En ballon! Pendant le siege de Paris

By Gaston Tissandier

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Title: En ballon! Pendant le siege de Paris

Author: Gaston Tissandier

Release Date: February 11, 2004 [EBook #11038]

Language: French

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EN BALLON!

PENDANT

LE SIEGE DE PARIS


par Gaston Tissandier


AU GENERAL CHANZY EX-COMMANDANT EN CHEF L'ARMEE DE LA LOIRE DEPUTE A
L'ASSEMBLEE NATIONALE

HOMMAGE DE SINCERE DEVOUEMENT

En souvenir des ascensions captives du Mans et de Laval.

G.T.





PREFACE


Personne ne niera que la decouverte des aerostats est une des gloires de
la physique moderne; nul esprit eclaire ne mettra en doute l'interet de
premier ordre que les voyages aeriens offrent aux amis de la nature,
veritablement soucieux des progres de la science. Tout le monde, au
contraire, s'accordera a reconnaitre que l'etude des ballons est bien
faite pour passionner et stimuler la clairvoyance des chercheurs. Mais ce
qui offre un motif de surprise bien legitime, c'est l'invariable etat de
_statu quo_ d'une telle invention. Comment! le chemin de fer, la machine
a vapeur, le telegraphe, nes au commencement du siecle, sont devenus, en
moins de soixante ans, les plus formidables puissances de l'industrie; on
les voit sans cesse grandir, s'accroitre, se fortifier ... et le ballon
reste toujours,--aujourd'hui comme hier,--ce qu'il etait deja il y
bientot un siecle! Les aerostats seraient-ils donc marques au sceau
de l'infecondite? Les aurait-on condamnes, comme Sisyphe, a rester
invariablement stationnaires, malgre des efforts sans cesse renouveles?

Pour notre part, nous avons la persuasion que la navigation aerienne ne
sera pas eternellement un vain mot; car aucun motif plausible ne peut
faire admettre que les ballons ne soient pas perfectibles, comme toute
oeuvre humaine. Pourquoi demeureraient-ils a l'etat d'une perpetuelle
enfance?--Rien ne pourra nous empecher de croire qu'ils grandiront.
Mais pour qu'ils se modifient, pour qu'ils se transforment en appareils
nouveaux, il est de toute necessite qu'ils attirent a eux les hommes
d'intelligence et d'initiative. Il faut qu'ils cessent d'etre la propriete
exclusive des entrepreneurs de fetes publiques; il est indispensable
qu'ils reprennent dans la science le rang qui leur est du.

Qu'a t-on fait pour les ballons depuis vingt ans? Si l'on excepte les
admirables travaux de M. Henry Giffard qui a dote l'aerostation, de
progres d'une importance capitale, quoique insuffisamment apprecies, qui a
cree les ballons impermeables a l'hydrogene, les ballons captifs a vapeur,
ou trouve-t-on ailleurs des innovations, des decouvertes veritablement
dignes de ce nom?--Qui s'est attache a l'aerostation pratique dans ces
dernieres annees? A part quelques ascensions remarquables, on cherche en
vain une etude serieuse, suivie, propre a conduire a quelque resultat
saillant.

Un tel etat de choses s'explique par l'indifference que les ballons,
abandonnes aux spectacles forains, ont fini par rencontrer de toutes
parts. On ne les considerait plus, comme dignes d'enlever dans les airs
des Gay-Lussac, des Barrai, des Bixio, des Robertson, des Saccharoft et
des Glaisher, ces navires aeriens, compromis avec les _filles de l'air_ de
l'Hippodrome et les laureats de l'ecole du trapeze! Certes, il n'y a pas
grand inconvenient a ce que les aerostats concourent a l'amusement des
badauds du dimanche, et nous ne voudrions pas etre accuse de rigorisme en
condamnant d'une maniere absolue les cabrioles aeriennes. Il ne faudrait
pas oublier cependant qu'a cote du frivole, il y a le serieux et
l'utile.--Que la pile electrique serve a faire marcher l'horloge magique
de Robert Houdin, ou le tambour enchante de M. Robin, rien de mieux; elle
fait fonctionner aussi le telegraphe. Mais si cette meme pile electrique
ne fournit uniquement son concours qu'aux prestidigitateurs, les
physiciens n'auront-ils pas le droit de reclamer a bien juste titre?

En 1863, les campagnes aerostatiques du _Geant_ ont attire l'attention
du monde entier, prouvant ainsi que l'oeuvre des Montgolfier suscitera
toujours de nombreuses marques de sympathie; mais M. Nadar, qui voulait
tuer un principe, et creer sur ses debris une nouvelle machine, n'a reussi
qu'a fournir a l'histoire des ballons, des aventures aeriennes vraiment
surprenantes, mais infertiles.--M. Flammarion a execute, en 1867,
une serie d'ascensions en compagnie de M. Eugene Godard, dans un but
d'observations meteorologiques; M. de Fonvielle et moi, nous nous sommes
aussi resolument lances dans la carriere aerienne, et depuis quelques
annees, nous avons execute, soit ensemble, soit isolement, un grand nombre
d'excursions dans les nuages; nous avons sonde l'atmosphere dans les
conditions les plus variables, par un ciel serein, comme dans un air
agite, de jour comme de nuit, au-dessus de la terre et au-dessus de la
mer[1]. Mais la se bornent,--en placant a part, comme ayant une importance
exceptionnelle, l'exploitation du ballon captif de l'Exposition, et
en faisant mention de quelques autres ascensions d'aeronautes
forains,--l'histoire des ballons dans ces dernieres annees. Etait-ce
assez de ces efforts isoles? Que pouvait-on faire, abandonne a soi-meme,
rencontrant pour ses experiences de nombreux obstacles, n'ayant souvent a
sa disposition qu'un materiel insuffisant ou en mauvais etat?

[Note 1: Consulter a ce sujet le volume des _Voyages aeriens_, publie
par la librairie Hachette, et contenant le recit des ascensions de MM.
Glaisher, Flammarion, W. de Fonvielle et G. Tissandier.]

Toutefois nous ne cessions de repeter, sans avoir l'ambition ni la
pretention d'etre des revelateurs, que l'aerostation est un art trop
seduisant, trop admirable, pour qu'il ne soit pas sans cesse etudie,
cultive, pour qu'il ne s'entoure pas de nombreux et fervents adeptes.
Nous disions qu'il faut s'elancer dans les airs pour faire progresser la
navigation aerienne, que c'est un mecanicien qui a trouve les organes
de la machine a vapeur, un physicien qui a invente le telescope, et que
l'aeronaute seul, le praticien qui a appris a connaitre l'outil qu'il veut
ameliorer, soulevera quelque jour le coin du voile sous lequel est cachee
la solution du grand probleme! Nous affirmions que les excursions dans
l'atmosphere offrent a l'artiste des spectacles imposants, des scenes
sublimes, des tableaux grandioses ou la nature se revele dans toute sa
grandeur, dans son imposante majeste; fournissent au savant des sources
d'etude intarissables, bien propres a eveiller son esprit, a le conduire
a la decouverte des lois inconnues qui regissent les mouvements de
l'atmosphere, qui commandent le mecanisme de la meteorologie. Nous
tachions de faire comprendre que c'est en s'aventurant dans les plages
aeriennes que les aeronautes fonderont la veritable _science de l'air_,
comme c'est en s'elancant sur la cime des vagues, que les navigateurs ont
cree la _science de l'Ocean_. Mais l'exemple des touristes aeriens ne
trouvait pas d'imitateurs; a leur grand regret, nul rival ne se presentait
a eux dans les hautes regions de l'air; aucun savant ne voulait risquer sa
fortune dans l'empire d'Eole!

Plus tard, nous attirions l'attention sur l'importance de l'organisation
d'un corps d'aerostiers pour les observations militaires; huit mois avant
la guerre, nous ecrivions les lignes suivantes: "L'Ecole aerostatique de
Meudon, supprimee dans un moment de mauvaise humeur, ne devrait-elle pas
etre reconstituee? Attendra-t-on qu'une guerre eclate pour former des
aeronautes, pour improviser des ballons? Ce serait une imprudence, une
folie des plus grandes, _car dans notre siecle, les guerres vont vite,
et le sort d'un empire pourrait bien avoir ete decide pendant qu'on
ajusterait ensemble les fuseaux d'un ballon_[2]!" Mais les paroles le plus
sensees n'entrent pas dans les oreilles volontairement fermees.

[Note 2: _Voyages aeriens_, page 556.]

Comment se rappeler sans un bien legitime etonnement que la France,
la veritable patrie des ballons, n'a jamais compte depuis Coutelle,
c'est-a-dire depuis 1794, la moindre ecole aerostatique ou des appareils
bien confectionnes auraient ete mis a la disposition des explorateurs
audacieux, vraiment epris de la navigation aerienne; que l'Observatoire de
Paris, dont le devoir est d'etudier les eclipses, les averses d'etoiles
filantes, n'a jamais eu l'idee, depuis Arago, de recourir aux nacelles
aeriennes pour faciliter les etudes de ce genre? Comment expliquer le
dedain des generaux de l'Empire pour les aerostats militaires, qui avaient
ete si efficacement employes, sous la premiere Republique, et pendant la
guerre d'Amerique?

Les infortunes ballons semblaient etre les parias du monde scientifique
et administratif! Les aeronautes qui avaient la passion des aventures
de l'air, ceux qui avaient la foi, rencontraient bien,--il y aurait
ingratitude a l'oublier,--quelques precieux appuis de la part d'hommes
eminents et eclaires, mais c'etait pour ainsi dire a l'etat d'exception.
Quand ils osaient demander d'utiliser le ballon _l'Imperial_, pour
faire des experiences serieuses et privees, le ministre de la Maison
de l'Empereur se gardait bien de confier a qui que ce fut le materiel
aerostatique de l'Empire; il preferait le laisser moisir, sans soin, sans
nulle surveillance, dans les greniers du Garde-Meuble[3].

[Note 3: Parmi les ballons qui existaient a Paris en septembre 1870,
_l'Imperial_ est le seul qui n'ait pu etre utilise pendant le siege. C'est
en vain qu'on essaya de le reparer. Cet aerostat etait tombe en lambeaux;
il avait coute 30,000 fr.]

Les aerostats, malgre leurs imperfections, sont aujourd'hui les seuls
appareils, ne l'oublions pas, qui nous permettent de rivaliser avec
l'oiseau, de sillonner l'etendue de l'atmosphere, de quitter le plancher
terrestre, ou, sans eux, nous serions impitoyablement attaches; ils
etaient a la veille de perir faute de culture. Sans l'inventeur des
ballons captifs a vapeur, qui avait toujours quelques ballons dans son
hangar, comme d'autres ont des chevaux dans leur ecurie, sans quelques
aeronautes, qui malgre leurs modestes ressources, construisaient de temps
en temps des ballons, personne ne se serait preoccupe de cette grave et
importante question de la navigation dans l'air; l'aerostat passait peu a
peu a l'etat de bric-a-brac, et nos fils en eussent parle un jour comme du
feu gregeois ou de l'email italien.

Voila jusqu'ou etait tombee l'aeronautique sous le second Empire. Le
gouvernement ne voulait rien faire pour encourager les etudes aeriennes;
ici comme ailleurs, l'initiative privee, quand elle avait l'audace de se
montrer, etait vite ecrasee sous les obstacles qu'on ne manquait pas de
lui opposer. Une des plus grandes decouvertes de notre genie scientifique
allait peut-etre s'eteindre dans la France meme; on aurait laisse a des
etrangers le soin de faire croitre ce germe que les Montgolfier avaient
seme sur le champ des decouvertes.

Il a fallu que les Prussiens viennent nous ecraser, nous faire sortir
de notre torpeur; il a fallu que la premiere metropole du monde soit
investie, cernee, bloquee par les innombrables legions des barbares
modernes, pour que l'on s'apercoive enfin que les ballons valent bien la
peine d'etre gonfles! Apres les immenses services qu'ils ont rendus a la
patrie, est-il permis de croire qu'ils ne seront plus delaisses d'une
facon vraiment coupable? Est-il permis d'esperer que le gouvernement
protegera serieusement les etudes aeriennes, que nos societes savantes
s'en preoccuperont d'une maniere efficace?

On ne manquera pas de trouver dans cet ordre d'idees de nombreux
proselytes; la navigation aerienne a toujours eu le privilege d'emouvoir
et d'interesser le public. Ce ne sont pas les hommes de bonne volonte qui
feront defaut pour un tel genre d'investigation, car, comme nous le disait
avec esprit un des plus illustres savants de l'Angleterre: "Le Francais
est essentiellement aeronaute; son caractere aventureux, un peu volage,
est bien fait pour cet art merveilleux, ou l'imprevu joue un si grand
role."

En effet, les questions aerostatiques ont toujours eu en France le
privilege de passionner le peuple, et ce fait offre une importance reelle,
car il y a, au-dessus des appreciations de la science, au-dessus de l'avis
des hommes du metier, il y a quelque chose d'indefinissable qu'on appelle
l'opinion publique. Rarement elle s'egare dans les jugements qu'elle porte
instinctivement sur les problemes de ce genre, et nul ne peut nier qu'elle
n'accorde aux ballons une large part d'admiration. Le peuple, le public,
si vous voulez, aime les ballons, comme il admire une oeuvre d'art, comme
il ecoute un opera des maitres; dans un musee, sans etre peintre, le
public marque du doigt le chef-d'oeuvre; sans etre ecrivain, il trouve le
bon livre; sans etre savant, il sait flairer les grandes decouvertes dans
les choses de la science. Malgre les hommes speciaux qui denigrent a sa
naissance le gaz de l'eclairage, il accourt aux experiences de Philippe
Lebon, et les impose a l'administration; il applaudit a l'apparition
des chemins de fer, en depit des savants qui les denigrent. Or, nous le
repetons, il aime les aerostats, il PRESSENT qu'il y a la un inconnu plein
de mystere, mais plein d'esperance, il CROIT a la navigation aerienne.
L'avenir donnera raison a l'intuition populaire, a ce que l'auteur latin
appelle "_vox populi_."

Que de progres a rever; que de perfectionnements a entrevoir dans
l'aeronautique comme dans toutes les branches du savoir humain! Mais la
science est un sol qui, quoique fertile, ne donne une ample moisson qu'a
ceux qui la cultivent avec acharnement. Et combien la culture a ete
negligee depuis vingt ans! Mais pour notre malheur, ce n'est pas seulement
l'art des Montgolfier qu'on a laisse deperir dans une criminelle
negligence. Il faut avouer et reconnaitre que toutes les sciences ont
subi chez nous une trop visible decheance; aussi quand l'heure du peril
a sonne, les hommes superieurs ont manque pour recourir aux immenses
ressources de la nation.

Le 4 septembre 1870, apres un nouveau Waterloo, on esperait un autre 1792!
Mais on oubliait que vers la fin du siecle dernier, la Convention, en
decretant la levee en masse pour resister a l'ouragan dechaine sur nos
frontieres, avait entre les mains un pays riche en genies illustres,
tellement fertile en intelligences, qu'il marchait dans le monde a la tete
des sciences et de la philosophie! A cette epoque memorable, en meme temps
que Carnot organise la victoire, les savants creent toute une industrie
nouvelle. Quand il s'agit de faire de la poudre sans le soufre de Sicile,
sans le salpetre de l'Amerique, des inventeurs se levent a l'appel du
pays; ils ont du soufre qu'ils viennent d'extraire des pyrites, ils
produisent du salpetre, dont ils ont trouve les elements dans les vieilles
murailles, dans la poussiere des ecuries. Nicolas Leblanc jette les bases
de la fabrication de la soude artificielle, Chappe cree le telegraphe
aerien qui, en quelques minutes, envoie des ordres aux armees.
L'industrie, privee par le blocus des matieres premieres indispensables
a la confection des armes, a la preparation de la poudre, au travail des
manufactures, se regenere, se transforme pour sauver la nation, et pour
donner naissance en meme temps aux etonnantes operations de nos usines
modernes. La science francaise du XVIIIe siecle prepare les premiers
triomphes de Valmy et de Jemmapes!--Quel abime, helas! separe cette France
de 1792 d'avec celle de 1870!

Puissent les grands exemples d'un tel passe nous servir d'enseignements;
puissent les illustres genies du XVIIIe siecle, trouver bientot des
successeurs! Puisse la chimie rencontrer encore des Lavoisier, des
Fourcroy, des Berthollet, des Guyton de Morveau, les sciences naturelles
des Cuvier, des Buffon, des Jussieu, des Geoffroy Saint-Hilaire; les
mathematiques et l'astronomie, des Monge, des Laplace, des Lagrange;
la geographie des Bougainville et des Laperouse; la philosophie, des
Montesquieu, des Voltaire, des Rousseau et des d'Alembert!

Puissent enfin les aerostats trouver d'autres Montgolfier, de nouveaux
Charles et de nouveaux Pilatre!

G.T.




PREMIERE PARTIE

Aout 1871. LE CELESTE ET LE JEAN-BART




I


Paris investi.--Les ballons-poste.--L'aerostat _le Celeste_.--Lachez
tout!--L'ascension.--Versailles.--La fusillade prussienne.--Les
proclamations.--La foret d'Houdan.--Les uhlans.--Descente a Dreux.

30 septembre 1870.

Les historiens qui raconteront les drames du siege de Paris se chargeront
de juger les crimes de l'Empire, ses negligences inouies, ses oublis
insenses; ils diront que la capitale du monde, a la veille d'etre cernee
par l'ennemi, n'avait pas un canon sur ses remparts, pas un soldat dans
ses forts. Mais ce qu'ils ne manqueront pas d'affirmer, c'est que les
habitants de Paris, en traversant ces heures les plus nefastes de leur
histoire, puisaient comme une nouvelle force dans les malheurs qui
venaient de frapper la France, sans pities sans relache; c'est que leur
energie semblait croitre en raison directe des dangers qui les menacaient.

Quand, le 15 septembre, les journaux annoncent que les uhlans sont
signales aux portes de Paris, le public accueille cette nouvelle avec
le sang-froid qui denote la resignation. On sent que quelque chose de
terrible est menacant, que des evenements uniques dans les annales des
peuples vont se produire; il y a dans l'air des nuages epais, precurseurs
d'une tempete horrible; mais on envisage l'avenir sinon sans emotion, du
moins sans defaillance ni faiblesse. Tous les coeurs vibrent a l'unisson
au sentiment de la Patrie en danger.

Rien n'est pret pour la defense; il faut tout faire a la fois et en toute
hate. Chaque enfant de Paris, entraine par un irresistible elan, veut
avoir sa part de travail dans l'oeuvre commune. Les architectes, les
ingenieurs remuent la terre des bastions; les chimistes preparent des
poudres fulminantes et des torpilles; les metallurgistes fondent des
canons et des mitrailleuses, tous les bras s'arment de fusils.

Mais au milieu de cette effervescence, une question de premier ordre,
question vitale, s'il en fut, vient s'imposer a l'administration. En
depit des affirmations du genie militaire, les Parisiens sont bel et bien
bloques dans leurs murs. Quelques courriers a pied franchissent d'abord
les lignes ennemies, mais bientot, d'autres reviennent consternes, ils
n'ont pas rencontre un sentier sur quelque point que ce fut, ou le "qui
vive" ennemi ne les ait contraints de rebrousser chemin. M. de Moltke a
resolu ce probleme inoui: investir une ville de deux millions d'habitants,
faire disparaitre sous un cordon de baionnettes, la plus immense place
forte de l'univers. La capitale du monde se laissera-t-elle emprisonner
vivante dans un tombeau? Lui sera-t-il interdit de parler a la France,
de communiquer au dehors son energie, sa foi, son courage, d'avouer ses
deceptions, ses faiblesses, ses inquietudes, d'affirmer ses joies, sa
force et ses esperances? Ne pourra-t-elle pas protester a haute voix
contre un bombardement barbare, contre un assassinat monstrueux de femmes
et d'enfants? L'ennemi tiendra-t-il au secret une des plus grandes
agglomerations humaines, sous l'inflexible vigilance d'une armee de
geoliers? Arrivera-t-il a tuer la France en etouffant la voix de Paris?

Il allait etre donne a l'une des plus grandes decouvertes de notre genie
scientifique, de dejouer les projets de nos envahisseurs. Les aerostats si
oublies, si delaisses depuis leur apparition, ces merveilleux appareils
sortis tout d'une piece du cerveau des Montgolfier et des Charles,
allaient tout a coup reparaitre, pour contribuer a la defense de la
Patrie, en lui portant par la voie des airs, l'ame de sa capitale. Les
aeronautes, plus audacieux que l'ancien monarque de Syrie, se preparaient
a franchir le cercle d'un nouveau Popilius!

Sans les ballons, pas une lettre ne serait sortie de l'enceinte des forts,
pas une depeche n'y serait rentree. Les portes ne se seraient ouvertes
qu'au mensonge, a la ruse, a l'espionnage. Un silence de cinq mois n'eut
pas ete possible. La grande metropole, baillonnee, aurait vite fait
entendre un murmure de detresse, puis un cri de grace! Car n'oublions pas
que les aerostats n'ont pas seulement emporte les depeches parisiennes,
ils ont emmene avec eux les pigeons voyageurs, qui devaient rentrer dans
les murs de la capitale cernee. Les missives du dedans ont pu recevoir
ainsi les reponses du dehors. Tours a entendu Paris, Paris a entendu
Tours. L'Attila des temps modernes, qui avait ecrase des armees, bombarde
des villes, decime des populations entieres, s'est trouve impuissant
devant l'aerostat qui traversait les airs, comme devant l'oiseau qui
fendait l'espace!

Le premier depart aerien s'executa le 23 septembre; Jules Duruof s'eleve
en ballon du la place Saint-Pierre a 8 heures du matin. Deux aerostats le
suivent dans les airs, le 25 et le 26 du meme mois. Mon frere et moi,
qui avons fait, les annees precedentes, un grand nombre d'ascensions en
artistes et en amateurs, nous offrons nos services a M. Rampont. Paris,
disons-nous, peut perdre deux soldats pour gagner deux courriers aeriens.
Les gardes nationaux ne manquent pas ici, mais les aeronautes sont rares.

Le jour meme du depart de Louis Godard, un des administrateurs de la Poste
m'appelle aupres de lui.

--Vous etes pret a partir en ballon, me dit-il.

--Quand vous voudrez.

--Eh bien! nous comptons sur vous demain matin a 6 heures, a l'usine de
Vaugirard; votre ballon sera gonfle, nous vous confierons nos lettres et
nos depeches.

Le 30 septembre, a 5 heures du matin, je pars de chez moi avec mes deux
freres qui m'accompagnent. J'arrive a l'usine de Vaugirard, mon ballon est
gisant a terre comme une vieille loque de chiffons. C'est le _Celeste_, un
petit aerostat de 700 metres cubes, que son proprietaire a genereusement
offert au genie militaire. Pour moi c'est presque'un ami, je le connais
de longue date; il a failli me rompre les os, l'annee precedente. Je le
regarde avec soin, je le touche respectueusement, et je m'apercois, helas!
qu'il est dans un etat deplorable. Il a gele la nuit; le froid l'a saisi,
son etoffe est raide et cassante. Grand Dieu! qu'apercois-je pres de la
soupape? des trous ou l'on passerait le petit doigt, ils sont entoures de
toute une constellation de piqures. Ceci n'est plus un ballon, c'est une
ecumoire.

Cependant les aeronautes qui doivent gonfler mon navire aerien, arrivent.
Ils ont avec eux une bonne couturiere qui, armee de son aiguille, repare
les avaries. Mon frere prend un pot de colle, un pinceau, et applique
des bandelettes de papier sur tous les petits trous qui s'offrent a son
investigation minutieuse. C'est egal, je ne suis que mediocrement rassure,
je vais partir seul dans ce mechant ballon, use par l'age et le service;
j'entends le canon qui tonne a nos portes; mon imagination me montre les
Prussiens qui m'attendent, les fusils qui se dressent et vomissent sur mon
navire aerien une pluie de balles!

La derniere fois que je suis monte dans le _Celeste_, je n'ai pu rester en
l'air que trente-cinq minutes! Toutes les perspectives qui s'ouvrent a mes
yeux ne sont pas tres-rassurantes.

--Ne partez pas, me disent des amis, attendez au moins un bon ballon;
c'est folie de s'aventurer ainsi dans un outil de pacotille.

Cependant, MM. Bechet et Chassinat arrivent de la Poste avec des ballots
de lettres. M. Herve Mangon me dit que le vent est tres-favorable, qu'il
souffle de l'est et que je vais descendre en Normandie; le colonel Usquin
me serre la main et me souhaite bon succes. Puis bientot M. Ernest Picard,
a qui je suis specialement recommande, demande a m'entretenir; pendant une
heure, il m'informe des recommandations que j'aurai a faire a Tours au
nom du gouvernement de Paris; il me remet un petit paquet de lettres
importantes que je devrai, dit-il, avaler ou bruler en cas de danger. Sur
ces entrefaites, le soleil se leve, et le ballon se gonfle. Ma foi, le
sort en est jete. Pas d'hesitations! Mon frere surveille toujours la
reparation du ballon, il bouche les trous avec une attention dont il ne se
sentirait pas capable, s'il travaillait pour lui-meme: la besogne qu'il
execute si bien, me rassure. Il est certain que je prefererais un bon
ballon, tout frais verni et tout neuf, mais je me suis toujours persuade
qu'il y avait un Dieu pour les aeronautes. Je me laisse conduire par ma
destinee, les yeux bien ouverts, le coeur et les bras resolus. Je ne puis
m'empecher de penser a mon dernier voyage aerien. C'etait le 27 juin 1869,
au milieu du Champ de Mars. Je partais avec huit voyageurs dans l'immense
ballon _le Pole Nord_. Qui aurait pu soupconner, alors, la necessite
future des ballons-poste!

A 9 heures, le ballon est gonfle, on attache la nacelle. J'y entasse des
sacs de lest et trois ballots de depeches pesant 80 kilog.

On m'apporte une cage contenant trois pigeons.

--Tenez, me dit Van Roosebeke, charge du service de ces precieux
messagers, ayez bien soin de mes oiseaux. A la descente, vous leur
donnerez a boire, vous leur servirez quelques grains de ble. Quand ils
auront bien mange, vous en lancerez deux, apres avoir attache a une plume
de leur queue la depeche qui nous annoncera votre heureuse descente. Quant
au troisieme pigeon, celui ci qui a la tete brune, c'est un vieux malin
que je ne donnerais pas pour cinq cents francs. Il a deja fait de grands
voyages. Vous le porterez a Tours. Ayez-en bien soin. Prenez garde qu'il
ne se fatigue en chemin de fer.

Je monte dans la nacelle au moment ou le canon gronde avec une violence
extreme. J'embrasse mes freres, mes amis. Je pense a nos soldats qui
combattent et qui meurent a deux pas de moi. L'idee de la patrie en danger
remplit mon ame. On attend la-bas ces ballots de depeches qui me sont
confies. Le moment est grave et solennel; nul sentiment d'emotion ne
saurait plus m'atteindre. Lachez tout!

Me voila flottant au milieu de l'air!


         *       *       *       *       *


Mon ballon s'eleve dans l'espace avec une force ascensionnelle
tres-moderee. Je ne quitte pas de vue l'usine de Vaugirard et le groupe
d'amis qui me saluent de la main: je leur reponds de loin en agitant
mon chapeau avec enthousiasme, mais bientot l'horizon s'elargit. Paris
immense, solennel, s'etend a mes pieds, les bastions des fortifications
l'entourent comme un chapelet; la, pres de Vaugirard, j'apercois la fumee
de la canonnade, dont le grondement sourd et puissant, tout a la fois,
monte jusqu'a mes oreilles comme un concert lugubre. Les forts d'Issy et
de Vanves m'apparaissent comme des forteresses en miniature; bientot je
passe au-dessus de la Seine, en vue de l'ile de Billancourt.

Il est 9 heures 50; je plane a 1,000 metres de haut; mes yeux ne se
detachent pas de la campagne, ou j'apercois un spectacle navrant qui ne
s'effacera jamais de mon esprit. Ce ne sont plus ces environs de Paris,
riants et animes, ce n'est plus la Seine, dont les bateaux sillonnent
l'onde, ou les canotiers agitent leurs avirons. C'est un desert, triste,
denude, horrible. Pas un habitant sur les routes, pas une voiture, pas
un convoi de chemin de fer. Tous les ponts detruits offrent l'aspect de
ruines abandonnees, pas un canot sur la Seine qui deroule toujours son
onde au milieu des campagnes, mais avec tristesse et monotonie. Pas un
soldat, pas une sentinelle, rien, rien, l'abandon du cimetiere. On se
croirait aux abords d'une ville antique, detruite par le temps; il faut
forcer son souvenir pour entrevoir par la pensee les deux millions
d'hommes emprisonnes pres de la dans une vaste muraille! LE CELESTE.

Il est dix heures; le soleil est ardent et donne des ailes a mon ballon;
le gaz contenu dans le _Celeste_ se dilate sous l'action de la chaleur;
il sort avec rapidite par l'appendice ouvert au-dessus de ma tete, et
m'incommode momentanement par son odeur. J'entends un leger roucoulement
au-dessus de moi. Ce sont mes pigeons qui gemissent. Ils ne paraissent
nullement rassures et me regardent avec inquietude.

--Pauvres oiseaux, vous etes mes seuls compagnons; aeronautes improvises,
vous allez defier tous les marins de l'air, car vos ailes vous dirigeront
bientot vers Paris, que vous quittez, et nos ballons sauront-ils y
revenir?

L'aiguille de mon barometre Breguet tourne assez vite autour de son
cadran, elle m'indique que je monte toujours..., puis elle s'arrete au
point qui correspond a une altitude de 4,800 metres au-dessus du niveau de
la mer.

Il fait ici une chaleur vraiment insupportable: le soleil me lance ses
rayons en pleine figure et me brule; je me desaltere d'un peu d'eau. Je
retire mon paletot, je m'assieds sur mes sacs de depeches, et le coude
appuye sur le bord de la nacelle, je contemple en silence l'admirable
panorama qui s'etale devant moi.

Le ciel est d'un bleu indigo; sa limpidite, son ton chaud, colore, me
feraient croire que je suis en Italie; de beaux nuages argentes planent
au-dessus des campagnes; quelques-uns d'entre eux sont si loin de moi,
qu'ils paraissent mollement se reposer au-dessus des arbres. Pendant
quelques instants, je m'abandonne a une douce reverie, a une muette
contemplation, charme merveilleux des voyages aeriens: je plane dans un
pays enchante, monde abandonne de tout etre vivant, le seul ou la guerre
n'ait pas encore porte ses maux! Mais la vue de Saint-Cloud que j'apercois
a mes pieds, sur l'autre rive de la Seine, me ramene aux choses d'en bas.
Je me reporte vers la realite, vers l'invasion. Je jette mes regards du
cote de Paris, que je n'entrevois plus que sous une mousseline de brume.

Une profonde tristesse s'empare de moi; j'eprouve la sensation du marin
qui quitte le port pour un long voyage. Je pars; mais quand reviendrai-je?
Je te quitte, Paris; te retrouverai-je? Comment definir ces pensees qui
se heurtent confusement dans mon cerveau? C'est la-bas, au milieu de ce
monceau de constructions, de ce labyrinthe de rues et de boulevards, que
j'ai vu le jour; c'est sous cette mer de brume que s'est ecoulee mon
enfance! C'est toi, Paris, qui as su ouvrir mon coeur aux sentiments
d'independance et de liberte qui m'animent! Te voila captif aujourd'hui?
L'heure de la delivrance sonnera-t-elle pour toi? Je sais bien que la foi,
la constance, ne manqueront jamais a tes enfants; mais qui peut compter
sans les hasards de la guerre?

Pendant que mille reflexions naissent et s'agitent ainsi dans mon esprit,
le vent me pousse toujours dans la direction de l'Ouest, comme l'atteste
ma boussole. Apres Saint-Cloud, c'est Versailles qui etale a mes yeux les
merveilles de ses monuments et de ses jardins.

Jusqu'ici je n'ai vu que deserts et solitudes, mais au-dessus du parc la
scene change. Ce sont des Prussiens que j'apercois sous la nacelle. Je
suis a 1,600 metres de haut; aucune balle ne saurait m'atteindre. Je
puis donc m'armer d'une lunette et observer attentivement ces soldats,
lilliputiens vus de si haut.

Je vois sortir de Trianon des officiers qui me visent avec des lorgnettes,
ils me regardent longtemps; un certain mouvement se produit de toutes
parts. Des Prussiens se chauffent le ventre sur le tapis vert, sur cette
pelouse que foulait aux pieds Louis XIV. Ils se levent, et dressent
la tete vers le _Celeste_. Quelle joie j'eprouve en pensant a leur
depit.--Voila des lettres que vous n'arreterez pas, et des depeches que
vous ne pourrez lire! Mais je me rappelle au meme moment qu'il m'a ete
remis 10,000 proclamations imprimees en allemand a l'adresse de l'armee
ennemie.

J'en empoigne une centaine que je lance par dessus bord; je les vois
voltiger dans l'air en revenant lentement a terre; j'en jette a plusieurs
reprises un millier environ, gardant le reste de ma provision pour les
autres Prussiens que je pourrai rencontrer sur ma route.

Que contenait cette proclamation? Quelques paroles simples disant a
l'armee allemande que nous n'avions plus chez nous ni empereur, ni roi,
et que s'ils avaient le bon sens de nous imiter, on ne se tuerait plus
inutilement comme des betes sauvages. Paroles sensees, mais jetees au
vent, emportees par la brise comme elles sont venues!

Le _Celeste_ se maintient a 1,600 metres d'altitude; je n'ai pas a jeter
une pincee de lest, tant le soleil est ardent; car il n'est pas douteux
que mon ballon fuit, et, sans la chaleur exceptionnelle de l'atmosphere,
mon mauvais navire n'aurait pas ete long a descendre avec rapidite, et
peut-etre au milieu des Prussiens. En quittant Versailles, je plane
au-dessus d'un petit bois dont j'ignore le nom et l'exacte position. Tous
les arbres sont abattus au milieu du fourre; le sol est aplani, une double
rangee de tentes se dressent des deux cotes de ce parallelogramme. A peine
le ballon passe-t-il au-dessus de ce camp, j'apercois les soldats qui
s'alignent; je vois briller de loin les baionnettes; les fusils se levent
et vomissent l'eclair au milieu d'un nuage de fumee.

Ce n'est que quelques secondes apres que j'entends au-dessous de la
nacelle le bruit des balles et la detonation des armes a feu. Apres, cette
premiere fusillade, c'en est une autre qui m'est adressee, et ainsi de
suite jusqu'a ce que le vent m'ait chasse de ces parages inhospitaliers.
Pour toute reponse, je lance a mes agresseurs une veritable pluie de
proclamations.

C'est un panorama toujours nouveau qui se deroule aux yeux de l'aeronaute;
suspendu dans l'immensite de l'espace, la terre se creuse sous la nacelle
comme une vaste cuvette dont les bords se confondent au loin avec la voute
celeste. On n'a pas le loisir de contempler longtemps le meme paysage
quand le vent est rapide; si le puissant aquilon vous entraine, la scene
terrestre est toujours nouvelle, toujours changeante. Je ne tarde pas
a voir disparaitre les Prussiens qui ont perdu leur poudre contre moi:
d'autres tableaux m'attendent. J'apercois une foret vers laquelle je
m'avance assez rapidement. Je ne suis pas sans une certaine inquietude,
car le _Celeste_ commence a descendre; je jette du lest poignee par
poignee, et ma provision n'est pas tres-abondante. Cependant je ne dois
pas etre bien eloigne de Paris. L'accueil que m'a fait l'ennemi en passant
au-dessus d'un de ses camps ne me donne nulle envie de descendre chez lui.

J'ai toujours remarque, non sans surprise, que l'aeronaute, meme a une
assez grande hauteur, subit d'une facon tres-appreciable l'influence du
terrain au-dessus duquel il navigue. S'il plane au-dessus des deserts de
craie de la Champagne, il sent un effet de chaleur intense, les rayons
solaires sont reflechis jusqu'a lui; il est comme un promeneur qui
passerait au soleil devant un mur blanc. S'il trace, en l'air, son sillage
au-dessus d'une foret, le voyageur aerien est brusquement saisi d'une
impression de fraicheur etonnante, comme s'il entrait, en ete, dans une
cave.--C'est ce que j'eprouve a 10 heures 45 en passant a 1420 metres
au-dessus des arbres, que je ne tarde pas a reconnaitre pour etre ceux de
la foret d'Houdan.--Ma boussole et ma carte ne me permettent aucun doute a
cet egard. Mais ce froid que je ressens, apres une insolation brulante,
le gaz en subit comme moi l'influence; il se refroidit, se contracte,
l'aerostat pique une tete vers la foret; on dirait que les arbres
l'appellent a lui. Comme l'oiseau, le Celeste voudrait-il aller se poser
sur les branches?

Je me jette sur un sac de lest, que je vide par dessus bord, mais mon
barometre m'indique que je descends toujours; le froid me penetre
jusqu'aux os. Voila le ballon qui atteint rapidement les altitudes de
1000 metres, de 800 metres, de 600 metres. Il descend encore. Je vide
successivement trois sacs de lest, pour maintenir mon aerostat a 500
metres seulement au-dessus de la foret, car il se refuse a monter plus
haut!

A ce moment, je plane au-dessus d'un carrefour. Un groupe d'hommes s'y
trouve rassemble; grand Dieu! ce sont des Prussiens. En voici d'autres
plus loin; voici des uhlans, des cavaliers qui accourent par les chemins.
Je n'ai plus qu'un sac de lest. Je lance dans l'espace mon dernier
paquet de proclamations. Mais le ballon a perdu beaucoup de gaz, par
la dilatation solaire, par ses fuites, il est refroidi, sa force
ascensionnelle est terriblement diminuee. Je ne suis qu'a une hauteur de
420 metres, une balle pourrait bien m'atteindre.

Je regarde attentivement sous mes pas. Si un soldat leve son fusil vers
moi, je lui jette sur la tete tout un ballot de lettres de 40 kilogrammes;
mon navire aerien allege de ce poids retrouvera bien ses ailes. Malgre mon
vif desir de remplir ma mission, je n'hesiterai pas a perdre mes depeches
pour sauver ma vie.

Heureusement pour moi le vent est vif; je file comme la fleche au-dessus
des arbres; les uhlans me regardent etonnes, et me voient passer, sans
qu'une seule balle m'ait menace. Je continue ma route au-dessus de
prairies verdoyantes, gracieusement encadrees de haies d'aubepine.

Il est bientot midi, je passe assez pres de terre; les spectateurs qui me
regardent sont bel et bien, cette fois, des paysans francais, en sabots et
en blouse. Ils levent les bras vers moi, on dirait qu'ils m'appellent a
eux; mais je suis encore bien pres de la foret, je prefere prolonger mon
voyage le plus longtemps possible. Je me contente de lancer dans l'espace
quelques exemplaires d'un journal de Paris que son directeur m'a envoyes
au moment de mon depart. Je vois les paysans courir apres ces journaux,
qui se sont ouverts dans leur chute, et voltigent comme de grandes
feuilles emportees par le vent.

Une petite ville apparait bientot a l'horizon. C'est Dreux avec sa grande
tour carree. Le _Celeste_ descend, je le laisse revenir vers le sol. Voila
une nuee d'habitants qui accourent. Je me penche vers eux et je crie de
toute la force de mes poumons:

--Y a-t-il des Prussiens par ici? Mille voix me repondent en choeur:

--Non, non, descendez!

Je ne suis plus qu'a 50 metres de terre, mon guide-rope rase les champs,
mais un coup de vent me saisit, et me lance subitement coutre un
monticule. Le ballon se penche, je recois un choc terrible, qui me fait
eprouver une vive douleur, ma nacelle se trouve tellement renversee que ma
tete se cogne contre terre.--M'apercevant que je descendais trop vite je
me suis jete sur mon dernier sac de lest; dans ce mouvement le couteau que
je tenais pour couper les liens qui servent a enrouler la corde d'ancre
s'est echappe de mes mains, de sorte qu'en voulant faire deux choses a la
fois j'ai manque toute la manoeuvre. Mais je n'ai pas le loisir de mediter
sur l'inconvenient d'etre seul en ballon. Le _Celeste_, apres ce choc
violent, bondit a 60 metres de haut, puis il retombe lourdement a terre,
cette fois j'ai pu reussir a lancer l'ancre, a saisir la corde de soupape.
L'aerostat est arrete; les habitants de Dreux accourent en foule, j'ai un
bras foule, une bosse a la tete, mais je descends du ciel en pays ami!

Ah! quelle joie j'eprouve a serrer la main a tous ces braves gens qui
m'entourent. Ils me pressent de questions.--Que devient Paris? Que
pense-t-on a Paris? Paris resistera-t-il? Je reponds de mon mieux a ces
mille demandes qu'on m'adresse de toutes parts.--Je prononce un petit
discours bien senti qui excite un certain enthousiasme.--Oui, Paris
tiendra tete a l'ennemi. Ce n'est pas chez cette vaillante population que
l'on trouvera jamais decouragement ou faiblesse, on n'y verra toujours que
tenacite et vaillance. Que la province imite la capitale, et la France est
sauvee!

Je degonfle a la hate le _Celeste_, faisant ecarter la foule par quelques
gardes nationaux accourus en toute hate. Une voiture vient me prendre,
m'enleve avec mes sacs de depeches et ma cage de pigeons. Les pauvres
oiseaux immobiles ne sont pas encore remis de leurs emotions!

En descendant sur la place, plus de cinquante personnes m'invitent a
dejeuner, mais j'ai deja accepte l'hospitalite que m'a gracieusement
offerte le proprietaire de la voiture. Mon hote a lu par hasard mon nom
sur ma valise, il a reconnu en moi un des voisins de son associe de la rue
Bleue. Je mange gaiement, avec appetit, et je me fais conduire au bureau
de poste avec mes sacs de lettres parisiennes.

Je les pose a terre, et je ne puis m'empecher de les contempler avec
emotion. Il y a sous mes yeux trente mille lettres de Paris. Trente mille
familles vont penser au ballon qui leur a apporte au-dessus des nuages la
missive de l'assiege!

Que de larmes de joie enfermees dans ces ballots! Que de romans, que
d'histoires, que de drames peut-etre, sont caches sous l'enveloppe
grossiere du sac de la poste!

Le directeur du bureau de poste entre, et parait stupefait de la besogne
que je lui apporte. Je vois son commis qui ouvre des yeux enormes en
pensant aux trente mille coups de timbre humide qu'il va frapper. Il n'a
jamais a Dreux ete a pareille fete. On en sera quitte pour prendre un
supplement d'employes; mais la besogne marchera vite: le directeur me
l'assure. Quant au petit sac officiel, je vais le porter moi-meme a Tours,
par un train special que je demande par telegramme.

Qu'ai-je a faire maintenant? A lancer mes pigeons pour apprendre a mes
amis que je suis encore de ce monde, et pour annoncer que mes depeches
sont en lieu sur. Je cours a la sous-prefecture, ou j'ai envoye mes
messagers ailes. On leur a donne du ble et de l'eau, ils agitent leurs
ailes dans leur cage. J'en saisis un qui se laisse prendre sans remuer. Je
lui attache a une plume de la queue ma petite missive ecrite sur papier
fin. Je le lache; il vient se poser a mes pieds, sur le sable d'une allee.
Je renouvelle la meme operation pour le second pigeon, qui va se placera
cote de son compagnon. Nous les observons attentivement. Quelques secondes
se passent. Tout a coup les deux pigeons battent de l'aile et bondissent
d'un trait a 100 metres de haut. La, ils planent et s'orientent de la
tete, ils se tournent vivement vers tous les points de l'horizon, leur bec
oscille comme l'aiguille d'une boussole, cherchant un pole mysterieux. Les
voila bientot qui ont reconnu leur route, ils filent comme des fleches...
en droite ligne dans la direction de Paris!


II


Le gouvernement de Tours.--Les inventeurs de ballons.--Projet de retour
a Paris par voie aerienne.--Confection d'un ballon de soie.--Voyage a
Lyon.--Les nouveaux debarques du ciel.--Ascension du _Jean-Bart_.

Du 1er au 15 octobre.

Faire le recit de mon voyage en chemin de fer de Dreux a Tours, par
Argentan, par le Mans; dire que dans toutes les gares j'etais recu comme
le Messie tombe du ciel, questionne toujours, partout, et que les curieux
m'ont empeche de fermer l'oeil un seul instant pendant mon voyage
nocturne, n'offrirait pas grand interet. Je prefere arriver tout de suite
a Tours ou je suis rendu le 1er octobre a sept heures du matin. Mais Tours
n'est plus Tours; ce n'est plus la ville paisible et calme que j'ai connue
jadis; ou les affaires s'elaboraient tranquillement et sans bruit.

Les touristes et les flaneurs ont cesse de s'y donner rendez-vous; les
commis-voyageurs ne s'y rencontrent plus dans les hotels. Tours est anime,
regorge de monde; c'est la seconde capitale de France; aussi m'est-il
completement impossible d'y trouver un traversin pour y reposer mes deux
oreilles.

Je fais un somme leger sur un divan de l'_hotel de la Boule-d'Or_, et
l'apres-midi se passe en visites officielles. J'ai une longue entrevue
avec l'amiral Fourichon, qui m'explique comment il n'a pas encore envoye
de troupes au secours de Paris; je lance sur le pont de Tours mon
beau pigeon a tete brune, porteur d'une depeche chiffree; je vois M.
Steenackers, M. Laurier, qui m'affirme qu'il a beaucoup de poigne, et que
la France sera sauvee par son ministere; je vois M. et Mme Cremieux, M.
Glais-Bizoin, qui me prend pour un depute de la droite, et me fait un
discours d'une heure. Je suis presente le soir au conseil des ministres,
et sans etre ni medisant, ni mechante langue je ne puis m'empecher de dire
que je ne vois nulle part le Carnot qui sauvera la France... Mais je n'ai
pas la pretention ni l'autorite propres a juger les hommes et les choses.

La politique n'est pas mon affaire, j'ai rempli ma mission, remettant a
chacun les lettres qu'on m'a confiees, repetant de mon mieux tout ce que
j'avais a dire; j'ai resolu pendant la guerre d'etre aeronaute. Revenons a
nos ballons!

Quel pouvait etre le desir le plus ardent d'un Parisien sorti de Paris
au-dessus des nuages, c'etait de revenir par le meme chemin. On avait
organise a Tours une commission scientifique chargee d'examiner, d'etudier
la possibilite de semblables projets; aussi, les trois aeronautes qui
m'ont precede et moi, nous sommes immediatement appeles a donner notre
avis a ce sujet. MM. Marie Davy de l'Observatoire, M. Serret de l'Institut
et les autres membres qui pendant la duree de la guerre ont contribue a
faire naitre un grand nombre d'idees utiles et fructueuses, nous parlent
d'abord de la nuee de memoires, de projets qu'ils recoivent des quatre
coins de la France. Les inventeurs se sont montres tres-nombreux, mais peu
serieux. Quels reves insenses; quelles utopies, quelles bouffonneries!

Je n'oublierai jamais le monsieur qui voulait faire revenir a Paris un
convoi de cent mille montgolfieres, portant cent mille betes a cornes,
et celui qui voulait atteler deux mille pigeons a un aerostat, et des
centaines d'autres inventeurs qui voulaient diriger les ballons avec
des voiles latines, des phoques et des mats, comme un navire. Quant
aux memoires sur les ballons-poissons, les ballons-bateaux, les
ballons-oiseaux, on en formerait dix encyclopedies. Pour ma part je
suis obsede par les inventeurs qui me proposent les merveilles de leurs
conceptions. L'un d'eux surtout me poursuit, il veut munir les ballons
d'une grande voilure de son systeme.

--Mais, monsieur, je ne veux pas vous ecouter, il n'y a pas de vent en
ballon, vos voiles ne seront jamais gonflees.

--Ah! voila bien comme sont les hommes du metier, vous chassez, sans meme
l'ecouter, le genie incompris. J'ai deja fait une grande invention, mais
l'humanite m'a repousse. C'etait du papier a cigarette fabrique avec la
racine meme du tabac. Personne n'en a voulu.

Je me sauve, et je cours encore!

Le plan que nous nous proposons de tenter pour rentrer dans Paris par la
voie des airs n'exige pas des efforts d'intelligence bien extraordinaires.
C'est celui auquel se sont arretes tous les praticiens senses. Voici en
quoi il consiste, dans toute sa simplicite:

On va envoyer des ballons et des aeronautes a Orleans, a Chartres, a
Evreux, a Dreux, a Rouen, a Amiens, dans toutes les villes non occupees
par l'ennemi, dans toutes celles qui sont proches de Paris, et ou le gaz
de l'eclairage ne fait pas defaut.

Chaque aeronaute aura une bonne boussole, et, connaissant l'angle de route
vers Paris, observera les nuages tous les matins au moyen d'une glace
horizontale fixe ou sera tracee une ligne se dirigeant au centre de Paris.
Quand il verra les nuages marcher suivant cette ligne, c'est-a-dire quand
la masse d'air superieure se dirigera sur Paris, il gonflera son ballon
a la hate, demandera a Tours, par le telegraphe, des instructions, des
depeches, et il partira. Son point de depart est a vingt lieues de Paris
environ; il va chercher une ville qui, en y comprenant les forts, offre
une etendue de plusieurs lieues; n'a-t-il pas bien des chances de la
rencontrer dans ces circonstances speciales? S'il passe a cote, il
continuera son voyage et descendra plus loin, en dehors des lignes
prussiennes. Quand le vent sera du nord, le ballon d'Amiens pourra partir;
lorsqu'il soufflera du sud ou de l'ouest, les aerostats d'Orleans et de
Dreux se trouveront prets. Avec une douzaine de stations echelonnees sur
plusieurs lignes de la rose des vents, les tentatives seront nombreuses.

L'une d'elles aura de grandes chances de succes, surtout si la
perseverance ne fait pas defaut, et si l'on ne craint pas de renouveler
frequemment les voyages. Si un ballon est assez heureux pour passer
au-dessus de Paris, il descendra dans l'enceinte des forts. La, la
campagne est assez vaste pour que l'atterrissage soit facile. Au pis
aller, il pourra risquer la descente sur les toits si le vent n'est pas
trop rapide. Enfin, s'il manque l'entree, il aura la sortie pour lui, ou
de nouveaux forts le protegeront. Dans tous les cas, il lui sera possible
de lancer par dessus bord des lettres et des depeches.

Nous verrons plus tard pourquoi ce projet n'a ete realise que
tres-incompletement, comment il se fait que mon frere et moi soyons les
seuls aeronautes assez heureux pour avoir tente deux fois le voyage. Mais
n'anticipons pas sur les evenements. Disons toutefois des a present que la
commission scientifique a apporte ici son concours le plus utile, et que
M. Steenackers n'a jamais recule devant aucun sacrifice pour mener a bonne
fin une entreprise dont l'influence morale aurait ete considerable.

Les ballons de Paris, disions-nous, sont excellents pour un voyage, mais
leur etoffe est en coton; s'il faut qu'ils restent longtemps gonfles,
qu'ils supportent un grand vent, ils se dechireront. N'oublions pas
d'ailleurs que nous sommes seulement dans les premiers jours d'octobre et
que pas un ballon neuf n'est encore sorti de Paris. Il est decide qu'on
fabriquera a la hate des ballons de soie. Duruof sera charge de la
construction avec le concours de Mangin et de Louis Godard; on commencera
par confectionner un premier type. La commission m'envoie a la hate a Lyon
pour acheter l'etoffe necessaire.

_5 octobre_.--Je m'apercois que les chemins de fer fonctionnent pendant
la guerre d'une facon bien singuliere. Je passe deux grands jours et deux
grandes nuits dans mon wagon, avant d'arriver dans la patrie de la soie.
Les gares sont encombrees partout de troupes, de voyageurs; c'est un
desordre epouvantable. Je passe a Orleans, ou j'apprends que l'armee de
la Loire, qu'on attend a Paris, n'existe que dans le cerveau des bons
Francais qui voient les evenements couleur de rose, mais on me parle
beaucoup de l'armee du Rhone. A Lyon, j'apercois le drapeau rouge sur
l'Hotel-de-Ville, des braillards dans les rues, des caricatures chez les
libraires, mais d'armee et de canons, point.

--Ici, me dit-on, nous n'avons pas de troupes, mais, croyez-moi, monsieur,
l'armee de la Loire est vraiment formidable. Je cours chez tous les
fabricants de soie de la ville, accompagne d'un membre du conseil
municipal, qui me sert de guide de la facon la plus obligeante, sous les
auspices du prefet, M. Challemel-Lacour. Je fixe mon choix sur des pieces
roses et bleues; ce sont les seules que l'on puisse trouver de suite en
quantite suffisante.

J'en achete, pour le compte de l'Etat, deux mille huit cents metres, a
quatre francs cinquante, prix tres-modere, que le fabricant appelle avec
raison un prix patriotique.

Bientot, a Tours, le nouveau theatre est transforme eu atelier de
construction. Je reviens avec mes ballots de soie; Duruof et Mangin ont
deja dresse des tables, fait l'epure pour la construction d'un aerostat
de 1200 metres cubes. On se prepare a couper l'etoffe, on s'efforce de
trouver des ouvrieres. Quelques jours apres, quatre-vingts aiguilles
marchent sans cesse, car les cotes sont etroites, et la longueur de la
piqure qu'il s'agit de faire est considerable. Le travail est lance avec
activite, et se terminera dans un delai de quinze jours.

On n'a pas perdu le temps pendant mon absence; le vendredi 7, une
experience est faite avec un ballon captif de 20 metres cubes pour
connaitre a quelle hauteur un ballon est a l'abri des balles de chassepot.
Un aerostat captif en papier est monte a 400 metres de haut. Dix-huit bons
tireurs le visent a cette hauteur. On ramene l'aerostat a terre, il est
perce de 11 balles. A 500 metres de haut, pas une balle n'a porte. MM.
l'amiral Fourichon et Glois-Bizoin assistaient a l'experience: ce dernier
fit meme le coup de feu avec une grande habilete.

J'utilise mes moments de loisir a publier dans le _Moniteur Universel_ une
serie d'articles sur _Paris assiege_. On a soif de savoir ce qui se passe
dans les murs de la capitale, les details que j'apporte sur la physionomie
des bastions, sur les travaux effectues au bois de Boulogne, au
Point-du-Jour, les recits que je fais sur la formation des ambulances,
sur l'organisation des gardes nationaux, excitent vivement l'attention
de tous. Mais bientot, d'autres ballons viennent apres moi apporter des
nouvelles plus recentes.

Les aerostats continuent en effet a attirer l'attention generale. On
apprend que Gambetta a confie sa fortune a l'esquif aerien, qu'il est
descendu pres d'Amiens, apres un voyage emouvant, rempli de dangers
auxquels il a echappe comme par miracle. En meme temps que Gambetta, un
deuxieme aerostat est parti de la place Saint-Pierre, conduit par M.
Revilliod. L'arrivee du ministre de l'interieur a Tours, le 11 octobre,
produit une veritable revolution; on ne doute pas que la face des choses
va changer, chacun est persuade qu'une main energique va enfin imprimer a
la France l'elan du salut et de la delivrance.

Peu de jours apres, les descentes d'aerostats se succedent. Farcot et
Tracelet descendent en Belgique le 12 octobre. Bertoux et Van Roosebeke
tombent a Cambrai, et subissent un trainage perilleux. M. Bertoux est
grievement blesse, et Van Roosebeke, roule dans la nacelle, parvient a
sauver les pigeons voyageurs qu'il amene de Paris.

On ne peut plus douter, non sans une joie indicible, que le service des
ballons-poste est definitivement organise. Cependant je suis profondement
surpris de ne pas voir mon frere Albert Tissandier parmi les nouveaux
debarques du ciel.--Il devait partir le lendemain de mon depart et voila
plusieurs ballons qui viennent sans lui; les aeronautes n'ont meme pas
entendu parler de son depart... Ce silence m'inquiete, car je ne puis
croire que mon frere ait renonce a son projet.

_Dimanche 16 octobre_.--Je rencontre rue Royale a Tours un de mes amis.

--Vous savez la nouvelle? me dit-il.

--Quoi donc?

--Votre frere Albert est ici. Nous venons de le voir, il vous attend a
dejeuner, je vous cherche depuis ce matin.

Je trouve mon frere a _l'hotel de l'Univers;_--nous nous jetons dans les
bras l'un de l'autre. Il me raconte qu'il a manque deux departs, que son
voyage a ete retarde, qu'il est parti enfin avec deux voyageurs.

Voici le recit qu'il a publie lui-meme de son ascension; j'en reproduis
les passages les plus interessants.

VOYAGE DU JEAN-BART.

"Le 14 octobre, a une heure un quart, le ballon le Jean-Bart s'elevait de
Paris dans les airs, conduisant MM. Rane, maire du 9e arrondissement,
et Ferrand, charges d'une mission speciale du gouvernement. Outre les
voyageurs confies a mes soins, j'emportais avec moi 400 kilogrammes de
depeches, c'est-a-dire cent mille lettres, cent mille souvenirs envoyes de
Paris par la voie des airs a cent mille familles anxieuses! Par un soleil
ardent et superbe, nous passons les lignes des forts, a 1,000 metres, nous
distinguons nos ennemis qui en toute hate se mettent en mesure de nous
envoyer des balles. Mais nous planons trop loin de la terre, pour que
l'artillerie puisse nous faire peur; nous entendons les balles qui
bourdonnent comme des mouches au-dessous de notre nacelle, et nous moquant
des uhlans, des cuirassiers blancs, et de tous les Prussiens du
monde, nous nous laissons mollement bercer par les ailes de la brise
jusqu'au-dessus de la foret d'Armonviliers."

"La un spectacle plein de desolation s'offre a nos yeux. Les maisons, les
habitations, les chateaux, sont deserts, abandonnes: nul bruit ne s'eleve
jusqu'a nous, si ce n'est celui de l'aboiement rauque et sinistre de
quelques chiens abandonnes."

"Plus loin, au milieu meme de la foret de Jouy, c'est un camp prussien qui
s'etend sous notre nacelle; on remarque des travaux de defense habilement
organises pour repondre a toute surprise. Les tentes forment deux lignes
paralleles aux extremites desquelles s'elevent des remparts de gabions et
de fascines. Pres de la nous apercevons un immense convoi de munitions
qui couvre les routes entieres; il est suivi d'une infinite de petites
charrettes couvertes de baches blanches; des uhlans l'accompagnent
en grand nombre. A la vue de notre aerostat, ils s'arretent, et nous
devinons, malgre la distance qui nous eloigne, qu'ils nous jettent un
regard de haine et de depit."

"Cependant le soleil echauffe nos toiles, et dilate le gaz qui les gonfle;
les rayons ardents nous donnent des ailes, nous bondissons vers les plages
aeriennes superieures, et bientot la terre disparait a nos yeux. Quelle
splendeur incomparable, quelle munificence innommee dans cette mer de
nuages que semblent terminer des franges argentees aux eclats vraiment
eblouissants! Au milieu du silence et du calme, nous admirons ces sublimes
decors du ciel, et pendant quelques secondes nous perdons de vue les
miseres terrestres. Je charge M. Ferrand de surveiller le barometre
pendant que je dessine la scene grandiose qui s'offre a ma vue."

"Mais voila la nuit qui couvre de son manteau le ciel et la campagne. Il
faut songer a revenir a terre, regagner le plancher des braves defenseurs
de la patrie. Nous voyons accourir des paysans qui nous crient a tue-tete:
"Il n'y a pas de Prussiens ici! Vous etes pres de Nogent-sur-Seine, a
Montpothier; descendez vite!" Tous ces cris nous decident enfin, et nous
tombons pour ainsi dire dans les bras de nos braves amis sans aucune
secousse."

"Grace a leur aide obligeante, a celle de leur cure, dont nous ne saurions
oublier l'accueil touchant, nous emportons vivement depeches et ballon.
"Les Prussiens ne sont pas loin, disent-ils; ils vous ont vu descendre, et
peuvent vous surprendre. Allez-vous-en au plus vite." C'est ce que nous
nous empressons de faire, et nous arrivons chez le sous-prefet de Nogent,
M. Ebling. Une reception enthousiaste nous est offerte; nous le quittons
bientot, ne voulant pas perdre un seul instant pour gagner Tours, ou notre
devoir nous appelle."

"Nous sommes obliges de faire un detour immense, de passer par Troyes,
Dijon, Nevers, Bourges, pour arriver enfin a bon port."

A peine nous sommes-nous retrouves, mon frere et moi, que nous ne parlons
plus que du retour a Paris,--notre enthousiasme partage se multiplie par
deux, nous voudrions deja etre en l'air!

Comme certains details d'organisation pour le retour aerien ne marchent
pas a mon gre, je me decide a demander une entrevue a M. Gambetta.
J'arrive au ministere, ou je suis recu par M. Cavalie, dit _Pipe-en-Bois,_
chef du cabinet. Il m'introduit aupres de M. le Ministre de l'interieur et
de la guerre, qui m'accueille avec une bonne grace pleine d'affabilite.
M. Gambetta me felicite sur mes projets, et m'apprend que M. Steenackers,
nomme directeur des telegraphes et des postes, se chargera du service des
ballons. Puis, prenant un papier, il y ecrit ces mots:

"Je prie M. Steenackers d'activer le projet si courageux de M.
Tissandier."

M. Gambetta me serre la main et me congedie en me disant d'un ton
dictatorial: "Bonne chance et bon vent!"

Depuis ce jour, tous les chemins nous ont ete ouverts pour activer nos
Projets!


III


Lettres pour Paris par ballon monte.--Le bon vent souffle a
Chartres.--Cernes par les Prussiens!--Evasion nocturne.--L'hotel du
Paradis.--Allons chercher le vent!

Du 15 octobre au 1er novembre.

Cependant, la nouvelle de la construction d'un ballon s'est repandue a
Tours; comme nous ne voulons pas renseigner l'ennemi sur nos projets, nous
nous gardons bien de rien publier a cet egard; aussi l'imagination du
public se livre-t-elle a toutes les fantaisies. Les mieux renseignes
pretendent que l'on construit un ballon dirigeable, qui, a coup sur, va
rentrer a Paris. L'apparition au bureau du telegraphe d'une vaste boite
aux lettres avec cette inscription: LETTRES POUR PARIS PAR BALLON MONTE,
accredite singulierement cette maniere de voir; j'ai beau dire partout
que nous voulons seulement essayer un voyage perilleux, incertain, que la
reussite est douteuse, personne ne veut ajouter foi a cette opinion. On se
repete de toutes parts: Un ballon va partir pour Paris, il va rentrer a
Paris. Comment? On l'ignore, mais on oublie que les deux mots tentative et
succes sont souvent separes par un abime; l'esprit humain est ainsi fait
qu'il croit toujours ce qu'il desire, et souvent, sans reflexion, il se
plait a transformer le projet en fait accompli.

Mon frere et moi nous recevons sans cesse de veritables ovations; on nous
montre du doigt: "Voila, dit-on, les aeronautes qui vont rentrer a Paris."
J'enrage parfois, car je sais bien, helas! que nous ne sommes pas
encore dans l'enceinte des fortifications. "Nous n'allons pas a Paris,
disons-nous, nous allons essayer d'y aller, c'est bien different." Mais
rien n'y fait. Nous recevons des lettres innombrables; ce sont des amis
et des inconnus qui nous ecrivent: "Voulez-vous etre assez bons pour vous
charger de porter a Paris la petite lettre que vous trouverez sous ce
pli?" En quelques jours, j'ai rempli de lettres pour la capitale tout un
tiroir de ma commode. Les gens plus oses, plus indiscrets, viennent nous
voir a l'hotel et nous demandent a porter des paquets. On se figure qu'a
nous seuls nous representons les messageries. Je n'oublierai jamais un
monsieur que je n'avais jamais vu et qui vient me reveiller a six heures
du matin. Il me supplie de prendre la clef de son appartement a Paris pour
visiter ses meubles, et de lui dire a mon retour si son mobilier est
en bon etat. Il me charge en outre de rassurer sa bonne, qui doit etre
tres-inquiete sur son sort. Je n'avais jamais ferme une porte sur le nez
de personne, mais ce jour-la, je me suis offert avec delices cette petite
satisfaction.

Pendant que les lettres pleuvent sur nos tetes comme la grele au mois de
mars, mon frere et moi nous nous occupons de faire tous nos preparatifs.
La construction du ballon de soie, malgre les efforts de Duruof, traine en
longueur; la commission scientifique nous engage a ne pas attendre plus
longtemps. Mon frere va chercher son ballon le _Jean-Bart_ qui est reste a
Dijon, et M. Revilliod, qui a appris nos projets, se propose spontanement
pour tenter un voyage. D'apres les renseignements fournis par
l'Observatoire, il y a des chances pour que le vent sud-ouest regne
longtemps en France a cette epoque; c'est a Chartres que s'executera la
premiere tentative. La commission me prie de fournir mon concours au
depart de M. Revilliod, pendant que mon frere court apres le ballon qui
devra plus tard nous servir a nous-memes.

Je fais l'acquisition d'une bonne boussole. M. Marie Davy, de
l'Observatoire, me donne l'angle de route de Paris a Chartres. Nous
emballons un aerostat, nous prenons une provision de ballons en papier
qui nous serviront a examiner la direction du vent. Nous allons voir M.
Steenackers qui nous confie des depeches, nous donne toutes les lettres de
recommandations, de requisitions, propres a faciliter le depart, et
nous voila bientot partis, Revilliod, Gabriel Mangin qui se chargera du
gonflement et moi. Nous etions loin de soupconner les aventures qui nous
attendaient!

_Jeudi 20 octobre_.--Nous sommes a Chartres. L'Observatoire s'est montre
prophete. Le vent souffle du sud-ouest, Mangin gonfle de suite le ballon.
Il a fallu se donner bien du mouvement pour obtenir douze cents metres
de gaz seance tenante, car les gazometres, a Chartres, ne sont pas
volumineux. La veille, le directeur de l'usine a declare que le gonflement
etait impossible, mais le prefet a pris notre parti avec beaucoup
d'energie, de patriotisme, et nous a tires d'un grand embarras. Il fait
venir le directeur de l'usine.

--Il faut absolument, lui dit-il, que vous fournissiez a ces messieurs
douze cents metres cubes de gaz.

--Mais, monsieur le prefet, je n'ai que ce volume de gaz dans mes
gazometres, et c'est precisement ce que la ville va m'absorber pour
l'eclairage de la nuit.

--Eh bien! vous n'eclairerez pas la ville, on ne vous fera aucun proces,
je me charge de tout.

Voila comment les becs de gaz, a Chartres, n'ont pas ete allumes dans la
nuit du 19 au 20 octobre. Les rues etaient noires comme un four eteint,
mais personne ne songeait a se plaindre: on savait dans quel but il
fallait se passer de lumiere.

Le jeudi, a midi, le ballon est gonfle, mais le vent est d'une violence
extreme. Le commandant Duval, qui est a Chartres avec 1,200 marins, nous
a envoye une trentaine de matelots, qui ont toutes les peines du monde a
maitriser l'aerostat. On nous dit en ville que les Prussiens ne sont pas
loin, qu'il est temps de partir; d'ailleurs, depuis quelques jours, les
evenements sont accablants, desastreux. Orleans vient d'etre pris par
l'ennemi; Dreux a ete envahi; Soissons a capitule, et au moment ou
nous faisons les preparatifs du depart, Chateaudun est impitoyablement
bombarde. Mais les nouvelles venues de Paris ont affermi le courage de
tous; on a foi dans le triomphe final; Gambetta vient de nous dire: "A
Paris, le peuple, de jour en jour plus heroique, prepare le salut de la
France."

A deux heures, les rafales s'elevent puissantes et terribles; le ballon
est tellement torture, secoue, penche, que c'est un miracle s'il ne creve
pas. M. Revilliod est calme, plein de resolution; malgre la tempete, il va
partir. Au moment ou il se dispose a monter dans la nacelle, un officier
nous aborde et nous remet une lettre du commandant, "M. l'aeronaute est
prevenu que s'il ne peut partir immediatement, il doit bruler son
ballon et ses depeches, s'il veut les sauver des mains de l'ennemi." Le
commandant demeure a deux pas; nous courons chez lui. Nous le trouvons
avec ses officiers.

Un grand feu flambe dans la cheminee, il y jette une quantite de lettres
et de papiers.

--Messieurs, nous dit-il, j'ai ordre d'evacuer Chartres, qui ne sera pas
defendu; si vous ne pouvez partir, brulez tout, les Prussiens peuvent etre
ici dans un quart d'heure.

Nous revenons vers le ballon; les marins sont deja partis, et les rues
sont sillonnees de bataillons de mobiles qui se retirent. Par surcroit de
malheur, le vent a ete si violent qu'un accident irreparable est survenu.
Le ballon, enleve par la rafale, s'est heurte contre les arbres; les
caoutchoucs de la soupape ont ete enleves, les clapets se sont ouverts, et
l'aerostat se vide; Gabriel Mangin acheve le degonflement. On nous avertit
que les Prussiens vont arriver. Nous nous demandons s'il n'est pas prudent
de mettre immediatement le feu a tout le materiel. Mais comment des
aeronautes auraient-ils le courage de bruler leur navire? Nous preferons
cacher le ballon dans l'usine, derriere un monceau de charbon. Le
directeur nous avertit qu'il ne veut pas prendre la responsabilite de
ce qui surviendra, mais bruler pour bruler, n'est-il pas preferable
d'attendre au dernier moment?

Nous allons a la gare du chemin de fer.

--Tout est coupe, nous dit-on, les trains ne partent plus.

Le bureau du telegraphe est desert. A la prefecture, nous apprenons que
le prefet est parti. En ville, on dit partout que les Prussiens cernent
Chartres, nous voila pris comme dans une souriciere, et en notre qualite
d'aeronautes, nous ne tenons que mediocrement a etre presentes a nos
ennemis.

C'est ainsi que j'assiste a une premiere debacle, bien loin de me douter
alors que ce spectacle n'est que le prelude insignifiant d'un drame
epouvantable, dont nous allions voir les tableaux navrants se derouler
devant nous pendant quatre mois. Les boutiques se ferment, les habitants
rentrent, Chartres est un desert, mais derriere chaque porte, les coeurs
palpitent, les femmes tremblent, et sans defense, sans moyens de secours,
chacun attend avec anxiete.

Le jour est bientot a son declin; il est certain que les Prussiens
n'entreront ici que demain matin. Nous avons devant nous toute une nuit
pour nous evader. Malgre l'ordre du commandant, nous voulons au moins
sauver notre materiel, et nous courons la ville pour trouver une voiture
a notre usage et une charrette pour le ballon. Mais le probleme est bien
plus difficile a resoudre que nous ne pouvions le croire. Un premier
loueur nous repond avec beaucoup de flegme:

--Vous comprenez, messieurs, que ma voiture, escortee par un ballon,
pourra certainement quitter Chartres, mais je ne suis pas bien sur qu'elle
y rentre; je prefere la garder dans ma remise.

Le cocher qui entendait ces paroles ajoute avec vivacite:

--D'ailleurs ce n'est pas moi qui me chargerai de vous conduire, les
Prussiens entourent la ville, nous serons pris!

Malgre nos instances, le loueur de remises est inflexible comme le destin,
il nous abandonne a notre malheureux sort.

Nous finissons par rencontrer un voiturier intelligent et courageux qui se
charge de nous tirer d'affaire.

--J'ai un de mes amis, nous dit-il, qui arrive de Dreux, ou les Prussiens
ne sont plus. Je vous affirme que l'on peut passer sur la route de Dreux,
a moins que les uhlans n'y aient paru depuis deux heures; mais le gros
de l'armee ennemie est de l'autre cote de Chartres. Nous partirons a dix
heures du soir, sans lumiere, sans bruit, nous trouverons bien quelque bon
chemin. Je connais le pays.

A 10 heures, Chartres etait desert; si vous aviez passe pres de l'usine
a gaz a ce moment, vous auriez vu sur la route un petit omnibus a
quatre places, attele d'un bon cheval. Vous auriez apercu plus loin une
charrette, sur laquelle une dizaine d'hommes chargeaient un gros ballot
lourd et massif. C'etait notre ballon. Une nuit obscure vint nous donner
son aide. Nous filons au trot dans l'omnibus, un voiturier nous suit dans
la charrette chargee de l'aerostat. Nous avons donne nos instructions au
cocher.

--Si vous voyez des Prussiens, filez au grand galop; s'ils sont en petit
nombre et s'ils veulent vous arreter, nos revolvers feront leur service.
Nous sommes quatre avec l'aide-aeronaute, nous avons vingt-quatre balles a
notre disposition.

Nous quittons Chartres; nous sommes bientot arretes par un poste de gardes
nationaux; on nous demande nos papiers; on nous laisse passer. Nous
continuons notre route au milieu de l'obscurite, et, pendant une heure, le
silence de la nuit n'est trouble que par le roulement de nos voitures. La
fatigue nous fait fermer les yeux; nous commencons a nous endormir, quand
notre vehicule est arrete brusquement.

--Voila les Prussiens, s'ecrie d'une voix etranglee notre aide-aeronaute.

Je me reveille en sursaut et j'apercois une dizaine d'hommes couverts de
grands manteaux blancs. Ils ont saisi notre cheval par la bride!...

Ces Prussiens etaient simplement de braves mobiles normands, qui
nous prenaient eux-memes pour des ennemis, et se figuraient que nous
emportions, dans notre charrette les richesses de la ville de Chartres.

Nous rions bien de notre double meprise, et nous continuons gaiement notre
chemin. A une heure du matin, nous arrivons a Dreux, nous traversons la
ligne des avant-postes francais sans que le moindre "qui vive" retentisse.

--Voila, disons-nous, une ville bien gardee.

Nous arrivons, en effet, sur la place sans rencontrer un factionnaire. Un
corps de garde s'offre a notre vue. Nous y entrons. Je montre au chef de
poste nos papiers, les lettres de requisition s'adressant a l'autorite
militaire, je le prie de nous aider a trouver un asile. Les chevaux n'ont
pas mange, il leur faut une place dans une ecurie.

--Dreux est bien encombre, nous dit-on, et je ne sais si vous aurez de
bons lits, mais on vous donnera toujours bien un abri. Je vais vous mener
a l'_Hotel du Paradis_.

Nous frappons a la porte. Une vieille megere arrive de tres-mauvaise
humeur.--Madame, dit tres poliment l'officier qui nous sert de guide, ces
messieurs ont des lettres de recommandation du gouvernement, ils sont
charges d'une mission importante, ils sont fatigues et desirent une
chambre, une place a l'ecurie pour leurs chevaux.

La patronne replique tres-insolemment:--On ne vient pas chez les gens a
deux heures du matin. Je n'ai pas de place. Et puis je ne connais pas ces
hommes-la, dit-elle en nous montrant, je ne peux pas loger les premiers
venus.

L'amabilite de la patronne du _Paradis_ nous fait monter la moutarde au
nez. Nous ne repliquons rien; l'officier, comme nous, est furieux; nous
partons et nous revenons avec quatre hommes et un caporal. Nous frappons
une seconde fois a la porte de l'hotel, et toujours tres-poliment, nous
disons a la patronne:

--Ouvrez vos portes, nous allons fouiller votre maison. Nous allons voir
si la place manque.

La dame de l'_Hotel du Paradis_ est devenue muette sous l'effet d'une
exasperation rentree. Mais bientot sa langue a retrouve le mouvement.

--Monsieur, dit-elle a l'officier, c'est indigne; je prefererais recevoir
les Prussiens que tous les mobiles comme vous qui nous maltraitent. Vous
etes etranger a Dreux; si vous etiez de la garde nationale, les choses se
passeraient differemment.

--Vous traitez bien, madame, m'ecriai-je, un officier francais qui
vient ici defendre votre ville, votre maison; je vous felicite de votre
patriotisme.

Cependant, nous nous assurons que l'hotel est plein; mais il y a bel et
bien des places a l'ecurie, et nos chevaux y prennent le repos jusqu'au
lendemain, malgre les reclamations de la patronne.

Je n'ai cite cette histoire que pour montrer comment certains Francais
comprenaient la guerre; le fait malheureusement n'est pas isole, et ce
n'est pas sans raison que l'on a dit que bien des paysans, bien des
habitants de province, preferaient ouvrir leurs bras a l'ennemi qu'a ceux
qui combattent pour la patrie. Nos soldats ont parfois trouve un mauvais
accueil, bien des officiers me l'ont affirme; il aurait fallu, dans ces
cas-la, ne pas craindre de parler le revolver a la main; on n'aurait pas
du avoir de pitie pour les faux Francais qui, par un sentiment d'egoisme
ignoble, se refusaient d'apporter leur concours a l'oeuvre de la defense
nationale.

Revilliod, Mangin et moi, nous passons la nuit au poste.

Le lendemain, nous faisons une visite au sous-prefet de Dreux. Il apprend
avec desespoir que Chartres n'a pas resiste.

--Que voulez-vous que je fasse; je n'ai que 8,000 mobiles a Dreux?
Chartres avait 12,000 soldats!

--Mais n'y a-t-il pas ici de l'artillerie, des canons? On le dit en ville.

--Chut! s'ecrie le sous-prefet en me parlant bas a l'oreille. Nous avons
deux canons, mais il n'y a de munitions que pour les charger sept fois
chacun!

Deux jours apres, nous etions revenus a Tours. Je retrouve mon frere qui a
lui-meme retrouve son ballon. Chartres a ete occupe le lendemain de notre
depart.--C'est au Mans que vont maintenant commencer nos tentatives.
Revilliod et Mangin seront des notres; il y aura ainsi deux ballons prets
a partir ensemble quand le vent sera favorable.

_22 octobre_.--Nous sommes au Mans dans la nuit, le ballon est debarque a
la gare.

--Surveillez-le bien, dis-je au sous-chef de gare. Nous viendrons le
prendre demain matin de bien bonne heure.

A 6 heures du matin nous demandons le ballon.--Pas de ballon. Un employe
maladroit l'a expedie a Tours croyant qu'il venait directement de Paris.
Me voila force d'aller a Tours avec Revilliod. Je commence a avoir une
veritable indigestion des chemins de fer surcharges de trains qui font des
courses de lenteur. Il a fallu 40 heures pour aller a Lyon. Nous mettrons
cette fois 6 heures pour nous rendre a Tours. Chaque gare est encombree de
troupes, de francs-tireurs; c'est un remue-menage inoui; a chaque station,
on ajoute des wagons, et on attend une heure. Revilliod reprend son ballon
le _George Sand_ qu'il reporte au Mans.

_23 octobre_.--Nous rejoignons notre collegue aujourd'hui avec le
_Jean-Bart_. Nous voila dans le departement de la Sarthe, qui est aussi,
comme nous l'avons appris, la patrie de Coutelle, le celebre aerostier de
Fleurus. A une station, nous nous sommes croises avec les voyageurs
d'un nouveau ballon descendu recemment. L'un d'eux est un de mes amis
d'enfance, Gaston Prunieres, que je n'avais pas vu depuis 12 ans! Il m'a
montre le _Journal Officiel_ de Paris, ou est inseree une depeche que
nous avons envoyee par pigeons, prevenant les Parisiens de donner aide
et protection aux ballons qu'ils pourront apercevoir au-dessus de leurs
tetes.

Le lendemain de notre arrivee au Mans, nous rendons visite au prefet, M.
Georges Lechevalier, qui est un ancien camarade de college de mon frere;
il nous accueille de la facon la plus obligeante, et nous prete le plus
utile concours. Une fois nos dispositions prises pour le gonflement, il
faut bon gre mal gre patienter, car le vent est defavorable: il souffle du
nord, et il n'y a guere de chance de le voir tourner rapidement vers le
sud-ouest. Je ferai remarquer ici que le projet adopte a l'origine n'a
pas ete realise. Pendant notre sejour au Mans, le vent ne nous a pas
favorises. Mais il aurait du y avoir un ballon a Amiens, a Rouen, et, a
cette epoque, ceux-la auraient pu plusieurs fois tenter le voyage dans
d'excellentes circonstances.

Le dimanche 30 octobre, l'aerostat est gonfle sur les bords de la Sarthe.
On execute plusieurs ascensions captives pour sonder l'air. Nous enlevons
dans la nacelle quelques officiers, bien loin de soupconner alors que
plus tard nous devions nous retrouver a la meme place, comme aerostiers
militaires, sous les ordres du general Chanzy. Le temps est calme et le
ballon plane immobile au-dessus de la Sarthe, ou il se reflete comme dans
un miroir. Une foule considerable assiste a nos ascensions captives et
attend avec impatience le moment du depart. Mais le vent est toujours
impitoyablement tourne au nord et au nord-ouest.

L'aerostat est confie a la garde d'un poste de zouaves pontificaux; ces
braves soldats viennent d'arriver de Rome avec Charette.

Les journees se passent et le bon vent n'arrive pas. Toujours vent
nord-ouest. M. Marie Davy nous telegraphie que les circonstances
atmospheriques ne changeront probablement pas avant longtemps. "Ah! si
nous etions a Rouen, nous pourrions partir et les courants aeriens nous
entraineraient doucement sur Paris." En faisant cette reflexion, il me
prend l'idee d'imiter Mahomet qui marche vers la montagne. Le vent ne veut
pas venir nous trouver. Allons le chercher.

Revilliod et Mangin restent au Mans avec un ballon; et nous voila partis,
avec l'aerostat le _Jean-Bart_, qu'il faut trainer peniblement, de gare
en gare, car le chemin de fer fonctionne difficilement. Le train s'arrete
toutes les dix minutes, et passant par des voies detournees, il met
vingt-quatre heures pour gagner le chef-lieu de la Seine-Inferieure.


IV


Premiere tentative de retour a Paris par ballon.--Preparatifs du
voyage.--Le bon vent.--L'ascension.--Le bon chemin.--Le brouillard.-Le
dejeuner en ballon.--Le vent a tourne.--En ballon captif.

Du 1er au 8 novembre 1870.

Nous arrivons a Rouen, mon frere et moi, le 2 novembre, avec le ballon "le
_Jean-Bart_." Le prefet a ete prevenu de nos projets; il a eu l'obligeance
de faire mettre a notre disposition un grand local ou l'aerostat
pourra etre ventile et vernis a neuf. C'est la grande salle de bal du
Chateau-Baubet, le Casino de l'endroit, qui se transforme ainsi en atelier
aerostatique. L'inspecteur du telegraphe envoie ses facteurs qui nous
aident avec beaucoup de zele dans l'operation de vernissage, vilaine
besogne qui consiste a enduire l'aerostat d'huile de lin cuite sur toute
sa surface. Le ballon ventile est gonfle a l'air, on penetre dans son
interieur, afin d'examiner, par transparence, l'etoffe dans toute son
etendue.

Chaque fois qu'un petit trou se montre, il est bouche avec une piece: la
plus petite piqure est cachee sous une feuille de baudruche. C'est mon
frere qui s'occupe surtout de cette besogne avec un soin scrupuleux;
il fallait la guerre pour transformer ainsi un architecte de talent en
reparateur de ballons.

Mais nous sommes seuls; c'est nous qui conduirons notre aerostat: s'il
fuit, s'il est en mauvais etat, qui donc, si ce n'est nous, en subira la
consequence? Le voyage sera peut-etre long, perilleux; ayons au moins
un bon aerostat, bien repare, bien impermeable. S'il arrive un malheur,
n'ayons aucun reproche a nous faire!

Pendant quelques jours, le vent n'est pas favorable; il souffle plein nord
et nord-est. La patience est devenue de notre part, une ferme resolution.
L'accueil que nous recevons a Rouen est si affable, si gracieux, que le
temps se passe assez vite, malgre les nouvelles de la guerre, toujours
desastreuses, qui accablent le pays. Nous avons appris au Mans l'infame
trahison de Bazaine, qui a souleve dans toute la foule un cri d'horreur
et de degout[4]. Voila que Dijon vient de succomber sous les coups d'une
armee de 10,000 Badois. Quand s'arretera donc la serie des malheurs qui
frappent la France sans treve, sans pitie? Parfois le decouragement
trouble notre esprit, mais ce n'est qu'une impression fugitive; non, la
France ne peut pas tomber, Paris resiste, et l'ennemi sera ecrase sous ses
murs. Voila ce que nous disions tous au mois de novembre. Voila ce que
l'on repetait alors dans toute la France!

[Note 4: Ce chapitre a ete ecrit quelques jours apres la proclamation
de M. Gambetta qui qualifiait lui-meme de _trahison_ la conduite du
marechal Bazaine. Sans doute aujourd'hui nous ne serions plus si
affirmatif, nous disant que l'histoire seule sera le grand juge.--Mais
nous ne voulons pas denaturer notre recit, ici comme ailleurs, en lui
otant le caractere de l'impression premiere,]

_6 novembre_.--Le vent a passe momentanement au nord-est. D'apres les avis
de l'Observatoire, il faut ouvrir l'oeil, le vent nord-ouest favorable
pourrait bien regner d'une facon durable, d'un moment a l'autre.

Pour etre prets a toute heure du jour et de la nuit, nous prenons la
resolution de gonfler le _Jean-Bart_, afin qu'il puisse partir subitement
a l'instant voulu. Une foule considerable assiste au gonflement qui
s'opere dans d'excellentes conditions pres de l'usine a gaz. Voila les
lettres pour Paris qui recommencent a surgir de toutes parts. On nous suit
dans la rue, on nous supplie de prendre encore une lettre bien legere. A
l'hotel, en rentrant, il y a toujours a notre adresse tout un paquet de
petites lettres, qui, quoique bien legeres, finissent par faire un ballot
tres-lourd. Nous prenons des deux mains, bien heureux de faire des
heureux, mais ayant toujours soin d'ajouter: "Votre lettre suivra notre
destinee, il n'y a pas de garantie pour le succes. Nous essayons, voila
tout!" Le directeur du bureau de la poste ajoute a ces paquets quatre sacs
de lettres pesant 250 kilogrammes, ce qui met entre nos mains une centaine
de mille lettres venant des quatre coins de France. Ah! si nous
pouvions les apporter a Paris. Que de benedictions, que de marques de
reconnaissance nous seraient donnees! Comment songer sans emotion a cette
belle perspective!

L'operation du gonflement est assez longue, car nos hommes d'equipe
improvises n'ont jamais touche un ballon. Il faut tout surveiller de pres.
J'ai ete oblige de preparer le _cataplasme_ aerostatique, forme de suif
fondu et de farine de lin, et destine a boucher les joints de la soupape;
en ma qualite de chimiste, j'ai parfaitement reussi cette petite cuisine.
Nous descendons nous-memes les sacs de lest autour du filet; le ballon est
couvert d'huile, et nos vetements ne tardent pas a etre aussi luisants que
notre aerostat. Il n'est decidement pas agreable de seller soi-meme le
cheval qu'on doit monter, et surtout de cirer ses harnais!

Mon frere montre le ballon a un inventeur avec lequel nous avons dine la
veille, a l'_Hotel d'Angleterre_. Il nous expliquait son systeme avec un
enthousiasme fougueux.--"Je veux reunir, disait-il, un grand nombre de
ballons, dans une charpente legere ayant forme de navire; mon appareil,
muni de mats, de voilures, pourra louvoyer dans les airs!" En face de
nous, un Anglais souriait. J'ai su depuis que c'etait un des plus celebres
ingenieurs de la Grande-Bretagne.

En voyant le _Jean-Bart_, la tenuite de l'etoffe aerostatique, en
s'apercevant que l'appareil oscille si facilement sous le moindre souffle
de l'air, l'inventeur a enfin ouvert les yeux. Il est gueri de sa folie!
Je ne m'attendais pas a voir mon frere faire une cure aussi merveilleuse!

A cinq heures, le _Jean-Bart_ est gonfle.

J'observe attentivement les nuages, leur direction, ma boussole et
ma carte a la main. Connaissant l'angle de Rouen avec le meridien
astronomique, et la declinaison, je puis tracer sur le sol une ligne
qui s'etend vers le centre de Paris. Nous partirons quand les nuages se
dirigeront suivant cette ligne, quand nos petits ballons d'essai prendront
bien cette direction. Les conditions atmospheriques ne permettent pas
encore de lancer le ballon dans l'espace. Attendons le nord-ouest;
beaucoup d'habitants de Rouen regardent comme nous le ciel, les
girouettes, et se demandent: "Quand le vend nord-ouest soufflera-t-il?"

Les nouvelles que l'on apprend le soir au bureau du telegraphe ne sont
pas tres rassurantes. Les Prussiens sont a sept lieues de Rouen. Si notre
depart est ajourne, il serait bien possible que les aeronautes soient
deloges de Rouen, comme ils l'ont ete de Chartres. Pendant la nuit, nous
faisons, mon frere et moi, une serie de reflexions tantot agreables,
tantot peu rassurantes. Mais notre imagination ouvre Paris a nos yeux. La
possibilite du succes fait oublier celle d'un echec. On a fait courir le
bruit que les Prussiens condamnaient a mort les aeronautes qu'ils avaient
pris, et, dans nos reves, nous nous voyons parfois fusilles comme des
espions! Mais qu'est-ce que la vie a de tels moments? Ne les compte-t-on
pas par milliers, les heros qui meurent sur le champ de bataille? Ne
saurons-nous pas, s'il le faut, nous aventurer aussi bien dans la nacelle
d'un ballon que pres de l'affut d'un canon.

Le lendemain, 7 novembre, nous gommes reveilles en sursaut. C'est un
ancien marin qui a surveille le gonflement et qui entre precipitamment
dans notre chambre.

--Messieurs, dit-il tout emu, je crois que le vent souffle vers Paris;
voyez donc si je ne me trompe pas!

D'un bond je me precipite sur le balcon de l'hotel ou nous logeons. Les
nuages se refletent dans la Seine qui s'etend sous mes yeux; ils se
dirigent bien, en effet, vers le sud-est, mais il est de toute necessite
de confirmer cette observation en lancant des ballons d'essai.

Nous courons a l'usine a gaz. Un petit ballon de caoutchouc est gonfle,
lance dans l'espace, le vent de terre le jette d'abord au-dessus de nos
tetes, mais le courant superieur lui fait decrire dans le ciel une ligne
parallele a celle que j'ai tracee sur le sol et qui donne la route de
Paris! Nos coeurs bondissent de joie, d'emotion, d'esperance.

L'inspecteur du telegraphe est prevenu a la hate, il annonce a Tours notre
depart; une heure apres on remet entre nos mains la derniere instruction
du gouvernement[5].

[Note 5: Voici la depeche qui nous a ete remise au moment du depart:
"Extreme urgence, Rouen de Tours--Directeur general a inspecteur
Rouen--Dites a Tissandier de partir et de dire a Paris, a nos amis, que
nous sommes prets a mourir tous pour sauver l'honneur du pays."]

Le directeur de la poste ne tarde pas a accourir avec un nouveau sac de
lettres importantes. Nous rentrons precipitamment a l'hotel prendre nos
paquets; notre voiture est suivie dans la rue par une foule considerable,
et grand nombre de Rouennais nous mettent dans la main leurs dernieres
lettres pour Paris.

A onze heures, mon frere et moi nous montons dans la nacelle. Le vent n'a
pas varie depuis le matin. Nos sacs de depeches sont attaches au bordage
exterieur. Notre malle, nos couvertures pendent au cercle du ballon. Une
foule si compacte entoure l'aerostat que nous procedons avec peine a
l'equilibrage. On jette a meme dans la nacelle les dernieres lettres. Une
vieille devote remet a mon frere une medaille benite et une priere qui,
dit-elle, nous porteront bonheur.

Un monsieur tres-bien mis me donne un papier plie que j'ouvre. C'est le
prospectus d'une maison d'habillement, d'un BON DIABLE rouennais. Cette
plaisanterie de mauvais gout me fait facher tout rouge, et met fin a la
pluie de missives. On fait reculer la foule. Les mains qui retiennent
la nacelle se soulevent sous nos ordres, le ballon bientot s'eleve avec
majeste au milieu des cris d'enthousiasme de toute la foule.

Le public suit de terre notre direction et trois quarts d'heure apres
l'ascension, le gouvernement recevait a Tours le telegramme suivant qu'il
publiait le lendemain dans son _Journal officiel_:

Rouen, 7 novembre, midi.

"Inspecteur Rouen a directeur general Telegraphes a Tours. Le ballon le
_Jean-Bart_ monte par MM. Tissandier freres est parti a 11 heures et demie
se dirigeant sur Paris, au milieu des acclamations.

"Vent favorable. Temps brumeux, ils font bonne route. Ces messieurs
emportent lettres, paquets et depeches."

Le ballon le _Jean-Bart_, en quittant terre, passe au-dessus des
gazometres de l'usine; il bondit mollement au-dessus des nuages, en
tracant dans l'espace une courbe gracieuse; puis il s'arrete un instant,
immobile, hesitant comme l'oiseau qui cherche sa route. Il tourne sur
son axe, oscille lentement et s'abandonne enfin au courant aerien qui
l'entraine.

Nous sommes a 1,200 metres d'altitude: la ville de Rouen est vraiment
admirable, vue du haut de notre observatoire flottant. A nos pieds, l'ile
Lacroix d'ou nous venons de quitter terre, se baigne dans l'onde azuree de
la Seine. Plus loin, le fleuve traverse la ville, comme un ruban jete au
hasard au milieu des maisonnettes d'une boite de jouets de Nuremberg. Un
soleil d'automne colore de tons vigoureux ce delicieux tableau qu'encadre
un cercle de brume; l'air est semi-transparent, mais le coloris de la
scene terrestre, pour etre moins vif, moins eclatant qu'au milieu de
l'ete, n'en est pas moins pur et moins beau.

La plaine ou le ballon s'est gonfle tout a l'heure est litteralement
cachee sous les tetes humaines, qui toutes sont dirigees vers nous! Les
hommes levent les bras vers le ciel, les femmes agitent leurs mouchoirs.
Les voeux de tous nous accompagnent! Comment ne pas etre profondement emu
de ces marques de sympathie qui sont envoyees de si loin!

Cependant le _Jean-Bart_ domine bientot le sommet d'une falaise dont le
pied est arrose par les eaux de la Seine. Au meme moment, mon frere fait
une observation qui devient une revelation sans prix! Le ballon plane
juste au-dessus de la chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours, qui, droite
comme un I, est perchee sur le rocher..., et cette chapelle,--nous l'avons
remarque a terre,--est precisement situee sur la ligne qui conduit de
Rouen au centre de Paris!

Mon emotion est si vive, ma joie si grande, que j'en ai la respiration
momentanement arretee. Quant a mon frere, il regarde, ebahi comme moi, le
clocher dont la pointe aigue apparait, comme le merveilleux jalon place
sur le bord de la route. Tous deux immobiles, silencieux, suspendus dans
l'immensite celeste, nous avons la meme pensee; la meme esperance fait
battre nos coeurs! Notre imagination nous ouvre, dans le lointain,
l'imposant tableau de la capitale assiegee; elle fait tomber a nos yeux la
muraille de brume, immense toile de fond qui nous cache l'horizon.

Derriere ce rideau de vapeurs se dressent l'enceinte des forts herisses
de canons, la ligne des bastions de Paris couverte de combattants; c'est
comme une apparition feerique qui surgirait au milieu des nuages....
La-bas sont nos amis, nos freres, prets a mourir pour la patrie; ils nous
apercoivent dans le ciel; ils tendent les bras avec attendrissement vers
la nacelle aerienne qui leur apporte la consolation avec l'esperance,
comme la colombe au rameau beni!

         *       *       *       *       *

Il est midi. Le soleil est au zenith. Il y a bientot une heure que le
_Jean-Bart_ plane au-dessus des nuages, nous n'avons pas encore perdu de
vue la ville de Rouen. Nous marchons dans le bon chemin, mais avec une
lenteur desesperante! Le ciel au lieu de s'eclaircir se couvre partout
d'une brume epaisse qui parait s'abaisser lentement vers la terre, comme
un immense couvercle de vapeurs. Mon frere observe attentivement la carte
et la boussole pour trouver notre route au milieu des detours de la Seine.

Je ne quitte pas de vue mon barometre, dont l'aiguille tourne rapidement
autour de son cadran. La descente est rapide, le _Jean-Bart_, au milieu
de la brume, s'est couvert d'humidite qui charge ses epaules. Je vide
par dessus bord un demi-sac de lest, nous remontons bientot a deux mille
metres de haut.

Le ballon est plonge au milieu d'un brouillard fonce, si epais qu'il
disparait a nos yeux. Il ne faut pas songer non plus a distinguer la terre
noyee sous une brume epaisse; impossible de suivre de l'oeil les contours
de la Seine, precieux points de repere echelonnes sur notre route. Nous
laissons l'aerostat descendre bientot pour chercher a revoir le sol; mais
le brouillard est compacte dans toute l'epaisseur de l'atmosphere.

--Il faut, dis-je a mon frere, attendre patiemment. Dans une heure, nous
nous rapprocherons de terre pour reconnaitre le pays.

Le lest est seme sur notre route pour maintenir le ballon a une altitude
de 1,800 metres. Ce n'est plus dans l'air que nous nous trouvons, c'est au
milieu d'une veritable etuve de vapeur. Il n'y a plus rien a voir, rien a
faire qu'a attendre ... et a esperer. Car notre marche initiale a ete si
favorable, que nous ne doutons pas encore du succes. Nous causons de
nos projets, nous nous repetons ce que nous ferons a Paris, ce que nous
dirons; nous allons meme jusqu'a penser a un nouveau depart aerien de la
gare du Nord ou de la gare d'Orleans. Et cependant nous connaissons la
_peau de l'ours_ de la fable! Mais on oublie trop souvent dans la vie le
bonhomme La Fontaine.

Le ballon est equilibre a 2,300 metres d'altitude. Nous reparons le
desordre de notre nacelle, le guide-rope est largue, les sacs de depeches
et les sacs de lest sont soigneusement ranges, l'appetit ne nous fait pas
defaut malgre nos emotions: le dejeuner nous attend. Un morceau de poulet
et un bon verre d'un vin de Sauterne qui nous a ete donne par un ami,
voila notre repas. Le couvert est simple, il se compose d'un journal
etale sur nos genoux, ou le repas est servi. Nous mangeons, ma foi,
tres-gaiement, oubliant notre navigation dans les hautes regions de
l'atmosphere!

Quelle sensation bizarre et charmante tout a la fois, que celle de
planer dans les airs, au milieu d'un brouillard epais! La nacelle parait
immobile, et quand on ne remue pas soi-meme, pas la moindre trepidation ne
vous derange. C'est le sentiment du calme absolu, inconnu sur la terre,
meme dans le desert, ou le vent frole le sable et produit un bruissement
monotone.

Ici le silence complet regne dans ces regions aeriennes, pas un etre
vivant ne trouble la serenite de ces plaines vaporeuses que l'on sillonne,
mollement berce par l'air.

Que ne pouvons-nous fixer la notre demeure, oubliant les miseres
terrestres, la guerre et ses calamites, nous moquant des tyrans qui sement
sous leurs pas l'incendie, le meurtre et le pillage!

Je regarde ma montre, et je m'apercois que le temps s'est ecoule vite;
il est bientot deux heures. Il y a une heure que nous voguons dans le
brouillard, dans une veritable etuve!

Se trouver pendant cinquante ou soixante minutes dans un bain de vapeur
epais et compact, n'offre rien de bien emouvant. Si l'on a entre les mains
un barometre qui vous rappelle que dans votre bain de vapeur vous etes
a plus de 2,000 metres au-dessus de la terre, si l'on se souvient qu'un
ballon presque cache dans la brume est suspendu au-dessus de votre tete,
on n'a certes pas encore lieu d'etre inquiet, quand on a quelque peu
l'habitude des voyages aeriens.

Mais ou l'impression peut changer, c'est quand on vient a se rappeler que
l'on a quitte une ville, ou les Prussiens allaient bientot entrer; c'est
quand on se demande si dans le fond de son bain de vapeur on ne trouvera
pas des fusils ennemis, l'emprisonnement et peut-etre l'horrible mort
d'un espion! Si ce n'est la crainte qui vous agite, c'est au moins une
curiosite bien legitime qui vous pousse a jeter les yeux sur le plancher
du commun des mortels.

Aussi, quand, apres trois heures de voyage, le _Jean-Bart_ descendit vers
la terre qu'il avait completement abandonnee pendant une grande heure, le
lecteur ne s'etonnera pas quand il apprendra que les deux voyageurs dont
il suit les peripeties se sont dit mutuellement:

--Si nous laissions revenir l'aerostat en vue de terre? Nous ne serions
pas faches de voir ou nous sommes.

Notre ballon descend lentement dans l'atmosphere, il traverse le manteau
de brouillard qui s'etend sur la campagne; nous apercevons la terre. Une
inspection rapide nous fait connaitre sur les replis de la Seine les
hauteurs des Andelys. Le _Jean-Bart_ a plane sans presque avancer; il n'a
guere marche plus vite qu'une mauvaise charrette. Mais la lenteur de notre
course n'est pas notre seule remarque; le vent a change de direction, car
nous avons laisse la Seine deja bien loin sur la gauche, et c'est toujours
a notre droite que nous aurions du l'apercevoir, si nous avions continue
a nous diriger vers Paris. C'est ainsi que tout a coup, nos beaux reves
s'envolent en fumee! Qui peut, helas! compter sur les courants de l'air
mobiles et changeants: bien fol est qui s'y fie!

--A quoi bon continuer le voyage? disons-nous; en passant la nuit en
ballon, nous serons jetes vers le sud, sur Orleans peut-etre! La n'est pas
notre but. Revenons a terre, peut-etre un second essai sera-t-il couronne
par le succes. Ce n'est que partie remise.

Un coup de soupape nous jette a cent metres au-dessus des champs; notre
guide-rope toucha terre; une foule de paysans accourent de toutes parts.
Le vent est si faible, l'air est si calme qu'ils rattrapent la nacelle en
courant. Les voila qui touchent notre cable trainant.

--Tirez la corde! Leur crions-nous.

Une centaine de bras vigoureux font descendre le _Jean-Bart_ lentement,
sans secousse, sans que nous ayons eu la peine de jeter notre ancre.
Jamais meilleure descente n'est venue seconder nos efforts; mais combien
n'aurions-nous pas prefere un trainage, au milieu de la tempete, pourvu
qu'il ait eu lieu sous les murs de Paris.

Des centaines de spectateurs nous entourent, une nuee de mobiles arrive,
car la nacelle a touche terre au milieu des avant-postes francais. A
quelques milliers de metres plus loin nous tombions chez les Prussiens!
Nous demandons ou nous sommes.

--A Pose, nous dit-on.

--Y a-t-il pres d'ici une usine a gaz ou notre aerostat qui a perdu du gaz
dans le trajet, puisse s'arrondir?

Un chef d'usine des environs, M.L...., met gracieusement a notre
disposition sa maison pour nous recevoir, son gazometre pour nous fournir
une centaine de metres cubes de gaz.--Mais pour aller jusque chez lui, il
faut traverser une ligne de chemin de fer, un fil telegraphique et passer
la Seine! C'est bien difficile de faire arriver jusque-la un ballon
captif. Toutefois nous voulons essayer quand meme.

Je harangue la foule et lui demande son aide. Mille hourrahs repondent a
ma proposition. Je descends de la nacelle une corde de 50 metres,
pendant que mon frere en attache une autre au cercle. Nous attelons une
cinquantaine d'hommes a chaque cable et le ballon captif s'eleve a trente
metres de haut. Apres nous etre renseignes sur l'itineraire a suivre, on
nous traine dans la nacelle jusqu'au petit village de Pose, ou le maire
recoit les voyageurs tombes des nues.--Nous voici arrives sur les rives
de la Seine, ou de vieux bateliers se concertent pour le passage de
l'aerostat sur l'autre rive. Le temps est calme, et malgre la largeur du
fleuve, le ballon est attache par deux cordes a un bachot solide, ou huit
rameurs prennent place. Ils se lancent au large; c'est merveille de nous
voir dans notre panier d'osier a 30 metres au-dessus du courant rapide,
remorques par les solides biceps de nos mariniers, qui font parvenir le
_Jean-Bart_ sur l'autre rive, apres un travail penible et plein de danger
pour eux. Car la moindre brise eut souleve le ballon et fuit chavirer
l'embarcation! Mais ces braves gens sont si heureux de venir en aide a des
aeronautes, qu'ils ne veulent pas connaitre d'obstacles!

Nous continuons notre route jusqu'a la voie du chemin de fer ou les fils
telegraphiques se dressent, comme ces dragons des _Mille et une Nuits_ qui
crient au voyageur temeraire: "Tu n'iras pas plus loin!" Comment en effet
faire passer un ballon captif retenu par des cables a travers des fils
tendus a quelques metres du sol?--Cet obstacle est surmonte. Suspendus
dans l'air a une vingtaine de metres, nous jetons au dela des fils une
corde que saisissent nos conducteurs, tandis que l'on abandonne le cable
qui est de l'autre cote des poteaux. Bientot une petite riviere arrete
encore notre marche, mais l'aerostat passe ce dernier Rubicon et arrive
enfin a Romilly-sur-Andelle. Notre ballon est attache a des masses de
fonte pesantes, nous le clouons au sol, ou des gardes nationaux le
surveillent. Il passe la nuit dans la prairie, tandis que nous jouissons
des douceurs de la plus charmante hospitalite que puissent recevoir des
voyageurs tombes du ciel.


V


Seconde tentative de retour a Paris.--Le coucher du soleil et le lever
de la lune.--La Seine et les forets.--Adieu Paris!--Descente dans le
fleuve.--Les paysans normands.

Du 8 au 20 novembre.

Le lendemain le _Jean-Bart_ a recu une petite ration de gaz qui lui
a donne des ailes. Mon frere et moi nous observons avec attention
l'atmosphere. Le vent de terre est du sud-est, mais nous croyons remarquer
que des nuages tres-eleves se dirigent dans la direction de Paris. Nous
sommes dans le feu de l'action, comme les soldats au milieu des fumees
de la poudre, nous voulons marcher en avant, decides a tenter un nouveau
voyage a de grandes hauteurs, sans nous soucier de la nuit qui tombe, ni
des Prussiens qui nous entourent.

Cette fois, ce n'est plus la meme confiance qui anime notre esprit, car le
courant inferieur est completement defavorable; mais il semble devoir
nous pousser sur Rouen, ou de toute facon il faut revenir. Dans le cas
d'insucces, ce trajet serait accepte comme un pis-aller favorable. Quant
au courant superieur, il est tres-eleve; comment se dissimuler les
difficultes a vaincre pour s'y maintenir, pendant un temps d'une longue
duree? Nous faisons la part du possible et du probable, comptant beaucoup
sur ce je ne sais quoi, qui parfois vous vient en aide. Partons toujours,
disons-nous, on avisera en l'air. _Audaces fortuna juvat!_ ce qui veut
dire, en style aerostatique, qu'il faut s'elever en ballon pour que le bon
vent vous favorise.

A quatre heures trente minutes, nous prenons les dispositions du depart.
Nos valises bouclees a la hate sont attachees au cercle du filet, un
dernier paquet de lettres qu'apporte le maire de Romilly est place dans
la nacelle. Nous montons dans notre esquif d'osier; il fait un temps
magnifique, de grands nuages blancs se bercent dans l'air, l'heure du
crepuscule va sonner, la nature est calme et majestueuse.

Le depart s'execute dans les meilleures conditions, en presence d'une
foule completement etrangere aux manoeuvres aerostatiques. Elle manifeste
son etonnement par le silence et l'immobilite. Tous les spectateurs
ont les yeux fixes sur l'aerostat; quand il quitte terre, les tetes se
dressent, les bras se levent, les bouches sont beantes.

Je ne me rappelle pas avoir jamais fait d'ascension dans des circonstances
si remarquables. Nous quittons lentement les prairies verdoyantes, les
lignes de peupliers qui les encadrent. Une legere vapeur, opaline,
diaphane, couvre ces richesses vegetales, avant que le manteau de la nuit
ne s'y etende. Une indicible fraicheur, odorante, penetrante, monte dans
l'air comme la plus suave emanation, elle nous enveloppe, jusqu'au moment
ou le _Jean-Bart_ s'enfonce dans la zone des nuages; jamais je n'avais
eprouve cette volupte secrete du voyage aerien, ce vertige merveilleux de
l'esprit qui s'abandonne a la nature.

On croirait en se separant du plancher terrestre, qu'on y laisse quelque
chose de soi-meme, la partie physique, materielle: ce qu'on emporte
avec soi, c'est l'ideal. Lisez Goethe: le poete decrit quelque part,
l'impression qu'eprouve l'ame lorsqu'elle se separe du corps au moment du
trepas; il y a dans cette description poetique, imagee, ecrite en un style
puissant, quelque chose qui rappelle cet abandon des choses terrestres,
dans la nacelle de l'aerostat!

Nous traversons comme la fleche le massif des nuages. Impression vraiment
curieuse. Pendant ce passage rapide, c'est une buee legere qui vous
entoure, une nebulosite semi-transparente. Puis au-dessus, c'est la
lumiere resplendissante, c'est le spectacle du soleil, qui lance ses
rayons ardents sur les montagnes de vapeurs, Alpes celestes aux mamelons
escarpes, arrondis. Sous les nuages, nous avons laisse la nature,
presque endormie, somnolente a l'heure du crepuscule. Au-dessus, nous la
retrouvons eveillee, pleine de vie, ivre de lumiere. Quels tons puissants
dans ces rayons qui s'echappent du soleil au declin, quand on les
contemple a la hauteur de trente pyramides! Quels reflets magiques
au milieu de ces vallees vaporeuses, aussi blanches que la neige des
montagnes, aussi etincelantes que des paillettes adamantines!

Dans un de nos precedents voyages, nous avons pu montrer un spectacle
analogue a un navigateur qui avait sonde tous les coins du globe; juche
dans la nacelle, il admirait, muet d'etonnement.

--J'ai vu, nous disait-il, le soleil se coucher au milieu des glaciers
polaires, se perdre dans la mer d'azur de la baie de San-Francisco, j'ai
vu les grandes scenes que la nature dessine au cap Horn, j'ai fait le tour
du monde, mais jamais pareille scene ne m'avait tant emu!

Qu'on ne nous accuse pas d'enthousiasme facile, ou d'exageration. Quand
la nature se mele de faire du beau dans ce monde aerien, elle enfante
d'incomparables merveilles. La haut, il y a toute une revelation de
couleurs et de lumieres, qui defieront a jamais le pinceau des Michel-Ange
futurs aussi bien que la plume des Goethe de l'avenir.

Peu a peu le soleil s'abaisse a l'horizon. Quand il va se noyer dans la
mer des nuages, il y jette ses derniers feux. L'immensite s'embrase, pour
s'eteindre tout a coup.

Ces rayons ardents nous evitent de jeter du lest; mon frere retrace sur
son album aerostatique, ce tableau celeste aussi fidelement que crayon
peut le faire. Quant a moi je surveille l'aiguille du barometre. Le soleil
nous aspire, nous appelle a lui, et de couches d'air en couches d'air,
nous atteignons l'altitude de 3,200 metres.

A 5 heures, l'obscurite est presque complete. Le froid ne tarde pas a
se faire sentir; aussi l'aerostat, plus impressionnable que l'organisme
humain, est brusquement saisi; son gaz se contracte, sa force
ascensionnelle diminue. Il descend avec une grande rapidite, revient en
vue de terre, ou le vent le jette sur la Seine, qu'il traverse lentement a
500 metres de haut. Bientot nous planons au-dessus d'une campagne couverte
d'arbres, comprise entre deux bras du fleuve. C'est la foret de Rouvray,
qui s'etend a nos pieds comme un immense tapis de verdure.

Le vent parait avoir change de direction, il nous dirige vers l'Ocean. Ce
n'est pas encore dans l'enceinte des forts de Paris que nous toucherons
terre! Ayons le courage de faire contre fortune bon coeur, abandonnons nos
belles esperances, comptant bien les retrouver plus tard.

Nous descendons si pres de terre que nos guide-ropes, longs de 200 metres,
touchent le sommet des arbres et impriment de violentes secousses a notre
nacelle. Nous entendons distinctement le frolement des cordes contre les
feuilles. Elles glissent dans les branches en imitant le murmure d'un
ruisseau qui coule sur un lit de cailloux. Quelquefois un bruit sec se
fait entendre; il est suivi d'un brusque soubresaut de l'aerostat; c'est
un de nos cables qui s'est enroule autour d'une branche qu'il a brisee
comme un fetu de paille.

L'aspect de la foret est celui d'un immense lit de mousse, car vus d'en
haut, les arbres perdent leur grandeur, on n'en apercoit que les cimes.
On serait presque tente de sauter a pied joint sur ce duvet qui repose la
vue. Au milieu des bois quelques lueurs paraissent comme des etoiles qui
brilleraient en un ciel sombre. Ce sont des paysans qui allument la lampe
dans leur chaumiere. Se doutent-ils qu'un regard leur est lance du ciel?

Nous ne voulons pas descendre au milieu de la foret, dans la crainte de
mettre en pieces le _Jean-Bart_. Quelques poignees de lest nous font
remonter a un demi kilometre dans l'air; mais voila qu'une circonstance
inattendue va prolonger malgre nous notre voyage, en nous entrainant
encore une fois dans les regions superieures.

La lune vient de se lever au milieu de l'atmosphere. Elle dissipe les
vapeurs suspendues dans l'air; enleve-t-elle aussi l'humidite fixee
aux cordages, a l'etoffe du _Jean-Bart_? Nous le supposons, car nous
remontons, lentement il est vrai, mais sans jeter la moindre parcelle de
lest, a une hauteur de 2,400 metres.

La scene qui s'offre a nos regards pour avoir change d'aspect n'en est
pas moins belle, moins saisissante. L'astre des nuits trone sous un dais
d'argent, forme par une voute de nuages etincelants. Jusqu'a perte de vue,
ses rayons caressent la surface des vapeurs atmospheriques, les decoupent
comme en ecailles irisees, et s'y refletent sur le fond obscur des regions
inferieures. Il fait ici un froid penetrant, intense, nous nous couvrons
de nos fourrures, mais nos pieds et nos mains sont litteralement geles.
L'action de l'abaissement de temperature se fait sentir d'autant plus
qu'il y a plus longtemps que nous sommes immobiles, nous finissons par
subir les epreuves d'un reel malaise. La lueur indecise de la lune lance
sur notre aerostat de faibles rayons qui ne suffisent plus a eclairer
notre barometre. Nous distinguons a peine son aiguille d'acier.
Navigateurs sans boussole, nous errons au hasard dans l'immensite de
l'atmosphere.

A 9 heures, nous sommes revenus eu vue de terre; c'est encore un bras de
la Seine qui se deroule sous nos yeux, comme un serpent d'argent. A 400
metres de haut, nous planons au-dessus du fleuve ou l'ombre du ballon
se decoupe en une grande tache noire. Sur l'autre rive, nous apercevons
encore un immense bouquet d'arbres, serres et touffus, ou pas une
clairiere ne se presente pour faciliter notre descente. C'est la foret de
Roumare.

La nuit est venue, il faut absolument songer a la descente; mais ou
trouverons-nous une plaine hospitaliere pour jeter notre ancre? Voila la
Seine qui plus loin, revient sur ses pas, et, au dela, a perte de vue, une
foret plus vaste encore que les precedentes, semble nous defier de ses
cimes touffues et compactes. C'est la foret de Mauny.--Quelle luxuriante
campagne nous traversons du haut des airs, ou l'eau et la vegetation se
disputent la nature! quel pays riche et verdoyant! Mais quelle deplorable
contree pour le navigateur aerien, qui ne rencontre sous sa nacelle que
recifs, ecueils qui le menacent du naufrage!

Semant du lest sur notre route, nous maintenons le _Jean-Bart_ a 300
metres de haut. Nous epions une plaine, mais il n'y a sous nos pieds qu'un
amoncellement d'arbres repandus a profusion sur toute la campagne. Le vent
est calme, nous sillonnons l'espace avec une extreme lenteur.

A 9 heures 30, nous sommes en vue d'un nouveau bras de Seine que le ballon
va traverser encore. L'esperance nous fait croire que sur l'autre versant,
une terre propice a la descente viendra preter son aide aux aeronautes.
Nous tombons de Charybde en Scylla.

Le _Jean-Bart_ s'avance en droite ligne vers le milieu de la foret de
Bretonne, qui s'etend jusqu'a la mer, ou le vent nous dirige, et par
surcroit de malheur, les rives de la Seine sont herissees de hautes
falaises qui nous menacent. Traverser successivement quatre bras de Seine,
et trois forets, sans apercevoir un espace vide, c'est comme une fatalite
qui nous poursuit. Il n'y a peut-etre pas d'autres points du globe ou
pareil voyage pourrait se faire. Nous sommes a 100 metres de haut, le
ballon peut etre brise contre les rochers, s'il ne gravit pas les hautes
plages aeriennes. Mais s'il remonte, le vent le lancera sur la foret de
Bretonne, et le poussera jusqu'a la mer ou nous courrons grande chance
de nous perdre. Tout en faisant ces observations peu rassurantes, le
_Jean-Bart_ arrive au-dessus de la Seine, en vue de Jumiege. En cet
endroit le fleuve est d'une grande largeur, il s'etend comme un lac
immense dont les rayons lunaires font le plus admirable miroir. Le moment
de l'hesitation est passe, il faut prendre une resolution subite et
decisive. Le vent va nous lancer sur la rive opposee, contre une falaise
enorme; en un instant nous nous pendons a la corde de la soupape, elle
s'ouvre beante, fait entendre une musique etrange: c'est le gaz qui
s'echappe. Nous rendons la main, les clapets se ferment, avec un bruit
sonore qu'amplifie la rotondite de la sphere d'etoffe. Nous piquons une
tete dans la Seine, mais en aeronautes experts, nous avons calcule notre
chute. Nos cordes tombent dans l'eau, y glissent, et notre nacelle
s'arrete a 45 metres au-dessus du fleuve. Sachant imiter le mouvement de
l'oiseau qui se laisse tomber de haut, pour effleurer la surface liquide,
le _Jean-Bart_ a evite la noyade.

La falaise est un ecran immense qui intercepte le vent, et l'air est si
calme au-dessus de la Seine, que notre ballon reste completement immobile
a quelques metres au-dessus du fleuve. Le courant frappe les cordes
trainantes, y clapote avec un leger bruissement; la lune eclaire le
globe aerien, qui, au milieu de ce tableau nocturne, offre un aspect
merveilleux.

Nous entendons bientot des clameurs sur le rivage. Une foule de mariniers
sont venus, a l'approche de l'aerostat tombe des nues. Parmi les cris de
tous, on distingue quelques voix feminines qui se detachent de ce concert
humain, comme les flutes aigues d'un orchestre.

--Si ce sont des Prussiens, dit l'une d'elles, nous allons les tenir, ils
ne nous echapperont pas!

--Tirez les cordes, repondons-nous en criant de toute la force de nos
poumons. Amenez-les sur le rivage.

Sur ces entrefaites une barque montee par quatre ou cinq hommes vient de
paraitre a la surface de l'eau. L'un d'eux nous crie qu'il arrive a notre
aide.

Bientot en effet les rameurs nous ont rejoints au milieu du fleuve, ils
saisissent un de nos cables qu'ils amenent peniblement au rivage. On a
toutes les peines du monde a se faire entendre au milieu des clameurs.

--Silence, silence, crions-nous avec le ton des huissiers a la Chambre,
ecoutez-nous!...

Le bruit se calme en effet, et sur nos ordres, les mariniers que l'on
distingue difficilement au milieu de la nuit, tirent notre corde, mais ils
s'y pendent tous avec un enthousiasme qu'il est impossible de moderer.
Ils s'y cramponnent si brusquement dans leur ardeur, qu'ils impriment au
_Jean-Bart_ de terribles secousses. Nos protestations sont vaines. Il faut
nous contraindre a etre secoues dans la nacelle comme des feuilles de
salade qu'on egoutte dans un panier.

En quelques minutes la nacelle a quitte la Seine, nous sommes suspendus
au-dessus des peupliers qui bordent le chemin de halage. Nous disons aux
mariniers de conduire le ballon dans un espace libre d'arbres. Ils se
mettent tous en marche aux cris du "_oh hisse!_" familier aux bateliers.
Notre ancre est encore pendante et s'accroche a un peuplier, d'ou il faut
la deloger. C'est tout un travail. Mais nous tranchons ce noeud gordien
comme l'aurait fait Alexandre lui-meme. Nous faisons tirer les cables
de l'aerostat, par nos remorqueurs, de toute la force de leurs biceps.
L'arbre cede et se casse, non sans une violente secousse de notre esquif.
Mais en vrais _loups d'air_, il ne faut pas regarder aux torgnioles!

On arrive enfin au village d'Heurtrauville, dont les maisons assises
coquettement au pied d'une immense falaise, bordent le cours de la Seine.
L'aerostat est ramene a terre sur la berge, les sacs de lest vides sont
remplis de sable, on les entasse dans le panier d'osier, qu'ils rivent au
sol. Nous mettons pied a terre.

Les femmes, qui nous prenaient pour des Prussiens, se sont vite detrompees
en nous entendant parler le langage qui leur est familier. Mais elles
se figurent maintenant que nous sommes envoyes par le gouvernement pour
enlever _leurs hommes_, et les enroler dans l'armee. Decidement ces braves
Normandes voient dans l'aerostat un oiseau de mauvais augure. Il parait
que nos mines ne sont pas trop suspectes, car nos explications ne tardent
pas a rassurer sur nos intentions la plus belle moitie du village
d'Heurtrauville.

Voila un groupe de paysans qui s'avance avec la gravite de presidents de
cour. Ce sont des membres du conseil municipal precedes de M. le maire.
Ils nous demandent nos papiers. Braves gens les Normands, mais un peu
mefiants. L'un d'eux prend connaissance des pieces qui nous ont ete
donnees par le gouvernement, il les examine avec le serieux d'un changeur
qui flairerait un faux billet de banque.

--C'est bien, Messieurs, nous sommes a votre disposition.

Nous demandons un piquet de six gardes nationaux pour etre de faction
pendant la nuit autour du ballon, pour empecher les fumeurs d'y mettre le
feu, et les curieux de s'en approcher.

M. le maire donne ses ordres au commandant de place. Il nous conduit
ensuite au _Grand-Hotel_ de la localite. C'est une humble chaumiere, un
cabaret de village, tres propret, fort bien tenu. La patronne nous fait
les honneurs avec une bonne grace, ma foi! charmante. Elle nous offre sa
chambre, pour passer la nuit. De grand coeur nous la remercions, heureux
de trouver un lit pour nous reposer de nos fatigues et de nos emotions.

Nous dinons dans ce cabaret avec un appetit tout aerien. Mon frere et moi
nous repondons aux questions des curieux, faisant l'un et l'autre de la
propagande aerostatique.

--C'est egal, dit un vieux malin, quel fier toupet vous avez pour vous
promener dans les nuages, avec une telle machine. Bonte divine! il faut
avoir envie de voir la lune pour monter si haut.

La conversation ne tarde pas a s'engager sur la politique. La nouvelle de
la levee des hommes maries n'est pas recue ici avec tout le patriotisme
qu'on pourrait attendre. Cependant quelques hommes sont resolus, et dans
leur langage un peu rude, font preuve d'energie, de courage.

--Qu'ils y viennent donc ici, les Prussiens, avec nos falaises nous ne les
craignons pas!

Mais ceux-la malheureusement sont rares, d'autres bien plus nombreux
protestent contre cette ardeur belliqueuse.

--Il n'y a rien a faire, allez, mes enfants! Les Prussiens sont plus
malins que nous. S'ils viennent ici, pourvu que nous leur donnions a
manger et a boire, ils ne nous feront pas de mal. A quoi bon faire bruler
nos maisons, et nous faire etrangler! Nous serons bien avances apres.

On a beau dire que ce langage est indigne, que l'Alsace et la Lorraine,
provinces francaises comme la Normandie, sont envahies, qu'il faut
secourir ses freres, ces raisonnements n'entrent pas dans la tete des
paysans qui ne voient dans la France que leur toit, leur femme, leurs
enfants et surtout la vente de leurs produits.

--Que diriez-vous, braves Normands, si votre pays devaste etait en proie
aux brigandages de l'ennemi et que toute la France vous abandonne?

--Ah ben! Monsieur! je ne suis pas assez savant pour repondre a vos beaux
discours, mais si les Prussiens viennent chez moi, je leur offrirai un bon
souper. Je ne connais que ca.

Apres notre repas, un des plus anciens membres du conseil municipal
nous invite a venir chez lui. Nous acceptons, et nous sommes contraints
d'avaler un grand verre de cidre.--Nous n'avons pas la moindre soif, mais
comment refuser de trinquer avec une des autorites du pays? Notre hote est
un vieux finot, qui n'aime pas le gouvernement, mais il deteste surtout
de tout coeur le maire d'Heurtrauville, le "maire de Gambetta" comme il
l'appelle.

--Dans le pays, nous avions d'honnetes gens pour nous diriger, c'est bien
autre chose a present. Not' maire, voyez-vous bien, messieurs, il ne vaut
pas ca.... Et le vieux faisait claquer l'ongle de son pouce contre ses
dents, d'un air expressif.

Ne croyez pas qu'il y ait seulement des nuages et des clairs de lune a
observer en ballon.--Le touriste aerien peut faire en route ample moisson
d'observations philosophiques et sociales, car je ne sais par quel
enchantement, partout ou il passe, il est recu comme un personnage. On
l'accueille, on lui conte ses peines et ses joies, toutes les portes lui
sont ouvertes, et s'il est _bon enfant_, les coeurs ne tardent pas a
imiter les portes. Que ne ferait pas un Aroun-al-Raschild, s'il visitait
ses provinces dans la nacelle d'un ballon! Que de verites apparaitraient
a ses yeux sous une forme saisissante! que d'abus a chatier, que de
bienfaits a repandre, il trouverait en route! Pour ma part, toutes les
fois que je suis descendu des plages aeriennes j'ai toujours pris plaisir
a m'asseoir au seuil de Jacques Bonhomme. Lui ai-je appris grand'chose?
je l'ignore, mais il m'a toujours donne, le verre en main, de precieux
enseignements!

A 11 heures du soir, nous allons dire bonsoir a notre _Jean-Bart_.--Il
est la, sur le bord de l'eau, et reluit au clair de lune. Quatre
factionnaires, l'arme sur l'epaule, montent la garde. Ils ont de grandes
houppelandes, et le bonnet de coton traditionnel, perche sur leurs tetes
normandes, remplace le casque ou le kepi. Je ne me permettrai jamais de
railler la garde nationale d'Heurtrauville; aussi je garde mon serieux,
tandis que j'apercois mon frere, cache derriere une muraille comme un
malfaiteur. Sans etre vu, il fixe sur le papier l'image fidele des quatre
plus beaux bonnets de coton qu'on puisse rencontrer chez les defenseurs de
la patrie.

A trois heures du matin, nous sommes reveilles en sursaut, le ballon en
grande partie degonfle fait voile sous l'effort du vent qui s'est leve. Il
menace de se fendre contre un toit.--Un de nos factionnaires nous appelle
a la hate.

Le gaz s'est echappe par les fentes mal jointes de la soupape. Il est bien
a regretter que l'on ait fabrique a Paris des ballons munis d'appareils
si grossiers.--Les clapets, une fois ouverts, ne se referment plus
qu'imparfaitement, car ils ont fait tomber le lut grossier qui bouche les
joints, souvent tres-distants, quand le bois a travaille. Que n'a-t-on pas
faconne d'autres soupapes, il aurait ete si simple de perfectionner dans
ses details le navire aerien. Mais il aurait fallu compter sans l'habitude
et la routine.--O routine, sainte routine, que de proselytes se
prosternent devant toi dans le pays de France! Je sais bien que la
hate d'une construction faite a Paris dans des circonstances tout
exceptionnelles, plaide les circonstances attenuantes. Mais notre
ballon n'en a pas moins bel et bien perdu en quelques heures le gaz qui
l'emplissait. Il etait reste gonfle deux jours et deux nuits, quand on
n'avait pas encore ouvert sa soupape.

Au lever du jour le _Jean-Bart_, separe de son filet, est plie dans la
nacelle. Apres renseignements, le plus sur chemin pour retourner a Rouen
avec un ballot de 500 kilog. est la Seine. Nous prendrons un des bateaux a
vapeur du touage qui passe a 11 heures.

Les gardes nationaux, qui ont fait leur devoir, peuvent rentrer dans leurs
foyers, je les remercie de leur aide obligeante. Mais voila que l'un d'eux
se detache du groupe et me demande un pourboire.--Un pourboire, grand
Dieu! on n'a donc pas lu nos lettres de requisitions, la force armee
doit nous preter son aide. Paye-t-on le soldat sur le champ de bataille?
Paye-t-on le factionnaire qui monte sa garde?

Bientot le maire s'avance, je m'adresse a lui.

--Mon Dieu, me dit-il, ces braves gens ne sont pas habitues au service
militaire, ils ont _travaille_ toute la nuit, ils sont dix: Cela vaut bien
trente francs.

--Toi, mon ami, pensai-je, tu veux faire de la popularite. Ma foi, soyons
genereux. Je transige pour vingt francs que je donne aux gardes nationaux.

Je pensais bien que l'histoire en finirait la, malgre son etrangete. Mais
je comptais sans le vieux conseiller municipal qui avait assiste a cette
scene. Il se chargea d'en faire jaser dans son Landerneau....

Huit jours apres cette aventure, je recevais a Rouen un envoye du conseil
municipal d'Heurtrauville.

--Monsieur, me dit-il, le conseil municipal, apres avoir entendu la
reclamation d'un de ses membres, a blame tres-energiquement la conduite
du maire, qui vous a demande un salaire pour quelques-uns de nos
compatriotes.--Le conseil municipal n'a pas voulu qu'on puisse dire que
des Francais aient ete payes pour un service qu'ils doivent gratuitement
a l'Etat, il a decide qu'on voterait les fonds necessaires a votre
remboursement. Voila vingt francs que je vous apporte, avec toutes nos
excuses.

A 10 heures du matin, le _Jean-Bart_ est hisse a bord d'un chaland que le
vapeur du touage va remorquer a Rouen. Le capitaine nous fait dejeuner
abord, et dans une cabine a peine grande comme la moitie d'une commode,
nous faisons la cuisine nous-memes. Mon frere confectionne une magnifique
omelette aux oignons, je surveille la cuisson d'un lievre.

Bientot le toueur passe, nous accroche a lui, il siffle, il part. Pendant
sept heures, nous voyageons au milieu de la Seine, admirant ses rivages
vraiment grandiose, ou de belles falaises, couvertes de verdure,
encaissent le lit du fleuve.--Nous revenons a Rouen, non sans depit, mais
nous nous consolons en pensant que les deux voyages que nous venons de
faire n'ont pas ete inutiles a notre entreprise. Ils nous ont montre
l'aspect du pays que nous devons traverser pour rentrer a Paris, ils nous
ont initie au louvoiement aerien, au transport terrestre du ballon captif.
Pour reussir, il faudra sans doute renouveler frequemment les ascensions
jusqu'a ce que le dieu des airs nous favorise, jusqu'a ce qu'il nous
envoie un vent bien franc, bien rapide, nous poussant en droite ligne dans
la direction de Paris.

_11 novembre_.--Nous trouvons a Rouen un excellent accueil. On nous
felicite, on plaint nos malheurs. Les journaux que nous lisons parlent de
nos voyages. Mais ils ont commis une singuliere balourdise. Ils ont fait
descendre les _freres Tissandier_ a Jumiege, en Belgique!

Le soir, une depeche du gouvernement est placardee a l'Hotel-de-Ville.
C'est la victoire de Coulmiers, la reprise d'Orleans qui nous sont
annoncees. L'enthousiasme ici est enorme. On a presque envie d'illuminer.

_Dimanche 13_.--Nous avons repare hier les avaries du _Jean-Bart_. Nous
le reportons sur le lieu de gonflement. Quand le bon vent soufflera, nous
l'emplirons de gaz immediatement. Mais une depeche de l'Observatoire nous
annonce que le temps n'est pas favorable, que le vent sud-ouest actuel a
chance de souffler longtemps!

_Lundi 14_.--Vent sud-ouest violent et rapide. Temps brumeux. On parle ici
d'un mouvement de l'armee de Bretagne commandee par M. de Keratry.

_Mardi 15_.--Pluie battante. Vent sud-ouest. Notre _Jean-Bart_, malgre les
baches qui le couvrent est inonde. Il faudra le ventiler et le revernir.

Le directeur du telegraphe nous offre de faire passer une lettre a Paris
par un courrier, a pied: c'est une bonne fortune.--Nous ecrivons quelques
lignes a notre frere aine, qui doit etre actuellement dans les bataillons
de marche.

Nous voyons ce brave courrier, qui a deja fait une tentative, mais a pied,
il a echoue comme nous en ballon. Les Prussiens l'ont arrete et l'ont
fouille, nu comme ver. Sa depeche etait cachee dans la semelle de ses
souliers, qu'il avait choisis perces et vieux, car s'ils avaient ete
neufs, on n'aurait pas manque de les lui prendre[6].

[Note 6: Ce courrier n'a pas reussi, comme je l'ai su plus tard.]

Nous nous disposons a revernir le _Jean-Bart_ aujourd'hui, mais les
circonstances doivent nous faire abandonner nos projets qui n'ont nulle
part ete tentes par d'autres, a notre grand regret. Ils auraient sans
doute conduit au resultat voulu, s'ils s'etaient renouveles, mais comme
nous l'avons deja dit, on nous a laisses seuls a Rouen, tandis qu'il
aurait fallu placer des stations de depart tout autour de Paris.

Le service des ballons-poste est definitivement cree a Paris; depuis notre
sejour a Rouen, quatorze ballons sont sortis de la capitale, et parmi
ceux-la on cite le voyage fantastique de M. Rolier a Christiania! Les
pigeons voyageurs rentrent a Paris, aujourd'hui le retour d'un ballon dans
l'enceinte assiegee n'offre plus une si grande importance.

En outre notre armee de la Loire vient de chasser l'ennemi d'Orleans qu'il
avait envahi. Toute la France fremit de joie, d'esperance a la nouvelle
de la victoire de Coulmiers. C'est sur les bords de la Loire que vont se
porter les efforts de tous. On songe aux aeronautes, aux ballons captifs
comme eclaireurs de nos armees. Le ministre de la guerre se rappelle enfin
Coutelle et les aerostiers militaires de la premiere Republique. Mon frere
et moi, nous sommes appeles a Orleans avec le _Jean-Bart_.

_Vendredi 18_.--Nous partons de Rouen a 11 heures du matin. Nous
n'arrivons a Tours qu'apres 24 heures de voyage.

En wagon, nos compagnons de route sont des officiers francais echappes de
Metz et de Mayence. Leur indignation contre Bazaine est extreme. Ils ne
doutent pas un instant de la trahison.

La deuxieme partie du trajet se passe en compagnie de deux Espagnols qui
reviennent de Londres.

--Les Anglais, nous disent-ils, sont dans un etat de surexcitation
indicible contre la Russie qui veut dechirer ses traites.--Ils
applaudissent pour la France.--A l'Alhambra, on chante tous les soirs la
_Marseillaise_, le _Rhin Allemand_ et on crie _Vive la Republique_ en
francais!

Mais ces manifestations anglaises ne sauraient plus toucher aucun
Francais. Elles sont trop tardives et trop interessees!



DEUXIEME PARTIE

LES AEROSTIERS MILITAIRES DE L'ARMEE DE LA LOIRE.




I


Le ballon "la _Ville de Langres_."--Premieres experiences d'aerostation
militaire a Gidy.--La telegraphie aerienne.--Le _Jean-Bart_ a
Orleans.--Anecdotes sur les Prussiens.

Du 16 au 29 novembre 1870.

Avant notre arrivee a Orleans, le gouvernement de Tours avait deja
organise une premiere equipe d'aerostiers destines a surveiller les
mouvements de l'ennemi, soit avant l'attaque, soit pendant la bataille.

--Nous sommes toujours surpris a l'improviste, se disait-on; comment ne
pas profiter de ces ballons, observatoires aeriens qui, a 300 metres de
haut, ouvrent au regard une campagne de plusieurs lieues d'etendue? Un
ballon captif au milieu du camp francais sera pour le soldat un objet de
distraction et de securite tout a la fois. Quelle ne sera pas sa confiance
quand il verra qu'une sentinelle aerienne veille sur lui a la hauteur
de plusieurs pyramides? De quelles ressources ne seront pas des ballons
captifs au milieu de la melee du combat? Un officier d'etat major juche
dans la nacelle pourra devoiler les manoeuvres de l'ennemi, signaler les
mouvements tournants. Plus de soixante-dix ans se sont ecoules, depuis le
jour ou Coutelle, du haut des airs, contribuait par ses renseignements a
la defaite des ennemis. Pourquoi nos aeronautes ne contempleraient-ils pas
une nouvelle victoire de Fleurus?

Aussi ne negligea-t-on rien pour organiser un service regulier de ballons
captifs, et pendant nos expeditions de Rouen, Duruof et Bertaux, assistes
des marins Jossec, Labadie, Herve et Guillaume, sortis de Paris en ballon,
avaient ete envoyes a Orleans avec le ballon de soie fabrique a Tours.--Ce
ballon avait ete baptise la _Ville de Langres_. M. Steenackers avait
tenu a ce nom, c'etait un hommage qu'il rendait a ses electeurs de la
Haute-Marne.

Mon ami Bertaux a bien voulu me communiquer le recit des experiences
preliminaires executees a Orleans avant notre arrivee; je dois les resumer
ici, car elles offrent un interet reel.

C'est le mardi 16 novembre que fut gonfle pour la premiere fois le
ballon la _Ville de Langres_. Des le matin le gaz de l'usine d'Orleans
arrondissait les flancs de l'aerostat. A 1 heure precise, deux marins
montent dans la nacelle, attachent au cercle quatre cables de 50 metres de
haut que retiennent 150 hommes du 39e de ligne. Ils se font elever a 30
metres de haut environ, et, fouette, cocher! le ballon se met en marche
remorque par les braves soldats.

La _Ville de Langres_ sur son chemin rencontre des obstacles, des ponts ou
les soldats sont obliges de se reunir en un seul groupe qui n'offre
plus alors qu'un point d'attache unique et moins equilibre, des fils
telegraphiques, le desespoir des aerostiers obliges de se faire hisser
dans l'air, et de jeter des cables au-dessus des poteaux. Heureusement le
temps est calme; le voyage s'effectue dans de bonnes conditions. Apres
deux heures de marche l'aerostat arrive a Saran pres Cercotte, sur les
derrieres de l'armee francaise. Il est 3 heures, l'equipe se met en mesure
de faire une premiere ascension d'essai.

On installe a terre des plateaux de bois charges de pierres, et munis de
deux poulies solides, autour desquelles glissent les cables destines a
retenir au sol l'aerostat. A chaque corde une trentaine de soldats font la
manoeuvre. Suivant qu'ils laissent filer la corde ou qu'ils la tirent, le
ballon convenablement leste monte ou descend.

La premiere ascension s'execute dans de bonnes conditions a 200 metres
de haut, et de cette hauteur, qui est celle de trois tours de Notre-Dame
superposees, on a sous les yeux un vaste et splendide horizon.

Apres cette experience, une estafette accourt, c'est un aide de camp
du general d'Aurelies de Paladine dont le quartier general est a
Saint-Peravy; il vient savoir d'ou est parti ce ballon qu'il croit
libre; le chef de l'armee de la Loire n'a pas encore ete prevenu par le
gouvernement de l'arrivee des aerostiers militaires.

Pendant que des employes du telegraphe envoyes par M. Steenackers
s'occupent des demarches a faire aupres du general, l'aerostat captif
continue le lendemain ses ascensions. M. Bertaux s'eleve a 180 metres
de haut, avec M. Regnault, employe du telegraphe. Un appareil Morse est
installe dans la nacelle, le fil telegraphique descend jusqu'a terre et
communique a un autre fil qui va jusqu'a Tours.

Suspendus au milieu des airs en presence de l'armee francaise, les
aeronautes correspondent par l'electricite avec le gouvernement de Tours.
Voici la depeche qu'ils envoient au directeur des telegraphes:

--Nous sommes en l'air a 180 metres de haut, nous decouvrons fort bien la
plaine, mais un brouillard epais nous cache la foret. Nous recommencerons
experience par temps plus clair.

Vingt minutes apres, le ballon plane toujours dans l'espace retenu a la
meme hauteur par ses deux cordes; l'appareil Morse s'agite, c'est une
reponse qui vient de Tours.

--Nous vous felicitons, repete l'appareil electrique, tenez-nous au
courant de tous vos essais.

Le temps est calme, l'air est presque immobile, les ascensions se
succedent ce jour-la jusqu'a six fois. M. Aubry, chef de la mission
telegraphique a l'armee de la Loire, un capitaine d'etat-major montent a
tour de role et paraissent ravis de leurs impressions aeriennes.

Le 19 novembre, on a recu l'ordre de porter le ballon en avant jusqu'a
Gidy, au milieu du camp francais. Mais il est neuf et a perdu du gaz, il a
besoin de recevoir une nouvelle couche de vernis. Duruof prend le parti de
degonfler le ballon, de le reporter a Orleans ou il est reverni sur toutes
ses cotes. Le 20, la _Ville de Langres_, bien impermeable, est regonfle,
mais le vent violent souffle par rafales et le transport est penible.
Malgre les lenteurs de la marche, malgre des difficultes de toutes sortes,
l'aerostat, a la nuit tombante, arrive enfin au milieu du camp francais a
Gidy.

Il est impossible de decrire l'enthousiasme des soldats a la vue de
ce merveilleux appareil si nouveau pour eux; ils se precipitent a sa
rencontre et poussent des clameurs de joie, comme pour feliciter le
nouveau factionnaire qui va monter la garde a 200 metres au-dessus de
leurs tetes. C'est bien autre chose encore quand, le lundi 21, ils voient
l'aerostat s'elever dans les airs: nos braves soldats ne se tiennent plus
de joie, c'est comme une fete dans tout le camp. Un officier d'etat-major
monte dans la nacelle et ne parait que fort mediocrement rassure.

--Je veux descendre, dit-il, a quarante metres de haut, jetez du lest,
criait-il a l'aeronaute.

Or, on jette du lest, comme chacun sait, pour monter et non pour revenir
a terre; mais il parait qu'on peut etre tout a la fois un excellent
militaire et un tres-mauvais aeronaute. Cette ascension, au reste, etait
assez emouvante, le vent etait vif et la machine aerienne se penchait
frequemment a terre, oscillant au bout de son cable a la facon d'un grand
pendule retourne. Dans la nuit, l'air devient menacant, une veritable
tempete se met a souffler, et le ballon, malgre sa solidite, ne peut
resister a l'effort de l'ouragan. Le cercle de bois, qui craque comme la
mature d'un navire pendant la tourmente, vole en eclats; le ballon, qui
n'a plus de point d'attache suffisant, va etre enleve. Duruof et les
marins se jettent sur la corde de soupape et degonflent la _Ville de
Langres_.

C'est ce jour-la meme que nous arrivons a Orleans, mon frere et moi, avec
le ballon le _Jean-Bart_. L'accident qu'on nous raconte ne decourage
personne, nous sommes tous decides a recommencer ces tentatives avec le
meme enthousiasme, la meme ardeur.

Deux jours apres, le ballon la _Ville de Langres_, remis en etat, etait
gonfle et transporte a quatre kilometres d'Orleans, sur la pelouse du
chateau du Colombier, devenu, comme nous le verrons plus tard, le quartier
central des aerostiers militaires. On devait rester la en attendant les
ordres du general en chef de l'armee de la Loire.

_Lundi 21 novembre_.--On se met en mesure de ventiler et de vernir le
_Jean-Bart_. Pendant que mon frere commence cette besogne avec les marins
Jossec et Guillaume, je cours la ville pour m'assurer du gaz propre au
gonflement et faire l'acquisition des cordes necessaires aux ascensions
captives.

Ca et la, en chemin, je cause et je fais une moisson d'anecdotes sur
l'invasion prussienne des premiers jours de novembre. C'est un brave
cordier du faubourg Banier, qui, le premier, me raconte ses emotions. Il a
la physionomie d'un bon vieillard, d'un honnete commercant; je n'oublierai
jamais l'emotion, l'indignation de son recit.

--"Oh! monsieur, quels gueux, quels miserables que ces soldats barbares!
Ils etaient dix-sept dans mon magasin, couchant les uns sur les autres,
sales comme des pourceaux. A l'heure des repas, il fallait les regorger
de vivres, et ma pauvre femme etait obligee de remplir de cafe toute une
enorme soupiere, ou s'entassait ma provision de sucre. S'ils n'etaient pas
servis en toute hate, ces soldats me menacaient; l'un d'eux, monsieur, osa
lever la main sur moi. Le rouge de la honte et de l'indignation me monta
au visage. Mais que faire contre la force brutale? Ce sont toutefois de
ces injures que l'on n'oublie pas. Je dois dire, cependant, que quand on
menacait les Prussiens de leurs chefs, ils se tenaient tranquilles.
Une simple reclamation faite a un sergent les faisait trembler. Et les
requisitions, monsieur! quelle ruine pour notre malheureuse ville! Les
Prussiens sont venus me prendre toutes mes cordes et ils me donnaient en
raillant un bon a payer pour la mairie.

Un jour, ils denichent une provision de cordes qu'ils veulent me prendre
pour leurs attelages. Cette fois je n'y tiens plus, c'est la troisieme
fois qu'on me vole. Je m'arme de resolution et je demande une audience au
general Von der Tann. Je suis recu par un colonel, son chef d'etat-major,
je crois.

--Que me voulez-vous? me dit cet officier d'un ton bourru.

--Je viens reclamer, protester contre les vols dont je suis l'objet. Toute
ma provision de cordes, toute ma fortune est devalisee pas vos soldats.

--Oh la! mon bonhomme, ne le prenez pas trop haut avec moi. Mais,
dites-moi, n'avez-vous pas de lettres de requisition qui vous sont
donnees? Apres notre depart, c'est la ville qui vous reglera notre compte.

--Tout cela est tres-bien, mais pourra-t-on me payer?

--Oh! cela ne me regarde pas, je suis en regle avec vous, allez-vous-en.

Au moment ou je partais, l'officier prussien se ravise et m'appelle.

--J'ai une idee, me dit-il; si le maire d'Orleans ne veut pas vous
payer, vous m'apporterez deux metres de corde avec laquelle je le ferai
pendre.--Je me sauve, entendant les eclats de rire du colonel qui a sans
doute trouve sa plaisanterie tres-fine et tres-spirituelle."

Le brave cordier continue son recit, et sa femme qui l'ecoute les larmes
aux yeux, ne tarde pas a prendre part a la conversation.

--Heureusement nous en sommes debarrasses, de ces Prussiens, dit-elle,
ils ne reviendront plus maintenant, ces maudits Allemands, car nous avons
autour de nous les soldats de Coulmiers. Oh! comme ils s'en allaient
piteux et tristes, les bataillons bavarois; ils ne s'attendaient pas a
etre chasses de notre ville par l'armee de la Loire dont ils se riaient
tout haut. En quittant Orleans, Von der Tann dit au prefet d'un air
gouailleur:

--Au revoir, monsieur le prefet, sans adieu, car je reviendrai bientot.

--Mais il ne reviendra pas, ajouta la brave femme.

Et toute l'armee, tout Orleans, toute la France disait alors: il ne
reviendra pas.

Helas! il n'est que trop bien revenu pour frapper Orleans de nouveaux
malheurs et de nouvelles ruines.

Il faut avoir vu l'occupation prussienne pour se douter des desespoirs,
des haines qu'elle souleve sur son passage. Les maisons du faubourg
Banier etaient pillees, et chacun, accable de soldats a nourrir et de
requisitions a payer, voyait la ruine venir de jour en jour.

C'etait en outre de perpetuelles taquineries. Les Prussiens etaient
furieux de l'accueil qui leur etait fait. Ils auraient voulu, ces
Teutons barbares, qu'on les recut a bras ouverts; ils s'etonnaient qu'on
n'applaudit pas a leur passage, et que les dames en toilettes elegantes ne
vinssent pas ecouter la musique militaire qu'ils faisaient entendre sur la
place Jeanne d'Arc.

Tout le monde etait en deuil, les rues etaient desertes. Le soir, nul ne
pouvait circuler dans la ville sans tenir une lanterne a la main. Quelques
jeunes gens s'amusaient a attacher des lanternes venitiennes aux pans de
leurs habits, comme pour gouailler ces ordonnances ridicules de l'autorite
prussienne. Mais Von der Tann ne goutait pas la plaisanterie, il fallait
ceder, sous les ordres des barbares, cacher sa haine et son indignation au
plus profond de son coeur.

         *       *       *       *       *

_Mardi 29 novembre_.--Des six heures du matin, nous commencons le
gonflement du _Jean-Bart_, qui convenablement plie depuis la veille,
attend sa ration de gaz. Notre chef d'equipe Jossec, un marin breton,
a tout _pare_, suivant son expression navale, avec le plus grand soin;
l'operation s'execute dans les meilleures conditions. A deux heures de
l'apres-midi, le _Jean-Bart_ arrondi, frais verni, brille au soleil comme
une enorme pomme de rainette. Il tend ses cables avec force et ne demande
qu'a voltiger dans les nuages, mais il est cloue au rivage terrestre par
des poids qui defient sa force ascensionnelle.

Ce n'a pas ete sans peine que nous avons obtenu les requisitions
necessaires a la fourniture du gaz; il a fallu aller voir le prefet, le
maire, toutes les autorites; selon l'excellent usage administratif, ces
fonctionnaires ont entrave nos projets d'une foule de petits obstacles
qui, reunis, deviennent des montagnes a soulever. Mais nos campagnes
aerostatiques faites sous l'Empire nous ont familiarises avec les
difficultes administratives, nous savons amadouer le garcon de bureau,
qui consent a nous ouvrir le sanctuaire du secretaire, d'ou il n'y a plus
qu'un pas a franchir pour penetrer chez le maitre. Celui-ci, prefet ou
maire, ne manque pas de froncer le sourcil a notre demande de gaz; malgre
les papiers dont nous sommes munis, malgre l'utilite incontestable de
notre mission, malgre l'urgence commandee par les circonstances, son
devoir d'administrateur devoue lui impose des difficultes, qu'il trouve
toujours.

--C'est tres-grave, messieurs; qui payera le gaz? Est-ce la guerre, est-ce
le departement? Revenez dans une heure. Je vais etudier la question avant
de vous donner la requisition necessaire.

On revient une heure apres, trop heureux si l'on peut penetrer dans le
cabinet du fonctionnaire. Il n'a nullement songe a votre affaire, il y
repond en homme qui l'a meditee. Il trouve la bien des irregularites,
mais, en vrai patriote, il vous donne l'ordre demande. N'aurait-t-il
pas ete bien plus simple de le donner de suite? Les saintes regles de
l'administration s'y opposent.

A midi le _Jean-Bart_ va se mettre en marche. Jossec, et son compagnon
Guillaume, regardent le ballon avec admiration. Tous deux sont sortis de
Paris en ballon, sans avoir auparavant jamais vu l'admirable appareil
du au genie des Montgolfier. Ils ont deja brave la tempete et les vents
furieux, mais l'aerostat leur a laisse un souvenir plus profond que celui
du navire. Ils nous ont parle avec enthousiasme de leur premier voyage
aerien; en hommes energiques et devoues, ils sont devenus les plus chauds
partisans de la navigation aerienne.

--Ah! Monsieur, me disait Jossec, quelle difference entre le ballon et le
vaisseau!--Il n'y a plus dans la nacelle aerienne ni vent, ni roulis,
ni tangage, et rien a faire qu'a admirer le ciel. Je veux renoncer a la
marine et me faire aeronaute.

Mais le brave Jossec parlait des ascensions en ballon libre, il n'avait
pas encore goute du ballon captif, il devait voir que le voyage est moins
agreable, et herisse de difficultes sans nombre.

Bientot tout est pret pour le depart, il faut nous rendre avec notre
aerostat gonfle au chateau du Colombier, a cote du ballon la _Ville de
Langres_, et la nous attendrons les ordres. Quatre cordes sont fixees au
cercle du ballon. Cent cinquante mobiles empoignent chacune d'elles. Je
monte dans la nacelle avec Jossec, mon frere reste a terre pour commander
la marche. Nous vidons par dessus bord un assez grand nombre de sacs de
lest, jusqu'a ce que le _Jean-Bart_ s'eleve; il monte lentement a 40
metres de haut ou il est retenu par ses quatre cables, a l'extremite
desquels sont pendues des grappes humaines. Le ballon se penche a droite
et a gauche sous l'effort de la brise. Pauvre aerostat! Fils de l'air; ami
des nuages floconneux, le voila rive au plancher terrestre, il fait crier
ses cordages et semble souffrir de cette captivite, dont il se plaint par
le gemissement de la nacelle, tiree dans tous les sens.

Les mobiles atteles aux cordes remorquent le ballon dans la direction
voulue; c'est merveille de voir cette promenade que nous executons a 30
metres au-dessus des toits. Jossec et moi, nous sommes berces dans l'air,
comme a l'avant d'un navire. Ce mouvement de va-et-vient nous donnerait
le mal de mer si nous n'avions le pied aussi marin qu'aeronautique.--Les
habitants d'Orleans qui se sont reunis a la hate autour de nous, nous
regardent avec admiration, et montrent, par leur air ebahi, que ce moyen
de transport leur est completement inconnu. Ne croyez pas que le ballon
reste a la meme hauteur au bout de ses cordes, le vent le fait osciller a
la facon d'un grand pendule retourne; il pique une tete jusqu'a proximite
des toits, pour bondir a 40 metres; quelquefois le mouvement d'oscillation
est tel que l'aerostat souleve de terra une corde entiere, avec les
mobiles qui y sont pendus. Ceux-ci sont ravis de cette besogne si nouvelle
pour eux; ils ont les biceps tendus, et attraperont de bonnes courbatures;
ils recoivent quelquefois des horions, sont jetes par terre au milieu des
eclats de rire de leurs compagnons, mais tout cela n'est-il pas cent
fois preferable aux obus et aux boites a mitraille? Pour le moment ces
amabilites prussiennes ne sont pas a craindre. Vive la manoeuvre du ballon
captif! elle vaut mieux que celle du chassepot sous le feu des batteries
ennemies. Mais ne nous felicitons pas trop a l'avance, l'heure du danger
sonnera peut-etre aussi pour nous!

Si le transport en ballon captif est pittoresque, curieux et dramatique,
il faut avouer qu'il est d'une lenteur vraiment desesperante. Nous avons
a passer le chemin de fer et les fils telegraphiques, c'est un travail de
Romain. Il faut retenir le ballon par deux cordes seulement, en jeter deux
autres au-dessus des fils, que nos hommes saisissent, recommencer une
seconde fois la meme manoeuvre. Il faut avoir soin, pendant cette
operation delicate, que les mobiles ne lachent pas prise tous a la fois,
car le _Jean-Bart_ ne serait pas long a bondir a 2 ou 3,000 metres de
haut, abandonnant et les Prussiens, et l'armee de la Loire. Nous venons a
bout du passage de notre Rubicon et nous continuons notre route au-dessus
des champs herisses d'echalas de vignes. Le vent qui est vif nous est
contraire, il frappe le ballon sur une surface de 400 metres carres, voile
enorme d'une force surprenante, aussi nos pauvres mobiles depensent toute
leur force pour nous trainer avec la vitesse d'une tortue. Il y a une
heure que nous marchons et nous n'avons fait que deux kilometres! Nous
sommes a moitie chemin.... Arretons-nous quelques moments au milieu de
cette verte prairie. "Oh hisse! larguez les cordages!" Le ballon descend
lentement et vient se reposer mollement sur un tapis de verdure, ou nous
faisons la sieste pendant un bon quart d'heure.

Il fait un froid de loup dans la nacelle, mon frere et le marin Guillaume
nous y remplacent; bientot le ballon reprend sa marche avec une lenteur
plus grande encore, car l'ardeur de nos moblots s'est ralentie; les cris
et les rires sont plus rares, voila deja quelques trainards qui ne veulent
plus rien trainer du tout. Je fais reprendre les cordes a ces paresseux
qui se font un peu tirer l'oreille, et qui ne se mettent a l'oeuvre
qu'avec un enthousiasme bien modere. Quoi qu'il en soit, nous arrivons au
chateau du Colombier. Le ballon passe sans encombre au-dessus d'un rideau
d'arbres qui entoure une vaste pelouse ou le ballon la _Ville de Langres_
est deja pose.

La nacelle ramenee a terre est remplie de sacs de lest pleins de terre,
et de grosses pierres qu'on y entasse. Le _Jean-Bart_ ainsi charge peut
passer la nuit sans qu'il y ait crainte de le voir s'envoler.

Nous allons prendre possession des chambres qui nous sont reservees dans
le chateau ou Duruof et des employes du telegraphe sont deja installes;
cette habitation est devenue le quartier general des aerostiers
militaires.

Quel ne serait pas l'etonnement du proprietaire s'il voyait le sans-gene
avec lequel on couche dans ses lits! Mais quelle ne serait pas surtout sa
douleur, s'il savait comment les Prussiens, qui ont passe par la avant
nous, ont arrange son mobilier!

Tous les meubles sont brises, les tiroirs gisent pele-mele, des lettres,
des papiers, couvrent les parquets. Tout est decime, mis en pieces. Les
lits sont d'un aspect repoussant, on voit qu'une armee y a couche avec
des souliers crottes. On n'a respecte que la batterie de cuisine, ou le
cuisinier des moblots travaille deja a la preparation de notre diner. Il
a deniche un grand tablier dans quelque coin, et il preside a la cuisson
d'un gigot avec la dignite d'un Vatel emerite. Deux de ses compagnons
d'armes lui servent de gate-sauce, et font cuire la soupe. Inutile de leur
demander s'ils soignent le repas, car ils en mangeront comme nous!

Le capitaine de la compagnie est un charmant homme, tres-gai,
tres-affable, nous sommes deja les meilleurs amis du monde; nous nous
disposons a mettre le couvert, avec les assiettes qui ont echappe aux
devastations prussiennes. Quant au lieutenant, c'est un etudiant du
quartier Latin, un Parisien comme nous; au milieu des peripeties de
nos voyages, nous avons plaisir a causer ensemble des souvenirs de la
capitale, des bonnes parties d'autrefois, de parler de ce temps ou
la France jouissait d'une prosperite factice, inquietante, que notre
aveuglement nous montrait comme reelle. Ou est le temps ou l'orchestre
du bal Bullier faisait bondir sur un plancher poussiereux une jeunesse
insouciante? Notre lieutenant parle de tout cela en connaisseur! Pauvre
garcon, j'ai les larmes aux yeux en pensant a lui. Quinze jours apres
cette bonne causerie, il devait mourir, et son corps de vingt-deux ans
allait reposer, a jamais enfoui sous la terre des champs de bataille. O
guerre horrible, fleau desastreux, ou conduis-tu ces milliers de jeunes
gens, pleins de force, pleins d'enthousiasme? A la mort, a la plus cruelle
de toutes, celle que le bon sens des peuples pourrait eviter. Combien
d'entre vous dorment-ils a cette heure dans ces campagnes, ou notre ballon
vient de passer? Que de larmes, que de scenes de desolation sont a jamais
gravees sur ces prairies, ou nous passions alors presque gaiement, avec
l'espoir du succes! Comme nous etions loin d'envisager l'avenir, a ces
heures ou l'esperance etait encore permise! Comme nous pensions peu aux
malheurs qui allaient impitoyablement s'abattre sur notre malheureux pays!
Dormez sous les champs de bataille, heros inconnus! Vos petits-fils vous
vengeront un jour! Vous etes morts au lendemain de Coulmiers, croyant
encore a la Victoire. Vous n'avez pas vu de nouveaux et terribles
desastres, vous ne saurez jamais a quelle honte la France a ete condamnee!
Dormez en paix, dans ces campagnes devastees! Un Luther, en voyant vos
ossements, ne manquerait pas de s'ecrier, comme au cimetiere de Worms:
"Heureux les morts: ils reposent!"

Pendant que nous dinons, un telegramme nous est remis au nom du directeur
des telegraphes, qui a pris les ordres du general d'Aurelles de Paladine.
On nous dit de transporter immediatement notre ballon au camp de Chilleur,
eloigne de notre premiere station de douze kilometres. Il est decide que
nous partirons le lendemain de grand matin, car si le vent est vif, il
nous faudra peut-etre dix ou douze heures pour faire ce trajet. Nous
etudions notre chemin sur une bonne carte, et nous nous decidons a suivre
le lendemain une voie de chemin de fer en construction, ou les arbres ne
generont pas le transport de notre aerostat.

Apres l'examen de notre itineraire, la soiree se passe dans le salon du
chateau, ou un piano a queue reste intact: il a besoin d'etre accorde,
mais, malgre les sons de casserole felee qu'il fait entendre, il contribue
a charmer nos loisirs. Un secretaire, dans la piece ou nous sommes, a ete
force, et les lettres dont il etait rempli sont entassees sur le parquet.
Parmi ces debris, nous trouvons un petit paquet soigneusement ficele, ou
sont ecrits ces mots: "Cheveux de ma Virginie." Un de nous recueille ce
souvenir cher au proprietaire inconnu, qui nous donne l'hospitalite sans
le savoir, il se promet apres la guerre de le renvoyer sous enveloppe au
chateau du Colombier. Est-ce un pere qui retrouvera la precieuse relique
d'une fille morte, ou un mari celle de sa femme? Nous l'ignorons. Mais
quoi qu'il en soit, une victime des barbaries prussiennes verra qu'une
main sympathique a passe parmi le pillage et les ruines.

A onze heures, nous nous couchons tout habilles sur nos lits qui ne sont
guere plus propres qu'une etable. Je m'endors d'un profond sommeil a
l'idee que les ballons captifs vont pouvoir venir en aide a l'armee de
la Loire, mes reves me montrent l'ennemi que j'observe du haut de notre
observatoire aerien; la vaillante armee de la Loire avance sur Paris, elle
repousse les legions prussiennes, et bientot c'est la zone des forts de la
capitale qui s'offre a sa vue. Encore une illusion que la triste realite
devait dissiper bientot.


II


Le depart.--Le voyage en ballon captif.--Accident a Chanteau.--Reparation
d'une avarie.--Arrivee a Rebrechien.--Tempete nocturne.--Le _Jean-Bart_
est creve.--Retour a Orleans.--Gonflement du ballon _la Republique_.

Du 30 novembre au 3 decembre 1870.

Le temps est legerement brumeux, des nuages opaques se promenent lentement
dans des regions atmospheriques assez rapprochees de la surface du sol. Le
ballon a ete si bien repare, si bien verni qu'il est presque aussi rond
que la veille, c'est a peine s'il accuse une deperdition de gaz par
quelques plis legers qui rident un peu sa partie inferieure. Vers
l'equateur, il est toujours tendu par la pression interieure, et son filet
forme a sa surface comme un capiton qui defierait la main du plus habile
tapissier.

Il est 7 heures du matin, il y a grand branle-bas au chateau du Colombier.
La compagnie des mobiles a plie ses tentes; les fusils, les sacs sont
entasses sur des charrettes qui vont nous suivre, car les hommes ont assez
de besogne a remorquer l'aerostat captif, le moindre fardeau generait la
liberte de leurs mouvements. Le capitaine fait l'appel, il n'y a pas de
deserteurs.

Nous allons partir, laissant Duruof et la _Ville de Langres_ comme equipe
de reserve.

Jossec et Guillaume dechargent la nacelle des pierres qu'on y a placees,
ce n'est pas une petite affaire, car un de nos _moblots_, ancien macon,
solide comme Samson, a apporte la de veritables rochers d'un poids enorme.

Nous avons envoye en avant les plateaux qui nous serviront pour les
ascensions captives, et la batterie que j'ai fait construire pour
remplacer, par de l'hydrogene pur, le gaz perdu par la dilatation ou
l'endosmose. Bertaux, notre capitaine-tresorier, a achete pour nous
mille kilog. de zinc et dix touries d'acide sulfurique, qui representent
plusieurs rations de vivres pour le _Jean-Bart_. Un bon commandant
n'envoie pas ses soldats en campagne sans biscuits, par la meme raison, un
aeronaute ne doit pas partir avec son ballon sans une bonne provision de
gaz. Aussi nous sommes-nous munis de tout le materiel necessaire pour le
produire.

Mon frere rassemble les hommes, je monte dans la nacelle qui, suffisamment
delestee, s'eleve. Le ballon est suspendu dans l'espace a la hauteur de
deux maisons de cinq etages; les quatre cordes qui le retiennent sont
tendues aux quatre angles d'un grand carre par les mobiles repartis a
chacune d'elles en nombre egal. On se croirait attache sous le ballon a
un grand faucheux a quatre pattes qui rampe sur les champs, car qu'est-ce
qu'une hauteur de quelques etages pour l'aeronaute qui pourrait compter
ses etapes verticales par plusieurs dizaines de tours de Notre-Dame
superposees?

Ah! decidement, le voyage en ballon captif ne ressemble guere a
l'excursion en ballon libre. C'est la difference qui existe entre la
prison et le grand air de la liberte. L'aerostat n'aime pas trainer un
boulet a sa nacelle. Il s'incline sous l'effort du vent, il fait grincer
ses cordes et sa nacelle. Le voyageur est secoue dans son panier comme un
nautonnier sur sa barque au sommet des vagues. Le vent siffle violent et
froid. Tandis que la-haut, en liberte, on plane avec l'air en mouvement,
que nulle brise ne se fait sentir, ici-bas, en captivite, il faut retenir
son chapeau des deux mains, si l'on ne veut pas qu'il s'envole.

Au-dessus des nuages, les villages, les villes, les provinces defilent
sous vos yeux comme un vaste panorama roulant; a la surface du sol, nous
comptons notre route arbre par arbre. Les mobiles se pendent aux cordages
et s'evertuent, le moindre coup de vent les souleve de terre. Mais
patience et perseverance doit etre maintenant notre devise. Arrives au
camp, nous aurons l'espoir de surveiller les Prussiens de haut, et si
nous pouvons devoiler leurs mouvements, quelle recompense de nos efforts,
quelle compensation apportee a nos fatigues!

A midi, le soleil a paru, il a ecarte les nuages de ses rayons brillants,
mais avec lui la brise s'est elevee. Le vent souffle apre et froid; il
imprime des oscillations frequentes a notre navire aerien. Nous sillonnons
l'espace au-dessus de la voie de chemin de fer en construction que nous
avons appris a connaitre sur notre carte, mais quelquefois le _Jean-Bart_
se rapproche de la cime des arbres, veritables recifs du navigateur
aerien. Il ne faut qu'une branche verticale pour crever l'etoffe du
ballon, a tous les pas nous redoutons un malheur. Chaque cime est une epee
de Damocles retournee sous notre nacelle.

Il est une heure, une clairiere s'offre a nous, le ballon y est descendu;
nos hommes se reposent. Je suis litteralement gele, et mon frere se
dispose a faire son quart apres moi. Il prend place dans l'esquif avec
le lieutenant de mobiles, mais a peine le ballon a-t-il ete traine de
quelques centaines de metres qu'une voix nous crie de la nacelle: "J'en ai
assez, faites-moi descendre!" C'est le pauvre lieutenant qui a eu le mal
de mer. Il est vert comme une pomme en mai et vient de lancer son dejeuner
pardessus bord en guise de lest! Il revient a terre completement gueri de
sa passion aerostatique.

Nous continuons notre marche bien lentement jusqu'a Chanteau. Nous avons
la a passer un chemin etroit borde de rideaux d'arbres, que nous allons
franchir en faisant monter le ballon jusqu'a l'extremite de ses cordes.
Mon frere vide deux sacs de lest pour maintenir le ballon a une hauteur
suffisante, et augmenter par l'accroissement de force ascensionnelle la
resistance a l'action du vent. Je crie aux mobiles de marcher vite s'ils
le peuvent, afin de passer rapidement ce detroit dangereux. Le _Jean-Bart_
se penche, et frise le sommet des premiers arbres, sans les toucher, puis
il se balance vers ceux qui se dressent de l'autre cote de la route. Il
oscille de nouveau et redescend vers un chene eleve... Il s'en rapproche
rapidement; va-t-il s'y briser? mon coeur bondit d'inquietude. Patatra!
C'en est fait du _Jean-Bart_, une branche s'est enfoncee dans l'appendice,
et l'a creve comme une peau de tambour! Tout est perdu! pensons-nous.
Nous ramenons le ballon a terre, nous voyons avec joie qu'il n'en est
heureusement pas ainsi: l'avarie peut se reparer. L'appendice seul est
creve. Jossec monte dans le cercle, et de son cache-nez, etrangle le
ballon au-dessus du cercle de l'appendice.--Nous l'aidons dans ce travail
difficile, car perches dans le cercle, et les mains levees, nous touchons
a peine la partie malade de l'aerostat. Il faut faire une ligature a bras
tendu, pendant que le vent nous balance, et nous jette dans les cordages,
tantot sur le dos, tantot a plat ventre. En nous soutenant mutuellement,
nous cicatrisons la plaie du _Jean-Bart_. Jossec qui sait ce que c'est
qu'une voie d'eau dans un navire, a appris qu'une voie de gaz ouverte dans
un aerostat n'est pas moins dangereuse. Mais il a su reparer celle-ci
en habile aeronaute; il est excellent gabier, et la navigation aerienne
touche en bien des points a la navigation oceanique.

L'air est agite, et le vent augmente d'intensite. Les rafales sifflent, et
font bondir le ballon qu'elles ont deja en partie degonfle. L'etoffe n'est
plus aussi bien tendue, elle se creuse par moment, en faisant entendre un
bruit sourd et lugubre.--Il faut attendre que la tourmente ait passe.
Car le transport devient actuellement impossible. Nous postons quatre
factionnaires autour du _Jean-Bart_, et nous allons jusqu'au village de
Chanteau, ou nous prenons un modeste repas que nous avons tous bien gagne.
On remplit de vin deux seaux, et nos moblots y puisent a tour de role.
Cette collation ranime leur ardeur. Ils trouvent que, decidement, il y a
du bon dans le service des ballons captifs.

En depit du vent, nous nous decidons a continuer notre route, car nous
voulons arriver au camp de Chilleur. Nous savons que le general d'Aurelles
n'est pas bien convaincu de l'utilite des ballons captifs; que dira-t-il
si ses premiers ordres n'ont pu etre executes pour cause de vent?
Qu'importent les obstacles imprevus, l'insuffisance d'un materiel
improvise, les difficultes dues a la mauvaise saison? Expliquer toutes ces
bonnes raisons quand on a echoue, c'est perdre son temps. Il faut reussir
a tout prix. Un general vaincu est un mauvais soldat. Un ballon dans une
premiere tentative a ete creve. Supprimons les ballons. Voila comme on
juge aujourd'hui. Nous ne l'ignorons pas, aussi faut-il nous efforcer de
vaincre le vent, notre ennemi a nous.

Les mobiles se remettent en marche trainant a la remorque le _Jean-Bart_,
ou nous sommes montes tous deux mon frere et moi. Les chemins sont
couverts d'une boue gluante, qui se colle aux semelles, et nous preferons
geler dans la nacelle que patauger dans la crotte. D'ailleurs tout a
l'heure un coup de vent sec, imprevu, a failli faire lacher prise a tous
nos hommes a la fois. Nous avons entrevu la possibilite d'une ascension
libre, faite malgre nous. Dans le cas d'un semblable accident, nous tenons
a nous trouver ensemble. Nous songeons meme que nous n'avons pas d'ancre
dans la nacelle et qu'en cas de depart dans les nuages, le retour a terre
ne serait pas facile. Mais nous chassons de notre esprit cette vilaine
perspective, nous ne pouvons pas, pour le present, reparer cette omission,
n'y pensons plus.

Le trainage de l'aerostat devient de plus en plus penible.--Les mobiles
sont fatigues.--Nous essayons d'un nouveau moyen de locomotion que nous
regrettons bientot de ne pas avoir usite plus tot, car il est plus
pratique et moins fatigant. Au lieu de trainer le ballon juche dans l'air
a 30 metres de haut, nous le faisons descendre jusqu'a un metre ou deux de
la surface du sol, les mobiles le maintiennent presque au-dessus de leurs
tetes. Dans ces conditions les oscillations ont une amplitude moindre, et
le travail de traction est plus facile. Il etait bien simple de songer de
suite a ce procede, mais on n'apprend decidement qu'a ses depens.

Nous arrivons bientot au milieu de vastes plaines, ou nous n'avons plus
a craindre les recifs terrestres. Mais le soleil se couche et le vent ne
s'apaise pas. Il est six heures. Nos hommes sont epuises. Ils commencent
a se plaindre, ils ne tirent que mollement, et ont toutes les peines
du monde a ne pas laisser entrainer le ballon par le vent qui nous est
toujours contraire. C'est a peine si nous faisons un kilometre a l'heure.

--Courage, leur crions-nous, nous arrivons bientot a Rebrechien. Il faut
aller jusque-la, car en restant ici, il n'y aurait pas de diner. Et
la-bas, vous aurez un bon repas!

Nous avons les pieds et les mains litteralement glaces, et le mouvement de
roulis de la nacelle devient insupportable. Mais nous n'osons rien dire.
Quel exemple pour les soldats si les chefs se plaignaient deja!

Bientot, il fait nuit noire, quelques paysans regardent stupefaits le
passage de ce monstre inconnu pour eux. Le ballon se decoupe sur le ciel,
en une vaste silhouette noire qui se balance au-dessus de la plaine; il
est tire par des groupes humains qui ressemblent de loin a des ombres
echappees du monde infernal. Tous ces travailleurs sont fatigues et
silencieux. On dirait l'apparition fantastique d'une legende.

A 7 heures, la lune se montre et complete le merveilleux de cette scene
bizarre; elle nous eclaire de ses rayons, et se reflete sur l'aerostat, en
lui donnant l'aspect d'une grande sphere de metal poli.

S'il fallait continuer quelques heures de plus un semblable voyage, nous
ne tarderions pas a tomber de fatigue, au milieu des champs. Les pauvres
mobiles ont les mains coupees par les cordes, ils marchent avec peine
dans la terre labouree. Depuis que la lune s'est montree, le froid
est insupportable.--Une bise glacee nous paralyse dans la nacelle.
Heureusement nous apercevons dans le lointain le petit village de
Rebrechien qui allume ses feux du soir.

C'est la terre promise qui s'ouvre a nous. Il faudra demain recommencer le
voyage. Mais une bonne nuit nous aura rendu nos forces.

A 8 heures, nous faisons arreter le ballon a l'entree du village. Il y a
douze heures que nous sommes traines en ballon captif, il y a douze heures
que nos mobiles tirent sur des cordes de toute la force de leurs poignets:
ma foi ce sont de solides gaillards, et bien d'autres a leur place
auraient succombe a la tache. Mais leur bonne volonte est a la hauteur de
leurs poignes, ils aiment, malgre eux, leur ballon captif qui leur a donne
tant de mal, car leur instinct leur fait comprendre qu'il y a la quelque
chose de nouveau, d'inconnu, d'utile. Braves coeurs! Ils aiment la patrie,
ils sont pleins d'ardeur, pleins de zele. Que n'aurait-on pas fait avec de
tels soldats! Mais il aurait fallu savoir les conduire, les soigner. Ils
travailleront demain avec la meme ardeur, mais a condition que ce soir ils
dineront et dormiront bien. C'est ce qui ne leur arrive pas tous les jours
en presence de l'ennemi. Prives de sommeil, prives de nourriture, accables
de fatigue, ils fuient sous le feu des batteries prussiennes. Mais qui
donc tiendrait tete a des solides combattants quand les privations de
tous genres ont transforme l'homme robuste en un malade, chez lequel
l'abattement, le decouragement ont succede au courage, a la resolution? Un
estomac trop longtemps vide ne sait plus avoir d'energie.

Avant de nous livrer a un repos dont nous avons tous grand besoin, nous
prenons soin de disposer le ballon de telle sorte que les coups de vent
violents auxquels il est soumis sans cesse ne puissent l'entrainer au
loin. Jossec et Guillaume vont chercher des pelles et des pioches; ils
creusent un trou carre ou la nacelle, remplie de pierres et de sacs de
lest, est enterree jusqu'au bordage superieur. Nous ne tardons pas a nous
apercevoir que ces precautions sont insuffisantes, le ballon qui a perdu
une quantite appreciable de gaz, est flasque et distendu, son etoffe
devient concave sous l'effort de l'air agite, et ce qui nous etonne, c'est
qu'il ne vole pas en lambeaux d'un moment a l'autre. En se creusant ainsi,
l'aerostat forme voile, et acquiert une force de traction enorme; en
quelques minutes, il a si bien elargi le trou de la nacelle, qu'il l'en
retire, et courrait a la surface des champs avec la vitesse d'un train
expres si les _moblots_ ne s'etaient jetes a temps sur les cordages; nous
faisons rentrer la nacelle du _Jean-Bart_ dans sa prison; nous attachons
au cercle une corde solide a l'extremite de laquelle nous fixons une ancre
que nous enfouissons a deux ou trois pieds sous terre. Cette fois le
_Jean-Bart_, croyons-nous, est cloue au sol, il sera peut-etre eventre
sous l'action du vent, mais il ne se debarrassera pas de ses liens. Helas!
L'un et l'autre accidents allaient survenir dans la nuit au plus fort de
la tempete.

A 6 heures du matin, les rafales sont si puissantes que l'aerostat se
penche completement jusqu'a terre; la il roule sur lui-meme, son etoffe
se souleve avec force comme une poitrine opprimee. On dirait le rale d'un
etre vivant qui va succomber, et qui lutte encore contre la mort. Les
mobiles en faction nous ont eveilles a temps pour assister a cette agonie.
Mais que faire pour conjurer le mal? Nous sommes de pauvres medecins qui
viennent trop tard, et qui ont a lutter contre une force qu'ils ne peuvent
vaincre. Ces tortures du _Jean-Bart_ nous font mal a voir; que de peines,
que de tourments, que de patience devenus inutiles!--Nous allons echouer
en vue du port.

Pauvre ballon! Son etoffe est bien solide, car elle est froissee par le
vent, avec une violence inouie, l'air s'y engouffre precipitamment, et y
resonne sourdement. Le _Jean-Bart_ se crispe, s'agite, touche le sol,
puis se redresse, bondit et s'allonge, comprime par le poids de l'air
en mouvement. Tout a coup une rafale siffle dans les arbres avoisinants
qu'elle fait ployer, elle enleve le ballon comme un fetu de paille, et
l'entraine a cent metres de son point d'attache. Arrive la, le _Jean-Bart_
s'affaisse, il a succombe dans cette lutte inegale du faible contre
le fort, son etoffe s'est fendue de l'appendice a la soupape. Le gaz
s'echappe en une seconde: Le fier aerostat si beau, si puissant, n'est
plus qu'un lambeau d'etoffe informe, un amas de chiffons, une guenille. Il
a perdu sa vie, son ame, il est mort. Mais, contrairement a l'etre anime,
il ressuscitera sous la meme forme; une bonne couture, une piece d'etoffe
et deux mille metres cubes d'hydrogene carbone, produiront le miracle.

Les temoins de cette scene etrange sont stupefaits de cette force de
l'air, frappant une surface legere, car ils ont assiste a une experience
vraiment remarquable. Le ballon a souleve sa nacelle remplie d'un poids de
deux a trois mille kilogrammes, il a entraine son ancre avec lui, en lui
faisant tracer dans la terre labouree un sillon d'un metre de profondeur.
Je crois pouvoir affirmer que cinquante chevaux et peut-etre meme
davantage n'auraient pas deracine ce fardeau.

Cherchez donc la direction des ballons, avec un vent pareil! Ou vous
cacheriez-vous, utopistes et faux inventeurs qui voulez conduire les
aerostats dans l'air avec une paire de rames, avec une voile, grecque ou
latine, si vous aviez ete la parmi nous a voir succomber le _Jean-Bart_!
Apprenez a connaitre l'outil que vous voulez ameliorer, avant de rever
pour lui des progres insenses. Maniez les ballons, montez dans leurs
nacelles, gravissez les sommets des nuages, conduisez-les a terre et
en l'air, et dans ces promenades pratiques vous rencontrerez peut-etre
l'inconnu que vous cherchez.--Mais vous ne trouverez jamais rien, en
faisant de l'aeronautique en chambre. Ce n'est pas assis devant un bureau
que Watt a trouve les merveilleux organes de la machine a vapeur, c'est le
marteau a la main, dans un atelier de mecanicien.

Nous replions l'aerostat, et la foule des paysans qui n'etait pas la hier
a notre arrivee, accourt pour voir le ballon. La figure de quelques-uns
d'entre eux est vraiment comique.

--Jean-Pierre, tu verras le ballon demain matin, avait dit un temoin de
notre arrivee a son ami, c'est une grande machine ronde qui se remue,
souffle, s'agite, qui est deux fois grande comme notre clocher et qui
traine dans un panier des messieurs de Paris.

Et Jean-Pierre est ebahi de voir un paquet d'etoffe pliee, qui tient dans
un panier d'osier. Il se demande si on ne s'est pas moque de lui. Mais il
ne sait pas qu'il faut voir un ballon gonfle. Je ne puis m'empecher
de comparer le gaz d'un aerostat a la parole de certains avocats; que
reste-t-il, quand le gaz est sorti?

Nous sommes assez penauds pour notre part, et c'est l'oreille basse que
nous nous decidons a envoyer un telegramme a Tours ou l'on attend de nos
nouvelles. Nous revenons a pied a Orleans.

Apres quatre heures de marche, nous entrons en ville; la reponse a notre
missive est deja venue. Sachons rendre justice a l'intelligence du
directeur des telegraphes qui s'occupe du service des ballons captifs, au
lieu de bouder, de se plaindre et de nous decourager comme l'auraient fait
tant d'autres, il nous felicite chaleureusement de nos efforts, et nous
excite a recommencer. "Je vous envoie six ballons, nous dit-il, crevez-en
autant que vous voudrez, mais reussissez." Voila de bonnes paroles
qui nous reconfortent, c'est ainsi qu'on fait marcher des hommes
d'action.--Malgre notre premier echec, on ne nous congedie pas avec
l'epithete de traitres.--Nous sommes decidement plus heureux que nos
generaux.

Du reste, ce n'est pas la perseverance qui nous manquera, mon frere et
moi, nous avons le defaut ou la qualite d'etre tetus comme mulets, quand
nous avons un projet en tete. Le lendemain nous reparons de bon coeur un
autre ballon, la _Republique universelle_, venu de Paris le 14 octobre.
Nous allons le gonfler au premier signal, et nous pensons bien qu'il n'y
aura pas de tempete tous les jours aux environs d'Orleans. Pour plus de
precautions, nous preparerons meme aussi un second aerostat, voulant avoir
deux cordes a notre arc. Je n'oublie pas d'ailleurs un conseil de mon
ami Gustave Lambert qui a appris a connaitre la vie: "Pour reussir, me
disait-il un jour, il y a un mot qu'il est indispensable de bannir de la
langue francaise, c'est le mot decouragement." Quelque modeste que soit
notre sphere d'action, prenons le parti de le rayer de notre dictionnaire.

Un telegramme envoye de Tours nous apprend que le mouvement de nos troupes
est retarde de deux ou trois jours, et que nous avons le temps de prendre
nos dis-positions avant l'attaque. Cette nouvelle vient a point, car
l'usine d'Orleans ne pourra nous fournir 2,000 metres cubes de gaz avant
le 3 decembre.

En attendant le jour du gonflement, nous faisons une visite au camp
francais accompagnes de quelques amis. Nous sommes recus d'abord par les
turcos, dont le campement si bizarre, si pittoresque, doit ressembler aux
smalas du desert. Ces braves moricauds nous offrent un cafe excellent, et
boivent a la sante de la France. Pauvres Arabes, quels vides effroyables
sont ouverts dans vos rangs par le mecanisme de l'artillerie prussienne!
L'homme est faible devant la machine impitoyable! Que peut le courage
contre un projectile aveugle, contre une puissance aussi brutale
qu'invincible?

_Samedi 3 decembre_.--Nous commencons au lever du jour le gonflement de
notre nouveau ballon, la _Republique universelle_. Ce nom un peu long
n'est pas tres-heureux, mais nous ne voulons pas toucher au bapteme de
Paris. Nos marins Jossec et Guillaume, et les mobiles sont a leur poste,
ils commencent a se familiariser aux manoeuvres aerostatiques, que
facilitent aujourd'hui un temps calme, un ciel serein.

A 3 heures de l'apres-midi, nous nous mettons en route, et bientot perches
dans notre nacelle, nous passons au-dessus des campagnes, remorques par
les mobiles, a travers les echalas de vigne. L'air est a peine agite, et
la _Republique universelle_ mollement bercee, a l'extremite de ses cordes,
ne nous secoue pas trop violemment dans notre panier d'osier. Nous
dirigeons notre marche a cote du chateau du Colombier, vers un petit
village, ou nous ferons notre premiere etape. Demain nous esperons
arriver, a la fin du jour, au camp de Chilleur, ou l'on nous attend.

Duruof avec son ballon restera encore en reserve; il ne se plaint pas de
son inaction et nous nous demandons s'il ne se felicite pas de se tenir a
l'abri des projectiles prussiens.


III


La deroute de l'armee de la Loire.--Les ballons captifs au chateau du
Colombier.--Aspect d'Orleans.--Le dernier train.--Les blesses.--Vierzon.

Dimanche 4 decembre 1870.

Apres bien des difficultes, analogues a celles que nous avons decrites, le
ballon la _Republique_ arrive enfin au terme de sa premiere etape, pres
d'un petit hameau situe a 4 kilometre a peine du chateau du Colombier. Il
n'y a la que quelques chaumieres tristes et monotones. Il est cinq heures,
le vent assez vif agite l'aerostat qui plie sur son cercle, comme un arbre
pendant l'orage. Les marins creusent dans le sol un trou profond pour y
enfouir la nacelle, ils manient la pioche au milieu d'une plaine abritee
par des peupliers, prives de feuilles et roides comme les matures d'un
navire. On entend au loin le bruit de la canonnade qui fait retentir
l'air comme le tonnerre pendant la tempete. Depuis deux jours, ce concert
lugubre frappe sans cesse nos oreilles.

Le capitaine des mobiles preside a la distribution des vivres de ses
soldats, nos marins cherchent des habitations ou ils pourront trouver un
abri. Quant a nous, l'hospitalite nous est offerte par de braves paysans.
Ils ouvrent aux aerostiers leur humble maisonnette; un feu flambant
petille dans l'atre; l'hotesse prepare a notre intention un repas frugal
compose d'une omelette et de fromage arroses de vin blanc. Le soir, apres
l'inspection du ballon qui s'agite toujours convulsivement sous le souffle
de l'air, nous rentrons nous coucher, mon frere et moi, etendus tout
habilles sur deux matelas places a terre. Le capitaine et le lieutenant de
la compagnie de mobiles restent assis au coin du feu. La chambre qui nous
abrite est ouverte a tous les vents, les carreaux des fenetres ont ete
brises par les Prussiens a l'epoque de leur premiere visite a Orleans. Ces
pillards n'ont rien respecte dans l'humble habitation; quand ils y sont
entres, on leur a donne des fromages, du pain et du vin, tous les vivres
de la campagne, mais ils ont casse sans pitie les chaises, les commodes,
ils ont brise un vieux coucou, precieux souvenir de famille, ils ont mis
en morceaux une glace, seul objet de luxe de l'ameublement de la pauvre
chaumiere.

A minuit, des pas sonores nous reveillent en sursaut. Ce sont des mobiles
qui viennent appeler le capitaine.

--Venez, capitaine, disent-ils, on entend au loin un bruit singulier; sur
toutes les routes c'est comme le roulement de nombreuses voitures, on
croit apercevoir aussi des cavaliers qui passent sur le sol glace.

Tout le monde est bientot sur pied. Rendus a travers champ a la route
la plus proche, un sinistre defile s'offre a nos yeux. Des voitures
d'approvisionnement passent en files serrees, puis ce sont des cuirassiers
qui trottent au milieu des tenebres suivis d'une formidable procession de
canons et de caissons d'artillerie. Ca et la des soldats egares traversent
les champs, comme des ombres effarees, sautent par dessus les haies;
mornes, abattus, ils marchent la tete basse, sans rien dire, sans rien
voir, leurs vetements sont en lambeaux, les uns ont la tete enveloppee
d'un foulard, les autres, demi-nus, se drapent dans de mechantes
couvertures; ceux-ci boitent et trainent le pas, ceux-la ont le bras en
echarpe, quelques-uns, maladifs et pales, s'appuient sur l'epaule d'un
ami.

--Tout est perdu, nous dit un vieux zouave a barbe grise, les obus tombent
on ne sait d'ou. Dieu me damne, si j'ai rien vu de semblable! Ces maudits
Prussiens sortent du sol pour nous ecraser, nulle resistance n'est
possible!

Tout en faisant la part de l'exageration des fuyards, nous nous rendons a
l'evidence, car le lugubre defile se prolonge a perte de vue, avec
toute la physionomie d'une deroute. Comment traduire les sentiments qui
s'agitent dans notre esprit consterne? Quelle tristesse s'empare de notre
ame au retour dans la pauvre chaumiere! C'en est donc fait de la France!
L'armee de la Loire, victorieuse a ses debuts, est deja terrassee!

La fatigue est le meilleur palliatif de la douleur; malgre l'emotion qu'a
fait naitre l'horrible tableau du desastre, nos yeux se ferment, et le
sommeil vient arreter le souvenir.

_Lundi 5 decembre_.--A 5 heures du matin, tout le monde est sur pied. La
deroute a dure toute la nuit, le defile lugubre n'a pas discontinue un
instant. Au lever du jour, elle s'accentue plus complete encore, et les
premiers rayons d'un soleil d'hiver eclairent les milliers de voitures qui
se dirigent vers Orleans. Plus loin, on voit encore des cuirassiers aux
manteaux rouges, et de nombreuses pieces d'artillerie. Des blesses, le
teint pale, l'oeil livide, sont ramenes sur des cacolets.

La _Republique_ est toujours gonfle au milieu de la prairie. Que faire?
Nul ordre ne nous est envoye! Nous laisserons-nous prendre sottement par
les Prussiens qui approchent? Un mobile court au chateau du Colombier, ou
est installe un poste telegraphique. Aucune nouvelle, aucun ordre: notre
devoir nous impose l'obligation d'attendre jusqu'a la fin. Comment se
decider a plier bagage, en songeant que le ballon peut etre utilise au
dernier moment.

Que les Prussiens viennent s'ils le veulent! Qu'ils nous cernent, qu'ils
nous entourent! Il sera toujours temps de couper nos cordes, et de
lancer la _Republique_ au-dessus des nuages! Nos mobiles et nos marins,
debarrasses de leur ballon, trouveront bien a se sauver a pied. Ils ont
tous des chassepots, des revolvers et sont decides s'il le faut a en faire
bon usage.

Attendons. C'est la decision qui est prise au milieu de la panique.

--Attendons si vous voulez, nous crie d'un air insouciant le lieutenant
des mobiles qui vient de se joindre a nous, mais, pour Dieu! dejeunons.

Et disant ces mots, il nous montre en riant un magnifique lapin qu'il
vient d'acheter trente centimes a un paysan. Ce brave homme s'est excuse
de le faire payer un peu cher. Mais les temps sont durs. Helas! A trente
lieues d'ici, dans les murs de Paris, ce lapin couterait a nos amis autant
de pieces de cinq francs que nous l'avons paye de sous!

A 11 heures, le bruit de la canonnade se rapproche singulierement, des
paysans accourent consternes! Les obus, disent-ils, tombent a 1000 metres
d'ici.

Qu'allons-nous devenir? L'equipe est vite rassemblee, il faut faire les
preparatifs de l'ascension. Au meme moment, une estafette accourt. On nous
donne l'ordre de plier le ballon, et de le porter de l'autre cote de la
Loire, ou l'armee se rassemble. Le degonflement se fait en toute hate.
Mais il y a pour une bonne heure de travail.

Voila une charrette qui passe attelee d'un bon cheval.

--Hola! mon bonhomme, crie le capitaine au charretier, vous etes vide, je
mets votre voiture en requisition, nous en avons besoin.

--Ma foi, mon capitaine, prenez, si vous voulez, la voiture et le cheval
ne sont pas a moi.

Le filet plie, le ballon, la nacelle, sont hisses sur la charrette qui se
met en marche. Il etait temps: les projectiles ennemis sifflaient dans
l'air et tombaient a profusion sur le chateau du Colombier.

Je cours payer notre brave hotesse, et je vois le lieutenant de mobiles
devant le foyer de la cheminee. Une cuiller a la main, il fait mijoter son
lapin.

--Allons, mon lieutenant, en route. Vous avez fait la un joli dejeuner
pour les Prussiens. Mais consolez-vous, nous mangerons a Orleans!

Le pauvre village va etre abandonne. Les ennemis vont venir. Tous les
paysans sont en proie a la plus violente emotion, on en voit qui se
sauvent, on en voit d'autres qui se hatent de cacher les objets qui leur
sont chers!

Nos 150 mobiles suivent la charrette. On arrive bientot par un chemin de
traverse a la grande route qui conduit en ville. Mais nous attendons
une grande demi-heure pour prendre rang au milieu de la longue queue de
voitures d'approvisionnement et de troupes qui defilent depuis plus de
douze heures.

Il faut avoir assiste au spectacle de la retraite de cent mille hommes
pour se faire une juste idee du chaos, de l'encombrement desordonne qui en
resulte. Deux files de charrettes suivent la route au milieu des troupes;
des cavaliers dominent pele-mele cet ocean humain, chaque charretier veut
devancer son voisin, a chaque minute la file s'arrete pour ne reprendre
qu'un pas lent et irregulier. Tout le monde est silencieux, atterre, comme
abruti. Tantot des estafettes courent pour porter des ordres; il faut
leur ouvrir un passage; des canons remontent le courant pour proteger la
retraite jusqu'a la nuit.--Cependant le bruit de la canonnade augmente
d'amplitude, l'ennemi approche! Aura-t-on le temps de traverser la Loire?
Fasse le ciel que les obus ne tombent pas sur la route, cachee sous un
ruban de soldats et de voitures!

L'encombrement augmente a mesure qu'on avance. Devant la porte d'Orleans
le courant s'arrete pendant pres d'une heure. La foule serree, est
immobile. Chacun est cloue a la meme place, sans pouvoir faire un pas en
avant ou reculer d'une semelle. Je ne sais quoi de triste, de lugubre
domine ce tableau. Toutes les maisons du faubourg Banier se ferment, les
ruines du premier envahissement sont encore fumantes et semblent menacer
les habitations intactes. Les portes sont tirees au dedans, les volets
sont clos; de temps en temps une tete passe pour voir si ce sont encore
des pantalons rouges qui defilent!

A trois heures de l'apres-midi, les pieces de canon de la marine, placees
en avant des faubourgs d'Orleans, commencent a tonner au moment ou nous
arrivons place Jeanne d'Arc; nous voyons la un colonel furieux, les yeux
injectes de sang, qui court apres des fuyards un revolver a la main;
il les rassemble en un peloton. Un tambour resonne, et les laches sont
contraints de se porter a l'ennemi. La caisse sonne la charge d'un ton
lugubre et monotone.

La faim commence a nous faire subir ses angoisses, mais il ne reste plus
un morceau de pain a Orleans. Cent mille hommes viennent de passer la
avant nous. Nous courons a la gare ou Bertaux, Duruof et son equipe, les
colombophiles Van Roosebeke et Cassiers sont reunis. Nos ballons sont
sauves du naufrage. Nous allons tous partir par le dernier train qui se
forme sous nos yeux. Il est uniquement compose de fourgons ou s'entasse
une foule enorme.

Jamais je n'oublierai l'epouvantable tableau qu'offre en ce moment la
gare d'Orleans. Elle est encombree de blesses, aux yeux hagards, qui se
trainent jusqu'au train pour s'enfuir. Notre fourgon contient six ballons,
nous sommes dix-sept avec nos equipes, et en outre cinq capitaines de la
ligue ont pris place accroupis sur les nacelles. De malheureux blesses
nous supplient de leur donner asile, mais il est de toute impossibilite de
placer une aiguille parmi nous. Les uns ont la tete ouverte par une balle,
d'autres ont le bras ballant et inerte, d'autres s'appuient sur les
epaules d'un camarade. Tous ces soldats sont a demi couverts de vetements
en lambeaux, des zouaves n'ont plus ni molletieres ni souliers, la plupart
n'ont pas de capotes, ni de kepis, ni de couvertures ... et il gele a
pierre fendre!

Le train va partir. C'est le dernier, il est cinq heures Les blesses qui
ont encore quelque force se hissent sur le toit des fourgons; malgre le
froid, ils se tiennent la immobiles, couches a plat ventre. Ceux-la sont
encore privilegies, car d'autres, bien plus nombreux, ne partiront pas.
La captivite les attend! Ils gemissent, ils pleurent, ces malheureux, a
l'idee d'etre enleves a ce lieu si cher, a la patrie, a la famille, aux
amis. Le coeur saigne devant de tels tableaux que nulle plume ne saurait
decrire! Au milieu de tout cela, des tetes affolees crient et s'agitent,
des paniques s'emparent de la foule.

--Les rails sont coupes, disent les uns, votre train va etre brise!

--Les canons prussiens, disent les autres, vous attendent au tournant de
la Loire.

A cinq heures et demie, la locomotive siffle. Le train part, au milieu
du gemissement des blesses exposes sur le toit des fourgons. Le coup de
collier brusque de la machine a ouvert leurs plaies et leur a arrache des
cris de douleur. Nous suivons lentement le bord de la Loire; les boulets
francais sifflent a travers les arbres, on apercoit au loin le pont
d'Orleans litteralement couvert d'une mer humaine. A cote, un pont de
bateaux jete sur le fleuve facilite le mouvement de la retraite. Le soleil
se couche; son disque, rouge comme du sang, lance ses derniers rayons sur
cet horrible panorama qu'accompagne le bruit du canon. Au milieu d'une
telle desolation, je me figure entendre la grande voix du poete, s'ecrier
comme apres Waterloo:

  C'est alors
  Qu'elevant tout a coup sa voix desesperee,
  La deroute geante, a la face effaree,
  Qui, pale, epouvantant les plus fiers bataillons,
  Changeant subitement les drapeaux en haillons,
  A de certains moments, spectre fait de fumee,
  Se leve grandissante au milieu des armees,
  La deroute apparut au soldat qui s'emeut
  Et, se tordant les bras, cria: Sauve qui peut!

Nous croisons en chemin le train de M. Gambetta, mais un signal le fait
arreter. Il n'est plus temps d'entrer a Orleans. Les rails viennent
d'etre coupes. Le ministre de l'interieur et de la guerre est oblige de
rebrousser chemin, de revenir a Tours.

Cependant nous sommes entasses pele-mele dans notre fourgon, plonges dans
une obscurite complete, l'estomac vide et litteralement geles, car la bise
glaciale siffle a travers les portes mal jointes. Mais comment oser se
plaindre en entendant sur nos tetes le bruit que font en frappant du pied
les malheureux blesses juches sur le toit du fourgon? Quelques-uns sont
ralants, la douleur les a vaincus, la mort va les saisir! En effet, a
minuit, le train s'arrete a Vierzon. On retire des cadavres des voitures.
Quelques blesses, pendant le voyage, sont morts de froid! Detournons les
yeux de scenes aussi epouvantables et entrons a Vierzon, ou nous devons
rester jusqu'a quatre heures du matin.

Il fait nuit noire. Pas un passant dans les rues. Un hotel est en face la
gare, une lumiere y brille. Le marin Jossec frappe a la porte, on ouvre.

Nous entrons dans une grande salle qui est le restaurant de l'endroit.

--Que voulez-vous? nous dit le patron d'un ton grognon, je n'ai pas de
place ici pour vous loger.

--Nous venons d'Orleans, epuises de fatigue, de faim. Voila plus de
vingt-quatre heures que nous n'avons pas mange. Donnez-nous a souper et
allumez un bon feu. Nous partons dans trois heures.

--Impossible, riposte le patron, il est passe minuit et je ferme. Je ne
peux vous recevoir, retirez-vous.

J'insiste poliment en faisant comprendre a mon interlocuteur que nous
venons de l'armee, que son patriotisme devrait le mettre dans l'obligation
de nous mieux accueillir. Il ne veut pas entendre raison.

--Retirez-vous, dit-il insolemment, et il ferme la porte au nez de nos
marins qui viennent nous rejoindre. Nous commencons a nous facher tout
rouge.

--Ouvrez de suite, disons-nous, ou la porte vole en eclats.

Et voila nos marins qui frappent au dehors avec violence. Le patron se
decide a ouvrir, il est furieux.

--Je vais aller chercher le poste, dit-il. D'ailleurs, qui etes-vous? Je
ne vous connais pas.

--Votre insolence nous dispenserait de vous donner d'explication, mais
voici nos papiers bien en regle qui vous montreront d'ou nous venons.
Maintenant, rappelez-vous que nous sommes ici quatorze hommes bien
decides, forts de notre droit et de notre argent, a prendre l'asile et le
diner que vous refusez.

Cette menace ne produit pas mauvais effet. La patronne est descendue, elle
appelle son mari dans la cuisine; la bonne arrive. Il se tient la un petit
conseil de guerre qui se termine en notre faveur.

Le maitre d'hotel se decide a allumer un grand feu, a nous servir un
excellent repas que nous devorons avec un appetit de naufrages. Il nous
fait chauffer du cafe, nous causons en fumant jusqu'a quatre heures du
matin, heure a laquelle nous reprenons un train qui nous transporte a
Tours.


IV


Organisation definitive des aerostiers militaires a Tours.--Experience
d'une montgolfiere captive.--Expedition de Blois.--M. Gambetta et le
chef de gare.--Nouvelle defaite.--Tours et le Mans.--Le camp de
Gonlie.--Ascensions captives.

Du 6 au 20 decembre 1870.

Tours, que nous retrouvons, n'a pas change d'aspect. Toujours meme
mouvement dans les rues. On rencontre des officiers de tous les regiments,
des francs tireurs de tous les costumes, de toutes les especes, des
solliciteurs de tous les rangs. Mais le niveau de l'esperance a
singulierement baisse, on parle du demenagement du gouvernement; les
optimistes les plus convaincus ne se dissimulent plus la gravite de la
situation. Ou nous meneront ces desastres accumules? Ou allons-nous? C'est
ce que chacun se demande avec anxiete.

Le nouveau theatre est transforme en un arsenal aerostatique ou sont
amonceles les ballons venus de Paris. Ils sont repares, plies dans leurs
nacelles, afin qu'il soit possible au moment voulu de les utiliser. La
famille Poitevin, venue d'Italie, pour offrir ses services aeriens a la
France, critique l'emploi des ballons a gaz pour les usages de l'armee,
et veut substituer les montgolfieres qui, sans exiger une usine pour etre
gonflees, necessitent seulement quelques bottes de paille enflammees.

M. Steenackers me fait l'honneur de me demander mon avis a ce sujet. Je ne
lui dissimule pas ma facon de penser:--Certes, lui dis-je, le ballon a
gaz a contre lui l'embarras du gonflement, mais une fois rempli, il a une
force ascensionnelle assez considerable pour resister a un vent d'une
intensite moyenne, il reste gonfle plusieurs jours de suite, toujours pret
a transporter l'observateur a deux cents metres dans l'atmosphere.--La
montgolfiere se gonfle vite, mais elle a une faible force ascensionnelle,
elle se penchera contre terre sous l'effort de la moindre brise, et vite
refroidie, elle perdra en un clin d'oeil toute son energie.

Du reste toute discussion, toute opinion, ne valent pas une experience.
Que ceux qui ne partagent pas notre maniere de voir sachent nous
convaincre par les faits; nous ne demandons pas mieux que de changer
d'avis quand nous aurons vu.

_7 decembre_.--Une montgolfiere construite a Tours, se gonfle a midi, dans
le jardin de la Prefecture. Les membres de la Commission scientifique, M.
Steenackers, quelques aeronautes assistent a l'experience. L'appareil est
suspendu a une corde horizontale fixee a la cime de deux grands arbres;
on apporte des bottes de paille que l'on allume a sa partie inferieure.
L'elevation de temperature produite par la combustion, dilate l'air
contenu dans la sphere de toile, qui s'arrondit completement en moins de
vingt minutes. On attache a la hate une petite nacelle ou le fils Poitevin
se tient a peine; il jette un peu de lest, et la montgolfiere s'eleve,
enlevant avec elle un cable que quelques hommes retiennent a terre. Mais
c'est bien peniblement que l'appareil se souleve du sol, il monte a dix
metres et s'arrete la, haletant, epuise. L'aeronaute jette un sac de lest,
puis un second, et tout ce qu'il peut faire, c'est d'atteindre le sommet
d'un bouquet d'arbres, ou il se pose comme un pauvre oiseau auquel on
aurait coupe les ailes. Deja la montgolfiere se degonfle, elle est fixee
a un obstacle terrestre qu'elle ne veut plus quitter.--Le fils Poitevin
abandonne sa nacelle, et descend de l'arbre de branche en branche. Une
mauvaise langue lui dit au retour de son humble voyage:--Pour en faire
autant, il n'est pas besoin de montgolfiere. Vous auriez pu monter a
l'arbre comme vous en etes descendu!

Pour ma part je m'attendais a ce resultat, et je me demande meme comment
des aeronautes experts ont pu s'engager dans une semblable tentative. Il
est bien facile de calculer la force ascensionnelle d'un aerostat a gaz ou
a air chaud, il n'est pas necessaire d'etre mathematicien pour savoir que
si elle varie, ce n'est certes pas selon la volonte de son aeronaute. Un
athlete qui est capable de porter 20 kilogrammes a bras tendu, ne s'engage
jamais a en porter 100. Une montgolfiere de 1200 metres cubes enleve un
voyageur en liberte, mais elle n'est pas capable de soulever en outre
la corde qui la retient captive, et de lutter par un exces de force
ascensionnelle, qu'elle ne possede pas, contre l'impulsion du vent.

Cette experience a cela de bon, qu'on ne parle plus des montgolfieres. On
en revient aux ballons a gaz, et il est decide que pour regulariser notre
situation, on organisera une compagnie d'aerostiers militaires, attaches
a l'armee et dependant du ministere de la guerre, car a Orleans nous
n'avions aucune commission en regle. Si l'ennemi nous avait pris avec nos
ballons, il n'aurait certainement pas manque de nous fusiller d'abord. On
aurait avise ensuite.

Voici les aeronautes que M. Steenackers a signales au ministre de la
guerre, et qui viennent de recevoir les galons de capitaines:

  Gaston Tissandier.
  Albert Tissandier.
  J. Revilliod.
  A. Bertaux.
  Poirrier.
  Nadal.
  J. Duruof.
  Mangin.

Il est convenu que mon frere et moi, nous prendrons possession du ballon
de soie la _Ville de Langres_, et du _Jean-Bart_ qui sera repare. Nous
aurons, comme chefs d'equipe, Jossec et Guillaume, et quatre autres
matelots comme aides-manoeuvres.

MM. Revilliod et Poirrier dirigeront les operations de deux ballons de
2000 metres cubes. Leurs chefs d'equipe sont les marins Herve et Labadie,
venus de Paris en ballon, qui seront aides par quatre matelots.

M. Bertaux est choisi comme capitaine tresorier de la compagnie: il sera
assiste de M. Bidault. M. Nadal sera charge des demarches a faire pour le
gonflement, il pretera son concours aux deux equipes.

MM.J. Duruof et Mangin sont incorpores dans la compagnie, mais ils
resteront a Bordeaux, charges de surveiller le materiel de reserve, et de
preparer ce qui est necessaire a leurs collegues en activite.

Chaque ballon en campagne sera accompagne de 150 mobiles.

On nous a fait faire un costume tres-simple, qui offre quelque analogie
avec celui de la marine. Seulement les galons sont en argent et l'ancre de
la casquette est penchee. On nous remet notre nomination du ministere de
la guerre, et nous touchons le jour meme notre solde d'entree en campagne,
qui s'eleve a 600 francs. Elle est destinee a nos frais d'equipement. Nous
avons des appointements de 10 fr. par jour.

La compagnie des aerostiers militaires est ainsi parfaitement organisee,
mais on en complique malheureusement la formation par la nomination d'un
colonel et d'un commandant.--Rien de mieux, direz-vous?--Sans aucun doute,
si ces chefs que l'on nous impose ont quelque connaissance pratique qu'ils
sont a meme d'utiliser. Mais leur seul merite aerostatique est d'etre
parents et amis de hauts fonctionnaires. Ils n'ont jamais ete en ballon
et n'iront probablement jamais, mais ils n'en touchent pas moins de gros
appointements. On leur donne en outre la direction du service des pigeons
voyageurs qu'ils ne connaissent pas mieux que les ballons; ils regardent
faire les hommes speciaux, Van Roosebeke, Cassiers et leurs collegues
venus de Paris en ballon avec leurs messagers ailes, mais ils touchent
encore de ce cote de bonnes et grasses retributions.--Pendant que nous
allons gonfler plus tard nos ballons au Mans, a Laval, notre colonel et
notre commandant resteront a Poitiers, jouant au billard et fumant des
cigares. Le premier janvier, ils seront nommes chevaliers de la Legion
d'honneur pour action d'eclat.--Vous riez, n'est-ce pas? Et cependant
rien n'est plus vrai, les choses se sont passees exactement comme nous le
disons la. Ce serait comique, si ce n'etait navrant, car il est a supposer
malheureusement que ce fait n'est pas isole, et que la France a ete en
proie a un desordre, un gaspillage inouis, eleves a la hauteur d'une
institution.

Helas! faut-il qu'aujourd'hui, comme hier, il y ait memes abus, memes
faveurs! Est-il donc ecrit que les gouvernements doivent se suivre et se
ressembler! Suivant l'expression d'un de nos plus spirituels journalistes,
serait-ce bien toujours la meme boutique, et n'y aurait-il de change que
l'enseigne?

_Vendredi 9 decembre_.--A 8 heures du matin, la compagnie des aerostiers
militaires part pour Blois. Nous avons a notre disposition deux fourgons,
ou sont nos ballons, une plate-forme roulante ou se trouve la batterie
a gaz; le zinc en lamelles et les touries d'acide sulfurique. Il
parait qu'on va se battre dans ces parages et que nous pourrons rendre
d'importants services.

Nous arrivons a Blois, dans nos fourgons, car il ne faut plus songer aux
wagons de voyageurs. Du reste, quoique ce mode de locomotion soit peu
confortable, c'est bien la le cadet de nos soucis.

On ne vit plus reellement dans les temps ou nous sommes, les malheurs
s'abattent sur la France avec une telle rapidite, que l'esprit egare,
eperdu, est en proie a un vertige perpetuel qui lui ote toute reflexion.
A Blois, nous trouvons une ville bouleversee. Tout le monde parle de
nouveaux revers, de nouveaux desastres. Dans les rues, on nous apprend que
les Prussiens sont aux portes, nous courons a la prefecture et ces tristes
renseignements se confirment.

Le general P.... fait sauter sous nos yeux le pont de pierre. On nous
apprend ensuite que dans sa precipitation, il a oublie d'envoyer chercher
les approvisionnements de farine qu'on a laisses de l'autre cote du
fleuve. On nous affirme que 10,000 soldats qui s'etaient caches a
Chambord, pour attaquer les Prussiens a l'improviste, ont ete surpris
eux-memes pendant la nuit, que trois batteries de canons ont ete prises
par l'ennemi. Mon Dieu! mon Dieu! quelle confusion, quel desordre!

A la gare, nous voyons revenir des convois charges de blesses, voila ce
qui ne manque plus aux spectacles que nous sommes appeles a voir. Dans
l'ambulance un jeune soldat a la machoire inferieure enlevee, sa bouche
est devenue beante, son oeil hagard est effrayant. Je detourne la tete.
C'est horrible a voir. Une soeur de charite panse cette plaie.

Quel tableau pour un grand artiste! Au lieu de nous representer la guerre
par des bataillons qui prennent une redoute au milieu d'une fumee de
poudre et de gloire, qu'il retrace cette scene navrante, et que, dans le
lointain, il nous montre une mere qui pleure. Ce sera la la veritable
image de la guerre.

Et nos ballons? Nous n'y songeons deja plus! Pourquoi nous envoyer ici, il
est trop tard, il n'y a plus rien a faire.

Voila un train special qui accourt sur la voie ferree. C'est M. Gambetta
qui arrive. Il descend precipitamment, avec M. Spuller, son chef de
cabinet. Il demande le chef de gare qui n'a pas ete prevenu de l'arrivee
du ministre, et qui, au milieu d'un travail incessant, a pris quelques
minutes de repos.

M. Gambetta s'agite et tempete contre le chef de gare qui ne vient pas.
Il se promene impatiemment, puis s'arrete en frappant du pied. Il est
furieux.

Le chef de gare arrive enfin, c'est un vieillard modeste et respectable.
M. Gambetta le malmene, et lui dit les choses les plus dures, les plus
humiliantes, devant un public nombreux qui n'approuve nullement du reste
cette maniere d'agir si peu courtoise.

--Pauvre chef de gare, disait un spectateur, un si excellent homme, si
devoue, si laborieux, c'est bien triste.

--Ce qui est bien plus triste, repondit quelqu'un, c'est de voir M.
Gambetta, un ministre, un souverain, humilier injustement un vieillard,
sans savoir seulement s'il est coupable.

Je me rappelais a ce moment ce qu'un homme d'un grand merite m'avait dit
sur notre dictateur: "Il a deux defauts dont il ne guerira jamais, il est
avocat et meridional."

M. Gambetta part comme il est venu, et les choses ne vont pas mieux. Le
chef de gare recoit dans la soiree l'ordre d'evacuer son materiel de
guerre. Il nous conseille de partir. Nous voulons attendre, persuades
qu'un telegramme va etre envoye, qu'on n'a pu expedier ici les aerostiers
et leur materiel sans but, sans motif. Nous attendons jusqu'au lendemain
matin, passant la nuit dans la gare, assistant a la funebre procession des
trains charges de blesses, qui passent de quart d'heure en quart d'heure.
A l'ambulance de la gare, il y a une soeur de charite et un moine, ils ont
a soigner des centaines de blesses a la fois. Heureusement que nos
marins sont la, ils se mettent sous les ordres de la soeur de charite,
distribuent les bouillons aux malades, et se transforment en infirmiers.
Les aerostiers a Blois n'auront pas passe tout a fait inutiles.

Le lendemain a 10 heures, il ne reste absolument rien en gare, les
Prussiens vont arriver, dit-on. Il serait trop maladroit de se laisser
prendre avec son materiel. Une locomotive est accrochee a nos fourgons,
elle nous ramene a Tours.

A notre arrivee a Tours, nous apprenons que decidement la delegation
du gouvernement de la Defense nationale va se _replier_ a Bordeaux.
Le chef-lieu de l'Indre-et-Loire ressemble a une fourmiliere remuee
fortuitement par un baton. C'est un mouvement febrile, une agitation
sombre et lugubre.

M. Steenackers nous donne l'ordre de gagner le Mans, pour nous mettre a la
disposition du general Marivaux, commandant l'armee de Bretagne.

_11 decembre_.--Nous partons dans nos fourgons a 8 heures du soir. La gare
de Tours est envahie par une foule enorme qui abandonne ses foyers. Des
milliers de wagons, charges de vivres, de munitions, s'evacuent lentement
au milieu d'un gachis indescriptible. Nous sommes obliges de nous tenir
prets a partir trois ou quatre heures a l'avance. Si nous avons le malheur
d'abandonner nos ballons, ils seront enleves par une locomotive, emportes
je ne sais ou. Il faut rester aupres de notre materiel, et demander de
quart d'heure en quart d'heure, si le moment d'etre attaches a un train
est arrive. Personne ne sait plus ou donner de la tete. Des officiers,
charges de faire partir des fourgons de munitions, se querellent avec les
employes du chemin de fer, ce sont des discussions, des cris a n'en plus
finir, il s'eleve sur ce flot de tetes qui encombre la gare, un brouhaha
perpetuel, qui souffle comme un vent d'inquietude et de desespoir. C'est
la panique, c'est la debacle!

Nous sommes entasses dans notre fourgon comme des harengs dans une
barrique. Les ballons plies tiennent presque toute la place. Par dessus
ces ballots, on se perche tant bien que mal, Bertaux, Poirrier, Revilliod,
mon frere et moi, avec nos quatre chefs d'equipes et nos huit marins. Nous
sommes plonges dans l'obscurite la plus complete, il fait un froid de
loup, et six heures de voyage nous separent du Mans; trop heureux si
quelque retard imprevu ne nous fait pas faire le tour du cadran dans notre
prison cellulaire.

Nous arrivons a 2 heures du matin, moulus, brises, mais nous arrivons,
c'est l'essentiel. Les jours suivants se passent a chercher un local pour
nos ballons. L'atelier des baches a la gare est mis a notre disposition.
La _Ville de Langres_ y est etale; nos marins le vernissent a neuf.

Il faut s'occuper a present des rations de vivres que le ministre de la
guerre a mises a la disposition des marins aerostiers. Nous avons nos
commissions en regle, l'intendance ne fera pas de difficultes. Erreur
profonde. L'intendant n'a pas recu d'ordre direct, il y a encore quelques
formalites a remplir; bref, il ne nous donne pas nos vivres, mais il a eu
soin de nous faire attendre une heure dans son bureau pour arriver a cette
solution. Heureusement que nous sommes assez riches pour avancer deux
francs par jour a huit hommes, mais si nous commandions un bataillon, que
ferions-nous? Il faut le demander aux colonels de notre armee qui se sont
vu refuser des vivres pour leurs soldats par des intendances, ou des
milliers de pains moisissaient dans la cour. Mais a quoi bon se donner la
peine d'attaquer l'intendance francaise? On n'en dira jamais assez a ce
sujet, c'est chose malheureusement connue et convenue.

Notre ballon est pret, allons prendre les ordres du general commandant en
chef l'armee de Bretagne. Le jeudi 15, a 10 heures, nous arrivons au camp
de Conlie. Est-ce bien un camp? C'est plutot un vaste marecage, une plaine
liquefiee, un lac de boue! Tout ce qu'on a pu dire sur ce camp trop
celebre est au-dessous de la verite. On y enfonce jusqu'aux genoux dans
une pate molle et humide. Les malheureux mobiles se sont pourvus de sabots
et pataugent dans la boue ou ils pourraient certainement faire des parties
de canots. Ils sont la quarante mille, nous dit-on, et tous les jours on
enleve cinq ou six cents malades. Quand il pleut trop fort, on retrouve
dans les bas-fonds des baraquements submerges. Il y a eu ces jours
derniers quelques soldats engloutis, noyes dans leur lit pendant un orage.

Mais, sont-ce bien des soldats ces hommes que nous voyons errer comme
les ombres du Dante? Comment connaitraient-ils un metier qu'on ne leur a
jamais appris? Arraches a leurs familles, a leurs campagnes, on leur
a parle des Prussiens, de l'invasion de la patrie en danger. Ils sont
partis, pleins de resolution, pleins d'enthousiasme. Ils revaient le
succes, la gloire du combat, le salut de leur pays. On les enferme dans
un marais ou ils sont emprisonnes plusieurs semaines. Jamais ils ne
manoeuvrent, jamais ils n'apprennent le maniement des armes. Leurs
souliers sont perces a jour, ils n'ont pas une couverture pour se
preserver du froid. La nourriture est rare. En ont-ils meme tous les
jours? Ils souffrent, ils s'ennuient, mais ils sont resignes et patients,
quoiqu'ils se demandent, si c'est bien la ce qu'ils doivent faire pour
sauver le pays. Les jours se passent au milieu de ces tortures physiques
et morales, le decouragement, la lassitude arrivent. A force d'attendre,
ils desesperent. Ils errent dans ce camp si triste sans avoir conscience
de la vie; ils ne savent plus ce qu'ils font ni ce qu'ils vont faire, ils
perdent confiance en leurs chefs, ils en arrivent a regarder d'un air
melancolique ces malades qu'emportent les civieres! Ils sont heureux,
ceux-la, ils vont mourir!

Un beau jour, le tambour resonne, les bataillons se rassemblent, on va
partir. Partir ou, grand Dieu! Aller a l'ennemi, resister a des troupes
solides, aguerries, bien nourries, recevoir la mitraille et la pluie
d'obus!--Mais ces fusils que nous portons sur nos epaules, nous ne savons
pas les charger, nous n'avons jamais fait bruler une seule cartouche
dans leurs canons! Nous sommes fatigues, malades, nous ne savons rien
faire!--Qu'importe, il faut partir, il faut vaincre ou mourir.

Ils reviennent vaincus. Ils ont fui sous le feu de l'ennemi. Qui donc
oserait leur jeter la pierre?

Nous sommes d'abord recus par le chef d'etat-major qui nous fait conduire
dans une humble baraque en bois, ou nous arrivons en nous tenant en
equilibre sur des planches qui forment un chemin a travers les lagunes du
camp. Une construction primitive en planches, forme le quartier general de
l'armee de Bretagne. Il y a dans la piece d'entree un assez grand nombre
d'officiers qui attendent leur tour; on prend place a cote d'eux.

Bientot, l'aide de camp me prie d'ecrire sur une feuille de papier le but
de notre visite au general. Je redige quelques lignes que je soumets a
l'approbation de mon frere, de mes collegues et que je fais passer a M.
de Marivaux. Quelques secondes apres, le general me fait entrer dans
son bureau. Je suis recu avec la plus grande affabilite. Le general me
felicite sur mes ascensions anterieures dont il a connaissance, il me
parle aussi de mon frere, dont un de ses voyageurs lui a fait le plus
grand eloge. Il me questionne longuement sur l'usage des ballons captifs,
et approuve l'emploi des aerostats dans la guerre. Le general est un
marin, homme de progres, d'initiative, il comprend l'importance de ces
appareils merveilleux, qui peuvent si bien observer les mouvements de
l'ennemi du haut des airs.

--Je serai tres-desireux d'assister a des experiences preliminaires,
gonflez au Mans un de vos aerostats, je verrai le parti que l'on peut
tirer des ascensions captives. Du reste, je ne puis prendre encore aucune
decision, car le camp de Conlie forme une reserve ou les Prussiens ne
viendront pas, et les plans de l'ennemi ne sont pas encore connus. Mais
attendez patiemment; les occasions ne vous manqueront pas de vous rendre
utiles.

Nous ne tardons pas a faire tous les preparatifs necessaires a l'execution
de nos ascensions captives. Je me charge de surveiller le transport du
ballon au lieu de gonflement situe pres de l'usine, sur les bords de
la Sarthe. Mon frere rend visite au prefet, au maire, pour obtenir les
requisitions de gaz. Revilliod, Bertaux, Poirrier, vont a l'intendance
pour demander une tente ou nos marins pourront passer la nuit aupres de
l'aerostat.

_Samedi 17_.--On commence le gonflement de la _Ville de Langres_, mais les
provisions de gaz de l'usine ne sont pas tres-abondantes. Impossible
de remplir entierement le ballon. Par bonheur, le temps est favorable,
l'aerostat, charge de sacs de lest, dresse son hemisphere superieur
au-dessus du sol, l'operation sera terminee demain.

_Dimanche 18_.--A midi, l'aerostat est plein. La nacelle est attachee
au cercle, il ne reste plus qu'a essayer le materiel par une premiere
ascension.

Le systeme que nous employons est extremement simple. Le cercle du ballon
est muni, aux extremites, d'un axe en cordage, de deux cables d'une
longueur de 400 metres. Chaque cable s'enroule dans la gorge d'une poulie
fixee a un plateau de bois, que l'on remplit de pierres, et qui forme
ainsi un point d appui fixe. Des hommes, au nombre de vingt-cinq, tiennent
chacune des cordes, qu'ils laissent glisser dans la poulie quand le ballon
s'eleve. En la tirant a eux, ils font descendre l'aerostat.

Le temps est tres-calme et la premiere ascension s'execute dans les
meilleures conditions. Je m'eleve a une hauteur de 300 metres. L'aerostat
plane au-dessus de la Sarthe et s'y reflete comme dans un miroir de
cristal. Je reste la quelques minutes, suspendu a l'extremite des
cordages, et j'admire la belle campagne qui entoure le Mans. Ma vue se
porte jusqu'a plusieurs lieues tout autour de la ville, je distingue les
routes, les maisons, les champs; et je verrais facilement le moindre
bataillon a une tres-grande distance. Pour monter et descendre a volonte,
nous avons une trompe qui sert de signal: un coup de trompe donne le
signal de l'ascension, deux coups, celui de l'arret, trois coups, celui de
la descente.

Quand je veux revenir a la surface du sol, je donne trois coups de trompe.
Le chef d'equipe repete a terre le signal, et les cordes, tirees par les
mobiles, ramenent bientot l'aerostat dans son enceinte.

Mon frere, assiste de Jossec, fait une seconde ascension, il depasse la
hauteur que j'ai atteinte et' s'eleve a 320 metres. Une troisieme et une
quatrieme ascensions sont executees avec le meme succes par Bertaux,
Revilliod et Poirrier.

_Lundi 19_.--Le ciel est legerement brumeux, l'horizon est tres-borne.
Le ballon a passe la nuit sans perdre de gaz, il est aussi gonfle que la
veille.

A une heure, nous executons une premiere ascension. Mon frere, Jossec et
un de nos matelots sont dans la nacelle. Celui-ci n'a jamais ete en ballon
et parait ravi de faire ses premieres armes aeriennes. Nous voulons faire
monter successivement les huit matelots de l'equipe.

Le vent est assez vif et l'aerostat ne s'eleve pas a une grande hauteur.
Il serait dangereux de le laisser monter comme hier a 300 metres
d'altitude.

Je fais une deuxieme ascension captive avec deux marins, puis une
troisieme, mais le brouillard est assez epais, et c'est a peine si l'on
distingue les prairies les plus voisines du Mans.

Ces premiers resultats nous paraissent aussi satisfaisants que possible.
Le ballon la _Ville de Langres_, en soie double, est d'une grande
solidite et resiste a des vents intenses sans se deteriorer. Il est d'une
impermeabilite presque complete et parait remplir toutes les conditions
d'un aerostat captif transportable. Que ne ferait-on pas avec un semblable
appareil bien utilise? Qui empecherait qu'on n'executat des ascensions
nocturnes en enlevant a bord un fanal electrique qui, de son rayon
lumineux, sonderait au loin la campagne? Ce n'est pas le desir qui nous
manque de tenter cette belle experience, mais le professeur de physique du
Mans, M. Charault, qui a deja mis a notre disposition plusieurs appareils,
n'a pas de bobine de Ruhmkorff suffisante a la production d'une lumiere
intense.

_Mardi 20_.--Nous voyons le general de Marivaux. Il n'a pu assister encore
a nos ascensions et nous annonce qu'il ne sait pas s'il devra s'en occuper
a l'avenir. Le general Chanzy va venir au Mans avec son armee.

A une heure, nous nous mettons en mesure de faire quelques ascensions. Le
temps est limpide et clair. Nous atteignons, au bout de nos cables, la
hauteur de 300 metres. Le spectacle qui s'offre a notre vue est admirable.
La campagne s'ouvre a nous en un cercle immense qui n'a pas moins de
quarante a cinquante kilometres de diametre.

Jusqu'a perte de vue, nous apercevons des bataillons francais qui defilent
sur les routes et qui reviennent au Mans. C'est l'armee du general Chanzy
qui se replie de Vendome.

Des escadrons de cuirassiers aux manteaux rouges, defilent au milieu des
pres verts, ils offrent l'aspect de rubans de coquelicots. Nous sondons
le lointain avec notre lunette, mais les mouvements de la nacelle genent
l'observation. Toutefois, avec un peu d'application, on arrive a viser
un point determine. Mais que ne ferait-on pas avec la pratique, avec
l'habitude? L'art des ascensions captives est a faire, c'est une ecole a
organiser.

Les soldats levent la tete de toutes parts et se demandent quelle est
cette nouvelle sentinelle juchee dans les nuages. Nous sommes vus a la
fois par cent mille hommes dont nous dominons les tetes du haut des airs.

Nous profitons du temps clair pour faire monter et descendre la _Ville de
Langres_, nos collegues Bertaux, Revilliod, Poirrier, nous succedent a
tour de role dans la nacelle. Un grand nombre d'habitants du Mans, des
dames, voudraient bien tenter l'ascension, mais nous ne permettons pas
qu'on se fasse un jeu de notre aerostat. Il appartient a l'armee, quelques
rares privilegies seulement prennent part aux ascensions.

A quatre heures, le capitaine de la compagnie des mobiles qui font nos
manoeuvres, nous apprend qu'il a recu l'ordre de nous quitter. C'est le
general Chanzy qui va prendre au Mans le commandement militaire. Il va
falloir sans doute nous mettre en rapport avec lui.

Les journaux ne parlent qu'en termes assez vagues des mouvements de la
deuxieme armee qui revient au Mans. On s'accorde a rendre hommage a
l'habilete, a l'energie de son general en chef. Chacun espere que la
France a enfin trouve un sauveur.


V


Une visite au general Chanzy.--Ascension faite en sa presence.--Accident
a la descente.--Un peuplier casse.--Opinion du general sur les ballons
militaires.

21 decembre 1870 au 11 janvier 1871.

On savait depuis quelques jours que l'armee du general Chanzy allait se
replier sur le Mans, apres de terribles combats qu'elle avait livres sans
treve ni relache.

C'est le mercredi 21 decembre que l'on apprit l'arrivee du commandant en
chef de l'armee de la Loire, qui etablit son quartier general dans un
hotel particulier en face la prefecture.

Notre ballon etait gonfle, mais a la suite des mouvements de troupes
occasionnes par l'approche d'une nouvelle armee, on nous avait retire les
mobiles qui aidaient aux manoeuvres des ascensions captives. Nous nous
decidons a nous adresser au prefet, M. Georges Lechevalier.

Mes collegues aeronautes me designent pour cette demarche. Le prefet
m'accueille avec la meilleure grace.

--C'est au general Chanzy, me dit-il quand je lui eus demande conseil,
qu'il faut vous adresser pour utiliser vos ballons; il commande en chef la
deuxieme armee de la Loire campee autour du Mans. Je vais vous donner un
mot pour lui.

Et le prefet me donne quelques lignes des plus aimables, qui me serviront
d'introduction aupres du general.

--Traversez la place, me dit M. Lechevalier, le general vous recevra au
recu de cette lettre.

Dix minutes apres, un officier d'ordonnance m'introduisait aupres du
general Chanzy, que j'apercus debout, devant une grande table, decachetant
des depeches electriques, et examinant en meme temps une grande carte des
environs du Mans qu'il avait deployee devant lui. Un aide de camp etait
debout a cote de lui.

J'attendis quelques instants: quand le general eut fini d'examiner son
courrier, il se tourna vers moi. Je pus voir son visage intelligent,
expressif qui me parut etre celui d'un homme affable et _sans pose_, comme
on dit dans le langage parisien.

--Le gouvernement vous envoie ici avec des ballons captifs, mais dites-moi
ce que vous pouvez faire avec ces aerostats, et comment je puis les
utiliser.

--General, repondis-je, mes collegues et moi nous avons ici cinq aerostats
tout prets a etre gonfles; une fois remplis de gaz, un de ces ballons peut
etre transporte ou bon vous semblera aux environs du Mans. La nous aurons
une batterie a gaz pour preparer de l'hydrogene et compenser les pertes
de gaz dues aux fuites, a l'incomplete impermeabilite de l'etoffe. Notre
ballon reste ainsi toujours gonfle; a tout moment, il peut monter a 100 a
200 a 300 metres de haut, et l'officier d'etat-major qui nous accompagnera
dans nos ascensions pourra voir l'ennemi jusqu'a plusieurs lieues si le
temps est clair.

--Mais c'est merveilleux, je veux employer tous vos ballons.

--Je dois ajouter cependant, repliquai-je, que des accidents peuvent
malheureusement survenir, que nos ballons ne resistent pas aux tempetes,
et qu'ils ne servent a rien quand le temps est couvert. Mais si le jour de
la bataille, le ciel est pur, il n'est pas douteux qu'ils donneront les
renseignements les plus precieux sur les mouvements de l'ennemi.

--Quel malheur, dit le general, que je ne vous aie pas eu avec moi a
Marchenoir, l'ennemi avait si bien cache ses positions que je ne pouvais
savoir d'ou etaient lances les obus qui accablaient mes soldats. Je suis
monte sur un clocher, mais je n'ai pu m'elever assez pour dominer un
rideau d'arbres qui arretait mes regards. Vous en souvient-il? ajouta
le general en se tournant vers son aide de camp. Ah! ce fut une rude et
terrible journee.

Il y eut un moment de silence que rompit bientot le general Chanzy.

--Votre ballon est gonfle? me dit-il.

--Oui, mon general.

--Ou est-il?

--Pres de l'usine a gaz, sur le bord de la Sarthe.

--Etes-vous pret a faire une ascension en ma presence? Je serai curieux
d'assister a vos experiences.

--Quand vous voudrez, general, mon frere et moi, nous nous eleverons
devant vous a trois cents metres de haut.

--Eh bien! je me rends de suite aupres de votre ballon.

Puis le commandant en chef de la deuxieme armee dit a son aide de camp:

--Faites seller mes chevaux; je pars de suite.

Je me sauve, en courant de joie, prevenir notre equipe, afin de tout
disposer pour l'ascension.

--Enfin, m'ecriai-je, voila donc un homme intelligent, qui a oublie la
routine, la vieille et sainte routine! Il ne m'a pas demande si je sortais
de Saint-Cyr ou du genie militaire, il m'a questionne sur ce que je
pouvais faire, et prend au moins la peine de venir voir des experiences
aerostatiques. Voila vingt ans que des aeronautes se presentent aux
generaux, au gouvernement, s'offrent dans toutes les guerres; mais les
officiers de cour ont toujours dit avec dedain:

--Vous n'etes pas de l'armee, mes amis, passez votre chemin!

Ce sont ceux-la meme qui disaient aux rudes habitants de l'Ardenne et des
Vosges:

--Vous n'etes pas de l'armee, vous n'aurez pas de fusils.

Et aux paysans qui connaissent les ravins, les defiles, les gorges
escarpees, les bons coins, en un mot:

--Vous n'etes pas de l'armee, vous ne pouvez pas nous renseigner.

J'accours aupres du ballon.

--Le general va venir, dis-je a mon frere et aux marins, vite a la
besogne!

Nous voila tous joyeux, car nous brulons du desir de nous montrer, d'agir,
de nous rendre utiles. Et nos braves marins comme ils se mettaient a
l'ouvrage avec ardeur, car eux aussi ils n'avaient qu'une seule ambition,
c'etait de voir l'ennemi du haut de notre ballon, et de braver plus tard
au milieu de l'air la pluie d'obus et de mitraille.

On se met en mesure de tout preparer pour l'ascension, mais le vent si
calme depuis trois jours s'est eleve et souffle par rafales. En outre le
general de Marivaux nous a retire nos hommes de manoeuvre. Nous ne voulons
pas etre arretes par ces obstacles.

Une foule de francs-tireurs, de flaneurs, de soldats, accourent autour
de notre aerostat. Le marin Jossec leur adresse quelques paroles et leur
demande le concours de leurs bras pour tenir les cordes. Tous acceptent
de grand coeur. Je monte dans la nacelle pour faire une ascension
preliminaire, mais l'air est agite, le ballon se penche avec violence, il
ne faut pas songer a s'elever tres-haut.

Je suis seul dans mon panier d'osier, je jette par-dessus bord plusieurs
sacs de lest, pour donner au ballon une force ascensionnelle capable de
resister a l'effort de la brise. Je parviens a m'elever a 80 metres de
haut, mais a cette hauteur un coup de vent me fait decrire au bout des
cables un grand arc de cercle qui me jette presque au-dessus des maisons
avoisinant le point de depart. Deux sacs de lest vides a propos me
ramenent sur la verticale.

Cette experience montre clairement que malgre le vent l'ascension est
possible, on pourra montrer au general Chanzy ce dont les ballons
sont capables. A la hauteur ou j'ai pu m'elever, les horizons du Mans
s'etendaient sous mes yeux comme un vaste panorama, au milieu duquel
j'apercevais distinctement les tentes du camp de Pontlieu.

A peine suis-je revenu a terre, on apercoit de l'autre cote de la Sarthe,
un groupe de cavaliers qui accourent au galop.

C'est le general Chanzy et son etat-major. Il est monte sur un magnifique
cheval arabe qui caracole avec grace, trois aides de camp le suivent, et
derriere les officiers, galopent des goumiers arabes, aux manteaux rouges
et blancs: ce sont des grands negres, qui se tiennent sur leurs selles,
droits comme des I, et semblent etreindre de leurs jambes, comme dans
un etau, leurs minces chevaux qui bondissent avec la legerete la plus
gracieuse.

En quelques secondes, les chevaux ont passe le pont et s'arretent devant
le ballon. Le general descend de cheval, je vais a sa rencontre en lui
disant:--Nous sommes prets, mais le vent est violent, il sera impossible
d'atteindre une grande hauteur. Vous aurez toutefois une idee des services
que nous pouvons rendre.

Mon frere saute dans la nacelle, et le ballon s'eleve lentement, se
penche a l'extremite des cables qu'il tend avec force, en leur donnant
la rigidite de barres de fer. Arrive a 100 metres de haut, l'aerostat
s'arrete, il a une force ascensionnelle considerable, par moment il
oscille dans l'air, en se rapprochant de terre, mais ce n'est que pour
bondir bientot au bout de ses cordes. Le general observe le ballon avec
attention, il se fait expliquer la disposition des cables, les moyens de
transport de l'appareil, il me demande ce qu'il nous faudrait de soldats
pour nous aider, de voitures pour porter nos acides et nos batteries.

--Quand j'aurai besoin de vous, me dit-il, quand je connaitrai les
positions de l'ennemi, je vous indiquerai votre poste d'observation.
Mais, dites-moi, a quelle distance faut-il vous placer de l'ennemi?
Craignez-vous les balles et les boulets?

--General, repondis-je, nous ne craindrions pas personnellement de nous
exposer au danger, et les balles de fusil a 300 metres de haut ne nous
feraient pas tres-peur. Si le ballon etait atteint, il serait perce de
deux petits trous qui ne l'endommageraient pas sensiblement. Mais il
est indispensable d'etre hors de portee des obus qui incendieraient nos
ballons.

Sur ces entrefaites, un coup de vent pousse l'aerostat toujours en l'air,
et le ramene a une trentaine de metres au-dessus du sol; il decrit un
grand arc de cercle, et rebondit ensuite comme une balle, en planant d'une
facon imposante. Le general regarde attentivement, et les Arabes qui sont
autour de lui paraissent stupefaits a la vue d'un spectacle si bien fait
pour exciter leur curiosite.

--Faites revenir a terre l'aerostat, dit le general, afin que j'assiste a
toute votre manoeuvre.

Trois coups de trompe sont donnes. Les marins font tirer les cables,
l'aerostat revient pres de terre, mais le mouvement qui lui est imprime le
fait osciller, il se penche au-dessus d'un peuplier, et une des cordes qui
le retiennent s'enroule autour de l'arbre a quelques metres au-dessous de
la nacelle. Une nouvelle rafale siffle, et l'arbre se casse en deux comme
un fetu de paille. Le ballon eprouve une secousse terrible, mais mon frere
est tellement tranquille et impassible dans la nacelle que personne ne
pense au danger qu'il y a pour lui de se rompre les os.

Apres cet incident, l'aerostat revient dans son enceinte.

--C'est egal, dit le general, il faut un certain sang-froid pour faire ces
ascensions. Et se tournant en souriant vers un de ses aides de camp:

--Voudrez-vous vous charger de faire les observations avec ces messieurs?

--Ma foi, general, dit l'officier, je vous repondrai franchement:
Non.--Envoyez-moi contre des canons, j'irai sans sourciller. Mais les
ballons ne sont pas mon affaire.

--Eh bien! j'irai moi-meme, repliqua gaiement le general Chanzy. Au
revoir, Messieurs, je connaitrai demain les positions de l'ennemi et
n'ayez pas peur, ce n'est pas la besogne ni l'emotion qui vous feront
defaut.

Le general nous entretient encore quelques instants, il se fait presenter
nos collegues, MM. Revilliod, Bertaux et les marins, puis il s'elance
legerement sur son cheval, qui l'emporte avec la rapidite de la fleche.


_Jeudi_ 22 _decembre_.--Les nouvelles qui circulent au Mans depuis
l'arrivee du general Chanzy et de son armee paraissent monter au beau. A
la gare ce ne sont que convois d'approvisionnement, fourgons de munitions,
plate-formes d'artillerie qui arrivent sans cesse.

L'atmosphere devient respirable.

La visite du general nous a donne du coeur, nous ne doutons pas que le
moment de l'action est proche.

Malheureusement on n'a jamais tous les bonheurs a la fois. Le temps est
mauvais. Le vent est d'une force extreme. Le froid est terrible. Je ne me
rappelle pas avoir vu d'hiver aussi rigoureux. La _Ville de Langres_ est
torture par les rafales. Le ballon gemit et se cabre avec violence. Il va
crever si cela dure. Il vole en eclats, vers la fin de la journee!

Nous nous mettons eu mesure de le reparer de suite, et de faire gonfler,
si cela est necessaire, le ballon de Revilliod et Poirrier.

_Samedi_ 24.--A midi le ballon captif, completement remis a neuf apres un
travail de 12 heures, est gonfle.--Je cours au quartier du general Chanzy,
qui me recoit. Il ne connait pas la position de l'ennemi, et ne peut
encore nous assigner aux environs du Mans un poste d'observation.

Le ballon s'agite toujours avec assez de force. Nous essayons de le
maintenir vertical a l'aide de 16 cordes d'equateur attachees a son filet
et fixees au sol. Il ne bouge plus, et parait se fatiguer moins par ce
procede d'amarrage.

_Dimanche 25. Noel_.--Froid terrible. Vent du nord tres-violent.--Dans
la journee une bourrasque rompt toutes les cordes d'equateur de notre
aerostat.--Malgre la tempete, le ballon tient toujours, mais plusieurs
mailles de son filet sont brisees.

_Lundi 26_.--Le vent est tombe. Dans l'apres-midi nous reparons les
avaries de la _Ville de Langres_. Jossec raccommode le filet, nous
bouchons des petits trous qui se sont ouverts dans l'etoffe.

On dit que les Prussiens s'eloignent du Mans. On se demande si c'est une
feinte, pour masquer une attaque prochaine.

_Mardi 27_.--_La Ville de Langres_ fuit. Le ballon est en partie degonfle.
Nous y introduisons 200 metres cubes de gaz qui l'arrondissent.

_Mercredi 28_.--Temps brumeux. Neige. Mon frere et moi nous faisons deux
ascensions captives a 100 metres de haut, mais l'horizon est entierement
cache par le brouillard.

Le Mans offre une physionomie bien curieuse, surtout le soir. Les cafes
etaient ces jours-ci encombres d'officiers, les rues remplies de soldats
errants. Il a fallu remedier a tout prix a ce relachement de la discipline
militaire.--On vient de prendre des mesures rigoureuses. Des patrouilles
de gendarmes arretent tous les soldats, et les menent aux avant-postes.
Les cafes, les hotels sont gardes par des factionnaires qui empechent
d'entrer tous les officiers qui ne sont pas munis de cartes speciales
emanees du commandant de place.

A table d'hote les officiers qui dinent a cote de nous sont interroges par
des gendarmes qui leur demandent d'exhiber leur carte de circulation.

Il fallait cette surveillance, car le desordre etait dans les rangs de
l'armee. Les officiers, au lieu de rester dans leurs cantonnements,
venaient en ville. Et les soldats ne tardaient pas a suivre l'exemple
donne par leurs chefs.

_Jeudi 29_.--Le vent est toujours d'une violence extreme. Le ballon
souffre et s'use inutilement. Le general Chanzy nous donne l'ordre de le
degonfler. Il nous dit qu'il ne suppose pas qu'il y ait de combat avant
quelque temps. Il nous fera signe au moment voulu.

_Samedi 31_.--Un ballon de Paris vient de tomber aux environs du Mans.
L'aeronaute, M. Lemoine, est ici. Nous passons la soiree avec lui.

Il nous rapporte que Paris est toujours dans les memes conditions, qu'il y
a encore des vivres pour longtemps, que la physionomie de la ville n'est
guere changee, que des boutiques du jour de l'an se sont etablies sur le
boulevard, etc.

Nous craignons bien qu'il n'obeisse a un mot d'ordre en donnant partout
d'aussi merveilleuses nouvelles.

Nous nous separons a onze heures, nous souhaitant une bonne fin d'annee.
Adieu 1870, annee funeste, 1871 te ressemblera-t-il par ses desastres?
Est-il permis d'esperer des beaux jours!

_Dimanche 1er janvier 1871_.--Nous dejeunons avec nos collegues
Bertaux, Poirrier, et un capitaine de mobiles, avec qui nous avons fait
connaissance. La tristesse preside au repas. Depuis notre plus grande
enfance, c'est le premier _jour de l'an_ qui se passe si loin des notres.

Nos marins viennent nous souhaiter la bonne annee. Braves gens, ils se
sont attaches a nous et nous aiment deja. Mais nous leur rendons bien leur
affection, leur sympathie.

J'ecris une longue lettre a mon frere aine, par un nouveau procede
mysterieux auquel je ne crois guere. Il faut adresser la lettre a Paris
_par Moulins_ (_Allier_) et l'affranchir avec quatre-vingts centimes de
timbres-poste.

_Lundi_ 2.--Le Mans est triste. L'armee est cantonnee a Change et a
Pontlieue. L'ordre est retabli. Pas un soldat, pas un officier dans les
rues. Aucune nouvelle. Rien que le silence du cimetiere!

Nous recevons une lettre de Paris. Notre frere aine nous raconte ses
campagnes dans les bataillons de marche. Il est campe hors Paris et mene
une bien dure existence. Mais il est confiant et resolu.

3 _janvier_.--Nous mettons en ordre notre materiel aerostatique, pour etre
prets a gonfler au premier signal.

A la table d'hote de l'_hotel de France_, ou nous logeons, nous dinons en
face d'officiers prussiens prisonniers sur parole. Ils parlent haut, et
rient bruyamment; leur conduite pleine d'inconvenance nous indigne, mais
nous sommes trente a table, et il n'y aurait pas grande gloire a faire
cesser leur insolence. Notre capitaine tresorier Bertaux est malade. Il
est poitrinaire, le pauvre garcon, et la chute qu'il a faite a la descente
en ballon lors de sa sortie de Paris, a aggrave son mal.--Nous lui tenons
compagnie dans sa chambre[7].

[Note 7: A son retour a Paris apres l'armistice, M. Bertaux est mort,
suffoque dans la nuit par une congestion. Il avait trente ans a peine.]

Grands mouvements de troupes autour du Mans. Arrivee d'une quantite enorme
de voitures d'approvisionnements, et de troupeaux de boeufs, destines,
dit-on, au ravitaillement de Paris.

On annonce que Gambetta va venir.

Voici enfin des nouvelles de Paris. On apprend le bombardement du plateau
d'Avron et des forts du sud.

Des officiers nous affirment que l'armee francaise devait marcher en
avant aujourd'hui meme, mais qu'un contre-ordre a subitement arrete le
mouvement.

_Mercredi 4 janvier_.--Nous passons une partie de la journee avec notre
ami M.G... directeur de la compagnie du Touage de la Seine. Il a ete
charge d'etudier la question du ravitaillement de Paris, et il se fait
fort de transporter par ses bateaux a vapeur jusqu'a Paris 11,000 tonnes
de marchandises!

Helas! que de reves on fait ainsi d'heure en heure! On parle
d'approvisionner Paris, de voler a son secours. Mais il y a auparavant
des combats a livrer, des victoires a remporter! Toutes nos esperances
se realiseront-elles? N'est-ce pas folie que d'y ajouter foi? Quelle
deception quand on s'adresse non plus a l'imagination, mais a la raison!

Nous allons a la gare, ou des ouvrieres reparent notre ballon de
soie.--Nous faisons mettre de bonnes pieces neuves dans les parties
faibles.

_Vendredi 6_.--Le general Chanzy s'informe de l'etat de nos ballons. Il
nous fait dire que l'armee est toujours en repos, mais que bientot sans
doute de graves evenements vont se derouler.

_Dimanche 8_.--Des bruits contradictoires de toute nature circulent au
Mans. On nous affirme au bureau du telegraphe que l'armee du general
Chanzy va decidement marcher en avant demain matin.

Cette armee compte deux cent mille hommes, cinq cents pieces de canon,
la victoire n'est pas douteuse. Ah! quand on se souvient de ces epoques,
comme on se rappelle jusqu'ou peut aller l'illusion conduite par le desir!
Apres avoir vu les debacles d'Orleans, de Blois, apres avoir touche du
doigt les causes de desorganisation de l'armee, pousses par l'amour de la
Patrie, nous esperions encore!

Les Prussiens, nous dit-on le soir, s'avancent du cote de
Nogent-le-Rotrou.--Les nouvelles de l'armee de Bourbaki, dans l'Est, sont
favorables.

_Mardi 10_.--On entend des coups de canon. Cette fois, la grande action
va s'engager. Le bruit de la canonnade est assez eloigne, il est faible,
c'est le grondement lugubre du tonnerre avant la tempete.

Le soir des paniques courent la ville. On pretend que les Prussiens sont
a cinq lieues, que nos avant-postes ont ete surpris. Mais les gens senses
n'ajoutent pas creance a ces bruits de mauvais augure. Il n'est pas
douteux qu'une grande bataille va s'engager.


VI


La bataille du Mans.--Poste d'observation des ballons captifs.--Le champ
de bataille.--La deroute.--Laval.--Rennes.

Du 11 janvier au 18 fevrier 1871.

Dans la matinee du 11, on entendait autour du Mans le bruit d'une violente
canonnade. Tout le monde est surexcite par ce concert lugubre; la grande
partie est en jeu. Je vole au quartier general, pour recevoir des ordres.
Le moment n'est-il pas venu de gonfler un ballon, et de surveiller du haut
des airs les mouvements de l'ennemi?

Mais je crois comprendre, d'apres ce qui m'est dit, que l'attaque des
Prussiens a eu lieu a l'improviste; le general Chanzy, quoique malade, est
a cheval au milieu du combat. Un de ses officiers m'affirme qu'il a pense
aux ballons, et que l'ordre du gonflement va nous arriver d'un moment a
l'autre, on me conseille toutefois de m'approcher du champ de bataille
pour choisir un bon poste aerostatique, j'ai le _laissez-passer_ qui me
permettra de m'avancer jusqu'aupres des batteries.

Le combat a lieu tout pres du Mans, au pied des collines que domine
Yvre-l'Eveque. Je pars a pied, et au sortir de la ville j'apercois deja
des gendarmes postes de distance en distance pour arreter les fuyards qui
sont rares aujourd'hui. La canonnade est d'une violence formidable. On
entend le bruit des mitrailleuses, de pieces de campagne que domine la
puissante voix des pieces de marine installees sur les hauteurs. Je
suis la route d'Yvre-l'Eveque, et sur mon chemin je traverse des parcs
d'artillerie. C'est la reserve qui ne donne pas encore.

La campagne est couverte de neige, le froid est intense, le ciel est d'une
purete absolue, j'arrive a 3 kilometres du Mans, sur le sommet d'une
colline, ou se trouve un groupe de spectateurs. En face de nous, a 600
metres environ, nous decouvrons le feu d'une batterie qui tonne de
seconde en seconde. Je me risque a m'avancer jusqu'aupres des canons. Les
artilleurs me disent que pas un obus n'est encore tombe la, et que je puis
rester aupres d'eux sans danger.

Le champ de bataille tout entier s'offre a ma vue. Sur une etendue de
plusieurs lieues, les canons francais sont places sur les hauteurs,
ils vomissent la mitraille, et lancent dans l'espace des eclairs qui
illuminent au loin le ciel. En face de nous est le bois d'Yvre-l'Eveque,
ou nos troupes sont en partie massees. A trois heures des colonnes
prussiennes serrees et compactes se mettent en marche pour forcer la
vallee d'Yvre-l'Eveque qui ouvre l'entree du Mans. Elles sont recues
par des mitrailleuses et des troupes de ligne, qui font leur devoir. A
plusieurs reprises les Prussiens reviennent contre cette barriere qu'ils
veulent enlever, mais ils sont repousses et reculent. A cinq heures, ils
cessent d'attaquer ce point qu'ils renoncent a franchir.

Que se passe-t-il sur les autres points du champ de bataille? Je l'ignore.
Mais il semble que la canonnade ennemie est moins nourrie, moins
puissante.

Combien je regrette de me trouver la a pied, au milieu de la neige, au
lieu de gravir l'espace dans la nacelle de notre ballon, pour embrasser
d'un seul coup d'oeil le champ de bataille.--Mais toutefois la colline ou
je me trouve me parait un point favorable pour le lendemain.

A 6 heures, le soleil commence a descendre a l'horizon. Le feu des ennemis
est ralenti, le bruit du canon est affaibli. Nul doute les Prussiens
s'eloignent! A 7 heures, des signaux lumineux s'elevent successivement de
toutes nos batteries qui eteignent leurs feux! Tout a coup le silence de
la mort succede au vacarme qui a retenti pendant 12 heures. Mais il ne me
semble pas douteux que la victoire est de notre cote.

Je retourne au Mans. Tout le monde est dans l'enthousiasme; les Prussiens
sont battus, dit-on, de toutes parts ils reculent. Pas une batterie
francaise n'a bouge de place, demain on poursuivra l'ennemi[8].

[Note 8: Le general Chanzy a publie un remarquable ouvrage sur les
operations militaires de la 2e armee. On pourra voir, en lisant ce livre,
que nos appreciations sur les incidents de la bataille du Mans sont
exactes. Du reste, les Prussiens eux-memes, une fois arrives dans le
chef-lieu de la Sarthe, ont affirme que le soir du 11 janvier ils avaient
recu l'ordre de battre en retraite, comme nous l'avons appris en passant
au Mans sous la Commune.]

Nous passons la soiree dans un etat d'excitation facile a comprendre.
Notre joie est encore retenue par des sentiments de doute dont nous ne
pouvons nous defendre. Car nous avons ete si souvent le jouet d'illusions!
Mais cependant le general Chanzy cette fois a tenu bon, s'il n'a pas
vaincu, au moins il n'a pas cede un metre de terrain.

A minuit, nous commencions a sommeiller quand on nous reveille en sursaut.
C'est une estafette du general Chanzy qui me remet la lettre suivante,
dont voici la copie textuelle:


"11 janvier 1871.

2e ARMEE DE LA LOIRE.

_Le general en chef._

Monsieur,

Je crois que le moment est venu de mettre a profit les renseignements que
l'emploi des ballons captifs peut fournir sur les positions de l'ennemi.
En consequence, je vous prie de vouloir bien venir demain au quartier
general, a 8 heures et demie du matin, conferer avec mon chef d'etat-major
general, au sujet des experiences aerostatiques que vous pouvez organiser
pour etudier le terrain autour du Mans.

Recevez, monsieur, l'assurance de ma consideration.

Le general en chef,
P.O. Le general chef d'etat-major,
VUILLEMOT.

A M. Tissandier, charge des reconnaissances aerostatiques de la 2e armee."


_12 janvier_.--A 8 heures je cours au quartier general, la joie dans
l'ame. La journee d'hier a du etre favorable, comme nous le pensons. Le
general Chanzy est a la veille de remporter une grande victoire, avec
quel bonheur nous allons gonfler nos ballons, avec quel enthousiasme nous
allons proceder a nos ascensions devant l'ennemi!

Nous arrivons mon frere et moi au quartier general, en face la prefecture
du Mans. Nous entrons dans le salon ou se tiennent le chef d'etat-major
et les officiers d'ordonnance; ces messieurs, semblent affaires, navres,
abattus. Quelque chose de sinistre est dans l'air.

--Vous voila, me dit l'un d'eux, vous venez chercher l'ordre du general?
Eh bien! vous pouvez vous sauver de suite, replier votre materiel, et
partir a la hate si vous ne voulez pas etre pris par les Prussiens.

--Est-ce une plaisanterie?

--C'est bien la triste realite. Nos positions ont ete tournees cette nuit.
Les mobilises ont lache pied a 4 heures du matin du cote de Pontlieu. La
retraite a ete ordonnee. Elle commence depuis 5 heures du matin. Tout le
materiel de guerre s'evacue sur Laval. Partez, vous n'avez pas un moment a
perdre, si vous voulez sauver vos ballons.

--Mais les Prussiens ne peuvent pas entrer au Mans instantanement. Ne se
bat-on pas encore?

--Je ne puis vous donner des details. Mais il se pourrait que presque
toute l'armee soit tournee. Sauvez-vous vite, vous dis-je.

Nous partons la mort dans l'ame! En traversant la place du Mans, une
affiche qui vient d'etre placardee, nous apprend par le ballon _le
Gambetta_ la nouvelle du bombardement de Paris. Nous lisons que le
Pantheon, le Val-de-Grace, le Museum, sont cribles de projectiles, mais
que les Parisiens apprenant les succes des armees de province sont pleins
de courage et de resignation!

C'en est trop cette fois! Des larmes abondantes me mouillent les yeux! Je
viens d'assister au succes que l'on a appris a l'avance aux habitants de
Paris!

Nous retournons a l'_hotel de France_, dire a nos collegues, Bertaux et
Poirrier, de faire leurs paquets. Sur la place, on saupoudre avec de la
cendre les paves rendus glissants par la gelee; c'est pour faciliter le
passage de notre artillerie. Des troupes defilent deja et se replient.

Mais les habitants, toujours confiants, croient a un mouvement
strategique. Ils ne se doutent pas que c'est la debacle qui commence!

A 1 heure nos fourgons de ballons sont accroches a un train, il y a encore
en gare deux ou trois cents voitures de munitions et de vivres. Aura-t-on
le temps de les faire partir?

Le train se met en marche au milieu d'un encombrement indescriptible. Par
surcroit de malheur, la neige a colle les roues contre les rails, et on
a toutes les peines du monde a faire glisser les wagons. Nous avancons
lentement, le train passe sur le pont de la Sarthe, de chaque cote
des masses humaines se pressent et rentrent en ville. Les routes sont
couvertes de voitures, de canons, de fourgons, de soldats qui se heurtent
pele-mele; c'est un chaos indescriptible.

Au moment ou nous quittons le Mans, des obus tombent sur la gare!

A 7 heures du soir, notre train s'arrete a une lieue de Laval. Il y a
sur la voie, dix trains qui stationnent avec le notre. Nous laissons nos
ballons a la garde de deux marins, et nous entrons a pied a Laval.

_Vendredi 13_.--Nous allons a la mairie, chercher des billets de logement
pour nous et nos hommes d'equipe.

Dans la journee nous recevons des nouvelles du Mans. La ville a ete prise
une heure apres notre depart. L'arriere-garde francaise s'est battue
sur la place des Halles. Il y a 10,000 Francais faits prisonniers. Les
Prussiens se sont empares a la gare de deux cents fourgons, et de trois
machines a vapeur. Les derniers trains n'ont pas pu marcher, car la voie
etait encombree par les troupes en debacle.

Le train qui est parti apres le notre a 1 heure 30, a ete crible d'obus,
et plusieurs hommes ont ete tues. Pour surcroit de malheurs, il a deraille
a 5 kilometres de Laval. Il y a eu 13 voyageurs ecrases dans les fourgons.

Cette journee est decidement riche en nouvelles horribles. Le ballon le
_Kepler_ vient de tomber aux portes de Laval. Il donne d'epouvantables
details sur le bombardement de Paris.

Il parait d'autre part que l'armee de Bourbaki est perdue dans l'Est et
que celle de Faidherbe, dans le Nord, occupe des positions difficiles.

Que peut-on nous apprendre encore?

_Samedi 14 janvier_.--Mon frere et moi, apres avoir passe une excellente
nuit dans de bons lits, chez M.D., nous retrouvons Bertaux et Poirrier
a l'_Hotel de Paris_. Nous allons voir le marin Roux, l'aeronaute du
_Kepler_. Il nous dit que le fort de Rosny n'est pas pris comme on l'a
affirme, que Paris a encore des vivres, mais que le bombardement a
commence dans le quartier Latin.

Nous rencontrons le general de M... qui nous felicite d'avoir sauve notre
materiel. Il regrette que l'on n'ait pas utilise a temps nos aerostats.

--On retombe toujours dans les memes errements, dit-il, fatiguant les
hommes inutilement, les lassant, les decourageant, et quand le moment est
venu d'agir, l'energie, depensee a l'avance, est epuisee.--L'armee de
Chanzy a ete perdue au Mans par la fuite des 10,000 mobilises de Pontlieu
qui ont lache pied a quatre heures du matin au premier coup de feu. 600
bons soldats valent bien mieux que ces hommes inexperimentes, ne sachant
pas se servir de leurs armes et ecoutant les alarmistes qui leur disent
que leurs fusils ne valent rien. Toujours les memes erreurs, on compte sur
le nombre des hommes, au lieu de ne se baser que sur leur valeur comme
soldats.

--Mais, general, repondis-je, une lueur d'espoir est-elle encore permise,
pensez-vous qu'une revanche soit possible?

--Helas! je ne compte plus sur rien maintenant! la France est perdue!
Pour la sauver, il n'y a plus a attendre que quelques-uns de ces hasards
providentiels qui se voient dans l'histoire, esperance bien incertaine.

A six heures, nous dinons, mon frere et moi, chez M.D. Societe charmante
fort distinguee. On parle des evenements actuels; que de reproches
s'entrecroisent dans la conversation sur les prefets du jour, nommes a
la hate par Gambetta. La plupart des departements sont honteux des chefs
qu'ils ont a leur tete, et qui, dit-on, paralysent toute action. A tort ou
a raison, ce n'est pas a Laval que les recriminations font defaut.

_Dimanche 15 janvier_.--Une panique effroyable regne aujourd'hui a Laval.
On dit que les Prussiens vont venir, que l'ennemi n'est pas a six lieues
de la ville. A Sille-le-Guillaume on s'est battu hier; les armees de
Mecklembourg et de Frederic-Charles poursuivraient les Francais en
deroute.

Le soir, a table d'hote, nous causons avec un officier francais echappe de
Hombourg, apres avoir ete fait prisonnier a Sedan. Il est arrive a l'armee
de Chanzy en passant par le Luxembourg, la Belgique, Londres et Bordeaux.

On dit ce soir que Paris a capitule. Je ne veux pas croire une telle
nouvelle. Et cependant, cette terrible catastrophe est imminente.

_Lundi 16 janvier_.--Des le matin, mon frere apprend a la gare de Laval
que le materiel de guerre qui s'y trouve va etre evacue sur Rennes. Nos
fourgons de ballons sont accroches a un train. Il faut partir de suite.

Nous montons dans le train, a 10 heures 25, avec Poirrier, Bertaux et nos
marins, campes dans nos fourgons, selon notre habitude. Le train s'arrete
plus d'une heure entre Vitre et Rennes. Le temps se passe dans une petite
auberge de campagne, ou une brave bretonne, coiffee d'un enorme bonnet
blanc, nous sert des crepes de sarrasin et du cafe.

En arrivant a Rennes, a 9 heures, les aerostiers sont l'objet de la plus
vive curiosite. Nos marins, qui nous suivent avec nos bagages, sont
arretes et questionnes par la foule qui leur demande avec anxiete des
nouvelles du Mans.

Les journaux d'ici disent que Chanzy s'est battu avec energie a
Sille-le-Guillaume. Les nouvelles de Bourbaki dans l'Est paraissent
bonnes. Celles de Paris, arrivees par un nouveau ballon, sont favorables.

Fasse le ciel qu'il soit permis d'esperer encore!

On voit passer a Rennes une quarantaine de prisonniers prussiens, dont un
officier, tous beaux hommes et bien equipes.

En approchant de la gare de Rennes, nous avons compte plus de cinq cents
fourgons remplis de vivres destine a l'approvisionnement de Paris. Dans
les circonstances actuelles, ce spectacle n'est-il pas navrant? Quel
abime, helas! separe les Parisiens de ces vivres qu'on a amasses pour eux!

En rentrant ce soir dans les rues de Rennes, je me demandais, avec
mon frere, ou j'etais. Notre vie, depuis quatre mois, est vraiment
extraordinaire. Toujours en mouvement, allant d'emotions en emotions,
c'est un etourdissement, un reve perpetuel.

Impossible de coucher trois jours a la meme place! Quand je me reveille
le matin, je ne sais plus ou je suis! Je cherche des yeux ma chambre de
Paris, mon _at home_, ma bibliotheque, et ne retrouvant rien, la triste
realite se represente a mes yeux.

_Mardi 17 janvier_.--Il pleut toute la journee. Pas un passant dans les
rues de Rennes.

Nous envoyons au general Chanzy, dont le quartier general est decidement a
Laval, le telegramme suivant:

"Compagnie des aerostiers est a Rennes attendant vos ordres."

Le soir, a dix heures, on m'apporte une reponse envoyee avec une
exactitude toute militaire.

"Attendez a demain, je vous donnerai des instructions."

Mais de longues journees devaient se passer dans le silence. La deuxieme
armee prenait de nouvelles positions autour de Laval.

_Vendredi 20 janvier_.--Les nouvelles montent encore une fois au beau.
Toutes les troupes regulieres de Rennes sont rappelees a Laval.

La ville offre une physionomie tres-animee, des regiments partent,
d'autres arrivent. Ceux-ci sont les bataillons des mobilises qui se sont
enfuis au Mans; le general Chanzy s'en est debarrasse. Il ne veut plus que
des soldats sur lesquels il puisse compter.

Le bruit court que la deuxieme armee a obtenu quelques avantages.
Quant aux armees du Nord, de l'Est et de Paris, les nouvelles les plus
contradictoires circulent, mais en realite, on ne sait rien.

La compagnie des aerostiers est triste et se plaint de son inactivite
forcee. Elle ne demande qu'a agir. Rennes est une grande ville, monotone
et bigote. On y vend des cierges, des gravures de piete et des coeurs de
Jesus en drap rouge qui arretent les balles prussiennes. Qu'on en vende,
je le concois, mais qu'on les achete comme _pare a balles_, voila ce que
je ne comprends plus.

Nous tuons le temps en faisant de longues promenades aux environs de la
ville. La conversation revient toujours sur Paris! Quel cauchemar
sans treve! Nos yeux se dirigent de ce cote, et malgre nos esperances
passageres, comment ne pas entrevoir l'horrible situation de la France?
Chanzy vient d'etre battu. Les mouvements de Bourbaki sont arretes
dans l'Est. Quel drame nous attend encore? Ce ne peut etre, helas! que
l'agonie. On pense a ses amis de Paris, a leurs souffrances. Comme nous,
ils attendent! s'ils voyaient l'armee de la Loire a cent lieues de leurs
murs, quelle breche dans leur courage si resigne!

_Mardi 24 janvier_.--Les journaux parlent enfin de Paris, ils ont recu des
nouvelles tombees du ciel par ballon monte. Il est question d'une grande
sortie, operee le 19, en avant du Mont-Valerien, mais les resultats ne
sont pas connus. Quelque chose nous dit que le denoument du drame de la
guerre est proche, mais quel supplice que le silence de mort qui regne
autour de nous. On ne sait rien d'officiel, c'est l'incertain qui se
dresse aux yeux de tous, l'inconnu de mauvais augure.

Le soir, encore une nouvelle qui, inopinement, reveille le courage.
Garibaldi a battu les Prussiens devant Dijon. Nous sommes ainsi faits,
que dans l'horrible suite de nos malheurs, le plus petit revirement de
la fortune se transforme en un evenement destine a changer la face des
choses. Comment ne pas croire aveuglement a ce que l'on desire avec
ardeur? Le prisonnier, dans son cachot, ne pense-t-il pas a la delivrance,
quand un rayon de soleil apparait a ses yeux!

Une lettre recue de notre frere aine qui est a Paris dans les bataillons
de marche, augmente notre joie momentanee. Il nous apprend qu'il a recu de
nos nouvelles, par pigeon, pour la premiere fois, le 15 janvier.

Il raconte ses emotions de soldat, avec entrain, avec animation, et c'est
les larmes aux yeux que nous lisons le recit du depart des bataillons
de marche pour les avant-postes. Les sedentaires, musique en tete, les
femmes, accompagnant jusqu'aux portes des bastions, leurs maris, leurs
fils, leur insufflant l'energie des resolutions vaillantes, quel admirable
tableau, quelle scene touchante et pleine de grandeur! Soldats improvises,
Paris a les yeux sur vous, mais, de bien loin aussi, des voeux sinceres
accompagnent vos bataillons.

_Jeudi 26 janvier_.--Le ballon _la Poste de Paris_ apporte des nouvelles
de la capitale des 19, 20, 21 et 22 janvier. La sortie de Trochu a avorte!
Voila des evenements aussi funestes que decisifs. Quelle triste et
lamentable journee! Notre collegue Poirrier nous parle de sa femme, de ses
filles enfermees a Paris; Bertaux, de ses parents, de ses amis restes dans
la capitale. Quel avenir va s'ouvrir a la France? Il faut entrevoir le
jour ou Paris affame ouvrira ses portes aux soldats de Guillaume.

_Vendredi 27 janvier_.--Le general Chanzy s'apprete a une attaque
energique. Nous recevons le telegramme suivant qui nous tire de nos
cauchemars:

"General Chanzy a Tissandier, aerostier, a Rennes.

"Priere venir ici de suite avec tous les ballons; vous vous entendrez avec
l'amiral pour observer les mouvements ennemis sur la rive gauche en avant
de Laval."


VII


Les ballons captifs a Laval.--Ascensions
quotidiennes.--L'armistice.--Nantes.--Bordeaux.--L'Assemblee
nationale.--Paris!--Vides dans les rangs.

Du 28 janvier au 17 fevrier 1871.

A peine arrives a Laval, nous allons en toute hate au quartier du general
Chanzy. Le commandant en chef de la deuxieme armee nous felicite sur notre
exactitude. Les hostilites vont reprendre plus energiques et plus actives
que jamais, il est necessaire de gonfler de suite trois ballons. Il y en a
un d'entre eux qui restera a Laval sous les ordres du general Colomb, les
deux autres seront mis a la disposition de l'amiral Jaureguiberry.


_Dimanche 29 janvier_.--Pas une minute n'a ete perdue, le prefet, le
directeur de l'usine a gaz ont tout fait pour activer nos operations.
A trois heures de l'apres-midi, le ballon _la Ville de Langres_, tout
arrime, tout gonfle est pret a monter dans l'atmosphere.

Il fait un temps magnifique, notre sphere de soie immobile ressemble de
loin a une grosse toupie qui ronfle. A quatre heures elle va s'envoler au
bout de ses cordes.

Trois ascensions consecutives s'executent dans les meilleures conditions,
nos marins sont maintenant inities a la manoeuvre qui s'opere avec la plus
remarquable precision.

Mon frere et Poirrier ouvrent l'ascension, ils s'elevent jusqu'a 300
metres de haut, et reviennent enthousiasmes de leur voyage. La vue est
admirable, l'oeil embrasse une campagne d'une etendue enorme.

Je fais une seconde et superbe ascension avec Lissagaray, le commissaire
extraordinaire de la Republique, qui trouve un grand charme a ce voyage si
nouveau pour lui.

Jossec s'eleve ensuite avec trois passagers. Jamais _la Ville de Langres_
n'avait si bien enleve quatre voyageurs a l'extremite de ses cordes.

--Bravo, mes amis, m'ecriai-je a la descente. Le temps est beau, tout va
bien. Mais ne flanons pas, demain nous gonflerons s'il est possible les
deux autres ballons que nous conduirons aux avant-postes de l'armee. Il
ne sera pas dit que les aerostiers militaires, toujours surpris par les
deroutes et les desastres, ne recevront pas en l'air le veritable bapteme
de feu!

A peine ai-je ainsi parle qu'un capitaine de la ligne s'approche de nous.

--Vous ne savez pas la grande nouvelle!

--Qu'y a-t-il?

--La guerre est finie! Un armistice vient d'etre signe.

Inutile d'ajouter que toute la ville de Laval est en emoi. On ne parle que
de l'armistice. Quels sont les termes de cet acte immense?

Mais le fait est-il bien vrai? On a ete si souvent trompe que, malgre soi,
on en arrive a l'incredulite de saint Thomas lui-meme.


_Lundi 30 janvier_.--Grand nombre de sceptiques croient que decidement
l'armistice est un canard. Pour plus de surete, occupons-nous toujours
de notre ballon. Si l'armee doit combattre, elle aura cette fois sa
sentinelle aerienne.

L'air est d'un calme absolu. On execute dans l'apres-midi cinq ascensions.
Le ballon s'eleve verticalement sans devier d'une ligne de sa marche
perpendiculaire au sol. Le prefet, M. Delattre, est monte dans la nacelle,
il est reste immobile avec mon frere a 350 metres de haut, ne se lassant
pas d'admirer l'admirable panorama etale a ses yeux surpris. Je m'eleve
avec le secretaire de la Prefecture, et je suis remplace dans la nacelle
par un commandant des eclaireurs a cheval, qui demande la perche a 30
metres de haut et fait revenir le ballon a terre.

_Mardi 31 janvier_.--L'armistice est confirme. Il n'y a plus de doute a
cet egard. Les Prussiens occupent les forts, l'armee de Paris va etre
desarmee.

Voila le triste denoument de ce drame horrible, qui compte trois
evenements egalement funestes pour la France, et qu'on peut resumer en
trois mots: Sedan, Metz, Paris!

Nous recevons l'ordre de degonfler _la Ville de Langres_. Je monte une
derniere fois dans la nacelle, mais le vent est assez vif, et me lance a
deux metres d'une cheminee d'usine, ou le ballon manque de se briser.

Bientot l'aerostat est vide, plie dans sa nacelle, non sans regrets de
la part de l'equipe. Pauvre ballon! quand te retrouverons-nous, fier et
majestueux, gracieusement arrondi dans l'atmosphere!

Nos experiences de ballon captif devaient se terminer la. Les tentatives
executees ailleurs pendant la guerre, n'ont donne lieu a aucune
experience. MM. Gilles et Farcot ont ete envoyes a Lyon, mais l'occasion
ne s'est jamais montree pour eux de gonfler un ballon.

Il en a ete de meme pour M. Revilliod, qui avait ete rejoindre le general
Bourbaki a Besancon. Le commandant en chef de l'armee de l'Est, comme le
general Chanzy, approuvait l'usage des ballons militaires, il comptait
beaucoup sur les services de M. Revilliod. La deroute est venue comme
partout en France dejouer tous ces projets.

Avant l'expedition dans l'Est, M. Revilliod, accompagne de Mangin, avait
ete a Amiens se mettre aux services de l'armee du Nord. On gonfla le
ballon _le Georges Sand_, mais il ne fut pas amene a temps sur le champ de
bataille.

Quelques jours avant l'armistice, MM. Duruof et de Fonvielle avaient ete
charges de se mettre a la disposition du general Faidherbe avec deux
ballons.

On a vu par les experiences reiterees que nous avons successivement
executees a Orleans, au Mans, a Laval, que les aerostats sont
susceptibles, presque par tous les temps, de fournir a un general d'armee
un observatoire aerien d'ou il peut embrasser d'un seul coup d'oeil le
champ de bataille. Mais, vers la fin de cette guerre malheureuse, on n'a
trouve presque nulle part, helas! un veritable champ de bataille, on n'a
vu guere que des _champs de deroute_! Il est certain que les aerostats
pourront etre efficaces dans des temps moins desastreux et dans des
saisons plus clementes!

_Dimanche 5 fevrier_.--La discipline est rigoureuse a Laval, nul officier
ne peut, sous quelque pretexte que ce soit, quitter son poste. Cependant
sachant ce que parler veut dire, nous ne doutons pas que le mot armistice
dans les circonstances presentes signifie: paix. A quoi bon demeurer
inutilement ici, nos ballons ne se sauveront pas tout seuls. Faisons nos
efforts pour quitter Laval, allons a Bordeaux, et nous reverrons bientot
Paris! C'etait la notre reve le plus cher.

A force de demarches, de pourparlers, de diplomatie, le chef d'etat-major
consent a nous donner nos feuilles de route pour Bordeaux. Nous partons le
lendemain, avec nos papiers en regle.

Le voyage s'effectue dans des conditions de lenteur desesperante. Nous
passons par Rennes, Nantes, Poitiers et Bordeaux. Trois nuits consecutives
sont passees en chemin de fer.

_Jeudi 9 fevrier_.--Le train s'arrete a Bordeaux a 7 heures du matin.
Impossible de voir M. Steenackers, il est tout aux elections. Il attend
avec impatience les resultats du scrutin, et ne se doute certainement pas
qu'ils ne lui seront pas favorables.

Nous faisons la rencontre de trois aeronautes: MM. Martin, Turbiaux et
Vibert; ces deux derniers sont venus vers la fin de janvier, ils nous
racontent leurs interessants voyages. M. Vibert est parti de Paris le 16
janvier, dans le ballon _le Steenackers_, il est descendu en Hollande
apres une longue traversee. Il avait avec lui deux caisses de dynamite,
matiere fulminante effroyable, que mon ami M. Paul Champion a si bien
etudiee pendant le siege. On la destinait, parait-il, a l'armee de
Bourbaki. M. Turbiaux a quitte la gare du Nord le 18 janvier dans le
ballon _la Poste de Paris_, sa descente s'est operee a Venray dans les
Pays-Bas. Quant a M. Martin, mon frere et moi avions deja eu le plaisir
de faire sa connaissance a Tours. Il etait parti de Paris le 30 novembre,
pour descendre a Belle-Ile-en-Mer, apres un voyage vraiment dramatique.
Nous reparlerons plus tard de cette curieuse ascension.

_Vendredi 10 fevrier_.--Mon frere rencontre un de ses anciens camarades
de l'ecole des Beaux-Arts, qui lui donne un laissez-passer prussien pour
Paris. Il part de suite, trop heureux de retrouver apres tant d'aventures
son toit et ses foyers. Je suis presente par un de mes amis a un avocat
distingue qui, pendant la guerre, a eu le courage et le devouement d'aller
a Berlin meme, recueillir des renseignements sur l'organisation militaire
en Prusse. Il a rapporte avec lui la liste de composition de tous les
regiments allemands, le nombre des tues et blesses, etc. La discretion
m'impose de ne pas trop m'etendre en details a cet egard. Je me rappelle
deux chiffres que je puis signaler au lecteur. Le nombre des soldats de
Bismark s'est eleve en France a un million cent quarante-sept mille. Autre
fait qui m'est reste grave dans la tete, a la suite de la conversation si
interessante que j'ai eue avec cet intelligent et hardi patriote. "Une des
causes de la force de l'Allemagne est l'instruction de ses habitants, il
n'y a dans tous les pays d'outre-Rhin que cinq hommes sur cent qui ne
sachent ni lire ni ecrire. En France on en compte 70 pour cent!" N'est-ce
pas le cas de dire que les chiffres ont parfois une eloquence brutale,
mais significative!

_Lundi 13 fevrier_.--La place du Theatre, a Bordeaux, est couverte d'une
foule enorme. Des cuirassiers, des gardes nationaux entourent le theatre
qu'ils protegent d'un mur vivant. L'Assemblee nationale est en seance!
C'est ce jour-la que la droite etouffe de ses cris la voix de Garibaldi,
de l'illustre general qui a prete a la France le secours de son epee; la
population est exasperee a la sortie des deputes. On le serait a moins.

_Jeudi 16 fevrier_.--La direction des telegraphes m'a enfin donne un
laissez-passer pour rentrer a Paris. Je vais partir.

Bordeaux est toujours tres-anime. Une haie compacte de gardes nationaux et
de soldats defend les abords du theatre. Dans plusieurs rues avoisinantes,
on voit des nombreux escadrons de lanciers et de cuirassiers.--La
population est cependant bien calme et bien inoffensive. Elle ne semble
en aucune facon manifester le desir de faire l'assaut de l'Assemblee
nationale.

Je pars pour Paris a 6 heures!

_Vendredi 17 fevrier_.--Je viens de passer une nuit fatigante en chemin
de fer. J'ecris tant bien que mal, pour tuer le temps, sur mon carnet de
voyage.

A 8 heures on s'arrete a La Souterraine. On accroche a notre train
QUARANTE-CINQ fourgons de marchandises. Je les ai comptes un a un:
volailles, porcs et boeufs deviennent nos compagnons de voyage. Tout
le monde fete ces animaux si respectables aujourd'hui. Ils seront
certainement bien recus a Paris! On ajoute deux machines a l'avant du
train, et l'on se met en marche bien peniblement.

Je m'ennuie tellement dans mon wagon, que je pense a calculer le nombre
d'heures que nous avons passees en chemin de fer, pendant le siege de
Paris.--J'arrive a un total de 266 heures, soit 11 jours et 11 nuits en
cinq mois. O merveilles de la statistique, ou ne me conduiriez-vous pas,
si je calculais les minutes et les secondes! Arrives a 1 kilometre de
Vierzon, nous restons en arret sur la voie quatre heures consecutives.
Il faut voir la tete echevelee des voyageurs et des malheureuses femmes,
chiffonnees par le voyage. Un tel trajet donne un peu l'idee de la prison
cellulaire.

On est en gare a Vierzon a 10 heures du soir.

--Messieurs, nous dit un chef d'equipe,--vous ne pouvez reprendre un train
qu'a cinq heures du matin.--Voila la salle d'attente pour vous reposer.

Les voyageurs ahuris se precipitent comme une avalanche dans les rues de
Vierzon, ou l'on dine tant bien que mal.

Une heure apres, on est revenu dans la salle d'attente, car il n'y a pas
un lit vide dans toute la ville. Nous sommes deux cents dans une salle
ou l'on tiendrait trente a l'aise. Chacun se perche sur sa valise, ou se
couche par terre, et on attend la jusqu'a cinq heures du matin.

Le lendemain, nous nous approchons sensiblement de la capitale! A mesure
que le train avance, l'emotion de tous est visible. Chacun va revoir ceux
qu'il aime apres une longue et terrible absence, apres d'epouvantables
desastres! Je n'oublierai jamais, pour ma part, la fin de ce voyage.
En passant a travers les environs de Paris, au milieu des campagnes
devastees, les pensees les plus sombres devorent mon esprit. Quel
spectacle navrant! Quelle douleur, quelle humiliation en voyant ces
soldats prussiens se promener sur les routes, ou monter la garde dans nos
gares!

Pres de Juvisy, les voyageurs qui sont dans le meme compartiment que moi
me montrent sur la route un convoi d'approvisionnement prussien qui
attire l'attention generale. Un grand nombre de voitures uniformes, bien
construites, circulent sur le chemin, tirees par une belle locomotive
routiere. Cette machine a vapeur vient de Berlin, elle fonctionne ici. Et
voila dix ans que l'on dit en France que les machines routieres ne valent
rien. Je compare ce convoi prussien, aux mechantes charrettes de l'armee
de la Loire!

A 2 heures je suis a Paris. La grande ville est sombre et lugubre! Ses
habitants sont fatigues, abattus et consternes!

Quel triste retour, apres mon depart aerien du 30 septembre! C'est comme
le reveil apres un beau reve!

Je retrouve mon frere Albert et mon frere aine qui a servi dans les
bataillons de marche, et qui me raconte ses campagnes; je revois mes amis.

L'un d'eux manque a l'appel. C'est Gustave Lambert, l'intrepide pionnier
du Pole Nord. Il s'est engage comme simple soldat, et une balle stupide,
lancee par quelque brute, a frappe au coeur cet homme d'elite, cet
apotre d'une grande idee de science et d'initiative.--Gustave Lambert
m'embrassait la veille de mon depart, et se felicitait de voir les ballons
qu'il affectionnait contribuer a la defense de Paris.

--Au revoir, me disait-il, bon courage, bonne chance! Nous nous
retrouverons bientot. Vous continuerez vos ascensions. Quant a moi
j'irai au Pole Nord.--Soldat aujourd'hui, je reprendrai demain ma grande
_toquade_.

Gustave Lambert a ete frappe le meme jour que l'illustre peintre Regnault.
Ce jour-la les Prussiens, qui se pretendent les soldats de la science et
de la civilisation, ont pu se feliciter de leur besogne!

C'est par son souvenir que je termine le recit de mes voyages, car
la derniere parole que je lui ai entendu prononcer s'appliquait aux
ballons-poste. "Mon cher ami, me disait-il le 28 septembre, la guerre est
une chose hideuse, monstrueuse, c'est un grand crime des peuples. Mais
tout homme de coeur dans ces moments-ci doit se devouer pour son pays. Je
vous felicite de votre entreprise. En ballon vous allez rendre a votre
pays plus de services qu'en etant soldat, et vous etes sur de ne tuer
personne."



TROISIEME PARTIE

HISTOIRE DE LA POSTE AERIENNE




I


Naissance des ballons-poste.--Stations militaires autour de Paris. Les
premiers departs avec l'ancien materiel.--Construction des aerostats.

En retracant dans les pages qui precedent mes impressions de voyages
aeriens pendant la guerre, je n'ai eu ni la volonte, ni la pretention de
me separer de mes collegues; j'ai pense que je ne devais pas ecrire cet
ouvrage sans donner les details que j'ai pu recueillir sur la _poste
aerienne_, sur les voyages les plus curieux des aeronautes improvises de
la Republique, sur les courageux courriers a pied, qui tous ont droit au
meme titre a la reconnaissance de leurs concitoyens pour les services
qu'ils ont rendus a la Patrie.

On se rappelle que le 6 septembre 1870, les habitants des environs de
Paris recurent l'invitation de rentrer immediatement dans les murs de
l'enceinte.--Tous songent au depart, ils emportent les objets qui leur
sont precieux, brulent les approvisionnements qu'ils ne peuvent soustraire
a l'ennemi. Le spectacle de cette emigration restera toujours present a
l'esprit des Parisiens qui etaient la, aux portes des bastions, voyant
defiler les charrettes chargees de meubles, les voitures a bras couvertes
de paquets, les femmes, les enfants se pressant en files serrees,
comme dans les scenes bibliques de la fuite en Egypte! Mais il ne nous
appartient pas de raconter ces episodes du siege, nous ne voulons rappeler
ici que des dates.

Les Prussiens ce jour-la, etaient encore eloignes de Paris; avec la
rapidite foudroyante qui caracterise leurs mouvements, ils ne tardent pas
a investir la capitale. Le 19 septembre la voiture postale qui la
veille encore, avait emporte hors Paris des ballots, de depeches, dut
retrograder. Le 20, trois voitures, deux cavaliers, cinq pietons sont
lances hors de l'enceinte. Un seul pieton nomme Letoile, parvient jusqu'a
Evreux, et peut en rapporter sept jours apres 150 lettres en risquant
deux fois sa vie. Le 21, un des employes de la poste nous disait avec
stupefaction: "Je n'oserais pas affirmer qu'une souris pourrait maintenant
franchir les lignes prussiennes!"

La terre est fermee, on songe a l'eau, comme moyen de transport. Des
bouchons creux seront lances dans la Seine qui les portera au dehors,
ou qui les amenera au dedans. Mais des barrages ont ete construits par
l'ennemi qui a tout prevu. Un fil telegraphique a meme ete retire par lui
du fond de la Seine. Les routes aquatiques sont interceptees comme les
chemins terrestres.

L'air seul reste ouvert. On se souvient que Metz a deja lance des ballons
libres au-dessus des lignes ennemies. Paris enverra ses messagers planer
au milieu des nuages!

Avant de songer a la poste aerienne, on avait pense des le lendemain du 1
septembre, a organiser des aerostats militaires destines a surveiller les
mouvements ennemis au moyen d'ascensions captives.--Le gouvernement
de l'Empire n'avait meme pas voulu repondre aux offres de service des
aeronautes. M. de Fonvielle et moi, nous avions adresse chacun de notre
cote des petitions au ministre de la guerre, nous proposant de suivre
l'armee du Rhin en ballon captif. Mais le major general Leboeuf ne voulait
compter que sur son propre genie, il n'aurait su que faire des ballons!

Si le gouvernement du 1 septembre a echoue, on ne peut nier que sa bonne
volonte n'ait ete a la hauteur de ses intentions. MM. Nadar, E. Godard
et W. de Fonvielle furent accueillis par le nouveau ministere, et
furent charges successivement d'organiser trois postes d'observations
aerostatiques.

Nadar s'installa place Saint-Pierre, avec le ballon _le Neptune_
appartenant a J. Duruof. Cet aerostat, dans lequel j'avais fait, en 1868,
l'ascension maritime de Calais et le voyage des Arts-et-Metiers a Laigle,
etait en assez mauvais etat, mais Duruof le repara; il put rester gonfle
quinze jours, et executer un grand nombre d'ascensions captives, dont
quelques-unes ne furent pas sans utilite. Eugene Godard gonfla, au
boulevard d'Italie, sa _Ville de Florence_, excellent aerostat, fort bien
construit; en 1869 M. Godard m'avait offert gracieusement l'occasion
de faire une ascension dans cet aerostat, a Dijon. M. de Fonvielle
fit reparer _le Celeste_, aerostat de 750 metres que M. Giffard, son
proprietaire, avait genereusement offert au genie militaire, et dans
lequel j'etais encore monte en 1868. M. de Fonvielle fit quelques
tentatives a l'usine de Vaugirard.

Ces trois postes aerostatiques devaient agir sous la surveillance d'une
commission presidee par le colonel Usquin. Il etait question de me confier
une quatrieme station, quand les necessites nouvelles creees a la poste
par l'investissement de Paris, transformerent ces ballons militaires en
ballons messagers.

Il y avait encore a Paris six autres aerostats, l'_Imperial_ qui faisait
partie du mobilier de la couronne, ballon pourri que l'on n'a jamais pu
reparer, l'_Union_, appartenant a Gabriel Mangin, qui apres une tentative
d'ascension dut renoncer a boucher les trous de son ballon, que ses
collegues appelaient par ironie le ballon-passoire, tant il etait crible
de piqures; le _Napoleon_ et l'_Hirondelle_, deux mechants ballonneaux
appartenant a Louis Godard, le _Ballon captif de l'Exposition_ construit
pas M. Giffard. J. Duruof avait encore laisse a Paris un petit aerostat de
400 metres cubes, avec lequel M. Nadar fit quelques ascensions captives.
L'art de l'aerostation etait tombe si bas, que la patrie des Montgolfier
ne comptait que quelques ballons uses par l'age et le service. Mais on
tira parti tant bien que mal de tout ce materiel.

Les ballons militaires furent achetes a la Commission, par
l'administration des Postes, et le premier depart fut organise par M.
Nadar a la place Saint-Pierre.


PREMIERS DEPARTS DE PARIS.

1re Ascension. _23 septembre_.--J. Duruof s'eleva seul du pied des
buttes Montmartre a 8 heures du matin. Il emportait avec lui 125
kilogrammes de depeches. La traversee fut heureuse. L'aeronaute descendit
a 11 heures a Craconville, pres Evreux.


2eme ASCENSION.--Le 25 du meme mois le ballon de M. Eugene Godard,
_la Ville de Florence_, partait a 11 heures du boulevard d'Italie.
Il etait monte par M. Mangin aeronaute et par M. Lutz, passager. Les
voyageurs descendirent sans accident a Vernouillet, pres Triel, dans le
departement de Seine-et-Oise. Les Prussiens n'etaient pas loin, Mangin dut
replier son ballon a la hate, et charger des paysans de le cacher, car
il etait impossible de songer a l'emporter sans courir les plus grands
dangers.

Pendant que l'aeronaute s'occupe ainsi de son materiel, le voyageur, M.
Lutz, s'empare des depeches importantes, court a Vernouillet prevenir les
autorites de son arrivee de Paris. Il file a Tours, et la il raconte qu'il
est venu seul, charge d'une mission du gouvernement. Dans un hotel, on m'a
dit qu'il s'etait fait passer pour M. Nadar. Quel etait le but de toutes
ces inventions? C'est ce que j'ai toujours ignore.--Sur ces entrefaites,
Mangin arrive et se presente comme l'aeronaute de _la Ville de Florence_.

--Mais, lui dit-on, nous l'avons deja vu, cet aeronaute, il est ici, et
nous a affirme qu'il etait seul en ballon.

De la des explications, des eclaircissements. On cherche M. Lutz. Il n'est
plus a Tours. Quelques jours apres les journaux donnent de ses nouvelles.
Il a ete arrete a Dijon, puis on raconte qu'il a ete fusille comme espion.
Pendant quelques jours, mille recits se croisent au sujet de cet illustre
Lutz. Quel mystere est cache sous toutes ces aventures? On ne l'a jamais
bien su. Mais il ressort de tout cela que la conduite du voyageur de la
_Ville de Florence_ est au moins singuliere.

Dans un recit qu'il a publie a Tours sur son voyage, il laisse entendre
qu'il etait seul dans le ballon, et se presente comme _commissaire delegue
du gouvernement de la Defense nationale_.

_La Ville de Florence_ avait a bord 300 kilogr. de depeches et trois
pigeons qui sont revenus a Paris, apportant les nouvelles des aeronautes.


3e ASCENSION. _29 septembre_.--Louis Godard part de l'usine a gaz
de la Villette avec M. Courtin a 10 heures 30. Il a reuni par une grande
perche les nacelles des deux ballons _le Napoleon_ (800 met. cub.) et
_l'Hirondelle_ (500 met. cub.). Ces ballons se touchent a l'equateur et
ils comprennent entre eux un troisieme petit aerostat de 40 met. cub.
L'appareil est un peu baroque, mais il ne s'en enleve pas moins dans de
bonnes conditions a 10 heures 30 du matin. Les deux ballons attaches qu'on
a appeles depuis les _Etats-Unis_, passent au-dessus des buttes Montmartre
et tombent a Mantes a 1 heure de l'apres-midi. Nous donnons le recit du
voyage d'apres le _Moniteur officiel_ de Tours.

"M.J.-G. Courtin, fournisseur de l'armee, charge de conduire les depeches
du gouvernement, est parti jeudi de Paris. L'aeronaute, Louis Godard,
commandait l'escadrille aerienne, qui se composait de deux ballons et de
deux nacelles, lies ensemble et marchant de conserve. Le poids total des
depeches confiees a M. Courtin s'elevait a 83 kilogrammes.

"Le depart a eu lieu jeudi, a 10 heures du matin, a l'usine a gaz de la
Villette. Nos voyageurs ont passe sur le Mont-Valerien a 800 metres de
hauteur. Apres avoir depasse la forteresse, a deux kilometres environ,
ils ont essuye quelques coups de feu, qui naturellement n'ont point porte
jusqu'a eux. Ils ont jete du lest, et se sont eleves jusqu'a 1,500 metres.
Ils etaient en ce moment sur la foret de Saint-Germain, d'ou les Prussiens
ont, avec le meme insucces, tire sur les ballons. Faute de vent, ils
ont plane assez longtemps et ont du redescendre a 800 metres, afin de
rencontrer un courant.

"Le reste du voyage aerien s'est accompli sans encombre et sans incidents.

"M.J.-G. Courtin et M. Godard ayant traverse Mantes, ont pris leurs
dispositions pour atterrir.

"C'est a trois kilometres de cette ville qu'ils ont touche terre; mais
ils ont ete traines pendant au moins 150 metres. Ils etaient dans cette
position desagreable, quand une troupe de cavaliers est arrivee sur eux
ventre a terre. Ils ont pris ces hommes pour des Prussiens et se sont crus
perdus. Heureusement la troupe etait commandee par M. Estancelin, qui est
charge d'organiser la defense dans le nord-ouest, et qui s'est empresse,
apres avoir aide nos voyageurs a prendre terre, de donner a l'envoye du
gouvernement une escorte pour gagner Mantes, ou son arrivee a cause une
alerte, car les Prussiens etaient d'un cote de la ville pendant que M.
Courtin y entrait de l'autre.

"Celui-ci a ete parfaitement accueilli, et a recu, avec une ovation, des
offres de services de tout le monde. Une voiture a deux chevaux a ete mise
immediatement a sa disposition pour gagner Evreux."


4e ASCENSION. _30 septembre_.--_Le Celeste_, 750 metres; aeronaute,
G. Tissandier. Pas de passager. J'ai donne, dans la premiere partie de cet
ouvrage, tous les details de mon ascension, mais je crois devoir rapporter
ici quelques faits curieux qui se rattachent a l'histoire generale des
ballons-poste. Je ne devais pas d'abord partir dans _le Celeste_; ce
ballon etait reserve a un autre aeronaute, homme d'affaires generalement
aussi connu que peu estime, que je demanderai permission de ne designer
que sous le nom de M.X...

X..., avec l'aplomb qui le caracterise, s'en va trouver M. Jules Favre.

--Monsieur le ministre, dit-il, je suis designe par M. Rampont pour partir
comme courrier de la poste dans un ballon. Avez-vous des recommandations a
me faire?

--Certainement, dit M.J. Favre; voici un mot pour le ministre de
l'interieur, on vous donnera des instructions et vous reviendrez me voir.

X..., arme de ce document, court chez M. Rampont.

--Monsieur le directeur des postes, dit-il avec un aplomb toujours
croissant, le ministre des affaires etrangeres m'a charge d'une mission
importante en province. Voici un mot de sa main qui le prouve. J'ai fait
des ascensions; voulez-vous me confier la direction d'un de vos ballons?

--Comment donc, dit M. Rampont, vous etes recommande par le ministre des
affaires etrangeres, vous partirez de suite.

Malheureusement pour X..., le bout de l'oreille s'est montre au dernier
moment, on a ete aux renseignements, aux informations. La trame qu'il
avait si bien cousue s'est emmelee subitement. X... n'est jamais sorti de
Paris en ballon. Je l'ai remplace dans _le Celeste_.

La veille de son depart, X... me disait:

--Vous partez apres moi. Vous me retrouverez a Tours. Si vous voulez, je
vous nommerai prefet. J'ai une mission tres-importante; je suis charge de
designer des candidats pour les prefectures et les sous-prefectures.

Jusqu'ou n'aurait pas ete ce trop habile escamoteur, s'il avait pu
debarquer a Tours? Il avait des lettres des membres du gouvernement. Que
d'histoires il aurait pu forger, sachant que la verification de ses recits
etait impossible! X... serait peut-etre devenu general en chef.

Pour completer les informations relatives a la quatrieme ascension du 30
septembre, je donne le texte des proclamations que j'ai jetees au nombre
de 10,000 sur la tete des Prussiens.

Chaque proclamation etait imprimee en deux colonnes sur une feuille
de papier format in-8 deg.. La colonne de gauche etait imprimee en texte
allemand, celle de droite etait la traduction francaise de ce document.


TEXTE FRANCAIS DES PROCLAMATIONS LANCEES EN BALLON SUR LES CAMPS
PRUSSIENS.

"Au commencement de la guerre, la nation allemande a pu croire que la
nation francaise encourageait l'Empereur Napoleon III dans ses projets
d'agression.

"La nation allemande a pu se convaincre depuis la chute de l'Empereur que
la nation francaise veut la paix. Elle desire vivre unie avec l'Allemagne,
sans contrarier son mouvement d'unite, qui profitera aux deux peuples.

"Il semblerait d'abord naturel que les deux nations missent bas les
armes et cessassent de s'entre-tuer. "La France a reconnu qu'elle etait
responsable des fautes de son gouvernement. Elle a declare etre prete a
reparer les maux que ce gouvernement a faits.

"L'Allemagne laissee a elle-meme accepterait de grand coeur ces conditions
honorables. Elle a montre sa vaillance et sa science militaires. Elle n'a
aucun interet a continuer cette lutte qui la ruine et lui enleve ses plus
glorieux enfants.

"Mais l'Allemagne n'est pas libre.

"Elle est dominee par la Prusse, et la Prusse elle-meme est sous la main
d'un monarque et d'un ministre ambitieux.

"Ce sont ces deux hommes qui ont repousse la paix qu'on leur offrait. Ils
veulent satisfaire leur vanite en enlevant Paris. Paris resistera jusqu'a
la derniere extremite; Paris peut etre le tombeau de l'armee assiegeante.

"Dans tous les cas, le siege sera long; voici l'Allemagne hors de chez
elle tout l'hiver, et l'absence de la fleur de la population laisse les
familles dans la misere.

"Jusques a quand les peuples seront-ils la dupe de ceux qui les
gouvernent? Ce sont les rois et leurs ministres qui les poussent les uns
contre les autres a des a combats homicides. Commandee par Napoleon, la
France marchait a la bataille; maintenant que Napoleon est renverse, elle
ouvre les bras a l'Allemagne. Sans doute elle defendra pied a pied son
foyer, elle ne se laissera rien enlever de son sol; mais aussi elle prend
l'engagement de respecter celui de ses voisins. Elle leur propose une
alliance fraternelle. Que l'Allemagne ne soit pas plus longtemps l'esclave
d'une ambition aveugle; qu'elle ne lui donne plus ses enfants a egorger."

On a renonce a ces proclamations qui ne produisaient sans doute pas grand
effet sur les Allemands. Il parait en outre que des paysans francais, en
ayant ramasse quelques-unes, avaient cru qu'elles etaient lancees par un
ballon prussien; ils se seraient empresses de tirer des coups de fusil sur
l'aerostat.


ESSAI D'UN BALLON LIBRE.

Le jour meme du depart du _Celeste_, Eugene Godard lancait, au boulevard
d'Italie, un petit ballon libre muni de sacs de lettres qui devaient
tomber successivement durant le voyage, au moyen d'un systeme automatique
tres-simple. Ce debut ne fut pas heureux. Le ballonneau tomba pres des
remparts au milieu d'un retranchement prussien.

L'accident ne tarda pas a etre connu a Paris, mais il fut singulierement
exagere; quelques journaux raconterent que les Allemands avaient fait la
capture d'un ballon monte, le 30 septembre. Cet aerostat ne pouvait etre
que le _Celeste_. La nouvelle parvint aux oreilles de mes amis qu'elle
emut d'autant plus vivement que mes pigeons sont arrives a Paris ayant
perdu leurs depeches. Heureusement, mon frere Albert avait pu suivre mon
ballon pendant plus d'une heure, il affirma que je devais etre sauve.
Mon ami de Fonvielle, dans la _Liberte_, eut l'obligeance de donner
d'excellentes raisons sur l'improbabilite de ma capture. Il disait vrai.

On renonca aux ballons libres, et il fut decide que les depeches de la
poste ne seraient plus confiees qu'a des aeronautes.

CONSTRUCTION DES BALLONS-POSTES

Les quatre premiers voyages aeriens executes dans de bonnes conditions du
23 au 30 septembre, ont reellement fonde la poste aerienne. A compter de
ce jour, l'administration decida que des ballons neufs, fabriques dans
de bonnes conditions, devaient sortir regulierement de Paris. La plus
vigoureuse impulsion fut donnee a la construction de ces aerostats.

La direction des postes confia l'organisation de deux ateliers de
fabrication aerostatique a M. Eugene Godard d'une part, et a MM. Yon et
Camille d'Artois d'autre part.

M. Eugene Godard est un praticien d'un merite incontestable; il a execute
dans sa vie plus de 800 voyages en ballon, et construit un nombre
considerable d'aerostats. On ne pouvait mieux choisir pour accelerer une
construction si speciale. Eugene Godard s'installa a la gare du Nord.

MM. Yon et Camille d'Artois organiserent a leur tour un atelier
aerostatique a la gare du Nord. M. Yon est l'habile constructeur des
admirables ballons captifs crees par M. Giffard; c'est en meme temps
un aeronaute distingue. Quant a M. Camille d'Artois, ses ascensions
publiques, a l'Hippodrome et a bord du _Geant_, lui ont acquis un juste
renom dans l'art de la navigation aerienne. M. Nadar s'etait d'abord
charge des operations aerostatiques de la gare du Nord, mais il se retira
bientot.

Voici quelles etaient les conditions des traites acceptes entre ces
messieurs et l'administration des postes: "Les ballons devaient etre de la
capacite de 2,000 metres cubes, en percaline de premiere qualite, vernie
a l'huile de lin, munis d'un filet en corde de chanvre goudronne, d'une
nacelle pouvant recevoir quatre personnes et de tous les apparaux
necessaires: soupape, ancres, sacs de lest, etc.

"Les ballons devaient supporter l'experience suivante: Remplis de gaz,
ils devaient demeurer pendant dix heures suspendus, et, apres ce temps
d'epreuve, soulever encore un poids net de 500 kilogrammes.

"Les dates de livraison etaient echelonnees a epoques fixes: 50 francs
d'amende etaient infliges aux constructeurs pour chaque jour de retard. Le
prix d'un ballon remplissant ces conditions etait de 4,000 francs, dont
300 francs pour l'aeronaute, que procurait le constructeur. Le gaz etait a
part. C'est ce prix qui a ete primitivement paye par la direction generale
des postes, au comptant, aussitot l'ascension effectuee, le ballon hors de
vue. Il a ete reduit posterieurement a 3,500 francs, plus 500 francs dont
300 francs pour le gaz et 200 francs pour l'aeronaute. A ces frais il faut
ajouter des sommes pour valeur d'accessoires, dont le a montant a varie
de 300 a 600 francs par ascension, Le _Davy_, ne cubant que 1,200 metres
cubes, n'a coute que 3,800 francs[9]."

[Note 9: Extrait du _Journal officiel_, n deg. du 2 mars 1871.]

La construction des ballons, une fois mise en train, s'executa avec une
grande rapidite.

Nous croyons devoir donner ici quelques details techniques sur la
fabrication des aerostats si peu connus generalement dans la masse du
public.

L'etoffe qui convient le mieux pour la construction d'un aerostat est sans
contredit la soie; mais la soie est d'un prix tres-eleve; on la remplace
souvent par un tissu de toile ou de coton qui, une fois verni, est
suffisamment impermeable pour contenir sans deperdition les masses de gaz
d'eclairage ou d'hydrogene qui doivent l'emplir. C'est ce qui a ete fait,
comme on l'a vu, pour les nouveaux ballons du siege.

La forme a donner a un aerostat peut etre variable; mais il est certain
que la sphere offre de grands avantages et une incontestable superiorite,
puisqu'elle est la figure qui offre le moins de surface sur le plus grand
volume.

Nous n'entrerons pas dans les details geometriques de la coupe de
l'etoile; l'epure etant faite, supposons que nous n'avons plus qu'a reunir
les fuseaux et a les coudre pour former l'aerostat spherique. Cette
couture s'execute aujourd'hui tres-facilement a l'aide de la machine a
coudre, que les aeronautes de profession ont d'abord voulu bannir, mais a
laquelle ils ont du bientot reconnaitre une grande superiorite. M. Eugene
Godard est reste presque seul partisan des coutures a la main. Ses ballons
etaient cousus par des ouvrieres.

Le ballon de coton n'est pas impermeable, et laisse echapper le gaz avec
une telle rapidite qu'il ne pourrait certainement pas etre gonfle, meme au
moyen du gaz de l'eclairage, si on ne prenait soin de le vernir. Le vernis
employe est tout simplement de l'huile de lin cuite avec de la litharge.
On a l'habitude de l'employer a chaud et de l'etendre a l'aide de tampons
sur toute la surface interieure et exterieure de l'aerostat.

Le ballon est muni a sa partie superieure d'une soupape qui est destinee a
laisser echapper du gaz au gre de l'aeronaute, pendant toute la duree de
l'ascension. Les soupapes sont formees de deux clapets qui s'ouvrent, de
l'exterieur a l'interieur, sous la traction d'une corde que l'on tire de
la nacelle. Pour que la fermeture soit hermetique, on lute les joints avec
un melange de suif et de farine de lin que l'on nomme _cataplasme_. On
voit que cet organe est tres-grossier, et qu'il serait bien facile de le
perfectionner; mais le temps etait trop rare pendant le siege pour qu'il
ait ete possible de songer aux innovations qui necessitent des recherches
longues et minutieuses.

La sphere d'etoffe, munie de sa soupape a sa partie superieure, est
pourvue a sa partie inferieure d'une ouverture que l'on appelle
_appendice_, et qui reste toujours beante pendant l'ascension, afin de
permettre au gaz, dilate par suite de la diminution de pression, de
trouver une issue. Sans cette precaution, l'aerostat pourrait eclater
par suite de la force expansive du gaz. Le ballon est recouvert dans sa
totalite d'un vaste filet attache a la soupape, et qui se termine vers la
partie de l'appendice par trente-deux cordes qui servent a y attacher la
nacelle. Celle-ci se fixe au filet par l'intermediaire d'un cercle de bois
pourvu de trente-deux petites olives de bois, appelees _gabillots_,
qui s'ajustent dans les boucles faconnees a la partie inferieure des
trente-deux cordes du filet. Huit autres gabillots permettent d'attacher
la nacelle au cercle par les cordes dont elle est munie. Le cercle
que nous venons de decrire est un des organes les plus essentiels de
l'aerostat, il est regulierement fixe au filet et sert de point d'attache
a l'ancre, qui est l'engin d'arret a la descente. Il repartit uniformement
les tractions, et donne a tout l'appareil une grande elasticite.

La nacelle est confectionnee en osier souple, flexible. C'est
incontestablement la meilleure substance a employer pour construire un
esquif propre a supporter des chocs, des trainages, sans se deteriorer
et sans blesser les touristes aeriens qui s'y sont confies. On tresse un
veritable panier d'osier avec les huit cordes d'attache, qui passent par
le plancher de la nacelle et en font, pour ainsi dire, partie integrante.
Deux banquettes permettent aux aeronautes de s'asseoir commodement.

Le ballon, tel que nous venons de le decrire, est pret a gravir l'espace
quand il est gonfle de gaz de l'eclairage. En effet, ce gaz a une densite
de 0gr.650, c'est-a-dire qu'un metre cube dans l'air aura une force
ascensionnelle de 730 grammes environ. Les ballons du siege ont 2,000
metres cubes, ils auront donc une force ascensionnelle de 1,460
kilogrammes. L'etoffe, le filet et la nacelle reunis ne pesent guere
plus de 500 kilogrammes; il nous reste 960 kilogrammes pour le poids des
voyageurs, du sable de lest et des organes d'arret.

Quand un ballon s'eleve, il tend bientot a se mettre en equilibre, il a
perdu une certaine quantite de gaz par l'appendice; il en perd constamment
de petites quantites, si, comme il arrive souvent, il n'est pas
parfaitement impermeable; en outre, il se refroidit, et le gaz, se
contractant, est encore prive d'une partie de sa force ascensionnelle.
Livre a lui-meme, le ballon, apres avoir atteint le sommet de sa course,
tendrait immediatement a redescendre et ne tarderait pas a revenir a
terre. Pour empecher cette descente, l'aeronaute allege sa nacelle; il
jette par-dessus bord un corps pesant qu'on appelle le _lest_, et qui se
compose de sable tamise. Ce sable forme un nuage floconneux qui ne tombe a
terre que lentement et sous forme de grains imperceptibles, incapables de
causer le moindre degat, comme cela ne manquerait pas d'arriver si l'on
jetait du haut des airs des pierres ou des corps non divises.

Pour que la description de l'aerostat soit complete, il faut encore que
nous parlions des organes d'arret, dont on doit se munir pour assurer le
retour a terre. L'aeronaute emporte a bord une ancre evasee, non pas
une ancre de marine qui ne mordrait pas dans les champs, mais un engin
confectionne pour les ascensions aerostatiques. On pourrait encore se
munir d'un grappin a six branches, qui est meme preferable a l'ancre, au
dire de quelques vieux marins de l'atmosphere. Enfin, il est indispensable
de ne pas oublier le _guide-rope_, un des engins essentiels du ballon.
Qu'est-ce que le guide-rope? C'est tout simplement une corde de 150 metres
de long, qui s'attache au cercle et que l'on laisse pendre dans l'espace.
En l'air, elle n'est d'aucun usage; mais il n'en est pas de meme au retour
a terre. D'abord, si l'aeronaute touche terre, il sait qu'il est a 150
metres du sol, puisqu'il connait la longueur de sa corde, et quand il
revient des hautes regions, l'oeil le plus expert ne sait guere apprecier
les distances. Ce sera donc un veritable guide, d'ou le nom qui lui a
ete donne, _rope_, voulant dire cable en anglais. En outre, si le ballon
descend, le guide-rope va successivement toucher terre dans toute sa
longueur, et il delestera l'aerostat, en amortissant le premier choc.
Cette corde agit donc encore comme un veritable ressort qui empeche
le retour vers le sol d'etre trop brusque. Si l'ancre ne mord pas
immediatement, le guide-rope sera traine a la remorque du ballon; mais
il tendra a l'arreter; car il produira contre le sol une resistance de
frottement considerable; il pourra meme s'enrouler autour d'un obstacle,
d'un arbre, d'un poteau, et enfin offrir prise aux braves paysans qui ne
manquent pas de venir en aide aux ballons quand ils le peuvent.
Cette simple corde qui pend apres le cercle est donc d'une utilite
extraordinaire; c'est a l'illustre aeronaute anglais Green que revient
l'honneur de l'avoir employee le premier. L'invention, direz-vous, est
bien simple. Sans doute, mais personne n'y avait songe avant lui, et vous
et moi, peut-etre, ne penserions pas au guide-rope sans le vieux Green.

L'armement ainsi opere est a peu pres complet; il ne faut pas oublier de
mettre dans les bottes de la nacelle un bon couteau, quelques cordelettes,
des couvertures, et des vivres froids; quelques bonnes bouteilles de vin,
un carafon d'eau-de-vie, ne sont pas non plus a dedaigner, car l'air des
nuages donne un appetit d'enfer.

Pour connaitre sa route dans l'air, l'aeronaute emporte une boussole; s'il
voit la terre, il reconnait le sillage trace par le ballon et l'aiguille
aimantee lui donne sa route. Le barometre indique enfin avec une grande
precision les altitudes au-dessus du niveau de la mer.

Les constructeurs aerostatiques du siege de Paris fabriquerent environ
soixante ballons de 2,000 metres cubes. L'installation de M. Eugene Godard
a la gare d'Orleans offrait un aspect merveilleux. D'un cote des femmes
cousaient les fuseaux du ballon, de l'autre des marins confectionnaient
les filets. Ailleurs enfin, le vernis s'etalait sur les aerostats cousus.

Au milieu de la gare, quelques ballons gonfles d'air sechaient leur couche
de vernis. Ils dominaient le sol comme le dos immense de ces cetaces qui
forment des iles flottantes au milieu de l'Ocean.

Les aerostats de M. Godard etaient a cotes bicolores bleues et rouges, ou
jaunes. Ceux de MM. Yon et Camille d'Artois etaient blancs. Cette couleur
est la meilleure sans contredit, car elle reflete, au lieu de les
absorber, les rayons lumineux. Un ballon blanc doit etre moins sensible
aux dilatations et aux contractions brusques qu'un aerostat colore.


L'ASCENSION.

MM. Eugene Godard, Camille d'Artois et Yon etaient charges de trouver des
aeronautes destines a s'elever dans les ballons-poste. Les braves marins
jouerent ici un role tres-important, car sur soixante-quatre ballons, il
y en eut trente qui furent conduits dans les airs par nos loups de mer,
transformes en _loups aeriens_.

On donnait quelques lecons preliminaires aux novices, mais quelles lecons!
Une nacelle etait pendue a une des poutres de fer de la gare, l'eleve y
grimpait et criait le "lachez tout." Mais il va sans dire qu'il restait en
place. On lui faisait jeter du lest et tirer une corde de soupape. Puis il
lancait son ancre et simulait l'atterrissage. Singulier apprentissage qui
rappelle les lecons de natation a calle seche.

Le jour de l'ascension designe, les passagers arrivaient au lieu du
depart, et remettaient leurs destinee entre les mains de l'apprenti
aeronaute. Ils s'elevaient dans les airs quelquefois par une nuit noire,
marchant a l'inconnu. Ma foi, quand on a pratique les ballons, qu'on a
souvent gravi les hautes regions de l'air, on ne peut s'empecher d'admirer
le courage et le devouement de ces hardis explorateurs. Ici le mot
devouement n'est pas exagere, car les aeronautes sont partis de Paris en
ballon pour une somme insignifiante, quelques-uns ne recevaient comme
gratification pecuniaire que deux cents francs a peine. Je n'oublierai
jamais la stupefaction d'un Anglais que j'ai vu a Tours et qui me disait:

--O monsieur! comme on doit vous payer pour entreprendre de tels voyages!
Une ascension faite au-dessus des Prussiens, cela vaut deux mille livres
sterling.

--Je ne sais ce que cela vaut, monsieur. Mais en France ces choses-la ne
se font pas, ou se font pour rien.

Le brave Anglais n'a pas cru un mot de ce que je lui disais.

--Cela vaut cinquante mille francs, repetait-il.

Au moment du depart d'un ballon-poste, MM. Bechet, sous-directeur des
postes, ou Chassinat, directeur des postes de la Seine, apportaient les
ballots de lettres et les depeches. Enfin M. Herve-Mangon, avec un zele
bien louable, donnait les renseignements meteorologiques sur la direction
du vent, son intensite, etc. MM. Bechet, Chassinat et Herve-Mangon ont
passe le temps du siege a se lever a trois heures du matin, ou a une
heure, pour assister aux departs; la part qu'ils ont prise a la poste
aerienne ne sera pas oubliee: mais que de derangements inutiles, que de
peine perdue! Souvent le vent n'etait pas assez vif, on ne pouvait pas
partir; ou il etait trop violent, et au dernier moment l'aerostat volait
en eclats.

L'organisation du service des ballons-poste a ete en definitive creee avec
la plus grande regularite, la plus remarquable precision. Cette
creation restera un vrai titre de gloire pour M. Rampont et pour les
administrateurs de la poste francaise.

Dans les circonstances graves, M.E. Picard donnait lui-meme des
recommandations aux aeronautes. Car quelques ballons avaient a porter hors
Paris les nouvelles les plus importantes que les Prussiens ne pouvaient
pas intercepter au-dessus des nuages.

Continuons a present l'enumeration des voyages aeriens en nous fixant sur
ceux qui offrent le plus d'interet.


DEPARTS DE BALLONS EN OCTOBRE 1870.

VOYAGE DE H. GAMBETTA.

5e et 6e Ascensions. _7 octobre_.

1 deg. L'_Armand Barbes_, 1,200 met. cubes. Aeronaute, J. Trichet; passagers,
MM. Gambetta et Spuller.

2 deg. _Le George Sand_, 1,200 met. cubes. Aeronaute, J. Revilliod; passagers,
deux Americains et un sous-prefet.

Le double depart de l'_Armand Barbes_ et du _George Sand_ s'est effectue
dans des conditions assez dramatiques, comme l'ont raconte les journaux
de Paris. Nous cedons la parole au _Gaulois_ du 7 octobre qui a donne des
details curieux sur ces memorables ascensions:

"Une foule enorme attendait ce matin, sur la place Saint-Pierre a
Montmartre, le depart des ballons l'_Armand Barbes_ et le _George Sand_,
ce n'etait pas un vain sentiment de curiosite qui excitait l'avide anxiete
de cette population; on venait d'apprendre que chacun de ces aerostats
emportait des voyageurs entreprenant courageusement ce perilleux voyage
avec d'importantes missions.

"Dans la nacelle de l'_Armand Barbes_, conduit par M. Trichet, prirent
place Gambetta et son secretaire Spuller; dans celle du _George Sand_,
dirige par M. Revilliod, monterent MM. May et Raynold, citoyens
americains, charges d'une mission speciale pour le gouvernement de la
defense, et un sous-prefet.

"On remarquait dans l'enceinte Charles et Louis Blanc, MM. Rampont et
Charles Ferry, et le colonel Husquin.

"MM. Nadar, Dartois, et Yon dirigeaient, avec l'autorite et l'entrain
qu'on leur connait, le double depart.

"Les dernieres poignees de main echangees au milieu de l'emotion generale,
au cri de "lachez tout!" les deux ballons s'eleverent majestueusement.

"Il etait onze heures dix minutes.

"Une immense clameur de: "Vive la Republique!" retentit sur la place et
sur la butte; les hardis voyageurs agitaient leurs chapeaux et leurs voix
repetaient comme un echo lointain le cri de la foule.

"Par une illusion d'optique, lorsque les ballons franchirent la butte
Montmartre, ils se dirigeaient vers le nord-est, l'on crut qu'ils
descendaient et allaient echouer dans la plaine. La foule desesperee,
anxieuse, tumultueuse, escalada la butte. Les factionnaires marins eurent
toutes les peines du monde a la retenir: il fallut qu'elle vit les
deux ballons continuer leur route pousses par un vent qui (d'apres les
observations faites) filait dix lieues a l'heure.

"On attend impatiemment le retour des pigeons voyageurs qui nous diront ou
les deux aerostats ont atterri."

Le _Moniteur universel_ du 10 octobre (edition de Tours) peut aujourd'hui
satisfaire la curiosite de ceux qui n'ont qu'une vague connaissance des
peripeties du voyage de M. Gambetta. "Pousses par un vent tres-faible, dit
ce journal, les deux aerostats ont laisse Saint-Denis sur la droite; mais
a peine avaient-ils depasse la ligne des forts, qu'ils ont ete assaillis
par une fusillade partie des avant-postes prussiens; quelques coups de
canon ont ete aussi tires sur eux. Les ballons se trouvaient alors a la
hauteur de 600 metres, et les voyageurs aeriens ont entendu siffler les
balles autour d'eux; ils se sont alors eleves a une altitude qui les a mis
hors d'atteinte; mais, par suite de quelque accident ou de quelque fausse
manoeuvre, le ballon qui portait le ministre de l'interieur s'est mis a
descendre rapidement, et il est venu prendre terre dans un champ traverse
quelques heures avant par des regiments ennemis, et a une faible distance
d'un poste allemand. En jetant du lest, il s'est releve, et a continue sa
route. Il n'etait qu'a deux cents metres de hauteur lorsque, vers Creil,
il a recu une nouvelle fusillade, dirigee sur lui par des soldats
wurtembergeois. En ce moment, le danger etait grand; heureusement les
soldats ennemis avaient leurs armes en faisceau; avant qu'ils les eussent
saisies, le ballon, allege de son lest, remontait a huit cents metres;
les balles ne l'ont pas plus atteint que la premiere fois, mais elles ont
passe bien pres des voyageurs, et M. Gambetta a eu meme la main effleuree
par un projectile.

"L'_Armand Barbes_ n'etait pas au terme de ses aventures.

"Manquant de lest, il ne se maintint pas a une elevation suffisante; il
fut encore expose a une salve de coups de fusils partie d'un campement
prussien, place sur la lisiere d'un bois, et alla, en passant par dessus
la foret, s'accrocher aux plus hautes branches d'un chene ou il resta
suspendu; des paysans accoururent, et, avec leur aide, les voyageurs
purent prendre terre, pres de Montdidier, a 3 heures moins un quart.
Un proprietaire du voisinage passait avec sa voiture, il s'empressa de
l'offrir a M. Gambetta et a ses compagnons, qui eurent bientot atteint
Montdidier, et se dirigerent sur Amiens. Ils y arriverent dans la soiree
et y passerent la nuit.

"Le voyage du second ballon a ete marque par moins de peripeties. Apres
avoir essuye la premiere fusillade, il a pu se maintenir a une assez
grande hauteur pour eviter un nouveau danger de ce genre; il est alle
descendre, a 4 heures, a Cremery pres de Roye, dont les habitants ont
tres-bien accueilli les voyageurs. M. Bertin, fabricant de sucre et maire
de Roye, a donne l'hospitalite pour la nuit a l'aeronaute; son adjoint a
loge chez lui les deux Americains.

"Le lendemain, samedi, l'equipage du second ballon rejoignait celui du
premier a Amiens, et l'on partait ensuite de cette ville a midi. A Rouen,
ou l'on arriva ensuite, M. Gambetta fut recu par la garde nationale, et
prononca un discours qui excita l'enthousiasme. De Rouen, M. le ministre
et ses compagnons de route se dirigerent sur le Mans; ils y coucherent, et
en partirent le lendemain, dimanche, a 10 heures et demie[10]."

[Note 10: "Le 10 octobre on lisait dans le _Journal officiel_
de Paris: Le gouvernement a recu ce soir une depeche ainsi concue:
"Montdidier (Somme), 8 heures du soir. Arrivee apres accident en foret
a Epineuse. Ballon degonfle. Nous avons pu echapper aux tirailleurs
prussiens, et grace au maire d'Epineuse, venir ici, d'ou nous partons dans
une heure pour Amiens, d'ou voie ferree jusqu'au Mans et a Tours. Les
lignes prussiennes s'arretent a Clermont, Compiegne et Breteuil dans
l'Oise. Pas de Prussiens dans la Somme. De toutes parts on se leve en
masse. Le gouvernement de la defense nationale est partout acclame."

Cette depeche avait ete apportee par un joli pigeon gris, compagnon de
voyage aerien du ministre de l'interieur.--On l'appella depuis Gambetta.]

7e Ascension. _12 octobre_.--Le ballon _le Washington_ (2,000 met.
cub.), conduit par M. Bertaux, recoit dans sa nacelle M. Van Roosebecke,
proprietaire de pigeons, et M. Lefebvre, consul de Vienne.--Il porte en
outre 300 kilogr. de depeches et 25 pigeons. L'aerostat part de la gare
d'Orleans a 8 heures 30 du soir et tombe a 11 heures 30 pres de Cambrai.

A la descente, le vent est assez violent, l'aeronaute M. Bertaux, en
jetant l'ancre, tombe de la nacelle et fait une chute terrible dans un
champ de betteraves. MM. Van Roosebecke et Lefebvre sont emportes dans la
nacelle avec une violence extreme, ils subissent un trainage perilleux,
mais le ballon se dechire et s'arrete; les voyageurs en sont quittes pour
l'emotion.

Quant a M. Bertaux, il etait deja malade, poitrinaire en sortant de Paris.
Il a fait partie, d'Orleans au Mans, comme nous l'avons raconte, de la
compagnie des aerostiers militaires. Il a trouve la mort, en revenant
a Paris apres l'armistice. C'etait un jeune homme plein d'avenir;
litterateur et poete, il avait compose plusieurs volumes de poesies, il
s'etait lance avec passion dans les aventures de la navigation aerienne.


8e Ascension. _12 octobre_.--Le _Louis Blanc_, 1,200 met. cub.,
conduit par M. Farcot, mecanicien, part a 9 heures du matin, de
Montmartre. Passager: M. Tracelet, proprietaire de pigeons.--Poids des
depeches, 125 kilogr. Nombre de pigeons, 8.

L'aerostat descend a midi 30 a Beclerc dans le Hainaut (Belgique).


9e et 10e Ascensions. _14 octobre_.

1 deg. Le _G. Cavaignac_, 2,000
met. cub., dirige par M. Godard pere, recoit dans sa nacelle M. de Keratry
et deux passagers, 710 kilogr. de depeches et 6 pigeons. Il s'eleve de
la gare d'Orleans a 10 heures 15 minutes et descend a 3 heures de
l'apres-midi a Brillon (Meuse).

Le retour a terre s'est execute avec une precipitation regrettable. La
nacelle recoit un choc des plus violents; M. de Keratry a la tete blessee
par le cercle qui le frappe, et une jambe contusionnee.

2 deg. Le _Jean-Bart_, 2,000 met. cub., qu'on a appele aussi le _Guillaume
Tell_ et le _Christophe Colomb_. Aeronaute, Albert Tissandier. Passagers,
MM. Ranc et Ferrand.

Il y a eu entre le quatrieme voyage et le cinquieme, un intervalle de
plusieurs jours, ou les tentatives d'ascension ont presque toujours
avorte. M. Albert Tissandier devait partir le 3 octobre. A 8 heures du
matin, il se rend a l'usine de Vaugirard. Le _ballon Imperial_ a ete
repare, il est gonfle, mais il fuit sensiblement. D'ailleurs l'air est
d'un calme absolu. MM. Herve-Mangon, Rampont et Chassinat, decident qu'il
est prudent de remettre le depart.

Le lendemain, a 5 heures du matin, MM. Tissandier et Herve-Mangon
s'apercoivent que le ballon est presque degonfle. L'empire n'aura meme pas
laisse a la France un ballon en bon etat!

On retarde l'ascension. Jusqu'au 7 octobre, les tentatives de depart
sont vaines. Ce jour-la MM. Gambetta et Spuller s'elevent de la place
Saint-Pierre.

M.A. Tissandier est remis au 12 octobre. Il se rend a la gare d'Orleans a
6 heures du matin. On gonfle un magnifique ballon de 2,000 m. cub. ou il
va partir.--Une rafale survient et met l'aerostat en pieces.--Enfin le
voyage peut s'executer le 14 octobre.

11e et 12e Ascensions. _16 octobre_.

1 deg. Le _Jules Favre_ (1,200 met. cub.). Aeronaute, L. Godard
jeune.--Passagers: MM. Malapert, Ribaut et Beote.
Depeches: 195k. Pigeons: 6.
L'aerostat quitte la gare d'Orleans a 7h. 20m., il descend a
Foix-Chapelle (Belgique) a midi 20.

2 deg. Le _Lafayette_, (2,000 met. cub.).--Aeronaute: M. Labadie,
marin.--Passagers: MM. Daru et Barthelemy.
Depeches: 270k. Pigeons: 4.
Depart, gare d'Orleans 9h. 50m.
Arrivee: Dinant (Belgique) 2h. 45s.

A la descente le ballon est emporte par un vent violent; le marin Labadie
coupe toutes les cordes de la nacelle, et le ballon s'echappe seul. Les
voyageurs restent assis a terre dans leur panier devenu immobile comme un
berceau.--Ce procede n'est pas tres-aerostatique, mais il a reussi. Tant
mieux pour les passagers.

Labadie est le premier marin qui ait quitte Paris en ballon. On ne saurait
trop admirer le courage, l'intrepidite de ces braves matelots, qui n'ayant
jamais vu un ballon osaient se risquer dans les flots invisibles de
l'air.--Deux de ces praticiens improvises ont trouve la mort dans ces
voyages perilleux. On peut dire qu'il est etonnant que des ballons
conduits par des mains inexperimentees n'aient pas donne lieu a plus
d'accidents. Apres l'exemple des ballons du siege, arrives presque tous a
bon port, on ne rencontrera plus, esperons-le, tant d'esprits craintifs,
qui se figurent qu'il faut ecrire son testament avant de monter dans la
nacelle aerienne. Le chemin de fer est tout aussi dangereux que le ballon.

13e Ascension. _18 octobre_.--Le _Victor Hugo_ (1,200 met.
cub.).--Aeronaute: Nadal.--Pas de passager.
Depeches: 440 k. Pigeons: 6.
Depart: Jardin des Tuileries, 11h. 45m.
Arrivee: pres Bar-le-Duc (Meuse), 5h. 30s.

En quittant terre l'aeronaute a crie: Vive la Republique democratique et
sociale! Plus tard, il s'est mis au service de la Commune comme aerostier
militaire.

14e Ascension. _19 octobre_.--La _Republique universelle,_ designe
aussi sous le nom de: _Jean Bart_ par quelques journaux (2,000 met. cub.).
Aeronaute: Jossec, marin.--Passagers: Dubost, secretaire de M. de Keratry,
et Gaston Prunieres.
Depeches: 305k. Pigeons: 6.
Depart: gare d'Orleans, 9h. 10m.
Arrivee: pres Mezieres (Ardennes), 11h. 20m.

Le ballon est descendu au-dessus des arbres de la foret des Ardennes ou il
a ete mis en pieces.

15e Ascension. _22 octobre_.--Le _Garibaldi_ (2,000 met. cub.).
Aeronaute: Iglesia, mecanicien, ancien homme d'equipe du grand ballon
captif de Londres.--Passager: de Jouvencel, ancien depute.
Depeches: 450k. Pigeons: 6.
Depart: jardin des Tuileries, 11h. 30m.
Arrivee: Quincy-Segy (Hollande), 1h. 30s.

16e Ascension. _25 octobre,_--Le _Montgolfier_ (2,000 met. cub.).
Aeronaute: Herve, marin. Passagers: MM. le Bouedec et colonel Lapierre,
Depeches: 390k. Pigeons: 2.
Depart: gare d'Orleans, 8 h. 30m.
Arrivee: Holigenberg (Hollande), midi 30.


CAPTURE DU BALLON "LA BRETAGNE."

17e et 18e Ascensions. _27 octobre_.--1 deg. Le _Vauban_ (1,200 met.
cub.). Aeronaute: Guillaume, marin.--Passagers: Reitlinger, photographe;
Cassiers, proprietaire de pigeons.
Depeches: 270k. Pigeons: 23.
Depart: gare d'Orleans, 9h. m.
Arrivee: Vignoles (Meuse), 1h. s.

2 deg. _La Bretagne_ (2,000 met. cub.), appartenant a une entreprise
particuliere.
Aeronaute: Cuzon.--Passagers: MM. Woerth, Manceau et Hudin.
Depart: usine a gaz, la Villette, midi.
Arrivee: Verdun (Meuse), 3h. s.

La _Bretagne_ et le _Vauban_ sont, comme on le voit, partis le meme jour.
Le premier de ces ballons etait destine a tomber entre les mains des
Prussiens. Il allait commencer la serie des catastrophes aeriennes. Nous
laisserons M. de Fonvielle, qui a pu se procurer des details sur ces
voyages, en raconter les emouvantes peripeties.

"Le 27 octobre est un jour fatal a la Republique; car c'est alors que Metz
capitula, et que l'armee cernant Bazaine put se rendre autour de Paris
pour prendre une part active tant a l'investissement de la capitale
qu'a la defaite des armees de secours. Au point de vue aeronautique, le
resultat ne fut guere meilleur.

"Le _Vauban_ fut le plus heureux des deux ballons; cependant il alla
tomber pres de Verdun, dans un district occupe par les Prussiens. M.
Reitlinger, que j'ai vu a Londres, m'a dit qu'il ne s'en serait pas
tire sans sa connaissance de la langue allemande, qu'il manie comme le
francais, ce qui n'a rien d'etonnant, puisqu'il est Bavarois de naissance.

"Le marchand de pigeons fut grievement blesse dans le trainage. Mais les
peripeties du _Vauban_ ne sont rien aupres de celles de la _Bretagne_, que
M. Manceau nous a racontees et qui nous serviront a faire comprendre la
maniere dont certaines ascensions ont ete conduites.

"Au moment du depart, le vent poussait le ballon vers le nord-est avec une
certaine stabilite, car la _Bretagne_ et le _Vauban_ ne sont descendus
qu'a quelques kilometres l'un de l'autre, quoique partis a trois heures de
difference de temps.

"Apres etre reste deux heures a naviguer dans une direction qui n'avait
rien de bien attrayant, M. Cuzon eut envie de descendre. Malgre les
protestations de M. Manceau, il donna deux coups de soupape, et le
ballon ne tarda point a se rapprocher de la surface de la terre... terre
inhospitaliere s'il en fut; car les voyageurs aeriens furent recus par
une vive mousqueterie. Ils etaient tombes au milieu d'un tas de Prussiens
qu'ils n'avaient pas vus, quoiqu'ils eussent huit yeux et des lunettes
a bord! Mais comme on etait pres de terre, au-dessus d'une prairie, M.
Woerth s'elance de la nacelle, contrairement aux regles de la discipline
et de la solidarite.

"Il tombe au milieu des ennemis, auxquels il fait signe en agitant un
mouchoir blanc au dessus de sa tete. On lui fait grace de la vie, et on
l'entraine en prison.

"Malgre ses pressantes reclamations, celles de sa famille et celles de son
gouvernement, car il est sujet anglais, il est retenu jusqu'a la fin de la
guerre. La captivite de M. Woerth a fait beaucoup de bruit en Angleterre,
et, en effet, cette circonstance est une de celles dans lesquelles le
gouvernement britannique a le mieux montre combien il etait meprisable et
lache.

"Le ballon, allege du poids de ce deserteur, se redressa avec rapidite; il
aurait remonte a une grande hauteur si M. Cuzon n'avait donne de nouveaux
coups de soupape. Le ballon ne tarda point a redescendre. Quand M. Guzon
et M. Hudin se voient a portee, ils se hatent de sauter a terre, laissant
dans la nacelle M. Manceau, qui est entraine avec la rapidite d'une fleche
dans la region des nuages. Il ne tarde point a penetrer dans une zone ou
regne une pluie abondante. Il eprouve un froid intense; le sang lui sort
par les oreilles.... Il a le sangfroid de tirer de toute sa force la
corde, et il retombe avec rapidite. Bientot il arrive a une prairie; mais,
entraine par l'exemple, il saute. Il a mal calcule la hauteur: il tombe
de quarante pieds de haut et se casse la jambe. Le ballon rebondit et
redescend; il s'aplatit a quelque distance.

"Le malheureux Manceau souffre horriblement, il patauge en plein marecage,
au milieu des tenebres, car la nuit est venue. Il se traine peniblement
moitie nageant, moitie a quatre pattes, vers un endroit ou il apercoit
de la lumiere.... Ce sont des paysans, mais en le voyant sortir de
l'obscurite, ces brutes veulent le mettre en pieces. Le cure du village
arrive et le sauve. On le transporte dans une cabane; on le couche; on le
soigne, et le cure commande une escouade de paysans, qui va a la recherche
du ballon pour sauver les depeches. La nuit meme, le cure part charge de
ce precieux fardeau... et bien lui en prit, car pendant qu'il partait, un
lache, un Judas, un traitre allait a Corny, au quartier general du prince
Frederic-Charles, prevenir de ce qui etait arrive a quelques kilometres de
Metz!

"Le lendemain matin, des hommes du 4e uhlans viennent enlever Manceau. Ces
miserables l'obligent, a coups de crosse de fusil, a se trainer, malgre sa
blessure. On le mene ainsi a Mayence, ou il arrive dans un etat affreux.
Pour le guerir, on le jette dans un cachot ou l'on oublie pendant deux
jours de lui donner a manger. Puis on le fait paraitre devant le general
qui procede a son interrogatoire. Le malheureux etait fusille s'il n'avait
eu dans sa poche un contrat d'association prouvant qu'il etait simple
negociant.

"Les Prussiens ont fini par s'humaniser, on a donne a Manceau des eclisses
pour guerir sa jambe cassee, et au lieu de le garder en prison, on l'a
interne dans la ville. De plus, M. le comte de Bismark, toujours galant,
a daigne faire prevenir Mme Manceau de la captivite de son mari, tombe
vivant entre les mains des Prussiens et actuellement detenu dans la
forteresse de Mayence.

"M. Manceau est de retour a Paris, console de ses mesaventures et
parfaitement gueri de sa blessure[11]."

[Note 11: La _Liberte_, 19 mars, 1871.]


19e Ascension. _29 octobre_.--Le _Colonel Charras_ (2,000m. cub.).
Aeronaute: Gilles.--Pas de passager.
Depeches: 460kil. Pigeons: 6.
Depart: gare du Nord, midi.
Arrivee: Montigny (Haute-Marne), 5h. soir.

Une plaisante histoire que raconte M. Gilles pendant ses voyages durant le
siege:

M. Steenackers, au mois de decembre, l'envoie, avec l'aerostat _Colonel
Charras_, a Lyon, dans le cas d'un investissement de la ville.

Dans le trajet, un prefet a recu la depeche suivante:

"Gilles, aeronaute, arrive avec Colonel Charras."

Le prefet, un peu naif, comme on va le voir, se presente a l'arrivee du
train: il trouve M. Gilles, et lui dit:

--Vous etes seul, monsieur, ou est le colonel Charras?

--Il est la, dans le fourgon.

--Pourquoi ne le faites-vous pas descendre?

--Je ne peux pas, monsieur, il pese 100 kilogrammes!

M. le prefet, le Piree devait etre de vos amis!


ASCENSIONS DE NOVEMBRE 1870.

20e Ascension. _2 novembre_,--Le _Fulton_ (2,000m. cub.).
Aeronaute: Le Gloennec, marin.--Passager: M. Cezanne, ingenieur.
Depeches: 250 kil. Pigeons: 6.
Depart: gare d'Orleans, 8h. 30m.
Arrivee: pres d'Angers (Maine-et-Loire), 2h. 30 soir.

Le marin le Gloennec, huit jours apres son arrivee a Tours, est mort d'une
fluxion de poitrine. Ses funerailles ont ete imposantes. Les aeronautes
presents a Tours, et les delegues des membres du gouvernement ont suivi
jusqu'au cimetiere le corps du jeune et courageux marin.

DEUXIEME BALLON PRISONNIER.

21e et 22e Ascensions. _4 novembre_.--1 deg. Le _Ferdinand Flocon_
(2,000 met. cub.). Aeronaute: Vidal.--Passager: Lemercier de Janvelle.
Depeches: 130 kil. Pigeons: 6.
Depart: gare du Nord, 9h. m.
Arrivee: pres Chateaubriant (Loire-Inferieure), 3h. 45 soir.

2 deg. Le _Galilee_ (2,000 met. cub.). Aeronaute: Husson, marin.--Passager: M.
Etienne Antonin.
Depeches: 420 kil. Pas de pigeons.
Depart: gare du Nord, 2h. soir.
Arrivee: pres Chartres (Eure-et-Loir), 6h. s.

Le _Galilee_ a ete pris par les Prussiens, qui se sont empares de
l'aeronaute et des depeches. Le passager M. Etienne Antonin a pu
s'echapper des ennemis.

23e Ascension. _6 novembre_.--La _Ville de Chateaudun_ (2,000 met.
cub.). Aeronaute: Bosc, negociant.--Pas de passager.
Depeches: 455 kil. Pigeons: 6.
Depart: gare du Nord, 9h. 45m.
Arrivee: Reclainville, pres Voives, 5h. s.

Le lendemain du depart de ce ballon, on recevait, par pigeon, la depeche
suivante de l'aeronaute:

"Prussiens tire sur ballon jusqu'a deux heures et demie sans me toucher.
Descente heureuse a Reclainville, a cinq heures et demie soir. Remis
toutes depeches bureau Voives. Dirige sur Vendome ou je suis arrive a
neuf heures du matin. Transmis immediatement par telegraphe depeches
officielles a destination. Prussiens Orleans, Chartres. Quartier
general, Patay. Bonne garde faite par nos troupes et francs-tireurs avec
artillerie. L'ennemi vient requisitionner a Chateaudun tous les jours.
Repousse de cette ville par francs-tireurs, qui ont fait quarante tues et
autant de prisonniers. Ballon monte par un marin et un voyageur a ete pris
par les Prussiens qui ont fait tout prisonnier."

24e Ascension. _8 novembre_.--La _Gironde_ (2,000 m. cub.).
Aeronaute: Gallay, marin.--Passagers: MM. Herbaut, Gambes et Barry.
Depeches: 60 kil.
Depart: gare d'Orleans, 8h. 20 matin.
Arrivee: Granville (Eure), 3h. 40 soir.


TROISIEME BALLON PRISONNIER.

25e et 26e Ascensions. _12 novembre_. 1 deg. Le _Daguerre_ (2,000 met.
cub.). Aeronaute: Jubert, marin.--Passagers: MM. Pierrou, ingenieur, et
Nobecourt, proprietaire de pigeons.
Depeches: 260 kil. Pigeons: 30.
Depart: gare d'Orleans, 9h. 45 matin.
Arrivee: Ferrieres (Seine-et-Marne).

2 deg. Le _Niepce_ (2,000 met. cub.). Aeronaute: Pugano, marin.--Passagers:
MM. Dagron, Fernique, Poisot et Gnochi.
Depart: gare d'Orleans, 9h. 15 matin.
Arrivee: Vitry (Seine-et-Marne), 2h. 30 soir.

Cet aerostat emportait des appareils de photographie qui ont servi a la
preparation des depeches attachees aux pigeons voyageurs.

La descente s'est operee non loin des Prussiens, et le sauvetage des
caisses d'appareil n'a pas dure moins de huit jours.

Le _Niepce_ et le _Daguerre_, partis le meme jour, ont tous deux couru
de grandes peripeties. Le premier ballon, descendu a Ferrieres, a ete
poursuivi par les Prussiens et fait prisonnier.

Les deux ballons ont fait route ensemble au-dessus des nuages. Les
voyageurs des deux nacelles ont pu echanger des signaux dans les airs. Les
passagers du _Niepce_ ont vu le _Daguerre_ atterrir; ils ont apercu les
Prussiens qui se jetaient a sa rencontre pour s'en emparer!


II


Suite des voyages de novembre.--Les ascensions nocturnes.--Naufrages
aeriens.--Voyage extraordinaire de Paris en Norwege.--Descente a
Belle-Isle-en-Mer.--Les soixante-quatre ballons du siege.

Trois ballons venaient d'etre captures dans un espace de temps
tres-restreint: on se demandait si la poste aerienne n'allait pas
rencontrer des obstacles imprevus qu'il fallait a tout prix surmonter pour
eviter de nouvelles captures, pour sauvegarder les aeronautes, ces uniques
messagers de Paris assiege. On venait d'apprendre que les Prussiens,
consternes de voir les courriers de l'air defier leurs armes a feu, passer
si librement a quelques milliers de metres au-dessus de leurs lignes
d'investissement, etudiaient serieusement les moyens d'arreter les trop
audacieux ballons. L'illustre Krupp construisit un engin special destine
a atteindre les esquifs de l'air, admirable canon dont on attendait
merveille. Ce _gun balloon_ fut promene triomphalement dans les rues
de Versailles; c'etait une longue bouche a feu mobile autour d'un axe,
ressemblant bien plus a un telescope qu'a un canon. Les soldats de Bismark
disaient tout haut qu'ils allaient abattre les aerostats comme des
perdrix, mais le grand canon destine a la chasse aux ballons fit plus de
bruit que de besogne. L'ennemi organisa bientot un systeme d'observations
regulieres. Quand un ballon sortait de Paris, des sentinelles examinaient
la route qu'il suivait, et, par le telegraphe, prevenaient les postes
prussiens situes dans la ligne probable du voyage. Des uhlans, prevenus
a temps, couraient la tete en l'air, l'oeil braque dans le ciel et
s'efforcaient d'arriver au moment de la descente.

Il fut decide a Paris que les ascensions se feraient la nuit, au milieu
des tenebres. Les ballons, disait-on, vont partir a minuit, ils seront
caches a tout regard humain, en planant dans l'obscurite du ciel.

Mais en evitant ainsi le peril de la capture, on courait vers d'immenses
et nombreux dangers, comme nous allons essayer de le demontrer.

En effet, rien de plus important en ballon, surtout quand on doit eviter
les surprises d'un ennemi dangereux, que de voir les pays que l'on
parcourt. Avec un peu d'attention, connaissant son point de depart,
suivant sur une bonne carte les cours d'eau, les villes que l'on apercoit
du haut des airs, a la surface du sol, il est possible d'apprecier sa
route. Quand on plane a 1,500 metres de haut, nul projectile n'est a
craindre, et rien n'empeche l'aeronaute, pour plus de securite, de
naviguer a 2,000 metres ou a 3,000 metres au-dessus du niveau des
Prussiens. En partant au lever du jour, il peut donc impunement examiner
l'aspect du sol, voir les ennemis, ou s'assurer de leur absence. Meme en
hiver, il a devant lui de longues heures de jour, comprises entre le lever
et le coucher du soleil, c'est-a-dire au moins 9 heures de voyage. Il
peut avoir la certitude de trouver dans ce laps de temps une terre
hospitaliere.

En partant a minuit, au contraire, on se lance dans les tenebres, a
l'inconnu. Tant que l'obscurite est complete, on n'ose pas descendre, ne
sachant pas ou la brise vous pousse. On attend le lever du jour. Mais le
soleil levant peut vous montrer trop tard, helas! que les courants aeriens
vous ont pousse en mer. C'en est fait alors du navire aerien s'il n'est
sauve par quelque hasard providentiel!


PREMIER DEPART DE NUIT.

27e Ascension. _18 novembre_.--Le _general Uhrich_ (3,000 met.
cub.). Aeronaute: Lemoine, marin.--Passagers: Thomas, proprietaire de
pigeons et deux autres voyageurs.
Depeches: 80 kil. Pigeons: 34.
Depart: gare du Nord, 11h. 15 soir.
Arrivee: Luzarches (Seine-et-Oise), 8h. matin.

Cette premiere ascension nocturne a ete vraiment dramatique; elle a
vivement impressionne les Parisiens, comme l'attestent les quelques lignes
suivantes, que nous empruntons au _Gaulois_ paru le lendemain du depart de
l'aerostat:

"Ceux qui n'ont pas assiste a ce premier depart de nuit ne sauraient
se figurer ce qu'il y a a la fois de triste, d'emouvant, de beau et de
vraiment grand dans ce spectacle que le blocus de Paris nous a valu hier
soir.

"Nous etions la une centaine: des privilegies; car on n'ebruite plus
les departs des ballons-poste comme auparavant. L'ennemi, regulierement
informe quelques heures a l'avance, envoyait depuis quelque temps sur nos
ballons des fusees incendiaires qui exposaient les aeronautes aux plus
graves dangers. Aussi maintenant part-on mysterieusement, la nuit, et
cette nuit et ce mystere ajoutent singulierement aux emotions du depart.

"Au milieu d'une vaste cour se trouve le ballon a peu pres gonfle.
"Un ballon enorme en taffetas jaune; les lanternes a reflecteur des
locomotives l'eclairent etrangement; on le dirait transparent. Des ombres
immenses courent le long du filet. Tout autour, on fait silence. Seul le
sifflet aigu de M. Dartois, donnant le signal des manoeuvres, se fait
entendre a des intervalles reguliers.

"A dix heures et demie, un aide de camp arrive essouffle.

"--Une depeche du gouverneur!

"La depeche est precieusement mise de cote. La nacelle est fixee. On
entend le sifflet de la... pardon! le "_lachez tout!_" et lentement,
majestueusement, le ballon s'eleve, c'est-a-dire s'evanouit dans les
tenebres. A peine a-t-il depasse le toit de la gare, deja nous l'avons
perdu de vue. Cette masse s'est fondue dans les brouillards[12]!"

[Note 12: Le _Gaulois_, 18 novembre 1870.]

Le voyage execute par cet aerostat est des plus curieux. Les voyageurs
sont restes 10 heures en ballon pour tomber seulement a quelques lieues de
Paris. Ils croient avoir traverse Paris plusieurs fois pendant la nuit,
ce qui est possible en admettant la presence dans l'air de courants
contraires superposes a differentes altitudes.


VOYAGE DE NORWEGE.

28e Ascension. _24 novembre_.--La _Ville d'Orleans_. Aeronaute:
Rolier, ingenieur.--Passager: M. Deschamps, franc-tireur.
Depeches: 250 kil. Pigeons: 6.
Depart: gare du Nord, 11h. 45 soir.
Arrivee: Norwege, a cent lieues au nord de Christiania, le lendemain a 1
h. soir.

Ce voyage est un des plus curieux de l'histoire des ballons. Nous en
rendons compte d'apres une lettre adressee a l'_Independance belge_.

"Copenhague, 3 decembre.

"Je vous apporte le recit du merveilleux voyage aerien de MM. Paul Rolier
et Deschamps.

"Ce sont eux, vous le savez deja, qui descendirent en ballon aupres de
Christiania, en Norwege, il y a quelques jours. Je tiens les details qui
suivent de la bouche meme de l'un des aeronautes.

"Ils sont partis de Paris le 24 novembre, a 11 heures trois quarts du
soir, esperant se diriger sur Tours. Le ballon atteint bientot une hauteur
de 2,000 metres, hors de portee des balles prussiennes, et il dominait
alors tout le camp prussien. Puis, il passa successivement au-dessus de
plusieurs villes du nord.

"Bientot les aeronautes crurent entendre le bruit d'un grand nombre de
locomotives; ils etaient sur les cotes de la mer; et c'etait le bruit des
vagues sur les rochers qu'ils pouvaient parfaitement distinguer. Puis ils
entrerent dans un brouillard epais, n'ayant aucun moyen de determiner leur
rapidite ou le mouvement horizontal de l'aerostat.

"Le brouillard s'etant dissipe, ils se trouverent au-dessus de la mer
et virent successivement un grand nombre de vaisseaux (dix-sept), entre
autres une corvette francaise a laquelle ils firent des signaux, qui ne
furent sans doute pas compris; on ne leur repondit point. Leur intention
etait de se laisser tomber sur la mer et de se tenir la, jusqu'a ce qu'ils
fussent recueillis par la corvette.

"Plus tard, on tira sur eux, sans doute d'un vaisseau allemand, mais sans
les atteindre. Ils avancaient toujours vers le nord avec une rapidite
vertigineuse. Ne voyant nulle part la terre et se trouvant de nouveau dans
le brouillard, ils expedierent un de leurs pigeons voyageurs, annoncant
qu'ils se croyaient perdus. Alors, ils jeterent une longue corde de la
nacelle, ce qui ralentit leur marche, le bout de la corde trempant dans
l'eau. Enfin, ils apercurent la terre et jeterent un sac de journaux et de
lettres. Le ballon, allege, remonta et prit une nouvelle direction vers
l'est.

"Ce fut une heureuse inspiration; sans cela, d'apres toute probabilite, le
ballon etait conduit vers la mer glaciale. Place dans ce nouveau courant,
l'aerostat continua son mouvement sur la terre ferme. Perdant de son lest,
il s'etait releve a une plus grande hauteur.

"On ouvrit la soupape pour lacher du gaz et faire descendre le ballon.
Pres de Lifjeld, paroisse de Silgjord, le ballon toucha le sommet des
arbres. Les voyageurs descendirent a l'aide de la corde qu'ils avaient
laissee pendre, et arriverent a grande peine presque sains et saufs.

"Aussitot allege d'une grande partie de son poids, le ballon s'eleva avec
rapidite sans qu'on put le retenir. Il etait alors 3 heures 40 minutes
de l'apres-midi, d'apres le meridien de Paris; c'etait le vendredi 25
novembre. "Quinze heures s'etaient ecoulees depuis leur depart de Paris;
ils ignoraient dans quel pays ils etaient tombes et comment ils y seraient
recus.

"Accables de lassitude, mourant de faim, suffoques par le gaz qui
s'echappait du ballon, ils s'evanouirent tous les deux. Bientot retablis,
ils se mirent a marcher en enfoncant profondement dans la neige. Les
premiers etres vivants qu'ils rencontrerent furent trois loups, qui les
laisserent passer sans les attaquer. Apres cinq ou six heures de marche,
ils atteignirent une pauvre cabane, ou ils s'abriterent. Le lendemain, ils
rencontrent une nouvelle cabane. La, ils trouverent des traces de feu et
comprirent alors qu'ils n'etaient pas eloignes d'un endroit habite.

"Peu apres deux bucherons survinrent; mais il leur fut impossible, a eux,
Francais, de se faire comprendre ou de savoir en quel pays ils etaient. Un
des bucherons sortit de sa poche une boite d'allumettes pour allumer du
feu. Rolier prit aussitot la boite et lut dessus Christiania. Plus
de doute, ils etaient en Norwege, nom que les paysans ne comprirent
naturellement pas; mais ils se douterent pourtant que les etrangers
voulaient se rendre a Christiania. Ils les conduisirent d'abord a leur
domicile pour les reconforter et leur donnerent tous les soins que
necessitait leur etat, puis ils les menerent chez le pasteur Celmer,
ou arriverent le docteur de l'endroit et l'ingenieur des mines, nomme
Nielsen. Ce dernier parlait tres-bien le francais, et ils purent raconter
leur voyage.

"Le journal de Drammen raconte que des paysans travaillant dans la foret
et apercevant le feu, s'elancerent vers cet endroit, croyant que des
vagabonds voulaient incendier la cabane.

"Les Francais, ajoute-t-il, recurent nos compatriotes avec des visages
souriants, battant des mains et criant: Norwegiens! _Normoed_(?) Il faut
alors qu'ils aient pu calculer qu'ils etaient en Norwege.

"Les voyageurs furent conduits a Kappellangaarden, ou l'on ne comprend pas
le francais; mais ils se firent comprendre en dessinant un cercle dans
lequel ils mirent un point qu'ils appelerent Paris, expliquant par geste
l'ascension du ballon et que les Prussiens avaient tire sur eux. Plus tard
on les conduisit a Kroasberg, dans la nuit, vers deux heures. Ils etaient
munis de pieces d'or, dont ils donnerent dans leur joie quelques-unes a un
pauvre petit garcon.

"A Drammen, ils recurent leurs cinq sacs de poste, pesant 230 livres,
leurs six pigeons voyageurs et leurs autres objets qu'ils avaient laisses
dans la nacelle: une couverture, deux bouteilles et demie de vin, un
barometre, un sextant, un thermometre, un drapeau de signal, une casquette
d'officier, etc., etc.

"Ils se determinerent a donner a l'universite de Christiania le ballon qui
mesure une hauteur de 2,000 m.c. et qui en quinze heures a fait un trajet
de plus de 300 lieues.

"Il sera d'abord expose a Christiania et le profit de la recette sera
offert aux blesses francais."

M. Rolier nous a fait l'honneur de nous rendre visite tout recemment; nous
avons pris le plus vif plaisir, a entendre de sa bouche le recit de ses
perilleuses aventures, vraiment dignes de Jules Verne ou d'Edgard Poe.
Il n'y a qu'un voyage aerien qui puisse se comparer a celui-la; c'est la
grande traversee de Green qui, parti de Londres, passa la Manche, franchit
la France entiere, une partie de l'Allemagne, pour descendre vingt heures
apres son depart dans le duche de Nassau. Mais cette grande excursion de
Green ne s'est pas executee dans des circonstances aussi dramatiques.--M.
Rolier et son compagnon ont eu l'impression d'une perte imminente, presque
certaine.--Egares dans les profondeurs de la mer du Nord, ils devaient se
preparer a la plus horrible des morts!

Une des parties les plus interessantes du recit de M. Rolier est relatif a
son sejour a Christiania.--L'enthousiasme des Norvegiens etait extreme,
on fetait partout les voyageurs; dans des banquets, dans des reunions
on portait des toasts a la France. Des depeches telegraphiques etaient
lancees de toutes les villes du royaume pour feliciter les Francais tombes
des nues. Les dames envoyaient a M. Rolier des souvenirs, des bouquets,
des cadeaux; l'heureux aeronaute, en descendant du ciel, avait trouve le
paradis sur la terre!


DE PARIS EN HOLLANDE.

29e Ascension. _24 novembre_.--_L'Archimede_ (2,000 met. cub.).
Aeronaute, J. Buffet, marin.--Passagers: MM. de Saint-Valry et Jaudas.
Depeches: 220 kil. Pigeons: 5.
Depart: gare d'Orleans. Minuit 45.
Arrivee: Castelre (Hollande), 6h. 45m.

L'aeronaute de l'_Archimede_, M.J. Buffet, n'est pas seulement un marin de
coeur, c'est aussi un homme distingue, qui a publie dans le _Moniteur_ de
Tours une lettre tres-interessante, qui merite d'etre publiee. Ce recit
respire la verite, et donne une excellente idee des premieres impressions
aeriennes.

"Mon cher ami,

"Quelques details sur le voyage de l'_Archimede_ t'interesseront sans
doute; aussi, sans autre preambule, vais-je commencer une petite narration
de notre traversee.

"Le jeudi 24 novembre, a 4 heures du soir, je recevais l'ordre de partir;
j'employai le mieux possible le temps qui me restait, car a 10 heures je
devais m'elancer dans les airs.

"A l'heure dite tout etait pret, quelques papiers importants nous
manquaient encore, il fallait attendre. Je te fais grace de toute
l'operation du gonflement: qu'il te suffise de savoir que tout se passa le
mieux du monde. J'avais deux passagers, MM. Albert Jaudas et Saint-Valry.

"A minuit et demi, nous etions dans la nacelle. Le fameux _lachez-tout_
de Godard ne se fit pas attendre, et bientot notre aerostat s'elevait au
milieu des souhaits de bon voyage que nous envoyait la foule;--car il y
avait foule a la gare d'Orleans. Tout en surveillant l'ascension de mon
ballon, je regardais emerveille le panorama qui se deroulait sous nous;
le silence regnait dans la nacelle, et n'etait interrompu que par les
interjections admiratives qui s'echappaient de nos levres. En effet,
Paris, de nuit et a cette hauteur (nous etions a 2,000 metres), a quelque
chose de saisissant; les lumieres des remparts se reunissent pour entourer
la ville comme d'une ceinture de feu, et les rues se dessinent en lignes
brillantes s'entre-coupant les unes les autres; bientot tout se confondit,
Paris ne fut plus qu'une tache brillante, qu'un point, qu'une lueur,
puis tout s'eteignit. Rien autour de la ville n'indiquait les positions
prussiennes. L'aerostat suivait rapidement la ligne du sud vers le nord,
la manoeuvre etait facile, le ballon excellent; tous trois nous montions
pour la premiere fois et le titre d'aeronaute pesait un peu sur mes
epaules, fort jeunes en pareille matiere.

A une heure nous vimes distinctement des feux disposes en rectangle et
regulierement espaces; nous ne pumes que faire des conjectures et tout
nous fit penser que cela devait etre des forts ou redoutes destines
a proteger l'armee prussienne sur ses derrieres. Nous causions, mes
passagers et moi, de tout ce que nous pouvions apercevoir, et cette
conversation, faite a trois kilometres en l'air, avec cet enorme dome
suspendu au-dessus de nos tetes, au milieu de ce silence parfait, de
cette immobilite apparente, avait quelque chose de bizarre; les routes se
decoupaient en lignes blanchatres sur le fond noir du tableau, eclaire ca
et la de quelques points lumineux. Les villes, toujours en lignes de feu,
se succedaient les unes aux autres. Tout a coup la terre nous parait
illuminee; des lueurs rouges tres-rapprochees, s'eteignant et se rallumant
tour a tour, attirerent nos regards, des grondements lointains arriverent
jusqu'a nous. C'etait, je l'appris depuis, le bassin houiller de
Charleroi, et les innombrables forges et hauts-fourneaux qui causaient ces
lueurs et ces bruits effrayants.

La nuit s'ecoula avec des alternatives d'ombre et de lumiere, et bientot,
a la lueur blafarde qui envahit le ciel, nous vimes que le jour allait
paraitre. Le temps, toujours superbe; aussi je te laisse a penser ce
qu'etait ce lever du soleil, a 2,500 metres de hauteur et vu dans ces
conditions-la.

Ce fut un veritable changement a vue, la terre apparut peu a peu; nous
n'avions pas assez d'yeux pour voir. Silence parfait, et, chose etrange,
nous entendions distinctement le chant du coq. Je renonce a decrire le
spectacle auquel nous assistions, ce fut comme un beau tableau dont ou
souleve peu a peu le voile qui le recouvre. Les bois etaient des touffes
d'herbe, les maisons des points blancs, ca et la quelques plaques
brillantes, de l'eau, sans doute; de l'aspect plat et uniforme du pays,
nous fumes unanimes a reconnaitre les Flandres. Aussi, apres avoir prevenu
nos passagers, je resolus de commencer ma descente.

Mes dispositions prises, mon lest sous la main, je saisis la corde de la
soupape et j'ouvris: l'aerostat descendit rapidement. A 80 metres du sol,
j'arretai sa descente, coupai le guide rope (longue corde destinee a
enrayer la marche du ballon); je me laissai courir a cette hauteur; nous
filions avec une extreme vitesse, le vent etait fort.

Un chateau apparut a notre gauche; devant nous, une plaine: c'etait une
occasion, je fis descendre le ballon, un toit jaillit derriere un
rang d'arbres, je n'eus que le temps de jeter deux sacs de lest, nous
franchimes heureusement l'obstacle. De l'autre cote, je coupai l'ancre
et me suspendis a la soupape. Deux chocs violents, puis tout fut dit;
l'_Archimede_ etait vaincu.

Deja les paysans accouraient de toutes parts.--"Ou sommes-nous?"
m'ecriai-je. Impossible de comprendre, mais les cris de joie dont ils
accueillirent le drapeau francais que je fis flotter, nous eurent bientot
rassures.

"Enfin, l'un d'eux, vetu d'une blouse bleue et coiffe d'une casquette
a galons, me dit: "Castelre, Hollande." Un gros soupir de satisfaction
s'echappa de nos poitrines, en meme temps qu'une expression d'etonnement,
puisqu'on 7 heures nous avions fait pres de 100 lieues.

"Aide de ces bons paysans, j'operai le depouillement de l'aerostat; je ne
puis assez temoigner ma reconnaissance pour le bon vouloir que ces braves
gens mettaient a m'aider dans une operation si nouvelle pour eux; la seule
difficulte fut de faire eteindre les pipes. Ces gaillards-la fumaient en
venant respirer le gaz qui s'echappait de la soupape, et qui les faisait
reculer a moitie asphyxies et les yeux pleins de larmes.

"Pendant que j'encourageais par tous les moyens possibles ces braves
Hollandais a travailler, nous vimes arriver pres de nous deux personnes,
accourues en toute hate du chateau dont j'ai parle, et qui nous firent les
offres les plus gracieuses.

"On amena une voiture, la nacelle dedans, le ballon dans la nacelle, le
filet par-dessus, et tout en remerciant du fond du coeur ces bons amis,
nous nous acheminames vers le chateau dont nous avions fini par accepter
l'hospitalite.

"Le chateau s'appelait Hoogstraeten, et le proprietaire, M. le major de
Lobel, etait absent pour la journee. Les honneurs nous en furent faits
le plus gracieusement possible par toute la famille presente au chateau.
Inutile de raconter les soins dont nous fumes l'objet. On mit tout en
requisition pour nous, et, reposes, restaures, on fit encore atteler pour
nous deux voitures; l'une pour les aeronautes, pour nous transporter a
Turnhout, station belge, et de la rejoindre la France. Les adieux furent
touchants; nous ne savions que dire.

Enfin nous nous separames, le soir meme nous etions a Bruxelles.

Il m'est impossible de te faire un tableau exact de la sympathie que nous
avons rencontree sur notre route en Belgique. Chacun, selon ses moyens,
cherchait a nous eviter quelque peine, et, fonctionnaires et gens du pays,
tous nous accueillaient avec acclamation. Nous etions fort touches de ces
marques d'amitie reelle, et c'est avec bonheur que nous avons pu constater
que la France est aimee plus qu'on ne croit. Aussi, au nom de nos
passagers et au mien voudrais-je pouvoir dire assez haut pour etre entendu
partout: Merci, merci, a la Belgique, a la Hollande!

Voila, mon brave ami, le recit de mon voyage; je n'ai dit que ce que j'ai
personnellement ressenti, mais je crois resumer notre impression commune.

A bientot donc et tout a toi.

JULES BUFFET.

Faisons remarquer apres le recit de ce voyage que M. Buffet est parti
le meme jour que M. Rolier. Mais il a quitte terre une heure apres le
voyageur de Norwege, ce qui lui a permis au lever du soleil de toucher
terre a l'extremite de la Hollande. S'il etait parti a la meme heure, il
est probable qu'il aurait quitte les cotes de la Hollande, sans voir
la mer, et qu'il se serait egalement egare!

30e Ascension. _24
novembre_.--L'_Egalite_ (3,000 met. cub.).--Aeronaute: W. de
Fonvielle.--Passagers: MM. de Viloutray, Bunel, Rouze et un quatrieme
voyageur.
Depart: usine a gaz, Vaugirard, 10h. matin.
Arrivee: Louvain (Belgique), 2h. 15 soir.

Cette ascension est une entreprise particuliere organisee par M. de
Fonvielle, qui a d'abord voulu utiliser l'ancien ballon captif de
l'Exposition universelle de 1867.

Mais cette premiere tentative ne fut pas heureuse. L'ex-ballon captif, mal
gonfle, se separa de son filet, quand on voulut le baisser contre terre
pour reparer une fente ouverte dans l'etoffe. Il s'echappa tout seul dans
les airs, sans filet, sans nacelle, et tomba entre les lignes prussiennes
et les lignes francaises.--On le voyait de loin, s'agiter contre terre,
comme une baleine echouee sur le rivage. Mais les postes francais ne se
deciderent pas a aller le chercher sans une autorisation de la place.
Quand on obtint la permission, trois jours apres, il etait trop tard! Les
Prussiens s'etaient empares de l'aerostat!


PREMIER BALLON PERDU EN MER.

31e Ascension. _30 novembre_.--Le _Jacquard_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Prince, marin.--Pas de passager.
Depeches: 250 kil.
Depart: gare d'Orleans, 11h. soir.
Arrivee: lieu inconnu.

Il parait que lorsque le marin Prince partit en ballon, il s'ecria
avec enthousiasme: "Je veux faire un immense voyage, on parlera de mon
ascension!" Il s'eleva lentement a 11 heures du soir, par une nuit
noire.--On ne l'a jamais revu depuis.

Un navire anglais apercut le ballon, en vue de Plymouth; il se perdit en
mer. Quel drame epouvantable a du torturer l'esprit de l'infortune Prince,
avant de trouver la plus horrible des morts! Seul du haut des airs, il
contemple l'etendue de l'Ocean ou fatalement il doit descendre. Il compte
les sacs de lest, et ne les sacrifie qu'avec une parcimonie scrupuleuse.
Chaque poignee de sable qu'il lance est un peu de sa vie qui s'en va.--Il
arrive, ce moment supreme, ou tout est jete par dessus bord! Le ballon
descend, se rapproche du gouffre immense!... La nacelle se heurte sur la
cime des vagues, elle n'enfonce pas, elle glisse a la surface des flots,
entrainee par le globe aerien, qui se creuse comme une grande voile!
Pendant combien de temps durera ce sinistre voyage? Il peut se prolonger
jusqu'a ce que la mort saisisse l'aeronaute, par la faim, par le froid
peut-etre!--Quel epouvantable et navrant tableau, que celui de ce
voyageur, perdu dans l'immensite de la mer! Il cherche de loin un
navire..., jusqu'au dernier moment il espere le salut!

Pauvre Prince, brave marin, tu as perdu la vie pour ton pays, l'histoire
enregistrera ton nom--ainsi que celui de Lacaze qui est mort comme toi, au
milieu de l'Ocean--sur la liste des hommes de coeur, qui dans les moments
supremes savent noblement mourir pour la patrie!


VOYAGE DE BELLE-ILE-EN-MER.

32e Ascension. _30 novembre_.--Le _Jules Favre_ (2,000 met.
cub).--Aeronaute: Martin, negociant.--Passager: M. Ducauroy.
Depeches: 50 kil. Pigeons: 10.
Depart: gare du Nord, 11h. 30 soir.
Arrivee: Belle-Ile-en-Mer.

Le _Jules Favre_, parti quelques minutes apres le _Jacquard_, a echappe
d'une maniere vraiment miraculeuse au sort de ce dernier ballon.

Le recit suivant a ete envoye le 2 decembre au _Phare de la Loire_, il
donne les episodes de ce voyage dramatique:

"Nous sortons a l'instant et profondement emus de la chambre ou est ne
le general Trochu, et ou sont etendus sur leur lit de douleur les deux
aeronautes qu'un hasard providentiel a jetes sur notre ile, point perdu
de l'Ocean, et il est hors de doute que sur mille cas semblables, pas un
ballon n'echapperait aux vagues, par le vent d'est qui pousse vers la
grande mer. Nous avons eu l'honneur de serrer la main a ces braves enfants
de Paris qui apportent a la France l'espoir et meme la certitude de sa
delivrance prochaine. Un de ces messieurs, le moins contusionne, a bien
voulu nous raconter les peripeties emouvantes du voyage.

"Parti a minuit de Paris, le _Jules Favre_ s'eleva a 2,000 metres,
apercevant distinctement les feux prussiens. Ils rencontrerent une couche
d'air chaud et tellement calme, qu'ils croyaient faire a peine une lieue
a l'heure. L'appareil electrique qui devait les eclairer n'ayant pu
fonctionner, ils ne purent savoir quelle direction suivait le ballon, et
comme le vent etait nord au moment de leur depart, ils etaient persuades
aller vers Lyon. Sans s'en douter, ils etaient dans un courant violent qui
les poussait de l'est a l'ouest. "Vers six heures, ils approchaient de la
mer. Ils apercurent alors la petite ile d'Hoedic, voisine de Belle-Ile de
quatre lieues. Sur cette ile est un fort, qui fit croire a ces Messieurs
qu'ils etaient sur une ile de la Marne ou de la Seine, tant le ballon
leur paraissait immobile. J'ai omis de dire que jusque-la ils s'etaient
toujours trouves au-dessus d'un epais brouillard.

"Bientot ils apercevaient la mer, qu'un bruit confus leur avait fait
pressentir devoir etre non loin d'eux. Ils furent pousses vers Belle-Ile
avec la rapidite d'une fleche et malheureusement vers une de ses
extremites ayant a peine cinq kilometres de largeur; le danger etait
supreme. M. Martin monta dans les cordages, ouvrit en grand la soupape,
car ils ne pouvaient echapper a la mort que par une descente prompte: s'il
n'avait ouvert la soupape avant d'atteindre l'ile, ils etaient evidemment
perdus.

"Dans deux minutes, ils descendirent de 2,000 metres; le premier choc
fut terrible, le ballon remonta et retomba deux fois encore. En ouvrant
brusquement la soupape, le ballon se degonfla a sa partie inferieure, ce
qui lui fit faire parachute et amortit le choc de la descente. Il etait
dans d'excellentes conditions pour la descente, ayant encore vingt sacs de
lest sur 26. Au dernier choc, le ballon s'accrocha a un mur d'environ un
metre. M. Martin se precipita hors de la nacelle et frappa contre le mur
ou il eut la jambe et la poitrine violemment contusionnees.

"Quant a M.D.C, il fut precipite contre terre a une vingtaine de metres
plus loin.

"M. Martin, revenu de son etourdissement, apercut alors son ami couche sur
le dos, ayant un masque de sang a la figure; il le crut mort.

"L'intrepide M. Martin nous a avoue que son unique preoccupation dans ce
danger supreme et meme des la descente vertigineuse, fut le souvenir de
l'assurance faite a la dame de M.D.C. que nul danger n'existait pour
l'excellent chef de famille, le citoyen devoue a sa patrie qui allait le
suivre.

"Esperons que ces Messieurs sortiront bientot saufs de leur chute
effrayante!

"Les depeches partent cette nuit pour Saint-Nazaire par l'_Eumenide_.

"M. JOUAN."


DEPARTS DE DECEMBRE 1870.

_33e Ascension_. _1er decembre_.--_La Bataille de Paris_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Poirrier, professeur de gymnastique.--Passagers: MM.
Lissajoux et Youx.
Depart: gare du Nord, 5h. 45 m.
Arrivee: Grand-Champ (Bretagne), midi.

La descente de cet aerostat a ete tres-accidentee. L'ancre jetee ne
mordait pas et les voyageurs etaient entraines par un vent violent.
L'aeronaute crut bien faire en sautant de la nacelle a terre pour chercher
a attacher lui-meme le guide-rope a un arbre. Mais il ne peut reussir
cette manoeuvre. MM. Lissajoux et Youx furent emportes, par l'aerostat
deleste du poids de l'aeronaute, avec une violence vertigineuse. Le ballon
se creva a un kilometre de la; il s'arreta. Les voyageurs en furent
quittes pour l'emotion!

La plus indispensable union est rigoureusement commandee a la descente.
Sauter de la nacelle, c'est risquer d'abord sa propre vie, mais ce qui est
plus grave encore, c'est compromettre celle des autres!


UNE ASCENSION SCIENTIFIQUE.

34e Ascension. _2 decembre_.--_Le Volta_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Chapelain, marin.--Passager: M. Janssen astronome.
Depart: gare d'Orleans, 6h. m.
Arrivee: Savenay (Loire-Inferieure), 11h. 30 m.

M. Janssen emportait avec lui les instruments necessaires pour observer en
Algerie l'eclipse de soleil.

Ainsi, pendant que l'etranger souillait par sa presence et ses ravages
le sol de la patrie, l'Academie des sciences, restant en dehors de ces
monstruosites sociales, portait toujours ses regards vers les grands
problemes de la science. Nous croyons devoir reproduire les nobles paroles
de M. Dumas, secretaire perpetuel de l'Academie des sciences, au sujet de
l'expedition scientifique organisee pendant le siege.

Dans la seance du 5 decembre 1870, voici comment s'est exprime l'illustre
secretaire perpetuel de l'Academie des sciences:

"Une eclipse de soleil, totale pour une partie de l'Algerie, aura lieu le
27 decembre. M. Janssen, si celebre par les belles decouvertes qu'il
a effectuees dans l'Inde, a l'occasion de l'eclipse de 1868, etait
naturellement designe de nouveau, pour completer ses observations, au
patronage et au concours du bureau des longitudes et de l'Academie, qui,
avec l'autorisation de M. le ministre de l'instruction publique, se sont
empresses de les lui accorder.

"M. Janssen est parti de Paris, vendredi a 5 heures du matin, par un
ballon special: le _Volta_. L'administration avait bien voulu se mettre
entierement a sa disposition; cet appareil n'emportait que le savant,
les instruments de la science, et le marin charge de la manoeuvre. Notre
confrere, M. Charles Deville et moi, nous assistions au depart de M.
Janssen, soit pour l'aider dans ses derniers apprets, soit pour lui donner
une preuve de plus de l'interet que l'Academie porte a ses travaux.
L'ascension, grace aux precautions minutieuses de M. Godard aine, s'est
accomplie dans les meilleures conditions, et la direction excellente
prise par l'aerostat, doit faire esperer le succes d'une expedition que
menacent, il est vrai, des perils de plus d'un genre.

"Les secretaires perpetuels de l'Academie, il est utile de le declarer
publiquement, se portant garants du caractere absolument scientifique de
l'expedition et de la parfaite loyaute de M. Janssen, l'ont recommande
officiellement a la protection et a la bienveillance des autorites et des
amis de la science, en quelque lien que les chances du voyage l'aient
dirige. Il fut un temps, ou ce temoignage aurait suffi pour lui assurer un
accueil chevaleresque dans les lignes ennemies. On nous a appris le doute
sur ce point. Aussi chacun a-t-il compris que des rigueurs et des menaces,
non justifiees par les lois de la guerre, aient fait a M. Janssen comme
un devoir de compter sur son propre courage et non sur la generosite
d'autrui. Je suis entoure de temoins qui peuvent attester, cependant,
qu'en pleine guerre, en 1813, Davy, un Anglais, recevait, dans ce palais
meme, l'hospitalite de la France, comme un hommage rendu au genie et aux
droits superieurs de la civilisation.

"En suivant du regard notre digne missionnaire dans l'espace, ou il se
perdait peu a peu, j'ai senti ce souvenir se reveiller et renouveler en
moi le besoin de protester, soit au nom de la science, soit au nom des
principes eux-memes, contre tout empechement qui pourrait etre mis a son
expedition. Deux inventions francaises, liees aux gloires de l'Academie,
ont concouru aux operations de la defense: les ballons que Paris investi
expedie, les depeches microscopiques qui lui reviennent sur l'aile des
pigeons.

"La decision prise par le comte de Bismark de renvoyer devant un conseil
de guerre les personnes qui, montees dans les ballons, auront, sans
autorisation prealable, franchi les lignes ennemies, interesse donc
l'Academie. Elle ne saurait accepter que des operations soient punissables
parce qu'elles reposent sur des principes scientifiques nouveaux; que
l'homme devoue qui, dans l'interet de la science, passe au-dessus des
lignes prussiennes, soit coupable de manoeuvre illicite; qu'en donnant,
enfin, nos soins a l'aeronautique, nous ayons contribue nous-memes a
fabriquer des engins de guerre prohibes.

"Comment! les voies de terre, de fer nous etaient interdites, la voie de
l'air nous restait seule, inconstante et douteuse; elle n'avait jamais ete
pratiquee; quoi de plus legitime que son emploi! Nous l'avons conquise par
des procedes methodiques, et si elle fonctionne regulierement au profit de
nos armes, ou est le delit?

"Que l'ennemi detruise, s'il le peut, nos ballons au passage; qu'il
s'empare de nos aeronautes au moment ou ils touchent terre, soit; c'est
son interet, c'est chance de guerre. Mais que les personnes, tombant ainsi
entre ses mains, soient livrees a une cour martiale, au loin, en pays
ennemi, comme des criminels, c'est un abus de la force....

"Dans Syracuse assiegee, Archimede opposant aussi aux efforts de l'ennemi
toutes les ressources de la science de son temps, rendait pour les Romains
l'attaque de plus en plus meurtriere. Marcellus, loin de lui faire un
crime d'avoir prolonge la defense par ses inventions, ordonna que la
vie de ce grand homme fut respectee, et, plein de regret pour sa mort
fortuite, entoura sa famille de soins et d'egards!..."

Ajoutons pour l'honneur de M. Janssen que, lors de son depart, il apprit
que les savants anglais lui offraient un laisser-passer a travers les
lignes prussiennes, M. Janssen refusa; il prefera ne rien devoir a
l'ennemi de son pays, et il aima mieux risquer les chances du voyage
aerien!

35e Ascension. _4 decembre_.--_Le Franklin_ (2,050 met.
cub.).--Aeronaute: Marcia, marin.--Passager: M. le comte d'Andrecourt,
officier d'etat-major du general Trochu, il apporte en province les
nouvelles de la prise du plateau d'Avron.
Depart: gare d'Orleans, 1h. m.
Arrivee: pres Nantes (Loire-Inferieure), 8h. m.

36e Ascension. _5 decembre_.--_L'armee de Bretagne_ (
met. cub.). Aeronaute: Surrel.--Passager: M. Lavoine, consul a
Jersey.--Depeches: 400 kil.
Depart: gare du Nord, 6h. m.
Arrivee: Bouillet (Deux-Sevres). L'aeronaute a la descente a ete assez
grievement blesse a la tete.

37e Ascension. _7 decembre_.--_Le Denis Papin_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Domalin, marin.--Passagers: MM. Montgaillard, Delort et
Robert, inventeurs des cylindres sous-aquatiques, pour le transport des
lettres de province par la Seine.--Depeches: 55 kil. Pigeons: 3.
Depart: gare d'Orleans, 4h. m.
Arrivee: pres le Mans (Sarthe), 7 h.m.

38e Ascension. _11 decembre_.--_Le general Renault_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Joignerey, gymnaste.--Passagers: MM. Wolff et
Lermanjat.--Depeches: 1,000 kil.--Pigeons: 12.
Depart: gare du Nord, 3h. 15m.
Arrivee: (Seine-Inferieure) pres Rouen, 5h. 30m., 130 kil. en 3h. 15.


QUATRIEME BALLON PRISONNIER.

39e Ascension. _15 decembre_.--_La Ville de Paris_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Delamarne.--Passagers: Morel, redacteur _du Gaulois_,
et Billebault.--Depeches: 65 kil.--Pigeons: 12.
Depart: gare du Nord, 4h. m.
Arrivee: Wertzlur (Prusse), 4h. 5m. Fait prisonnier en Prusse, M.
Delamarne a failli etre fusille par les Prussiens, et n'a echappe a la
mort que par miracle. M. Morel a subi des mauvais traitements les plus
humiliants.

40e et 41e Ascensions. _17 decembre_.--1 deg. _Le Parmentier_ (2,000
met. cub.).--Aeronaute: Paul, marin.--Passagers: M. Desdouet et un
franc-tireur.--Depeches: 460 kil.--Pigeons 4.
Depart: gare d'Orleans, 1h. 15m.
Arrivee: Gourganson (Marne), 9h. m.

2 deg. _Le Guttemberg _(2,000 met. cub.).--Aeronaute: Perruchon,
marin.--Passagers: MM. d'Almeida, Levy et Louisy.
Depeches 0.--Pigeons: 6.
Depart: gare d'Orleans, 1h. 30m.
Arrivee: Montpreux (Marne), 9h. m.

Ces deux ballons furent lances a peu pres en meme temps de la gare
d'Orleans.--Le franc-tireur, monte dans le premier aerostat, M. Lepere,
ami du general Trochu, devait porter au general Faidherbe l'ordre de faire
un energique mouvement en avant pour faciliter une grande sortie. M.
Lepere avait un signe de reconnaissance, et une mission verbale: son
message put etre delivre avec une etonnante rapidite. Ce fait est un
admirable exemple de l'utilisation des ballons pendant la guerre.

M. d'Almeida, monte dans _le Guttemberg_ etait charge de coordonner les
efforts pour communiquer avec la ville assiegee.

42e Ascension. _18 decembre_.--_Le Davy_ (1,000 m.
cub.).--Aeronaute: Chaumont, marin.--Passager: M. Deschamps.
Depeches: 25 kil.
Depart: gare d'Orleans, 5h. m.
Arrivee: Chuney pres Beaune (Cote-d'Or).


CINQUIEME BALLON PRISONNIER.

43e Ascension. _20 decembre_.--_Le general Chanzy_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Werrecke, gymnaste.--Passagers: MM. de l'Epynay,
Julliac, Joufryon.--Depeches: 25 kil.--Pigeons: 4.
Depart: gare du Nord, 2h. 30 m.
Arrivee: Rotembery (Baviere), 10h. 45 m. Fait prisonnier en Allemagne.

Cette expedition avait pour but d'organiser en province un corps de
plongeurs qui a l'aide de scaphandres auraient pu revenir a Paris par la
Seine.

44e Ascension. _22 decembre.--Le Lavoisier_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Ledret, marin.--Passager: Raoul de
Boisdeffre.--Depeches: 175 kil.--Pigeons: 6.
Depart: gare d'Orleans, 2h. 30m.
Arrivee: Beaufort (Maine-et-Loire), 9h. m.

M. Raoul de Boisdeffre, officier d'etat-major du general Trochu, avait une
mission importante aupres du general Chanzy. Il venait lui dire que Paris
cesserait d'avoir des vivres le 20 janvier et que le moment d'agir etait
venu.

45e Ascension. _23 decembre.--La Delivrance_ (2,050 met.
cub.).--Aeronaute: Gauchet, commercant,--Passager: M. Reboul.
Depeches: 40 k.--Pigeons: 4.
Depart: gare du Nord, 3h. 30m.
Arrivee: La Roche (Morbihan), 11h. 45m. 560 kil. en 8h. 30.

46e Ascension. _24 decembre.--Le Rouget de l'Isle_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Jahn, marin.--Passager: M. Garnier.
Depart: gare d'Orleans, 3h. m.
Arrivee: Alencon (Orne), 9h. m.

47e Ascension. _27 decembre.--Le Tourville_ (2,050 met.
cub.).--Aeronaute: Mouttet, marin.--Passagers: MM. Miege et Delaleu.
Depeches: 160k.--Pigeons: 4.
Depart: gare d'Orleans, 4h. m.
Arrivee: Eymoutiers (Haute-Vienne), 1h. s.

48e Ascension. _29 decembre.--Le Bayard_ (2,045 met.
cub.).--Aeronaute: Reginensi, marin.--Passager: M. Ducoux.
Depeches: 110k.--Pigeons: 4.
Depart: gare d'Orleans, 4h. m.
Arrivee: La Mothe-Achard (Vendee), 10h. 10m.

49e Ascension. _30 decembre.--L'Armee de la Loire_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Lemoine.--Pas de passager.
Depeches: 250k.
Depart: gare du Nord, 5h. m.
Arrivee: pres le Mans (Sarthe), 4 h. s.

Ce ballon est tombe au milieu de l'armee de la Loire dont il portait le
nom.


DEPARTS DE JANVIER 1871.

50e Ascension. _3 janvier.--Le Merlin de Douai_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: L. Griseaux.--Passager: M. Eug. Tarbe.
Depart: gare du Nord, 4h. m.
Arrivee: Massay (Cher), 11h. 45m.

Entreprise particuliere.

51e Ascension. _4 janvier_.--_Le Newton_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Ours, marin.--Passager: M. Brousseau.
Depeches: 310 k.--Pigeons, 4.
Depart: gare du Nord, 4h. m.
Arrivee: Digny (Eure-et-Loir).

52e et 53e Ascensions. _9 janvier_.--1 deg. _Le Duquesne_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Richard, quartier-maitre et trois marins.
Depart: gare d'Orleans, 3h. 50m.
Arrivee: Bizieu pres Reims (Marne).

Tentative de direction avec une helice. (Voir chap. III.)

2 deg. _Le Gambetta_ (2,000 met. cub.).--Aeronaute: Duvivier,
marin.--Passager: M. de Fourcy.
Depeches: 240k.--Pigeons: 3.
Depart: gare du Nord, 3h. 55m.
Arrivee: Clamecy pres Auxerre (Yonne), 2h. 30s.

54e Ascension. _11 janvier_.--_Le Kepler_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Roux, marin.--Passager: M. Dupuy.
Depeches: 160k.--Pigeons: 3.
Depart: gare d'Orleans, 3h. 30m.
Arrivee: Laval (Mayenne), 9h. 15m.

55e et 56e Ascensions. _13 janvier_.

1 deg. _Le Monge_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Raoul.--Passager: M. Guigne.
Depart: gare d'Orleans, midi 50.
Arrivee: Harfeuille (Indre), 8 h. s.

2 deg. _Le general Faidherbe_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Van Seymortier.--Passager: M. Hurel et cinq chiens
destines a rentrer a Paris avec des depeches.
Depeches: 60k.--Pigeons: 2.
Depart: gare du Nord, 3h. 30m.
Arrivee: Saint-Avit (Gironde), 2h. s.

57e Ascension. 45 _janvier_.--_Le Vaucanson_ (2,000 met. Cub.).
Aeronaute: Clariot, marin.--Passagers: MM. Valade et Delente.
Depeches: 75 k.--Pigeons: 3.
Depart: gare d'Orleans, 3h. M.
Arrivee:
Armentieres (Belgique), 9h. 15m.

58e Ascension. 16 _janvier_.--_Le Steenackers_ (2,000 met. cub.).
Aeronaute: Vibert, ingenieur.--Passager: M. Goleron.
Depart: gare du Nord, 7h. m.
Arrivee: Hynd (Hollande), dans les dunes du Zuyderzee.
M. Vibert emportait avec lui deux caisses de dynamite, destinees, dit-on,
A l'armee de Bourbaki, qui commencait a battre en retraite.

59e Ascension. 18 _janvier_.--_La poste de Paris_ (2,000 met. Cub.).
Aeronaute: Turbiaux, mecanicien.--Passagers: MM. Cleray et
Cavailhon. Depeches: 70k.--Pigeons: 3.
Depart: gare du Nord, 3h. m.
Arrivee: Venray (Pays-Bas).

60e Ascension. 20 _janvier_.--_Le general Bourbaki_ (2,000 met. Cubes).
Aeronaute: Mangin jeune.--Passager: M. Boisenfrey.
Depeches: 125 k.--Pigeons: 4.
Depart: gare du Nord, 5h. m.
Arrivee: Hasancourt pres Reims (Marne).

L'aeronaute, tombe en pays occupe par l'ennemi, peut sauver ses depeches;
il brule son ballon pour le dissimuler aux Prussiens.

61e Ascension. _22 janvier_.--_Le general Daumesnil_ (2,000 met.
cub.).--Aeronaute: Robin, marin.--Pas de passager.
Depeches: 280 kil.--Pigeons: 3.
Depart: gare de l'Est, 4h. m.
Arrivee: Charleroi (Belgique), 8h. 20m.

62e Ascension. _24 janvier._--_Le Toricelli_ (2,000 met. cub.).
Aeronaute: Bely, marin.--Pas de passager.
Depeches: 230 kil. Pigeons: 3.
Depart: gare de l'Est, 3h. m.
Arrivee: Fuchemout (Oise), 11h. m.

Ballon cache; depeches sauvees et remises au bureau de Blanzy.



DEUXIEME BALLON PERDU EN MER.

63e Ascension. _27 janvier_.--_Le Richard Wallace_ (2,000 met.
Cub.). Aeronaute: E. Lacaze, soldat.--Pas de passager.
Depeches: 220 kil.--Pigeons: 2.
Depart: gare du Nord, 3h. 30 m.
Arrivee: inconnu. Ce ballon a ete perdu en mer en vue de la Rochelle.

Il est difficile d'expliquer la cause de ce malheur. L'aerostat monte par
M. Lacaze, a presque touche terre en vue de Niort; on a crie a l'aeronaute
de descendre, mais il est reparti dans les hautes regions de l'air apres
avoir vide un sac de lest. Il a ete vu a la Rochelle a une grande hauteur;
au lieu de descendre sur le rivage de la mer, il a continue sa course vers
l'Ocean, ou on l'a vu se perdre a l'horizon.

L'infortune Lacaze n'a-t-il pas pu trouver la corde de soupape pour
descendre? S'est-il evanoui dans la nacelle? C'est ce que l'on ne saura
jamais. Ses restes ont aujourd'hui pour tombeau l'immensite des flots!

64e Ascension. 38 _janvier_.--_Le general Cambronne_ (3,000 met. cub.).
Aeronaute: Tristan, marin.--Pas de passager.
Depeches: 20 kilogr.
Depart: gare de l'Est, 6h. m.
Arrivee: Mayenne (Mayenne), 4h. S.

Cet aerostat a apporte en province la nouvelle de l'armistice.

Tels sont les voyages aeriens executes pendant le siege de Paris.

Soixante-quatre ballons ont franchi les lignes ennemies. Cinq d'entre eux,
comme on l'a vu, ont ete faits prisonniers, deux autres se sont perdus
en mer.--Ils ont enleve dans les airs 64 aeronautes, 94 passagers, 363
pigeons voyageurs, et 9,000 kilogr. de depeches representant trois
millions de lettres a 3 gr. Nous ne terminerons pas ce chapitre, sans dire
que les ballons-poste qui ont si puissamment contribue a la prolongation
du siege de Paris, resteront dans l'histoire un sujet d'admiration pour
les amis de la France, comme ils susciteront pendant longtemps la jalousie
de ses ennemis. Un prisonnier de guerre francais, retenu a Mayence
pendant la guerre, m'affirmait recemment que les Allemands avaient ete
profondement surpris des merveilles de la poste aerienne. Pendant le
siege, il avait entendu dire ces mots a un sujet de Bismark:

--Ces maudits ballons nous font bien du tort, car grace a eux le
gouverneur de Paris parle sans cesse aux generaux de province. Decidement
ces diables de Francais sont ingenieux!


III

Les pigeons voyageurs.--La Societe l'Esperance.--La poste terrestre.--La
poste aquatique.--Projets divers.--Les ballons dirigeables.

Ainsi, grace aux ballons, Paris parlait a la province, les assieges
envoyaient des messages aux amis du dehors; la grande ville n'avait pas
ete baillonnee. C'etait beaucoup, mais ce n'etait pas assez. Apres avoir
ouvert le chemin de l'aller, il etait necessaire d'en trouver un pour le
retour. Le gouvernement fit appel aux inventeurs, aux hommes ingenieux,
a la science. L'appel fut entendu, mille projets prirent subitement
naissance, et si beaucoup d'entre eux n'ont pas rempli les promesses
qu'il etait permis d'en attendre, il faut en accuser un ennemi non moins
puissant que la Prusse, c'etait l'hiver, c'etait le froid, c'etaient les
neiges et les glaces.

On fit de nombreuses tentatives de tout genre, dans toutes conditions,
mais c'est encore l'air qui se montra le plus favorable aux assieges.--Les
pigeons voyageurs, emportes de Paris dans la nacelle des ballons,
rentrerent dans les murs de la capitale cernee. Si la France n'a pu
secourir Paris par ses armees, elle n'a cesse de lui tendre la main
par-dessus les remparts des ennemis!

LES PIGEONS ET LES DEPECHES MICROSCOPIQUES.

L'explorateur Thevenot raconte dans le recit de ses voyages publies
vers 1650, que les habitants d'Alep recevaient souvent des nouvelles
d'Alexandrie par des pigeons voyageurs. Il parait certain que les
messagers ailes etaient frequemment usites dans l'antiquite. Cependant
Aristote et Pline n'en disent rien. Le fait que nous venons de citer
prouve toutefois que la poste aerienne par pigeon est connue depuis plus
de deux cents ans. Mais ce n'est guere que depuis le commencement de
notre siecle que la Belgique a cree le _sport_ des colombes. Plusieurs
proprietaires de pigeons se reunissaient; chacun d'eux confiait un de ses
pigeons a un homme sur, qui les laissait envoler a 20 ou 30 lieues du
point de depart.--Le premier pigeon revenu au logis gagnait pour son
maitre les enjeux mis sur la tete de tous les autres. Ces pigeons
servaient souvent aussi pour le commerce, les affaires, et plus d'un
speculateur a profite habilement de ces messagers ailes.

Dans les temps modernes on se rappelle sans doute que Venise en 1849,
assiegee par les Autrichiens, fit un usage efficace des colombes; pour
porter des depeches au dehors. Du reste, depuis quelques annees, de grands
perfectionnements ont ete apportes dans l'elevage des pigeons par la
selection des types et des croisements habilement executes. On est
arrive a former des individus dont le vol est d'une rapidite vraiment
extraordinaire. C'est ainsi que l'enorme distance qui separe Toulouse de
Bruxelles a ete franchie par le _Gladiateur_ des pigeons en une seule
journee. Generalement la vitesse des pigeons varie entre 1,000 et 1,200
metres a la minute, soit environ 60 kilometres a l'heure. Il va sans dire
qu'il n'y a rien d'absolu dans cette estimation, et que la vitesse varie
singulierement suivant que l'oiseau a le vent _derriere_ ou le vent
_debout_, comme diraient les marins. Les pigeons voyageurs ont l'oeil
tres-percant et la memoire locale extraordinairement developpee. On les
eleve dans des pigeonniers ou ils sont en liberte; ils accomplissent
d'eux-memes de longues promenades autour de leur habitation, et arrivent
sans doute a connaitre les environs de la ville qu'ils habitent. Les
brouillards, qui les empechent de retrouver les points de repere que leur
a fait observer un merveilleux instinct, rendent presque impossible leur
retour au colombier. Par une cause qui n'est pas encore expliquee, ils
perdent aussi leurs facultes, par les temps de gelee, et surtout quand la
neige couvre le sol. On comprendra que l'hiver exceptionnellement froid de
1870-1871 a ete bien defavorable a la poste par pigeons.

Nous completerons ces renseignements par quelques lignes extraites du
_Journal Officiel_ (mars 1871), ou se trouvent des details sur les types
de pigeons les plus recherches des amateurs du sport aerien.

"Le pigeon voyageur est elegant et gracieux de forme.

"Le _liegeois_ (1er type) est petit, a tete regulierement convexe, que
termine un bec tres-court. Les yeux sont saillants et entoures d'une
membrane nue; l'iris est jaune orange fonce; les caroncules nasales sont
plus grosses chez le male que chez la femelle.

"Le pigeon d'_Anvers_ (2e type) est beaucoup plus gros, plus elance, plus
haut sur ses pattes, le cou est long; son vol est tres-rapide, mais il est
moins fidele a son colombier que le liegeois; sa tete est moins arrondie,
comme si les lobes cerebraux correspondant a la memoire etaient moins
developpes; le bec est plus grand, l'iris est entoure d'un cercle
blanc. "L'_irlandais_ (3e type) est fort; les caroncules nasales sont
tres-grosses; la membrane nue qui entoure l'oeil est large; l'oeil est
souvent tout noir (en termes techniques, oeil de vesce).

"Le plumage est tres-varie, tres-doux de nuance, tres-fourni: les couleurs
uniformes, telles que rouge, blanc, noir, sont rares. Les plus communes
sont le bleu, le bleu etincele, le rouge etincele ou tache de noir, et les
nuances binaires; blanc et bleu, blanc et rouge, et blanc et noir.

"Ce sont ces trois races croisees qui fournissent les meilleurs coureurs,
reunissant la memoire, la force, la vue (qui predominent dans chacune des
races signalees), a la beaute et a la solidite de la charpente osseuse."

Il existait a Paris bien avant la guerre une societe colombophile, la
societe _l'Esperance_. Quand les premiers ballons du siege s'eleverent
dans les airs, les membres de cette societe songerent a leurs pigeons.
"Les ballons s'envolent, disaient-ils, mais qui nous donnera de leurs
nouvelles? Qu'ils enlevent avec eux nos pigeons; ceux-ci se chargeront
bien de revenir!"

Le vice-president de la Societe _l'Esperance_, M. Van Roosebecke, alla
trouver le general Trochu, vers le 25 septembre, apres le depart du
premier ballon-poste, et lui exposa son projet. Le Gouverneur de Paris
l'ecouta avec interet, et le renvoya a M. Rampont.

Le 27, trois pigeons partaient dans le ballon _la Ville de Florence_,
six heures apres ils etaient revenus a Paris, avec une depeche signee de
l'aeronaute qui annoncait sa descente pres de Mantes.

La poste par pigeons etait creee.

On ne tarda pas toutefois a s'apercevoir qu'il fallait une certaine
habitude des pigeons, pour les bien lancer. Souvent les oiseaux etaient
mal soignes par les aeronautes, ils ne revenaient pas a Paris, ou
rentraient apres avoir laisse tomber une depeche mal attachee.

L'administration fit partir successivement les membres de la societe
_l'Esperance_. MM. Van Roosebecke, Cassiers se rendirent a Tours par
ballon, avec une trentaine de pigeons chacun. Leurs collegues, MM.
Tracelet, Nobecourt, etc., les rejoignirent plus tard. Ils se mirent a la
disposition de M. Steenackers vers le milieu d'octobre.

Dix-huit pigeons lances de Dreux, de Blois, de Vendome, rentrerent presque
successivement a Paris, munis de depeches photographiques.

Ce succes depassa toute esperance. Aussi M. Steenackers se decida-t-il a
ouvrir au public la poste colombophile. On envoyait a Tours les depeches
privees pour Paris, elles partaient par pigeon moyennant 0 fr. 50 par mot.

Mais le mauvais temps, le brouillard, la neige, ne tarderent pas a rendre
le service tres-irregulier. Un grand nombre de pigeons ne rentrerent pas a
Paris.

Trois cent soixante-trois pigeons ont ete emportes de Paris en ballon et
lances sur Paris. Il n'en est rentre que 37, savoir: 4 en septembre, 18
en octobre, 17 en novembre, 12 en decembre, 3 en janvier, et 3 en
fevrier.--Quelques-uns d'entre eux sont restes absents fort longtemps.
C'est ainsi que le 6 fevrier 1871, on recut a Paris un pigeon qui avait
ete lance aux environs d'Orleans le 18 novembre 1870. Il rapporta la
depeche n deg. 26, tandis que la veille un pigeon avait rapporte la depeche n deg.
51.

Le 23 janvier, on recut un pigeon qui avait perdu sa depeche et trois
plumes de la queue. Il avait ete sans doute atteint par une balle
prussienne.

Les Parisiens se rappellent la joie produite par l'arrivee des messagers
ailes pendant le siege. Quand un pigeon volait au-dessus des toits, quand
il se posait sur une gouttiere, des rassemblements se formaient de
toutes parts; tous les passants mettaient le nez en l'air. Quel bonheur
ineffable! Ce sont des nouvelles qui arrivent! Nous ferons observer
toutefois que generalement le pigeon-voyageur rentre tout droit au
colombier, sans s'arreter. Il n'est pas probable que l'attention des
Parisiens se soit portee sur les pigeons-voyageurs qu'ils n'ont pas du
pouvoir remarquer. Il se pourrait bien que les pigeons des Tuileries aient
obtenu un succes peu legitime.

Le service des pigeons a Tours etait place sous la direction de M.
Steenackers; MM. Van Roosebecke et Cassiers etaient charges de lancer les
messagers ailes, ils s'aventuraient jusqu'aupres des lignes ennemies, pour
laisser envoler les pigeons le plus pres possible de Paris. On ne saurait
donner trop d'eloges a la belle conduite de ces messieurs et de leurs
collegues qui ont quitte Paris en ballon pour organiser en province cet
admirable systeme de poste aerienne.

A Paris, la surveillance du service administratif de la poste par pigeons
etait confiee a M. Chassinat, directeur des Postes de la Seine; M. Mottet,
receveur principal, etait l'agent d'execution.

M. Derouard, secretaire de la societe colombophile _l'Esperance_ etait
charge de surveiller les colombiers, de la reception des pigeons, etc.

La poste colombophile completait ainsi le service des ballons-poste; mais
ce qui la rendit surtout utile, ce qui en fit une veritable creation
nouvelle, c'est le systeme des depeches photographiques que rapportaient a
Paris les messagers ailes.

Un pigeon ne peut etre charge que d'un bien faible poids. Il emporte dans
les airs une feuille de papier, de quatre ou cinq centimetres carres,
roulee finement, et attachee a une des plumes de sa queue. Une lettre
aussi petite est bien laconique. On peut y ecrire a la main quelques mots,
quelques phrases, peut-etre,--ce n'est la qu'un telegramme insignifiant.

Des le commencement du siege on songea aux merveilles de la photographie
microscopique. On se rappela avoir vu a l'Exposition universelle de
petites breloques-lunettes, ou les 400 deputes etaient representes sur une
surface de 1 millimetre carre. En regardant a travers la loupe placee a
une des extremites, on voyait nettement l'image de tous ces personnages,
reunis sur la surface d'une tete d'epingle! C'etait a M. Dagron que l'on
devait ce tour de force photographique.

Ce fut lui qui, pendant la guerre, se chargea de reduire les depeches pour
pigeons voyageurs.

Grace aux procedes photographiques, on ecrivait a Tours toutes les
depeches privees ou publiques sur une grande feuille de papier a dessin.
On y tracait jusqu'a 20,000 lettres ou chiffres. M. Dagron, par la
photographie, reduisait cette veritable affiche en un petit cliche qui
avait a peu pres le quart de la superficie d'une carte a jouer. L'epreuve
etait tiree sur une mince feuille de collodion qui ne pesait que quelques
centigrammes et qui contenait un texte reduit assez considerable pour
composer un journal entier.

A Paris, la depeche amenee par pigeon, etait placee sur le porte-objet
d'un microscope photo-electrique, veritable lanterne magique d'une
puissance extreme. L'image de la depeche etait projetee sur un ecran, mais
amplifiee, agrandie, au point qu'a l'oeil nu, on pouvait lire nettement
tous les chiffres, toutes les lettres traces.

N'est-ce pas merveilleux? n'y a-t-il pas lieu d'admirer la, sincerement,
les applications etonnantes de la science moderne?

M. Dagron partit en ballon avec son collaborateur, M. Fernique, vers
le milieu du mois de novembre. Apres un voyage des plus perilleux, ces
messieurs organiserent tous leurs appareils photographiques avec la plus
grande habilete.

Quatre cent soixante-dix pages typographiees ont ete reproduites par les
procedes de MM. Dagron et Fernique. Chaque page contenait pres de 15,000
lettres, soit environ 200 depeches. Seize de ces pages tenaient sur
une pellicule de 3 centimetres sur 5, ne pesant pas plus de un
demi-decigramme. La reduction etait faite au _huit centieme_.

Chaque pigeon pouvait emporter dans un tuyau de plumes une vingtaine de
ces pellicules, qui n'atteignaient en somme que le poids de 4 gramme. Ces
depeches reunies formaient un total de 300,000 lettres, c'est-a-dire la
matiere d'un volume in-12, analogue a celui que le lecteur a sous les
yeux.

Avant l'arrivee de M. Dagron, rappelons que M. Blaise, photographe a
Tours, avait deja reproduit des depeches photographiques sur papier, sous
les auspices de MM. Barreswill et Delafolie.

Les depeches photomicroscopiques etaient en general tirees a 30 ou 40
exemplaires, et envoyees par autant de pigeons.

PRES DE CENT MILLE DEPECHES ont ete envoyees ainsi a Paris avant
l'armistice. En imprimant toutes ces depeches en caracteres ordinaires,
on formerait certainement une bibliotheque de plus de cinq cents volumes!
Tout cela a ete envoye par des oiseaux!

Aussitot que le tube etait recu a l'administration des telegraphes, M.
Mercadier procedait a l'ouverture en fendant le tube avec un canif. Les
pellicules etaient delicatement placees dans une petite cuvette remplie
d'eau, contenant quelques gouttes d'ammoniaque. Au sein de ce liquide, les
depeches se deroulaient; on les sechait, on les mettait entre deux verres.
Il ne restait plus qu'a les placer sur le porte-objet des microscopes
photo-electriques.

Quand les depeches etaient nombreuses, la lecture en etait assez lente;
mais la pellicule renfermait 144 pages ou petits carres, on pouvait la
diviser, et la lire en meme temps avec plusieurs microscopes.--Certaines
depeches chiffrees etaient separees et lues a part par le directeur. Les
autres etaient lues et copiees par des employes qui les envoyaient de
suite aux divers bureaux de Paris.

MM. Cornu et Mercadier perfectionnerent le procede de lecture des depeches
avec le microscope. La pellicule de collodion, intercalee entre deux
glaces, etait recue sur un porte-glace, auquel un mecanisme imprimait
un double mouvement horizontal et vertical. Chaque partie de la depeche
passait lentement au foyer du microscope. Sur l'ecran, les caracteres se
deroulaient suffisamment agrandis pour etre lus et copies.

L'installation, la mise en train durait environ 4 heures; il fallait en
outre quelques heures pour copier les depeches. MM. Cornu et Mercadier
tenterent de photographier directement les caracteres projetes sur l'ecran
par un procede rapide.--Les progres auraient marche ainsi a grands pas,
mais l'hiver, le froid ne tarderent pas a rendre de plus en plus rare
l'arrivee des pigeons.

On ignorait les causes de ces retards. L'administration se decida a
envoyer en province par ballon MM. Levy et d'Almeida, pour mettre en
oeuvre de nouveaux procedes photographiques. Mais la poste des pigeons
manquait par la base; les messagers n'arrivaient plus regulierement.--La
mauvaise saison de l'hiver leur faisait perdre leurs merveilleuses
facultes. Nous avons deja dit qu'il ne rentra a Paris que 2 pigeons dans
le courant de janvier!

Quoi qu'il en soit les Parisiens n'oublieront jamais les pigeons
voyageurs. Il est a souhaiter que l'art d'elever ces messagers ailes soit
cultive dans notre capitale. On devrait reunir les pigeons voyageurs dans
un colombier modele, favoriser les conditions de leur developpement,
organiser en un mot une ecole colombophile qui certainement trouverait
des amateurs. Les pigeons du siege ne doivent pas etre delaisses; ne
meritent-ils pas au moins les honneurs que l'ancienne Rome ne refusait pas
aux oies du Capitole?


LES PIETONS.

Le fait de l'investissement complet de Paris par l'armee prussienne
restera dans l'histoire comme un grand sujet d'etonnement. L'esprit
francais, leger, superficiel, est ainsi fait qu'il admet sans controle les
illusions de sa vanite nationale, et qu'il est toujours pret a
accepter comme un axiome, un fait douteux qui flatte ses sentiments
patriotiques.--Si quelqu'un avait dit le 16 septembre que l'armee
allemande allait bloquer Paris, il se serait fait echarper sur les
boulevards.--Mais, Monsieur, il est impossible de cerner Paris. Tout le
monde le dit. Demandez au genie militaire!

Tout au commencement de l'arrivee de l'armee prussienne, des voitures de
la poste se rendaient jusqu'a Triel. Les conducteurs raconterent qu'ils
avaient ete arretes en route par un poste bavarois. A leur grand
etonnement, les soldats les accueillirent bien et leur demanderent des
cigares. Un officier s'ecria a leur vue qu'il etait presque Parisien de
coeur, quoique Allemand d'origine, et qu'il avait fait ses etudes au
quartier Latin. Il laissa passer les voitures de la poste. Mais cet etat
de choses ne dura pas, et bientot la consigne prussienne fut observee
partout avec la plus stricte severite.

A partir du 21 septembre, on s'apercut qu'un homme si resolu, si habile
qu'il fut, ne pouvait plus traverser les lignes ennemies.

La Prusse venait de nous reserver cette nouvelle surprise!

Le service des pietons destines a forcer les lignes ennemies pour
rapporter ensuite des nouvelles de province, n'en fut pas moins organise
par l'administration des postes. Ce n'est ni le devouement, ni le courage
qui firent defaut, mais malgre la multiplicite des essais, le nombre des
reussites est peu considerable.

Sur 28 pietons envoyes le 21 septembre, un seul, le facteur Brare, put
se rendre a Saint-Germain et y livrer a un fonctionnaire francais ses
depeches pour Tours, apres avoir ete momentanement garde a vue par
les soldats allemands. Deux autres employes des postes furent faits
prisonniers ce jour-la meme, leurs depeches furent prises, et ils durent
rebrousser chemin vers Nanterre. Le facteur Poulain, parti de Paris a la
meme epoque, n'est jamais reparu.

"Sept pietons envoyes le 22 et le 23 septembre furent faits prisonniers,
mais, sur 4 hommes expedies le 24, le nomme Geme reussit a franchir les
lignes, a presenter ses depeches a la mairie de Triel et a revenir le 25.
Deux de ses camarades, moins heureux que lui, furent faits prisonniers.

"Le 27, les memes facteurs, Brare et Geme, tenterent une nouvelle percee
et eurent le bonheur d'arriver a Triel et d'en revenir le 28; quatre
autres pietons avaient renonce a leur tentative.

"Le 5 octobre, les facteurs Loyet et Chourrier rentrent avec 714 depeches
livrees a Triel le 30 septembre.

"Brare fait une nouvelle expedition le 4 octobre, et arrive a Tours apres
avoir ete fait prisonnier et s'etre evade.

"Dix-huit autres pietons font encore de vains efforts pour passer les
lignes. Parmi les seize envoyes dans le reste du mois, le nomme Ayrolles
est fait prisonnier, jete dans un cachot et fort maltraite; deux autres
sont gardes plusieurs jours par l'ennemi, puis mis en liberte.

"Lorsqu'on reflechit aux difficultes sans nombre qu'ont eu a affronter
ces braves employes, aux perils auxquels ils se sont exposes sciemment,
a l'ingeniosite des moyens employes par eux pour faire passer leurs
missives, toute admiration est au-dessous de ce qui leur est du.
Quelques-uns n'ont pas hesite a cacher des depeches chiffrees sous
l'epiderme incise; d'autres ont imagine de faire evider habilement des
pieces de dix centimes, de maniere a laisser les coins de la monnaie
intacts; d'autres ont fait forer des clefs a vis forcee pour y introduire
les missives. L'artifice employe par les negres indiens pour dissimuler
les diamants voles dans les laveries, ne put etre applique, les Allemands
ne manquant jamais, assurait-on, d'administrer tout d'abord aux suspects
une purge energique.

"Le facteur Brare est un de ceux qui ont reussi a passer plusieurs fois
les lignes prussiennes. Mais il fut victime de son devouement, de son
courage. Il finit par etre fusille par les Prussiens a l'ile de Chatou. Il
laisse derriere lui une femme et cinq enfants[13]."

[Note 13: _Journal officiel_, mars 1871.]

Il y eut en dehors de la poste des tentatives qui furent couronnees de
succes. M. Francois Oswald du _Gaulois_, quitta Paris a pied dans le
courant d'octobre, et apres avoir ete menace de la mort d'un espion, il
parvint enfin a s'echapper et a gagner Tours, ou il publia le recit de
ses aventures dramatiques.--M. Lucien Morel parvint aussi a s'echapper de
Paris a pied.

Il eut l'audace d'essayer d'y rentrer, et profitant d'une nuit de brume,
sa tentative si hardie, si perilleuse le conduisit au but tant espere. Il
penetra dans la ville assiegee. M. Morel, rentre a Paris, en ressortit
encore par la voie des airs. Il partit en ballon le 15 decembre, mais le
vent le poussa en Prusse, ou il fut retenu prisonnier jusqu'a la fin de la
guerre, comme nous l'avons dit dans le chapitre precedent.

M. Steenackers, directeur des postes et des telegraphes a Tours, envoya
vers Paris un grand nombre de courriers a pied. Toutes les ruses ont ete
imaginees. Les uns se deguisaient en marchands ambulants, les autres en
paysans. Ils arrivaient a une premiere ligne d'occupation ou ils etaient
arretes et fouilles, puis on les contraignait de retrograder.

L'inspection prussienne etait pleine de peril. Malheur a celui qui
laissait prendre sa depeche, il courait le risque d'etre fusille comme
espion. Un facteur du telegraphe fait plusieurs fois prisonnier, et
fouille a nu, cachait la depeche chiffree dont il etait porteur dans une
dent artificielle et creuse. Les Prussiens ne savaient pas devoiler cette
cachette ingenieuse, mais quelques journaux commirent l'indiscretion de
raconter le fait. Il fallut renoncer a la dent creuse.

Le 12 janvier, MM. Imbert, Roche, Perney, Fontaine et Leblanc, tenterent
de franchir les lignes ennemies en suivant sous terre les carrieres
souterraines de la rive gauche. L'entreprise echoua.

Il en fut encore de meme pour les plongeurs qui devaient revenir a Paris,
en suivant le fond de la Seine dans des scaphandres.

Ainsi, Paris, qui recevait quelques mois auparavant des centaines de
trains de marchandises et de voyageurs, n'etait plus accessible a un seul
pieton portant quelques chiffres sur un carre de papier!


LA POSTE FLUVIALE.

"Le 6 decembre, MM. Versoven, Delort et E. Robert s'etaient engages a
expedier par eau, au moyen de spheres dont ils etaient les inventeurs,
les lettres ordinaires ou photo-micrographiques qui pourraient leur etre
confiees dans les departements pour etre transmises a Paris. Il leur etait
accorde 1 fr. par lettre close, du poids de 4 grammes; 0 fr. 25 c. par
depeche-lettre photographique, et 0 fr, 05 c. par depeche reponse aux
cartes-poste. Les lettres ordinaires transportees par ces messieurs
devaient etre affranchies par timbres-poste, conformement au tarif
en vigueur; il etait convenu que les depeches officielles seraient
transportees gratuitement.

"Toutes les lettres devaient etre concentrees au bureau de poste de
Moulins (Allier). MM. Delort et Robert partirent le 7 decembre par le
ballon le _Denis Papin_.

"Une modification fut faite a cette convention par M. Steenackers, dans sa
depeche par pigeon du 25 decembre, c'est-a-dire dix-neuf jours apres: elle
portait l'affranchissement de la lettre a 1 fr. pour le poids maximum de 4
grammes; la taxe a 40 c. par lettre deposee au bureau de Moulins, et a 40
c. par lettre recue au bureau de Paris.

"Les journaux ont recemment parle de cette poste fluviale; les boules de
zinc de 25 centimetres de diametre etaient garnies d'ailettes et jetees
dans la Seine ou dans ses affluents: la elles naviguaient entre deux eaux.
Les lettres de province sont arrivees au nombre de huit cents par la voie
de Moulins, apres l'armistice; mais pendant l'investissement, c'est-a-dire
precisement pendant la periode ou elles etaient si fievreusement attendues
et plus d'un mois durant, la peche aux filets n'a rien produit.

"Il est probable que les barrages ont arrete le transport, si les boules
ont ete jetees avant l'armistice, ou que les Allemands n'ont laisse passer
les spheres a helices de MM. Vorsoven et Cie qu'a partir de la conclusion
de l'armistice, toute surveillance ayant cesse des lors.

"Un autre systeme fort ingenieux avait ete presente egalement par M.
Baylard, commis a l'Hotel-de-Ville et expeditionnaire du Gouvernement. A
une extreme economie, ce systeme joignait une grande simplicite et une
grande facilite d'execution. Au prix de quinze centimes on pouvait obtenir
une centaine de petites boules de verre soufflees, creuses et terminees a
la base par un petit orifice ou s'introduisait la depeche, et qu'on
jetait ensuite dans l'eau. Ces boules d'un petit diametre figuraient si
merveilleusement les bulles d'eau naturelles, qu'il devenait impossible de
les distinguer, quand on les remuait dans un bassin et qu'on cherchait a
les saisir. Prenant a cause de leur transparence le reflet meme de l'eau
dans laquelle elles plongent, mobiles et legeres, glissant avec la plus
grande facilite le long des roseaux, des tiges, des plantes et des bords
de la riviere qui pourraient leur servir d'obstacles, franchissant
aisement, sans se rompre, les petits ressauts des barrages, echappant par
leur petite dimension aux grosses mailles des filets prussiens et aux
mains des pecheurs ennemis, ces petites boules messageres etaient appelees
a rendre de grands services a la defense pour le transport des depeches
micrographiques. M. Rebou emporta un grand nombre de ces globules en
ballon et l'idee etait en pleine voie d'execution, lorsque les glaces
vinrent empecher le developpement de cet ingenieux mode de transport.

"Vers la meme epoque, M. le directeur des Postes ecoutait les propositions
de M. Delente qui, le 14 janvier, s'engageait a se rendre en province et
a faire parvenir a Paris, a l'aide d'un bateau sous-marin dont il est
l'inventeur, des correspondances privees ou autres.

"Le ballon-poste le _Vaucanson_ enleva M. Delente, muni d'un permis
de parcours general sur tous les chemins de fer, et de lettres qui
l'accreditaient aupres de la delegation dans les departements, avec
laquelle il avait a s'entendre pour les conditions de remuneration.
L'investissement a pris egalement fin avant que M. Delente ait reussi a
faire arriver des lettres dans Paris[14]."

[Note 14: _Journal Officiel_, mars 1871.]

LES FILS TELEGRAPHIQUES.

Quand Paris fut completement bloque par les Prussiens, que les
communications furent interrompues de toutes parts, bien des gens se
dirent: "Pourquoi n'a-t-on pas jete un cable electrique au fond de la
Seine? Ce simple fil eut permis d'ouvrir une correspondance occulte!"

Comment n'aurait-on pas songe a ce projet si simple? Ce cable a ete en
effet pose dans la basse Seine, mais la chute d'un pont le brisa quelques
jours apres. Toutes les tentatives faites pour l'utiliser furent vaines.
On ne put relier les deux bouts de cette unique artere qui aurait permis
au grand organisme qu'on nomme la France, d'entendre les battements de son
coeur qu'on nomme Paris!

Quelque temps apres cet irreparable accident, on fit un nouvel essai du
meme genre. Depuis longtemps un cable place sur la route de Fontainebleau,
se raccordait avec les fils aeriens du chemin de fer. Il fallait pour
utiliser ce fil electrique, faire une tranchee sur la route en avant de
Juvisy, et souder un fil mince au cable. M. Lemercier de Janvelle, charge
de cette mission perilleuse, partit dans le ballon _le Ferdinand Flocon_,
le 4 novembre; mais sous les yeux de l'ennemi, il ne put accomplir la
liaison des fils. Il la tenta cependant a trois reprises differentes,
dans les circonstances les plus difficiles. M. de Janvelle, assiste de M.
Forivon, capitaine des francs-tireurs, osa penetrer jusqu'au milieu des
lignes ennemies. La nuit, il reparait les fils aeriens coupes par les
Prussiens, en les unissant par de petits fils isoles tres-minces, places
contre terre. Quand on passait la on voyait les poteaux brises, les fils
visiblement casses. On ne soupconnait pas qu'ils etaient reunis par des
conducteurs presque invisibles. Mais il fallait pour reussir completement
recommencer l'oeuvre de reparation sur d'autres points. Malgre leur
audace, leur habilete, MM. de Janvelle et Forivon n'ont pu mener a bonne
fin l'entreprise si ingenieuse qu'ils avaient si bien commencee.


LES CHIENS FACTEURS.

N'oublions pas de mentionner le projet de M. Hurel, qui est parti en
ballon avec cinq chiens destines a revenir a Paris. C'etaient de
gros chiens bouviers, de bonnes betes, a l'oeil franc, a la figure
intelligente. Ils etaient fort robustes, et ne se seraient pas embarrasses
de devorer un Prussien. Le proprietaire de ces animaux affirmait qu'ils
sauraient rentrer dans la capitale d'ou ils etaient sortis; on leur aurait
attache quelques depeches entre les deux cuirs d'un collier.

Les chiens ont ete lances, mais on ne les a jamais revus. L'experience n'a
pas ete renouvelee, car peu de temps apres le voyage de M. Hurel et de ses
courriers a quatre pattes, l'armistice est venu mettre un terme au siege
de Paris.

L'entreprise aurait-elle reussi une seconde fois? Il est permis d'en
douter. Certains chiens font de grands voyages, s'orientent, reviennent au
logis, mais ils en sont partis pedestrement, ils ont examine la route. En
feraient-ils de meme apres un voyage en ballon? Auraient-ils l'instinct
des pigeons voyageurs?


DIRECTION DES AEROSTATS.

Depuis le jour de leur naissance, les ballons n'ont guere fait de progres.
Quand les Montgolfier lancerent dans l'espace un des premiers navires
aeriens, Franklin, qui assistait a l'experience, s'ecria comme on le
consultait sur cette decouverte: "C'est l'enfant qui vient de naitre!"
L'illustre philosophe faisait ainsi entendre que l'enfant, d'abord faible,
deviendrait homme et puissant. L'enfant n'a pas grandi. Mais il faut
avouer que son education a ete singulierement negligee. Il a couru les
fetes publiques, et s'est perdu dans les foires. Depuis cinquante ans, il
est peu de savants qui aient etudie serieusement la navigation aerienne.

M. Henry Giffard, un de nos ingenieurs les plus distingues, eut l'honneur
d'executer, en 1852, la premiere ascension faite dans un ballon de forme
allongee, muni d'une helice mise en mouvement par une machine a vapeur. Un
de nos plus eminents publicistes le designa alors sous le nom du Fulton de
la navigation aerienne: il ne tient qu'a M. Giffard de le devenir. Depuis
cette epoque, malgre de nombreuses etudes, il n'a pas cesse de porter son
attention sur les questions aeriennes. Il a cree les ballons captifs a
vapeur, que le public n'a pas assez connus. Il a resolu la un probleme de
premier ordre, indispensable a la direction des ballons; il est arrive a
construire des BALLONS IMPERMEABLES AU GAZ.

Le grand ballon captif construit a Londres en 1870 par M. Giffard cubait
douze mille metres. Il etait rempli d'hydrogene pur, et enlevait 34
passagers a 650 metres de haut. L'immense aerostat etait retenu dans
l'espace par un cable pesant 4,000 kilogrammes, que deux machines a vapeur
de 400 chevaux enroulaient autour d'un treuil gigantesque. Ce ballon,
malgre le vent, malgre la pluie, est reste gonfle plus d'un mois, _sans
perdre de gaz_. Son etoffe etait formee de plusieurs tissus superposes: 1 deg.
une etoffe en toile; 2 deg. une couche de caoutchouc naturel; 3 deg. une deuxieme
etoffe de toile; 4 deg. une deuxieme couche de caoutchouc vulcanise; 5 deg. une
mousseline exterieure; 6 deg. une couche de vernis a l'huile de lin.

Cet etoffe impermeable est d'un poids considerable, mais en augmentant
le volume des ballons spheriques, on diminue proportionnellement leur
surface, ce que nous pourrons exprimer plus clairement en disant qu'un
ballon de 10,000 metres cubes, construit avec l'etoffe de M. Giffard, a
une force ascensionnelle bien plus grande que dix ballons ordinaires de
mille metres cubes reunis.

La premiere condition de la direction des ballons, _l'impermeabilite_ de
l'etoffe, a ete resolue par M. Giffard.

Que l'on construise avec le nouveau tissu un ballon de forme allongee,
muni d'un gouvernail, permettant de s'orienter dans la direction du vent,
afin d'offrir une surface de resistance aussi petite que possible; qu'on
le munisse a sa partie inferieure d'une helice, mise en mouvement par
une forte machine a vapeur, que l'on recommence, en un mot, dans des
conditions plus favorables, l'experience de M. Giffard en 1852, il
ne parait pas douteux qu'on remontera un courant aerien d'intensite
moyenne.--L'ascension de M. Giffard a malheureusement ete executee a une
epoque ou il n'avait pas encore l'experience qu'il a acquise; elle a eu
lieu par un temps defavorable, avec un appareil d'une faible puissance.

On repondra qu'une machine a vapeur, est un engin pesant pour un ballon;
mais en construisant des aerostats d'un volume considerable de dix
a quinze mille metres cubes, on arrive a leur donner une force
ascensionnelle enorme. Un ballon de quinze mille metres cubes dont
l'etoffe, le filet, etc., peseraient environ cinq mille kilogr., rempli
d'hydrogene pur, aurait un excedant de force ascensionnelle de plus de
huit mille kilogr. Il serait capable d'enlever une machine puissante.

Plusieurs objections des plus serieuses se presentent ici; nous ne les
ignorons pas. La premiere consiste dans l'extreme irregularite des
mouvements atmospheriques. Il est des jours ou le vent est faible,
quelquefois meme presque nul; quand il ne souffle qu'avec une vitesse de
quelques lieues a l'heure, le ballon a vapeur que nous avons succinctement
decrit, se dirigera. Mais l'air est parfois soumis a des agitations
violentes; lorsque le vent souffle impetueux et violent, quand il oppose
un obstacle insurmontable a l'oiseau, nul ballon ne se dirigera. Quoi
qu'il en soit, la direction obtenue, dans certaines circonstances
atmospheriques, quoique incomplete constituerait un progres considerable.

Une autre objection non moins importante consiste dans le combustible que
necessite une machine a vapeur. La machine, pour produire de la force,
brule du charbon, et beaucoup: si l'effort est continu, energique, la
destruction du combustible est enorme. Pour lutter contre l'air, la
machine aurait vite mange sa provision.--Il y aurait la deux graves
inconvenients.--Les conditions d'equilibre de l'aerostat seraient
changees, puisqu'il aurait perdu le poids de son combustible brule. La
force qui fait agir l'appareil serait aneantie n'ayant plus d'aliment.

Il serait necessaire, pour resoudre avec efficacite le probleme, de
trouver a alimenter le moteur avec un autre combustible que la houille.
Le petrole, en brulant, forme de l'eau, qui pourrait etre condensee,
recueillie et servirait a la machine. Il offre des qualites precieuses a
la construction d'une bonne machine aerostatique. Mais il faut, dans ce
sens, bien des etudes, bien des progres, dont l'importance est bien faite
pour exciter les inventeurs.

Dans la situation de Paris, pendant le siege, il n'etait pas necessaire
de resoudre tout d'un coup le probleme de la direction d'un ballon. Il
s'agissait de se diriger vers un point donne, vers Tours, par exemple,
par un temps calme qu'on aurait pu attendre, dans la suite des longues
journees du siege. Il n'etait pas indispensable de faire un bien long
voyage, on pouvait renoncer a la machine a vapeur comme moteur, et
s'adresser au bras de l'homme. Un ballon de grande dimension pouvait
enlever plusieurs manoeuvres qui travaillant alternativement auraient
produit une force constante. C'est principalement dans ce sens que des
projets nombreux ont pris naissance.


LE BALLON DE M. DUPUY DE LOME.

M. Dupuy de Lome a pour but de construire un aerostat de forme allongee,
muni d'un systeme d'helice, mis en mouvement par des hommes. L'inventeur
n'a la pretention de remonter un courant aerien que s'il a une faible
intensite; si le vent est fort, il pourra faire devier l'appareil, a
droite ou a gauche de la direction du courant aerien. Si le vent souffle
par exemple du nord vers le sud; le ballon de M. Dupuy de Lome ne pourra
pas se remorquer contre le vent et monter au nord; mais il lui sera
possible de se diriger vers l'est ou l'ouest. Si l'experience confirmait
les esperances de l'inventeur, on voit que le resultat obtenu aurait deja
une importance de premier ordre.

M. Dupuy de Lome adopte pour la forme du ballon une forme oblongue,
"celle d'une surface de revolution engendree par une courbe speciale se
rapprochant d'un arc de cercle de 7 metres de fleche, et tournant autour
de sa corde de 42 metres de longueur. Cette corde constitue l'axe
horizontal du ballon dont la longueur est reduite a 40 metres, en
substituant, pour la solidite de la construction, une petite surface
spherique a la pointe des extremites.

"Le volume est ainsi de 3,860 metres cubes, et la maitresse section
verticale de 154 metres carres.

"La resistance a la deformation sous l'action du vent, provenant de la
vitesse propre a l'aerostat, s'obtient par le maintien dans son interieur
d'une tension de gaz sans cesse un peu superieure (de 3 a 4 dix-milliemes
d'atmosphere) a celle de l'air ambiant. Pour s'opposer, d'autre part, a la
deformation sous la traction des suspentes (independamment de l'effet de
la pression interieure des gaz), la nacelle est d'une forme allongee et
d'une construction rigide. Pour maintenir le ballon sans cesse gonfle
en presence des deperditions de gaz sur lesquelles il faut compter, ou
lorsque l'aeronaute en fera echapper volontairement pour operer une
descente partielle ou totale, il sera introduit de l'air atmospherique
dans un petit ballon loge a cet effet dans l'interieur du grand, et
remplissant ainsi une fonction ayant quelque analogie avec la vessie
natatoire des poissons."

La nacelle de l'aerostat est munie d'une helice de 8 metres de diametre
en arc horizontal. C'est l'appareil propulseur; il est situe a 17 metres
environ au-dessous du grand axe de l'aerostat. Pour imprimer au ballon une
vitesse de deux lieues a l'heure, il suffit de transmettre a l'helice un
travail total de 30 kilogrammetres.

"En presence de cette petite puissance motrice, dit M. Dupuy de Lome, il
m'a paru avantageux de ne pas recourir a une machine a feu quelconque,
et d'employer simplement la force des hommes. Quatre hommes peuvent sans
fatigue soutenir, _pendant une heure_, en agissant sur une manivelle,
ce travail de 30 kilogrammetres, qui n'exige de chacun d'eux que 7
kilogrammetres, 5. Avec une releve de deux hommes, chacun d'eux pourra
travailler une heure, se reposer une demi-heure, et ainsi de suite,
pendant les dix heures du voyage, qui sont une des conditions de cette
etude."

L'aerostat allonge de M. Dupuy de Lome est muni d'un gouvernail, fixe
a l'arriere de la nacelle. L'appareil pourra s'orienter. Le ballon est
rempli de gaz de l'eclairage. Il va sans dire que l'exces de force
ascensionnelle est calcule pour compenser les poids a enlever, ballon,
moteur, manoeuvres, etc. "Un appareil de ce genre, ajoute l'inventeur, ne
permettra d'avancer, vent debout, ou de suivre par rapport a cette surface
toutes les directions desirees, que quand le vent n'aura qu'une vitesse
au-dessous de 8 kilometres. Cela ne sera sans doute pas tres-frequent,
car cette vitesse n'est que celle d'un vent qualifie _brise legere_. Quoi
qu'il en soit, cet aerostat ayant une vitesse propre de 8 kilometres a
l'heure, lorsqu'il sera emporte par un vent plus rapide, aura la faculte
de suivre a volonte toute route comprise dans un angle resultant de la
composante des deux vitesses. Chacun peut se rendre compte d'ailleurs que,
d'une maniere generale, la direction a donner a l'aerostat, par rapport a
celle du vent, pour obtenir comme resultante des deux vitesses et des deux
directions le _maximum d'ecart possible_, fait avec la direction du vent
un angle un peu plus ouvert que l'angle droit."

Tel est le projet presente par M. Dupuy de Lome, et pour l'execution
duquel le gouvernement a alloue une somme de 40,000 francs. Ce plan offre
l'inconvenient de ne pas presenter le caractere de la nouveaute. Il
est difficile de voir en quoi il differe sensiblement du systeme de M.
Giffard. Mais M. Dupuy de Lome ne connaissait pas les travaux de cet
ingenieur. Il a charge M. Yon, le constructeur des ballons captifs a
vapeur, de fabriquer le nouvel appareil. Les travaux ont ete commences,
ils ont traine en longueur; la guerre s'est terminee, la Commune a passe
sur Paris, ils ne sont pas encore acheves. Nous faisons des voeux sinceres
pour que M. Dupuy de Lome mette a execution son projet interessant, et
qu'une experience soit faite prochainement dans de bonnes conditions
atmospheriques.


LES HELICES DU BALLON "LE DUQUESNE."

M. l'amiral Labrousse a pu tenter une experience de direction, en faisant
construire une nacelle speciale pour le ballon _le Duquesne_. Cette
nacelle etait munie d'une helice, mue par quatre marins. Nous ferons
remarquer que le ballon _le Duquesne_ cubait 2,000 metres, il etait
spherique, forme tres-defavorable a toute tentative de direction. Voici un
extrait de la note que M. Labrousse a adressee a l'Academie des sciences,
au sujet de cette tentative:

"Le ballon _le Duquesne_ est parti ce matin (9 janvier) des ateliers de
M. Godard a la gare d'Orleans, arme de l'appareil d'helice en question,
construit par les ordres de M. Dorian, ministre des travaux publics.

"Le vent portait directement a l'est, c'est-a-dire chez les Prussiens,
avec une vitesse approximative de 4 metres par seconde; c'est pourquoi on
a recommande aux hommes de faire agir les helices de maniere a pousser le
ballon dans la direction du sud. L'impression des personnes presentes a
ete que le ballon gagnait en effet notablement dans cette direction; il
faut donc esperer qu'au lieu de tomber chez les Prussiens, il viendra
tomber dans les environs de Besancon, peut-etre en Suisse."

Qu'il nous suffise de dire que le ballon est tombe en pleine direction
d'est, tout pres de Reims, ou il a pu s'echapper des Prussiens, et que
par consequent les helices n'ont produit aucun effet efficace. Du reste
l'experience a ete contrariee pendant le voyage par les rotations
frequentes de l'aerostat spherique. Tous les aeronautes savent que le
ballon, dans l'air, tourne frequemment autour de son axe.


PROJETS DIVERS DE BALLONS DIRIGEABLES.

Si les inventeurs de ballons dirigeables ont abonde a Tours, comme nous
l'avons dit dans le courant de cet ouvrage, ils n'ont pas non plus fait
defaut a Paris. Nous parlerons en quelques mots des differents projets
soumis a l'Academie des sciences.

M. Sorel (21 novembre 1870) cherche a produire d'abord une difference de
vitesse entre celle du vent et celle du ballon. Il munit la nacelle de
deux helices, l'une a l'arriere, l'autre a l'avant, il la garnit de trois
voiles laterales. La marche et la direction du ballon devront etre la
resultante des forces combinees du vent agissant sur les voiles et sur
l'action mecanique de l'helice laterale, prenant son point d'appui sur
l'air. L'inventeur oublie dans son systeme une voile, qui entrainera
probablement toutes les autres. Cette voile immense, qu'il n'a pas vue,
c'est le ballon lui-meme.

M. Deroide (28 novembre 1870) munit son ballon d'un plan incline, il
s'eleve verticalement. Puis, en descendant, il oriente son parachute
plan-incline, et lance obliquement l'aerostat dans une direction voulue.
Il compte se diriger completement, en renouvelant successivement et a
plusieurs reprises, ces mouvements d'ascensions verticales et de descentes
obliques. Pour faire descendre a volonte l'aerostat, M. Deroide se sert
de deux gaz, l'hydrogene et l'ammoniaque; il diminuera la force
ascensionnelle du ballon et le fera descendre, en absorbant l'ammoniaque
par l'eau.

M. Bouvet (12 et 19 decembre 1870) propose de soumettre le gaz du ballon
a l'action de la chaleur, pour obtenir a volonte les ascensions et les
descentes. C'est le gaz du ballon lui-meme qui sert de combustible.

Il faudrait prendre garde de ne pas tout enflammer! Voila un aerostat que
peu d'aeronautes aimeraient conduire dans les airs.

M. Hir (30 janvier 187l) propose de construire un ballon muni de trois
helices. L'une, placee a l'avant, servira d'helice de propulsion pour
diriger la marche de l'aerostat, l'autre, placee a l'arriere, tournera
dans un plan perpendiculaire a l'helice de marche, et servira de
gouvernail. La troisieme tournera horizontalement au-dessus du ballon, et
servira a faire monter ou descendre le grand poisson aerien.

Ah! Messieurs les inventeurs! voila certes des idees ingenieuses en
theorie, mais que de difficultes pratiques dans les constructions, que
d'impossibilites que vous n'entrevoyez meme pas! Quand vous aurez fait une
douzaine de bonnes ascensions dans nos aerostats tels qu'ils sont, vous
connaitrez le ballon, vous saurez ce que c'est que cet ocean immense
aux flots mobiles et capricieux qu'on appelle l'atmosphere! A votre
intelligence s'ouvriront des horizons inconnus, des idees nouvelles et
peut-etre fecondes. Montez en ballon, devenez des aeronautes, vous pourrez
alors perfectionner la machine que vous aurez etudiee. Jacquard, avant de
construire le metier a tisser, etait tisserand lui-meme. Bernard Palissy
s'est fait peintre ceramiste avant de trouver le secret de l'email
italien. Si vous voulez ameliorer les ballons, les modifier, les munir
d'appareils dirigeables, devenez aeronautes!




CONCLUSION.




LES BALLONS ET LA GUERRE.


Quand les freres Montgolfier eurent lance dans l'espace le premier globe
aerien, qui lentement se detacha du sol pour prendre possession des plages
mysterieuses de l'atmosphere, on crut entrevoir, dans le fait de cette
experience, une date a jamais celebre dans les annales de la science.
L'Institut, represente par une commission de savants illustres, presidee
par Lavoisier, essaya de tracer la voie que la nouvelle decouverte allait
suivre dans l'avenir; le celebre chimiste se chargea, dans un rapport
remarquable, de faire l'apologie des ballons; il parla des progres qu'ils
avaient a compter, des services qu'ils etaient appeles a rendre. Il les
voyait jouant un role important dans les etudes meteorologiques, dans
certaines entreprises industrielles; mais il ne songea jamais a signaler
l'usage qu'on en pouvait faire dans ces immenses conflits qui divisent les
peuples, et qui les portent a se ruer les uns contre les autres pendant la
guerre.

C'est que le genie de l'invention est essentiellement pacifique; ne du
travail et des rudes labeurs, il ne pense qu'a creer; il n'admet pas que
l'on puisse detruire. Les Montgolfier, en trouvant le principe qui rendra
leur nom a jamais imperissable, songeaient aux bienfaits dont il devait
doter la societe. Quelle n'eut pas ete leur stupefaction, si quelqu'un
leur avait dit alors que les necessites de la guerre, qui usent de
toutes les ressources d'un pays, allaient plus tard recourir aux ballons
eux-memes? Sans entrer dans des discussions d'un ordre moral, qui ne sont
pas de nature a trouver place ici, contentons-nous de constater que la
guerre, cette grande calamite, ce grand mal, est sans doute necessaire,
puisqu'on ne trouve pas, dans l'histoire des peuples, une periode de vingt
ans ou elle n'apparaisse avec ses horreurs et ses ravages. Que ceux qui
revent la paix universelle, l'harmonie des peuples, l'age d'or, aillent
porter leurs theories dans d'autres planetes, mais sur notre globe, ils
parleront toujours a des sourds. Comme l'a dit La Bruyere, s'il n'y avait
que deux hommes sur la terre, et qu'ils aient recu chacun en partage un
hemisphere, ils trouveraient encore le moyen de se rencontrer pour se
battre entre eux.

La guerre a existe hier; elle existera demain. Notre malheureux pays a
succombe dans une lutte recente et effroyable, mettons tout en oeuvre
pour qu'il triomphe quand l'heure de la revanche aura sonne. Les hommes
competents se chargeront des graves problemes de la reorganisation
militaire, de la fabrication des engins meurtriers, des canons, des
mitrailleuses. Tout cela est une besogne hideuse qui repugne a un peuple
civilise, personne n'en disconviendra, mais etant donne ce fait qu'il faut
se battre, tachons au moins d'etre les plus forts et les plus habiles.

Dans notre humble et modeste sphere d'aerostation, nous avons acquis
quelque experience, par une pratique vraiment assidue qui nous permettra
peut-etre d'indiquer, avec quelque efficacite, les ressources que les
ballons peuvent fournir a la guerre. Les aerostats du siege de Paris ont
bien amplement prouve les immenses avantages que la navigation aerienne,
telle qu'elle est, avec toutes ses imperfections, est capable d'offrir a
une place assiegee; mais nous croyons etre en droit d'affirmer que les
ballons sont appeles a rendre des services plus grands encore, si on les
utilise comme moyens d'observation militaire, et meme dans certains cas
comme engins de destruction, en leur confiant la mission de lancer sur
l'ennemi des bombes incendiaires. Toutefois, avant d'etudier ce qu'on
pourrait faire, il est utile d'examiner ce qui a ete fait, et de passer
rapidement en revue les experiences executees dans le passe.


LES AEROSTIERS MILITAIRES DE LA PREMIERE REPUBLIQUE.

En 1793, lors du siege de la ville de Conde, le commandant Chanal,
homme d'action et d'intelligence, enferme dans la place-forte investie,
cherchait a tout prix a donner de ses nouvelles, a envoyer des depeches au
colonel Dampierre, qui commandait une division francaise hors des lignes
d'investissement. Il recourut aux ballons. Il fit construire un aerostat
de papier qu'il lanca en liberte dans l'espace, avec un petit paquet de
depeches. L'appareil tomba juste au milieu du camp ennemi, et fournit au
prince de Cobourg des renseignements sur la situation de la forteresse.
Un tel debut n'etait pas d'heureux presage pour la fortune future des
aerostats messagers! Mais ce fait isole passa inapercu; pendant que le
commandant Chanal tentait cette experience, le celebre chimiste Guyton de
Morveau envisageait l'usage qu'on pouvait faire des ballons pendant la
guerre, sous un tout autre aspect. Il songea a organiser des postes de
ballons captifs pour etudier les mouvements de l'ennemi, pour surveiller
du haut des airs ses allures et ses changements de position. Guyton de
Morveau n'etait pas un esprit ordinaire, il s'etait signale deja par de
remarquables travaux en chimie; homme de science, il s'eprenait de tout
ce qui touche a la veritable investigation scientifique; il n'avait pas
laisse passer aupres de lui la decouverte des Montgolfier, sans y fixer
ses regards; il s'etait familiarise avec l'aerostation par de nombreuses
ascensions, executees a Dijon.--Guyton de Morveau avait ete nomme
representant du peuple a la Convention nationale; il venait d'etre choisi
par le Comite de salut public, avec Monge, Berthollet, Carnot et Fourcroy,
comme membre d'une commission destinee a faire servir aux besoins de la
guerre les recentes decouvertes de la science.

Guyton de Morveau proposa d'organiser, pour l'armee, des aerostats
d'observation militaire. Sa proposition fut immediatement acceptee par
le Comite de salut public. On marchait vite a cette epoque, et tous les
moyens que suscitait l'esprit scientifique pour la defense du sol de la
Republique, etaient mis en action avec la plus etonnante promptitude.
On ne se payait pas de mots, mais d'actes energiques; on avait a lutter
contre toute l'Europe coalisee!

La seule condition qui fut imposee a Guyton de Morveau, c'etait de
preparer l'hydrogene destine a gonfler ses ballons sans employer d'acide
sulfurique fabrique avec le soufre, dont on avait besoin pour faire de la
poudre. Lavoisier venait de decouvrir un nouveau mode de preparation de
l'hydrogene, par l'action du fer chauffe au rouge sur la vapeur d'eau.
Guyton de Morveau ne perd pas son temps, il court au laboratoire de
Lavoisier, fait un essai en grand, qui reussit; il communique ce resultat
important au Comite de salut public qui l'encourage dans ses essais.
Aussitot, le celebre chimiste s'adjoint un physicien distingue, nomme
Coutelle, qui etait connu a Paris par le beau cabinet de physique qu'il
avait organise avec toutes les ressources de la science actuelle.

Coutelle fait fabriquer a la hate un aerostat de 9 metres de diametre, il
etudie les vernis, les conditions d'une bonne fabrication. Le Comite de
salut public l'installe aux Tuileries dans la salle des marechaux, ou il
construit un grand fourneau, muni d'un long tube de fonte au milieu duquel
la vapeur d'eau se decomposera par le contact de tournure de fer chauffee
au rouge. Quand tout est pret, Coutelle fait une premiere experience; la
production de l'hydrogene s'opere dans de bonnes conditions, comme le
constatent les physiciens Charles et Conte, qui assistent aux details de
l'operation.

Des le lendemain, Coutelle recoit l'ordre d'aller se mettre a la
disposition du general Jourdan qui vient de recevoir le commandement de
_l'armee de Sambre-et-Meuse_. Il part, il arrive a Maubeuge. Mais l'armee
francaise a quitte ses positions, il faut courir a six lieues de la, a
Beaumont, chercher le quartier general. Coutelle arrive enfin pres du
general Jourdan, qui le recoit d'un air rebarbatif. "Un ballon, dit-il,
qu'est-ce que c'est que cela? Vous m'avez tout l'air d'un suspect, j'ai
bonne envie de vous faire fusiller." Coutelle s'explique. Le general
Jourdan se calme; il ne demande pas mieux que de faire des essais; il
appellera l'aerostier des que le moment sera venu d'agir.

Cependant des experiences se continuent a Paris, avec Conte, cet homme
si habile que Monge avait pu dire en parlant de lui: "Il a toutes les
sciences dans la tete et tous les arts dans la main," et bientot avec
Coutelle qui est revenu de Beaumont. Un ballon construit dans de bonnes
conditions s'eleve quelques jours apres a 500 metres a l'etat captif, et
ouvre a l'oeil un espace tres-etendu; le Comite de salut public se decide
a decreter la formation d'une compagnie a'aerostiers militaires.

Voici cette piece d'un haut interet:

ARRETE DU COMITE DE SALUT PUBLIC, CONCERNANT LA FORMATION D'UNE COMPAGNIE
D'AEROSTIERS MILITAIRES.

"13 germinal an II (2 avril 1794).

"Vu le proces-verbal de l'epreuve faite a Meudon, le 9 de ce mois, d'un
aerostat portant des observateurs, le Comite de salut public, desirant
faire promptement servir a la defense de la Republique cette nouvelle
machine, qui presente des avantages precieux, arrete ce qui suit:

"Art. 1er. Il sera incessamment forme, pour le service d'un aerostat
pres l'une des armees de la Republique, une compagnie qui portera le nom
d'aerostiers.

"Art. 2. Elle sera composee d'un capitaine, ayant les appointements de
ceux de premiere classe, d'un sergent-major, qui fera en meme temps les
fonctions de quartier-maitre; d'un sergent, de deux caporaux et de vingt
hommes, dont la moitie aura au moins un commencement de pratique dans les
arts necessaires a ce service, tels que maconnerie, charpenterie, peinture
d'impression, chimie, etc.

"Art. 3. La compagnie sera pour le surplus de son organisation et pour la
solde a l'instar d'une compagnie, et recevra le supplement de campagne,
comme les autres troupes de la Republique, conformement a la loi du 30
frimaire.

"Art. 4. Son uniforme sera habit, veste et culotte bleus, passe-poil
rouge, collets, parements noirs, boutons d'infanterie avec pantalon et
veste de coutil bleu pour le travail.

"Art. 5. L'armement de ladite compagnie consistera en un sabre et deux
pistolets.

"Art. 6. Le citoyen Coutelle, qui a dirige jusqu'a ce jour les operations
ordonnees a ce sujet par le comite, est nomme capitaine de ladite
compagnie et charge de lui remettre incessamment la liste de ceux qui se
presenteront pour y etre admis, et qu'il jugera capables de remplir les
differents grades.

"Art. 7. Aussitot que ladite compagnie sera formee, et meme avant qu'elle
soit complete, ceux qui y seront recus se rendront sur-le-champ a Meudon,
pour y etre exerces aux ouvrages et manoeuvres relatifs a cet art.

"Art. 8. La compagnie des aerostiers, lorsqu'elle sera a l'armee ou dans
une place de guerre, sera entierement soumise pour son service au regime
militaire, et prendra les ordres du commandant en chef. Quant a la depense
resultant des depenses relatives a l'aerostat et des appointements de la
compagnie, elle sera prise sur les fonds a la disposition de la commission
des armes et poudres, qui fera passer les sommes necessaires au
sergent-major et recevra les comptes.

"Signe au registre: les membres du Comite de salut public:
"C.A. PRIEUR, CARNOT, ROBESPIERRE, LINDET, BILLAUD-VARENNES, BARRERE.

"Pour extrait:
"BARRERE, BILLAUD-VARENNES, CARNOT, C.A. PRIEUR."

Peu de temps apres, Coutelle est a Maubeuge, avec son ballon et son
equipe. La place vient d'etre assiegee par les Autrichiens.

Le capitaine aerostier se met en mesure de construire son fourneau a gaz,
de gonfler l'aerostat qu'il a baptise l'_Entreprenant_; quand tout est
pret, il s'en va prevenir le general commandant en chef et le supplie de
le faire agir immediatement. Le lendemain une sortie s'organise contre les
Autrichiens; Coutelle s'elance dans la nacelle de l'_Entreprenant_, que
remorquent avec des cordes une poignee de soldats; il s'avance jusque sous
le feu des ennemis, et deux de ses hommes sont grievement blesses.

Rentre en ville apres cette affaire, le ballon l'_Entreprenant_ execute
des ascensions captives deux fois par jour. Du haut des airs, Coutelle
lance a terre de petites depeches attachees a un sac de sable, et
fournissant le recit du spectacle qui s'offre a ses yeux. Chaque jour il
donne de nouveaux details sur les travaux des assiegeants qu'il surveille
du haut de son observatoire aerien.

L'ennemi s'inquiete vivement de ce ballon si nouveau pour lui, qu'il voit
planer dans l'espace, comme un oeil mysterieux l'epiant sans cesse. Il
lui tire des coups de canon, mais sans l'atteindre; quelques soldats
autrichiens sont frappes d'une terreur superstitieuse devant ce globe,
qu'ils considerent comme une oeuvre diabolique; parfois ils s'agenouillent
et se mettent en prieres devant un tel prodige[15].

[Note 15: _Memoire sur Carnot_.]

Peu de temps apres, le general Jourdan se dispose a aller investir
Charleroi, ou l'armee hollandaise se prepare contre la France a une rude
resistance. Il donne l'ordre a Coutelle de transporter son aerostat de
Maubeuge a Charleroi, qui n'est pas eloigne de moins de douze lieues. Ce
n'est pas une entreprise facile, mais malgre toutes les difficultes de
la route, Coutelle arrive a bon port avec l'_Entreprenant_ qu'il a fait
transporter tout gonfle.

Il a fallu attacher a la hate, tout autour du ballon, des cordes
d'equateur, destinees a remorquer l'appareil par des pietons. Il a fallu
faire passer l'_Entreprenant_ au-dessus des toits de la ville de Maubeuge,
lui faire franchir des bastions et des fosses, il a fallu enfin tromper la
vigilance des ennemis, leur dissimuler le passage d'un globe de soie de 40
metres de haut; l'entreprise a reussi au prix des plus rudes fatigues!

Quand l'_Entreprenant_ apparait aux yeux des Francais campes autour de
Charleroi, les soldats courent a sa rencontre en faisant retentir l'air de
clameurs de joie. Ils levent les bras au ciel, en signe d'admiration, et
bientot la fanfare militaire retentit pour feter la bienvenue au nouvel
appareil.

Avant la fin du jour, Coutelle dirige son ballon captif vers la ville,
et fait une reconnaissance importante; il a apercu les assieges et a pu
donner des renseignements utiles sur leurs forces et leurs positions. Le
lendemain l'aerostier de la Republique reste huit heures consecutives dans
la nacelle, en compagnie du general Morelot; le surlendemain Charleroi
capitule. La garnison hollandaise tout entiere est faite prisonniere.

Quelques heures apres, les Autrichiens accourent au secours de la place
investie, mais trop tard!

La prise de Charleroi eut une importance capitale dans les operations
de l'armee francaise, et le ballon de Coutelle n'a certainement pas ete
etranger a ce succes, qui prepara pour Jourdan la victoire de Fleurus.

En effet, les Autrichiens s'avancent rapidement vers Charleroi, sous les
ordres du prince de Cobourg. L'armee francaise les attend de pied ferme
sur les hauteurs de Fleurus, d'ou elle va se precipiter bientot pour
ecraser l'ennemi.

L'aerostat l'_Entreprenant_ s'eleve dans les airs vers la fin de la
bataille, et pendant plusieurs heures de suite, Coutelle envoie au general
en chef des notes precieuses sur les mouvements de l'ennemi.

Jourdan n'hesite pas a reconnaitre les services des aerostiers militaires,
et Carnot, dans ses Memoires, declare que sans l'_Entreprenant_, bien
des operations de l'armee autrichienne auraient ete cachees au general
francais, par des accidents de terrain qui n'arretaient pas le regard de
l'aeronaute juche dans sa nacelle.

Malheureusement, malgre cette brillante campagne, les aerostiers
militaires devaient bientot etre arretes par de nombreux
obstacles.--Coutelle, apres Fleurus, suivit l'armee francaise avec
son ballon, mais, arrive pres des hauteurs de Namur, il reconnut que
l'_Entreprenant_, use par le service, etait hors d'etat de rester gonfle.

Pendant que ces evenements se passaient, la Convention nationale, ayant
pris connaissance des premiers resultats fournis par les observations
aerostatiques, prenait la decision de former une deuxieme equipe
d'aerostiers militaires, qui resterait a Meudon, sous le commandement de
Conte. Le Comite de salut public transforma bientot ce depot en
ecole aerostatique. On avait compris que les ballons ne peuvent etre
efficacement utilises que sous la condition d'etre confies a des hommes
inities a la pratique du gonflement, a la manoeuvre des ascensions,
habitues a observer du haut des airs une campagne etendue, rompus enfin a
toutes les nombreuses besognes qui se rattachent a l'art si complique de
l'aeronautique. Le Comite de salut public fit paraitre le decret suivant:

ARRETE DU COMITE DE SALUT PUBLIC RELATIF A L'INSTALLATION D'UNE ECOLE
AEROSTATIQUE

"10 brumaire an III (31 octobre 1794).

"Le Comite de salut public, considerant que le service des aerostiers
exige des connaissances et une pratique dans les arts que l'on ne peut
esperer de reunir qu'en preparant, par des etudes et des exercices
appropries, les hommes qui s'y destinent, et voulant assurer ce service
et en etendre les ressources, soit aupres des armees, ou l'experience a
constate deja son utilite, soit par l'application que l'on peut faire de
ce nouvel art pour le figure du terrain sur les cartes, "Arrete ce qui
suit:

"Art. 1er. Il sera etabli dans la maison nationale de Meudon une ecole
d'aerostiers, dans laquelle, independamment des exercices pour les former
a la discipline militaire, et des travaux de construction et de reparation
des aerostats auxquels ils sont employes, ils recevront des lecons de
physique generale, de chimie, de geographie, et des differents arts
mecaniques, relatifs a l'aerostation.

"Art. 2. Cette ecole sera composee de soixante aerostiers, y compris ceux
deja recus pour entrer dans la nouvelle compagnie que le Comite avait ete
charge de former. Ils seront loges dans la partie de la maison nationale
de Meudon qui leur sera assignee; ils auront le meme uniforme que celui
qui a ete regle pour la deuxieme compagnie d'aerostiers, et recevront
egalement la solde de canonniers de premiere classe.

"Art. 3. Les soixante aerostiers seront divises en trois sections, chacune
de vingt hommes.

"Art. 4. Il y aura, pour chaque section, un officier ayant le grade de
sous-lieutenant, un sergent et deux caporaux, lesquels seront assimiles
aux officiers d'artillerie de meme grade, et jouiront des traitements et
soldes qui leur sont attribues.

"Art. 5. L'ecole des aerostiers aura pour chef un directeur charge de
diriger toutes les operations de construction et de reparation des
aerostats, de regler et ordonner les exercices et manoeuvres et de
maintenir l'ordre et la discipline. Il correspondra avec la commission des
armes et poudres, lui adressera les demandes de matieres necessaires, et
l'informera de ce qui pourra etre mis a sa disposition pour le service des
aerostats en campagne. Les appointements seront de six mille livres.

"Art. 6. Il y aura un sous-directeur avec appointements de quatre mille
livres, charge des memes fonctions en l'absence et sous les ordres du
directeur.

"Art. 7. Il y aura pour les trois sections un quartier-maitre charge du
decompte et des memes depenses du materiel, pour lesquelles il lui sera
remis un fonds d'avances sur la proposition de la commission des armes
et poudres. Il en comptera tous les quinze jours a ladite commission sur
memoires vises par le directeur.

"Art. 8. Un tambour est attache a ladite ecole.

"Art. 9. Il y aura dans l'ecole un garde-magasin charge de tenir registre
de l'entree et sortie de toutes matieres, soit de consommation, soit
destinees aux epreuves et constructions, ainsi que de veiller a la
conservation des meubles, ustensiles, livres et machines, servant a
l'instruction; il lui sera donne un aide ou sous-garde lorsqu'il sera juge
necessaire.

"Art. 10. Le directeur presentera incessamment a l'approbation du comite
un reglement sur la distribution du temps pour les lecons et exercices,
de maniere que les eleves aerostiers recoivent l'instruction qui leur est
necessaire dans les sciences physiques et mathematiques, et se forment
dans la pratique des arts mecaniques, autant neanmoins que le permettront
les travaux de la fabrication et les exercices des operations et
manoeuvres.

"Art. 11. Le citoyen Conte, charge de la conduite des travaux de Meudon
relatifs a l'aerostation, est nomme directeur. Le citoyen Bouchard, recu
aerostier de la deuxieme compagnie dont la levee avait ete ordonnee, est
nomme sous-directeur.

"Art. 12. Le directeur presentera a l'approbation du Comite la nomination
des citoyens qu'il jugera propres a remplir les places des officiers,
sous-officiers et garde-magasin.

"Art. 13. Il presentera de meme a son approbation la nomination des
instructeurs pour les diverses parties, lesquels seront pris, autant qu'il
sera possible, parmi les aerostiers recus qui ont donne des preuves de
capacite.

"Art. 14. Le present arrete sera adresse aux representants du peuple, a la
maison nationale de Meudon, qui sont invites a prendre les mesures
qu'ils jugeront convenables pour assurer le succes de cet etablissement,
maintenir l'ordre et la discipline de l'ecole, et empecher qu'il n'en
resulte aucun inconvenient pour les autres operations mises sous leur
surveillance.

"Art. 15. Expedition du present arrete sera pareillement envoyee a la
commission des armes et poudres, chargee de concourir a son execution en
ce qui la concerne.

"Signe:
"L.-B. GUYTON, FOURCROY, J.-F.-B. DELMAS, PRIEUR, PELET, MERLIN,
CAMBACERES.

"Pour copie conforme:
"_Le directeur de l'Ecole nationale aerostatique_,
"Signe: CONTE."


Bientot, nous retrouvons Coutelle au siege de Mayence d'ou l'armee
francaise veut deloger les Autrichiens. L'intrepide aerostier continue ses
reconnaissances aerostatiques.

Il recoit un jour l'ordre de s'approcher de la ville avec son ballon
captif, pour donner des renseignements sur l'etat des fortifications. Il
s'elance dans la nacelle, mais le vent est violent, et a peine parvient-il
a s'elever dans l'espace, que des bourrasques rabattent violemment
l'_Entreprenant_ jusque vers la terre. A chaque rafale, les 64 aerostiers
qui retiennent les cables sont souleves du sol. La nacelle par moments se
heurte contre terre, elle ne tarde pas a se briser sous l'action de ces
chocs energiques.

Les generaux autrichiens contemplent de loin ce spectacle dramatique du
haut des remparts de Mayence. Ils ne peuvent s'empecher d'admirer ce globe
aerien, mais ils ne peuvent non plus maitriser l'emotion que fait naitre
en eux le spectacle des oscillations de la nacelle, ou un homme risque sa
vie avec tant d'heroisme.

Ils font immediatement sortir un parlementaire de la place, et l'envoient
au general francais, auquel ils demandent en grace de faire descendre le
brave officier de la nacelle aerienne ou il expose ses jours: ils lui
offrent d'entrer dans les lignes autrichiennes, pour examiner librement la
disposition des fortifications!

Voila comment la France etait traitee par ses ennemis sous la premiere
Republique!

Malgre les efforts de Coutelle, malgre les tentatives renouvelees
ailleurs, les ballons militaires ne retrouverent plus l'occasion de se
signaler comme a Maubeuge, comme a Fleurus. Apres quelques insucces, apres
quelques accidents, au lieu de perseverer, Hoche se presenta, qui ne
croyait pas aux ballons et qui demanda le licenciement du corps des
aerostiers. Cependant l'ecole de Meudon resta toujours ouverte; elle
aurait certainement exerce de nombreux aerostiers, organise des equipes,
construit des ballons, mais Bonaparte, a son retour de l'expedition
d'Egypte, la fit fermer sans remission. Le futur empereur connaissait les
fondateurs de cette ecole, Coutelle et Conte, il savait quel etait leur
zele pour la liberte, leur devouement pour la Republique!

L'ecole aerostatique attend encore sa reouverture!


ESSAIS DIVERS.--LES BALLONS MILITAIRES AUX ETATS-UNIS.

L'etranger ne manqua pas de profiter des enseignements fournis par le
ballon de Fleuras. Mais il ne se rencontra nulle part un autre Coutelle
ou un nouveau Conte, car les differentes entreprises executees depuis, ne
donnerent aucun resultat. En 1812, les Russes etudierent les aerostats au
point de vue militaire; ils ne se deciderent pas a les utiliser pour les
reconnaissances, mais ils songerent a les employer a l'etat libre, pour
faire tomber, du haut des airs, des bombes sur l'armee francaise. Ils
modifierent ensuite ce projet, et firent construire a Moscou un immense
ballon qui devait pouvoir porter au moins cinquante hommes. Cet aerostat
ne fut jamais acheve; il est probable du reste qu'il n'aurait jamais pu
repondre aux esperances qu'il avait fait naitre.

En 1815, Carnot, commandant en chef la ville d'Anvers, assiegee par
l'ennemi, fit executer des reconnaissances en ballon captif, mais on
manque de renseignements precis sur les experiences qui furent executees.

En 1826, l'attention du gouvernement francais fut serieusement attiree sur
la question des ballons militaires, par un ancien professeur de l'ecole
militaire, M. Ferry. Une commission fut nommee, elle approuva les projets
de M. Ferry, et termina son rapport en disant que les premiers travaux des
aerostiers de la Republique devaient etre continues.

Le gouvernement de la Restauration engloutit le rapport de la commission,
et le memoire de M. Ferry dans les profondeurs les plus cachees de ses
cartons ministeriels!

En 1849, les Autrichiens, pendant le siege de Venise, gonflerent des
petits ballons de papier, munis de bombes, qui devaient tomber sur la
ville assiegee. Ils lancerent deux cents de ces ballonneaux incendiaires.
Les ballons s'elevent, ils marchent sur Venise, ils s'elevent encore, et
sont pris par un contre-courant qui les ramene sur la campagne occupee par
l'armee autrichienne, ou les bombes incendiaires viennent tomber, sans
causer de grands degats.

Depuis cette epoque, on ne retrouva plus les ballons militaires que de
l'autre cote de l'Atlantique. Pendant la guerre des Etats-Unis, le general
Mac-Clellan employa successivement, en 1861, les aeronautes La Mountain
et Allan. Le premier partit un jour du camp de l'Union, il traversa
Washington en ballon captif, puis coupant ses cordes, il s'eleva en
liberte. Il embrasse d'un seul coup d'oeil le panorama des positions
ennemies, il prend des notes minutieuses qu'il communique au general
Mac-Clellan, apres etre descendu a Maryland.

M. Allan entreprit sans grand succes des experiences de telegraphie
aerostatique; mais dans cet ordre de tentatives, d'autres essais
satisfaisants furent tentes en Amerique, comme nous l'apprend le _Journal
militaire de Darmstadt_.

"Dans les derniers jours de mai 1862, dit ce journal, l'armee unioniste,
campee devant Richmond, lanca au-dessus de la place un ballon captif. Un
appareil photographique fut dirige vers la terre et permit de prendre, en
perspective, sur une carte, tout le terrain de Richmond a Manchester, a
l'ouest, et a Chikahoming, a l'est. La riviere qui arrose la capitale, les
cours d'eau, les chemins de fer, les chemins de traverse, les marais, bois
de pins, etc., furent traces; on y porta aussi la disposition des
troupes, batteries d'artillerie, infanterie et cavalerie. On en tira deux
exemplaires. On les divisa en 64 parties, comme un champ de bataille, avec
les signes conventionnels, A, Ae, etc. Le general Mac-Clellan eut un de
ces exemplaires, le conducteur de ballon eut l'autre.

"L'armee fut d'abord retenue dans le camp, par le mauvais temps, une
journee tout entiere; le 1er juin, l'aerostat s'eleva, vers midi, a une
hauteur de plus de mille pieds, au-dessus du champ de bataille, et se mit
en relation avec le quartier-general par un fil telegraphique. Pendant une
heure, les mouvements de l'ennemi furent signales avec exactitude. Une
demi-heure plus tard, la depeche porta: _Sortie de la maison Cadeys_.
Mac-Clellan put, en un instant, donner ordre d'avancer au general
Heinsselmann, et prescrivit au general Summer, qui etait deja au-dela de
Chikahoming, de marcher tout de suite sur la petite riviere. Les deux
divisions, reunies en deux heures de temps, faisaient face a l'ennemi, et
defendaient le champ de bataille. Partout ou les assieges hasarderent une
attaque, ils furent repousses avec des pertes considerables, et furent
attaques sur les points les plus faibles par des forces superieures.
Ils dirigerent contre le ballon un canon raye, d'une enorme portee. Les
projectiles firent explosion pres du ballon, et si pres que les aeronautes
jugerent prudent de s'eloigner. Le ballon fut descendu a terre, lance dans
une autre direction, et assez haut pour etre hors de portee des pieces
ennemies. Il fut mis de nouveau en communication avec la terre ferme, et
l'armee assiegeante eut avis que de fortes masses de troupes accouraient
sur le champ de bataille dans une autre direction. Des qu'elles furent
arrivees a la portee du canon des federaux, elles se virent prevenues avec
une rapidite qui dut leur paraitre inconcevable. Il semblait que le Dieu
des batailles les eut completement abandonnees en ce jour. Elles se
voyaient conduites en avant pour servir de but au canon des Yankees.
Elles ne pouvaient suivre aucune direction, sans rencontrer un mur de
baionnettes impenetrables. Toutes les tentatives de l'armee du Sud pour
enfoncer les lignes ennemies ayant echoue, Mac-Clellan commanda une
attaque generale a la baionnette et repoussa ses adversaires avec une
perte enorme. Ce general n'eut pu obtenir un succes aussi complet sans le
secours du ballon, et sans l'appareil dont il etait muni[16]."

[Note 16: Extrait d'un article intitule: _Application des aerostats
a l'art de la guerre_, publie dans le _Journal militaire_ de Darmstadt,
traduit par le colonel d'Herbelot.] PROJET D'ORGANISATION DE BALLONS
MILITAIRES.

Une des modifications les plus importantes a introduire dans la
construction des ballons captifs destines aux observations militaires,
serait de changer leur forme spherique. L'aerostat, immerge a l'etat de
liberte dans l'atmosphere, fait pour ainsi dire partie integrante du
courant aerien qui le transporte, il se deplace avec l'air, il peut, et il
doit meme offrir la forme spherique; mais s'il est destine a etre remorque
a l'etat captif, contre le vent, s'il est appele a s'elever dans l'air,
retenu par des cibles qui l'attachent a un meme point, cette forme, qui
offre une grande prise a l'effort du vent, devient tres-desavantageuse.

Les ballons d'observations devraient presenter un volume geometrique
allonge, analogue a celui d'un poisson. Le filet s'attacherait au-dessous
de l'aerostat, a une longue barre transversale, ou serait suspendue la
nacelle. L'appareil muni a l'arriere d'un gouvernail, pourrait etre
oriente dans la direction du vent, l'air n'agirait plus alors que sur une
petite section du systeme. Ce ballon se dirigerait toujours dans le sens
du vent comme une veritable girouette, il s'eleverait aisement dans
l'espace, sans exiger une force ascensionnelle considerable; son transport
a terre s'effectuerait avec une grande facilite, il ne se balancerait plus
a l'extremite de ses cordes d'attache, comme les ballons ronds.

S'agirait-il de passer une route bordee d'arbres, l'axe de l'aerostat
allonge serait place parallelement a la route, l'appareil y circulerait,
sans effort de la part des hommes qui le remorquent, sans crainte
d'accidents pour les aerostiers juches dans la nacelle. L'etoffe dont il
serait forme devrait etre la soie, qui offre une grande solidite, unie a
un poids tres-faible; son volume n'excederait pas 1,200 metres cubes.

On le gonflerait a l'usine a gaz la plus proche des operations militaires;
il serait ainsi rempli de gaz d'eclairage, et une fois arrime, on le
transporterait au milieu du camp, a la place que le general en chef aurait
assignee.

Comme il est impossible d'admettre que le ballon d'observations puisse
arriver juste a heure fixe, au moment de l'action, il devrait etre a son
poste quelques jours a l'avance. Dans ces conditions, il ne manquerait pas
de perdre peu a peu, par endosmose, une certaine quantite du gaz qu'il
contient; il serait de toute necessite de compenser ces pertes, en lui
fournissant tous les soirs une ration de gaz.

L'experience nous a demontre qu'un ballon de soie de 1,200 metres cubes,
bien construit et bien verni, ne perd que 60 a 80 metres de gaz par jour.
Il serait donc indispensable de preparer sur place cette quantite de gaz.
On aurait recours a l'hydrogene pur, qui prendrait naissance avec la plus
grande facilite, par la decomposition de l'eau sous l'action du fer et de
l'acide sulfurique.

La batterie a gaz serait formee d'un grand reservoir en bois place sur des
roues; ce qui faciliterait son transport. Une ouverture superieure, munie
d'une soupape de surete, permettrait l'introduction des reactifs. On
aurait ainsi une batterie-mobile, placee sur des roues, et munie d'un
brancard ou s'attellerait un cheval. Avec deux voitures semblables, on
produirait 100 metres cubes d'hydrogene en moins d'une heure. A la partie
inferieure de la voiture, on pendrait une caisse ou seraient placees les
provisions de fer et les touries d'acide sulfurique. Avec ce materiel, et
de l'eau qu'on trouve partout, le ballon pourrait etre alimente tous les
jours.

Pour bien exposer les differentes manoeuvres du ballon militaire,
supposons qu'un corps d'armee prenne ses positions en avant d'une ville
quelconque, de Reims, si vous voulez. Le general en chef dispose de trois
ballons d'observations qu'il va placer, l'un a l'aile droite de son armee,
l'autre a l'aile gauche, le troisieme au centre. Les aerostiers militaires
sont a Reims. Des que l'ordre leur est donne de se porter vers leurs
postes d'observations, ils gonflent de suite un premier ballon, ce qui est
fait en une journee. Les deux autres aerostats se remplissent de meme le
lendemain et le surlendemain.

L'equipe du ballon militaire se compose d'un capitaine aerostier, d'un
lieutenant, d'un chef d'equipe, et de six hommes de manoeuvre. Une
compagnie de quatre-vingts soldats est chargee du transport de l'aerostat
a terre et des manoeuvres des ascensions captives.

Le ballon gonfle va se mettre en route; le chef aerostier monte dans
la nacelle avec son lieutenant; huit cordes sont attachees a la barre
transversale de l'aerostat, quatre hommes s'attellent a chacune d'elles
et font avancer l'appareil, en tirant en meme temps les quatre cordes de
droite et les quatre cordes de gauche. On n'utilise ainsi que quarante
hommes qui, lorsqu'ils ont besoin de repos, peuvent etre remplaces par les
quarante autres. Le ballon est suivi des deux voitures-batteries, pour la
preparation du gaz, et d'un fourgon, ou sont places les plateaux et les
cordes d'ascension, des pelles et des pioches pour enfouir la nacelle en
terre, des tuyaux de gonflement, des cordes pour les reparations, etc.

Arrive au lieu d'observation, l'aerostat est place sur le sol. Sa pointe
est orientee dans le sens du vent, et des cordes d'equateur attachees a
des pieux, enfonces en terre, le maintiennent a l'etat de repos absolu.

Quand les trois ballons sont installes a leurs postes, ils sont prets a
renseigner le general en chef a toute heure du jour. Lorsque l'ascension
doit s'executer, un officier d'etat-major monte dans la nacelle avec le
chef aerostier. Le ballon s'eleve a 200 metres de haut, retenu par deux
cordes que quarante hommes laissent glisser dans des poulies, amarrees a
des plateaux de bois remplis de pierres. Tandis que l'aeronaute surveille
le ballon, jette du lest, s'il le juge necessaire, l'officier sonde
l'horizon soit a l'oeil nu, soit a l'aide d'une lunette. Si le temps est
pur, il apercoit, sous la nacelle, une immense campagne, d'une etendue de
plusieurs lieues, il peut distinguer au loin des camps ou des lignes de
bataille, il etudie minutieusement les positions et les mouvements de
l'ennemi.

Rien n'empeche de munir les trois ballons d'un appareil electrique. Un
employe du telegraphe ferait alors partie de la compagnie des aerostiers.
Juche dans la nacelle, il ferait fonctionner l'appareil Morse sous la
dictee de l'officier d'etat-major; un fil electrique descendrait du ballon
jusqu'a terre et s'etendrait jusqu'au quartier-general.

Si un combat est livre et que l'aerostat captif plane dans les airs,
l'observateur voit les bataillons ennemis reculer ou avancer, il surveille
leur moindre mouvement, il fait part de tout ce qu'il-voit, a l'aide du
telegraphe. Avec trois aerostats ainsi organises, un general en chef peut
connaitre a tout moment toutes les phases successives de la grande partie
qui est en jeu.

Mais, pourra-t-on objecter, le ballon sera le point de mire des ennemis,
ils lui lanceront une pluie de balles et de mitraille, et finiront
certainement par l'abattre.

N'oublions pas que l'aerostat captif, a 200 metres de haut, et a une
distance de 1,500 metres des feux ennemis, n'est pas un point de mire
facile a atteindre; car la hauteur a laquelle il plane rend le tir du
canon contre lui presque impossible. Quant aux balles de fusil, il ne les
craint pas a cette distance. S'il etait surpris par un detachement ennemi,
et qu'il se trouvat perce de quelques trous de balles, il perdrait
rapidement du gaz, et ne pourrait certainement plus continuer ses
operations, mais la vie des observateurs ne serait pas compromise pour si
peu. Si les aeronautes etaient menaces d'etre faits prisonniers dans un
cas de panique, ils auraient la ressource de couper leurs cordes et de
faire une ascension libre. Enfin, si par malheur un obus atteignait
l'aerostat, et y mettait le feu, les observateurs seraient, cette fois,
bel et bien perdus, mais pour ce cas particulier, nous n'aurons qu'a
dire avec un brave officier qui defendait autrefois la cause des ballons
militaires: "Au pis-aller, on sauterait, et cela n'arriverait pas tous
les jours. Ce sont des desagrements dont il est difficile de s'affranchir
absolument a la guerre."

Dans le cas ou les mouvements de l'armee, pendant le combat, rendent
necessaire de porter les ballons d'observation, soit en avant, soit en
arriere, n'oublions pas qu'ils sont tres-facilement transportables. Avec
une equipe experimentee, bien rompue aux manoeuvres, les aerostats se
deplaceraient avec une grande rapidite. Nous pouvons affirmer que
dans tout ce que nous venons d'exposer sur l'organisation des ballons
militaires, il n'y a rien qui ne soit parfaitement pratique, rien qui ne
puisse se realiser avec les plus grandes chances de succes. Or, etant
donnee cette possibilite--que nul aeronaute ne mettra en doute,--de
transporter a l'avance des ballons, au milieu des lignes d'une armee,
nous avons la persuasion que pas un militaire experimente ne pourra nier
l'efficacite d'observatoires qui lui ouvrent, a 200 metres de haut, le
panorama d'un champ de bataille.

Quant a la depense que necessiterait une telle organisation, elle est
presque insignifiante. Les trois ballons de soie d'un corps d'armee ne
couteraient pas plus de cent mille francs avec tout leur materiel. Les
frais de retribution de l'equipe, les frais de preparation du gaz,
s'eleveraient pour chacun d'eux a quelques centaines de francs par jour.
Qu'est-ce qu'une semblable depense pour une armee, qui coute des millions
par jour?

Pour que l'organisation des ballons militaires soit efficace, il serait
de toute necessite de creer une ecole aerostatique, ou l'on formerait des
aerostiers, car il en est de la manoeuvre du ballon, comme de celle du
canon. On n'improvise pas des aeronautes, pas plus que des artilleurs.
Dans cette ecole, on exercerait les hommes d'equipe et les chefs
aerostiers, au gonflement des aerostats, a leur transport d'un point a un
autre. Des officiers d'etat-major seraient inities aux ascensions captives
et libres, ils exerceraient leurs yeux a bien voir du haut des airs, art
tres-complique qui necessite une longue pratique.

Les eleves de l'ecole aerostatique apprendraient aussi a construire des
ballons; on les enverrait plus tard, en temps de guerre, dans les places
assiegees, et ils ne seraient plus embarrasses pour construire des ballons
messagers de grandes dimensions, ou de petits aerostats libres en papier.

Mais nous n'avons pas l'intention de tracer ici un programme complet, et
sans parler davantage des ballons d'observations militaires, nous voulons
dire quelques mots des aerostats incendiaires.

Le procede qu'ont employe les Autrichiens au siege de Venise est
evidemment celui qui offre la plus grande chance de succes dans la
pratique. Rien n'est plus simple que d'attacher a un ballonneau libre,
un obus fixe a un fil de fer, muni d'une meche combustible, qui brule
lentement, et arrive a enflammer l'aerostat au bout d'un temps determine.
Le ballon brule, l'obus tombe. Si l'on attaque une ville, une place
forte que l'on cerne, on trouvera toujours sur un point de la ligne
d'investissement un vent favorable, poussant un aerostat vers l'enceinte
assiegee. On lancera quelques ballons d'essai avec des corps pesants
inoffensifs, pour s'assurer de la vitesse du vent, du temps que l'aerostat
met a parcourir pour passer au-dessus de l'ennemi. Si l'on voit qu'un
premier ballon n'arrive a traverser la ville assiegee que cinq minutes
apres son ascension, on a les conditions necessaires au succes du
bombardement; on fixe les bombes successivement a cent ou deux cents
ballonneaux, on munit ceux-ci de meches d'une longueur determinee
qui brulent entierement en cinq minutes, et qui ne peuvent enflammer
l'aerostat que lorsque leur combustion va s'achever. Ces meches sont
preparees a l'avance; on a constate, par exemple, qu'une longueur de
10 centimetres a brule en 1 minute, on en prendra 50 centimetres, pour
obtenir la combustion du globe aerien au moment voulu.

Pour plus de securite, on ne tentera l'experience definitive qu'apres
avoir sonde l'atmosphere, par des ballons d'essai, afin d'etre bien
certain qu'il n'existe pas de courants superieurs capables de ramener les
projectiles sur ceux qui les ont lances.--Une fois que les conditions des
mouvements de l'air sont etudiees, le bombardement par aerostats peut se
prolonger autant de temps que le vent restera le meme.--Pour enlever une
bombe de vingt kilogrammes, il suffit d'un petit ballonneau de papier de
25 a 30 metres cubes, gonfle d'hydrogene pur. Avec quelques hommes inities
au gonflement et a la preparation du gaz, on pourrait lancer ainsi, dans
un temps assez restreint, plusieurs centaines de ballons munis de bombes.

Ce procede vraiment terrible ne serait surtout efficace que dans l'attaque
d'une place forte, ou l'on peut aller toujours chercher le vent, puisqu'on
occupe des positions circulaires, ou se trouvent compris les quatre points
cardinaux; cependant il pourrait, dans certains cas, etre utilise en rase
campagne, quand le vent se dirigerait, du point que l'on occupe, vers les
lignes ennemies.

En augmentant le nombre des batteries qui serviraient aux aerostats
d'observation, on aurait toujours le gaz necessaire pour gonfler les
ballons de bombardement. Il est vraiment affligeant de parler de l'usage
si effroyable qu'il serait possible de faire des aerostats, mais nous ne
devons pas oublier le bombardement de Strasbourg et le bombardement de
Paris. Que les engins meurtriers decrivent dans l'air une vaste parabole
dont l'origine est la gueule d'un canon, qu'ils s'echappent des hauteurs
de l'atmosphere, en tombant d'un aerostat qui brule, le resultat n'est-il
pas toujours le meme? Je sais bien qu'en France on n'emploiera jamais sans
repugnance des moyens de destruction vraiment barbares et feroces, mais
si l'on ne veut pas s'attacher a l'etude des ballons incendiaires, qu'on
n'oublie pas, au moins, les ballons d'observations militaires, dont il est
permis de faire usage sans etre accuse de franchir les bornes des droits
de la guerre.

Nous avons rappele succinctement les experiences aerostatiques du passe;
il appartient a ceux qui reorganisent l'armee de songer aux ballons
militaires pour l'avenir. Apres 1871, esperons qu'on saura bien
recommencer ce qui a ete fait en 1794, par les aerostiers de la premiere
Republique!



APPENDICE.



DECRETS DE PARIS.

DECRET CONCERNANT LES BALLONS-POSTE.

_Extrait du Journal officiel de Paris._
27 septembre 1870.
Direction generale des postes.

AVIS AU PUBLIC.

"Le gouvernement de la defense nationale a rendu, sous la date du 46
septembre, les deux decrets dont la teneur suit:

PREMIER DECRET.

"Art. 1er. L'administration des postes est autorisee a expedier par la
voie d'aerostats montes les lettres ordinaires a destination de la France,
de l'Algerie et de l'etranger.

"Art. 2. Le poids des lettres expediees par les aerostats ne devra pas
depasser 4 grammes.

"La taxe a percevoir pour le transport de ces lettres reste fixee a 20
centimes.

"L'affranchissement en est obligatoire.

"Art. 3. Le ministre des finances est charge de l'execution du present
decret."

(_Suivent les signatures._)


DEUXIEME DECRET.

"Art. 1er. L'Administration des postes est autorisee a transporter par la
voie d'aerostats libres et non montes des cartes-poste portant sur l'une
des faces l'adresse du destinataire et sur l'autre la correspondance du
public.

"Art. 2. Les cartes-poste sont en carton velin du poids de 3 grammes au
maximum et de 11 centimetres de long sur 7 centimetres de large.

"Art. 3. L'affranchissement des cartes-poste est obligatoire.

"La taxe a percevoir est de 10 centimes pour la France et l'Algerie.

"Le tarif des lettres ordinaires est applicable aux cartes-poste a
destination de l'etranger.

"Art. 4. Le gouvernement se reserve la faculte de retenir toute
carte-poste qui contiendrait des renseignements de nature a etre utilises
par l'ennemi.

"Art. 5. Le ministre des finances est charge de l'execution du present
decret."

(_Suivent les signatures._)


"En execution des decrets qui precedent, le directeur general des postes
a l'honneur d'informer le public que l'ascension des ballons montes ne
pouvant avoir lieu qu'a des epoques indeterminees, des ballons libres
seront lances a partir de demain, 28 septembre, si le temps le permet.
"Les correspondances que le public voudrait tenter de faire parvenir par
ce moyen devront etre ecrites sur carton velin du poids de 3 grammes au
maximum, et ne depassant pas les dimensions d'une enveloppe ordinaire,
savoir: longueur, 11 centimetres; largeur, 7 centimetres. Cette carte sera
expediee a decouvert, c'est-a-dire sans enveloppe, et l'une de ses faces
sera exclusivement reservee a l'adresse.

"L'affranchissement en timbres-poste desdites cartes, fixe a 10 centimes
pour la France et l'Algerie, sera obligatoire; celles qui seraient
adressees a l'etranger devront etre affranchies d'apres le tarif des
lettres ordinaires.

"Le public comprendra qu'il n'est possible de confier aux ballons non
montes que des correspondances a decouvert, a cause du defaut de securite
de ce mode de transport et du risque que courent ces ballons de tomber
dans les lignes prussiennes.

"Les lettres fermees que le public entendra reserver pour etre acheminees
par les ballons montes devront porter sur l'adresse la mention expresse;
_par ballon monte_. L'affranchissement en sera egalement obligatoire,
d'apres les tarifs _actuellement en vigueur_, tant pour l'interieur _que
pour l'etranger_. Le poids desdites lettres ne devra pas depasser 4
grammes.

"Dans le cas ou toutes les lettres recueillies ne pourraient etre
expediees par le ballon monte en partance, la preference sera donnee aux
lettres les plus legeres.

"Paris, le 27 septembre 1870.
"G. RAMPONT."

A la suite de ces avis la plupart des journaux donnerent des
renseignements detailles sur la forme des lettres, la maniere de mettre
les adresses. Certains papetiers vendirent meme du papier a lettre
pelure, pesant le poids reglementaire, et sur le verso duquel la place de
l'adresse etait marquee a l'avance. Voici le _fac-simile_ du verso de ces
feuilles de papier a lettre:

[Illustration]

Plus tard un imprimeur, M. Jouaust, eut l'excellente idee de livrer au
public, des depeches-ballons, ou les nouvelles generales etaient imprimees
a l'avance; on envoyait cette feuille en province, en y ajoutant sur le
verso ses nouvelles personnelles.


DECRET RELATIF AU VOYAGE M. GAMBETTA.

Le jour meme de l'ascension, le _Journal officiel_ avait appris aux
Parisiens le depart de M. Gambetta dans les termes suivants:

"Le gouvernement de la defense nationale,

Considerant qu'a raison de la prolongation de l'investissement de Paris,
il est indispensable que le ministre de l'interieur puisse etre en rapport
direct avec les departements, et mettre ceux-ci en rapport avec Paris,
pour faire sortir de ce concours une defense energique,

DECRETE:

"Art. 1er. M. Gambetta, membre du gouvernement, ministre de l'interieur,
est adjoint a la delegation de Tours; il se rendra sans delai a son poste.

"Art. 2. M. Jules Favre, ministre des affaires etrangeres, est charge de
l'interim du ministere de l'interieur a Paris.

"En execution de ce decret, le ministre de l'interieur est parti ce matin
meme par ballon. Il a emporte la proclamation qui suit a l'adresse des
departements:

"Francais,

"La population de Paris offre en ce moment un spectacle unique au monde.

"Une ville de deux millions d'ames, investie de toutes parts, privee
jusqu'a present, par la criminelle incurie du dernier regime, de toute
armee de secours, et qui accepte avec courage, avec serenite, tous les
perils, toutes les horreurs d'un siege.

"L'ennemi n'y comptait pas. Il croyait trouver Paris sans defense; la
capitale lui est apparue herissee de travaux formidables, et, ce qui vaut
mieux encore, "defendue par 400,000 citoyens qui ont fait d'avance le
sacrifice de leur vie.

"L'ennemi croyait trouver Paris en proie a l'anarchie; il attendait la
sedition, qui egare et qui deprave; la sedition, qui, plus surement que le
canon, ouvre a l'ennemi les places assiegees,

"Il l'attendra toujours. Unis, armes, approvisionnes, resolus, pleins de
foi dans la fortune de la France, les Parisiens savent qu'il ne depend
plus que d'eux, de leur bon ordre et de leur patience, d'arreter pendant
de longs mois la marche des envahisseurs.

"Francais! c'est pour la patrie, pour sa gloire, pour son avenir, que la
population parisienne affronte le fer et le feu de l'etranger.

"Vous qui avez deja donne vos fils, vous qui nous avez envoye cette
vaillante garde mobile, dont chaque jour signale l'ardeur et les exploits,
levez-vous en masse, et venez a nous; isoles, nous saurions sauver
l'honneur; mais avec vous, et par vous, nous jurons de sauver la France!"

Paris, le 7 octobre 1870.


DECRET CONCERNANT LES DEPECHES PAR PIGEONS.

_Journal officiel de Paris_.
10 novembre 1870.

Le gouvernement de la defense nationale a rendu, sous la date du 10
novembre 1870, le decret dont la teneur suit:

"Le gouvernement de la defense nationale, "Considerant la necessite de
retablir dans une certaine mesure les communications postales entre les
departements et Paris, pendant la duree du siege,

DECRETE:

"Art. 1er. L'administration des postes est autorisee a faire reproduire
par la photographie microscopique, et a expedier par les pigeons voyageurs
ou par toute autre voie, des depeches que les habitants des departements
adresseront a Paris et dans l'enceinte fortifiee.

"Art. 2. Ces depeches pourront consister en quatre reponses, par OUI ou
par NON, ecrites sur cartes speciales envoyees par le correspondant de
Paris.

"Les habitants des departements auront en outre la faculte d'expedier,
sous forme de lettres, des depeches composees de quarante mots au maximum,
adresse comprise.

"Art. 3. L'administration des postes mettra en vente dans les bureaux
de Paris, au prix de 5 centimes, des cartes que les habitants de Paris
insereront dans les lettres adressees par eux aux personnes dont ils
desirent des reponses.

"Art. 4. Le prix de la _depeche-reponse_ par OUI ou par NON est fixe a 1
franc, en dehors des 5 centimes montant du prix de la carte.

"Le prix des _depeches-lettres_ sera de 50 centimes par mot.

"Dans les deux cas, l'affranchissement est obligatoire. Le prix en sera
percu, dans les departements, aux guichets des bureaux de poste.

"Art. 5. Des mandats de poste jusqu'a 300 francs inclusivement pourront
etre delivres a destination de Paris et de l'enceinte fortifiee moyennant
le payement des droits ordinaires et d'une taxe de 3 francs en sus.

"Art. 6. Les depeches-reponses, les depeches-lettres et les mandats a
destination de Paris seront adresses par les soins des receveurs des
postes au delegue du directeur general a Clermont-Ferrand (Puy-de-Dome).

"Art. 7. Les depeches photo-microscopiques seront, a leur arrivee a Paris,
transcrites par les soins de l'administration des postes et distribuees a
domicile.

"Art. 8. Le ministre des finances est charge de l'execution du present
decret.

"Paris, le 10 novembre 1870,"
(Suivent les signatures.)

FAC-SIMILE D'UNE DEPECHE-REPONSE,
Recto. DEPECHE-REPONSE.

(Decret du Gouvernement de la defense nationale en date de 10 novembre
1870.)

Il est du, pour le prix de la presente carte, un droit de CINQ CENTIMES.
Ce droit sera acquitte au moyen d'un timbre-poste qui sera place dans le
cadre ci-contre. Les reponses doivent etre exprimees par OUI et par NON
dans les colonnes 4 a 7; elles ne peuvent exceder le nombre de 4. La taxe
d'affranchissement des reponses, qu'elles atteignent ce nombre ou qu'elles
y soient inferieures, est uniformement fixee a UN FRANC.

__________________________________________________________________________
|                   | INITIALES  | NOM ET DOMICILE |REPONSES aux quatre  |
|NOM DU PAIS        | du prenom  |                 | questions posees.   |
|    ou             | et du nom  |en toutes lettres|_____________________|
|reside l'expediteur|    de      |                 | Q1 | Q2 | Q3  | Q4  |
|                   |l'expediteur| du destinataire.|    |    |     |     |
|     1             |     2      |       3         |  4 |  5 |  6  |  7
|________________________________________________________________________|
|                   |            |                 |    |    |     |     |
|                   |            |                 |    |    |     |     |


Verso.

La presente carte, revetue des reponses par OUI ou par NON qui doivent
etre portees aux colonnes 4 a 7, d'autre part, devra etre remise par
l'envoyeur entre les mains du receveur du bureau de poste d'expedition,
qui est tenu d'y apposer lui-meme, ci-dessous, les timbres-poste destines
a en operer l'affranchissement, et de l'adresser ensuite, par le premier
courrier, au delegue du Directeur general des postes a Clermont-Ferrand.
Ces timbres-poste, ainsi que celui de cinq centimes place au recto,
devront etre laisses intacts; ils seront obliteres a Clermont-Ferrand.

"Le gouvernement de la defense nationale,

"Vu les propositions faites par M. Dupuy de Lome, membre de l'Institut,
membre du conseil de defense, pour la construction de ballons susceptibles
de recevoir une direction et specialement applicables aux correspondances
du gouvernement avec l'exterieur;

"Considerant que ces travaux sont d'un grand interet pour la defense
nationale,

DECRETE:

"Art. 1er. Un credit de 40,000 fr. est ouvert au budget extraordinaire du
ministere de l'instruction publique pour etre affecte a la construction
des ballons.

"Art. 2. M. Dupuy de Lome est charge de l'execution et de la direction des
travaux, auxquels il imprimera toute l'activite possible.

"Paris le 28 octobre 1870,"


DECRETS DE TOURS.

CORRESPONDANCE PAR PIGEONS.

_(Moniteur universel de Tours)_
7 novembre 1870.

"La delegation du gouvernement de la defense nationale,

"Considerant que depuis l'investissement de Paris il a ete etabli par les
soins du double service des telegraphes et des postes, au moyen de ballons
partant de Paris et de pigeons voyageurs partant de Tours, un echange
special de correspondances destine a suppleer, entre Tours et Paris, aux
moyens de correspondance ordinaires momentanement suspendus;

"Considerant que cet echange, jusqu'a present reserve aux communications
du gouvernement, se trouve aujourd'hui suffisamment assure pour qu'il soit
possible d'en faire profiter les particuliers pour leurs relations avec la
capitale, sans en garantir cependant la parfaite regularite;

"Considerant, toutefois, que ce mode extraordinaire de correspondance,
d'ailleurs couteux, n'offre encore que des facilites tres-restreintes et
que les exigences superieures de la defense nationale ne permettent d'en
accorder l'usage public que dans d'etroites limites et a des conditions de
taxe relativement elevees;

"Sur la proposition, du directeur general des telegraphes et des postes;

DECRETE:

"Art. 1er.--Il est permis a toute personne residant sur le territoire de
la Republique de correspondre avec Paris par les pigeons voyageurs de
l'administration des telegraphes et des postes, moyennant une taxe de
cinquante centimes par mot, a percevoir au depart, et dans des limites
qui seront determinees par des arretes du directeur general de cette
administration.

"Art. 2.--Les telegrammes destines a cette transmission speciale seront
recus dans les bureaux de telegraphe et de poste qui seront designes par
l'administration, et transmis au point de depart des pigeons voyageurs par
la poste, ou par le telegraphe, lorsque les exigences du service general
le permettront.

"Il ne sera percu aucune taxe complementaire a raison de la transmission
postale ou telegraphique, ni a raison de la distribution des telegrammes a
domicile a Paris.

"Art. 3.--L'Etat ne sera soumis a aucune responsabilite a raison de ce
service special. La taxe percue ne sera remboursee dans aucun cas.

"Art. 4.--Le directeur-general des telegraphes et des postes est charge de
l'execution du present decret.

"Fait a Tours, le 4 novembre 1870.
"_Leon Gambetta, Fourichon, Cremieux, Glais-Bizoin._
"Par le gouvernement:
"_Le Directeur general des telegraphes et des postes,_
"F. Steenackers."


Arrete determinant les conditions d'expedition des depeches privees
entre les departements et Paris, au moyen des pigeons voyageurs de
l'administration des telegraphes et des postes.

"Le directeur general des Telegraphes et des Postes,

"Vu le decret du 4 novembre 1870,

"Arrete:

"Art. 1er.--Les depeches privees destinees a etre transmises a Paris par
des pigeons voyageurs, seront recues dans tous les bureaux de telegraphe
et de poste du territoire de la Republique, aux conditions de taxe fixees
par le decret susvise et d'apres les regles ci-apres.

"Art. 2.--Ces depeches devront etre redigees en francais, en langage clair
et intelligible, sans aucun signe ou chiffre conventionnel. Elles ne
devront contenir que des communications d'interet prive, a l'exclusion
absolue de tout renseignement ou appreciation de politique ou de guerre.

"Art. 3.--Le nombre maximum des mots de chaque depeche est fixe a vingt.

"Les expressions reunies par un trait d'union ou separees par une
apostrophe, seront comptees pour le nombre de mots servant a les former.

"Par exception, dans l'adresse, la designation du destinataire, celle du
lieu et du domicile ne compteront chacune que pour un seul mot, bien que
formees d'expressions composees.

"Il en sera de meme de la signature de l'expediteur.

"Toute lettre isolee comptera pour un mot.

"Les nombres devront etre ecrits en toutes lettres, et seront comptes
d'apres les regles ci dessus.

"Art. 4.--L'indication du lieu de destination ne sera obligatoire que pour
les depeches a distribuer hors de l'enceinte de Paris dans la banlieue
investie. Les depeches ne portant aucune indication de cette nature,
seront considerees comme a destination de Paris meme. La mention "rue"
pourra etre supprimee, aux risques et perils de l'expediteur.

"L'indication de la date et du lieu d'origine n'est pas non plus
obligatoire.

"Art. 5.--Les depeches presentees dans les bureaux telegraphiques
seront traitees, en ce qui concerne la perception de la taxe, comme les
telegrammes ordinaires. La taxe sera percue en numeraire. La souche du
registre des recettes devra porter la mention "pigeons voyageurs."

"Les depeches presentees dans les bureaux de poste devront etre
affranchies au moyen de timbres-poste, qui seront obliteres par les
receveurs. Elles seront verifiees au guichet en ce qui concerne
l'application de la taxe. En cas d'insuffisance d'approvisionnement
de timbres, l'affranchissement pourra, par exception, avoir lieu en
numeraire, dans les formes habituelles.

"Art. 6.--Les bureaux soit de telegraphe soit de poste, reuniront sous une
meme enveloppe toutes les depeches qu'ils auront recues dans la journee,
et les adresseront au directeur general des telegraphes et des postes,
a Tours, avec la mention speciale: pigeons voyageurs, inscrite au coin
superieur droit de l'enveloppe.

"Art. 7.--Les depeches presentees apres le depart du courrier de la poste
dans les bureaux du telegraphe, ou le service de la telegraphie
privee n'est pas suspendu, pourront etre, dans le cas ou les lignes
departementales seraient en mesure de les recevoir sans aucun prejudice
pour le service public, transmises par le telegraphe au bureau du meme
departement qui serait le mieux en situation de les diriger immediatement
par la poste sur la direction generale.

"Art. 8.--Tout envoi sera accompagne d'un bordereau portant, avec la date
de l'envoi et le numero d'ordre, l'indication du nombre total des depeches
transmises, et de la somme totale des taxes percues pour cet envoi.

"Les envois de chaque categorie de bureaux, tant de telegraphe que de
poste, seront faits directement, sans confusion entre les deux services.

"Art. 9.--Les depeches centralisees a Tours seront dirigees sur Paris, par
les soins de la direction generale, au fur et a mesure qu'elle disposera
des moyens d'expedition suffisants, et distribuees a Paris a la diligence
du service telegraphique central.

"Art. 10.--Conformement a l'article 3 du decret sus-vise, aucune
reclamation ne sera admise en cas de non remise ou d'erreur de
distribution, toute taxe percue demeurant, a raison des difficultes que
presente ce service special, definitivement acquise a l'Etat.

"Art. 11.--Les dispositions du present arrete sont applicables a partir
du 8 courant. "Tours, le 4 novembre 1870. "Le directeur general des
telegraphes et des postes,

"F. STEENACKERS.
"Pour ampliation,
"Le secretaire general,
"LE GOFF."


DOCUMENTS RELATIFS AUX LETTRES DE LA PROVINCE POUR PARIS.

DIRECTION GENERALE DES TELEGRAPHES ET DES POSTES.

AVIS.

"15 novembre 1870,

"A l'avenir, les lettres a expedier a Paris par ballon monte pourront etre
adressees directement a l'administration centrale des telegraphes et des
postes, a Tours.

"Ces lettres devront etre renfermees dans une enveloppe portant la
suscription suivante:

  _A. Monsieur
  Le Directeur general des telegraphes et des postes,
  a Tours_.
  (Pour Paris, par ballon monte.)


"Le directeur general ayant la franchise illimitee, l'enveloppe portant
son adresse ne devra pas etre munie de timbres-poste. La lettre a expedier
a Paris sera seule desormais soumise aux droits de poste.

"Sont maintenues les autres conditions qui ont ete indiquees dans un
precedent avis pour l'expedition de correspondances par ballon monte.

"Le directeur general des telegraphes et des postes a fait transmettre,
par les pigeons voyageurs, pour etre insere dans le _Journal officiel_
et dans les autres journaux de Paris, un avis portant que les lettres
envoyees de la capitale, par ballon monte, parviennent generalement a leur
destination.


GRANDEUR ET ASPECT D'UNE DEPECHE MICROSCOPIQUE POUR PIGEONS.
                  ________________________
                 |     |_____|_____|_____|
                 |     |_____|_____|_____|
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                 |     |_____|_____|_____|
                 |     |_____|_____|_____|
                 |     |_____|_____|_____|
                 |_____|_____|_____|_____|



NOMINATION DES AEROSTIERS MILITAIRES DE L'ARMEE DE LA LOIRE.

  MINISTERE DE LA GUERRE

  Premiere division.

  BUREAU
  de la correspondance
  generale
  et des operation
  militaires.


LE MINISTRE DE L'INTERIEUR ET DE LA GUERRE,
informe M.... que, par decision de ce jour, il est attache en qualite
d'aeronaute au service des ballons captifs de l'armee de la Loire. "Dans
cette position M..... recevra une retribution de 10 fr. par jour, et une
indemnite d'entree en campagne de 600 fr.

"Il aura droit, en outre, a une ration et demie de vivres et a 4 rations
de chauffage.

"Cette lettre lui servira de titre dans l'exercice de ses fonctions.

" Tours, le 1er decembre 1870.

"Pour le ministre de l'interieur et de la guerre, "_Le general directeur
par interim_,"


AVIS AU PUBLIC

(RELATIF AUX CYLINDRES POSTAUX ROULANT DANS LA SEINE).

Extrait du _Moniteur_ de Tours:

"27 decembre.

"On a offert a l'administration des postes, a Paris, de faire parvenir des
lettres des departements a Paris, a l'aide d'un procede pour lequel les
inventeurs sont brevetes.

"Ce procede, pour conserver ses chances de reussite, doit rester secret;
mais il a ete reconnu suffisamment pratique pour etre essaye.

"En consequence, l'administration, dont le devoir est d'utiliser tout
moyen paraissant propre a la transmission des lettres pour la capitale,
a cru pouvoir autoriser la mise a execution du nouveau procede, sans
toutefois en endosser la responsabilite.

"Un traite a ete conclu a cet effet, entre l'administration des postes, a
Paris, et les inventeurs du procede en question. Ce traite a ete approuve
par un decret du gouvernement de la defense nationale en date du 14
decembre courant.

"Aux termes dudit decret, les lettres a transporter a Paris devront etre
affranchies au moyen de timbres-poste representant une taxe d'un franc
(dont 20 centimes pour l'administration et 80 centimes pour les frais et
risques de l'entreprise).

"Le poids maximum des lettres est fixe a 4 grammes.

"Les lettres de la France et de l'Algerie pour Paris, que le public voudra
confier au procede dont il s'agit, devront, en dehors des conditions de
poids et d'affranchissement indiquees ci-dessus, porter, en caracteres
tres-apparents, sur la suscription, a la suite de l'adresse du
destinataire, les mots:

_Paris, par Moulins (Allier)._

"Les expediteurs ayant ainsi prepare leurs lettres, n'auront qu'a les
jeter a la boite, comme toute lettre ordinaire."

         *       *       *       *       *

LES BALLONS DE LA COMMUNE.

Le lecteur se rappelle sans doute que la Commune a voulu singer le service
des ballons-poste, si glorieux pendant le siege. Nous donnons le curieux
decret qu'ont signe les Cournet, les Delescluze et les Pyat au sujet d'une
organisation de ballons militaires. Il est a regretter que parmi les
aeronautes de Paris, il s'en soit trouve deux qui aient consenti a placer
leurs noms a cote de celui des odieux personnages de l'insurrection!

_Journal officiel de la Commune._
"20 avril 1871.
"La Commune de Paris,

"Considerant:

"Que des depenses importantes ont ete faites par l'ex-gouvernement dit de
la defense nationale, pour les services aerostatiques postaux;

"Que, par suite de la desertion de l'ex-gouvernement, dit de la defense
nationale, sur ce point des services publics, comme sur tous les autres,
une quantite de ballons construits, representant une depense de plusieurs
centaines de mille francs, payes des deniers de la nation, se
trouvent actuellement dissemines en plusieurs endroits et exposes aux
detournements;

"Qu'il importe d'urgence de reunir sous le controle de la Commune, en des
mains sures, d'inventorier et de preserver, ce materiel, auquel sont venus
s'adjoindre les ballons expedies en province pendant le siege de Paris;
"Considerant que l'ex-gouvernement, dit de la defense nationale, qui, en
fait gouverne toujours a Versailles, a supprime, dans une intention
facile a comprendre, tout echange de nouvelles, journaux, correspondances
privees, toutes communications intellectuelles entre Paris et les
departements, comptant ainsi se reserver impunement la trop facile
distribution des calomnies destinees a egarer l'opinion publique en
province et a l'etranger;

"Que la Commune de Paris a, tout au contraire, le plus grand interet a ce
que la verite soit connue, et a faire connaitre a tous et ses actes, et
ses intentions;

"Considerant que l'aerostation est naturellement et legitimement appelee
en ces circonstances a rendre des services en repandant partout la lumiere
salutaire;

"Considerant enfin que, dans l'etat de guerre offensive declaree et
poursuivie par le gouvernement de Versailles, il est important a
la defensive d'utiliser les observations aerostatiques militaires,
systematiquement et intentionnellement repoussees pendant la duree du
siege de Paris, et alors, en effet, inutiles a ceux qui devaient livrer
Paris;

ARRETE:

"1 deg. Une compagnie d'aerostiers civils et militaires de la Commune de Paris
est creee;

"2 deg. Cette compagnie se compose provisoirement d'un capitaine, d'un
lieutenant, d'un sous-lieutenant, d'un sergent, de deux chefs d'equipe et
douze aerostiers;

"3 deg. La solde du capitaine est de 300 fr., du lieutenant 250 fr., des
equipiers 150 fr. par mois;

"4 deg. La compagnie des aerostiers civils et militaires de la Commune de
Paris releve directement du commandement de la commission executive; "5 deg.
Le citoyen Claude-Jules Duruof est nomme capitaine des aerostiers civils
et militaires de la Commune de Paris.

"Le citoyen Jean-Pierre-Alfred Nadal est nomme lieutenant-magasinier
general.

"Paris, le 20 avril 1871.

"_La commission executive_,

"AVRIAL, F. COURNET, CH. DELESCLUZE, FELIX PYAT, G. TRIDON, A. VERMOREL,
E. VAILLANT."

"Les aerostiers qui se presenteront pour faire partie de la compagnie
devront s'adresser, pour leur inscription immediate, au capitaine Duruof
seul."

Terminons en disant que les aeronautes de la Commune, n'ont obtenu aucun
resultat. L'art de l'aerostation n'a pas servi la cause de l'infamie!




TABLE DES MATIERES.



PREFACE


PREMIERE PARTIE.



LE CELESTE ET LE JEAN-BART.

I. Paris investi.--Les ballons-poste.--L'aerostat _le
Celeste_.--Lachez-tout!--L'ascension.--Versailles.--La fusillade
prussienne.--Les proclamations.--La foret d'Houdan.--Les uhlans.--Descente
a Dreux.

30 septembre 1870


II. Le gouvernement de Tours.--Les inventeurs de ballons.--Projet de
retour a Paris par voie aerienne.--Confection d'un ballon de soie.--Voyage
a Lyon.--Les nouveaux debarques du ciel.--Ascension du _Jean-Bart_.

Du 1er au 15 octobre.


III. Lettres pour Paris par ballon monte.--Le bon vent souffle a
Chartres.--Cernes par les Prussiens!--Evasion nocturne.--L'hotel du
Paradis.--Allons chercher le vent!

Du 15 octobre au 1er novembre.


IV. Premiere tentative de retour a Paris par ballon.--Preparatifs du
voyage.--Le bon vent.--L'ascension.--Le bon chemin.--Le brouillard.--Le
dejeuner en ballon.--Le vent a tourne.--En ballon captif.

Du 1er au 8 novembre 1870.


V. Seconde tentative de retour a Paris.--Le coucher du soleil et le lever
de la lune.--La Seine et les forets.--Adieu Paris!--Descente dans le
fleuve.--Les paysans normands.

Du 8 au 20 novembre.




DEUXIEME PARTIE.


LES AEROSTIERS MILITAIRES DE L'ARMEE DE LA LOIRE.

I. Le ballon "la _Ville de Langres_."--Premieres experiences d'aerostation
militaire a Gidy.--La telegraphie aerienne.--Le _Jean-Bart_ a
Orleans.--Anecdotes sur les Prussiens.

Du 16 au 29 novembre 1870.


II. Le depart.--Le voyage en ballon captif.--Accident a
Chanteau.--Reparation d'une avarie.--Arrivee a Rebrechien.--Tempete
nocturne.--Le _Jean-Bart_ est creve.--Retour a Orleans.--Gonflement du
ballon la _Republique_.

Du 30 novembre au 3 decembre 1870.


III. La deroute de l'armee de la Loire.--Les ballons captifs au chateau du
Colombier.--Aspect d'Orleans.--Le dernier train.--Les blesses.--Vierzon.

Dimanche 4 decembre 1870.


IV. Organisation definitive des aerostiers militaires a Tours.
--Experience d'une montgolfiere captive.--Expedition de Blois.--M.
Gambetta et le chef de gare.--Nouvelle defaite.--Tours et le Mans.--Le
camp de Conlie.--Ascensions captives.

Du 6 au 20 decembre 1870.


V. Une visite au general Chanzy.--Ascension faite en sa presence.
--Accident a la descente.--Un peuplier casse.--Opinion du general sur les
ballons militaires.

21 decembre au 11 janvier 1870.


VI. La bataille du Mans.--Poste d'observation des ballons captifs.--Le
champ de bataille.--La deroute.--Laval.--Rennes.

Du 11 janvier au 18 fevrier 1871.


VII. Les ballons captifs a Laval.--Ascensions
quotidiennes.--L'armistice--Nantes.--Bordeaux.--L'assemblee
nationale.--Paris!--Vides dans les rangs.

Du 28 janvier au 17 fevrier 1871.




TROISIEME PARTIE.


Histoire de la poste aerienne

I. Naissance des ballons-poste.--Stations militaires autour de Paris. Les
premiers departs avec l'ancien materiel.--Construction des aerostats.

  Premiers departs de Paris
  Essai d'un ballon libre
  Construction des ballons-poste
  L'ascension
  Departs de ballons en octobre 1870
  Voyage de M. Gambetta
  Capture du ballon la Bretagne
  Departs de novembre 1870
  Deuxieme ballon prisonnier
  Troisieme ballon prisonnier

II. Suite des voyages de novembre.--Les ascensions nocturnes.--Naufrages
aeriens.--Voyages extraordinaires de Paris en Norwege.--Descente a
Belle-Ile-en-Mer.--Les soixante-quatre ballons du siege.

  Premier depart de nuit
  Voyage de Norwege
  De Paris en Hollande
  Premier ballon perdu en mer
  Voyage de Belle-Ile-en-Mer
  Departs de decembre 1870
  Une ascension scientifique
  Quatrieme ballon prisonnier
  Cinquieme ballon prisonnier
  Depart de janvier 1871
  Deuxieme ballon perdu en mer

III. Les pigeons voyageurs.--La Societe l'Esperance.--La poste
terrestre.--La poste aquatique.--Projets divers.--Les ballons dirigeables.

  Les pigeons et les depeches microscopiques
  Les pietons
  La poste fluviale
  Les fils telegraphiques
  Les chiens facteurs
  Direction des aerostats
  Le ballon de M. Dupuy de Lome
  Les helices du ballon "Le Duquesne."




CONCLUSION.

  Les ballons et la guerre
  Les aerostiers de la premiere republique
  Essais divers. Les ballons militaires aux Etats-Unis
  Projet d'organisation de ballons militaires




Appendice



FIN DE LA TABLE







End of the Project Gutenberg EBook of En ballon! Pendant le siege de Paris
by Gaston Tissandier

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
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works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

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