Adriani

By George Sand

The Project Gutenberg EBook of Adriani, by George Sand

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Title: Adriani

Author: George Sand

Release Date: November 29, 2019 [EBook #60812]

Language: French


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  ADRIANI

  PAR
  GEORGE SAND

  NOUVELLE ÉDITION

  [M. L.]

  PARIS
  MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
  RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
  A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

  1863
  Tous droits réservés




OEUVRES

DE

GEORGE SAND

PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY


  ADRIANI.                                                  1 vol.
  LE CHATEAU DES DÉSERTES.                                  1 --
  LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE.                           2 --
  LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.                                2 --
  CONSUELO.                                                 3 --
  LA DANIELLA.                                              2 --
  LA DERNIÈRE ALDINI.                                       1 --
  LE DIABLE AUX CHAMPS.                                     1 --
  LA FILLEULE.                                              1 --
  HISTOIRE DE MA VIE.                                      10 --
  L'HOMME DE NEIGE.                                         3 --
  HORACE.                                                   1 --
  ISIDORA.                                                  1 --
  JACQUES.                                                  1 --
  JEANNE.                                                   1 --
  LELIA.                                                    2 --
  LUCREZIA FLORIANI.                                        1 --
  LES MAITRES SONNEURS.                                     1 --
  LE MEUNIER D'ANGIBAULT.                                   1 --
  NARCISSE.                                                 1 --
  LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE.                                   2 --
  LE PICCININO.                                             2 --
  LE SECRÉTAIRE INTIME.                                     1 --
  SIMON.                                                    1 --
  TEVERINO.--LEONE LEONI.                                   1 --
  L'USCOQUE.                                                1 --


OEUVRES DE GEORGE SAND

Nouvelle édition, format grand in-18.

  ANDRÉ.                                                    1 vol.
  ANTONIA.                                                  1 --
  CONSTANCE VERRIER.                                        1 --
  ELLE ET LUI.                                              1 --
  LA FAMILLE DE GERMANDRE.                                  1 --
  FRANÇOIS LE CHAMPI.                                       1 --
  INDIANA.                                                  1 --
  JEAN DE LA ROCHE.                                         1 --
  LETTRES D'UN VOYAGEUR.                                    1 --
  LES MAITRES MOSAÏSTES.                                    1 --
  LA MARE AU DIABLE.                                        1 --
  LE MARQUIS DE VILLEMER.                                   1 --
  MAUPRAT.                                                  1 --
  MONT-REVÊCHE.                                             1 --
  NOUVELLES: La Marquise.--Lavinia.--Pauline.--Mattéa.--
    Metella.--Melchior.--Cora.                              1 --
  LA PETITE FADETTE.                                        1 --
  TAMARIS.                                                  1 --
  VALENTINE.                                                1 --
  VALVEDRE.                                                 1 --
  LA VILLE NOIRE.                                           1 --


LAGNY.--Typographie de A. VARIGAULT.




A MADAME ALBERT BIGNON


Quand je commence un livre, j'ai besoin de chercher la sanction de la
pensée qui me le dicte, dans un coeur ami, non en l'importunant de mon
projet, mais en pensant à lui et en contemplant, pour ainsi dire, l'âme
que je sais la mieux disposée à entrer dans mon sentiment.

Vous qui avez exprimé sur la scène tant de fortes et touchantes nuances
de la passion, vous n'êtes pas seulement à mes yeux une artiste célèbre,
vous êtes, comme femme de coeur et de mérite, le meilleur juge des
sentiments élevés et chaleureux que je voudrais savoir peindre.

C'est donc à vous que je songe comme au lecteur le plus capable
d'apprécier la sincérité de mon essai, et d'y porter l'encouragement
d'une foi semblable à la mienne. Quand vous lirez ce roman, quand il
sera écrit, il est bien certain que l'exécution ne me satisfera pas, et
que, comme d'habitude, je n'aurai pas réalisé la conception qui
m'apparaît vive et riante au début. C'est pourquoi je veux vous en
dédier l'_intention_, qui en fera probablement toute la valeur.

Cette intention, la voici. Si je m'en éloigne, j'aurai mal rempli mon
but.

L'amour est l'intarissable thème qui a servi, qui servira toujours, je
crois, aux créations du roman et du théâtre. Pourquoi s'épuiserait-il?
Il y a autant de manières de comprendre et de sentir l'amour qu'il y a
de types humains sur la terre. L'amour du poëte, l'amour du savant,
l'amour du pauvre et celui du riche, celui de l'homme cultivé et celui
de l'ignorant, l'amour sensuel et l'amour idéaliste, tous les amours de
ce monde enfin ont chacun sa théorie ou sa fatalité.

Les belles âmes peuvent seules approcher de la plénitude des affections.
Je ne les crois pas tellement rares, que leur puissance paraisse
invraisemblable.

Cependant, on voit souvent, dans les romans, les grands amours naître
dans des types trop exceptionnels ou dans des situations trop
particulières. On n'admet pas souvent que l'homme vivant dans le monde
et jouissant de toute la manifestation de ses facultés, s'attache à un
sentiment unique. On choisit les _amoureux_ dans la classe des rêveurs,
des solitaires, des enthousiastes sans expérience, des natures
incomplètes ou excessives. C'est le scepticisme et la raillerie du
siècle qui causent souvent cette timidité d'auteur.

Surmontons-la, me suis-je dit, et osons croire ce que beaucoup de
sceptiques savent, ce que nous savions nous-même être vrai, au milieu et
en dépit des doutes chagrins de la jeunesse: c'est que l'amour n'est pas
une infirmité, l'amère ou la pâle compensation de l'impuissance
intellectuelle, de l'inaptitude à la vie collective et sociale. Ce n'est
pas non plus une virginité tremblante, un appétit violent qui se cache
sous les fleurs de la poésie. C'est bien plutôt une maturité jeune, mais
solide, de l'esprit et du coeur; une force éprouvée, une plage où les
flots montent avec énergie, mais qu'ils n'entraînent pas dans les
abîmes.

Quoi qu'il résulte de ce dessein, que ma plume le trahisse ou le
complète, sachez, noble et chère amie, que je l'ai formé en songeant à
vous.

GEORGE SAND.

Nohant, septembre 1853.




ADRIANI




I


Lettre de Comtois à sa femme.

Lyon, 12 août 18...

Ma chère épouse, la présente est pour te dire que j'ai quitté le service
de M. le comte. C'est un homme quinteux qui ne pouvait me convenir, et
je l'ai quitté sans regret, je peux dire. Il m'a fait une scène dans
laquelle il m'a dit des mots, et cherché de mauvaises raisons. Mais je
suis déjà replacé, et je n'ai pas été seulement une heure sur le pavé.
Dans l'hôtel où nous logions, il s'est trouvé un gentilhomme qui
cherchait un valet de chambre. Malgré que je ne le connaissais pas, et
que je n'avais pas le plus petit renseignement sur lui, je me suis
présenté pour voir au moins, à sa mine, si je pourrais m'en arranger.
Son air m'est revenu tout de suite, et il paraît que le mien lui a plu
aussi, car il s'est contenté de jeter les yeux dessus mon certificat en
me disant:

--Je sais que le comte de Milly faisait cas de vous et que vous vous
quittez à la suite d'une vivacité de sa part sur laquelle il ne veut pas
revenir. Il m'a dit que vous écriviez lisiblement, que vous mettiez
assez bien l'orthographe, et que vous aviez l'habitude de copier. Vous
me serez donc utile et je vous prends pour le prix qu'il vous donnait:
je ne me souviens plus du chiffre, rappelez-le-moi.

Là-dessus, me voilà engagé, car, puisque mon nouveau maître connaît mon
ancien, chose que j'ignorais, ça ne peut être qu'un homme comme il faut,
et, à sa garde-robe de voyage, éparpillée dans sa chambre, ainsi qu'à
ses bijoux et à la manière dont les gens de l'hôtel le servaient, j'ai
bien vite vu qu'il était passablement riche, ou qu'il savait vivre en
homme du monde. J'ai bien demandé aussi dans la maison; mais on m'a dit
qu'on ne le connaissait pas autrement, et qu'il se faisait appeler M.
d'Argères tout court.

Ça m'a bien un peu contrarié, parce que c'est pour la première fois que
je sers une personne sans titre. Mais j'ai dans mon idée que c'est une
fantaisie qu'il a peut-être de cacher le sien, car je me connais en gens
de qualité, et je t'assure que jamais je n'ai vu une plus belle tournure
et de plus jolies manières. En outre, il paraît très-doux et fait
l'avance de mes déboursés. Enfin, je pense que je n'aurai pas de
désagrément avec lui. Nous avons quitté Genève, et, à présent, nous
sommes à Lyon, d'où je t'écris ces lignes pour te dire que je me porte
bien et que je ne sais pas encore où nous allons. Tout ce que monsieur
m'a dit, c'est que nous serions à Paris dans deux mois au plus tard. Ne
sois donc pas en peine de moi, et écris-moi des nouvelles de nos enfants
et si tu es toujours contente de la maison où tu es. Je te ferai savoir
bientôt où il faut m'adresser ça. Je ne te donnerai pas grands détails,
mais tu les auras plus tard par mon journal, que j'ai toujours
l'habitude de tenir, jour par jour, pour mon amusement et pour l'utilité
de de ma mémoire.

Adieu donc, ma chère Céleste; je t'embrasse de toute l'amitié que je te
porte, ainsi que ta soeur et notre petite famille.

Ton mari pour la vie.

COMTOIS.


Journal de Comtois.

Lyon, 15 août 18...

Me voilà, comme dans un roman, au service d'un homme que je ne connais
pas du tout, et qui me mène je ne sais où. Monsieur ne reçoit pas de
lettres dont je puisse voir l'adresse. Il va les prendre lui-même à la
poste, bureau restant. Il sort et voit du monde dehors; mais il ne
reçoit personne à l'hôtel, et paraît très-occupé à lire ou à marcher
dans sa chambre, le peu de temps qu'il y reste dans la journée. Il se
nourrit bien; ses habits sont d'un bon tailleur, et il se chausse on ne
peut mieux. Il parle peu, et ne commande rien qu'avec honnêteté. Il ne
paraît pas porté à l'impatience, ni à aucun autre défaut, si ce n'est
que je lui crois peu d'esprit. C'est un fort bel homme, qui n'a pas plus
de vingt-cinq à trente ans. Il a la barbe et les cheveux superbes, et
prononce si bien, qu'on entend tout ce qu'il dit, même quand il parle
très-bas. C'est un grand avantage pour le service; mais il dit les
choses en si peu de paroles, qu'on voit bien qu'il manque d'idées.


19 août, Tournon.

Nous voilà dans une petite ville au bord du Rhône, soit que monsieur y
ait des affaires, soit qu'il lui ait pris fantaisie de s'arrêter ici.
Nous sommes venus par le vapeur. Monsieur y a causé avec des personnes
qui le connaissaient sans doute; mais, comme il faisait un grand vent,
je n'ai pu entendre comment et de quoi on lui parlait, à moins de
m'approcher avec indiscrétion, ce qui serait mauvaise société. J'ai vu
que les messieurs qui parlaient à monsieur étaient distingués. Je n'ai
pas pu me permettre de les interroger.

Monsieur m'a prié, ce soir, de lui faire du café. Il l'a trouvé bon et
s'est enfermé pour écrire ou pour lire, je ne sais pas.


20 août.

Me voilà toujours dans cette petite ville, attendant que monsieur soit
rentré. Il a pris un bateau ce matin, et j'ai entendu que c'était pour
une promenade. J'ai eu de l'humeur parce que, voyant que j'allais être
seul toute la journée et m'ennuyer dans un endroit qui n'est guère beau,
j'ai demandé à monsieur si nous y resterions longtemps.

--Pourquoi me demandez-vous cela? qu'il m'a dit d'un air indifférent.

Je me suis enhardi à lui dire que c'était pour pouvoir recevoir des
nouvelles de ma famille, et que, si je savais où nous allions, je
donnerais mon adresse à ma femme.

--Tiens, monsieur Comtois, qu'il a dit, vous êtes marié?

--Oui, monsieur le comte, que je me suis hasardé à lui répondre.

--Pourquoi m'appelez-vous _monsieur le comte_?

Et alors moi:

--C'est par l'habitude que j'avais avec mon ancien maître. Si je savais
comment je dois parler à monsieur...

--Et vous avez des enfants peut-être?

--J'en ai trois, deux garçons et une demoiselle.

--Et où est votre famille?

--A Paris, monsieur le marquis.

--Pourquoi m'appelez-vous _monsieur le marquis_?

--Parce que mon avant-dernier maître...

--C'est bien, c'est bien, qu'il a dit, je vous apprendrai où nous allons
quand je le saurai moi-même.

Là-dessus, il a tourné les talons et le voilà parti.

Je ne sais pas si c'est un original qui ne pense pas à ce qu'il fait, ou
s'il a eu l'idée de se moquer de moi, mais je commence à être inquiet.
On voit tant d'aventuriers sur les chemins, que j'aurais bien pu me
tromper sur sa mine de grand seigneur. Il faudra que je l'observe de
près. Ce n'est pas tant pour le risque à courir du côté des gages que
pour la honte d'être commandé par un homme sans aveu. Il y a du monde
fait pour commander aux domestiques, mais il y en a aussi qui
mériteraient de servir ceux qui les servent, et c'est une grande
mortification d'être dupé par ces canailles-là.


Mauzères, 22 août.

Nous voilà dans un joli château, ou plutôt une jolie maison de campagne,
chez un ami de monsieur, qui est auteur et baron. Ce n'est pas
très-riche, mais c'est confortable, comme disait mon milord, et la
manière dont on a reçu monsieur, ce soir, me raccommode un peu avec lui.
Il était temps, car il me donnait bien des doutes. Et puis c'est un
homme qui a l'esprit superficiel, qui n'a aucune conversation avec les
gens, et qui est si distrait par moments, que les talents qu'on a sont
en pure perte. Il n'y fait pas seulement attention, et sa politesse n'a
rien de flatteur.

Je n'ai pourtant rien pu savoir de lui par les gens de la maison. Ils
sont tous du pays et ne le connaissent pas. C'est, d'ailleurs, des gens
fort simples et sans éducation qui leur facilite de causer.

Je saurai demain à quoi m'en tenir, car je servirai à table. Ce soir,
j'avais un grand mal de dents, et monsieur m'a dit:

--Reposez-vous, Comtois.

C'est ce que je vas faire.


Narration.

L'espoir de M. Comtois fut trompé. Il servit à table le lendemain; mais
le baron de West s'était absenté. M. d'Argères n'avait pas l'habitude de
parler seul en mangeant: aussi Comtois ne fut-il pas plus avancé que le
premier jour.

Le baron de West était effectivement un littérateur assez distingué. Il
paraît qu'il regardait son hôte comme un excellent juge, car il le reçut
à bras ouverts et se fit une fête de le garder toute une semaine. Une
lettre reçue dès le matin du second jour le forçant d'aller passer
vingt-quatre heures à Lyon pour des affaires importantes, il lui fit
donner sa parole d'honneur qu'il l'attendrait et se constituerait maître
de la maison en son absence.

D'Argères ne se fit guère prier, bien qu'il ne fût pas étroitement lié
avec son hôte. Il savait qu'en usant et abusant au besoin de son
hospitalité, il pourrait toujours considérer le baron comme son obligé.
Le baron voulait lui lire un manuscrit, et l'on verra plus tard combien
il lui importait que d'Argères en goutât le fond et la forme, et
s'associât complétement à la pensée qui avait dicté cet ouvrage.


Lettre de d'Argères.

Château de Mauzères, par Tournon (Ardèche).

Mon bon camarade, sache enfin où je suis. J'ai bien employé mon temps de
repos et de liberté. J'ai parcouru la Suisse, j'ai gravi des glaciers,
je ne me suis rien cassé. J'ai laissé pousser ma barbe, je l'ai coupée;
je n'ai rien lu, rien écrit, rien étudié. Je n'ai pensé à rien, pas même
aux belles Suissesses, qui, par parenthèse, ne sont belles que de santé,
et montrent de grosses vilaines jambes au bout de leurs jupons courts.
Je suis revenu par Genève et Lyon. J'ai renvoyé Clodius, qui me volait;
j'ai pris un domestique qui ne fait que m'ennuyer par sa figure de
pédant. Je me suis mis en route pour la Méditerranée, et je m'arrête
chez notre baron, qui se trouve sur mon chemin. J'y suis seul pour le
moment, et je ne m'en plains pas. C'est toujours le plus galant homme du
monde; mais, quand il m'a parlé beaux-arts et qu'il m'a montré ses
cahiers, j'ai eu bien de la peine à cacher une grimace abominable. Il
faudra pourtant s'exécuter, entendre, juger, promettre. Ce ne sera
certainement pas mauvais, ce qu'il va me lire; mais ce serait du Virgile
tout pur, que ça ne vaudrait pas les arbres, le soleil, le mouvement,
l'imprévu, enfin le délicieux _rien faire_, si rare et si précieux dans
une vie agitée et souvent assujettie.

J'ai encore deux jours de répit, parce qu'il a été forcé de s'absenter,
et j'en vas profiter pour m'abrutir encore un peu à la chasse. Mais je
t'entends d'ici me dire: «Pourquoi chasser? pourquoi te donner un
prétexte, quand tu as le droit et le temps de battre les bois et de
t'égarer dans les sentiers?» Tu as bien raison. C'est lourd, un fusil,
et ça ne tue pas; du moins je n'en ai jamais rencontré un qui fût assez
juste pour moi. Peut-être qu'il y en a un dans l'arsenal du baron; mais
j'ai si peu de nez, que je ne saurais jamais mettre la main dessus.

Parlons de nos affaires. Tu placeras comme tu l'entendras, etc.

                   *       *       *       *       *

Nous supprimons cette partie de la lettre de d'Argères, qui ne contenait
qu'un détail d'intérêts matériels, et nous passons au journal de
Comtois.


Journal de Comtois.

Mauzères, 23 août.

J'éprouverai ici beaucoup d'ennuis si ça continue. Monsieur m'avait dit
qu'il me ferait copier, et il ne me donne rien à faire. Sans doute qu'il
a un emploi quelconque à Paris; mais, en attendant, il fait tout seul sa
correspondance, et, autant que j'en peux juger, elle n'est pas
conséquente. Il est fumeur et flâneur. Il a toujours l'air de rêver, et
je crois qu'il ne pense à rien. Il se sert lui-même, ce qui me donne
l'idée qu'il est égoïste et ne vent dépendre de personne. Le pays où
nous sommes est fort vilain. On y perd ses chaussures. C'est un désert
où il n'y a que des rochers, des bois, des eaux qui tombent des rochers,
et pas une âme à qui parler, car il règne dans le pays une espèce de
patois, et les gens sont tout à fait sauvages.

La maison est agréable et bien tenue. Le vin est rude. Le cocher est
très-grossier. M. de West est assez riche et fait des ouvrages pour son
plaisir. On dit qu'il y met beaucoup d'amour-propre. Sans doute que
monsieur se mêle d'écrire aussi, car le valet de chambre m'a dit que son
maître lui avait dit:

--Vous me donnerez des conseils.

Mais je ne crois pas monsieur capable d'écrire avec esprit. Il aime trop
à courir, et, d'ailleurs, il parle trop simplement.

C'est toujours un travers de vouloir écrire après M. Helvétius, M.
Voltaire et M. Pigault-Lebrun, qui ont fait la gloire de leur siècle.
Tout ce qui peut être écrit a été écrit par des gens très-illustres, et,
comme disait une dame de beaucoup de talent, dont je faisais les lettres
à ses amis, il n'y a plus rien de nouveau à imprimer. Au moins, si ces
messieurs s'occupaient de politique! C'est un horizon qui change et qui
vous présente toujours du neuf. Mais, pour juger la politique, il faut
aller à la cour, et je ne crois pas que monsieur soit assez considérable
pour y être reçu. Le mieux, c'est de cultiver la philosophie quand on a
le moyen. Ce serait mon goût, si j'avais des rentes, et si ma femme ne
dépensait pas tout.


Narration.

Pendant que M. Comtois regrettait de ne pouvoir être philosophe, son
maître se promenait. Il revenait, à l'entrée de la nuit, en compagnie
d'un garde-chasse qu'il avait rencontré et qui lui était fort utile pour
retrouver le chemin du manoir de Mauzères, lorsqu'en passant au bas d'un
petit coteau couvert de vignes, il remarqua une faible lueur qui
blanchissait ce court horizon.

--Est-ce la lune qui se lève? demanda-t-il à son guide.

Le guide sourit.

--Je ne crois pas, dit-il, que la lune se lève du côté où le soleil se
couche.

--C'est juste, dit d'Argères en riant tout à fait de son inattention.
Qu'est-ce donc que cette clarté?

--Ce n'est rien. C'est une maison qui est par là tout juste au revers du
coteau. C'est la maison de _la Désolade_.

--_La Désolade_? Voilà un nom bien triste.

--Dame! c'est un nom qu'on lui a laissé comme ça dans le pays, à cause
de la pauvre dame qui y reste. C'est une jeune femme très-jolie, ma foi,
qui a perdu son mari après six mois de mariage et qui ne peut pas se
consoler. Elle est malade et comme égarée par moments. On a même peur
qu'elle ne devienne folle tout à fait.

--Attendez! reprit d'Argères, qui, en suivant son guide sur le sentier,
s'était un peu rapproché de la demeure invisible, je crois que j'entends
de la musique.

Ils s'arrêtèrent et firent silence. Une voix de femme et un piano sonore
faisaient entendre quelques sons, emportés à chaque instant par la
brise. Dans les membres de phrase qui parvinrent à l'oreille exercée de
d'Argères, il reconnut l'air admirable du gondolier dans _Otello_:

    Nessun maggior dolore, etc.

«Il n'est pas de plus grande douleur que de se rappeler le temps heureux
dans l'infortune.»

                   *       *       *       *       *

D'Argères, avec son air insouciant et son besoin momentané d'oublier
l'art, était artiste de la tête aux pieds. Il fut vivement impressionné
par ces trois circonstances: le nom de _Désolade_ donné à la maison ou à
la personne qui l'habitait, le choix de la chanson, et la voix, l'accent
de la chanteuse, qui, soit en réalité, soit par l'effet de la distance,
exprimaient avec un charme infini la plainte d'une âme brisée. Un moment
il faillit laisser là son guide et courir vers cette maison, vers cette
plainte, vers cette femme; mais il fut retenu par la crainte de voir une
folle. Il avait, pour le spectacle de l'aliénation, cette peur
douloureuse qu'éprouvent les imaginations vives.

D'ailleurs, il était harassé de fatigue, il mourait de faim.

--Et, après tout, se dit-il, je n'ai plus dix-huit ans pour rêver
l'honneur, souvent trop facile, de consoler une veuve inconsolable.

Il retourna donc au manoir très-philosophiquement. Néanmoins, il ne se
sentit plus disposé à interroger le garde-chasse. Il lui semblait que la
prose de ce bonhomme ferait envoler la rapide impression poétique qu'il
venait de recueillir.


Journal de Comtois.

24 août.

Monsieur est beau chanteur; car, en se couchant, il lui a pris fantaisie
de répétailler un air italien, qu'il dit, ma foi, aussi bien que les
bouffons du théâtre de Paris. Je lui en ai fait la remarque, ce qui
était un peu déplacé; mais c'était exprès pour voir si je le ferais
causer. Il m'a regardé comme si je le sortais d'un rêve, m'a ri au nez
et n'a pas lâché une parole. J'ai bien vu par là que monsieur est bête.




II


Narration.

D'Argères, s'étant beaucoup fatigué, et subissant les fréquentes
souffrances des organisations nerveuses, dormit peu et mal. Il eut un
rêve obstiné qui lui fit entendre à satiété la romance du gondolier, et
qui fit passer en même temps devant lui l'image, à chaque instant
transformée, de la _désolée_. Tantôt c'était un ange du ciel, tantôt une
péri, une fée ou un monstre.

Lassé de ce malaise, il se leva avec le jour et prit machinalement le
chemin de la maison dont il avait aperçu la lueur aux premières clartés
des étoiles.

--Je veux tâcher de savoir, se disait-il, si c'est vraiment une folle
qui chantait si bien. Dans ce cas, je m'éloignerai toujours de cet
endroit, je ne passerai plus par ce sentier. Je me suis toujours figuré
que la folie était contagieuse pour moi, et ce que j'ai éprouvé cette
nuit me fait croire que j'ai une prédisposition...

Il se trouva au sommet du coteau de vignes et au niveau du toit de la
maison, qui s'élevait, ou plutôt s'abaissait devant lui, sur les
terrains inclinés en sens contraire.

Le jour commençait à blanchir le paysage et mêlait ses tons roses aux
tons bleuâtres de la nuit. Les terrains environnants, largement arrosés
d'eaux courantes, exhalaient des masses de brume argentée qui donnaient
une apparence fantastique à toute chose. Les ondulations du sol,
exagérées par ces vapeurs flottantes, semblaient s'ouvrir en profondeurs
immenses, et, dans toutes ces formes douteuses, l'imagination pouvait
voir des lacs à la place des prairies, des précipices où il n'y avait
que de paisibles vallées.

Au premier abord, le site parut splendide à notre voyageur. En réalité,
c'était un ensemble de lignes douces et de détails charmants comme il
s'en trouve partout, même dans les pays les plus largement accidentés.

A mesure qu'on descend le Rhône, après Lyon, on parcourt une série de
tableaux d'une apparence grandiose. Des monts dont la situation au bord
des flots rapides, les formes hardies et les tons tranchés, tantôt
blancs comme des ossements polis, tantôt sombres sous la végétation,
augmentent l'importance et rendent l'aspect menaçant ou sévère; des pics
déchiquetés, couronnés de vieilles forteresses qui se profilent sur un
ciel déjà bleu et pur comme celui de la Méditerranée; des vallées
largement échancrées et qui s'abaissent majestueusement vers le rivage:
tout paraît imposant dans ce panorama du fleuve qui vous rapproche de la
Provence.

Mais, derrière cette ceinture de rochers, la nature, tout en conservant
dans son ensemble l'âpre caractère des bouleversements volcaniques,
offre mille recoins charmants où l'on peut vivre en pleine idylle; des
prairies verdoyantes, des châtaigniers aussi beaux que ceux du Limousin,
des noyers aussi ronds que ceux de la Creuse, enfin des pampres et des
buissons sous lesquels disparaissent les antiques laves et les sombres
basaltes dont le sol est semé.

Dans les vallées qui s'ouvrent sur le Rhône, passent des vents terribles
ou tombent des soleils brûlants; mais, à mesure qu'on remonte le cours
des rivières qui s'épanchent dans le fleuve, on s'élève, vers les
Cévennes, dans une atmosphère différente, et, en une journée de voyage,
on pourrait, du fleuve à la montagne, quitter une région brûlante pour
une tout à fait froide, et un soleil de feu pour des neiges presque
éternelles.

C'est entre ces deux extrêmes, dans une des plus fertiles parties du
Vivarais, que se trouvait notre voyageur, et le vallon qui s'offrait à
ses regards était riant et paisible. Pourtant, du point où il se
trouvait placé, outre les caprices de la brume qui transformait tous les
objets, les premiers plans conservaient le caractère étrange et rude qui
est propre aux lieux bouleversés par les premiers efforts de la
formation terrestre. Par un de ces accidents géologiques qui se
rencontrent souvent, le coteau des vignes se déchirait brusquement à son
sommet, et la maison de _la Désolade_, adossée à cette déchirure,
s'appuyait sur une terrasse naturelle de roches volcaniques assez
escarpée. Une pente rapide, semée de débris et, pour ainsi dire, pavée
de scories, conduisait de l'habitation à la prairie, traversée de
ruisseaux grouillants et semée de belles masses d'arbres. D'autres
vignobles garnissaient les coteaux environnants qui se relevaient vite
vers le nord et enfermaient le ciel dans un cadre d'horizons de peu
d'étendue. C'était une retraite naturelle et comme un grand jardin fermé
de grands murs, que cette vallée gracieuse, entourée de collines
riantes, dont les flancs abrupts se montraient pourtant çà et là sous la
verdure, et semblaient dire: «Restez ici, c'est un paradis, mais
n'oubliez pas que c'est une prison.»

Telle fut, du moins, l'impression de d'Argères, et la tristesse le
saisit au milieu de son admiration. L'aspect de la demeure située
immédiatement sous ses pieds n'y contribua pas peu. C'était une de ces
petites constructions indéfinissables que des transformations
successives ont rendues mystérieuses en les rendant contrefaites. Le
vrai nom de cette maison était _le Temple_, dénomination répandue à
foison dans tous les coins et recoins de la France, l'ordre des
templiers ayant possédé partout et bâti partout. J'ignore si cette
propriété avait eu de l'importance et si le petit bâtiment auquel la
tradition avait conservé son nom solennel était le corps principal ou le
dernier vestige de constructions plus étendues. La base massive
annonçait des temps reculés. Le premier étage signalait l'intention de
quelques embellissements au temps de la renaissance; le sommet, couronné
de lourdes mansardes en oeil-de-boeuf à mascarons éraillés du temps de
Louis XIV, formait un contraste absurde; mais ces disparates se
fondaient, autant que possible, dans un ton général de gris-verdâtre et
sous des masses de lierre qui annonçaient l'abandon dans le passé,
l'indifférence dans le présent.

Le jardin qui entourait la maison et ses minces dépendances, à savoir un
pigeonnier sans pigeons, une cour sans chiens et une basse-cour sans
volailles, avec quelques hangars vides et des celliers en ruine, était
assez vaste et bien planté. Des roses et des oeillets y fleurissaient
encore avec beaucoup d'éclat dans des corbeilles de gazon desséché.
Quelque prédécesseur, moins apathique que la _désolée_, avait soigné ces
allées et planté ces bosquets; mais ils étaient à peu près livrés à
eux-mêmes sous la main d'un vieux paysan qui cultivait des légumes dans
les carrés, et qui, n'ayant aucune prétention à l'horticulture, venait
là une ou deux fois par semaine donner un coup de bêche et un regard,
quand il n'avait rien de mieux à faire. L'herbe poussait donc au milieu
du sable des allées, et, le long des murs, les gravats et le ciment
écroulés blanchissaient l'herbe. Les branches, chargées de fruits,
barraient le passage, les fruits jonchaient la terre, l'eau était verte
dans les bassins. La bourrache et le chardon s'en donnaient à coeur joie
d'étouffer les violettes; les fraisiers _traçaient_ autour d'eux d'une
manière véritablement échevelée, étendant, à grande distance de leur
pied touffu, ces longues tiges qui se replantent d'elles-mêmes et
forment d'immenses réseaux improductifs quand on les abandonne à leur
folle santé.

D'Argères vit tout cela en faisant le tour de l'établissement. Il put
même entrer dans le jardin, qui n'avait pas de porte et dont la clôture
avait disparu en beaucoup d'endroits. Le jour se fit tout à fait et le
soleil parut, sans qu'aucun bruit troublât dans la maison ou dans
l'enclos le morne silence de la désolation.

L'espèce de curiosité qui poussait d'Argères à cet examen ne put lutter
contre l'accablement d'une journée de fatigue et d'une nuit sans
sommeil, augmenté du sentiment d'horrible ennui que distillait, pour
ainsi dire, le lieu où il se trouvait. Assis sur les débris informes de
statues antiques que quelque propriétaire, à moitié indifférent, avait
fait poser sur le gazon dans un angle du jardin, il se promit de s'en
aller sans chercher à voir personne. Mais, en se levant, il se trouva en
face d'une vieille femme qu'il n'avait pas entendue venir.

C'était une camériste prétentieuse, communicative, assez dévouée pour
supporter l'ennui de ce séjour, pas assez pour ne pas s'en plaindre au
premier venu. Un étranger, un passant, un être humain, quel qu'il fût,
était une bonne fortune pour elle, et, loin de signaler le délit
d'indiscrétion où d'Argères s'effrayait d'être surpris, elle
l'accueillit avec toutes les grâces dont elle était encore capable.

Elle avait été jolie, elle était mise avec aussi peu de recherche que le
comportaient l'abandon d'une telle retraite et l'heure matinale, et
pourtant son jupon de soie usé n'avait pas une seule tache, et sa
camisole blanche était irréprochable. Ses cheveux blonds, qui tournaient
au gris-jaunâtre, étaient bien lissés sous sa cornette de nuit. Elle
avait de longs doigts blancs et pointus qui sortaient de gants coupés et
qui décelaient, par leur forme particulière, la femme curieuse, vivant
de projets, et portée à l'intrigue par besoin d'imagination. Cette
femme, frottée aux lambris et aux meubles où s'agite le monde, avait une
apparence de distinction qui pouvait abuser pendant quelques instants.
D'Argères y fut pris, et, croyant avoir affaire à une mère, il se leva
et salua très-respectueusement, bien que cette figure flétrie et
problématiquement rosée dès le matin lui parût assez hétéroclite.

Antoinette Muiron (c'était son nom, que sa jeune maîtresse abrégeait en
l'appelant Toinette depuis l'enfance) avait élevé mademoiselle de Larnac
avec une véritable tendresse. Romanesque sans intelligence, remuante,
nerveuse, coquette sans passion, amoureuse sans objet, Toinette était
devenue vieille fille sans trop s'en apercevoir. Elle avait oublié de
vivre pour elle-même, à force de vouloir faire vivre les autres à sa
guise. C'était une bonne et douce créature au fond, car son idée fixe
était d'_arranger_ le bonheur des êtres qu'elle chérissait et soignait
sans relâche. Mais cette prétention la rendait obsédante, et elle
exerçait une sorte de tyrannie secrète et cachée sur quiconque n'était
point en garde contre ses innocentes et dangereuses insinuations.

D'Argères apprit bien vite, et presque malgré lui, tout le roman de la
_désolée_. Mademoiselle Muiron, frappée du bon air et de la belle figure
de cet auditeur inespéré, s'empara de lui comme d'une proie. Elle était
de ces personnes qui, sans avoir beaucoup de jugement, ont une certaine
pénétration superficielle. Dès le premier salut échangé avec lui, elle
comprit fort bien que l'inconnu éprouvait un secret embarras et ne
cherchait qu'une échappatoire pour se dérober bien vite au reproche
qu'il méritait. Ce n'était pas le compte de la bonne Muiron. Elle alla
au-devant de ses scrupules et lui fournit, avec une rare présence
d'esprit, le prétexte qu'il eût en vain cherché pour motiver sa présence
à pareille heure dans le jardin.

--Monsieur était curieux de voir nos antiques? lui dit-elle d'un air
prévenant. Oh! mon Dieu, nous ne les cachons pas, et je voudrais qu'ils
méritassent la peine qu'il a prise d'entrer ici.

D'Argères, frappé de la jolie et facile prononciation de celle qu'il
s'obstinait à prendre pour une mère, crut voir une épigramme bien
décochée dans cette avance naïve, et se confondit en excuses.

--En effet, dit-il en jetant un regard sur les torses brisés qui lui
avaient servi de siége et dont il ne se souciait pas le moins du monde,
je suis amateur passionné... occupé de recherches... et fort distrait de
mon naturel. Je n'aurais pas dû me permettre, chez des femmes... Entrer
ainsi, je suis impardonnable... Je me retire désolé...

--Mais non, mais non! s'écria Toinette en lui barrant le passage de
l'allée étroite dans laquelle il voulait s'élancer; restez et regardez à
votre aise, monsieur! Il paraît que c'est très-beau, quoique bien abîmé.
Moi, je n'y connais rien, je le confesse, mais ce sont des curiosités.
C'est le grand-oncle de madame de Monteluz, un homme instruit, qui
demeurait ici autrefois, et qui avait recueilli cela aux environs. Il
paraît que c'est du temps des Romains.

--Oui, en effet, c'est romain, dit d'Argères d'un air capable dont il
riait en lui-même.

--Il y en a qui prétendent que c'est même du temps des Gaulois.

--Ma foi, oui, reprit d'Argères, ça pourrait bien être gaulois!

--Si monsieur veut les dessiner...

--Oh! je craindrais d'abuser...

--Nullement, monsieur; madame n'est pas levée et vous ne gênerez
personne.

D'Argères, comprenant enfin qu'il n'était pas en présence d'une autorité
supérieure, se sentit tout à coup fort à l'aise.

--Merci, dit-il un peu brusquement, je ne dessine pas.

--Ah! je comprends, monsieur écrit!

--Non plus, je vous jure.

--Sans doute, sans doute! écrire sur des choses si peu certaines...
Monsieur a le goût des collections? monsieur se compose un musée?

--Pas davantage.

--Ah! monsieur a bien raison, c'est ruineux; monsieur se contente d'être
savant et de s'y connaître. C'est le mieux, bien certainement.

--Oui-da, pensa le voyageur, je suis venu ici par curiosité, mais voici
une suivante qui veut m'en punir en exerçant la sienne sur moi avec
usure!

Et, comme il ne répondait pas, Toinette reprit:

--Monsieur est de Paris, cela se voit.

--Vous trouvez?

--Cela se sent tout de suite. L'accent, l'habillement... Oh!
certainement, vous n'êtes pas un provincial. Monsieur est en visite
probablement chez le baron de West? C'est à deux pas d'ici. C'est un
homme fort honorable, d'un âge mûr, et qui serait pour madame un bon
voisin et un véritable ami, j'en suis sûre, si elle ne s'obstinait pas à
ne recevoir personne.

--Après tout, pensa encore d'Argères, puisque je suis venu pour savoir à
quoi m'en tenir sur l'état mental de cette voisine, et qu'il m'est si
facile de me satisfaire, pourquoi ne contenterais-je pas cette
babillarde de soubrette en l'écoutant? Questionner et répondre sont un
seul et même plaisir pour ces sortes de natures.--Comment appelez-vous
votre maîtresse? dit-il d'un ton doucement familier, en se rasseyant sur
les blocs de marbre.

Toinette, charmée du procédé, ne se le fit pas demander deux fois, et,
s'asseyant aussi sur une grosse boule qui avait bien pu représenter la
tête d'un dieu:

--Mais je vous l'ai déjà nommée! s'écria-t-elle: c'est madame de
Monteluz!

--Qui était mademoiselle de?... fit d'Argères de l'air d'un homme qui
connaît toutes les femmes du grand monde et qui cherche à se remémorer.

--C'était mademoiselle Laure de Larnac.

--Une famille languedocienne? Tous les noms en ac...

--Oui, monsieur. Languedocienne d'origine; mais, depuis longtemps, les
Larnac étaient fixés en Provence, du côté de Vaucluse. Un beau pays,
monsieur! les amours de Pétrarque! Et des propriétés! madame a là un
château... Si elle voulait l'habiter, au lieu de cette affreuse masure,
de ce pays sauvage! De tout temps, monsieur, les Larnac ont fait honneur
à leur fortune. Les Monteluz aussi, car ce sont deux familles d'égale
volée. Il y a eu un marquis de Monteluz, grand-père du marquis dont
madame est veuve, qui n'allait jamais à Paris et à la cour, par
conséquent, sans dépenser...

--Quel âge avait le mari de madame? demanda d'Argères, qui craignit une
généalogie.

--Hélas! monsieur, vingt ans! l'âge de madame. Deux beaux, deux bons
enfants qui avaient été élevés ensemble! Ils étaient cousins germains.
Les Larnac et les Monteluz...

--Et madame a maintenant?...

--Vingt-trois ans, monsieur, tout au juste. Monsieur le marquis n'a vécu
que six mois après son mariage. Il s'est tué à la chasse... Un accident
affreux! En sautant un fossé, son fusil...

--Pourquoi diable allait-il à la chasse? dit brusquement d'Argères;
après six mois de mariage, il n'était donc déjà plus amoureux de sa
femme?

--Oh! que si fait, monsieur! Amoureux comme un fou, comme un ange qu'il
était, le pauvre enfant!

--Alors il était bête, dit d'Argères, entraîné fatalement par je ne sais
quel instinct de jalousie à dénigrer le défunt.

--Non, monsieur, reprit Toinette. Il n'était pas bête, il savait se
faire aimer.

Elle fit cette réponse sur un ton moitié sublime, moitié ridicule, qui
était toute l'expression de son âme naïve et rusée, de son caractère
_poseur_ et sincère en même temps; puis elle continua en baissant la
voix d'une manière confidentielle:

--Il n'avait pas reçu une éducation bien savante, il avait fort bon ton:
les gens de naissance sucent le savoir-vivre avec le lait de leur mère;
mais il avait fort peu quitté sa province, et mademoiselle de Larnac eût
pu choisir un mari plus brillant, plus cultivé, plus semblable à elle,
mais non pas un plus galant homme ni un coeur plus généreux. Ils avaient
été élevés ensemble, je vous l'ai dit, sous les yeux de madame de
Monteluz et sous les miens, car mademoiselle fut orpheline dès l'âge de
quatre à cinq ans, et madame sa tante fut sa tutrice avant de devenir sa
belle-mère. Nous vivions dans ce beau château près de Vaucluse, où la
marquise vint se fixer, et les deux enfants étaient inséparables. Octave
était si doux, si complaisant, si grand, si fort, si beau, si bon! Quand
mademoiselle eut douze ans, malgré qu'elle fût l'innocence même, et
qu'elle parlât de son petit mari avec la même idée qu'une soeur peut
avoir pour son frère, madame de Monteluz me dit:

»--Ma chère Muiron, ces enfants s'aiment trop. Voici le moment où cette
amitié peut nuire à leur repos, à leur raison, à leur réputation même.
Laure étant plus riche que mon fils, on ne manquera pas de dire que je
l'élève dans la pensée de faire faire un bon mariage à Octave et que je
l'accapare à notre profit. Il faut qu'elle passe quelques années au
couvent, loin de nous, qu'elle apprenne à se connaître, à s'apprécier
elle-même. Quand elle sera en âge de se marier, elle n'aura pas été
influencée, car elle aura eu le temps d'oublier; elle sera libre, et si,
alors, elle aime encore mon fils, ce sera tant mieux pour mon fils. Je
n'aurai rien à me reprocher.

»Ce plan était bien sage, mais il ne pouvait pas être compris par ces
pauvres enfants, qui se quittèrent avec des larmes déchirantes. Vous
eussiez dit, monsieur, la séparation de Paul et de Virginie. Madame de
Monteluz eut une fermeté dont je ne me serais pas sentie capable pour ma
part. Elle me recommanda même de ne pas parler trop souvent de son
Octave à ma Laure; car je l'accompagnai, monsieur; oh! je ne l'ai jamais
quittée! Sa pauvre mère me l'avait trop bien confiée en mourant! Nous
fûmes envoyées à Paris au couvent du Sacré-Coeur, où mademoiselle eut
une chambre particulière, et où il me fut permis de la servir et de lui
faire compagnie après les classes. Mademoiselle était adorée des
religieuses et de ses compagnes. Elle était des premières dans toutes
les études. Elle réussissait dans les arts mieux que toutes les autres,
et elle avait l'air de ne pas s'en douter, ce dont on lui savait un gré
infini. Mais son plus grand plaisir était de venir causer avec moi. Et
de qui causions-nous, je vous le demande? D'Octave, toujours d'Octave!
Il n'y avait pas moyen de faire autrement, car c'était un grand amour,
une sainte passion que l'absence augmentait au lieu de la diminuer.
Quand mademoiselle chantait ou étudiait son piano:

»--Cela fera plaisir à Octave, disait-elle; il aime la musique.

»Si elle dessinait ou apprenait les langues, la poésie:

»--Il aimera tout cela, disait-elle encore.»

»Enfin, tout était pour lui, et c'est à lui qu'elle pensait sans cesse.
Elle lui écrivait des lettres. Ah! monsieur, quelles jolies lettres! si
enfant, si honnêtes et si tendres! Il n'y a pas de roman où j'en aie
jamais trouvé de pareilles. Madame de Monteluz m'avait bien défendu de
me prêter à cela, mais je ne savais pas résister. Laure me disait comme
ça:

»--Je sais bien, à présent, pourquoi ma bonne tante veut me contrarier.
C'est par fierté, par délicatesse; mais je mourrai si je ne reçois pas
de lettres d'Octave, et je suis bien sûre qu'elle ne veut pas ma mort.

--Et les lettres d'Octave, comment étaient-elles? dit d'Argères, qui ne
pouvait se défendre d'écouter avec attention.

--Ah! dame! les lettres d'Octave étaient bien gentilles, bien honnêtes
et bien aimantes aussi; mais ce n'était pas ce style, cette grâce, cette
force. Il fallait deviner un peu ce qu'il voulait dire. Octave n'aimait
pas l'étude. Il aimait trop le mouvement, la vie de château, la chasse,
le grand air...

--Quand je vous le disais! s'écria d'Argères. Il était bête! Ceux qu'on
adore sont toujours comme cela.

--Eh bien, il était un peu simple, je vous l'accorde, répondit Toinette,
qui prenait plaisir à être écoutée; il avait le tempérament rustique,
et, en fait de talents, il n'avait pas de grandes dispositions.

--Oui, en fait de musique, il aimait la grosse trompe, et, en fait de
langues, il écorchait la sienne. Je parie qu'il avait l'accent
marseillais?

--Pas beaucoup, monsieur; mais qu'est-ce que cela fait quand on aime?

--S'il eût aimé, il se fût instruit pour être digne d'une femme comme
votre Laure.

--S'il eût pensé devoir le faire, il l'eût fait. Mais il n'y songea
point, et, comme ma Laure n'y songea point non plus, il resta comme il
était. Quand le temps d'épreuves parut devoir être fini, mademoiselle
avait dix-huit ans. Les deux amants se revirent sous les yeux de la
mère, à Paris. Octave pleura, Laure s'évanouit. En reconnaissant que
cette passion n'avait fait que grandir, madame de Monteluz fut bien
embarrassée. Son fils était trop jeune pour se marier. Elle voulait
qu'il eût au moins vingt ans. Laure devait-elle attendre jusque-là pour
s'établir? Laure jura qu'elle attendrait, et elle attendit. Madame de
Monteluz fit voyager son fils, et resta à Paris, où elle conduisit
mademoiselle dans le monde, disant et pensant toujours, la noble dame,
qu'elle ne devait pas éviter, mais chercher, au contraire, l'occasion de
faire connaître à sa pupille les avantages de sa fortune, les bons
partis où elle pouvait prétendre et les hommes qui pouvaient lui faire
oublier son ami d'enfance. Tout cela fut inutile. Mademoiselle passa à
travers les bals et les salons comme une étoile. Elle y fut remarquée,
admirée, adorée... C'est là que monsieur a dû la rencontrer.

Cette question fut lancée avec un éclair de pénétration subite qui fit
sourire d'Argères.




III


D'Argères avait oublié de se mettre en garde, et la curiosité de la
Muiron semblait s'être assoupie dans son bavardage; mais elle se
réveillait en sursaut et semblait s'écrier: «Mais à propos, à qui ai-je
le plaisir d'ouvrir mon coeur? Vos papiers, monsieur, s'il vous plaît,
avant que je continue.»

Un sourire moqueur, où la fine Muiron devina une intention taquine,
effleura les lèvres de d'Argères; mais tout à coup, par une illumination
soudaine de la mémoire, il vit passer devant lui une figure dont l'image
l'avait frappé, et dont le nom seul s'était envolé.

--Laure de Larnac? s'écria-t-il. Oui! au Conservatoire de musique, tout
un carême. Elle connaissait le père Habeneck! Il allait lui parler dans
sa loge. La tante, belle encore, digne, un peu roide, et la jeune fille,
un ange! toujours vêtue avec un goût, une simplicité!... des yeux noirs
admirable, des traits, une taille, une grâce!... Quel beau front! quels
cheveux! et l'air intelligent, mélancolique, attentif. Pâle, avec un air
de force et de santé pourtant; de la fermeté dans la douceur. Oui, oui,
je l'ai vue, je la vois encore!

--Alors monsieur est musicien? dit Toinette en le regardant avec
persistance comme pour se rappeler à son tour. Il venait beaucoup
d'artistes chez ces dames, et pourtant.

--Faites-moi le plaisir de continuer, répondit d'Argères d'un ton
d'autorité qui domina Toinette.

--Eh bien, monsieur, j'arrive au dénouement, reprit-elle. Les vingt ans
des amants révolus, il fallut bien les marier, car le jeune homme
devenait fou, et mademoiselle s'obstinait à refuser tous les partis et
ne voulait que lui. On revint faire les noces en Provence, et, six mois
après, une affreuse mort...

--Qui a laissé la veuve inconsolable, à ce qu'on dit? Voyons, est-ce
vrai mademoiselle Muiron? La main sur le coeur, vous qui êtes une
personne d'esprit et de sens, croyez-vous aux éternels regrets?

--Mon Dieu, j'étais comme vous, je n'y croyais pas d'abord; je me
disais: «C'est du vrai désespoir, mais enfin madame est si jeune, si
belle, la vie est si longue! Et puis madame fera encore des passions
malgré elle, et, un beau jour, elle voudra exister: elle aimera de
nouveau, elle qui n'a vécu encore que d'amour, et qui en vit toujours
par le souvenir: elle se remariera!»

--Et à présent?...

--A présent, monsieur, savez-vous qu'il y a tantôt trois ans qu'elle est
veuve, et qu'elle est pire que le premier jour?

--On dit qu'elle est folle; l'est-elle en effet?

D'Argères lança cette question comme Toinette lui avait lancé les
siennes, à l'improviste, résolu à s'emparer de son premier moment de
surprise.

Mais la Muiron ne broncha pas et répondit d'un air triste:

--Oui, je sais bien qu'on le croit, parce que les _âmes vulgaires_ ne
comprennent pas la vraie douleur. Plût au ciel qu'elle le fût un peu,
folle! Ce serait une crise, les médecins y pourraient quelque chose, et
j'espérerais une révolution dans ses idées; mais ma pauvre maîtresse a
autant de force pour regretter qu'elle en a eu pour espérer. Oui,
monsieur, elle regrette comme elle a su attendre. Elle est calme à faire
peur. Elle marche, elle dort, elle vit à peu près comme tout le monde,
sauf qu'elle paraît un peu préoccupée; vous ne diriez jamais, à la voir,
qu'elle a la mort dans l'âme.

--Je voudrais bien la voir, dit naïvement d'Argères. Est-ce que c'est
impossible?

--Impossible, non, si je sais qui vous êtes, dit Toinette triomphant
d'avoir mis enfin l'inconnu au pied du mur.

--Mademoiselle Muiron, répondit d'Argères avec un accent énergique sans
emphase, je suis un honnête homme, voilà ce que je suis.

Le côté sentimental et irréfléchi du caractère de Toinette céda un
instant. Elle regarda la belle et sympathique physionomie de d'Argères
avec un intérêt irrésistible; mais ses instincts cauteleux et ses
niaises habitudes reprirent le dessus.

--Oui, vous êtes un charmant garçon, reprit-elle; mais le sort ne vous a
peut-être pas placé dans une position à pouvoir prétendre...

--Prétendre à quoi? s'écria d'Argères, révolté des idées que semblait
provoquer en lui cette sorte de duègne.

Mais la duègne était perverse avec innocence; encore _perverse_ n'est-il
pas le mot; elle n'était que dangereuse, et d'autant plus dangereuse
qu'au fond elle était de bonne foi.

--Je n'irai pas par quatre chemins, dit-elle: prétendre à la voir, c'est
prétendre à l'aimer; car, si vous avez le coeur libre, je vous défie
bien...

--Vous croyez les coeurs bien inflammables, doña Muiron! dit en riant
d'Argères.

--Monsieur croit plaisanter, répondit-elle en souriant aussi. Ce titre
m'appartient: je sors d'une famille espagnole, mes parents étaient
nobles.

--Soit! mais, en admettant que je n'aie pas le coeur libre,--et,
d'ailleurs, n'ayez pas tant de sollicitude pour moi,--quel danger
supposez-vous donc pour votre maîtresse à ce que je la voie passer ou
s'asseoir dans le jardin, ou regarder par-dessus sa haie, à supposer que
j'aie besoin de votre protection pour satisfaire cette fantaisie?

--Oh! pour elle, il n'y en a aucun, malheureusement peut-être; car, si
elle pouvait remarquer que vous êtes beau et bien fait, que vous avez un
son de voix enchanteur et des manières parfaites, elle serait à moitié
sauvée; mais elle ne vous verrait peut-être seulement pas, tout en ayant
les yeux attachés sur vous.

--Eh bien, alors! A quelle heure se lève-t-elle? quand met-elle la tête
à sa fenêtre?

--Elle n'a pas d'heure. Mais écoutez, monsieur le mystérieux! je sais
tout, car je devine tout.

--Quoi donc? s'écria d'Argères stupéfait.

--Vous êtes amoureux de madame, amoureux depuis longtemps. Vous la
connaissez. Vous n'êtes pas venu ici par hasard. Vous me questionnez,
non pas pour apprendre ce qui la concerne dans le passé, mais pour
entendre parler d'elle, pour savoir si elle revient un peu de son
désespoir. Enfin, depuis une heure, vous vous moquez de moi en faisant
semblant de vous souvenir vaguement de la belle Laure de Larnac. Tenez,
vous êtes un de ceux qui l'ont demandée en mariage, et, repoussé comme
tant d'autres, vous n'avez pu l'oublier. Vous espérez qu'à présent...

--Ta ta ta! quelle imagination vous avez! dit d'Argères. Vous êtes un
bas bleu, doña Antonia Muiron! vous faites des romans. Eh bien, je vais
vous en conter un qui est la vérité.

»J'avais un ami, un pauvre ami sentimental, romanesque comme vous. Il
n'était pas riche, il n'était pas beau. Il avait du talent, il était
dans les seconds violons à l'Opéra; il était de la société des concerts
au Conservatoire. C'est là qu'il vit la belle Laure, et que, sans la
connaître, sans rien espérer, sans oser seulement lui faire pressentir
son amour, il conçut pour elle une de ces belles passions qu'on trouve
dans les livres et quelquefois aussi dans la réalité. Il me la montra,
cette charmante fille; il me la nomma, car il savait son nom par M.
Habeneck, et je crois que c'est tout ce qu'il savait d'elle. Il la
dévorait des yeux; il voyait bien qu'il y avait tout un monde entre elle
et lui. Il n'espérait et n'essayait rien. Il vivait heureux dans sa
muette contemplation. Il était ainsi fait. C'était un esprit nuageux: il
était Allemand.

»Il la perdit de vue; il l'oublia. Il en aima une autre, deux autres,
trois ou quatre, peut-être, de la même façon. Il épousa sa
blanchisseuse. C'était un vrai Pétrarque, moins les sonnets. Il est
parti pour l'Allemagne, où il est maître de chapelle de je ne sais quel
petit souverain.

»Vous voyez bien que ce n'était pas moi, et je vous donne ma parole
d'honneur que je ne connais pas autrement votre maîtresse, et que, sans
le hasard qui m'amène dans ce pays, joint au hasard de votre agréable
conversation, son nom ne serait peut-être jamais rentré dans ma mémoire.

--Pauvre jeune homme! dit Toinette, qui paraissait ne songer qu'au héros
du récit de d'Argères. Il était... Alors, monsieur est musicien?

--Encore? dit d'Argères en riant. Eh bien, oui, je sais la musique; je
l'aime avec passion. J'ai entendu chanter votre maîtresse hier au soir,
en passant derrière cette vigne. Elle chante admirablement. On m'a dit
qu'elle n'avait pas sa raison. Cela m'a fait peur; j'en ai rêvé. Je suis
venu ici sans trop savoir pourquoi. Je suis l'hôte et l'ami du baron de
West. Je suis ce que, dans vos idées, vous appelez bien né. Je m'appelle
d'Argères. Je ne suis ni mauvais sujet ni endetté. Êtes-vous satisfaite?
êtes-vous tranquille? et puis-je prétendre à l'insigne honneur
d'apercevoir le bout du nez de votre maîtresse?

--Tenez, la voilà, monsieur, répondit Toinette en se levant avec
vivacité et en courant au-devant d'une personne que d'Argères ne voyait
pas encore, mais qui avait fait crier faiblement la porte du jardin.


Journal de Comtois.

Je me trouve dans une position bien désespérante, qui est de m'ennuyer à
mourir dans ce pays barbare et de ne pas savoir combien de jours encore
il faudra y rester. Voilà le baron de West qui était parti pour
vingt-quatre heures à Lyon, et qui, sur son retour, s'arrête à Vienne,
retenu, disent ses gens, par des affaires désagréables. Il paraîtrait
qu'il a de grands embarras de fortune. On ne comprend rien à la
fantaisie de mon maître, qui, au lieu de se rendre à Vienne pour causer
avec son ami, comme il paraît s'y être engagé, aime mieux continuer à
l'attendre ici. Après ça, c'est peut-être la peur que j'en ai qui me
fait parler, car il ne me fait pas l'honneur de me dire ses volontés.
Mais il avait tout de même un drôle d'air en me disant, ce soir:

--Comtois, vous me ferez blanchir six cravates.

Monsieur est de plus en plus singulier. Il est dehors toute la journée,
et à peine fait-il jour, qu'il se remet en campagne. Il ne chasse pas,
il ne fait pas d'herbiers, il ne court pas les filles de campagne, car
on le saurait déjà, et on le rencontre toujours seul. Enfin, il m'est
venu une idée qui me tourmente: c'est que monsieur, avec son air
distrait, est peut-être fou. Pour or ni argent, je ne resterais au
service d'un fou, quand même je devrais l'abandonner sur un chemin. Je
ne suis pas égoïste, mais la vue d'un homme sans raison me cause une
peur qui m'a toujours empêché de boire.

Je vas écrire à ma femme de m'envoyer de ses nouvelles ici; ça forcera
bien monsieur de me dire où nous allons, quand il sera question de faire
suivre les lettres.


Fragments d'une lettre de d'Argères.

                   *       *       *       *       *

A propos, si tu as des nouvelles de notre pauvre Daniel, tu songeras à
m'en donner. J'ai pensé à lui, depuis deux jours, plus que je n'ai fait
peut-être en toute ma vie, grâce à une circonstance assez romanesque.

Tu te rappelles sa passion extatique pour la belle Laure, cette brune
pâle, qui, de sa petite loge d'avant-scène, ne jetait pas seulement un
regard sur lui et ne s'est jamais doutée qu'elle eût un adorateur sous
ses pieds. Il nous la faisait tant remarquer et il la célébrait d'une
façon si comique, qu'il fallait qu'elle fût belle comme trente houris
pour qu'il ne lui attirât pas nos moqueries; mais elle était
incontestable, et la poésie même de Daniel ne pouvait pas nous empêcher
de la regarder avec l'admiration désintéressée qui nous était commandée
par le destin.

Eh bien, imagine-toi qu'hier matin, en flânant dans la campagne, j'ai
découvert cette même Laure, toujours belle, mais veuve désespérée, et
volontairement cloîtrée dans une espèce de ruine, au fond des déserts
légèrement raboteux du Vivarais.

--Voilà, diras-tu, ce que c'est que d'épouser un marquis! Si elle eût
daigné s'informer de notre ami Daniel et le rendre heureux, elle ne
serait pas veuve. Il n'y a que les gens qui meurent d'amour et de faim
pour échapper à tous les dangers et devenir centenaires.

Je peux te dire pourtant, sans plaisanter, qu'elle m'a fait une
très-vive impression, cette pauvre désolée, car c'est ainsi qu'on
l'appelle dans le pays. Je ne crois pas qu'il y ait place pour le désir
de la possession, dans l'esprit de ceux qui la voient, sans être des
brutes, car autant vaudrait se fiancer avec la mort (moralement
parlant); mais c'est un beau personnage à étudier. Il vous émeut, il
vous remue comme une Desdemona rêveuse, comme une Ariane délaissée; et
je ne vois pas pourquoi, lorsque nous nous laissons aller à frémir ou à
pleurer devant des fictions de théâtre ou de roman, nous ne nous
intéresserions pas en artistes au chagrin d'une personne naturelle.
L'artiste n'est pas _ce qu'un vain peuple pense_. Il n'est ni blasé, ni
sceptique, ni moqueur quand il regarde au fond de lui-même. On croit que
nous ne pleurons pas de vraies larmes, nous autres, et que toute notre
âme est dans nos nerfs. Ils n'ont de l'artiste que le titre usurpé, ceux
qui ne sentent pas en eux un foyer de sensibilité toujours vive et
d'enthousiasme toujours prêt à flamber.

J'étais déjà au courant de l'histoire de son mariage et de son veuvage,
quand j'ai vu, hier matin, la belle désolée au soleil levant. Il n'y a
pas beaucoup de femmes qu'on puisse regarder à pareille heure sans en
rabattre. Celle-là y gagne encore: mieux on la voit, plus on trouve
qu'elle est bonne à voir. Et pourtant, c'est triste. Figure-toi, mon
ami, l'image de la douleur, le désespoir personnifié, ou, pour mieux
dire, la désespérance vivante, car il n'y a là ni larmes, ni soupirs, ni
cris, ni contorsions. C'est effrayant de tranquillité, au contraire.
C'est morne et incommensurable comme une mer de glace. Elle est toujours
habillée de blanc; c'est sa manière de continuer son deuil, qu'elle ne
veut pas rendre officiellement exagéré. Elle prétend ainsi ne le jamais
quitter sur ses vêtements ni dans sa vie, et s'arranger pour n'affliger
les yeux de personne. Je sais beaucoup d'autres choses sur elle, grâce
au babil d'une suivante vieillotte qui m'a pris en amour, Dieu sait
pourquoi.

Ce que mes yeux seuls m'ont appris bien clairement, c'est qu'elle est
frappée sans remède. Je craignais d'abord qu'elle ne fût folle; tu sais
ma terreur des fous! et, pendant quelques instants, je me suis senti
fort mal à l'aise; mais sa bizarrerie m'a paru très-compréhensible, et
même très-logique, dès que je me suis trouvé dans son intimité.

Car nous voilà très-liés en quarante-huit heures, et c'est si singulier,
qu'il faut que je te le raconte. Ça ne ressemble à rien de ce qui peut
arriver dans le monde auquel elle appartient et auquel j'ai appartenu;
et il faut une disposition exceptionnelle comme celle de son âme malade,
pour que notre connaissance se soit faite ainsi.

La suivante, Toinette, est dévouée à sa manière. A tout prix, elle
voudrait la distraire et la consoler, fallût-il la compromettre et la
perdre; mais, quand je serais d'humeur à profiter de ce beau zèle, une
vertu qui prend sa source dans le coeur même se défendrait, je crois,
sans péril, contre toutes les duègnes et toutes les sérénades de
l'Espagne et de l'Italie.

Ladite Toinette, lorsque sa maîtresse entra dans le jardin, où je
m'étais introduit sans préméditation grave, et où, depuis une heure,
nous parlions d'elle, courut à sa rencontre et parut vouloir lui faire
rebrousser chemin avant qu'elle me remarquât. Mais la dame est obstinée
comme l'inertie, et elle était déjà assez près de moi, lorsque je la vis
me chercher des yeux en disant:

--Ah! où donc? qui est-ce?

--C'est un voyageur, un Parisien, répondit l'autre: un ami du baron de
West, un homme _comme il faut_.

--Est-ce qu'il demande à me voir? reprit la désolée en s'arrêtant.

--Oh! non certes! Ce n'est pas une heure à rendre des visites.

--C'est vrai. Que veut-il donc?

--Il regardait les statues et il allait se retirer.

--Fort bien, qu'il les regarde.

--Il craindra sans doute d'être importun.

--Non; dis-lui qu'il ne me gêne pas.

Elle se trouvait vis-à-vis de moi; elle me fit un salut poli où il y
avait de la grâce naturelle, et rien de plus. Puis elle passa et
disparut derrière les arbres.

La Muiron me dit:

--Vous êtes content, j'espère; vous l'avez vue. A présent, vous allez
vous sauver.

Pourquoi me serais-je sauvé, puisqu'on me permettait de rester? Ce fut
la Toinette qui sortit du jardin ou qui feignit d'en sortir, curieuse
probablement de voir de quel air je regardais la belle Laure. Pendant
quelques moments, je crus me sentir sous son oeil d'Argus, clignant à
travers quelque bosquet. Mais je l'oubliai bientôt pour ne songer qu'à
regarder en effet sa maîtresse.

Quant à celle-ci, après avoir fait lentement le tour d'un carré de
verdure grillé par le soleil, elle revint s'asseoir sur un banc contre
un mur chargé de vignes, et si près de moi, si bien placée en profil,
qu'un sot eût pu croire qu'elle posait là pour se faire admirer.

Mais, malheureusement pour mon amour-propre, la vérité est qu'elle
m'avait déjà parfaitement oublié. Je pus donc me laisser aller à une
contemplation qui eût fait la béatitude ou plutôt la catalepsie de notre
ami Daniel.

Je n'étais pas tout à fait tranquille cependant. A la trouver si
absorbée, l'idée de la folie me revenait, et je craignais toujours de la
voir se livrer à quelque excentricité affligeante. Il n'en fut rien.
Elle resta presque un quart d'heure immobile comme une statue. Le soleil
montait, et, se faisant déjà chaud, tombait sur sa tête nue, sans
qu'elle prît garde à lui plus qu'à moi. Elle a toujours ces magnifiques
cheveux bruns touffus et bouffants qui font comme une couronne naturelle
à sa tête de Muse; mais ce n'est pas la Muse antique qui regarde et
commande: c'est la Muse de la renaissance qui rêve et contemple.

Elle a beaucoup souffert, sans doute, et la Muiron m'a dit qu'elle avait
été dangereusement malade pendant plus d'un an; mais la force et la
santé sont revenues. Le plus complet détachement de la vie a répandu sur
sa beauté, dont nous remarquions autrefois l'expression doucement
sérieuse, un sérieux encore plus doux. Cela est même très-étrange; elle
n'a pas l'air triste, elle a l'air attentif et recueilli, comme elle
l'avait en écoutant les symphonies de Beethoven. Mais il semble qu'elle
écoute encore une musique plus belle, et qu'elle soit recueillie dans
une satisfaction plus profonde. Elle a même pris un peu d'embonpoint qui
manquait aux contours de son visage et de son buste. Son teint est
toujours pâle, avec cette nuance légèrement ambrée qui exclut la pénible
idée d'une organisation trop lymphatique. Il y a encore du sang et de la
vie sous ce beau marbre. Ce qui paraît mort, bien mort, c'est la
volonté.

Pourtant l'expression du visage ne trahit ni la faiblesse ni
l'abattement. Cette âme n'est pas épuisée; elle s'attache à je ne sais
quelle certitude qui n'est certainement pas de ce monde.

Je remarquai aussi que, contre mon attente, il n'y avait ni désordre
dans sa chevelure, ni lâcheté dans sa mise. Sa robe et son peignoir de
mousseline étaient flottants et non traînants. Ses formes admirables
donnent à ses amples vêtements l'élégance chaste des draperies antiques.

Je n'avais jamais vu ses pieds ni remarqué ses mains. Ce sont des
modèles, des perfections. Enfin, c'est tout un idéal que cette femme.
Mais notre fou de Daniel avait raison de nous dire, dans son jargon, que
c'était un poëme pour ravir l'âme, et non un être pour émouvoir les
sens.

La vieille fille revint avec un thé sur un plateau. Elle approcha une
petite table verte et causa avec sa maîtresse un instant, pendant que je
me disposais à partir; mais j'étais emprisonné dans une sorte d'impasse.
Il me fallait traverser l'endroit même où déjeunait madame de Monteluz,
ou couper à travers les buissons, ce qui eût pu lui sembler
extraordinaire. Je pris le parti d'aller la saluer en me retirant; mais
elle m'arrêta au passage par une politesse qui me jeta dans le plus
grand étonnement.

Comme elle me rendait mon salut d'un air qui ne témoignait ni surprise
ni mécontentement, je me hasardai à lui demander pardon de mon
importunité. Je crus rêver quand elle me répondit sans embarras ni
circonlocution:

--C'est moi, monsieur, qui vous demande pardon de n'avoir pas fait
attention à vous; mais j'ai perdu ici l'habitude de me conduire en
maîtresse de maison. Cette habitation est si laide et si pauvre, que je
ne songe pas à en faire les honneurs. Je n'oserais pas non plus vous
inviter à partager mon maigre déjeuner; mais on s'occupe à vous en
préparer un meilleur.

J'eus besoin de me rappeler les coutumes hospitalières du pays pour ne
pas trouver cette brusque invitation déplacée. Je regardai la femme de
chambre, qui me fit rapidement signe d'accepter.

--Oui, oui, monsieur, s'écria-t-elle en me poussant un siége de jardin
vis-à-vis de sa maîtresse, je cours veiller à cela, et je reviendrai
vous avertir.

Et elle partit, légère comme une vieille linotte.

J'étais embarrassé comme un collégien. On a beau avoir de l'usage, on
n'est pas à l'aise dans une situation incompréhensible.

--Monsieur, me dit la belle désolée en me regardant avec un visible
effort d'attention, c'est bien impoli de vous avouer que je ne me
souviens pas du tout de vous. Ce n'est pas ma faute; j'ai fait une
grande maladie, j'ai oublié beaucoup de choses; mais la femme qui me
soigne, et qui est une amie pour moi bien plus qu'une servante, m'assure
que je vous ai vu, _autrefois_, chez ma tante, chez ma mère...

Ici, la conversation tomba, car je balbutiai je ne sais quoi
d'inintelligible, et madame de Monteluz pensait déjà à autre chose. Elle
n'entendit pas mes dénégations, qui n'étaient peut-être pas
très-énergiques. Je confesse que l'attrait de l'aventure me gagnait et
qu'en me scandalisant un peu, l'officieux mensonge de l'extravagante
Toinette ne me contrariait pas beaucoup.

Je regardais cette femme qui ressemblait à une somnambule et qui, après
l'effort d'une réception si gracieuse, était déjà à cent lieues de moi
et répétait: _Chez ma mère_, comme si elle se parlait à elle-même.

Il me fallut, pour deviner comment cette liaison d'idées, _ma tante, ma
mère_, la replongeait dans son mal, me rappeler qu'elle avait épousé le
fils de sa tante. Je vis qu'elle n'était point en tête-à-tête avec moi,
mais avec le spectre de son cher Octave, assis entre nous deux, et cette
découverte me mit tout à coup à l'aise en détruisant tout germe de
fatuité en moi-même.

Après une pause assez longue, elle me regarda d'un air étonné, comme une
personne qui se réveille, et me demanda si je demeurais loin.

--Mon Dieu, non, madame, répondis-je; je suis fixé pour quelques jours
seulement à Mauzères.

--Oui, c'est à deux ou trois lieues d'ici, n'est-ce pas? dit-elle
parlant par complaisance et sans savoir de quoi, car elle ne peut
ignorer que Mauzères soit à dix minutes de chemin de sa maison.

--C'est beaucoup plus près que cela, répondis-je en souriant.

Elle eut un imperceptible mouvement comme pour secouer sa tête
endolorie, afin d'en écarter l'idée fixe, et, reprenant la parole avec
une certaine volubilité, comme si elle eût craint d'oublier, avant de
l'avoir dit, ce qu'elle voulait dire:

--C'est vrai, dit-elle; le baron de West est mon proche voisin, à ce
qu'il paraît. Je ne le vois pas, et c'est uniquement par sauvagerie, par
inertie. Je sais que son caractère est aussi honorable que son talent.
On l'aime et on l'estime beaucoup dans le pays. Il est venu me rendre
visite; j'étais souffrante, je n'ai pu le recevoir; mais il a trop
d'esprit pour ne pas savoir qu'une personne comme moi est tout excusée
d'avance, et que, si je ne le prie pas de revenir, la privation est
toute pour moi et non pour lui.

--Je suis sûr, madame, que M. de West pense tout le contraire.

Elle ne répondit pas. Je vis qu'il lui était presque impossible de
soutenir une conversation, non qu'elle y éprouvât de la répugnance, mais
parce qu'elle avait perdu absolument l'habitude d'échanger ses idées. Je
me levai, très-peu désireux dès lors de profiter des bonnes intentions
de Toinette, qui me faisait jouer un personnage indiscret et importun.
Mais, en ce moment, la vieille folle arrivait et me criait d'un air
triomphant:

--Monsieur est servi! S'il veut bien me suivre... Je refusai. Madame de
Monteluz insista.

--Ah! monsieur, me dit-elle, ne m'ôtez pas l'occasion de réparer mes
torts envers M. de West en traitant son hôte comme le mien; vous me
feriez croire qu'il me garde rancune et qu'il vous a défendu de me les
pardonner en son nom.

Je suivis machinalement la Toinette. Il est bien certain que je mourais
de faim et de lassitude. Elle me conduisit dans un pavillon fort délabré
où il y avait deux chaises de paille, une table chargée de mets assez
rustiques et une vieille causeuse couverte d'indienne déchirée. Par
compensation, le vin du cru est bon et la vue magnifique.

La Muiron s'assit vis-à-vis de moi, en personne habituée à _manger avec
les maîtres_, et me fit les honneurs, tout en reprenant son bavardage.
J'appris d'elle qu'après la mort du cher Octave, _madame_ avait toujours
résidé près de sa belle-mère aux environs de Vaucluse, mais que ces deux
femmes, tout en s'estimant beaucoup, ne pouvaient se consoler l'une par
l'autre. La mère est une âme forte et rigide en qui la douleur s'est
changée en dévotion. Elle se soutient par la prière, par des pratiques
minutieuses; elle est toute à l'idée du devoir et du salut. Il paraît
que cela s'accorde en elle avec le goût du monde, qu'elle appelle
respect des convenances et nécessité du bon exemple. Autant que j'ai pu
en juger par les appréciations de la Muiron, qui est un peu folle, mais
pas très-sotte, madame de Monteluz, la mère, est un esprit assez froid
et absolu, qui, sans le vouloir, froisse l'extrême sensibilité de la
désolée, et qui commence à s'impatienter doucement de ne pas la trouver
plus résignée au fond de l'âme. De là un peu de persécution, tantôt à
propos de la religion, tantôt à propos de l'étiquette. La pauvre jeune
femme s'est trouvée mal à l'aise sous cette domination, qui ne gênait
pas seulement ses actions, mais qui voulait s'étendre sur ses sentiments
les plus intimes. Elle a emporté sa blessure dans la solitude,
prétextant une visite à je ne sais quels parents du haut Languedoc, et
des intérêts à surveiller. Elle est partie comme pour voyager et elle a
marché un peu au hasard. Elle a trouvé sur son chemin cette jolie petite
terre et cette vilaine petite maison, qu'un grand-oncle lui avait
laissées en héritage et qu'elle ne connaissait pas. Cette solitude lui a
plu. L'idée de ne connaître personne aux environs et de pouvoir se
laisser oublier là, a été pour elle comme un soulagement nécessaire,
après une contrainte au-dessus de ses forces. Elle y est depuis trois
mois et frémit à l'idée de retourner chez les grands-parents vauclusois.
Cette infortunée savoure l'horreur de son isolement et les privations
d'une vie de cénobite, comme un écolier en vacances savoure le plaisir
et la liberté. C'est l'officieuse Muiron qui, depuis ces trois mois,
s'est chargée de mentir en écrivant à la belle-mère que sa bru avait à
s'occuper de sa propriété du Temple, qu'elle s'en occupait, que cela lui
faisait du bien, ajoutant chaque semaine qu'elle en avait encore pour
une semaine. Mais toutes ces semaines tirent à leur fin, non pas tant
parce que la belle-mère s'inquiète là-bas, que parce que la Muiron
s'ennuie ici.

Pourtant, depuis deux jours, les choses ont changé de face comme je te
le dirai demain, car je m'aperçois que je t'écris un volume, qu'il est
tard, et que tu peux te reposer, ainsi que moi, sur ce premier chapitre.




IV


Suite de la lettre de d'Argères.

Août...

En voyant sur ma table toutes ces pages que je n'ai pas le temps de
relire, je me demande comment j'ai été si prolixe sur un sujet qui ne
t'intéresse sans doute nullement et qui ne saurait m'intéresser plus
d'un jour ou deux encore. J'ai envie de jeter tout cela au panier et de
reprendre ma lettre où je l'avais laissée avant de m'embarquer dans le
récit de cette aventure, si aventure il y a. Et, comme, au fait, il n'y
en a pas l'apparence, je peux continuer sans indiscrétion envers ma
belle désolée et sans crainte de te rendre jaloux de mon bonheur. Si je
t'ennuie, pardonne-le-moi en songeant que je suis seul dans une grande
maison silencieuse; que la soirée est longue, et que tu es la seule
victime que j'aie à immoler à mon oisiveté. D'ailleurs, mon récit va
s'augmenter d'une journée de plus, ce qui donne plus de consistance au
souvenir que je veux conserver de cette rencontre singulière, et le
moyen de le conserver, c'est de l'écrire, dussé-je, après l'avoir fini,
le garder pour moi seul.

Je _me suis laissé_, dans mon précédent chapitre, à table avec
mademoiselle Muiron. Bien que ses confidences eussent pour moi quelque
intérêt, je me trouvai insensiblement sur la causeuse plus disposé à
dormir qu'à l'écouter. Elle m'avait charitablement invité à fumer mon
cigare, assurant que sa maîtresse ne s'en apercevrait pas. Mes yeux se
fermèrent, et je m'endormis au léger bruit des assiettes et des tasses
qu'elle emportait avec précaution.

Quand je m'éveillai, il était au moins midi. La chaleur était
accablante; les cousins faisaient invasion dans mon pavillon, et, sauf
leur bourdonnement et les bruits lointains des travaux champêtres, un
profond silence régnait autour de moi. Je sortis, un peu honteux de mon
somme; mais je me trouvai complétement seul dans le jardin. Je pénétrai
dans la cour, pensant bien que madame de Monteluz m'avait assez oublié
pour qu'il ne fût pas nécessaire d'aller lui demander pardon de ma
grossière séance chez elle, et voulant au moins prendre congé de la
duègne. La cour était déserte, la maison muette. Je poussai jusqu'à la
basse-cour. Elle n'était occupée que par une volée de moineaux qui
s'enfuit à mon approche. Enfin, je trouvai une grosse servante au fond
d'une étable. Elle était en train de traire une vache maigre, et
m'apprit, sans se déranger, que madame devait être dans le petit bois,
au bout de la prairie, parce que c'était son heure de s'y promener; que
mademoiselle Muiron devait être chez le meunier, au bord de la rivière,
parce que c'était son heure d'aller acheter de la volaille. Quant au
jardinier, ce n'était pas son jour.

--Mais, si monsieur veut quelque chose, ajouta-t-elle d'un air candide,
je serai à ses ordres quand j'aurai battu mon beurre.

Je la chargeai de mes compliments pour mademoiselle Muiron, et je
revenais vers la maison, afin de reprendre le sentier qui conduit à
Mauzères, lorsque, par une fenêtre ouverte, au rez-de-chaussée, mes yeux
tombèrent sur un joli piano de Pleyel qui brillait comme une perle au
milieu du plus pauvre et du plus terne ameublement dont jamais femme
élégante se soit contentée. La vachère, qui m'avait suivi, portant son
vase de crème vers la cuisine, vit mon regard fixé avec une certaine
convoitise sur l'instrument, et me dit:

--Ah! vous regardez la jolie musique à madame! On n'avait jamais rien vu
de si beau ici, et madame musique que c'est un plaisir de l'entendre!
C'est mademoiselle Muiron qui a acheté ça à la vente du château de
Lestocq, pas loin d'ici. Elle a vu estimer ça comme elle passait en se
promenant; elle a dit: «Ça fera peut-être plaisir à madame.» Elle a mis
dessus, et elle l'a eu. Dame! elle fait tout ce qu'elle veut, celle-là!
Si vous voulez musiquer, faut pas vous gêner, allez, c'est fait pour ça.
Entrez, entrez! mademoiselle Muiron ne s'en fâchera pas, puisqu'elle
vous a fait déjeuner avec elle.

Là-dessus, elle poussa devant moi la porte du salon, qui n'était même
pas fermée au loquet, et s'en alla faire son beurre.

Je te disais, l'autre jour, que j'avais eu une jouissance extrême à
oublier tout, même l'art, ce tyran jaloux de nos destinées, ce mangeur
d'existences, ce boulet qui m'a longtemps rivé à mille sortes
d'esclavages; mais on boude l'art comme une maîtresse aimée. Il y a deux
mois que je n'ai rencontré que les chaudrons des auberges de la Suisse,
deux mois que je n'ai tiré un son de mon gosier, et, à la vue de ce joli
instrument, il me vint une envie extravagante de m'assurer que je
n'étais pas endommagé par l'inaction. J'entrai résolument, j'ouvris le
piano, et, tout naturellement, la première chose qui me vint sur les
lèvres fut le _Nessun maggior dolore_, que, la veille au soir, j'avais
entendu chanter de loin par la désolée, et qui a besoin de son
accompagnement pour être complet. Je le chantai d'abord à demi-voix, par
instinct de discrétion; mais je le répétai plus haut, et, la troisième
fois, j'oubliai que je n'étais pas chez moi et je donnai toute ma voix,
satisfait de m'entendre dans un local nu et sonore, et de reconnaître
que le repos de mon voyage m'avait fait grand bien.

Cette expérience faite, j'oubliai ma petite individualité pour savourer
la jouissance que ce court et complet chef-d'oeuvre doit procurer, même
après mille redites et mille auditions, à un artiste encore jeune. Je ne
sais pas si les vieux praticiens se blasent sur leur émotion, ou si elle
leur devient tellement personnelle, qu'ils exploitent avec un égal
plaisir une drogue ou une perle, pourvu qu'ils l'exploitent bien. Tu
m'as dit souvent, mon ami, que, devant un Rubens, tu ne te souvenais
plus que tu avais été peintre, et que tu contemplais sans pouvoir
analyser. Oui, oui, tu as raison. On est heureux de ne pas se rappeler
si on est quelqu'un ou quelque chose, et je crois qu'on ne devient
réellement quelque chose ou quelqu'un qu'après s'être fondu et comme
consumé dans l'adoration pour les maîtres.

Je ne sais pas comment je chantai pour la quatrième fois, ce couplet. Je
dus le chanter très-bien, car ce n'était plus moi que j'écoutais, mais
le gondolier mélancolique des lagunes sous le balcon de la pâle
Desdemona. Je voyais un ciel d'orage, des eaux phosphorescentes, des
colonnades mystérieuses, et, sous la tendine de pourpre, une ombre
blanche penchée sur une harpe que la brise effleurait d'insaisissables
harmonies.

Quand j'eus fini, je me levai, satisfait de ma vision, de mon émotion,
et voulant pouvoir les emporter vierges de toute autre pensée; mais, en
me retournant, je vis, dans le fond de l'appartement, madame de
Monteluz, assise, la tête dans ses mains, et la Muiron agenouillée
devant elle. Il y eut un moment de stupéfaction de ma part, d'immobilité
de la leur. Puis madame de Monteluz, la figure couverte de son mouchoir,
et repoussant doucement Toinette qui voulait la suivre, sortit
précipitamment.

--Mon Dieu, je lui ai fait peut-être beaucoup de mal? dis-je à la
suivante. Il me semble qu'elle pleure! Et pourtant elle aime cet air,
elle le chante!

--Elle le chante bien, répondit Toinette, mais pas si bien que vous, et
elle ne se fait pas pleurer elle-même. Vous venez de lui arracher les
premières larmes qu'elle ait répandues depuis sa maladie, et c'est du
bien ou du mal que vous lui avez fait, je ne sais pas encore; mais je
crois que ce sera du bien. Elle est grande musicienne, mais elle ne se
souciait plus de rien, et c'est par complaisance pour moi qu'elle chante
et joue quelquefois, depuis que j'ai introduit ici ce piano. Je me
figure qu'elle a besoin de quelques secousses morales, dût-elle en
souffrir, et que ce qu'il y a de pire pour elle, c'est l'espèce
d'indifférence où elle est tombée.

Je trouvai que la Muiron ne raisonnait pas mal pour le moment.

--Mais est-ce donc à cause de cela, lui demandai-je, que vous m'avez
retenu ici à l'aide d'un mensonge?

--Eh bien, oui, répondit-elle, c'est à cause de cela. J'ai vu que vous
étiez artiste musicien: que ce soit par état ou par goût, qu'est-ce que
cela fait? Et puis vous êtes aimable, vous êtes charmant, et, si madame
pouvait se plaire dans votre compagnie, ne fût-ce qu'une heure ou deux,
cela lui rendrait peut-être le goût de vivre comme tout le monde. Est-ce
donc un si grand sacrifice que je vous demande, de vous intéresser toute
une matinée à la plus belle, à la plus malheureuse et à la meilleure
femme qu'il y ait sur la terre?

Je fus touché de la sincérité avec laquelle cette fille parlait, et je
lui offris de chanter encore, dût madame de Monteluz revenir pour me
chasser. La Muiron m'embrassa presque et me dit:

--Tenez! si vous saviez quelque chose de beau que madame ne connût pas?
C'est bien difficile, mais si cela se rencontrait! Tout ce qu'elle sait
lui rappelle le temps passé. Une musique qui ne lui rappelerait rien et
qui serait bonne, car elle s'y connaît, ne lui ferait peut-être que du
bien.

Je chantai ma dernière composition inédite; une idée riante et champêtre
qui m'est venue en traversant l'Oberland, et dont je suis aussi content
qu'on peut l'être d'une idée qui a pris forme. Pour moi, les idées
_latentes_, si je puis parler ainsi, ont un charme que la réalisation
détruit.

Madame de Monteluz, qui s'était sauvée dans le jardin pour pleurer,
m'entendit. Toinette, qui s'inquiétait d'elle, et qui alla la trouver,
revint me dire qu'elle me demandait, comme une charité, de recommencer.

Quand j'eus fini, la désolée ne donnant plus signe de vie, je pris
définitivement congé de Toinette; mais je n'avais pas gagné le revers du
coteau, que Toinette me rattrapa.

--Je cours après vous pour vous remercier de sa part, me dit-elle. Elle
a tant pleuré, qu'elle n'a presque pas la force de dire un mot, et elle
a une douleur si discrète, qu'elle ne voudrait pas que vous la vissiez
comme cela. Elle dit que ce serait bien mal vous récompenser de ce que
vous avez fait pour elle, car elle pense que les larmes sont
désagréables à voir.

--Désire-t-elle que je revienne un autre jour?

--Elle n'a pas dit cela; mais elle a dit: «Ah! mon Dieu, c'est déjà
fini! quand retrouverais-je...?» Elle s'est arrêtée. Puis elle a repris:
«Dis-lui... Non, rien, rien, remercie-le; dis-lui que c'est bien bon de
sa part, d'avoir chanté pour moi! que je suis bien reconnaissante.» Je
vous le dis, monsieur, et vous vous en allez?

--Je reviendrai, Toinette!

--Quand ça?

--Quand faut-il revenir?

--Dame! le plus tôt sera le mieux.

--Eh bien, ce soir. Je ne me présenterai pas. Elle ne me verra pas. Je
lui épargnerai ainsi la fatigue de s'occuper de moi. Je chanterai dans
la campagne, à portée d'être entendu. Mais ne l'avertissez point. Je
crois que l'inattendu sera pour beaucoup dans sa jouissance.

--Ah! monsieur, s'écria Toinette, je voudrais être jeune et jolie pour
vous faire plaisir en vous embrassant!

Elle dit cela en rougissant sous son rouge, comme si elle se croyait
encore aussi appétissante que modeste, et se sauva comme si j'eusse été
d'humeur à la poursuivre.

Cette vieille écervelée me gâte un peu ma Desdemona. Mais, après tout,
ce n'est pas sa faute; je ne suis pas obligé d'embrasser la Muiron, et
au fond cette confidente de la tragédie a un très-bon coeur.

Je tins ma parole: je retournai au Temple à l'entrée de la nuit, non
sans être épié, je crois, par M. Comtois, mon valet de chambre, qui est
fort curieux et qui s'inquiète de mes moeurs. J'entendis madame de
Monteluz, qui avait retenu presque toute ma ballade, et qui en cherchait
la fin avec ses doigts sur le piano. Placé sous sa fenêtre, le long du
rocher, je la répétai plusieurs fois. On fit silence longtemps; mais
tout à coup je vis un spectre auprès de moi: c'était elle. Elle me
tendait les deux mains en me disant:

--Merci, merci! vous êtes bon, vous êtes vraiment bon!

Elle avait la voix émue; mais l'obscurité m'empêcha de voir si elle
avait beaucoup pleuré et si elle pleurait encore. Je ne distinguais
d'elle que sa taille élégante sous ses voiles blancs et le pâle ovale de
sa tête, penchée vers moi avec une bonhomie languissante.

--Je ne veux pas que vous vous fatiguiez davantage, me dit-elle d'un ton
presque amical. Venez vous reposer en jouant un peu du piano.

J'entendis alors la Muiron, dont l'ombre moins svelte se dessina
derrière la sienne, lui dire à demi-voix:

--Chez vous? à cette heure-ci? comme si elle eût été avide de constater
un fait acquis à sa politique.

--Eh bien, pourquoi pas? répondit madame de Monteluz.

--C'est à cause de ce que l'on pourrait dire, reprit Toinette, qui parla
encore plus bas et dont je devinai plutôt que je n'entendis
l'observation.

A quoi madame de Monteluz répondit tout haut:

--Je te demande un peu ce que cela peut me faire!

En même temps, elle passa son bras sous le mien et fit quelques pas
auprès de moi en remontant vers la maison.

--Prenez garde, madame! s'écria Toinette. Monsieur, soutenez madame.

En effet, le sentier était fort dangereux; je l'avais pris pendant le
crépuscule pour gagner un rocher isolé dont la situation hardie m'avait
tenté; mais la nuit s'était faite, et, pour regagner les terrasses du
jardin, il fallait côtoyer un petit abîme assez menaçant.

--Ne craignez rien pour moi, et regardez à vos pieds, me dit la désolée
en prenant les devants avec assurance. Muiron, prends garde toi-même.

--Vous me ferez tomber si vous faites vos imprudences! lui cria encore
la Muiron en s'attachant à moi avec frayeur. Voyez, monsieur, si ce
n'est pas déraisonnable! ça fige le sang! Ne passez pas par là, madame;
faisons le tour!

Madame de Monteluz ne semblait pas l'entendre. Elle franchit le pas
dangereux sans paraître y songer, et, tout étonnée ensuite de l'effroi
de la Muiron, elle lui dit:

--Mais de quoi donc t'inquiètes-tu? Tu sais bien que je n'ai plus le
vertige.

Mon ami, il y avait bien des choses dans ce peu de mots, et encore plus
peut-être dans ce _Qu'est-ce que cela peut me faire?_ qu'elle avait dit
auparavant. Pour une femme délicate, n'avoir _plus_ le vertige en
côtoyant les précipices, c'est ne plus se soucier de la vie. Pour une
femme pure, ne pas se soucier de l'opinion, c'est abdiquer ce que les
femmes placent au-dessus de leur vertu. Il y a là un abîme de dégoût de
toute chose, plus profond que ceux auxquels peut se briser la vie ou la
réputation.

Je me demandais, en marchant dans le jardin, silencieux à ses côtés, si
je devais me blesser du profond dédain pour ma personne que cette
confiance et cette aménité couvraient d'un voile si transparent. J'ai
été un peu gâté, tu le sais. J'ai failli devenir fat ou vaniteux au
commencement de ma carrière; tu m'as averti, tu m'as préservé...
Pourtant le _vieil homme_, ou plutôt le jeune homme reparaît apparemment
encore quelquefois. J'étais piqué, j'étais sot.

Quand nous rentrâmes dans la pièce que l'ancien propriétaire décorait
sans doute du titre usurpé de salon, la figure de madame de Monteluz me
frappa comme si je la voyais pour la première fois. Ce n'était plus la
même femme qui m'avait surpris et comme effrayé le matin. Elle avait
pleuré; ses beaux yeux limpides en avaient un peu souffert, mais toute
sa physionomie en était adoucie et embellie. Un voile de mélancolie
s'était répandu sur cette tranquillité sculpturale. Ce n'était plus la
mer éclatante et pétrifiée sous la glace, à laquelle je l'avais
comparée, c'était un lac bleu doucement ému sous les souffles plaintifs
de l'automne.

Je lui fis encore de la musique; elle me servit elle-même du thé avec
des soins charmants qui ne parurent plus lui coûter que de légers
efforts de présence d'esprit. Elle parla musique et peinture avec moi,
et les noms de plusieurs personnes connues d'elle et de moi dans l'art
ou dans le monde vinrent se placer naturellement dans notre entretien et
former un lien commun dans nos souvenirs. Elle me dit que j'étais un
grand artiste, me questionna sur mes études; mais, bien que Muiron, qui
ne nous quittait pas, en prît occasion pour essayer de m'interroger
indirectement sur ma position et mes relations, madame de Monteluz la
tint en respect par une discrétion exquise sur tout ce qui sortait tant
soit peu du domaine de l'art. Elle parut m'accepter de confiance.

Ma vanité se remit sur ses pieds. Je crus un moment avoir commencé
l'oeuvre de sa guérison; mais, en y regardant mieux, je vis que la grâce
de cet accueil n'était qu'un plus grand effort d'abnégation. Le peu de
curiosité qu'elle me témoignait, au milieu d'une admiration d'artiste
plus que satisfaisante pour mon amour-propre, était la plus grande
preuve possible de l'oubli, où, comme homme, je suis destiné à être
enseveli par elle.

En somme, c'est une femme ravissante, une nature adorable. Tu la
connais, si tu te souviens bien de sa figure, qui est le moule exact de
son esprit et de son caractère. C'est un esprit sérieux, c'est un
caractère angélique. On voit que cette bouche n'a jamais pu dire une
médisance, une méchanceté, une dureté quelconque. On sent que cette âme
n'a jamais admis la pensée du mal. C'est une musique que sa voix, et
toute la douceur, toute l'égalité de son âme, sont dans sa moindre
inflexion, dans sa plus insignifiante parole. Elle a pourtant la
prononciation nette et le _r_ un peu vibrant des femmes méridionales.
Mais une distinction à la fois innée et acquise efface ce que cette
habitude a de vulgaire et d'affecté chez les Languedociennes, pour n'y
laisser que ce qu'elle a d'harmonieux et de secrètement énergique. Je
n'osais pas la prier de chanter; ce fut Muiron qui s'en chargea, et
j'appuyai sur la proposition.

--Chanter après vous, me dit-elle, serait une grande preuve d'humilité
chrétienne, et je n'hésiterais pas si je le pouvais; mais, aujourd'hui,
non! je ne le pourrais pas! Un autre jour, si vous voulez.

--Un autre jour? lui dis-je en me levant. Il me sera donc permis de
venir vous distraire encore un peu avec mes chansons?

--Ai-je dit un autre jour? répondit-elle. C'est bien présomptueux! je
n'ose pas vous le demander.

--Eh bien, moi, lui dis-je, je le demande comme une grâce; mais, avant
tout, je tiens à ne pas tromper une personne dont je respecte la
tristesse, dont je vénère la confiance. Il y a eu malentendu entre
mademoiselle Muiron et moi, à coup sûr. Elle vous a dit que j'avais
l'honneur d'être connu de vous, puisque vous vous êtes accusée ce matin
d'un manque de mémoire. Mademoiselle Muiron s'est trompée absolument. Je
ne me suis jamais présenté dans votre famille, je ne vous ai jamais
rencontrée dans le monde, je ne vous ai vue qu'au Conservatoire, il y a
quatre ans, sans que vous ayez jamais fait la moindre attention à moi.

--Eh bien, répondit-elle avec une bienveillance nonchalante, c'est égal,
nous nous connaissons maintenant.

--Non, madame. Je crois que j'ai le bonheur de vous connaître, car il
suffit de vous voir...; mais...

--Eh bien, c'est la même chose pour vous, dit-elle en m'interrompant: il
suffit de vous entendre; vous avez l'esprit juste et le coeur vrai. Je
n'ai pas besoin d'en savoir davantage pour vous écouter avec sympathie.

--Alors, vous ne m'ordonnez pas, vous me défendez peut-être de vous dire
qui je suis? C'est le comble de l'indifférence.

Le ton un peu amer que, malgré moi, je mis dans ces paroles, parut la
frapper. Elle me regarda avec étonnement et jusque dans les yeux, avec
une absence de timidité qui était la suprême expression d'une totale
absence de coquetterie; puis elle me tendit la main avec une grande
franchise en me disant:

--Non, ce n'est pas de l'indifférence, c'est de la confiance, vous
l'avez dit. Si votre figure n'est pas celle d'un galant homme, je suis
devenue aveugle; si votre intelligence n'est pas supérieure, je suis
devenue inepte. De votre côté, vous ne m'avez pas regardée une seconde
sans voir que j'ai cent ans; vous n'êtes pas revenu, ce soir, chanter
exprès pour moi, sans m'apporter l'aumône d'une profonde pitié. Cela ne
m'humilie pas, vous voyez! je l'accepte, au contraire, avec une
véritable reconnaissance. Ne me dites pas qui vous êtes, et revenez
demain.

Muiron était bien désappointée de la première partie de cette
conclusion. Elle me suivit encore sous prétexte de me reconduire, et
finit par me dire naïvement:

--Eh bien, voyons, là, monsieur, puisque vous vouliez donner à madame
des éclaircissements sur votre position, donnez-les-moi; ce sera la même
chose!

--Non pas, mon aimable Toinette, lui répondis-je en riant; ma
_position_, comme vous dites, devient ici, grâce à vous, un secret que
je me ferais un devoir de révéler à votre maîtresse, mais que je me fais
un plaisir de vous taire.

--Monsieur s'amuse! dit-elle, à la bonne heure! Pourtant il a tort de me
traiter si mal. Il me met, moi, dans une position très-délicate.

--Où vous vous êtes jetée résolument vous-même.

--Plaignez-vous, ingrat! vous brûliez de voir madame, et vous voilà
accueilli par elle comme un ami.

--Vous errez, ma chère. Je ne brûlais pas de la voir et je ne suis pas,
et je n'aurai jamais le bonheur d'être son ami.

--Alors... vous nous quittez? vous ne reviendrez plus? dit-elle avec
effroi.

--Je reviendrai demain et je partirai après-demain. Bonsoir,
mademoiselle Toinette.

--Tenez, vous êtes amoureux, fit-elle entre ses dents en me tournant le
dos. Eh bien, puisque vous n'avez pas de confiance en moi, ce sera tant
pis pour vous!

Je la quittai sur cette belle conclusion, et je me moquai d'elle
intérieurement, car je jure...

                   *       *       *       *       *

Je ne sais pas pourquoi d'Argères ne jura pas. Il n'acheva pas sa
lettre, il ne l'envoya pas à son ami, il ne partit pas. Huit jours
après, il lui en envoya une plus concise que voici:




V


Lettre de d'Argères à Descombes.

Non, je ne t'oublie pas. Je t'ai écrit des volumes ces jours derniers.
Je les ai mis de côté pour t'en montrer l'_épaisseur_, comme pièces
justificatives de cette assertion. Mais je ne te les ferai pas lire. Au
commencement d'un amour qu'on ignore en soi-même, on est très-bavard.
Quand on se sent pris véritablement, on devient muet. Chez moi, ce n'est
pas consternation, c'est plutôt recueillement. Te voilà au fait. Je suis
sous l'empire d'une passion. Si elle était partagée, je ne te dirais
même pas ce qui me concerne. Elle ne l'est pas: donc, j'avoue que je ne
suis pas un amant heureux, mais que je suis cependant heureux de sentir
que j'aime.

Je m'arrête sur ces deux mots, car je vois à ta lettre, cher ami, que
tes esprits ont pris réellement un vol qui n'est pas le mien. Je dois te
sembler ridicule. Cela m'est égal; mais je ne voudrais pas te sembler
importun par mon indifférence à tes occupations. Tu te plains de n'être
plus artiste. Je n'en crois rien. Peut-on avoir goûté les suprêmes
jouissances de la vie et les dédaigner pour des jouissances vulgaires?
Non. La fièvre de spéculations qui te possède en ce moment n'est autre
chose elle-même qu'une fougue d'artiste. J'ai été surpris le jour où,
accrochant ta palette aux pauvres murailles de ton atelier, tu m'as dit:

--L'art, c'est la soif de tout. Il faut la richesse pour assouvir les
besoins que l'imagination nous crée!

Je t'ai répondu, il m'en souvient:

--Prends garde! la soif assouvie, il n'y a peut-être plus d'artiste.

--Eh bien, disais-tu, meure l'artiste et avec lui la souffrance!

Je t'ai combattu; mais j'ai apprécié ensuite ta situation et tes
facultés. Fils d'un riche et habile spéculateur, il y avait en toi des
tendances innées, une capacité non développée, mais certaine, pour la
spéculation. L'art t'avait séduit, il t'appelait de son côté. Tu avais
pris, dès l'enfance, dans la riche galerie de ton père, la compréhension
et l'enthousiasme de la peinture. Peut-être aussi mon exemple t'avait-il
influencé. Blâmé, repoussé de ta famille, réduit à souffrir des
privations que tu n'avais pas connues, tu as eu plus de talent que de
bonheur et tu t'es découragé, peut-être au moment de vaincre!

Réconcilié avec ton père à la condition que tu abandonnerais cette
carrière improductive pour le suivre dans la sienne, tu t'es jeté,
d'abord avec dégoût, et puis bientôt avec ardeur, dans les jeux de la
fortune. Tu as connu là de nouvelles émotions, plus vives, plus
absorbantes que les autres. Et maintenant, tu avoues que les jouissances
que la fortune achète ne sont rien et s'épuisent en un instant. Tu dis
que la jouissance est précisément dans le travail, l'agitation, les
transports qu'exigent et procurent les chances de gain et de perte. Je
te comprends, joueur que tu es! Impressionnable et avide d'excitations,
artiste en un mot, tu fais, de la spéculation, une espèce de passion que
tu pourrais appeler l'art pour l'art.

Te dirai-je que je souffre de te voir lancé dans cette arène brûlante?
J'aurais mauvaise grâce, quand c'est par toi que moi-même... Mais ce
n'est pas de moi qu'il s'agit. Je ne songe qu'au péril de ta situation.
Je ne m'occupe pas des chances de désastre: tu les supporterais
vaillamment dès que les catastrophes seraient un fait accompli, puisque
jamais ton honneur ne sera mis en jeu. Mais je songe, cher ami, à la
rapidité de ces existences fébriles, à l'énorme dépense de forces
qu'elles absorbent, à l'étiolement prématuré des facultés qui nous ont
été données pour un bonheur plus calme et des émotions mieux ménagées.
Je songe à ceux que nous avons vus briller et disparaître, blasés,
malades ou tristes, lassés ou éteints, au milieu de leur poursuite, et
jusqu'après avoir atteint leur but apparent, la richesse! Je reviens à
mon triste dire: la soif assouvie, l'artiste, l'homme, peut-être, sont
anéantis!

Je ne t'accorde pas encore que ce soit un mal consommé. Je suis loin de
le penser, et, puisque tu jettes ce cri d'effroi: «Je ne me sens déjà
plus artiste!» c'est que tu sens qu'il est encore temps de t'arrêter.
Permets-moi de croire que je t'y déciderai, et que j'aurai, à mon retour
à Paris, quelque influence sur toi: non pour te ramener, au grand
désespoir des tiens, dans le grenier où nous avons peut-être trop
souffert, mais pour te rendre au repos, aux plaisirs intellectuels, à la
vérité, à l'amour, que tu commences à nier! L'amour! arrête-toi devant
ce blasphème! Tu parles à un amoureux qui poursuit son idéal dans les
yeux d'une femme, comme tu poursuis le tien sur la roue de la fortune.
Cette déesse-là est aveugle comme Cupidon, et, en somme, nous marchons
tous deux dans les ténèbres; mais je crois mon but plus réel que le
tien, et les sentiers qui m'y conduisent sont bordés des fleurs de la
poésie.

Ne ris pas, mon cher Adolphe: j'ai presque envie de pleurer quand je te
vois railler nos rêves du passé et nos misères pleines d'espérance et de
courage.

Quant au principal objet de ta lettre, je te dis non; et mille fois
merci, mon ami. Je n'y tiens pas; je trouve que c'est assez. Pour rien
au monde je ne voudrais m'embarquer sur ces mers inconnues. Je dois, je
veux, avec toi, prêcher d'exemple.


Journal de Comtois.

Monsieur est, je le crains, un triste sire. Je ne sais pas encore ce
qu'il est, mais il s'en cache si bien, que ce doit être très-fâcheux.
Sitôt que je le saurai, je le quitterai. Le tout, c'est qu'il me ramène
à Paris; autrement, le voyage serait à ma charge.

J'ai fait la connaissance d'une voisine qui me désennuie un peu. C'est
la femme de charge d'une dame folle qui demeure tout près d'ici. Elle
s'appelle Antoinette Muiron, et a beaucoup de conversation et d'esprit.
Cette dame folle est riche et de grande maison, ce qui est cause que
monsieur voudrait profiter de ce qu'elle n'a pas sa tête pour l'épouser.
Mademoiselle Muiron ne dit pas la chose comme elle est, mais elle
s'inquiète beaucoup de savoir qui est monsieur, et je vois à son
tourment que les choses vont vite. Après tout, je ne peux rien lui
apprendre de monsieur, puisque je ne le connais ni d'Ève ni d'Adam; mais
le mal qu'il se donne pour épouser une folle prouve assez qu'il n'a ni
sou ni maille, et qu'il ne se respecte pas infiniment.

Mademoiselle Muiron est très-aimable, mais bien défiante, et, quand je
lui dis que sa maîtresse est aliénée, elle fait celle qui se moque de
moi; mais on ne m'attrape pas comme on veut, et je sais bien que cette
dame ne sort jamais, qu'elle ne reçoit personne, excepté mon maître,
qu'elle chante la nuit, et qu'elle est toujours habillée de blanc.
Monsieur flatte sa manie, qui est la musique, et, de chansons en
chansons, il la mettra dans le cas d'être forcée de l'épouser. Voilà son
plan, qui est bien visible, malgré qu'il s'en cache, même avec moi.


Narration.

Le lendemain de la journée que d'Argères avait racontée à son ami, récit
qui resta dans ses papiers, Laure de Monteluz, un instant secouée par
les larmes qu'avaient provoquées des chants véritablement admirables,
retomba dans son inertie, et d'Argères la trouva rentrée dans son marbre
comme une Galathée déjà lasse de vivre. Disons quelques mots de ce jeune
homme que Comtois et Toinette trouvaient si cruellement mystérieux.

Il avait eu ce qu'on appelle une jeunesse orageuse. Beau, intelligent,
richement doué, confiant, prodigue, impressionnable, il avait mangé son
patrimoine. Forcé de travailler pour vivre, il n'en avait pas été plus
malheureux. Malgré quelques douleurs et quelques traverses passagères,
tout lui avait souri dans la vie: l'art, le succès, le gain, les femmes
surtout. En cela son existence ressemblait à celle de tous les artistes
d'élite, de tous les hommes favorisés par la nature, accueillis et
adoptés par le monde.

Ce qui le rendait remarquable dans le temps où nous vivons, c'est
qu'après avoir usé et abusé d'une vie de triomphes et de plaisirs, il
était encore, à trente ans, aussi jeune de corps et d'esprit, aussi
impressionnable, aussi naïf de coeur, aussi droit de jugement que le
premier jour. C'était une si belle organisation, que nul excès n'avait
pu la flétrir au physique, nulle déception la déflorer au moral. Les
funestes enivrements qui dévorent tant d'existences vulgaires, et même
beaucoup d'existences choisies, n'avaient rien épuisé, rien terni dans
la sienne. Ceci est un phénomène que l'affectation du scepticisme rend
très-difficile à constater de nos jours, mais dont l'existence n'est pas
une pure fiction de roman. Il est encore de ces natures privilégiées
dont la virginité morale est inviolable et qui ne le savent pas
elles-mêmes.

D'Argères avait aimé souvent, et beaucoup aimé; mais, faute de
rencontrer sa _pareille_, il n'avait jamais été lié par l'amour. Il
avait souffert, il avait fait souffrir. Né pour être fidèle, il avait
été volage. Sincère, il avait trompé en se trompant lui-même sur la
durée et la portée de ses affections. Les amours faciles ne l'avaient
pas empêché d'être l'éternel amant du difficile. L'idéal remplissait son
âme sans l'attrister. Le positif avait accès dans sa vie sans la
dévorer. Tout entier à ce qui le passionnait, il regardait peu derrière
lui, devant lui encore moins. Pour le passé, il avait la générosité;
pour l'avenir, le courage des forts.

Cet homme, oublieux sans ingratitude, entreprenant sans outrecuidance,
ne se connaissait pas d'ennemis, parce qu'il n'enviait et ne haïssait
personne. Il aimait l'art avec son imagination et avec ses entrailles.
Il ne savait donc ce que c'est que la jalousie et les mille odieuses
petitesses qui désolent la profession de l'artiste.

Il aimait le monde et la solitude, l'inaction complète et le travail
dévorant, le bruit et le silence, la jouissance et le rêve. La
succession rapide de ses goûts et de ses changements d'habitudes pouvait
paraître du caprice et de l'inconséquence: c'était, au contraire,
l'effet d'une logique naturelle qui le poussait à se compléter par des
jouissances diverses.

Il aimait aussi les voyages. Il avait parcouru l'Europe, et, tout en
courant vite, tout en vivant beaucoup pour son compte, son grand oeil
bleu, qui voyait bien, avait embrassé, dans une appréciation juste, les
hommes et les choses. Cette expérience ne l'avait rendu ni amer ni
pessimiste en aucune façon. Les belles âmes ont une bonté souveraine qui
leur fait une loi facile de l'indulgence, une foi solide du progrès.

--Il faudrait être niais pour ne pas voir le mal, disait-il; il faut
être impitoyable pour le croire éternel.

D'Argères avait donc de grands instincts religieux. Il n'est guère de
véritable artiste sans spiritualisme sincère et profond. La foi de
l'artiste est même plus solide que celle du philosophe. Elle n'est pas
discutable pour lui, elle est son instinct, son souffle, sa vie même.

D'Argères était à la fois un grand esprit et un bon enfant. Il était
homme, et c'est avouer que l'insensibilité de cette belle Laure, qu'il
admirait trop pour ne pas l'aimer déjà un peu, lui fit éprouver, dans
les premiers moments, une certaine mortification intérieure; mais son
bon sens prit aisément le dessus et il se moqua de lui-même.

--Après tout, se dit-il, c'est moi qui ai voulu la voir, et, l'ayant
vue, c'est moi qui ai voulu me produire devant elle. Ses larmes et sa
confiance sont un payement fort honnête de mon petit mérite. Que me
doit-elle de plus?

Et puis, en la voyant si navrée et comme incurable, il se prenait d'une
tendre compassion pour elle. Il se reprochait généreusement de s'amuser
aux bagatelles de l'amour-propre, devant une souffrance si absolue et si
peu importune. Peut-on s'irriter contre le silence des tombes?

L'espèce de maladie ou plutôt de courbature morale qui pesait sur cette
femme amena entre elle et d'Argères une manière d'être assez inusitée,
et l'espèce d'abîme creusé entre eux par sa douleur fut précisément la
cause d'une sorte d'intimité étrange et soudaine. Il est très-certain
qu'à cette époque, sans avoir jamais eu aucun symptôme d'aliénation, la
veuve d'Octave ne jouissait pourtant pas d'une lucidité complète. Pour
avoir trop contenu les manifestations d'un désespoir violent, elle avait
pris une habitude de stupeur dont il ne dépendait pas toujours d'elle de
sortir. Plongée ou ravie dans des contemplations intérieures, tantôt
pénibles, tantôt douces, elle était devenue si étrangère au monde
extérieur, qu'elle n'avait pas toujours la notion du temps qui
s'écoulait et des êtres qui l'entouraient. Elle passa quelques jours
dans un redoublement de fatigue pendant lequel d'Argères resta des
heures entières à l'observer et à la suivre, tantôt de près, tantôt à
distance, sans qu'elle se rendît bien compte de sa présence. Elle le
salua plusieurs fois, comme si, à chaque fois, il venait d'arriver,
oubliant qu'elle l'avait déjà salué. Elle le quitta au milieu d'un
échange de paroles courtoises et revint, après avoir rêvé seule au bout
d'une allée, reprendre la conversation où elle l'avait laissée, sans
s'apercevoir qu'elle l'eût interrompue.

Dans d'autres moments, elle vint finir près de lui une réflexion ou une
rêverie qu'elle avait commencée en elle-même. Enfin, il y eut dans son
cerveau des lacunes qui permirent à ce jeune homme, déjà épris, de la
voir plus souvent et plus longtemps que les convenances ne semblaient le
permettre, et qui l'eussent compromise dans un pays moins désert, dans
une demeure moins isolée, et sous les yeux d'une personne moins dévouée
que Toinette.

Tant que d'Argères crut à l'impossibilité de devenir amoureux d'un
fantôme, il se laissa aller à l'espèce d'attrait curieux qu'il éprouvait
à l'observer.

Le piano était aussi pour quelque chose dans l'instinct qui l'entraînait
vers le Temple, et qui l'y retenait une partie de la journée. Il avait
l'âme pleine de pensées musicales qui recommençaient à le tourmenter et
dont il demandait à sa propre audition la sanction définitive. La
désolée l'écoutait de loin, voulant lui laisser toute liberté et ne pas
gêner les hésitations de sa fantaisie par une attente indiscrète. La
délicate réserve qu'elle y apporta fit croire parfois à l'artiste que sa
jouissance musicale était épuisée, et qu'elle devenait insensible à
cette distraction comme à toutes les autres. Il demanda à Toinette s'il
ne devenait pas plus ennuyeux qu'agréable. Celle-ci lui répondit qu'il
ne devait rien craindre: ou madame de Monteluz l'écoutait avec plaisir,
ou elle ne l'entendait pas du tout, car elle avait la faculté de
s'abstraire complétement.

Laure avait pris l'habitude de passer presque toute la journée en plein
air. La maison ne lui offrant aucune ressource de bien-être et
l'attristant sensiblement, elle cherchait le soleil, la vue des arbres,
et marchait lentement, mais sans relâche, sans jamais sortir de l'enclos
qui, tant jardin que bosquet et prairie, présentait, au revers de la
colline, un assez vaste parcours. Néanmoins, cette obstination
ambulatoire, cette inaction absolue, avec une physionomie absorbée,
étaient des symptômes effrayants que Toinette n'osait confier à
personne, et qui, augmentant avec la santé apparente de sa maîtresse,
lui faisaient perdre la tête aussi, et se jeter dans l'espoir d'une
aventure de roman, comme on s'attache à une ancre de salut.

D'Argères observait aussi ces symptômes avec une terreur secrète. Sa
répugnance pour les fous lui faisait croire que la belle Laure ne
pourrait jamais être à ses yeux qu'un objet de pitié; mais, par un
phénomène bien connu des imaginations vives, cette pitié et cet effroi
le fascinaient et s'emparaient de sa contemplation, de sa rêverie, de sa
pensée continuelle.

Il croyait l'oublier en faisant de la musique. La maison étant déserte
et l'hôtesse invisible, il s'installait devant le piano, où ses idées
les plus riantes prenaient, malgré lui, une teinte de sombre tristesse.
Il en était épouvanté, et voulait fuir la contagion qui semblait s'être
attachée à cette morne demeure, et même à cet instrument qui lui
semblait tout à coup humide de larmes ou brûlant de fièvre. Mais, tout à
coup aussi, la désolée passait à portée de sa vue, et il subissait
l'influence magnétique de sa marche lente et soutenue. Cette beauté,
extasiée dans un rêve d'infini, s'emparait de lui comme pour l'emporter
dans un monde inconnu, à travers des pensées sans issue et des énigmes
sans mot. C'était un sphinx qui, sans le regarder, sans le voir,
l'enlaçait irrésistiblement dans les spirales sans fin de sa promenade
fantastique.

Oppressé d'une angoisse terrible, l'artiste s'élançait dehors et
croisait les pas de la désolée comme pour rompre le charme. Elle se
réveillait alors et venait à lui d'abord sans le reconnaître; puis, son
regard étonné s'adoucissait, un faible sourire errait sur ses traits;
elle lui disait quelques mots sans suite, et, après quelques
tâtonnements de sa volonté pour rentrer dans le monde réel, elle lui
parlait avec une douceur pénétrante. Peu à peu, elle reprenait les
grâces de la femme, grâces d'autant plus persuasives qu'elles étaient
involontaires. Tantôt elle s'excusait de son manque d'égards, traitant
naïvement d'Argères comme un artiste religieusement ému traite un grand
maître; tantôt s'excusant de son indiscrétion et disant avec une
simplicité d'enfant:

--Restez, je m'en vas! Je n'écouterai plus, je me tiendrai bien loin!

Il semblait alors qu'elle eût oublié qu'elle était chez elle, et qu'elle
s'imaginât que d'Argères était le maître de la maison et le propriétaire
du piano.

Cet état de choses insolite et bizarre dura plusieurs jours, pendant
lesquels d'Argères, attiré et retenu comme le fer par l'aimant, ne
rentra à Mauzères que contraint et forcé par l'heure et le sentiment des
convenances. Ce peu de jours, qui pouvait avoir dans l'esprit de la
désolée la durée d'un instant comme celle d'une sieste, suffit pour
créer à cette dernière une habitude, un besoin d'entendre d'Argères et
de l'apercevoir à chaque instant, besoin dont elle ne pouvait se rendre
compte, mais qu'elle éprouvait réellement, comme on va le voir.

Vers la fin de la semaine, comme M. Comtois écrivait sur son journal:
«Dieu merci, on s'en va! monsieur m'a dit de redemander ses cravates à
la lingerie,» d'Argères, se sentant gagner par un trouble intérieur
qu'il était encore temps de combattre par la fuite, résolut de ne plus
retourner au Temple et d'aller rejoindre, à Vienne, le baron, dont
l'absence menaçait de se prolonger.

En conséquence, il ordonna à l'heureux Comtois de faire sa malle pour le
lendemain matin, et il s'enferma pour écrire des lettres et mettre en
ordre ses papiers. Il crut devoir adresser à madame de Monteluz quelques
mots d'excuse pour la prévenir que des affaires imprévues l'empêchaient
d'aller prendre congé d'elle; mais il ne put jamais trouver l'expression
respectueuse sans froideur, et affectueuse sans passion. Il déchira
trois fois sa lettre, et il s'impatientait contre le problème qui
s'agitait en lui, lorsqu'on frappa à sa porte. Il cria: _Entrez_, et vit
apparaître Antoinette Muiron.

--Que diable venez-vous faire ici? lui dit-il avec l'espèce de dépit que
l'on éprouve à la pensée d'être vaincu fatalement par un faible
adversaire. Pourquoi quittez-vous votre maîtresse, qui est seule, ou pis
que seule, avec votre maritorne de laitière?

--Monsieur, répondit Toinette sans se troubler d'un accueil si maussade,
je ne suis pas inquiète de madame dans un moment plus que dans l'autre.
Elle n'est pas folle, comme il plaît à votre valet de chambre de le
dire: elle n'a jamais eu l'idée du suicide...

--Et que m'importe ce que pense mon valet de chambre? pourquoi
connaissez-vous mon valet de chambre? pourquoi venez-vous ici le
questionner?

--Je suis venue le questionner sur votre départ, parce que j'ai vu
tantôt dans vos yeux que vous ne vouliez pas revenir.

--Eh bien, après?

--Pourquoi partir demain, monsieur, puisque vous aviez encore une
semaine à nous donner?

--Et pourquoi rester, je vous le demande? La tristesse de madame de
Monteluz se communique à moi et me fait mal; je ne vous l'ai pas caché;
je ne peux en aucune façon l'en distraire...

--Ah! voilà où vous vous trompez, monsieur! Votre musique lui faisait
tant de bien!

--Ma musique, ma musique! Qu'elle prenne un chanteur à ses gages!

--Allons, dit la Muiron avec un sourire de triomphe, c'est un dépit
d'amoureux; je le savais bien!

--Eh bien, ce serait une raison de plus pour me sauver! Et vous qui me
retenez d'une manière si ridicule, pour ne rien dire de plus, quand vous
savez fort bien qu'il n'y a de danger que pour moi, je vous trouve
obsédante, folle, presque odieuse! N'avez-vous pas dit que ce serait
_tant pis pour moi_? Eh bien, allez au diable, et je dirai tant pis pour
vous!

Malgré sa douceur habituelle, d'Argères était irrité. La Muiron le
désarma en fondant en larmes.

--Oui, je suis folle, dit-elle, mais je ne suis pas odieuse! J'aime ma
maîtresse, et je la vois perdue si elle reste ainsi.

--Arrachez-la à cette solitude, dit d'Argères radouci; reconduisez-la
chez ses parents.

--Oui, monsieur, je le ferai; mais ce sera pire. Elle n'aura pas plus de
consolation, et on la tourmentera par-dessus le marché.

--Faites-la voyager!

--Oui, si elle y consentait; mais comment gouverner une personne qui
vous supplie de la laisser tranquille, comme un mourant supplierait le
bourreau de ne pas le torturer?

--Mais que puis-je à tout cela, moi? Rien, vous le savez de reste!

--Qui sait, monsieur? Vous l'avez fait pleurer; c'était déjà un grand
miracle. Depuis ce jour-là, elle est encore plus triste, c'est vrai;
mais elle est aussi moins abattue. Elle vous parle dix fois par jour,
tandis qu'elle passait des quarante-huit heures sans dire un mot. Elle
vous voit, elle vous entend.

--Pas toujours!

--Presque toujours! tandis qu'elle ne m'entendait ni ne me voyait la
moitié du temps. Enfin, elle est tourmentée aujourd'hui, ce soir
surtout; elle ne sait de quoi.

--Ce n'est pas de mon départ? Elle ne s'en doute seulement pas.

--Elle n'a pas remarqué votre manière de lui dire adieu, et pourtant
elle sent que vous la quittez. Quelque chose le lui dit. Elle croit que
ça ne lui fait rien, et ça lui fait du mal.

D'Argères sentit que Toinette était dans le vrai. Il se défendit de plus
en plus faiblement, et finit par prendre son chapeau pour la reconduire.

Dans le vestibule de Mauzères, ils virent Comtois en observation, qui
dit tout bas à Toinette avec un sourire horriblement sardonique:

--Eh bien, monsieur va voir votre malade?

--Oui, monsieur Comtois, répondit Toinette avec aplomb; ne savez-vous
pas que votre maître est médecin?

Comtois, tout étourdi de cette nouvelle, retourna dans l'antichambre et
écrivit sur son journal:

«Je m'en étais toujours douté, monsieur est un homme de peu: c'est un
médecin.»




VI


Narration.

La soirée était attristée par le vent et la pluie, et les sentiers
détrempés rendaient la marche difficile. D'Argères se persuada qu'il
n'accompagnait Toinette que par humanité, et ne parut se rendre à aucune
des raisons qu'elle employait pour retarder son départ. Quand ils furent
à la porte de l'enclos, une sorte de convention tacite les poussa à y
entrer ensemble, tout en parlant d'une manière générale de ce qui les
intéressait l'un et l'autre. Toinette se garda bien de lui faire
observer qu'il franchissait le seuil: il eût pu se raviser. D'Argères
n'eut garde de paraître s'apercevoir de sa distraction: il se serait dû
à lui-même de ne point faire un pas de plus.

Madame de Monteluz passait les soirées assise sur la terrasse: mais la
pluie l'avait fait rentrer. Ils la trouvèrent au salon, sur une chaise
de paille, morne, les bras croisés, les yeux fixés à terre; mais elle
tressaillit contre son habitude, en se voyant surprise, et, se levant:

--Ah! mes amis, s'écria-t-elle, vous ne m'aviez donc pas abandonnée?

Elle pressa la main de d'Argères d'une main tremblante et glacée, et
embrassa Toinette. Deux grosses larmes coulaient lentement sur ses
joues.

--Abandonnée! dit Toinette éperdue. Quelle idée avez-vous eue là! Moi,
vous abandonner!

--Je ne sais pas, répondit Laure, comme honteuse de son effusion, mais
j'ai cru...

Elle étouffa un nouveau tressaillement nerveux, et se rassit brisée.

--Qu'est-ce que vous avez donc cru? lui dit d'Argères, irrésistiblement
entraîné à plier les genoux près d'elle et à reprendre ses mains dans
les siennes.--Voyons, je vous le disais bien, mademoiselle Muiron, vous
avez eu tort de la laisser seule. Elle s'est effrayée de la nuit, de
l'isolement, du silence. Elle a eu froid, elle a eu peur.

Et d'Argères, prenant à Toinette le burnous de laine blanche qu'elle
apportait, en enveloppa Laure et laissa quelques instants ses bras
autour d'elle comme pour la réchauffer. Dans cette amicale étreinte,
l'artiste s'aperçut ou ne s'aperçut pas qu'il mettait toute son âme. Il
était vaincu par son propre entraînement; il ne songeait plus à
interroger le sphinx. Si la vie eût tressailli dans ce marbre, il ne
l'eût pas senti, tant il était agité lui-même. Il se trouvait envahi par
la passion, mais envahi tout entier, comme le sont les belles natures,
qui n'ont pas besoin de dompter leur ivresse, parce que leur amour est
tout un respect, tout un culte. Ceux-là seuls qui n'aiment pas
complétement craignent de profaner leur idole par quelque audace. Ils
sont impurs, puisqu'ils craignent de communiquer l'impureté.

D'Argères ne sentit rien de semblable au fond de sa pensée. Laure
restait dans ses bras, immobile et chaste, mais elle le regardait avec
un doux étonnement où n'entrait aucun effroi.

--Elle m'aimera, se dit d'Argères, si elle peut encore aimer; car je
l'aime, et, par là, je la mérite. Si elle m'aime, elle croira en moi,
elle m'appartiendra.

Dès ce moment, il fut calme. Laure n'avait peut-être pas senti son
étreinte, mais elle l'avait remarquée et ne l'avait pas repoussée. Elle
était à lui, sinon par l'amour, au moins par l'amitié, puisqu'elle avait
foi en lui. Étrangère aux alarmes d'une fausse pudeur, défendue de tout
danger auprès d'un homme de bien par la vraie pudeur de l'âme, elle
acceptait son intérêt et ses consolations sans les avoir provoqués
volontairement. Un sentiment noble, quel qu'il fût, ardent ou fraternel,
les unissait donc déjà, grâce aux souveraines révélations des grands
instincts. Aucune amertume, aucune feinte réserve, ne pouvait plus
trouver place dans leurs relations.

--Allez-vous-en, dit d'Argères à Toinette après qu'elle eut servi le
thé. Je veux lui parler.

--Comment! monsieur, dit Toinette effarée, je vous gêne?

--Oui, parce que vous ne me comprendriez pas. Je veux être seul avec
elle. Entendez-vous! je le veux.

Elle sortit consternée, se disant qu'elle avait amené le loup dans la
bergerie, et retombant dans une de ces alternatives où son caractère,
mêlé de poésie et de prose, la jetait sans cesse: oser et trembler.

D'Argères présenta le thé à madame de Monteluz; il la fit asseoir sur le
moins mauvais fauteuil qu'il put trouver; il lui mit un coussin sous les
pieds, et, s'y agenouillant:

--Faites un grand effort sur vous-même, lui dit-il sans préambule et
avec une conviction hardie. Écoutez-moi et répondez-moi.

Toujours étonnée, mais silencieuse, elle lui répondit avec les yeux
qu'elle s'y engageait.

--Qu'est-ce que vous avez cru, ce soir, en vous trouvant seule?

--Ai-je cru quelque chose?

--Oui, vous avez commencé cette phrase: «J'ai cru...» Il faut l'achever.

--Je ne me souviens plus.

--Souvenez-vous! dit d'Argères.

Elle ferma les yeux comme pour regarder en elle-même, puis elle lui
répondit:

--J'ai cru que j'étais complétement délaissée.

--Par qui?

--Par vous deux. Par vous, c'était tout simple, et je ne pouvais ni m'en
étonner ni m'en plaindre; mais par Toinette... je n'y comprenais rien...
Attendez! Oui, j'étais sous l'empire d'un mauvais rêve.

--Est-ce que vous avez dormi?

--Je ne crois pas. Je rêve aussi bien quand je suis éveillée que quand
je dors; et, d'ailleurs, je ne distingue pas toujours bien ma veille de
mon sommeil... Ah çà! ajouta-t-elle après une pause inquiète, est-ce que
vous ne savez pas que je suis folle?

--Pourquoi me retirez-vous vos mains? dit d'Argères frappé de son
mouvement.

--Parce que l'on ne s'intéresse pas aux fous, je le sais. Quelque doux
et soumis qu'ils soient, on en a peur. Si donc vous ne connaissez pas ma
situation, si Toinette ne vous a pas dit que j'étais une sorte d'idiote
tranquille, privée de mémoire et incapable de suivre un raisonnement, il
faut que vous le sachiez.

--Pourquoi?

--Parce que je vois bien que vous me portez un généreux intérêt, et que
je ne veux pas en usurper plus que je n'en mérite.

--Vous méritez tout celui dont je suis capable, si votre mal moral est
involontaire. Là est la question; confessez-vous.

--Me confesser? dit madame de Monteluz, dont la figure s'assombrit; et
pourquoi donc?

--Pour que je sache si je dois vous aimer.

--M'aimer! moi? s'écria-t-elle en se levant avec effroi. Oh! non!...
Jamais, personne, entendez-vous bien!

--Est-ce que vous croyez que je vous demande de l'amour? dit d'Argères.
Pourquoi cette frayeur?

--C'est une frayeur d'enfant imbécile, si vous voulez, dit-elle en se
rasseyant; mais, pour moi, le mot aimer est un mot terrible; et, quand
quelqu'un auprès de moi le prononce... Non! non! je ne veux pas
seulement que Toinette me dise qu'elle m'aime! Aimer un être mort, c'est
affreux! je sais ce que c'est!

--Alors, vous voulez seulement qu'on vous plaigne? Vous n'acceptez,
comme vous dites, que la pitié?

--Pourquoi la repousserais-je? C'est un bon, un divin sentiment, qui
fait encore plus de bien à ceux qui l'éprouvent qu'à ceux qui en sont
l'objet. Je sens cela en moi-même quand je m'aperçois que j'oublie mon
mal auprès des autres malheureux.

--Si vous connaissez encore la pitié, vous êtes encore capable d'aimer,
car la pitié est un amour.

--Un amour général qui ne s'attache pas à un seul être au détriment de
tous les autres. Voilà celui que j'accepte, et que je peux payer par la
reconnaissance.

--Cela est très-logique, dit d'Argères en souriant pour cacher l'effroi
que lui causait la fermeté de son accent; et, pour une personne idiote
ou folle, c'est assez puissant de raisonnement. Puisque vous êtes si
lucide, résumons-nous. Vous ne voulez pas être aimée à l'état
d'individu, mais secourue et consolée par des charités toutes
chrétiennes, parce que vous ne valez pas la peine qu'on se consacre à
vous en particulier. Pourtant, si Toinette s'absente une heure ou deux,
vous êtes inquiète, vous vous affligez.

--Oui, je suis faible, mais je ne suis pas injuste; je ne lui adresse,
ni des lèvres ni du coeur, aucun reproche.

--Mais pourtant sa vie entière est absorbée dans la vôtre, et vous
acceptez ce dévouement. Donc, vous pouvez faire exception à votre
rigidité d'abnégation en faveur de quelqu'un, et vous sentez bien que ce
quelqu'un vous aime.

--Ah! monsieur, même de la part de Toinette, qui m'a élevée, qui s'est
fait, de me soigner, une habitude impérieuse et un devoir jaloux, cela
me cause des remords. Vous avouerai-je...? Oui, vous voulez que je me
confesse! Eh bien, il y a des heures, des jours entiers où ce remords
est si poignant, où je suis si révoltée contre moi-même d'accaparer
ainsi, au profit de ma misérable demi-existence, le dévouement d'une
personne qui a le droit et le besoin d'exister pour elle-même; enfin, je
me fais quelquefois tellement honte et aversion, que j'ai des pensées de
suicide et que j'y céderais si je ne craignais de laisser des remords
imaginaires à cette pauvre fille. Alors, voyez-vous, il me prend des
envies sauvages de la fuir, de fuir tout le monde, de n'être plus à
charge à personne... Ah! si je savais un désert que je pusse atteindre
en liberté! Celui-ci m'a affranchi de la souffrance de mes proches; mais
déjà on me réclame, on me rappelle... et il n'est d'ailleurs pas assez
profond, puisque m'y voilà avec Toinette qui m'aime, et vous qui parlez
de m'aimer.

--Le raisonnement est inattaquable, pensa d'Argères, qui l'écoutait sans
dépit, parce qu'il voyait en elle une sincérité complète. Je ne vaincrai
pas sa douloureuse sagesse. Voyons si les entrailles sont muettes et si
tout instinct d'affection humaine est éteint pour jamais.

Il se leva en silence, lui baisa la main, et sortit. Toinette était sur
le palier, essayant de voir et d'entendre.

Il la repoussa avec autorité et resta quelques instants seul et attentif
au moindre bruit.

--Que Dieu me pardonne de la torturer peut-être! pensa-t-il en collant
son oreille à la porte. Ce sera son salut.

Il entendit enfin un brusque sanglot et rentra vivement. Laure s'était
laissée tomber assise sur ses genoux, les mains pendantes, les cheveux
dénoués, des larmes sur les joues, dans une attitude de Madeleine au
désert. Elle était si belle dans sa douleur, qu'il en fut ébloui. Il eût
osé baiser ses larmes s'il eût été certain, dans le premier moment, de
les avoir fait couler.

Mais le sphinx resta muet. Elle se releva précipitamment en voyant
d'Argères à ses côtés, et parut croire qu'elle s'était trompée en
pensant qu'il la quittait pour toujours.

--Que faisiez-vous là à genoux? lui dit tristement d'Argères un peu
découragé.

--Je priais, dit-elle.

--Et que demandiez-vous à Dieu?

--De vous donner du bonheur et de me faire bientôt mourir, répondit-elle
d'un ton de candeur angélique.

--Mourir! reprit d'Argères abattu. Oui, c'est le refuge des âmes glacées
qui ne veulent plus aimer.

--Dites qui ne peuvent plus! Écoutez, ne me croyez pas si lâche que de
ne pas avoir lutté. Ne me jugez pas comme fait ma belle-mère, qui me dit
que je nourris ma douleur parce que j'aime ma douleur. Non, non,
personne n'aime la souffrance! tous les êtres la fuient. J'ai voulu,
j'ai souhaité guérir; je le voudrais encore si j'espérais en venir à
bout. J'ai obéi à toutes les prescriptions physiques et morales. J'ai
écouté le prêtre et le médecin. J'ai recouvré la santé du corps, et
croyez bien que ce n'est pas sans peine et sans un mortel ennui que j'ai
pu suivre un régime et consacrer du temps à me cultiver comme une plante
précieuse, quand je me sentais pour jamais privée de soleil et de
parfums. On me disait: «Guérissez le corps, la santé morale reviendra.»
Quelle santé morale? La résignation? On en a de reste devant les maux
accomplis et sans remède. La soumission aux volontés de Dieu? Comment
pourrais-je me révolter contre ce qui m'a écrasée? Tenez, on succombe à
cette guérison-là. Elle s'est faite en moi, et pourtant j'entre toute
vivante dans les ténèbres de la mort. Je me porte bien et je perds mes
facultés. Ma volonté m'échappe, mes forces intellectuelles s'émoussent.
Je ne souffre même plus, je m'ennuie!

--Alors, dit d'Argères profondément attristé, vous ne voulez plus
lutter? Vous n'essayerez plus rien pour sauver votre âme?

--Je n'ai pas dit cela, reprit-elle, je ne le dirai jamais. Je crois à
la bonté sans bornes de Dieu; mais je crois aussi à nos devoirs sur la
terre. Jusqu'à mon dernier jour de lucidité, je me défendrai de mon
mieux contre les vertiges qui m'envahissent. Vous voyez bien que je le
fais; vous exigez que je parle de moi, et j'en parle! C'est pourtant la
chose la plus difficile et la plus pénible que je puisse me commander à
moi-même.

--Vous avez raison de le faire, et je ne veux pas vous en remercier. Ce
n'est pas pour moi que vous le faites: c'est pour vous; dites avec
vérité que c'est pour vous!

--C'est pour ma famille, qui est contristée, humiliée et scandalisée de
ma situation d'esprit; c'est surtout pour cette pauvre fille qui me
sert, qui ne m'a jamais quittée, qui a ses travers, je le sais, mais
dont l'affection et la patience effacent toutes les taches devant Dieu
et devant moi; c'est pour vous en cet instant! pour vous à qui je ne
veux pas léguer, pour remercîment de quelques jours de commisération,
l'exemple d'un abandon de moi-même, qui pourrait, si jamais vous êtes
malheureux, vous faire croire à l'abandon de Dieu envers ses créatures.

--Ainsi ce n'est pas pour vous-même?

--Pour moi?... Ah! monsieur, vous ne savez pas une chose effrayante...
Non, je ne veux pas vous la dire.

--Dites-la! s'écria d'Argères, dont la passion croissante s'armait d'une
volonté capable d'exercer une sorte d'ascendant magnétique.

--Eh bien, répondit-elle, le suicide moral a de plus grands attraits
encore que le suicide matériel, si on s'y laissait aller... Il y a dans
l'oubli de la réalité, dans le rêve du néant, dans le trouble de la
folie, un charme épouvantable qui semble parfois la récompense et le
soulagement promis aux violentes douleurs longtemps comprimées!

--Taisez-vous! dit d'Argères; cette pensée doit vous faire frémir. Elle
est impie; chassez-la de votre coeur à jamais; craignez qu'elle ne soit
contagieuse pour ceux qui vous comprendraient!

--Oui, vous avez raison! répondit-elle vivement en lui saisissant le
bras comme si elle eût craint, cette fois, de rouler dans un abîme
ouvert sous ses pieds. Vous avez raison! vous avez une âme vraiment
croyante, vous! vous me parlez comme un père... vous me faites du bien,
c'est là ce qu'il faut me dire! Et quoi encore? Parlez-moi, vous me
faites du bien!

--Si cela est, s'écria d'Argères en la saisissant dans ses bras et en
l'y retenant, vous êtes sauvée, je le jure devant Dieu! Restez là, sans
honte, sans crainte, et reposez cette tête malade sur un coeur plein de
jeunesse cl de force! Fiez-vous à moi qui ne vous demande rien et qui ne
pourrais rien vouloir de vous que ce que vous ne pouvez pas me donner,
une affection complète et absolue. Fiez-vous entièrement, Laure; je suis
trop fier pour songer à égarer l'esprit d'une femme comme vous; je me
respecte trop moi-même pour ne pas vous respecter. Votre pudeur alarmée
en ce moment me serait une injure mortelle. Écoutez-moi donc et
croyez-moi. Ce n'est pas moi, un inconnu, un passant qui vous parle:
c'est quelque chose qui est en moi et qui me commande de vous parler;
quelque chose de supérieur à votre volonté et à la mienne; c'est la voix
de l'amour même qui remplit mon sein et qui déborde, mais sans délire,
sans effroi, sans hésitation. Laure, je vous aime. Je pourrais vous
cacher que c'est une passion qui m'envahit, vous offrir seulement, pour
vous tranquilliser, une amitié douce et fraternelle. Je vous tromperais;
ce serait un plan de séduction, ce serait infâme. Il faut que vous
acceptiez mon amour pour accepter mon amitié, car l'amitié est dans
l'amour vrai, et, si l'un vous effraye, l'autre vous est nécessaire.
Vous voulez guérir, vous voulez ne pas perdre la notion de Dieu, ni le
titre sacré de créature humaine. Arrière donc l'abîme décevant de la
folie! Qu'il soit à jamais fermé! Oubliez que vous y avez plongé un
regard coupable. Ayez la volonté; respectez-vous, aimez-vous vous-même,
voilà tout ce que je vous demande, tout ce que je prétends vous
persuader en vous aimant. Ne vous inquiétez pas, ne vous occupez pas de
moi; ne voyez en moi que le médecin sérieux de votre noble intelligence
ébranlée. Je ne veux pas souffrir de mon rôle: j'ai la foi. Quand même
je souffrirais, d'ailleurs! Je ne suis pas sans courage, et je vous dis
pour vous rassurer: Sachez que je souffrirais davantage si je vous
quittais maintenant.

Il lui parla encore avec effusion et trouva l'éloquence du coeur pour la
convaincre. Elle l'écouta sans lui imposer silence, sans relever sa
tête, qu'il avait attirée sur son épaule, sans exprimer, sans ressentir
le moindre doute sur la sincérité et la force du sentiment qu'il
exprimait. Il y eut même un instant où, bercée par le son de sa voix,
elle ferma les yeux et l'entendit comme dans un rêve. D'Argères avait
gagné en partie la cause qu'il plaidait: elle avait foi en lui.

Mais elle ne pouvait retrouver si vite la foi en elle-même, et, se
relevant doucement, elle lui dit avec un sourire déchirant:

--Oui, vous êtes grand, vous êtes vrai, vous êtes jeune, pur et bon.
J'accepte de vous la sainte amitié; je voudrais pouvoir accepter le
divin amour! Eh bien, je me suis interrogée en vous écoutant, et chacune
de vos paroles m'a éclairée sur moi-même. Je ne peux pas accepter une si
noble passion, et, pour qu'elle s'efface en vous, pour que l'amitié
seule me reste, il faut que nous nous quittions pour longtemps. Vous
souffririez près de moi de me sentir indigne d'être si bien aimée. Oui,
oui! je sais ce que vous souffririez de la disproportion de nos
sentiments. Ah! ceux qui se laissent aimer...

--Que voulez-vous dire?

--Rien; ne m'interrogez pas; ne réveillons pas ma mémoire; ne songeons
pas trop non plus à l'avenir. J'ai peur de tout ce qui n'est pas le
moment où je vis. Je vis si rarement! En ce moment-ci, je vis, grâce à
vous; je crois au tendre intérêt, aux sollicitudes infinies, à l'immense
dévouement; cela suffit à me faire un bien immense. Soyez donc béni, et
que le côté le plus sublime de votre attachement pour moi soit satisfait
et récompensé. Je peux vous dire que je guérirai peut-être, ou tout au
moins que je veux, que je désire guérir. Voilà tout le baume que, quant
à présent, vous pouvez verser sur ma blessure. Davantage serait trop.
J'y succomberais peut-être. Je n'ai pas la force de regarder le ciel,
moi dont les yeux ne peuvent pas même supporter l'ombre. Je deviendrais
aveugle; j'éclaterais comme l'argile à un feu trop ardent. Quittez-moi,
et dites-moi seulement que ce n'est pas pour toujours! Toujours! c'est
une idée affreuse, c'est comme la mort! Quand j'ai cru, ce soir, que je
ne vous reverrais plus... je l'ai cru deux fois: d'abord dans une sorte
d'hallucination, pendant que Toinette s'était absentée, et puis tout à
l'heure avec une lucidité plus cruelle, quand vous êtes sorti... eh
bien, dans ma frayeur, je vous pleurais... car je vous aimais, et je
vous aime! oui, autant que je peux aimer maintenant! Ne vous y trompez
pas, c'est peu de chose, au prix de ce que vous m'offrez. C'est un
mouvement égoïste, comme celui de l'enfant qui s'attache à un secours,
sans être capable de rendre la pareille. Vous ne devez pas consacrer
votre vie, pas même une courte phase de votre vie, à un être frappé de
la plus funeste ingratitude, celle qui s'avoue et ne peut se vaincre.
Quand même vous en auriez l'admirable courage, je refuserais, moi! car
je me prendrais en horreur, et mon scrupule deviendrait intolérable.
Adieu, adieu! quittez-moi, oubliez-moi quelque temps; vivez! Si je
guéris, si je me sens renaître, ne fussé-je digne que de l'amitié que
vous m'aurez conservée, je vous la réclamerai. Vous êtes trop parfait
pour n'avoir pas inspiré déjà d'ardentes amours. Elles n'ont pourtant
pas été à la hauteur de votre âme, puisque vous n'avez aucun lien qui
vous ait empêché de m'offrir cette âme dévouée; mais c'est, dans votre
destinée, une lacune qui sera comblée promptement. Mal ou bien, vous
serez encore récompensé mieux que par moi, jusqu'à l'heure où vous
rencontrerez la femme entièrement digne de vous. Cette pensée ne trouble
pas l'espérance que je garde de vous retrouver, et d'être pour vous
quelque chose comme une soeur respectueuse et tendre.

Tel fut le résumé, souvent interrompu, des réponses de Laure. En la
trouvant si nette dans ses idées et si fortement retranchée dans une
humilité douloureuse, l'artiste s'affligea plus d'une fois, mais il ne
désespéra pas un instant. Il repoussait l'idée d'une séparation; il
refusait l'épreuve de l'absence. Il sentait bien que l'amour se
communique par la volonté. Si Laure n'était pas de ces organisations
débiles qui en ressentent et en subissent la surprise physique, elle
n'en était que mieux disposée à comprendre et à partager une passion
complète et vraie. C'était une femme dont il fallait d'abord posséder le
coeur et l'esprit. D'Argères n'était pas au-dessous d'une telle tâche.

Il ne voulut pas augmenter l'effroi qu'elle avait d'elle-même et promit
de se soumettre à toutes ses décisions; mais il demanda deux ou trois
jours avant d'en accepter une définitive, et il fut autorisé à revenir
le lendemain matin.




VII


Le même soir, en rentrant, d'Argères écrivit la lettre suivante:

«Laure, je suis bien heureux! vous croyez en moi. Vous n'avez admis
aucun doute sur ma loyauté. Vous m'avez rendu bien fier, bien
reconnaissant envers moi-même. Jamais je n'ai senti si vivement le prix
d'une conscience _sans peur et sans reproche_.

»Vous m'avez rempli d'orgueil pour la première fois de ma vie. Oui,
vraiment, voici la première fois que j'obtiens une gloire qui m'élève
au-dessus de moi-même. C'est que vous êtes une femme unique sur la
terre. Est-ce la nature ou la douleur qui vous a faite ainsi? Personne
ne vous ressemble. Vous subjuguez comme en dépit de vous-même. Vous
ignorez, non pas seulement la puérile coquetterie de votre sexe, mais
encore la légitime puissance de votre beauté physique et morale. Vous
êtes humble comme une vraie chrétienne, naïve comme un enfant, simple
comme le génie. Je ne sais encore quel génie vous avez, Laure: peut-être
aucun que le vulgaire puisse apprécier; mais vous avez celui de toutes
choses pour qui sait vous comprendre. Vous avez surtout celui de
l'amour. Il se manifeste dans la terreur même qu'il vous cause, dans
votre refus de l'essayer encore. Eh bien, j'attendrai. J'attendrai dix
ans, s'il le faut; mais, certain de ne retrouver nulle part un trésor
comme votre âme, je ne renoncerai jamais à le conquérir; mon espérance
ne s'éteindra qu'avec ma vie.

»Avant de vous revoir, Laure, et comme je ne veux, auprès de vous,
m'occuper que de vous, je viens vous parler de moi, de mon passé, de ma
vie extérieure. Malgré votre sublime confiance, je me dois à moi-même de
vous faire connaître, non pas l'homme qui vous aime, il est tout entier
dans l'amour qu'il a mis à vos pieds, mais l'homme que les autres
connaissent, l'artiste que vous croiriez peut-être appartenir au monde
et qui n'appartiendra plus jamais qu'à vous.

»Vous m'avez dit, la première soirée que j'ai passée auprès de vous, que
vous aviez entendu parler d'Adriani, un chanteur de quelque mérite, qui
disait sa propre musique, et dont les compositions vous avaient paru
belles. C'était un souvenir, qui, chez vous, datait d'avant vos
chagrins. Je vous ai questionnée sur son compte, feignant de ne pas le
connaître, afin de savoir ce que vous pensiez de lui. Vous ne l'aviez
jamais vu, disiez-vous, parce que, à l'époque où il commença à faire un
peu de bruit, vous veniez de quitter Paris pour vivre en Provence. Vous
aviez su qu'il était parti peu de temps après pour la Russie; et puis,
le malheur vous ayant frappée, vous aviez perdu la trace de ses pas et
le souvenir de son existence; mais vous disiez que vous aviez
quelquefois chanté ou lu ses compositions dans ces derniers temps, et
que vous trouviez, dans ce que je vous avais chanté, le même jour, des
formes qui vous rappelaient sa manière.

»Vous m'avez dit encore:

»--Je n'ai guère l'espérance de jamais l'entendre. S'il revient en
France (il y est peut-être maintenant), ce n'est pas un homme à courir
la province, et on ne le verra jamais sur aucun théâtre. On m'a dit
qu'il avait de quoi vivre chétivement sans se vendre au public et qu'il
ne chantait que pour des salons amis, pour un auditoire d'élite, sans
accepter aucune rétribution. On n'osait même pas lui en proposer une, à
moins que ce ne fût pour les pauvres. Il a conservé l'indépendance d'un
homme du monde, bien qu'il soit pauvre lui-même. Cela est à sa louange.

»Et vous avez ajouté:

»--J'ai regretté autrefois de ne pas l'avoir connu; mais, aujourd'hui,
j'en suis toute consolée. Malgré tout ce que l'on m'a dit de son
originalité, il ne me semble pas qu'il puisse vous être supérieur.

»Eh bien, Laure, cet Adriani, c'est moi. Je m'appelle effectivement
d'Argères, et je suis d'une famille noble; mais mon nom de baptême est
Adrien. Né en Italie, j'ai pu, sans déguisement puéril, italianiser ce
prénom. Mon père occupait d'assez hauts emplois dans la diplomatie.
J'avais été élevé avec soin, j'étais né musicien. Je me suis développé,
comme voix et comme instinct, sous un soleil plus musical que le nôtre.
J'ai beaucoup vécu, dans mon adolescence, avec le peuple inspiré du midi
de l'Europe et des côtes de la Méditerranée. Tout mon génie consiste à
n'avoir pas perdu, dans l'étude technique et dans le commerce d'un monde
blasé, le goût du simple et du vrai qui avait charmé mes premières
impressions, formé mes premières pensées.

»Orphelin de bonne heure, je me suis trouvé sans direction et sans frein
à l'âge des passions. J'avais quelque fortune et beaucoup d'amis, les
artistes en ont toujours, car déjà on m'écoutait avec plaisir. Italien
autant que Français, jusqu'à l'âge de ma majorité, je ne connus la
France que dans le monde des grandes villes d'Italie. Je dissipai mes
ressources dans une vie facile, enthousiaste, folle même, au dire de mon
conseil de famille, et dans laquelle je ne trouve pourtant rien qui me
fasse rougir. Ruiné, je ne voulus pas vivre de hasards et d'industrie
comme tant d'autres; je ne voulus point m'endetter; je résolus de tirer
parti de mon talent. Mes grands-parents jetèrent les hauts cris et
m'offrirent de se cotiser pour me faire une pension. Je refusai: cela me
parut un outrage; mais, pour ne pas blesser en face leurs préjugés, je
vins en France; je me mis en relation avec des artistes; je chantai dans
plusieurs réunions; j'y fus goûté, encouragé, et je cherchai à me
procurer des élèves; mais cette ressource arrivait lentement, et le
métier de professeur m'était antipathique. Démontrer le beau, expliquer
le vrai dans les arts, c'est possible dans un cours, à force de talent
et d'éloquence; mais dépenser toute ma puissance pour des élèves, la
plupart inintelligents ou frivoles, je ne pus m'y résigner. Mon temps se
laissait absorber, d'ailleurs, par des leçons à quelques jeunes gens
bien doués et pauvres, qui me dédommageaient intellectuellement de mes
fatigues, mais qui ne pouvaient conjurer ma misère.

»La misère, je ne la crains pas extraordinairement; je ne la sens même
pas beaucoup quand elle ne se convertit pas en solitude. La solitude me
menaçait. Je mis l'amour dans mon grenier. Il me trompa. L'idéal pour
moi, c'est de vivre à deux. Il ne se réalisa pas. Je respecte mes
souvenirs; mais le milieu où je pouvais mériter et savourer le bonheur
vrai ne se fit pas autour de moi; et j'avais, d'ailleurs, une soif trop
ardente des joies parfaites, qui ne sont pas semées en ce monde et qu'on
n'y rencontre probablement qu'une fois.

»Je ne brisai rien, j'échappai à tout. Je ressentis et je causai des
chagrins dont il ne m'appartenait pas de trouver le remède. La fuite
seule pouvait en faire cesser le renouvellement. Je partis. Je voyageai.
Le produit fort modeste de quelques publications musicales, qui eurent
du succès, me permit de ne rien devoir à la libéralité de mes
enthousiastes. Pour un homme qui a quelque talent spécial et point
d'ambition, le monde est accessible, et partout je me vis comblé
d'égards, ce que je préférai à être comblé d'argent. Je pus consentir à
être associé aux plaisirs des riches et des grands de la terre, et je
peux dire que je n'y fus pas recherché seulement comme chanteur. On
voulut bien me traiter comme un homme, quand on me vit me conduire en
homme. Je ne sache pas avoir eu à payer d'autre écot, que celui d'être
et de demeurer moi-même. Et, en vérité, je ne comprends guère qu'un
artiste qui se respecte ait besoin d'autre chose que d'un habit noir et
d'une complète absence de vices et de prétentions, pour se trouver à la
hauteur de toutes les convenances sociales. Je ne me fais, au reste,
qu'un très-léger mérite d'avoir su renoncer aux vanités et aux
emportements de la jeunesse, dès le jour où la satisfaction de ces
appétits violents me fut refusée par la fortune. Je ne devins point un
sage: les plaisirs courent assez d'eux-mêmes après celui qui sait en
procurer aux autres et qui ne s'en montre pas trop affamé. Mais je
corrigeai en moi le travers du désordre, qui est une paresse de
l'esprit, et je reconnus que j'avais conquis la liberté du lendemain
avec un peu de prévoyance dans le jour présent.

»Enfin je ne souffris pas de jouir du luxe des autres, et de me dire que
je n'aurais en ma possession que le nécessaire. Ces besoins qu'éprouvent
les artistes de devenir ou de paraître grands seigneurs m'ont toujours
semblé des faiblesses de parvenus. L'homme qui a possédé par lui-même
n'a plus cette fièvre d'éblouir qui dévore les pauvres enrichis. Élevé
dans le bien-être, je ne méprisais ni n'enviais des biens dont ma
prodigalité avait su faire gaiement le sacrifice à mes plaisirs, mais
que je n'aurais pu reconquérir sans faire le sacrifice de ma fierté et
de mon indépendance.

»La fortune est quelquefois comme le monde: elle sourit à ceux qui ne
courent pas sur ses pas. Un petit héritage très-inattendu me permit de
revenir à Paris. Je me fis encore entendre, j'eus de grands succès. Le
public grossissait dans les réunions d'abord choisies, puis nombreuses
et ardentes où je me laissais entraîner. Le public voulut m'avoir à lui.
L'Opéra m'offrit et m'offre encore un engagement considérable. Les
élèves assiégeaient ma porte. Les concerts me promettaient une riche
moisson. J'ai tout refusé, tout quitté pour aller revoir la Suisse, le
mois dernier. J'avais placé, de confiance, ma petite fortune chez un ami
qui, sans me rien dire, l'avait risquée dans une opération commerciale
que je ne connais ni ne comprends, mais qu'il regardait comme certaine.
S'il l'eût perdue, je ne l'aurais jamais su; il me l'eût restituée; il
l'a décuplée. Pendant que je gravissais les glaciers et que mon âme
chantait au bruit des cataractes, je devenais riche à mon insu: je le
suis! J'ai cinq cent mille francs. Je n'ai pas connu mon bonheur tout de
suite. J'ai si peu de désirs dans l'ordre des choses matérielles
maintenant, que j'aurais perdu sans effroi cette richesse relative, le
lendemain du jour où elle me fut annoncée; mais, aujourd'hui,
aujourd'hui, Laure, elle me rend heureux, puisqu'elle me permet de me
donner à vous. Je m'appartiens! Où vous voudrez vivre, je peux vivre et
vivre à l'abri des privations. Votre Toinette m'a dit que vous êtes
riche; je ne sais ce qu'elle entend par là; j'ignore si vous l'êtes plus
ou moins que moi. Je vous avoue que je ne m'en occupe pas et que cela
m'est indifférent. Il est des sentiments qui n'admettent pas ce genre de
réflexions. Je vous connais assez pour savoir que, si vous m'aimiez
assez pour être à moi, vous m'eussiez accepté pauvre comme je vous
accepterais riche, sans me préoccuper des soupçons d'un monde auquel ni
ma vie ni ma conscience n'appartiennent.

»Si vous chérissez la solitude, nous chercherons la solitude; nous la
trouverons aisément à nous deux; car, pour une femme, elle n'existe
nulle part sans une protection. Vous n'aurez pas à craindre de
m'arracher à une vie agitée et brillante. Je suis repu de mouvement, et
mon soleil à moi est dans mon âme: c'est mon amour, c'est vous!
D'ailleurs, je n'ai jamais compris cet autre besoin factice que la
plupart des artistes éprouvent de se trouver en contact avec la foule.
Je ne suis pas de ceux-là. Je ne hais ni ne méprise ce qu'on appelle le
public. Le public, c'est une petite députation de l'humanité, en somme,
et j'aime, je respecte mes semblables. Mais c'est par mon âme, ce n'est
point par mes yeux ni par mes oreilles que je suis en rapport avec eux.
Si une bonne et belle pensée se produit en moi, je sais qu'elle leur
profitera, et je ressens leur sympathie en dehors du temps et de
l'espace. La répulsion ou l'engouement du public immédiat peut errer,
mais la réflexion des masses redresse l'erreur. Il faut donc contempler
le vrai dans l'homme face à face, être pour ainsi dire en tête-à-tête
avec l'âme de l'humanité dans les conceptions de l'intelligence et dans
les inspirations du coeur. Voilà le respect, voilà l'affection qu'on
doit aux hommes, et, dans cette notion de leur confraternité avec
nous-mêmes, ceux de l'avenir autant que ceux d'aujourd'hui comparaissent
pour nous servir de juges, de conseils ou d'amis.

»Mais, dans le besoin de les voir sourire, de respirer leur encens,
comme dans la crainte poignante de ne pas être compris d'emblée, il y a
quelque chose de maladif qui ne tiendrait pas contre une pensée
sérieuse, si le talent qui se produit était sérieux et prenait son siége
dans la conscience.

»Laure, tu pourras m'aimer, je le sens, je le veux! Jamais, quand je me
suis prosterné en esprit devant Dieu, source du vrai et du bon, pour lui
demander de me garder dans ses voies, il ne m'a laissé impuissant à
produire des accents vrais, des idées élevées. En ce moment, je lui
demande ses dons les plus sublimes, l'amour vrai partagé; et je
l'implore avec tant de feu et de naïveté, qu'il m'exaucera.

»Nous irons où tu voudras; nous resterons ici, nous parcourrons des pays
nouveaux, nous nous cacherons sous terre, nous dépenserons ma petite
fortune en un jour, ou nous assurerons par elle l'équilibre à notre
avenir. Tu n'as pas de volontés, je le sais. Je veux, j'attends que tu
en aies. Je serai bien heureux le jour où je verrai poindre seulement
une fantaisie, et je sens que, pour la satisfaire, je transporterai,
s'il le faut, des montagnes...

»Laisse-moi t'aimer, ne me plains pas d'aimer seul. Ne sais-tu pas que
c'est déjà du bonheur que tu me donnes en m'élevant à la plénitude de
mes propres facultés, en me plaçant au faîte de ma propre énergie!

»Laisse-toi aimer, ange blessé! Un jour, je te le jure, tu remercieras
Dieu de me l'avoir permis.

»A toi, malgré toi, et pour toujours.

»ADRIANI.»


Journal de Comtois.

Monsieur est un homme de rien. C'est un artiste! Je m'en étais toujours
douté. J'ai lu, par hasard, ce soir, un vieux morceau de journal dont je
me sers pour me mettre des papillotes. Il y avait dessus, à la date de
janvier dernier:

«Le célèbre chanteur et compositeur Adriani, dont le nom véritable est
d'Argères, est enfin revenu des neiges de la... et s'est fait entendre
dans les salons de..., où il a ravi une foule de... méthode... les
femmes... sa beauté idéale... un engagement... l'Opéra...»

Le reste des lignes manque; mais c'est assez clair comme ça; et me voilà
dans une jolie position! Valet de chambre d'un chanteur, d'un histrion,
sans doute! Je vas écrire à ma femme de me chercher une place. En
attendant, j'espère bien qu'il ne me fera pas banqueroute de mon voyage.
D'ailleurs, l'intrigant va faire fortune. Il épouse sa folle, puisqu'il
en est revenu ce soir passé minuit. Elle le battra, c'est tout ce que je
lui souhaite pour m'avoir si bien attrapé.


Narration.

D'Argères, ou plutôt Adriani, car c'est sous ce nom que son existence
avait pris de l'éclat, dormit mieux qu'il n'avait fait depuis huit
jours. Il ferma sa lettre, qu'il voulait envoyer à Laure avant de la
revoir, et goûta un repos délicieux, bercé par les riantes fictions de
l'espérance. En s'éveillant, il sonna Comtois pour le charger de sa
missive. Mais Comtois avait une figure et une attitude si
extraordinaires, qu'il hésita à mettre son secret dans les mains d'un
être bavard, sot et curieux.

--Voilà monsieur réveillé! fit Comtois d'un air qu'il croyait être
goguenard et qui n'était que stupide. Sans doute monsieur a bien dormi?
Il ne souffre pas du mal de dents, lui! Ce n'est pas comme moi, qui n'ai
pas pu fermer l'oeil: ce qui m'a conduit à lire de vieux journaux où
j'ai trouvé des choses bien drôles!

--Si vous êtes malade, Comtois, allez vous recoucher. Je me passerai de
vous.

--J'aimerais mieux que monsieur me donnât une petite consultation.

--Pour les dents? Je ne saurais. Je n'y ai eu mal de ma vie.

--Ah! c'est que je croyais monsieur médecin?

Ici, Comtois, voulant se livrer à un rire sardonique, fit une grimace si
laide, qu'Adriani le crut en proie à de violentes souffrances. Il
insista pour le renvoyer; mais Comtois n'en voulut pas démordre, et
s'acharna à raser son maître.

--Que monsieur ne craigne rien, lui dit-il en se livrant à cette
opération quotidienne où il excellait et dont il tirait une
incommensurable vanité, je raserais, comme on dit, les pieds dans le
feu. J'ai la main si légère, que, eussé-je des convulsions, par suite de
mes dents, vous ne me sentiriez point. Je sais ce qu'on doit de
précautions, surtout quand on approche le rasoir d'un gosier comme celui
de monsieur. Quant à moi, on pourrait bien me couper le sifflet, l'Opéra
n'y perdrait rien; mais peut-être qu'il y a des mille et des cents dans
le gosier de monsieur.

--Le drôle sait qui je suis, pensa Adriani: j'ai bien fait d'écrire. Il
faut que je me hâte de courir là-bas, avant qu'il ait eu le temps de
bavarder avec Toinette.

Comme il sortait, Adriani vit arriver la chaise de poste du baron de
West, qui revenait de Vienne, et qui, de loin, lui faisait de grands
bras. Désolé de ce contretemps, il feignit de ne pas le reconnaître et
se jeta dans les vignes. A travers les pampres, il vit la voiture qui
s'arrêtait, ce qui lui fit craindre que le baron ne courût après lui. Il
se glissa le long d'une haie, et se trouva en face de la vachère du
Temple, qui prenait le plus court à travers les vignes pour gagner la
route.

--Où allez-vous? lui dit-il.

--Je vas porter une lettre à M. d'Argères, répondit-elle. C'est-il vous
qui s'appelle comme ça?

Adriani ouvrit le billet. Il était de la main de Toinette.

«Madame n'a pas bien dormi cette nuit. Elle gardera la chambre ce matin.
Elle prie bien monsieur de ne venir qu'après midi.»

--Retournez vite au Temple, dit Adriani, et remettez ceci à madame
elle-même, aussitôt que vous pourrez entrer chez elle.

Il ajouta un louis à son message, pour que Mariotte comprît qu'il y
avait profit pour elle à s'en bien acquitter.

Puis il revint sur ses pas, en feignant d'apercevoir le baron, qui
arrivait à lui.




VIII


Le baron l'embrassa cordialement; mais il avait vu l'échange des
lettres, il connaissait la figure de la messagère, et, remarquant une
certaine agitation chez son hôte, il l'en plaisanta.

--Ah! tête d'artiste! lui dit-il en rentrant avec lui au château, vous
voilà déjà lancée dans un roman. Laissez donc les enfants seuls! vous
n'aurez pas plus tôt tourné les talons, qu'ils s'envoleront pour le pays
de la fantaisie. Moi qui revenais transporté de reconnaissance pour le
courage que vous aviez eu de m'attendre dans mon désert!... Ah! vous
avez su déjà peupler la solitude, mon bel ermite! Eh bien, c'est beau,
cela. Il n'y a qu'une belle femme dans le voisinage, vous la découvrez;
c'est une veuve inconsolable, vous la consolez. Ma foi, vous avez été
plus habile ou plus hardi que moi. Je me suis cassé le nez à sa porte.
Comment diable vous y êtes-vous pris? On n'a jamais vu de nonne mieux
claquemurée, de princesse ou de fée mieux défendue par les esprits
invisibles. Ah! je le devine, votre voix est le cor enchanté qui a
terrassé les monstres du désespoir et fait tomber les barrières du
souvenir. C'est affaire à vous, mon jeune maître. Je vous en fais
d'autant plus mon compliment que c'est un joli parti: vingt et quelques
années, pas d'enfants et une fortune de quinze ou vingt mille francs de
rente en fonds de terre, ce qui suppose un capital de...

--Elle n'a que cela? s'écria naïvement Adriani, qui, malgré lui,
craignait d'aspirer à une femme assez riche pour s'entendre dire qu'il
la recherchait par ambition.

Le baron se méprit sur cette exclamation et répondit en riant:

--Dame! ce n'est pas le Potose, et je vois que vous avez donné dans les
gasconnades de sa vieille suivante, une grande bavarde qui vient souvent
ici faire la dame, et qui, humiliée de résider dans le taudis du Temple,
vante à tout venant les merveilles du château de Larnac, situé,
dit-elle, dans le canton de Vaucluse. Le pays est célèbre, j'en
conviens; mais, nous autres habitants du Midi, nous savons bien qu'on y
donne le nom de château à de maigres pigeonniers. Sachez cela aussi, mon
cher enfant, et ne vous laissez pas éblouir par de beaux yeux baignés de
larmes; d'autant plus que, je ne sais pas si c'est vrai et si vous avez
été à même de vous en apercevoir, la châtelaine du Temple passe pour
être un peu folle.

--Fort bien, reprit Adriani; vous croyez que je songe à m'établir selon
les habitudes et les calculs de la vie bourgeoise!

--Mon Dieu, cher ami, pardonnez-moi, dit le baron. Je sais que vous êtes
un grand artiste, des plus fiers, incorruptible quand il s'agit de la
Muse; mais je suis un peu sceptique, vous savez! J'ai cinquante ans, et
je sais que, le lendemain du jour où l'artiste est riche, il est déjà
ambitieux. Pourquoi ne le seriez-vous pas? La fortune n'est qu'un but
pour celui qui, comme vous et moi, aspire à de poétiques loisirs... Vous
avez dit tout à l'heure un mot qui m'a frappé, étonné, je l'avoue; un
mot qui jurait dans votre bouche inspirée...

--Oui, j'ai dit: _Elle n'a que cela?_ et c'était un cri de joie.
Écoutez-moi, cher baron: j'aime cette femme. Je la vois tous les jours,
et, comme, en gardant le silence, je pourrais la compromettre auprès de
vous, puisque vous riez déjà d'une aventure que vous jugez accomplie ou
inévitable, je veux tout vous dire, et je jure que ce sera la vérité.

Adriani raconta avec détail et fidélité, au baron, tout ce qui s'était
passé entre madame de Monteluz et lui.

Le baron l'écouta avec intérêt, s'émerveilla de la rapide invasion d'un
amour si entier chez un homme qu'il croyait connaître, et que jusque-là
il n'avait pas connu jusqu'au fond, et finit par conseiller la prudence
à son jeune ami. Le baron était un digne homme et un excellent esprit à
beaucoup d'égards; mais la poésie de son âme s'était réfugiée dans ses
vers, et la vie de province avait grossi à ses yeux l'importance des
choses positives. Délicat dans le domaine des arts, mais en proie à des
soucis matériels qu'il cachait de son mieux, il avait, malgré son
lyrisme et ses enthousiasmes littéraires et musicaux, contracté quelque
chose de la sécheresse des vieux garçons.

Adriani souffrait de lui avoir fait sa confidence, mais il ne se le
reprocha point. Il s'y était vu forcé pour conserver intacte l'auréole
de pureté autour de son idole.

Selon le baron, il n'y avait pas de grande douleur sans un peu
d'affectation à la longue. S'il n'osait pas tout à fait dire et penser
que madame de Monteluz posait les regrets, il n'en admettait pas moins
la probabilité d'un instinct de coquetterie sévèrement drapée dans son
deuil. Au fond, il était peut-être un peu piqué de n'avoir pas été reçu
et de voir son jeune hôte admis d'emblée; et puis il était contrarié de
trouver ce dernier préoccupé et absorbé par l'amour, lorsqu'il arrivait
chargé d'hémistiches qu'il brûlait naïvement de faire ronfler dans un
salon sonore, longtemps veuf d'auditeurs intelligents.

Le baron avait fait des poëmes épiques qui ne l'eussent jamais tiré de
l'obscurité s'il ne se fût heureusement avisé de traduire en vers
quelques chefs-d'oeuvre grecs. Grand helléniste, doué du vers facile et
harmonieux, il avait un talent réel pour habiller noblement la pensée
d'autrui. Pour son propre compte, il avait peu d'idées, et la forme ne
peut couvrir le vide sans cesser d'être forme elle-même. Elle est alors
comme un vêtement splendide, flasque et pendant sur un échalas.

Le succès de ses traductions avait presque affligé le baron. Il souriait
aux éloges, mais il était humilié intérieurement. Il aspirait toujours à
briller par lui-même, et, après trente ans de travail assidu et
minutieux, il rêvait la gloire et parlait de son avenir littéraire comme
un poëte de vingt ans. Après de nombreuses tentatives plus estimables
qu'amusantes dans des genres différents, il s'était mis en tête de
publier un petit recueil de vers choisis intitulé _la Lyre d'Adriani_.

Voici quel était son but:

Adriani faisait souvent lui-même ses paroles sur sa musique. Il était
grand poëte sans prétendre à l'être. Une idée simple mais nette, une
déduction logique, un langage harmonieux, qui était lui-même un rhythme
tout fait pour le chant, c'en était assez, selon lui, pour motiver et
porter ses idées musicales. Il avait raison. La musique peut exprimer
des idées aussi bien que des sentiments, quoi qu'on en ait dit; d'autant
plus que, pas plus qu'Adriani, nous ne voyons bien la limite où le
sentiment devient une idée et où l'idée cesse absolument d'être un
sentiment. La rage des distinctions et des classifications a mordu la
critique de ce siècle-ci, et nous sommes devenus si savants, que nous en
sommes bêtes. Mais, quand, par le sens éminemment contemplatif qui est
en elle, la musique s'élève à des aspirations qui sont véritablement des
idées, il faut que l'expression littéraire soit d'autant plus simple, et
procède, pour ainsi dire, par la lettre naïve des paraboles. Autrement,
les mots écrasent l'esprit de la mélodie, et la forme emporte le fond.

En entendant Adriani raisonner sur ce sujet et s'excuser modestement de
faire des vers à son propre usage, le baron, qui les trouva trop
simples, rêva de lui créer un petit fonds de poésies où il pût puiser
ses inspirations musicales. Ayant vu à Paris le succès d'enthousiasme du
jeune artiste, il se dit, avec raison, que sa bouche serait pour lui
celle de la Renommée, et il revint chez lui se mettre à l'oeuvre.

Il fallait donc qu'Adriani subît cette lecture ou plutôt cette
déclamation, et, quand il vit que son hôte souffrait réellement de sa
préoccupation, il s'exécuta et lui demanda communication du manuscrit,
en attendant l'heure où il lui serait permis d'aller au Temple.

C'était une grande erreur de la part du baron, que de vouloir infuser
son souffle au génie le plus individuel et le plus indépendant qu'il fût
possible de rencontrer. Dès les premiers mots, Adriani sentit que son
âme serait emprisonnée dans cet étui ciselé et diamanté par les mains du
baron. Sincère et loyal, il essaya de le lui faire comprendre, tout en
lui donnant la part d'éloges qui lui était justement due. L'éternel
combat entre le maëstro et le poëte de livret s'ensuivit. Le baron
n'admettait pas que la description dût être légèrement esquissée et que
la musique dût remplir de sa propre poésie le sujet ainsi indiqué.

--Quand vous me peignez en quatre vers l'alouette s'élevant vers le
soleil, à travers les brises embaumées du matin, disait Adriani, vous
faites une peinture qui ne laisse rien à l'imagination. Or, la musique,
c'est l'imagination même; c'est elle qui est chargée de transporter le
rêve de l'auditeur dans la poésie du matin. Si vous me dites tout
bonnement _l'alouette monte_, ou _l'alouette vole_, c'est bien assez
pour moi. J'ai bien plus d'images que vous à mon service, puisque, dans
une courte phrase, je peux résumer le sentiment infini de ma
contemplation.

--A votre dire, s'écria le baron, les sons prouvent plus que les mots?

--En politique, en rhétorique, en métaphysique, en tout ce qui n'est pas
de son domaine, non certes; mais en musique, oui.

--C'est qu'on n'a pas encore fait de poésie vraiment lyrique dans notre
langue, mon cher. Est-ce que les anciens ne chantaient pas des poëmes
épiques? Est-ce que les gondoliers de Venise ne chantent pas l'Arioste
et le Tasse?

--Non pas! Ils les psalmodient sur un rhythme à la manière des anciens,
et c'est un peu comme cela que les faiseurs de romances et de ballades
ont rhythmé les vers romantiques de nos jours. Tout le monde peut faire
de cette musique-là, tout le monde en fait; mais ce n'est pas de la
musique, je vous le déclare. Paix à la cendre d'Hippolyte Monpou et
consorts! Pierre Dupont fait les choses plus ouvertement; il arrange son
chant pour ses paroles, auxquelles il donne, avec raison, la préférence.
Je donnerai de tout mon coeur le pas, dans mon estime, à vos vers sur ma
musique; mais je ne peux pas faire ma musique pour vos vers. Ils sont
beaux, si vous voulez, ils sont trop faits. Ils existent trop pour être
chantés.

La discussion dura jusqu'au déjeuner et reprit au dessert. Pour en
finir, Adriani promit d'essayer; mais la grande difficulté, c'est que le
volume devait porter le titre de _Lyre d'Adriani_, et que le baron eût
voulu un engagement sérieux de la part de son hôte.

--Vous avez de la gloire, lui disait-il, et je suis votre ancien et
fidèle ami. J'ai travaillé longtemps pour obtenir le succès que vous
avez conquis en deux matins. Vous reconnaissez que je possède le
vocabulaire limpide et harmonieux qui ne s'attache pas au gosier du
chanteur comme des arêtes de poisson. Vous m'avez dit cent fois que,
sous ce rapport-là, j'étais le plus musical des poëtes. Aidez-moi donc à
enfourcher mon Pégase et soyez le soleil qui dégourdira ses ailes.

--Oui, pensait Adriani, c'est-à-dire que tu voudrais que nous fussions,
moi le cheval, et toi le cavalier.

Le baron avait oublié le rendez-vous que son hôte attendait avec une si
vive impatience. Adriani fut forcé de le lui rappeler.

--Ah! folle jeunesse! dit le baron. Allez donc, courez à votre perte, et
oubliez la Muse pour la femme; c'est dans l'ordre!

Adriani arriva au Temple deux minutes après midi. Il était tourmenté par
le billet de Toinette. Il fallait que madame de Monteluz fût bien
souffrante pour garder la chambre, elle si matinale et si active dans sa
lenteur inquiète. Peut-être aussi était-ce un symptôme rassurant pour sa
guérison morale. Le calme n'est-il pas la santé de l'âme?

Toinette, contre sa coutume, ne vint pas à la rencontre d'Adriani. Le
jardin était désert, la maison fermée. Il se hasarda à frapper
doucement: rien ne bougea. Il fit le tour et trouva toutes les portes,
toutes les fenêtres closes. Il chercha Mariotte, l'unique habitante des
bâtiments extérieurs. Elle battait son beurre avec autant de
tranquillité que le premier jour où il lui avait parlé.

--Madame n'est pas levée? lui dit-il.

--Pas que je sache, répondit-elle.

--Et Toinette?

--Ma foi, je ne l'ai pas encore vue. Faut qu'elle ait mal dormi, et
madame pareillement.

--Vous n'avez donc pas encore pu remettre ma lettre?

--Non, monsieur; la voilà avec votre louis d'or, sur le bord de l'auge à
ma vache. Prenez-les, puisque vous allez voir madame vous-même, et
peut-être avant moi.

Adriani reprit la lettre et laissa le louis.

--Eh bien, et ça? dit Mariotte.

--C'est pour vous.

--Pour moi? Tiens, pourquoi donc?

Adriani était déjà sorti du cellier et retournait vers la maison. Tout à
coup une idée le frappa. Il revint sur ses pas.

--Mariotte, dit-il à la fille au front bas, qui examinait son louis en
riant toute seule et très-haut, à quelle heure mademoiselle Muiron vous
a-t-elle donc remis cette lettre pour moi?

--Ma foi, monsieur, elle m'a réveillée au beau milieu de la nuit pour me
dire que, sitôt levée, il faudrait vous la porter. Je ne sais pas quelle
heure il faisait, mais le jour ne se montrait point du tout.

Adriani fut effrayé de cette circonstance. Ou Laure avait été grièvement
malade dans la nuit, ou le billet avait été écrit d'avance pour
retarder, pour éviter peut-être l'entrevue promise.

Il attendit deux mortelles heures dans l'enclos. Son inquiétude devint
de l'épouvante. Il entendit enfin du bruit dans la maison. Il chercha
une porte ouverte, et vit Mariotte sur celle de la cuisine. Elle riait
encore toute seule.

--Qu'avez-vous à rire? lui demanda-t-il; ne craignez-vous pas de
réveiller madame?

--Ah bah! fit la grosse fille; je la croyais levée. Est-ce que vous ne
l'avez pas encore vue? Est-ce qu'elle n'est point descendue au jardin?

--Non, j'en viens. Mais Toinette est debout, sans doute?

--Je ne sais pas.

--Avec qui parliez-vous donc tout à l'heure?

--Avec mes louis d'or, monsieur. Dame! on n'en a pas souvent six dans sa
poche. «C'est donc le rendez-vous des or! que je me disais. Madame qui
m'en fait donner cinq, cette nuit...»

--Elle vous a fait payer vos gages, cette nuit?

--Oh! bien plus que mes gages, qui sont de...

--N'importe. Comment vous a-t-on remis cela? à quelle heure?

--Quand je vous dis que je n'en sais rien. Il faisait nuit noire.
Mademoiselle Muiron m'a remis sa lettre pour vous, et puis elle a mis
cet or-là, qui était dans du papier, sur la chaise à côté de mon lit, en
me disant: «Mariotte, je viens de faire mes comptes. Je vous apporte
votre dû et un petit cadeau de madame, parce qu'elle a été contente de
vous.» Là-dessus, j'ai dit: «C'est bien,» et je me suis rendormie sur
l'autre oreille sans ouvrir le papier.

--Mais c'est un départ ou un testament! s'écria Adriani, à qui une sueur
froide monta au front.

Et il s'élança dans la maison.

--Ah! mon Dieu, monsieur, vous me faites peur! dit Mariotte en le
suivant. Est-ce que madame se serait fait mourir?

Adriani parcourut le rez-de-chaussée. Il trouva le salon comme il
l'avait laissé la veille. On ne l'avait pas rangé. Le coussin qu'il
avait placé lui-même sous les pieds de Laure était toujours près du
fauteuil, et le fauteuil près de la cheminée, où il avait fait brûler
les pommes de pin pour réchauffer l'atmosphère salpêtrée de
l'appartement. Le piano était ouvert. Les bougies avaient brûlé jusqu'à
la bobèche.

Mariotte avait été frapper à la chambre de Toinette. Personne n'avait
répondu. Elle y était entrée. Le lit était défait, les armoires ouvertes
et vides. Adriani, à cette nouvelle, envoya Mariotte frapper chez madame
de Monteluz. Même silence; mais Mariotte ne put entrer: on avait emporté
la clef de la chambre. Adriani, terrifié, enfonça la porte: même vide,
même désertion que chez Toinette.

--Où mettait-on les malles, les cartons de voyage? dit-il à la servante.

--Là, répondit-elle en entrant dans le cabinet. Ils n'y sont plus;
madame est partie!

Ce mot tomba sur le coeur de l'artiste comme une montagne. Il entendit
bourdonner dans ses oreilles comme un beffroi sonnant les funérailles
d'un monde écroulé. Il s'assit sur la dernière marche de l'escalier, la
tête dans ses mains, tandis que la paysanne insouciante se mettait à
balayer philosophiquement les corridors.




IX


Il nous est bien permis de soulever le voile qui couvrait les sentiments
intimes de notre héroïne. Mais, pour les faire bien comprendre, il faut
retracer brièvement l'histoire de ces mêmes sentiments avant l'époque où
Toinette raconta à d'Argères-Adriani les événements de la vie de sa
maîtresse.

Quand nous disons notre héroïne, c'est pour rester classique dans cette
très-simple histoire; car Laure de Larnac n'était rien moins que ce
qu'on entend, en général, par une nature d'héroïne de roman. Elle
n'était nullement romanesque, et l'imagination, qui jette dans les
aventures et dans la vie exceptionnelle, n'était pas le moteur de ses
volontés ni de ses actions.

Elle était cependant poëte, en ce sens qu'elle était toute poésie, et
Adriani avait trouvé le vrai mot pour la peindre: elle avait l'aspect
tranquille et puissant d'une muse rêveuse. Mais sa rêverie perpétuelle,
même dans le temps où elle vivait sans douleur, était une sorte d'extase
d'amour, une absorption constante dans la plénitude du coeur. Il est des
êtres ainsi faits, des êtres extraordinairement intelligents, qui ne
sont intelligents que parce qu'ils sont aimants. Constatons-le, au
risque de tomber dans l'esprit critique de notre siècle et de disséquer
un peu trop l'être humain: le sentiment et la pensée, l'affection, la
raison, l'imagination deviennent une seule et même faculté dans leur
action sur une âme saine; mais l'initiative appartient toujours à l'un
de ces principes, et, pour parler tout simplement, les plus belles
natures, selon nous, sont celles qui commencent par aimer, et qui
mettent ensuite leur sagesse et leur poésie d'accord avec leur
tendresse.

Laure, intelligente et forte, n'avait pas seulement besoin d'aimer.
Enfant, elle avait pleuré sa mère avec un désespoir au-dessus de son
âge. L'amitié de son cousin Octave, enfant comme elle, avait été son
refuge.

Elle l'avait chéri comme si l'esprit de cette mère eût passé en lui. De
là une habitude et une nécessité d'aimer Octave qui eurent quelque chose
de fatal et auxquelles les forces de la puberté ne changèrent et
n'ajoutèrent rien de sensible pour elle-même.

Qu'était-ce qu'Octave? Toinette l'avait dit: un enfant beau et bon, qui
aimait autant que cela lui était possible; mais ce possible pouvait-il
se comparer à la puissance de Laure? Nullement. La vie physique jouait
un rôle trop prononcé dans cette organisation de chasseur antique. La
divinité pouvait s'éprendre de lui, il l'admirait sans la comprendre. Il
était content d'être saisi et enlevé par elle; mais il restait chasseur.
Ce fut la légende d'Adonis, que la déesse ravissait la nuit dans ses
sanctuaires, mais qui, au lever du jour, retournait aux bêtes des bois:
«Et il y retourna si bien, comme disent les bonnes gens, qu'il y trouva
la mort.»

L'obstination de la préférence dont il fut l'objet s'explique par
l'absence. Laure, arrachée à son compagnon d'enfance, en fit un amant
dans son âme, dès qu'elle eut compris l'impossibilité sociale de se
consacrer à son _frère_, à moins qu'il ne devînt son époux. Elle
n'hésita pas un instant, et, jusqu'au jour de l'hyménée, elle ignora que
le rôle d'épouse ne fût pas identique à celui de soeur.

Les transports de la passion d'Octave, suivis d'invincibles accablements
d'esprit, eussent dû jeter quelque soudaine clarté dans l'esprit de
Laure. Elle ferma instinctivement les yeux, et son exquise chasteté ne
comprit jamais que l'amour des sens n'est qu'une des faces de l'amour.
Elle crut à une inégalité de caractère qu'elle accepta avec son
inaltérable douceur, résultat d'un magnifique équilibre dans sa propre
organisation. Mais, peu à peu, elle s'effraya mortellement de ces
lacunes dans les soins de son mari. Octave était une espèce de sauvage
inculte et _incultivable_. Les talents et l'intelligence de sa femme lui
inspiraient un respect naïf, une vanité de paysan qui écarquille les
yeux en voyant sa petite fille lire et écrire; mais il eût vainement
essayé de comprendre et de sentir; il n'essaya point.

Laure n'eut point le sot amour-propre de s'en trouver blessée. Quand
elle le voyait s'endormir auprès de son piano, elle continuait à le
contempler et jouait comme sur du velours, ou chantait de la voix d'une
mère qui berce son enfant. Si Toinette, qui était imprudemment
épilogueuse dans ses jours de gaieté, lui disait: «Hélas! madame, à quoi
bon avoir appris tant de belles choses?» elle lui répondait avec un
sourire d'ange: «Cela sert peut-être à lui donner de jolis rêves!» Mais
elle voyait bien que l'inaction était le supplice de son jeune mari, et
que, faute de pouvoir remplir, seulement une heure, une occupation
intellectuelle quelconque, il lui fallait remplir toutes ses journées de
mouvement et d'émotions physiques.

Soumis et dévoué d'intention, Octave eût sacrifié ses goûts à la société
de sa femme. Il le tenta même dans les premiers jours de leur union, en
la voyant étonnée jusqu'à la stupéfaction devant le besoin qu'il
éprouvait de la quitter; mais ce changement d'habitudes le rendait
malade. Il devenait bleu quand il n'était pas au grand air, et il n'y en
avait pas assez, même dans un jardin, pour nourrir ses vastes poumons.
Il lui fallait le vent de la course et le sommet des montagnes.

Le jour où, en le voyant partir aux premiers rayons du soleil, elle lui
dit le coeur serré: «Je ne te reverrai donc pas avant la nuit?» il
s'étonna de lui-même, et lui répondit:

--C'est vrai, au fait! Viens avec moi. Nous ferons une petite chasse
tranquille, et nous ne nous quitterons pas.

Pendant une semaine, Laure essaya de le suivre à cheval; mais elle
reconnut bientôt que, même en ne lui imposant pas la chasse tranquille,
même en supportant de la fatigue et affrontant des dangers, elle le
gênait sans qu'il s'en rendît compte. Le vrai chasseur aime à être seul.
Ses plus doux moments sont ceux où il quitte ses compagnons et savoure
ses périls, ses découvertes, ses ruses, son obstination, son adresse,
sans en partager avec eux l'émotion. Le chasseur le plus positif goûte
un charme particulier dans le mystère des bois, dans l'indépendance
absolue de ses mouvements, de ses fantaisies, de ses haltes. C'est son
art, c'est sa poésie, à lui.

Laure comprit cela et ne le suivit plus. Octave, que les cris étouffés
de sa femme retenaient au bord des abîmes, se sentit soulagé d'un grand
poids quand il put s'abandonner de nouveau à sa force, à son adresse et
à sa témérité peu communes. Laure ne songea pas seulement à lui adresser
un reproche: pourvu qu'il fût heureux, elle ne s'inquiétait pas
d'elle-même; mais elle sentit involontairement l'ennui et la tristesse
de l'abandon. Elle combattit cette langueur. Elle cultiva ses talents,
elle s'adonna aux soins de l'intérieur, elle s'initia même à ses
affaires, qu'Octave n'eût jamais su gouverner. Elle remplit ses journées
d'une activité qui eût préservé de la réflexion une tête plus vive, mais
qui ne put remplir le vide de son coeur. Il lui eût fallu la présence
assidue de l'être aimé. Elle avait passé avec courage loin de lui les
années de l'adolescence, aspirant avec une foi naïve à l'avenir qui la
réunirait à lui sans distraction, sans partage, sans défaillance de
bonheur. Elle avait quitté Paris et le monde avec joie, à l'idée de
s'absorber dans le calme des félicités infinies, et elle se trouvait
vivre en tête-à-tête avec une belle-mère qui l'estimait sans la
comprendre et qui l'honorait sans l'aimer. Madame de Monteluz, la mère,
était un de ces êtres froids, convenables, honnêtes, qui, par esprit de
justice, ne veulent pas troubler violemment le bonheur des autres, mais
qui, par insensibilité de caractère, ne peuvent ni l'augmenter ni en
adoucir la perte.

Laure était donc accablée d'un malaise moral dont elle ne se rendait pas
bien compte à elle-même. Octave ne s'en doutait seulement pas. Il
trouvait cette façon de vivre toute naturelle. Il avait été élevé par sa
mère dans l'idée que les hommes ne doivent pas encombrer la maison, et
que les femmes aiment à se livrer aux soins domestiques sans subir le
contrôle de ces désoeuvrés. Il faisait comme avait fait son père: il
vivait dehors pour ne pas gêner les femmes, et il ne pouvait se défendre
de les trouver gênantes à la promenade. Quand il ne chassait pas avec la
rage d'un Indien, il pêchait avec la patience d'un Chinois. Il avait des
chevaux à dresser, à panser, à contempler, de grands abatis d'arbres à
surveiller, opérations dont le bruit et le désordre étaient pour lui un
spectacle et une musique en harmonie avec la rudesse de ses organes. Au
retour de ces agitations, il adorait sa femme, mais il n'avait pas une
idée à échanger avec elle. Il fallait manger et dormir, deux grandes
opérations dans l'existence d'un homme si robuste. Les courts élans de
sa passion, qui était pourtant réelle, ne se traduisaient par aucune
délicatesse. C'était de la passion physique dans l'amitié. La tendresse
et l'enthousiasme lui étaient également inconnus.

Ces deux époux ne vécurent pas assez longtemps ensemble pour que la
femme arrivât à se dire qu'elle était malheureuse. Peut-être ne se le
fût-elle jamais dit: sa puissance d'abnégation, son instinct de fidélité
lui eussent fait accepter l'éternel veuvage d'un époux vivant. Quand ce
deuil devint celui d'un mort, elle ne se souvint pas de déceptions
qu'elle ne s'était point encore avouées; mais un fait subsista dans son
passé: c'est qu'elle n'avait connu ni l'amour ni le bonheur, et qu'elle
pleura naïvement des biens qu'elle n'avait jamais possédés.

L'amour d'Adriani lui apportait donc tout un monde de révélations
qu'elle n'avait pas pressenties. Par lui, elle pouvait être initiée à sa
propre énergie, qu'elle ignorait et qui avait toujours été refoulée en
elle par la crainte de faire souffrir Octave. Quand Octave l'avait vue
triste, il s'était affecté et effrayé jusqu'à en avoir des attaques de
nerfs, mais sans comprendre comment il avait pu être la cause de sa
tristesse. C'est Laure qui avait dû le rassurer, le consoler, l'égayer
et le presser de retourner à ses forêts et à ses étangs.

Adriani ne s'était pas senti inquiet du passé de Laure. Quelques mots
échappés à Toinette avaient suffi pour lui ôter tout sentiment de
jalousie à propos de l'époux regretté. Il comprenait fort bien qu'il ne
lui serait pas difficile d'aimer mieux et de donner plus de bonheur;
mais il fallait que Laure consentît à le mettre à l'épreuve, et là se
rencontra une résistance qu'il n'avait pas prévue si énergique dans une
âme si éprouvée et si fatiguée.

Nous croyons pouvoir affirmer cependant que ce désespoir de veuve, si
réel et si profond, que, par moments, il avait engourdi et menacé de
détruire chez Laure la raison ou la vie, ne prenait pas sa source dans
un regret des jours de son mariage. Ce qu'elle croyait regretter,
c'était bien le beau et bon jeune homme à qui elle s'était dévouée; mais
ce qu'elle regrettait effectivement, c'était le temps de ses propres
aspirations, de ses propres illusions. En perdant cet époux, elle avait
vu disparaître le but de quinze années d'existence; car, dès la première
enfance, elle s'était consacrée à lui; elle avait été séparée de lui
ensuite pendant huit années (de douze à vingt ans); c'était donc toute
une vie qu'elle avait vécu pour rien, et le coup qui l'accablait, au
début d'une vie nouvelle, lui fit croire qu'elle ne s'en relèverait
jamais. Elle se crut morte avec Octave; elle désira mourir pour le
rejoindre; elle regretta de ne pas succomber à son épouvante devant
l'avenir.

L'espérance est une loi de la vie, surtout dans la jeunesse. La perdre,
c'est un état violent qui ne peut se prolonger sans amener la
destruction de l'être ainsi privé du souffle régénérateur. C'était toute
la maladie de Laure, mais elle était grave.

La nature luttait pourtant, et l'amour inassouvi, l'amour latent, sans
but connu, sans désir formulé, couvait sous la cendre. Laure en était
arrivée au point de redouter sa propre douleur, et de désirer s'y
soustraire; mais elle croyait trouver le remède dans l'oubli; elle ne
voulait pas croire et elle ne savait pas, inexpérimentée et candide
qu'elle était, que l'amour est le seul bien qui remplace l'amour.

Elle s'efforçait donc d'anéantir en elle-même le sentiment de
l'existence réelle, et de se perdre dans le rêve de l'inconnu. Elle
regardait les nuages et les étoiles, plongée dans des aspirations
religieuses et métaphysiques qui la soutinrent pendant quelque temps;
mais l'âme humaine ne peut suivre impunément ces routes sans limites et
sans issue. Le catholicisme a écrit le mot _mystère_ au fronton de son
temple, sachant bien que, pour croire, il ne pas faut trop chercher. Le
ciel ne se révèle pas. Il s'entr'ouvre à l'espérance, à l'enthousiasme,
à la science, et se referme aussitôt, ou se peuple, à nos yeux éblouis
et trompés, de fantaisies délirantes. Laure sentit que ces
hallucinations la menaçaient. Épouvantée, elle en détourna ses regards
et retomba brisée sur la terre, convaincue qu'elle ne pouvait embrasser
l'infini, et que son organisation positive dans l'affection
(c'est-à-dire essentiellement humaine et par là excellente) s'y refusait
plus que toute autre.

Elle en était là quand elle vit Adriani. Son premier pas vers lui fut
une attention plus marquée qu'elle n'avait encore pu en accorder à aucun
homme depuis son malheur; le second pas fut l'admiration envers une
belle nature qui se révélait dans un talent sympathique; le troisième
fut la reconnaissance. Mais, quand elle vit l'amour face à face, elle en
eut peur comme d'un spectre, et, pendant que l'artiste lui écrivait une
lettre, qu'elle ne devait pas recevoir, elle lui écrivait celle qui
suit:

«Noble coeur, adieu! Soyez béni. Je pars! il faut que je vous quitte.
J'ai trop peur de prendre les consolations que je recevrais de vous pour
celles que je vous donnerais. J'aurais encore bien des choses à vous
dire de moi, ami! Pourquoi ne vous les ai-je pas dites tout à l'heure
quand vous étiez là? pourquoi ne me sont-elles pas venues? Voilà
qu'elles m'apparaissent comme des lumières vives. C'est sans doute
l'orgueil qui agissait en moi et m'empêchait de m'accuser tout à fait
devant vous! Oui, voilà le danger de ma situation: c'est de me laisser
enivrer par le sentiment que vous m'exprimez, au point d'en être vaine
et de vous cacher combien je le mérite peu. Eh bien, il faut que je me
punisse du passé et du présent, il faut que je vous dise tout.

»Vous m'aimez sans me connaître. Ce ne peut pas être ma personne qui
vous a charmé: vous avez pu aspirer sans doute aux plus belles, aux plus
aimables femmes de l'univers, et je ne suis plus que le fantôme d'un
être déjà très-ordinaire. Je n'ai eu qu'un motif d'estime envers
moi-même: je me croyais capable d'un grand, d'un éternel amour. Là était
mon erreur, là est aussi la vôtre. Vous vénérez en moi l'ombre d'une
puissance qui n'exista jamais. J'ai été au-dessous de mon ambition,
au-dessous de ma tâche. Ami, plaignez-moi, et ne n'admirez plus, vous
qui m'admiriez pour avoir su aimer! Je ne l'ai pas su, j'ai mal aimé!

»Oui, voilà mon histoire en deux mots. Je n'ai pas été pour l'homme qui
m'avait remis le soin de son bonheur la sainte, l'ange que je me
flattais d'être. Je n'ai pas su l'absorber en moi, parce que j'ai trop
souhaité de l'absorber. Ce n'est pas ainsi qu'on doit aimer; vous me le
prouvez bien, vous qui ne me demandez rien que de me laisser chérir!
Moi, j'aurais voulu qu'il m'aimât au point de s'ennuyer loin de moi. Ses
distractions, ses amusements n'étaient pas les miens. Si je l'avais osé,
j'aurais haï ses plaisirs que je ne partageais pas. Je ne le lui ai
jamais dit, je ne l'ai jamais dit à personne; mais où est le mérite du
silence? La soumission n'est là qu'un calcul d'intérêt personnel qui
consent à souffrir beaucoup pour ne pas risquer de souffrir davantage.
J'aurais craint que la plainte n'éloignât tout à fait de moi celui que
mon égoïsme eût voulu détacher de lui-même et anéantir à mon profit. Mon
coeur était lâche, il était mécontent, c'est-à-dire coupable. La
docilité extérieure n'est qu'un masque transparent: on n'est pas habile,
on n'est pas fort quand on n'est pas sincère. Faute de pouvoir ou de
savoir accepter les goûts d'Octave, je lui en gâtais la jouissance par
une tristesse mal déguisée parce qu'elle était mal combattue et jamais
vaincue. Deux ou trois fois j'ai inquiété son repos, effrayé la
conscience de son affection et fait couler ses larmes. Trois fois! oui,
en six mois d'union qui nous étaient comptés et dont j'aurais dû lui
faire un siècle, une éternité de joie sans mélange, je l'ai troublé et
affligé trois fois! Et le jour même... Il faut que j'aie le courage de
remuer ces souvenirs affreux, vous m'y forcez! Le jour même qui devait
nous séparer pour jamais, je le vis quitter mes côtés et s'habiller pour
sortir, sans avoir la force de lui dire un mot. Il faisait un temps
affreux. J'étais sottement offensée de ce qu'il affrontait les rigueurs
de l'hiver pour un but qui n'était pas moi. J'ai pris ensuite le chagrin
violent que j'avais ressenti dans ce moment-là pour un pressentiment.
C'en était un peut-être? C'est une dernière faveur du ciel, une dernière
bonté de Dieu envers nous, ces mystérieux avertissements qu'il nous
donne! Nous devrions les deviner et les suivre! Je ne pus démêler ce qui
se passait en moi. Je n'eusse rien empêché, je ne savais pas combattre
les désirs d'Octave; mais, au moins, je l'eusse embrassé une dernière
fois; il fût parti avec la conscience de mon amour.

»Je restai immobile, absorbée dans mon égoïste effroi de l'abandon. Il
se pencha vers moi pour m'embrasser: je fermai les yeux pour retenir mes
larmes, je feignis de dormir; je ne lui rendis pas sa dernière caresse.
On me l'a rapporté sanglant et déchiré, mort! mort sans que je lui aie
donné seulement l'adieu de chaque matin! mort sans que j'aie pu lui
pardonner le soir, dans un sourire, les angoisses journalières de mon
faible coeur! mort le jour même où, pour la première fois, mon âme
jalouse exhalait ce cri impie: «Il ne m'aime pas!» Ah! c'est là ce qui
l'a tué! Le doute est une malédiction, et la malédiction de l'amour
ouvre l'abîme des fatales destinées.

»L'infortuné! Ce n'était pas lui qui n'aimait pas, puisque sa conscience
était si tranquille. C'est moi, je vous l'ai dit, je vous le répète, qui
ai mal aimé!

»Vous le voyez, ma vie est un remords plus encore qu'un regret, et j'ai
si mal profité de mon bonheur, je l'ai tellement empoisonné par mes
muettes exigences, que ce n'est pas le passé que je pleure, c'est
l'avenir, que j'aurais pu consacrer à la tranquille félicité d'Octave,
et dont je lui avais déjà gâté les prémices.

»Je ne mérite donc pas d'être consolée; je ne le serais peut-être pas.
Je subis, dans l'horreur de ma solitude, une expiation inévitable. Elle
n'a pas duré assez longtemps; je ne suis point encore pardonnée, puisque
le bienfait de l'amour qui s'offre à moi, au lieu de me faire
tressaillir de joie, me fait reculer d'épouvante.

»Dans la première jeunesse, on croit pouvoir donner autant qu'on reçoit;
on ne s'inquiète pas du peu que l'on est et du peu que l'on vaut. Quand
on est vieilli et flétri comme moi par un châtiment céleste, on frémit à
l'idée de faire souffrir ce qu'on a souffert. Plus grand et meilleur que
moi, vous souffririez encore davantage. Plus attentif et plus réfléchi
qu'Octave, vous vous désabuseriez de moi, et, enchaîné peut-être par la
générosité, par le respect de vous-même, vous seriez le plus à plaindre
de nous deux.

»Tenez, le divin amour n'est fait que pour les belles âmes. La mienne
n'est pas un sanctuaire digne de le recevoir. Adieu, adieu! ne voyez
dans ma fuite qu'un hommage rendu à la grandeur de votre caractère et à
la noblesse de votre affection.

»Laure.»


Le vieux paysan qui combattait faiblement les envahissements de l'ortie
et du liseron dans le jardin du Temple, remit cette lettre à Adriani au
moment où il se levait, désespéré, pour fuir à jamais la maison
abandonnée. Avant de lire, Adriani interrogea le bonhomme; le message
lui avait été remis, sans aucune explication, par madame de Monteluz
elle-même, au moment où elle l'avait renvoyé du plus prochain relais de
poste. C'est lui qui l'y avait menée, ainsi que Toinette, avec ses
mulets. Il avait été appelé vers deux heures du matin par Toinette
elle-même, sa chaumière étant à une très-petite distance du Temple. Il
avait trouvé les malles faites, il les avait chargées sur la calèche, et
n'avait vu madame de Monteluz qu'au moment où elle y montait, et à celui
où elle en était descendue. Tout cela s'était passé sans que le rude
sommeil de Mariotte en fût troublé. Toinette avait chargé ce paysan de
garder la maison. Un arrangement antérieur avait confié à son fils la
régie du petit domaine. On ne savait pas quand on reviendrait, on ne
savait pas encore où l'on allait directement. Cela dépendrait des
lettres d'affaires que madame recevrait à Tournon. On descendrait
peut-être le Rhône en bateau, on remonterait peut-être par la route de
Lyon. Bref, cet homme ne savait rien, sinon, comme Mariotte, que _madame
était partie_. Il la regrettait; il disait que la bonne jeune dame était
bien un peu détraquée dans ses esprits, mais que jamais maîtresse plus
douce et plus généreuse n'avait parlé au pauvre monde.

Ce fut comme une oraison funèbre, car il ajouta:

--Je crois bien que nous ne la reverrons plus et qu'elle n'est pas pour
faire de vieux os. Elle a trop de mal dans son idée!

Adriani retourna au petit salon. Il se jeta sur le fauteuil où Laure
s'était assise la veille et dévora sa lettre. Il la commença avec
abattement; il la termina en la baisant avec transport. Quel plus doux
aveu pouvait-il recevoir que cette confession? De quel plus grand charme
Laure pouvait-elle se revêtir à ses yeux que de lui avouer, dans son
repentir naïf, et sans savoir ce qu'elle avouait, que sa conscience plus
que son coeur était fidèle à la mémoire d'Octave, et que ce coeur était
vierge d'un amour partagé, par conséquent d'un amour complet?

Adriani avait déjà pressenti qu'il n'avait pas à lutter contre un mort.
Il ne se trompa pas sur la véritable portée de cette lettre ingénue. Il
reconnut que l'urne pouvait être couronnée de fleurs et inaugurée par
lui, sans amertume, au seuil de son avenir. Laure perdrait ses remords
et se relèverait vis-à-vis d'elle-même le jour où elle saurait ce que
c'est que le véritable amour, et combien peu elle avait offensé Dieu en
le rêvant sur le coeur impuissant d'Octave.

Ainsi, en croyant décourager Adriani et l'éloigner d'elle, Laure avait
resserré le lien qu'elle voulait rompre. L'extrême candeur agit souvent
comme ferait l'extrême habileté. Elle obéit à la loi du vrai d'une
manière toute fatale. Si la ruse prend le masque de la loyauté, c'est
parce qu'elle sait bien que la loyauté est le seul pouvoir infaillible
sur les bons esprits.




X


Adriani fut dérangé dans de douces méditations par le vieux paysan qui
venait emballer le piano.

--Où vous a-t-on dit de l'envoyer? lui demanda-t-il.

--Nulle part, monsieur. On m'a commandé de ne pas le laisser à
l'humidité, de le mettre tout de suite dans sa caisse et de le tenir
tout prêt, parce qu'on le ferait réclamer bientôt. Il paraît que madame
y tient beaucoup, car elle m'a recommandé cela elle-même.

Adriani prit une prompte résolution.

--Où elle va, je le saurai, se dit-il; où elle sera, je la rejoindrai.

Il savait l'heure et le lieu du premier départ en poste. C'en était
assez. Il retourna à Mauzères, embrassa le baron, lui emprunta un
cabriolet et partit avec Comtois.

Au relais, il apprit que les deux voyageuses avaient pris, en effet, la
route de Tournon. Il commanda des chevaux de poste et arriva au bord du
Rhône avant la nuit. Là, il eut une inspiration. Toinette devait lui
avoir écrit; elle devait avoir prévu son anxiété et ses poursuites. Ou
elle les seconderait, ou elle s'efforcerait de l'en décourager; mais
elle n'était pas femme à rester oisive au milieu d'une telle aventure.

Il courut au bureau de la poste, exhiba son passe-port, et retira une
lettre à son adresse:

«Monsieur, disait Toinette, madame l'a voulu. C'est bien malgré moi!
Mais aussi pourquoi n'avez-vous pas daigné me dire si votre fortune
répond à vos manières et si le nom que vous portez est le votre? J'ai eu
peur d'avoir été trop loin, et je me suis trouvée sans défense, quand
madame m'a dit:

--Partons, je le veux!

--Quelle est son idée? Croiriez-vous que je n'en sais rien? Jamais je ne
l'ai vue comme elle est. C'est une volonté, une activité qui sentent la
fièvre. Je ne la reconnais plus. Je vous écris du bateau à vapeur où
nous sommes déjà embarquées, attendant la cloche du départ. Tout ce que
je sais, c'est que nous descendons jusqu'à Avignon. Il me paraît bien
impossible que nous n'allions pas au moins saluer madame la marquise au
château de Larnac. Vous trouverez une autre lettre de moi, bureau
restant, comme celle-ci, à Avignon.

»Tournon, sept heures du matin.»

Adriani descendit le Rhône et trouva un autre bulletin de Toinette qui
lui annonçait qu'on se rendait effectivement au château de Larnac, où,
depuis le mariage de son fils, la marquise de Monteluz avait, à la
prière de Laure, établi sa résidence.

«Je ne pense pas que nous y fassions un long séjour disait Toinette. Ne
venez donc pas nous y rejoindre, monsieur. Je vous en ai assez dit sur
le caractère et les idées de madame la marquise pour que vous compreniez
qu'une imprudence pourrait nous amener des peines. Si vous voulez
écrire, envoyez-moi vos lettres.»

Suivait l'adresse détaillée.

Adriani ne tint pas compte des terreurs de Toinette. Il continua sa
route et alla s'installer au village de Vaucluse, à une lieue de Larnac,
fort décidé à affronter la belle-mère et toute la famille plutôt que de
renoncer à ses espérances. Il avait le meilleur prétexte du monde pour
se trouver dans un lieu qui attire tous les voyageurs par la beauté des
sites environnants, le voisinage de la célèbre fontaine et les souvenirs
du grand poëte.

Il apprit bientôt que la jeune marquise de Monteluz était de retour dans
son château. Mieux connue dans ce pays que dans le Vivarais, elle n'y
passait pas pour folle le moins du monde. Tout le monde respectait son
deuil et plaignait son infortune. Adriani fut condamné à entendre, de la
bouche de son hôte qu'il avait questionné avec précaution, le récit
épique de la mort du jeune marquis, et à feindre de l'écouter comme une
chose nouvelle. Il en fut dédommagé par les grands éloges qu'on donnait
à la beauté de celle qu'on appelait la _nouvelle Laure de Vaucluse_. On
parlait aussi de sa bonté, de sa grâce et de ses talents.

Après avoir entendu ainsi, en déjeunant, la causerie de son hôte,
Adriani, arrivé depuis une heure et incapable de goûter un moment de
repos avant d'avoir atteint le but de sa course, se disposa à sortir, en
disant à Comtois de ne pas l'attendre et de ne pas s'inquiéter de lui.

--Eh quoi! monsieur, s'écria Comtois effaré, vous ne dormirez pas un
instant?

--Libre à vous de dormir toute la journée, mon cher Comtois.

--Mais c'est que monsieur me laisse là dans un pays affreux, où je ne
connais pas une âme... Et si monsieur ne revenait pas?

--Je compte revenir, Comtois, et je n'entreprends rien de tragique.
Est-ce que j'ai l'air d'un homme qui va se noyer?

--Non, monsieur... Mais enfin... si monsieur prenait fantaisie d'aller
plus loin sans moi...

--Vous m'êtes donc bien attaché, monsieur Comtois? dit Adriani d'un air
moqueur.

--Ce n'est pas pour ça, répondit Comtois piqué; mais on est toujours
inquiet quand on ne voit pas devant soi. Avec monsieur, on marche
toujours _dans les ténèbres_.

--Ténèbres? dit Adriani en partant d'un éclat de rire qui acheva de
mortifier Comtois. Il fait le plus beau soleil du monde, mon cher!

--N'importe, reprit Comtois irrité. Je ne connaissais pas monsieur pour
un artiste; je suis entré à son service, de confiance, et je voudrais
que monsieur prît la peine de me rassurer ou de me congédier.

--Fort bien! vous dédaignez les arts! dit Adriani, que les angoisses de
son valet de chambre commençaient à divertir, et qui, en achevant de
s'habiller, n'était pas fâché de lui rendre ses mépris en taquineries
inquiétantes; c'est mal à vous, monsieur Comtois. Entre gens de rien,
comme vous et moi, on devrait se soutenir, au lieu de se soupçonner.

--Aurait-il vu mon journal? pensa Comtois.

Il sentit l'ironie et baissa le ton.

--Mon Dieu, monsieur, je ne prétends pas que monsieur...

--Si fait, vous pensez que je vous ai amené au bout de la France et que
je vais vous y oublier. Les artistes sont tous fous, égoïstes,
indélicats. Dame! vous les connaissez bien, je le vois, et il n'y a pas
moyen de vous en faire accroire!

--Monsieur plaisante! dit Comtois épouvanté.

Et, se croyant aux prises avec un aventurier qui levait le masque, il
supputait des frais de séjour illimité à Vaucluse, dans une vaine
attente de son retour, et des frais de route pour retourner seul à
Paris.

Adriani prit son chapeau et se dirigea vers la porte, sans autre
explication. Comtois pâlit. Son maître avait laissé presque tous ses
effets à Mauzères. Pressé de partir, il n'avait emporté qu'une légère
valise et un nécessaire de voyage fort simple. Il n'y avait pas là de
quoi indemniser Comtois.

Adriani attendait qu'il lui adressât quelque impertinence, afin de
savoir à quoi s'en tenir sur son caractère; mais Comtois n'avait pas
d'autre vice que la sottise. Esclave du devoir, il se sentait condamné à
la confiance par celle que son maître lui avait témoignée en mille
occasions. Adriani sourit en voyant cette anxiété refoulée par le
respect humain.

--A propos, dit-il en revenant sur ses pas, comme frappé d'un souvenir:
j'ai mis mon portefeuille dans ce tiroir. Prenez-le sur vous. Comtois;
bien que les gens de cette auberge aient l'air honnête, ce sera encore
plus sûr.

Il lui donna la clef du tiroir et sortit.

Comtois ouvrit précipitamment le portefeuille et vit qu'il contenait une
dizaine de mille francs en billets de banque. Le calme se fit dans son
âme, l'appétit lui revint. Il acheva tranquillement le déjeuner de son
maître, et savoura les excellentes truites de la Sorgue accommodées avec
une véritable _maestria_ par l'hôte de l'hôtel de _Pétrarque_. Il rangea
tout, ensuite, avec les plus grands égards pour la chambre de son
maître, nettoya son encrier de voyage et s'en servit pour consigner dans
son journal les réflexions suivantes:

  «Bourgade de Vaucluse, 1er septembre 18...

  «Monsieur n'est qu'un artiste, c'est la vérité; mais, malgré ça, c'est
  un très-galant homme, qui montre aux gens, dans l'occasion, le cas
  qu'il fait de leur probité. Monsieur est aussi un homme fort aimable.
  Il a causé avec moi, ce matin, pour la première fois, et m'a mis à
  même de voir qu'il n'est pas sans esprit et sans éducation.»

Après quoi, Comtois alla voir la grotte et le lac souterrain de
Vaucluse; ce qui lui fournit matière à une lettre descriptive adressée à
son _épouse_, et qui commençait ainsi:

«Rien de plus étonné que moi à la vue de cette eau chantée par M.
Pétrarque! etc.»

Constatons un fait, avant de laisser M. Comtois à ses élucubrations:
c'est qu'il avait pour sa femme une affection protectrice. Il avouait
volontiers à ses amis qu'il avait fait un _mariage de garnison_, car
elle était simple cuisinière et ne mettait pas un mot d'orthographe;
mais elle avait de l'esprit naturel, disait-il, et devinait des choses
au-dessus de sa portée. Voilà pourquoi il n'était pas fâché de
l'éblouir, dans l'occasion, par une supériorité qu'il jugeait
incontestable.

Adriani avait pourtant passé devant la source sans lui accorder un
regard. Il avait traversé les montagnes environnantes, se dirigeant à
vol d'oiseau vers le village de Gordès, qu'on lui avait indiqué comme
voisin de Larnac. Il arrivait au milieu du jour, insensible à la fatigue
et à une chaleur accablante, au terme de sa course.

Là seulement, il put songer à admirer le pays, qui était superbe, et des
vallées fertiles, protégées de montagnes d'un assez beau caractère.
Larnac était un vieux manoir d'un aspect imposant par sa situation,
d'une importance médiocre cependant, mais rendu confortable par la
longue résidence d'une famille aisée et les soins que la belle-mère de
Laure y avait donnés durant la tutelle de cette dernière. Dans les
premiers jours de son mariage, Laure elle-même avait rempli sa demeure
d'une certaine élégance, sans luxe déplacé. Elle eût voulu faire aimer
cet intérieur à son jeune mari. Depuis la mort d'Octave, Laure ne
s'était plus souciée ni occupée de rien; mais la marquise avait
entretenu toutes choses avec ponctualité.

Le mot de ponctualité est celui qui convient le mieux pour résumer le
caractère et l'existence entière de cette femme que son entourage
distinguait de Laure en l'appelant _la marquise_, tandis que Laure,
marquise aussi, mais tenue dans une sorte d'infériorité de convenance,
était désignée sous le nom de _madame Octave_. Nous suivrons cette
donnée quant à la belle-mère, pour éviter toute confusion.

Son _nom de fille_, comme on dit encore dans les anciennes familles,
était Andrée d'Oppédète. Elle avait été fort belle, mais froide, sans
charme et sans grâce. Élevée dans un couvent d'Avignon, produite ensuite
dans le monde d'Avignon, de Marseille, de Nîmes et d'Uzès, mariée à un
gentilhomme sans avoir, mais dont les ancêtres avaient fourni des
viguiers à toutes les vigueries de la Provence: épouse sans amour, mère
sans faiblesse, femme sans reproche, elle avait mené, sous le plus beau
soleil du monde, une vie glacée par les préjugés aristocratiques et
religieux, si obstinés dans le midi de la France. Ces préjugés n'étaient
pas chez elle à l'état violent. Toute violence lui était inconnue. Ils
étaient à l'état de foi inébranlable, béate, indestructible. Vue d'un
seul côté, c'était une très-respectable nature, rigide sur tous les
points d'honneur, désintéressée, libérale autant que lui permettaient
ses idées d'ordre et la médiocrité de sa fortune; indulgente autant que
peut l'être une orthodoxie à seize quartiers: chaste autant que peut
l'être une femme qui, par ordre du confesseur, subit sans amour la loi
du mariage.

Longtemps la belle Andrée brilla dans le monde provençal comme un meuble
d'apparat qui ornait les fêtes sans les égayer. Sans sortir de sa
famille, qui se ramifiait par ses alliances à une population entière de
cousins, d'oncles, de germains et issus de germains, elle se trouvait
très-répandue. Les devoirs de famille lui créèrent donc des habitudes de
représentation et d'hospitalité, et, quand elle avait dit _le monde_,
objet de son respect ou de ses égards, elle croyait parler de l'univers,
et ne se doutait pas que l'opinion pût dicter ses arrêts ailleurs que
dans le petit groupe que formaient, en somme, ses grandes relations au
sein d'une petite caste.

Le récit de Toinette, relativement à la longue opposition de la marquise
au mariage d'Octave et de sa pupille, était parfaitement véridique.
Cette mère rigide, cette fière patricienne pauvre, eût laissé mourir
d'amour et de douleur son fils et sa nièce plutôt que de se laisser
soupçonner de calcul et de captation. Elle ne céda qu'en voyant Laure
toucher à sa majorité sans varier sa préférence; mais, en cédant, elle
se garda bien de témoigner aucune joie d'un mariage qui redorait un peu
le blason de sa famille. Elle ne ressentit même aucune admiration pour
la constance et la générosité de sa pupille. Elle les regarda comme des
choses toutes simples, à la hauteur desquelles sa fierté, à défaut de sa
sensibilité, l'eût placée, et elle se contenta de dire:

--C'est bien, je me rends!

La mort tragique de son fils n'entama point ce mâle courage. Elle avait
sans doute des entrailles maternelles, et elle en ressentit le
déchirement; mais, la première consternation passée, on ne s'aperçut de
sa douleur qu'à la disparition complète du rare et pâle sourire qui
effleurait parfois jadis ses traits austères. Quelques fils argentés se
mêlèrent à ses cheveux, jusque-là noirs comme l'ébène. On jugea qu'elle
avait mortellement souffert sous son air résigné. C'est possible, c'est
probable; mais ce ne fut pas seulement la piété qui triompha de ses
regrets, ce fut l'orgueil et même la vanité. Il n'est point de femme
belle sans complaisance secrète pour elle-même. Faute de charmes, la
belle Andrée n'avait jamais plu à personne. Elle le savait, elle l'avait
senti. Elle savait aussi qu'elle ne pouvait briller ni par l'esprit, ni
par l'instruction. Elle s'enveloppa dans sa fermeté de caractère, qu'en
plus d'une occasion on avait remarquée, et que son mari vantait pour
avoir quelque chose à vanter dans son intérieur. Elle s'y enferma si
bien, que nulle matrone romaine n'y eût mis plus de pompe et de
solennité.

Au moment où Adriani approchait du château, Laure et sa belle-mère,
assises dans un assez beau salon, qui passait pour somptueux dans un
pays où le luxe a fort peu pénétré, causaient ensemble pour la première
fois depuis bien longtemps. Laure, involontairement, mais profondément
froissée par le stoïcisme intolérant de la marquise, s'était presque
toujours renfermée dans un silence respectueux, se disant, avec raison,
qu'une personne dont toute l'action morale se bornait à la _science des
égards_ n'avait pas droit à autre chose que des égards. Arrivée la
veille et très-fatiguée, Laure s'était levée tard et commençait avec la
marquise un entretien qui ne pouvait être un épanchement et qui prenait
le caractère d'une explication.

--Eh bien, ma fille, dit la marquise, dont la voix inflexible ne savait
mettre aucune douceur dans ce parler maternel, vous êtes reposée, vous
pouvez me parler de vous-même. Mademoiselle Muiron, que j'ai interrogée
ce matin sur votre santé, m'a répondu que vous étiez à la fois mieux et
plus mal; mais cette bonne personne a si peu de jugement, que j'aime
mieux ne m'en rapporter qu'à vous. Je ne saurais la suivre dans son
langage affecté et dans ses réponses embrouillées. Voyons, comment vous
trouvez-vous au physique et au moral, après l'étrange voyage que vous
venez de faire?

Laure se sentit peu disposée à répondre à des marques d'intérêt qui
ressemblaient à une critique. Elle se contenta de sourire avec
mélancolie et de demander pourquoi la marquise qualifiait son voyage
d'étrange.

--Je ne prétends pas ridiculiser vos démarches, ma très-chère, répondit
la marquise, encore moins les blâmer. Je me suis permis seulement de
penser que vous étiez bien jeune pour quitter ainsi l'aile maternelle,
et bien faible de santé pour vous jeter dans la solitude.

Laure garda le silence, décidée à n'entamer jamais aucune lutte avec sa
belle-mère. Celle-ci reprit:

--Vous êtes maîtresse de vos actions, je le sais, et je reconnais vos
droits à l'indépendance. Ce n'est donc pas de moi que vous relèverez
jamais, mais des convenances d'un monde qui n'aura pas pour vous
l'indulgence à laquelle vous prétendez.

--Je ne prétends à rien, répondit Laure; mais puis-je savoir de quoi ce
monde souverain m'accuse?

--De rien que je sache; mais il s'étonne un peu, et peut-être
trouverez-vous avec moi qu'il ne faudrait même pas inquiéter les
jugements humains.

--Je pense que vous avez toujours raison, chère maman, dit la jeune
femme avec une douceur sans abandon. Vous ne pouvez pas vous tromper, et
vos pensées sont un code, comme vos actions sont un modèle infaillible
vis-à-vis du monde: mais je ne suis plus du monde, moi, vous le savez.

--Je regrette, reprit la marquise, sans montrer son mécontentement par
la moindre émotion, que vous persistiez dans cette bizarrerie de vous
croire affranchie de tous les liens que subissent sans effort les âmes
bien nées. J'aurais cru que le temps et le recueillement de la solitude,
que les fruits de la prière et la gravité de votre rôle de veuve, vous
procureraient enfin le courage de donner le bon exemple. Je suis
persuadée que vous ne sentez pas le danger où vous mettez les âmes, en
vous montrant si consternée, si indifférente aux témoignages d'estime
qui vous entourent. Permettez à mon affection de vous dire qu'on se doit
aux autres, et que les regrets les mieux fondés, le chagrin le plus
légitime, peuvent revêtir une apparence de romanesque et de passionné
qui ne sied point à une jeune femme...

La marquise en était là de son sermon, quand Toinette entra, la figure
bouleversée, en disant à Laure:

--Madame, vous plaît-il de venir un instant?

--Qu'est-ce donc? dit la marquise en se levant. Est-il arrivé un
accident à quelqu'un de la maison?

--Non, madame, répondit Toinette embarrassée. C'est quelqu'un qui
demande à voir madame Octave.

--Un homme de la campagne? reprit la marquise. Qu'il vienne; nous
écoutons tout le monde.

--Non, dit Laure, qui avait compris, du premier regard, le trouble de
Toinette, et dont le coeur s'ouvrait inopinément à une profonde
satisfaction: c'est une visite, n'est-ce pas, Toinette?

--Eh bien, quelle est donc cette manière d'annoncer? dit la marquise à
Toinette. Vous vous levez, ma fille? Vous allez au-devant de la
personne?... Sachez d'abord qui c'est.

--C'est une personne que je connais, répondit Laure en allant jusqu'à la
porte du salon, et en tendant la main à Adriani.

Adriani entra en baisant cette main avec transport. La marquise resta
stupéfaite.

Adriani était si ému, si enivré d'être reçu ainsi, qu'il ne voyait pas
seulement la marquise.

--Maman, dit Laure à sa belle-mère avec l'aisance la moins équivoque, je
vous présente M. d'Argères, dont je n'ai pas encore eu le temps de vous
parler, mais qui mérite de vous un bon accueil.

--Je n'ai pas à en douter, ma fille, répondit la marquise en saluant
Adriani, d'après celui que vous lui faites. Vous avez connu monsieur
dans votre voyage, et il faut que ce soit un homme d'un grand mérite
pour qu'une si nouvelle connaissance ait déjà pris place dans votre
intimité.

Adriani, qui tenait toujours la main de Laure dans les siennes, se
réveilla comme en sursaut, non pas tant aux paroles de la marquise,
qu'il entendit confusément, qu'au regard terrible qu'elle attacha sur
lui. Il n'y avait pourtant aucune colère dans ce regard; mais il s'en
échappait un froid de glace qui passait dans tous les membres.

Adriani quitta la main de Laure après l'avoir baisée une seconde fois;
il salua profondément la marquise, et, surmontant l'espèce de paralysie
que lui causait l'aspect de cette femme, il la regarda fixement aussi,
attendant qu'elle passât de l'épigramme au reproche.

La marquise restait debout, et cette attitude était fort significative.
Laure ne pouvait ni s'asseoir ni faire asseoir son hôte, avant que la
vieille dame, habituée d'ailleurs au rôle de première maîtresse de la
maison, leur en eût donné l'exemple.

Cette situation bizarre dura presque une minute, c'est-à-dire un siècle,
si l'on se représente l'embarras intérieur d'Adriani.

Mais il avait trop d'usage pour ne pas paraître aussi à l'aise que si la
marquise l'eût reçu à bras ouverts, et cette aisance la frappa vivement.
Elle sentit quelque chose de supérieur dans cet inconnu, et, comme, à
ses yeux, la supériorité, c'était un grand nom ou une grande position
dans le monde, elle craignit d'avoir été trop loin et se rassit en
invitant, d'un geste royal, sa belle-fille et son hôte à en faire
autant. Puis elle se renferma dans un silence majestueux, mais droite
sur son fauteuil et attendant une explication.

Il n'appartenait pas à Laure de la donner. Elle ne pouvait disposer de
la révélation, qu'Adriani ne voulait sans doute pas faire à un tiers, de
ses sentiments secrets. Elle eût été bien embarrassée de donner le
moindre éclaircissement sur la position qu'il occupait dans la société,
puisqu'elle n'avait pas seulement songé à s'en enquérir.

Toinette, qui, par privilége d'ancienneté, avait place au salon, s'était
réfugiée dans un coin où, feignant de ranger une corbeille à ouvrage,
épouvantée de l'attitude que prenaient les choses, mais curieuse d'en
voir l'issue, elle offrait la vivante image de la perplexité.




XI


La personne la plus calme, en apparence, dans ce groupe pétrifié,
c'était Adriani. Laure, tranquille pour elle-même, qui ne sentait rien à
se reprocher, n'était pas sans inquiétude pour celui qui, en lui
marquant un attachement si tranché, s'exposait pour elle à d'injustes
affronts.

Adriani était homme de résolution, et, voyant bien clairement que la
marquise ne quitterait pas la place sans savoir à quoi s'en tenir, il
parla ainsi en s'adressant à la vieille dame avec une assurance
respectueuse:

--Il est tout simple que madame la marquise de Monteluz, car c'est à
elle que j'ai l'honneur de parler... (la marquise fit une légère
inclination de tête), veuille savoir quelle est la personne assez
audacieuse pour se présenter ainsi devant elle. Cette personne est
audacieuse, en effet, très-audacieuse; elle ne se le dissimule pas; mais
madame la marquise n'a pas sujet de s'en alarmer, puisque ce n'est pas
devant elle que l'audacieux s'attendait à être admis. Il se serait fait
présenter à elle selon toutes les formalités requises et avec tout le
respect qu'il sait lui devoir, si l'honneur de lui faire sa cour eût été
le but de sa visite.

La personne, la prononciation, les manières d'Adriani avaient tant de
distinction naturelle et acquise, et, en ce moment, sa volonté donnait
quelque chose de si décidé à sa physionomie, que la marquise, se
demandant vainement où elle avait entendu prononcer avec éclat le nom de
d'Argères, se figura qu'elle voyait devant elle quelque prince étranger.
Elle accepta donc paisiblement l'espèce de leçon que lui donnait
l'inconnu, certaine qu'il allait y joindre quelque chose d'assez
flatteur pour la dédommager.

Adriani poursuivit:

--Cependant, puisque l'occasion me sert si bien, et que me voilà
favorisé au point de me trouver en présence des deux châtelaines de
Larnac, je ne suis pas assez écolier pour ne pas en profiter avec
empressement. J'aurais cru d'abord qu'il me suffisait d'être présenté
par la fille à la mère pour être accepté de confiance; mais madame la
marquise daignant m'interroger...

La marquise ne broncha pas. Elle mettait la convenance fort au-dessus de
la courtoisie, et la fausse convenance au-dessus de la vraie, qui eût
exigé qu'elle acceptât, les yeux fermés, la caution de sa belle-fille.
Elle attendit la suite, en femme qui ne transige pas.

Adriani, qui l'observait attentivement sans pouvoir surprendre l'ombre
d'une incertitude ou d'un accommodement dans ses yeux clairs, poursuivit
sans se troubler:

--Je me vois donc forcé de faire ma propre apologie, en dépit de toutes
les règles de la modestie. Je la ferai très-courte. Je suis un homme
irréprochable. J'ai quelque talent, quelque fortune. J'appartiens à une
famille honorable. Je suis passionnément épris de madame Laure de
Monteluz. J'ai osé le lui dire et mettre mon existence à ses pieds. Loin
de m'encourager, elle m'a fui; je l'ai suivie, parce que je persiste, et
que je suis décidé à ne renoncer à mes espérances que chassé d'ici par
elle-même.

Laure resta immobile et comme recueillie dans une méditation calme. Un
pâle sourire éclairait sa figure.

La marquise était plus pétrifiée que jamais. Toinette retenait son
souffle.

Pourtant la marquise n'était pas ennemie de cette sorte de solennité
brusque, qu'elle attribuait à l'aplomb d'un grand personnage. Elle
aimait la lutte et l'obstination de la controverse.

--Monsieur, répondit-elle, dans les usages de la noblesse méridionale,
une demande en mariage exige la réunion des principaux membres d'une
famille; mais je crois deviner que vous êtes étranger, du moins à cette
partie de la France dont nous sommes, ma fille et moi.

--Oui, madame, répondit l'artiste avec vivacité et en regardant Laure,
qu'il lui tardait d'instruire mieux et plus vite que sa belle-mère. Je
suis à moitié étranger, puisque ma mère était Italienne, que je suis né
à Naples, et que je porte volontiers le nom d'Adriani.

Laure tressaillit, rougit faiblement, comme à la joie d'une agréable
découverte, et tendit de nouveau la main à l'artiste, sans faire la
moindre attention à l'étonnement de sa belle-mère et à la consternation
de Toinette.

Ce fut une ivresse de bonheur pour Adriani que ce mouvement spontané.
Laure le savait artiste, et c'était un titre à ses yeux.

Quant à la marquise, qui, sans être musicienne, avait toujours montré
beaucoup d'encouragement et de condescendance pour la passion de Laure à
l'endroit de la musique, ou elle ne se rappela pas avoir ouï parler d'un
chanteur du nom d'Adriani, ou, si elle se souvint d'avoir lu ce nom
gravé sur les cahiers de sa belle-fille, elle ne voulut pas supposer que
ce fût celui qui se donnait pour riche et bien né. Elle se confirma dans
la supposition d'une destinée des plus brillantes, et reprit son résumé.

--Je crois, monsieur, d'après votre personne et votre langage, que vos
poursuites peuvent être très-flatteuses pour ma fille; mais, avec la
vivacité italienne qui vous caractérise, vous voulez marcher trop vite.
La chose est délicate au possible dans l'esprit de deux femmes appelées
par vous à se prononcer sans prendre conseil que d'elles-mêmes. Vous
nous permettrez donc de nous consulter d'abord, ma fille et moi, et
ensuite de réunir notre famille avant de prendre une résolution aussi
grave. C'est l'avis de ma fille et le mien.

Adriani interrogea les regards de Laure, qui restaient doux, mais
vagues.

--A quoi songez-vous, ma fille? dit la marquise étonnée de sa
préoccupation.

Laure se réveilla et dit avec calme:

--Je pensais à lui, maman, à ce qu'il nous dit. A quoi voulez-vous que
je songe quand il est là? Je l'aime autant qu'il m'est possible d'aimer,
et pourtant je ne peux pas encore lui répondre. Je ne peux pas, il le
sait bien.

--Ainsi, Laure, rien n'est changé entre nous? s'écria Adriani. Eh bien,
merci pour la part de confiance que vous me conservez. Je craignais
d'avoir à la reconquérir. Je ne m'en effrayais pourtant pas: j'y étais
si bien résolu! Soyez bénie, si cette fuite ne cache pas le désir de
m'échapper pour toujours.

--Ma fuite ne cache rien, répondit Laure. N'avez-vous pas reçu ma
lettre? Je n'ai jamais fait un pas ni dit un mot qui cachât quelque
chose; ne le savez-vous pas?

--Oui, je le sais. J'ai tort de parler comme je le fais. Je vous
comprends, je vous connais, et c'est pour cela que je vous adore. Vous
avez cru devoir me détacher de vous et m'y aider. Vous savez, Laure, que
je n'accepte pas votre opinion sur vous-même. Déterminé plus que jamais
à la combattre, me voilà à vos pieds. Il faut bien que vous m'y laissiez
jusqu'à ce que votre amitié pour moi devienne de l'amour ou de
l'aversion. Quant à moi, je n'accepterai qu'un seul arrêt de vous: celui
de la haine ou du mépris.

--Celui-là n'arrivera jamais, Adriani. Il m'est aussi impossible de
croire que vous me deviendrez odieux, qu'il m'est impossible de savoir
si je partagerai votre passion. Dans cette incertitude, mon rôle
vis-à-vis de vous peut-il se prolonger? Voulez-vous donc que, moi qui
n'ai qu'une vertu, celle de la franchise, j'accepte le personnage d'une
coquette, et que j'entretienne des espérances peut-être mal fondées?
Quittez-moi et donnez-moi du temps, voilà ce que je vous ai demandé, ce
que je vous demande encore.

--Et voilà, répondit Adriani avec impétuosité, ce que je ne peux pas
vous accorder, moi! Je sais très-bien contre quels souvenirs, contre
quels découragements j'ai à lutter pour vous vaincre. De loin,
j'échouerai à coup sûr. Mes lettres, en supposant que vous vous engagiez
à les lire, ne prouveront rien en ma faveur. Des paroles ne sont pas des
actions. Si vous me chassez, je suis perdu, je le sais; je suis maudit!

Adriani, à cette pensée, fut si fortement ému, que sa figure s'altéra et
que des larmes vinrent au bords de ses paupières; de vraies larmes
qu'une excitation volontaire n'arrachait pas au système nerveux d'un
artiste, mais qu'une douleur véritable répandait dans la voix et sur le
visage d'un homme, en dépit de lui-même.

Laure les vit, et l'effet en fut si soudain et si sympathique sur elle,
que ses yeux s'humectèrent aussi.

--Non, lui dit-elle, je ne veux pas que vous partiez triste; je ne veux
pas vous avoir rendu malheureux, ne fût-ce que passagèrement! Vous
resterez près de nous jusqu'à ce que je vous aie fait consentir à vous
éloigner sans amertume.--Toinette, va, je te prie, faire préparer la
chambre de M. Adriani. Je l'invite à passer quelques jours chez
moi.--Maman, ajouta-t-elle dès que Toinette fut sortie, je vous demande
pardon de prendre ce parti sans vous consulter. Il est des
circonstances, je le vois, où la conscience et le coeur sont d'accord
pour commander notre conduite, dût-elle ne pas être approuvée par les
êtres que nous respectons le plus. C'est à moi maintenant de vous
persuader humblement de penser comme moi sur le compte de l'_ami_ que
j'ose vous présenter de nouveau comme tel, et qui aspire à votre
bienveillance.

La marquise était si étourdie de ce qui se passait sous ses yeux,
qu'elle ne put d'abord trouver une parole. Tout son _usage_
l'abandonnait. Elle croyait rêver.

Elle connaissait Laure pour _entêtée_. C'est le mot que, depuis
l'enfance de sa pupille, elle appliquait, sans gaieté ni aigreur, à son
caractère. Le résultat de cette persistance dans les sentiments ayant
été un heureux mariage pour le fils de la marquise, celle-ci avait dû
reconnaître qu'elle ne regrettait pas d'avoir été _vaincue et dominée_
(c'est ainsi qu'elle parlait) par _cette petite fille_. Depuis la mort
d'Octave, l'accablement de Laure, également invincible, sa haine pour ce
que la marquise appelait le monde, surtout son absence récente, qui
ressemblait un peu à une révolte déguisée contre les habitudes de la
famille, avaient bien choqué les idées de la vieille dame; mais elle se
flattait de ramener sa bru à une soumission absolue, du moins en sa
présence. Elle fut donc abasourdie de la voir se fiancer, en quelque
sorte à sa barbe (elle en avait un peu), avec un inconnu, sans avoir
égard aux sages lenteurs et aux minutieuses enquêtes qu'elle se
réservait d'apporter, en obstacle ou en aide, dans tout projet de
mariage que Laure pourrait former.

--Vous avez été bien vite, en effet, ma chère Laure, dit-elle enfin d'un
ton d'autant plus aigre qu'il était plus réservé. Le parti très-étrange
que vous prenez de retenir monsieur, au risque de compromettre votre
réputation, est le fâcheux résultat d'imprudences commises sans doute
dans votre malheureux voyage. Il est trop tard assurément pour s'en
affliger, et je n'ai pas l'habitude de me faire persécutante sans
utilité. Puisque vous n'êtes plus parfaitement maîtresse de vos actions,
et que vous avez cru devoir témoigner à un tendre adorateur des
sentiments après l'aveu desquels il n'y a de possible que des
transactions, je dois baisser la tête en silence, et prier pour que
l'issue du roman soit heureuse pour vous, édifiante pour les autres.

Ayant ainsi parlé, et dit toutes ces choses dures d'une voix très-douce,
la dame se leva, salua Adriani, et quitta l'appartement avec
l'affectation d'une personne qui se sent de trop.

Il était temps qu'elle se retirât, elle l'avait senti elle-même en
voyant le feu de l'indignation monter au visage d'Adriani. Ce généreux
esprit se révoltait tout entier contre la sécheresse du coeur, et cette
dureté, presque insultante envers une femme aussi éprouvée que la pauvre
Laure, lui paraissait un crime. Même en dehors de son amour pour elle,
il eût éprouvé le besoin de la venger de ces froids sarcasmes. Quand la
marquise eut repoussé la porte sur elle, il était debout, l'oeil
menaçant, la bouche contractée par le dédain. Laure lui prit le bras
pour l'arracher à son anxiété.

--Eh bien, lui dit-elle en souriant, vous ne saviez pas ce qu'il fallait
braver pour approcher de moi, ici?

--Si, je le savais, répondit-il. Je suis venu quand même.

--Et vous resterez quand même.

--Non pas quand même, mais parce que. La vue de cette femme me fait
bénir ma persévérance, et elle m'explique tout. Ce n'est pas d'avoir
perdu Octave, c'est d'être restée sous le joug de sa mère, qui vous fait
désespérer de toutes choses et de vous-même. C'est là le souffle de mort
qui vous tuerait, et auquel mon influence et ma volonté doivent vous
soustraire.

--Pardonnez-lui, Adriani. Elle obéit à une croyance, et, d'ailleurs, ce
n'est pas le moment de la maudire: c'est à elle que vous devez d'être
ici pour quelques jours. Si je n'avais pas eu la certitude qu'en
apprenant qui vous êtes elle allait vous faire quelque affront, je ne me
serais pas départie si aisément de la conduite que je m'étais tracée
envers vous; mais j'ai pris les devants, en lui rappelant que je suis
ici chez moi et qu'elle n'en peut chasser personne.

--Qu'elle soit donc bénie, cette barre de fer qui vous enferme, mais qui
pliera ou se rompra devant vous, j'en fais le serment. Oublions-la pour
le moment, et laissez-moi vous parler de moi, à propos de ce que vous
venez de dire. Ce que je suis, je vois bien qu'elle ne le sait pas
encore; il est temps que vous le sachiez vous-même.

--Non, non! répondit Laure, j'en sais assez. Vous êtes l'admirable
Adriani dont la fierté et le désintéressement égalent le génie et
l'inspiration. Si vous avez, en effet, de la fortune (on m'avait dit le
contraire), laissez-moi l'ignorer ou ne l'apprendre que par hasard. Ah!
mon ami, croyez-vous que, si mon coeur se refuse à l'amour qui vous est
dû, l'obstacle soit en vous? Non, certes. Quelle que soit votre
condition dans la vie, je ne veux connaître de vous que vous-même.

--Eh bien, reprit Adriani, c'est de moi-même que je vous parlerai en
vous disant que je dois la fortune à des hasards, et non à des travaux
qui pourraient me distraire de vous.

Il raconta alors tout ce qui était contenu dans la lettre que nous avons
rapportée, et qu'il n'avait pu faire tenir à Laure.

Ils causaient ensemble depuis deux heures, lorsque Toinette revint dire
à la jeune femme que sa belle-mère désirait qu'elle voulût bien monter
dans sa chambre un instant.

--Qu'y a-t-il, Toinette? dit Laure en se levant. Est-on bien courroucé
contre nous?

--Hélas! oui, madame, répondit Toinette, qui avait les yeux rouges et
gonflés; madame m'a fait mille questions, et jamais juge criminel n'a
torturé de la sorte un témoin. Que pouvais-je lui répondre? Monsieur eût
bien mieux fait de me dire son secret. J'aurais pu présenter la vérité
dans son meilleur jour.

--Quel secret, Toinette? dit Adriani impatienté. De ce que je voyage
sous mon nom de famille pour éviter les importunités qui accablent un
artiste dont le pseudonyme est connu de tous les amateurs, et dont
heureusement la figure est moins connue que les ouvrages, doit-on
conclure que je rougis de ma profession? Est-ce là l'opinion de la
marquise? Prend-elle l'espèce de modestie, qui est le refuge de mon
indépendance de promeneur, pour une lâcheté d'imbécile?

--Je ne saurais vous dire ce qu'elle pense; mais votre nom d'Adriani l'a
intriguée. Elle a une mémoire désolante. Elle m'a demandé brusquement si
vous chantiez. J'ai répondu que c'est par la musique que vous aviez fait
connaissance avec nous. J'ai cru tout arranger en racontant la vérité,
moi! Elle s'est écriée: _C'est cela!_ Et, après m'avoir traitée comme
une intrigante, avec ses petites paroles pincées qui vous figent le
sang, elle m'a ordonné d'appeler madame.

--J'y vais, dit Laure tranquillement. Tu as bien fait d'être sincère,
Toinette.--Et vous, mon ami, ne soyez pas inquiet pour moi. J'ai
peut-être plus d'énergie qu'on ne m'en supposerait.

Laure trouva sa belle-mère à genoux sur un prie-Dieu. La chambre petite
et sombre qu'elle occupait au château de Larnac était pauvre, nue et
propre comme celle d'une religieuse. Jamais Laure n'avait pu la faire
consentir à prendre sa part dans le bien-être qu'elle avait apporté dans
la famille. Hautaine et stoïque, la noble dame couchait sur la dure, et,
autant par orgueil que par humilité, elle ne souffrait pas le velours
d'un coussin entre ses genoux et le bois de chêne de son prie-Dieu.

Elle ne s'était pourtant pas mise en prières dans ce moment par
ostentation ni par hypocrisie. Elle s'était sentie indignée, et elle
demandait à Dieu de n'en rien faire paraître. Sincère, mais complétement
inintelligente des délicatesses du coeur, elle croyait avoir remporté
une victoire décisive sur elle-même, quand, sans élever la voix, ni
ressentir la moindre accélération de son sang, elle avait réussi à
blesser avec préméditation la dignité ou la sensibilité d'autrui.

--Ma fille, dit-elle en se relevant, asseyez-vous, et veuillez m'écouter
avec sagesse. Vous avez apparemment, sur l'importance des distinctions
sociales, des idées qui diffèrent entièrement des miennes?

--Je crois que oui, en effet, chère maman, répondit Laure.

--Je m'en étais doutée quelquefois, reprit la marquise, surtout dans ces
derniers temps; mais l'éloignement que nous avons l'une et l'autre pour
toute espèce de discussion oiseuse nous a empêchées de nous bien
connaître jusqu'à ce jour, et je le regrette. J'aurais pu combattre en
vous des tendances dangereuses aux idées révolutionnaires de ce
malheureux siècle. J'aime à croire pourtant que ces tendances sont
combattues en vous-même par le sentiment de votre propre dignité, et
qu'en ajournant les espérances blessantes de M. Adriani, vous vous
rappelez _ce_ qu'il est et _qui_ vous êtes.

Elle fit une pause pour attendre la réponse de son interlocutrice, qui
avait pris, dès l'enfance, l'habitude de ne jamais l'interrompre. Laure
répondit en résumant, en quelques mots, sans réflexion aucune,
l'histoire qu'Adriani venait de lui raconter. Puis elle attendit à son
tour le jugement que porterait la marquise.

--D'après ce que vous me dites, répondit celle-ci, et je veux supposer
que M. d'Argères vous a bien dit la vérité, je vois qu'il mérite de
l'estime et des égards. Sa naissance, quoique sortable, à ce que je
crois, ne me paraît pas à la hauteur de la vôtre; sa fortune, si elle
est bien réelle, est supérieure à celle que vous possédez; mais je vous
estime assez pour croire que ce ne serait pas à vos yeux une
compensation suffisante. Cependant, j'admets les inclinations de coeur
qui font accepter sans rougir la richesse, bien que mon fils n'eût
jamais obtenu mon consentement pour vous épouser, si votre origine eût
été au-dessous de la sienne. Ce sont là, ma fille, des scrupules et des
convictions personnels que je ne prétendrais pas vous imposer, s'il n'y
avait pas d'autre obstacle entre vous et les projets inouïs de M.
d'Argères; mais il en existe un si réel, que je ne puis me dispenser de
vous en retracer l'importance. Vous savez, ma fille, que je n'ai pas la
sottise de mépriser les artistes, pas plus que je ne méprise aucune
condition honnête. J'ai connu, par rapport à vous, et je vous ai fait
connaître des musiciens renommés, entre autres M. Habeneck, qui était un
homme très-bien élevé, et qui, en vous donnant quelques leçons
d'accompagnement pour faire plaisir à votre maître de piano, n'a rien
voulu recevoir pour prix de sa peine. Cela m'a forcée à l'inviter à
dîner, et je ne l'ai pas regretté, en voyant qu'il ne _buvait pas_ comme
font la plupart des musiciens, et pouvait parler sur son art d'une
manière intéressante. Vous avez désiré qu'on fît de la musique chez
nous. J'y répugnais, parce que votre fortune, suffisante ailleurs, ne
nous permettait pas d'exercer à Paris une hospitalité bien convenable,
et que je craignais un air d'intimité de notre part avec des artistes.
J'ai cédé pourtant, et j'ai consenti à de petites réunions où des
musiciens choisis, s'attirant les uns les autres, sont venus procurer
aux personnes de votre société des moments agréables. J'ai eu tort
certainement, si vous avez pu conclure de là que ces artistes étaient
vos égaux. Je suis répréhensible de n'avoir pas prévu que cette idée
germerait tôt ou tard dans une tête que je ne savais pas aussi exaltée
qu'elle l'était, ou qu'elle l'est devenue. Mon but était, d'abord, de
satisfaire vos goûts et d'y employer des revenus qui étaient vôtres;
ensuite, de vous faire briller dans un monde d'élite, où vos talents et
votre beauté pouvaient vous mettre à même de vous établir plus
avantageusement, pécuniairement parlant, que vous n'avez voulu le faire.
J'étais, je suis toujours une provinciale, moi; je n'en rougis pas, bien
au contraire! Mais je voulais faire de vous une Parisienne, afin de
n'avoir pas à me reprocher de vous avoir tenue dans un milieu où l'amour
de mon fils vous devînt une sorte de nécessité. Eh bien, ma chère Laure,
toutes mes précautions ont été déjouées par vous. D'abord, vous avez
épousé mon fils; ensuite, vous avez cru qu'il vous était possible de
vous remarier avec un artiste. Voyons, n'est-ce pas pas là votre pensée
dans ces derniers temps?

--Je sais, maman, répondit Laure, que je voudrais en vain modifier vos
idées sur l'inégalité des conditions. Je ne l'entreprendrai pas.
Incapable de modifier les miennes, mon respect pour vous m'ordonne de me
taire quand vous avez prononcé.

--Alors, vous pensez vous retrancher peut-être sur ce que M. d'Argères
n'est pas ce qu'on appelle un artiste? Vous l'essayeriez en vain, ma
très-chère. Des malheurs que je ne suis pas très-disposée à plaindre,
puisqu'il avoue avoir perdu sa fortune en dissipations de jeune homme,
l'ont réduit volontairement à subir cette dégradation. Je dis
volontairement, parce que vous prétendez que sa famille lui a offert une
pension pour l'y faire renoncer. J'ai une médiocre opinion, je vous le
confesse, d'un homme qui blesse ouvertement celle de ses parents, et je
préférerais beaucoup pour vous M. d'Argères ruiné, mais fidèle aux
convenances de sa caste, que M. Adriani enrichi par le hasard et
illustré par son savoir-faire. Je sais que nous avons eu, dans
l'émigration, de très-grands seigneurs réduits à faire usage de leurs
talents d'agrément en pays étranger. C'est par nécessité qu'ils ont pris
ce parti, et ils sont bien excusés par la persécution révolutionnaire;
mais, dans le cas de votre M. d'Argères, il n'en est point ainsi. C'est
son goût qui l'a poussé au travail, et le travail ne dégrade pas
l'homme, mais il le déplace à jamais. M. d'Argères a cessé d'exister
pour ses pairs le jour où il a laissé imprimer, sur une affiche de
concert ou de spectacle, le nom d'Adriani, et à paraître de sa personne
devant des spectateurs payants. Vous pensez qu'il n'a jamais monté sur
les tréteaux? Vous vous trompez, et sa mémoire le trompe lui-même. Je me
suis parfaitement rappelé tout à l'heure la manière dont notre
grand-cousin, M. de Montesclat, nous parla de lui, il y a environ trois
ans, à son retour de Paris. Lui aussi se pique de flonflons, et il nous
dit qu'il n'avait rien entendu de plus parfait dans son voyage qu'un
certain Adriani qui avait chanté, je ne sais plus sur quel théâtre, au
bénéfice de je ne sais plus quoi... Attendez! c'était au bénéfice des
réfugiés italiens. Oui, c'est cela. Triste prétexte ou triste motif, ma
fille, qui prouverait que ce monsieur a des opinions fort contraires à
celles de votre monde!

La marquise parla encore longtemps sur ce ton et démontra par _a_ plus
_b_ qu'un homme, livré à la critique, l'était à l'insulte: en quoi elle
ne se trompait pas beaucoup: mais, comptant pour rien, ignorant même
tout à fait ce que les vocations vraies ordonnent aux artistes de savoir
souffrir, elle fit de subtiles distinctions entre l'honneur du
gentilhomme, qui peut demander raison à un malotru, et celui de
l'artiste, qui ne peut faire tirer l'épée à toute une salle, et qui,
pour recevoir l'aumône des applaudissements, s'expose de gaieté de coeur
à l'outrage des sifflets. Enfin, elle fut logique à son point de vue,
diserte à sa manière, et conclut en suppliant sa belle-fille de lui
faire un serment sur l'Évangile: c'est qu'elle renverrait _l'artiste_ le
lendemain, après lui avoir ôté radicalement la prétention d'être son
mari.




XII


Comme toutes les personnes réfléchies, qui discutent intérieurement,
Laure ne discutait jamais en paroles. Elle laissa couler ce flot de
réprobation sur la tête d'Adriani, auquel elle s'identifiait dans le
sentiment de la résistance; puis, sommée de promettre, elle refusa
nettement.

--Non, maman, dit-elle, jamais! Dans la crise de mes plus mortelles
douleurs, j'ai failli former des voeux qui maintenant détruiraient vos
craintes, mais qui me causeraient des remords. J'aurais volontiers juré,
dans ces moments-là, de n'aimer plus jamais; à présent, je ne suis pas
sûre de ne point aimer. Tant que cette affection sera incertaine et
incomplète, je suis résolue à éloigner l'homme qui me l'inspire; mais,
si, après avoir essayé tour à tour l'effet de sa présence et de son
absence, je me sens capable de m'attacher à lui, certaine de ne
rencontrer jamais un plus digne objet, j'obéirai à mon coeur. Ce sera
pour moi la volonté de Dieu; car, loin d'avoir à me combattre jusqu'à
présent, je ne fais autre chose que de lui demander le bienfait de la
vie, et, si l'amour triomphe de mon abattement, je le recevrai comme on
reçoit la grâce. Voilà ma pensée, voilà mes résolutions; je ne vous
tromperai jamais. Daignez ne voir aucune résistance personnelle contre
vous dans cette résistance de tout mon être à vos opinions.

--Laure! Laure! s'écria la marquise, plus émue qu'elle ne l'avait jamais
été dans une querelle, vous brisez votre vie et la mienne!

Il y avait une sorte de douleur dans son accent. Laure en fut touchée,
et, se jetant à genoux devant elle, elle lui prit les mains:

--Ma chère tante, lui dit-elle, revenant par instinct à l'habitude de
ses jeunes années, ne me retirez pas votre sollicitude, quelque indigne
que je vous paraisse. Dieu m'est témoin qu'en vous combattant je vous
respecte...

--Ah! vous ne m'avez jamais aimée! dit la marquise surprise par un
sentiment de tristesse.

Mais ce fut un éclair rapide; elle reprit, avec la froideur de
l'insinuation obstinée:

--Si vous aviez le moindre attachement pour moi, vous renonceriez à des
chimères plutôt que de m'affliger ainsi!

--Oui, oui, dit la jeune femme toujours à ses pieds, je renoncerais à
des chimères; mais à une certitude, je ne le dois pas. Écoutez-moi comme
une mère; ce sera la première fois de ma vie que j'aurai essayé de vous
attendrir, et, si j'échoue, je n'aurai rien à me reprocher. Vous ne me
connaissez pas, vous ne m'avez jamais connue, ou bien c'est vous qui
n'aimez pas vos enfants et qui ne pouvez sacrifier aucun de vos
principes austères à leur bonheur, à leur existence. Ce n'est point un
reproche que je vous adresse; vous avez la grandeur d'une mère
spartiate!...

--Dites d'une mère chrétienne, répliqua la marquise. Celle des
Macchabées vit torturer ses fils et leur prêcha la vraie foi jusque dans
les bras de la mort.

--Eh bien, connaissez mes souffrances et voyez mon agonie, répondit
Laure avec force; vous ajouterez cette palme à vos triomphes, si vous
restez indifférente et inébranlable. Je me meurs, ma mère, je m'éteins,
je deviens folle ou idiote, si quelqu'un ne me sauve et ne m'impose, par
sa foi et sa volonté, l'amour que je n'ai plus la force de trouver en
moi-même. J'ai trop souffert, voyez-vous! j'ai souffert depuis mon
enfance. Vous n'avez jamais voulu vous douter de cela, vous qui ne
pouvez pas souffrir! Vous n'avez jamais vu que je mourais, enfant, de la
mort de ma mère. Jamais vous n'avez eu une larme pour celle qui était
votre soeur, et cette insensibilité ou cette force faisait de vous, à
mes yeux, un objet d'épouvante, une puissance incompréhensible. Quand
vous me faisiez dire mes prières, à genoux devant vous, comme m'y voilà
encore, les sanglots m'étouffaient. Vous preniez mon mouchoir, vous le
passiez rudement sur ma figure inondée, et vous me disiez:

»--Ne pleurez pas, enfant; c'est mal, puisque votre mère est au ciel!

»Vous aviez raison; mais les enfants ont besoin de tendresse. C'est leur
religion, à eux, et vous m'eussiez fait plus de bien en me pressant sur
votre coeur et en mêlant une de vos larmes aux miennes, qu'en brisant
mes genoux et en écrasant ma sensibilité dans la prière. Vous n'avez
jamais eu pour moi la douce assistance de la pitié, plus féconde,
croyez-moi, que les remontrances du courage. On ne fortifie qu'en
aidant, en prenant sur soi une part du fardeau des affligés. Vous me
laissiez tout porter en me criant:

»--Délivre-toi toi-même!

»Oh! jamais une caresse! jamais une plainte! Aussi n'étais-je pas
exigeante en fait de commisération, et, quand Octave me disait: «Viens
jouer, ma _pauvre_ Laure!» je le suivais sans résistance et je
renfermais ma tristesse pour ne pas la lui faire partager. Tout est là,
voyez-vous! Quand on est aimant, on ne trouve sa propre énergie que dans
le désir de complaire aux autres. Abandonné à soi-même et certain de
souffrir seul, on succombe! Quand on a bien reconnu que les
encouragements de la froide raison n'expriment que l'impatience et la
lassitude de voir souffrir, on apprend à se contenir, on prend
l'extérieur de la résignation, et on se dévore soi-même. Voilà ce que
vous avez fait de moi! un être tranquille et silencieux, qui vit au
dedans et qui est forcé d'éclater ou de périr. Et, pendant mon long
amour pour Octave, n'avez-vous pas travaillé sans relâche à m'ôter le
seul rêve de bonheur auquel je me fusse attachée? C'est votre résistance
qui a fait la force et la durée de cet amour. Pendant mon union avec
lui, vous m'avez vue souffrir d'une terreur affreuse; quelquefois j'ai
osé vous dire:

»--Je crois qu'il ne m'aime pas!

»Il m'aimait pourtant, mais il n'était pas tout entier à l'affection, et
la vie d'intérieur lui était impossible. C'est vous qui l'aviez formé à
ce mépris du foyer domestique, ne redoutant pour lui aucun danger,
n'admettant pas que la société d'un fils ou d'un époux fût nécessaire à
sa mère ou à sa femme! Mes inquiétudes pour sa vie vous faisaient
sourire, et, quant à celles qui avaient son amour pour objet, vous me
répondiez:

»--Il n'a point de maîtresse ailleurs; il a des principes religieux;
donc, il vous aime, et, si vous n'êtes pas heureuse, c'est que vous
rêvez des sentiments romanesques que n'admet point la sainteté du
mariage.

»Eh bien, vous êtes peut-être dans la réalité, vous avez peut-être
l'appréciation juste de la fatalité qui préside aux destinées humaines!
Mais vous acceptez son arrêt sans effort, et, moi, je ne le peux pas;
non, tenez, ma mère, je ne le peux pas! Je ne vous demandais plus qu'une
chose: c'était de me laisser pleurer mon mari toute seule, là, dans un
coin, de savourer ma douleur jusqu'à ce qu'elle fût épuisée. Vous ne
l'avez pas voulu. Dès le lendemain d'une catastrophe effroyable, vous
m'avez reproché d'être sourde aux compliments de condoléance de votre
innombrable famille. Il fallait, au retour de la cérémonie funèbre,
faire les honneurs d'un repas: votre famille avait faim! Puis, tous les
jours, des visites du matin jusqu'à la nuit! Il fallait écouter ces
odieuses questions de l'oisiveté curieuse ou de la pitié sans
délicatesse, entendre vos parents se faire les uns aux autres le récit
de l'événement, l'horrible description des blessures!... Vous pouviez
affronter tout cela et dire à toutes choses: «La volonté de Dieu soit
faite!» Moi, je fuyais, je m'enfermais, j'étouffais mes cris. Toinette
m'a gardée, évanouie ou égarée, des nuits entières. Et, quand je me
traînais dans votre salon, vous ne me pardonniez pas une distraction,
une méprise de nom ou de personne, qui ne pouvait être taxée
d'impolitesse que par des amis sans coeur et des parents sans
entrailles.

»Eh bien, vous m'avez réduite à un tel état de contrainte morale, que je
me suis sentie, un jour, abrutie et comme retombée en enfance. C'est
alors que je me suis éloignée de vous pour respirer, pour tâcher de
reprendre mes esprits. Je n'avais pas de but devant moi; je m'en allais
au hasard. J'ai trouvé sur mon chemin une pauvre maison bien laide qui
m'appartenait, où j'avais le droit de m'appartenir moi-même, de
m'enfermer, de me faire oublier. L'amour d'un homme généreux et tendre
est venu m'y trouver. J'ai cru que je ne pourrais y répondre. Par
respect pour lui, je suis venue reprendre ma chaîne, croyant qu'il
m'oublierait. Il m'a suivie, il est là, il dit que je l'aimerai, il veut
que je l'aime. Il attendra que je le connaisse, que je l'apprécie; il
accepte toutes les épreuves, tous les retards, et je le repousserais
sans l'entendre! et je renoncerais à ma dernière chance de salut!
Pourquoi? Pour ne pas choquer des préjugés que je ne partage pas? Vous
vous trompez cependant en croyant que je suis infatuée d'idées nouvelles
et que je porte de l'exaltation dans ma résistance. Hélas! est-ce que
j'ai des idées, moi? Est-ce que, élevée comme je l'ai été, et ne vivant
d'ailleurs que pour Octave, je me suis jamais demandé ce que c'était
qu'une mésalliance? Jamais je n'ai si bien compris l'injustice et
l'erreur des opinions que vous défendez, que depuis une heure que je
vous écoute. Je ne les eusse peut-être jamais réprouvées si mon coeur,
qui s'éveille et s'agite, ne me faisait entendre des vérités plus
persuasives, plus chrétiennes et plus humaines que les vôtres. Vous me
croyez impie! Non, ma mère, je ne suis pas impie. Je crois autant que
vous à la loi de l'Évangile, mais je la comprends autrement. J'y vois
une doctrine pleine de tendresse, de dévouement et d'humilité, qui
m'ordonne d'aimer autrement qu'en vue des vanités et des ambitions de ce
monde.

Laure s'arrêta, épuisée, et chercha dans les yeux de sa belle-mère
l'émotion qui remplissait son âme et sa voix. Elle n'y trouva qu'une
incrédulité profonde, une sorte de raillerie muette qui était l'athéisme
du fanatisme. Qu'on nous passe cette antithèse, paradoxale en apparence.
Le fanatique n'aime Dieu qu'en Dieu et en dehors de l'humanité. Il
oublie ou il ignore que nous sommes tous formés de son essence, animés
de sa vie, et que, compter pour rien nos malheurs et nos droits, c'est
remettre le _Christ en croix_ dans la personne de l'humanité.

La marquise ne répondit à aucun des reproches de sa belle-fille. Elle
n'en tint aucun compte. Elle les accepta même comme des éloges, comme
une justice qui lui était rendue. En les lui adressant, Laure savait
bien qu'elle n'en serait pas blessée.

Elle n'avait pas non plus espéré la fléchir: elle la connaissait trop
bien. Elle avait voulu s'expliquer, se formuler une fois pour toutes.

La marquise se leva et la laissa à genoux. Laure dut se relever
d'elle-même sans avoir obtenu la plus légère marque de tendresse ou
d'indulgence.

--Vous êtes fort éloquente, ma fille, dit la marquise, et je comprends
le prestige que vous pouvez exercer sur des imaginations vives; mais la
mienne n'est pas de ce nombre, et je ne prends pas le réveil de vos sens
pour un besoin tout à fait divin de votre âme.

--Assez, madame, assez! dit Laure indignée. Ne m'aimez pas, j'y consens;
mais ne m'insultez pas, je ne le mérite point.

--Vous insulter, ma fille! Dieu m'en garde! Il n'y a rien là que de fort
naturel et même de légitime, quand un mariage bien assorti et d'un bon
exemple sanctionne nos désirs et termine les ennuis du veuvage. Mais
nous sommes coupables quand nous cédons à l'inquiétude des passions,
sans égard pour le respect que nous nous devons à nous-mêmes. Vous
seriez dans ce cas si vous me refusiez la promesse que j'ai réclamée de
vous tout à l'heure.

--Je vous la refuse encore.

--Vous y penserez cette nuit, et, demain, comme vos tantes de Roqueforte
et de Roquebrune viennent passer ici la journée avec leurs enfants,
j'espère que vous m'épargnerez la honte et l'embarras de leur présenter
M. Adriani.

--Et s'il en était autrement, madame? si je le leur présentais moi-même?

--Oh! libre à vous, ma fille! dit la marquise avec un sourire effrayant,
car c'était le premier depuis la mort de son fils, et il ressemblait à
une malédiction. Vous êtes maîtresse de vos actions, et je n'ai ni le
droit ni l'envie de vous imposer un deuil éternel. Vous le savez, je
suis désintéressée pour mon fils mort, comme je l'ai été pour mon fils
vivant. Mais, comme mes devoirs vis-à-vis du reste de ma famille
subsisteront tant que je serai de ce monde, il ne me convient pas de les
enfreindre pour vous faire plaisir. Aucune puissance humaine ne me
décidera à faire à mes parents l'affront de les éloigner d'ici, et la
pire des insultes serait de leur annoncer la possibilité de leur
alliance avec un chanteur. Vous y réfléchirez donc et vous choisirez. Ou
M. Adriani ne sera plus ici demain à midi, ou c'est moi qui sortirai de
votre maison pour n'y jamais rentrer.

Laure s'approcha de sa belle-mère, prit sa main et la baisa avec une
froideur égale à la sienne, en lui disant:

--Non, ma mère, vous ne sortirez pas d'ici; vous ne quitterez pas une
maison qui est devenue la vôtre, et où la tombe de votre fils vous
attache pour jamais.

Elle sortit sans s'expliquer davantage, passa dans sa chambre et écrivit
à Adriani:

«Partez, mon ami, pour que ma belle-mère ne parte pas. Je lui dois ici
le sacrifice de ma propre satisfaction. Mais je vous ai promis quelques
jours. Partez ce soir pour Mauzères, je partirai demain pour le Temple.»

Toinette porta ce billet à Adriani sans savoir ce qu'il contenait.
Adriani n'eut pas une hésitation, pas un doute. Il partit à l'heure
même, sans dire un mot. La marquise dîna de bon appétit. Ce fut toute la
satisfaction qu'elle exprima à sa belle-fille. Le lendemain, lorsqu'elle
s'éveilla (et elle était fort matinale), elle apprit que Laure et
Toinette étaient aussi parties dans la nuit, sans rien dire à personne.

La tante de Roqueforte et la tante de Roquebrune, la cousine de
Miremagne et le cousin de Montesclat arrivèrent fort exactement à midi,
avec une nuée de petits cousins bruyants et de petites cousines
endimanchées. Tout ce monde, qui accourait pour saluer le retour de
_madame Octave_, fut plus ou moins désappointé, mais surtout intrigué
d'apprendre qu'elle était déjà repartie. Dans un milieu moins intime, la
marquise eût pu expliquer ce mystère par la classique défaite des
affaires de famille; mais ni les Larnac ni les Monteluz ne pouvaient
avoir des intérêts cachés pour les deux ou trois cents personnes qui, de
près ou de loin, réclamaient leur confiance à titre de parents. La
curiosité des provinciaux est ardente et naïve. Accablée de questions,
la marquise prit le parti de dire ce qu'elle croyait, de bonne foi, être
la vérité.

--Écoutez, dit-elle, je ne peux ni ne veux vous tromper; mais, pour le
repos et la considération de la famille, il faut que ceci reste entre
nous et ne devienne pas la pâture du pays. Que le peuple et la
bourgeoisie croient donc que madame Octave a de graves affaires dans le
Vivarais. C'est un devoir pour vous tous de parler ainsi.

--Sans doute, sans doute, dit la tante de Roqueforte; nous comprenons
bien qu'il y a autre chose, et c'est...

--C'est ce qu'il y a de plus triste au monde, reprit la marquise. Ma
belle-fille est folle!

Là-dessus, elle raconta comme quoi, _sans motifs appréciables à la
raison humaine_, Laure, après être partie pour voyager, était revenue,
au moment où elle annonçait dans ses lettres l'intention de prolonger
son absence; comme quoi elle était arrivée, l'avant-veille, à Larnac,
avec l'intention apparente d'y rester, et comme quoi elle était repartie
au bout de vingt-quatre heures, sans s'expliquer aucunement.

--Tout me porte à croire, ajoutait la marquise, qu'elle a pris goût à sa
petite propriété dans l'Ardèche, et qu'elle a la fantaisie d'y faire
bâtir, pour passer les étés dans un climat moins chaud que le nôtre.
Dans tout cela, je ne vois rien à blâmer, sinon le silence qu'elle garde
sur ses projets; mais cela même ne saurait m'offenser, puisque la pauvre
créature ne sait pas trop elle-même ce qu'elle veut, et que l'air
distrait et presque égaré que vous lui avez vu par moments est
maintenant sa physionomie habituelle. J'attendrai de savoir où elle est
pour aviser à ce que je dois faire. Si son mal augmente au point que mes
soins lui soient nécessaires, je tâcherai de la ramener ici, ou bien je
la suivrai où elle souhaitera que je la suive. Me voilà donc parmi vous
comme l'oiseau sur la branche, et attendant, en ceci comme en toutes
choses, la volonté de Dieu!

Il ne fut point question d'Adriani. On sut, au bout de quelques jours,
qu'un inconnu avait fait une visite aux dames de Larnac; mais on
n'apprit sur cette visite rien d'assez particulier pour la faire
coïncider avec le départ subit de Laure. La marquise répondit, sur ce
point, de manière à écarter toute idée de rapprochement, et dit qu'elle
croyait avoir reçu ce jour-là les offres d'un commis-voyageur dont elle
ne savait même pas le nom.




XIII


Journal de Comtois.

Mauzères, 10 septembre 18...

J'avais bien raison de penser que j'aurais du désagrément avec mon
artiste. Ce n'est pas qu'il soit mauvais garçon: c'est, au contraire, un
bien bon enfant, et que je considère comme un vrai camarade. Mais tous
les artistes sont, ou des toqués ou des canailles. Le mien est dans les
toqués. Il me fait volter de Mauzères à Vaucluse, et de Vaucluse à
Mauzères, le temps de défaire sa valise, de brosser son habit et de
refaire sa valise. Par bonheur que je m'étais dépêché d'aller voir la
fontaine de M. de Pétrarque; sans quoi, je ne l'aurais pas vue. Si ce
n'est que je crois qu'il a de l'amitié pour moi, je me demanderais
pourquoi il me garde, car je ne lui sers qu'à le raser, et encore
faut-il que je le guette pour l'empêcher de se raser lui-même. Je pense
bien qu'il n'a pas toujours eu le moyen de se faire servir et qu'il n'en
a pas l'habitude. Mais il paraît bien qu'il a celle de courir et
d'échiner son monde, car je suis sur les dents, qui, par parenthèse, me
font toujours bien mal.


Narration.

Adriani reçut, à Valence, un nouveau billet de Laure.

«Ne soyez pas inquiet, lui disait-elle, je suis en route; mais la pauvre
Toinette a une de ces migraines violentes qui exigent vingt-quatre
heures de repos. Je la soigne, afin d'arriver plus vite. Je serai au
Temple mardi soir.»

Adriani avait donc trente-six heures d'avance sur Laure. Il les mit à
profit pour lui ménager une surprise. Il s'arrêta une matinée à Valence
et mit à contribution tous les magasins de la ville pour se procurer des
meubles, des rideaux, des vases d'ornement, des tapis, tout ce qu'il put
trouver de moins pacotille, dans la pacotille que Paris fournit à la
province. Comtois eut l'esprit de découvrir un _bric-à-brac_ où son
maître fit main basse sur d'assez belles choses. En cette circonstance,
Comtois, malgré son éternel mal de dents, sut se rendre utile. Il
marchanda, paya, fit emballer et charger les _colis_, et fit gagner
beaucoup de temps par l'ordre qu'il apporta dans ces détails. Adriani
voulait aussi des fleurs. Comtois courut d'un côté, tandis qu'il courait
de l'autre, et les pépiniéristes des faubourgs livrèrent des caisses
d'orangers et de grenadiers en fleurs, des lauriers-roses, des dahlias,
des héliotropes, des verveines, enfin ce qu'on peut trouver à peu près
partout maintenant, mais en assez grande quantité pour rajeunir l'aspect
du triste jardin du Temple.

Un bateau prit ce chargement, et Adriani gagna Tournon pour disposer
aussitôt les moyens de transporter par terre sans interruption.

Presque tout arriva sans encombre. L'artiste et son valet de chambre,
aidés d'ouvriers pris à la journée, arrangèrent à la hâte le pauvre
manoir dont Laure avait subi la laideur et l'incommodité avec tant
d'indifférence. Il y eut bien des rideaux trop longs, des tentures mal
ajustées, mais les murs noircis du rez-de-chaussée disparurent sous les
étoffes, et le carreau disjoint sous les tapis. Les orties, qui
croissaient jusqu'au seuil du vestibule, furent arrachées. Le sable
s'étendit partout aux abords de la maison. Les caisses d'arbustes furent
disposées en massifs d'un aspect agréable, les plates-bandes reçurent
les pots de fleurs. De grands vases de terre cuite, d'une forme assez
heureuse, meublèrent de fleurs les coins du salon et les embrasures des
fenêtres. Des candélabres et des lustres de même matière et d'une égale
simplicité, mais dont le ton de glaise se mariait bien aux guirlandes de
lierre qu'Adriani y enroula lui-même, prirent ce sentiment de la grâce
que l'artiste sait donner aux moindres choses. Enfin, dans l'espace d'un
jour, tout fut transformé comme par enchantement dans la demeure de
Laure, et les ouvriers furent congédiés au coucher du soleil, afin
qu'elle y trouvât la solitude et le silence qu'elle aimait.

Comtois resta le dernier pour épousseter, pour enlever les brins de
mousse et les feuilles de rose restées sur le tapis, pour allumer le feu
parfumé de branches résineuses, pour donner aux draperies le coup de
main du maître. Puis il se retira, assez satisfait des éloges d'Adriani,
pour aller coucher à Mauzères et y annoncer son maître, qui n'avait pas
encore pris le temps de s'y montrer. Pourtant Comtois, qui avait
l'habitude de se plaindre, se plaignit dans son journal, comme on l'a vu
au commencement de ce chapitre, d'être éreinté et de n'avoir rien à
faire. Il ne fit aucune mention des embellissements du Temple. Ayant
deviné très au-delà de la réalité, et commençant à ressentir pour _son
artiste_ une sorte d'attachement, il ne voulut pas gloser davantage sur
ses amours. En outre, Comtois comptait pour rien d'avoir travaillé comme
un nègre toute la journée, et ce qu'il appelait être utile à son maître
eût consisté, selon lui, en dorloteries à sa personne, accompagnées de
_conversations intéressantes_. La conversation était le rêve de Comtois,
et toute préoccupation contraire de la part de ses maîtres lui
paraissait constituer le délit d'ingratitude.

Quand Adriani se trouva seul dans le petit salon rajeuni et parfumé du
Temple, il essaya le piano, qu'il avait fait tirer de sa caisse et
replacer au centre de l'appartement. Le local était devenu moins sonore;
le chant, plus voilé, semblait plus intime et plus mystérieux. Puis,
accablé de fatigue, l'artiste se jeta sur une chaise dans un coin. Il ne
voulait pas fouler le premier divan de velours réservé à Laure. Il
regardait l'ensemble de son ornementation, que vingt bougies allumées
rendaient plus gaie. Il se rappelait le moment où il était entré en ce
lieu après la fuite de Laure, et, comparant l'effroi et la détresse
qu'il avait éprouvés à l'espoir et à la joie qu'il y apportait
maintenant, il regardait dans cette vie de quatre ou cinq jours comme
dans un rêve.

--Et si elle n'arrivait pas! se dit-il tout à coup; si c'était elle qui
fût malade!... un accident en voyage... non! mais la volonté de sa
belle-mère, des ménagements, des devoirs...

Il imagina tout, plutôt qu'un manque de foi; mais une terreur vague
s'emparait de lui à chaque minute qui s'écoulait. Enfin, vers neuf
heures, il entendit le roulement lointain d'une voiture. Il s'élança
dehors. Laure arrivait en effet. Elle avait trouvé, au relais de poste,
les mulets de sa ferme conduits par le vieux Ladouze, qu'Adriani avait
envoyé d'avance à sa rencontre pour la mener par la traverse inévitable.
S'il en eût eu le temps, Adriani aurait fait faire un chemin.

La surprise de Laure fut bien vive et bien douce quand elle vit le
miracle accompli dans sa demeure. Quelques jours auparavant, elle ne
s'en serait peut-être pas aperçue; mais elle vit tout par les yeux du
coeur. Aucune prévoyance, aucune recherche ne lui échappa. En entrant
dans le salon et en voyant le piano ouvert, elle chercha des yeux
l'enchanteur.

--Où est-il donc? s'écria-t-elle.

--Monsieur... monsieur chose? lui dit Mariotte, qui ne pouvait retenir
aucun nom; il était là tout à l'heure, et il a bien travaillé toute la
journée pour faire arranger tout ce que madame avait été acheter à la
ville. Il a dit bien des fois: «Tâchez que madame soit contente!» Il
s'est occupé de tout, même du souper qui attend madame; il m'a dit de ne
mettre que deux couverts et il est parti; mais voilà ce qu'il m'a donné
pour madame.

C'était un billet.

«Laure, lui disait-il, quand vous daignerez me recevoir, envoyez
Mariotte par le sentier des vignes.»

--Tout de suite, dit Laure à Mariotte, courez!--Et chère Toinette, mets
un troisième couvert.

Mariotte n'alla pas loin, Adriani attendait à l'entrée de la première
vigne. Il n'exigeait pas, dans sa pensée, d'être appelé si vite; mais,
du revers du coteau, il écoutait le doux bruit de l'arrivée de sa
maîtresse, et il contemplait avec délices la petite lueur que
l'éclairage de la maison faisait monter derrière les pampres noirs au
sommet du ravin. Il se rappelait que, si, le lendemain de son arrivée à
Mauzères, il n'eût remarqué cette lueur et demandé à un garde-chasse si
c'était le lever de la lune, il n'eût peut-être jamais connu Laure.
C'était la réponse de cet homme qui lui avait fait ralentir le pas et
entendre la voix pénétrante de la désolée.

Combien de fois, depuis, Adriani, en prenant ou évitant le sentier,
avait interrogé ce point rapproché de l'horizon, pour savoir si l'on
dormait ou si l'on veillait au Temple? Bien peu de fois en réalité,
puisque si peu de jours séparaient l'envahissement de cet amour de sa
première éclosion; mais ces jours d'enivrement sont si pleins, qu'ils
semblent résumer des siècles.

Jusque-là, la maison, peu éclairée, s'était signalée quelquefois à
l'approche d'Adriani par un reflet si faible que, pour des yeux
indifférents, il eût été insaisissable. En ce moment elle brillait comme
un phare, malgré les rideaux dont il l'avait en quelque sorte voilée;
mais le feu de la cuisine de Mariotte projetait sa lueur aux alentours,
et c'était comme un heureux présage dans le ciel, comme une fanfare de
vie dans l'habitation.

Adriani bondit de joie en voyant arriver Mariotte. Surprise dans
l'obscurité, elle poussa un cri si vigoureusement accentué, que Laure
l'entendit du salon, et, facilement frappée de l'attente de quelque
catastrophe comme celle qui lui avait enlevé Octave, elle sortit et
courut impétueusement à la rencontre d'Adriani.

C'était la première fois, depuis trois ans, qu'elle éprouvait une
émotion vive, produite par un fait extérieur, et que son corps engourdi
reprenait le mouvement de la course. Elle tomba essoufflée, tremblante,
dans les bras d'Adriani, mais rajeunie, en fait, de cent ans de langueur
qui s'étaient amassés sur sa tête.

Ce fut, relativement au passé, le plus doux moment de la vie de
l'artiste. Laure, revenue de son effroi, pleura, mais c'était de joie.
Elle entraîna d'un pas rapide Adriani au salon. Elle regarda et admira
tout naïvement, appuyée sur son bras, et s'extasiant comme eût fait une
provinciale, mais comprenant comme une artiste en quoi le goût avait
triomphé du manque d'éléments de luxe. Elle voulut voir aux flambeaux le
parterre improvisé autour de la maison, et, quand Mariotte annonça que
le souper était servi, elle admira encore toutes les petites merveilles
qui avaient rendu la salle à manger presque élégante et l'aspect de la
table moins cénobitique. Comtois avait dépisté, chez le bric-à-brac de
Valence, un service à peu près complet en vieille faïence ornée,
très-belle, et quelques autres objets provenant, selon toute apparence,
de la saisie ou du pillage de quelque mobilier seigneurial à l'époque
révolutionnaire. Mariotte avait lavé, frotté et un peu cassé toute la
journée. En somme, la petite salle était riante, éclairée, séchée. Des
bandes d'indienne à fleurs roses, attachées aux murs par quelques clous
plantés à la hâte dans les corniches, cachaient l'affreux papier jaune
d'ocre en lambeaux, et donnaient l'air de fraîcheur et de propreté qui
est, en somme, le seul luxe nécessaire.

C'était toute une révolution dans la vie d'une femme qui, naguère, n'eût
pas songé à faire replacer une vitre dont l'absence l'enrhumait à son
insu, que d'accepter avec plaisir ce retour aux délicatesses de la vie.
Les délicatesses de l'âme, dont celles de ce bien-être matériel étaient
l'expression, touchaient profondément aussi cette veuve dont l'époux
rude, lourd et stoïque, avait raillé et presque méprisé les tendres
prévenances. Adriani donnait à Laure le genre de soins qu'elle avait
offerts en vain à Octave. Il aimait donc comme elle comprenait qu'on dût
aimer.

Laure eut comme un attendrissement enjoué pendant le souper. Elle avait
l'esprit libre, aussi présent que si elle n'eût jamais senti les
atteintes d'une paralysie morale. Elle ne ressentait aucune fatigue de
son voyage. Cependant elle était réellement fatiguée, et, pendant le
dessert, la joue appuyée sur sa main, l'oeil appesanti sous ses longues
paupières, la bouche rosée et souriante, elle s'assoupit au son de la
voix d'Adriani, qui causait gaiement avec Toinette.

--Ah! mon cher enfant, dit la pauvre Muiron en baissant la voix, que de
folies vous nous faites faire! Mais aussi que de miracles vous savez
faire! Si la marquise nous voyait là, tous trois, je crois que ses
grands yeux d'émail nous changeraient en statues; mais, après tout, quoi
qu'elle dise et quoi qu'il arrive, j'ai tant de joie de voir ma Laure
guérie, que je danserais si je n'avais peur de la réveiller. Car elle
dort, monsieur! Et voilà une chose qui ne lui est pas arrivée depuis son
malheur, de s'assoupir avant trois ou quatre heures du matin! Si elle
dort toute une nuit, je dirai que vous êtes un magicien. Et voyez donc
comme elle est belle, comme elle a l'air heureux! Elle a sa figure
d'enfant. Elle était jolie comme cela dans son berceau. Ah! tenez, si
elle se met véritablement à vous aimer, vous serez bien tout ce qui vous
plaira, prince ou baladin: moi, je vous aimerai aussi de toute mon âme
pour me l'avoir sauvée.

La Muiron dit encore à Adriani bien des choses encourageantes. Elle lui
raconta que la marquise avait déjà maintes fois tourmenté Laure depuis
un an pour l'engager, non pas à se marier tout de suite, mais à en
accepter l'idée, et elle l'avait fait obséder des hommages de plusieurs
prétendants plus ou moins désagréables. Il y en avait pourtant deux
_fort bien_, disait Toinette: jeunes, riches, aussi beaux garçons
qu'Octave et plus civilisés. Laure avait été révoltée, indignée
intérieurement de leurs prétentions. Elle les avait découragés dès le
premier jour. Aussi, je désespérais de la voir jamais se consoler,
ajoutait Toinette; je me demandais quel _demi-dieu_ il fallait être pour
lui ouvrir les yeux, et, si vous y réussissez, je me dirai que vous êtes
un dieu tout entier.

Lorsque Toinette sut, peu à peu, l'histoire d'Adriani, elle ne combattit
plus ses espérances par d'inutiles appréhensions. Elle souhaita vivement
que les préjugés de la marquise fussent comptés pour rien, et son rôle
se concentra dans celui d'avocat et de panégyriste enthousiaste du jeune
artiste auprès de sa maîtresse.

Des jours heureux, mais trop vite troublés, se levèrent sur la destinée
d'Adriani. Laure lui avait fait promettre de ne lui adresser aucune
question sur l'avenir, pendant toute la semaine qu'elle venait lui
consacrer. Elle consentait à l'écouter plaider la cause de son amour, à
mettre à l'épreuve sa soumission et son dévouement de tous les instants.
Était-elle encore incertaine au dedans d'elle-même? Pouvait-elle
résister à tant d'éloquence vraie, à tant d'attentions exquises, à tant
de respects et de charmes d'intimité que l'artiste sut mettre au service
de sa passion? Et si elle n'y résistait plus intérieurement, si elle
prenait confiance en elle-même, si elle associait son avenir au sien,
pourquoi tardait-elle à le lui dire? Parfois Adriani, dont l'âme jeune
et bouillante avait peine à s'identifier aux accablements de cette âme
éprouvée, s'imagina que Laure obéissait à un instinct de coquetterie
légitime et retardait sa joie pour lui en faire sentir le prix. Il en
fut heureux et fier: cette douce et naïve fierté de Laure lui semblait
le réveil de la nature dans le coeur de la femme.

Mais il n'en était point encore ainsi. Laure était plus parfaite et
moins heureuse qu'elle ne semblait. Elle ne faisait ni désirer ni
attendre; elle attendait, elle désirait encore elle-même le réveil
complet de son être. Il y avait en elle une ténacité singulière et
difficile à vaincre, pour une situation donnée dans la vie morale.
Aveuglément dévouée dans ses affections, elle savait si bien ne pouvoir
plus se reprendre, qu'elle était réellement tremblante à la pensée de se
donner. Elle se faisait de l'amour partagé une si haute idée, qu'elle
avait comme une terreur religieuse à l'entrée du sanctuaire. Plus
jalouse d'elle-même qu'Adriani ne se sentait fondé à l'être, elle
craignait d'apercevoir dans ses souvenirs l'ombre d'Octave la disputant
à un nouvel amour. Et, comme chaque jour atténuait cette image pour
grandir celle d'Adriani, comme chaque point de comparaison était à
l'avantage triomphant et incontestable de ce dernier, elle se disait
que, plus elle attendrait, plus elle serait digne de lui. Elle eût
regardé comme un crime, envers cet amant si abandonné à son empire, de
récompenser tant de flamme pure par une tendresse équivoque ou
insuffisante.

--Non, non, lui dit-elle à la fin de la semaine promise, je ne veux pas
vous aimer à demi. Une passion qui n'est pas payée par une passion
équivalente est un supplice. A Dieu ne plaise que je vous le fasse
connaître! Attendons encore. Ne sommes-nous pas bien ici?

Adriani, qui craignait qu'elle ne parlât de séparation, la remercia avec
ivresse. Elle prit son bras et lui dit:

--Sortons de l'enclos; vous me l'avez fait si joli et si précieux, que
je m'y trouve bien; mais je me souviens maintenant de m'y être enfermée
volontairement par suite de je ne sais qu'elle manie monastique. Je veux
secouer toutes ces lâches fantaisies. Venez! nous prendrons possession
ensemble de ces collines où je ne me suis encore promenée qu'avec les
yeux.

En marchant, elle admira avec lui, au coucher du soleil, la beauté du
pays environnant, et, du sommet d'une éminence, elle vit les tourelles
de Mauzères.

--Cela me paraît bien joli, lui dit-elle, et c'est si près! Ah! pourquoi
cela n'est-il pas à vous! nous pourrions passer l'automne dans ce pays.
Nous nous verrions, comme à présent, tous les jours, sans scandaliser
personne, et je crois que nulle part ailleurs nous ne serions plus
libres. Je ne crains pas l'opinion, moi, et je saurais la braver s'il le
fallait; mais je n'aime pas les agressions inutiles et qui semblent
provoquer l'attention. Le bonheur n'est pas arrogant. Il sait bien qu'on
le jalouse et qu'il humilie ceux qui n'ont pas su le trouver. Le mien
aimerait à se cacher, non par lâcheté, mais par modestie.

--Mauzères sera à moi, se dit Adriani.

Dès le soir même, en se retrouvant auprès du baron, il amena la
conversation avec lui sur les agréments de sa propriété, feignant de
s'intéresser beaucoup aux questions agricoles et domestiques qui
partageaient sa vie avec le _commerce des Muses_. Le baron tira de son
sein un de ces problématiques soupirs qui n'appartiennent qu'aux
propriétaires, et lui dit:

--Hélas! mon ami, tout cela est bel et bon; mais le proverbe dit vrai:
«Qui a terre, a guerre!» Vous me croyez ici le plus heureux des hommes;
eh bien, si je trouvais de ma propriété ce qu'elle vaut (je ne dis pas
ce qu'elle m'a coûté en embellissements et réparations), je bénirais
l'acquéreur qui me débarrasserait de mes soucis.

Le baron hésita un peu avant de continuer; mais, voyant qu'Adriani
l'écoutait avec intérêt:

--Je vais vous confier ma position comme à un ami, lui dit-il: je dois
presque autant que je possède.

--Quoi! vous si sage? dit Adriani en souriant.

--Mon cher enfant, la poésie est un goût ruineux! Vous l'ignorez, vous
qui cumulez l'ode et le chant; mais sachez que les vers ne se vendent
point et que les succès purement littéraires coûtent à un homme la
bourse et la vie. Mes poëmes sont lus, mais si peu achetés, qu'il m'a
fallu faire tous les frais de publication, lesquels ne me sont jamais
rentrés. Je n'ai pas voulu, en les offrant aux éditeurs, mettre ma
renommée à la merci de leurs intérêts. J'ai beaucoup écrit, beaucoup
imprimé, ne m'inquiétant pas d'encombrer la boutique des libraires,
pourvu que la critique et le public fussent tenus en haleine, et que mon
nom se fît au prix de ma fortune. Je ne m'en repens pas. J'ai préféré
l'art à la richesse. N'ayant, Dieu merci, ni femme ni enfants, quel plus
noble usage pouvais-je faire de mes biens que de les répandre dans mon
Hippocrène? J'aimais aussi le commerce des lettrés. J'ai vécu à Paris,
j'ai ouvert un salon, j'ai donné des dîners, des soirées littéraires.
J'ai rendu des services aux artistes; j'ai voyagé pour retremper mon
inspiration et pouvoir chanter _ex professo_ les merveilles de la nature
et des antiques civilisations. Que vous dirai-je? on m'a cru riche parce
que j'ai mangé mon fonds avec mon revenu et que j'ai eu la libéralité
des vrais riches. Je n'avais pourtant qu'une fortune médiocre, et le peu
qui m'en reste est grevé d'hypothèques; je vis encore honorablement;
mais chaque année fait la boule de neige, et je serai bientôt forcé de
vendre Mauzères, qui est tout ce que j'ai, pour payer le capital et les
intérêts arriérés de mes dettes.

--Eh bien, vendez Mauzères sans attendre que le mal empire.

--Sans doute, sans doute! il faudrait le pouvoir!

--Qui vous en empêche?

--Ma fâcheuse position, qui est enfin connue dans le pays, et qui fait
qu'on attend le jour de l'expropriation pour acheter à meilleur compte.
Et puis la baisse de prix que des intempéries particulières et des
mortalités de bestiaux ont amenée dans nos localités et qui est si
considérable, que je me trouverais réduit à néant. Par exemple, Mauzères
vaut trois cent mille francs; je ne le vendrais peut-être pas cent
cinquante mille cette année. Je serais littéralement sans pain, puisque,
devant deux cent mille francs, je n'aurais pas même de quoi
désintéresser mes créanciers. C'est grave! je ne suis plus jeune, et,
s'il me fallait subir l'humiliation des poursuites, je me brûlerais la
cervelle.

--Ainsi, en vendant Mauzères aujourd'hui trois cent mille francs, si
cela était possible, vous auriez encore cent mille francs pour vivre?

--Je m'estimerais fort heureux; car, avec les intérêts, dont je paye
seulement une partie, je n'ai pas le revenu de cette somme.

--Eh bien, mon ami, voulez-vous me vendre Mauzères?

--A vous, mon cher Adriani? Non. Pour la moitié de la somme qu'il me
faudrait, vous trouverez, en ce moment, vingt propriétés dans ce
pays-ci, qui seront de la même valeur.

--N'importe, dit Adriani, j'aime Mauzères et je paye la convenance:
c'est rationnel et légitime.

--Vous me sauvez! s'écria le baron.

Mais il eut un scrupule d'honnête homme et se ravisa.

--Non, non, reprit-il, je ne dois pas vous laisser faire cette folie!
vous avez deux motifs pour la faire: votre amour d'abord, je le devine
de reste; et puis la généreuse idée de sauver un ami!

--Ce sont deux excellents motifs, et je n'en connais pas de meilleurs
sur la terre. N'en ayez pas de scrupule: Mauzères vaut, en dehors de
votre position précaire et d'un moment de crise particulière à cette
province, trois cent mille francs.

--Sur l'honneur!

--Vous l'avez dit, cela me suffit sans aucun serment de votre part; je
ne vous interroge plus, je raisonne. Je dis donc que, dans deux ou trois
ans (avant peut-être), cet immeuble aura recouvré toute sa valeur. Je ne
serai donc point lésé, et le service que je vous rends peut être
considéré comme une simple avance de fonds. Aimez-vous cette résidence?
restez-y, et permettez-moi seulement de vous la solder et d'y demeurer
avec vous.

--Non, non, dit le baron. Je brûle de vivre à Paris; je me rouille, je
m'étiole ici. Oh! mes cinq mille livres de rente et Paris, voilà mon
rêve depuis dix ans!

Il y eut cependant encore un certain combat de délicatesse entre les
deux amis. Adriani insista si bien, que le baron céda et laissa voir
autant d'empressement pour vendre qu'Adriani en éprouvait pour acheter.




XIV


Dès le lendemain, Adriani et M. de West se rendirent à Tournon, chez M.
Bosquet, banquier et ami de celui-ci, qui, sur les preuves de
solvabilité que lui fournit l'artiste, et sur la caution morale du
baron, versa cent mille francs à ce dernier et s'engagea à satisfaire
tous ses créanciers dans la huitaine, à la condition _qu'il serait
subrogé dans leurs hypothèques sur la terre de Mauzères et dans le
privilége du vendeur_, au cas où les fonds d'Adriani ne lui seraient pas
encore remboursés.

Adriani était d'autant plus à même d'inspirer confiance entière, qu'il
présentait à M. Bosquet une lettre de Descombes, datée du 12 septembre,
et reçue à l'instant même, qui l'entretenait de sa situation financière
et se résumait ainsi (c'était la réponse à une lettre que nous n'avons
pas cru nécessaire de rapporter, dans laquelle Adriani, sans lui
indiquer le mode de placement de ses fonds, lui disait rêver
l'acquisition d'une maison de campagne):

«Te voilà à la tête de cinq cent mille francs, et tu n'as point de
dettes. Pour toi, c'est la richesse. Cependant, si tu étais tenté de
doubler, de tripler peut-être ton capital, je me ferais fort d'y réussir
avant peu de jours. Je résiste à la tentation devant ta philosophie et
tes rêves champêtres. Achète donc une Arcadie, si tu la trouves sous ta
main. Je tiendrai les fonds à ta disposition, à la première requête.»

Le soir, Adriani courut chez Laure. Elle ne s'était pas inquiétée de son
absence durant la journée. Il l'avait prévenue par un billet, sans lui
dire de quoi il était question; mais elle avait trouvé le temps
mortellement long, et elle se hâta de le lui dire avec la naïveté
joyeuse d'un malade qui annonce à son médecin les symptômes évidents de
sa guérison.

--Mauzères est à moi, lui dit Adriani en lui baisant les mains. Tant que
vous voudrez rester au Temple, et toutes les fois que vous y voudrez
revenir, je pourrai être là sous votre main, sous vos pieds, sans que
mon bonheur d'être votre esclave soit trahi par des invraisemblances de
situation.

Laure fut un instant partagée entre la reconnaissance et la crainte.
C'était presque un mariage que cet arrangement, et elle se reprochait
l'entraînement de la veille. Adriani la devina et se hâta de lui dire
que cette affaire était pour lui un sage placement, et qu'en outre elle
rendait un grand service à M. de West.

--Si mon voisinage venait à vous inquiéter, ajouta-t-il, je n'habiterais
jamais Mauzères sans votre ordre.

--Ah! mon ami, s'écria Laure en lui prenant les deux mains avec
effusion, vous m'aimez trop! Que ferai-je pour le mériter?


Journal de Comtois.

16 septembre 18...

Voilà bien des choses étonnantes. Mon artiste est riche. Il achète
Mauzères, il tire des mille et des cents de sa poche, et M. le baron de
West l'appelle son sauveur, quand il croit qu'on n'écoute pas ce qu'ils
disent. Je ne sais pas trop si je resterai ici, moi, au cas que M.
Adriani veuille y rester longtemps. Je ne déteste pas la campagne; mais,
comme dit le baron, on s'y rouille beaucoup. Il est vrai que M. Adriani
prendrait peut-être ma femme comme cuisinière et que je ferais élever
mes enfants dans la campagne, ce qui me ferait une économie. Mais il
faut voir comment ça tournera. Je ne peux pas croire qu'un artiste ait
gagné tant d'argent par des moyens naturels. Celui-là est bien gentil et
bien honnête homme, mais enfin ce n'est pas grand'chose.


Lettre de Descombes à Adriani.

14 septembre.

Je te disais, avant-hier, d'acheter ton Arcadie. Attends un peu; je
tiens une si magnifique opération, qu'il faudrait être insensé pour ne
pas t'y associer. Tu m'as dit de placer comme je l'entendrais, tout en
me défendant de chercher à t'enrichir davantage; mais il y a des coups
de fortune qui sont des placements si sûrs, que je me reprocherais
éternellement de ne t'avoir pas fait gagner cent pour cent quand je le
pouvais. Dors tranquille; demain ou après-demain, tu seras millionnaire.


Narration.

Adriani dormit tranquille, après toutefois avoir répondu, courrier par
courrier, à son ami, pour lui confirmer la nouvelle qu'il avait acheté à
Mauzères et qu'il avait disposé sur lui d'une somme de trois cent mille
francs, remboursable, dans la huitaine, à M. Bosquet, de Tournon. Son
premier avis, daté du 14 et parti de Tournon même, avait déjà dû
parvenir à Descombes au moment où il le lui réitérait.

Adriani, avec son désintéressement et sa libéralité, n'était pas une
tête faible comme il plaît aux gens avides de qualifier indistinctement
les caractères nobles et les imbéciles. Il s'était ruiné de gaieté de
coeur dans la première phase de sa jeunesse, mais non pas sans avoir
conscience de ses sacrifices. Il s'était jeté dans le plaisir, mais non
dans les vanités stupides qui ne sont pas le plaisir, et, s'il eût fait
ses comptes, il eût pu constater que ces entraînements avaient toujours
eu un but d'amour, d'amitié ou de charité, de poésie ou de confiance
chevaleresque, auprès duquel ses satisfactions matérielles n'avaient eu
qu'une faible part dans le désastre.

Il s'était rendu compte de ses risques, il les avait affrontés et subis
avec une philosophie enjouée. Il comprenait donc sa situation présente
et ne se serait pas exposé à un risque nouveau, du moment que sa
nouvelle fortune était à ses yeux un moyen de liberté dans le rêve de
son amour. Il ne s'effraya pas de la lettre de Descombes, et cependant
il se hâta de lui renouveler son injonction.

Il passa la journée du lendemain auprès de Laure. Elle était plus belle
que de coutume, et, en quelque sorte, radieuse. Chaque jour amenait un
progrès immense. Elle se décida à chanter avec lui, et ce fut un
ravissement nouveau pour l'artiste. Elle chantait, non pas avec autant
d'habilité, mais avec autant de pureté et de vérité qu'Adriani lui-même,
dans l'ordre des sentiments doux et tendres. Adriani savait à quoi s'en
tenir sur le mérite des difficultés vaincues. La plupart des cantatrices
de profession sacrifient l'accent et la pensée aux tours de force, et,
dans les salons de Paris ou de la province, la jeune fille ou la belle
dame qui a su acquérir la roulade à force d'exercice éblouit l'auditoire
en écrasant du coup la timide romance de pensionnaire.

A ces talents misérables et rebattus, Adriani préférait de beaucoup la
chanson de la villageoise qui tourne son rouet ou berce son poupon. Il
avait rarement éprouvé des jouissances complètes en écoutant les autres
artistes; il eût pu compter ceux qui l'avaient transporté par le beau
dans le simple, et par le grand dans le vrai. Il eut un de ces
transports de joie en découvrant chez Laure un instinct supérieur et des
facultés d'interprétation que les leçons avaient pu développer, mais non
créer en elle. Ce n'était pas la première élève de tel ou tel professeur
faisant dire, à chaque effort de la manière: «Je te reconnais, méthode!»
C'était une individualité adorable, qui s'était aidée de la connaissance
scientifique suffisante pour se produire vis-à-vis d'elle-même, dans sa
nature d'intelligence et de coeur; c'était une de ces puissances d'élite
que, dans toute une vie, l'on rencontre tout au plus deux ou trois fois,
pour vous faire entendre ce qu'on a dans l'âme.

Adriani fut heureux surtout de constater que cette individualité avait
dû comprendre la sienne propre, jusque dans ses plus exquises
délicatesses. C'est toujours une souffrance secrète pour un artiste que
de se voir admiré et applaudi sur la foi d'autrui, ou par rapport à
celles de ses qualités qu'il estime le moins. Jusque-là, il avait senti,
chez Laure, une intelligence éclairée par le coeur autant que par des
connaissances spéciales; mais il ne savait pas qu'un génie égal au sien
lui tenait compte de tous les trésors qu'il lui prodiguait dans le seul
but de la distraire et de lui être agréable. Il se vit apprécié comme il
ne l'avait jamais été par aucun public, et tout ce qu'il put lui dire
fut de s'écrier:

--Ah! j'ai trouvé ma soeur. Je deviendrai artiste! Quelles heures
délicieuses, quelles journées remplies, quelle fusion d'enthousiasme,
quelle identification d'expansion sublime rêva l'artiste en descendant
vers Mauzères par le sentier des vignes, au lever de la lune! Des
choeurs célestes chantaient dans les nuages pâles, et tous les échos de
son âme étaient éveillés et sonores.

Il trouva le baron occupé à ranger ses papiers et à faire son triage
définitif. Le brave homme était bien consolé de ne pouvoir intituler son
volume: _la Lyre d'Adriani_. Il rêvait de faire le livret d'un opéra.

--Quel dommage que vous soyez riche! dit-il à son hôte; vous seriez
premier sujet à l'Opéra, et quel rôle j'ai là pour vous!

Il touchait tour à tour son front et les feuilles volantes de son sujet
ébauché. Adriani tremblait qu'il ne voulût lui en faire part.
Heureusement, le baron n'avait pas cette détestable pensée.

--Nous en reparlerons quand vous viendrez à Paris, reprit-il; car vous
ne passerez pas l'hiver ici!

--Ce n'est pas probable, dit Adriani au hasard et pour le faire
patienter.

--Oui, oui, je vous communiquerai cela là-bas, et vous me donnerez
conseil. J'aurai préparé mon terrain. Je connais tout le personnel
administratif et artiste des théâtres lyriques; j'aurai un tour de
faveur quand je voudrai. Tenez, mon enfant, vous ne m'avez pas seulement
sauvé de ma ruine, vous avez fait ma fortune. Je périssais ici; forcé de
m'annihiler dans les soucis matériels, je n'avais plus d'inspiration!
Oh! ne dites pas le contraire! je le sais, je me connais, allez! Eh
bien, je vais refleurir au soleil de l'intelligence! Je ne suis pas fait
pour cette vie bourgeoise et rustique. Je me suis trompé quand j'ai cru
que la solitude et le soleil du Midi me seraient favorables. Je suis une
plante du Nord, moi, et je me sens étranger ici. Il me faut le
brouillard mystérieux et le tumulte harmonieux des grandes villes; il me
faut la conversation, l'échange des idées, les émotions vigoureuses de
l'art et les luttes de l'ambition littéraire. Vous verrez, vous verrez!
Débarrassé des sales paperasses d'huissier et de notaire, je vais
m'élancer dans ma sphère véritable. J'aurai du succès, et de la gloire,
et de l'argent! car il en faut, voyez-vous, pour soutenir la dignité de
l'art. Quand j'aurai fait gagner des millions aux entreprises
théâtrales, tous ces gens-là croiront en moi, et je pourrai tenter des
choses nouvelles, faire entrer le drame lyrique dans des voies
inexplorées. C'est une mine d'or que les cent mille francs que vous
m'avez mis là dans la poche, non pour moi, je n'y tiens pas, mais pour
le progrès du beau et pour l'essor de la Muse! D'ailleurs, j'en veux,
j'en dois gagner un peu pour moi aussi, de l'argent! Je n'oublie pas que
ceci est un prêt éventuel que vous m'avez fait. Si dans trois ans
Mauzères n'est pas en situation d'être vendu trois cent mille francs, je
vous le rachète au même prix, entendez-vous? J'exige qu'il en soit
ainsi!

Comtois écrivit à sa femme, entre autres renseignements:

  «Ça ira bien si ça dure. _Il_ aurait l'intention de me mettre à la
  tête de sa maison, et je ne serais plus valet de chambre, mais plutôt
  économe. Ma foi, j'en ris, mais il paraît qu'il faut servir les
  artistes pour faire son chemin.»

Le baron s'endormit en rêvant la gloire et la fortune, Adriani en rêvant
le bonheur et l'amour. A son réveil, l'artiste reçut des mains de
Comtois la lettre suivante de Descombes:

  «Ton avis arrive un jour trop tard. J'ai tout risqué, tout perdu! Je
  t'ai ruiné, j'ai ruiné mon père et moi! Mon père est parti; moi, je
  reste. Oh! oui, je reste, va! Adieu, Adriani. Ah! tu avais bien
  raison!...»

Adriani ouvrit en frémissant une autre lettre. Elle était d'une certaine
Valérie, maîtresse de Descombes.

  «Accourez, monsieur Adriani. Il a pris du poison. On l'a secouru
  malgré lui. Il vit encore, mais pour quelques jours seulement. Je l'ai
  fait transporter chez moi, où je le tiens caché. Tout est saisi chez
  lui. Venez, car il a toute sa tête et ne pense qu'à vous. Vous lui
  procurerez une mort moins affreuse; car vous êtes grand et généreux,
  vous, et il n'estime que vous au monde. Venez vite! on dit qu'il ne
  passera la semaine.»

Adriani fut si accablé du malheur de son ami, qu'il ne songea pas
d'abord au sien propre. Il demanda sur-le-champ des chevaux, et, pendant
qu'on attelait, il courut au Temple. Ce fut seulement à moitié de sa
course qu'il se rendit compte du désastre qui l'atteignait. Il n'avait
rien dit au baron de ces horribles lettres. Personne n'avait pu lui
rappeler qu'il devait trois cent mille francs et qu'il ne lui restait
rien. Ce fut donc un nouveau coup de foudre qui, ajouté au premier,
l'arrêta, comme paralysé, au milieu des vignes.

--Mais je suis déshonoré et mort aussi, moi! s'écria-t-il. Descombes n'a
pas tué que lui-même: il a tué mon amour, mon avenir, ma vie! Que
vais-je devenir?

Il se laissa tomber sur le revers d'un fossé ombragé et se prit à
pleurer son espérance avec un désespoir d'enfant.

--Le malheureux, se disait-il, il a tué Laure aussi. Je l'avais presque
guérie, je l'aurais sauvée, et la voilà seule pour jamais. Qui l'aimera
comme moi, qui la convaincra comme j'aurais su le faire? Qui sera libre,
comme je l'étais, de lui consacrer des années de patience et toute une
vie de bonheur? Qui la comprendra? Qui lui pardonnera d'avoir aimé? Qui
la devinera et la jugera capable d'aimer encore? Oui, Laure est perdue,
car il faut qu'elle retombe dans son morne désespoir ou qu'elle accepte
l'amour d'un homme sans ressource et sans fierté: un homme taré par le
plus fatal hasard... un hasard auquel personne ne croira peut-être!...
Un banqueroutier, moi aussi!

Il se calma en arrêtant sa pensée sur ce dernier point. Personne ne
pouvait l'accuser d'avoir spéculé sur une prétendue fortune, puisqu'il
n'avait pas touché une obole pour son compte. Il lui serait facile de le
prouver. Le froid public, qui assiste en amateur aux désastres de la
réalité, rirait de son aventure. On dirait:

--Voilà un pauvre diable qui s'est cru seigneur, du jour au lendemain,
et dont le réveil est fort maussade.

Ce serait tout. Mais quel triste personnage allait jouer l'amant,
presque le fiancé de la jeune marquise! Comme on allait l'accuser de se
rattacher à elle pour réparer sa _débâcle_ par un _bon_ mariage! Quel
blâme, quelle ironie, la noble famille de Laure, la vieille marquise en
tête, allait déverser sur elle et sur lui! Sur lui, il pourrait aisément
braver ces orgueilleux provinciaux; mais l'humiliation et le ridicule
atteindraient la femme assez insensée pour s'attacher à un aventurier, à
un intrigant. Ce ne serait pas en des termes plus doux qu'on ferait
mention d'Adriani: il devait s'y attendre et s'y préparer.

L'idée lui vint que la terre de Mauzères n'avait pas fondu dans le
cataclysme, qu'elle était toujours là pour garantir le banquier de
Tournon et rendre au baron l'existence précaire, mais encore possible,
qu'il avait eue la veille; mais cette consolation ne tint pas contre la
réflexion. Le banquier avait prêté une somme double de la valeur
actuelle et peut-être future de l'immeuble. Il se repentirait amèrement
de sa confiance, et il exigerait du baron, comme une compensation encore
insuffisante, le remboursement des cent mille francs qu'il lui avait
versés. Le baron, chevaleresque à l'occasion, serait le premier à
vouloir s'en dépouiller. Ainsi, par le fait, le vendeur se trouverait
ruiné, et le prêteur encore lésé.

--Cette solution est impossible, pensa le malheureux artiste. Elle me
laisse odieux et honni; elle me fait lâche et coupable si, par mon
travail, je ne répare pas cette catastrophe.

Une fois sur ce terrain, Adriani ne pouvait se faire d'illusions sur les
moyens de regagner rapidement cette somme relativement immense. Il était
là dans sa partie et fort de sa propre expérience. La vie modeste et
facile du compositeur qui avait chanté _gratis_ sa musique n'avait plus
rien de possible. Il lui faudrait donner des concerts et courir le
monde, non plus en amateur, mais en homme qui spécule sur les amitiés et
les relations honorables formées en d'autres temps. Ce moyen lui parut
non-seulement gros d'humiliations, mais encore précaire. Il s'était
donné, prodigué généreusement. Bien peu de gens sont assez
reconnaissants pour payer, après coup, le plaisir qu'ils ont eu pour
rien. La moindre réclamation directe à cet égard serait odieuse à un
homme de son caractère. Les plus nobles virtuoses ne se dissimulent pas
qu'un concert est un impôt prélevé sur la bourse de chacune de leurs
connaissances et qu'il n'y faut pas revenir trop souvent, ou se résigner
à ne pas voir sourire tous les visages à la présentation des billets
qu'on n'ose pas refuser. D'ailleurs, Adriani ne savait pas et ne saurait
jamais organiser lui-même un succès rétribué. Fort peu de gens
comprennent et cherchent le génie; il faut les éblouir par une certaine
mise en scène pour les attirer. Le _pouf_ était aussi inconnu
qu'impossible à Adriani.

Une seule porte s'ouvrait devant lui, celle du théâtre. Là, le succès
est tout organisé d'avance, dans un but collectif, pour tout artiste
dont la valeur est cotée aux dépenses de l'administration. Là, en trois
ans, avec des congés, Adriani pouvait gagner trois cent mille francs,
car il pourrait aussi donner des leçons à un prix très-élevé, dès qu'il
serait popularisé; et, là seulement, il sortirait de la gloire à huis
clos qu'il avait préférée à l'éclat de la scène; là, enfin, il serait
exploité au profit d'une entreprise commerciale et n'appartiendrait
réellement au public que sous le rapport du talent. Ce n'est pas lui
directement qu'on viendrait payer à la porte. On y achèterait bien,
comme l'avait dit la vieille marquise, le droit de le siffler; mais, du
moins, il ne l'aurait pas vendu en personne et à son profit purement
individuel.

--Il en est temps encore! se dit-il; les offres qu'on m'a faites sont
toutes récentes: voilà mon devoir tracé. C'est la mort de l'artiste
peut-être, car ma vocation n'était pas là, mais c'est le salut de
l'homme.

Il se leva pour aller annoncer sa résolution à Laure.

--Elle me plaindra, pensait-il, mais elle m'encouragera. Elle comprendra
que mon honneur, ma conscience exigent que je m'éloigne, et peut-être
que...

Il s'arrêta glacé, atterré. Il se souvenait que Laure, en lui parlant
d'Adriani, alors qu'elle ne connaissait encore que d'Argères, avait fait
un grand mérite à l'artiste de n'avoir jamais voulu se vendre au public.
Lui-même ensuite s'en était vanté, et il avait été très-évident pour
lui, en plusieurs circonstances, que Laure éprouvait une véritable
répugnance pour la profession qu'il allait embrasser.

Cela tenait-il à un préjugé fortement ancré dans les moeurs de sa caste,
dans sa dévote famille particulièrement? Avait-elle sucé ce préjugé avec
le lait et le conservait-elle, à son insu, tout en méprisant les
préjugés en général? N'était-ce pas plutôt un résultat de son caractère
concentré, modeste, un peu sauvage, qui lui faisait regarder avec effroi
et dégoût les provocations du talent à l'applaudissement de la foule? Il
est certain qu'elle faisait mystère du sien propre, qu'elle adorait la
discrétion de celui d'Adriani vis-à-vis du vulgaire, et qu'elle lui
avait dit vingt fois, quand il s'était défendu d'égaler les grands
chanteurs de notre époque:

--Ah! laissez, laissez! des acteurs! Ils ont tout donné à tout
l'univers! Il ne leur reste plus rien dans l'âme pour ceux qui les
aiment!

Laure se trompait. Les vrais grands artistes ont en réserve des diamants
cachés, dont la mine est inépuisable; mais elle ne les avait pas assez
fréquentés pour le savoir, et elle était d'ailleurs disposée à une
tendre jalousie dans l'art comme dans l'amour.

Et puis, quelle lutte il lui faudrait engager avec sa famille pour
s'attacher à la destinée d'un comédien, puisque déjà elle était presque
maudite par sa belle-mère, pour s'être affectionnée envers le moins
comédien de tous les virtuoses! Ce ne serait plus le blâme de l'orgueil
nobiliaire: ce serait l'anathème religieux le plus absolu, le plus
foudroyant. Jamais il n'y aurait de retour possible. Qu'elle eût dit
d'un acteur: «Oui, je l'aime!» elle était pour jamais repoussée, seule
avec lui dans le monde.

--Elle est capable de ce sacrifice, pensa-t-il; mais sais-je si elle
m'aime? Et, si cela est, qu'ai-je fait jusqu'ici pour elle? Quel droit
ai-je acquis à son dévouement, pour aller le lui imposer? Non, si elle
me l'offrait en ce moment, je serais lâche de l'accepter. Si j'eusse été
engagé à l'Opéra, il y a trois semaines, aurais-je seulement la pensée
de m'offrir à elle pour me charger de sa destinée? Je me serais cru
imprudent d'y songer. Et à présent, de quel front irai-je lui dire: «Je
ne suis pas libre, je ne m'appartiens plus, je n'ai même pas de quoi
vous faire vivre de mon travail, puisque je suis esclave d'une dette
d'argent autant qu'esclave du public et du théâtre. Tout ce que je vous
ai affirmé est un rêve, tout ce que je vous ai promis est un leurre.
Suivez-moi, sacrifiez-moi tout; je n'ai aucune protection, aucune
indépendance, aucun repos, aucune solitude, aucune intimité à vous
donner en échange; je n'ai même pas cette pure et modeste gloire que
vous chérissiez. Venez, aimez-moi quand même, parce que je vous désire.
Soyez la femme d'un comédien!»

Toutes ces réflexions, toutes ces douleurs se succédèrent rapidement. Il
jeta un dernier regard sur les plus hautes branches du coteau, celles
qu'il connaissait si bien comme les plus voisines du Temple. Il arracha
une touffe de pampres, la froissa, la couvrit de baisers et la jeta
devant lui, s'imaginant que Laure y poserait peut-être les pieds; puis
il cacha son visage dans ses mains et s'enfuit comme un fou, retenant
les sanglots dans sa poitrine et s'étourdissant dans la fièvre de sa
course.

Il trouva la voiture prête dans la cour de son fatal château de
Mauzères, et Comtois, qui l'attendait, joyeux d'aller revoir _son épouse
et sa petite famille_. Il monta dans sa chambre et écrivit à la hâte ces
trois lignes:

  «Laure, un de mes plus chers amis se meurt d'une mort affreuse. Il me
  demande; je ne puis différer d'une heure, d'un instant. Je vous
  écrirai de Paris; je vous dirai...»

Il n'en put écrire davantage; il effaça les trois derniers mots, signa,
et envoya un exprès. Puis il passa chez le baron, qui venait de
s'habiller et qui, pâle, tremblant, tenait un journal ouvert. Adriani
comprit qu'il savait tout. Le baron bégaya, n'entendit pas ce que lui
disait l'artiste, et, tout à coup, se jetant dans ses bras:

--Ah! mon pauvre enfant! s'écria-t-il, vous êtes perdu, et moi aussi!
Mais c'est ma faute!... Ah! les voilà, ces biens de la terre! Leur
source est impure et ils ne profitent pas aux honnêtes gens. Pourquoi
les poëtes et les artistes veulent-ils posséder! Leur lot en ce monde a
toujours été et sera toujours d'errer comme Homère, une lyre à la main
et les yeux fermés!

--Rassurez-vous sur votre compte et sur le mien, mon ami, répondit
l'artiste en l'embrassant. Mon désespoir est assez grand; ne l'aggravons
pas par de vaines craintes; vous n'êtes pas ruiné, ni moi non plus. Mon
avoir est resté intact. J'avais défendu au pauvre Descombes d'en
disposer.

--Non, vous dites cela pour rassurer ma conscience. Courons chez
Bosquet, et rendons-lui cet à-compte.

--Laissez donc! dit Adriani en remettant le portefeuille dans les mains
de son ami; je vous donne ma parole d'honneur que M. Bosquet sera soldé
dans huit jours et que je serai propriétaire de Mauzères comme vous de
vos cinq mille livres de rente. Allons, du courage! je verrai Bosquet en
passant à Tournon; je le tranquilliserai, s'il est inquiet. Achevez vos
emballages et venez me rejoindre à Paris. Je ne puis vous attendre un
seul jour: mon pauvre ami respire encore et m'attend. D'ailleurs, je
suis trop accablé pour être un agréable compagnon de voyage.




XV


Adriani partit les yeux fermés, non pas qu'il songeât au précepte du
baron, mais parce qu'il craignait de voir arriver Toinette ou Mariotte
par les vignes. Il trouva M. Bosquet atterré de la nouvelle de la
faillite Descombes, dont le contre-coup lui causait un assez grave
préjudice. C'était un homme impressionnable et encore inexpérimenté dans
les affaires. Il était si troublé, qu'il comprit peu ce que lui disait
son débiteur. Adriani n'eut donc pas de peine à le tranquilliser sur son
propre compte. Bosquet connaissait la probité du baron; il avait pris
hypothèque, et, quand il aurait dû perdre une cinquantaine de mille
francs sur la vente de Mauzères, il était de ceux qui croyaient aux
grands succès, partant aux grands profits littéraires de M. de West.
D'ailleurs, il venait de faire une perte beaucoup plus importante dans
la famille Descombes, une perte certaine. Celle qu'il risquait avec
Adriani était moindre et lui laissait de l'espoir. Elle ne l'émut pas
comme elle l'eût fait la veille, et, bien que l'artiste ne lui donnât
aucune garantie, il ne l'humilia par aucun doute blessant.

Le rapide voyage d'Adriani lui parut être un siècle d'angoisses et de
douleurs. La certitude d'être forcé de renoncer à Laure constituait à
elle seule une telle amertume, que le reste lui en paraissait amoindri.
Du moins, tout ce qui pouvait faire échouer ses projets de travail et de
réhabilitation ne se présenta pas trop à sa pensée. C'était bien assez
de pleurer le passé, sans se préoccuper de l'avenir. Tout était flétri
et désenchanté dans la vie morale et intellectuelle de l'artiste.

Il entra à Paris dans le brouillard gris du matin, comme un condamné qui
se dirige vers l'échafaud et qui ne voit pas le chemin qu'on lui fait
prendre. Il descendit chez Valérie. Descombes respirait encore, mais les
sourds gémissements de l'agonie avaient commencé. Il se ranima en
reconnaissant son ami et put lui dire à plusieurs reprises:

--Pardonne-moi! pardonne-moi!

Adriani réussit à lui faire comprendre, à lui faire croire que la somme
fatale n'avait pas été versée par Bosquet, et que sa ruine n'avait
aucune des conséquences funestes qui, sur toutes choses, tourmentaient
le moribond; mais le malheureux Descombes, tout en exhalant ses derniers
souffles, avait encore toute sa tête, toute sa mémoire. Il sentit
bientôt qu'Adriani le trompait pour le consoler.

--Généreux! lui dit-il avec un regard de douleur suprême.

Puis sa raison se perdit tout à coup; il cria des mots d'argot de la
Bourse, vit des chiffres formidables passer devant ses yeux, et
s'efforça de les effacer avec ses mains convulsives; puis il se prit à
rire, disant:

--La misère!... l'art!... Je suis peintre!...

Ce furent ses dernières paroles. Ses dents craquèrent dans d'affreux
grincements. Il expira.

Adriani demeura atterré auprès de ce lit de mort, qui était celui de sa
propre destruction morale. Valérie l'emmena dans son salon.

--Adriani, lui dit-elle, je suis consternée et navrée. Pourtant ma
douleur ne peut se comparer à la vôtre: Descombes ne m'a pas aimée.
Excepté vous, le malheureux n'aimait plus rien ni personne. Il avait
peut-être raison! Il méprisait ses propres plaisirs et les payait
magnifiquement, sans y attacher aucun prix. Ce que je possède me vient
de lui. Eh bien, prenez tout ce qu'il y a ici. Je n'ai jamais su garder
l'argent; mais tout ce luxe, c'était à lui. Il ornait cette maison, non
pour m'être agréable, mais pour y rassembler ses amis et y causer
d'affaires en ayant l'air de s'y amuser. Bien que tout cela soit sous
mon nom, je crois, je sens que c'est à vous: vous le seul dépouillé que
j'estime et que je plaigne, car les autres le poussaient à sa perte, et,
après avoir excité et partagé sa fièvre, ils l'ont tous maudit et
abandonné. Vous, qui ne ressemblez à personne, restez ici, vous êtes
chez vous.

Valérie ajouta en pâlissant:

--J'en sortirai si vous l'exigez.

Adriani se savait aimé de Valérie. Il avait résisté à cette sorte
d'entraînement qu'un sentiment énergique, quelque peu durable qu'il
puisse être, exerce toujours sur un jeune homme. Il n'avait pas voulu
tromper Descombes, Valérie le savait bien; elle savait bien aussi qu'il
n'accepterait pas ses sacrifices, bien qu'elle en fît l'offre avec une
sincérité exaltée; mais ce qu'elle ne savait pas, c'est que le coeur
d'Adriani était mort pour les affections passagères.

--Vous ne pensez pas à ce que vous dites, ma pauvre enfant, lui
répondit-il avec douceur. En tout cas, ce serait trop tôt pour le dire.
N'attendrez-vous pas que ce malheureux, qui est là, soit sorti de votre
maison pour l'offrir à un autre?

--Ah! vous ne me comprenez pas, dit-elle, humiliée, et se hâtant de
faire, par amour-propre, encore plus qu'elle n'avait résolu d'abord;
vendons tout, prenez tout, et ne m'en sachez aucun gré; je serai
consolée si je vous sauve.

--Bien, Valérie! ayez de tels élans de coeur, et rencontrez un honnête
homme qui les accepte! mais je ne puis être cet homme-là.

--Mais qu'allez-vous devenir?

--Je m'engage à l'Opéra.

--Vous?

--Oui, moi, et dès aujourd'hui. Il le faut.

--Ah! je comprends; vous devez la somme. Eh bien, hâtez-vous: on est en
pourparlers avec Lélio. Attendez! oui, à cinq heures, Courtet viendra
ici. (Elle parlait d'un personnage des plus influents dans les destinées
du théâtre.) Il ignore, comme tout le monde, que Descombes était ici.
J'ai dû le cacher pour le soustraire aux poursuites et aux reproches. Eh
bien, je saurai où en sont les affaires qui vous intéressent.

Valérie n'ajouta pas qu'elle avait sur Courtet une influence d'autant
plus irrésistible qu'il la poursuivait depuis quelque temps et qu'elle
ne lui avait encore rien promis. Elle sentait bien qu'Adriani
rejetterait son assistance; mais elle crut devoir lui donner un conseil
qu'il reconnut très-sage.

--Gardez-vous de faire connaître votre position à ces gens-là, lui
dit-elle. Si vous voulez un engagement de cinquante ou soixante mille
francs, feignez de n'avoir pas le moindre besoin d'argent. Soyez
réellement propriétaire d'un château dans le Midi; que la faillite de
Descombes ne vous ait pas atteint. Je dirai que vous avez un million;
autrement, on vous offrira vingt mille francs. Il n'y a que les riches
qu'on paye cher, vous le savez bien.

Adriani promit de revenir à cinq heures. Il courut chez ses
connaissances pour s'informer de son côté, et cacha son désastre avec
d'autant moins de scrupule que c'était une tache de moins sur la mémoire
du pauvre Descombes. Il apprit avec terreur, chez Meyerbeer, que l'Opéra
avait fait choix de son premier ténor et que le traité devait être signé
dans la journée.

Il le fut, en effet, mais à sept heures, chez Valérie, entre le
directeur, que Courtet manda à cet effet, séance tenante, et Adriani,
pour trois ans, et moyennant soixante-cinq mille francs par année. Ce
que les influences les plus compétentes et les intérêts les plus
déterminants eussent pu débattre longtemps sans succès, comme de
coutume, l'ascendant d'une femme l'emporta d'assaut.

Valérie retint les deux administrateurs à dîner. Adriani voulait
s'enfuir.

--Restez, lui dit-elle. Demain, tout Paris saura que Descombes est mort,
et qu'il est mort chez moi. Dès que son pauvre corps sera enlevé,
j'avouerai la vérité. Jusque-là, je crains qu'on ne vienne me
tourmenter. J'ai eu soin de recevoir comme de coutume. Sa chambre était
assez isolée pour qu'on ne se doutât de rien; mais, aujourd'hui,
voyez-vous, la force me manque, j'ai froid, j'ai peur; je crains de me
trahir; je sortirai après dîner, je ne rentrerai que demain. Laisser un
mort tout seul pourtant! Je suis bien sûre que mes gens n'oseront pas
rester. S'il est seul, il faudra bien que je reste! Mais j'en deviendrai
folle... Ayez pitié de moi!

Adriani resta, et, quand il fut seul avec le corps de son malheureux
ami, il souffrit moins que pendant cet affreux dîner où il ne fut même
pas question d'art, mais d'affaires, de projets et de nouvelles du
monde. Il se jeta sur un divan et dormit pendant quelques heures. Il
s'éveilla au milieu de la nuit. L'appartement était complétement désert
et fermé. Des bougies brûlaient dans la chambre mortuaire, dont les
portes restaient ouvertes sur une petite galerie sombre remplie de
fleurs. Aucune cérémonie religieuse ne devait avoir lieu pour le
suicidé. Il avait formellement défendu qu'on présentât sa dépouille à
l'église, sachant qu'en pareil cas on nie le suicide pour fléchir les
refus du clergé, et voulant que personne ne pût douter du châtiment
qu'il s'était infligé à lui-même. Cependant Valérie, obéissant à ses
impressions d'enfance, avait placé un crucifix sur le drap blanc qui
dessinait les formes anguleuses du cadavre; mais aucune de ces prières
qui sont, à défaut de foi vive, le dernier adieu de la famille et de
l'amitié, ne troublait le morne silence de cette veillée funèbre.

Adriani pria pour l'infortuné comme il savait prier. Il eut vers Dieu
des élans de coeur véritables, des attendrissements profonds et des
effusions d'espérance, qui font, en somme, le résumé de toute invocation
sincère. Il avait cette superstition pieuse, et peut-être légitime, de
penser qu'une âme, qui s'en va seule dans la sphère inconnue aux
vivants, a besoin, pour rejoindre le foyer d'où elle est émanée, de
l'assistance des âmes dont elle se sépare ici-bas. Les rites des
religions ne sont pas de vains simulacres; les chants, les pleurs, toute
cérémonie qui accompagne la dépouille de l'homme d'une solennité
extérieure est l'expression de cette assistance au-delà de la mort.

Adriani sut gré à Valérie de lui avoir confié le soin de remplacer tout
ce qui manquait au suicidé. Une immense pitié, un pardon sans bornes
s'étendirent sur lui, et le coeur d'Adriani s'offrit à Dieu comme la
caution de la réhabilitation de l'infortuné dans un monde meilleur, ou
dans une série de nouvelles épreuves. Ce pardon, il le lui avait exprimé
à lui-même, mais ce n'était pas assez. Dans une nuit de recueillement et
de méditation, Adriani put s'interroger, se dépouiller, pour l'avenir
comme pour le passé, de tout levain d'amertume, et prononcer sur cette
tombe l'absolution complète que le prêtre n'eût pas osé accorder.

Puis, ranimé et fortifié par la conscience de sa grandeur d'âme, Adriani
se rattacha à sa propre destinée par le sentiment du devoir. Il se dit
que l'homme est condamné au travail, non pas seulement à celui qui amuse
et féconde l'esprit, mais encore à celui qui use et déchire l'âme. Il ne
se dissimula pas que la société devait tendre à rendre le fardeau plus
léger pour tous; que l'état parfait serait celui qui établirait un
équilibre entre le plaisir et la peine, entre le labeur et la
jouissance; mais, en face d'une société où trop de mal pèse sur les uns
et trop peu sur les autres, il comprit que le choix de l'âme fière et
courageuse devait être parmi les plus chargés et les plus exposés. Il
vit en face, sur les traits contractés et déjà hideux du spéculateur,
les traces du travail excessif, mais anormal, qui consiste à faire
servir d'enjeu, dans une lutte ardente et folle, l'argent, signe
matériel et produit irrécusable à son origine du travail de l'homme. Il
entoura d'une compassion tendre la mémoire de son ami; mais il condamna
son oeuvre, source d'illusions, d'orgueil et de démence, poursuite de
réalités qui sont le fléau du vrai, le but diamétralement opposé à la
destinée de l'homme sur la terre et aux fins de la Providence.

Et, quand il pensa à son amour, il se demanda s'il eût été digne d'en
savourer sans remords l'éternelle douceur. Il lui sembla que, pour
embrasser et retenir l'idéal, il fallait avoir souffert et travaillé
plus qu'il n'avait fait.

--Voilà pourquoi j'ai aimé Laure avec idolâtrie dès les premiers jours,
se dit-il: c'est qu'elle avait bu le calice de la douleur et que je la
sentais digne d'entrer dans le repos des félicités bien acquises; et
voilà aussi pourquoi elle ne m'a pas aimé de même; voilà pourquoi elle a
hésité, et pourquoi, malgré ses propres efforts, elle a été préservée de
ma passion. Je ne la méritais pas, moi qui n'avais cueilli dans la vie
d'artiste que des roses sans épines; je n'avais pas reçu le baptême de
l'esclavage; je ne m'étais en fait immolé à rien et à personne. Elle
sentait bien que je n'avais pas, comme elle, subi ma part de martyre et
que je n'étais pas son égal.

Il lui écrivit sous l'impression de ces pensées, et l'informa de toute
la vérité en lui disant un éternel adieu.

Là, son âme se brisa encore. Il ne reprit courage qu'en regardant encore
le front dévasté de Descombes et sa bouche contractée par le désespoir
jusque dans le calme de la mort.

--Allons, se dit-il, mieux vaut encore ma vie désolée pour moi seul, que
cette mort désolante pour les autres.

Il suivit seul le convoi de cet homme dont tant de gens recherchaient
naguère l'opulence, l'audace et le succès.

Puis il prit un jour de repos, et se prépara, par l'étude, à son
prochain début. La place était vide depuis un mois. On lui donnait
quinze jours pour être prêt à débuter dans _Lucie_.

Il dut pourtant s'occuper de régler sa position. Il était lié avec des
gens de toute condition, et dans le nombre il pouvait choisir le
capitaliste qui regarderait sa probité, son énergie et son talent réunis
comme une caution infaillible. Il s'adressa à celui dont il était le
mieux connu et le mieux apprécié, lui confia son embarras, et lui
demanda trois cent mille francs escomptés sur trois années de sa vie. On
refusa de saisir d'avance ses appointements; on se contenta de prendre
hypothèque sur Mauzères. La somme fut envoyée à M. Bosquet dans le délai
de la promesse qui lui avait été faite, et Adriani reçut, en échange,
ses titres de propriété sur la terre et châtellenie de Mauzères. Quand
cette affaire fut réglée, Adriani respira un peu, et se dit naïvement
qu'au milieu de son malheur son étoile ne l'abandonnait pas. Il ne
songea pas à se dire que, pour inspirer tant de confiance, il fallait
être, comme talent et comme caractère, aussi capable que lui de la
justifier.

Le jour du début arriva. Adriani était tranquille et maître de lui-même,
mais mortellement triste au fond du coeur. Il n'avait pas eu à organiser
son succès. La direction même n'avait pas eu lieu de s'en préoccuper. Le
monde entier, comme s'intitule la société parisienne, accourait de
lui-même, prévenu d'avance en faveur de l'artiste, résolu à le soutenir
en cas de lutte, curieux aussi de le voir sur les planches, et avide de
pouvoir dire, en cas de succès: «C'est moi qui le protége.» La jeunesse
dilettante qui envahit ce vaste parterre savait l'histoire d'Adriani, sa
récente fortune, sa ruine, sa résignation, sa conduite envers Descombes:
car, en dépit de tous ses soins, la vérité s'était déjà fait jour. On
connaissait donc son caractère, et l'on s'intéressait à l'homme avant
d'aimer l'artiste.

La musique de _Lucie_ est facile, mélodique, et porte d'elle-même le
virtuose. Un grand attendrissement y tient lieu de profondeur. Cela se
pleure plutôt que cela ne se chante, et, en fait de chant, le public
aime beaucoup les larmes. Adriani, dont les moyens étaient immenses, ne
redoutait point cette partition, et savait qu'il n'y avait pas à y
chercher autre chose que l'interprétation de coeur trouvée par Rubini.
Il savait aussi que le public de l'Opéra français exige plus le jeu que
le chant chez l'acteur, et ne comprend pas toujours que la douleur soit
plus belle dans l'âme que dans les bras. Quand Rubini pleure Lucie, la
main mollement posée sur sa poitrine, les gens qui écoutent avec les
yeux le trouvent froid; ceux qui _entendent_ sont saisis jusqu'au fond
du coeur par cet accent profond qui sort des entrailles, et qui, sans
imitation puérile des sanglots de la réalité, sans contorsion et sans
grimace, vous pénètre de son exquise sensibilité. C'est ainsi qu'Adriani
l'entendait; mais il était sur la scène du drame lyrique. Il lui fallait
trouver ce qu'on appelle, en argot de théâtre, des _effets_. Il le
savait, et il en avait entrevu de très-simples, que son inspiration ou
son émotion devaient faire réussir ou échouer. Ayant cherché dans le
plus pur de sa conscience d'artiste, il se fiait à sa destinée.

Il arriva donc à sa loge sans aucun trouble, et attendit le signal sans
vertige. L'homme qui a veillé avec toute sa capacité et toute sa volonté
à l'armement de son navire, s'embarque paisible et se remet aux mains de
la Providence, préparé à tout événement. Adriani était préservé par son
caractère, par son expérience, par sa tristesse même, de la soif de
plaire, de la rivalité de talent, de l'angoisse du triomphe, tourments
inouïs chez la plupart des artistes. Il ne voyait, dans le combat qu'il
allait livrer, que l'accomplissement d'un devoir inévitable, le
sacrifice de sa personnalité, de ses goûts, l'abnégation de son juste
orgueil et de sa chère indépendance. C'était bien assez de mal, sans y
joindre les tortures de la vanité.

Costumé, fardé, assis dans sa loge, entouré de ses plus chauds partisans
et de ses amis les plus dévoués, il était absorbé par une idée fixe.

--Adieu, Laure! adieu, amour que je ne retrouverai jamais! disait-il en
lui-même. Dans cinq minutes, quand le rideau de fausse pourpre aura
découvert mon visage, ma personne, mon savoir-faire, mon être tout
entier aux yeux de l'assemblée, ton ami, ton serviteur, ton amant, ton
époux ne sera plus pour toi qu'un rêve évanoui dont le souvenir te fera
peut-être rougir. Ah! puisse-t-il ne pas te faire pleurer! Puisses-tu ne
m'avoir pas aimé! Voilà le dernier voeu que je suis réduit à former!

On lui demandait s'il était ému, s'il se sentait bien portant, si son
costume ne le gênait pas, s'il n'avait pas quelque préoccupation dont on
pût le délivrer dans ce moment suprême. Il remerciait et souriait
machinalement; mais les questions qui frappaient son oreille se
transformaient dans sa rêverie. Il s'imaginait qu'on lui demandait:
«Est-ce que vous l'aimez toujours? Est-ce que vous ne vous en consolerez
pas? Est-ce que vous pouvez penser à elle dans un pareil moment?» Et il
répondait intérieurement: «Je suis sous l'empire d'une fatalité étrange;
je ne vois qu'elle, je ne pense qu'à elle, je n'aime qu'elle, et je ne
crois pas pouvoir aimer jamais une autre qu'elle.»

On l'appela. Le directeur le saisit dans l'escalier, lui toucha le coeur
en riant et s'écria:

--Tranquille tout de bon? C'est merveilleux! c'est admirable!

--Je le crois bien, pensa l'artiste en continuant à descendre, c'est un
coeur mort!

Cette idée remua et ranima tellement ce qu'il croyait être le dernier
souffle de sa vie morale, qu'il entra en scène sans se rappeler un mot,
une note de ce qu'il allait dire et chanter. Bien lui prit de savoir si
bien son rôle et sa partie, que les sons et les paroles sortaient de lui
comme d'un automate. Les premiers applaudissements le réveillèrent. Sa
beauté, son timbre admirable, la grâce et la noblesse de toute sa
personne, qui donnaient naturellement l'apparence de l'art consommé à
tous ses mouvements, ravirent le public avant qu'il eût fait preuve de
talent ou de volonté.

--Allons, se dit-il avec un amer sourire, mes amis sont là et souffrent
de me voir si tiède! Aidons-les à me soutenir. Et puis on me paye cher;
il faut être consciencieux.

Il fit de son mieux, et ce fut si bien, que, dès ses premières scènes,
son succès fut incontestable et de bon aloi.

--C'est enlevé, mon petit! lui dit gaiement quelqu'un du théâtre. Encore
un acte comme ça et feu Nourrit est enfoncé!

--Ah! tais-toi, malheureux! s'écria Adriani, qui avait connu et aimé
l'admirable et excellent Nourrit, et qui vit sa fin tragique et
déchirante repasser devant ses yeux comme l'abîme de désespoir où
s'engloutit parfois la vie des grands artistes.

Il trouva dans sa loge le baron de West, qui le serra dans ses bras en
pleurant.

--Je comprends tout, s'écriait le digne homme. C'est à cause de moi,
c'est pour moi que vous en êtes réduit là! Je ne m'en consolerais
jamais, si je n'étais sûr que c'est le dieu des arts qui l'a voulu, et
que vous tourniez le dos à la gloire en vous enterrant à la campagne.
Allons, vous chanterez mon opéra avant qu'il soit trois mois! Où
demeurez-vous, pour que j'aille vous exposer mon plan?

--Parlez-moi d'elle! s'écria Adriani. Où est-elle? Que savez-vous
d'elle? L'avez-vous aperçue? Savez-vous...?

--Quoi? qui, elle? Ah! oui... Mais non. Je ne sais rien, sinon qu'elle
n'a rien fait d'excentrique à propos de votre départ. On l'a vue dans
son jardin comme à l'ordinaire. Elle ne paraissait pas plus malade ni
plus dérangée d'esprit qu'auparavant. Attendez! oui, on m'a dit qu'elle
partait, qu'on faisait des emballages chez elle. Elle doit être
retournée à son rocher de Vaucluse. Le diable soit de cette veuve!
Comment! vous y pensez tant que ça!

--Quand avez-vous quitté Mauzères? reprit Adriani.

--Il y a trois jours. J'arrive il y a une heure, je vois votre nom sur
l'affiche, je crois rêver; je m'informe; je remets à demain le soin de
dîner, et me voilà, non sans peine; il y a un monde!...

--On ne vous a rien remis pour moi?

--Qui? où? Ah! là-bas? Mais non; je vous l'aurais dit tout de suite.
Est-ce qu'elle ne vous écrit pas?

Adriani quitta le baron. Laure n'avait pas répondu à sa lettre, et elle
retournait à Larnac.

--Que la volonté de Dieu soit faite! se dit-il. Elle ne m'aimait pas;
tant mieux.

Et cette heureuse solution lui arracha des larmes brûlantes.

--Monsieur a bien mal aux nerfs! lui dit Comtois, qui ne s'abaissait pas
au métier d'habilleur d'un comédien, mais qui, resté à son service par
attachement quand même, assistait à la représentation et venait le
féliciter. Ça ne m'étonne pas que monsieur soit fatigué; il est obligé
de tant crier! Tout le monde est très-content de monsieur. On dit que
monsieur a de l'_ut_ dans la poitrine; j'espère que ça n'est pas
dangereux pour la santé de monsieur? Mais, si j'étais de monsieur, au
lieu de boire comme ça une goutte d'eau dans l'entr'acte, je me mettrais
dans l'estomac un bon gigot de mouton et une ou deux bonnes bouteilles
de bordeaux pour me donner des forces.

L'air final fut chanté par Adriani d'une manière vraiment sublime.
C'était là qu'on l'attendait. Il y fut chanteur complet et acteur
charmant; sa douleur fut dans l'âme plus qu'au dehors; mais ses poses
étaient naturellement si belles et si heureuses, qu'on le dispensa de
l'épilepsie. Il ne cria pas, malgré l'expression dont se servait
Comtois; il chanta jusqu'au bout, et l'émotion produite fut si vraie,
que ses amis laissèrent presque tomber le rideau sans songer à
l'applaudir: ils pleuraient.

Aussitôt des cris enthousiastes le rappelèrent. Il y eut des dissidents,
sans nul doute; mais ceux-là ne comptent pas et se taisent quand la
majorité se prononce. Adriani fit un grand effort sur lui-même pour
revenir, de sa personne, recevoir l'ovation d'usage.

Il lui semblait que, jusque-là, il avait été _incognito_ sur le théâtre,
et qu'en cessant d'être le personnage de la pièce pour saluer et
remercier la foule, il recevait d'elle le collier et le sceau de
l'esclavage.

Aux premiers pas qu'il fit sur la scène pour subir son triomphe, une
couronne tomba à ses pieds. En même temps, une femme vêtue de rose et
couronnée de fleurs rentra précipitamment dans la baignoire
d'avant-scène, où, cachée jusque-là, elle n'avait pas été aperçue par
Adriani. Il ne fit que l'entrevoir en ce moment, et elle disparut comme
une vision.

--Je suis fou, pensa-t-il; je la vois partout! Une robe rose! des
fleurs! Elle ici! Allons donc, malheureux! Rentre en toi-même et ramasse
ce tribut de la première femme venue!

Il s'avança pourtant jusqu'à la rampe, au milieu d'une pluie de
bouquets, tenant machinalement la couronne, et plongeant du regard dans
la loge où ce fantôme lui était apparu; la loge était vide et la porte
ouverte.




XVI


Il fut arrêté quelque temps dans les couloirs intérieurs, après qu'on
eut baissé le rideau, par les félicitations de tout le personnel du
théâtre. La sympathie comme l'envie eurent pour lui d'ardents éloges:
l'envie, au théâtre, est même un peu plus complimenteuse que
l'admiration.

Comme il arrivait à sa loge, Comtois, d'un air radieux dans sa bêtise,
accourut à sa rencontre, en lui criant d'un air mystérieux:

--Monsieur, madame est là!

--Madame? dit Adriani, qui eut comme un éblouissement et fut forcé de
s'arrêter.

--Eh! oui, lui dit le baron accourant aussi; c'est inouï, mais cela est!
Ah! on vous aime, à ce qu'il paraît! Ce n'est pas étonnant! vous êtes si
beau! Ma foi, elle est diablement belle aussi; je ne la croyais pas si
belle que ça!

Adriani n'entendait pas le baron; il était déjà aux pieds de Laure. Mais
il fut forcé de se relever aussitôt: dix personnes, suivies de beaucoup
d'autres, faisaient invasion dans sa loge. Il était si éperdu, qu'il ne
savait pas qui lui parlait, ni ce qu'on lui disait. Il vit bientôt tous
les regards se porter sur Laure avec étonnement, avec admiration.

Elle était, en effet, d'une beauté surprenante dans sa toilette de
soirée. Les bras nus, le buste voilé, mais triomphant de magnificence
sous des flots de rubans, la tête parée de fleurs qui ne pouvaient
contenir sa luxuriante chevelure ondulée, la figure animée par une joie
sérieuse, le regard franc et tranquille, l'air modeste sans confusion et
l'attitude aisée comme celle de la loyauté chaste, elle semblait dire à
tous ces hommes curieux et charmés:

--Eh bien, voyez-moi ici; je ne me cache pas!

Toinette, en robe de soie et en bonnet à rubans, ressemblait assez à une
fausse mère d'actrice. Son embarras était risible et on chuchotait déjà
sur la belle maîtresse qu'Adriani venait d'acheter; on lui on faisait
compliment en des termes qui l'eussent exaspéré, s'il n'eût pas été
comme ivre, lorsqu'à une invitation de venir souper qui lui fut faite,
Laure se leva:

--Pardon, messieurs, dit-elle d'un son de voix qui arracha une
exclamation à plusieurs des dilettanti présents à cette rencontre, je
suis forcée de vous enlever Adriani. Nous sommes venues de loin pour
l'entendre et le voir. Il faut qu'il nous reconduise et qu'il soupe avec
nous.

Et, comme on souriait de la naïveté de cette déclaration, elle ajouta
d'un ton qui sentait, je ne dirai pas la femme du monde, mais la femme
haut placée par son éducation et ses moeurs:

--Nous sommes des provinciales et nous agissons avec la franchise de nos
coutumes. Nous en avons le droit vis-à-vis de lui.

--Oui, madame, répondit Adriani en baisant la main de Laure avec un
profond respect. Je suis bien fier de vous voir réclamer les droits de
l'amitié, et celle que vous daignez m'accorder est le seul vrai triomphe
de ma soirée.

Laure prit alors le bras du baron de West, et le pria de la conduire à
sa voiture, où elle attendrait qu'Adriani eût quitté son costume pour la
rejoindre.

Adriani se hâta, au milieu d'un feu croisé de questions.

--Cette dame, dit-il avec cet accent de conviction profonde qui impose
malgré qu'on en ait, c'est la femme que je respecte le plus au monde.
Son nom ne vous apprendrait rien. Elle est de la province, elle vous l'a
dit.

--Parbleu! dit le baron en rentrant, elle n'est pas venue ici en
cachette: vous pouvez bien dire qui elle est!

--Vous avez raison, dit Adriani, qui sentit qu'un air de mystère
compromettrait Laure, tandis que l'assurance de la franchise
triompherait des soupçons jusqu'à un certain point: c'est la marquise de
Monteluz.

--Laure de Larnac! s'écria une des personnes présentes. Je ne la
reconnaissais pas. Comme elle est embellie! Une personne qui chantait
comme aucune cantatrice ne chante! une musicienne consommée, là! un
talent sérieux! Je ne m'étonne pas qu'elle traite Adriani comme son
frère! Messieurs, pas de propos sur cette femme-là. Elle a aimé comme on
n'aime plus dans notre siècle, et son mari ne doit être jaloux de
personne, pas même d'Adriani, ce qui est tout dire.

--Mais elle est veuve! dit le baron.

--Vrai? Eh bien, puisse-t-elle vous épouser, Adriani! Je ne vous
souhaite pas moins, et vous ne méritez pas moins.

Adriani serra la main de celui qui lui parlait ainsi, et courut
rejoindre Laure.

--Où allez-vous? lui dit-il avant de donner des ordres au cocher.

--Chez vous, répondit-elle. J'ai bien des choses à vous dire; mais je ne
veux pas m'expliquer cela en courant, et je vous demande le calme d'une
audience.

Adriani était suffoqué de joie et parlait comme dans un rêve.

Il était logé, presque pauvrement, dans un local assez spacieux pour que
sa voix n'y fût point étouffée et brisée dans les études; mais il était
à peine meublé. Résolu à se contenter du strict nécessaire, afin de
s'acquitter plus vite et plus sûrement, il était installé, non comme un
homme qui doit dépenser, mais comme un homme qui doit économiser cent
mille francs par an.

Comtois, qui était réellement précieux comme valet de chambre, et qui,
sachant enfin les faits, ne pouvait plus refuser son estime à son
artiste, suppléait à cette sorte de pénurie volontaire par des soins et
des attentions qui marquaient de l'attachement et qui empêchèrent
Adriani de s'en séparer, bien qu'un domestique lui parût un luxe dont il
eût pu se priver aussi.

Grâce à Comtois, un ambigu assez convenable attendait Adriani à tout
événement. Il se hâta d'allumer le feu, car il faisait froid et
l'artiste souffrait de voir sa belle maîtresse si mal reçue.

--Vous me donnez une meilleure hospitalité, lui dit-elle, que celle que
je vous ai offerte au Temple dans les premiers jours.

Et, se mettant à table avec lui et Toinette, elle regarda avec
attendrissement la simplicité du service et la nudité de l'appartement.

--Je m'attendais à cela, dit-elle. C'est bien! Tout ce que vous faites
est dans la logique du vrai et du juste.

--Est-il vrai, s'écria-t-il, que vous...?

--Mangez donc, répondit-elle, nous causerons après. Et moi aussi, je
meurs de faim. Je suis arrivée ce matin, j'ai couru toute la journée,
savez-vous pourquoi? Pour arriver à ce joli tour de force de me faire
habiller à la mode en douze heures. Je voulais être belle et parée pour
avoir le droit de vous jeter une couronne et de me présenter dans votre
loge. N'est-ce pas la plus grande fête de ma vie, et n'êtes-vous pas
pour moi le premier personnage du monde?

--Et cette robe rose? dit Adriani en portant avec ardeur à ses lèvres un
des rubans qui flottaient au bras de Laure. Je ne vous ai jamais vue
qu'en blanc.

--Mon deuil est fini, dit-elle, et j'ai cherché la couleur la plus
riante pour vous porter bonheur.

Quand Toinette emporta le souper avec Comtois:

--Mais parlez-moi donc! dit Adriani à Laure; dites-moi si je rêve, si
c'est bien vous qui êtes là, et si vous n'allez pas vous envoler pour
toujours! Tenez, je crois que je suis devenu fou, que vous êtes morte et
que c'est votre ombre qui vient me voir une dernière fois.

--Adriani, répondit-elle, écoutez-moi.

Et, s'agenouillant sur le carreau avec sa belle robe de moire, sans
qu'Adriani, stupéfait, pût comprendre ce qu'elle faisait, elle prit ses
deux mains et lui dit:

--Vous vous êtes offert à moi tout entier et pour toujours. Je ne vous
ai point accepté, je ne veux pas vous accepter encore, je n'en ai pas le
droit. Je ne vous ai pas assez prouvé que je vous méritais. Il ne faut
donc pas que la question soit posée comme cela. Si vous voulez que je
sois tranquille et confiante, il faut que ce soit vous qui m'acceptiez
telle que je suis, par bonté, par générosité, par compassion, par
amitié! Comme vous me demandiez de vous souffrir auprès de moi, je vous
demande de me souffrir auprès de vous. Mes droits sont moindres, je le
sais, car vous m'offriez une passion sublime et toutes les joies du ciel
dans les trésors de votre coeur. Je n'ose rien vous dire de moi. Il y a
si peu de temps que j'existe (je suis née le jour où je vous ai vu pour
la première fois), que je ne me connais pas encore. Mais je crois que je
deviendrai digne de vous, si je vis auprès de vous. Laissez-moi donc
apprendre à vous aimer, et, quand vous serez content de mon coeur,
prenez ma main et chargez-vous de ma destinée.

Adriani fut si éperdu, qu'il regardait Laure à ses pieds et l'écoutait
lui dire ces choses délirantes, sans songer à la relever et à lui
répondre. Il tomba suffoqué sur une chaise et pleura comme un enfant.
Puis il se coucha à ses pieds et les baisa avec idolâtrie. Laure était à
lui tout entière par la volonté, et cette possession divine, la seule
qui établisse la possession vraie, suffisait à des effusions de bonheur,
à des ivresses de l'âme qui devaient rendre intarissables les félicités
de l'avenir.




CONCLUSION


Trois ans après, M. et madame Adriani, car ils ne prenaient le nom de
d'Argères que sur les actes, suivaient, en se tenant par le bras et par
les mains, le sentier des vignes pour aller revoir le Temple.
Non-seulement Adriani, soutenu et encouragé par sa compagne dévouée,
avait gagné en France et en Angleterre la somme qui le rendait
propriétaire de Mauzères, mais encore il avait pu faire embellir cette
demeure, rajeunir le mobilier classique du baron, se créer là une
retraite commode et charmante. Enfin, il était arrivé à l'aisance, à la
liberté, et il devait ces biens à son travail. Loin d'amoindrir son
talent et d'épuiser son âme, le théâtre avait développé en lui des
facultés nouvelles. Il avait acquis la connaissance des effets
véritables, l'entente des masses musicales. Il _savait_ le théâtre, en
un mot, non pas seulement comme virtuose, mais comme compositeur, dans
une sphère plus étendue que celle où il s'était renfermé seul
auparavant. Il n'avait pas, comme le baron de West, ébauché le plan d'un
opéra. Il apportait des opéras plein son coeur et plein sa tête, de quoi
travailler à loisir et créer avec délices tout le reste de sa vie. Il
n'entrait donc pas dans l'oisiveté du riche en venant prendre possession
de son petit manoir.

Trois ans plus tôt, il n'eût sans doute pas oublié l'art, mais il se fût
arrêté dans son essor; et qui sait si Laure ne l'eût pas entravé dans
ses progrès, en lui persuadant et en se persuadant à elle-même qu'il
n'en avait point à faire? L'artiste meurt quand il divorce avec le
public d'une manière absolue. Il lui est aussi nuisible de se reprendre
entièrement que de se donner avec excès. Il s'épuise à demeurer toujours
sur la brèche. La lutte ardente et passionnée arrive, à la longue, à
troubler sa vue et à n'exciter plus que ses nerfs. Il a besoin de
rentrer souvent en lui-même, et de se poser face à face, comme Adriani
l'avait dit, avec l'humanité abstraite. Mais une abstraction ne lui
suffit pas continuellement: elle arrive à le troubler aussi, et tout
excès de parti pris conduit aux mêmes vertiges.

Adriani avait souffert, musicalement parlant, pendant ces trois années
d'épreuves. Il avait été forcé de chanter de mauvaises choses, il les
avait entendu applaudir avec frénésie. Il s'était reproché d'y
contribuer par son talent. Il avait maintes fois maudit intérieurement
le mauvais goût triomphant des oeuvres du génie. Mais il avait lutté
pour le génie, et quelquefois il avait fait remporter à Mozart, à
Rossini, à Weber, des victoires éclatantes. Il avait été trahi,
persécuté, irrité, comme le sont tous les artistes redoutables; mais,
soutenu dans ces épreuves par le caractère tranquille, généreux et ferme
de sa femme, récompensé par un amour sans bornes, par une sorte de culte
dont les témoignages avaient une suavité d'abandon inconnue à la plupart
des êtres, il s'était trouvé si heureux, qu'il avait à peine senti
passer les souffrances attachées à sa condition. Un mot, un regard de
Laure, effaçaient sur son front le léger pli des soucis extérieurs. Un
baiser d'elle sur ce front si beau y faisait rentrer, comme par
enchantement, la sérénité de l'idéal ou l'enthousiasme de la croyance.

Installés définitivement à Mauzères, comme dans le nid où chaque essor
de leurs ailes devait les ramener pour se reposer et se retremper dans
la sainte possession l'un de l'autre, ils venaient faire un pèlerinage à
cette triste maison qui était comme le paradis de leurs souvenirs. Elle
était aussi bien entretenue que possible par le vieux Ladouze et par la
fidèle et rieuse Mariotte. Ils y retrouvèrent donc cet air de fête
qu'Adriani y avait apporté en un jour d'espérance, et Toinette, qui
avait pris les devants, avec le _trésor_ dans ses bras, leur en fit les
honneurs.

Le _trésor_ avait un an. Il s'appelait Adrienne. Cela parlait déjà un
peu et roulait sur le gazon, sous prétexte de savoir un peu marcher.
C'était le plus ravissant petit être que l'Amour, qui s'y entend bien,
eût offert aux bénédictions de la Providence et aux baisers d'une
famille. Adriani, contrairement aux instincts et aux préjugés de la
plupart des pères, était enchanté que ce fût une fille. La perfection,
selon lui, était femme, puisque Laure était femme.

L'enfant entendait ou sentait déjà la musique, et, quand son père et sa
mère unissaient leurs âmes et leurs voix dans une chanson de berceuse
faite à son usage, ses yeux s'agrandissaient dans ses joues rebondies,
et son regard fixe semblait contempler les merveilles de ce monde divin,
dont les marmots ont peut-être encore le souvenir.

--Explique-moi donc, dit Adriani à sa femme en l'attirant doucement
contre son coeur (l'enfant était enlacée à son cou), comment il se fait
que tu m'aimes! Je t'avoue que je n'y crois pas encore, tant je
comprends avec peine qu'un ange soit descendu à mes côtés et m'ait suivi
dans les étranges et rudes chemins où je t'ai fait marcher!

Et il se plut à lui rappeler, ce que, depuis trois ans, elle avait
supporté en souriant pour l'amour de lui: les malédictions de sa
famille, l'abandon de son ancien entourage, l'étonnement du monde, la
vie si peu aisée dans les commencements, si retirée d'habitude; car
Laure n'avait voulu se procurer aucun bien-être, tant que son amant se
l'était refusé à lui-même. Leur intérieur avait été si modeste, que,
relativement à ses jeunes années et au séjour de Larnac, le séjour de
Paris et de Londres avait été pour elle presque rigide d'austérité.
Comme elle avait changé aussi toutes ses idées pour arriver à
s'intéresser à la destinée d'un artiste vendu et livré à la foule!
Comme, du jour au lendemain, elle avait abjuré toutes ses notions sur la
dignité de l'art et sur le mystère du bonheur, pour venir, du fond de ce
désert, saluer, en plein théâtre, le triomphe d'un débutant!

--Dis-moi donc, redis-moi donc toujours, s'écria-t-il, ce qui s'est
passé en toi, ici, le jour où tu as connu ma résolution et reçu mes
adieux!

--Tu le sais, répondit-elle, quoique je n'aie jamais pu te le bien
expliquer; j'ai senti que j'allais mourir, voilà tout. Je ne comprenais
rien, sinon que tu renonçais à moi; et, pardonne-le-moi, j'ai cru que tu
ne m'aimais plus, puisque tu me disais de t'oublier. Tes belles raisons
me paraissaient si niaises devant mon amour!...

--Tu m'aimais donc déjà à ce point?

--Certainement, mais je ne le savais pas. Je ne l'ai su qu'au moment où
je me suis dit:

«--Je ne le reverrai donc plus!

»Alors j'ai eu un dernier accès de délire. Je me suis jetée sur mon lit,
enveloppée d'un drap comme d'un linceul, et j'ai dit à Toinette, qui me
tourmentait:

»--Laisse-moi, couvre-moi la figure, ne me regarde plus, va faire
creuser dans un coin du jardin, et rappelle-toi la place, pour la lui
montrer, s'il revient jamais ici.

»Toinette m'a répondu, me parlant comme quand j'étais enfant:

»--Écoute, ma Laure, il t'attend là-bas! Il s'impatiente, il se désole,
il croit que tu ne veux plus de lui parce qu'il est malheureux. Lève-toi
et viens le trouver.

»Je me suis levée, j'ai demandé où était la voiture, et puis j'ai
pleuré, j'ai ri, je me suis calmée. J'ai vu clair alors dans l'avenir,
j'ai relu ta lettre, je l'ai comprise; j'ai mis ordre à mes affaires
avec la plus grande liberté d'esprit. J'ai été à Larnac, je n'ai rien
dit à ma belle-mère, sinon que je partais pour longtemps; je lui ai
renouvelé tous ses pouvoirs au gouvernement de Larnac et à la
disposition de mes revenus, au cas où elle consentirait à se relâcher du
scrupule qu'elle met à me les faire passer sans en rien retenir pour
elle-même. J'ai bien vu qu'elle était fort contrariée de me voir si
raisonnable dans toutes ces choses positives, au moment où elle me
faisait passer pour aliénée auprès de la famille. J'ai compris que, pour
la soulager d'une grande anxiété, je devais m'enfermer dans ma chambre,
ne voir personne et passer pour maniaque. Pendant six mois ensuite, elle
a réussi à faire croire ou au moins à faire dire que j'étais à Paris
dans une maison de santé. Quand la vérité a éclaté comme la foudre,
quand les âmes charitables ont refusé de croire que le mariage eût
sanctionné notre amour, préférant l'idée d'un caprice de galanterie de
ma part à la certitude d'une mésalliance, tu sais quelle sèche
malédiction m'a été lancée. Eh bien, pas plus dans l'attente de cet
anathème que dans son accomplissement, je n'ai pensé te faire un
sacrifice. J'obéissais à mon égoïsme, bien avéré pour moi-même; je ne
pouvais vivre sans toi; je cherchais la vie, voilà tout!

--Et, depuis, cette aversion que tu avais ressentie auparavant pour
l'état que j'ai embrassé n'est jamais revenue troubler ton bonheur?

--Je ne m'en suis jamais souvenue. Je m'étais donc bien cruellement
prononcée là-dessus?

--Mais oui, autant que moi-même!

--Eh bien, c'est à cause de cela! Tu ne voulais pas être comédien, je
haïssais l'état de comédien. Tu t'es fait comédien, j'ai reconnu que
c'était le plus bel état du monde.

--Pas pour toujours?

--C'eût été pour toujours si tu en avais jugé ainsi. Voyons, n'ai-je pas
été, pendant ces trois années, l'être le plus heureux de la terre? Outre
ton amour, qui eût suffi, et au delà, à tous mes désirs, ne m'as-tu pas
entourée d'amis excellents, d'artistes exquis, de jouissances élevées?
Comment aurais-je pu, dans ce milieu si charmant et si affectueux,
regretter les grands-oncles et les petits-cousins de Vaucluse? En
vérité, tu as l'air de te moquer de moi, quand tu me rappelles mon
isolement et mon obscurité. Est-ce que, dans le cas où j'aurais aimé
l'éclat, je n'avais pas ta gloire? C'est bien plutôt moi qui devrais
m'étonner qu'un homme tel que toi ait pu apercevoir et ramasser, dans ce
coin perdu, la pauvre désolée, à moitié idiote! Oui, oui, je
m'étonnerais, si je ne savais que les grandes âmes sont seules capables
de grands amours.

--Non, dit Adriani, mêlant sous ses baisers les cheveux blonds de sa
fille aux noirs cheveux de sa femme, il n'est pas nécessaire d'être un
homme supérieur pour savoir aimer! C'est aussi une erreur monstrueuse de
croire que les grandes passions soient la fatalité des âmes faibles.
L'amour n'est ni une infirmité ni une faculté surnaturelle...

--Tu as raison, dit Laure en l'interrompant, l'amour, c'est le vrai! Il
suffit de n'avoir ni le coeur souillé, ni l'esprit faussé, pour savoir
que c'est la loi la plus humaine, parce que c'est la plus divine.

Ils rentrèrent de bonne heure à Mauzères pour y recevoir le baron, dont
ils attendaient la visite. Le baron n'avait pas réalisé ses rêves de
gloire et de fortune à l'Opéra; mais il avait reçu une mission
archéologique pour explorer l'Asie Mineure et une partie de l'Égypte, et
il venait de la remplir d'une manière assez brillante. Il était donc
tout rajeuni et tout radieux, et il passa l'automne avec ses deux amis
avant d'entreprendre de nouvelles conquêtes sur l'antiquité.

Laure tenta, par tous les moyens, de ramener à elle sa belle-mère. La
marquise fut implacable et prédit à l'heureuse compagne d'Adriani une
vie d'abandon, de désordre et de honte. Un comédien ne pouvait être
honnête et fidèle. Il ruinerait sa femme et déshonorerait ses enfants.
Je ne sais pas si elle ne fit pas un peu entrevoir l'échafaud en
perspective. Cependant elle fit une grave maladie et envoya son pardon.
Elle se rétablit rapidement et le révoqua. Les infirmités l'adouciront
peut-être.

Toinette, considérée, en Provence, comme une infâme entremetteuse, passa
avec raison, en Languedoc, pour une excellente femme. Elle est traitée
par les deux époux comme une inséparable amie.

Comtois continue à être fort sujet aux maux de dents; mais l'admission
de sa famille dans la maison de son maître l'a réconcilié avec l'air vif
du Vivarais. Il continue à tenir son journal et l'enrichit de réflexions
intéressantes sur la musique, sujet où il est devenu si compétent, que
personne n'ose ouvrir la bouche devant lui, pas même Adriani, qui
redoute beaucoup ses dissertations en tout genre, mais qui l'a rendu
fort heureux en lui donnant de la copie à faire.

Comtois n'avait jamais perdu l'habitude d'enregistrer, à son point de
vue, les moindres actions de son maître. Pendant trois ans, il l'avait
désigné sous le titre amical de _mon artiste_. Mais, du jour où Adriani
rentra comme châtelain dans son domaine de Mauzères, Comtois se remit à
écrire respectueusement: _Monsieur_.


FIN.






End of the Project Gutenberg EBook of Adriani, by George Sand

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additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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facility: www.gutenberg.org

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