du délégué, encore que les bleus nous aient laissés tranquilles,
mon pauvre homme a été nommé municipal, et bien étonné qu'il a été quand
il a retrouvé au registre de l'état-civil les deux feuilles que Rebec
avait promis de déchirer.

CADIO. Je sais par lui qu'elles y sont encore.

LA MÈRE CORNY. Et ça te contrarie?

CADIO. Je voudrais qu'elles n'y eussent jamais été!

LA MÈRE CORNY. Elles n'y sont plus, les v'là.

CADIO, ému, regardant les papiers. Ah! vraiment? vous me les rendez?

LA MÈRE CORNY. Pour que tu les rendes à mes pauvres brigandes, qui les
brûleront d'accord avec toi.

CADIO. Elles sont averties?

LA MÈRE CORNY. Nenni! elles ne savent rien, sinon que je voulais les
voir.

CADIO. C'est donc votre mari qui a soustrait...?

LA MÈRE CORNY. Non! il n'eût point osé! après sa mort, on a nommé un
ancien royaliste à sa place; j'ai dit au nouveau maire en causant:
«Faudrait enlever ça, c'était promis!» Il n'a pas eu peur, lui! Il
croyait que la République allait nommer un roi. On le croyait tous,
bonnes gens, après la paix de Nantes! Mais v'là que ça ne va plus si
bien, puisque vous fusillez tous les royalistes! Tant qu'à ces feuilles,
je te les donne. Tu les remettras fidèlement, pas vrai?

CADIO. Je m'y engage, vous pouvez retournez chez vous. Pour mon compte,
je vous remercie. En quoi puis-je vous obliger?

LA MÈRE CORNY. Tu peux m'obliger grandement. J'ai un de mes gars, le
plus jeune, qui est soldat dans ton régiment, et qui est enragé, voyez
un peu! de se battre avec vous autres. Prends-le auprès de toi quand on
ira au feu, empêche-le d'y aller!

CADIO. Voilà ce que je ne peux pas vous promettre; mais je peux lui
faire avoir de l'avancement, s'il le mérite, et, en tout cas, lui
témoigner de l'intérêt. Dites-moi le nom de son bataillon.

LA MÈRE CORNY, lui donnant un autre papier. Tiens, c'est là, en écrit.
En te remerciant, Cadio; mais je vois venir Rebec. Je n'ai pas de fiance
en lui, et je me sauve: ne lui dis pas...

CADIO. Soyez tranquille, je le connais!



SCÈNE III.--CADIO, REBEC.


CADIO. Pourquoi es-tu ici? Tu m'avais promis de ne pas quitter Carnac
tant qu'il y aurait des malades et des blessés dans ton auberge?

REBEC. Un mot en secret, capitaine!

CADIO. Je t'écoute.

REBEC. Nos braves blessés vont bien, on les soigne au mieux, et bientôt
ils pourront rejoindre. Il s'agit d'une affaire... assez importante;...
mais je voudrais connaître ta façon de penser.

CADIO. Pas de préambule, je n'ai pas le temps de faire la conversation;
dis tout de suite.

REBEC. Permets, permets! Tu es toujours chargé, pour ta part, de la
garde des prisonniers et de la noble fonction de faire expédier ces
infâmes?

CADIO. Tu le sais fort bien, mais abstiens-toi des qualifications; nul
n'a le droit d'insulter les condamnés.

REBEC. Bien, capitaine, bien! vous parlez noblement... Cependant... tu
tiens à ce que tous y passent?

CADIO. Je tiens à faire mon devoir.

REBEC. Il est rude, conviens-en.

CADIO. Cela ne te regarde pas.

REBEC. Si fait. Tout citoyen éprouvé comme je le suis a le droit de
penser.

CADIO. Ne fais pas sonner si haut ta fidélité, toi qui avais des armes
et des munitions anglaises cachées dans ta maison!

REBEC. J'avais prévu qu'elles vous serviraient, et tu serais ingrat de
m'en faire un crime.

CADIO, souriant un peu. Le fait est qu'elles nous ont bien servi!

REBEC. Et puis j'ai racheté ma faute, si c'en est une, en soignant vos
blessés.

CADIO. Alors, que veux-tu? Finissons-en!

REBEC. Je disais... je disais que tous ces prisonniers ne sont pas
également coupables. Ceux qui étaient à Londres n'avaient pas ratifié le
traité de la Jaunaie.

CADIO. Ils sont solidaires des mensonges et des trahisons de leur parti.

REBEC, insinuant. Permets, permets! La preuve qu'ils ne s'entendaient
pas dans ce temps-là, c'est qu'ils n'ont pas pu s'entendre à Quiberon.
Je ne dis pas que la Convention puisse les absoudre; mais le général
Hoche... il est certain que, s'il le pouvait, il leur ferait grâce. Il
est parti bien vite, pour ne pas voir cette longue et sanglante
exécution. Il s'en lave les mains, et les vôtres sont condamnées à
verser froidement le sang des vaincus! C'est commode, conviens-en, de se
tirer comme ça des choses désagréables! On s'en va couronné des lauriers
de la victoire, adoré des populations,... et le rude militaire, l'homme
austère et résigné, comme voilà le général Lemoine... et toi-même, vous
restez chargés de la besogne du bourreau et de l'exécration des
royalistes passés, présents et à venir. L'exécution tire à sa fin, il
est temps. Vos soldats se lassent et s'attristent. Je les vois, je les
observe; ils ne rient ni ne chantent, et les cabarets, où, au
commencement, on venait, dit-on, pour s'étourdir et s'exalter, sont
muets et déserts aujourd'hui. Toi-même, capitaine Cadio, tu es pâle, tu
es malade, tu en meurs!

CADIO, troublé. N'importe, j'irai jusqu'au bout!

REBEC. Il paraît qu'ils meurent bien, ces malheureux?

CADIO. Ils n'ont que cela à faire pour se racheter de la honte.

REBEC. Alors, toi, tu es incorruptible?

CADIO, se redressant. Que signifie ce mot-là?

REBEC, embarrassé. J'ai voulu dire inflexible!

CADIO. Le mot t'a échappé, il m'éclaire! Tu me crois capable...

REBEC. Mon Dieu, mon Dieu! tu es homme comme un autre! Tu m'as écouté
quand je t'ai révélé la validité de ton mariage; tu as profité de mon
conseil pour faire valoir tes droits. Je t'ai rendu là un service que tu
ne dois pas oublier, Cadio!

CADIO. Tu as cru... Oui, je me souviens, à présent; tu as dû croire et
tu as cru que je spéculerais sur la situation comme toi, imbécile!...

REBEC, inquiet. Tu te fâches... Tu es mal disposé, je te quitte.

CADIO, le retenant. Non pas, tu es chargé de négocier la rançon de
quelque prisonnier, et tu as cru que je m'y prêterais. Tu vas te
confesser, ou bien...

REBEC, effrayé. Non, non! ne me traite pas en suspect... Diable! je n'ai
pas envie de m'exposer pour cette dame...

CADIO. Quelle dame? Réponds tout de suite!

REBEC. Je dirai tout, j'irai au-devant de tes soupçons. Je venais pour
te révéler un complot tendant à délivrer deux prisonniers condamnés à
mort dans la séance d'hier, Saint-Gueltas et Raboisson. J'avoue que le
dernier m'intéresse, mais...

CADIO. Quelle est la femme qui s'intéresse à Saint-Gueltas? Nomme-la, je
le veux!

REBEC. C'est celle que les insurgés appellent _la grand'comtesse_, c'est
la citoyenne de Roseray.

CADIO. Tu as reçu des offres?

REBEC. Je m'en suis laissé faire pour pénétrer cette infernale
machination. (Baissant la voix et observant Cadio.) Elle offrirait deux
cent mille francs...

CADIO. Voilà qui est bon à savoir.

REBEC. Il est bien entendu que tu n'es pas plus tenté que moi...

CADIO. Je ne le suis pas, mais tu l'es. Tu vas tout avouer, ou je
t'arrête.

REBEC. M'arrêter? Comme tu y vas!... Je révélerai tout ce que je sais.
Si Saint-Gueltas et Raboisson, qui sont ou seront avertis, peuvent, au
moment de l'exécution, se jeter dans la palude qui borde la prairie et
franchir le Loch à la nage, ils trouveront sur l'autre rive les moyens
de fuir.

CADIO. Tu ne sais rien de plus?

REBEC. Rien, je le jure!

CADIO, à deux soldats qui passent pour relever la garde. Mettez ce
citoyen aux arrêts.

REBEC. Tu m'empoignes quand même? Sacristi! c'est mal, cela, c'est
injuste!

CADIO. Si tu as dit la vérité, tu n'as rien à craindre, tu seras libre
dans deux heures.



SCÈNE IV.--CADIO, MOTUS, quelques Soldats. (Six heures du matin, même
jour.--Un bois qui descend en pente au bord de la rivière du Loch, à une
faible distance d'Auray.--En face est la prairie appelée aujourd'hui le
Champ des Martyrs[7]. C'est le lieu de l'exécution, encore désert.)

[Note 7: On a enclos cette prairie, et on y a élevé une chapelle
expiatoire sous la Restauration. On y va en pèlerinage, et il s'y fait
des miracles.]


CADIO, (postant ses hommes de distance en distance dans le taillis qui
borde le rivage.) Tenez-vous cachés et faites feu sur les prisonniers
qui tenteraient de s'évader par ici, à moins que la trompette ne vous
avertisse d'attendre. (À Motus.) Viens avec moi. (Ils montent un peu
plus haut dans le bois.)

MOTUS. D'ici, mon capitaine, nous verrons sans qu'on nous voie, et nous
distinguerons sans empêchement le lieu de l'exécution. La chose n'est
point gaie, quoi qu'on en dise; mais nous ne sommes point ici pour notre
plaisir.

CADIO. Non sans doute. Raboisson était un homme doux et railleur, ne
croyant pas au bien, mais n'aimant pas le mal.

MOTUS. Tu l'as connu quand tu servais, malgré toi, de trompette sur la
cornemuse, du temps de la guerre de Vendée?

CADIO. Oui, j'ai vu là plusieurs de ceux que je suis forcé de condamner
aujourd'hui.

MOTUS. Te souviens-tu, mon capitaine, du jour où je t'ai bandé les yeux
au château de Sauvières?...

CADIO. Oui certes, je m'en souviens, aujourd'hui surtout!

MOTUS. Et moi, ça me revient comme dans un rêve. On faisait semblant de
vouloir te fusiller.

CADIO. Et j'avais peur.

MOTUS. Oh! tout le monde a peur la première fois devant la gueule d'un
fusil; mais quand je pense que, sans l'humanité et la patience du
capitaine Ravaud, j'aurais fusillé comme espion l'homme le plus brave
que j'aie jamais connu?

CADIO. Je t'entends: nous fusillons là-bas des gens qui meurent mieux
que je n'aurais su mourir alors!

MOTUS. Sans t'offenser, mon capitaine, l'émigré Raboisson est un citoyen
poli que je regretterais d'abattre...

CADIO. Tu peux être tranquille là-dessus. Raboisson n'essayera pas de
fuir.

MOTUS. Alors, tant mieux. Le bandit Saint-Gueltas ne m'intéresse pas,
d'autant plus que tu lui en veux...

CADIO. A présent, non, s'il accepte son arrêt. La haine expire devant
les tombeaux. Silence! attention à ce qui se passe là-bas!

MOTUS, au bout d'un moment. Voilà le détachement. Pas un seul curieux
aujourd'hui. Ils se sont dégoûtés d'être écartés de la scène par la
prudence des camarades.

CADIO. La campagne est déserte là-bas. Les mesures d'évasion sont donc
concentrées par ici.

MOTUS. Mon capitaine, voilà des gens qui coupent de l'osier dans la
palude. C'est pour frayer ou indiquer le chemin aux fuyards.

CADIO. C'est possible; mais que signifie cette halte à l'entrée de la
prairie? Les fossoyeurs sont-ils gagnés aussi? Ils n'ont pas fini
d'ouvrir la tranchée où doivent tomber les condamnés.

MOTUS. Mon capitaine, je les connais tous; si tu veux me prêter ta
lorgnette, je te dirai leurs noms.

CADIO. Je ne veux pas le savoir. Je serais forcé de les condamner aussi
à mourir. Empêchons l'évasion, et ne recherchons pas ceux qui la
favorisent.

MOTUS. Ah! je vois d'ici Saint-Gueltas, du moins je crois...

CADIO. Je le vois, moi, sois tranquille!



SCÈNE V.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON, L'ABBÉ SAPIENCE, STOCK, un
Sous-Officier, un Soldat, deux Jeunes Soldats. (Dans la prairie en
face.--Une clôture en haie vive sans continuité borde le talus qui
descend à la palude. Au delà est la rivière, puis le bois où sont cachés
Motus, Cadio et ses hommes.--De grands arbres bordent un chemin, de
l'autre côté de la prairie.--Quarante condamnés au centre d'un
détachement d'infanterie sont à l'entrée.--Les soldats séparent les
condamnés en deux groupes de vingt personnes chacun.)


SAINT-GUELTAS, (qui regarde tout avec attention et curiosité, à
Raboisson, qui est près de lui.) Je ne vois pas encore comment on va s'y
prendre pour nous expédier.

RABOISSON, tranquille et souriant. Aucun de ceux qui sont venus ici
avant nous pour la même affaire qui nous y amène ne reviendra nous le
dire; mais je vois ce que c'est: on creuse une fosse de vingt-cinq ou
trente pieds de long, on nous forme en pelotons de vingt individus, on
nous range face à la tranchée, et on nous fusille par derrière à bout
portant. Nous tombons le nez en terre, et tout est dit. Nous sommes
morts et enterrés du coup!

SAINT-GUELTAS. C'est une mort ignoble! Et personne ici pour nous voir
tomber! personne ne racontera avec quelle assurance ou quelle grâce nous
aurons su mourir! Pas un regard ami, pas une larme d'amour!

UN SOLDAT, bas, à son camarade. Ces rosses de terrassiers n'en finiront
pas aujourd'hui? Est-ce embêtant d'attendre comme ça?

L'ABBÉ SAPIENCE, qui l'écoute. Oui, c'est une infamie, une cruauté
gratuite! on prolonge notre agonie.

LE SOLDAT. Ah! si vous croyez que ça nous amuse, nous, d'être là pour ce
que nous avons à y faire!

UN SOUS-OFFICIER, au soldat. Huit jours de salle de police pour avoir
parlé aux condamnés! (Il court aux fossoyeurs.) Ça finira-t-il, voyons,
sacré mille tonnerres? Qui m'a flanqué des clampins comme ça?
Voulez-vous qu'on vous fasse dépêcher, la baïonnette dans les reins?

UN TOUT JEUNE SOLDAT, tout bas, à un autre. Si ça dure encore cinq
minutes, mon fusil me tombera des mains. La tête me tourne et le coeur
me manque.

L'AUTRE. Allons, allons, c'est la consigne, faut y aller! (Le jeune
soldat s'évanouit.)

LE SOUS-OFFICIER. Qu'est-ce qu'il y a, mille noms de...?

L'AUTRE JEUNE SOLDAT. Faites excuse, mon caporal, c'est le camarade qui
ne peut pas supporter l'ennui d'attendre... (Le sous-officier jure et
tempête. Il est aussi ému que les autres et se soutient par la colère.
Les terrassiers, effrayés, se hâtent.)

SAINT-GUELTAS, à Raboisson, à l'autre bout, de la prairie. Il paraît
qu'on veut nous donner le temps de dire nos prières! Que signifie cette
pose que nous faisons ici?

RABOISSON. Je ne sais, qu'importe? La vie n'est pas belle, mais on peut
bien la supporter un quart d'heure. Regarde donc le soldat qui est à ma
gauche.

SAINT-GUELTAS. Le diable m'emporte, c'est Stock! un de ceux qui vont
nous tuer. Il s'est enrôlé dans les bleus après Savenay pour sauver sa
vie, le lâche! Je veux le faire pâlir! (Haut.) C'est aujourd'hui le 10
août, je crois! (Stock fait un geste de menace comme s'il voulait
prendre Saint-Gueltas au collet, et lui glisse un billet dans la main.)

RABOISSON, bas. Qu'est-ce que c'est?

SAINT-GUELTAS, après avoir lu à la dérobée. La comtesse veut et peut
nous sauver; il ne faut qu'un moment d'audace. (Il lui passe le billet.)

RABOISSON, après avoir lu. Très-aimable de sa part! tu la remercieras
pour moi.

SAINT-GUELTAS. Tu ne veux pas profiter?...

RABOISSON. Ma foi, non, je suis las de vivre; nous le sommes tous! Notre
cause est perdue, nous ne pouvons plus protester que par notre mort;
sachons mourir, ce n'est pas le diable.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, moi, je ne veux pas mourir bêtement! Il me faut
une dernière aventure, une dernière émotion! Je cours embrasser ma belle
amie, et je reviens ici partager ton sort.

RABOISSON. Alors, fais attention au signal qu'elle t'indique.

SAINT-GUELTAS. Oui, je suis de sang-froid, et pourtant le coeur me bat!
Grâce à cette femme terrible et charmante, l'amour aura mes dernières
palpitations!

RABOISSON. Allons, tu es heureux à ta manière jusqu'au bout! Moi, je
vais plus tranquillement au repos du néant absolu. Regarde comme la
nature est insensible à nos désastres! Le soleil rit dans ce charmant
paysage. La rivière chante là-bas sous les saules, les oiseaux font
leurs nids sur ces buissons qui nous entourent, et se dérangent à
peine.--Et les hommes! regarde là-bas ces pêcheurs qui jettent leurs
filets... Comme ils se soucient peu de nous! Le coup qui nous frappera
leur fera à peine lever la tête, et les oiseaux, un instant effarouchés,
reprendront leur ouvrage et leurs chansons!

SAINT-GUELTAS. Moi, je regarde cette terre dont l'herbe est foulée sous
nos pieds et qui attend nos cadavres pour reverdir. Sais-tu que
l'endroit est bien choisi pour notre sépulture? Il est très-joli, ma
foi! Qui sait si dans quelques années on n'y viendra pas en pèlerinage!

L'ABBÉ SAPIENCE, qui s'est rapproché d'eux. On y viendra, monsieur! La
République se perd en nous sacrifiant, et le martyre va nous sanctifier!

RABOISSON, riant. Alors, nos ossements feront des miracles? Parlez pour
vous, monsieur; mais, moi qui n'ai jamais cru à rien, je ne ferai pas
marcher les paralytiques.

SAINT-GUELTAS. Et moi donc! à moins que ma poussière ne serve à composer
des philtres amoureux... (On entend des cris et des imprécations sur le
côté de la prairie qui est opposé à la palude. C'est une rixe simulée
entre des paysans pour attirer les regards de ce côté-là.)

RABOISSON. C'est le signal, adieu!

SAINT-GUELTAS. Non pas, au revoir! (Il se baisse, traverse les buissons,
se laisse rouler au bas du talus, rampe dans l'oseraie de la palude et
se jette dans la rivière.)

UN SOLDAT, s'en apercevant et parlant à son voisin. Eh bien, en v'là, un
crâne! Ne dis rien, il a bien gagné d'en être quitte.

L'AUTRE. Mais c'est un chef, et un rude!

LE PREMIER. Ah! tant pis, c'est un de moins à descendre.

STOCK, (bas, à Raboisson.) Eh bien, et vous?

RABOISSON. Merci, Stock, je suis bien ici.

STOCK, (à part.) Mieux que moi!



SCÈNE VI.--MOTUS, CADIO, SAINT-GUELTAS, LOUISE, un Sous-Officier, un
Soldat. (Dans le bois, sur l'autre rive du Loch.--Saint-Gueltas, au
moment d'aborder, est aperçu par les bleus en embuscade, qui tirent sur
lui. Il disparaît.)


MOTUS, (qui observe d'un peu plus haut avec Cadio.) L'affaire est faite,
mon capitaine.

CADIO. À moins qu'il ne nage entre deux eaux. Regardons bien!

MOTUS, au bout de quelques instants. Il ne pourrait pas si longtemps que
ça. Il a été au fond.

CADIO. Non! Vois! (Il vise Saint-Gueltas, qui a abordé sous les buissons
et qui monte droit à lui sans le voir.)

LOUISE, sortant du taillis à côté de Cadio, se jette à ses genoux,
qu'elle embrasse. Grâce pour lui, et je suis à toi! (Cadio, éperdu,
laisse retomber son arme.--Louise s'élance au-devant de Saint-Gueltas.)
Fuyez!

SAINT-GUELTAS. Louise?

LOUISE. J'ai agi sous le nom d'une autre pour vous décider...

SAINT-GUELTAS. Ah! généreuse amie!... Viendras-tu avec moi?

LOUISE. Jamais! Fuyez!

SAINT-GUELTAS, voyant Cadio. Ah! ah! je comprends! Je n'accepte pas!...
Monsieur Cadio, je vous remercie; mais j'ai fait serment à mes amis de
retourner mourir avec eux. J'y vais, ne vous en déplaise! (Il s'élance
vers la rivière, s'y jette en plongeant, échappe aux balles des soldats
embusqués, traverse la palude sans que les soldats de la prairie qui le
couchent en joue tirent sur lui, et, remontant le talus, va prendre son
rang auprès de Raboisson pour être fusillé, aux acclamations des
prisonniers et des soldats. Raboisson lui serre la main. Au moment où
ils tombent, on entend le cri de _Vive le roi_! et un coup de fusil plus
loin derrière eux.)

UN SOUS-OFFICIER. Qu'est-ce que c'est, nom de...?

UN SOLDAT. C'est Stock qui s'est brûlé la cervelle, mon caporal. Faites
pas attention. C'était un Suisse; il avait le mal du pays!



SCÈNE VII.--LOUISE, CADIO. (Dans le bois.--Cadio et Motus ont porté
Louise évanouie sur l'autre versant de la colline.)


LOUISE, (revenant à elle.) Ah! Dieu! C'est fini?

CADIO. Vous êtes libre, mademoiselle. Saint-Gueltas n'est plus, et voici
tout ce qui vous liait à moi! (Il lui remet les feuilles du registre que
lui a confiées la mère Corny, et s'éloigne précipitamment en faisant
signe à Motus d'accompagner Louise où elle voudra.)



SCÈNE VIII.--MARIE, ROXANE, LOUISE, HENRI. (Midi.--Dans les ruines d'un
couvent entre Carnac et Auray.)


MARIE. Oui, laissons passer la grande chaleur. Louise a besoin d'une
heure de repos. Ici, nous aurons l'ombre et la solitude.

HENRI. Si vous y êtes bien, je vais donner l'ordre au postillon de
dételer les chevaux. (Il s'éloigne.)

LOUISE, accablée. Ah! Marie, que de bontés pour moi! Comment avez-vous
pu retrouver ma trace? Je ne comprends plus rien à ce qui m'arrive
aujourd'hui.

ROXANE. Nous avons deviné ton projet plus que nous ne l'avons découvert;
mais le secret n'a point été si bien gardé que nous n'ayons pu te suivre
à Auray, où l'affaire de ce matin est déjà connue. Ah! Louise, quelle
folie que de t'exposer pour sauver ce misérable! Tu l'aimais donc
toujours?

LOUISE. Non certes! j'ai cessé de l'aimer le jour où l'espoir d'avoir un
fils l'a trouvé insensible et hautain; mais le souvenir de l'enfant est
sacré, et, quelque haïssable que fût le père, je lui devais ce que j'ai
tenté pour lui. Ah! je hais tous mes souvenirs, sauf celui du pauvre
enfant et celui de la générosité de Cadio!

MARIE, l'embrassant. Et celui de mon amitié, ingrate?

LOUISE, se jetant dans son sein. Oh! toi!... Mais tu ne me blâmes pas,
toi, j'en suis sûre!

MARIE. Non. J'admire ta grandeur d'âme au contraire, car ce n'est pas
une dernière faiblesse de l'amour, je le sais. (A Roxane.) Ne la grondez
pas: ce serait à nous, républicains, de la trouver coupable pour avoir
voulu sauver un de nos pires ennemis; mais, moi, devant les châtimens et
les supplices, je suis faible aussi, et j'aurais fait comme Cadio: je
n'aurais pas tiré sur Saint-Gueltas.

ROXANE. Cadio! allons, il n'y a pas à dire, c'est un grand coeur, de
nous avoir rendu ces actes! je serais capable de l'embrasser, s'il était
là.

HENRI, approchant. Il y est, je viens de l'apercevoir là-bas. Entrez
dans cette chapelle ruinée, si vous ne voulez pas le voir.

ROXANE. Mais, moi, je veux bien le voir, le remercier...

HENRI. Pas encore, il paraît fort troublé. Laissez-moi connaître l'état
de son âme. Marie peut rester, elle le calmera encore mieux que moi.
(Louise et Roxane s'éloignent.)



SCÈNE IX.--Les Mêmes, CADIO, MOTUS, puis LOUISE et ROXANE, qui s'étaient
retirées à l'arrivée de Cadio.


CADIO, (voyant Motus derrière lui.) Que viens-tu faire ici? où est la
personne que je t'ai dit d'accompagner...?

MOTUS. Mon capitaine, j'ai exécuté tes ordres. J'ai accompagné la jeune
citoyenne jusqu'à la porte d'Auray, où elle m'a dit qu'elle voulait
entrer seule. De là, j'ai été à la prison, faire mettre en liberté le
citoyen Rebec; après quoi, pensant bien que tu viendrais ici selon ta
coutume, je m'y suis rendu pour te communiquer une pétition... Mais je
vois que ce n'est pas le moment, tu n'as pas l'air absolument satisfait.

CADIO. Dis toujours.

MOTUS. Eh bien, c'est la citoyenne Javotte, la belle fille et la brave
patriote qui n'a point voulu rejoindre son bourgeois, et qui
souhaiterait l'honneur d'être attachée au régiment en qualité de
cantinière, si la chose ne te déplaît pas.

CADIO. Accordé.

MOTUS, ému. Merci, mon capitaine.

CADIO. Laisse-moi à présent.

MOTUS. Sans t'offenser, mon capitaine, tu me parais plus molesté que de
coutume...

HENRI, paraissant. Ne t'inquiète pas, mon brave, je suis là. (Motus fait
le salut militaire et s'éloigne.)

CADIO, surpris de voir Henri. Toi? (Voyant Marie.) Et vous? Où est
mademoiselle...?

HENRI. En sûreté, nous y avons pourvu.

CADIO. Vous savez donc ce qui s'est passé tantôt?

MARIE. Elle nous l'a dit. Elle t'admire et te bénit, Cadio!

CADIO, avec amertume. Vraiment! Elle est émerveillée de se trouver libre
au moment où, pour sauver son amant, elle consentait à suivre son mari?

HENRI. Tu crois donc toujours l'être?

CADIO. Non, elle ne m'est plus rien. Moi aussi, je suis libre;
j'oublierai.

MARIE. Que venais-tu donc faire dans cette solitude, Cadio?

CADIO. Je ne venais pas me brûler la cervelle. J'appartiens à la patrie;
je suis tout à elle, à présent que je n'ai plus d'injure à venger. Je
venais ici chercher le calme que j'y trouve quelquefois C'est le couvent
où j'ai failli être moine. Je me demande si ce n'était pas là ma
destinée! Je serais chassé, je serais errant aujourd'hui; mais j'aurais
dans l'esprit une idée fixe: celle de me préserver de l'amour pour
plaire à Dieu, tandis que je m'en suis préservé pour remplir un devoir
chimérique, celui de rester digne d'une femme qui me méprisait.

HENRI. Que dis-tu là? Tu as donc toujours aimé Louise?

CADIO. À présent, je peux l'avouer: je l'ai aimée comme je l'ai haïe,
passionnément! sans aucun espoir, et rempli de dégoût pour le choix
qu'elle avait fait, je me suis obstiné à être un homme plus fort, plus
brave, plus chaste que celui qu'elle me préférait. Ah! l'effroyable
travail auquel je me suis condamné pour plier ma nature contemplative à
ces habitudes d'énergie et de stoïcisme! J'ai failli en devenir fou!..
Et, quand, après avoir vaincu tous mes instincts, j'avais réussi à me
rendre terrible au lieu de tendre que j'étais, je me retrouvais toujours
en face de l'impossible! «Elle ne saura pas tes souffrances, elle
n'assistera pas à tes combats, tu n'auras jamais un nom qui remplisse
une page de l'histoire, et dont l'éclat efface celui que ton rival a
reçu de ses pères. Elle ne rougira pas de t'avoir méconnu, elle ne se
doutera pas que tu es supérieur à son idole!» Voilà ce que je me disais,
Henri! Ah! pourquoi as-tu mis dans mon coeur cette soif de devenir un
homme? Je ne pouvais pas aspirer à demi, moi qui dès l'enfance m'étais
paresseusement abandonné à la facile douceur de ne rien être! J'étais
heureux comme l'oiseau des bois et comme la fleur des bruyères! Tu m'as
fait croire que la race humaine était plus noble, plus digne du regard
de Dieu; hélas! j'ai foulé aux pieds la musette du bohémien, et j'ai
pris le sabre qui donne l'envie de tuer, le cheval dont la course
enivre! J'ai respiré l'odeur de la poudre, et je me suis cru bien grand!
Pauvre fou! j'oubliais que l'homme développe en lui, avec la fièvre de
la lutte, la fièvre de l'amour, et que plus il fait bon marché de sa
vie, plus il est avide d'un jour où sa vie se complète par le bonheur.
Ah! mes amis, n'admirez pas votre ouvrage, vous avez fait un malheureux!

MARIE, lui prenant la main. Si Louise avait quitté brusquement
Saint-Gueltas pour venir avec toi, est-ce que tu l'aurais estimée?

CADIO. Il y a eu un jour où, dans l'horreur du carnage, elle m'a mis une
arme dans la main en me disant: «Garde-moi, venge-moi!» Elle ne savait
ce qu'elle faisait, elle l'a oublié peut-être! Moi, je m'en souviens,
car, ce jour-là, j'étais passé dieu, j'étais invulnérable! Une seule
petite blessure a fait couler mon sang, elle l'a essuyé, elle pleurait.
Moi, j'étais heureux, j'étais fou! J'aurais dû mourir ce jour-là.

HENRI. Et, aujourd'hui, tu crois que sa reconnaissance est moindre, son
amitié moins sincère?

CADIO. Aujourd'hui, elle aime Saint-Gueltas mort, comme elle l'a aimé
vivant. Le destin qui me poursuit a donné une belle mort à ce maudit, et
à moi l'affront de la lui laisser conquérir, sous peine d'être lâche en
tuant de ma main un rival sans défense. Louise s'est flattée de m'avoir
désarmé en me promettant... Ah! dites-lui bien que ce n'est pas pour
elle, que c'est pour moi-même que je me suis abstenu de le frapper!
Dites-lui que sa promesse était lâche et odieuse; elle a cru que je
voulais d'elle autre chose que son amour! Elle m'a jugée d'après lui!
Tenez! son âme est flétrie comme sa personne, comme sa vie, comme son
honneur. Tout est usé en elle, la joie d'être mère et la douleur de
l'avoir été. Son coeur est glacé, les baisers d'un débauché ont souillé
ses lèvres... Il ne reste plus d'elle que la brigande ennemie de son
pays et alliée des traîtres. Ses voeux sont pour l'Angleterre, le Dieu
qu'elle prie est le même fétiche que les moines voulaient me faire
adorer ici; c'est le roi du ciel qui gouverne le monde à la façon des
rois de la terre, en consacrant l'esclavage! Elle méprise le peuple dont
elle s'est servie pour nous faire la guerre et dont elle rougirait
d'accepter l'alliance... Elle est vaine, elle est folle, elle est
aveugle,... et je l'aimais, moi qui aurais dû la trouver indigne d'être
la compagne d'un soldat de la République!

LOUISE, paraissant. J'en suis indigne, Cadio, c'est vrai! Considérez-moi
comme morte et pardonnez-moi. Un éternel repentir expiera mon égarement.

CADIO. Que je vous pardonne! Est-ce que vous l'accepteriez, mon pardon?

LOUISE. Puisque je vous le demande...

CADIO. Ah! vous n'accepteriez pas celui de l'amour...:

MARIE. Aujourd'hui, non! Son âme est brisée; mais le temps efface les
plus cruels souvenirs. (Bas.) Reviens dans un an, Cadio, et je te
réponds d'elle.

CADIO, avec douleur. Elle pleure!... elle pleure amèrement!... Louise,
est-ce _lui_ que vous pleurez?

LOUISE. Non, Cadio, c'est le mal que je t'ai fait.

HENRI. Vous pouvez le réparer, Louise. Vous voyez bien qu'il vous aime
plus que jamais!

LOUISE. Eh bien, qu'il revienne dans un an. Jusque-là, je vivrai de sa
pensée; elle aura purifié mon âme et retrempé ma vie! (Elle s'éloigne.)

CADIO. Un an! Elle veut porter le deuil de Saint-Gueltas...

MARIE. Non! Elle t'aime depuis la terrible journée de Carnac. Je le
sais, moi; mais elle craint l'amertume de tes ressentiments, et des
reproches qu'elle ne mérite plus de toi, puisqu'elle se les fait à
elle-même.

CADIO. Elle m'aime et elle me craint!... Ah! je serais un lâche si
j'achevais de briser ce pauvre coeur de femme! Non, non, Marie,
dites-lui que je n'ai pas travaillé en vain à me rendre fort. Je saurai
étouffer en moi les tortures de la jalousie. C'est à cela maintenant que
j'appliquerai ma volonté, je me suis soutenu par la haine; je saurai
m'élever par l'amour.

HENRI. Bien, Cadio! Te voilà dans le vrai; tu entres dans le grand
courant qui entraîne la patrie, lasse de violence, vers la
réconciliation. Le besoin d'aimer est l'impérieux résultat de nos
déchirements. Tu vas quitter cette sanglante arène pour quelques
semaines, j'apporte ici ton congé; tu le trouveras à Auray. Viens nous
rejoindre à Nantes, où nous emmenons Louise. Là, vous oublierez que vous
représentez tous deux, les partis extrêmes de la lutte: elle, le passé
avec ses erreurs; toi, le présent avec ses excès. Marie m'a pardonné
d'être gentilhomme, Louise te pardonnera d'être sans famille. Le temps
est venu où l'on ne vaut que par soi-même; la Révolution a consacré le
principe, c'est à l'amour de sanctifier le fait.

ROXANE, qui l'écoute. C'est bien fort, Henri, ce que tu dis là!... Si au
moins Cadio était général!

HENRI. Soyez tranquille, il le deviendra!


FIN




POISSY.--TYP. ET STÉR. DE AUG. MOURET





End of the Project Gutenberg EBook of Cadio, by George Sand

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CADIO ***

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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
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