A bord de la Junon

By Gaston Lemay

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Title: A bord de la Junon


Author: Gaston Lemay

Release date: November 5, 2023 [eBook #72035]

Language: French

Original publication: Paris: Charpentier, 1879

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A BORD DE LA JUNON ***




  A BORD
  DE
  LA JUNON

  GIBRALTAR.--MADÈRE.
  LES ILES DU CAP-VERT.--RIO-DE-JANEIRO.
  MONTEVIDEO.--BUENOS-AYRES.
  LE DÉTROIT DE MAGELLAN.
  LES CANAUX LATÉRAUX DES CÔTES DE PATAGONIE.
  VALPARAISO ET SANTIAGO.--LE CALLAO ET LIMA.
  L’ISTHME DE PANAMA.--NEW-YORK.

  PAR
  GASTON LEMAY


  PARIS
  G. CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

  1879
  Tous droits réservés.




PARIS.--IMPRIMERIE Vve P. LAROUSSE ET Cie

19, RUE MONTPARNASSE, 19




A mes compagnons de voyage


  MM. ALLARD (Miguel).
      AUDEOUD (Alfred).
      BALLI (Émile).
      BERTRAND (Alfred).
      COURTIN (Jules).
      CROZET DE LA FAY (Henri).
      DEMACHY (Édouard).
      LAGRANGE (Georges de).
      LA ROULLIÈRE (René de).
      LATOUR (Jules de).
      LATOUR (René de).
      REMBIELINSKI (Constantin).
      RIPPERT (Charles).
      SCHLESINGER (Georges).
      SCHLUMBERGER (Jules).
      SCHMALZER (Édouard).
      SCHRYVER (Eugène de).
      SLEUYTERMAN VAN LOO (Le docteur).
      SOROKOMOWSKI (Paul).
      TAVERNOST (Antoine de).

A l’État-major

et à l’Équipage de la JUNON

Gaston Lemay.




A MONSIEUR GEORGES BIARD

LIEUTENANT DE VAISSEAU


Mon cher commandant,

Lorsque j’ai réuni mes correspondances au journal _le Temps_, pour faire
un récit plus complet de mes impressions et de mes études, vous avez
bien voulu me communiquer vos notes de voyage; j’y ai trouvé des
éléments nouveaux et des renseignements précieux.

J’en ai usé et abusé; en sorte que, tout autant que moi, vous pourriez
mettre votre nom à la première page de ce livre. Vous ne le voulez pas,
c’est votre droit; mais moi, je veux qu’on le sache, c’est mon devoir.

Nos amis de la _Junon_ retrouveront donc dans ces pages quelques-unes de
vos appréciations, la plupart de vos idées.

Si ce beau voyage, qui devait comprendre le tour de la terre, n’a pu
être effectué qu’en partie, ils savent que les circonstances ont été
plus fortes que votre volonté, et que votre chagrin a été aussi profond
que grande notre déception.

Ils se joindront à moi pour vous remercier de votre collaboration à cet
ouvrage modeste, mais sincère, qui aura au moins le mérite d’attirer de
nouveau l’attention sur une idée excellente et patriotique, dont vous
pouvez être fier d’avoir été le promoteur.

Je vous renouvelle, mon cher commandant, l’expression de mes sentiments
très affectueux, et je signe,

Votre dévoué collaborateur,

GASTON LEMAY.

Paris, le 30 juin 1879.




Notre voyage à bord de la _Junon_ devait être un voyage autour du monde.
Après avoir parcouru et visité, ainsi que nous l’avons fait, les côtes
orientale et occidentale de l’Amérique du Sud, jusqu’à Panama, notre
caravane de touristes et d’étudiants se proposait de faire une grande
excursion dans les États-Unis. Revenue à San-Francisco, elle se serait
de nouveau embarquée sur la _Junon_ qui lui aurait fait traverser
l’océan Pacifique, en touchant aux archipels, en Australie et en
Calédonie; poursuivant sa route par le Japon, la Chine, les îles de la
Sonde, l’Hindoustan, son retour par le canal de Suez aurait achevé un
des voyages de circumnavigation les plus complets et les plus
intéressants qui aient encore été exécutés.

La mauvaise fortune, ou, pour mieux dire, les difficultés opposées à
cette expédition par les propriétaires du navire ont obligé la _Société
des voyages d’études_ à arrêter le voyage à New-York, au grand désespoir
de chacun de nous, de notre commandant et de tout le personnel de la
_Junon_.

Avant d’entrer en matière, je dirai quelques mots de cette Société, afin
de faire bien comprendre quel but elle voulait atteindre par la création
de ces grandes promenades à travers le monde.

En 1876, M. le lieutenant de vaisseau Biard avait soumis à plusieurs
personnes très compétentes un projet de voyages d’instruction autour du
monde, devant être accomplis par un navire spécial. Encouragé à donner
une suite à cette idée, il ne tarda pas à réunir un groupe de vingt
fondateurs, parmi lesquels on remarquait les noms de MM. Ferd. de
Lesseps, Hipp. Passy, amiral de La Roncière, marquis de Turenne,
Lavalley, Ephrussi, Dupuy de Lôme, E. Levasseur, Ed. André,
Bischoffsheim, Wolowski, vicomte A. de Chabannes, etc.

L’intention de ces messieurs était de réunir les fonds suffisants pour
faire construire un navire à vapeur, rapide, emménagé tout exprès, et
dont M. Dupuy de Lôme, président du comité chargé de continuer les
études du projet, avait déjà fait les plans. Une société anonyme,
propriétaire de ce bâtiment, aurait été ainsi formée, et l’expérience
faite aujourd’hui montre bien que, si ce plan avait été mis à exécution,
il eût été couronné d’un entier succès.

Malheureusement, la situation politique de l’Europe à ce moment, le
commencement des hostilités en Orient détournèrent l’attention d’un
projet qui, à toute autre époque, eût trouvé bien vite les éléments de
sa réalisation. Le capital nécessaire ne put être formé en temps utile.

On renonça, au moins pour la première expédition, à faire construire un
bâtiment, et on se décida à employer un paquebot que la Société des
voyages, constituée alors au capital de cent mille francs seulement,
devait affréter lorsqu’elle aurait réuni un nombre de voyageurs
suffisant pour que les dépenses de l’expédition fussent couvertes par
les recettes d’une façon certaine.

C’est dans ces conditions que le voyage de 1878 put être entrepris. Sans
les obstacles résultant d’une mauvaise volonté qu’on n’a pu vaincre,
j’ai la conviction qu’il eût été mené à bonne fin. Le rapport adressé à
leurs collègues par les anciens directeurs de la Société, à la suite de
la rupture du voyage, en fournit la preuve, appuyée sur des documents
officiels et des chiffres indiscutables.

                   *       *       *       *       *

Cette tentative, qui, malgré son échec, sera certainement renouvelée,
était conçue dans un esprit très libéral.

Elle tenait compte, en même temps, de l’utilité de fournir aux jeunes
voyageurs des éléments instructifs sérieux et de la nécessité de ne pas
les maintenir sous une réglementation trop sévère, qui eût paru pénible
au plus grand nombre d’entre eux. Elle convenait ainsi, non seulement à
des jeunes gens terminant leur éducation par une année d’_humanités
pratiques_, mais encore à des hommes faits, qui trouvaient dans une
organisation intelligente, dans un milieu distingué, ce qu’ils eussent
vainement cherché ailleurs.

Grâce à son haut patronage, à sa notoriété, à son caractère spécial
approuvé par une quantité de sociétés savantes françaises et étrangères,
notre expédition a rencontré dans chaque port des facilités
exceptionnelles; ses membres ont pu se trouver dès le premier jour en
relation avec les personnages notables du pays, puiser des
renseignements aux meilleures sources, organiser d’intéressantes
excursions, en un mot tirer le plus de fruits possible de leurs courses
rapides dans ces contrées lointaines.

Nos ministres, nos consuls, nos compatriotes, heureux de pouvoir être
utiles à une œuvre française, qui faisait honneur à notre pavillon, nous
ont constamment témoigné une bonne grâce et une obligeance parfaites,
et, dans tous les pays que nous avons parcourus, les autorités locales
ont marqué leur sympathie pour l’expédition de la manière la plus
courtoise.

Je me fais un devoir, en terminant cette courte notice, de remercier ces
amis de toute nationalité, dont la bienveillance nous a été si
précieuse, et de leur répéter ici combien nous avons été sensibles à
l’accueil plein de cordialité qu’ils nous ont fait sur les rives des
deux Océans.

G. L.




DE MARSEILLE A GIBRALTAR

Arrivée à bord.--Partirons-nous?--Un voyageur _in
partibus_.--Appareillage.--Présentation au lecteur.--En mer.--La
première messe à bord.--Les colonnes d’Hercule.


En rade de Marseille, 1er août 1878.

Le jour même de son départ la _Junon_ présentait le spectacle le plus
singulier. Dire qu’elle était encombrée, ce n’est rien dire; il n’y a
pas de mot qui puisse exprimer un pareil enchevêtrement de choses
disparates; des caisses de toutes formes et de toutes dimensions, des
sacs, des cartons, des provisions, des armes couvraient le pont, malgré
le va-et-vient continuel des garçons et des matelots s’efforçant de
mettre chaque chose à sa place, soit dans les cales, soit dans les
chambres. De chaque côté, deux grands chalands, que des hommes de peine
déchargeaient en toute hâte, et dont le contenu venait obstruer les
passages, s’accumuler au pied des mâts et le long des claires-voies.
C’étaient des pièces de machine, des cordes, des fanaux, de la
vaisselle... Enfin, le plus complet et le moins artistique désordre qui
se puisse voir.

Au milieu... que dis-je? par-dessus tout cela, une foule compacte et
remuante d’amis, de curieux, de négociants, d’ouvriers du port, de
marins, etc...

Plus agités, ou tout au moins plus émus que cette foule, partagés entre
les soins de leurs bagages et le plaisir de distribuer d’innombrables
poignées de main, mes vingt compagnons de voyage cherchaient à se
reconnaître au sein de ce dédale.

Curieux comme un touriste doublé de _reporter_, je tenais à savoir si
véritablement la _Junon_ allait appareiller, ce qui me semblait peu
vraisemblable, et pourquoi tant de hâte au dernier jour. Je m’adressai
au commandant:

--Monsieur, me répondit-il, nous quitterons le port vers dix heures pour
aller mouiller en rade, et nous prendrons la mer demain matin.

C’était net. Cependant, je dois avouer qu’il fallait une certaine
confiance dans la parole de notre _leader_ pour que mille objections ne
vinssent pas à l’esprit. J’allais risquer de nouvelles questions,
lorsque s’avança vers moi un grand jeune homme mince et blond, vêtu
d’une redingote d’uniforme correctement boutonnée, l’air de fort bonne
humeur et qui, tout en évoluant de droite et de gauche, répondait à
vingt personnes à la fois, sans perdre un instant cette physionomie
souriante qui m’avait plu tout d’abord:

--Vous cherchez votre chambre, sans doute?...

--Oui, monsieur; j’arrive à l’instant de Paris, et...

--Je suis le secrétaire de l’expédition. En l’absence de notre
commissaire, je me ferai un plaisir de vous la montrer.

--M. de Saint-Clair Stevenson?

--Oui, monsieur. Voulez-vous descendre avec moi?

--Mille remerciements.

J’allais donc être renseigné. Nous arrivâmes jusqu’à la cabine. Je ne
vous la décrirai pas. Toutes les cabines se ressemblent; elles me font
l’effet d’un nécessaire de voyage incomplet, assez grand pour tenir deux
personnes ayant bon caractère, avec un trou rond nommé hublot, en guise
de fermoir. On y trouve, comme partout, la gaieté qu’on y apporte. Les
marins prétendent qu’on y peut vivre, lire et travailler, mais les
marins ne sont pas des gens comme les autres.

Quel sera mon compagnon? C’est M. E. de S..., l’unique représentant de
la Belgique. Il arrive au même instant; la poignée de main est cordiale,
et la fusion complète entre Bruges et Paris.

Nous ne jetons qu’un coup d’œil distrait sur notre nouveau logis, que
nous déclarons charmant, et je reprends mon interrogatoire:

--Nous ne partons pas aujourd’hui, n’est-ce pas? ni demain...

Le jeune secrétaire me regarda d’un air profondément surpris:

--Et pourquoi?... A moins que le commandant ne vous ait dit?...

--Il m’a dit que la _Junon_ serait en rade ce soir, et en mer demain
matin. Mais il me semble que nous ne sommes pas prêts.

--Oui, il y a un peu d’encombrement. On arrangera cela après le départ.
Rassurez-vous, vous serez en mer demain à midi.

--Vous en êtes sûr?

--Parfaitement sûr.

--Très bien. Mais, dites-moi, si ce n’est trop indiscret, pourquoi ce
matériel n’est-il pas embarqué depuis plusieurs jours?

--Je vous expliquerai cela plus tard... Je n’ai pas une minute.
Excusez-moi si je vous quitte si brusquement... Ah! à propos, nous
dînons à six heures. Vous avez encore une heure à vous.

--Nous dînons... où cela? ici?

--Sans doute.

--Mais les assiettes ne sont pas encore embarquées!

--Elles le seront. Mille excuses. A tout à l’heure.

A six heures... et quelques minutes, le dîner était servi. Nous pûmes
constater avec satisfaction que le cuisinier méritait notre estime.
C’est là un point fort important à bord d’un navire; je me suis laissé
raconter maintes fois par des officiers de marine que «mauvaise gamelle
est mère de mauvaise humeur». Voilà un écueil qui me paraît évité, et si
ce n’est le plus dangereux, c’était peut-être celui qu’on avait le plus
de chance de rencontrer.

J’eus, pendant le repas, l’explication de cet indescriptible désordre
qui me paraissait compromettre les bonnes conditions du départ.

Voici ce qui s’était passé:

Vous comprenez bien qu’on n’installe pas en vingt-quatre heures un
bateau qui va faire une campagne d’un an autour du monde; aussi, du jour
où la Société des voyages fut d’accord avec les armateurs pour
l’affrétement, supposa-t-elle que ceux-ci allaient pousser les travaux
d’installation avec la plus grande rapidité. Ils furent, au contraire,
conduits si lentement, que, le 29 juillet (on aurait dû être déjà
parti), le bruit courait que la _Junon_ serait prête _probablement_ vers
le 10 août.

Bon nombre de mes compagnons, réunis à Marseille depuis une huitaine,
impatients de partir et fatigués d’attendre, parlaient de se désister.
L’expédition était compromise.

C’est alors que M. Biard, ayant reçu le commandement le 31, avait
annoncé le départ pour le lendemain 1er août, et mené l’ouvrage de telle
sorte qu’en douze heures de travail on avait obtenu le résultat dont je
viens de parler. Mais à sept heures du soir les feux de la machine
étaient allumés; il n’y avait plus à douter, la _Junon_ allait partir.

Quelques mots sur notre nouveau logis. C’est un steamer à hélice de
construction anglaise, un peu lourd de formes, point jeune mais solide,
et capable assurément de remplir la rude mission qu’on lui a imposée. Il
mesure 76 mètres de long sur 9 de large et jauge 750 tonnes. Installé
primitivement plutôt pour le transport des marchandises que pour celui
des voyageurs, le nombre de cabines était insuffisant; aussi a-t-il
fallu en construire de nouvelles à notre intention.

La _Junon_ n’est pas un marcheur de premier ordre; cependant elle peut
atteindre une vitesse de onze nœuds, et sa mâture est assez forte pour
pouvoir bien utiliser les vents favorables.

En somme, c’est un bon navire.

Après dîner, comme il nous restait quelques heures de liberté, j’en
profitai pour me mettre à la recherche d’un de nos compagnons de route
qui n’avait pas paru à bord. C’était M. de R..., un étranger, mais grand
ami de la France et grand voyageur, fort riche, d’âge respectable et
parfait gentleman. Je le trouvai à son hôtel, tranquillement installé
devant un excellent menu.

--Eh bien! la _Junon_ va appareiller. Vous ne venez pas?...

--Ma foi! non. Vous êtes venu pour moi, vous êtes bien aimable...
Asseyez-vous, je vous en prie. Un verre de champagne?...

--Vous renoncez au voyage?

--Oh! pas du tout; mais j’ai réfléchi. Ce n’est pas la peine de me
mettre en route maintenant. Qu’allez-vous voir pour commencer?
Gibraltar, Tanger, Madère. J’ai vu tout ça. Je vous rejoindrai à Rio...
ou à Buenos-Ayres.

--Mais, à ce compte-là, vous avez vu aussi, je crois, le Brésil et la
Plata?

--Oui, c’est vrai. Moi, voyez-vous, dans ce voyage, il n’y a guère que
les îles Fiji qui m’intéressent véritablement. Vous n’y êtes pas allé?

Je regardai M. de R...; il était sérieux.

--Non! je ne suis pas allé aux îles Fiji.

--Eh bien! je tiens beaucoup à les voir. C’est un point fort
intéressant... Je vous prie de dire à M. Biard de ne pas m’attendre,
mais de garder cependant ma cabine. Du reste, je verrai sans doute
demain M. de Chabannes, le directeur de la Société, qui est ici, et je
lui ferai savoir où je compte rejoindre la _Junon_. Ce sera sans doute à
Buenos-Ayres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A onze heures du soir, la _Junon_ largue ses amarres du vieux port et se
dégage doucement des navires environnants. Une foule nombreuse, attirée
par les feux multicolores d’une triple rangée de lanternes vénitiennes
dont nous avons joyeusement enguirlandé le gaillard d’arrière, mous
envoie de sympathiques adieux.

L’hélice commence ses évolutions, et dans la nuit sombre nous
franchissons la passe de la Canebière. Là quelques derniers «Bon
voyage!» nous sont encore jetés par des amis inconnus, juchés sur les
rochers des forts Saint-Jean et Saint-Nicolas, et que nous entrevoyons à
peine à la lueur rougeâtre de falots vacillants. «Merci! Au revoir!»
Nous entrons dans la rade, et bientôt le fracas de la chaîne entraînée
par le poids de l’ancre nous annonce que la _Junon_ s’est arrêtée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Me voici dans cette cabine où j’ai été conduit il y a quelques heures.
Il faisait alors grand jour; j’étais entouré de gens qui sont maintenant
paisiblement chez eux et qui demain, à pareille heure, y seront encore;
je n’avais que quelques pas à faire pour fouler le sol de mon cher pays;
je voyais des rues, des maisons, des passants; je vivais de la vie de
tout le monde.

Comme tout cela est changé. La nuit est profonde, l’agitation a cessé
comme par enchantement. Pas de bruit. L’équipage fatigué se repose, et
le silence absolu n’est troublé que par le petit clapotement de l’eau le
long de la muraille du navire. Par mon hublot ouvert, je ne vois que
quelques lumières disséminées et de grandes ombres derrière ces
lumières. Demain, à pareille heure, je ne verrai même pas cela.
Décidément, le dernier lien est rompu...

Permettez-moi, lecteur, en attendant que le sommeil me gagne, de me
présenter à vous. Puisqu’il vous a plu d’ouvrir ce livre, sachez quel
compagnon vous emmène avec lui dans sa promenade à travers le monde.

J’aimais les voyages avant d’avoir une idée bien nette de ce que ce
pouvait être. A huit ans, je lisais fièvreusement la _France maritime_,
d’Amédée Gréhan; à dix ans, je m’évadais du collège, résolu à
m’embarquer comme mousse et à visiter... tous les pays; les gendarmes
m’arrêtèrent à Saint-Cloud et ma famille déclara que je «tournerais
mal».

J’espère ne pas avoir justifié ces sévères prévisions; cependant
l’Europe, l’Asie et l’Afrique n’ont pas encore assouvi mon humeur
vagabonde.

Il y a à peine trois ans, j’ai accompagné Largeau à Ghadamès; avec deux
autres vaillants compagnons, Say et Faucheux, nous avons exploré cette
oasis du grand désert, riche entrepôt des produits du Soudan, et nous en
sommes revenus par hasard la vie sauve, nous estimant heureux de
rapporter quelques renseignements utiles pour l’avenir de notre plus
belle colonie.

Le sort nous a bien dispersés depuis. Largeau s’est brisé à la peine et
est rentré en France; Say étudie toujours la question commerciale aux
confins du désert, et Faucheux, comme colon explorateur, est aujourd’hui
à Sumatra.

Puis de l’Atlas, je suis passé au delà des Balkans, en Serbie, où j’ai
assisté à tous les détails du prologue de la guerre aujourd’hui
terminée, présent à toutes les affaires, avec Leschanine à Zaïtchar,
avec Horvatowitch à Kniajéwatz, avec Tchernaïeff sous Aleksinatz. Enfin
ma dernière pérégrination s’est accomplie en Arménie, où pendant de
longs mois, sous Kars, j’ai suivi les mouvements de l’armée turque
d’Asie.

Quelle différence entre ces voyages et celui que je vais entreprendre!
Il me semble que celui-ci est la récompense des fatigues de mes
excursions passées. Je n’ai plus cette fois qu’à me laisser conduire;
point de soucis, pas de transbordements: je vais voir le monde entier
tout à mon aise.

Y a-t-il des dangers? Je ne les prévois guère. Le bateau est solide et
bien commandé, l’équipage, m’a-t-on dit, est excellent, et mes
compagnons paraissent fort aimables. Cependant bien des gens ont fait le
tour du monde, chacun le peut faire aujourd’hui, les pays que je vais
visiter ont été cent fois décrits, et je me demande si ces notes,
forcément incomplètes, auront quelque intérêt pour d’autres que pour
moi. Vous seul, lecteur, pourrez le dire; mais puisque je me suis promis
de vous raconter ce que j’aurai vu et appris, laissez-moi vous faire
cette humble et sincère profession de foi:

Je n’ai point de prétention à la science, n’étant ni géographe, ni
botaniste, ni géologue, ni astronome, ni même astrologue, ni rien enfin
qui puisse me permettre de prétendre à un titre scientifique quelconque.
Je vous dirai mes impressions et mes opinions, je n’augmenterai ni ne
diminuerai rien des unes ni des autres; je n’aurai ni complaisances ni
sévérités; je me tromperai peut-être, mais je vous promets de ne pas
vous tromper.

Je sais que nous devons voir le monde assez vite, mais je sais aussi que
nous serons bien placés pour le voir, nous puiserons dans l’expérience
des plus expérimentés; n’est-ce pas le meilleur moyen pour savoir ce qui
est et supposer ce qui sera?

L’entendez-vous ainsi? Oui. En ce cas, vous voilà, comme moi, passager
de la _Junon_. Votre place est marquée, votre bagage à bord. A bientôt,
et puisque vous êtes franchement décidé, n’oubliez pas que nous partons
demain à midi.


En mer, 2 août.

Le départ s’est fait simplement. Point d’émotions, point de tapage. J’en
excepte le _treuil_ de l’avant (machine à virer les chaînes), qui
remplit son office un peu bruyamment. A midi, l’équipage était aux
postes d’appareillage. Quelques minutes après, la _Junon_, rasant la
fameuse île du château d’If, faisait route en filant neuf nœuds et demi
à dix nœuds, sur une mer presque calme et sous un ciel presque bleu.

Nos regards sont restés longtemps fixés sur la ville, puis sur les
montagnes; enfin, le mince ruban qui bordait l’horizon s’est effacé, la
terre a disparu.

Nous sommes maintenant entre le ciel et l’eau. France, au revoir!

On a travaillé activement à réparer le désordre de la veille, et je me
suis aperçu que c’était chose plus facile que je ne le pensais tout
d’abord. Chacun de nous, dans sa cabine, procède à une première
installation. Hâtons-nous, car la mer peut devenir mauvaise, et sans
doute il nous faudra payer notre tribut à ce dieu prudent qui prévient
les navigateurs novices que tout n’est pas rose dans le métier de marin.


3 août.

A la tombée de la nuit, un violent orage a passé sur nous. Les éclairs
se succédaient sans interruption. Les voiles goélettes établies pour
diminuer les mouvements de roulis ont dû être serrées, non sans peine;
une pluie battante a contraint de fermer les panneaux. Nos estomacs
commencent à faiblir, des catastrophes sont imminentes. Nous nous
réfugions dans nos cabines en proie à de vives émotions.

Tristes épreuves qui nous ont fait oublier en un moment et patrie et
famille! Notre maître coq, un démissionnaire du Splendide hotel, s’il
vous plaît, est complètement navré, et nous le sommes encore plus que
lui. Que d’excellentes choses il nous avait servies et dont nous n’avons
pas pu profiter!

La dunette, où nous nous sommes réfugiés après le grain, étendus sur de
longs fauteuils en osier, inertes et comme anéantis, ressemble à s’y
méprendre à une ambulance, avec cette complication que notre jeune
docteur est également gisant. Quelle meilleure excuse peut-il nous
donner! Impuissant à nous guérir, il veut au moins partager nos maux.
Quel mémorable exemple offert à tous ses confrères!

Terre! Ce sont les îles Baléares. Voici la grande île Majorque, puis
Iviça, là-bas, dans la brume, Minorque, Formentera et Cabrera sont
invisibles. Peu nous importe. Un peu moins de tangage et pas du tout de
Baléares ferait bien mieux notre affaire.


4 août.

La nuit s’est bien passée. La mer s’est radoucie, et nous voilà
redevenus parfaitement dispos. Nous n’avons pas, d’ailleurs, ralenti
notre marche. Vers deux heures du matin, on a reconnu la terre d’Espagne
et constaté, paraît-il, une fois de plus, l’existence d’un courant très
variable, mais souvent très fort, portant à l’ouest, aux environs des
caps Saint-Martin et Saint-Antoine.

A huit heures, on est venu nous prévenir que la messe serait dite à neuf
heures. Nous y sommes tous allés; les uns par conviction, les autres...
peut-être par curiosité.

La dunette de la _Junon_ était complètement dégagée et tout entourée de
pavillons de diverses couleurs étendus comme des rideaux. Au fond, à
l’arrière, ces pavillons formaient comme une petite chapelle improvisée,
aussi peu ornée que les plus simples autels de village. Des chaises de
chaque côté, un passage au milieu comme dans nos églises; au lieu des
arceaux gothiques des cathédrales, une tente en forme de toit très plat,
bien raidie et se rejoignant avec les pavillons qui nous entouraient.

A l’heure dite, le commandant, accompagné des officiers non de service,
prit place au premier rang, en invitant l’un de nous, M. R. de L..., à
se mettre à sa droite. Bientôt M. l’abbé Mac, aumônier de l’expédition,
parut et l’office commença. On n’entendit plus alors d’autre bruit que
celui des mots sacrés prononcés à demi-voix et le battement régulier de
l’hélice, dont chaque coup mettait plus de distance entre nous et les
nôtres.

Pour ma part, tout en m’abandonnant quelque peu à un sentiment de
rêverie qui me ramenait auprès des miens, j’éprouvais, je l’avoue, un
indéfinissable plaisir à suivre le sillage du navire et à me sentir
entraîné d’un mouvement doux, mais rapide, vers ces pays nouveaux où
j’avais tant hâte d’aborder.


6 août.

Le vent de bout a un peu retardé notre marche. Nous avons maintenant en
vue la terre d’Afrique; à tribord, nous suivons d’assez près la côte
d’Espagne, où viennent s’affaisser brusquement les sierras. Une forte
houle de l’avant nous annonce la lutte entre la Méditerranée refoulée et
l’Atlantique qui verse ses marées chez sa faible rivale. Voici encore
Malaga. Puis les terres se resserrent, les deux continents semblent se
rejoindre. Le temps est devenu magnifique, le ciel est toujours bleu et
le soleil à son coucher jette encore quelques rayons d’or à l’entrée du
détroit. A gauche, sur la côte d’Afrique, c’est Ceuta, place jadis forte
et toujours occupée par les Espagnols, qui en ont fait un pénitencier; à
droite, c’est la pointe d’Europe, figurée par un énorme rocher au sommet
duquel flotte le drapeau dominateur de l’Angleterre.

La _Junon_ arbore les couleurs nationales et signale en même temps son
nom par l’arrangement de quatre pavillons formant ce qu’on appelle le
_numéro_ du navire; les dernières lueurs du jour lui permettent de se
frayer rapidement un passage au milieu des nombreux bâtiments et pontons
qui encombrent la rade. Elle s’arrête enfin, l’ancre tombe. Nous sommes
devant Gibraltar.




GIBRALTAR

La citadelle.--Une consigne sévère.--L’aventure de la petite
Johnston.--La clef de la Méditerranée.--Physionomie de la ville.--Les
cavernes.--Point de vue.


8 août.

La grande baie de Gibraltar, ou d’Algésiras, a la forme d’un U renversé.
La colonie anglaise occupe toute la partie orientale du golfe, et le
colossal promontoire rocheux sur le flanc duquel elle est, en quelque
sorte, accrochée, ne tient à la terre ferme que par une sorte de lande
basse et inculte. La petite ville d’Algésiras est située en face de
Gibraltar, de l’autre côté de la rade.

Notre première visite fut pour la citadelle, œuvre étrange et presque
surhumaine. Dans l’intérieur de ces masses énormes de lave et de granit,
la mine a partout creusé des casemates. A la pointe d’Europe, notre
attention avait été attirée par des batteries dont les feux rasants
semblent avoir la prétention de barrer le passage du détroit, et de
notre mouillage nous avions aperçu de nouvelles batteries étagées sur
trois rangs, à ciel ouvert ou couvertes, disséminées autant que
dissimulées à tous les replis, à toutes les anfractuosités de la roche.

Aimez-vous les canons? De ce côté (pauvre Espagne!) on en a mis partout,
et leur présence n’est révélée que par des trous noirs percés à des
hauteurs invraisemblables dans les falaises à pic. Les galeries
intérieures ne sont éclairées que par les embrasures des pièces. Le côté
qui regarde l’Espagne, relié à la péninsule par l’étroite langue de
terre nommée _terrain neutre_, est surtout fortifié de façon à repousser
toute attaque et à déjouer toute surprise. Chaque objet est entretenu
avec le soin minutieux et la propreté scrupuleuse qui caractérisent les
établissements militaires anglais. Le gouverneur avait eu la gracieuseté
de nous envoyer une permission spéciale avant que nous eussions pris la
peine de la demander, en sorte que nous pûmes tout visiter sans
rencontrer le moindre obstacle. Je dois ajouter que le garde
d’artillerie chargé de nous guider dans les labyrinthes de la
forteresse, un grand et beau garçon, bien pris dans son sévère uniforme,
nous surprit un peu par le sans-façon avec lequel il empocha quelques
pièces d’argent que nous pensions difficile de lui faire accepter. Notre
premier «pourboire», au début de ce voyage, où sans doute nous étions
destinés à en prodiguer un nombre respectable, tomba ainsi dans la main
d’un soldat anglais. _All right!_

Le fort et la ville sont placés sous le régime d’un état de siège
permanent. La discipline y est aussi stricte que celle d’une place
investie; chaque jour, à neuf heures du soir, les portes sont fermées et
ne sont rouvertes que le matin, sous quelque prétexte que ce soit.

Cette consigne est exécutée avec une rigueur absolue. Permettez-moi de
vous conter une petite anecdote, qui vous montrera jusqu’à quel point
peut aller la sévérité en pareille matière.

                   *       *       *       *       *

Il y a quelques années, un Anglais, résidant à Gibraltar, homme bien
posé dans la ville, dont le nom m’échappe en ce moment et que nous
appellerons, si vous voulez, M. Johnston, sortit un après-midi d’été,
avec sa petite fille, dans un simple but de promenade. Ils franchirent
les portes de la ville et s’avancèrent sur le terrain neutre. Le temps
était très beau et très doux. L’enfant, enchantée de se trouver en un
lieu nouveau pour elle, courait toujours en avant cherchant des
coquilles, cueillant des herbes et jasant avec papa; si bien que les
heures s’envolèrent, et le déclin du jour vint seul les avertir qu’il
fallait songer à rentrer au logis. L’heure était déjà avancée. La petite
avait, dans ses jeux, fait au moins le double de la route et, dès qu’il
fallut hâter le pas pour retourner, se plaignit de la fatigue. M.
Johnston prit sa fille par la main, puis se résigna à la porter. Ce cher
fardeau ralentissait sa marche. La nuit survint, mais pas assez noire
pour cacher la grande porte de la ville, qui se rapprochait de plus en
plus.

Ils arrivent à cent pas des murailles, au moment où neuf heures
commencent à sonner. Est-il trop tard? M. Johnston, exténué, désespéré,
est saisi d’une idée subite. Il pose l’enfant à terre et lui dit:
«Allons, Mary, cours après papa, vite, bien vite;» et lui-même,
rassemblant toutes ses forces, s’élance, atteint la poterne, la
franchit, en s’écriant: «Attendez! ma fille!...» La lourde porte roule
sur ses gonds, se ferme avec un bruit sonore, les verrous sont poussés.

Avait-on vu l’enfant? Je l’ignore.

Le malheureux père s’adresse au sergent du poste:

--Monsieur, ayez la bonté d’ouvrir pour ma petite fille, qui est là, qui
courait après moi.

--Impossible, monsieur, on n’ouvrira que demain.

--Mais je vous dis que c’est ma petite fille. C’est absurde. Elle est
là, là, derrière la porte.

--Monsieur, je ne puis pas ouvrir. Demandez à l’officier.

M. Johnston entre comme un fou dans la chambre de l’officier.

--Capitaine, je vous en prie, donnez l’ordre qu’on ouvre cette porte.
C’est pour ma fille, qui est là, de l’autre côté. Nous avons couru pour
arriver à temps; moi, je suis entré le premier pour prévenir. Vous
comprenez...

--Monsieur, je regrette beaucoup de ne pouvoir faire ce que vous me
demandez, mais la consigne est formelle. Je ne dois faire ouvrir pour
quoi que ce soit.

--Mais, capitaine, une petite fille...

--Je vous assure que je ne peux pas.

--Mais il y a du danger pour elle. La peur, le froid... et puis, vous
savez bien qu’il y a de mauvaises gens de ce côté. On peut l’emmener, on
peut...

--Je comprends, monsieur, votre situation et vos angoisses, mais, je
vous le répète, la consigne est absolue, formelle. Si j’y manquais, je
serais destitué dans les vingt-quatre heures. Apportez-moi un ordre
écrit du gouverneur, j’ouvrirai. Mais je doute qu’il le donne.

Aller chez le gouverneur, qui résidait fort loin de là, avoir l’ordre,
revenir. Que de temps perdu! Le pauvre père perdait la tête.

Après de nouvelles supplications inutiles, il fut convenu que Mme
Johnston, qui connaissait particulièrement la femme du gouverneur, la
prierait d’intercéder pour elle. C’était, au dire de l’officier, le
meilleur, sinon le seul moyen qui eût quelque chance de réussir.

On entendait les pleurs de l’enfant à travers la porte massive. Mme
Johnston, prévenue en toute hâte, courut chez son amie, qui lui promit
de faire tout au monde pour obtenir de son mari l’autorisation de faire
rentrer l’enfant.

Le premier mot du gouverneur fut le même que celui des gardiens:
impossible!

--Mais, mon ami, ce qui est impossible, c’est de laisser cette pauvre
petite dans une situation aussi affreuse. Elle peut en mourir... Ces
consignes-là sont faites pour la guerre, pour les hommes, et non pour
les enfants.

--Elles sont ce qu’elles sont. On ne m’a pas laissé le droit de les
apprécier, mon devoir est de leur obéir.

Mais la femme du gouverneur s’était juré de fléchir cette rigueur
inexorable. Pendant une demi-heure, elle discuta comme une femme qui
_veut_, elle aussi, et fit tant par ses prières et ses larmes que le
vieux soldat fut enfin ébranlé.

--Eh bien! je ferai, dit-il, pour Mme Johnston et pour vous ce que je ne
croyais jamais devoir faire. La consigne sera violée, la porte sera
ouverte; mais ce que je ne ferai pas, c’est de violer en même temps
l’esprit des ordres que j’ai reçus. Personne ne doit entrer dans la
ville, personne n’entrera; M. Johnston pourra sortir et rester au dehors
jusqu’à ce que la porte soit rouverte à la diane demain matin.

Le lendemain, à six heures, le père et l’enfant rentraient à Gibraltar.

                   *       *       *       *       *

J’ai dit tout à l’heure que le rocher ne défendait pas le passage,
contrairement à une opinion assez répandue. La possession de cette
fameuse «clef de la Méditerranée» est surtout une question
d’amour-propre pour nos voisins d’outre-Manche. Un convoi de transports
à vapeur pourrait franchir le détroit chaque nuit sans prendre le
moindre souci des casemates et des forts anglais. Seule, une flotte,
appuyée et protégée par les batteries, pourrait barrer le détroit, dont
la largeur, entre Ceuta et la pointe d’Europe, dépasse 22,000 mètres.
Aussi, dans le cas d’un grave conflit, quels nombreux navires ne
faudrait-il pas à l’Angleterre pour maintenir ses communications avec
Gibraltar, Malte et aujourd’hui Chypre?

En réalité, le rocher de Gibraltar n’est qu’un point fortifié de
ravitaillement. Quels autres bénéfices représentent les dépenses d’un
pareil établissement? La baie d’Algésiras est peu sûre; elle est exposée
aux vents du sud-ouest, qui parfois arrachent les navires et les jettent
à la côte. Le port de Gibraltar n’a pas une grande valeur commerciale.
On y trouve de bon charbon, fourni aux vapeurs de passage par une
vingtaine de lourds bateaux dits «_colliers_», des moutons du Maroc,
meilleurs que ceux dont l’Algérie encombre nos marchés, et il s’y fait
un chiffre modeste d’importations en Espagne de quelques produits
d’usage courant, la plupart introduits par des contrebandiers.

On ne pénètre dans la ville qu’en franchissant pont-levis, poternes et
chemins tournants; puis on traverse une grande place en forme de
triangle, bordée de casernes. L’artère principale court parallèlement à
la mer jusqu’à la pointe d’Europe, où l’on rencontre, jetés çà et là,
dans de charmants bouquets de verdure--les seuls qui tachettent
agréablement le roc, presque partout dénudé et comme rongé--les cottages
des principales familles anglaises. Cette rue, la seule où règne un peu
d’animation, est propre, bien construite, mais ne présente aucun
caractère spécial.

Peu de marchands anglais dans les magasins, où l’on remarque des juifs,
des Espagnols et quelques Maures, tous petitement installés, âpres au
gain et ayant la réputation d’être peu délicats en affaires. Étrangers,
défiez-vous des juifs de Gibraltar!

On circule à travers un public déjà bigarré comme celui d’une ville
d’Orient. Les uniformes rouges de l’infanterie anglaise se rencontrent
avec les costumes des soldats espagnols, campés sur les limites du
terrain neutre; les longues lévites noires des juifs, coiffés d’un petit
bonnet toujours crasseux, font tache avec les blancs burnous des
Marocains, et les modernes costumes européens tranchent avec ceux des
paysans andalous, coiffés du large chapeau relevé en gouttière. Ajoutez
à ces types si divers les toilettes absolument voyantes des señoras des
environs, et principalement de Malaga, portant la classique mantille et
jouant de la prunelle aussi bien que de l’éventail pour mieux attirer
l’attention.

Rien de remarquable dans l’architecture des quelques églises, temples,
synagogues et édifices publics que l’on rencontre. En dehors des
casernes, le palais du gouverneur est le seul bâti dans d’assez vastes
proportions.

Gravissons au delà des maisons, dont les dernières n’atteignent pas à la
moitié de la hauteur du rocher. On remarque d’abord les ruines assez
imposantes d’un vieux château maure; puis, dominant également la ville,
une douzaine d’obélisques ou de colonnes commémoratives, parmi
lesquelles celle surmontée du buste de sir Elliott, l’énergique
défenseur du siège de 1782.

On explore ensuite de vastes cavernes. La principale, dite de
Saint-Michel, a son entrée à mille pieds au-dessus de la mer; à
l’intérieur, on descend toujours, en traversant une succession de salles
immenses d’où pendent de larges stalactites, puis on arrive à des
passages resserrés, bas, infranchissables, situés à environ cinq cents
pieds au-dessous de l’ouverture de la caverne. L’air vicié, nous a-t-on
dit, empêche des investigations plus profondes. Chose curieuse: en cet
endroit, on entend distinctement le bruissement des flots, ce qui
tendrait à faire croire à une communication de ces grottes avec la mer.

Le rocher, d’ailleurs, est complètement dépourvu de sources; aussi
est-on obligé de se contenter de l’eau du ciel, soigneusement recueillie
dans des réservoirs, alimentés à l’aide d’un système de drainage
pratiqué sur les flancs des roches et jusque sur le toit des maisons.

La population de Gibraltar est d’environ 20,000 habitants, Espagnols
pour la plupart. La garnison est en ce moment puissamment renforcée par
les détachements que la politique «d’expansion» (nos voisins pourraient
traduire: _expensive politic_) tient prêts à diriger sur Chypre, sur la
côte d’Afrique ou vers le cap de Bonne-Espérance; elle ne compte pas
moins de 6,700 hommes, y compris artillerie, génie et transports. Le
gouverneur, actuellement en congé, est le général lord Napier de
Magdala; il est remplacé en ce moment par le major général Somerset.

Du haut de Gibraltar, quel que soit l’endroit où l’on se place, on jouit
d’un des plus beaux panoramas qu’il soit donné de contempler. Du côté
sud, on a devant soi le large détroit, l’infini des deux mers dont les
lignes extrêmes se fondent dans l’azur, l’immense développement de la
côte africaine; sur la côte d’Europe, Gibraltar, Algésiras, Tarifa, et
en arrière le soleil, à son coucher, embrasant de reflets d’un rose
ardent les gorges abruptes des sierras de Grenade et de l’Andalousie...

Mais l’homme n’a guère contribué à cette magnificence; le seul
collaborateur de la nature en ce lieu fut le légendaire Hercule, qui
sépara de ses puissantes mains le mont Calpé d’avec le mont Abyla; et
pour résumer mon impression sur des temps moins fabuleux, je n’ai trouvé
dans cette «guérite» inutile qu’une chose intéressante, c’est un dessin
de Henri Regnault fait à grands coups de charbon sur le mur intérieur de
l’une des casernes.




LES ILES MADÈRE

Passage du détroit.--La vie à bord.--La baie de Funchal.--Une fête
villageoise.--Politique et philanthropie mêlées.--Voyage à
Porto-Santo.--Politesses et congratulations.--Excursion au Grand
Corral.--Trop de vin de Madère.


10 août.

Nous avons quitté Gibraltar avant-hier au soir, favorisés par un temps
superbe. La traversée du détroit avec un beau crépuscule est une
promenade charmante. Le vaste horizon ouvert devant nous semblait
accalmi pour toujours; poussés par une très légère brise, les navires
que nous croisions paraissaient immobiles et comme endormis sur la mer,
à peine bercés par une molle et longue houle du large, écho affaibli de
quelque tempête lointaine.

Nous passions, rapides, à côté d’eux. La nuit, se faisant peu à peu,
effaçait les éclats de lumière que les derniers rayons du soleil avaient
fait briller aux cimes des montagnes. Chaque instant nous apportait
ainsi un aspect nouveau. Les terres, devenues noires, semblaient enfin
confondre leurs détails dans une teinte uniforme; mais voici que l’astre
des nuits se levant derrière nous était venu projeter des ombres
nouvelles, dessiner des formes imprévues et nous montrer une dernière
fois cet ancien monde, que nous ne fuyions avec tant d’insouciance que
dans l’espoir presque assuré de le revoir un jour.

On n’apercevait plus du vieux continent que le phare du cap Spartel,
brillant comme une étoile, lorsque nous nous sommes décidés à quitter le
pont pour prendre un peu de repos dans nos cabines.

Hier et aujourd’hui, nous avons été poussés par une belle brise de vent
arrière, qui permet à la _Junon_ d’établir toutes ses voiles carrées.
Cette vue nous enchante. Nous nous sentons devenir plus marins, mais
nous sentons aussi vaguement qu’il nous faut encore quelques jours pour
pouvoir braver impunément les fureurs ou seulement les impatiences du
terrible Atlantique.

Notre route est dirigée sur Madère. Pendant la nuit qui a suivi la
sortie du détroit, on a rencontré bon nombre de navires. Maintenant,
nous n’en avons plus un seul en vue, et nous voilà pour la première fois
au milieu de la grande solitude.

Je ne dirai que peu de choses de la vie du bord; les incidents qui se
passent sur un navire, à moins d’être très graves, n’ont guère d’intérêt
que pour ceux qui l’habitent. Notre existence est fort régulière, et
nous la trouverons peut-être monotone dans le cours des longues
traversées (heureusement le programme du voyage n’en contient qu’un
petit nombre). On déjeune à neuf heures et demie, on dîne à cinq heures;
la table, je crois l’avoir dit, est bonne, mais le service se ressent un
peu de la précipitation du départ. Deux fois par jour, nous nous
trouvons donc tous réunis dans le salon arrière, situé sur le pont.
Outre les voyageurs, il y a là le commandant, l’aumônier, le secrétaire
de l’expédition, deux professeurs, MM. Collot, de la Faculté de
Montpellier, et Humbert, de la Faculté de Paris, et le docteur, M.
Debely.

Presque tous nous sommes jeunes, tous heureux de faire ce voyage; les
repas sont donc gais, et les relations promettent d’être agréables. Dans
la journée, nous avons pour tuer le temps la bibliothèque du bord, qui
compte environ 500 volumes, dont une collection du _Tour du Monde_, déjà
fort demandée; un trapèze et des anneaux destinés aux amateurs de
gymnastique, de grands fauteuils sur la dunette, dédiés aux rêveurs.
Pour combler le vide laissé par ces éléments peut-être insuffisants, il
nous reste nos conversations, notre patience, et en dernier ressort le
sommeil, dont quelques-uns, fort sensibles au mal de mer, font un usage
immodéré.

Aujourd’hui même a commencé la série des conférences données par les
professeurs embarqués dans ce but. La séance a été ouverte par le
commandant, qui nous a dit quelques mots sur les principes généraux de
la navigation; il nous a appris bon nombre de choses absolument
élémentaires, que tous cependant, je crois, nous ignorions complètement.
Bientôt nous serons capables, non de conduire un bâtiment, science
compliquée et qui nous serait sans doute parfaitement inutile, mais de
comprendre comment on arrive à le conduire.

En satisfaisant notre curiosité, cela nous permettra de suivre la marche
du navire, d’apprécier les difficultés que nous pourrons rencontrer, et
qui sait, si l’un de nous, dans une circonstance fortuite, ne sera pas
heureux de retrouver quelque jour dans sa mémoire la trace de ces
entretiens, qui ne sont aujourd’hui qu’un passe-temps?

Après une courte leçon sur les compas, les cartes, les angles de route,
M. Humbert prend la parole et nous donne, aux points de vue
géographique, historique et économique, d’intéressants renseignements
sur Madère, les Açores, les Canaries et les îles du Cap-Vert.

Vous n’attendez pas de moi, n’est-ce pas? que je me fasse, à mon tour,
professeur. Ce livre n’est pas un recueil scientifique, et vous savez,
sans nul doute, que les conférences écrites valent moins encore que les
discours récités. Remontons donc sur le pont. Voici le second coup de la
cloche du dîner. A table. Demain matin, nous serons à Madère.


14 août.

Dimanche, c’était le 11, je me suis levé de bonne heure, et, comme de
toute belle action, je fus récompensé; mais, ce qui est plus remarquable
et plus rare, je le fus en ce monde, et tout de suite.

La mer, toujours belle, était à peine sillonnée de quelques courtes
vagues; nous avions, à droite, l’île de Porto-Santo; à gauche, un peu
sur l’avant, un groupe de terres tout en longueur, d’aspect désolé, de
formes bizarres, nommées les _Desertas_, et droit devant, un énorme
massif, aux pans doucement ondulés, éclairé en plein par les rayons du
soleil levant: c’était la grande île de Madère. Elle semblait sortir de
l’onde, toute fraîche et parée de ses grâces naturelles, comme Vénus
Amphitrite.

Bientôt, passant au sud de la pointe occidentale de l’île, prolongeant à
petite distance une côte où venaient aboutir de pittoresques vallées, la
_Junon_ atteignit l’entrée d’une grande baie demi-circulaire, la rade de
Funchal.

J’ignore quelles surprises nous réserve ce voyage, et si les splendeurs
des forêts tropicales, la majesté des terres antarctiques, les
bizarreries de la civilisation orientale nous feront perdre le souvenir
de notre arrivée à Madère. J’ose en douter. Je n’entreprendrai pas de
décrire ce panorama enchanteur. Quand je vous aurai dit qu’au pied de
collines élevées, couvertes de forêts et de plantations, la modeste
capitale s’étend et s’éparpille au bord de la mer, coquettement,
capricieusement; que toutes les teintes végétales, depuis le vert sombre
des pins, entrevus à travers les nuages, jusqu’à la nuance douce et pâle
des bananiers, se confondent dans un harmonieux ensemble sans jamais se
heurter; que l’arc gracieux de la baie s’arrête, d’un côté, à de belles
falaises à pic et, de l’autre, se termine par un étrange rocher planté
sur la mer comme le piédestal de quelque statue gigantesque; quand
j’aurai compté et nommé les ruisseaux, parfois torrents, qui dévalent le
long des ravins, égayant et fertilisant tout ce qui les approche...,
aurez-vous le tableau sous les yeux? Hélas! non. Je cherche moi-même à
le retrouver et n’y parviens qu’avec peine. Ce qui me reste, ce que je
puis vous dire, c’est l’impression:

La baie de Funchal n’est pas un lieu gai, riant, c’est plutôt un lieu
calme et reposé; la gravité des hautes montagnes tempère l’ardeur
luxuriante des vallées qui en descendent. L’endroit semble fait, non
pour ceux qui veulent commencer la vie, mais plutôt pour ceux qui
voudraient paisiblement la finir. Il s’en dégage un charme très grand,
un peu sérieux, presque triste vers le soir. Ce petit monde est une
solitude. L’esprit fatigué, le cœur malade pourront, dans le spectacle
de cette oasis perdue au milieu de l’Océan, chercher et trouver des
consolations, mais ils n’y trouveront que cela. Ils auront échangé le
tumulte contre l’isolement.

Dès que nous fûmes au mouillage, plusieurs embarcations vinrent se
ranger le long du bord, nous offrant du poisson frais, des légumes et
des fruits, parmi lesquels de magnifiques raisins et de petites figues
excellentes. Une nuée de petits êtres à la peau bronzée sollicitent nos
largesses, puis plongent et replongent pour pêcher la menue monnaie que
nous leur jetons par-dessus le bord.

Descendons à terre. Le mode de débarquement est assez original et même
assez amusant. Bien que la baie soit généralement tranquille, une petite
houle du large y entre aisément, et comme il n’y a pas de quais, du
moins en face de la ville, un canot ordinaire ne pourrait déposer ses
passagers à pied sec qu’en certains jours de calme parfait. Aussi les
embarcations du pays sont-elles toutes à fond plat; dès que l’une
d’elles va aborder, tous les bateliers et flâneurs de la plage vont
au-devant; les uns la prennent de chaque côté, d’autres s’attellent à
une corde qui leur est jetée du bateau, et, au moment où la lame arrive,
le traînant sur les galets l’espace d’une quinzaine de mètres, ils le
conduisent hors de l’atteinte de la mer.

On embarque de même; en sorte que chaque appareillage pour aller de la
terre à bord est un lancement en miniature.

C’est dimanche. La ville semble déserte. Les notables sont à la
campagne, dans les gorges. Ce qui reste d’habitants est monté à une
chapelle qui domine la rade, dans laquelle on prie, et autour de
laquelle on s’amuse. Allons-y.

La chaleur est accablante, et nous mettons près de deux heures à gravir
la montée. Le chemin, bordé de maisons basses et de longs murs formant
terrasse, est étroit et pavé d’abominables galets. Cependant des
plafonds de verdure ombragent parfois la route, et, de chaque côté, des
plantes grimpantes sont entrelacées aux rameaux des arbres ou suspendues
en guirlandes. Nous reconnaissons les produits les plus divers de la
flore de l’Europe et des tropiques. Dans la partie inférieure, nous
avons rencontré les cactus, les bananiers, les palmiers, les
lauriers-roses; mais bientôt, à côté des aloès et des cannes à sucre,
nous retrouvons la ronce sauvage et le lierre d’Europe, puis le platane,
le chêne, l’orme et des fleurs en profusion: des glycines, d’énormes
fuchsias, et l’héliotrope, le lis du Cap, le myrte, l’amaryllis, le
magnolia, etc.; j’ai déjà parlé de ce superbe raisin, dont les grappes,
suspendues au-dessus de nos têtes, nous font penser à la terre promise.

Nous arrivons à la chapelle au moment où se termine la fête religieuse.
De chaque côté du portail, ou, pour être bien sincère, de la porte, de
hauts mâts livrent à la brise les pavillons du Portugal et de la France,
de l’Angleterre et des États-Unis. L’intérieur de l’édifice, tout entier
construit en basalte, est tendu d’étoffes de couleur claire et éclairé
_a giorno_. Un orchestre, presque entièrement composé de violons, joue
des airs quasi dansants et que ne désavoueraient point nos ménétriers.
Au dehors, des bombes, des fusées éclatent dans les massifs où sont
dressées de nombreuses buvettes enguirlandées de magnifiques hortensias
bleus. Et, pendant que l’on entre et que l’on sort, que l’on va et que
l’on vient, j’admire le superbe point de vue.

Partout des collines couvertes de bois épais; au-dessous ce sont des
maisons isolées qui se détachent dans la verdure, et, presque au centre
de la rade, notre blanche _Junon_, maintenant bien sage sur l’immense
miroir de l’Océan sans limites.

Notre retour en ville comptera certainement parmi les plus gais
incidents du voyage. Les voitures n’existant pas à Madère, à cause de la
déclivité très sensible du terrain, on ne circule qu’à cheval ou en
traîneau. Quand il s’agit de monter, les traîneaux sont tirés par des
bœufs, fortes et vigoureuses bêtes au pied sûr qui partent au pas
accéléré, encouragées par les cris étourdissants de leurs conducteurs,
et mieux encore par de fréquents coups de bâton appliqués sans
ménagement sur leurs robustes échines. De temps en temps, l’un des
conducteurs place sous les patins du traîneau un petit sac contenant de
la graisse, afin de rendre le frottement plus doux. De là cet aspect
poli et luisant du pavé de Funchal, exclusivement composé de galets
roulés. Pour descendre, les frêles véhicules sont lancés sur les pentes,
conduits et à peine retenus à l’aide de cordes dont les guides se
servent surtout pour éviter les chocs aux tournants.

Nous embarquons dans une dizaine de traîneaux placés en file indienne,
et au signal: En avant! nous voilà glissant avec une vitesse presque
vertigineuse; nos guides, doublement entraînés par nos folles
excitations, suants et ruisselants, essoufflés et haletants, conservent
encore assez de sang-froid pour éviter les abordages, qui ne seraient
pas sans danger, et, en dix minutes, nous voilà au bas de la colline.

N’ayant qu’une faible confiance dans les cordons bleus de ce ravissant,
mais primitif séjour, nous revînmes à bord pour l’heure du dîner et nous
apprîmes une grande nouvelle: la _Junon_ appareillerait le lendemain
matin... Ouais! Et nos trois jours de relâche! On nous rassura bien
vite. La _Junon_ appareillerait, mais non pour prendre la haute mer;
elle aurait l’honneur de recevoir à son bord M. le gouverneur civil des
îles Madère, le conduirait à l’île de Porto-Santo, à deux heures d’ici,
et le ramènerait dans la même journée.

Il s’agissait donc d’une simple excursion, que nous pouvions à notre gré
faire ou ne pas faire. On nous disait que Porto-Santo n’avait pas été
visitée par un navire étranger depuis cinq ou six ans, et que le
gouverneur lui-même ne s’y rendait guère qu’une fois tous les deux ans,
n’ayant pas de navire convenable pour l’y mener.

Il y avait là de quoi piquer notre curiosité. Déjà notre imagination
découvrait les choses les plus invraisemblables dans cette colonie genre
Robinson suisse, située à soixante heures de Lisbonne et à cinq jours de
l’Exposition universelle.

Mais pourquoi cette promenade? Voici.

Le groupe des îles Madère est administré par deux gouverneurs: l’un
civil, don Alfonso de Castro; l’autre militaire, le colonel Alex. Cesar
Mimoso, se partageant assez inégalement les attributions du pouvoir
exécutif. Le premier a tout le poids des affaires locales; le second, le
commandement des troupes, véritable sinécure. Le territoire est divisé
en municipalités, à la tête desquelles sont placés des maires nommés par
le roi, sur la proposition du gouverneur civil. L’île de Porto-Santo,
située à vingt-cinq milles environ nord-est de Madère, forme l’une de
ces municipalités et concourt avec elles pour la nomination des trois
députés que la colonie envoie au Parlement portugais.

Tandis que, sous les rayons d’un ardent soleil, nous gravissions les
pentes caillouteuses qui conduisaient à la fête villageoise, notre
commandant, strict observateur des formalités, était allé mettre des
cartes chez les gouverneurs et, quelques instants après, recevait à bord
la visite d’un aide de camp du colonel Mimoso.

Après l’aide de camp, arrive un abbé. C’est le tuteur d’un jeune
Français qui habite Madère avec sa famille. M. Goubaux,--notre aimable
compatriote,--ayant aperçu du haut de sa villa, située sur une des
collines qui dominent la rade, la _Junon_ portant le pavillon du pays
natal, avait député en toute hâte son aumônier pour nous transmettre,
avec ses compliments de bienvenue, la plus cordiale invitation.

On cause de choses et d’autres: de la France d’abord, puis de notre
expédition, puis de l’île, de ses habitants, de ses mœurs; enfin on en
arrive,--il y avait cependant deux abbés dans le groupe,--à dire un peu
de mal du prochain:

--Vous venez de recevoir la visite de l’aide de camp du gouverneur
militaire; c’est un homme charmant,--dit le visiteur;--l’autre, quoique
_civil_, n’est, assure-t-on, pas de même. Il ne rend point les visites,
et, tout dernièrement, nous avons eu ici une frégate française dont le
commandant a laissé sa carte chez lui; il paraît qu’il n’a même pas
renvoyé la sienne. Je vous préviens, afin que vous ne soyez pas surpris
si vous avez le même sort.

--Commandant, annonce aussitôt le timonier de service, une embarcation
portant pavillon portugais se dirige vers le bord.

Les longues-vues sont braquées sur le nouvel arrivant.

--Eh mais! c’est le gouverneur, s’écrie l’abbé, du ton d’un homme
surpris en flagrant délit de jugement téméraire.

C’était, en effet, le gouverneur _civil_, en personne. Remue-ménage,
coups de sifflet, quatre hommes à la coupée pour rendre les honneurs.
Don Alfonso de Castro monte à bord et souhaite la bienvenue au
commandant. La conversation, d’abord banale, comme les débuts de toute
entrevue officielle, se trouva, sans qu’on sache comment, amenée sur la
situation générale de l’île et de ses dépendances. On parla donc de
Porto-Santo. Ce coin de terre, un peu déshérité, avait été plus
malheureux cette année que les années précédentes, la récolte du raisin,
peu importante, avait assez bien réussi, mais le maïs avait complètement
manqué; bref, une famine s’en était suivie. Le gouverneur avait envoyé
des embarcations avec des vivres, et les rapports des derniers jours
étaient satisfaisants; mais «il regrettait bien de ne pouvoir juger par
lui-même de la situation; il aurait voulu rassurer par sa présence toute
cette population presque abandonnée;--de plus, le moment des élections
approchait, et on pouvait craindre... un mauvais résultat.»

Ah! politique, ma mie, nous te retrouverons donc partout, et toujours...
et la même!

Bref, le commandant offrit à M. le gouverneur de le conduire à
Porto-Santo pour relever le moral de ses administrés, et de leur fournir
des vivres s’ils en avaient besoin.

Son Excellence était homme trop bien élevé et trop diplomate pour
demander un service de cette nature, mais trop bon administrateur aussi
pour ne pas l’accepter. Après toutes les hésitations obligatoires, il
fut donc convenu que la _Junon_ ferait ce petit voyage.

Le lendemain, à l’aube, le gouverneur, accompagné de quelques notables,
embarque. Tout est paré. Le pavillon portugais est hissé au grand
mât.--«Machine en avant!»--Vers dix heures nous mouillons devant
Baleria, petite ville de 1,200 habitants, et tout aussitôt nous
descendons à terre. Je pensais, en arrivant dans cette île si peu
fréquentée, faire ample moisson d’observations intéressantes. Erreur!
J’ai retrouvé là Madère, mais Madère stérile et desséché, Madère sauvage
et déguenillé; des ruines sans caractère, des costumes sans couleur, un
soleil dur et sans reflets, se répercutant sur des roches aux arêtes
banales. Quant aux notables, que la redingote noire et le chapeau à
haute forme étaient loin d’embellir, on eût pu les confondre avec
quelque députation d’un petit bourg du midi de la France.

Revenons donc bien vite avec la _Junon_ à Funchal. Le gouverneur est
enchanté; il a rempli sa mission, il a constaté qu’il n’est point
nécessaire de recourir à nos vivres, attendu que nul ne meurt de faim
dans l’île, que le conseil municipal est respectueux et que la
population semble animée d’un fort bon esprit. Que peut être, auprès de
satisfactions aussi légitimes, l’ennui de n’avoir pu, par la faute de
Neptune, faire honneur au déjeuner et au dîner succulents que lui avait
préparés notre chef!

Le lendemain matin, au moment où nous partions en cavalcade pour le
Grand Corral, le commandant recevait la très aimable lettre de
remerciements que voici:


Funchal, le 13 août 1878.

Monsieur le commandant,

Je viens vous faire mes remerciements les plus sincères du grand service
que vous venez de rendre à l’administration supérieure de ce
département, en mettant le navire de votre commandement à ma disposition
pour me conduire à l’île de Porto-Santo, qui lutte avec de grandes
difficultés et qui est menacée de la famine.

Convaincu de la nécessité de m’informer par moi-même de l’état de l’île,
et voyant que ma présence donnerait un peu de courage à ces pauvres
gens, j’ai accepté volontiers l’offre si aimable que vous avez bien
voulu me faire, et qui atteste si bien les sentiments de philanthropie
qui sont l’apanage de la grande nation française.

La manière dont j’ai été reçu par vous, les attentions dont j’ai été
l’objet de la part de tous ces messieurs qui composent l’expédition
française autour du monde m’imposent le devoir de vous manifester les
sentiments de ma reconnaissance la plus profonde.

Du service que vous m’avez rendu en me conduisant à Porto-Santo, et des
offres généreuses que vous m’avez faites de transporter des vivres ou de
les fournir vous-même des provisions de la _Junon_ aux habitants de
cette île, je m’empresserai de rendre compte à mon gouvernement par le
premier bateau, et je suis bien sûr qu’il vous remerciera de toutes ces
marques d’attention et de bienveillance envers son délégué dans ce
département, et envers les malheureux habitants de Porto-Santo.

En vous priant de présenter à vos compagnons de l’expédition
l’expression de ma gratitude, veuillez agréer, monsieur le commandant,
avec mes vœux pour votre bon voyage, les assurances de la haute
considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être

Votre dévoué serviteur,

Le gouverneur civil,

ALFONSO DE CASTRO.


La presse locale, écho un peu emphatique de la politesse officielle,
joignait ses remerciements à ceux du gouverneur et insérait en première
colonne, dans le _Jornal do Commercio_, un article d’une extrême
amabilité.

La lettre et l’article étaient rédigés en français.

Il n’était pas possible d’être plus gracieux, et vous voyez que les
Madériens, en somme, sont loin d’être des sauvages.

Je vous ai dit que nous avions organisé une excursion pour aller en
bande au Grand Corral. _Corral_, vous le savez, signifie col, défilé, et
le Grand Corral est le plus imposant, le plus pittoresque des passages
qui, tournant le pic Ruivo, ancien cratère de 1,800 mètres de hauteur,
permettent de se rendre sur le versant nord de l’île. C’est la promenade
obligée des nouveaux arrivants.

De telles excursions, faites en groupe, gaiement, par un jour clair et
un temps sûr, avec quelque bonne cantine, pourvue des éléments d’un
pique-nique sagement ordonné, sont charmantes, mais indescriptibles. On
admire, on s’exclame à chaque tournant de route, à chaque point de vue
nouveau; on plaisante les cavaliers novices; dans les haltes, chacun
suit son penchant ou sa fantaisie; les chasseurs s’enfoncent dans les
fourrés, les botanistes butinent çà et là; l’un prend un croquis;
l’autre, armé du petit marteau, se charge d’échantillons géologiques. Si
on se fatigue, on ne s’en aperçoit qu’après, et d’ailleurs un bon
souvenir ne passe pas si vite qu’une courbature.

A la tombée de la nuit, quelques-uns d’entre nous sont allés rendre
visite à l’hospitalier compatriote qui nous avait, l’avant-veille,
transmis une si aimable invitation. Ils furent, bon gré mal gré, retenus
à dîner et, après quelques heures de cordiale causerie, s’en revinrent à
bord. Nous partions le soir même à dix heures, malgré tous les efforts
du gouverneur pour nous garder un jour ou deux de plus.

                   *       *       *       *       *

Ainsi se passa notre relâche à Madère. De ce coin du monde, enchanteur,
exceptionnel, on ne connaît que la douceur de son climat et la bonté de
son vin. Encore ne connaissons-nous guère l’un et l’autre que par
ouï-dire. Le séjour de Madère est très recommandé aux phtisiques; mais,
jusqu’à présent, les Anglais et les Allemands ont presque seuls utilisé
les admirables ressources hygiéniques de cette île. Cela est fâcheux, et
pour nous, qui sommes bien loin de trouver à Nice, voire même en
Algérie, des conditions aussi favorables, et pour Madère, où, malgré les
splendeurs d’un paysage unique au monde, on s’ennuie comme dans un
désert.

Il est curieux de remarquer que les gens du pays gagnent la phtisie à
Madère au moins aussi facilement que les étrangers s’en guérissent. Il y
a là un mystère dont l’éclaircissement n’est pas de notre compétence et
ne nous a pas été donné.

Mais parlons un peu du vin. On croit généralement que Madère n’en
produit plus, que les vignes sont arrachées et qu’il n’existe plus
d’autre vin de Madère que celui que l’on confectionne si habilement à
Cette et dans d’autres endroits. Moitié vérité, moitié erreur, comme
dans la plupart des «on dit». Madère a vu ses vignes détruites par
l’oïdium de 1852 à 1854; elle les a replantées en partie vers 1864, et,
depuis cette époque, le phylloxera, gagnant de plus en plus, a, chaque
année, réduit les récoltes. On a recommencé l’arrachement, et on cherche
là, comme partout, un remède à ce fléau dont souffre le monde entier
depuis quelque dix ans.

Cela étant, y a-t-il du vin à Madère? Et des touristes comme nous
peuvent-ils avec certitude emporter un échantillon bien authentique de
ce vin dont bientôt on niera l’existence?--Je vous dirai d’abord que
nous en avons bu d’excellent, et les pauvres vignerons se plaignent de
ce qu’il n’y a que trop de vin à Madère. Depuis celui de l’an dernier,
qui vaut 25 sous la bouteille, jusqu’à celui de l’année 1842, qui vaut
25 francs, c’est par quarante et cinquante mille litres qu’il faut
compter le stock en magasin. C’est l’acheteur qui fait défaut, et une
légère baisse de prix ne suffirait pas à le ramener. Le madère, en
effet, n’est guère buvable qu’après quatre ans; il n’est bon qu’après
huit ou dix ans, et n’a tout son parfum qu’à sa majorité.

On ne peut avoir une bouteille de madère de dix ans à moins de 8 francs;
sa valeur augmente de près de 1 franc par année. Comment lutterait-il
avec les savantes combinaisons de nos chimistes modernes? La différence
est trop grande. Il n’y a donc qu’à s’incliner devant la puissance
industrielle de notre époque, cultiver l’orge, la canne et le blé,
laisser les vieux fûts de Funchal vieillir dignement dans leurs caves,
et piocher la chimie organique et alimentaire, qui nous réserve bien
d’autres perfectionnements.




DE MADÈRE A RIO-DE-JANEIRO

Embarras du choix.--Aspect de l’île Saint-Vincent.--Excursion à
terre.--Les costumes et les mœurs.--L’archipel des îles du
Cap-Vert.--Enthousiasme des collectionneurs.--La _Tactique_.--En
mer.--Le postillon du Père Tropique.--Baptême de la ligne.--Le matelot
d’aujourd’hui.--Récréations astronomiques.--Une soirée intime.--Brumes
et courants.--Arrivée à Rio-de-Janeiro.


En mer, 17 août.

Nous avions reçu à Madère une dépêche annonçant que la fièvre jaune
venait de se déclarer à Dakar, notre prochaine relâche. Impossible donc
d’y aller; et nous voilà comme des gens qui, n’ayant pas trouvé de place
au Théâtre-Français, cherchent à se rabattre sur le Gymnase, le
Vaudeville ou l’Odéon.

Le commandant fit en cette occasion une petite expérience qui ne réussit
point. Il s’y attendait, je suppose. La _Junon_ pouvait choisir entre
les îles Canaries (Ténériffe) et les îles du Cap-Vert (Saint-Vincent ou
la Praïa). Ténériffe était plus séduisant; mais de là à Rio-de-Janeiro,
il faut compter quinze à seize jours de mer, tandis que, des îles du
Cap-Vert, c’est environ trois jours en moins. Les avis étaient fort
partagés; les Capulets Ténériffe et les Montaigus Saint-Vincent ne
semblaient pas disposés aux concessions, et, comme il arrive en bien
d’autres controverses, ils paraissaient d’autant mieux affermis dans
leurs opinions, qu’aucun d’eux ne connaissait le pays qu’il honorait de
ses préférences.

M. Biard, tout en maintenant son droit indiscuté de relâcher au point
qui lui conviendrait le mieux, nous fit savoir que, si nous nous
mettions d’accord, la _Junon_ se rendrait au point que désignerait
l’unanimité des suffrages.

L’entente n’ayant pu se faire, le commandant trancha cette minime
difficulté, et nous sommes en route pour Saint-Vincent, que sans doute
nous atteindrons demain vers midi.

Le temps est magnifique; les vents alizés nous ont poussés rondement.
Dans la nuit du 14 au 15, nous avons passé au milieu de l’archipel des
îles Canaries, les sept îles Fortunées des anciens. A peine avons-nous
entrevu, par tribord, le phare de Palma et «deviné» de l’autre côté le
fameux pic de Teyde. Je me console de ne pas le voir en songeant qu’il y
a quelques mois à peine il m’était donné de contempler longuement le
superbe Ararat..., et je me console encore davantage en relisant
l’admirable description qu’a faite M. de Humboldt du pic et de son
cratère.

Hier, nous sommes entrés dans la zone tropicale; la brise mollit un peu,
et la température s’élève assez vite. A Funchal, nous avions de 18° à
22° centigrades; la moyenne maintenant est de 27°.


22 août.

Enfin, lecteur, qui m’avez si obligeamment suivi jusqu’aux confins de
l’hémisphère boréal, je puis donc vous remercier de votre patience en
vous rendant un signalé service; je vais vous donner un conseil, non pas
de ces conseils qu’on appelle banalement un conseil d’ami, mais un vrai,
un bon, un excellent conseil: N’allez jamais à Saint-Vincent!

Nous avons quitté ce rocher tondu et pelé, il y a plus de trente heures,
et nous en sommes encore ennuyés, presque grincheux. Viennent bien vite
les horizons grandioses de la baie de Rio-de-Janeiro, les ombres
magnifiques des forêts brésiliennes, pour nous faire perdre le souvenir
de ce paysage terne, sec et roussâtre, qu’il nous a fallu supporter
pendant deux jours.

Entendre parler d’un pareil endroit n’est peut-être pas aussi
désagréable que d’y être, et puis, je voudrais justifier à vos yeux ma
sévérité. L’enthousiasme seul a droit à l’indulgence.

J’en dirai donc quelques mots.

Le 18, à dix heures du matin, nous avons aperçu les îles du Cap-Vert,
San-Antonio à droite et Saint-Vincent à gauche. Elles sont fort élevées
et le paraissaient d’autant plus que toute leur partie supérieure nous
était cachée par les nuages. Point de végétation, quelques formes
bizarres, des tons durs et comme plaqués sur le flanc des montagnes.

A deux heures, nous entrons dans la baie «Porto-Grande», et bientôt nous
sommes mouillés en face de la petite ville de Mindello, à côté d’un
paquebot anglais qui va partir pour l’Europe. Devant nous s’étalent des
collines rocheuses, sans grâce, sans grandeur et sans caractère;
au-dessus ondulent quelques montagnes, dont les teintes grises se
détachent d’une façon triste sur le ciel pur.

La ville est située tout au fond de la baie; une assez grande
construction, la maison du gouverneur, et, à côté, l’église, émergent
parmi des lignes de toitures sombres recouvrant des murs blancs. Au bord
de la plage, on remarque les longs toits noirs des dépôts de charbon des
compagnies anglaises. Mindello ne doit son existence qu’à sa baie, la
seule sûre de tout l’archipel, et qui sert de point de relâche et de
ravitaillement aux vapeurs qui font le service du Brésil et celui du Cap
de Bonne-Espérance. Nos paquebots des messageries cependant n’y touchent
pas et ont, jusqu’à présent, conservé Dakar, sur la côte africaine,
comme point d’escale régulière.

Ce petit port de Saint-Vincent ne vit donc que du charbon et par lui
seul; aussi le pavillon portugais, qui flotte au sommet d’un poste
d’observation dominant la ville, est-il moins remarqué que les pavillons
tricolores--rouge, bleu, blanc--des charbonniers anglais. Là, comme à
Gibraltar, comme à Madère et à Ténériffe, l’Angleterre, grâce à ses
«Indes noires», semble régner; le commerce est entièrement entre les
mains des Anglais; un voile de poussière salissante s’étend le long de
la plage et sur la rade elle-même, et en partant on éprouve le besoin de
se débarrasser bien vite de la houille qui a envahi votre visage et vos
vêtements.

Le siège du gouvernement des îles du Cap-Vert est à La Praïa, dans l’île
Santiago; mais le climat en est malsain et l’ancrage assez dangereux
pendant l’été; aussi est-il question d’ériger Mindello en capitale du
groupe, malgré la stérilité presque complète de toute l’île
Saint-Vincent, encore inhabitée il y a seulement une vingtaine d’années.
On m’a montré à Mindello le premier habitant de l’île, un nègre de
soixante-dix ans.

Autour de nous sont mouillés plusieurs navires, dont la présence donne
un peu d’animation à un tableau dont l’ensemble est assez décourageant.
Depuis notre départ de Madère, nous n’avons rencontré que des oiseaux de
mer, et une pauvre hirondelle qui après nous avoir suivis pendant deux
jours a pris son vol en avant en apercevant la terre. Aussi, malgré le
triste horizon des montagnes arides, la vue de tous ces bateaux et des
maisons blanches du rivage a-t-elle le pouvoir de nous distraire
énormément; la découverte de deux ou trois palmiers rabougris et de
quelques touffes de tamarins nous fait espérer la rencontre d’une oasis,
et nous nous précipitons dans les canots des indigènes avec un
empressement et une ardeur tout à fait juvéniles.

Nous sommes assaillis à terre par une nuée de petits mendiants noirs et
nus; quelques-uns nous sont présentés par leurs mères, qui paraissent
enchantées quand nous leur offrons du tabac pour «charger» les affreux
brûle-gueule qui pendent à leurs lèvres.

Est-ce bien une colonie portugaise, une île de l’océan Atlantique? Non,
c’est la côte africaine assurément. Les pauvres indigènes! Tous nous
demandent l’aumône pendant que nous parcourons la ville, en dépit d’une
chaleur accablante. Et quelle ville! Une demi-douzaine de rues toutes
parallèles et tirées au cordeau, bordées de longs rez-de-chaussée
uniformes, divisés en un certain nombre de cases malpropres, dont les
quatre murs abritent parfois toute une famille... Rentrons vite nous
reposer à «l’hôtel de France et d’Italie», l’unique refuge des
voyageurs, misérable auberge, située au bord de la mer, sur une plage
ombragée d’un seul et unique cocotier maladif.

Cette lande brûlée est ce qu’on nomme pompeusement la promenade.

Mindello compte environ 1,200 nègres et 150 blancs, Portugais et
Anglais. La population de l’île est évaluée à 3,000 âmes. Jusqu’à l’âge
de dix à douze ans, les enfants sortent nus; les femmes sont à peine
vêtues d’une simple jupe et d’une camisole plus que décolletée. Leur
coiffure est formée d’un morceau d’étoffe qu’elles ramènent souvent en
écharpe autour de la taille. La misère leur fait ignorer le sens des
mots pudeur et modestie. Nous avons pu nous en assurer en assistant à un
divertissement chorégraphique organisé par notre hôtelier, auquel ont
pris part une quarantaine de ces indigènes. Mais, au lieu des danses
nationales, sur lesquelles nous comptions, il nous fallut nous contenter
d’une sauterie vulgaire et ridicule dans le genre de celles des plus
gais..., ou, si vous aimez mieux, des plus tristes établissements
publics de la vieille Europe.

Le lendemain, nous allons explorer les alentours de la baie. Maigre
exploration! Le poste sémaphorique, élevé au sommet d’un rocher, et qui
a peut-être encore la prétention de défendre la ville, est armé de
quatre vieux canons rouillés, mollement étendus sur le sable. Un être,
un seul, au teint bronzé, fait bonne garde auprès de cette inoffensive
artillerie. En bas, au bord de la mer, une petite construction abrite
les appareils du câble sous-marin transatlantique qui relie l’Europe
avec l’Amérique du Sud. Quel étrange contraste! A deux pas de cette
nudité sauvage, de cette corruption, de cet abrutissement, le plus
surprenant triomphe de l’intelligence humaine; la pensée franchissant en
une seconde les abîmes de l’Océan, s’arrêtant là où elle est attendue,
sans un effort, sans un doute, sans un retard! Dans ce contraste
choquant entre l’asservissement de la matière et l’asservissement de
l’homme pour le même but, dans cette comparaison, qui s’impose
brutalement, entre le nègre déguenillé qui embarque le charbon et la
brillante mécanique qui en prévient l’armateur à mille lieues de
distance, n’y a-t-il pas le germe d’un doute sur le véritable sens de ce
mot: Progrès, qui est devenu la raison d’État de tous les peuples et le
prétexte respecté de tous les individus?

Nous continuons notre excursion, et bientôt nous rencontrons une des
rares sources qui alimentent la ville; à côté, près des citernes, des
négresses, vêtues (je ne trouve pas d’autre mot) d’un foulard sur la
tête et d’un simple mouchoir sur le dos, lavent du linge et ne semblent
pas s’effaroucher de notre présence; les plus jeunes se contentent de
retirer le tissu qui recouvre leurs épaules pour se l’enrouler autour de
la taille en guise de pagne, pendant que leurs aînées, sans rien
déranger de leur «costume», viennent nous demander des cigares et du
tabac. Nous bourrons gravement les pipes de ces dames, très galamment
nous leur offrons du feu, et nous nous remettons en route pour atteindre
l’extrémité de la baie.

En face de nous, à quelques kilomètres seulement, se dressent les hautes
montagnes de l’île San-Antonio, séparée de Saint-Vincent par un bras de
mer de sept à huit milles (13 kilom.) de large. Elles semblent aussi
dénudées que celles que nous parcourons en ce moment; cependant l’île
San-Antonio est de beaucoup la plus petite de l’archipel; elle produit
du café, du vin, du sucre, enfin des fruits et des légumes, que chaque
jour les bateaux du pays apportent à Mindello pour le ravitaillement des
navires. La population est d’environ 25,000 habitants, mais, comme celle
de Saint-Vincent, vivant presque à l’état sauvage, sans instruction et,
pour ainsi dire, sans religion.

Les îles de San-Antonio et de Saint-Vincent forment, avec six autres
îlots moins importants, un groupe connu sous le nom de «Barlavento», ou
îles du Vent. Un autre groupe, dont fait partie l’île de Santiago, où
réside le gouverneur, est nommée «Sotavento», ou îles sous le Vent.
Cette désignation est la conséquence de la position des deux groupes par
rapport aux vents alizés qui soufflent constamment du nord-est et
atteignent d’abord les îles dont la latitude est la plus élevée.

Quelques-unes des îles du Cap-Vert, et particulièrement l’île de
Santiago, sont infestées par des singes de grande taille et très
sauvages, qui dévastent les plantations.

Les invasions de sauterelles y sont fréquentes et concourent, avec les
pluies torrentielles, qui durent de septembre à novembre, à occasionner
d’horribles famines. On cite celle de 1831, qui causa la mort de 12,000
personnes dans l’archipel, qui ne comptait alors guère plus de 50,000
habitants. Dans cette même saison des pluies, le climat est très
malsain; les fièvres pernicieuses, parfois la fièvre jaune, y causent de
grands ravages, et des épidémies de petite vérole déciment en quelques
semaines la population noire.

Seuls, les amateurs d’histoire naturelle ou de géologie ont pu trouver
quelque intérêt en explorant les côtes de ces îles désolées. Sans parler
de notre savant compagnon, M. Collot, dont les courses interminables
n’altéraient ni la santé ni la bonne humeur, quelques-uns d’entre nous,
parmi lesquels M. A. A... et M. E. B... étaient les plus ardents,
s’étaient épris déjà de l’intelligente manie des collections. Le
soulèvement volcanique qui a donné naissance aux îles du Cap-Vert et
l’incroyable richesse de la flore sous-marine de ces parages étaient
pour eux l’objet d’intéressantes recherches.

A l’heure de la marée basse, pendant que nous, profanes, allions en
quête de quelque point de vue, nos jeunes naturalistes, les pieds dans
l’eau, la tête à peine couverte, malgré les prudentes recommandations du
docteur, allaient à la recherche des algues, des mollusques, des
zoophytes, des coquilles de toute espèce et nous revenaient à la tombée
de la nuit, harassés, affamés, mais enchantés, montrant avec orgueil
leurs découvertes. Peut-être eussent-ils profondément dormi en assistant
dans un amphithéâtre au cours de quelque éminent professeur?

Nous eûmes, avant de quitter cette relâche peu divertissante, une
surprise agréable. Le 20, jour de notre départ, on signale vers quatre
heures de l’après-midi un petit vapeur portant pavillon français.
C’était la canonnière la _Tactique_, qui bientôt arriva au mouillage et
prit place à une encâblure de la _Junon_. Nous la saluons de notre
pavillon, élevant nos chapeaux et agitant nos mouchoirs. Notre chef
retrouve dans le commandant du navire de guerre une vieille
connaissance, lieutenant de vaisseau comme lui. Une heure après, le
commandant La Bédollière et deux de ses officiers venaient dîner à bord.
C’était la première fois que nous voyions les couleurs françaises depuis
notre départ; cette rencontre fut une véritable fête pour nous, d’autant
plus gaie que ces messieurs de la _Tactique_ se montrèrent pleins de
cordialité et d’entrain. On but à la France, à nos voyages et à l’espoir
de se revoir bientôt, car la canonnière se rendait à la station de La
Plata, où elle pouvait arriver presque en même temps que nous.

A neuf heures du soir, il fallut se séparer; mais ce ne fut qu’au
dernier moment, et déjà l’hélice ébranlait l’arrière de la _Junon_ de
ses premiers coups d’aile, que nous échangions encore avec nos
compatriotes, devenus des amis, nos meilleurs souhaits de bonne santé et
d’heureuse navigation.


2 septembre.

Nous sommes en mer depuis treize jours. Demain soir, nous serons à
Rio-de-Janeiro. Reviendrai-je sur ces deux semaines passées entre le
ciel et l’eau, et ne ferais-je pas mieux de vous dire que, n’ayant pas
fait naufrage, n’ayant été ni capturés par des pirates, ni incendiés en
pleine mer, ni désemparés par quelque horrible tempête, je n’ai rien à
vous raconter? Ce serait mentir, et je ne veux pas fermer mon journal de
bord sans que vous ayez, en mer comme à terre, vécu avec nous et vu ce
que nous avons vu. Mes récits vous ennuieront-ils? Peut-être. Mais vous
êtes parti avec moi, il faut donc, de toute nécessité, que nous nous
ennuyions ensemble.

Et d’abord, croyez que nous n’avons fait à l’ennui qu’une part modeste.
Pendant les deux jours qui ont suivi notre appareillage de
Saint-Vincent, nous avons joui du plus beau temps du monde, et c’est là
une douceur à laquelle le passager n’est jamais insensible. Moins
insensibles, hélas! avons-nous été aux orages, tourbillons, pluies,
grosses mers et vents de bout qui sont venus après.

Assez amariné cependant pour lutter contre les tendances somnolentes que
m’inspiraient les mouvements trop accentués de la _Junon_, je pus
trouver le courage d’admirer la colère de l’Océan, que, jusqu’alors, je
m’étais contenté de maudire. Je regardais venir les grains sombres et
violents avec un mélange de crainte et de plaisir, et chaque fois que
l’avant plongeant dans la lame se relevait couvert d’une nappe d’eau
écumante, ruisselant joyeusement sur le pont et se déversant
traîtreusement jusque dans les salons, je ne pouvais m’empêcher de
trouver ce spectacle plein d’imprévu et d’originalité.

Un matin, après deux ou trois coups de tangage plus rudes que les
précédents, et comme notre arrière, brutalement secoué par la
trépidation folle de l’hélice sortant de l’eau, semblait devoir se
disloquer, j’avisai notre chef descendant tranquillement de la
passerelle:

--Eh bien! commandant, voilà un assez mauvais temps.

--Comment, mauvais temps? Mais pas du tout. C’est la mousson. Elle n’est
pas très forte cette année.

--La mousson?

--Sans doute. De juin à septembre, ces vents de sud-ouest règnent sans
discontinuer. Mais nous n’en avons pas pour longtemps. Nous les
trouverons, sans doute, jusqu’à la ligne, et après cela...

--Après cela, nous aurons beau temps?

--Beau temps, probablement. Mauvais temps, peut-être.

Je rentrai dans ma cabine, parfaitement renseigné. Soyons philosophes.

Dans la soirée de ce même jour, nous avons remarqué un va-et-vient
inaccoutumé dans l’entrepont occupé par l’équipage. Les matelots nous
ont paru distraits et affairés. Que se passe-t-il?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mer s’était un peu apaisée, le vent avait tourné au sud-est en
mollissant; quelques voiles dehors nous appuyaient au roulis, et nous
étions tranquillement à table, lorsque tout à coup un son prolongé de
cornet à bouquin nous fait dresser les oreilles:

--Un tramway! s’écrie mon joyeux ami, J. C...

Soudain, la porte du salon s’ouvre, et un postillon joufflu, haut botté,
la veste chamarrée, le chapeau à rubans sur l’oreille, le fouet en main,
remorquant un objet à quatre pattes, roulé dans deux peaux de mouton, un
énorme faubert en guise de queue, fait irruption parmi nous:

--Ous’ qu’est le commandant? J’ai une lettre pour lui de la part du Père
Tropique.

Et il s’avance gravement.

--Le commandant? Voici. Qu’y a-t-il pour toi, mon garçon? Ah! de cet
excellent M. Tropique. Très bien. Veuillez vous asseoir, postillon. Mais
quel est cet animal que vous nous avez amené?

--C’est mon ours, commandant.

--Il doit avoir bien chaud... Je pense qu’il vous sera agréable à tous
deux de vous rafraîchir... Pendant ce temps, je vais prendre
connaissance de la lettre de votre maître. Lisons:


Royaume de Neptune, département du Père la Ligne, au fond de la mer, 4e
jour du Ve cycle de la gestation de la baleine franche, an 4878, ère
vraie.

«Illustre nautonier,

»Ma vigie vient de me signaler qu’une nef à plumet noir, se mouvant sans
ailes et portant pour enseignes les couleurs azurées, blanches et
vermeilles, se présentait dans les eaux de mon royaume.

»Après compulsion faite de nos registres de l’état civil, nous n’avons
trouvé aucune trace du passage d’une nef à plumet noir de ce gabarit[1].
Avons constaté de plus qu’il se mouvait à bord une quantité de profanes,
n’ayant pas été baptisés et, par conséquent, n’ayant pas prêté le
serment d’usage.

  [1] Gabarit signifie ici patron, échantillon. Le gabarit est une forme
    en bois, qui sert à façonner la courbure exacte des pièces de
    construction.

»En votre qualité de vieux loup de mer, vous n’ignorez pas qu’il faut
que chacun paye son tribut, lors de son passage dans nos États.

»Avons, en conséquence, décrété et décrétons ce qui suit:

»ARTICLE PREMIER. Ce jour, notre envoyé diplomatique et
plénipotentiaire, le Père Tropique, après avoir éteint son fanal de
jour, vous informera de l’entrée de votre nef dans nos eaux.

»ART. 2. Il vous hélera, demandera le nom de la nef profane, ainsi que
les noms des passagers à bord.

»ART. 3. Les grands dignitaires de notre cour prendront ensuite telles
dispositions qu’ils jugeront nécessaires pour que la cérémonie soit à la
hauteur des circonstances.

»ART. 4. La force publique sera sur pied pour empêcher toute infraction
à nos lois et coutumes.

»ART. 5. Les punitions seront levées, à cause qu’il n’y en a pas
beaucoup qui soient punis.

»ART. 6. L’illustre Père Tropique et sa suite, l’ours compris, sont
spécialement chargés de l’exécution du présent décret.

»Fait et scellé du sceau de nos armes, en notre palais de verdure, au
fond de la mer.

»_Signé_: NEPTUNE.»

Et plus bas:

»_Le secrétaire aux affaires humides_,

»Baron DE L’AMURE DE BONNETTE.»


Lecture faite de cette bizarre épître, l’envoyé, toujours grave, se
retire en emportant la soumission complète du commandant aux volontés de
son maître et suivi de son ours, tous deux lestés d’une bouteille
aussitôt bue que versée.

Un tapage infernal accompagne leur sortie et nous amène tous sur la
dunette. Une voix de Stentor part de la grande hune; nous levons les
yeux, et nous apercevons un respectable vieillard à barbe blanche, qui
hurle dans le grand porte-voix:

--Oh! De la nef blanche! Oh!...

Le second, M. Mollat, alors de quart, répond:

--Oh!

--Votre nom?

--La _Junon_.

--Bien. Le nom du commandant? D’où venez-vous? Où allez-vous? Combien de
passagers?

On répond à toutes ces questions.

--Y en a-t-il beaucoup qui n’ont pas passé par ici?

--Une trentaine.

--Ah! ah! Dis-leur que demain je les induirai aux mystères, et qu’ils
soient bien sages, ou bien il pleuvra tempêtes, vents contraires,
avaries et tout le tremblement. En attendant, je _vas_ leur rendre mes
devoirs. Attention!

Nous avions tous le nez en l’air. Le cornet du tramway résonne de plus
belle, et nous sommes assaillis par une grêle de pois secs et de
haricots. Un matelot, déguisé en meunier, saute sur la dunette et en un
instant nous couvre de farine à pleines poignées, pendant que ses deux
aides, faisant mine de nous faire échapper, nous cernent fort
adroitement, jusqu’à ce que nous soyons transformés en pierrots de
carnaval.

Un signe de l’officier de quart fait alors disparaître le meunier, et
nous allons incontinent nous donner un sérieux coup de brosse, prévoyant
pour le lendemain un lessivage dans toutes les règles.

Le commencement de la burlesque cérémonie fut annoncé, le 25 août, à
midi, par une clameur formidable, accompagnée de coups de sifflet, de
trompe et de cloche. Je n’assurerai pas que bon nombre des casseroles du
maître coq n’aient été réquisitionnées pour donner plus de «solennité» à
la fête. Le charivari est assourdissant.

Nous voyons alors un étrange cortège se diriger de l’avant à l’arrière:
en tête se présente le _postillon_, dont le fouet claque avec tout le
retentissement possible, accompagné de l’_ours_, son inséparable ami;
viennent ensuite le _meunier_ et le _notaire_, l’un de nos garçons de
service, correctement vêtu d’un habit noir, gilet en cœur et cravate
blanche, coiffé d’un gibus à larges ailes, au-dessous duquel on
n’aperçoit qu’une énorme paire de lunettes et de longs cheveux blancs
ébouriffés! Il tient à la main le registre de l’état civil, et est
chargé d’appeler les profanes à tour de rôle.

Puis, monté sur _Ernest_,--mais, pardon, vous ne connaissez pas
Ernest;--j’ouvre donc une parenthèse pour vous le présenter: Ernest est
un de nos compagnons de voyage, d’un caractère doux et pacifique,
vigoureux cependant. Ernest se tient toujours à sa place, tranquille et
discret, ne faisant jamais une réclamation quoique étant le plus mal
logé du bord; il a su conquérir toutes les sympathies. On sait, ou
plutôt on craint qu’il n’achève pas le voyage, et lui-même semble en
avoir quelque pressentiment. Nous ne connaissons à Ernest qu’un seul
défaut: il a l’air bête; mais sa qualité de bœuf en est une suffisante
excuse, et nul n’a songé à lui faire un reproche de cette infirmité,
sans doute héréditaire.

Donc, monté sur Ernest, un majestueux personnage s’avance, enveloppé
dans une longue robe bleu de ciel semée d’étoiles, le front paré d’une
couronne, la barbe et les cheveux complètement blancs, tenant d’une main
une fouine en guise de trident, de l’autre une corne d’abondance figurée
par un vase d’une forme bien connue. C’est _monsieur Tropique_, que les
matelots appellent irrévérencieusement le Père Tropique. Son _chapelain_
est à sa droite, son _astrologue_ à sa gauche; tous deux portent le
costume de leur emploi; le second est chargé d’un sextant monumental,
dont la lunette est remplacée par une bouteille vide. _Mme Tropique_ les
suit, nonchalamment étendue dans un char traîné par deux ânes, ou, plus
exactement, par deux jeunes marins encapuchonnés dans des couvertures
grises. L’opulente chevelure de cette dame est figurée par plusieurs
fauberts soigneusement nattés; son vaste corsage, témoignage de
fécondité, abrite deux pastèques inégales, convoitées par quelques
spectateurs; les autres «appas» se dessinent sous un assemblage de
mouchoirs de diverses couleurs. Elle joue de l’éventail et de la
prunelle avec une grâce toute particulière. Les deux plus beaux gabiers
du bord, déguisés en _gendarmes_, accompagnent la calèche de la
princesse, le sabre au poing.

Voici le _barbier_, personnage influent, portant sur son épaule un
gigantesque rasoir en bois; son aide, muni de deux seaux, l’un plein de
farine et l’autre de charbon, le suit de près. Une bande de sept ou huit
_diables_ et _diablotins_, tous enduits de goudron, roulés dans la suie
ou dans le duvet des poules défuntes depuis le départ, brandissant les
outils de la chaufferie, conduisent, enchaîné au milieu d’eux, un
individu maigre et malpropre, qui n’est autre que _Lucifer_ en personne;
puis une demi-douzaine de _sauvages_, aux costumes fantaisistes, se
livrant à des danses de caractère; enfin, un certain nombre de ces «bons
à riens» des cours, ministres sans portefeuille ou fonctionnaires sans
fonctions, ferment la marche.

Le cortège se groupe sur l’arrière. Le Père Tropique et son astrologue
montent sur la dunette; pendant que ce dernier mesure avec son sextant
la hauteur du soleil, pour déterminer l’instant précis où le navire
passera la ligne, la _Cour_ s’installe sur une sorte d’estrade ornée de
quelques toiles et de pavillons de signaux, qui ne cachent
qu’imparfaitement un canot placé en travers sur le pont. Mme Tropique se
fait apporter des rafraîchissements; le notaire prend ses aises pour
appeler commodément les profanes; les gendarmes se tiennent prêts à
courir sus aux délinquants, et les _anciens_, accoudés sur les
bastingages, s’apprêtent à rire à nos dépens.

Je ne vous redirai pas le sermon du chapelain, dont le seul mérite fut
d’être court, ni les commandements grotesques du Père Tropique, nous
n’en avons pas saisi la drôlerie, mais ils furent trouvés du plus haut
comique par l’équipage.

Il vous suffira de savoir que, du premier jusqu’au dernier, nous avons
été bel et bien blanchis, noircis, rasés et saucés. Que de cris, de
contorsions, de grimaces; mais aussi, que de rires! Bon gré mal gré, il
nous a fallu, levant la main gauche et le pied droit, prêter le serment
traditionnel: «Je jure de ne jamais dire du mal d’un matelot et de ne
pas faire la cour à sa femme!» Après quoi, chacun de nous fut
traîtreusement plongé dans le canot rempli d’eau, dernière et principale
formalité de cette originale pasquinade.

Notre maître d’hôtel, caché dans une soute où il se croyait introuvable,
s’est vu appréhendé au corps par tous les diables du cortège. Quelle
barbe et quelle noyade? Barbouillé de farine et de poussière de charbon
sur la figure, avec un complément de goudron sur diverses parties du
corps, il n’en fut quitte qu’après trois plongeons dans le canot!

Au dénouement, un baptême général, où figuraient officiers et matelots,
passagers et serviteurs, dieux et diables, ours et sauvages, tous se
bousculant et s’inondant à l’envi. L’eau pleuvait même de la grande
hune. J’eus pendant un moment le bonheur de saisir le manche de la pompe
à incendie et d’accomplir des prodiges de valeur.

A deux heures et demie, le coup de sifflet: «Bas les jeux! L’équipage à
prendre la tenue de jour!»--mit un terme à cette bataille aquatique, et
quelques minutes après la _Junon_ avait repris sa physionomie
habituelle.

Cette fête du baptême de la ligne, dont l’usage se perd, et qui, sans
doute, disparaîtra tout à fait comme tant d’autres coutumes du vieux
temps, m’a donné l’occasion d’étudier un peu le matelot actuel, qui est
déjà bien loin du matelot légendaire, dont mes lectures de la _France
maritime_ m’avaient laissé le souvenir.

Le jour du baptême, cependant, la marine revient un peu aux traditions
d’autrefois. Ce sont les vieux baleiniers, les anciens du commerce ou de
l’État, les gabiers, qui ont le pas ce jour-là et qui sont les
arrangeurs de la fête. Ceux qui ont vu le plus de baptêmes sont les
moins blasés, ils soignent les détails et prennent au sérieux ce que les
jeunes marins et les mécaniciens paraissent considérer comme une
plaisanterie d’un goût douteux. Ainsi qu’il arrive souvent ailleurs, ce
sont les expérimentés qui semblent les naïfs; ils sont là dans leur
élément, et ne renonceraient qu’avec peine à cette farce qui les fait
maîtres du bord pendant quelques heures.

La faculté de se venger, si peu que ce soit, de ceux qui ont eu le tort
de lui déplaire entre pour quelque chose dans la satisfaction qu’éprouve
le matelot en cette circonstance. Il barbouille de suie ou de goudron la
figure de sa victime, avec une bonhomie ricanante; il lui tient pendant
ce temps des discours pleins de politesse, et sans brusquerie, mais non
sans vigueur, il la pousse dans la baille, l’y maintient quelques
instants, comme sans faire exprès; elle en sort, il l’y _laisse_
retomber maladroitement et puis feint de ne plus s’en occuper, tandis
que, toussant, crachant, essoufflé, demandant grâce, le nez, les
oreilles, la bouche et les yeux pleins d’eau salée, le patient s’éloigne
aussi vite qu’il le peut.

Il est rare que les officiers ou les passagers de l’arrière soient
l’objet de semblables rigueurs; elles sont généralement réservées aux
maîtres commis, cambusiers, agents de service, capitaines d’armes, tous
gens pour lesquels le matelot a peu de considération, ou dont les
fonctions ne contribuent pas toujours à son bonheur, du moins tel qu’il
le comprend.

S’il a ses petites haines, il a aussi ses préférences, et sa brutalité
n’est pas involontaire. Il sait fort bien abréger les formalités en
faveur d’un officier qui lui plaît ou d’un passager bon garçon; s’il
s’agit d’une dame, il saura aussi, sans qu’on le lui dise, substituer au
plongeon réglementaire quelques gouttes d’eau de Cologne dans la manche
et remplacer les poignées de farine en pleine figure par un léger nuage
de poudre de riz.

L’un d’entre nous, cependant, était allé la veille trouver le Père
Tropique, organisateur de la fête, et, moyennant un louis, avait obtenu
la promesse d’être épargné. Le louis fut empoché de bonne grâce; mais
notre camarade fut si vigoureusement saucé, qu’il fallut l’intervention
d’un officier pour le tirer des fonts baptismaux, où une main peu légère
le roulait consciencieusement.

J’ai dit que la coutume de cette fête s’en allait. Est-ce un bien?
Est-ce un mal? La chose est de peu d’importance en elle-même, et si je
suis tenté de lui en accorder un peu, c’est que je vois là un symptôme,
une conséquence du changement d’esprit et de mœurs de nos marins. Avec
ces vieux débris d’habitudes dont la signification nous échappe s’en
vont aussi la naïveté, l’insouciance, le don de s’amuser avec rien et
d’une manière originale que possédaient les hommes de mer d’autrefois.
N’est-ce que cela? Peu de chose, en vérité. Oui, peu de chose; mais
n’est-ce bien que cela?--Dans la manière d’être de l’homme, dans
l’esprit d’une profession, les travers, les tendances, les idées, les
qualités se touchent et se tiennent, et s’il était vrai que les
sentiments de dévouement et de désintéressement, la franchise, la
hardiesse, l’amour du métier et l’amour-propre du bateau, l’idée de
l’honneur national, s’en allaient aussi, si peu que ce soit, cela ne
serait-il pas grave et dangereux?

Cela est malheureusement vrai.--Vous entendez bien que je ne parle plus
du baptême de la ligne, et vous ne supposez pas que je m’appuie sur mon
expérience personnelle pour apprécier l’esprit de nos matelots. J’ai
beaucoup causé de cette question avec les officiers du bord, auxquels
leurs longs services donnent une réelle compétence, et mes remarques ont
confirmé leurs observations. Le marin d’aujourd’hui a perdu beaucoup des
qualités et aussi des défauts du marin d’autrefois. Il a cessé ou
cessera bientôt d’être un type à part, pour devenir un ouvrier
spécialiste, comme les autres ouvriers. Il continuera d’avoir des
talents, parce que les talents rapportent; mais comme matelot, sinon
comme homme, il cessera d’avoir des sentiments et des idées, parce que
cela n’est pas d’un bon placement. Il a jeté par-dessus le bord ses
préjugés et ses coutumes; il fait, aussi avantageusement qu’il le peut,
une balance entre ses droits et ses devoirs, tâchant de grossir les uns
et de diminuer les autres; c’est là sa grande préoccupation.

Le voilà donc commerçant, comme le marin mécanicien, qui lui a montré la
voie, d’ailleurs, et l’y précédera encore longtemps. Le pays y a-t-il
gagné? Assurément non. Quoique la marine militaire ait de moins en moins
besoin du personnel formé au commerce, elle est bien loin de pouvoir
s’en passer et ne le pourra peut-être jamais. La marine marchande et le
matelot lui-même y ont beaucoup perdu, car cette fâcheuse transformation
les ont atteints profondément. Le matelot ne s’est pas aperçu qu’en se
débarrassant d’un bagage d’idées qui lui paraissaient surannées et
inutiles, il perdait cette solidité, cette vigueur, cette ardeur au
travail qui inspiraient la confiance et lui donnaient une valeur
_réelle_, qui s’en va décroissant, à mesure qu’il se civilise à sa
manière. Il a oublié qu’un marin n’est pas seulement un homme adroit,
comme un serrurier, un tisserand ou un sellier, et qu’en certaines
circonstances, fréquentes dans la navigation, dans les tempêtes, les
abordages, les incendies, les naufrages, il n’y a que les hommes de cœur
qui comptent, et que les armateurs le savent bien. En passant d’un
navire à un autre navire, d’une compagnie à une autre compagnie, suivant
qu’ils trouvent une différence de cinq francs par mois en plus ou en
moins sur leur solde, les matelots d’aujourd’hui perdent le véritable
fruit de leurs services antérieurs; ils deviennent des journaliers;
après avoir cherché qui achètera le plus cher leur dévouement, ils se
laissent aller à croire qu’ils ne le doivent pas, pour que le marché
soit meilleur encore. La vieille habitude de donner au navire tout son
temps, toute sa force se perd, et quand l’heure critique arrive, la
volonté de bien faire, si elle existe, ne suffit plus.

Qu’arrive-t-il? A mesure que l’industrie perfectionne les constructions,
que l’hydrographie corrige les cartes, que les côtes s’éclairent, que
les procédés de navigation s’améliorent, les accidents ne diminuent pas
en nombre et augmentent en gravité. C’est que l’homme de mer a oublié
aussi que _presque tous_ les accidents proviennent d’une négligence, et
qu’un service correct, ayant pour résultats un matériel bien entretenu
et une surveillance parfaite, en éviterait plus de la moitié.

Les voyages restent donc dangereux; le matériel des navires et les
navires eux-mêmes ne durent pas ce qu’ils devraient durer, ou, ce qui
est pis encore, même hors d’état de servir, on les fait naviguer quand
même; les armateurs dépensent davantage, le taux des assurances
s’accroît au lieu de diminuer, la marine périclite. Quant au marin,
d’autant moins recherché qu’il y a moins de navires, pressé par le
besoin, les dettes, la famille, mécontent et mal payé, il embarque parce
qu’il le faut.

Pardonnez-moi, lecteur, cette longue digression. Le sujet m’en a paru
intéressant, et je me suis trouvé si bien placé pour prendre mes
renseignements à bonne source, que je n’ai pu m’empêcher de transcrire
ici des appréciations dont la justesse ne me semble que trop prouvée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le fameux «pot-au-noir»,--les marins nomment ainsi la zone des calmes de
l’équateur, dans laquelle le temps est presque toujours orageux, sombre
et pluvieux,--a été traversé sans autre incident que quelques éclairs à
l’horizon; après cela le temps s’est mis tout à fait au beau, et nous
avons pu faire connaissance avec les étoiles de l’hémisphère austral.

Le 28, on a aperçu pour la première fois la fameuse Croix du sud, dont
la réputation me semble être un peu surfaite. Elle se détache fort bien
dans le ciel de ces parages, mais serait assurément moins remarquée dans
notre hémisphère, où les constellations sont beaucoup plus nombreuses et
plus brillantes.

Chercher dans un ciel pur, par une nuit bien claire et bien calme, le
Centaure, la Balance ou le Poisson austral est certainement une
occupation pleine d’intérêt, mais que des Parisiens comme nous trouvent
bientôt monotone. Quand on n’a eu, durant toute une journée, d’autre
distraction que d’avoir suivi d’un regard blasé les bandes de poissons
volants, sautillant d’une vague à une autre, entendu une conférence sur
la composition géologique du bassin de l’Amazone et lu quatre chapitres
des voyages de Mme Ida Pfeiffer, le plus splendide coucher de soleil et
la contemplation d’étoiles arrangées d’une manière nouvelle ne suffisent
pas à remplir la soirée. On a des ressouvenirs d’Opéra, de lumières, de
flâneries sur le boulevard, de flonflons d’opérettes, qui, à la longue,
deviennent agaçants. Nous avons eu l’idée de lutter contre ces
revenants, qui nous venaient bien, ma foi, de l’autre monde, et de les
battre avec leurs propres armes; puisque nous ne pouvions aller chercher
l’esprit des autres et entendre la musique des autres, nous nous sommes
donné une soirée à nous-mêmes, dont notre musique et notre esprit ont
fait tous les frais. Ce projet, accepté avec enthousiasme, a été exécuté
avant-hier. Un programme des plus fantaisistes, où les chansons de
café-concert se rencontraient avec les sonates de Beethoven et les odes
de Victor Hugo, fut rédigé dans l’après-midi, et, le soir du même jour,
le salon arrière, comme Venise la belle, «brillait de mille feux».
L’état-major, convié non seulement à assister, mais aussi à concourir à
cette petite fête, y prit une part très active et seconda fort utilement
les efforts louables, mais justement modestes de la plupart de mes
compagnons.

La soirée commença par une improvisation très brillante de M. P. S...,
excellent musicien, grand ami et admirateur de Richard Wagner, artiste
s’il en fut, original en tous points, qui réclama l’indulgence du public
en des termes demi-sérieux, demi-comiques, qui mirent tout le monde en
gaieté. Chacun paya son écot, soit avec une romance, une pièce de vers,
ou une historiette quelconque. A onze heures du soir, le punch final
achevait de dérider les plus sérieux; le répertoire d’Offenbach et celui
de Lecocq tenaient la corde; des gens qui avaient à peine échangé
quelques mots depuis le départ s’extasiaient ensemble sur les mérites de
Mlle Granier, tandis que des amis intimes discutaient chaudement les
idées littéraires de M. Zola. On ne se sépara guère qu’à minuit, après
un dernier toast en l’honneur des absents, et se promettant bien de
recommencer à la première occasion.


4 septembre, Rio-de-Janeiro.

Nous sommes au mouillage depuis un quart d’heure. Avant de quitter le
bord, et pendant que mon domestique boucle ma valise, je vais vous dire
comment nous sommes arrivés et quelle fut notre impression en entrant
dans cette rade qui passe pour la plus belle du monde.

Hier, à cinq heures du soir, nous étions tout près du cap Frio, aperçu
depuis midi, et qui n’est qu’à soixante milles de la capitale. Nous
marchions à toute vitesse, poussés par une forte brise qui menaçait de
tourner au coup de vent. Le soleil, en se couchant, avait une mauvaise
couleur rougeâtre, aucun de ces rayons éclatants, qui mettent une frange
de feu aux contours arrondis des nuages; près de l’horizon, ce n’était
plus qu’un gros vilain pain à cacheter, et nous répétions cette phrase
banale si souvent et si justement redite: «Si un peintre mettait ça dans
un tableau, on crierait à l’absurde.»

Certes, un peintre eût eu grand tort de chercher à reproduire cet effet
de lumière diffuse, indécise, d’un ton bizarre et presque faux; il eût
eu, je crois, grand’peine aussi à y arriver, bien plus, à coup sûr, que
pour rendre le lourd et épais brouillard dont nous fûmes bientôt
enveloppés. Point d’étoiles, point de lune, pas une lueur; la terre,
dont nous n’étions pas à plus de dix milles, le phare de Frio, tout
avait disparu.

L’atterrissage de Rio-de-Janeiro, dès qu’on a reconnu la terre, est
rendu très facile par la présence d’un îlot situé devant l’entrée de la
baie, et sur lequel on a placé un feu, visible d’assez loin. Le
commandant, peu soucieux de se promener le long de la côte toute la
nuit, d’autant que le vent tenait bon, ne ralentit pas et courut droit
sur le feu de l’îlot Raza. Les hommes de veille sont doublés, les voiles
serrées, et vogue la galère! On devait voir ce phare vers neuf heures; à
dix heures et demie, on n’avait rien vu. Où était-on, puisqu’on n’était
pas là où on devait être? Il n’y avait que deux partis à prendre: s’en
aller au large et attendre le matin, au risque de perdre la journée du
lendemain à revenir sur ses pas, ou bien chercher à tâtons ce phare
introuvable, en s’aidant des indications données par les sondes.

Ce dernier moyen fut adopté et réussit. Vers une heure du matin, malgré
la persistance de la brume, nous avions déterminé notre position et
regagné tout ce qu’un violent courant portant au sud nous avait fait
perdre. Le phare de Raza apparaissait tout près de nous, comme l’unique
étoile perdue dans un ciel d’orage; mais ne pouvant songer, par une
obscurité pareille, à choisir une place convenable dans une rade
encombrée, nous laissâmes tomber l’ancre dans une petite baie voisine,
fermée par deux gros îlots qui nous abritaient du vent de mer.

Au point du jour, nous étions tous sur le pont. Les ombres de la nuit se
dissipaient peu à peu, les contours des hautes terres parurent d’abord,
puis les grandes teintes, puis les nuances indécises des forêts et des
plantations; enfin, un radieux soleil se leva. Les détails d’abord
confondus semblèrent se séparer, la nature, se dégageant doucement du
voile qui avait protégé son repos, offrait, indifférente et majestueuse,
à nous, derniers venus, le même spectacle grandiose qui dut faire
tressaillir d’orgueil et d’admiration les découvreurs du nouveau monde.

Le ciel n’était pas assez pur, l’atmosphère assez transparente pour nous
permettre d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de ce splendide
paysage; mais, à mesure que nous avancions vers l’entrée de la baie de
Rio, nos regards s’arrêtaient sur de nouvelles beautés. Après avoir
dépassé quelques îles toutes verdoyantes, nous pûmes distinguer
nettement à notre gauche le sommet aigu du Corcovado, puis cet étrange
bloc de granit dénudé, en forme de cône, haut de mille pieds,
inaccessible par tous côtés, le Pain-de-Sucre. La chaîne côtière, dont
le Corcovado et le Pain-de-Sucre sont les dernier pics, présente des
contours pleins d’imprévu et de variété; ses flancs rapides et le plus
souvent escarpés lui donnent un caractère de grandeur imposante, bien
que ses sommets les plus élevés ne dépassent pas six à huit cents
mètres.

Partout où la paroi du rocher n’est pas absolument verticale, une
végétation puissante et touffue, d’un vert sombre, couvre les versants
de ces belles collines; des arbres qui nous paraissent d’une taille
extraordinaire en couronnent le faîte et s’avancent sur le bord de
l’abîme, se penchant sur lui, comme pour en contempler la profondeur.

A droite, le pays est moins accidenté; les sinuosités capricieuses de la
côte nous laissent entrevoir de paisibles vallées, sillonnées de routes,
piquetées de coquettes maisons blanches, couvertes de plantations et de
jardins.

L’entrée de la rade est un passage d’environ un demi-mille de large,
entre deux pointes; sur celle de gauche, le vieux fort de San-Joaô et le
fort Laage; sur l’autre, la citadelle de Santa-Cruz, magnifique
forteresse, dont les trois plates-formes superposées sont disposées pour
recevoir soixante-dix pièces de canon. L’usage, ou, pour mieux dire, le
règlement veut que les navires, en arrivant à cet endroit, ralentissent
leur vitesse et passent tout près de la citadelle pour répondre aux
questions, d’ailleurs inintelligibles, qui leur sont adressées à l’aide
du porte-voix.

La pensée ne nous est pas venue de maudire ce léger retard. La rade se
déployait devant nous comme un lac immense, dont à peine nous pouvions
entrevoir l’extrémité. Un peu à droite, émergeant de hautes collines,
s’élevaient les bizarres aiguilles de la chaîne des _Orgues_; des îles
couvertes de bois surgissaient çà et là. A notre gauche, la ville de
Rio-de-Janeiro, la capitale de cet empire dont chaque province est aussi
grande que la France, la reine des mers australes, encore enveloppée
d’une légère brume, éparpillait ses faubourgs, ses villas, ses palais et
ses parcs sur le versant des contreforts de la grande chaîne et jusqu’au
pied du majestueux Corcovado.

Entre elle et nous, et plus loin encore, une forêt de mâts. Autour des
îles et dans les baies que forme l’immense havre, d’autres navires sont
mouillés. Une faible brise gonfle les voiles des légères embarcations
brésiliennes, fait flotter les pavillons des bâtiments de guerre et nous
amène par instants, comme un murmure harmonieux, le son des cloches
matinales.

Nous voici près du fort Villegagnon, construit au XVIe siècle par un de
nos compatriotes. C’est là qu’il faut recevoir les visites de la santé
et de la douane, avant de pouvoir communiquer avec la terre... On vient
nous dire que des ordres ont été donnés pour nous épargner les
formalités minutieuses auxquelles tous les nouveaux arrivants sont
soumis. Nous sommes donc libres. Voilà une aimable prévenance, qui nous
évite bien des ennuis, car la douane de Rio est d’une sévérité extrême.
Je vous laisse donc, lecteur, pour quelques jours; et toi, bonne
_Junon_, repose-toi de tes fatigues.




RIO-DE-JANEIRO

Le débarcadère.--Visite au marché.--Promenade en ville.--Les
tramways.--L’éclairage.--Un dîner de 32,000 reis.--Au théâtre.--Le
palais de la Belle au bois dormant.--La toilette de cour de M. de
Saint-Clair.--Présentation à l’empereur et à l’impératrice.--Les trésors
du Brésil.--Bizarreries.


Rade de Rio. 12 septembre.

Toutes les relations de voyage au Brésil s’accordent à dire que l’aspect
de Rio-de-Janeiro, au moment où l’on met le pied à terre, cause une
désillusion aussi profonde que l’arrivée dans la plupart des villes
d’Orient. Peut-être un homme ainsi prévenu est-il doublement
bienveillant, peut-être les souvenirs de Saint-Vincent me
disposaient-ils à voir tout en beau; quoi qu’il en soit, je n’éprouvai
pas cette impression aussi vive que je m’y attendais. Certes, le
débarcadère est assez mal tenu, jonché de débris et semé de fondrières,
mais on arrive bientôt sur une grande place dont le milieu est arrangé
en _square_ assez élégamment dessiné; les édifices qui l’entourent sont,
je l’avoue, peu artistiques, cependant convenables, et l’animation qui
règne en cet endroit, le beau soleil qui l’éclaire concourent à produire
une sensation plutôt agréable.

Si, d’ailleurs, on était sévère pour les lieux de débarquement, on
n’aurait que trop souvent à exercer cette sévérité. Au point de vue du
touriste, le quai de Rio-de-Janeiro n’a rien à envier à ceux de
Marseille, de New-York ou de Liverpool, bien que ce dernier port ait le
plus beau _wharf_ flottant qui existe au monde, et je souhaiterais à
l’opulente capitale de l’Angleterre de présenter au visiteur qui arrive
par la gare d’Euston ou de Fenchurch un aspect aussi gai que celui du
débarcadère de Rio.

A deux pas de là, la vue d’un marché nous réjouit par sa couleur locale;
de plantureuses négresses, col et bras nus, coiffées d’un énorme turban
de couleur ou de mousseline blanche, nous offrent des oranges, des
mangos, des bananes et des ananas. Pourquoi ces fruits, que le Brésil et
les environs mêmes de Rio produisent en abondance, coûtent-ils aussi
cher qu’à Paris? Pourquoi le mango lui-même, l’affreux mango, paquet de
filasse trempé dans de l’essence de térébenthine, qu’on paye trois sous
à la Martinique, vaut-il trois francs à Rio? Espérons que ce sont là des
prix d’amateurs, de nababs en villégiature, et que notre cuisinier saura
trouver, auprès de ces belles campagnardes, de plus douces conditions.
Un peu plus loin, des nègres viennent à leur tour nous exhiber des
singes, des perroquets et de ravissants petits oiseaux. Le moment des
emplettes n’est pas encore venu; nous résistons à la tentation de
convertir prématurément la _Junon_ en ménagerie, et après avoir regardé
quelques minutes les splendides poissons que les pêcheurs de la rade
débarquent et empilent sous nos yeux, nous entrons dans la ville.

Les rues sont assez étroites, sans trottoirs et pour la plupart tracées
à angle droit. La vieille ville, de forme carrée, est le centre de tout
le commerce; elle rappelle un peu les anciennes cités espagnoles des
colonies intertropicales. Dans quelques rues et principalement dans la
rue Ouvidor, il y a de beaux magasins; mais sauf ceux des marchands de
fleurs en plumes et des débitants de cigares, nous ne voyons rien qui
paraisse provenir de l’industrie locale: bijoux, modes et meubles de
France, porcelaine et quincaillerie anglaises, viandes fumées des
États-Unis, fusils de Liège, montres de Genève, soieries de Lyon..., il
y a là des produits de tous les pays du monde, à l’exception du Brésil.

Les maisons sont petites, construites à l’européenne, tout en granit,
mais élevées pour la plupart d’un seul étage, avec de petits balcons en
bois, comme suspendus aux murs. En s’éloignant du centre de la ville, on
traverse des rues entières dont les constructions ne comprennent que de
simples rez-de-chaussée.

Les édifices publics, que l’on rencontre surtout dans la rue Diretta, la
voie principale avec celle d’Ouvidor, ont de vastes proportions, mais
l’art architectural leur fait absolument défaut; tels sont la Douane, la
Bourse et le Palais impérial lui-même. On voit cependant dans les
constructions les plus récentes une recherche de simplicité et
d’intelligence dans les dispositions qui est un signe évident de
progrès. Je ne citerai pour exemple que le bâtiment de la poste, dont
l’arrangement intérieur, copié sur les modèles américains, est
assurément plus confortable et plus pratique que celui de notre hôtel
des postes... de Paris.

Les églises, assez nombreuses, sont édifiées dans un mauvais style
espagnol, peu ou point entretenues, surchargées à l’intérieur de dorures
maladroitement appliquées. Aucune d’elles ne respire cette grandeur
calme, froide, mais sereine de nos vieilles cathédrales gothiques ou
romanes, et les injures du temps, qu’on prend là peu de soin à faire
disparaître, n’y ajoutent pas ce caractère respectable dont elles
revêtent presque toujours les choses et les hommes.

Il y a peu de places publiques. L’étroitesse des rues et le peu de
hauteur des maisons les font paraître d’une étendue disproportionnée.

En somme, c’est une ville à refaire, mais elle se refera sans doute et
sa transformation est déjà commencée. Combien y a-t-il d’années que
notre superbe Paris, alors malpropre, mal éclairé, mal pavé et mal
gardé, n’avait pour justifier ses orgueilleuses prétentions que deux ou
trois kilomètres de boulevards et quelques antiques monuments qu’il se
fût senti incapable de reconstruire? Comme Paris, Rio dégage ses abords,
entoure la vieille cité de belles avenues, de villas et d’hôtels, crée
et développe des services publics qui poussent la vie du centre au
dehors; et le temps viendra où de larges percées, trouant les anciens
quartiers, jadis aristocratiques, apporteront l’air, la lumière, la
santé, les communications faciles dans ces rues d’aspect vieillot et
malsain, où circule difficilement la foule toujours pressée des gens
d’affaires.

Parmi ces services publics dont je viens de parler, il en est deux qui
frappent l’étranger dès le premier moment, car ils sont déjà organisés
et installés d’une manière parfaite. Ce sont les tramways et l’éclairage
de la ville.

Les voitures sur rails ont presque fait disparaître les autres. Comme à
New-York, le tramway se trouve partout et sert à tout le monde. Il n’est
pas possible de faire cent pas sans en rencontrer un. La femme du monde
y coudoie l’ouvrière, un petit commis de magasin s’y assoit en face d’un
ministre. Les départs sont fréquents, l’allure est rapide. Jusqu’à une
heure avancée de la nuit, ils parcourent non seulement la ville et les
faubourgs, mais leur réseau s’étend bien au delà, à plusieurs kilomètres
dans les environs, contournant les collines à travers les gorges. Les
voitures sont entièrement ouvertes et disposées comme les impériales de
nos chemins de fer de banlieue; on y entre donc et on en descend par le
côté, sans avoir, comme dans nos omnibus parisiens, l’ennui de marcher
sur les pieds d’une douzaine de compagnons inoffensifs, qui se
promettent bien de vous rendre la politesse à l’occasion, pendant que,
cramponné à la main courante placée au-dessus de votre tête, vous
balbutiez de timides excuses.

Les «abordages» des tramways de Rio sont assez fréquents, malgré toutes
les précautions prises, à cause de l’étroitesse des rues et des
tournants brusques, mais le public semble y être habitué; il trouve fort
agréable de payer cinq sous une course pour laquelle un cocher de place
lui demanderait dix francs et ne pense guère à se plaindre de ce qui est
devenu son unique et presque indispensable moyen de locomotion.

J’ai dit encore que la ville de Rio-de-Janeiro était très bien éclairée;
rien n’est plus vrai, et si on comprend dans la ville les immenses
faubourgs qui en dépendent, on pourrait dire sans exagération qu’elle
l’est mieux que toute autre ville du monde. Notre cher Paris lui-même ne
prendrait tout au moins que le second rang, malgré l’éclairage
électrique de l’avenue de l’Opéra, les numéros lumineux des maisons dans
certains quartiers élégants et les réverbères à cinq foyers. C’est qu’il
en est à Paris de la lumière comme des sergents de ville: on en trouve à
profusion là où il en est le moins besoin, mais il s’en rencontre de
moins en moins à mesure qu’en s’éloignant du centre les voies deviennent
plus désertes. La campagne de Rio est éclairée jusqu’à une très grande
distance de la ville, et cette masse de lumière est telle que sa
réverbération sur les nuages permet souvent aux navires de reconnaître
leur position à trente ou quarante lieues de la baie.

Je ne voudrais pas entreprendre une étude descriptive complète de la
ville de Rio; cependant il me paraît difficile de passer sous silence la
remarque que j’ai faite d’une absence presque complète d’égouts.
Peut-être des travaux sérieux sont-ils commencés; il serait à souhaiter
qu’ils fussent bientôt finis, car c’est là, m’a-t-on dit, la source de
bien des désagréments pour les habitants et l’une des causes qui
favorisent le développement de certaines maladies. Cela est d’autant
plus probable que dans la saison malsaine, l’été, qui correspond à notre
hiver (de décembre à mars), il y a des pluies subites et diluviennes. La
ville est alors inondée en quelques minutes, les communications
interrompues, et les eaux, n’ayant d’autre écoulement que les ruisseaux
tracés au milieu des rues, entretiennent ainsi une humidité qui, sous un
pareil climat, ne peut être que fort dangereuse.

Aucune rivière ne passe à Rio, aucun cours d’eau important ne se jette
dans la baie, qui n’a reçu son nom (Rivière de Janvier) que par le fait
de la méprise de Souza, lorsqu’il la découvrit le 1er janvier 1531 et
crut que cette magnifique rade devait être l’estuaire de quelque grand
fleuve. Cette respectable erreur se retrouve dans le _Dictionnaire de la
conversation_.

L’eau douce employée dans la ville vient des cascades supérieures du
Corcovado; elle est excellente et d’une limpidité parfaite. L’aqueduc de
la Carioca, qui la distribue à un grand nombre de fontaines publiques,
est une solide et massive construction dans le genre romain. C’est le
premier grand travail achevé à Rio; il date de 1740.

Quelques heures de flânerie dans les rues commerçantes suffirent à me
prouver l’incroyable et cependant réelle cherté de toutes choses. Les
prix me paraissaient d’autant plus fantaisistes que la monnaie
brésilienne a pour point de départ une unité en quelque sorte
imaginaire.

Cette unité est le _reis_ (réal). Cent reis valent environ vingt-sept
centimes; encore le cours est-il très variable.

Tous les payements, sauf pour de petites sommes, se faisant en papier,
le rapport de ces billets avec la monnaie européenne d’or ou d’argent
donne lieu à un agiotage continuel, dont les voyageurs, naturellement,
supportent les conséquences. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on a changé
quelques louis chez le premier «honnête» homme venu, et qu’en a en
portefeuille une liasse de papiers de toutes couleurs, ornés du portrait
de S. M. dom Pedro, on ne sait plus du tout ce qu’on possède, et on
ignore absolument ce qu’on paye. Pendant que l’arithmétique de
l’imagination vous dit que, puisque le _reis_ n’est à peu près rien du
tout, dix reis, cent reis, mille reis ne sont pas grand’chose, la
vieille habitude vous souffle à l’oreille que le _billet de banque_ est
une chose précieuse et intéressante, et que vous êtes bien heureux d’en
avoir autant dans votre poche.

Bref, le soir de notre arrivée, nous étions six à dîner, nous achevions
un repas modeste et mauvais; nous demandons «l’addition»; le garçon nous
apporte une note de 32,000 reis... Était-ce cher ou bon marché?
Répondez, lecteur... Vous n’en savez rien? Eh bien! nous n’en savions
pas davantage, tout en couvrant ce serviteur de bank-notes; longtemps
après, nous avons reconnu que nous avions payé notre dîner à peu près 80
francs. C’était donc cher? Pas du tout. C’était (relativement) bon
marché, parce que ce jour-là le franc valait 410 reis, tandis que
quelque temps avant il n’en valait que 315.

Il y a quatre théâtres à Rio, dont le principal, construit en 1812, est,
dit-on, plus vaste que la Scala de Milan. Ce théâtre était fermé, je
n’ai pu le voir. Le théâtre de dom Pedro II, situé sur le chemin de
Botafogo, donnait _Faust_ le jour de mon arrivée; n’ayant rien de mieux
à faire, nous tentâmes l’aventure, et, après avoir payé un nombre
invraisemblable de _mil reis_, j’eus la jouissance d’un fauteuil
d’orchestre, lisez «chaise» d’orchestre, dans une très grande et haute
salle, toute blanche et garnie des deux tiers des spectateurs qu’elle
pouvait contenir.

Comme dans les théâtres espagnols, les loges ne sont séparées que par
une cloison à hauteur d’appui; le devant de la loge est aussi plus bas
que dans nos théâtres. On voit mieux, et surtout on est mieux vu;
l’aspect général est plus gai, plus vivant, bien que l’ornementation
soit à peu près nulle. Il n’est pas nécessaire, comme à notre nouvel
Opéra de Paris, d’être dans le lustre pour voir les toilettes des femmes
qui sont dans les loges, dont les gens placés à l’orchestre
n’aperçoivent, vous le savez, que la coiffure.

Ce que nous appelons balcon et galerie n’existe pas, ou plutôt n’existe
qu’au rez-de-chaussée, faisant une ceinture au pourtour de l’orchestre.
Les dégagements sont commodes, suffisamment larges; on peut quitter et
regagner sa place sans obliger ses voisins à monter sur leur siège pour
vous livrer passage.

S’habille-t-on pour aller au théâtre à Rio? Je ne saurais le dire. Les
hommes n’ont assurément pas, comme chez nous, le culte de la cravate
blanche. Quant aux toilettes, j’en ai peu remarqué de vraiment
élégantes; beaucoup de fleurs, quelques diamants, mais peu de robes. Pas
autant de mauvais goût que je pensais en trouver.

L’interprétation de l’œuvre de Gounod, comme chant et comme mise en
scène, était un peu au-dessous du médiocre; ce fut du moins mon
impression; mais remarquez que c’est un Parisien qui parle, et M.
Halanzier pourra vous dire que les Parisiens sont très difficiles.

Pendant que nous nous laissions aller à l’enivrement de ces plaisirs
mondains, le _Theatro Phenix Dramatico_ donnait sa 93e représentation de
_Os Sinos de Corneville_, et le _Theatro Cassino_ réjouissait un public
plus littéraire avec _O afamado drama O Correio de Lyaô_.

Inutile de traduire, n’est-ce pas?

Le même jour, une dépêche annonçant la mort de la reine Marie-Christine,
sœur aînée de l’impératrice du Brésil, était arrivée à Rio. La cour
avait immédiatement pris le deuil, et la nouvelle s’était très vite
répandue dans la population, qui a conservé beaucoup de respect et
d’estime pour l’empereur et la famille impériale.

La première conséquence de cet événement fut de suspendre les audiences
et les réceptions. Le ministre de France, M. Noël, avait informé notre
commandant qu’il se mettait à sa disposition pour le présenter à
l’empereur, ainsi que les membres de l’expédition qui lui en
exprimeraient le désir; mais le deuil de la cour, le départ prochain de
Sa Majesté pour la campagne paraissaient rendre ce projet irréalisable.

Cependant, le 7 septembre, à la veille de quitter Rio, l’empereur ayant
consenti à recevoir les hommages des chefs de service et des officiers
de la garnison, la présentation put avoir lieu. J’avais disposé de mon
temps pour ce jour-là, de sorte que je ne pus y assister. J’emprunte
donc au journal de M. de Saint-Clair, secrétaire de l’expédition, le
récit de cette entrevue.

                   *       *       *       *       *

«Je suis devenu aujourd’hui,--écrit notre aimable compagnon,--le
courtisan malgré lui, et j’ai été présenté à l’un des plus puissants
souverains du monde, dans des conditions déplorables pour mon
amour-propre.

»L’empereur ne recevant pas, à cause de la mort de la reine Christine,
sa belle-sœur, le commandant devait se borner à faire acte respectueux
en s’inscrivant au palais. Nous descendîmes à terre tous deux, vers
midi, lui pour aller rendre visite à M. Noël, et moi pour faire quelques
emplettes. Comme il avait plu le matin, les rues de Rio s’étaient
changées en marécages, et je me trouvai dans l’état le moins présentable
au rendez-vous que Biard m’avait donné à deux heures pour rentrer à
bord.

»Dans l’intervalle, notre ministre lui avait annoncé que, sans doute,
l’empereur pourrait le recevoir le jour même: «Je regrette de ne pouvoir
vous accompagner, lui avait-il dit, mais on est prévenu de votre visite;
prenez une voiture et ne perdez pas de temps.» L’après-midi était belle;
la promenade jusqu’au palais de San-Christovaô, à travers la campagne,
me tentait un peu. Je me décidai à accompagner mon ami jusqu’au seuil
impérial, distant de cinq kilomètres.

»Nous avons traversé d’abord un assez vilain faubourg, proche des
abattoirs, au-dessus desquels planent des nuées de corbeaux. Après
maints cahots dans ces parages peu poétiques, nous entrevoyons le
château, et bientôt nous arrivons à la grille, que notre cocher mulâtre
franchit sans la moindre hésitation.

»San-Christovaô, résidence d’hiver de Sa Majesté, est une grande
construction, à laquelle on donne plus volontiers le nom de château que
celui de palais, et que j’ai entendu des personnes irrévérencieuses
qualifier de l’épithète peu aimable de bicoque. Je ne dirai pas de quel
style est son architecture; elle appartient au genre calme et froid. Ce
n’est pas un édifice, c’est une bâtisse, à laquelle l’absence de
prétentions donne un caractère simple, solide et honnête.

»On l’a entourée d’une espèce de bois de Boulogne en miniature, avec
lacs, kiosques, cascades et le reste...

»Nous descendons de voiture. Un factionnaire, à la vue des épaulettes du
commandant, présente les armes, et nous enfilons un couloir obscur;
point de suisses, de valets... personne! Le factionnaire, voyant notre
embarras, nous fait signe de prendre un escalier à gauche, et nous
arrivons dans une assez vaste galerie de tableaux, que nous supposons
être la salle de réception. En attendant que quelque âme charitable
veuille bien nous demander ce que nous faisons là, nous passons en revue
les tableaux. A part quelques portraits anciens presque effacés, mais
d’une touche assez vigoureuse, je ne vois rien qui vaille «l’honneur
d’être nommé.»

»Un monsieur en habit vert et boutons d’or traverse la galerie d’un pas
majestueux. Est-ce un huissier? un chambellan? un ministre? Dans le
doute, nous saluons fort poliment.

»Le monsieur nous regarde très surpris et passe outre sans nous rendre
le salut. Nous connaissons donc la livrée des domestiques. C’est un
premier résultat.

»Avisant au fond de la galerie, à gauche, un petit salon, nous y
trouvons une table, et sur cette table un registre. Un second monsieur,
même habit vert et mêmes boutons dorés, y vient jeter un coup d’œil.
Instruits par le malheur, nous nous gardons bien de saluer; ce
personnage nous considère d’un œil un peu moins surpris que celui du
premier monsieur et s’en va. Il a la clef brodée dans le dos. Cette
fois, c’est bien un chambellan.

»Biard inscrit son nom sur le registre, et, satisfaits de nos deux
écoles de politesse, nous allions nous retirer, lorsque nous rencontrons
sur le seuil M. S... V... L..., un de nos passagers, qui nous donne les
plus exacts renseignements; son ministre (M. S... V... L... est
étranger) le présentera à l’empereur, car la réception va avoir lieu.
Quoiqu’en petite tenue, le commandant se décide à rester, quitte à se
présenter tout seul ou à ne pas se présenter, suivant les circonstances.
Moi, j’attendrai dans la galerie.

»Heureux l’homme qui sait dire: non! même à son ami, même à son
commandant. Je n’ai pas osé, j’ai été faible, et bientôt j’allais en
subir sans doute les humiliantes conséquences. En vain, considérai-je
mes bottes recouvertes du limon jaune des rues de Rio, ma redingote mal
brossée, mes gants de Suède d’une couleur douteuse, que je n’osais ni
mettre à mes mains ni dissimuler dans ma poche; je me sentais mal
peigné, je devinais que mon col avait perdu sa fraîcheur et que ma
cravate devait être de travers; mais j’avais dit: Oui, je reste! Il
fallait rester. Et pendant que je réfléchissais à la gravité de cette
décision mac-mahonienne, une foule chamarrée, dorée, sanglée, décorée
commençait à se presser derrière nous et autour de nous. La fuite
devenait impossible, et bientôt l’empereur lui-même allait remarquer
tous les détails de ma toilette trop négligée...

»Comment ne lui sauteraient-ils pas aux yeux, ces misérables et
ridicules détails qui faisaient un si piteux contraste avec le brillant
et le clinquant de tous ces uniformes de généraux, d’amiraux, de consuls
étrangers, de ministres!...

»J’en étais là de ces pénibles réflexions, lorsque parut à mon côté
notre professeur d’histoire naturelle, M. Collot, correct, immaculé,
irréprochable depuis le fin bout de ses souliers vernis jusqu’au nœud
symétrique et soigné de sa cravate blanche. Tandis que moi...

»Le petit salon où nous étions donnait sur une galerie couverte, en bois
peint, d’une simplicité excessive et contournant une cour intérieure.
Une porte s’ouvre au fond de cette galerie: chacun se tait; un
personnage au port noble s’avance de notre côté, sans entourage, en
simple redingote noire, pas une croix, pas un ruban. C’est
l’empereur!... Il s’arrête à quelques pas du groupe. Je me sens de plus
en plus embarrassé, je jette un regard d’angoisse sur le commandant: il
ne bronche pas... Les ministres d’abord, puis les généraux, les amiraux
s’avancent et saluent. Sa Majesté leur adresse quelques mots et les
congédie. M. S... V... L..., qui n’a pas trouvé son diplomate, s’avance
bravement, décline ses titres et sa nationalité. On entend alors une
voix, celle de l’empereur, qui appelle Biard et lui fait signe de la
main. Je regarde le plafond, espérant vaguement que cette contenance me
fera passer inaperçu. C’était trop demander. J’entends mon nom, je
m’approche, le commandant me présente, et à la vue de la physionomie
avenante de Sa Majesté toutes mes terreurs s’évanouissent. L’empereur
s’enquiert avec intérêt du succès de l’expédition et trouve un mot
bienveillant pour chacun de nous: il parle à Biard de son père, qu’il a
beaucoup connu et apprécié; il me demande si c’est mon premier grand
voyage et si j’ai souffert du mal de mer; cause des zoophytes, des
fossiles et des terrains tertiaires avec M. Collot; nous exprime, enfin,
tous ses regrets de ne pouvoir, à cause du deuil de la cour et de son
départ immédiat, nous recevoir comme il comptait le faire et paraît très
fâché d’apprendre que la _Junon_ va quitter le Brésil dans quatre ou
cinq jours.

»Après ces aimables reproches, Sa Majesté nous serre cordialement la
main à tous et nous fait accompagner jusqu’aux appartements de
l’impératrice, auprès de laquelle nous sommes admis.

»Donna Thérèse-Christine-Marie, fille de François Ier, roi des
Deux-Siciles, impératrice du Brésil depuis 1843, est un peu plus âgée
que l’empereur. Le caractère dominant de sa physionomie est la douceur
jointe à une grande dignité; son accueil, quoique fort réservé, est
empreint d’une bonne grâce qui ne peut être que toute naturelle.
L’impératrice est très aimée; comme son mari, elle est fort instruite et
douée d’un jugement très sûr; elle s’occupe beaucoup d’œuvres de
bienfaisance, et ses charités sont aussi nombreuses que considérables.
Elle s’entretint longuement avec nous, parlant d’abord de notre
expédition, puis de Paris et du séjour qu’elle y avait fait récemment,
dans les termes les plus sympathiques pour notre nation et pour
nous-mêmes.

»En traversant de nouveau la galerie pour nous retirer, nous avons
aperçu l’empereur, qui répondit à notre révérence par un geste amical,
et nous avons dû passer au milieu de la foule des fonctionnaires et
militaires brésiliens attendant leur tour de présentation. Ces messieurs
semblaient surpris, presque affectés de notre présence, peut-être en
raison de l’accueil particulièrement aimable que Leurs Majestés avaient
daigné nous faire. Me suis-je trompé en croyant lire dans leurs regards
une sorte de dépit dédaigneux? Je veux le croire; mais, qu’il ait été
traduit ou non, ce sentiment d’antipathie latente et comme involontaire
pour l’étranger est malheureusement très répandu dans la société
brésilienne. C’est un défaut qui ne peut s’accommoder, quant à présent,
avec les nécessités économiques de ce pays, et il serait bon qu’on
inscrivît au fronton de ses collèges le vieux dicton français, trop
oublié, non pas seulement au Brésil: Quand orgueil chevauche devant,
honte et dommage le suivent de près.»

                   *       *       *       *       *

Je reprends la plume, et puisque, à propos de sa présentation à
l’empereur, notre camarade s’est permis sur le caractère brésilien une
observation qui ne me paraît que trop juste, j’ajouterai quelques
renseignements recueillis en causant avec des personnes qui ont une
longue et impartiale expérience de ce pays.

Étrangetés, anomalies, contradictions, le splendide à côté du ridicule,
la misère à côté de trésors incalculables, les préjugés les plus
insoutenables, les idées les plus arriérées, se combinant avec le
sentiment de l’indépendance et l’amour du progrès, forment au Brésil un
surprenant contraste.

Je laisserai de côté les statistiques de sa population, de sa
superficie, de ses cultures, qui présentent des écarts extraordinaires,
pour ne rien dire que de ce qui frappe dès le premier jour quiconque
regarde autour de lui, se renseigne à bonne source et prend la peine de
penser à ce qu’il voit et à ce qu’il entend.

La richesse du Brésil dépasse les rêves de l’imagination. Ses forêts
produisent en quantités _inépuisables_ tous les bois utiles connus et
inconnus: bois de construction, d’ébénisterie, de teinture, bois
résineux, arbres à huile, à cire, à fibres textiles, arbres à fruit,
arbres à pain, plantes médicinales, le tapioca, le cacao, le poivre, la
vanille, etc.; arrosées de magnifiques fleuves, elles couvrent toute la
région de l’Amazone, environ cinq fois plus grande que la France, et
confinent à la région des côtes, où se retrouvent les mêmes productions
auxquelles il faut ajouter le café, le coton, le sucre, le tabac dans la
partie voisine du tropique, et plus au sud, le thé, le froment, presque
tous les farineux, enfin, d’excellentes races de bœufs et de mulets.
L’immense plateau central est couvert de pâturages et de bois plus
clairsemés; mal connu, peu peuplé, pas cultivé, c’est pourtant dans le
lit de ses torrents desséchés et sur le flanc de ses montagnes qu’on va
chercher le diamant, l’émeraude, la topaze, le saphir, le rubis, les
cornalines. Et à côté des pierres précieuses, les métaux précieux, l’or
et l’argent, les métaux utiles, le fer, le plomb. Plus loin, des mines
de houille, des gisements de salpêtre, des sources d’eaux minérales.

Que de trésors, non pas enfouis, mais pour la plupart à la portée de la
main de l’homme! Quel grenier d’abondance pour la vieille Europe,
penchée sur son sol fatigué, sur ses mines bientôt épuisées, creusant
sans relâche, consommant sans cesse et lançant déjà ses enfants à
travers les nouveaux mondes pour y trouver ce pain quotidien qu’elle ne
peut plus donner à tous.

Cependant l’empire du Brésil est pauvre _de fait_; l’État y a toujours
besoin d’argent et ne peut subsister qu’à la condition de prélever sur
toutes les importations des droits si excessifs qu’ils en paraissent
parfois ridicules.

Mais revenons à l’habitant. Au Brésil, on est hospitalier autant et plus
que nulle part ailleurs, mais on craint l’étranger, on ne l’attire pas,
on ne le recherche pas; le Brésilien est fier, hautain, désireux de
montrer un faste aussi brillant et aussi bruyant que possible, mais il
aime à rester chez lui, attendant une occasion qu’il se gardera bien de
faire naître; malgré les splendeurs de la nature, il n’y a au Brésil ni
un grand peintre, ni un amateur de tableaux; le souverain est un libéral
que combattent les libéraux. Enfin, il ne manquerait aux gens de
Rio-de-Janeiro, pour que l’inconséquence fût complète, que de porter des
redingotes noires et des chapeaux à haute forme, sous le climat que
chacun sait ou devine, si déjà, et depuis longtemps, ils n’avaient
adopté cette coutume extravagante.

Je n’entreprendrai pas de donner une explication satisfaisante à ces
bizarreries, en apparence inexplicables. De pareilles questions ne sont,
d’ailleurs, jamais simples; la situation générale d’un peuple, sa
manière d’être, constituent un tableau très varié, très complexe, et non
une figure de géométrie. En continuant ma description du Brésil, tel
qu’il nous est apparu, je ne chercherai donc à rien démontrer, mais j’ai
la persuasion que, malgré les critiques que je viens de faire, il
résultera de cette description un sentiment de confiance dans l’avenir
de la nation brésilienne.




RIO-DE-JANEIRO

(Suite.)

La politique et la nature.--Revue historique.--La
Constitution.--L’empereur règne et gouverne.--Procédés électoraux.--Le
ministère actuel.--La question de l’esclavage.--L’instruction
publique.--Les fêtes nationales.--Ascension du Corcovado.--Autres
promenades.--Le départ.


En mer, 14 septembre.

L’état social d’un pays, comme son état politique, est un effet et non
une cause, et ceux qui méconnaissent cette vérité élémentaire tirent de
la constatation des faits actuels des conclusions toujours fausses et
injustes. La question de savoir si les espèces se transforment n’est pas
encore résolue; mais quant aux peuples, cela est de toute évidence.

Il faut donc, avant de juger une nation, connaître, au moins en
substance, quelle éducation elle a reçue et à quelle époque cette
éducation a commencé. L’aperçu très sommaire et très incomplet que j’ai
donné des richesses du Brésil suffit à faire comprendre combien les
destinées de cet immense empire sont intéressantes pour l’avenir du
monde civilisé; un coup d’œil rapide sur son histoire montrera qu’il ne
faut pas se hâter d’être sévère à son égard, car nul n’a été élevé à
plus rude et à plus malheureuse école.

En l’an 1500, Pinson, l’un des anciens compagnons de Christophe Colomb,
aborde au nord de Pernambouc et prend possession de cette terre au nom
de la couronne de Castille. Trois mois après, Alvarez Cabral, Portugais,
se rendant aux Indes, est jeté par une tempête au lieu qu’on nomme
aujourd’hui Porto-Seguro. Il plante une croix, un gibet et l’étendard du
Portugal sur ce sol dont il prend possession à son tour. Le pape, alors
grand médiateur des querelles souveraines, trace une ligne de
démarcation, et la découverte de Cabral, sous le nom de Santa-Cruz,
reste acquise aux Portugais.

En 1501, Améric Vespuce, alors au service du Portugal, découvre la
fameuse baie de Tous-les-Saints, aujourd’hui le port de Bahia. Pendant
une quarantaine d’années, on se contente de déporter sur les côtes du
Brésil des criminels et des juifs. A cette époque, on ne cherchait que
l’or, et les premières explorations dans l’intérieur du pays n’en
avaient pas fait découvrir.

Cependant, en 1549, un gouverneur général est envoyé, avec mission
d’organiser la civilisation. Le redoutable dilemme, la croix ou le
gibet, le baptême ou la mort, fut alors posé dans toute sa rigueur. Les
indigènes ne se soumirent pas; ils furent impitoyablement massacrés,
incendiés, suppliciés. Exterminés ou refoulés dans les bois, on les
remplaça par des milliers de noirs, plus dociles sous le fouet, et les
premières plantations furent établies.

Je ne raconterai pas les premières expéditions de Villegagnon, envoyé
par Coligny pour fonder à Rio une colonie de réformés, ni celles des
Hollandais, qui de 1630 à 1645 avaient su se rendre maîtres de la moitié
des provinces brésiliennes et en furent expulsés par la révolte; mais on
comprendra facilement que le théâtre de ces guerres continuelles,
auxquelles prenaient part les pires aventuriers des deux mondes, ne
pouvait être autre chose qu’un champ de bataille et qu’aucune nation n’y
existait encore.

Lorsque le Portugal, réuni à l’Espagne vers 1580, eut recouvré son
indépendance, que les Hollandais lui eurent définitivement vendu la
renonciation de leurs droits sur le Brésil, ce malheureux pays retomba
sous l’ancien joug, et peu de temps après on découvrait, c’était vers
1720, les premières mines d’or au Matto-Grosso et les premiers diamants
dans le serro de Frio.

L’histoire des États-Unis, plus connue que celle du Brésil, nous montre
dans quelle absurde sujétion la colonie anglaise était tenue par la
Métropole; celle de la colonie portugaise n’était pas moins servile.
Aucun étranger n’y pouvait être admis. Les Brésiliens n’avaient le droit
de faire de commerce qu’avec la mère patrie; toute industrie leur était
défendue, ainsi que la production de l’huile, du vin et du sel, qu’il
leur fallait faire venir de Porto ou de Lisbonne.

Ainsi, ni liberté politique, ni liberté agricole, ni liberté
commerciale, tel fut le régime sous lequel fut comprimé l’essor des
bonnes volontés et des forces vives du pays.

Les armées françaises furent l’instrument inconscient de sa libération.
En 1807, Jean VI, régent de Portugal, chassé par les conscrits de Junot,
vient débarquer au Brésil; en 1809, il se fixe à Rio; la _première
imprimerie_ s’y établit, les ports sont ouverts aux étrangers. Avec un
flot toujours croissant d’immigration pénètrent les idées de travail, de
dignité, de progrès, et à leur suite les idées de liberté,
d’émancipation, d’indépendance complète.

En 1815, le Brésil est érigé en royaume et réuni au Portugal; mais cette
satisfaction d’amour-propre ne suffit pas à détruire des aspirations
déjà nettement formulées. En 1820, quelques troubles éclatent; Jean VI
est rappelé en Europe, les libertés conquises sont menacées; le second
fils de Jean VI, dom Pedro, alors âgé de vingt-trois ans, comprend qu’il
est devenu nécessaire d’obéir à l’impulsion d’un peuple que rien ne
pourra ramener à la sujétion; le 7 septembre 1821, il proclame
l’indépendance du Brésil; le 12 octobre 1822, il est proclamé lui-même
empereur constitutionnel.

C’est de cette époque si récente que datera l’histoire du Brésil; tout
ce qui précède n’est qu’un enfantement douloureux et difficile.

Supposer que de cette époque doive dater aussi une ère de calme, de
progrès tranquille et sûr, serait cependant une grave erreur.
L’événement l’a prouvé et le prouve encore. La raison suffirait à
l’établir. Le Brésil est entouré de républiques, encore turbulentes,
mais cependant prospères, et pour employer une expression très juste de
M. Humbert, dans une de ses dernières conférences à bord, il est comme
un îlot monarchique battu de tous côtés par le flot révolutionnaire.
Cette monarchie, fondée par un peuple né d’hier, longtemps après que le
souffle philosophique du XVIIIe siècle eut ébranlé les vieilles
dynasties d’Europe, n’a pas un appui solide dans le clergé et ne l’y
recherche pas, d’abord parce que le cléricalisme n’est plus un appui
solide, et aussi parce que le clergé brésilien n’a pas les qualités
d’intelligence et de moralité qui, seules, peuvent faire du clergé une
force. Et pour dire la vérité tout entière, il faut reconnaître que le
trône de l’empereur dom Pedro II emprunte sa plus grande puissance à la
dignité, au bon sens, à la fermeté de celui qui l’occupe.

Je n’ai pas encore parlé de l’esclavage, problème inquiétant et délicat,
de la configuration du pays, qui, sur sa côte orientale, n’a pas un seul
grand fleuve, facilitant l’invasion des planteurs dans ses parties
centrales, du climat, toujours dangereux aux nouveaux venus, autant
d’obstacles au libre développement de la fortune publique; je crois
cependant que cette revue rapide des événements dont le Brésil a été le
théâtre est de nature à donner une plus grande importance aux progrès
qui ont été accomplis depuis peu. Le caractère brésilien, si tant est
que ce caractère soit bien tranché, peut ne pas nous être entièrement
sympathique; mais nous ne saurions refuser aux citoyens de ce jeune
empire le tribut de notre estime, à la vue du respect qu’ils professent
pour leurs institutions et pour celui qui en est le gardien, des
résultats déjà considérables qu’ils ont obtenus en quelques années, du
patriotisme, trop exclusif peut-être, mais ardent et sincère, qui les
anime.

Notre chère France, étant depuis un assez long temps à la recherche de
la meilleure des constitutions, il peut être intéressant de connaître
sur quelles bases celle du Brésil a été établie. Promulguée par dom
Pedro Ier en 1824, légèrement modifiée en 1834 et en 1840, elle régit le
Brésil depuis cette dernière date, sans avoir été remise en question
pendant les quarante années qui viennent de s’écouler.

Les pouvoirs publics se composent de l’empereur, d’un Sénat de 75
membres inamovibles et d’une Chambre législative, composée de 122
députés élus pour quatre ans.

Les collèges électoraux sont formés des citoyens possédant un revenu
annuel de 200 mil reis; les députés sont élus par un vote à deux degrés,
à un mois d’intervalle; pour l’élection des sénateurs, la province
dresse de la même manière une liste de trois noms, sur lesquels
l’empereur choisit celui qui lui convient.

Le Sénat a le droit de rejeter en totalité ou en partie les décisions de
la Chambre des députés. Un conseil d’État, ayant des attributions
analogues à celles du conseil d’État français, et des ministres
responsables devant les Chambres complètent le cadre de ce système de
gouvernement. Sur le papier, cette constitution en vaut une autre; il
faut cependant avouer que, dans la pratique, on ignore, malgré son grand
âge, quels résultats elle donnera le jour où elle sera _réellement_
appliquée.

En effet, grâce à la manière dont sont faites les élections, ce n’est
pas le jeu naturel des institutions qui amène au pouvoir les hommes de
tel ou tel parti, répondant aux désirs du peuple ou aux nécessités d’une
situation; c’est la volonté du souverain.

L’empereur règne et gouverne. Rien ne peut le mieux prouver que le récit
des derniers événements.

A la fin de 1877, le parti conservateur (inutile de le désigner
autrement) était au pouvoir depuis dix ans. Lorsque l’empereur revint de
son second voyage en Europe, le chef du cabinet, duc de Caxias, offrit
sa démission pour des motifs de santé. La démission acceptée, on chercha
à former un nouveau ministère conservateur, mais auquel Sa Majesté
imposait certaines réformes libérales, que les réactionnaires refusèrent
de subir. L’empereur prit alors un ministère libéral le 5 janvier 1878,
déclara dissoute la Chambre des députés, dont la majorité était
conservatrice, et fit procéder à de nouvelles élections. Une Chambre
composée de neuf libéraux sur dix vient d’être nommée, et le char de
l’État, ayant tourné bride aussi facilement qu’une calèche dans l’avenue
du bois de Boulogne, remonte sans cahots la pente qu’on lui faisait
descendre depuis dix années.

Je crois bien volontiers qu’il n’a pas fallu une très forte pression sur
les électeurs pour les faire voter dans le sens désiré; mais, outre que
cela n’est pas certain, il est certain, en revanche, que les élections
sont dans la main du pouvoir exécutif. Voici comment:

Le gouvernement patronne dans chaque circonscription un comité ou
directoire qui a le droit de désigner les deux tiers des candidats aux
sièges vacants: l’opposition présente ses candidats pour les autres
sièges et les fait nommer--si elle le peut. En dehors de cette
candidature officielle, les moyens les plus simples et les plus
énergiques en même temps sont employés pour en assurer le succès. Les
élections se font généralement dans les églises, dont les abords sont
gardés par la troupe mise aux ordres de la police; les membres des
divers bureaux électoraux, soigneusement choisis par le ministère,
s’arrogent le droit de refuser l’entrée des «lieux de vote» aux membres
du parti contraire et surtout à ses chefs. Si ces précautions paraissent
insuffisantes, on emploie alors le système des _duplicata_: il consiste
à faire procéder simultanément à une double élection; le dépouillement
de l’un des scrutins est fait à Rio, par une commission de validation,
siégeant au ministère de l’intérieur, laquelle _désigne_ le candidat
élu.

Ces procédés donnent des résultats «excellents» et ne font pas naître
autant de troubles qu’on pourrait le supposer. Ils assurent (on le
croira sans peine) un accord complet entre les pouvoirs de l’État, qui
gouvernent alors constitutionnellement avec une aisance parfaite.

En sera-t-il toujours ainsi? Cela est douteux. Les grandes villes ont
secoué leur apathie; les étrangers y apportent constamment des idées
d’indépendance plus avancées, sinon plus éclairées. Il faudra donc
bientôt trouver _autre chose_, si l’on veut éviter la nécessité d’un
coup d’État dangereux ou de concessions démesurées, plus dangereuses
peut-être.

Pour le moment, le parti libéral modéré, qui est au pouvoir, ou plutôt
qui le représente, semble répondre aux vœux généraux de la population.
En prenant la direction du pays, il s’est empressé de congédier--comme
cela se pratique un peu partout, d’ailleurs,--le haut personnel
administratif des provinces, et, sans s’inquiéter des doléances de ses
adversaires, le nouveau cabinet s’est mis immédiatement à l’œuvre de
réparation en établissant des réformes sérieuses dans la gestion des
deniers publics. Le ministre des finances, M. Gaspar Silveira Martins,
est entré résolument dans la voie des économies, en arrêtant les travaux
dont l’urgence n’était pas absolue, et en supprimant dans toutes les
administrations un assez grand nombre d’emplois.

Il était temps. Les coffres ayant été trouvés vides, il a fallu faire
une nouvelle émission de papier-monnaie pour la somme de 60,000 _contos_
de reis, soit environ 150 millions de francs.

Des déficits considérables viennent d’être constatés, quelques caissiers
infidèles ont disparu, d’autres sont en ce moment sous les verrous.
Plusieurs grands personnages sont compromis, entre autres un chambellan
de l’empereur, également emprisonné.

Malgré la triste chute de ce ministère, il serait difficile de dire quel
est le plus fort des deux partis conservateur et libéral, et nous avons
vu que les élections telles qu’elles se pratiquent (il n’est pas sûr
qu’elles puissent se faire autrement dans ce pays) sont à cet égard un
baromètre assez incertain.

Je ne puis quitter le domaine de la politique, sans dire un mot de cette
question de l’esclavage qui est de beaucoup la plus grave et la plus
difficile de toutes celles qui préoccupent les esprits au Brésil.

Il ne s’agit pas de savoir si on abolira ou non l’esclavage, car
l’esclavage est aboli; mais de se rendre compte des premiers effets du
décret d’abolition et de faire en sorte, s’il se peut, que ces effets ne
soient désastreux ni pour la stabilité de l’État, ni pour la fortune
publique. C’est en 1854 que l’importation des noirs au Brésil cessa
d’être autorisée, et vers la même époque, deux lois, l’une concernant
les propriétés territoriales, l’autre le mode et les facultés de
colonisation, attestèrent les efforts du gouvernement pour attirer les
colons européens et combler le vide créé par le non-renouvellement des
hommes de couleur. Le 23 septembre 1871 parut le décret d’abolition; il
rendait la liberté aux esclaves appartenant à l’État, à ceux donnés en
usufruit à la couronne, à ceux qui sauveraient la vie à leurs maîtres,
enfin à ceux qui seraient abandonnés par eux. Il déclarait libres tous
les enfants nés de mères esclaves postérieurement à la date du décret.
Seuls, les esclaves nés avant cette date restaient dans la même
condition, jusqu’à ce que les fonds d’émancipation, c’est-à-dire le
hasard ou les loteries, les fissent libres.--Je n’exagère pas; il y a
ici des «loteries de liberté», dont les gros lots sont des êtres
humains.

L’esclavage, au Brésil, mourra donc de mort naturelle dans quelques
années. Dans la lutte entre les intérêts matériels et le sentiment de
l’humanité, c’est celui-ci qui a triomphé, et cela devait être. Le monde
entier a applaudi à la noble détermination prise par l’empereur,
acceptée par son peuple, et admiré la sagesse avec laquelle cette
nécessité philosophique avait été satisfaite.

Mais tout n’est pas dit. Le décret de 1871 n’a rendu la liberté qu’aux
enfants à naître; les pères, les mères, les plus jeunes enfants étaient,
sont et resteront esclaves. Que fera de la liberté cette génération
nouvelle? Voilà ce que le décret ne dit pas et ne pouvait pas dire. Qui
pourra l’élever, cette jeune génération? Elle ne vit pas dans la
famille, car elle n’a pas de famille. Qui leur apprendra à ne pas se
tromper sur le sens du mot liberté, à ces enfants dont les mères ne
seront jamais libres? Les uns, ardents, curieux, n’auront-ils pas la
tentation de se rendre dans les grandes villes, où ils pourront croire
que la fortune les attend, et où ne les attend que la misère, mauvaise
conseillère? Les autres, plus timides, attachés à la _fazenda_, comme
leurs aïeux, ne continueront-ils pas à vivre en esclaves, supportant le
poids du jour et les mauvais traitements, n’osant s’enfuir, parce qu’ils
seront sans protection au milieu de ces immenses territoires où le riche
_fazendero_ est plus maître qu’un capitaine sur son navire, et se
demandant ce que c’est que cette loi dont on leur a parlé, ce mot
magique qui n’a point de signification?

D’autre part, si le nombre des hommes de couleur va en augmentant
lorsque les familles seront constituées, sera-ce un avantage pour le
pays? L’exemple de certaines républiques de l’Amérique du Sud, où le
nègre émancipé est parvenu à tenir en échec, sinon à dominer la
population locale, n’est pas encourageant.

Si ce nombre, au contraire, diminue, qui remplacera les travailleurs
nécessaires? Dans le sud de l’empire, là où l’on élève le bétail, où
l’on cultive le blé, le coton, la pomme de terre, le maté, les colonies
d’Européens réussissent; mais dans les immenses territoires au-dessus du
tropique, couverts de café, de cannes à sucre, de tabac, dans les mines,
dans les forêts, le nègre est indispensable. Qui donc viendra faire son
œuvre? Faudra-t-il avoir recours au coolie chinois? Triste remède dont
on connaît déjà tous les dangers.

Telles sont les questions qui se posent aujourd’hui au sujet de ce grand
fait historique de l’abolition de l’esclavage au Brésil. Je me borne à
les répéter sans y répondre, car les opinions sont encore très partagées
sur ce point.

De telles craintes peuvent être exagérées; cependant elles sont réelles
et fondées. Mais n’oublions pas que, lorsque l’émancipation a été
résolue, les inconvénients en étaient aussi prévus qu’ils le sont
aujourd’hui, qu’aucune volonté étrangère n’a pesé sur les déterminations
du gouvernement brésilien, et que le fait d’avoir rendu la liberté à
leurs esclaves n’en est que plus méritoire pour la nation et plus
glorieux pour le prince.

                   *       *       *       *       *

M. Agassiz, qui a parcouru le Brésil en observateur aussi bien qu’en
savant, dit quelque part que le progrès intellectuel «se manifeste dans
l’empire sud-américain comme une tendance, un désir, mais qu’il n’est
pas encore un fait.»

Le voyage de l’illustre naturaliste date de 1866; il avait sans doute
raison à cette époque, il aurait tort aujourd’hui. Les plus grands
efforts ont été faits en faveur de l’instruction publique dans le cours
des dernières années; les Facultés de San-Paulo, de Bahia et d’Olinda
ont perfectionné leurs méthodes; l’École centrale et le collège Dom
Pedro II sont à la hauteur des établissements similaires de l’Europe,
dont ils ont emprunté les programmes, tout en donnant plus d’importance
à l’étude des langues étrangères; l’Institut impérial d’histoire et de
géographie, dont la fondation remonte à 1838, doit être classé
maintenant parmi les plus sérieuses sociétés savantes; ses séances sont
fréquemment présidées par l’empereur et se tiennent régulièrement au
Palais impérial.

L’instruction primaire et secondaire, dans l’empire, à l’exception de la
capitale, est du ressort des gouvernements provinciaux, auxquels il
appartient de décider si elle est ou n’est pas obligatoire et d’en payer
les dépenses. La moitié des provinces, en 1876, avait déclaré
l’instruction primaire obligatoire, et chacune d’elles consacrait, en
moyenne, le cinquième de son revenu au budget des écoles. Celles-ci sont
au nombre d’environ 6,000; presque toutes les provinces possèdent des
lycées pour l’enseignement secondaire, et, en dehors des établissements
d’instruction supérieure cités plus haut, l’État entretient une école
navale, plusieurs écoles militaires, une école de commerce, un institut
pour les aveugles, un conservatoire de musique, une école des
beaux-arts, et enfin une école des mines.

Cette énumération, un peu sèche, suffit à faire voir que de solides
éléments de perfectionnement intellectuel et moral existent maintenant,
et que les Brésiliens mériteront sans doute, dans un temps qui ne
saurait être bien éloigné, la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes.

Je ne dirai rien de la législation du pays, que je n’ai pris ni la peine
ni le temps d’étudier, et je me bornerai à constater que, si la peine de
mort est encore inscrite dans les lois, elle a disparu de fait depuis
une vingtaine d’années. L’empereur commue invariablement toutes les
sentences capitales, même celles concernant les esclaves, et la société
ne s’en porte pas plus mal.

                   *       *       *       *       *

Le peuple brésilien a une passion excessive pour les fêtes publiques.
Elles sont pour lui autant d’occasions de s’amuser ou simplement de ne
rien faire. Il y a un grand nombre de fêtes nationales, sans parler des
fêtes religieuses; on célèbre de plus une quantité d’anniversaires de
naissances, de mariages et de décès. C’est en tout quarante-deux jours
dits de gala, qui reviennent chaque année, et pour la plupart desquels
les navires de guerre pavoisent.

L’usage veut qu’en pareille circonstance les vaisseaux étrangers
s’associent aux réjouissances publiques par des salves d’artillerie;
mais les jours de liesse et de vacarme officiel ayant paru un peu trop
fréquents aux amiraux étrangers, un règlement à l’amiable est intervenu
entre eux et l’amiral brésilien, limitant à sept ou huit par an ces
bruyantes manifestations.

Le hasard nous a fait assister à deux «grands galas» pendant notre
séjour à Rio: le 4 septembre, anniversaire du mariage de l’empereur, et
le 7 septembre, anniversaire de la déclaration de l’indépendance. Cette
dernière est la véritable grande fête nationale. Tout s’est passé dans
le plus grand ordre; mais la pluie persistante qui n’a cessé de tomber
tout le jour et une partie de la nuit a fait complètement manquer les
illuminations et contribué quelque peu à calmer l’enthousiasme
populaire.

                   *       *       *       *       *

Laissons, si vous le voulez bien, la politique, les études, les
remarques, les observations plus ou moins judicieuses sur l’état du pays
et les goûts de ses habitants, et puisque, au lendemain de
l’anniversaire pluvieux de l’Indépendance, voici un jour qui n’est
l’anniversaire de rien du tout, mais dont le soleil fait une journée de
fête, allons nous promener! Telles furent nos réflexions le 8 septembre
au matin, et bientôt nous étions en route pour faire l’ascension du
Corcovado.

Accompagnés de M. Charles Pradez, l’auteur d’un ouvrage estimé: _Études
sur le Brésil_, qui nous avait offert ce jour-là une amicale hospitalité
dans sa maison de campagne située à l’extrémité de l’un des faubourgs,
nous étions bien sûrs de ne pas perdre le bon chemin et de faire une
charmante excursion.

Nous franchîmes d’abord une colline escarpée dominant la route de
Larangeiras, au moyen d’un tramway à plan incliné, dont les voitures
sont mises en mouvement par une machine fixe, réduction de la «ficelle»
de la Croix-Rousse, à Lyon, ou encore de l’ascenseur de Galata-Péra. Un
second tramway circulant sur les hauteurs nous amène à l’entrée d’une
belle route bordée, d’un côté, par les constructions supérieures de
l’aqueduc de la Carioca, composées d’un épais mur de briques et de
pierres cimentées, lié par une voûte à un autre mur parallèle. De
l’autre côté, les pentes boisées sont protégées par un parapet qui
maintient les terres et permet de contempler sans danger les admirables
aspects toujours changeants du paysage.

Après une heure et demie de marche à l’abri d’un feuillage épais, nous
atteignons le réservoir des eaux, entouré d’un frais jardin. Une courte
halte, et nous entreprenons la partie sérieuse de l’ascension.

La route s’engage sous un splendide dôme de verdure impénétrable au
soleil. Nous la quittons néanmoins et nous prenons un petit sentier pour
raccourcir la distance. La végétation est d’une richesse inouïe. La
surface du sol disparaît sous les herbes. De temps en temps, une
échappée de vue nous arrache des cris d’admiration. Je cueille, çà et
là, des fleurs, des fougères, des branchages; mon bouquet prend des
proportions monumentales et devient encombrant. Il en arrive comme de
mon journal de bord: je récolte aisément, mais quand il me faut lier le
tout ensemble, j’abandonne la tâche au fur et à mesure que j’avance et
que paraît la nouveauté.

Je retrouve ici toute cette flore que j’ai vu cultiver avec tant de soin
dans nos serres d’Europe, poussant à l’état sauvage, partout et
par-dessus tout. Ce n’est pas la grande forêt vierge des bords de
l’Amazone, mais c’est pourtant la nature toute-puissante, immaculée,
prodiguant la vie sous toutes les formes, étouffant les productions
d’hier sous les productions d’aujourd’hui. Les orchidées, suspendues aux
arbres, mêlent leurs couleurs brillantes aux tons plus sombres des
lianes, et, se nouant les uns aux autres, des parasites gigantesques
tombent des hautes branches ou s’enroulent autour d’elles comme des
serpents; un nombre infini de folles plantes, liserons, campanules et
cent autres variétés connues et inconnues, se disputent l’air et le
jour, s’enchevêtrent dans cet immense fouillis ou retombent
gracieusement du sommet même des arbres. Plus près de nous, voici des
daturas, aux fleurs en forme de trompette, qui ont jusqu’à un pied de
longueur; des boboras, suspendant leurs cloches violettes de
broussailles en broussailles; des bégonias d’un rose nacré, des fougères
arborescentes, hautes comme de jeunes palmiers... Un vert crépuscule,
aux teintes à peine variées par les tons rouge vif de quelques parties
de terrain à découvert, nous fait encore mieux apprécier les beautés de
cet incomparable «sous-bois», rendu mélodieux par le chant des oiseaux,
animé par le vol incertain d’une multitude de papillons, appartenant
presque tous aux plus grandes espèces.

Nous suivons toujours notre petit sentier en jetant aux échos nos
réflexions admiratives. L’ascension est parfois difficile, mais nous
évitons ainsi les spirales de la route, et nous apprécions mieux le
caractère de ces profondeurs ombreuses. Bientôt nous nous trouvons au
pied d’un mur de rochers perpendiculaires; c’est le pic du Corcovado,
levant noblement son orgueilleuse cime au milieu d’un épais tapis vert,
parsemé d’énormes cassias, dont les myriades de fleurs, d’un blanc
jaunâtre, ressemblent à des bouquets d’or enchâssés d’émeraudes. De ce
côté, la montagne est tout à fait inaccessible; mais notre intelligent
sentier se fraye sur la droite un passage au milieu des arbres de plus
en plus pressés. Nous atteignons en quelques minutes une station nommée
_las Paneïras_; nous ne nous y arrêtons qu’un moment pour reprendre
haleine; encore une demi-heure, et nous serons au sommet du cône, à une
altitude d’environ 730 mètres.

Le soleil commence à être haut sur l’horizon. Ces brumes du matin, que
j’ai tant admirées le jour de notre entrée dans la baie de Rio, se sont
dissipées graduellement, et ce n’est pas sans efforts que nous
gravissons la pente très raide qui va nous conduire au sommet de la
montagne. A partir de cet endroit la forêt s’éclaircit, disparaît peu à
peu; l’ombre qui nous a jusqu’alors protégés ne forme plus qu’un mince
ruban, fréquemment interrompu sur l’un des bords de la route; la
dernière partie de l’ascension se fait sur des rochers nus, glissants et
brûlés par le soleil.

Enfin, nous atteignons une étroite plate-forme taillée dans le granit et
surplombant le vide de trois côtés; nous avons sous les yeux l’un des
plus beaux panoramas du monde, sinon le plus beau, et dans un instant
toutes les fatigues sont oubliées.

C’est devant nous l’immense rade, dont les échancrures nettement
dessinées forment comme autant de ports; la transparence extrême de
l’atmosphère nous en montre tous les détails: nous découvrons les
criques où viennent se reposer les pêcheurs du golfe, des embouchures de
petites rivières, des presqu’îles, des îlots semblables à des corbeilles
de verdure jetées çà et là, et les centaines de voiliers et de steamers
à l’ancre dans les eaux profondes, et les fines rayures produites par le
sillage des _ferries_, qui sans cesse traversent la baie.

Partout surgissent de nombreux villages, et, disséminées dans les
anfractuosités de la côte, ou échelonnées en amphithéâtre sur les
collines environnantes, les maisons de campagne des habitants de Rio,
assez nombreuses pour former à elles seules une ville de petits palais,
presque aussi importante que la capitale elle-même.

A nos pieds, comme une cascade de verdure, les versants boisés
descendent jusqu’à la petite colline de Santa-Theresa, par laquelle nous
sommes venus, et près d’elle la vieille cité, avec ses lourds édifices
et les nombreux clochers de ses églises, nous apparaît comme un plan
géographique en relief.

A droite, la mer, très calme et dont l’horizon, à peine tranché, se
confond avec le bleu pâle du ciel. L’énorme Pain de sucre, que nous
dominons maintenant d’une hauteur plus qu’égale à la sienne, semble
garder l’entrée de la rade mieux que les forts de Santa-Cruz, de Laage
et de San-Joaô, qui nous font l’effet de jolis joujoux de Nuremberg.
Vers l’est et le nord-est, la vue s’étend jusqu’à un immense cercle de
hautes collines, derrière lesquelles apparaissent, dans de légères
vapeurs grisâtres, les bizarres silhouettes de la chaîne des Orgues; un
peu plus à gauche, nous entrevoyons l’extrémité de la rade qui se perd
dans des lointains indécis, et derrière nous, coupé par des gorges
luxuriantes, émerge un chaos de montagnes, couronnées par la forêt
vierge! Il faudrait la plume d’or de Théophile Gautier pour donner une
faible idée d’un aussi magnifique tableau...

On a dit souvent, poussé par la tentation du paradoxe ou la naïveté de
l’ignorance, que nous avons bien tort d’aller chercher au delà des mers
des beautés que la Suisse, l’Italie, la France elle-même atteignent et
surpassent. Je défie tout homme de bonne foi de redire cette phrase
naïve sur la plate-forme du Corcovado.

La nature montre parfois dans nos pays d’Europe des splendeurs dignes de
toutes les admirations; mais les spectacles qu’elle offre n’ont rien de
comparable entre eux. En variant, avec une puissance dont les
manifestations sont à peine compréhensibles, les climats, les
productions du sol, la nature du terrain, les formes et les
configurations, elle crée des harmonies nouvelles, elle fait naître des
impressions différentes, qui ne se ressemblent que par un seul point,
l’émotion pure et profonde que nous éprouvons à les ressentir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si les agitations de la vie européenne vous ont lassé; si, devenu avide
d’indolence et de repos, vous voulez jouir du calme que donne une
existence toute végétative, au lieu d’aller aux eaux d’Aix, à Nice, en
Italie, en Espagne, partez au mois de juin, et venez passer votre été
dans la campagne de Rio. N’étudiez ni peuples, ni mœurs, ni politique,
vivez au milieu des paysages. Installez-vous paisiblement au sein de
cette admirable nature; parcourez ces grands bois vierges en laissant
votre pensée errer à sa guise; suspendez votre hamac aux replis de ces
gorges profondes, ou sur le flanc des montagnes toujours vertes; ne
croyez pas aux reptiles qui rampent sous le feuillage ou qui s’élancent
des troncs noueux; oubliez les histoires de tigres dont votre mémoire a
pu garder la trace. Ici, vous ne trouverez rien de semblable.

Et quand cette éternelle parure du printemps n’aura pour vous plus de
charme, que vos sens calmés évoqueront les souvenirs, que vous serez
arrivé à regretter presque la froidure de nos climats, qui donne plus de
prix aux fleurs qui renaissent et aux grands arbres qui reverdissent,
alors vous rentrerez chez vous, robuste d’esprit et de corps et retrempé
pour les luttes de la vie du vieux monde.

Surtout, gardez-vous bien de venir ici de décembre à mai, vous y
trouveriez la fièvre jaune.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A partir du jour où nous avons accompli cette ravissante promenade, le
temps, qui ne nous avait pas épargné ses rigueurs depuis notre arrivée,
a bien voulu se mettre au beau fixe, et nous en avons profité pour
courir dans toutes les directions. Les communications sont si faciles
que ces petits voyages ne nous ont causé ni peines, ni fatigues. Chaque
matin, nous repartions,

    «Légers d’allure et de souci,»

comme a dit notre aimable Nadaud, avec un plan général plus ou moins
bien arrêté, que nous avons parfois modifié en route, grâce aux
cordiales hospitalités que nous rencontrions sur le chemin; nous avons
vu la Tijuca, Nichteroy et même la délicieuse vallée de Pétropolis, où
la cour passe régulièrement chaque été brésilien, alors que la terrible
fièvre étend ses ravages sur toutes les villes de la côte. Je ne vous
raconterai pas ces courses par monts et par vaux; je ne vous redirai pas
nos surprises, nos contentements, nos admirations; il me faudrait
employer les mêmes mots, les mêmes tournures de phrases, recopier les
mêmes clichés; et cependant, je vous assure, lecteur, que chaque jour et
presque à chaque moment nos impressions étaient bien neuves et bien
fraîches, que notre enthousiasme pour tant de belles choses ne s’est
point lassé, que nous avons emporté de ces heures trop rapides un
bouquet de souvenirs qui ne se fanera jamais.

Le 12 septembre au soir, au moment où le soleil disparaissait derrière
les collines, la _Junon_ s’ébranlait doucement, rangeait notre frégate
française la _Thémis_, auprès de laquelle elle était restée mouillée
tout le temps de la relâche, passait tout près du fort Santa-Cruz pour
échanger le mot d’ordre; nous entendons le commandement: «En route!»
répété dans la machine, et bientôt forêts, rochers, ville, forteresses,
collines et montagnes ont disparu dans la nuit.




MONTEVIDEO

Un coup de vent.--La mort d’Ernest.--Arrivée à Montevideo.--Physionomie
de la ville.--Parisina.--Les Montévidéennes.--Architecture de
fantaisie.--La Quinta Herosa.--Le Churrasco.--Un saladero.--Croissez et
multipliez.--Guerres civiles et guerres extérieures.--La fin
justifiera-t-elle les moyens?


En mer, 16 septembre.

Nous venons d’apprendre ce que c’est que le roulis; nous pensions en
avoir quelque idée, mais c’était pure illusion. Partis de Rio jeudi
dernier, nous avons franchi dans la même nuit le tropique du Capricorne,
et bientôt le temps a pris une assez mauvaise apparence. Le 13, la mer
devenait houleuse; dans l’après-midi, le vent arrière qui nous avait
jusqu’alors accompagnés disparaît, comme un ami qui aurait fait quelques
pas avec vous sur la route, puis vous souhaiterait bon voyage au premier
coude, vous laissant vous débrouiller avec les fondrières et les
coupeurs de bourse. Les voiles sont aussitôt carguées et serrées; la
brise passe au sud, c’est-à-dire droit de bout, et un grain noir comme
de l’encre, chargé de grêle et de pluie, salue notre arrivée dans ces
nouveaux parages.

A chaque repas, les _violons_ sont tendus, mais ne retiennent qu’une
partie du service (on nomme ainsi les cordes qui, passées par-dessus la
nappe, servent à assujettir les plats et les carafes). Dans la nuit, on
stoppe pendant une heure, pour laisser refroidir une pièce de la machine
qui s’est échauffée; pendant ce temps, nous essuyons un violent orage,
toute l’étendue du ciel est balafrée par d’énormes éclairs. Le 14, ciel
toujours couvert; nous sommes bercés par une longue houle de sud-est;
mais la brise varie à chaque instant, le soleil ne se montre pas de la
journée, la pluie tombe sans interruption.

Nous restons assez indifférents à cette mauvaise humeur des éléments.
Chacun, confiné dans sa cabine, y trouve une occupation, une étude ou un
amusement. Les collectionneurs piquent, collent, classent les
innombrables échantillons, résultats de leurs courses aux environs de
Rio; on écrit nombre de lettres, on met de l’ordre dans ses notes, on
compulse la bibliothèque du bord pour compléter ses renseignements sur
le Brésil et préparer des excursions dans l’Uruguay et la république
Argentine. D’ailleurs, notre traversée n’est que de cinq jours, dont
deux sont déjà passés, nous sommes en bonne route. Tout va bien.

Tout va bien, jusque vers minuit. Mais alors, le vent fraîchit si vite
et si fort du sud-sud-est, que tout commence à aller mal. Plusieurs
d’entre nous sont jetés hors de leurs couchettes. Habitués à une mer
relativement tranquille, désamarinés par nos neuf jours de relâche à
Rio, nous avions assez négligemment posé, çà et là, dans nos chambres,
les mille petits objets utiles ou inutiles dont chacun commence à être
encombré. Tout cela s’est mis en mouvement et donne une sarabande
effrénée, glisse sur les meubles, roule sur les planchers, saute
joyeusement par-dessus les rebords des planchettes, se casse avec un
petit bruit sec qui est bien la plus désagréable musique que je
connaisse au monde, et les morceaux courent gaiement les uns après les
autres, s’aplatissent le long d’une cloison, et quand le navire les
rejette sur l’autre bord, repartent tous ensemble pour atteindre la
cloison d’en face, et ainsi de suite _indéfiniment_! Point de patience
qui puisse tenir contre l’agacement rageur que fait naître cette
bataille du malheureux courant à quatre pattes après ses chers bibelots
et l’impitoyable roulis. Toutes les deux ou trois minutes, le mouvement
se calme, se ralentit, cesse presque. On croit que c’est fini; en un
instant, on a tout remis en place, on songe à se recoucher... Déception
amère! le maudit bateau recommence tout doucement à se balancer, et
chaque oscillation est plus forte que la précédente, et les fioles, les
armes, les livres, les encriers, les boîtes, les objets de toilette
recommencent à se pousser, à se heurter, bêtement, maladroitement,
jusqu’à ce qu’un «bon coup», produit par le choc d’une lame plus brutale
que les autres, amène une nouvelle dégringolade qui fait sortir de votre
bouche un torrent d’épouvantables jurons.

Mais que font donc ces marins, ces serviteurs, tous ces gens qui ne sont
à bord que pour moi, passager, pendant que je m’acharne fiévreusement à
cette ridicule gymnastique? Les marins, me dit le bon sens, ils sont
là-haut, sur une vergue que tu ne verrais pas, quand même tu serais sur
le pont, parce qu’il fait trop noir; ils sont cramponnés d’une main à
quelque corde qu’ils espèrent solide, aveuglés par les rafales et la
pluie qui leur fouettent le visage, et passent un «tour de raban» à
cette voile, qui te paraîtra peut-être bientôt plus précieuse que toutes
les curiosités des deux mondes. Les domestiques, me dit un bruit de
vaisselle qui s’entre-choque, de bouteilles qui roulent au-dessus de ma
tête, et le fracas d’une grosse lampe qui a sauté hors de sa suspension,
roulé sur les marches de notre échelle et se brise à la porte de ma
chambre, ils font, pour assurer ton déjeuner de demain matin, cette même
gymnastique ridicule.

Allons! puisque tout le monde ici travaille pour toi, me suis-je écrié
avec résignation, fais comme les autres. Au moment où je prenais cette
philosophique décision, j’entends la voix d’un de nos bons camarades,
qui, très haut, mais du ton le plus calme, s’adressant à M. de
Saint-Clair: «Monsieur, je demande à être débarqué immédiatement!...» Un
rire général retentit dans la batterie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au lendemain de cette nuit trop mémorable, le temps s’était beaucoup
embelli; le _pampero_ que nous avions traversé était allé porter ses
ravages ailleurs, et, malgré la température un peu fraîche, nous nous
sentions gais et dispos, lorsqu’une triste nouvelle vint assombrir tous
les visages: Ernest était mort! Notre aimable et pacifique compagnon
(vous vous souvenez, lecteur, du rôle important qu’il avait joué dans la
fête de la ligne), épargné jusqu’ici par le couteau fatal; Ernest, qu’il
était vaguement question de ramener jusqu’en France, avait été victime
des fureurs de l’Océan. Un coup de mer, passant par-dessus le
bastingage, avait rompu la corde qui l’y tenait attaché et précipité du
même coup l’infortuné quadrupède dans le panneau du faux pont. Le maître
coq s’était fait un devoir d’abréger ses souffrances.

Il n’est pas besoin d’ajouter que nous lui fîmes les seules funérailles
dignes d’un excellent animal, dont, même après sa mort, on pouvait
encore apprécier les qualités solides et le tendre naturel.


A bord du _Saturno_, 21 septembre.

Nous sommes arrivés à Montevideo il y a quatre jours. Je suis en ce
moment à bord du steamer anglais qui fait le service de cette ville à
Buenos-Ayres. La _Junon_ reste à Montevideo, où elle doit prendre un
chargement pour le Chili. Le voyage par les bateaux du fleuve est
d’ailleurs plus commode et plus rapide qu’il ne le serait avec notre
paquebot qui, tout au contraire du roi Louis XIV, serait par sa
grandeur, fort éloigné du rivage argentin et, pendant la traversée,
obligé à des précautions qui ralentiraient sa marche. Avec le _Saturno_,
partis ce soir à cinq heures, nous serons à Buenos-Ayres au lever du
soleil, ayant parcouru sur les eaux calmes du Rio de la Plata une
distance d’environ 110 milles (200 kilomètres).

Les terres des deux côtés étant très basses, il n’y aurait, même en
plein jour, rien d’intéressant à regarder. Ce que je puis faire de mieux
est donc de noter mes impressions sur la capitale de l’Uruguay.

                   *       *       *       *       *

Ainsi que le Brésil, la république de l’Uruguay est un pays
essentiellement agricole; ainsi que Rio-de-Janeiro, Montevideo est un
port de commerce très fréquenté, dont les exportations tendent à
s’accroître rapidement. Mais là s’arrêtent les ressemblances. Pour
quiconque vient du Brésil, l’arrivée à Montevideo est une surprise
complète.

Le long des côtes, plus de ces masses altières de pics rocheux ou de
collines aux versants boisés. Nous avions pris l’habitude de regarder en
l’air pour contempler les montagnes, il faut la perdre ici; les
éminences décorées du nom de _sierras_ et de _cerros_ sont des
ondulations qui, le plus souvent, ne dépassent pas deux ou trois cents
mètres au-dessus de la mer.

Ayant atterri dans la nuit du 16 au 17 sur l’île de Lobos, sentinelle
avancée qui marque l’entrée du Rio de la Plata, nous avons passé à
l’heure du déjeuner près de Florès, îlot bas et aride, et bientôt nous
pûmes distinguer la ville de Montevideo, située sur une petite
presqu’île rocailleuse, à la partie orientale de la baie qui porte son
nom. De l’autre côté, nous apercevons le fameux _Cerro_ (colline), dont
les Montévidéens sont très fiers, bien qu’il n’ait que 150 mètres
d’élévation[2]. A l’horizon, semblable à celui d’une mer, aucune chaîne
de montagnes, aucun pic; on devine qu’au delà de cette ligne presque
droite s’étend la plaine à peine ondulée, uniforme, la plus grande qui
soit au monde. C’est là, en effet, que commencent les _Pampas_, ces
steppes de l’Amérique du Sud, où l’Indien recule sans cesse devant le
moderne _gaucho_, et qui n’ont d’autres limites que le détroit de
Magellan au sud, et à l’ouest la Cordillère des Andes.

  [2] Monte-Video: Je vois une montagne.

Nous avançons lentement vers le mouillage, en sondant continuellement;
bien loin encore de la ville, nous trouvons des fonds de dix mètres, et
la hauteur de l’eau diminue graduellement à mesure que nous approchons.
A un mille et demi environ de terre et presque au milieu de la ligne qui
joint les deux extrémités de la baie, le timonier crie: «Six mètres!»
Impossible d’avancer davantage sans échouer; la _Junon_ mouille
successivement ses deux ancres, reçoit aussitôt les visites de la
direction du port et du service de la santé; une heure après, nous
étions tous à terre.

On débarque au quai de la Douane, le long duquel sont construits de
vastes entrepôts. Nous voici dans la ville. Les rues se coupent toutes à
angle droit, formant ainsi une quantité de carrés réguliers. C’est un
immense échiquier, comprenant trois à quatre cents cases, qu’on nomme
_cuadras_, et sur lequel sont élevées plus de 11,000 maisons.

De couleur locale, point. Cependant la ville a un aspect plus «à son
aise» que Rio-de-Janeiro. Les voies sont larges, assez bien pavées, les
maisons surtout mieux construites, affectant parfois un caractère
architectural simple et confortable. Toutes sont édifiées dans le goût
européen moderne, façon italienne, mais sans aucun cachet d’originalité;
par les cours grandes ouvertes, nous remarquons le soin et la grâce avec
lesquels l’intérieur de ces habitations est arrangé: propreté parfaite,
fleurs en profusion, escaliers spacieux de marbre blanc et noir, légères
grilles en fer forgé d’un travail élégant, tout cet ensemble donne aux
maisons des «bourgeois» de Montevideo un air riant qui indique la vie de
famille et prévient en leur faveur.

Les rues principales sont bordées de jolis magasins, assez bien
approvisionnés, où nous rencontrons pour la première fois des
dispositions rappelant les inimitables étalages de nos boutiques
parisiennes. Une grande partie de ce commerce paraît être entre les
mains de nos compatriotes.

Dans les rues adjacentes, nous remarquons que la plupart des maisons
n’ont pas de toiture; elles seront surhaussées au fur et à mesure de
l’accroissement de la population.

On se perdrait en parcourant tous ces carrés pareils les uns aux autres,
si l’on n’avait presque constamment des échappées de vue sur l’Océan, le
Cerro et le fond de la baie; et bien certainement, de tels horizons,
auxquels les habitants des capitales sont rarement accoutumés,
contribuent beaucoup à donner un aspect gai à cette ville dont le plan
est si uniforme. Elle n’est pas, d’ailleurs, tellement grande, qu’on ne
puisse s’y retrouver en traversant quelques places, entre autres celle
de la cathédrale, dont les deux tours fort élevées servent d’amers aux
vaisseaux venant du large.

Je ne répéterai pas à propos de Montevideo ce que j’ai dit des tramways
de Rio. Comme ceux de la capitale du Brésil, les tramways ici s’en vont
jusqu’à plus de deux lieues dans la campagne; le service en est très
bien fait, et la population urbaine de toutes classes en fait un
constant usage.

Pendant ma première journée, j’ai voulu aussi visiter quelques
monuments, afin de me débarrasser le plus tôt possible du tribut que
tout voyageur consciencieux doit payer à la curiosité officielle et
obligatoire. Pour être sincère, je dois vous dire, lecteur, que je
réserve ma vraie curiosité pour les choses qui ne se voient pas aussi
facilement que les églises ou les bibliothèques et qui laissent des
impressions alors que toutes les bâtisses du monde (je ne parle pas des
œuvres d’art) laissent à peine des souvenirs.

Des édifices de Montevideo, je ferais tout aussi bien, sans doute, de ne
vous point parler. C’est bien fait, c’est pratique, moderne, civilisé,
commode, intelligent; vous voyez que je ne leur marchande pas les
éloges, mais ce n’est pas plus que ce que je viens de dire. Aucune
critique n’est cachée sous mon approbation, si laconique qu’elle soit;
je me borne à constater qu’une description de la Poste, de la Bourse, du
Palais du gouvernement, des marchés, voire même des églises et autres...
curiosités de la capitale de l’Uruguay aurait de grandes chances de ne
pas vous intéresser.

Je ne mentionnerai le _Teatro Solis_, fort belle salle confortablement
installée et ornée avec goût, que parce que nous avons eu la
satisfaction d’y entendre une œuvre nouvelle, dénommée sur l’affiche
«_la tan aplaudida opera Parisina, por el maestro Garibaldi._» Le
maestro Garibaldi, de Montevideo (et non de Caprera), nous a paru agir
sagement en faisant représenter sa pièce sur les bords de l’océan
Austral; non que la musique n’en soit admirable, ce que j’ignore, car,
en ce temps de batailles entre les dilettanti, il est difficile de
savoir à quoi s’en tenir en pareille matière, mais tout uniment parce
que, au rebours du proverbe, il est prophète en son pays et ne le serait
peut-être pas ailleurs. _Parisina_ a donc été «tan aplaudida» en notre
présence, que, pour ne pas manquer aux lois de la politesse, nous avons
dû joindre nos impartiales manifestations au bruyant enthousiasme de nos
voisins.

Résumant mes impressions sur le Théâtre Solis, son architecture,
l’arrangement de la salle, l’œuvre représentée et l’interprétation des
chanteurs, je puis assurer que ce qui m’a paru le plus intéressant et le
plus artistique, c’est la beauté des femmes montévidéennes, groupées
comme de frais bouquets de printemps aux deux premiers rangs des loges.

Elles ont le type espagnol, avec son éclat incomparable, son
originalité, sa grâce d’un ordre tout particulier, sa hardiesse, pleine
cependant de langueur et d’indolence; mais, plus affiné, plus régulier,
un peu français, parfois presque parisien. Les attitudes sont aisées et
simples, les physionomies sont aimables, et le jeu de l’éventail n’a
pas, grâce à Dieu, pris cette allure mécanique à laquelle un Castillan
ne s’habituerait pas; mais, s’il n’est pas moins expressif, il est
cependant plus réservé et moins rapide.

En sorte que, tout compte fait, nous avons emporté du Théâtre Solis, de
l’opéra nouveau, et de notre soirée, un fort agréable souvenir.

Le lendemain, nous avons été reçus au Cercle français avec la plus
franche et la plus cordiale hospitalité. Tous les renseignements utiles
sur le pays ont été mis à notre disposition, et toutes les excursions
possibles nous ont été offertes par l’obligeance de nos compatriotes,
qui nous ont reproché amèrement de ne faire auprès d’eux qu’un séjour de
trop courte durée.

Après les félicitations, les poignées de main, une heure ou deux de
conversations à bâtons rompus, dans lesquelles nous ne parlons que de
l’Uruguay, et où on ne nous parle que de la France, nous voici en route
pour une promenade aux environs. Il ne s’agit encore que d’aller dans
une _quinta_ (maison de campagne), à quelques lieues de là, goûter la
cuisine des _gauchos_[3]; mais on a projeté pour demain une excursion à
l’un des _saladeros_[4] situés sur le versant du Cerro.

  [3] Le _gaucho_ est l’homme de la campagne, produit du mélange de
    l’Indien avec l’Espagnol.

  [4] Abattoirs.

Notre expédition est dirigée par M. Charles Garet, le vice-président du
Cercle, directeur du journal la _France_. Une demi-douzaine de calèches
nous entraînent rapidement hors de la ville; en arrière, rebondit un
fourgon bourré de victuailles, parmi lesquelles, et comme pièces de
résistance, quatre ou cinq _churrascos_, ou énormes quartiers de bœuf,
destinés à être rôtis tout entiers. On a comblé les vides du fourgon à
l’aide de petites caisses, renfermant un nombre respectable de
bouteilles de bon bordeaux, et joint à ces éléments dignes d’intérêt
tout un outillage de fourchettes et de couteaux, car nous mangerons en
plein air, dans la pampa.

Ce n’est pas ainsi, je le reconnais, que se font les explorations
scientifiques; mais voyageant, comme dit le programme, pour notre
instruction et pour notre plaisir, il faut bien de temps en temps nous
conformer à cette seconde partie du règlement.

Le faubourg que nous traversons d’abord est d’aspect fort gai et surtout
extrêmement varié. C’est un nid à maisons de campagne dans le genre de
Passy, mais pas une seule d’entre elles qui ressemble à sa voisine. Il y
en a de gothiques, de grecques, d’italiennes, de mauresques, de
chinoises... Quelques-unes sont de haute fantaisie. Tout cela, peint des
couleurs les plus tendres, est d’un affreux mauvais goût, comme vous
pensez bien.--«Les architectes de ce pays sont donc doués d’une trop
riche imagination?»--Erreur. C’est un Français, un seul, qui a dirigé la
construction de toutes ces villas. Informé par un ami des idées
particulières des gens de Montevideo, il avait débarqué un beau matin
portant sous son bras un album complet tout rempli de temples, de
kiosques, de châteaux forts, de pagodes, de chalets et autres pièces
montées. Au bout de six semaines, il ne suffisait plus à l’ouvrage.
Voyez ce que vaut un bon renseignement.

Ces artistiques cottages, heureusement, sont entourés de charmants
jardins. Nous sommes au plus fort du printemps, en pleine saison des
fleurs; si bien que les hautes charmilles, les grands arbres déjà
touffus, en cachant une bonne partie des beautés architecturales qui
défilent sous nos yeux, nous permettent de louer sans trop de réticences
cette série de paysages de convention.

Après deux heures de route, nous arrivons à la _quinta_ du señor
Herrosa. C’est une grande propriété, admirablement tenue, avec château
et dépendances, parterres, serres, jardins et bois. Aux confins de ce
magnifique parc s’étend la plaine indéfinie, dont nous ne sommes séparés
que par la petite rivière du Miguelete.

A l’ombre de saules gigantesques, on procède aux préparatifs du
_churrasco_. En un instant, les énormes quartiers de viande ont été
embrochés et déjà rôtissent devant nous, à l’entour d’un énorme brasier,
où s’entassent en guise de bûches des arbres entiers garnis de leurs
feuilles.

Pendant ce temps, nous attaquons les réserves; la conversation prend une
allure plus vive, les souvenirs viennent plus pressés à la mémoire; ce
grand air, cet horizon immense, ce repas original, quoique excellent,
nous mettent dans la meilleure disposition du monde. Ce n’est pas la
bonne humeur voulue des gens qui s’amusent «quand même» et pensent que
le bruit fera venir la gaieté, sous prétexte que la gaieté amène souvent
le bruit. C’est une satisfaction intime et complète, qui se traduit par
un continuel échange de questions, de réflexions plus bizarres les unes
que les autres, faites en toute sincérité, accueillies avec la meilleure
bonne grâce.

Nous causons d’abord des choses de ce pays; mais bientôt la curiosité
s’envole, et c’est un véritable voyage en France que nous faisons avec
nos nouveaux amis. On se raconte les histoires d’autrefois, on redit les
vers de Musset, de Hugo; on chante les immortelles vieilleries de
Béranger. L’Uruguay! où est l’Uruguay? à deux mille lieues assurément de
ce groupe en vestes et en chapeaux ronds, d’où s’échappent des refrains
de Lecocq, des hémistiches de Murger, et qui, entre deux gorgées de vin
de Champagne, trouve place pour une saillie d’une gauloiserie bien
authentique.

Que nos aimables hôtes de Montevideo en restent bien certains, nous
n’oublierons pas le «voyage autour d’un churrasco.»

Je ne vous dirai pas le retour au triple galop, par un tout autre
chemin, et notre rentrée triomphale, et les joyeux «événements» de la
soirée.

Le lendemain, malgré les fatigues de la veille, nous étions à cheval au
lever du soleil pour aller visiter un de ces établissements d’abattage
de bœufs qu’on nomme «saladeros.» Ce sont les _great attractions_ du
pays. En une heure et demie, nous avons franchi les quatorze kilomètres
qui nous séparaient du but de notre excursion. Malheureusement
(heureusement pour les âmes sensibles) on ne travaille au saladero qu’en
été, c’est-à-dire dans quelques semaines; il faudra donc nous contenter
des explications qui nous seront fournies par le propriétaire du lieu.
Tâchons d’être aussi clair et plus bref qu’il le fut.

«Saladero», endroit où l’on sale. Il n’y a pas à s’y tromper; endroit
aussi où on fait disparaître un bœuf comme un prestidigitateur une
muscade. Voici comment:

La tuerie commence au point du jour. Les animaux prêts à être abattus
sont amenés dans une enceinte qu’on appelle le «brette», vingt par
vingt. Cette sorte de chambre circulaire est pavée de dalles glissantes.
En un point du mur est fixée une poutre horizontale; à côté d’elle une
poulie dans laquelle passe une petite cordelette; sur cette poutre est
assis un homme armé d’un couteau large, court et aigu.

Non loin de là, un autre homme, monté sur une petite estrade, tient
l’une des extrémités de la corde qui passe dans la poulie et n’est autre
chose qu’un _lasso_, dont l’autre extrémité est fixée à la selle d’un
cheval monté.

Les bêtes sont introduites; l’homme qui tient le lasso le jette sur
l’animal qui lui paraît le mieux à portée, le cheval part au galop.
Ainsi traîné par les cornes, le bœuf glisse sur les dalles de la brette
et va infailliblement frapper de la tête la poutre où l’attend l’homme
au couteau. Un seul coup sur la nuque, le même que porte le _cachetero_
dans une _corrida_, quand l’épée de l’_espada_ n’a pas tué raide le
taureau, et l’animal tombe foudroyé, non pas sur le sol, mais sur un
wagon dont la surface est au niveau du sol.

En un clin d’œil le lasso est enlevé, une porte s’ouvre, le wagon glisse
et disparaît sous un hangar, où le dépècement se fait sans désemparer.
En six minutes environ, un bœuf de forte taille est «lassé», tué,
saigné, écorché et dépecé. La chair s’en va au Brésil ou à La Havane, à
moins qu’on n’en fasse, sur les lieux mêmes, comme à Fray-Bentos, de
l’extrait de Liebig; les cuirs et le suif sont envoyés à Anvers, à
Liverpool ou au Havre; les os, les cornes et les sabots sont expédiés en
Angleterre.

Dans le corral du saladero que nous visitions se trouvaient quelques
bœufs. Pensant nous intéresser davantage, le propriétaire en fit abattre
un devant nous; les diverses phases de l’opération furent terminées en
six minutes et demie.

On ne tue que pendant quatre mois de l’année; mais les établissements de
quelque importance abattent en moyenne mille têtes par jour, chacun.
Détail curieux: le _desnucador_, c’est-à-dire celui qui est chargé du
coup de couteau, lequel demande un sang-froid et une sûreté de main
extraordinaires, n’est payé que 10 à 12 francs par cent bœufs abattus.
Ceux qui touchent la solde la plus forte sont les _charqueadores_,
chargés de découper en tranches de quatre à cinq centimètres d’épaisseur
les parties destinées à être expédiées comme salaisons.

Assez de boucherie, n’est-ce pas? Je gagerais que vous trouvez mes
impressions sur Montevideo peu intéressantes. Un déjeuner et la visite
d’un abattoir, voilà de plaisants récits de voyages! Vous m’excuseriez
peut-être d’inventer, comme tant d’autres, une anecdote quelconque,
pour... corser ma narration. Je n’en ferai rien. Permettez-moi seulement
de vous dire, comme les orateurs qui croient apercevoir quelques traces
de fatigue sur les physionomies de leur auditoire: encore quelques mots,
et je termine!

                   *       *       *       *       *

«Pour qu’on puisse peupler les deux importants postes de Montevideo et
de Maldonado, j’ai donné les ordres nécessaires afin qu’on vous envoie,
par les navires indiqués, _cinquante_ familles, dont vingt-cinq du
royaume de Galice et vingt-cinq des îles Canaries.» Tel était le texte
de l’ordonnance royale adressée d’Aranjuez, le 16 avril 1725, au
gouverneur de Buenos-Ayres.

Maldonado n’a pris que fort peu de développement; quant à Montevideo,
elle a aujourd’hui plus de 100,000 habitants, dont 65,000 _nationaux_,
ce qui prouve que les vingt-cinq familles de Galice n’avaient pas été
mal choisies et comprenaient les devoirs que leur imposait la volonté
souveraine.

On pourrait croire que c’est sous la protection d’un gouvernement
stable, dans une ère de calme et de travail que la population a pu
prendre un aussi rapide essor. Loin de là. Pendant près d’un siècle, le
pays fut relativement tranquille; mais soumis à la domination de
l’Espagne, bientôt impatient d’en secouer le joug, il ne jouissait pas
de plus de liberté que le Brésil à la même époque et ne prospérait
guère. En 1810, la Banda orientale (c’est l’ancien nom, encore très
employé, de la république de l’Uruguay) commence à s’émanciper et
parvient, en 1828, à se constituer en État indépendant.

Ayant atteint la réalisation de leurs plus chères espérances, les
Montévidéens exprimèrent leur satisfaction en se livrant à des guerres
civiles non interrompues, auxquelles vint s’ajouter la guerre contre
Buenos-Ayres, de 1843 à 1852. Pendant presque tout ce temps, Montevideo
fut assiégée par les troupes du dictateur Rosas, et ne dut son salut
qu’à l’intervention de Garibaldi. Le combat de San-Antonio, où le
célèbre patriote italien battit 1,000 cavaliers et 300 fantassins avec
ses 200 légionnaires, a passé à l’état de légende, du moins dans ce
pays.

En 1857, nouvelle guerre civile jusqu’en 1860. Les révolutionnaires,
battus, laissent enfin s’établir la présidence de Bernardo Berro, sous
laquelle le pays est pacifié et s’occupe uniquement de ses propres
affaires. Cela dure trois ans. En 1863, la dispute avec Buenos-Ayres
recommence de plus belle. Le général argentin Florès tient la campagne
contre les gens de l’Uruguay jusqu’à la fin de 1864 et s’allie alors
avec le Brésil, qui profite tout naturellement de l’occasion pour entrer
en scène. Second siège de Montevideo, bloquée par une escadre
brésilienne; menace de bombardement, panique. Le président Villalba,
qu’on a beaucoup blâmé depuis, mais qu’on appelait alors «le vertueux
président», livre la ville, le 19 février 1865, au général Florès, «dans
l’intérêt de la paix publique, de la sécurité et du bien-être de la
cité.» Ce sont les expressions qu’il emploie lui-même dans une lettre de
remerciement à l’amiral français Chaigneau, dont l’habileté et
l’énergique attitude avaient fait éviter d’irréparables malheurs.

Tout est fini? Nullement. Le nouveau gouverneur, docile instrument de la
politique brésilienne, signe un traité d’alliance avec l’empire
esclavagiste et la république Argentine, pour l’envahissement du
Paraguay.

Le fameux dictateur Lopez défend son pays pied à pied pendant cinq ans
contre les trois puissances alliées et meurt, assassiné, dit-on, ce qui
met fin à une guerre qu’un peuple décimé ne pouvait, d’ailleurs,
prolonger davantage.

Vers cette époque, deux partis se dessinent nettement dans l’Urugay: ce
sont les _colorados_, ou rouges, et les _blancos_ qui s’intitulent aussi
_restauradores de las leyes_. Leur but est bien net, sinon bien avoué:
rester au pouvoir quand ils y sont, et y arriver quand ils n’y sont pas.

En 1868, Florès est assassiné. En 1870, les _colorados_, alors maîtres
de la ville, sont vivement attaqués par les _blancos_ et parviennent à
s’en débarrasser. Mais ce n’est que pour peu de temps, la lutte
recommence bientôt. Enfin, en 1872, les deux partis semblent
réconciliés: enthousiasme général.

Nous arrivons aux événements tout à fait récents qui ont amené la
situation politique actuelle. On pourrait en retrouver d’analogues dans
l’histoire de certains pays d’Europe; cependant elle ne laisse pas que
d’être assez originale.

Vous avez deviné ou pressenti qu’au fond de ces querelles faites au nom
de la liberté, de l’ordre, du progrès, de la loi, etc., les questions
financières étaient _de fait_ seules en jeu. «Être ou ne pas être» est
bien le dilemme terrible qui s’impose aux pays troublés; mais les
politiciens le traduisent: «Avoir ou ne pas avoir». Je retourne sur les
bords du Rio de la Plata, si vous avez pu supposer que je les aie
quittés, et je continue.

Vers la fin de 1874, l’avocat Jose Ellauri, président depuis près de
deux ans, ayant soumis des projets d’emprunt qui rencontraient une vive
opposition dans les Chambres, hésitait à les faire agréer par la force.
Cependant, le déficit étant considérable, il était urgent de prendre une
décision. Pendant qu’il discute et tergiverse, un jeune chef de
bataillon, M. Latorre, harangue la garnison, l’entraîne, dépose le
président et fait nommer M. Pedro Varela, qui lui confie le portefeuille
de la guerre, en témoignage de sa reconnaissance.

Mais M. Varela n’était pas homme à pouvoir arranger des affaires aussi
embarrassées que celles de l’Uruguay. Le désarroi était complet, le
désordre à son comble, le pays écrasé par une dette de papier-monnaie de
12 millions de piastres, c’est-à-dire environ de 60 millions de francs.
Des troubles surgissent à l’intérieur; Latorre, de plus en plus
nécessaire, parcourt le pays, prêche la concorde et le patriotisme,
frappe rudement, mais adroitement sur les plus compromis, et revient à
Montevideo.

En son absence, la situation était devenue ce que deviennent
généralement les situations mauvaises, quand on n’y applique pas quelque
remède énergique: elle avait empiré. M. Varela, impuissant à la
modifier, inquiet, indécis, ne tenait plus à ce pouvoir dont il n’avait
pas su se servir. Pour le quitter, il suffisait qu’une manifestation
populaire l’y autorisât; elle eut lieu, cela va sans dire, et, le 10
mars 1876, l’autorité suprême passait, sans discussion, aux mains de
l’homme indispensable, du sauveur, le colonel don Lorenzo Latorre, qui
régit et gouverne à son gré depuis cette époque les destinées de la
république démocratique et représentative de l’Uruguay.

La constitution pourvoit le pays de sénateurs et de députés; elle est
très libérale et très parlementaire, mais, pour le moment, il n’y a dans
la «Banda Oriental»

Ni représentants,

Ni sénateurs,

Ni président.

Il y a le dictateur Latorre, accepté, reconnu, acclamé, qui promulgue
ainsi ses décrets:

«Le gouverneur provisoire de la République, de par les facultés
ordinaires et extraordinaires _qu’il revêt_, en conseil des ministres, a
résolu et décrète, etc.»

Ne croyez pas que M. le gouverneur provisoire ne s’occupe que de
l’expédition des affaires courantes et ménage ostensiblement les partis
contraires pour rester plus longtemps au pouvoir; M. Lorenzo Latorre, je
l’ai dit, gouverne. Il a rétabli la discipline dans l’armée, purgé
l’administration, fait rendre gorge à ceux qui avaient trop impudemment
pillé les caisses de l’État; il supprime les journaux qui lui déplaisent
et met en prison les raisonneurs. M. Latorre n’est peut-être pas un
économiste de premier ordre; cependant, depuis deux ans et demi, il a
amorti sept millions de piastres de papier-monnaie, tandis que la dette
de la république Argentine s’est accrue d’à peu près autant dans le même
temps.

Le nouveau maître de l’Uruguay s’est bien gardé de violer la
constitution. Il y eût risqué de recevoir un coup de couteau. En prenant
le pouvoir, il a convoqué les électeurs pour 1877; mais une _pétition_
des départements l’ayant engagé à continuer sa dictature, c’est au mois
de novembre 1878 qu’auront lieu les élections. Leur résultat n’est pas
douteux, et, jusqu’à ce qu’un plus avisé que lui trouve moyen de
dépopulariser le dictateur, M. Latorre continuera à tenir l’Uruguay dans
sa main. L’histoire lui donnera-t-elle tort ou raison? C’est ce que
chacun ignore, et je n’aurais garde de me prononcer sur un point aussi
délicat.




BUENOS-AYRES

La rade.--Débarquement en voiture.--La sortie de la messe.--Visite à M.
le comte Amelot de Chaillou.--De Buenos-Ayres à Azul.--Chasse dans la
pampa.--Les gauchos.--Une colonie russe-allemande.--Complications
politiques.--Influence des étrangers.


Buenos-Ayres, 25 septembre.

On sait que le Rio de la Plata est un immense bras de mer de plus de
cent milles de long et cinquante de large, où se jettent les deux grands
fleuves le Parana et l’Uruguay, tous deux venant du nord et prenant leur
source au Brésil, le premier à l’ouest, le second à l’est. Montevideo
est sur la côte nord, tout près de l’entrée; Buenos-Ayres, sur la côte
sud, tout près du fond.

Ces deux villes se ressemblent beaucoup, et presque toutes les
particularités de la première se retrouvent plus accentuées dans la
seconde. Montevideo est située sur un terrain à peine ondulé;
Buenos-Ayres, sur un terrain absolument plat. Nous avons vu que les
grands navires doivent, à Montevideo, mouiller à près d’une lieue de
terre, sous peine d’échouer; c’est à trois lieues qu’il leur faut
s’arrêter lorsqu’ils vont à Buenos-Ayres. Découpée en petits carrés
comme la capitale de l’Uruguay, celle de la république Argentine a été
construite sur un plan analogue, mais plus régulier encore. C’est une
très grande ville, qui a bien tournure de capitale, et qui, au contraire
de celle que je viens de quitter, est plus imposante que gracieuse.

Mais procédons par ordre. Je reprends le cours de mon récit.

Arrivés de fort bonne heure dimanche dernier avec le _Saturno_, le
soleil, en se levant, nous montra, sur une longue ligne jaune très fine,
une autre longue ligne blanche et jaune s’étendant sur un développement
de près de quatre kilomètres. Au-dessus, quelques coupoles, quelques
tours carrées; sur la gauche un peu de verdure: c’est Buenos-Ayres.

Auprès de nous, fort peu de navires, cinq ou six petits vapeurs de la
taille du _Saturno_ et quelques grosses barques de faible tonnage. Où
sont donc les paquebots, les clippers, les grands trois-mâts?... Un de
mes compagnons me fait tourner le dos à la ville et me montre à
l’horizon, encore tout embrumé, les mâtures des navires de commerce qui
paraissent au loin comme une haie de pieux plantés au hasard.

Les bâtiments du service local, construits de manière à ne caler que
très peu d’eau, peuvent, comme le _Saturno_, venir aussi près de
Buenos-Ayres que la _Junon_ l’est de Montevideo; mais les autres restent
hors de la portée de la vue et n’ont d’autre horizon que la mer, en
sorte que cette relâche doit être pour eux mortellement ennuyeuse et
incommode.

Nous embarquons, non sans peine, dans des canots de passage, car il
règne sur toute la rade un clapotis assez fort et une brise que nos
souvenirs du Brésil nous font trouver bien fraîche. Arrivés à un
demi-kilomètre de la plage, nous voyons des charrettes à grandes roues,
traînées par deux chevaux, venir au-devant des embarcations. C’est qu’il
n’y a pas assez d’eau pour que les plus petits bateaux puissent accoster
le rivage. Nous nous transbordons dans ces véhicules, et nous roulons
lentement vers la côte à travers les eaux, sur un sable tellement dur
que les roues de ces charrettes n’y laissent qu’une faible trace.

Bientôt nous voici débarqués, et nous nous rendons à la douane pour
faire visiter nos valises.

Il paraît que, lorsque le «_pampero_», terrible tempête du sud-ouest au
sud-est, très fréquente dans ces parages, a soufflé pendant longtemps,
le rivage reste parfois découvert sur une étendue de plusieurs milles;
les bâtiments demeurent alors à sec, et les marins peuvent se promener à
leur aise autour de leurs navires. On raconte même qu’il y a quelques
années, en pareille circonstance, le gouvernement dépêcha un escadron de
cavalerie pour se rendre maître d’une canonnière montée par le général
révolutionnaire Urquiza. Cette petite expédition n’eut pas, cependant,
tout le succès qu’on en attendait; les canons braqués contre la
cavalerie l’obligèrent à se replier avant qu’elle eût fait la moitié du
chemin, en sorte que les «loups» de mer n’eurent même pas à repousser
l’attaque des «chevaux» marins.

Après un rapide déjeuner à l’européenne, sinon tout à fait à la
française, je veux d’abord courir un peu au hasard dans la ville.

Je vous ai dit que c’était dimanche, et nous sommes à l’heure où l’on
sort des églises. Me voici de nouveau sous l’impression que m’ont
laissée les loges du théâtre de Montevideo, impression charmante et qui
me remplit d’indulgence pour les rues monotones et mal pavées, pour les
édifices sans grâce, pour le terrain tout plat, pour les nuages de
poussière que soulève la moindre brise. Buenos-Ayres! une ville
ennuyeuse! Non, il n’y a pas de ville ennuyeuse là où il suffit d’aller
se planter à la porte de la première église venue pour en voir sortir un
flot d’élégantes et gracieuses jeunes femmes à l’air aimable, à la
physionomie ouverte, aux grands yeux expressifs.

Je n’étais pas tout seul à regarder ce joli spectacle. Un assez grand
nombre de jeunes gens, qui certes n’étaient pas des étrangers, en
jouissaient comme moi, et même bien mieux que moi, car c’étaient des
saluts, des sourires, des bonjours, à n’en plus finir.

Tout ce monde paraissait fort satisfait et de belle humeur. N’ayant de
compliments et de coups de chapeau à adresser à personne, je commençai à
éprouver cette sensation désagréable de la solitude au milieu de la
foule, et je sautai dans un tramway qui passait, sans m’enquérir de
l’endroit où il se proposait de me mener.

Un quart d’heure après, j’étais hors des voies fréquentées, dans un
faubourg aristocratique nommé Florès. J’aperçus quelques jardins,
entourant de somptueuses maisons de campagne, mais pas l’ombre de
pittoresque, pas même la fantaisie artificielle et voulue des _quintas_
de Montevideo.

Une courte promenade suffit cependant à chasser mes idées noires, et je
rentrai dans la ville, l’heure étant venue d’aller rendre visite à notre
ministre de France, M. le comte Amelot de Chaillou.

J’appris qu’il demeurait à la campagne, un peu plus loin que ce même
faubourg où ma mauvaise humeur m’avait jeté. Plusieurs de nos compagnons
se joignirent à moi, et nous voilà de nouveau partis dans un immense
landau de louage, roulant assez grand train. L’accueil de notre ministre
fut aussi cordial et sympathique qu’il est possible de l’imaginer. Il
eut la bonté de mettre à notre disposition, non seulement sa grande
expérience du pays, mais aussi tous les moyens dont il disposait pour
nous faciliter une excursion dans l’intérieur.

Notre premier projet était de remonter le Parana jusqu’à Rosario et de
nous enfoncer alors dans la pampa pour y faire quelque grande chasse à
l’indienne. Il nous fallut y renoncer, faute de temps. Le comte Amelot
nous proposa alors un petit voyage par le chemin de fer jusqu’à une
ville nommée Azul, située à soixante et quelques lieues au sud de
Buenos-Ayres. Faisant ce trajet dans la journée, nous verrions bien le
pays: à Azul même, nous assisterions aux travaux de la campagne, nous
verrions prendre et dompter les chevaux sauvages, nous tirerions des
coups de fusil tant qu’il nous plairait, et après avoir vécu deux jours
de la vie de l’_estancia_, nous reviendrions assez à temps pour ne pas
manquer le bateau du 25.

Ce plan accepté avec enthousiasme, M. le comte Amelot fit tout préparer
lui-même, si bien que le lendemain, à la pointe du jour, nous n’eûmes
d’autre peine que de nous installer dans un wagon spécial que la
compagnie du chemin de fer avait mis gracieusement à notre disposition.
Un instant après, le train filait à toute vapeur sur la plaine unie du
territoire argentin.

A peu de distance de la ville, et après avoir dépassé quelques champs de
maïs, nous avions déjà sous les yeux l’aspect de la pampa, s’étendant
devant nous, immense, sans limites, sans variété, comme l’Océan;
rarement accidentée par quelques plis de terrain qui rendent la
comparaison plus juste encore en rappelant la longue houle de
l’Atlantique. A l’avant de la machine, on a fixé une sorte de treillis
formé de grosses barres de fer, inclinées à droite et à gauche, c’est un
chasse-bœufs destiné à culbuter en dehors de la voie les animaux
errants. Parfois la machine siffle, ralentit et même s’arrête pour
laisser passer un troupeau, ou bien ce sont des bandes de chevaux qui
s’enfuient en un galop désordonné, effrayés par notre passage et le
bruit de la locomotive.

Nous courons ainsi toute la journée à travers l’immensité verdâtre des
plaines, nous arrêtant à de longs intervalles devant quelques pauvres
villages, pour laisser monter et descendre des familles de paysans.

A moitié chemin à peu près, nous faisons une halte pour déjeuner et pour
laisser passer le train qui vient d’Azul, car la voie est unique. Il n’y
a d’ailleurs qu’un départ par jour, et les trains ne marchent pas la
nuit. A partir de là, les villages deviennent rares. Nous ne voyons plus
que de pauvres ranchos aux toits de chaume, soutenus par quelques murs
en pisé, avec une porte basse, souvent sans fenêtres, et de loin en loin
quelques estancias enveloppées dans des bouquets de verdure. Le paysage
n’est animé que par la rencontre de gauchos voyageant au galop de leurs
petits chevaux. Ce sont de beaux hommes, vigoureusement découplés,
cavaliers incomparables. Tous portent le même costume: le traditionnel
_puncho_, tunique sans manches, avec un trou pour passer la tête; sa
couleur varie du jaune au brun.

Le puncho est fait de laine de guanaque; c’est un excellent et solide
vêtement qui ne manque pas d’une certaine grâce; un large pantalon
blanc, ne descendant qu’à mi-jambe, des bottes en cuir, ornées d’énormes
éperons, un feutre mou sur la tête: voilà tout l’habillement du gaucho.

Notre route se poursuit au milieu d’innombrables troupeaux de moutons,
de bœufs et de chevaux, qui paissent en liberté; mais quand une bête
s’écarte trop, elle est immédiatement saisie et ramenée à l’aide du
lasso. Nos regards se fatiguent à la longue de ces plaines immenses et
uniformes, qui n’attirent par aucun charme et qui semblent ne donner
aucune promesse, malgré cette extraordinaire fertilité qui leur
permettrait de nourrir le bétail de toute l’Amérique.

L’aspect est bien différent, paraît-il, dans les territoires au nord de
La Plata, où la végétation est entretenue par l’humidité des grands
fleuves qui les arrosent et parfois les inondent. Mais ici nous sommes
dans la basse pampa, où l’on ne trouve ni fleurs, ni arbres, ni
montagnes, véritable désert de verdure empreint d’une poésie triste et
monotone. Pas un buisson ne se dessine sur l’azur pâle du ciel. Les
abords de la voie ferrée et les rares chemins, seulement tracés par le
passage des troupeaux, sont bordés de milliers de squelettes, funèbres
jalons que nous avons constamment sous les yeux. Nous rencontrons aussi
des marais ou lagunes, formés par des dépressions de terrain où l’eau
des pluies a pu se conserver. Ce sont les seuls abreuvoirs des animaux
de la pampa.

Enfin, nous atteignons Azul au coucher du soleil.

L’aspect tout européen de cette petite ville surprend le voyageur,
surtout s’il a été prévenu qu’à quelques lieues seulement au delà il
peut rencontrer des tribus indiennes, vivant encore à l’état sauvage, et
n’ayant pas fait leur soumission. La plupart des maisons ne comprennent
qu’un rez-de-chaussée; elles sont construites en brique et assez bien
tenues. Les rues sont larges, tirées au cordeau, non pavées, mais
garnies de trottoirs formés de larges dalles. Çà et là quelques bouquets
d’arbres, entre autres sur la grande place, où est édifiée l’église.

Nous trouvons bonne table et bon gîte dans le principal, je n’ose dire
le seul hôtel de l’endroit, et après une courte promenade, assez
fatigués tous de notre journée en chemin de fer, nous allons nous
reposer.

Le lendemain matin, nous recevons la visite d’un Français, M. Theers,
qui a fondé cette colonie il y a une vingtaine d’années; notre
compatriote est maintenant grand propriétaire et, de plus, remplit les
honorables et délicates fonctions de juge de paix. Il nous offre fort
aimablement ses services et nous donne d’abord quelques renseignements
sur la ville.

Azul compte aujourd’hui environ 6,000 habitants, y compris les gauchos
et les Indiens. En 1875, ces derniers campaient encore autour de la
ville; mais, après une révolte presque générale des tribus, des renforts
considérables furent envoyés de Buenos-Ayres, et les Indiens, repoussés
jusqu’à cinquante lieues de distance, durent établir leurs campements
aux lieux où ils avaient été refoulés. Ces tribus, derniers vestiges des
Indiens Pehuenches et des Indiens Pampas, tendent à disparaître. On
estime que, sur tout le territoire de la république Argentine, il ne
reste plus guère que dix mille Indiens insoumis, dont une fraction
seulement, celle qui confine aux terres exploitées, peut causer quelque
appréhension. Cependant, ce n’est pas un mince travail pour les troupes
du gouvernement que de garder une ligne de frontières de plus de cent
lieues d’étendue, où elles sont obligées de se protéger par de larges
fossés, sortes de barrières que l’on ne manque pas d’avancer chaque fois
que l’occasion s’en présente.

Des détachements de cavalerie sont continuellement en marche pour
observer les mouvements des Indiens et prévenir des surprises d’autant
plus dangereuses que les prisonniers sont rarement épargnés. Les tribus
insoumises ne font pas de quartier et torturent longuement leurs
victimes avant de les mettre à mort, c’est-à-dire avant de les scalper.
Moins la torture et le scalp, les troupes argentines répondent par des
représailles analogues.

Le but des opérations militaires actuelles est de refouler les indigènes
jusqu’au delà du rio Negro, à la hauteur du 40e degré de latitude sud.
Depuis longtemps, ce fleuve est indiqué sur les cartes comme séparant la
république Argentine de la Patagonie. Les prétentions des Argentins ne
s’arrêtent même pas là; ne voyant aucune raison pour que le mouvement
commencé ne se continue pas, ils prétendent déjà avoir des droits sur la
Patagonie elle-même; mais comme le Chili affiche également les mêmes
prétentions, que chaque pays prend la chose fort au sérieux et n’en
veut, sous aucun prétexte, démordre, on ne sait comment sera tranché le
différend.

Ce qui est bien assuré pour l’instant, c’est que la Patagonie est non
seulement à conquérir, mais à explorer, et que, par conséquent, elle
appartient sans contestation de fait... aux Patagons. Je reviendrai sans
doute sur cette grave affaire quand j’aurai pris mes renseignements dans
le détroit de Magellan et entendu la partie adverse--au Chili.

                   *       *       *       *       *

Notre excellent compatriote nous présente à un aimable Hollandais, M.
Freers, propriétaire d’une grande estancia des environs, qui nous invite
à venir chasser sur ses terres. Nous voilà bientôt tous armés jusqu’aux
dents et galopant dans la pampa. Arrivés à un quart d’heure de la ville,
le carnage commence; si nous avons été obligés de renoncer à tirer
l’autruche et le guanaque, qu’on ne rencontre guère près des
habitations, nous nous rattrapons en revanche sur un gibier moins
remarquable, mais plus abondant. En moins de deux heures, plus de trois
cents pièces sont abattues: ce sont des vanneaux, des poules d’eau, des
canards d’espèces variées, sans parler des perdrix, des bécasses...;
nous avons même tué des chats-huants. Au bruit de nos détonations, des
bandes ailées disparaissent à tire-d’aile, emplissant l’air de leurs
cris. Nous avons le regret de laisser échapper quelques chevreuils, hors
de la portée de notre tir, ainsi que des flamants et de beaux cygnes à
col noir qu’il est impossible d’approcher.

Les incidents comiques ne manquent pas. Ce terrain, tout coupé de
lagunes, est un véritable marécage, et nous nous trouvons parfois dans
l’eau jusqu’à mi-jambe. Plusieurs d’entre nous vont ramasser leurs
victimes jusqu’au milieu des mares, avec le faible espoir d’être
garantis par leurs bottes: ils sont bientôt aussi trempés que les
canards qu’ils rapportent.

En revenant de cette brillante mitraillade, chargés d’assez de
victuailles pour approvisionner tout un marché, on nous conduit au grand
corral de l’estancia. C’est là qu’on amène les troupeaux qui ont à subir
quelque opération. En ce moment, des gauchos sont occupés à dompter des
chevaux sauvages ou, pour mieux dire, des chevaux indomptés, car, malgré
tout le respect dû aux récits des voyageurs, mes confrères, il n’y a
plus de chevaux sauvages dans la pampa. Chaque troupeau appartient à un
propriétaire, qui fait marquer tous les poulains d’un an sur la cuisse
gauche, et si l’animal vient à être vendu, la marque du vendeur
appliquée une seconde fois, jointe à celle de l’acheteur, constitue un
contrat tout aussi formel que si deux notaires en lunettes y avaient
apposé leurs illisibles signatures.

L’habileté des gauchos dans le terrible exercice que nous avions sous
les yeux est absolument surprenante. C’est une lutte adroite et brutale
en même temps, qui, naturellement, se termine toujours à l’avantage de
l’homme. L’animal a été préparé par un séjour de quelques nuits à
l’entrave, il est déjà un peu fatigué; on le chasse alors dans le
corral. Le gaucho fait tournoyer son lasso à distance et le jette dans
les jambes de la bête; le nœud coulant se resserre; le cheval, écumant
de colère, arrêté court dans ses bonds, fait deux ou trois culbutes sur
lui-même, entraînant parfois le dompteur, qui se laisse choir comme une
masse inerte, pour ne pas culbuter lui-même et offrir plus de
résistance. Le même animal subit plusieurs fois le lasso, et il est bien
rare qu’après une demi-douzaine d’expériences, qui ne durent jamais plus
de vingt minutes, il ne soit possible alors de lui sangler une selle et
de lui passer un licol. Le plus fort est fait. Le dompteur peut alors le
monter. Cette première course est furibonde; mais la pauvre bête est
devenue incapable de prolonger longtemps des mouvements aussi
désordonnés, que le gaucho supporte d’ailleurs sans jamais vider les
arçons. Il ne faut plus qu’une course d’une quinzaine de lieues dans la
pampa pour que le cheval soit tout à fait docile.

En résumé, cet exercice est une affaire d’habitude, à laquelle il faut
joindre des qualités d’adresse et de sang-froid que l’homme de la pampa
possède au plus haut degré.

J’ai examiné ce type du gaucho comme un des plus étranges parmi ceux que
présente la famille humaine. Il est entier, complet, original, et tout
ce qu’on m’en a dit me l’a rendu plus intéressant encore.

Fils d’Espagnol et d’Indien, il est aussi rusé que celui-ci et joue
volontiers de la _navaja_ comme celui-là; comme tous deux, il aime
par-dessus tout son indépendance; il se complaît dans son existence
solitaire, saine et rude. C’est lui qui a fait de la pampa autre chose
qu’une plaine inutile. Il en est le véritable souverain, il l’aime comme
le _targui_ aime le désert. Elle n’est rien que par lui. C’est non
seulement sa patrie, mais sa seule patrie possible.

Les défauts du gaucho sont d’être joueur et vaniteux. Cet homme à demi
sauvage, qui passe la plus grande partie de sa vie à lutter contre les
chevaux et les taureaux, aime l’élégance. Les jours de fête, et surtout
les jours de courses, son costume, et le harnachement de son cheval,
surchargé d’ornements en argent, témoignent de ses goûts de luxe.
Cependant, l’idée d’acquérir, d’économiser ne lui vient pas. La monnaie
n’a pour lui que la valeur d’un désir immédiatement satisfait, l’avenir
ne signifie rien. L’horizon de sa pensée est aussi étroit qu’immense est
celui qui s’offre chaque jour à sa vue. Son cheval, son lasso, voilà ses
seuls instruments de travail, mais d’un travail au grand air, au grand
soleil, qui l’enchante et l’enivre. Il a une femme, des enfants; quoique
bien rarement le mariage ait pu être enregistré, il reste fidèle à sa
femme, qu’il voit peu et dont il ne s’occupe point. Les garçons
commencent à monter à cheval à quatre ans; vers dix ans, ils galopent
sans crainte et sans danger sur les chevaux les plus difficiles; leur
éducation est terminée.

Parfois le gaucho laisse une partie de sa raison dans une _pulperia_,
sorte de bouge qui est à la fois une auberge, une boutique et un
cabaret; mais à l’habitude il ne boit que de l’eau et se nourrit
exclusivement de viande sans pain.

Nous avons vu à notre passage à Azul plusieurs types de femmes, qu’il
semble difficile de rattacher, comme celui du gaucho, à un type unique.
Le préjugé de la couleur n’existant nullement ici, on y trouve le
croisement le plus varié entre le sang blanc, le sang indien et même le
sang nègre. En résumé, les hommes nous ont paru se ressembler beaucoup
plus entre eux que les femmes, dont quelques-unes ont des traits
parfaitement réguliers et sont vraiment belles.

Je reviens à notre aimable Hollandais, qui est décidément un des
notables de la province; il nous a fait connaître le nombre des _têtes_
dont il est propriétaire; je le transcris ici textuellement: 35,000
moutons, 5,000 bœufs et 600 chevaux. Si l’on veut se faire une idée de
ce que représente une telle fortune, il n’y a qu’à compter les moutons
pour 10 francs, les bœufs pour 50 francs et les chevaux pour 100 francs.
C’est le prix que valent ces animaux à Azul. M. Freers, très au courant
de tout ce qui touche à l’industrie pastorale du pays, nous donne le
chiffre total du bétail de la république Argentine; il n’est pas moindre
de 78 millions de têtes, se décomposant comme suit: 4 millions de
chevaux, 13 millions et demi de bœufs et de taureaux, 57 millions de
moutons, 3 millions de chèvres, 250,000 mulets et 250,000 porcs. Ces
animaux sont répartis sur un espace de 136,000 lieues carrées de
plaines, où le manque de bois est presque complet. Des trèfles, des
herbes élevées et des chardons constituent la seule végétation que l’on
rencontre avant d’arriver au pied de la formidable barrière des
montagnes. Puisque j’ai cité le total des têtes de bétail de la
république Argentine, je rappellerai en même temps le chiffre relatif à
l’Uruguay qui comprend environ 19 millions de têtes, dont 12 millions de
moutons, 6 millions de bœufs et 1 million de chevaux.

Beaucoup de personnes pensent que, de temps immémorial, ces vastes
territoires, jadis occupés par de sauvages tribus d’Indiens, étaient
aussi riches, sinon plus riches, en pâturages, en bestiaux, en chevaux
qu’ils le sont aujourd’hui. Il est assez dans nos coutumes de langage de
représenter l’homme civilisé comme étant venu exploiter et même piller
avidement les terres nouvellement découvertes. En ce qui concerne la
pampa, c’est là plus qu’une grave erreur, c’est le contraire de la
vérité.

Il n’y avait, avant la conquête, c’est-à-dire avant le milieu du XVIe
siècle, ni un cheval, ni un mouton, ni une bête à cornes là où paissent
aujourd’hui tant d’innombrables troupeaux; bien plus, il n’y avait même
pas de pâturages; on n’y trouvait qu’une herbe sauvage, haute et dure,
appelée «_paja brava_» ou «_pampa_», connue des naturalistes sous le nom
de _gynerium argenteum_, et qui sert en Europe, où elle est assez
répandue, à l’ornementation des jardins. Cette herbe est complètement
impropre à la nourriture des animaux; aussi a-t-il fallu, dès le début
de la colonisation, recourir aux fourrages venus d’Europe.

Peu à peu, grâce à cette importation, le sol s’est transformé et les
races se sont multipliées. C’est donc un véritable triomphe de l’homme
sur la nature, triomphe apparent, sans doute, favorisé par la nature
elle-même, mais qui a coûté d’immenses efforts, qui a nécessité de la
part des premiers éleveurs une patience et une persévérance
extraordinaires; triomphe si complet qu’il est peut-être le plus
surprenant et le plus considérable qui ait jamais été remporté.

Tout en écoutant les intéressants détails que nous donne notre hôte sur
cette contrée bizarre, si peu connue en France, nous sommes rentrés à
Azul, enchantés de notre chasse, et le soir, réunis dans la grande salle
de l’hôtel avec les notables du pays, nous avons savouré le fameux
_maté_, sorte de boisson nationale fort en usage dans l’Amérique du Sud,
infusion faite avec un thé spécial connu sous le nom de _yerba_ du
Paraguay. On l’aspire avec un petit tube en métal plongé dans une courge
sauvage servant de récipient.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain de ce jour si bien employé, un temps de galop nous a
conduits à seize kilomètres en avant d’Azul, pour visiter une colonie
russe-allemande, qui est en pleine prospérité. Il y a là 350 personnes
environ, hommes, femmes et enfants; tous font partie de la secte des
catholiques mennonites, dont la loi la plus importante interdit
absolument de verser le sang humain. Pour échapper à l’obligation du
service militaire, toutes ces familles s’étaient d’abord réfugiées en
Russie, sur les bords du Volga, dans la province de Saratov. Après une
installation difficile et un assez long séjour, le gouvernement russe
s’avisa de les enrôler. Toujours fidèles à leurs principes, les pauvres
exilés prirent le parti de quitter la belliqueuse Europe et s’en furent
coloniser la pampa, où le gouvernement argentin consent à ne pas les
envoyer guerroyer contre les Indiens.

Toutes ces familles nous font bon accueil. Elles parlent allemand; mais
nous remarquons avec surprise que, si elles n’ont pas oublié la langue
de leur patrie, elles n’en ont pas moins pris les costumes et les
habitudes du pays de leur premier exil. Hommes et femmes sont vêtus à la
russe, et les jeunes filles nous offrent gracieusement le thé préparé
dans d’authentiques samovars, qui plus jamais ne repasseront les mers.
Une extrême propreté règne dans ces habitations, qui sont simplement
construites en pisé et ne se distinguent des ranchos ordinaires que par
un peu plus d’élévation.

Le gouvernement argentin a fait preuve de bonté et d’intelligence en
cette occasion. Il a concédé aux nouveaux venus les terres, sous la
seule condition d’être remboursé en dix ans de leur valeur, sans
intérêts. De plus, il leur a donné des bestiaux, des instruments
aratoires et des semences.

Ce groupe d’émigrants s’est ainsi constitué en petit État tributaire et
a nommé un chef qu’il qualifie de Père. Ce magistrat est armé du droit
de haute et basse justice, qu’il exerce le plus souvent en arrangeant
les différends à l’amiable, et, lorsqu’il ne peut y parvenir, en
distribuant avec libéralité des coups de trique à ceux qui lui
paraissent les plus fautifs.

Je sais bien que les Allemands n’ont pas besoin d’appartenir à une secte
plus ou moins philanthropique pour fuir leur ennuyeux pays et chercher
au delà des mers l’aisance que sa stérilité leur refuse; mais il me
semble que le spectacle de cette petite colonie est véritablement
touchant. Ce fut pour elle un sacrifice, tout au moins une bien grave
détermination, après avoir quitté le sol natal, que de quitter la patrie
adoptive. Ceux qui veulent tout expliquer par l’intérêt personnel, et
qui n’aiment pas à dépenser le très peu de bienveillance dont la nature
les a doués, découvriront que ces gens sont partis probablement parce
qu’ils ne se trouvaient pas bien où ils étaient, et que leur horreur
pour verser le sang des autres vient sans doute de la crainte qu’ils ont
qu’on ne verse le leur. Les voilà installés, propriétaires et exempts du
service: ils ne sont donc pas intéressants.

Ma raison s’incline devant une si profonde connaissance de la nature
humaine; mais comme ils ont accompli un voyage pénible, dont les dangers
leur étaient connus, comme il pouvait fort bien leur arriver d’être
repoussés au lieu d’être accueillis, d’être exploités au lieu de
recevoir des cadeaux, de mourir de faim au lieu de vivre presque
confortablement, et que ces tristes alternatives étaient tout aussi
prévues que d’autres, il est fort à croire que c’est bien à leur
principe qu’ils ont obéi, et je trouve que c’est là un fait intéressant
à faire connaître.


En mer, 29 septembre.

J’ai arrêté tout net le récit de mon excursion dans la province de
Buenos-Ayres, pour ne pas manquer le bateau de Montevideo et par suite
la _Junon_, qui n’aime pas à attendre. Je profite du beau temps que nous
avons, journées de grâce sans doute (car on sait que Magellan est un nid
à tempêtes), pour compléter ces notes.

Quand nous fûmes de retour de notre promenade à la colonie russe, très
courbaturés par les excès d’équitation que nous avions faits pendant
deux jours, il nous restait juste assez de force pour admirer un
splendide coucher de soleil, que je ne vous décrirai pas, étant aussi
hors d’état de le peindre avec la plume qu’avec le pinceau.

Les valises rebouclées, le train nous ramena à Buenos-Ayres. Le trajet
nous parut moins long, d’abord parce que nous avions nos impressions
toutes fraîches à échanger, en second lieu parce que les informations
qui nous furent données par les personnes voyageant avec nous étaient
des plus intéressantes. Je dois cependant ajouter que, pour quelques-uns
de mes camarades, exténués de fatigue, ces dix heures en wagon passèrent
aussi rapidement qu’un songe, exactement.

On ne manqua pas de nous raconter l’histoire de la république; je vais
en dire quelques mots, et je regrette que le cadre de cet ouvrage ne me
permette pas de m’étendre plus longuement sur ce sujet, parce que là
trouverait place un exposé des événements qui ont amené la situation
respective actuelle du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay et de la
république Argentine.

L’indifférence avec laquelle l’Europe accueille les récits des
bouleversements intérieurs dont ces contrées éloignées sont trop souvent
le théâtre s’explique aisément. On dit, non sans quelque raison, qu’il
nous importe peu que tel parti ait renversé tel autre, qui bientôt
reprendra le pouvoir pour le reperdre sans doute; mais les rapports de
ces États entre eux ont une tout autre importance; la question de savoir
si le rêve de Jean VI, de Portugal, c’est-à-dire l’annexion au Brésil de
tous les territoires pampéens et la possession de la Plata, sera ou ne
sera pas réalisé, n’est pas d’un mince intérêt. Qui peut dire cependant
qu’il faut rayer cette supposition des possibilités de l’avenir? Depuis
plus de deux ans, le Brésil paraît avoir renoncé à sa politique
d’immixtion constante et peu endurante dans les affaires du Sud; mais
que faut-il pour qu’un conflit surgisse, qu’une guerre éclate? La
question du Paraguay, l’éternel prétexte, n’est-elle pas toujours là,
malgré les arrangements récents qui, en définitive, n’ont rien arrangé?

Les circonstances qui ont produit la situation relative des divers États
du continent sud-américain sont donc fort importantes au point de vue
politique. D’autre part, les détails étranges, les brutalités odieuses,
les héroïsmes extraordinaires, sortis du choc de tant de passions
violentes, d’intérêts nés d’hier, mais ardemment défendus, donnent à
l’étude de cette partie de l’histoire contemporaine un attrait tout à
fait exceptionnel.

Avant de faire un résumé rapide des commencements de la république
Argentine, notons d’abord ce fait qu’aucune comparaison ne peut
s’établir entre celle-ci et l’Uruguay, quant à la puissance militaire ou
économique des deux États. Montevideo est la plus petite des républiques
de l’Amérique du Sud et n’a guère plus de 180,000 kilomètres carrés, à
peu près le tiers de la France, tandis que la république Argentine a une
superficie de 2 millions de kilomètres carrés. (Les documents officiels
lui en attribuent libéralement plus de 4 millions, mais en comptant les
territoires de la Patagonie, du Grand Chaco et quelques autres, dont la
possession est fort discutée et l’étendue tout à fait indécise.)
L’Uruguay ne possède pas 500,000 habitants; la république Argentine en a
plus de 2 millions, sans compter les Indiens, qui sont, d’ailleurs, pour
elle un embarras et non une force, et dont le nombre décroît de jour en
jour.

Inutile d’insister davantage sur cette disproportion entre les deux
républiques.

Le territoire argentin n’était habité avant l’indépendance que par un
peuple de bergers. La région encore connue sous le nom de «territoire de
la Plata», c’est-à-dire les républiques Argentine, du Paraguay et de
l’Uruguay, formait alors la vice-royauté espagnole de Buenos-Ayres. On
sait que le régime espagnol consistait à isoler leurs colonies du monde
entier pour les exploiter plus librement. Sous l’influence de ce
protectionnisme à outrance, le pays restait absolument stationnaire;
dans la pampa, le bétail multipliait cependant, une population locale se
formait. Cette sorte d’incubation dura près de trois siècles.

En 1810, le gouvernement espagnol fut chassé; mais bientôt les guerres
civiles naquirent et se succédèrent presque sans interruption.
L’anarchie devint effroyable, les mœurs brutales et corrompues. Quelques
humanitaires ayant essayé sans succès d’appliquer des institutions
ultra-libérales, le pays fut bientôt épuisé. Alors commença, en 1832, le
règne du dictateur Rosas.

Jamais tyrannie ne fut plus complète, plus insolente. Rosas s’impose à
tous et à _toutes_; il fait placer son buste sur le grand autel de la
cathédrale. Le désordre des mœurs est indescriptible. Rosas étant
l’homme des _gauchos_, son parti porte le nom de _fédéralistes_. A la
tête des opposants se trouve le général Urquiza, dont les partisans ont
pris le nom d’_unitaires_. Pendant tout le règne du dictateur, les
_serenos_, ou veilleurs de nuit, crient à chaque heure et à chaque
demi-heure: «Vive la confédération Argentine! Mort aux sauvages
unitaires! Vive le restaurateur des lois, don Juan Manuel Rosas! Mort au
dégoûtant sauvage unitaire Urquiza!... Il est (telle heure), le temps
est beau.»

Enfin, Rosas disparaît dans une émeute et se sauve en Angleterre, où la
pudeur britannique trouve moyen de lui faire un excellent accueil.

Buenos-Ayres, d’abord folle de joie, se fatigue du libérateur Urquiza et
le met à la porte. La sécession commence. Les provinces se déclarent en
lutte ouverte avec la capitale. Ce n’est qu’en 1860 que la confédération
est enfin reconstituée sous la présidence du général Mitre, plus célèbre
comme diplomate que comme militaire.

Nous arrivons à l’époque actuelle, qui débute par la guerre du Paraguay
en 1865. De ce malheureux conflit sont nées les inextricables
difficultés dans lesquelles se débat la politique argentine depuis huit
ans; c’est lui qui a amené le Brésil victorieux à se faire le dangereux
protecteur d’un pays épuisé, anéanti, dont l’autonomie et l’indépendance
étaient une nécessité pour la tranquillité des autres républiques du
Sud.

J’ai vu à Buenos-Ayres, et même à Montevideo, des personnes qui
excusaient les États de la Plata de s’être unis au Brésil contre le
Paraguay; j’ai lu le savant et remarquable livre de notre compatriote,
M. E. Daireaux, sur la confédération Argentine, ouvrage bien pensé et
bien écrit, dans lequel cette thèse est éloquemment soutenue. Cependant,
je ne saurais partager son opinion, parce qu’il ne me semble pas douteux
qu’en s’armant avec le Brésil contre le Paraguay, les Argentins ont
méconnu les lois du bon sens politique.

En vain dira-t-on que le Paraguay, de fait, n’était pas une république
et que le dictateur Lopez était un homme cent fois moins libéral que
l’empereur du Brésil, que Lopez avait violé le territoire argentin,
qu’on ne pouvait pas prévoir une guerre aussi longue et la destruction
presque totale de l’ennemi. Tout cela est vrai, mais ce ne sont que des
excuses. On a méconnu les leçons de l’histoire et ce qu’on pourrait
appeler les évidences géographiques. Le rôle des républiques était de
tenir en respect l’immense empire dont la seule présence est une menace
ou tout au moins un danger pour elles, de ne point répudier la vieille
politique qui respectait la séparation des races portugaise et
espagnole, de prévoir des difficultés dont la probabilité était grande
et de ne pas oublier que les puissants voisins sont de ces gens desquels
on a dit:

    «Laissez-leur prendre un pied chez vous,
    Ils en auront bientôt pris quatre.»

Pour le moment, on est relativement tranquille. Le pays est toujours
divisé entre les unitaires et les _autonomistes_ (c’est le nom des
anciens fédéralistes). Ces derniers sont au pouvoir; ce sont eux qui ont
fait nommer Sarmiento en remplacement de Mitre, et ensuite Avellaneda,
le président actuel.

Quelques portraits. Le général Mitre est un homme instruit, doué d’une
mémoire étonnante, éloquent autrefois, aujourd’hui très vieilli. Mauvais
général, il s’est presque toujours fait battre, mais a souvent réussi à
regagner dans les négociations ce qu’il avait perdu dans les combats. M.
Mitre est le chef d’un parti qui possède encore une grande influence, et
qui a rallié à son programme l’immense majorité des étrangers.

Le président Avellaneda, dont le père eut la tête fichée au bout d’une
lance et promenée dans la ville par les ordres du dictateur Rosas, est
un homme intelligent, mais vaniteux; orateur pompeux et doué d’un
caractère essentiellement flexible, il s’est appuyé sur les autonomistes
et finira probablement avec les unitaires.

Le général Roca, ministre de la guerre, officier intelligent, actif,
encore jeune, est un des hommes les plus importants de l’État; il
prépare en ce moment une campagne décisive contre les Indiens.

Le gouverneur de Buenos-Ayres, M. Tejedor, est un jurisconsulte
distingué, qui a joué un rôle considérable dans les négociations
récentes avec le Brésil. On lui reproche de ne pas posséder la souplesse
du diplomate. Il n’en est pas moins fort considéré et aspire à la
présidence.

J’aurais voulu parler un peu de l’émigration européenne dans la Plata.
Mais ce sujet, quoique intéressant pour nous, m’entraînerait trop loin.
Je dois me borner à des renseignements généraux. A Buenos-Ayres, le
commerce est exclusivement aux mains des étrangers, qui forment à peu
près la moitié de la population de la ville. On peut les classer ainsi
au point de vue du nombre: Italiens, Espagnols, Français, Allemands et
Anglais. Si ce groupe de 180,000 âmes était uni par une pensée commune,
il ne tarderait pas à imposer ses idées au gouvernement sur les matières
économiques; l’industrie encore naissante se développerait et les
finances de la République se relèveraient. Malheureusement, la devise
des émigrés est: «Chacun pour soi», et leur désunion fait la puissance
du parti autonomiste. Le pays ne travaille pas; il lui faut donc payer
le travail qu’il achète à l’étranger, et quoique l’industrie pastorale
soit des plus prospères, les budgets se soldent par de considérables
déficits; les fortunes, petites ou grandes, sont gravement atteintes, le
crédit national est nul, le commerce étranger lui-même est devenu
paralysé.

Cependant le flot croissant des émigrants est un progrès, parce que
cette force grandissante finira par avoir raison des préjugés et de
l’indolence des créoles; elle consolidera le parti véritablement
patriotique qui se préoccupe du bien-être du pays plus que d’une vaine
formule ou de la conservation de coutumes surannées. On arrivera ainsi à
faire adopter des lois énergiquement protectrices, le travail producteur
s’acclimatera dans le pays, et si les complications du dehors ne
viennent pas arrêter cet heureux mouvement, l’ancienne vice-royauté
espagnole aura peut-être alors assez «d’étoffe» pour former une seconde
édition des États-Unis.

                   *       *       *       *       *

J’ai oublié de vous dire qu’en arrivant à Buenos-Ayres, nous avions
rencontré à l’hôtel, déjeunant d’aussi bon appétit que s’il eût été
attablé au café Anglais, notre voyageur _in partibus_, M. de R...,
celui-là même qui nous avait laissés partir de Marseille sans lui et
nous avait promis de nous rejoindre en route.

--Enfin! vous voilà! lui dis-je, à la bonne heure, vous êtes de
parole!...

--Je suis bien fâché, vraiment, mais il faut que je reste encore ici
quelque temps; je ne puis pas partir avec vous.

--Comment! nous allons passer le détroit de Magellan! nous verrons la
Patagonie!

--Oh! la Patagonie... Je la connais. Non, je vous retrouverai au
Pérou... ou à San-Francisco.

Et la _Junon_ a appareillé sans lui; mais je gagerais que nous
retrouverons M. de R..., et qu’il fera ainsi le tour du monde avec
nous... et sans nous. Voilà un étrange compagnon!




LE DÉTROIT DE MAGELLAN

Un chargement de cailloux.--Appréhensions.--La Saint-Michel.--Le cap des
Vierges.--Première partie du détroit.--La _Junon_ s’emporte.--Arrivée à
Punta-Arenas.--Excursion nocturne.--Visite à M. le gouverneur.--Les
Patagons.--Seconde partie du détroit.--Le cap Froward et ses
environs.--Les Indiens Pêcherais.--Où peut-on mouiller?--La baie
Swallow.--En route pour les canaux.


En mer, 2 octobre.

Un des bateaux du fleuve, tout pareil au _Saturno_, nous a ramenés à
Montevideo le 26 septembre, où nous avons retrouvé la _Junon_, ayant
essuyé à l’ancre un _pampero_ assez rude, tranquillement occupée à
embarquer un chargement de pierres, ce qui ne laissa pas que de nous
étonner un peu. Il paraît que les armateurs de la _Junon_, au lieu de
laisser la Société des voyages diriger les opérations du navire à son
gré, ainsi que cela était formellement convenu, se sont mis en tête de
s’en mêler et ont manœuvré de telle façon que les négociants d’ici, ne
sachant plus qui est maître du navire, se sont décidés à ne rien
embarquer.

Le commandant est furieux, malgré le calme apparent qui ne l’abandonne
jamais; notre consignataire, M. Aubry de La Noï, agent de la Compagnie
des Messageries, est désolé; mais comme il faut lester le bateau pour
affronter les parages antarctiques, on engouffre dans la cale à
marchandises deux cents tonnes de cailloux, et l’on va partir avec cette
étrange cargaison. Espérons que de pareilles tracasseries ne se
renouvelleront pas, car notre voyage pourrait bien en souffrir.

                   *       *       *       *       *

Avant de nous mettre en route, nous avons réuni à bord un bon nombre des
amis qui nous avaient si cordialement accueillis à notre arrivée, et je
serais heureux qu’ils eussent conservé de notre modeste hospitalité un
aussi bon souvenir que celui que nous garderons de leurs aimables
prévenances. Je noterai aussi que nous avons eu le regret de laisser à
Montevideo notre médecin, le jeune docteur Debely, atteint d’une sorte
de maladie de langueur. Il va s’en retourner en France par le premier
paquebot, et comme son état ne semble pas bien grave, nous avons
l’espoir de le voir nous rejoindre à Panama ou à San-Francisco. Au
reste, il n’y a personne de malade à bord, et nous n’avons à craindre
aucune épidémie dans les parages où la _Junon_ va se rendre.

Le 27 au matin, nous appareillons par un temps magnifique. La terre des
pampas, semblable à un mince ruban de couleur indécise, disparaît à
l’horizon. Dès que nous sommes au large, une brise favorable permet de
déployer toutes les voiles, et nous atteignons bientôt une vitesse de
plus de dix nœuds. La traversée s’annonce fort heureuse; nous allons
cependant entreprendre la partie la plus rude et la plus difficile de
notre longue pérégrination. La distance qui nous sépare du détroit de
Magellan est de 1,370 milles; les côtes de l’Amérique du Sud au-dessous
de la Plata sont mal connues, et à toute époque de l’année les coups de
vent s’y rencontrent à de courts intervalles; nous aurons ensuite le
passage du détroit de Magellan, assez fréquenté depuis quelques années,
mais où les sinistres pourtant sont nombreux. Le commandant, bien
qu’ayant fait deux voyages autour du monde, n’y a jamais passé.

Enfin, on parle comme d’un rêve de la possibilité de continuer notre
route par les canaux latéraux de la Patagonie, dont on dit merveille,
mais qui sont encore fort incomplètement explorés.

Nous avons donc en perspective toute une série de divertissements et
d’émotions maritimes. On étudie les cartes, on relit les récits des
anciens voyageurs, on commence à s’intéresser aux variations du
baromètre, à la couleur du ciel. Je dois avouer que nous n’avons
d’ailleurs aucun fâcheux pressentiment, et les paris n’ont pas été
ouverts sur la probabilité d’un accident.

Le 28 et le 29, même temps, même bonne brise. La température baisse
sensiblement. Les vestons légers, les gilets ouverts, les petits
chapeaux de campagne ont fait place aux houppelandes, aux tricots de
toute sorte, aux bonnets fourrés.

Pour tromper la monotonie des heures, nous essayons notre adresse sur
des albatros et des damiers, qui sans cesse évoluent autour du navire.
Ce tir marin, qui a lieu chaque après-midi, perd beaucoup de son attrait
par l’impuissance où nous sommes de recueillir les oiseaux touchés. Au
reste, qu’en ferions-nous?

Pas un navire en vue. Quelquefois, bien loin sur notre droite, une ombre
à peine visible, basse, sans contours; c’est la terre. Les heures
paraissent longues; le moment des repas est toujours attendu avec
impatience, celui du sommeil revient parfois dans la journée.

Il faut absolument secouer cette torpeur, évoquer quelque gai souvenir,
trouver quelque bon prétexte à distraction. Que ne sommes-nous
Brésiliens! C’est en pareille circonstance qu’on est heureux de compter
sur son almanach quarante-deux fêtes nationales et carillonnées, sans
parler des dimanches.

Mais le calendrier français offre aussi des ressources. Le 29 septembre,
n’est-ce pas la Saint-Michel? N’avons-nous pas un excellent camarade, le
doyen des voyageurs français du bord, et qui porte ce glorieux prénom?

Un gros chou bien vert, gracieusement entouré d’un rang de carottes du
plus beau rouge, encadrées avec goût par des touffes d’oignons et de
persil mélangées, tel est le bouquet qui, d’un accord unanime, lui est
affectueusement, mais solennellement offert avant la fin du dîner.
Souhaits, compliments, discours en prose et même en vers sont adressés à
notre ami qui, tout d’abord surpris, puis ému, nous offre un punch
commémoratif, auquel sont conviés tous les officiers du bord. L’élan est
donné. La gaieté est revenue sur les visages.

En deux heures, on a rédigé un programme, et cette soirée improvisée se
passe si joyeusement qu’avant de se séparer on décide que toutes les
fêtes à venir seront soigneusement notées, et que nul n’échappera
désormais aux compliments, au bouquet traditionnel... et au punch.

Dans l’après-midi du 30, nous sommes enveloppés par une brume épaisse.
La mer est toujours paisible, mais les voiles sont serrées, en prévision
d’une saute de vent.

Le 1er octobre, temps splendide. Nous trouvons dans ces parages redoutés
le calme plat et la mer d’huile que nous avons en vain cherchés sous
l’équateur. Vers dix heures, la vigie annonce: «Terre à tribord!» C’est
d’abord le cap des Trois-Pointes, puis le cap Blanc. Malgré la brume de
la veille et les courants très variables qui rendent cet atterrissage
assez dangereux, nous sommes exactement là où nous devons être.
Cependant, c’est à une distance de six à huit milles au moins que nous
contournons cette terre, car il règne tout le long de la côte des
bas-fonds dont l’étendue est mal déterminée, et qui ont causé la perte
de plusieurs navires. En cet endroit, les côtes de la Patagonie sont
basses et d’un aspect désolé.

Le brouillard reparaît à la chute du jour. Les voiles qu’on avait
établies de nouveau sont définitivement serrées, toutes les précautions
contre le mauvais temps sont prises. Un incident vers dix heures du
soir: six matelots ont été envoyés pour serrer le petit hunier, et, la
besogne faite, ils n’ont pas reparu; la nuit est si noire qu’on ne sait
s’ils sont descendus ou non. Les coups de sifflet retentissent, pas de
réponse. Seraient-ils allés se coucher avant l’heure du changement de
quart? Point. Il n’y a dans le poste de l’équipage que la bordée qui
n’est pas de service. On est inquiet; une ronde générale est faite dans
le faux-pont et dans la cale: personne.

L’officier de quart imagine alors d’envoyer le capitaine d’armes
explorer la mâture, où souffle une bise assez froide..., et nos matelots
sont retrouvés bien abrités, roulés, endormis et ronflant dans les plis
du hunier. Résultat: le reste de la nuit aux fers, et le vin retranché
pour deux repas.

Il fait encore aujourd’hui fort beau temps, et nous sommes bien surpris
de n’avoir pas eu le moindre coup du vent à essuyer. Demain matin, nous
devons être à l’entrée du détroit de Magellan. Toutes les curiosités
sont en éveil.


En vue de l’île Tamar, 5 octobre.

Nous venons de franchir le détroit et la _Junon_ va entrer dans les
canaux latéraux. Comment pourrai-je donner une idée des splendeurs
sauvages que nous avons vues? Comment retracer les péripéties de cette
belle et rapide traversée, pendant laquelle, malgré le froid et les
rafales, l’admiration nous a tous retenus sur le pont de notre steamer?
Je veux au moins raconter bien exactement ce qui s’est passé, dans
l’espoir qu’en retrouvant mes impressions encore toutes vivaces, il en
résultera un tableau, reproduction affaiblie, mais fidèle, des étranges
panoramas qui viennent de défiler sous nos yeux.

La nuit du 2 au 3 octobre fut accompagnée d’un brouillard si intense
qu’il fallut, pendant quelques heures, marcher à petite vitesse et faire
entendre le sifflet de la machine à de très courts intervalles. Cette
précaution était d’autant plus nécessaire que nous savions devoir
croiser un des grands vapeurs de la _Pacific Steam Navigation Company_
dans ces parages, et qu’une collision en pareil endroit eût été la perte
certaine de l’un au moins des deux bâtiments.

Au petit jour, la brume se dissipe, nous repartons à toute vitesse, et
bientôt le fameux cap des Vierges, entrée du détroit de Magellan,
apparaît droit devant nous.

La marée de jusant, qui pousse la mer de l’ouest à l’est en cet endroit,
et par conséquent arrête la marche des navires venant du large, était
alors dans toute sa force; faisant une route oblique dans la direction
du sud-est, la _Junon_ passe en dehors des bancs qui s’étendent jusqu’à
cinq ou six milles du cap des Vierges, les contourne, et pendant ce
temps la force du courant diminue, car la marée de flot qui doit
favoriser notre entrée ne tardera pas à s’établir.

Nous nous intéressons d’autant plus à ces détails de navigation que,
dans une conférence toute récente, le commandant nous a expliqué, la
carte en main, quelles étaient les particularités de notre voyage dans
le détroit. Son intention était d’y entrer avec la marée favorable et de
marcher toute la journée le plus vite possible, afin d’atteindre avant
la nuit le mouillage de Punta-Arenas, que les Anglais, les plus grands
débaptiseurs du monde, s’entêtent à appeler Sandy-Point; pourquoi pas
English-Point? ce serait bien plus flatteur pour leur amour-propre.

A huit heures du matin, nous avons franchi les dangers extérieurs de
l’entrée, le courant est à peu près nul, la vitesse est réglée à dix
nœuds, et nous nous dirigeons hardiment vers le passage étroit qu’on
nomme le premier goulet.

Il fait toujours beau et la température est supportable; nous sommes
enchantés de faire connaissance avec un des coins les plus ignorés du
monde, mais les beautés de la nature nous laissent assez froids. A notre
gauche, la terre est à peine visible, et son nom de Terre-de-Feu[5] ne
suffit pas à enflammer notre enthousiasme. A droite, la côte, que nous
laissons à quatre milles environ, est d’un jaune brun, sans trace de
végétation, sans accident de terrain remarquable. Tout l’intérêt se
concentre dans la navigation elle-même. Le passage, qui paraît fort
large, est semé de hauts-fonds dangereux qu’il faut beaucoup d’attention
pour éviter, surtout en approchant du goulet, car on ne le voit bien
qu’au moment de s’y engager. Une des bouées marquées sur la carte n’est
plus en place. Heureusement, les points un peu saillants ont été
reconnus, nous inclinons légèrement notre route sur bâbord, et nous
voilà au milieu du premier goulet.

  [5] Les premiers navigateurs qui tentèrent le passage du cap Horn
    aperçurent plusieurs volcans, aujourd’hui éteints, sur les îles
    voisines: de là le nom de Terre-de-Feu.

Il est midi. Un fort courant marche avec nous. Ce n’est plus une vitesse
de dix nœuds qu’a la _Junon_, mais bien de quatorze nœuds et plus. Les
falaises à pic qui bordent les rives ont bientôt disparu, et nous
entrons dans un second bassin de forme elliptique, semé de quelques
bancs laissant entre eux un large et facile passage. La physionomie du
pays est à peu près la même, cependant moins aride. Les falaises,
toujours assez basses, sont couronnées de plaines à peine ondulées;
quelquefois nous passons devant de simples plages sablonneuses, dont la
pente presque insensible semble se continuer sous les eaux. Par tribord,
c’est l’extrémité méridionale des vastes pampas, qui s’étendent ainsi
depuis le pays des palmiers jusqu’à celui des glaces éternelles! Mais où
ai-je vu quelques-uns de ces aspects? En traversant les steppes de la
Hongrie, sur les bords du Danube, entre Pesth et Belgrade.

Un promontoire, qu’on nomme le cap Gregory, marque l’entrée du second
goulet, un peu plus large que le premier. Nous le franchissons en une
demi-heure; la violence du courant est devenue très grande, et le
commandant fait mettre deux hommes de plus à la barre du gouvernail. A
la sortie du second goulet (il est trois heures et demie), un passage
difficile se présente. Le détroit en ce point a bien dix milles de
large, mais il est barré par un groupe d’îles, entourées de récifs,
auprès desquels les courants portent dans des directions variées.
Plusieurs routes existent pour passer entre ces dangers; nous
choisissons celle qui est connue sous le nom de chenal de la Reine, et
qui longe de très près l’île de Sainte-Élisabeth. En ce moment, nous
nous dirigeons vers le sud, ayant à notre droite le massif de la grande
presqu’île de Brunswick, qui s’enfonce comme un coin dans la
Terre-de-Feu et donne à la forme générale du détroit de Magellan celle
d’un gigantesque V majuscule.

A quatre heures et demie, les îles, les récifs sont derrière nous; il ne
reste plus que dix milles à faire pour atteindre le mouillage; l’ordre
est donné de ralentir, le commandant descend de la passerelle, et nous
allons tous dîner avec un appétit qu’excuse suffisamment notre station
de toute la journée sur le pont, et notre satisfaction d’avoir si
heureusement commencé cette traversée délicate.

Le soleil était déjà caché derrière de hautes collines boisées, lorsque
nous arrivâmes à Punta-Arenas, capitale de la Patagonie chilienne... ou
argentine, puisque le différend n’a pas encore été tranché, mais plutôt
chilienne, puisque le Chili en a pris possession, qu’une corvette
chilienne y tient station, qu’un médecin chilien a bien voulu déclarer
officiellement que nous n’avions aucune maladie contagieuse, ce qui nous
a permis de faire une visite au gouverneur de la localité, qui aurait pu
être Chilien aussi, mais qui préférait être Anglais, ce qui est un point
sur lequel je ne disputerai pas.

La _Junon_ doit appareiller le lendemain à l’aube; aussi, malgré la nuit
noire et le froid vif, tout le monde se précipite dans les canots pour
fouler la terre patagonienne. On espère vaguement voir quelques-uns de
ces sauvages géants décrits dans les récits des premiers explorateurs et
contestés par notre siècle prosaïque. On a aussi quelque curiosité à
l’égard du _dernier établissement civilisé au sud du monde_. L’officier
de la santé a promis son canot pour le retour des retardataires. En
route!

Nous abordons dans l’obscurité au pied d’un petit môle, sur lequel nous
grimpons en nous aidant d’un escalier dépourvu de la plupart de ses
marches. Arrivés sur la plate-forme, nous trébuchons à travers les rails
d’un chemin de fer, qui doit conduire, je pense, à un dépôt de charbon.
Décidément, le progrès ne laisse ici rien à désirer, qu’un peu
d’éclairage des voies publiques. Pendant que nos marins s’en vont par
groupes se... réchauffer dans une petite maison basse où nombre de
flacons scintillent sous les feux d’une lampe à pétrole, nous nous
avançons à travers «la capitale.» Nous arpentons deux rues, peut-être
bien les seules, absolument désertes, bordées çà et là de maisons en
bois, composées d’un simple rez-de-chaussée. Voici une église, toute
petite, plus que modeste et en bois comme les autres constructions;
voici enfin la maison du gouverneur, auquel nous sommes autorisés à
présenter nos hommages.

Le colonel Dickson, de l’armée chilienne, nous reçoit avec la plus
parfaite bonne grâce, quoique par notre grand nombre nous soyons
peut-être un peu gênants. Il ne paraît pas, en tout cas, s’en
apercevoir. Comme il parle fort bien le français, l’anglais et
l’allemand, la conversation est des plus faciles; quelques tasses de thé
bien chaud, quelques verres de vieux vin circulent, et le brave
gouverneur semble enchanté de la bonne idée que nous avons eue de venir
le voir.

En un instant, il est assailli de questions. Voici ce que j’ai appris ce
jour-là, au sujet des fameux Patagons, objets de notre légitime
curiosité.

Il n’y a pas un seul Patagon à Punta-Arenas, mais on en voit deux ou
trois fois par an, le plus souvent en été; or, nous sommes à la fin de
l’hiver. Poussés par la nécessité, ils viennent, au nombre d’une
cinquantaine environ, échanger des dépouilles de guanaque, d’autruche,
de puma et de renard contre de l’eau-de-vie, du tabac, des couvertures
et des vêtements. Hommes et femmes sont, il est vrai, d’une taille
au-dessus de la moyenne, mais qui n’a rien d’extraordinaire. Le corps
est bien proportionné, et les pieds, que l’on dit souvent être énormes,
sont simplement en rapport avec la taille. Magellan, qui leur donna ce
nom de Patagons, à cause de la grandeur de leurs pieds, ne les vit pas
sans doute de bien près, sans quoi il eût remarqué que c’étaient les
peaux de bête roulées dont ils se servaient en guise de souliers qui
leur donnaient cette apparence bizarre. Les navigateurs qui vinrent
après lui en firent des récits non seulement exagérés, mais fréquemment
contradictoires.

Les Patagons qui occupent cette partie du pays, la plus méridionale du
monde habité, appartiennent à la race des Indiens Tehuelches. Ils ont
quelques coutumes étranges, dont l’une des plus originales est l’extrême
importance qu’ils accordent à la manière d’ensevelir leurs morts. Ils
croient nécessaire que le corps du défunt soit placé exactement dans la
même position qu’il occupait... avant sa naissance, et s’ils craignent
que la rigidité cadavérique ne s’empare trop rapidement du sujet, ils
n’hésitent pas à commencer l’ensevelissement avant qu’il ait rendu le
dernier soupir. On _plie_ avec soin le moribond, de manière que son
menton touche à ses genoux et qu’il occupe le moindre espace possible;
c’est là le principal; ensuite on le coud bien serré dans un cuir frais,
qui doit se resserrer davantage en se desséchant, et on le dépose dans
le sable, à une très faible profondeur, avec ses armes et quelques
aliments.

Je n’ai pu avoir aucun renseignement positif sur la religion des
Patagons, et il y a apparence qu’ils n’en professent aucune, malgré
l’idée du _grand voyage_ indiquée par le soin de placer de la nourriture
à la portée du mort. Quelques voyageurs prétendent cependant qu’ils
adorent le soleil, contrairement aux indigènes de la Terre-de-Feu, qui
adoraient la lune.

Le chiffre des Indiens Patagons répandus sur tout le territoire n’est
pas exactement connu. A Punta-Arenas, on estime qu’il n’y en a pas plus
de quatre ou cinq mille en tout. Ce qui paraît à peu près certain, c’est
que les Patagons ainsi que les Indiens Pampas, et très probablement les
Araucans, sont destinés à disparaître et non à se fondre dans les races
nouvelles qui peuplent le continent sud-américain.

Le Chili a fait de Punta-Arenas un pénitencier, tenu assez sévèrement et
gardé par un navire de guerre, depuis qu’une révolte des convicts,
suivie d’un pillage en règle de la petite ville, a invité le
gouvernement à prendre des mesures de précaution sérieuses. La
population de cette pauvre colonie est de douze cents âmes environ et,
malgré les louables efforts du gouvernement chilien, il est douteux
qu’elle puisse jamais prendre un développement de quelque importance.
D’ailleurs, le percement de l’isthme de Panama, qui aura lieu tôt ou
tard, détruira bien vite tous les établissements qui pourront exister
dans le détroit et rendra pour jamais ces mornes rivages à l’éternelle
solitude.

Notre rentrée à bord fut une véritable odyssée. Comme on devait
appareiller le lendemain matin à quatre heures et que l’équipage était
fatigué, il avait été convenu que la _Junon_ n’enverrait pas
d’embarcation pour prendre les retardataires. Sauf les deux veilleurs de
quart, tout notre monde dormait donc profondément dans son hamac ou dans
sa couchette, lorsque nous nous présentâmes sur le petit môle décrépit.
Nous cherchons le canot que le capitaine du port avait mis, tout à
l’heure, si obligeamment à nos ordres. Point de canot. Il fait un froid
de loup; une bise glaciale qui vient de caresser les cimes neigeuses de
la Terre-de-Feu souffle à nos oreilles; la perspective d’une nuit de
faction sur cette plage n’a rien de réjouissant. Nous commençons par
donner au diable les Chiliens, la colonie, les Patagons, Magellan et la
_Junon_ elle-même, ce qui nous réchauffe un peu; puis, revenant à des
sentiments plus pratiques, nous lançons dans l’espace des appels à toute
volée.

Au bout de quelques minutes, nous voyons un fanal qui s’en va de l’avant
à l’arrière. L’espoir renaît dans nos cœurs; nous redoublons nos
hurlements désespérés...; le fanal s’arrête et descend dans une
embarcation qui vient à nous, vigoureusement nagée. Hourra pour les
braves marins! Non, trois fois, cent fois hourra! car ce sont quatre de
nos camarades qui, n’ayant pas pris sur eux de faire réveiller le
commandant pour demander qu’il donne l’ordre de nous envoyer une
embarcation, ont obtenu de l’officier de quart la permission de venir
nous chercher eux-mêmes.

Nous embarquons après avoir déposé dans le fond du canot deux marins
restés «à la traîne», qu’un ancien de l’expédition Pertuiset, devenu
cabaretier, a impitoyablement grisés. A minuit et demi, gelés, transis
et trempés, nous gravissions l’échelle de coupée,

    «Jurant, mais un peu tard,»

qu’on ne nous prendrait plus à compter sur les promesses espagnoles,
faites de bonne foi, sans doute, mais oubliées de même.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, avant le jour, le cliquetis sonore du guindeau à vapeur
nous avertissait que la _Junon_ reprenait sa route. La curiosité
l’emportant sur le besoin de sommeil, nous voilà tous bientôt sur le
pont, emmitouflés, encapuchonnés comme des Groenlandais. La précaution
n’était pas inutile, car pendant la nuit le temps était devenu sombre et
très froid. De gros nuages roulent dans toute l’étendue du ciel et
donnent une teinte noire aux eaux glacées du détroit. Nous descendons
très rapidement le long de la côte de la presqu’île de Brunswick, à une
distance de quelques centaines de mètres. Une petite baie s’ouvre à
trente milles au sud de Punta-Arenas; elle est connue sous le nom de
Port-Famine. C’est là que le célèbre navigateur espagnol Sarmiento
s’établit, en 1581, avec quatre cents émigrants. Six ans après, la
colonie avait cessé d’exister; presque tous étaient morts de faim. Sur
les ruines de Port-Famine, les capitaines anglais King et Fitz-Roy,
auxquels on doit les premiers travaux hydrographiques sérieux du
détroit, avaient établi leur observatoire.

Le paysage a complètement changé. A mesure que nous avançons, les côtes
s’élèvent de plus en plus; celle de la Terre-de-Feu, que nous avons à
notre gauche, présente l’aspect d’un immense massif de montagnes à demi
noyé dans un déluge qui menace de l’engloutir; la mer, pénétrant dans
les gorges, les cols, les crevasses, découpe une quantité de canaux, de
presqu’îles, d’îles et de golfes. Plus de falaises basses, plus de
plages; tout est confondu dans un chaos de pics aigus, de collines
éventrées, de promontoires déchiquetés, s’entassant les uns sur les
autres, et tous les sommets un peu élevés sont couronnés d’une nappe de
neige éblouissante et immaculée.

Nous avons, en suivant la côte, incliné notre route du sud vers l’ouest;
le passage devient plus étroit.

A huit heures du matin, nous avons devant nous, et tout près, un énorme
rocher, dont le flanc tombe à pic dans la mer d’une hauteur de plus de
trois cents mètres. C’est le cap Froward, c’est l’extrémité méridionale
du continent américain[6]. Au même instant, un grain d’une violence
extrême fond sur nous, des rafales de grésil et de neige nous fouettent
brutalement au visage. Peu importe! Nous avons sous les yeux un si
grandiose panorama que toutes les tempêtes de l’océan austral ne nous
feraient pas lâcher pied. Nous restons cramponnés aux barres du gaillard
d’avant, ne nous lassant pas de regarder.

  [6] Latitude: 53° 54′ sud.

Partout la couleur est sévère et la forme audacieuse. Le cap Froward
surgit du fond des eaux avec une incomparable majesté; ses flancs rudes,
noirs et nus, ses proportions colossales, font penser à l’un des rois
géants des peuples préhistoriques. Autour de lui, la nature a pris un
aspect sauvage, presque terrible; c’est un enchevêtrement de montagnes
aux versants abrupts, aux contours bizarres, de vallées, de cratères, de
précipices. Les tons sont durs, les ombres sont noires; l’œil a peine à
suivre la perspective de ces plans qui semblent se heurter plutôt que se
succéder dans les lointains. Là où les nuages laissent une trouée, la
blancheur éclatante des neiges se confond avec la blancheur du ciel, et
les profils des hauteurs prennent quelque chose de fantastique. Tout
cela forme comme un immense décor où le pinceau d’un homme de génie
aurait voulu représenter un paysage extra-terrestre; cela ne ressemble à
rien de ce que nous avons vu, ni à rien de ce que nous avons imaginé, et
l’impression qui se dégage de cet ensemble, dont les mots «imposant,
magnifique, superbe» ne donnent aucune idée, est la plus profonde que
j’aie éprouvée en face des œuvres de la nature.

Nous passons au milieu des rafales, qui soufflent par moments avec une
telle furie qu’elles menacent de déferler les voiles, cependant
soigneusement rabantées. Le point le plus sud de notre voyage est
franchi. Notre route est maintenant à l’ouest, et bientôt, tout en
suivant les sinuosités du détroit, elle s’infléchira vers le nord.

La végétation a commencé à se montrer. Ce ne sont pas quelques bouquets
de lichens rabougris, ou quelques arbrisseaux clairsemés, mais de
véritables forêts, touffues, impénétrables, de hêtres antarctiques, qui
escaladent les pentes rugueuses des ravins. Cet arbre est, je crois, le
seul qui se montre dans ces parages; il est peu élevé, le tronc est
mince, court, droit et d’une couleur claire, parfois aussi blanche que
l’écorce du bouleau. Plus nous avançons et plus le pays est boisé. Les
côtes sont partout escarpées et, sur notre gauche, du côté de la
Terre-de-Feu, nous laissent entrevoir dans leurs découpures compliquées
des canaux de toute forme, de toute grandeur se dirigeant vers le sud.

Vers midi, la _Junon_, poursuivant sa course à toute vitesse, atteint
les parties les plus resserrées du détroit; c’est d’abord l’_English
Reach_, qui commence aux îles Charles, et ensuite le _Crooked Reach_
(canal crochu), dont l’entrée, barrée par l’énorme pic Thornton, semble
ne laisser aucun passage aux navires.

Le vent est toujours très inégal et par moments très fort; mais notre
attention est trop retenue par les austères beautés du paysage pour que
nous songions à nous occuper des manœuvres. Nous traversons ainsi une
suite de grands lacs toujours bordés de montagnes presque à pic,
dépouillées d’arbres à la moitié de leur hauteur et séparées par de
profonds ravins. De tous côtés, nous sommes enveloppés par un horizon
d’autres montagnes beaucoup plus élevées, couvertes de neige, souvent
reliées entre elles par d’immenses glaciers. A deux reprises différentes
nous avons aperçu de la fumée sur les rives de la Terre-de-Feu. Quelques
silhouettes noires se détachaient autour des foyers. Ce sont des
campements de Feugiens.

Tout à coup, une exclamation retentit: «Canot à l’avant!» En effet, à la
distance d’un kilomètre, on aperçoit une pirogue d’indigènes; ils se
tiennent au large et nous attendent évidemment au passage, s’agitant
beaucoup et poussant des cris auxquels, bien entendu, nous ne comprenons
absolument rien. On stoppe et on leur lance une amarre; mais la _Junon_
ne s’arrête pas court comme un cheval arabe; la vitesse acquise et la
force du courant nous entraînent encore, le vent nous fait dériver sur
la côte, qui n’est pas bien loin. «Tribord toute! Machine en avant!» Les
Feugiens lâchent la corde et manquent de chavirer. Nous voilà repartis.
Cependant, j’ai eu le temps de les voir, et je puis vous assurer que
j’ai vu des sauvages, de vrais sauvages, aussi laids et aussi peu vêtus
qu’on peut le désirer. La pirogue, faite d’écorce, doublée de cuir,
était montée par quatre individus, dont deux femmes, tous entièrement
nus, sauf une peau jetée sur les épaules et couvrant pudiquement une
partie de leur dos. Ces pauvres êtres agitaient des fourrures, qui m’ont
paru être de la loutre et que, sans doute, ils voulaient échanger avec
nous. Il y avait encore dans la pirogue deux chiens, dont l’un d’assez
grande taille, au museau pointu. A l’avant, un feu était allumé sur un
lit de gravier. Tels sont les Indiens de la Terre-de-Feu, nommés
Pêcherais, parce qu’ils ne vivent guère que dans leurs bateaux et qu’ils
s’alimentent presque exclusivement du poisson qu’ils prennent dans les
baies et les passages du détroit.

Le ciel s’est un peu éclairci. Nous entrons dans le Long Reach. Le vent
a tourné sur notre droite et souffle grande brise de nord-nord-est. Il
est cinq heures au moment où nous entendons le commandement
traditionnel: «Chacun à son poste pour le mouillage!»--Où cela, le
mouillage? Nous sommes entre deux murailles escarpées; pas la moindre
crique en vue. Le commandant lorgne à notre gauche avec beaucoup
d’attention; je lorgne aussi, mais je ne vois rien du tout. Soudain, la
_Junon_ lance de ce côté, se dirigeant droit sur la terre, puis revient
sur tribord et, décrivant un 8 dans la largeur du canal, en s’aidant des
focs et de la grande voile goélette, remet le cap plus obliquement sur
cette même terre. A mesure que nous approchons, il nous semble découvrir
quelque chose comme une fente entre les montagnes; nous voici engagés
dans un étroit passage entre la haute terre et une ligne de petits
rochers qui, tout à l’heure, se confondaient avec la côte. Une roche à
fleur d’eau est devant nous; on la contourne à quelques mètres et nous
nous trouvons tout au fond d’une colossale cuvette, au milieu de
laquelle nous laissons tomber l’ancre. Ici, point de rafales, pas même
de clapotis; quelques rides à la surface d’une eau calme, claire et
profonde.

Nous sommes à l’abri pour la nuit, et comme il reste encore trois quarts
d’heure de soleil, nous sautons dans les canots pour aller à terre
pêcher des moules et tirer des canards.

L’endroit où nous avons pénétré si hardiment et si heureusement se nomme
la baie _Swallow_ (hirondelle), du nom du navire que montait le
capitaine Carteret, lorsqu’il la découvrit. C’est, paraît-il, le
meilleur mouillage du détroit; mais il faut bien prendre ses mesures
avant d’y entrer et regarder si quelque autre navire n’y est déjà, car
il y a bien juste la place pour un bâtiment de notre taille.

L’endroit où nous débarquons est assez étrange, mais n’a pas cet
aspect désolé qu’on pourrait supposer à une terre nommée
Terre-de-la-Désolation. Aucun être humain, il est vrai; en revanche, une
végétation assez abondante, absolument vierge, où le hêtre antarctique,
que nous avons reconnu du bord, domine, entremêlé de houx et de
canneliers, tout cela réparti par petits bouquets et disséminé au
hasard. La terre, recouverte d’une accumulation de végétaux parasites,
est bossuée çà et là par de nombreux rochers grisâtres. Nous enfonçons
parfois jusqu’à mi-jambe dans un sol que la fonte des neiges a presque
partout détrempé; sautant de pierre en pierre, pour éviter ces crevasses
marécageuses, nous atteignons bientôt le pied des collines granitiques
qui se dressent en amphithéâtre tout autour de la petite baie.

L’ascension est commencée. Ma mémoire évoque, je ne sais pourquoi, le
souvenir du Corcovado, et, en regardant cette nature austère qui
m’environne, il me faut un effort de raison pour comprendre comment, en
si peu de temps, j’ai pu me trouver transporté dans ce milieu si
différent, si opposé, qui me semble appartenir à un autre monde.

Quand nous avons gravi une centaine de mètres, notre regard embrasse
alors toute la baie. Par un heureux hasard, le temps, assez sombre
pendant la journée, s’est éclairci; le ciel est très pur, et le soleil,
à son déclin, colore de reflets rose pâle les versants et les glaciers
des hautes montagnes de l’autre rive du détroit. Le vent, qui ne s’est
pas calmé, fait encore moutonner les eaux où nous naviguions il y a une
heure, mais ici, tout est d’un calme parfait. Notre blanche _Junon_
semble endormie au milieu de ce lac paisible; c’est à peine si le
souffle d’une légère brise agite son pavillon, dont la nymphe d’une
cascade voisine ignore peut-être les couleurs.

Je n’ai pas voulu monter plus haut, et je ne suis redescendu qu’en
voyant mes compagnons, chargés d’oies et de canards (j’allais ajouter
sauvages), se diriger vers le point où les canots nous attendaient.
L’une de nos embarcations, dans laquelle les marins avaient entassé
plusieurs milliers de moules gigantesques, longues comme la main,
recueillies sur les roches de la côte, eut toutes les peines du monde à
démarrer.

Ce matin, à cinq heures, nous sortions sans encombre du havre Swallow et
nous dirigions vers la sortie du détroit. Bien que le temps ne soit pas
mauvais au large, le commandant, à notre grande joie, s’est décidé à
continuer sa route par les canaux latéraux des côtes de la Patagonie.
Quand nous en serons sortis (si nous en sortons), je vous dirai mon
impression sur ces parages presque inconnus, visités, à de rares
intervalles, par quelques navires de guerre, et dont les beautés
égalent, dit-on, si elles ne les surpassent, celles du détroit de
Magellan.




LES CANAUX LATÉRAUX DES COTES DE LA PATAGONIE

Où sont les canaux latéraux?--L’ancienne navigation.--Un canot de
sauvages.--La baie de l’Isthme.--Les Pêcherais à bord de la
_Junon_.--Mouillage et excursion à Puerto-Bueno.--Le lac d’Aunet.--Les
glaces flottantes.--Le havre Grappler.--Passage du Goulet
anglais.--Sortie des canaux.


En mer, 9 octobre.

_Veni, vidi, vici._ Nous sommes venus, nous avons vu et nous avons
vaincu... sans la moindre appréhension, les difficultés de notre passage
dans les canaux. J’exagère un peu, car la journée d’hier a été assez
rude; mais ne commençons pas par la fin.

Ayez la bonté de prendre un atlas, ou de rassembler les souvenirs de vos
études géographiques, afin que je puisse vous montrer ces fameux canaux,
où je vous souhaite, si jamais vous y passez, ce qui est peu probable,
de faire une traversée aussi heureuse et aussi agréable que la nôtre.

Vous voyez bien, tout en bas de la carte, à la pointe de l’Amérique du
Sud, le détroit de Magellan, qui sépare la Terre-de-Feu, les îles de la
Désolation et quelques autres archipels, tout déchiquetés, du grand
continent américain. Nous y sommes entrés par l’est, c’est-à-dire par
l’océan Atlantique, et rien n’était plus simple, au sortir du Long
Reach, le passage étant de plus en plus large, que de continuer tout
droit notre route au nord-ouest et d’entrer dans l’océan Pacifique.

C’est ce que tout le monde fait, mais nous n’avons pas voulu faire comme
tout le monde. Regardez, s’il vous plaît, la côte américaine à partir de
la sortie du détroit et en remontant vers le nord. Depuis le 53e degré
de latitude jusqu’au 47e, sur une longueur de cent cinquante lieues
terrestres, vous voyez une multitude d’îles et d’îlots de toute forme,
de toute grandeur, pressés contre la côte: c’est l’archipel de la
Reine-Adélaïde, les îles de Hanovre, Chatham, l’archipel de la
Mère-de-Dieu, la grande île Wellington, entourée de rochers plus ou
moins étendus, avec une profusion de petits bras de mer, de petites
criques, de petits détroits à n’en plus finir... et tout cela se
subdivise en un nombre infini d’accidents géographiques, qui lasseront
encore pendant longtemps la patience des plus obstinés géographes.

Le problème à résoudre est de s’engager là dedans par un bout et de
ressortir par l’autre. C’est un jeu, tout comme le baguenaudier ou la
célèbre _question romaine_; seulement, comme les roches sont aussi dures
là que partout ailleurs, qu’il n’y a aucun établissement de radoub, même
en projet, qu’il ne passe à peu près personne dans ce curieux labyrinthe
et que les habitants en sont anthropophages, c’est un jeu dont la mise
est un peu chère: il est indispensable de n’y point perdre.

Je me hâte de dire que le «secret» est connu. Les cartes sont fort
incomplètes, mais une ligne sinueuse, tracée au travers de ce fouillis,
indique la route à suivre. C’est au bateau à se «débrouiller»
(expression toute maritime), pour ne pas passer à droite quand il faut
passer à gauche, veiller la force des courants afin de ne point dévier,
ne jamais prendre un îlot, un golfe ou une pointe pour une autre,
calculer sa vitesse pour tourner quand il faut, pas trop tôt, pas trop
tard; s’arranger de manière à atteindre une petite baie chaque soir pour
y passer la nuit, n’en pas manquer l’entrée et mouiller au bon endroit.
Ce n’est pas plus difficile que cela.

Moyennant quoi, si vous avez beau temps, ce qui est fort rare, je vous
garantis la plus heureuse et la plus intéressante des traversées.

On se demande comment des navires à voiles ont pu, dans le bon vieux
temps, se hasarder à naviguer au milieu de tant de dangers. Je pourrais
vous dire, d’abord, que dans ce temps-là on avait l’espoir de découvrir
quelque chose; on ne l’a plus guère à notre époque, et puis, autant par
habitude que par impuissance, on ne vivait pas à la vapeur (je dis cela
aussi au figuré) comme on le fait aujourd’hui.

Vous nous avez vus franchir le détroit de Magellan en deux jours et
quelques heures, et nous aurions pu y mettre moins de temps, si nous
avions été dans la saison des longs jours. Voulez-vous savoir ce qu’il
fallait à nos pères pour accomplir le même trajet? Voici des chiffres:

Magellan, ou plus correctement Magalhaens, officier portugais, passé au
service de l’Espagne, avec cinq navires montés par 236 hommes, découvrit
le détroit, et le franchit en 30 jours, Thomas Cavendish, en 1587, mit
33 jours, le commodore Byron, en 1764, mit 51 jours, Carteret, sur le
_Swallow_, qui cependant avait fait partie de l’expédition de Byron,
passa 84 jours dans le détroit, et l’illustre Bougainville, avec les
frégates la _Boudeuse_ et l’_Étoile_, en 1767, contrarié par les vents
contraires, fit sa traversée en 52 jours, dont 40 furent employés à
parcourir une distance de 180 milles ou 60 lieues, représentant la
moitié du chemin.

On cite, comme une exception tout à fait remarquable, le voyage de la
frégate anglaise _Fishguard_, qui passa sous voiles de l’est à l’ouest
en 17 jours.

Voilà comme naviguaient nos aïeux, et au prix de quelle patience ils ont
acquis la gloire de nous montrer la route dans ces parages que nous
prenons à peine le temps de regarder.

Aujourd’hui, les navires à voiles ne passent plus jamais par le détroit,
et la traversée de l’est à l’ouest est considérée pour eux comme
impraticable. Au contraire, un navire à vapeur, quoique à peu près
certain de recevoir au moins un coup de vent, s’il est solide et bien
dirigé, passera en deux, trois ou quatre jours, quand même, et presque
sans ralentir sa vitesse, ce que nous avons une fois de plus démontré.

                   *       *       *       *       *

Le 5 octobre, vers midi, la _Junon_, laissant à sa gauche la pointe sud
de l’île Sainte-Élisabeth et le pic Sainte-Anne, très élevé, pointu et à
arêtes absolument droites, s’engageait dans le canal Smith, qui est la
partie la plus méridionale des canaux latéraux. Depuis le matin, nous
avions été, comme la veille, battus par une forte brise du nord-est, à
rafales; mais dès que nous fûmes dans les passages resserrés, à l’abri
des hautes collines situées à notre droite, nous retrouvâmes un calme
presque parfait.

A partir de ce moment, les surprises succèdent aux surprises. Le
caractère des paysages qui défilent sous nos yeux est extrêmement varié,
mais n’a plus la sévérité austère de ceux du détroit. Le décor change à
chaque instant; nous naviguons sur une suite de petits lacs encaissés
entre des collines couvertes de verdure et parsemés d’îlots, de rochers,
qui se cachent et se démasquent tour à tour à mesure que la _Junon_ les
contourne. La largeur du canal n’est pas bien grande; cependant nous
filons à toute vitesse, pour rester maîtres du courant. Il n’y a plus de
route à la boussole (au compas, comme disent les marins), l’œil est seul
juge de la direction du navire. La barre est continuellement en
mouvement, et c’est plaisir de voir notre grand steamer se lancer à
droite ou à gauche, faisant parfois plus d’un demi-cercle pour tourner
autour d’une pointe, éviter une île placée au beau milieu de sa route et
repartir tout droit devant lui, jusqu’à ce qu’un nouvel obstacle
l’oblige à se déranger encore.

Chacun de nous cherche dans ses souvenirs quelque ressemblance avec ce
que nous voyons: «Voici un paysage des Alpes!... Tenez, maintenant,
c’est le Jura!» M. de Saint-Clair, qui a longtemps habité Glascow,
prétend que rien ne rappelle mieux l’Écosse!... Un autre nomme un des
plus jolis sites des bords du Rhin... Le froid est assez rude, mais nous
nous amusons réellement trop pour avoir la pensée de quitter la dunette;
les plus braves sont juchés sur le gaillard d’avant et à chaque tournant
de route cherchent à deviner par où on va passer. En effet, il nous
semble être continuellement au centre d’un cercle étroit, et l’œil ne
distingue pas les coupures qui nous permettront d’en sortir.

Vers quatre heures, la vigie signale un point noir par le bossoir de
tribord. Une minute après, et comme une traînée de poudre, éclatent de
l’avant à l’arrière les cris: «Un canot! un canot!» Tout le monde est
aux bastingages, à regarder. C’est encore une pirogue de Pêcherais. Nous
stoppons. Cette fois, comme la mer est très calme, les indigènes peuvent
se haler sur l’amarre qu’on leur a jetée, et nous restons quelques
minutes courant doucement sur notre vitesse acquise; pendant qu’on fait
les échanges les plus baroques avec ces malheureux, croquons le tableau:

La pirogue, d’à peu près vingt pieds de long, est construite en planches
grossièrement équarries, reliées et soutenues entre elles par des
branches courbées en demi-cercle; le tout retenu par des cordes en
boyau. Elle est manœuvrée, non par des pagaies, comme l’embarcation que
nous avons vue dans le détroit, mais par de longs avirons, formés de
deux pièces. Il y a là une douzaine de personnes: six hommes, trois
femmes et quelques marmots. Je remarque un vieux Pêcherais, le
grand-père sans doute, ridé et amaigri, dont les cheveux cependant sont
aussi noirs, aussi raides, aussi épais et aussi longs que ceux des
autres. Hommes et femmes ont le même type. Les femmes paraissent plus
laides, mais je pense que c’est parce qu’elles le sont autant, ce à quoi
nous ne sommes pas habitués. La peau est rouge brique, ou peu s’en faut;
la face est ronde, grosse, aplatie, le front bas, mais assez large.
Comme presque toutes les races d’Indiens, ils ont les yeux noirs, les
pommettes saillantes, les lèvres un peu fortes et de belles dents.

Deux des femmes, qui sont jeunes, ont la gorge assez forte, mais déjà
déformée. Quant à la vieille, elle est horrible à voir; Macbeth n’a
jamais entrevu pareille sorcière. Les enfants sont dans le fond de la
pirogue, accroupis devant un feu de bois sec, qu’ils tisonnent avec
beaucoup de sérieux, et ne paraissent faire aucune attention à nous.
Cela m’a surpris. En revanche, trois chiens au profil de renard, groupés
à l’avant du bateau, nous examinent avec curiosité.

Tout ce monde est _absolument_ nu. Femmes, hommes et enfants n’ont pour
costume qu’une peau de bête, jetée sur le dos.

Je reparlerai de ces pauvres diables de cannibales, car nous avons eu le
plaisir de les revoir. Ils ne purent cette fois rester que fort peu de
temps le long du bord, mais cela leur suffit pour conclure quelques
opérations commerciales avec nous. L’article d’exportation le plus
demandé était le tabac; l’importation, très variée, comprenait des peaux
de loutre, des flèches, des colliers de coquilles, produits d’une
industrie plus qu’élémentaire.

L’un de nous voulait absolument acquérir un petit objet brillant, pendu
au cou de l’un de ces sauvages; mais celui-ci ne voulait s’en démunir à
aucun prix; un paquet de tabac, deux, trois ne parvenaient pas à le
décider; enfin quatre paquets, toute une fortune, triomphèrent de sa
résistance au moment où la pirogue se détachait. Notre ami saisit son
trésor avec émotion... C’était un bouton de culotte de fabrique
anglaise.

Nous repartons à toute vitesse, et, vers cinq heures du soir, la _Junon_
fait son entrée dans un petit havre, connu sous le nom de baie de
l’Isthme. Là, comme dans la baie Swallow et comme dans les deux autres
mouillages que nous avons pris avant de sortir des canaux, il y a la
place d’abriter un navire assez grand, mais un seul.

Il est convenu maintenant que, grâce aux progrès de la civilisation,
tous les points du globe sont devenus quasiment des faubourgs de Paris,
et que de magnifiques steamers transportent avec la plus entière
sécurité et le plus splendide confortable les touristes et les commis
voyageurs. On admet généralement aussi que les parages jadis inconnus
sont sillonnés de nombreux navires, que toutes les côtes sont exactement
relevées et toutes les cartes excellentes. Je crois m’apercevoir que ce
sont là de purs préjugés, et en ce qui concerne le magnifique passage où
nous nous trouvons en ce moment, je puis vous assurer que c’est une
curiosité qui attire fort peu de curieux.

Je n’en veux d’autre preuve que la coutume adoptée par les navires de
marquer la trace de leur passage dans les baies où ils viennent chercher
un abri pour la nuit.

En arrivant à terre dans la baie de l’Isthme, nous avons tout d’abord
trouvé les cartes de visite de nos prédécesseurs, sous forme de planches
clouées aux arbres du rivage. Il y en a fort peu; j’ai relevé sur le
tronc mort d’un grand hêtre, choisi bien en évidence sur un petit
monticule, les quatre inscriptions suivantes:

_Luxor_ 17/12/77.

S.M.S. Feb. _Vineta_ 76.

S.S. _Ibis_ Den 9 Sept. 1876.

S.S. _South Carolina_, left New-York march 2nd, anchored here april 6th
1876.

Il y avait, en outre, deux planches dont les inscriptions étaient
complètement effacées par le temps. Sur l’une d’elles, je gravai avec la
pointe de mon poignard:

_Junon_ 5/10/1878.

La promenade à terre ne présenta aucun incident remarquable. On tira bon
nombre de canards, on récolta plusieurs brassées de moules, aussi belles
et aussi abondantes que dans le détroit, et comme une petite pluie fine
commençait à tomber, nous nous empressâmes de rentrer à bord pour ne pas
faire attendre le dîner, que réclamaient, d’ailleurs, nos jeunes
appétits, aiguisés par le froid et l’exercice.

Ayant passé toute cette journée au grand air, comme les deux
précédentes, et devant nous lever de fort bonne heure le lendemain,
chacun s’était retiré dans sa chambre après le repas. Soudain, à dix
heures et demie, je suis réveillé par des hurlements qui me font
immédiatement dégringoler de mon cadre. En un instant, nous voilà tous
sur le pont. Qu’est-ce? Le feu? Une attaque des sauvages? Ce sont en
effet des indigènes, mais leurs intentions sont toutes pacifiques. Ce
sont les mêmes que nous avons rencontrés dans le canal. Ils ont trouvé,
sans doute, que nous faisions les affaires largement, car les malheureux
ont parcouru une vingtaine de milles à l’aviron pour venir continuer
leurs échanges.

Nous voulons les faire tous monter à bord, mais la vieille «sorcière»
s’y refuse énergiquement et reste avec les deux femmes et les enfants
pour garder la pirogue. Je n’ose pénétrer le motif de cette méfiance,
qui laisse planer des doutes «incompréhensibles» sur la galanterie
exagérée de ceux qui ont passé ici avant nous.

Les hommes ont gravi l’échelle du bord sans hésitation et sont
introduits cérémonieusement dans le salon arrière. Voilà nos invités
assis, complètement nus, sur les banquettes de velours, en face de
diverses victuailles. Ils touchent peu à la viande, mais les sardines
sont l’objet de leur prédilection; elles disparaissent par douzaines, et
ces messieurs ne repoussent les assiettes qu’après les avoir léchées
avec soin et satisfaction. Le grand-père est décidément affreux; mais
les deux jeunes gens, assez bien bâtis, ne sont pas trop laids. Ces
êtres-là sont des brutes, il n’y a pas à en douter, et Darwin leur a
rendu justice en les classant au dernier rang de l’espèce humaine; leur
genre de vie, l’état de misère et de dégradation où ils végètent, en
sont de suffisants témoignages, cependant leurs physionomies sont loin
d’être idiotes, et on y trouve un mélange de bonhomie et de finesse.

Le vieillard qui vient de changer la peau de loutre qu’il avait sur le
dos contre une boîte de conserves fait claquer ses dents pour indiquer
qu’il a froid. Ne se croyant pas bien compris, il touche plusieurs fois
sa peau, puis la manche de notre ami B..., placé à côté de lui, pour
indiquer qu’il voudrait bien en avoir autant. B... se laisse attendrir,
descend dans sa cabine et revient avec un costume complet d’été, dont le
vieux Pêcherais est revêtu séance tenante.

Rien de plus comique que de voir ce grand sauvage tout habillé de blanc,
dans ce pays de glace et par deux degrés de froid. Même quand il a mangé
de l’Européen, supposition que son âge rend assez vraisemblable, il n’a
pas dû être aussi content. Il se promène, se pavane, s’admire dans un
miroir, qui ne l’étonne pas trop (il a dû en voir déjà); il plante ses
mains recouvertes de débris de sardines dans les poches du veston; c’est
une joie sans pareille... Pendant qu’on les amuse avec une montre dont
le tic tac les intrigue fort, notre professeur d’histoire naturelle
examine leurs mâchoires, mesure leurs têtes, palpe leurs bosses, et je
ne doute pas qu’ils ne prennent ces attouchements scientifiques pour des
marques d’amitié; car ils lui sourient aimablement et semblent le
remercier.

Quelqu’un se met au piano. Shakspeare a dit: «_Music sooths the savage
breast_.» Il avait deviné les sauvages des terres magellaniques: ils
dressent les oreilles, restent un moment immobiles, se lèvent; leur
physionomie exprime d’abord l’inquiétude, puis l’étonnement. Bientôt ils
dodelinent de la tête, et comme c’est une marche très rythmée qu’on leur
joue, ils saisissent la mesure. S’encourageant l’un l’autre, ils
s’approchent à petits pas de cette grande caisse qui chante.
L’instrument se tait. Le plus brave de nos indigènes touche timidement
une note du doigt et se recule; enfin, rassemblant tout son courage, il
plante vigoureusement ses deux poings sur le clavier, en regardant les
autres avec une expression de crânerie qui nous fait éclater de rire. Ce
sera alors à qui touchera le piano; mais l’idée leur venant de regarder
ce qu’il y a dedans, quelqu’un entame le galop d’Orphée pour faire
diversion. On les prend par la main et on les fait danser. Les sauvages
sont devenus d’une gaieté folle; Parisiens et Pêcherais mêlés sautent et
rient à se tordre..., sans savoir pourquoi, je le veux bien, mais de bon
cœur, je vous assure. Il est évident qu’un être grave, transporté à bord
de la _Junon_, nous aurait en ce moment tous pris pour des fous.
Peut-être serait-il devenu fou lui-même... Aux derniers accords de
l’infernal galop, nous les reconduisons jusqu’à la coupée et les
poussons dans leur pirogue; vieux pantalons, gilets déchirés, chapeaux
défoncés, tout ce que nous avons de nippes en mauvais état et de hardes
hors de service pleuvent sur leurs têtes, et bientôt l’embarcation
disparaît dans les ténèbres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avant que le soleil ait jeté son premier rayon sur les cimes des
montagnes, la _Junon_ était sortie de la baie de l’Isthme et continuait
sa course rapide à travers les canaux étroits qui font communiquer le
Smith-Sound et le canal Sarmiento. C’est un dimanche, et peut-être,
depuis notre départ de France, n’avons-nous pas eu une plus belle
journée que celle-ci. Dans quel pays sommes-nous, et sous quel climat
vivons-nous? Pas un nuage au ciel, qui, pour la première fois depuis
huit jours, nous montre un azur bien franc, presque foncé. Nous glissons
sur une mer unie, limpide et d’un magnifique vert sombre, dans laquelle
se reflètent comme dans l’eau d’un lac les îles verdoyantes, les
cascades, les vallées, les glaciers qui bordent la route. La température
est d’une douceur exceptionnelle. Nous nous dirigeons maintenant presque
droit au nord, et si la végétation a conservé le même caractère, elle
nous apparaît plus puissante et donne par cela même au paysage un aspect
plus gai et plus vivant.

Pour la première fois, on dit la messe dans le salon, garni de fougères,
d’épines-vinettes et de branchages de toute sorte, arrachés aux fourrés
de la baie de l’Isthme.

A une heure de l’après-midi, le commandant nous fait une agréable
surprise: «Qu’on soit paré à mouiller!»--Ceci nous annonce quatre ou
cinq heures de promenade, de chasse, d’escalades, sans compter le
principal attrait de ces courses en pays perdu..., l’imprévu! La _Junon_
range d’assez près la terre que nous avons à notre gauche, puis vient en
grand sur tribord, stoppe et entre doucement dans un bassin fermé par de
ravissantes petites îles couvertes d’arbres. «Tribord, mouillez!» La
lourde chaîne file bruyamment dans les écubiers. Nous sommes dans la
baie de Puerto-Bueno.

On ne pouvait choisir meilleur mouillage ni plus joli endroit. Pendant
qu’on amène les embarcations, nous allons nous équiper. Arrivés à terre,
chacun poursuit sa route à sa guise; le commandant fait des sondages; M.
Collot, accompagné de deux amateurs d’histoire naturelle, va augmenter
ses collections. Celui-ci, aux pieds agiles, a déjà commencé l’ascension
du plus haut pic, et celui-là, qui espère rencontrer des indigènes, se
charge, outre un arsenal complet, d’un grand sac de tabac et de bibelots
qu’il compte échanger avantageusement. Le plus grand nombre est en quête
de gibier, et tout ce qui sait tenir un crayon a dans la poche un album,
petit ou grand.

Bref, armés jusqu’aux dents et vêtus comme des contrebandiers, ayant
plutôt l’air de conquérants que de touristes, nous disparaissons tous
dans la forêt vierge.

Avec mon compagnon Jules C..., je me fraye difficilement un passage à
travers des bois peu élevés, mais très touffus de hêtres, de bouleaux et
de frênes. Nous rencontrons aussi des houx, des bruyères très hautes,
d’énormes fougères et une grande variété d’arbres et d’arbustes dont les
noms nous sont inconnus.

Après avoir franchi une ondulation de terrain en dos d’âne, nous
redescendons de l’autre côté, mais la marche devient fort difficile.
Nulle part on n’aperçoit une parcelle de terre; nous foulons une couche
d’humus, formée de végétaux décomposés, de vieilles souches pourries
enveloppées de mousses et de lichens; parfois nous enfonçons jusqu’à la
ceinture dans des crevasses que rien n’indique à la vue. Les arbres sont
ici beaucoup plus élevés et fournissent un ombrage épais. Nous avançons
en allant de l’un à l’autre, écartant ou tournant les obstacles à mesure
qu’ils se présentent. Une quantité de petits oiseaux au plumage gris et
noir gazouillent autour de nous.

Le travail des siècles a pu seul rendre fertiles ces collines et ces
îles rocheuses. Un germe déposé a produit un arbuste chétif, qui a
retenu entre ses faibles racines un peu d’humidité et de terre, il
vieillit, tombe, pourrit, se recouvre de mousse, donne le germe à une
douzaine d’arbustes qui, à leur tour, poussent, grandissent pour
vieillir et tomber encore; si bien que l’accumulation constante des
détritus, en donnant sans cesse naissance à de nouveaux végétaux a fini
par nourrir toute une forêt qui ira toujours en grandissant et en
s’étendant de plus en plus.

Une heure de glissades, de chutes, de culbutes à travers ces
impénétrables fourrés, nous amenèrent au bord d’un charmant petit lac
d’eau douce dans lequel se déversent les eaux d’un autre lac un peu plus
grand. Nous y retrouvons plusieurs de nos chasseurs.

--Eh bien! Combien de victimes?

--Hélas! Seulement deux canards et une oie; mais nous avons vu un
Patagon!

--Pas possible.

--Mais si, vraiment. Vu, de nos yeux vu, ce qui s’appelle vu..., là-bas,
sur le sommet de cette montagne, une grande silhouette, très grande, qui
a paru nous observer quelques minutes et qui, malgré nos démonstrations
pacifiques, s’est éclipsée. Nous avons voulu l’atteindre, mais c’est
trop loin et trop haut. Et nous vous sommons de consigner l’incident sur
vos tablettes; il est assez extraordinaire pour que le public en soit
informé, d’autant plus qu’on affirme que cette partie de la côte est
déserte.

--Comment donc! Mais certainement... Très intéressant. Oh! je le
relaterai. Grande silhouette sur une grande montagne...; c’était
sûrement un Patagon. Que vous êtes heureux!

Avant de regagner la _Junon_, nous relevons les inscriptions suivantes,
plantées un peu partout, sur la terre et dans les îles: _Ramsès_,
23/6/78.--_Ariadne_, 19 Jan. 78.--H.M.S. _Penguin_, Jan. 5th
78.--_Aiguillette_ (les autres caractères effacés, la planche trouvée à
terre).--_Patagonia_, 8 nov. 73.--Canonera peruana _Pilcomayo_, comm. D.
A. S. _Muñoz_, 11 Diciembre 74.--_Christopho Columbo_, 11/9/78.

La nuit est venue, et une fois réunis à bord, nous constatons l’absence
de notre camarade Ed. S..., un robuste enfant de l’Alsace, voulant
toujours «donner la main» aux manœuvres et toujours le premier aux
excursions. Nous l’avons surnommé le «matelot». On crie, on appelle. Pas
de réponse... On hisse deux fanaux en tête du mât. Pendant qu’on envoie
un canot à terre pour l’attendre et allumer un feu qui lui montre la
direction, les commentaires vont leur train: il a perdu son chemin,--il
est tombé dans un précipice,--il a été enlevé par les indigènes...--et
mangé peut-être! Enfin, un coup de fusil se fait entendre du rivage,
nous répondons au signal et quelques minutes après notre ami est à bord.
Mais dans quel état! Le visage et les mains déchirés par les épines, les
vêtements en lambeaux, trempé, meurtri... Il nous raconte qu’ayant
escaladé la plus haute montagne, il s’est égaré dans les bois au retour
et s’est vu forcé de traverser presque à la nage un des lacs pour ne pas
se perdre de nouveau dans les fourrés.

--Alors, c’était bien vous qui étiez là-haut sur la montagne?

--Oui, et je suis redescendu pour explorer le versant opposé.

Je m’adresse aux chasseurs:

--En narrateur fidèle, je crois, messieurs, qu’il convient de rectifier
l’apparition du Patagon.

--Hélas! oui. Rectifiez, mais expliquez qu’avec ce gaillard-là on ne
sait jamais à quoi s’en tenir. Qualifiez-le de passager-matelot-patagon,
avec la réserve de bien d’autres qualifications qui lui seront
probablement données avant le retour.

Le 7, au point du jour, la _Junon_ repartait, non sans avoir envoyé le
charpentier clouer sur un arbre bien en vue, à l’entrée de la baie, une
planchette avec l’inscription: _Junon_, vap. français, commandant Biard,
7/10/78.

Le petit lac d’eau douce que nous avons découvert, étant à peine indiqué
sur les cartes et ne portant aucun nom, le commandant, après en avoir
relevé approximativement le contour, lui a donné le nom de lac
d’Aunet[7].

  [7] Mme Biard, née Léonie d’Aunet, a fait en 1839, avec son mari, à
    bord de la corvette de l’État la _Recherche_, un voyage au
    Spitzberg.

    Il y a là, par 80° de latitude nord, une petite crique qu’on a
    appelée alors l’anse Léonie; en sorte que deux points situés aux
    extrémités du monde portent aujourd’hui le nom de la célèbre
    voyageuse.

    Mme Biard est morte à Paris le 21 mars 1879.

Le temps, un peu brumeux dans la matinée, s’est enfin éclairci et nous
donne une belle après-midi. Vers huit heures du matin, nous franchissons
le passage le plus étroit de cette originale traversée. On le nomme
_Guia narrows_. Il y règne un fort courant qui s’engouffre entre deux
plages rocheuses, distantes d’un jet de pierre l’une de l’autre.

Il suffit à la _Junon_ de se tenir bien au milieu du chenal pour passer
ainsi dans un grand lac, compris entre les îles Chatham et Hanovre et
l’archipel de la Mère-de-Dieu. Bientôt nous entrons dans le canal Wide,
où les terres se resserrent de nouveau, et, comme la veille dans le
canal Sarmiento, nous naviguons pendant quelques heures entre deux
rangées de collines.

Cependant l’aspect général n’est plus le même. Quoique notre route se
continue presque directement au nord, la végétation redevient rare, les
montagnes se dressent altières, inaccessibles. La côte de Patagonie à
notre droite est parsemée de glaciers; celle de l’île Wellington, à
gauche, plonge dans la mer d’énormes masses granitiques abruptes,
sillonnées de cascades, couronnées d’arbres à leurs sommets, mais dont
les versants sont presque tous dénudés. Le plus remarquable, le plus
imposant de ces promontoires est le cap Bold, dont la paroi est
absolument verticale sur une hauteur de plus de 200 mètres. Cette
gigantesque muraille, qui me rappelle le passage supérieur des
Portes-de-Fer du Danube, marque l’entrée d’un nouveau canal taillé entre
deux coupures et s’ouvrant à angle droit sur notre gauche.

Avant de nous y engager, nous naviguons au milieu de glaces flottantes
très nombreuses, venant d’un immense glacier situé droit devant nous, et
descendant le bras de mer où nous sommes, poussés par une fraîche brise.
Ces _icebergs_ sont, en moyenne, de la grosseur d’une forte embarcation.
De temps en temps, on incline un peu la route pour éviter les plus
grands, pendant que les fins tireurs de notre bande font assaut
d’adresse pour toucher ceux qui passent à 60 ou 80 mètres de nous. Le
_Grand-Glacier_ (c’est le nom qui lui est donné sur la carte) présente à
ce moment un spectacle magnifique; il se développe sur une étendue de 3
ou 4 kilomètres et nous laisse entrevoir d’immenses champs de neige, de
gros blocs d’un bleu éclatant qui forment le plus pittoresque contraste
avec les couleurs sombres, les tons durs des montagnes qui nous
entourent de tous les côtés.

La _Junon_, contournant le cap Bold, tourne brusquement sur bâbord. Une
demi-heure après, à la nuit tombante, nous étions de nouveau mouillés
dans une petite baie, ressemblant beaucoup à celle de l’Isthme, que
l’heure avancée et le temps devenu soudainement pluvieux ne nous
permirent pas d’explorer.

Nous avions encore une journée de marche pour sortir des canaux
latéraux, et, dans cette journée, restaient à franchir les passages les
plus difficiles. Ayant quitté le havre Grappler de très bon matin (c’est
le nom de notre troisième et dernier mouillage), nous donnâmes dans
l’_Indian Reach_ un peu après le lever du soleil; là, nous rencontrâmes
cette curieuse variété de canards que les Anglais ont appelés _steam
ducks_ (canards vapeur), qui ne peuvent se servir de leurs ailes que
pour battre l’eau et semblent imiter un bateau à roues lorsqu’ils
courent sur la mer en la frappant à chaque coup d’aile.

Cet endroit offre quelques dangers, parce qu’il contient plusieurs
roches cachées qui ne sont peut-être pas toutes connues. Pour la
première fois depuis notre entrée dans le détroit de Magellan, la
vitesse habituelle de dix nœuds fut ralentie et un officier envoyé en
vigie dans la mâture. L’Indian Reach franchi sans encombre, il nous
restait encore, comme dernière et plus délicate épreuve, à passer le
goulet ou détroit Anglais, à l’entrée duquel nous nous présentâmes vers
dix heures.

Je ne décrirai pas la manœuvre, qui ne serait bien compréhensible que la
carte sous les yeux, et n’aurait d’intérêt que pour les marins. Je me
bornerai à dire que presque toutes les difficultés sont réunies sur ce
point: le passage est fort étroit, sinueux, barré par plusieurs îlots,
difficiles à distinguer les uns des autres; il y a, de plus, quelques
hauts-fonds dont rien ne signale la présence. Ainsi que dans la plupart
des endroits très resserrés, les courants ont là une grande force.

Il faut arriver avec une vitesse bien calculée et, une fois engagé,
manœuvrer sans hésitation, car on ne doit même pas songer à revenir en
arrière. A un certain moment nous dûmes serrer la côte de si près que
nos vergues rasaient les branches des arbres.

Bref, nous avons passé le goulet Anglais comme le reste. Une heure
après, des torrents, des fleuves de pluie fondaient sur la _Junon_,
naviguant maintenant sur le large canal Messier et donnant toute sa
puissance pour en sortir avant la nuit close.

A sept heures, un léger balancement nous indiquait l’approche de
l’Océan. Nous entrions dans le golfe de Peñas.

A minuit, nous étions en pleine mer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Adieu, parages désolés, si pleins de charme, de poésie, d’imprévu!
rochers fantastiques, superbes glaciers, nature étrange et sauvage, au
sein de laquelle nous avons tant vécu en si peu de temps!

Au milieu de ces solitudes, sous l’impression des beautés majestueuses
de tout ce qui nous entourait, comprenant la réalité des dangers qu’une
erreur de coup d’œil, une négligence, un ordre mal compris pouvaient
nous faire courir, nous avons senti pour la première fois le lien qui
nous unissait les uns aux autres; nous avons mis en commun nos
surprises, nos admirations, nos enthousiasmes, et nous emportons tous de
cette magnifique traversée des souvenirs à jamais ineffaçables.




AU CHILI

VALPARAISO ET SANTIAGO

La baie de Valparaiso.--L’île de Robinson.--Opinion d’un homme sérieux
sur les Chiliennes.--La Samacoueca.--Tremblement de terre.--En route
pour Santiago.--Physionomie de la capitale.--La ville et les
monuments.--Triste souvenir.--Santa-Lucia.--La Quinta normal.--Soirée
chez le ministre de France.--Des bâtons dans les roues.--Le môle de
Valparaiso.--Situation générale du pays.--La question patagonienne.


En mer, 26 octobre.

La baie de Valparaiso apparut à notre droite le 13. Elle a la forme d’un
demi-cercle ouvert au nord, bordée de _cerros_ ou collines assez
élevées, nues, rougeâtres et d’un aspect triste. Le pied de ces collines
est très voisin de la mer, et la ville, après s’être installée sur une
longue ligne au bord de la plage, a dû, pour s’étendre, les escalader en
partie. Dans les gorges, on aperçoit bien çà et là quelques bouquets de
verdure; mais rien cependant ne nous a paru, au premier coup d’œil,
justifier le nom charmant de «Vallée du Paradis», donné au premier port
de la république du Chili.

Un grand nombre de navires de commerce sont mouillés en rade, parmi
lesquels nous reconnaissons deux baleiniers américains, récemment
arrivés du cap Horn, à leur petite cabane-observatoire juchée dans la
hune de misaine. Nous passons près de trois frégates cuirassées
anglaises, d’un navire de guerre américain et de deux grands blindés
chiliens, dont l’un porte le nom, célèbre au Chili, de l’amiral
Cochrane. Des barques évoluent sur les eaux calmes. Le port paraît fort
animé, et c’est avec une vive impatience que nous attendons la visite de
la santé, qui va enfin nous rendre à la terre, à la vie!

Avant de débarquer, nous distinguons à notre gauche, et par delà les
cimes lointaines de la Cordillère des Andes, le sommet neigeux de
l’Aconcagua, le géant de l’Amérique, élevé de plus de 20,000 pieds, qui
se montre aux navigateurs du Pacifique comme aux gauchos des pampas.

Le débarcadère de Valparaiso est le plus commode que nous ayons encore
vu. A peine avons-nous gravi son large escalier, que nous nous trouvons
en face d’un gai parterre de gazon et de fleurs, devant lequel s’ouvre
une triple arcade supportant le bâtiment de la Bourse et les bureaux de
la Douane. Tout cela est bien tenu, point froid à l’œil et de bonne
apparence. Près de nous, sur le quai même, la grosse cloche d’une
locomotive annonce le départ d’un train pour Santiago et invite les
voitures à se ranger. Traversons.

Voici maintenant une autre place. Quel est cet édifice en ruine? C’est
la caserne principale des pompiers, récemment brûlée. Diable! Si dans ce
pays les pompiers laissent brûler leur propre logis... N’insistons pas.
Plusieurs personnes viennent au-devant de nous; c’est une députation du
Cercle français. Ces messieurs nous entraînent à leur club pour nous en
faire les honneurs. Quelques instants après, installés avec nos
compatriotes dans des calèches presque confortables, nous voilà lancés à
travers la ville.

--Où nous conduisez-vous?

--A une heure d’ici, à Sainte-Hélène. C’est le Robinson de Valparaiso...
Nous avons pris la liberté d’y faire préparer une petite collation dès
que vous avez été signalés.

Nous sommes confus, mais comment refuser?... A propos de Robinson, je
demande ce que devient cette fameuse île Juan Fernandez, qui appartient
au Chili et n’est pas à plus de cent-vingt lieues d’ici, juste en face
de Valparaiso. C’est là, on s’en souvient, que le matelot Selkirk,
abandonné par son navire, vécut de 1704 à 1709, absolument seul. Étrange
histoire, qui nous a valu l’immortel livre de Daniel de Foë, le
_Robinson Crusoë_. Il paraît qu’un Robinson nouveau s’y est installé
depuis le commencement de l’année dernière; mais, hélas! ce n’est ni un
pauvre naufragé, ni un philosophe, ni un poète, ni même un original:
c’est simplement un homme pratique, de plus allemand, qui a loué l’île
de Robinson au gouvernement chilien, comme il aurait loué un cinquième
sur l’avenue de l’Opéra, et à peu près au même prix[8].

  [8] M. de Rodt (c’est le nom du locataire de l’île Juan Fernandez),
    paye un loyer annuel de 1,500 pesos, environ 7,000 fr.

Il vit là, en gentilhomme campagnard, avec une soixantaine de vassaux;
il coupe les bois, élève des chèvres, tue des phoques, pêche des
poissons et espère se faire une centaine de mille francs par an, avant
peu, du produit de sa ferme. Voilà ce que deviennent les légendes.

Chemin faisant, nous étourdissons de questions nos nouveaux amis. Après
l’histoire de Robinson, il faut qu’on nous dise à quoi nous en tenir sur
les fameux tremblements de terre du Chili et du Pérou. Hélas! les
renseignements ne sont que trop abondants. Si on a osé construire dans
la ville quelques édifices ayant plus de deux étages, c’est que la place
manque absolument et que le terrain dans le quartier central est d’un
prix excessif. Plaise à Dieu qu’un bouleversement, pareil à celui qui a
détruit la ville d’Arica en 1868 et la ville d’Iquique l’année dernière,
ne se fasse pas sentir à Valparaiso, car ce serait la plus épouvantable
catastrophe que l’imagination puisse concevoir. A mesure qu’on s’éloigne
du quartier le plus animé de la ville, les maisons n’ont qu’un seul
étage, quelquefois un simple rez-de-chaussée. Le mode de construction le
plus usité consiste dans l’emploi de la brique et d’un ciment très
lâche, supportés par des madriers. L’ensemble «joue» et résiste mieux
aux légères secousses qu’on éprouve plusieurs fois chaque année. Du
reste, ajoute-t-on, si vous restez seulement une quinzaine de jours ici,
il est presque certain que vous aurez une impression du mouvement.

--Bien obligé!

Beaucoup de maisons sont peintes des couleurs les plus tendres, rose et
bleu, et soigneusement vernies. Au-dessus de chaque porte se dresse un
mât qui souvent dépasse la toiture, et auquel on arbore un pavillon les
jours de fêtes politiques ou religieuses. Cette touchante et unanime
manifestation est simplement le résultat d’une loi qui frappe d’amende
quiconque ne pavoise pas sa demeure aux jours officiellement consacrés.
L’enthousiasme obligatoire, suprême expression de la liberté!

A propos d’enthousiasme, je crains bien que, si je vante le charme des
Chiliennes, vous, lecteur, qui n’êtes pas venu au Chili, vous ne
trouviez que j’ai l’admiration trop facile. Séduit à Montevideo,
enchanté à Buenos-Ayres, charmé à Valparaiso, que sera-ce donc quand
nous arriverons au Pérou, la terre classique et légendaire de la beauté!

Je prendrai la liberté de vous rappeler timidement que je n’ai pas parlé
des Brésiliennes, et que j’ai tout à fait sacrifié mesdames les
sauvagesses du détroit de Magellan et pays circonvoisins. Je ne suis
donc pas si indulgent qu’on pourrait le croire tout d’abord, mais si
vous voulez être tout à fait convaincu, écoutez une voix plus autorisée
que la mienne, celle de M. Ed. Sève, consul général de Belgique au
Chili, auteur de l’intéressant ouvrage: _Le Chili tel qu’il est_.

«Les alliances, dit M. Sève dans sa préface, sont souvent prématurées;
les épreuves de la vie conjugale sont parfois funestes et apportent le
deuil et bien des calamités. L’amour de la famille est profondément
enraciné dans le cœur des Chiliennes, et la fécondité des mariages en
est une preuve irréfragable. Le père sacrifie volontiers ses goûts, ses
plaisirs au bonheur de la famille; mais _son autorité_ est loin d’être
aussi grande qu’en Europe... Je ne vous dirai rien des jeunes filles;
elles ont des grâces infinies, l’imagination vive, et elles sont si
séduisantes que fort peu d’étrangers habitent quelque temps le pays sans
leur faire l’hommage de leur cœur et de leur liberté. Les moralistes
leur reprochent d’aimer trop la toilette...»

Vous voyez, les moralistes eux-mêmes ne trouvent que cela à leur
reprocher. Voilà qui est probant. Est-il nécessaire d’ajouter, avec M.
Sève lui-même: «La forte proportion des naissances illégitimes prouve
précisément combien le Chilien _a besoin_ de la vie de famille...»?

L’auteur n’a peut-être pas dit en ce passage sa pensée bien exacte; mais
ce qu’il en dit suffit à démontrer que les Chiliennes sont aimables et
que sur ce point les avis ne sont pas partagés.

Les Espagnoles de la Plata se coiffent de la traditionnelle mantille.
Ici, c’est la _manta_, longue pièce d’étoffe noire, dans laquelle
vieilles et jeunes se drapent et s’encapuchonnent comme les femmes
d’Orient dans leur _feredjé_. Le plus souvent, on ne distingue que le
haut du visage, en sorte qu’un mari peut passer trois fois à côté de sa
femme sans la reconnaître. Cela donne aux personnes «d’un certain âge»
un caractère un peu sévère, presque triste. Inutile d’ajouter que les
modes françaises sont portées par un grand nombre de familles, et que,
si la _manta_ n’était absolument obligatoire pour entrer dans les
églises, on ne la porterait peut-être plus du tout depuis longtemps.

Nous traversons la grande place de la ville, celle de la Victoire,
agrémentée d’une fontaine placée au centre d’un square. Un édifice en
ruine attire notre attention; c’est le théâtre, brûlé depuis six mois.
Décidément, les pompiers de Valparaiso n’ont pas eu de chance cette
année.

Sainte-Thérèse est une petite oasis pleine de fleurs et d’arbres
particuliers, située à l’extrémité du principal faubourg; nous y faisons
un _lunch_ très gai, et en redescendant dans la ville à la nuit close,
nos aimables compagnons nous donnent le spectacle d’une _samacoueca_. La
samacoueca est la danse nationale au Chili comme au Pérou; danse du
peuple, bien entendu, car le quadrille, la polka et la valse ont conquis
le monde fashionable là comme ailleurs et probablement pour toujours.

Dans une grande salle d’auberge, décorée de vieilles images et de
banderoles de papier multicolore, les habitués de l’endroit, métis
d’Espagnols et d’Araucans, gens braves plutôt que braves gens, nous
dit-on, s’empressent de nous faire placer. Ils ont l’espoir, non déçu
d’ailleurs, que nous leur offrirons quelques rafraîchissements. Nous
nous asseyons, et la danse commence ou plutôt recommence. Les assistants
accompagnent la guitare et marquent le rythme en frappant avec les
doigts de la main droite dans la paume de la main gauche. Nous les
imitons poliment.

Cette samacoueca est une sorte de fandango assez original et gracieux;
malheureusement les deux êtres qui l’exécutent sont absolument dépourvus
de charme. L’homme est assez souple, mais petit et trapu; son pantalon
trop court, bordé d’une dentelle frangée, laisse entrevoir une partie de
ses tibias; il ressemble à un pitre de foire et est complètement
ridicule. Sa danseuse, jeune, mais pas jolie, est fagotée d’un lourd
corsage mal coupé et d’une jupe traînante trop ballonnée.

D’abord, c’est une série de passes entre-croisées, jeux de mouchoir et
d’éventail, dédains, moqueries, regards coquets, bientôt tendre
déclaration, poursuite, refus d’autre part, accompagné d’un coup d’œil
encourageant, etc., etc...

Tout cela est bien et correctement dansé. Les poses sont naturelles,
l’expression est juste, le crescendo du sentiment bien observé. Que
peut-on demander de plus? Des gens si éloignés du «foyer de la
civilisation» peuvent-ils atteindre les perfections et les grâces
chorégraphiques du bal Bullier ou de l’Élysée-Montmartre? Impossible!
impossible!

Nous rentrons dans la ville, encore toute remplie de lumières, et nous
croisons la retraite militaire, jouée par une bruyante et nombreuse
musique. En tête de la troupe s’avancent gravement deux guanaques et une
chèvre. J’ai déjà parlé du guanaque, sorte de lama, classé parmi les
animaux dits sauvages, mais qui s’apprivoise avec autant de facilité
qu’un chien. Seule, la chèvre ne nous eût pas causé une bien vive
impression... Pourquoi pas le fameux toutou du 2e zouaves? Mais les
guanaques, à la bonne heure! voilà de la couleur locale.

Le lendemain, la débandade des touristes de la _Junon_ recommence. Les
uns vont chasser dans les gorges, le plus grand nombre prennent le train
pour Santiago, où je ne dois pas tarder à les rejoindre. Je reste encore
un jour avec MM. Jules C... et Ch. R..., ce qui nous procure la
satisfaction de ressentir nous-mêmes une secousse de tremblement de
terre. A vous dire vrai, je n’ai rien ressenti du tout; cependant la
terre a tremblé. Voici comment:

Nous étions attablés chez nos nouveaux amis. La conversation était
animée, lorsque nous les voyons tout à coup se taire et rester
immobiles, comme s’ils avaient entendu un cri d’alarme.

--Qu’est-ce?

--Regardez la lampe!

Nous remarquons alors une légère, mais très sensible oscillation de
l’appareil, bien suspendu, très lourd et jusqu’alors tout à fait
immobile. C’était bien un tremblement de terre, dit oscillatoire, dont
les secousses, moins dangereuses que celles nommées horizontales ou
giratoires, sont très fréquentes ici. Nos hôtes, habitués au phénomène
depuis de longues années, l’avaient parfaitement senti pendant les deux
secondes qu’il avait duré.

Le lendemain, le fait était confirmé par tous les journaux de la ville.
A la suite de cet événement, qui ne causa d’ailleurs aucune émotion, on
me raconta les détails du cataclysme du 13 août 1868, qui désola le
Pérou, la Bolivie et la république de l’Équateur, causa la mort de
110,000 personnes et anéantit pour 1,500 millions de propriétés.

Et nous qui nous plaignons du roulis!

                   *       *       *       *       *

Le 15 octobre au matin, je montais dans le train de Santiago. Le chemin
de fer part du quai, toujours très animé; il n’y a aucune clôture pour
isoler la voie ferrée, et il n’arrive pas d’accidents. Les seules
précautions prises sont de sonner la grosse cloche de la locomotive
quand elle est en marche dans l’intérieur de la ville et d’avoir placé à
l’avant de la machine un chasse-obstacle, assez solide pour culbuter en
dehors de la voie tout ce qui ne se rangerait pas à son approche.

Nous courons d’abord au travers de grandes vallées, couvertes de champs
de blé et de maïs. Je m’étonne d’y voir aussi des plants de vigne très
étendus. Mon voisin, qui s’annonce à moi comme un propriétaire d’une
quinta des environs et parle très purement le français, m’apprend que
depuis une dizaine d’années la culture de la vigne a pris un
développement extrêmement considérable. L’introduction en grande
quantité de cépages français, la transformation des procédés de culture
et de fabrication ont donné d’excellents résultats, et le Chili produit
maintenant en abondance des vins de Bordeaux et de Bourgogne, que j’ai
pu reconnaître depuis comme très buvables. L’importation de nos cépages
a été prohibée il y a deux ans, pour éviter celle du terrible
phylloxera. Les méthodes se perfectionnent, l’art de choisir les
expositions et le terrain est de plus en plus étudié, la production
augmente de jour en jour... Sommes-nous encore loin du moment où il nous
faudra aller chercher notre médoc et notre chambertin au Chili? Oui,
sans doute, nous en sommes encore loin..., les Chiliens ont la bonté de
l’avouer eux-mêmes, mais nos vignerons n’ont qu’à bien se tenir.

Çà et là, un rideau de peupliers ou un bouquet d’eucalyptus rompt la
monotonie de ces plaines ondulées. Sur tout le parcours, nous
rencontrons de grands troupeaux de chèvres et de moutons; parfois nous
croisons des bandes de cavaliers chiliens, montés sur des chevaux
petits, mais vigoureux, au pied toujours sûr, qui descendent les pentes
au galop, la tête basse, la bride sur le cou. Ces cavaliers sont vêtus
du même puncho que nous avons vu dans les pampas et coiffés d’un grand
chapeau de paille; ils sont chaussés d’énormes étriers en bois,
ressemblant à des sabots, et dans lesquels leur pied disparaît
complètement.

Nous arrivons aux Cordillères moyennes. C’est une chaîne plus basse que
celle des Andes, s’étendant parallèlement à la côte, coupée par de
larges gorges, donnant passage aux nombreuses rivières qui viennent se
jeter dans l’océan Pacifique.

A Quillota, ville de 11,000 habitants, située à peu près à la moitié du
chemin, nous faisons halte pour déjeuner. L’endroit est assez gai; des
jardins, plantés d’arbres fruitiers, s’étendent de chaque côté de la
voie. De larges massifs de feuillage apparaissent au-dessus des maisons.

Chacun en a bien vite fini avec le buffet, qui est détestable, et,
pendant que nous attendons le départ, des Araucans au teint de brique
viennent offrir de superbes bouquets, encadrés dans des papiers de
dentelle; nous en faisons hommage à de jeunes señoras, nos voisines, qui
nous remercient avec leurs plus gracieux sourires.

Cependant la chaleur est devenue presque accablante, un nuage de fine
poussière donne aux prairies et aux habitations une teinte uniforme.
Cette température n’a sans doute rien d’exceptionnel, car les
marchandes, voire même les «demoiselles» de la localité, sont vêtues à
la créole d’une simple robe traînante de couleur claire; la plupart ont
les pieds nus.

A partir de Quillota, nous sommes tout à fait dans la montagne. La voie
ferrée franchit les hauteurs de la Cuerta-Tabon et c’est une véritable
escalade. Je regrette d’avoir oublié le nom de l’ingénieur qui, en 1863,
est parvenu à relier Valparaiso avec la capitale à travers ces roches et
ces ravines, car le chemin de fer de Santiago est évidemment un des plus
remarquables ouvrages de ce genre. Parmi les nombreux ponts et viaducs
que nous avons traversés, il y a un pont qui ne paraît pas avoir plus de
200 mètres de rayon, jeté sur une gorge profonde et que les Chiliens
considèrent avec raison comme un tour de force des mieux réussis.

On redescend ensuite à grande vitesse sur l’immense plateau de Santiago,
situé à plus de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer. Devant nous se
dresse la grande Cordillère, plus belle que les Alpes, les Pyrénées, les
Karpathes et les Balkans, et dont le majestueux profil se dessine
nettement sur un ciel aussi pur que celui de la Provence.

La plaine que nous traversons semble d’une extrême fertilité. Les
plantations de tabac et de vignes, les champs d’orge et de blé se
succèdent sous nos yeux sans interruption. On devine aisément l’approche
d’une grande, ancienne et opulente cité.

Vers six heures, le train s’arrête. Nous sommes à Santiago. Des
coupoles, de nombreux clochers émergent au milieu des bois et des parcs
qui entourent la vieille capitale, fondée en 1542 par le second
gouverneur espagnol du Chili, don Pedro de Valdivia.

Santiago a une physionomie toute particulière, et ce n’est que de bien
loin qu’elle rappelle les grandes villes que nous avons déjà visitées,
Rio-de-Janeiro, Montevideo, Buenos-Ayres. Elle a pour le touriste, pour
l’artiste, cette rare qualité de n’être pas une ville d’affaires, de
commerce. Les nécessités de la vie mercantile n’ont transformé ni son
caractère propre, ni son originalité. Ses rues ne sont pas sillonnées
par de lourds et disgracieux camions; ses magasins ne sont pas devenus
des bazars; ses édifices ne sont pas accaparés par des banques, et leurs
murailles ne sont pas déshonorées par cent mille annonces et par un
million d’affiches. Sur ses larges trottoirs, bien nets et bien droits,
on marche, on ne court point, on se croise sans se culbuter. La vie n’y
a pas cette allure fébrile, effarée, que prennent infailliblement les
habitants des grands ports de mer et des grands centres de négoce.

Comme Santiago est une vraie capitale, que c’est de là que part
l’impulsion, le mouvement, que vers elle convergent les forces et les
volontés du pays, malgré ses vastes proportions et son plan régulier, ce
n’est pas une ville triste. On devine, en y entrant, qu’elle contient
des intelligences dont les facultés ne sont pas exclusivement absorbées
par le maniement de l’argent ou des marchandises, qu’il y doit rester
quelque chose des traditions et des coutumes des aïeux et que, par
conséquent, on trouverait, sans trop chercher, comme un foyer éclairant
d’une lumière discrète tout l’ensemble de la cité, un noyau social
depuis longtemps constitué et formé de gens «comme il faut.»

Voilà mon impression, pour ainsi dire morale, sur la ville de Santiago.
Maintenant, promenons-nous.

En quittant le chemin de fer, nous sommes en face d’une très longue et
large avenue, avec quatre contre-allées plantées de grands arbres,
bordées de belles maisons, dont quelques-unes pourraient, sans trop
d’orgueil, se décorer du titre de palais. De distance en distance se
dressent des statues et quelques monuments commémoratifs. Cette avenue
se nomme l’Alameda. C’est la plus belle promenade de la ville et l’une
des plus belles du monde.

Les rues sont tracées à angle droit; elles sont spacieuses et bien
entretenues. Toutes sont pavées de petits galets, dans lesquels les
rails des inévitables tramways attestent l’obéissance de l’antique cité
aux exigences de l’esprit moderne. Les maisons, construites en brique et
terre, recouvertes d’une couche de plâtre, peinte le plus souvent d’un
bleu tendre, ne sont élevées que d’un étage. Toujours à cause des
tremblements de terre.

J’arrive sur la place principale; au centre se dresse une jolie fontaine
entourée d’un jardin tout en fleurs. La vieille cathédrale et l’hôtel de
ville occupent deux des façades. Ces édifices n’ont rien de remarquable,
mais ceux qui leur font face, de construction plus récente, ont d’assez
belles proportions et sont supportés par des arcades pareilles à celles
de notre rue de Rivoli. C’est là que, de quatre à six heures du soir,
les bons bourgeois de Santiago, s’ils ne sont au parc ou à l’Alameda,
viennent jaser des affaires courantes; c’est là aussi que se trouve
l’hôtel Anglais, où déjà sont nos valises. Aux galeries dont je viens de
parler aboutissent d’autres passages très fréquentés, bordés de magasins
dans le genre parisien et qui offrent un très agréable abri contre les
chaleurs du jour.

Nos deux premières journées furent une course à travers tous les
monuments: l’Université, le Muséum, la Monnaie, les églises, le palais
du Congrès national et bien d’autres furent honorés de notre présence.
Partout où nous nous sommes présentés, accueillis avec la plus parfaite
obligeance, on nous a tout montré du haut en bas avec force
explications, politesses, remerciements, etc., et le lendemain, les
journaux de Santiago ne manquaient pas d’informer leurs lecteurs de nos
faits et gestes, avec quelques mots toujours aimables à l’adresse des
_jovenes è intrepidos viajeros_. L’acquisition de quelques guitares eût
suffi pour nous transformer complètement en «_estudiantina_»;
l’insuffisance de nos talents musicaux et chorégraphiques nous a seule
arrêtés dans cette voie.

N’ayant pas l’intention de faire de mes notes de voyage un «guide
pratique du voyageur au Chili», je ne décrirai donc pas tous les
édifices que nous avons visités à Santiago. L’un d’eux, le plus récent,
rappelle un bien triste souvenir, celui de l’incendie de l’église de la
_Compañia_ en 1863. C’était jour de grande fête; l’église était comble,
lorsque le feu se déclara on ne sait comment. Aux premières lueurs de
l’incendie, la foule effrayée se précipita pour sortir, et la poussée
irrésistible de ceux qui étaient aux derniers rangs ferma les portes qui
ne pouvaient s’ouvrir qu’intérieurement. L’assistance entière fut
brûlée! Il y avait là plus de deux mille personnes. La plupart des
victimes étaient des femmes appartenant aux meilleures familles de
Santiago. Jamais, peut-être, une cité n’avait été frappée par une
catastrophe aussi terrible et aussi soudaine.

On dit que depuis ce triste événement Santiago ne possède plus autant de
jolies femmes qu’on en voyait autrefois, et il n’est pas rare que,
faisant compliment à quelque père de famille sur la beauté des femmes et
des jeunes filles de la capitale, il ne vous réponde, parfois avec une
larme dans les yeux: «Ah! señor, si vous aviez vu..., avant
l’incendie!...»

C’est à deux pas de l’emplacement qu’occupait cette église qu’on a
construit le Congrès national, grand édifice isolé dont les quatre
façades rappellent celle du Corps législatif, à Paris, mais qu’on a eu
le tort de badigeonner en rose tendre.

En face même de la «_Camara de Deputados_», on lit sur le piédestal d’un
superbe monument taillé dans le marbre, supportant une figure
allégorique de la Douleur, cette inscription:

    A LA MÉMOIRE
    DES VICTIMES IMMOLÉES PAR LE FEU
    LE 8 DÉCEMBRE 1863
    L’AMOUR ET LA DOULEUR INEXTINGUIBLES
    DE LA POPULATION DE SANTIAGO

Tout près d’un fort beau théâtre, œuvre d’un de nos compatriotes, se
trouve une des grandes curiosités de la ville, le cerro de Santa-Lucia.
C’est un rocher assez étendu, d’une hauteur de soixante-dix mètres
environ, dont on a voulu faire et dont on a fait «quelque chose». Mais
ce quelque chose n’a de nom dans aucune langue, parce que cela
n’appartient à aucune catégorie d’objets connus.

Supposez la réduction de la butte Montmartre transformée en un jardin de
peupliers, de marronniers, d’orangers, d’eucalyptus, d’acacias, de
grenadiers, de rosiers, de géraniums, etc., un jardin qui n’est ni
anglais, ni français, ni même chilien. Un peu partout, sans plan
apparent, sans raison, au hasard, faites jaillir des cascades, ouvrez
des grottes, creusez des bassins, percez des tunnels, puis dessinez des
allées avec des escaliers et de petits ponts rustiques, pour circuler à
travers ce dédale; construisez encore une chapelle, un café, un
observatoire, un restaurant, un tir, une ferme, un kiosque, un guignol,
une salle de concert, un moulin, un beffroi, une ménagerie. J’en passe.
Comme il faut sacrifier à l’art décoratif, dressez ensuite, toujours au
hasard, des statues de militaires, de prêtres et... d’animaux. Voilà un
aperçu bien incomplet du fashionable cerro de Santa-Lucia. Vous voyez
qu’il dépasse de beaucoup les fantaisies de notre Jardin d’acclimatation
et que ce n’est pas là une promenade ordinaire.

Nous avons ri de bien bon cœur en parcourant ce capharnaüm! En revanche,
nous avons longuement contemplé l’admirable panorama que l’on découvre
du sommet de son observatoire.

La ville, les faubourgs, les grands vergers, les parcs, et au delà
l’immense plaine se développent au-dessous de nous et autour de nous.
Toute la partie est se trouve dominée par les pics dentelés et
étincelants de neige de la Cordillère, et nous pouvons à peine détacher
nos regards de ce tableau qu’aucun pinceau ne pourrait rendre, qu’aucune
plume ne saurait décrire.

Avez-vous, comme moi, remarqué que c’est presque toujours de points
modérément élevés qu’on a les plus beaux points de vue? Il me semble que
c’est rendre service aux voyageurs que de leur rappeler sans cesse cette
élémentaire vérité. Elle s’explique, d’ailleurs, bien aisément: quoi de
plus banal, de moins artistique qu’une carte de géographie, et
qu’est-elle autre chose qu’une reproduction aussi fidèle que possible
d’une partie de la terre vue de très haut?

Quand, après bien des peines, bien des dangers et des fatigues, vous
voilà parvenu au sommet d’une montagne, si le temps est clair, ce qui
est rare, c’est une carte de géographie que vous avez sous les yeux,
moins exacte que celle de votre atlas, parce que les détails rapprochés
paraissent plus grands que les autres. Vous êtes influencé par la
nouveauté du spectacle, surpris par l’étendue énorme du vide qui est
devant vous, impressionné peut-être par le vertige; mais si quelque
chose en vous est satisfait, c’est d’abord la curiosité, à laquelle on
montre ce qu’elle demandait à voir, et ensuite la vanité, à laquelle on
permet de dire: Moi, j’ai vu cela! Vous voyez comme je suis poli, je
mets la curiosité en premier. Pour le plaisir des yeux, ce n’est pas si
haut qu’il faut l’aller chercher; il se nourrit de perspectives,
d’harmonie de formes et de couleurs; tout cela est brouillé et perdu
dans ces grands horizons, où rien n’est distinct, où les plans cessent
d’être étagés, où les ombres apparaissent comme des taches.

Du haut de Santa-Lucia, nous avions sous les yeux la ville de Santiago
tout entière, dont nous pouvions saisir sans effort les plus
insignifiants détails. La succession de ses murs blancs, jaune clair,
roses et bleus lui faisait perdre le caractère un peu monotone qu’ont
toutes les grandes villes regardées à vol d’oiseau; ses toits rouges,
alternant avec le vert feuillage des petits jardins que chaque maison
entretient dans sa cour intérieure, ou _patio_, ajoutaient un ton plus
chaud aux couleurs tendres des édifices; les grands parcs, les belles
villas qui l’entourent conduisaient l’œil, par une douce et naturelle
transition, jusque dans les champs couverts de moissons, et de là
jusqu’au pied des hautes montagnes, vivement éclairées par les rayons du
soleil couchant.

Si le petit rocher de Santa-Lucia n’est, à vrai dire, qu’une bizarrerie
sans utilité, la capitale du Chili possède, en revanche, un
établissement, nommé la _Quinta Normal_, où nous avons fait la plus
agréable et la plus instructive des promenades.

La traduction littérale de Quinta Normal serait «maison de campagne», ou
«villa», ou «ferme modèle»; mais cela ne donnerait qu’une très inexacte
et surtout très insuffisante idée de cette création encore toute
récente, où se trouvent réunis les charmes de la nature cultivée aux
plus intelligentes dispositions propres à favoriser le goût et l’étude
des sciences agronomiques.

Aux portes mêmes de la ville, ou, pour parler plus exactement, tout près
de l’un des quartiers les plus riches et les mieux habités de Santiago
(car la ville n’a pas de portes), on rencontre un très grand et beau
parc, bien dessiné, admirablement tenu; c’est la Quinta Normal. Près de
l’entrée se dresse un grand édifice, d’un style simple et élégant,
entouré de pelouses, de corbeilles de fleurs, de grands arbres; c’est là
qu’en 1875 fut installée l’Exposition universelle internationale du
Chili, à laquelle la France, bien que dignement représentée, n’a pas
pris une part aussi considérable qu’elle eût pu le faire. Je m’empresse
d’ajouter que le palais de l’Exposition, aujourd’hui transformé en
Institut agronomique, comprenant en outre un musée ethnographique très
curieux et des collections de toutes sortes, est l’œuvre d’un architecte
français, M. Paul Lathoud.

Non loin du palais sont disséminées de nombreuses et élégantes
constructions; ce sont les écuries, les étables, les parcs à bestiaux,
les serres, les volières, les poulaillers. En avançant sous les allées
ombreuses, nous arrivons à des plantations types de tous les végétaux
utiles dont la culture doit être développée ou innovée au Chili. Les
maisons d’habitation des directeurs de la Quinta sont entourées d’une
profusion de fleurs. Ces directeurs sont deux de nos compatriotes, MM.
Jules Besnard et René Le Feuvre; ils sont à eux deux l’âme de ce petit
monde charmant, où s’écoule toute leur existence, où sont concentrées
toutes leurs pensées. Ils nous ont reçu mieux que si nous eussions été
des princes, car ils nous ont reçu en vieux amis. Nous avons longuement
causé avec eux, sans nous lasser des mille détours qu’il a fallu faire
dans leur domaine; ils ne nous ont épargné ni une allée de leur
ravissant jardin, ni une salle de leur magnifique musée; mais leurs
explications sur toutes choses étaient si claires, si intéressantes,
données avec tant de bonne grâce, qu’elles nous ont fait oublier l’heure
et la fatigue jusqu’au dernier moment.

MM. Besnard et Le Feuvre ont bien voulu nous raconter les commencements
difficiles de cette institution, aujourd’hui l’une des plus importantes
de leur patrie adoptive; ils ont décrit les perfectionnements réalisés
chaque mois, presque chaque jour, grâce à leur infatigable persévérance.

Nous avons pris un très grand plaisir à entendre ces hommes de science
et de courage, dont la volonté calme et réfléchie est parvenue à faire
le bien autour d’eux et n’a d’autre aspiration que d’en faire encore
davantage; notre amour-propre national en a été vivement flatté, et nous
n’avons pu nous séparer de ces messieurs sans leur témoigner notre
sympathie pour leurs personnes et notre admiration pour l’œuvre
remarquable à laquelle ils se sont voués.

En rentrant à l’hôtel, après notre visite à la Quinta Normal, nous
trouvâmes une immense corbeille de roses, qui venait d’arriver avec
l’adresse: «A M. le commandant de la _Junon_, et MM. les membres de
l’expédition française.» C’était la carte de visite des directeurs de la
Quinta.

                   *       *       *       *       *

Nous avons retrouvé à Santiago, chez le ministre plénipotentiaire de
France, M. le baron d’Avril, l’accueil aimable et cordial que nous avait
fait, à Buenos-Ayres, M. le comte Amelot de Chaillou. Trois jours avant
notre départ, le ministre eut la gracieuseté de donner une soirée à
l’occasion de notre passage. Mme la baronne d’Avril, aidée de ses deux
charmantes filles, en fit les honneurs avec cette parfaite simplicité
qui sait mettre les nouveaux venus à leur aise, avec cette adresse et ce
tact de la femme du monde qui voit tout sans paraître rien regarder. Il
y avait là presque tous les ministres étrangers, plusieurs membres du
parlement et du gouvernement chilien, les amis de la maison et les deux
secrétaires de la légation, MM. de Richemont et de Saint-Georges, qui,
depuis notre arrivée, s’étaient constitués nos cicerones, dissimulant
leur parfaite obligeance sous le prétexte du plaisir qu’ils prenaient à
revoir en détail les curiosités de Santiago.

Quoique cette soirée eût un caractère intime et à peu près improvisé,
elle fut très animée et très brillante. Je n’ose parler du personnel
féminin, craignant d’être déjà soupçonné de partialité; si je disais
toute ma pensée, je serais accusé d’un enthousiasme aveugle. Ce qui ne
sera pas une redite, puisque c’est la première fois, depuis notre
départ, que nous allons «dans le monde», c’est que la plupart de ces
dames, Chiliennes ou étrangères, s’habillent avec goût et élégance, et
dansent au moins aussi gracieusement qu’on le fait d’habitude dans les
salons de Paris. Les modes sont de l’année dernière, assurément, mais
comme nous-mêmes n’en connaissons pas d’autres, celles-là sont pour nous
le dernier mot de l’actualité.

Un excellent souper fut servi vers deux heures du matin, et M. Al.
Fierro, ministre des relations extérieures du Chili, assis à la place
d’honneur, nous adressa le toast suivant:

«Je salue bien cordialement les voyageurs distingués auxquels la ville
de Santiago est heureuse de donner une franche et noble hospitalité; je
souhaite que des vents favorables les conduisent jusqu’au terme de leur
voyage, et qu’en touchant le sol de leur patrie, en retrouvant le foyer
de la famille, ils aient conservé un bon et impérissable souvenir de nos
sentiments d’amitié, ainsi que de la civilisation américaine, dans
laquelle nous voyons, comme dans un reflet, la pensée, toujours grande,
de la nation française.»

Le commandant répondit, en notre nom, par quelques paroles de
remerciement, qui furent très chaleureusement applaudies. Après le
souper, on dansa de nouveau jusqu’à l’aurore, et, lorsque les dernières
mesures de la dernière valse se furent éteintes, Mme la baronne d’Avril
s’avança vers nous, un verre de champagne à la main, pour nous
souhaiter, au nom de toutes les dames présentes, un heureux voyage et un
agréable retour.

Une réception aussi aimable nous faisait désirer de prolonger notre
séjour à Santiago; malheureusement, cela n’était pas possible; après une
excursion aux eaux de Cauquenez, site ravissant au pied de la
Cordillère, quelques promenades aux alentours de la ville et une soirée
fort agréable chez le président de la république, don Annibal Pinto, il
nous fallut reprendre le chemin de Valparaiso, où nous attendait la
_Junon_.

                   *       *       *       *       *

J’ai laissé entrevoir, au moment où nous avons quitté Montevideo, que
des difficultés avaient été créées à notre expédition par les
propriétaires du navire; ces difficultés se sont renouvelées ici, et il
semble que ce soit une véritable persécution contre nous. Comment! Nous
avions à craindre les terribles caprices de l’Océan, les abordages en
mer, les parages redoutés, les atterrissages de nuit, les manœuvres
délicates et dangereuses; nous avons, jusqu’à ce jour, triomphé de tout
cela, nous avons le bonheur de trouver sur un sol étranger un accueil
excellent, sympathique à notre pays et à l’idée que nous représentons,
on nous donne d’indiscutables témoignages de considération, on a pour
nous les plus délicats procédés, et c’est de la France que surgit
l’obstacle. Voilà qui prouve bien que

    Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Que s’est-il donc passé? Voici ce que nous apprenons en arrivant à
Valparaiso: les armateurs de la _Junon_ ont fait publier dans tous les
ports où nous avons touché des annonces publiques qui ont déconsidéré
l’expédition, porté une grave atteinte au crédit de la Société des
voyages, et fait perdre au commandant des frets représentant une somme
considérable; ils ont en outre désigné des agents dans ces ports, dont
l’action concourt, avec celle de leur représentant à bord de la _Junon_,
pour entraver la continuation du voyage. La Société a protesté,
s’appuyant sur le contrat d’affrètement, et, pour couper court à cette
contestation, MM. les armateurs ont tout simplement _ordonné_ d’arrêter
le navire à Valparaiso.

Heureusement, il y a des juges ici, comme jadis à Berlin, et notre
consul, M. de Saint-Charles, dont la vieille expérience fait autorité en
pareille matière, ayant entendu les deux parties, met à néant les
prétentions de ces messieurs et décide que la _Junon_ est libre de
continuer sa route.

On n’en a pas moins perdu beaucoup de temps en négociations, auxquelles
nous ne comprenons qu’une chose, c’est que nous voulons continuer notre
voyage, et comme nous savons qu’une somme de plus de deux cent mille
francs a été remise aux armateurs avant le départ, ce qui représente au
moins la moitié de la valeur de la _Junon_, nous nous perdons en
conjectures sur les motifs qui ont pu déterminer les propriétaires du
navire à nous créer de tels embarras.

                   *       *       *       *       *

Le premier résultat de cette contestation fut de nous empêcher de
prendre aucun fret pour le nord, et le second de reculer notre départ de
plusieurs jours.

Je ne regrette pas cependant ce retard forcé; il nous a permis de faire
quelques courses aux environs, d’inviter nos amis de Valparaiso à
déjeuner à bord et d’aller visiter les travaux du môle, dont on nous
avait beaucoup parlé.

Le môle de Valparaiso, construit par M. Léon Chapron, président du
cercle Français, est, en effet, une œuvre très hardie, d’une nécessité
absolue, d’une exécution fort difficile.

La rade est, on le sait, grande ouverte au nord, et c’est du nord
précisément que viennent en hiver les plus redoutables tempêtes. De mai
à septembre, les navires sont à la merci d’un coup de vent et les
sinistres sont nombreux. En toute saison, le déchargement et le
chargement des cargaisons est long, dangereux et coûteux. Ce sont là de
mauvaises conditions. Si on eût pu prévoir l’avenir, une autre baie que
celle de Valparaiso eût peut-être été choisie pour être le premier port
de la république; mais aujourd’hui, il ne reste plus qu’à accepter le
fait accompli.

La très grande profondeur des eaux jusqu’à quelques mètres du rivage
rendant les fondations hydrauliques au moyen de blocs coulés à peu près
impossibles, pour faire un môle capable de servir au déchargement
simultané de plusieurs grands navires, il a fallu le fonder sur des
piles tubulaires, coulées verticalement, enfoncées dans le sol marin
jusqu’à une profondeur de 15 mètres. Ces énormes colonnes ont en
hauteur, comme en grosseur, des dimensions égales à celles de la colonne
Vendôme, et cependant elles ne dépassent le niveau de la mer que de 3
mètres. Le môle a la forme d’un L, dont la petite branche, celle qui
touche à la plage, a 80 mètres de long, et la grande 220 mètres.

Un premier projet avait été dressé par M. l’ingénieur Hughes, qui mourut
peu de temps après le commencement des travaux; M. Chapron, qui est
encore un jeune homme, a repris les plans de M. Hughes, les a modifiés
et les a _exécutés_. Il a dû, pour la première fois, employer dans la
mer libre, fréquemment battue par le mauvais temps, les procédés de
fonçage par l’air comprimé, dus à M. Triger, autre ingénieur français,
et cela à trois mille lieues de l’Europe, dans un pays où l’industrie
est à peine née, avec des ouvriers venus de tous les points du monde et
dont on a dû se contenter, faute de mieux. Aujourd’hui, le môle est
terminé, car il ne reste plus qu’à parfaire la plate-forme supérieure.

Cette construction donnera-t-elle tous les heureux résultats qu’on en
espère? Les navires, secoués par la houle, pourront-ils se tenir
accostés le long de l’ouvrage? Les uns disent _oui_, les autres _non_.
Pour moi, instinctivement, je me range à l’avis de l’ingénieur en chef,
et je dis que quand le mauvais temps viendra, ce qu’on sait ici toujours
à l’avance, les vaisseaux interrompront leur déchargement et se
tiendront au large; seulement, au lieu de l’interrompre encore pendant
deux ou trois jours après le mauvais temps passé, comme ils sont obligés
de le faire maintenant, ils pourront reprendre leur travail dès que la
mer ne sera plus très forte.

J’aurais bien une petite critique à faire à M. Chapron au sujet de ses
plaques tournantes au coude de la jetée, mais j’aime mieux dire du bien
que du mal d’une belle chose; donc je félicite M. Chapron d’honorer le
nom français au Chili, en prouvant que nos compatriotes émigrés sont
parfois, et plus souvent que nous ne le croyons nous-mêmes, des hommes
de science, de travail et, pour tout dire en un mot qui contient tous
les éloges, au temps où nous vivons, des hommes pratiques.

                   *       *       *       *       *

Je ne vous parlerai pas de la politique au Chili. C’est un pays sage,
qui a pris son assiette, qui est en bonne vitesse dans la voie du
progrès, et dont les mouvements intérieurs n’ont pas d’importance (à ce
qu’il semble, au moins) sur les destinées finales.

On trouverait peut-être singulier que je ne constate même pas le mauvais
état des affaires commerciales, car le pays souffre d’une crise assez
rude; aussi ne demandé-je pas mieux que de reconnaître ce fait; je
constate volontiers également que ce même fait intéresse beaucoup ceux
qui perdent de l’argent, et ils sont nombreux. Mais je ne saurais aller
plus loin et voir l’avenir plus sombre que ne le voient les hommes
intelligents et haut placés avec lesquels j’ai eu l’honneur de
m’entretenir. Les récoltes des dernières années ont été détestables, et
le cuivre a baissé beaucoup; il baisse encore. Voilà les causes
principales de la crise; elles peuvent et doivent disparaître d’une
année à l’autre.

Quant à l’état général du pays, malgré les doléances que nous avons
entendues, je soutiendrai qu’il est excellent, parce que les
statistiques le soutiennent avec moi; l’élevage du bétail, la culture
des farineux et de la vigne sont en pleine prospérité, l’étendue des
terres irriguées s’accroît chaque jour; si le Chili, comme cela n’est
pas douteux, développe hardiment son industrie agricole, encourage la
création d’une industrie manufacturière et ne prend du système
protecteur que ce qu’il lui en faut pour atteindre ce double but, il ne
tardera pas à se trouver à l’abri de crises semblables à celle qu’il
traverse aujourd’hui.

La politique extérieure est occupée de quelques démêlés avec la Bolivie
au sujet de tarifs douaniers et de rectification de frontières. La
discussion paraît calme quant à présent; mais l’histoire contemporaine
des républiques de l’Amérique du Sud nous a réservé déjà trop de
surprises, pour qu’on puisse compter sur une longue paix[9]. La question
du jour est la question patagonienne, sur laquelle j’ai promis de
revenir. Quoiqu’on en fasse beaucoup de bruit en ce moment, parce qu’un
avocat chilien, établi depuis longtemps à Buenos-Ayres, a publié ici
même une brochure _conciliatrice_, très désagréable à l’amour-propre de
ses compatriotes, la solution ne paraît pas bien proche.

  [9] C’est ce différend, en effet, qui a amené la guerre actuelle entre
    le Chili, d’une part, la Bolivie et le Pérou, d’autre part.

Ces jours derniers, on a voulu lapider le conciliateur et renverser la
statue de Buenos-Ayres, sur l’Alameda. L’avocat s’est esquivé; la
statue, qui ne pouvait en faire autant, a vigoureusement résisté, et la
Patagonie, toujours balayée par des tempêtes autrement terribles que
l’exaltation de quelques jeunes écervelés, est bien tranquille là-bas,
attendant silencieusement que ses amoureux aient terminé leur querelle.

Dans cette grosse affaire, où la vanité nationale me semble avoir plus
de part que de sérieuses considérations économiques, le Chili a contre
lui l’histoire et des déclarations antérieures; mais en attendant, ou
plutôt sans attendre davantage, il a occupé le détroit de Magellan par
sa colonie de Punta-Arenas et profite de tous les incidents pour faire
acte de police. Quant à la république Argentine, son dernier
établissement vers le sud-est est Carmen-de-Patagones, sur le rio Negro.

Les arguments des deux parts sont donc excellents; aussi la guerre de
plume et de parole peut-elle se continuer indéfiniment et se continue en
effet. Quant à en venir aux mains, c’est une autre affaire; la nature a
sagement séparé les deux ennemis, et je ne pense pas qu’aucun d’eux ait
la pensée d’engager ses armées dans les défilés de la Cordillère.

Du reste, le jour où il pourra être prouvé que la possession de la
Patagonie offre un réel intérêt pour l’occupant, il faudra sans doute en
appeler à quelque puissant arbitre:

    Perrin Dandin arrive: ils le prennent pour juge.
    Perrin, fort gravement, ouvre l’huître et la gruge,
        Nos deux messieurs le regardant.
    Ce repas fait, il dit, d’un ton de président:
    --Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille,
    Sans dépens; et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.

Il n’est pas absolument impossible que les choses se passent ainsi. Qui
vivra verra.




AU PÉROU

LE CALLAO ET LIMA

Coquimbo.--Arrivée au Callao.--Physionomie de Lima.--Souvenirs
historiques.--Les églises.--Le jour des Morts.--Le clergé
péruvien.--Jardin de la «Exposicion.»--Les Liméniennes.--Ascension de la
Cordillère en chemin de fer.


En mer, 10 novembre.

Le 24 octobre, à la nuit close, ayant échangé compliments et espérances,
sinon promesses, de se revoir, avec nos compatriotes du Cercle français
et avec l’état-major de la corvette le _Seignelay_, arrivée de la
veille, nous reprenions la mer, en route pour Coquimbo, où la _Junon_ ne
devait s’arrêter que quelques heures, et de là pour le Pérou.

Je ne dirai rien de notre traversée, si ce n’est qu’elle s’écoula fort
paisiblement avec un temps superbe, et peu de chose de Coquimbo, qui n’a
d’intérêt que pour les acheteurs, fondeurs ou vendeurs de cuivre. La
rade est plus petite et plus triste que celle de Valparaiso, moins
dangereuse et cependant moins fréquentée, parce que ce petit port
n’alimente qu’un commerce spécial. La ville est une bourgade sans
caractère; un petit chemin de fer la relie à La Serena, située de
l’autre côté de la baie et le seul point un peu verdoyant de cette côte,
absolument rocheuse et dénudée. Nous avons visité une fonderie de
cuivre; on nous a initiés au traitement des minerais par la coulée
simple et par la cémentation. Ce dernier procédé est employé à Coquimbo
avec brevet exclusif et passe pour être de beaucoup supérieur à l’autre.
Quoiqu’on nous ait donné fort complaisamment la description de ces
différents travaux, je n’entrerai pas dans les détails, que les traités
sur la matière vous donneront plus clairement et plus exactement que
moi.

Le 30, un peu avant l’heure du dîner, on signale la terre. A l’horizon,
nous voyons se dresser la gigantesque ossature de la Cordillère. Bientôt
les rivages apparaissent.

Devant nous, l’île de San-Lorenzo, énorme rocher roussâtre, tacheté de
parties blanches, qu’un tremblement de terre, dit-on, fit surgir il y a
quelques siècles du fond de l’Océan; plus loin, les mâtures des navires
ancrés dans le port de Callao. Sur notre droite, nous distinguons assez
nettement la ville de Lima, étalée sur un plateau qui domine toute la
côte, avec ses blanches murailles dominées par une quantité de coupoles,
de clochers, de dômes et par les deux hautes tours de sa cathédrale.
Comme toile de fond, les hautes cimes des Andes, au pied desquelles est
assise la capitale du Pérou. Peu de neige sur les monts; çà et là
seulement quelques panaches argentés.

Le soleil des tropiques jette sur ce tableau les tons clairs, chauds et
colorés de ses derniers rayons. Bientôt l’ombre s’étend sur la plaine,
gagne insensiblement les murs, envahit les édifices, escalade les dômes
et les clochers, et en peu d’instants la grande cité disparaît dans les
ténèbres. Pendant que la base des montagnes s’efface à son tour,
l’immense crête dentelée se détache longtemps encore et semble suspendue
dans les hauteurs du ciel, légèrement empourprées de feux vermeils.

Vers six heures, la _Junon_ s’engageait dans le canal du Boqueron, situé
entre la côte péruvienne et l’île San-Lorenzo. C’est un endroit qui
passe pour dangereux et que ne suivent pas d’habitude les bâtiments qui
entrent au Callao ou qui en sortent pour aller dans le sud; mais comme
il a l’avantage de raccourcir le chemin de sept à huit milles, ce qui
nous permettait d’arriver au mouillage avant la nuit, le commandant se
décida à choisir cette route. En manœuvrant avec attention, nous eûmes
bientôt paré tous les récifs, et à huit heures du soir, ayant trouvé un
bon poste pour notre relâche, nous étions mouillés dans les eaux
tranquilles de la baie du Callao.

Le principal port du Pérou contient souvent plus de cent navires. Au
moment de notre arrivée, il y en avait un peu moins, mais l’aspect
général était cependant fort animé. Plusieurs navires de guerre, deux
rangées de grands et beaux steamers, un mouvement incessant de canots,
d’allèges, de chaloupes, nous montraient bien que nous étions dans un
grand centre d’affaires commerciales et maritimes.

Le Callao est un beau port de mer, avec un dock en pierre superbe, qui
n’a pas coûté moins de soixante millions, et des fortifications plus
superbes encore, où l’Espagne en a dépensé trois fois autant. C’est à
leur propos que Philippe III disait qu’avec une bonne lunette on
pourrait les voir de l’Escorial, tant elles devaient être énormes, à en
juger par leur prix. Le Callao a encore un arsenal, un dock flottant, de
spacieux entrepôts, quelques rues assez propres, une jolie église et
bien d’autres choses dignes d’intérêt... Mais ces attractions ont été
impuissantes à nous retenir. Quiconque aborde au Havre ne tarde guère à
prendre l’express pour Paris. Or, du Callao à Lima, il y a vingt-cinq
minutes de chemin de fer et des trains chaque demi-heure.

Nous n’étions pas à terre depuis vingt minutes que nos billets étaient
pris, et la vapeur nous emportait vers la ville de Pizarre, celle qu’on
nommait jadis la _ciudad de los Reyes_, la cité des Rois.

Ce chemin de fer est charmant. Je ne parle pas de la route, mais du
chemin de fer lui-même. Ce sont de grands wagons américains, longs,
hauts, larges, avec un passage au milieu, s’en allant d’un bout du train
à l’autre. Les dossiers des fauteuils se rabattant en avant ou en
arrière, à volonté, on y est très confortablement assis, et la faculté
de causer avec ses voisins ou de leur tourner le dos n’est pas à
dédaigner. Si vous avez un ami dans le train, il est inutile d’aller
faire de la gymnastique devant chaque compartiment pour s’en assurer. En
un instant on le trouve, on lui serre la main, on bavarde pendant le
trajet, et voilà une visite faite. Pourquoi n’adopterions-nous pas cette
mode pour aller à Versailles ou à Saint-Germain, au lieu de courir le
long des wagons, cherchant en vain celui où il n’y a personne, dans
lequel montera infailliblement à la première station un groupe compact
de _cockneys_ en villégiature?

Nous voici arrivés. Le train s’arrête au bord du Rimac, fleuve torrent
qui partage Lima en deux parties, inégales en grandeur comme en beauté.
La vraie ville est sur la rive gauche. Quelques minutes de marche nous
conduisent à la _plaza Mayor_, lieu de promenade, de flânerie,
d’emplettes et de rendez-vous.

Pas plus qu’à Santiago, je ne veux, lecteur, vous emmener avec moi dans
toutes mes courses à travers les rues, les monuments, les jardins et les
habitations. Ceci est une causerie et non pas un compte rendu. Voilà
trois jours que j’ai quitté Lima; il vaut mieux, je pense, vous donner
mon impression que de vous faire le journal de mes allées et venues.

Cette impression est, cependant, difficile à rendre, car, en vérité, on
peut emporter de la capitale du Pérou des souvenirs bien différents.
Tout le monde vous dira que Santiago est une grande, belle et noble
cité, son caractère est bien net, bien franc; elle plaît ou ne plaît
pas, je l’accorde, mais, avec plus ou moins d’indulgence ou
d’enthousiasme, les descriptions qu’on en fera se ressembleront.

Je ne crois pas, je dirai même, je suis sûr, qu’il n’en est pas ainsi de
Lima. J’en suis d’autant plus certain, qu’en quittant le pays, nous qui
l’avons vu de la même façon et pendant le même temps, nous ne sommes pas
du tout du même avis. Il semble que nous ayons, et pourtant ce n’est
qu’une apparence, un parti pris pour ou contre.

Je tenterai d’expliquer cela. Ceux d’entre nous qui ont été les plus
curieux, qui n’ont pas craint d’user, d’abuser peut-être (je suis de
ceux-là) de l’amabilité et des prévenances que nous avons rencontrées,
qui ont couru sans relâche, questionné sans trêve, regardé sans
discrétion, ceux-là se sont trouvé, paraît-il, des lunettes roses sur le
nez; ils ont vu, ils ont _cru_ voir Lima telle qu’elle est. Telle
qu’elle est aussi, et cependant tout autre, elle a paru à ceux qui ont
limité leurs investigations à quelques visites aux édifices publics, à
quelques chasses dans la campagne, et n’ont pas même tenté de soulever
le voile, assez léger cependant, qui cache la vie, les mœurs, les idées
des Péruviens de la côte.

Ainsi que les autres capitales de l’Amérique du Sud, sauf
Rio-de-Janeiro, Lima, construite sur une plaine, offre un plan régulier
et monotone; les angles sont droits, les places carrées. Il paraît qu’il
y a peu d’années, c’était encore une ville assez malpropre et
poussiéreuse, mais peu de traces subsistent de cet état de choses; on a
démoli les fortifications pour en faire des boulevards, et on l’a dotée
de tous les luxes que nous avons pris la bonne habitude de considérer
comme nécessaires, tels que trottoirs, réverbères, égouts, etc. Que les
affaires du Pérou aillent bien ou mal, je doute qu’on s’arrête dans
cette voie, parce que Lima est la ville par excellence du luxe et du
superflu. C’est une ville de plaisir avant tout, et de plaisir sous
toutes les formes; la ville où on s’inquiète aussi peu de l’avenir que
du passé, où l’on vit pour vivre et pour vivre de son mieux, à son gré.
A Lima, on remet presque toujours au lendemain ce qu’on pourrait faire
aujourd’hui, à moins qu’il ne s’agisse de fête, de toilette, de bal, ou
de quelque autre prétexte à distraction.

Ce n’est pas la vanité, le désir de paraître, la pensée de se faire un
marchepied avec l’apparence du luxe et de la prodigalité, qui fait
gaspiller ainsi les fortunes; c’est tout simplement que chacun a des
caprices et les satisfait, des tentations et y succombe; c’est aussi, et
surtout, parce que les Péruviennes sont très belles, très bonnes, très
séduisantes, très aimables et, plus que tout cela, très aimées. Dans les
vieux palais du temps de la conquête, comme dans les masures de la
_Montaña_ (pays des forêts, de l’autre côté des Andes), les femmes au
Pérou sont reines; leur gouvernement n’est ni constitutionnel ni
autocratique; on n’en discute ni la forme ni les exigences; c’est de la
part de toute la nation une servitude volontaire acceptée, dont le
principe se transmet paisiblement de père en fils, comme une tradition
sacrée et impérissable. Les gens venus d’Europe ne tardent pas à se
conformer à cet usage; ils acceptent la sujétion comme les autres, au
bout de fort peu de temps, et ne s’en plaignent pas.

Nous voici donc dans un milieu qui ressemble bien peu à ce que nous
avons vu jusqu’ici, et la dissemblance est plutôt dans la physionomie de
chaque chose que dans le détail matériel des dispositions. Prenons pour
exemple la _plaza Mayor_, où je reviens après ma digression et mes
promenades. On pourrait la décrire dans les mêmes termes que la grande
place de Santiago. Toutes deux sont carrées, avec une cathédrale sur
l’une des façades, des maisons basses supportées par des arcades, une
fontaine au milieu, un pavé de galets... Voilà la grande place de
Santiago, voilà aussi la grande place de Lima. Mais entrons sous les
arcades. Quelle différence! Comme ici il y a plus d’animation, comme la
vie personnelle de l’habitant s’y montre mieux! comme on y devine plus
aisément ses coutumes, ses défauts, ses préférences, ne fût-ce que par
les objets qui sont à la montre des magasins!

Là, le luxe utile, sérieux, solide; ici, rien que des étoffes, des
dentelles, des bijoux, une profusion de petits souliers de satin, et un
mouvement d’acheteuses à la fois nonchalantes et affairées.

Si c’est le soir, sur la place comme sous les galeries, c’est un flot de
promeneurs, causant, caquetant, flânant, fumant, qui jouissent de la
belle nuit tropicale, oublieux de la journée passée, insouciants de la
journée à venir.

Laissez passer les heures et la foule, et quand il ne restera plus sur
la vieille plaza Mayor que quelques rares groupes prêts à se disperser,
combien de souvenirs extraordinaires, terribles même, n’évoquera-t-elle
pas sous vos yeux! Le premier, le plus grand de tous, sera celui de
François Pizarre, le conquérant, ce type complet de l’aventurier
audacieux, brutal et perfide; vous le reverrez attirant l’inca
Atahuallpa dans un piège, le faisant attaquer par les siens, puis le
saisissant aux cheveux et l’emmenant prisonnier, cet empereur, presque
dieu, comme un sauvage emmène une bête de somme échappée; plus tard, lui
demandant pour rançon de remplir d’or la chambre même où se discute le
prix de sa liberté, et quand la chambre fut pleine d’or et deux autres
chambres encore pleines d’argent, donnant l’ordre de faire baptiser son
prisonnier et de l’étrangler ensuite.

C’est cependant ce même Pizarre qui, le 6 janvier 1535, jour de
l’Épiphanie, a ordonné la fondation de Lima et l’édification de la
cathédrale, dont le vaste portail tient tout un des côtés de la place.

Vous verrez, comme dans un rêve, le farouche Herreda, avec les dix-huit
assassins qui ont juré la mort du conquérant, traverser la place en
courant et en criant, entrer comme des furieux dans le palais. Ils
rencontrent Pizarre dans une galerie et se précipitent. Le héros leur
tient tête; Martinez de Alcantara, son frère utérin, François de Chaves
et un de ses officiers viennent à son secours et sont tués; mais
plusieurs des brigands sont tombés aussi, et le gouverneur semble
invulnérable. C’est alors qu’Herreda saisit l’un des conjurés à
bras-le-corps et le jette sur l’épée menaçante de Pizarre, qui ne peut
se dégager assez vite et tombe percé de coups.

Cette vision effacée, ce sont les échafauds de Pedro de La Gasca qui
vont se dresser sur la place. L’envoyé de Charles-Quint a mission de
rétablir au Pérou l’autorité de l’Espagne et de ses lois, et il fauche
sans pitié tout ce qui lui résiste. Les bandits sont décimés à leur
tour, mais aucun ne demande grâce. On voit le vieux condottiere
Carbajal, âgé de quatre-vingt-quatre ans, condamné à être roué et
écartelé, monter sur la plate-forme d’un air railleur. Cet homme s’est
vanté d’avoir fait massacrer environ quatorze cents Espagnols et vingt
mille Indiens. On lui parle de se confesser; il répond qu’il n’a rien à
se reprocher, si ce n’est d’avoir laissé une dette d’un demi-réal à un
cabaretier de Séville. Et il subit le supplice sans exhaler une plainte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lima, qui compte environ 190,000 âmes, n’a pas moins de soixante-dix
églises (c’est, toute proportion gardée, dix fois ce que nous en avons à
Paris); vous m’excuserez de ne pas les avoir visitées toutes et de
supprimer leur description. Cependant, je ne voudrais pas me montrer
trop sévère ou trop dédaigneux à l’égard des églises espagnoles. On dit
généralement qu’elles sont de mauvais goût, et, cela dit, on se croit
quitte avec elles. Voilà qui est trop aisé et un peu injuste. D’abord,
il est bien rare que l’expression d’un sentiment très profond soit
ridicule ou de mauvais goût. Or, ici, on est, et surtout on a été, dévot
jusqu’à la superstition, voire même au delà; ce n’est pas affaire de
mode et de convenance, c’est une manière d’être qui fait partie
intégrante du caractère national. Entre le fanatisme brutal des
conquérants et la servile idolâtrie des vaincus, le culte des symboles
était le seul point de contact possible. La religion des incas et le
catholicisme se sont, en quelque sorte, superposés; à l’autocratie
religieuse des descendants de Manco-Capac, le fils du Soleil, s’est
substituée sans effort l’autocratie religieuse des moines.

Les immenses trésors découverts au Pérou pendant plus de deux siècles
ayant engendré un luxe excessif, les couvents, les églises, les images
en devaient user et abuser tout d’abord. De nos jours, l’indifférence
calculatrice de l’esprit moderne a arrêté ce mouvement; les ardeurs de
la foule se sont changées en habitudes, mais elle n’a pas songé encore à
brûler ce qu’elle avait adoré; partout nous retrouvons les autels
plaqués d’or et d’argent, les statues ornées d’une profusion de pierres
précieuses, les madones vêtues de brocart et de dentelles. Déjà, le
temps a mis son empreinte sévère et uniforme sur ces splendeurs.

Peut-être, alors que les prodigalités de tout un peuple couvraient ses
idoles d’un ruissellement barbare d’or et de pierreries, un homme de
goût eût haussé les épaules; mais, aujourd’hui, toutes ces richesses
accumulées ne sont plus que le témoignage d’un passé qui s’éloigne sans
retour, et ces temples d’une autre époque, surchargés d’une
ornementation disparate, ont pris une physionomie grave et triste sous
les fastueux lambeaux qui leur restent encore.

Respectons ces vieux souvenirs. Respectons-les d’autant plus que les
anciennes maisons à l’espagnole, avec leurs façades ornées et
badigeonnées, leurs balcons ouvragés, tendent aussi à disparaître. La
construction de ces vérandas suspendues en dehors des habitations, qui
leur donnent un caractère si original et se prêtent si bien aux
manifestations joyeuses des jours de fête, est interdite maintenant. On
leur reproche, peut-être avec raison, de communiquer l’incendie d’une
maison à sa voisine, parfois même à la maison qui fait face.

                   *       *       *       *       *

Dès notre arrivée, on nous avait bien recommandé d’aller, le 2 novembre,
jour des Morts, faire une visite au cimetière, qu’on nomme ici le
Panthéon. Cette nécropole est située sur les bords du Rimac, non loin de
la ville, et desservie par le chemin de fer qui mène au Callao; pour
cette occasion, il triple, quadruple le nombre de ses trains, qu’on peut
fort bien nommer trains de plaisir, car le jour des Morts au Pérou est
certainement l’un des plus gais de l’année.

Depuis l’avant-veille, les abords du Panthéon présentaient un spectacle
fort animé. Un grand nombre d’industriels y avaient dressé des tentes et
des abris en feuillage, joyeusement pavoisés aux couleurs de toutes les
nations, et sous lesquels, durant quatre jours, se débitent force
boissons et victuailles.

Le jour consacré, et dès le matin, toute la population de Lima est en
route, et bientôt on fait queue pour pénétrer dans l’enceinte funèbre.
Autour des portes, des milliers de visiteurs circulent avec peine,
attendant leur tour pour boire et manger à l’ombre des cabarets
improvisés qui ne désemplissent pas un instant. Les types les plus
variés de la ville et de la campagne se rencontrent là, depuis le créole
jusqu’à l’Indien, depuis le nègre jusqu’au Chinois; ce qui domine
naturellement, c’est le type du Péruvien d’aujourd’hui, sang mêlé
d’Espagnol et d’Indien.

Enfin, nous parvenons à entrer dans le Panthéon. Ici, les morts ne
reposent pas sous la terre; ils sont encastrés, sur trois rangs, dans
d’épaisses murailles à double face, dont les ouvertures, hermétiquement
fermées après l’introduction des cercueils, glissés à l’intérieur comme
autant de tiroirs, sont couvertes de pieuses inscriptions. Les
personnages célèbres, généraux et présidents de la république, ont
parfois de somptueux monuments en marbre, surmontés d’emblèmes ou de
statues.

Quelque discrétion que je veuille mettre dans certaines appréciations
d’un ordre délicat, je dois dire que la tenue du clergé péruvien dans ce
cimetière et au milieu de cette foule m’a complètement scandalisé. Tous
les prêtres marchandent les oraisons qu’on vient leur demander, et comme
le client abonde, leur attention est uniquement fixée sur la valeur de
la monnaie qui leur est offerte; ils s’interrompent des prières qu’ils
marmottent d’une voix brève et hâtive, pour examiner de près les petits
papiers crasseux, payement de leurs bons offices; ils s’arrêtent court
si le prix leur semble insuffisant, ils discutent, ils ont des
mouvements d’impatience... Cela est du plus triste effet aux yeux d’un
étranger. On m’a dit que les prêtres péruviens étaient doux, tolérants
et aimables: ce sont de charmantes qualités; lors même qu’ils seraient
trop tolérants pour eux et trop aimables pour d’autres, ce que de
mauvaises langues assurent, on le leur pourrait pardonner; mais, par
grâce, messieurs, et dans votre intérêt, n’oubliez pas le mot de messire
Brid’Oison: _La fo-o-orme!_ C’est une grande dame que la forme, qui vous
a rendu bien des services, mais susceptible à l’excès, et si vous la
négligez, elle vous négligera à son tour. Méfiez-vous!

                   *       *       *       *       *

Pour voir le Lima moderne, nous sommes allés dès les premiers jours à la
_Exposicion_, promenade qui a détrôné l’_Alameda Nueva_, située dans le
quartier de la rive droite. Comme à la _Quinta Normal_ de Santiago, il y
a là un assez beau bâtiment qu’on utilise pour les expositions de tout
genre, ainsi que nous faisons de notre palais de l’Industrie; de plus,
un parc, rendez-vous, à certaines heures et à certains jours, des
élégants et des élégantes de la ville. Je ne dirai rien du palais, dont
la construction extérieure est fort convenable, mais qui était fermé
lors de notre passage.

Quant au jardin, il tient à la fois de notre Jardin des plantes et de
notre Jardin d’acclimatation; mais il n’a ni la gravité savante du
premier, ni les agréables dispositions du second. Tracé sans doute sur
un plan mal défini, on y a accumulé, un peu à tort et à travers, mille
curiosités dont chacune a sa valeur, mais dont aucune n’est à sa place.
Des serres, des maisonnettes, des parterres, des bassins, des cages à
bêtes fauves et des volières sont disséminés au hasard; sur les
murailles de ces constructions mal groupées se retrouvent les affreux
peinturlurages dont on fait un si colossal abus dans toute l’Amérique du
Sud.

Cela produit un ensemble qui n’est ni joli ni beau, gai tout au plus.
Heureusement, la collection des fleurs est splendide. Le Pérou est
peut-être, de tous les pays du monde, celui dont la végétation est la
plus variée, et une promenade au parc de la _Exposicion_ suffirait à
s’en convaincre. Dès qu’on a commencé à regarder les corbeilles, on
oublie le maladroit arrangement des joujoux bariolés qui les encadrent;
plus vivaces qu’en aucun point de l’Europe, voici nos rosiers, nos
fuchsias, nos lis et nos géraniums, puis de magnifiques hybiscus d’un
rouge éclatant, d’énormes bégonias de toutes couleurs, le fameux
_amancaës_, fleur essentiellement péruvienne, aux grands calices dorés,
et mille autres dont j’ai le regret d’ignorer les noms. A la vue de
cette flore vigoureuse, s’épanouissant en pleine terre et en pleine
lumière, j’allais me prendre, je crois, d’une belle passion pour
l’horticulture, lorsque je fus croisé par quelques jeunes Liménéennes en
promenade, et les fleurs à leur tour furent oubliées.

Il faudrait avoir vécu plusieurs années dans les républiques de La
Plata, du Chili et du Pérou, pour se permettre, nouveau Pâris, de
décider entre les types de beauté, issus d’une même origine et encore
peu différents, des femmes de ces pays. Un voyageur nomade, comme moi,
n’osera prendre une telle liberté. Je me suis demandé pourtant sur quoi
est basée l’opinion de notre vieille Europe, qui donne la palme aux
Péruviennes. Sont-elles vraiment plus belles et plus gracieuses que
leurs rivales? Cela paraît bien difficile à dire. Ont-elles un plus
séduisant costume? Non. L’ancienne _manta_, aujourd’hui délaissée pour
les modes françaises, partout n’habille bien que les duègnes, en les
cachant.

C’est peut-être parce que la souveraineté de la femme est plus puissante
et plus reconnue au Pérou que dans tout le reste de l’Amérique, parce
que les mœurs, sans y être plus douces, y sont cependant plus tendres et
plus affectueuses, parce que le Pérou est un pays de plaisir, où la
femme, je le répète avec intention, car c’est un caractère bien saillant
de ce peuple, est plus aimée qu’elle ne l’est nulle part. Le bonheur,
autant et plus que la vanité satisfaite, met sur leurs visages son
idéale et trop rare expression; leur sourire semble un remerciement du
luxe, des égards, des prévenances et surtout des tendresses qui les
entourent; il n’est pas un échange de politesse diplomatique et
raisonnée; il a la grâce de ce qui est simple, naturel, spontané, de ce
qui vient sûrement du cœur et de ce qui doit y aller sûrement.

Voilà mon explication, et si vous ne la croyez pas bonne, faites le
voyage; que vous en trouviez ou non une meilleure, vous ne vous en
repentirez pas.

                   *       *       *       *       *

Je n’ai quitté Lima qu’un seul jour. Cette journée a été employée à
gravir les Andes jusqu’à une hauteur à peu près égale à celle du mont
Blanc, et... à redescendre pour l’heure du dîner. Ceci paraît un tour de
force incroyable; je vous assure, cependant, qu’avec un bon chemin de
fer bien installé l’ascension est des plus faciles.

Le 5 novembre, à huit heures du matin, nous avions rendez-vous général à
la gare de _Desemparados_; nous montons tous dans un train spécial, en
compagnie de notre savant compatriote, M. Malinowski, ingénieur en chef
de la ligne, et de notre aimable vice-consul au Callao, M. Saillard.
Bientôt nous roulons dans la direction des montagnes. Pendant que nous
longeons les bords du Rimac et que nous franchissons à toute vapeur les
plantations de café, de cannes, de coton et de maïs, cultivées par des
nuées de Chinois, je vais vous dire ce que c’est que le _Ferro Carril
Central Transandino_.

La nature a partagé le Pérou en trois parties bien distinctes: la
_Costa_, région de la côte; la _Sierra_, région des montagnes,
embrassant les chaînes des Andes et leurs plateaux; la _Montaña_, pays
des forêts, qui touche à la Bolivie, au Brésil et à la république de
l’Équateur. Or, la partie la plus riche, la plus fertile du sol péruvien
est ce pays des forêts, situé par delà les Andes. Il est comme enfermé
entre les grandes solitudes du Brésil occidental et la gigantesque
Cordillère. Le chemin de fer transandin va lui donner la vie et, plus
tard, atteignant l’un des grands affluents de l’Amazone, l’Ucayali, aura
créé une voie directe sur l’Europe, par laquelle s’écouleront les
produits de cet immense territoire.

On peut affirmer que jamais l’établissement d’une voie ferrée ne
présenta pareilles difficultés.

Le chemin de fer de l’Oroya gravit une hauteur de 4,700 mètres, sur un
parcours de 200 kilomètres, ce qui donne une pente moyenne de 22
millimètres par mètre. La ligne compte 45 tunnels et 25 ponts, dont l’un
a des piles de 79 mètres de hauteur (quatre à cinq fois l’une des plus
hautes maisons de Paris).

Il a fallu une audace et une énergie peu ordinaires pour entreprendre et
mener à bien un pareil projet. L’honneur de son exécution en revient
d’abord au gouvernement du Pérou, puis à M. Meiggs, ingénieur américain,
concessionnaire des deux lignes de Mollendo au lac Titicaca et de Lima à
Oroya, enfin à M. Malinowski, déjà nommé.

Vers huit heures du matin, notre train commence à attaquer sérieusement
la montagne; nous sommes entrés dans la région interandine, la Sierra.
Le paysage devient sévère et les précipices se creusent sous notre route
à mesure que s’effectue l’ascension. La voie ferrée ne peut plus trouver
assez de place pour y développer ses courbes; alors le train s’engage
dans un cul-de-sac sans issue, s’arrête à son extrémité; un aiguilleur
change la voie, véritable lacet, et la machine, repartant en arrière,
nous pousse sur une nouvelle pente. Ainsi, tantôt tirés, tantôt poussés,
nous escaladons une succession de terrasses superposées à des hauteurs
qui déjà nous donnent le vertige. Voici le pont de Verrugas, d’une
hardiesse inouïe, jeté entre deux montagnes séparées par un précipice,
le tablier est à claire-voie, et le regard plonge librement dans le
vide. Plus loin, le pont de Challapa, tout en fer comme le premier,
construit en France et ajusté sur les lieux par des ouvriers français.
On nous fait remarquer, sur le revers des montagnes, de larges
plates-formes soutenues par des pierres, travail primitif des Indiens,
déjà attirés par les gisements métalliques.

Le train s’arrête au village de Matucana. Nous ne sommes encore qu’à
quatre-vingt-dix kilomètres de la capitale, et l’altitude est de deux
mille quatre cents mètres. Après avoir été vite, mais consciencieusement
écorchés par des exploiteurs allemands installés au buffet de la
station, nous repartons.

L’aspect de la montagne devient tout à fait grandiose; notre route est
une course échevelée par-dessus des gouffres invraisemblables, à travers
d’étroits tunnels se succédant presque sans interruption. Soudain, au
sortir d’une profonde obscurité, nous nous engageons sur un pont jeté en
travers d’une énorme crevasse formée par deux murailles de rochers à
pic, dont les bases se perdent dans un abîme. Le site a un caractère de
sauvagerie diabolique, et l’endroit est bien nommé: _el puente del
Infernillo_, le pont de l’Enfer! Nous avançons doucement, nous
franchissons ce sombre passage, non sans quelque émotion, et le train
disparaît de nouveau dans un tunnel qui sert de lit à un torrent qu’on
s’apprête à détourner; les eaux roulent au-dessous de nous avec un
mugissement assourdissant et sinistre, la machine semble lutter avec
peine contre ce nouvel obstacle. Je ne puis rendre le sentiment
d’admiration et de crainte que nous éprouvâmes en cet endroit. Cette
escalade à toute vapeur de la plus grande chaîne de montagnes qui soit
au monde n’est-elle pas véritablement extraordinaire? Nous sommes encore
bien plus «empoignés» par ces deux simples rubans de fer que par les
sévères beautés du paysage, et les vers du grand poète des _Odes et
Ballades_ reviennent à ma mémoire:

    «A peine adolescent, sur les _Andes_ sauvages,
    »De rochers en rochers, je m’ouvrais des chemins;
    »Ma tête, ainsi qu’un mont, arrêtait les nuages;
    »Et souvent, dans les cieux, épiant leur passage,
        »J’ai pris des aigles dans mes mains.»

Allons, hurrah! trois fois hurrah! à notre compatriote, qui, semblable
au _Géant_, a su s’ouvrir et ouvrir au monde entier un chemin à travers
ces altières montagnes.

Vers deux heures, nous atteignons Chicla, où s’arrête actuellement le
chemin de fer, bien que les travaux soient presque complètement terminés
jusqu’au _Summit tunnel_, point culminant de la voie ferrée, dont
l’altitude exacte est 4,768 mètres. Chicla n’est qu’à 3,725 mètres
au-dessus du niveau de la mer, juste la hauteur du fameux pic de
_Ténériffe_. C’est une petite station, auprès de laquelle on a construit
une modeste auberge, où nous trouvons cependant le luxe d’un billard.
Nous n’y devons rester que quelques minutes et ne protestons pas contre
un arrêt aussi court, car quelques-uns d’entre nous, y compris le
conducteur du train lui-même, souffrent du _sorocho_ ou mal des
montagnes, causé par la raréfaction de l’air; nous le combattons assez
victorieusement par l’absorption de plusieurs petits verres
d’eau-de-vie, et comme la température est devenue très froide, nous nous
enveloppons dans nos manteaux. En attendant que le train soit prêt, nous
assistons au départ assez pittoresque d’une troupe de lamas porteurs.
Cet animal rend aux habitants de la Sierra des services inappréciables;
doux, timide, s’apprivoisant facilement, il remplace ici le dromadaire
qu’il rappelle un peu par sa couleur, sa forme et ses allures, sinon par
sa taille qui est beaucoup plus petite.

Nous n’avons constaté à cet utile quadrupède qu’un défaut, dont il est
bon d’être prévenu à l’avance, celui de cracher à la figure des gens qui
lui déplaisent.

Au-dessus de nos têtes plane un grand condor, ce roi des oiseaux
carnassiers, qui peut dans ses puissantes serres enlever un mouton ou un
enfant. L’envergure de celui-là doit bien atteindre cinq mètres. Tout
près de nous se dresse le mont Meiggs, dans le ventre duquel passe la
voie ferrée avant de redescendre le versant oriental; deux de nos amis,
MM. René et Jules de Latour, sont partis depuis la veille au matin pour
en atteindre le sommet et ne seront de retour que dans la nuit. Un
employé du chemin de fer nous dit les avoir vus passer. Sans inquiétude
sur le sort de nos compagnons qui, d’ailleurs, se sont dégourdi les
jarrets en faisant l’ascension du mont Blanc avant notre départ, nous
remontons dans notre wagon.

Un coup de sifflet sec, strident, et nous redescendons sur Lima avec une
vitesse vertigineuse. Les grands monts, les profonds tunnels, les gorges
sauvages, les noirs précipices défilent comme une fantasmagorie de
ballade allemande; l’ardente vapeur semble nous emporter dans une fuite
éperdue, et nous avons à peine le temps de reconnaître les lieux que
nous venons de traverser tout à l’heure.

Cependant, nous voici en plaine; le train ralentit sa course, s’arrête
et, sous la clarté d’un crépuscule prêt à s’éteindre, nous dépose sains
et saufs, étourdis et charmés, aux portes de la ville.




AU PÉROU

LE CALLAO ET LIMA

(Suite.)

La collection Zaballos.--Discussion avec le Vatican.--Rembrandt et le
Savetier.--Un bal à bord de la _Junon_.--Notes rétrospectives: le guano,
l’empire des Incas, la situation actuelle et l’avenir du Pérou.


Le lendemain de notre excursion en chemin de fer, nous avons été invités
à visiter la collection des tableaux d’un riche armateur de Lima, don
Manuel Zaballos. Ici, lecteur, j’ai besoin de toute votre indulgence et
de toute votre confiance dans ma sincérité. Vous ne voudrez pas me
croire quand je vous aurai dit que M. Zaballos a la plus belle
collection particulière du monde entier, et vous m’opposerez cette
irréfutable objection: Si cela était, on le saurait. «A beau mentir qui
vient de loin» est un commun proverbe, et vous voilà tout prêt à me
l’appliquer. Un chemin de fer fantastique, une collection merveilleuse
de toiles anciennes..., au Pérou! c’est trop à la fois.

Croyez-moi ou ne me croyez pas, je me suis donné pour mission de dire ce
que j’ai vu, j’obéis à ma consigne.

Nous voici devant une des plus vieilles maisons de la ville, dont la
façade est déjà un bijou d’architecture espagnole. Le maître de céans
nous introduit dans un premier salon ne contenant que des sujets
religieux; il nous montre avec quelque négligence trois Murillo, où nous
cherchons en vain la faute d’orthographe d’un copiste, et avant que nous
ayons eu le temps de détailler cette _Sainte Madeleine_, ce _Saint Jean_
et cette _Descente de croix_, il nous entraîne dans son salon carré, en
face d’un Zurbaran bien connu ou plutôt bien cherché des connaisseurs:
l’_Extase de saint François_; à droite deux beaux Rubens; à gauche, un
Van Dyck; partout, accrochés au hasard, dans des cadres ternes et
vermoulus, des Raphaël, des Claude Lorrain, des Paul Potter. Sans être
savants comme des experts, nous ne sommes pas trop de notre province, et
quelques-uns de la bande, le commandant entre autres, ont de bonnes
raisons pour savoir distinguer le coup de pinceau d’un maître du
tâtonnement d’un élève; nous nous regardons un peu surpris. Le visage de
notre hôte s’éclaire d’un sourire de satisfaction triomphante. Nous
passons dans une autre pièce, même profusion de chefs-d’œuvre, même
désordre.

Les écoles se mêlent, les sujets se heurtent, les cadres empiètent les
uns sur les autres. Ce sont encore les mêmes noms de maîtres anciens,
parmi lesquels dominent ceux de la grande école espagnole. Devant ces
toiles noircies, enfumées, mal rangées, nos doutes s’évanouissent, et
notre admiration est un plus sûr garant de la sincérité des signatures
que les signatures elles-mêmes.

Enfin nous entrons dans une vaste galerie qui est à elle seule tout un
musée. Le milieu et les extrémités de cette galerie sont occupés par
trois tableaux splendides. D’abord, la _Communion de saint Jérôme_.--Ah!
pour le coup, monsieur le voyageur, vous abusez, me direz-vous; la
_Communion de saint Jérôme_, du Dominiquin, est au Vatican; on l’y a
vue, et tout le monde encore peut l’y voir; donc...--Pardon, à mon tour.
J’en suis fâché pour le Vatican, mais la _Communion de saint Jérôme_
qu’il possède n’est qu’une reproduction de l’original, qui est ici. En
voulez-vous la preuve?

Voici, à l’autre extrémité de la même galerie, la _Mort de saint
Jérôme_, du même Dominiquin, laquelle n’a pas été reproduite, que je
sache, et vous conviendrez qu’il est difficile de se tromper quand on a
sous les yeux deux _saint Jérôme_, du même ton et presque dans la même
attitude. Quant à supposer que le Dominiquin ait envoyé en même temps au
Pérou la copie de l’un des tableaux et l’original de l’autre, cela est
peu vraisemblable. N’est-il pas plus simple de supposer, ce que des
recherches dans les papiers des couvents prouveraient sans doute, qu’à
une époque où certaines congrégations religieuses possédaient ici plus
de 800,000 francs de revenu, sans compter les dîmes, offrandes, cadeaux
et héritages de l’année, elles pouvaient faire aux maîtres anciens des
offres colossales, que ces illustres prodigues ne songeaient pas à
décliner.

Mais continuons... Voici une Vierge de Raphaël, avec la gravure du temps
qui en démontre l’authenticité; plus loin une bataille de Salvator Rosa,
d’un effet plus puissant que celle du Louvre; trois portraits équestres
de Velazquez, grandeur naturelle; des Tintoret aussi beaux que ceux du
palais ducal de Venise; une collection complète de l’école flamande: des
Teniers, des Van Ostade, des Gérard Dov, etc., à faire envie au musée de
La Haye; enfin, trois beaux Rembrandt, dont l’un représente avec un fini
de détails et une crudité d’expression bizarre «le mur d’une échoppe de
cordonnier». Don M. Zaballos nous raconta l’histoire de ce tableau; la
voici:

                   *       *       *       *       *

«Rembrandt se promenait un jour dans les rues d’un des plus pauvres
quartiers d’Amsterdam, lorsque passant à côté d’un bouge infect, occupé
par un vieux savetier, il lui sembla voir, fixée au mur de la boutique,
une gravure représentant l’un de ses premiers tableaux.

»Une idée originale lui vient à l’esprit. Il entre et s’adresse au
vieillard:

»--Voulez-vous me vendre cette gravure?

»--Mais, monsieur, elle n’est pas à vendre...

»--Si je vous en offrais un bon prix?

»--Ma foi, non, monsieur. Je ne veux pas la vendre, cette image-là.
C’est de notre fameux maître Rembrandt, et j’y tiens.

»--Cependant..., dix ducats d’or!

»--Dix ducats! Ah! mon bon monsieur, je sais bien que cela ne vaut pas
dix ducats; mais quoique je ne sois pas riche, dit le vieux cordonnier
en jetant un regard attristé sur sa misérable échoppe, quand même vous
me les offririez pour de bon, j’aimerais mieux la garder... ça me tient
compagnie, voyez-vous. Voilà sept ans que je l’ai là...

»--Allons, pas tant de bavardages. Voilà trente ducats, dit Rembrandt en
prenant une poignée d’or dans sa poche, et donnez-moi la gravure...

»Le bonhomme hésite un moment, regarde cet étrange visiteur d’un air
stupéfait, puis s’en va détacher l’image et la donne au maître:

»--J’ai une femme et des enfants, lui dit-il, et je n’ai pas le droit de
vous refuser.

»Le lendemain, Rembrandt venait replacer son acquisition de la veille là
où elle était restée si longtemps, s’asseyait droit en face du mur et
commençait ce petit tableau que vous voyez. Voici le _portrait_ de cette
gravure salie et écornée, un vieux peigne édenté suspendu à une ficelle,
l’almanach de l’année 1651, avec ses feuilles toutes graisseuses; les
rognures de cuir laissées sur une vieille table branlante, et tout cela
rendu en trompe-l’œil, avec une vérité saisissante.

»Rembrandt conserva cette toile toute sa vie, et j’ignore moi-même
comment elle est venue au Pérou».

                   *       *       *       *       *

L’école espagnole surtout est admirablement représentée dans la
collection Zaballos, et peut-être serait-il nécessaire de venir
l’étudier ici pour la bien connaître, car il y a des toiles, comme les
_Bohémiens_ de Zurbaran et la _Naissance du Christ_ de Cano, dont les
équivalents ne se retrouvent, je crois, nulle part.

Avant de quitter cette maison, dont nous sortions émerveillés, don
Manuel Zaballos nous réservait une dernière surprise. Prenant sur un
vieux bureau Louis XIII une feuille de papier jauni: «Messieurs, nous
dit-il, je remercie les étrangers qui veulent bien venir voir mes
tableaux, mais je ne conserve que les noms de mes compatriotes. Voici
une liste qui est commencée depuis six ans; voyez, il n’y en a pas
cinquante!»

C’est peu flatteur, pensai-je, pour les Péruviens. Mais ne nous hâtons
pas d’être sévère. Si quelque jour on s’avisait de fermer brusquement
les portes des galeries du Louvre et de compter combien on aurait ainsi
enfermé de bourgeois de Paris, y en aurait-il beaucoup?

                   *       *       *       *       *

J’ai eu l’occasion de dire que, partout où la _Junon_ avait passé,
l’expédition avait trouvé un accueil fort aimable, mais, nulle part plus
qu’au Pérou, nous n’avions trouvé autant de bonne grâce et de
prévenances. Notre ministre plénipotentiaire, M. de Vorges, nous avait
reçu plusieurs fois; il s’était, dès notre arrivée, occupé de faire
organiser l’excursion du chemin de fer de l’Oroya, et nous avait donné
la clef de sa loge au théâtre, où, par parenthèse, jouait une excellente
troupe française de vaudeville et d’opérette; les attachés de la
légation s’étaient constitués nos pilotes, et, grâce à eux, nous eûmes
bientôt notre couvert mis en plusieurs endroits. Nos noms figuraient
comme membres honoraires du Cercle français, fort bien installé au
centre de Lima, car la colonie française est ici très importante; nous
ne pouvions y paraître sans recevoir quelque invitation. Au Callao, les
hospitalières maisons de notre vice-consul et du commandant de
Champeaux, directeur du port, nous étaient ouvertes.

Comment reconnaître tant de bons procédés? Le commandant proposa
d’organiser, pour la veille du départ, une réception à bord, et ce fut
en un instant chose résolue.

L’installation du bateau pour cela n’était pas facile, car l’honorable
ingénieur qui, il y a quelque quinze ans, construisit la _Junon_,
n’avait certes pas prévu qu’on dût jamais y donner une fête.
Heureusement, les marins sont adroits et inventifs; ils se mettent de
tout cœur à un travail de ce genre et aiment assez à avoir «du beau
monde» à bord, sachant bien que, de manière ou d’autre, il leur en
reviendra quelque aubaine.

Le 6 novembre, au coup de midi, c’est-à-dire vingt-quatre heures après
les premiers ordres donnés, la _Junon_, pimpante, brillante,
méconnaissable, transformée en un nid de fleurs et de feuillages, était
prête à recevoir ses amis. Le second capitaine, M. Mollat, M. de
Saint-Clair, M. J. Blanc, officier de quart, et notre excellent
consignataire, M. Cavalié, qui s’étaient partagé le soin des
préparatifs, contemplaient avec satisfaction leur ouvrage. Plusieurs
d’entre nous avaient contribué _propria manu_ à l’arrangement décoratif;
mais ceux qui arrivèrent en toute hâte de leurs excursions dans les
environs n’en pouvaient croire leurs yeux en franchissant la coupée.

La dunette, débarrassée des compas, manches à vent et autres
_impedimenta_ qui l’encombraient d’habitude, était devenue une vaste
salle de bal, complètement entourée d’une ceinture de branchages
garantissant en même temps des rayons du soleil, du souffle de la brise
et des regards profanes. On y accédait par un large escalier, de
construction récente, couvert de tapis et de fleurs. Partout on avait
disposé des corbeilles de roses, de jasmins, de gardenias, de géraniums
rouges, enlevées aux jardins de Lima. Dans notre salon arrière, en
partie démeublé, on avait disposé un monumental buffet; les dressoirs en
étaient chargés de fleurs, courant en festons tout autour du cadre des
glaces; enfin la galerie et le logement du commandant avaient été
arrangés en boudoir, avec force mousseline et profusion de ces mille
riens qui sont de si grande importance lorsqu’il s’agit de relever une
boucle qui se dérange ou de faire un point à un volant déchiré.

Par-dessus ce jardin improvisé, on avait établi une tente de forte
toile, cachée par un velum formé de pavillons, parmi lesquels ceux de la
France et du Pérou tenaient les places d’honneur.

Notre canot à vapeur et celui de la Direction du port, remorquant
d’autres embarcations, amenèrent nos invités vers deux heures et demie.
Je cite au hasard: M. de Vorges, ministre de France, Mme et Mlle de
Vorges, M. le comte de Persan, secrétaire de la légation, M. le comte de
Boutaut, chancelier, M. d’Alvim, ministre du Brésil, Mme et Mlles
d’Alvim, M. le consul général de Belgique, M. Saillard, vice-consul de
France au Callao, et Mme Saillard, M. le capitaine de vaisseau de
Champeaux, M. Combanaire, président de la chambre française de commerce,
M. Combe, etc., etc... Quant au monde essentiellement péruvien, ces
messieurs de la légation française le connaissant bien mieux que nous,
toute latitude leur avait été laissée pour le choix des invitations. Ils
avaient eu la cruauté de nous amener les plus jolies têtes de Lima...

Le grand faux pont, dont nos visiteurs ne soupçonnaient même pas
l’existence, avait été transformé en salle de souper. Lorsque, vers cinq
heures, on y pénétra par une galerie dont l’entrée avait été jusqu’alors
interdite, à la vue de cette longue pièce, entièrement tendue aux
couleurs péruviennes, blanc et rouge, étincelante de lumières et de
cristaux, ce fut une explosion de compliments et d’enthousiasme. Après
le _lunch_, qui fut rempli d’entrain et de gaieté, nous remontâmes sur
le pont.

La nuit était venue, et la _Junon_, pavoisée d’innombrables lanternes
vénitiennes, semblait inaugurer une nouvelle fête. On recommença donc à
danser de plus belle, et ce fut seulement le dernier train du soir qui
emmena le gracieux essaim de nos valseuses. En prenant congé de nous,
notre aimable ministre dit au commandant: «La _Junon_ a trop de succès.
Je vous conseille de partir demain, sinon vous ne partirez plus.»

Le conseil était sage; car, en vérité, les séductions de ce magnifique
pays étaient bien de nature à nous retenir. Nous eûmes le courage de
résister. Malgré notre secret désir de rester ici encore une semaine...
ou deux, et en dépit des manœuvres des propriétaires de la _Junon_, qui,
pour des motifs bien différents, voulaient à toute force arrêter notre
voyage, le 7, à la tombée de la nuit, nous étions en route pour Panama.


En mer, 11 novembre.

Je viens de relire mes notes sur le Pérou, et je m’aperçois que j’ai
complètement oublié de vous parler de ce que tout le monde est censé
connaître sur ce pays. Je n’ai rien dit du fameux _guano_, source de
tant de fortunes et de conflits; du légendaire empire des Incas, sur le
compte duquel on a raconté mille sottises; enfin de la situation
économique et politique actuelle, qui nous montre _la plus riche contrée
du globe_ luttant difficilement contre d’énormes embarras financiers,
tristes conséquences de la légèreté de ses habitants.

Il ne faudrait pas moins de trois gros volumes pour résumer en une étude
complète ces graves questions, trois gros volumes que vous ne liriez
certainement pas, tandis que vous aurez, j’espère, la patience de lire
les quelques pages que mes devoirs de narrateur m’obligent à leur
consacrer.

Le _guano_, nul ne l’ignore, est un engrais des plus efficaces, très
recherché depuis une trentaine d’années, et dont le prix a toujours été
en augmentant. Ses principes actifs sont le phosphate et le carbonate de
chaux. Son nom est tiré de l’idiome des Indiens Quichuas, du mot
_huanay_. Le guano n’est autre chose que de la fiente d’oiseaux de mer,
pétrels, mouettes, pingouins, pélicans, etc., mélangée avec les détritus
de ces animaux et accumulée par couches qui atteignent parfois cent
mètres de profondeur. Le Pérou n’est pas le seul pays qui possède des
gisements de cet étrange et précieux produit; on en trouve aussi en
Patagonie et au Chili; mais le guano du Pérou est le meilleur et le plus
abondant; tellement abondant que, sans les maladresses financières des
gouvernants qui ont laissé écraser la république sous le poids d’une
dette d’un milliard, la seule exploitation du guano suffirait à couvrir
le budget des dépenses normales de l’État.

Toutes les îles du littoral en sont plus ou moins couvertes, et il se
trouve encore en amas considérables sur un grand nombre de points de la
côte. Quand le dépôt des îles Chinchas fut épuisé, on fit courir le
bruit que le Pérou n’avait plus de guano: c’était une manœuvre de la
spéculation. Il y a encore _actuellement_ sept ou huit millions de
tonnes de guano, dont les gisements ont été reconnus; mais les sondages
opérés dans cette matière d’une consistance variable, parfois dure comme
de la pierre, étant très incertains, des dépôts ignorés devant sans
doute être plus tard découverts, on peut assurer que ce chiffre est fort
au-dessous de la réalité. En somme, bien que l’épuisement du guano dans
un avenir relativement prochain soit chose certaine, il est absolument
impossible d’en fixer l’époque.

Mes renseignements étant pris au Pérou, je me garderai bien de discuter
ici, même d’une manière générale, les conditions des contrats que le
gouvernement a passés avec des banquiers européens. Il lui a plu
d’affermer et d’hypothéquer sa principale source de richesse, pour
subvenir à des besoins toujours croissants, et cela à plusieurs
reprises. C’était au moins une imprudence. Il n’y a pas besoin de
connaître le dessous des cartes pour supposer que cette imprudence a dû
profiter à quelqu’un.

Quoi qu’il en soit, la situation est telle aujourd’hui, que tout le
monde se plaint, et personne ne s’entend. L’Angleterre, la France, le
Pérou, les banquiers, les porteurs de bons,--autant de ruinés.

N’y aurait-il pas là le sujet d’un de ces petits dessins à énigmes qui
nous amusaient tant l’année dernière? On l’ornerait de la légende: «Où
est... celui qui n’est pas volé?» Quelqu’un d’habile trouverait
peut-être.

                   *       *       *       *       *

De tous les pays que nous avons visités, le Pérou est celui dont
l’histoire primitive est la plus intéressante, d’abord parce qu’elle
porte un cachet d’originalité très remarquable, ensuite parce que la
race actuelle tient beaucoup plus de la race indigène qu’en aucune autre
contrée de l’Amérique du Sud.

Tout porte à croire que le continent américain a été peuplé par des
migrations asiatiques, mais je n’oserais m’engager dans une discussion
sur ce point. Ce qui est considéré comme certain, c’est qu’avant
l’arrivée des Incas, dont le premier, Manco-Capac, est tout simplement
descendu du ciel avec sa femme Mama-Oello, vers l’an 1000 de notre ère,
le territoire péruvien était occupé par diverses tribus dont les plus
importantes étaient les Chinchas, les Quichuas et celle des Aymaraës.
Cette dernière avait la singulière coutume de déformer la tête des
enfants, le plus souvent de manière à lui donner une hauteur tout à fait
anormale; une telle distinction ne s’appliquait qu’aux personnes bien
nées, et sans doute il y avait à cet égard des règles de convenance
absolument obligatoires.

On croit que Manco-Capac, avant de descendre du ciel, avait passé les
premières années de sa jeunesse parmi ces guerriers au crâne pointu.

Cet homme extraordinaire ne tarda pas à devenir grand prêtre et empereur
incontesté de tous ceux qui entendirent sa parole. Il mourut
paisiblement après avoir régné quarante ans; son fils continua l’œuvre
commencée, compléta ses lois, agrandit ses domaines, et, successivement,
douze Incas s’assirent sur le trône de Manco-Capac.

Cet empire théocratique, fondé par un seul homme, se perpétuant et
prospérant pendant quatre siècles et sur l’étendue de douze générations
consécutives, est certainement le fait le plus étrange de l’histoire du
monde. Par quelle mystérieuse influence ces souverains improvisés
ont-ils pu faire respecter leur domination sur plusieurs peuples très
différents, occupant un espace de trois millions de kilomètres carrés?
Nul ne peut l’expliquer. Bien des livres donnent, avec force détails,
des renseignements sur la religion fondée par les Incas et principe de
leur autorité; malheureusement, on ne peut avoir que peu de confiance
dans ces récits, parce qu’ils émanent d’Espagnols fanatiques ou de métis
convertis au catholicisme.

Il est vraisemblable que le Soleil, plutôt que l’idéalité par laquelle
ces historiens ont cherché à le remplacer, occupait le premier rang dans
la mythologie des Incas; l’empereur n’était rien moins que le petit-fils
du Soleil, ce qui le faisait, dans le fait, l’égal de la plus haute
divinité. La coutume des empereurs Incas était d’épouser une de leurs
sœurs; l’impératrice devenait ainsi la personnification de la lune
(ainsi que le prouvent les statues des temples de Cuzco), et la
succession au trône était dévolue aux premiers enfants mâles issus de
ces mariages.

Si les Incas s’étaient bornés à ces joies de famille, constamment isolés
au milieu de leur peuple, ils eussent vraisemblablement été renversés ou
abandonnés avant la venue des Espagnols. Mais le prudent fondateur de la
dynastie avait eu le soin de laisser, en dehors de ses enfants
légitimes, une postérité des plus nombreuses, officielle sinon
régulière, en sorte que, imité par ses successeurs, la famille impériale
devint bientôt une nation dans la nation, multipliant avec une
incroyable rapidité, grâce au pouvoir absolu dont jouissaient tous ces
descendants d’Apollon.

Bien que les empereurs fussent, de droit divin, maîtres de leurs sujets
et de leurs biens, législateurs et justiciers, autocrates dans toute la
force du mot, ce n’est pas par la terreur qu’ils avaient assis et
maintenu leur puissance. Leur despotisme allait jusqu’à défendre de
changer de lieu et jusqu’à interdire absolument l’écriture. On ne peut
donc imaginer un esclavage plus étroit que celui de ces malheureux
peuples; cependant il n’y eut, pendant la domination des Incas, que peu
d’exécutions, et les idoles ne réclamaient que rarement des sacrifices
humains. Ces tyrans ne manquaient jamais de proclamer bien haut les
principes de droit et «d’égalité», de protester de leur respect pour les
anciennes coutumes, de leur tendresse à l’égard de leurs sujets, du
souci qu’ils avaient de leur bien-être. Mais ce n’étaient là que de
vaines déclamations; leur fantaisie était la loi, le sol et ses
habitants leur propriété; nul ne pouvait se mouvoir, parler, trafiquer,
aimer, vivre, en un mot, sans la permission du maître.

Il suffit d’une poignée d’aventuriers pour renverser le colosse.
L’empereur mort ou prisonnier, il ne devait plus rester de ce monstrueux
état social qu’un troupeau d’esclaves à la merci du premier venu; aussi
ne fut-ce que par précaution qu’après le meurtre d’Atahuallpa, Pizarre
le remplaça par un fantôme d’empereur, dont il ne s’embarrassa guère,
malgré ses tentatives de révolte. Ce dernier des souverains Incas se
nommait, ainsi que le premier, Manco-Capac.

Après la bataille vint le pillage. L’Espagne, pendant trois siècles,
recueillit avidement le butin que quatre années de combats (1532-1536)
lui avaient acquis. La rapacité brutale des conquérants réveilla parfois
le courage endormi des vaincus; il y eut des rébellions, qui furent
réprimées avec une terrible cruauté. La race indienne, écrasée,
épouvantée, se mourait; mais une race nouvelle venait de naître et
grandissait chaque jour: fille des Indiens et des Espagnols, maîtresse
du pays et par droit de naissance et par droit de conquête, jeune,
ardente, impatiente, il lui tardait de venger à son profit les aïeux
opprimés des aïeux oppresseurs.

Les temps de Charles-Quint étaient passés; l’aigle espagnole combattait
ailleurs, non plus pour sa gloire, mais pour sa vie. Bientôt le Chili se
soulève au nom de la liberté; l’illustre Bolivar accourt du fond de la
Colombie et vient pousser le cri de l’indépendance jusque dans les murs
de Lima; le peuple entier prend les armes; et le drapeau victorieux du
Pérou remplace à jamais celui de la métropole (1826).

Ainsi qu’on pouvait le prévoir, ce fut au milieu des troubles et des
désordres politiques, des pronunciamientos, dans le tourbillon d’un
changement perpétuel des hommes et des institutions, que grandit la
jeune république. Elle grandit cependant; elle a franchi aujourd’hui
l’ère redoutable du travail trop facile et des fortunes trop rapides;
l’or et l’argent ne sont plus à la surface du sol, et le président ne
pourrait, pour entrer dans son palais, s’offrir la fantaisie de faire
paver toute une rue de Lima en argent massif, ainsi que le fit le
vice-roi espagnol, duc de La Palata. Le Pérou a payé très cher une chose
dont le prix n’est jamais trop élevé: l’expérience, et, s’il lui en
reste à acquérir, il est encore assez riche pour le faire.

                   *       *       *       *       *

En ce moment, deux partis sont en présence, lesquels malheureusement
représentent des ambitions tout autant, sinon plus, que des idées. Le
premier, le plus fort et le plus intelligent, sympathique aux
commerçants et aux étrangers, est celui qu’on nomme le parti civil; il
est dirigé par un homme d’une haute valeur et d’une grande influence,
don Manuel Pardo, actuellement président du Sénat.

Le second parti a pour chef Nicolas Pierola, le même qui, à bord du
garde-côte cuirassé péruvien, le _Huascar_, soutint, le 29 mai 1877, un
brillant combat contre les navires de guerre anglais _Schah_ et
_Amethyst_, plus puissamment armés que lui. Nicolas Pierola,
révolutionnaire, fils de prêtre, dit-on tout haut à Lima, personnifie
une fusion assez compliquée entre la révolution et le cléricalisme. Ce
parti a surtout pour lui les femmes, qui se font gloire d’être
«piérolistes».

Le président actuel, le général Mariano Prado, s’appuie d’une part sur
l’armée, d’autre part sur une fraction considérable du parti civil, et
ce groupe, assez mal défini, constitue ce qu’on appelle actuellement le
parti «national».

Les piérolistes affectent de le laisser tranquille; mais il suffira d’un
événement imprévu, d’un prétexte quelconque, pour faire passer le
pouvoir en d’autres mains, et tout ce monde est si remuant que
l’événement ou le prétexte peut surgir d’un jour à l’autre[10].

  [10] Ces appréciations ont été écrites quelques jours seulement avant
    l’assassinat du président Pardo par le sergent Manuel Montoya, le 16
    novembre 1878. Il est à craindre que la mort du président du Sénat
    n’ait entraîné la désorganisation du parti civil, amené le président
    Prado à accentuer sa politique de militarisme et concouru ainsi à
    l’immixtion armée du Pérou dans le différend entre la Bolivie et le
    Chili, qui vient d’éclater récemment.

Les difficultés financières contre lesquelles lutte le Pérou sont
intimement liées à son instabilité politique, mais les conséquences en
sont plus graves encore, parce qu’elles engagent l’avenir de plus loin.
La dette est hors de proportion avec les ressources _effectives_ du
pays; mais, heureusement, celles-ci sont, à leur tour, hors de
proportion avec sa richesse réelle. Le travail ne s’organise pas assez
vite au gré des exigences de la situation; les vieux préjugés, enracinés
par trois siècles de luxe et d’oisiveté, mettent trop de temps à
disparaître; là est le danger du présent et la source de craintes
légitimes pour un avenir prochain.

Quant à l’avenir définitif, il nous paraît absolument assuré. Le Pérou
possède les éléments d’une prospérité dont on ne peut même prévoir les
limites, et qui se résument en deux mots: une race vigoureuse et
intelligente sur un sol d’une richesse incomparable.

Que notre vieille Europe, si prudente et si prévoyante... pour les
autres, réserve donc à de meilleures occasions ses dédains affectés.
Elle a pris coutume de nous représenter les républiques de l’Amérique du
Sud comme des coupe-gorge, où le terrible se mêle au ridicule; qu’elle
veuille bien se rassurer à leur égard et relise, avant de les juger si
durement, la liste des attentats qui, depuis quarante années, ont mis en
danger les jours de ses propres souverains.

Pour ne parler que du Pérou, dont l’histoire ne date guère de plus loin,
qu’on ne se mette pas en peine de ses destinées. S’il est malade, ce
n’est pas du développement d’un de ces germes morbides éclos dans
l’atmosphère viciée des prisons; c’est la fièvre de croissance d’un bel
enfant élevé au grand air, et il a, pour s’en guérir, un médecin qui ne
repassera plus l’Atlantique, le meilleur de tous: la Jeunesse!




PANAMA

La mer de sang.--Mouillage à Panama.--La ville.--Le vieux et le nouveau
Panama.--L’espoir des Panaméniens.--Percera-t-on l’isthme?--La
politique.--Le chemin de fer de l’isthme.--Comment on écrit
l’histoire.--Le climat de Panama.--En route pour New-York.


A bord de l’_Acapulco_, 19 novembre.

Nous voici depuis deux jours installés sur un des beaux steamers de la
_Pacific Mail Navigation Company_, qui fait le service de l’isthme de
Panama à New-York. Après avoir visité les États-Unis, nous irons
rejoindre la _Junon_ à San-Francisco.

Le lendemain de notre départ du Callao, nous avons eu l’occasion
d’observer un phénomène très curieux et assez rare, que les marins
appellent «la mer de sang.» Quoique la côte ne fût pas très éloignée,
elle était cependant hors de vue, le temps presque calme, un peu
couvert. Aux environs de midi, et sans transaction, nous vîmes les eaux
passer du vert à un rouge peu éclatant, à reflets faux, mais absolument
rouges. La teinte n’était pas uniforme; le changement de couleur se
produisait par grandes plaques aux contours indécis, assez voisines les
unes des autres. De temps en temps, l’eau reprenait sa teinte
habituelle; mais, poursuivant toujours notre route, nous ne tardions pas
à entrer dans de nouvelles couches d’eau colorée, et nous naviguâmes
ainsi pendant plus d’une heure. La couleur primitive, d’un vert pâle,
reparut alors brusquement, et peu de temps après nous avons revu l’eau
tout à fait bleue.

On explique ce phénomène d’une manière aussi claire qu’insuffisante, en
disant que la coloration accidentelle de la mer est due à la présence
d’un nombre infini d’animalcules; s’ils sont blancs, on a la mer de
lait; s’ils sont phosphorescents, on a la mer lumineuse; s’ils sont
rouges, on a la mer de sang. Voilà qui est bien simple. Mais pourquoi
ces petites bêtes sont-elles là et non ailleurs? Ah! dame! Elles sont
là... parce que...

On n’a pas pu m’en dire davantage.

Du Callao à Panama, la distance est d’environ 1,500 milles; nous l’avons
franchie en six jours et demi. Ce n’était pas trop de temps pour mettre
un peu d’ordre dans nos cerveaux fatigués. Cette revue du monde entier à
toute vapeur laisse tant d’idées et rappelle tant de souvenirs qu’il est
nécessaire de se recueillir un peu pour classer dans l’esprit et la
mémoire ces fugitives images.

Je constate cependant que nous commençons à nous faire à ce «diorama» de
pays et de peuples. Nous voyons mieux, nous nous attardons moins aux
détails; nos surprises sont moins grandes lorsque nous nous trouvons en
présence de tableaux nouveaux et en contact avec d’autres êtres; de même
qu’en regagnant le bord nous possédons le calme du marin qui supporte la
tempête avec la même insouciance que le beau fixe. En résumé, notre
éducation de voyageur est en bonne voie, et j’espère qu’elle sera
terminée lorsque nous atteindrons les rivages asiatiques.

Le 10 novembre, nous avons coupé l’équateur pour la seconde fois, mais
sans aucune fête ni baptême, puisque nous sommes tous devenus vieux
loups de mer et porteurs de certificats en règle, délivrés, il y a deux
mois et demi, par l’estimable père Tropique. Le charme des magnifiques
nuits étoilées nous a fait prendre en patience la chaleur parfois
accablante des après-midi, et, sans fatigue ni mauvais temps, nous avons
atteint, dans la nuit du 13 au 14, les eaux paisibles du golfe de
Panama.

                   *       *       *       *       *

L’arrivée à Panama présente un aspect assez agréable, à cause de la
puissante végétation répandue sur toute la côte et sur les îles
détachées qui ferment la rade du côté de l’ouest. Le terrain est
fortement ondulé; la ville, construite sur un promontoire, avec ses
vieux murs en ruine, escaladés par des arbustes d’un vert éclatant, a
une apparence pittoresque, et pendant que la _Junon_ s’avançait
lentement pour laisser tomber l’ancre aussi près que possible de la
plage, nous accusions les récits de nos prédécesseurs, qui représentent
Panama comme un lieu désolé et insupportable.

Nous fûmes un peu surpris de trouver cette magnifique rade presque
déserte; deux navires de guerre, l’un américain, l’autre anglais, et un
paquebot de la ligne de San-Francisco, tous trois mouillés près des
îles, étaient nos seuls compagnons.

Après un long voyage en canot à vapeur (car les grands navires ne
peuvent approcher à moins de trois milles) et un débarquement assez
laborieux sur les épaules de nos canotiers, nous avons mis pied à terre.
Là, notre désillusion devint complète: vilaines rues, vilaines maisons,
mauvaise odeur, point d’animation, tout un quartier brûlé, laissant voir
des intérieurs jonchés de briques et de ferrailles tordues. Voilà ce
qu’aux rayons d’un soleil vertical nous laissa voir cette ville, dont le
nom retentissant est plus connu que celui de bien des capitales.

Un examen plus complet ne détruisit pas la fâcheuse impression produite
par le premier. Panama semble une ville qui se meurt. Tout ce qui a été
construit sérieusement et solidement, remparts, églises, maisons
privées, est en ruine. J’en excepte les habitations de quelques
négociants et le Grand-Hôtel, édifice confortable, où semble concentré
tout ce qui reste d’existence dans ce lieu si célèbre et si peu vivant
aujourd’hui. La salle du rez-de-chaussée du Grand-Hôtel, installée comme
un _bar_ des États-Unis, est, aux heures brûlantes de la journée, le
rendez-vous des gens d’affaires ainsi que des désœuvrés; les uns et les
autres y absorbent sans discontinuer d’excellents _cock-tails_ glacés,
et parfois avec une telle persévérance qu’ils ont toutes les peines du
monde à regagner leurs domiciles respectifs. Mais ici cela est passé
dans les usages, et il n’est pas de bon goût d’y prêter la moindre
attention.

N’ayant rien de mieux à faire que d’attendre patiemment le départ de
l’_Acapulco_, partant dans trois jours pour New-York, je me mis en quête
de renseignements sur ce pays, peu intéressant par lui-même, mais auquel
sa situation géographique donne une importance considérable.

Le Panama que nous avions sous les yeux, malgré son air de vétusté,
n’est pas le vieux Panama fondé au temps de la conquête. Celui-là était
à douze kilomètres de la ville actuelle. Il fut brûlé et pillé, il y a
plus de deux siècles, par une bande de flibustiers, commandés par un
Anglais nommé Morgan. Le procédé qu’ils employèrent pour se rendre
maîtres de la ville est des plus simples; ayant débarqué sur la côte de
l’Atlantique, au nombre d’environ cent trente, ils traversèrent l’isthme
et s’en vinrent camper sur les hauteurs, où ils allumèrent un grand
nombre de feux. Les habitants, croyant avoir affaire à toute une armée,
s’enfuirent, laissant la ville à la merci de ces gredins.

Une dame espagnole fort riche possédait alors une vaste propriété qui
s’élevait à l’endroit où est maintenant la place Santa-Anna; une grande
partie des fuyards alla se réfugier chez elle; on leur donna asile, et
ils se mirent en demeure de rebâtir leurs habitations au lieu où ils se
trouvaient.

Ainsi fut fondé le nouveau Panama, dont l’emplacement se trouva,
d’ailleurs, bien mieux choisi et plus facile à mettre à l’abri de toute
surprise. Ce qui reste des anciennes constructions prouve que la ville
était autrefois très prospère. Tout le trafic de la partie occidentale
des deux Amériques passait alors à Panama. L’établissement du chemin de
fer de New-York à San-Francisco et la création de la ligne anglaise de
vapeurs qui, par l’Atlantique et le détroit de Magellan, dessert les
côtes du Chili et du Pérou, ont enlevé à Panama la plus grande partie de
son commerce.

Il y a bien une compagnie américaine, la _Pacific Mail_, qui fait le
service de New-York à San-Francisco par l’Isthme, mais cette compagnie,
liée intimement à celle du chemin de fer de l’Isthme (_Panama Railroad
Company_, également américaine), a pris ses mesures de façon que
marchandises et voyageurs passent presque sans s’arrêter de bateau en
chemin de fer et de chemin de fer en bateau, de sorte que Panama est un
peu comme la maison d’un garde-barrière placée au bout d’un tunnel. Elle
a le plaisir de voir passer le train.

                   *       *       *       *       *

L’espoir,--je ne serai pas assez cruel pour dire: le rêve,--des gens de
Panama, est de voir le canal interocéanique aboutir dans leur rade, et
alors Panama retrouvera une splendeur plus grande que jamais; ce sera
l’âge d’or, plus l’or.

Il ne m’appartient pas de décider sur une aussi grave question, mais
elle est trop intéressante pour que je n’en dise rien. Me plaçant au
point de vue des Panaméniens, je décomposerai le problème comme suit:

1º Y aura-t-il un canal interocéanique, c’est-à-dire un passage
permettant aux grands navires de se rendre de l’Atlantique dans le
Pacifique, ainsi que, grâce à M. de Lesseps, ils se rendent aujourd’hui
de la Méditerranée dans l’océan Indien?

2º Si ce canal est exécuté, aboutira-t-il à Panama?

3º S’il aboutit à Panama, cette ville redeviendra-t-elle un centre actif
de commerce et d’affaires, rival de New-York, de Liverpool ou du Havre?

Pour la satisfaction des Colombiens, il faudrait que ces trois questions
fussent résolues affirmativement. Le seront-elles ainsi? J’admets
volontiers que, sans être trop hardi, on peut répondre _oui_ à la
première; mais pour rester dans les limites de la prudence, on devrait
se borner à répondre _peut-être_ à la seconde et _bien douteux_ à la
troisième.

L’opinion, à Panama, semble tout au rebours de ce que je viens de dire.
On n’y est pas très convaincu que le canal soit jamais percé; mais s’il
l’est, c’est à Panama qu’il devra aboutir _évidemment_, et bien plus
évidemment encore, d’après les gens d’ici, ce sera la fortune du pays,
de ses habitants, etc., etc...

Maintenant examinons. Et d’abord, qu’il soit bien entendu que je parle
au point de vue des gens du monde, laissant les questions purement
techniques de côté, admettant l’exactitude approximative des études
sérieuses déjà faites, et surtout que je décline la ridicule prétention
d’apporter le concours de mes lumières à ceux qui poursuivent la
solution de ce difficile problème.

Je crois que le canal interocéanique sera exécuté. Cela ne fait même
aucun doute dans mon esprit, parce que la _possibilité_ de son exécution
est aujourd’hui démontrée, et que, d’autre part, les avantages du
percement de l’isthme américain sont immenses et incontestés; plus
grands même, sinon plus immédiats, que ceux du percement de l’isthme de
Suez, étant donné que les navires à voiles utiliseront un canal
débouchant dans le Pacifique et ne peuvent utiliser celui qui débouche
dans la mer Rouge, dont la navigation est pour eux pleine de lenteurs et
de dangers.

Panama sera alors à 1,500 lieues marines de la Manche, au lieu d’en être
à 4,250 lieues; c’est donc une économie de près de 3,000 lieues de
route; Panama se trouvant entre l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord,
cette économie de 3,000 lieues sera donc l’économie _moyenne_ de route
que la traversée par le canal aura fait gagner aux navires qui se
rendent d’Europe dans _l’un des ports_ des côtes occidentales du
continent américain.

De là résultera qu’un même navire, voilier ou vapeur, fera deux voyages
dans le temps qu’il eût mis à en faire un seul; donc abaissement du fret
et du taux des assurances, importation en Europe des produits du sol
américain de l’ouest, trafic plus abondant, émigration plus facile,
extension des marchés, ouverture de débouchés nouveaux...

Telles seront les heureuses conséquences de l’établissement du canal
interocéanique. Des impossibilités matérielles ou financières pouvaient
seules faire reculer ses promoteurs. Or, les travaux des dernières
expéditions ont prouvé qu’aucune impossibilité matérielle n’existait, et
maintenant que les devis ont pu être faits avec soin, les statistiques
exactement établies, on sait à quoi s’en tenir sur le prix de
l’exécution, sur les dépenses d’entretien et sur l’importance du
mouvement de transit.

Ceci n’étant pas une étude, mais un simple aperçu, je ne citerai que
trois chiffres qu’on peut considérer comme de prudentes moyennes:

Prix de la construction du canal: 600 millions de francs;

Entretien et frais d’exploitation annuels: 3 à 4 millions;

Revenu annuel brut du canal: 70 à 80 millions[11].

  [11] Ces appréciations ont été pleinement vérifiées par les études du
    congrès international du canal interocéanique, réuni à Paris au mois
    de mai 1879.

    Ce congrès a désigné le tracé par Colon et Panama, comme devant être
    adopté.

Sans chercher à démontrer, ce qui serait facile, que pendant plusieurs
années au moins les recettes s’accroîtront plus rapidement que celles du
canal de Suez, on voit que rien ne s’oppose à l’exécution de cette
grande œuvre. Il ne s’agit plus que de savoir où sera faite la
gigantesque coupure que le génie du vieux continent va tailler à la
surface du nouveau.

La principale ou, pour mieux dire, la seule difficulté sérieuse du
percement de l’isthme américain ne réside pas dans la longueur du canal,
car la moyenne des tracés proposés dans la partie étroite est de 70
kilomètres, tandis que le canal de Suez n’en a pas moins de 164.

L’obstacle est dans l’inégalité du terrain, et il faudra, croit-on,
tourner cet obstacle en construisant des écluses, ou le franchir en
creusant des tunnels _dans lesquels_ devront passer les navires. Parmi
les nombreux tracés étudiés, il n’y en a aucun qui ne comporte l’un ou
l’autre de ce genre de travaux; parfois ils les exigent tous deux.

La description de ces divers projets, dont je ne connais d’ailleurs que
les dispositions générales, n’aurait d’intérêt que si je pouvais les
faire suivre d’un examen comparé, lequel est hors de ma compétence.

Je me bornerai à signaler, comme classé parmi les plus sérieux, celui
qui a été récemment étudié par une commission internationale sous les
ordres des lieutenants de vaisseau français Wyse et Reclus et dont
faisait partie M. Sosa, ingénieur, représentant le gouvernement
colombien, que nous avons eu le plaisir de voir à Panama. Ce projet ne
comporte qu’un seul tunnel d’une longueur d’environ six kilomètres, et
on estime même que la tranchée pourrait être faite _à ciel ouvert_
moyennant une dépense supplémentaire de 50 millions; il ne nécessite la
construction d’aucune écluse et suivant à très peu près la voie du
chemin de fer actuellement construite, _vient aboutir à la rade de
Panama_. Tous les autres tracés comprenant un plus long tunnel ou un
nombre considérable d’écluses, on voit que les Panaméniens, s’ils ne
sont pas aussi sûrs de leur fait qu’ils le croient, ont au moins des
chances sérieuses de voir une partie de leurs désirs réalisés.

Je dis «une partie de leurs désirs», car je crains bien que, même
passant à Panama, le canal interocéanique ne donne pas à ce port
abandonné beaucoup plus d’importance qu’il n’en a aujourd’hui.

Assurément, malgré les efforts que ne manquera pas de faire la Compagnie
du canal pour assurer elle-même ses approvisionnements de toute nature,
un mouvement considérable animera l’isthme pendant la durée des travaux,
qu’on croit devoir durer huit ans. Mais Panama ne subira-t-elle pas
ensuite le sort de Suez, ville éteinte, presque déserte, que le
percement de l’isthme a galvanisée un moment?

En ce moment, le défaut de coïncidence encore fréquent entre les
arrivées, d’un côté, et les départs, de l’autre, amène des arrêts dans
le transit des voyageurs, et il y a des compagnies, comme la Compagnie
transatlantique et la Compagnie Atlas, qui ne peuvent correspondre
exactement avec les lignes du Pacifique. Panama en profite. Quand le
canal sera percé, il n’y aura plus ni arrêts ni transbordements, et ce
n’est pas à Panama, dont les productions sont insignifiantes et le
climat désagréable, que ces diverses compagnies placeront leurs têtes de
ligne. Le canal étant à niveau, c’est-à-dire sans écluses, le personnel
en sera relativement peu nombreux; les navires entreront par un bout et
sortiront par l’autre sans perdre de temps, et m’est avis que les
pauvres Colombiens verront plus que jamais «passer le train.»

En attendant des jours meilleurs, Panama trompe l’ennui qui règne en ses
murs délabrés par une agitation politique n’ayant rien de comparable
avec tout ce que nous avons vu jusqu’ici. Les blancs et les noirs,
c’est-à-dire les cléricaux et les libéraux, sont en lutte continuelle,
et cette lutte amène fréquemment de sanglants désordres. L’élément nègre
domine à Panama; uni à quelques hommes de race blanche, ou plutôt de
métis d’Indiens et d’Espagnols, c’est lui qui représente le parti dit
libéral, toujours prêt à tirer des coups de fusil contre le gouvernement
au profit de quelque homme d’État, lequel, devenu gouvernement à son
tour, sera brutalement renversé par ses amis d’hier quand il n’aura plus
de places à leur donner.

Cette population remuante, turbulente et, ce qui est plus grave,
fainéante, n’est pas encore capable--à supposer qu’elle le devienne
jamais--de s’unir à l’élément européen dans un commun effort pour la
prospérité du pays. Ce n’est pas là une des moindres raisons qui m’ont
donné à penser qu’avec ou sans le canal l’avenir florissant de Panama
est chose très problématique.

Au moment de notre passage, le président de l’État de Panama était le
général Correoso, ayant, comme le général Trujillo, président de la
confédération, et comme tous les généraux colombiens, gagné ses grades
dans les guerres civiles. Nous l’avons entrevu dans une soirée que les
officiers de la corvette anglaise _Penguin_ donnaient chez leur consul
le jour même de notre arrivée. C’est un homme d’une figure aimable, de
manières simples et réservées; s’il était sage de juger les gens sur la
mine, je conseillerais aux bouillants Panaméniens de se persuader que la
fable des _Grenouilles qui demandent un roi_ contient le plus politique
de tous les préceptes et de se contenter de ce président-là, qui a l’air
et la réputation de valoir au moins la moyenne de ceux qu’on voudra
mettre à sa place.

Mais, bien certainement, ils ne m’écouteraient pas, par la bonne raison
que, quand ils jettent le gouvernement par terre, c’est à la présidence
qu’ils en veulent et non au président. Il n’y a rien à faire à cela[12].

  [12] Le 28 décembre, une émeute a éclaté à Panama; le gouverneur civil
    de la ville, don Segundo Pena, a été tué d’un coup de fusil, et peu
    s’en est fallu que le général Correoso, sur lequel on a tiré à bout
    portant, ne fût tué également. Le lendemain, l’ordre était rétabli;
    mais le président a donné sa démission le 30, et a été remplacé par
    don Ricardo Casoria,--jusqu’à nouvelle bagarre.

Les étrangers, au nombre d’un millier, sur une population de dix mille
habitants, assistent philosophiquement aux émeutes, auxquelles ils ne
prennent généralement aucune part, ferment leur magasin jusqu’à ce que
l’orage soit passé et se consolent de l’argent qu’il leur fait perdre en
songeant que, sans la politique et les _cock-tails_ du Grand-Hôtel, il
n’y aurait guère de distractions à Panama.

                   *       *       *       *       *

Le 17 novembre, nous avons pris le chemin de fer pour Colon (que les
Américains appellent Aspinwal), emportant les souhaits de notre
excellent commandant, de tous les officiers du bord et des quelques
compatriotes obligeants qui nous avaient accueillis et renseignés
pendant notre courte station à Panama.

La voie ferrée a été percée dans la forêt vierge qui s’étend sans
interruption sur toute la largeur de l’isthme. La végétation est donc
d’une puissance et d’une richesse extrêmes, et comme cette région est
accidentée d’un grand nombre de mamelons, derniers vestiges de la
Cordillère, il y a de temps à autre de jolis points de vue. La majeure
partie du trajet se fait cependant entre deux haies de feuillage, dans
lesquelles le regard ne pénètre pas à plus de quelques mètres. Point de
clairières, peu d’échappées, donc peu de paysages, si ce n’est lorsque
le train côtoie les bords du rio Chagres, petit fleuve qui vient se
jeter dans la baie de Colon.

Nous avons retrouvé là, mais plus sauvage et plus touffue, la flore que
nous avions admirée au Brésil, avec la même variété infinie de plantes
grimpantes et parasites s’enroulant autour des arbres, se nouant entre
elles mille et mille fois sous des dômes de verdure impénétrables,
tellement compacts et serrés que la lumière du jour a peine à y
parvenir. Au bord même de la voie, on nous a fait remarquer une grande
fleur assez étrange nommée _Spiritu Santo_, parce qu’elle a la forme
d’une colombe aux ailes déployées.

Le train s’arrête devant quelques villages d’aspect misérable, formés de
simples huttes ou gourbis, habités par des noirs qu’occupe en ce moment
la récolte des bananes.

La pente générale de la voie est très douce et inappréciable à l’œil;
l’altitude la plus élevée ne dépasse pas, en effet, 85 mètres. On n’y
rencontre que fort peu de travaux d’art, point de tunnels ni de viaducs
et les courbes, assez nombreuses, sont au rayon ordinaire de 300 à 400
mètres. Les difficultés de l’exécution de ce chemin de fer n’ont donc
pas été causées par la forme du terrain, mais bien plutôt par sa nature
inconsistante et humide, la masse énorme de végétaux qu’il a fallu faire
disparaître, les intempéries des saisons et l’insalubrité du climat.

Cette question de l’insalubrité de l’isthme américain a pris une grande
importance depuis que les projets de percement sont considérés comme
bientôt réalisables. Or, l’opinion publique a étendu à tout le
territoire compris entre le Guatemala et le golfe de Darien une si
terrible réputation, que, pendant bien longtemps, ce seul motif faisait
juger impraticable le percement du canal interocéanique. On a raconté,
et on raconte encore, que chaque traverse du chemin de fer de Panama à
Colon a coûté la vie à un homme, ce qui ferait environ quatre-vingt
mille existences sacrifiées.

S’il en était ainsi, c’est par centaines de mille qu’il faudrait compter
les travailleurs destinés à succomber dans le percement de l’isthme. Je
me hâte de dire qu’il y a là une exagération dont on appréciera
l’énormité quand on saura qu’au lieu de quatre-vingt mille coolies
chinois morts pendant les travaux du chemin de fer, c’est quatre à cinq
cents qu’il faut lire.

D’une manière générale, les climats tropicaux sont dangereux pour
l’Européen, surtout à cause des excès auxquels il se livre malgré toutes
les recommandations, du peu de précautions hygiéniques qu’il a coutume
de prendre et qui, sous les basses latitudes, deviennent nécessaires. Le
travailleur chinois souffre moins du changement de climat; mais, le plus
souvent mal traité et mal nourri, il y supporte avec peine les fatigues
d’un labeur exagéré. Ces observations s’appliquent à Panama comme aux
Antilles, au Brésil, à Sumatra, enfin à tous les pays situés dans la
zone torride.

En ce qui concerne l’isthme américain, il faut distinguer les parties
insalubres, marécageuses, telles que le versant de l’Atlantique dans les
États de Nicaragua et de Costa-Rica, d’avec les parties dont le terrain
accidenté donne aux eaux un écoulement rapide, au sol une base stable et
fertile. L’État de Panama, sauf un ruban assez étroit qui s’étend le
long des côtes de l’Atlantique, se trouve dans ces conditions, qui, au
point de vue de la salubrité, sont les conditions normales des pays
intertropicaux.

Il suffit de parcourir les tables de mortalité de la ville de Panama,
les statistiques des cinq années de travaux du chemin de fer et les
rapports des officiers qui ont commandé des stations navales dans ces
parages, pour s’en assurer. C’est, d’ailleurs, ce que j’ai fait.

J’ignore si les grands travaux de terrassement que nécessitera le
percement du canal changeront sensiblement l’état sanitaire du pays;
mais, quant à présent, on fera bien de laisser de côté, à propos de
Panama et de son isthme, les expressions de «climat terrible et
meurtrier;» elles entretiennent un préjugé nuisible à la grande œuvre
qui se prépare aujourd’hui et ne sont à leur place que dans la bouche de
ceux qui désireraient qu’on accordât plus de valeur à leurs travaux ou
plus d’intérêt à leurs personnes.

                   *       *       *       *       *

Après cinq heures de route, au moment du coucher du soleil, nous
arrivons à Colon, petite ville bâtie en terrain plat; c’est un lieu
triste, moins sain que Panama et plus ennuyeux encore, s’il est
possible.

Nous jetons un regard distrait sur les quelques maisons basses,
entrepôts et bureaux alignés le long d’une plage dénudée, et nous
courons nous réfugier à bord de l’_Acapulco_. A la nuit close, le
steamer largue ses amarres; nous disons adieu, sans doute pour toujours,
à l’Amérique du Sud, et, par une nuit splendide, nous glissons
rapidement sur la mer des Antilles.




NEW-YORK

Coup de vent dans l’Atlantique.--A New-York.--Le chemin de fer
aérien.--Un poste de pompiers.--Avertisseurs d’incendie.--Chronique
mondaine.--Les bals par abonnement.--Les clubs.--Plus de
_Junon_.--Retour en France.


A bord de l’_Acapulco_, 24 novembre.

Nous serons demain à New-York, non sans avoir essuyé un rude coup de
vent, je vous assure. Heureusement, n’a-t-il pas été de trop longue
durée, et l’_Acapulco_, qui est un solide bateau de cent mètres de long,
taillé pour la course, s’y est bravement comporté.

Partis de Colon le 17 au soir, nous avons joui d’un fort beau temps
pendant quatre jours. Le 19, après avoir coupé les eaux du fameux
courant le _Gulf-Stream_ dans sa branche sud, nous avons passé entre la
Jamaïque et Haïti, l’Hispaniola de Colomb, notre ancienne
Saint-Domingue. Le 20, nous étions en vue de l’île de Cuba, dont nous
avons parfaitement distingué les côtes. En arrière du phare de Maysi,
élevé sur la pointe la plus orientale de l’île, les falaises s’étagent
comme des gradins, formant de gigantesques marches qui semblent indiquer
les périodes successives du soulèvement de cette terre au-dessus des
eaux.

L’_Acapulco_, passant au milieu des îles Lucayes, a coupé le tropique du
Cancer le 21 et, laissant à bâbord l’île de San-Salvador, première
découverte de Christophe Colomb, put mettre enfin le cap en ligne droite
sur New-York.

C’est dans la nuit du 22 que nous avons été assaillis par le mauvais
temps. En quelques heures, la mer, jusqu’alors calme, devient très
grosse et bientôt la tempête éclate avec une extrême violence. Le temps
reste absolument clair, et les étoiles brillent dans un ciel pur. Le
vent siffle avec rage dans la mâture; mais, comme les voiles ont été
bien serrées et toutes les précautions voulues prises à l’avance, il n’y
a pas d’avarie à craindre de ce côté. Malgré les planches à roulis qui
nous retiennent dans nos cadres, les secousses sont tellement violentes
qu’il nous est impossible de fermer l’œil.

Le matin, nous montons sur le pont. L’ouragan est dans toute sa force,
et notre grand navire, battu par des lames énormes, roule comme un
tonneau.

J’ai raconté que, par le travers des côtes de l’Uruguay, nous avions
déjà reçu un coup de vent; mais c’est seulement aujourd’hui que nous
voyons la mer tout à fait furieuse. Je comprends maintenant qu’on lui
applique ces mots de colère, de rage, qu’on dise: «les éléments
déchaînés», car il semble qu’alors la mer ait une volonté de destruction
et s’acharne contre le navire. Les vagues paraissent se grossir au loin,
se préparer à l’attaque, augmenter de vitesse à mesure qu’elles
approchent et se précipiter à un assaut; comme dans une invasion de
barbares, les nouveaux combattants succèdent sans interruption aux
premiers, et l’Océan semble une immense plaine couverte d’innombrables
légions ennemies, se ruant à la bataille avec une ardeur toujours
croissante.

Mais le navire, tant qu’il possède ses moyens d’action, reste
indifférent à cette lutte où le triomphe lui est assuré. C’est une
gymnastique à laquelle il est rompu: une lame se présente, haute,
rapide, couronnée d’écume; sa crête dépasse le niveau du pont, il semble
qu’elle va déferler sur lui, balayant tout sur sa route. Au moment où
elle arrive, le vaillant steamer se soulève doucement; la vague s’engage
sous lui; il remonte sans arrêt la pente liquide, puis son avant retombe
un peu; il flotte comme indécis sur le sommet de cette masse énorme déjà
vaincue; enfin elle s’échappe, l’arrière s’élève à son tour, et le même
mouvement se renouvellera sans effort, sans fatigue apparente, jusqu’à
ce que la mer, enfin lassée, se calmant d’elle-même, lui permette de
reprendre sa marche à toute vitesse pour regagner les heures perdues.

Les vagues que nous avons observées pendant ce coup de vent avaient, au
dire des marins, cinq à six mètres de hauteur. On en voit souvent de
beaucoup plus fortes aux environs du cap Horn et sur toute l’étendue des
mers antarctiques; mais il n’est pas probable qu’elles dépassent jamais
une dizaine de mètres, en sorte que les lames monstrueuses, «hautes
comme des montagnes», sont à reléguer dans le domaine de la fantaisie
avec le vaisseau Fantôme, le grand Serpent de mer et autres poétiques
inventions.

Nous avons aperçu quelques navires, des voiliers, tous à la cape,
c’est-à-dire avec une voilure très réduite, composée seulement du petit
foc et du grand hunier au bas ris. Ils se laissaient aller au gré de la
tempête, livrés à une sarabande échevelée, tantôt sur la crête des
vagues, tantôt disparaissant dans leur creux. L’un d’eux avait perdu son
mât de misaine et son grand mât de perroquet; mais comme il n’a fait
aucun signal de détresse, nous avons continué notre route.

Bref, l’_Acapulco_ en a été quitte pour trois voiles défoncées par le
vent, au moment où on a essayé de les établir, et le temps, maniable
aujourd’hui, n’a d’autre inconvénient que d’être extrêmement froid.

En débarquant à New-York, la neige et la glace nous attendent. Je ne
puis m’empêcher de remarquer que notre voyage n’est pas seulement
d’agrément et d’études, c’est aussi un voyage d’acclimatation.

Qu’on ne s’avise pas de nous demander, à notre retour, combien nous
avons de printemps, cela nous vieillirait trop. En quatre mois, nous
avons passé par deux hivers et deux étés. Cette fois-ci, la température
vient de s’abaisser de 35° en cinq jours; c’est un changement un peu
brusque. Aussi sommes-nous devenus frileux comme des Arabes, tout en
étant équipés comme des Esquimaux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


New-York, 28 novembre.

Depuis trois jours, nous sommes au _Grand Central Hotel_, dans le
magnifique _Broadway_, qui, à mon humble avis, n’est qu’un banal
boulevard, moins large que les nôtres, animé, bien garni de boutiques,
mais absolument dépourvu de cette tranquille élégance qui caractérise la
rue de la Paix ou le boulevard des Italiens.

La première impression, en arrivant à New-York, n’a pas été des plus
favorables; le passage de l’Hudson, depuis _Sandy Hook_ jusqu’au wharf,
est intéressant, et tout indique l’approche d’une cité de premier ordre;
mais, en mettant le pied dans les mares de neige fondue qui s’étalent
sur les voies publiques, jusqu’à ce qu’il plaise au soleil de les
dessécher, ou au froid de les transformer en casse-cou, nous n’avons pu
réprimer de sévères critiques.

Suivant mon habitude, j’ai commencé par inspecter la ville au hasard,
courant de la _Battery_ au _Central Park_, de la rivière de l’Est aux
quais de l’Hudson, montant dans le premier _car_ venu, pour me laisser
mener n’importe où, et, grâce au fameux _Elevated Railroad_ (chemin de
fer suspendu), parfaitement sûr de retrouver mon hôtel, avec un quart
d’heure au plus de retard ou d’avance.

Cet Elevated Railroad est bien le moyen de locomotion le plus commode
qu’on puisse imaginer. Il s’adapte merveilleusement aux besoins de la
population de New-York. La ville est construite en forme de coin, dont
la pointe est dirigée vers le sud; la rivière de l’Est et l’Hudson se
réunissent à cette pointe et s’en vont de là, ne formant plus qu’un seul
fleuve, jusqu’à la mer. Ainsi limitée de trois côtés, New-York s’étend
constamment vers le nord et s’étendra ainsi jusqu’à ce qu’elle ait
envahi toute l’île de Manhattan, sur laquelle elle est bâtie, et cela
arrivera bientôt.

La vieille ville, qui est naturellement le centre du commerce et des
affaires, est donc la partie inférieure, et comme il n’y a plus de place
pour la vie privée dans cette accumulation de bureaux, de banques, de
docks et de magasins, tout le monde demeure dans la ville haute. Il en
résulte que chaque matin une population de deux ou trois cent mille
personnes descend à son travail et en revient chaque soir. Ce sont les
Elevated qui se chargent de transporter cette marée humaine.

Du côté de l’Hudson, où se trouve le quartier le mieux habité, et
parallèlement à la rive, il y a deux voies ferrées, indépendantes l’une
de l’autre; du côté de l’est, il n’y en a qu’une. Les wagons passent à
la hauteur du premier, du second ou du troisième étage des maisons,
suivant les dénivellations du sol. Il y a des stations à peu près toutes
les deux minutes, et les trains se suivent de si près qu’on n’a jamais à
attendre.

Quant au fonctionnement, il est simplement parfait. On prend son billet,
on monte, on descend, on rend son billet, sans qu’une seconde soit
perdue. Les wagons, plus grands que nos tramways, ont la même
disposition, avec plate-forme à l’avant et à l’arrière. Au moment où le
train arrive, il passe avec tant de rapidité qu’on suppose qu’il va
brûler la station. Point. Il s’arrête court, et pourtant sans aucun
choc; on passe de plain-pied sur la plate-forme; le train repart presque
immédiatement. L’arrêt n’a pas été de plus de huit à dix secondes.

Si pressée et grande que soit la foule, il n’y a ni poussée, ni
désordre, ni cris; cela se fait tranquillement, adroitement. Pourquoi
marcherait-on sur les pieds de ses voisins de peur de manquer de place,
quand, au moment où le train se remet en route, on voit le train
suivant, à quelques centaines de mètres, qui s’avance à toute vapeur?

Arrivé à destination, on descend, on laisse tomber dans une boîte en
verre, sous les yeux d’un employé, le billet qui vous a été remis, et
c’est tout. Point de contrôle, point de queue, pas d’autre limite au
nombre des voyageurs que la place occupée par chacun; les premiers
arrivés sont assis, les autres debout. Il est possible qu’un de ces
jours l’Elevated tombe dans une rue, tuant deux ou trois cents voyageurs
et écrasant une trentaine de passants; mais en attendant cette
catastrophe, qui peut-être n’arrivera jamais, il rend aux habitants de
New-York d’inappréciables services.

Hier, j’ai vu une installation d’un autre genre qui m’a vivement
intéressé et surpris. C’est l’organisation d’un poste de pompiers. La
chose a été souvent décrite. Au reste, tout ce qu’il y a à New-York l’a
été cent fois. Si donc, lecteur, vous connaissez l’organisation des
postes de pompiers à New-York, veuillez tourner la page; dans le cas
contraire, je vous conseille de lire, car la perfection ici est poussée
à un tel point que cela touche à la coquetterie.

Le poste que nous avons visité est dans une petite rue voisine de
Broadway et de Washington Square. Nous arrivons vers onze heures du
soir, accompagnés d’un jeune Américain, fils du correspondant de la
Société des voyages à New-York, lequel connaissait l’officier commandant
le poste. Nous nous faisons reconnaître, et nous entrons.

En face de la porte est une grande voiture portant la pompe à vapeur; à
gauche, une autre voiture un peu moins grande, munie d’un énorme tambour
sur lequel est enroulée une manche en toile; au fond, trois _boxes_,
dans lesquelles sont trois beaux chevaux, bien tranquilles.

Je passe les détails: seaux, lampes, robinets, manivelles, instruments
accessoires accrochés aux côtés et au-dessous des voitures. L’officier
nous fait remarquer que les harnais sont suspendus au plafond par de
petites cordes. Deux des chevaux doivent traîner la pompe, le troisième
la manche à incendie. Tout ce matériel est si bien fourbi, poli,
astiqué, qu’on pourrait l’envoyer tel quel à une exposition de
carrosserie. Un homme de garde, en tenue correcte, se promène sous la
remise. Sauf le brillant et la propreté excessive des moindres objets,
nous ne voyons jusque-là rien d’extraordinaire.

Le capitaine de pompiers nous conduit auprès d’un petit tableau encadré,
où sont inscrits les noms de tous les _blocks_ ou pâtés de maisons de la
ville de New-York; à côté du tableau est une sonnerie électrique avec
deux timbres, un grand et un petit. Cela sert à donner le signal
d’alarme et à indiquer, par une combinaison de coups simples et de coups
doubles, un numéro d’ordre correspondant à l’endroit où un incendie
vient de se déclarer.

--Tout cela est très bien ordonné, dis-je à l’officier; et combien de
temps faut-il pour que vos hommes soient prêts, la pompe attelée et en
route?

--Environ quinze secondes, monsieur.

J’avais bien entendu: _quinze secondes_, mais je pensai qu’il avait
voulu dire quinze minutes. Je répétai ma question.

--Oui, monsieur, quinze secondes, sauf accident, mais c’est rare.

--Vos hommes sont habillés, sans doute?

--Non, monsieur, ils sont couchés et déshabillés, et ils dorment.
Voulez-vous voir?

Nous montons au premier, et nous arrivons dans un dortoir fort propre où
huit hommes dorment à poings fermés; leurs habits sont disposés
uniformément sur le plancher au pied de leur lit. Le capitaine nous
montre comment cet équipement est arrangé: les bottes sont fixées à la
culotte, qui est fixée elle-même à la veste. Il s’approche de l’un des
lits et touche le dormeur à l’épaule: «Smith!» le pompier ouvre les
yeux, jette draps et couvertures, tombe les deux pieds dans ses bottes,
passe les manches de sa veste, boutonne d’une main agile les huit
boutons réglementaires. En moins de temps qu’il ne faut, non pour le
dire, mais pour l’imaginer, il était prêt.

--Et les chevaux?

--Si vous voulez bien vous donner la peine de descendre, je vais vous
montrer comment nous nous y prenons.

Au moment où nous atteignons le bas de l’escalier, un carillon très fort
et très précipité se fait entendre, l’officier nous crie: «Rangez-vous!»
et nous pousse près du mur. Les trois chevaux sortent en courant de
leurs boxes et vont se placer _d’eux-mêmes_ sous les harnais; l’homme de
garde décroche les suspentes, tout le harnachement tombe déployé et se
trouve exactement à sa place. Pendant qu’en deux coups de poignet secs
il ferme les colliers à ressort, le poste entier dégringole comme une
avalanche le petit escalier, les cochers sautent d’un bond sur leurs
sièges, les servants sur l’arrière des voitures; deux hommes à la porte
battante ont tiré les verrous et sont prêts à ouvrir; sur un signe de
l’officier, les deux voitures vont partir au galop.

Je n’avais pas eu la présence d’esprit de compter les secondes, mais
assurément il ne s’en était pas écoulé plus de dix ou douze.

Pendant ce temps, le gros timbre, battant un certain nombre de coups,
avait fait connaître le lieu où était l’incendie. Un second appel du
carillon eût été l’ordre de s’élancer dans la rue.

Nous étions absolument émerveillés, et ce qui nous paraissait le plus
inexplicable était la manœuvre des chevaux s’en allant aux brancards
tout seuls. Qui donc les avait détachés? Le même courant électrique qui
avait mis en mouvement la sonnerie. Ce courant actionne un mécanisme de
déclanchement très simple, et les animaux se trouvent instantanément
débarrassés de leurs licous. Ils sont dressés à sortir de leurs _boxes_
au premier bruit du carillon, et c’est avec une ardeur presque joyeuse
qu’ils vont se placer sous les harnais.

C’était dans un quartier fort éloigné que le feu s’était déclaré; aussi
l’officier était-il à peu près sûr de n’être pas appelé pour l’éteindre.
Mais il est de règle que dès qu’un incendie est signalé, si peu
important qu’il soit, tous les postes de la ville, au nombre d’une
cinquantaine, font la manœuvre à laquelle nous venons d’assister. Si
après cinq minutes un nouveau signal ne s’est pas fait entendre,
l’officier renvoie ses hommes se coucher. Il y a parfois trois ou quatre
alertes dans la même nuit, et le capitaine du poste nous a assuré en
avoir eu plus de cinq cents dans le cours de l’année dernière.

Le plus grand nombre des postes de pompiers de la ville de New-York ont
été créés par les compagnies d’assurance contre l’incendie. Elles ont
trouvé cette dépense moins onéreuse que le payement des indemnités. Ceci
est intelligent et pratique. Pourquoi nos compagnies n’en font-elles pas
autant?

Là-bas, il n’a pas suffi d’organiser un admirable service pour éteindre
les plus terribles incendies; on s’est appliqué aussi à les prévenir, se
basant sur une vérité indiscutable, que celui qui brûle a un intérêt
capital à prévenir les pompiers. C’est sur ce sage principe qu’est
établie l’organisation des «avertisseurs». Chaque maître de maison ou
chef de famille habitant New-York reçoit, sur sa demande, une grosse
clef en cuivre, portant un numéro. Le feu prend-il chez lui, et
craint-il de ne pouvoir l’éteindre aussitôt, lui-même ou un des siens
court avec la clef en question jusqu’au réverbère qui fait l’angle de la
rue, ouvre une petite porte en fonte et démasque ainsi un indicateur à
aiguille qu’il place au numéro de la maison.

Le seul fait d’ouvrir la porte, prévient par une sonnerie électrique le
poste de pompiers le plus voisin, et l’indicateur lui fait connaître
exactement où est le feu. Ce poste prévenu transmet l’indication au
poste central de la ville, s’équipe et sort. Le poste central communique
le renseignement à tous les autres. En une minute, l’immense matériel du
_Fire Office_ est prêt à être lancé au triple galop et concentré sur le
lieu du sinistre.

On ne manquera pas de supposer que d’aimables plaisants s’avisent
d’ouvrir les portes des réverbères avertisseurs, pour la seule
distraction de faire faire l’exercice aux pompiers. Mais le cas a été
prévu: dès que la porte a été ouverte, la clef ne peut, sans un
instrument spécial, être retirée de la serrure. Or, le numéro que porte
cette clef correspond au nom de son propriétaire, lequel, découvert
immédiatement, payerait d’une forte amende le luxe de cette mauvaise
farce.

Nous devons partir dans deux jours pour Washington, puis, revenant à
New-York, commencer bientôt notre course à travers les États-Unis. Le
jour n’en est pas encore fixé. M. de Saint-Clair, qui nous a accompagnés
ici, attend les dépêches que la Société doit lui envoyer de Paris. Nous
ne pouvons nous rappeler sans inquiétude les ennuis qui ont déjà menacé
d’arrêter notre voyage, et ce retard dans l’arrivée des ordres relatifs
à notre grande excursion nous fait craindre que de nouvelles difficultés
n’aient surgi.


New-York, 6 décembre.

Toujours ici en expectative. J’ai déjà vu la plus grande partie des
monuments, établissements publics et privés de New-York et recueilli une
foule de renseignements sur toutes choses; mais je n’ai ni le temps ni
le désir de décrire une cité tant de fois décrite.

Je dirai seulement quelques mots du monde américain, sur lequel, soit
dit en passant, on a généralement des idées assez fausses chez nous, et
que le grand succès de _l’Oncle Sam_ de Victorien Sardou a été loin de
redresser.

Le moment actuel est la pleine saison des bals, soirées, réunions,
réceptions, et tout autant, sinon plus qu’à Paris, l’hiver à New-York
est mondain à l’extrême. Mais ici n’est pas mondain qui veut.

Nous nous imaginons volontiers que, dans cette société
ultra-démocratique par ses principes avoués, ce qu’on nomme en France
«le monde» est un mélange confus de tout ce qui a de l’argent ou une
situation, que les salons sont des caravansérails, où l’on entre et d’où
l’on sort à son gré, que chacun se meut à la seule règle de sa
fantaisie, ainsi que la foule sur une place publique un jour de fête.

Jamais préjugé ne fut aussi peu fondé, car, plus que dans tout autre
pays, les castes aux États-Unis sont tranchées, les détails des origines
de chaque famille étudiés et commentés, et nulle part, j’entends au
point de vue des relations, les nuances ne sont plus sensibles et la
fusion des groupes difficile, lors même que la puissance incontestable
du «dieu dollar» veut établir l’égalité sociale entre les gens «comme il
faut» et ceux qui ne le sont pas.

Le critérium le plus important de ces degrés d’aristocratie mondaine est
l’ancienneté des familles. On tient compte, assurément, des traditions
qui s’y sont perpétuées ou éteintes, du rôle que ses membres ont joué,
des situations qu’ils ont occupées; mais, en principe, les descendants
des signataires de la déclaration d’indépendance sont du «grand monde»,
comme diraient nos bourgeois, et les descendants d’un émigré de la
veille, s’il ne s’est allié à l’une de ces familles qui prennent rang
au-dessus des autres, ne sont pas du monde du tout.

En un mot, politiquement et civilement, tous les Américains sont égaux,
mais socialement ils ne le sont pas; aussi faut-il le tremplin de bien
des millions pour franchir les barrières qui marquent les différents
niveaux de castes très jalouses de leurs théoriques privilèges.

On s’est beaucoup émerveillé chez nous,--et beaucoup amusé,--des
coutumes américaines qui permettent tant de liberté aux jeunes gens des
deux sexes dans leurs rapports mutuels. Cette liberté, assure-t-on ici,
ne dépasse jamais les bornes de la plus stricte convenance. «Jamais» est
probablement beaucoup dire, les exemples cependant ne prouvent rien,
étant susceptibles de confirmer les exceptions aussi bien que les
règles, suivant la manière dont on les choisit. Il est certain qu’à
New-York, comme dans toute l’Amérique, une jeune fille peut sortir
seule, aller d’un bout de la ville à l’autre, sans qu’un regard
impertinent, une parole offensante la fasse rougir.

C’est affaire d’habitude. Au Japon, les Européens se plaisent à aller
dans les bains publics regarder les dames qui se baignent toutes nues;
ils en rient à gorge déployée, et pendant ce temps-là les Japonais et
les Japonaises rient d’aussi bon cœur de notre étonnement, parce qu’ils
ne le comprennent pas et qu’ils le trouvent ridicule.

Les coutumes sociales, dans tous les pays, sont basées sur un certain
nombre de «telle chose ne se fait pas», qui deviennent bien vite pour
tout le monde, et à tous les degrés, la loi et les prophètes. A
New-York, on rencontre à chaque instant des jeunes femmes et des jeunes
filles seules, occupées à faire des emplettes ou des visites; on trouve
cela tout naturel parce qu’on y est habitué, et on se garde de les
importuner parce que «cela ne se fait pas.» Et c’est la meilleure des
raisons. Cette liberté, qui nous semble extraordinaire, a pour
conséquences des usages bien éloignés des nôtres. Telles sont les
soirées données ailleurs que chez soi: les maisons américaines étant
petites et le nombre des amis étant parfois considérable, si on a
cependant assez de fortune pour pouvoir donner un bal, on invite son
monde chez Delmonico,--le Bignon de New-York;--on y trouve un superbe
appartement, musique, souper, service, une entrée privée où, pour ce
jour-là, vos amis seuls ont accès. Quand on a bien dansé, causé et
_flirté_, chacun prend sa voiture, la maîtresse de la maison comme les
autres, et on rentre tranquillement chez soi.

Votre cercle de relations est-il très étendu, vous faites mieux encore:
la jeunesse seule est invitée; les papas et les mamans, débarrassés de
l’insupportable corvée qu’ils font en France avec tant de résignation,
restent paisiblement au logis; mademoiselle va au bal avec son frère, si
elle en a un; sinon, une femme de chambre l’accompagne jusqu’au
vestiaire et elle trouve toujours là quelque jeune femme de ses amies
avec laquelle elle fait son entrée.

La saison des bals commence après le jour du «_Thanks giving_», qui est
ordinairement le dernier jeudi du mois de novembre. L’ancien usage,
encore très suivi, veut qu’en ce jour chaque famille se réunisse au
complet, après avoir rendu grâce à Dieu pour les bonnes récoltes et les
bienfaits reçus pendant l’année. Alors se succèdent les réceptions
d’après-midi, les grands dîners et les bals, et cela dure jusqu’au
carême.

Un trait assez remarquable de la société de New-York est la coutume des
soirées «par abonnement.» Des invitations anonymes, au moins dans la
forme, sont adressées portant les mystiques initiales F. C. D. C.
(_Family Circle Dancing Class_), et la famille qui les reçoit souscrit
ou ne souscrit pas à quatre réunions dansantes, dans lesquelles on est
sûr de ne trouver que des gens du meilleur monde. Un autre jour, c’est
le _Common sense_ qui envoie des cartes: encore un bal par souscription.
Quelquefois, c’est une réunion de _skating_, toujours organisée d’après
le même système.

Cela est bizarre, j’en conviens; mais le premier résultat de ces
habitudes est d’amener les jeunes gens à aller davantage dans le monde,
de s’y faire plus facilement connaître et apprécier, de s’y créer plus
jeunes des relations et d’y tenir déjà une place à un âge où nous ne les
comptons pour rien, ce qui les ennuie et par conséquent les éloigne.

Parmi les plus célèbres bals fondés à New-York, on cite ceux des
«Patriarches». Ce sont trente pères de famille qui souscrivent une
certaine somme et ont chacun la disposition de sept billets à distribuer
entre leurs amis. Les bals des Patriarches sont donnés chez Delmonico;
ce sont les plus élégants et les plus recherchés. Il y en a trois par
saison.

Inutile de parler des modes. On ne connaît ici que les nôtres. Les
belles Américaines y ajoutent un caractère de hardiesse fantaisiste, qui
fait de leurs toilettes des chefs-d’œuvre de grâce, quand une mauvaise
inspiration ne les amène pas au ridicule.

La vie des clubs à New-York est à peu près la même que dans les grandes
villes européennes. Le plus beau de tous est le _Union Club_; c’est le
rendez-vous des fashionables et des _knickerbockers_, fils des premiers
colons de la ville, très fiers des droits qu’ils ont sur le sol natal,
et grands gastronomes, à en juger par la respectable réputation
culinaire du Union Club. Le _Loyal League_ est un club presque
exclusivement politique, hanté par l’élément républicain, en opposition
avec le _Manhattan_, club des démocrates. Il faut citer aussi le
_Century_, qui a beaucoup d’analogie avec notre cercle des Mirlitons;
c’est une réunion purement littéraire et artistique, dans laquelle
l’admission est fort difficile. J’en passe un grand nombre plus ou moins
importants, mais qui ne viennent qu’en seconde ligne après ceux-ci.

La saison des bals est aussi celle des expositions; j’en ai vu une ces
jours-ci dans laquelle les noms de Dupré, de Jacques, de Vibert, de
Bouguereau, de Cot tenaient la première place, et dont le produit était
destiné à subventionner une école d’art décoratif, qui, fondée depuis
deux ans seulement, paraît avoir donné d’assez beaux résultats.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




A bord du _Labrador_, 10 janvier 1879.

Nos craintes se sont, hélas! réalisées. Notre voyage est interrompu, et
cette belle expédition, si intéressante et si heureuse jusqu’à ce jour,
ne se continue pas. La _Junon_, toujours à Panama, alors que nous la
croyions en route pour San-Francisco, où nous devions l’y rejoindre,
vient d’être rendue à ses propriétaires. Elle va refaire, sans nous, le
chemin que nos jeunes enthousiasmes avaient tant égayé.

Les compagnons du tour du monde sont déjà dispersés; quelques-uns ont
continué leur voyage par les voies ordinaires; d’autres ont déjà regagné
la France, où le _Labrador_ me ramène en ce moment.

La Société des voyages d’études a été gravement atteinte par les
manœuvres de la compagnie à laquelle elle avait affrété la _Junon_.
Notre expédition avait été cependant organisée par des hommes de haute
valeur et d’une honorabilité indiscutable; dans tous les pays que nous
avons traversés, elle avait recueilli les plus sincères et les plus vifs
témoignages de sympathie; mais partout des annonces ambiguës, insérées
par les armateurs dans les journaux locaux, des bruits malveillants
répandus, des demandes d’arrêt du navire expédiées en réponse aux
protestations de la Société, devaient lui porter un grand préjudice. Le
dommage ne tarda pas à se traduire par des pertes d’argent; car, même
dans les ports où le mouvement commercial était le plus actif, la
_Junon_ ne put prendre de fret.

Nous l’avons vue, à Montevideo, par exemple, venant de se voir retirer
un chargement promis, obligée d’acheter des pierres pour lester le
navire, et perdant par cela même, avec les recettes légitimement
espérées, le crédit auquel elle avait droit.

Quand nous atteignîmes Panama, cette situation était devenue trop grave
pour pouvoir se prolonger. La Société des voyages, à découvert d’une
somme de plus de 200,000 francs remise aux armateurs, se résolut à leur
rendre le navire, en les déclarant responsables des conséquences.

Quels motifs ont pu dicter la conduite des propriétaires de la _Junon_?
N’y aurait-il donc là qu’un esprit de mercantilisme exagéré, une
appréciation étroite et fausse des éléments matériels et moraux de
l’entreprise?... Il nous est impossible de trouver d’autres raisons.
Quelles qu’elles soient, il est triste de penser que c’est _seulement_
de notre pays que sont survenus les obstacles.

J’ai ici le droit et le devoir de constater les efforts loyaux et
énergiques de notre commandant pour faire cesser une persécution à
laquelle il n’a jamais fourni aucun prétexte et qui a commencé avec le
voyage lui-même. Je dois également rendre hommage à ses solides qualités
de marin, à celles du personnel qu’il avait choisi. Nous leur devons
d’avoir fait 5,000 lieues dans les parages les plus variés, parfois les
plus difficiles, sans une avarie, sans un accident et sans perdre un
seul homme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, lecteur, pardonnez-moi si je manque à ma promesse. Je m’étais
engagé à vous faire faire le tour du monde. Hélas! nous n’en avons fait
qu’un peu plus du tiers, et parmi mes voyages à travers trois autres
continents, c’est le premier où il m’arrive de ne point atteindre le
port... Infidèle _Junon_!

En ce moment, le magnifique _Labrador_ roule et bondit sur les vagues du
fougueux Atlantique. Sa mâture «chante» sous les efforts de la tempête;
son large pont est balayé par les eaux, des stalactites de glace pendent
à tous les agrès, et de violentes rafales de neige ajoutent encore à la
difficulté des manœuvres... Mais, bah! nous en avons vu bien d’autres.

                   *       *       *       *       *

Encore huit jours de patience et nous allons revoir la patrie, nos
familles, nos amis.--C’est égal, je n’en reviens pas encore... d’en
revenir sitôt!




TABLE


                                                 Pages
  De Marseille à Gibraltar                           1
  Gibraltar                                         17
  Les îles Madère                                   29
  De Madère à Rio-de-Janeiro                        49
  Rio-de-Janeiro                                    85
  Rio-de-Janeiro. (Suite.)                         107
  Montevideo                                       133
  Buenos-Ayres                                     159
  Le détroit de Magellan                           189
  Les canaux latéraux des côtes de la Patagonie    215
  Au Chili. Valparaiso et Santiago                 239
  Au Pérou. Le Callao et Lima                      275
  Au Pérou. Le Callao et Lima. (Suite.)            299
  Panama                                           321
  New-York                                         341


Paris.--Imp. Veuve P. LAROUSSE et Cie, rue Montparnasse, 19.





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A BORD DE LA JUNON ***
        

    

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to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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